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University of Ottawa
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LE CAUSEUR.
TOME I.
DE L'IMPRIMERIE DE D'HAUTEL,
EUE DE LA HABPE , N°. 8o.
LE CAUSEUR.
AMBIGU LITTÉRAIRE,
CRITIQUE, MORAL ET PHILOSOPHIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES , X
ET PUBLIÉ
Par J. DUSAULCHOY.
Liberiùs si
Djiero qnid, si forte jocosias , hoc mihi jnris
Cam Teni dabis
Horace. S. 4- i'» 'o3-
TOME PREMIER.
A PARIS,
Chez FERRA JEUNE, LIBRAIRE,
Rue des Grands-Aiigiistîns, n°. 23»
vvwwwvvvwvvwvwv
1817.
IWV\V%VV\\V\WW*WVW«.WVWVWWVVWXWVWVWW\VWVVWWVWVVVVV«|
QUELQUES MOTS AU LECTEUR.
Si ce livre ennuie , on ne pourra
attribuer ce malheur au défaut de
variété.
Le lecteur y trouvera de la lit-
térature et de la critique , des re-
cherches savantes et des traits
malins, des morceaux historiques
et biographiques ; des fictions
romanesques , des peintures de
mœurs et de la gaité; de la philo-
sophie et des choses extraordinai-
rement sentimentales.
Voilà de quoi contenter tous
les goûts.
Su
r ce , nous pouvons nous.
I. a
V
dispenser de composer une pré-
face : elle ne rendrait pas l'ou-
vrage meilleur; le lecteur jugera*..*.
LE CAUSEUR.
^iV\ 'V1VXVVV\\VXA'V\A'\^ \\/\
LES SPECTACLES
ET
LE C OMMERCE.
Conversatioji entre M. Vahbé F. .... ^
célèbî'C prédicateur, et M. Guillaume ,
marchand de nouveautés,
M. GUILLAUME.
1\1. l'abbÉ;, votre réputation m'avait
inspiré le désir d'assister à votre dernier
sermon. Pour mieux vous écouter, je me
plaçai au beau milieu de votre auditoire.
Bientôt je vous entendis appeler toutes
les foudres célestes sur la tète des édi-
teurs des OEuvres de Voltaire et de
J.-J. Rousseau; vous tonnâtes ensuite
contre les spectacles, d'une manière
effrayante pour les personnes qui les
2 L E C A U S E V Jî .
sui-vent. Voire grand courroux contre
les deux illustres écrivains que je viens
de nommer, n'a fait qu'une très-faible
impression sur mon esprit , attendu que
je n'ai f^uères le temps de les lire, et
que si je les lisais, je crois mes prin-
cipes assez solides pour me garantir de
l'inlluence des mauvais conseils qu'ils
pourraient me donner , s'il est vrai tou-
tefois qu'ils eu donnent , car il me re'-
pugne de croire que des hommes que
tout le monde admire , soient capables
de clierclier à pervertir un honnête
marchand.
Mais il n'en est pas de même de ce
que vous avez débité concernant les
spectacles. Depuis ce jour , je suis tour-
menté de doutes, d'inquiétudes et pres-
que de remords. Je trouve des rap-
ports si frappans entre la profession
de comédien et la mienne, que je crains
que mon commerce , quoique je le lasse,
je vous assure, avec la probité la plus
scrupuleuse , ne soit un obstacle à nîon
iîalut.
L E C AU s F. U R. 0
M. l'abbé F
IMon cher monsieur , vous ne pouvez
trop détester la comédie : elle e'tale le
faste, la magnificence , la vaine gloire
du monde , toutes les pompes de satan ;
elle inspire l'orgueil , la jalousie , le
goiit dos ajustemens^ elle est contraire
à l'humilité' , à la charité' , au de'tache-
ment de soi-même , à l'amour du pro-
chain.
M. GUILLAUME. .
Voilà précisément ce qui m'épou-
vante, car un marchand de nouveautés
me paraît être dans le même cas que les
comédiens et les partisans des specta-
cles. Il ne désire que le luxe -, ses vues
et ses projets ne tendent qu'à l'entre-
tenir , qu'à le propager , qu'à exciter ,
par des ressources ingénieuses, l'amour-
propre des personnes qui rendent à la
mode une espèce de culte, et que la
mode apauvrit. Je crains même que
mon état ne soit plus dangereux que
celui de comédien....
LE CAUSEUR.
l'ab b é F. . . .
Celte idée est cliimérique : rien sur
la terre n'est aussi damna ble que la co-
médie , si ce n'est la lecture de Vol-
taire et de Rousseau.
M. GUILLAUME.
M. l'abbé, le comédien n'a point à
se reprocher la ruine des familles. Le
modique prix qu'il en coûte pour s'a-
muser pendant quatre heures dans un
spectacle , empêche des dépenses con-
sidérables qu'on se permettrait pour
satisfaire d'autres passions , et prévient
des désordres de toute espèce. De plus,
les comédies sont pleines de traits con-
tre les glorieux , les hommes fastueux ,
les dissipateurs, les petits-maîtres et les
fats. Un marchand, au contraire, doit
souhaiter que chaque homme ressemble
à ces personnages-là. Que de maisons
ruinées, de terres en décret, de familles
dans la désolation, parce que des pères
insensés ont voulu fixer l'attention pu-
L E C ATJ s E U R. f»
bliqae sur eux par l'appareil d'un faste
imposant^ parce que des mères iucon-
sidére'es ont tout sacrifié au désir de
plaire et d'effacer, en s'affieliant^des ri-
vales aussi folles qu'elles! Victimes d'une
vanité puérile et cruelle, que d'enfans
élevés dans l'opulence, ne recueillent
souvent de la succession de leurs parens
que la misère et le méprjs qui la suit !
Ces m ailleurs ne sont pas les seuls qu'on
puisse imputer aux marchands de nou-
veautés : la vanité indii^ente devient
Cuupable dans ses ressources. Un jeune
homme qui prétend à briller , ne peut
s'annoncer dans le monde que par des
dehors recliercLés ,• les bornes de sa
fortune, oula sage modération d'un père,
ne lui permettent point de se livrer à
son goût ,• il est obligé , pour le satis-
faire , ou de voler ses parens , ou de
duper des créanciers faciles, ou d'avoir
recours à des moyens plus lionteux
encore.
LE CAUSEUR.
l'abbé F
Le commerce d'un marchand de votre
sorte est d'autant plus permis, fj,u'il y a
des personnes obligées, moins encore
par leur naissance que par la représen-
tation que leur état exige, de porter
des objets de luxe dont vous croyez la
vente contraire à votre salut.
M. GUILLAUME.
Cette réflexion pourrait me rassurer
s'il y avait de sages lois qui fixassent en
France, comme on le voit dans certaines
républiques , les vétemens des diffé-
rentes classes de la société j mais l'opu-
lence confondant ici les conditions ,
nous autres marchands sommes les cau-
ses premières de tous les maux qui
naissent d'un luxe immodéré.
l'abb É F
Le théâtre est un lieu public où , pour
de l'argent , on présente le vice sous le&
couleurs les plus flatteuses.
L E C A U s E L R. 7
M. G U I L L A U M E.
Eh! M. rabbe,mon magasin n'est-
il pas , comme le tliéàtre , un lieu ouvert
à tout le monde pour de l'argent? Si je
n'ai pas l'art criminel de rendre le vice
aimable, je vends ce qui j conduit pres-
que toujours. Une belle robe ne devient
souvent Tobjet des désirs d'une jeune
personne que pour occasionner sa chute.
Combien de filles immolent leur hon-
neur à leur vanité ! Combien ne respi-
rent que pour se parer, ne se parent que
pour plaire , et ne plaisent que pour être
séduites !
l'ab b é F
Dites plutôt que c'est dans les spec-
tacles que l'on puise cette corruption.
Les spectacles sont Técueil de presque
tous les jeunes gens des deux sexes. Les
garçons ont besoin d'être particulière-
ment soutenus par leur bon ange, pour
être en état de se déiendre contre l'as-
cendant que prennent sur eux les ac-
O t- E C A U s E U R.
tricesj elles joignent à des talens séduc-
teurs les charmes dangereux d'une figure
que la nature et l'art concourent à ren-
dre intéressante. De là naissent les dé-
sirs , et ces désirs seuls peuvent perdre
riiomme le plus vertueux.
M. GUILLAUME.
IMais, n'existe-t-il pas des périls plus
grands encore ? L'entrée d'un magasin
richement décoré, avec toute la recher-
che ruineuse d'aujourd'hui, en est-elle
exempte? Là,une femme aimable,des de-
moiselles de comptoir, jeunes^ jolies ,
élégamment vêtues, font usage de tout
l'attrait delà coquetterie , pourpréparer
le piège dans lequel la sagesse la plus
austère tombe tousles jours. Une simple
aflTîche détermine à aller voir la comé-
die ; c'est une démarche libre , on est
maître de la faire ou de ne pas la faire,-
mais les moyens que nous employons
sont bien plus puissans : des syrènes
enchanteresses , placées à dessein aux
deux côtés d'un magasin , attirent les cha-
L E C AU S E u n. 9
lands par leurs manières prévenantes,
gracieuses et même agaçantes. Le pas-
sant enchanté s'arrête, il entre, et si ses
désirs n'ont pas de suites criminelles ,
nous le rendons toujours coupable en
le forçant d'emplojer, en une emplette
inutile et frivole , le patrimoine de ses
enfans ou la substance de ses créanciers.
Une autre différence à l'avantaqe de
la comédie, c'est cjue l'instabilité des
goûts de la déesse capricieuse des mo-
des , fait une loi à ses esclaves , hommes
et femmes , d'acheter les nouveautés
aussitôt qu'elles paraissent, et cela, sous
peine de passer pour des gens de l'autre
siècle. Par là, ils se mettent dans l'im-
possibilité de soulager l'indigence, tandis
que les comédiens contribuent journel-
lement à la subsistance des pauvres, par
les impositions que l'on perçoit à cet ^
effet sur les billets d'entrée, et souvent
ils consacrent des représentations à se-
courir des artistes ou des hommes de
lettres malheureux , ou des victimes de
quelque désastre.
lO LE C AU s E U R.
l' A B B É F
Vous direz tout ce qu'il vous plaira
pour atte'nuer les funestes résultats des
spectacles , vous ne pourrez nier qu'ils
ne soient l'école du vice. On n'entend
au théâtre qu'un langage pernicieux ,
mêlé de plaisanteries qui révoltent la
pudeur.
M. GUILLAUME.
M. l'abbé , celte objection me fait
souffrir pour moi-même. Que diriez-
vous si vous entendiez les discours que
les agréables du jour et les petites-
maîtresses débitent dans les magasins à
la mode ? Que de propos lestes , pour
me servir d'une expression modérée !
que de médisances, de jugemens ha-
sardés et de calomnies! que de réputa-
tions déchirées! Un méchant est corrigé
au théâtre. On diffame dans un magasin
avec impunité.
l'abbé F
Le prince protège le comïncrGc^ donc
L E C A U s E U R. II
«n marcliand- peut l'exercer en sûreté
de conscience.
M. GUILLAUME.
IMais le prince ne protége-t-il pas
aussi les comédiens ?
l'abbé F
Le i^oùt qui pre'side aux dessins de
vos étoffes nouvelles et à la façon des
autres objets que vous vendez , leur
assure un grand débit dans le monde
entier , et attire consequemraent en
France l'argent de l'étranger.
M. GUILLAUME.
INlonsieur l'abbé, puisque vous en
êtes sur ce chapitre, vous me donnez
la facilité de vous combattre avec vos
propres armes. Pourriez-vous calculer
les sommes immenses que notre théâtre
français et notre opéra ont fait entrer
dans le royaume depuis qu'ils existent,
par l'affluence considérable d'étrangers
opulens qu'ils y ont attirés ? D'un autre
12 LE(. AUSEUR.
côté , [que de millions ont valu à la
France les ouvrai^cs de Corneille , de
Racine et de Molière , de ce Voltaire et
de ce J. J. Rousseau que vous vous plaisez
tant à damner ! On les achète , on les
lit dans toute l'Europe ; ils ont percé
jusques dans les autres parties du
inonde ; par eux , la langue française
est aujourd'hui la langue universelle ;
grâce aux chefs-d' œuvres que ces grands
hommes ont produits , nous sommes
devenus , malgré nos revers , la nation
sur le goût de laquelle toutes les autres
règlent le leur. Or^ je conclus que puis-
que les auteurs de productions drama-
tiques , et les artistes qui sont leurs in-
terprètes , ont fait tant de bien , ils
méritent moins que les marchands tels
que moi, les anathèmes dont vous êtes si
saintement prodigue contre eux • car je
crois vous avoir prouvé que nous soule-
vons tout autant qu'eux les passions , et
que nous les excitons davantage.
L E C AU s K l) R. i:>
l' A B B É F
Mon cher, je vons plains ; vous êtes
dans la voie de perdition. ..
M. GUILLAUME.
Et pourquoi , M. l'abbé ?
l'abbé F
Vous vous laissez guider par les lu-
mières de votre raison , plutôt que par
les maximes religieuses que je prêche.
M. GUILLAUME.
Mais êtes - vous bien sur que des
maximes qui n'ont point pour principe
la charité chrétienne , méritent le nom
de religieuses ? 11 me semble que celte
charité défend de damner personne.
l' AB B É F
Vous êtes un impie , un blasphéma-
teur.... sortez de chez moi....
î4 L E C A IJ s E U R.
M. G U I L L A U M E.
Je sors, en vous remerciant d'avoir
trouvé le secret de me guérir de mes
scrupules. Désormais je vendrai mes
marchandises , j'irai à la comédie , je
lirai même ces œuvres du démon que
Rousseau et Voltaire ont publiées, et je
ne craindrai plus pour cela les feux de
Venler.
J-D y.
LA PREMIÈRE SILHOUETTE.
CONTE.
Dans les temps les plus reculés, lors-
que , bien éloignée de la splendeur où
elle est parvenue , Corinthe se nommait
encore lipliire , il existait dans cette
ville un potier nommé Dibutades. Cet,
homme jouissait de beaucoup de con-
sidération parmi ses concitoycMS , car
Vart de la poterie était très-estimé dcii
LE C. AU S E U 11. l5
anciens Grecs. Non-seulement les vases
d'un usage journalier , auxquels la so-
briété et la simplicité des mœurs don-
naient un grand prix, mais encore ceux
dont on se servait dans les cérémonies
religieuses étaient dus à cet art : il four-
nissait également les urnes cinéraires ,
aussi sacrées alors que les vases des sa-
crifices. D'ailleurs , la peinture et la
sculpture n'étant point inventées , l'ar-
tiste ne pouvait pas rabaisser le naérite
de l'artisan. Les images des dieux ne se
composaient que d'une colonne , d'une
pierre carrée , ou d'une pyramide, sur
laquelle on écrivait seulement le nom de
la divinité que l'on voulait lionorer (ï)^
Dibutades s'acquit le premier rang
dans son état, par un certain pressenti-
ment del'art qui s'annonçait dans ses ou-
vrages j et qu'il savait unir à une grande
habileté d'exécution. Tout ce qui sortait
de ses mains se distinguait par la grâce
(i) Winkelniann, Histoire de l'art, tomel,.
chap. I.
I G L E C A L s E U R .
des formes^ et la couleur rouge qu'il
avait découverte^ y ajoutait un nouvel
asirement.
o
Mais il est très-rare qu'un talent qui
s'élève jusqu'à l'art, ne soit pas accom-
pai^né d'un peu d'amour-propre d'ar-
tiste; Dibutades n'en était donc pas
exempt. 11 élevait sa profession au-
dessus de toutes les autres ; et si les plus
illustres de ses concitoyens avaient bri-
fjué la main do sa lille , il leur eut pré-
féré le plus liabile potier.
Sa fdle , la belle Pliiléa , connaissait
les intentions de son père; mais elle au-
rait dû en être informée deux mois
jDlutôt. Lorsqu'elle les apprit, elle avait
déjà lu trop souvent dans les beaux yeux
d'Ariston , qui mallieureusement n'était
pas potier; elle s'était laissé dire trop
souvent , belle Philca! et il ne lui était
plus possible d'oublier son Ariston.
Quelquefois elle cliercliait à le consoler,
en songeant que son père l'aimait trop
pour la marier malgré elle; quelquefois
aussi elle se rappelait avec inquiétude
LECAUSEUR. 1J
les dernières paroles de sa mère mou-
rante : <( Bends heureux les Jours de ton
père. » Elle pleurait alors,- mais l'amour
lui disait tout bas , que sa première idée
e'iait la meilleure, et qu'un père aussi
tendre que le sien ne la sacrifierait ja-
mais à un caprice.
Ce qui rassurait le plus la belle PLi-
léa, c'était la fortune de son amant. Il
était fils d'Ai,^atoclès , savant construc-
teur de navires , et qui , dans cet art ,
l'emportait sur tous ses rivaux , comme
Dibutades dans la poterie. Sa réputation
s'était étendue au loin sur les deux mers
que sépare Corintîie, et les peines quïl
s'était données pour l'acquérir, avaient
été richement récompensées. Quel père
n'eût pas reçu avec plaisir un gendre
comme Ariston ?
Tous CCS avantai(es n'avaient cepen-
dant pas assez d'attraits aux jeux de
Dibutades. Depuis long- temps , sans
que sa Philéa s'en doutât, il connaissait
l'amour dont elle brûlait ,• il est si diffi-
cile à une jeune fJle qui aime de se ca-
l8 L E C AU s E U R.
clierlonj^-tempsà l'œil exercé qui l'épie î
Aussi Philéa se trahissait-elle quelque-
fois, soit par un regard pensif, soit par
un soupir^ après lequel elle était saisie
d'une frayeur subite ; quelquefois enfin
SCS réponses distraites et embarrassées
sufïisaient pour donner à son père des
soupçons de sa passion. U s'adressa à la
nourrice de sa fille : cette bonne femme,
regardant comme inutile et même dan-
gereux de tenir la chose secrète, dé-
couvrit tout à Dibutades , sans omettre
le moindre détail.
Dibutades estimait Ariston ; il avait
même fait souvent son éloge devant
Philéa ; mais il ne voulait pas avoir pour
gend 'e un homme qui construisait des
vaisseaux au lieu de mouler des vases
d'argile. Si, d'un côté , il était taché de
la situation de sa fille ; de l'autre , un
malheureux entêtement, qui rend quel-
quefois injustes et durs les hommes les
meilleurs , l'empêchait de consentir à
une pareille union. 11 n'entrait pas dans
ses idées de séoarer de force les deux
L E C AU s E UR. I9
amans • mais il voulait tout essajer pour
faire naître des obstack-s. 11 pensa que ,
pour le moment , ce {ju'il y avait de
mieux à faire e'tait de ^^arder le silence^
d'observer sa fdle , et d'attendre les
moyens que le temps et l'occasion pour-
raient lui offrir.
Un soir que Dibutades avait e'té invité
à un repas ^ Ariston vint trouver Pliiléa:
« Je suis obligé , dit-il , de te quitter
pour quelques -jours ; on lance demain
à la mer un nouveau vaisseau que mon
père a inventé , et qu'il fait partir pour
une île de la mer d'îonie. Gomme ce
navire met à la voile pour la première
fois j il est nécessaire que je m'y em-
barque. L'amour règne aussi sur la mer^
il me sera favorable, et je suis de retour
dans trois semaines. — Que dans trois
semaines î dit Pliiléa les larmes aux
yeux. Comment ! je serais si long-temps
sans te voir, moi pour qui le jour où je
ne te vois pas semble ne pouvoir arriver
à sa fin ? Ali ! combien de fois , assise
près de mon miroir , n'ai- je pas désiré
2o L E r. AU s E U R.
pouvoir y tracer mon imajifc^ pour te la
donner ! Que n'cst-il possible d'y fixer
tes traits paT quelque encliantement !
j'attendrais ton retour avec plus de pa-
tience. »
Tels e'taient les vœux de Philéa , elle
ne pouvait pas en former d'autres ; on
n'avait pas encore eu l'idée de représen-
ter une fii^ure liiimaine.
La tendre Pliiléa avait à peine dit les
derniers mots , qu'Ariston , se plaçant
par hasard auprès d'une lampe allu-
mée , la lumière renvoya sur la mu-
raille l'ombre de son profil, parfai-
tement ressemblant. Pliiléa regarde
du coté de la muraille , y voit son
amar.t : u Reste dans cette position ,
s'écrie-t-elle inspirée , ne fais pas le
moindre mouvement ! » Elle vole et
revient soudain tenant un charbon
qu'elle a pris au brasier; puis invoquant
la déesse des amours, elle commence à
dessiner l'ombre , et bientôt en achève
le contour. Un Grec seul peut rendre les
sensations d'une fille grecque dans un
LECA.USEUP. ■ 9.1
pareil moment. Comble'e de joie du
succès qu'elle vient d'obtenir , Pliiléa
voit avec d'autant plus de calme Ariston
s'arracher de ses bras , qu'à son retour
le père de son amant doit la demander
au sien.
Mais Dibutades ne verra-t-il pas les
traits noirs dessine's sur la muraille ?
C'est à quoi Pliiléa ne songea qu'en
allant se coucher, et cette idée fit battre
violemment son cœur. « Au reste , dit-
elle , ce ne sont jamais que des lignes
noires! Est-il donc bien prouvé qu'elles
soient de moi ? Du moins n'y recon-
naîtra-l-il pas Ariston ? )) Après ces
petits raisonnemens, son cœur ne battit
plus si fort , et elle s'endormit en pen-
sant à son amant.
Cependant Pliiléa s'était trompée dans
ses conjectures. Elle n'était pas encore
réveillée , que son père avait vu son
ébauche , y avait reconnu les traits
d'Ariston, et ne savait pas encore s'il
devait en croire ses yeux ; il ne se fâcha
pas ; il se livra au contraire à sa surprise
2 2 L E C A U S E Û R.
et à son admiration ; son impatience ne
cessa que lorsqu'il eut appris de la nour-
rice toute l'histoire du portrait. La joie
de Dibutadesfut inexprimable; il voyait
évidemment l'importance d'une pareille
découverte ; et c'était sa fdle qui l'avait
faite ! Son amant en avait été la cause ;
il avait à présent des droits à la main
que le succès de son portrait rendait cé-
lèbre. Dibulades pouvait se rétracter
avec honneur. Aux yeux même de son
amour-propre, il devenait excusable en
choisissant Ariston pour son gendre; et
il fut heureux de se trouver o]}ligé de
suivre son penchant secret , et de com-
bler les vœux de sa chère Philéa.
Après avoir considéré cette esquisse,
inspiré par son ^^énie , Dibutades se
sent électrisé par une idée qui , non-
seulement lui promet d'ennoblir et d'en-
richir sa profession, mais lui fait espérer
la détouverte d'un nouvel art. Soudain
il veut en faire un premier essai ; s'il
réussit , quelle surprise ai^réable il va
causer à sa fille ! Qu'il sera satisfait
LECAL'SEUIÎ. 25
de lui annoncer , par le résultat, son
bonheur prochain! INJais, jusqu'à ce
moment, quoi qu'il en coûte à sou cœur,
Dibutades prend la résolution de se taire.
Philéa, qui sortait alors de sa cham-
bre , trouva sur le visai^e de son père
une séréiiité qui avait quelque choi>e de
céleste. (( \ ois , lui dit-il , après une
légère pause, et lui prenant tendrement
la main , vois comme cette matinée est
belle ! A as , avec une de tes amies , a la
lontaine de wSjrène , dont les ombrages
te plaisent tant. » Philéa rougit, hésita,
et n'aurait pas su comment se tirer
d'embarras , si son père n'eût passé
promptement dans sOn atelier.
La fontaine de Syrène était bien , de
toutes les fontaines de Corinthe et des
environs, celle qui lui étaitlaplus chère;
mais, précisément par cette raison, elle
n'en avait jamais parlé. C'était sur les
bords de cette fontaine qu'Ariston la
trouvait ordinairement avec sa sœur,
lorsqu'il allait au port ou qu'il en reve-
nait. Plus la pauvre Philéa faisait de
2 4 L E C A U s L U R.
réflexions à ce sujet, plus les paroles de
son père lui paraissaient énigmatiques;
surtout elle e'tait loin de deviner le mo-
tif de cet air de satisfaction , de cette
expression tendre avec lesquels il les
avait prononcées. Après quelques ins-
tans de trouble et d'indécision , elle se
rend enfin à l'invitation de l'auteur de
ses jours y et prend le chemin de la
fontaine.
Aussitôt que Dibutades se trouve seul,
il ferme sa porte au verrou , il saisit de
l'argile molle , la place dans l'esquisse
tracée par sa fille , et en forme une image
exactement semblable à l'ombre. C'est
aux artistes qu'il appartient de décrire
les transports quil éprouve ! Ceux qui
ont ressenti la noble jouissance de voir
la toile ou le marbre s'animer et res-
pirer au feu de leur génie, peuvent seuls
apprécier sa joie !
Dibutades cacha la figure sous les
vases mis à sécher , afin de pouvoir,
lorsqu'il en serait temps, la terminer en
la faisant cuire.
LECAIJSEUR. 25
Déjà deux semaines s'étaient écoulées;
la troisième commençait: Dibutadcs ap-
prit de la soigneuse nourrice que l'on
attendait Ariston pour le jour suivant.
La nouvelle en avait été apportée par un
autre vaisseau parti du même port avant
le sien.
Dibutades appela sa fdle : « Clière
Pliiléa ! lui dit-il , j'ai un ami sur la mer
d'ionie , il lait voile vers nos côtes. Va
dans le bois des jN jmplies avec une de
tes meilleures amies. Promets à ces dées-
ses de leur offrir un présent dans leur
temple , si elles favorisent le voyaije et
l'arrivée de mon ami. » Philéa regarde
avec étonnement son père sans lui ré-
pondre. « Va, ma clière fille ^ continua-
t-il , et il Tembrassa. »
Comme sortant d'un songe , Pliiléa
s'empresse d'aller trouver la sœur d'A-
riston , lui raconte tout, et la prie de
l'accompagner dans le bois des Njm-
p1ies. Là , sans se douter quel était celui
pour qui elle invoquait leur protection ;
cependant, agitée par un presseutimciit
I. 2
:26 L E C A U s E U R.
dont elle ne démêlait pas l'objet , elle
accomplit le vœu que son père lui avait
dicté.
C'était au matin suivant qu'était fixée
la solution de toutes ces énigmes. Que
l'on se figure l'émotion de cette jeune
fille amoureuse ^ lorsqu'à peine sortie
du sommeil, ses yeux entr'ouverts aper-
çoivent j devant son lit , placée sur
une espèce d'autel, l'image d'argile ,
peinte en rouge, qui lui offre les traits
de son amant! Dans les transports de sa
joie, elle s'élance hors de son lit, s'ha-
bille à moitié , vole et se précipite au
cou de son père , en versant des larmes
de tendresse et de reconnaissance. «Fille
chérie , lui dit-il , je sais tout , il sera ton
époux aujourd'hui même ; avant le
coucher du soleil , je l'amènerai dans
notre maison. Prends soin de préparer
un repas pour ton époux. »
Dibutades va trouver aussitôt Agato-
clès ; ils se rendent ensemble au port
d'où ils aperçoivent déjà le pavillon
d'Ariston. Un vent favorable poussait
LE C \ USEU R. 27
rapidement lo vaisseau • déjà l'on entend
les cris de joie des matelots. On arrive,
Ariston de'barque. (( Mon fils! s'écrient
à la fois Agatoclés et Dibutades ! » Le
jeune liomnie étonne reste immobile et
muet j il ne peut croire à ce miracle que,
lorsque baigné de larmes, il se voit dans
les bras du père de sa Pliiléa - avant que
le soleil se couchât il était aussi dans les
bras de la fille.
Dès le lendemain matin, pour satis-
faire aux vœux de Dibutades, on sus-
pendit dans le temple des IN'jmphes
l'image d'argile : elle y fut conservée
comme un objet sacré, jusqu'au jour où
Mummius réduisit Corintlie en cendres.
Ce fut à cette image que l'art de mo-
deler en argile dut son origine, et elle
lut la mère de la sculpture. Les Grecs
conservèrent le souvenir de la fille de
Dibutades. Ne méritc-t-elle pas aussi le
nôtre , ainsi que la reconnaissance de la
postérité, puisque nous lui devons les
chefs-d'œuvres admirables qui ont été
recueillis trois mille ans après elle ^ et
:28 L E C A U S E U R.
que tant de portraits et de sdliouettes
doivent encore à présent leur existence
à l'amour.
(Ce morceau esttraduit deTallemand
de J. G. Jacobi, profcssonr à l'univer-
sité de Frihourg , et frère du philosophe
qui porte le même nom. 11 a pris son
sujet dans un passage de Pline le Natu-
raliste,,-livre 35, chapitre 12.)
CRÉDULITÉ RELIGIEUSE.
Il est utile d'attaquer les préjugés
religieux par le ridicule^ mais pour en
avoir le droit , il faut , en les détruisant,
les remplacer par une saine doctrine ,
par des vertus , et ne laisser la place ni
à l'incrédulité , ni au vice. J'aurais beau-
coup de choses à dire là-dessus , mais
je me bornerai à citer.
On sait que les prêtres , et surtout les
paoines, n'avaient inventé de pieuses mo-
L E C A TT s E U R. ^Q
îïierics que pour tromper les peuples.
Les moines qui \ivaient du temps de
Cliarlemagne , se sont acquis une e'mi-
neiite réputation à cet éijjard. Ils taisaient
grand usaij^e de cette célèbre formule :
« Moi, pour le repos de mon ame, et
« pour n'être point placé , après ma
« mort , parmi les boucs , je donne à
(( tel monastère , etc. » C'étaient de fa-
meuses tètes que celles qui mettaient
des bnurs dans l'autre monde....
C'était bien pis dans l onzième siè-
cle ; les seigneurs qui partaient pour la
Palestine, disaient : « Moi. ... jN. . . .
« seii^neur de .... et soldat de J. G. ,
« engagé pour la déiense de sa tjlo-
(( rieuse cause et pour me récliapperde
« mes péchés , je laisse au vénérable
« a]}bé N. ... et à ses saints religieux,
(( l'usai^ e et le fruit de ma terre et au-
(( très biens. . . . , et en cas que dans cette
« guerre où je m'enriMe pour la plus
« grande i'ioire de mon Sauveur et de la
« sainte E'jlise, je vienne à mourir les ar-
K mes à la main_, j'abandonne ladite terre
30 L E C A U s E U R.
« auxdits abbé et relij^ieux^ etc. » Voys
connaissez la fameuse cbarte des comtes
de Porcien , où le patriarche Saint-Ber-
nard promet à l'un de ces seigneurs au-
tant de terrain 6//7/W le ciel qu'il en aban-
donnait sur la terre à cette destination.
Il faudrait cent volumes pour racon-*
ter toutes les supercheries ecclésiasti-
ques. Les plus victorieuses furent colles
auxquelles donnèrent lieu la crojauce
du purgatoire et les pèlerinages. Quand
on réfléchit sur l'idiotisme et l'ignorance
des prédicateurs de ces époques nébu-
leuses, sur les fables blasphématoires ,
sur les discours apocalyptiques, sur les
stratagèmes impies que des hypocrites
encapuchonnés qui dénaturaient la di-
vine pureté de la religion , inventèrent
pour séduire les peuples, on ne trouve
pas tout-à-fait étrange le schisme des
Luther, des W icleff^ des Oécolampade !
c'étaient des révolutionnaires que ces
moines-là ! surtout Luther, cet homine
extraordinaire et vraiment étonnant
pour sou siècle.
LECAUSEUR. 3î
Voici unirait curieux: Pour prouver
combien les trépassés ont de reconnais-
sance quand on leur fait du bien ^ un
prédicateur de Bordeaux assurait grave-
ment qu'au seul son de l'argent que les
fidèles versent dans le tronc de l'église
ou le bassin de la quête , et qui , en
tombant , fait : ^iii , tin , tin , toutes
les"ames'du purgatoire se prennent tel-
lement à rire qu'elles font,, ho. , ha, Ita^
hi, hi ^ hi.
On croyait jadis , comme article de
foi , le conte que voici : Il y avait une
fois une querelle trèi-vive agitée entre
de saints petjonnages et des diables ,
devant des anges et des archanges. Les
anges proposèrent de porter cette que-
relle à idi junte de la Vierge : les diables
répondirent qvi'ils prendraient volon-
tiers Dieu pour juge, parce qu'il jugeait
selon les lois j « mais pour la Vierge ,
« disaient-ils, nous n'en pouvons espè-
ce rer de justice • elle briserait tontes les
« portes de Tenfer plutôt que d'y laisser
« un seul jour celui qui, de son vivant^
32 L E C A ir s E U R.
u a fait quelque révérence à son image.
(( Dieu ne la contredit en rien ,• elle peut
t< dire que la pie est noire , et que Teau
« trouble est claire j il lui accorde tout,
u Nous ne savons plus où nous en som-
« mes : d'un ambe elle fait un terne :
« d'un double-deux un quine ; elle a le
« dez et la chance ; le jour que Dieu en
w fit sa mère fut im jour bien fatal pour
« nous. ))
Croira-t-on que dans le dix-neuvième
siècle, en 1817, il se trouve encore des
hommes qui ne rougissent pas d'em-
ployer les mêmes mojens que leurs de-
vanciers , afin de ressaisir, sur la cré-
dulité des peuples , l'empire dont les
mauvais prêtres ont toujours tant abusé?
Jusqu'à la tribune législative l'esprit
de parti a mis en avant des maximes
aussi fanatiques, aussi destructives de
l'ordre social que celles que Ton débitait
dans le quinzième siècle. Des syco-
phantes religieux , dans certains dépai-
temcns , se sont efforcés d'en fanatiser
les habitans, et de leur inspirer la haine
LECArSEUR. 55
des principes consacres par la Charte.
Les domaines nationaux étaient parti-
culièrement l'objet de leurs virulentes
de'clamations , ils criaient anatlieme
contre ceux qui en possèdent. Un de ces
hypocrites, disait : Je viens, mes chers
frères , vous parler contre les voleurs ,
non pas contre ceux que les lois pouro
siiixent, mais contre ceux qu elles pro'^
tégcnt.
Les ruses grossières que cette coterie
imagine prouve qu'elle croit le peuple
français tombé en état d'imbécillité : elle
a renouvelée Bordeaux celle d'une lettre
écrite par Jésus-Christ, et l'a fait cir-
culer à profusion parmi les liabitans des
villes et des campagnes (i). Cette pièce,
(i) Voiri ce que nous Usons dans un de
nos historiens : <f Le cierge' prêcha donc la
dîme ; il la prêcha au nom de Saint-Pierre,
Les moines firent même parler Je'sus-Christ.
Ils forgèrent une lettre que le Sauveur écri-
vait aux fidèles , et par laquelle il menaçait
les païens , les sorciers , et ceux qui ne
payaient point la dîme, de frapper leur»
34 L E C Au s E tr R.
aussi absurde que niaise, a élé imprimée
à Bordeaux, chez la veuve Cavazza, rue
des Lois, n** i3. JNous la plaçons ici
comme un monument de l'hypocrisie de
ces liorames qui deshonorent le sacer-
doce , et qu'il faut bien so garder de
confondre avec les vrais ministres de la
relii^ion,- ces derniers, par leurs exem-
ples comme par leurs discours , ne
s'étudient qu'à inspirer le respect pour
le gouvernement et la soumission aux
lois.
champs de stérilité, de les accabler d'infir-
milés, et d'envoyer dans leurs maisons des
serpens ailés qui dévoreraient le sein de leurs
femmes.
(CoNDiLLAC , Hist. mod, , liv. 2 , chap. i-ï
LE CAUSEUR.
A'V\^A.VVV\'V\AA/V\^AAVV\VV\^VX'VVVW^K'V «VV\'VVWWVVVVV\'VW'\V\'W '^VtAA/W^
+
SAINTE LETTRE
JEnvoyée miraculeusement par Notre-
Seigneur Jésus- Christ , éciite de sa
propre main en lettres d'or; elle a été
trouçce à trois lieues de St -Morate
en Languedoc , avec le signe de la
Croix , qui fut expliqué par un or-
phelin dgé de sept ans , qui Ji' avait
jamais parlé; ce qui fut dit en ces
termes :
« Je vous avertis de sanctifier le saint
jour du dimanche par des œuvres de
pieté j que si vous j manquez , vous
ne pourrez vous dispenser d'être mau-
dits de moi , car je vous ai donné six
jours dans la semaine pour travailler, et
le septième pour vous reposer et assister
au service divin, fêtes et dimanches, et
pour soulager les pauvres. Si vous suivez
cette règle ^ vos champs et vos niaisons
56 LECAUSEUR.
seront remplis de bénédictions. Si vous
faites le contraire , vous serez maudits
de moi , vous aurez peste , famine et
grande angoisse de cœur pour marque
de ma propre colère. Vous jeiinercz cinq
vendredis , et direz cinq Pater et cinq
^çe Maria , en mémoire de ma passion
et de ce que j'ai souffert sur l'arbre de
la croix pour votre salut. Vous porterez
cette lettre sur vous en l'honneur de
moi , et en donnerez copie à tous ceux,
et celles qui vous en demanderont. Ceux
ou celles qui auront quelque doute , ou
qui nieront la vérité de cette sainte
lettre , qui est écrite de ma propre main ,
prononcée de ma propre bouche , se-
ront maudits de moi j et tous ceux qui
la tiendront cachée dans leurs maisons,
sans la publier à personne, seront mau-
dits de moi , confondus et troublés au
jour du jugement ; au lieu que s'ils la
publient , et en donnent copie à tous
ceux ou celles qui en demanderont , ils
seront bénis de moi. S ils avaient com-
mis autant de péchés qu'il y a d'étoiles
lECAUSEUR. 57
au Ciel y ils leur seront pardonnes , en
étant inarris d'avoir offensé un Dieu si
bon , et en les confessant à un prêtre
approuvé. Bienheureux ceux qui pren-
dront copie de cette lettre , et qui la
garderont sur soi ou en leurs maisons en
grande dévotion , jamais esprit nialin ,
la foudre , ni le feu , ni peste , ni les
autres fléaux ne les toucheront.
Les hommes qui conspirent d'une
manière si ridicule contre la raison hu-
maine, trouvent pourtant de zélés par-
tisans pour les préconiser ; il est vrai
que la prose ou les vers composés en
leur honneur, sont aussi plats que la
prétendue lettre de Jésus-Christ. Nous
terminerons ce chapitre en donnant un
échantillon d'une de ces misérables apo-
logies en vers. On a eu la maladresse
d'en répandre un nombre infini d'exem-
plaires, sans songer que des éloges si
niaisement exprimés devaient plutôt
58 LECAUSEUR.
nuire que servir la cause qu'on veut faire
triompher. Ces vers, dont le genre pa-
raîtra neuf, sont datés de Bordeaux , le
^4 avril 1817. L'auteur est un M. Ber-
trand de Grassaval, qui s'intitule avocat
et homme de lettres,
ADIEUX
DE MESSIEURS LES HABITANSDE BORDEAUX,
Aux zélés , éloifuens , autant que désintéressés
missionncr.res , qui viennent d'y répandre aoec
tant d^ ardeur et de fruit , les semences de la
pai'ole de Dieu.
O ZÉLÉS défenseurs du trône et des autels !
O désintéresses et généreux mortels !
Sublimes orateurs , nos ûainbeaux et nos guides f
Modèles des talens et martyrs intrépides ,
Tous vos pas sont marques par des tiails de vertus,
Par des vices domptés , des pervers abattus ;
Hélas! vous nous quittez, du ciel digrtfs apôtres,
Sur voire prompt dépari, quels regrets soal les nôtres!
T. E C A TT s E 15 P . Sç
Sur nous que de bienfaits vous avez répandus !
Quels services , grand Dieu, voms nous avez rendus !
Voire art ingénieux s'est mis à la portée
De l'aine à vos talens dignement tonfiée ;
De mets spirituels nourrissant nos esprits ,
Dans des champs gras et beaux vous nous avez condaits ;
Aux pieds de l Eternel , chaque jour , dans le temple ,
Vous nous avez donné le précepte et l'exemple ,
Vous avez au bercail ramené le troupeau ,
Qui s'était égaré des bonnes sources d'eau.
De l'erreur vous avez" dissipé les ténèbres
Où nous avaient plongés des imposteurs célèbres ;
\ ous nous avez du ciel aplani le chemin,
Et rais le vrai honneur sans cesse dans nos mains ;
A la philosophie arrachant son bandeau ,
Vous nous avez offert de la foi le flambeau ;
Des ennemis de Dieu brisant toutes les armes^
Votre voix éloquente a rompu tous les charmes j
De ces fiers ennemis cojifondant les efforts ,
Vous avez terrassé tous ces prétendus forts :
La Révolution, celte boite à Pandore ,
Qui bouleversant tout du couchant à Faurore ,
Voulant tout ramener "à son triste niveau,
De la France n'aurait fait qu'un vaslc tombeau ;
La Révolution presqu'Encyclopérf/.^î/é',
Se YÏls gladiateurs était un afûreux cirqite j
4o LECAUSEUR.
La Révolution menaçant l'univers,
A fait pleuvoir sur nous tous les fléaux divers:
Cette infâme bâtarde, enfant de tous les crimes,
La Révolution n'a fait que des victimes;
Cette noire Bacchante , en ce vaste univers ,
Pour un seul bon sujet , a fait mille pervers ;
Le plus grand scélérat de celte indigne caste ^
C'est le Corse fameux , Tiufàme Buona^ar/e;
Du trône des Bourbons l'affreux usurpateur,
Julie:i l'apostat, cet être abominable,
Sous le nom d'Empereur , ce tyran effroyable ,
Assassin déhonlé d'un Bourbon, d'un héros,
Et du père et du fils il troubla le repos.
Ce profanateur eut le démon pour son guide ,
Porta sur l'encensoir une main parricide ;
Sainte Religion, sous son sceptre de fer^
Ce tyran effréné, qui voulait l'élouf/gr,
Vous Tavez écrasé ce montre abominable ,
Vous avez abattu cette tête coupable :
Le mal qu'il avait fait, vous Tavez réparé,
Et Tivraie du bon grain vous avez séparé;
La Révolution par les enfers vomie ,
Du irône et de l'autel la maudite ennemie,
De presque tous les maux dont elle était l'auteur ,
Voire bras foudroyant est le réparateur.
L E r. A U s E U K. 4'
Agréez le tribut Je notre {!;ralilii(!e ,
ÎAi sc[)aralion va nous cire bien rude :
En parlant , chers amis , recevez noire adicn ,
Tout le bien par vous fait sera payé par Dieu.
Observations sur ce qui précède.
Si les sages principes qui dirigent le
gouvernement , et qui sont consacres
parla Charte , ne protégeaient le peuple
en opposant les lumières de la raison et
des véritables sentimens religieux , aux
entreprises des fanatiques et aux erreurs
des esprits superstitieux , nous verrions
les faux dévots persécuter^ d'un côté ,
les hommes éclairés , et de l'autre ,
abusant de la crédulité de la multi-
tude , la replonger dans les ténèbres
de l'ignorance et de la barbarie. Alors ,
plus de Charte , plus d'idées grandes
et généreuses ,• mais , des serfs , des
grands vassaux donûnant le souve-
rain , vin roi sans pouvoir et sans do-
maines, et par-dessus tout, des évéques
et des abbés déliant à leur gré les sujets
4^ LECAUSEUR.
du serment de fidélité ! C'est à cet état
déplorable de choses que voudraient
nous ramener les hommes qui inspirent
aux sots des productions telles que la
sainte lettre et les vers de M. Bertrand
de Grassaval. Alors , à la place des œu-
vres de Voltaire et de J. J. Rousseau ,
nous verrions reparaître des livres de
spiritualité de la force de celui que le
Père Angelinde Gazée, de la compagnie
de Jésus , publia , il y a 200 ans ,
sous le titre de Pieuses récréafions ;
œuçre remplie de saintes joyeusetés et
diverûssernens pour les aines dévotes.
Parmi les saintes ]oyev-i< tés que ce
roman contient , on lit ceilo-ci : « Le
grand saint François d'Assise , étant un
jour à sa fenétrn , entendit chanter une
cigale. Ma sœur ^ \\:Xài\.-i\,jer^ouspne
de ?^emr jusqu'à moi; je désire de vous
parler. A lïnstant elle saute de dessus
un figuier , et vole se reposer sur l'é-
paule de saint François , en le saluant
par une inclination de tête très-ros-
•pectueuse ; le saint lui rend honnête-
L E C A U s E U R. - 4^
mciil son salut, et lui dit : Chantez, ma
sa îir, chantez eticore , et que la gloire
de Dieit soit l'objet de votre doux con-
ceii. La cigale, toujours obéissante , se
met à clc'goiscr avec tant de mélodie ,
que toutes les cigales des environs ,
jiJics , sœurs , nièces , cousines et toute
la parenté ^ accourent se placer autour
du saint. 11 est dans l'enthousiasme , il
ne se lassé pas d'écouter les merveilles
que chante la cigale ; mais enfin , s'a-
percevant qu'elle est fatiguée , C'est as-
sez, ma sœur, lui dit-il , recevez mes
remercîmens et ma bénédiction. L'ani-
mal donile accepte son congé , et s'en
va avec ses compagnes, »
Le père Angelin Gazée parle aussi
d'une brebis que saint François aimait
tendrement. A oici comment il se plai-
sait à l'instruire : c Ma sœur, hii disait-
il , rends grâce à ton créateur, selon ton
petit pouvoir. Je trouve bon que tu en-
très quelquefois dans le temple ; mais
sois y plus modeste (jne quand tu entres
dans tu icrgerie. ISe marclie que sur
44 L E C AU s E U R.
le h lut des pieds; fle'chis les genoux ,
donne V exemple aux enfans ; surfout ,
rna chère sœur, ne cours pas après les
m lutons, ne te vautres pas dans la boue;
mais broute mydesfement llierbctte
dans nos jardins , et garde-toi bien de
gâter les Jleurs dont nous parons nos
autels. »
Tels étaient , contiaue le nère Aniçc-
lin , les préceptes que saint François
donnait à sa brebis, (^et animal intéres-
sant j* rèjlp'chissait dans son particulier,
et les pratiquait si bien, qii il faisait lad-
miration de tout le monde. Passait-il uti
bon rcliiifieux , la brebis cliéi'ie de saint
François courait an-devant et luifui-
sait une profonde révérence. Si elle en-
tendait chanter àï église, elle s'en venait
droit à rnutel de la T"^ierge, et la saluait
par un doux bêlement. Ce <pd est plus
adinirable, c'est que (juand on sonnait
une cloche rpii annonçait les sacrés
my silures , elle baissait la tél.e pour
mar(ji,e d' adoration. O heureux animal!
s'écrie l'auteur, tu n'es pas une brebis,
L E C A U s E U R. 4^
mais un docteur ; tu tais honte à ces mon-
dains qui ne vont à l'église que pour se
faire admirer el non pour adorer ! »
Tout le roman du père Cazée est
composé de contes du même genre : Eh
bien ! ces pieuses facéties , qui ne ten-
dent qu'à rendre la religion ridicule ,
ont long-ten)ps amusé les communautés
religieuses et les âmes dévotes. C'est à
de pareils amusemens que l'on voudrait
de nouveau ravaler un peuple éclairé
par les arts et les sciences , par la vic-
toire, par le malheur et par le génie de
la liberté ! Mais l'esprit qui a dicté la
Charte prévaudra contre toutes les cons-
pirations des ennemisde la raison. Nous
aurons des ministres des autels qui ne
méconnaîtront point cet esprit ,• ils se-
ront dignes de notre vénération ; la
morale qu'ils prêcheront sera aussi per-
suasive que pure , parce qu'aux vertus
évangéliques ils uniront celles du bon
citoyen -, parce qu'ils prouveront , par
leur exemple, que la fidélité au gouver-
nernement et l'obéissance aux lois sont
46 LECAUSÉUR.
les premiers devoirs de l'iiomme reli-
gieux.
J- D y.
INTELLIGENCE DES ANIMAUX.
11 V a quelque temps je fus te'moin
d'un fait qui aurait de'sespéré les Car-
te'siens, s'il fût arrive' dans le temps,
où, par le système le plus ahsurde ,
cette secte orgueilleuse prétendait relé-
guer les animaux au rang des uiaeliines.
Comme on rencontre encore dans la
société quelques hommes assez vains
pour vouloir soumettre tout ce qui n'est
pas eux aux seules lois aveugles du
mouvement, je leur opposerai l'anec-
dote suivante.
Le dimanche, 1 4 octobre i8io , à
deux heures après midi , j'examinais ,
du haut de Montmartre, l'immense cité
qui est à ses pieds. Sur une éminence ,
à ma droite , et de laquelle j'étais se-
LECAUSEUR. 47
paré par une de ces excavations qui dé-
figurent cette montagne , clieminait ,
sui\i d'un gros mâtin , un liamme dont
les pas mal assurés et les écarts fréquens
attestaient l'état d'ivresse le plus com-
plet. Une pierre contre laquelle il heurte
son pied^ lui l'ait perdre l'équilibre^ il
tombe comme une masse sur le bord
d'un précipice ^ au fond duquel il serait
roulé infailliblement sans la vigilance
active de son meilleur ami. Vous devi-
nez que cet ami iidèle est son chien.
Cet animal^ au moment de la chute de
son maître, tourne autour de lui, le
flaire , lèche ses mains, sa figure , l'exa-
mine , regarde de tous côtés , aperçoit
le précipice et jette des hurlemens si-
nistres. A un mouvement que fait l'ivro-
gne , et qui l'expose de plus en plus à
se précipiter, l'animal se tait^ il saisit
avec les dents le pan de l'habit de son
maître, et le tire avec tant de force que
l'étofFc lui reste dans la gueule. Il fran-
chit alors de l'autre côté, se couche pa-
rallèlement au corps de son maître, prés
48 L E C A U s E U R.
duquel il se serre, en lui formant une
barrière qui l'empéclie de tomber dans
le précipice.
Je me dirisjeais vers le lieu de la
scène que je viens de de'crirc, lorsque
j'aperçus plusieurs personnes qui s'en
ap])rocliaientj elles relevèrent livrof^ne
et le conduisirent à la maison la plus
voisine. L'intéressant animal marcha
devant elles, et, par les mouvemens de
sa queue, ainsi que par ses aboiemens,
semblait les remercier en les guidant.
Voici un autre trait qui donnera une
très-i^rande idée des facultés de cet ami
de riiomme.
M. Doyen, le peintre, l'auteur du
magnifique tableau de sainte Gene-
viève des Ardens , qu'on voit dans
l'église Saiat-Rocli , avait été chargé
par M. le duc de Choiseuil, de peindre
une partie de la coupole des Invalides.
Elle favait été par Boullogne • mais la
négligence apportée aux réparations de
la construction , avait entièrement dé-
gradé l'ouvrage de ce peintre célèbre.
•L E C A tr 5 E 17 R. Ag
X^n jour , Doyen voulant juj^er de 1 ef-
fet d'une figure qu'il venait d'esquisser,
recule insensiblement j et, en cliercliant
le point de vue le plus favorable , il ar-
rive à l'extrémité de l'éeliafaud ; la bar-
rière se renverse et Doyen disparaît.
Dans une cliutc aussi périlleuse, il fut
assez heureux pour n'avoir qu'une côte
enfoncée. A linstant on lui prodigua
tous les soins qii'il méritait ; les méde-
cins et chirurgiens de l'hôtel s'empressè-
rent autour de lui, et le rendirent aux
arts et à ses amis. Il était logé aux Inva-
lides ; un sous-officier, son voisin, ve-
nait souvent lui tenir compagnie et lui
oiTrir ses services. Le sous-officier avait
une chienne très-instruite et très-gaie ;
par ses tours et ses gentillesses elle fai-
sait oublier à Doyen ses douleurs. Un
jour la chienne disparut j son maître et
Doyen en furent fort inquiets : elle ne
revint que cinq à six jours après, mais
ayant la patte cassée. Doyen engagea le
chirurgien qui lui rendait visite , à soi-
gner la cliienne. Le cliir;argien s'y prêta
ir 3
5o L E C A U s E U R.
de bonne grâce ; Doyen la fit placer dans
sa chambre, et l'un et l'autre lurent par-
faitement gue'ris. Au bout de quelque
temps la chienne fit encore une absence,
mais elle rentra à l'hôtel deux ou trois
jours après. Elle court à l'appartement
de Doyen , le flatte , le caresse , puis
retourne vers la porte , revient au-
près de lui, recommence ses caresses,
jappe, aboie , pousse des cris plain-
tifs, et continue ses allées et venues
vers la porte et vers Doyen. Celui-ci
voulut conuaiire les motifs de ces ca-
resses et de tous ces mouvemens. 11 se
lève, va ouvrir la poitc, et il aperçoit
un chien qui aviiit lu patte cassée. La
chienne redouble alors ses caresses et
ses aboiemens. Do\en comprit alors ce
qu'elle désirait : il fait entrer le chien,
appelle le chiruri^icn , lui raconte faven-
ture, et le prie de soi;j;ner ce pauvre
animal. Le chirur'^i/n , par éi,^ard pour
Doyen, entreprend la cure. Je le veux
bien , dit-il , mais pour la dernière fois;
car si vous couxiaissiez comme moi le
L E C A U s E U R. 5l
naturel et riuslincl de cette race d'ani-
maux , vous sauriez que cette chienne
est capable d'amener ici tous les cliiens
estropiés qu'elle rencontrerait dans
Paris.
Le bon Doyen se faisait uiï plaisir de
raconter cette histoire à tout le monde j
il la rendait avec une singularité' pi-
quante , et raccompai^nait de quelques
réflexionssur l'insouciance des hommes,
à la vue des souffrances de leurs sem-
blables.
Je le demande à tous les Cartésiens
existans : Est-ce machinalement que ce
chien a burlé en voyant tomber son
maître? Est-ce macl iiialement qu'il a
fait de vains efïbrts pour l'éloii'ner du
péril , en le tirant du côté opposé ?
Est - ce encore machinalemcLt qu'il
a choisi le coté du précipice pour se
coucher auprès de son maître? Est-ce
machinalement enfin que la chienne de
Doyen lui amena un chien qui avait la
patte cassée ?
5p L E C A U s E U R.
Je ne prétends pas, à l'exemple de
quelques auteurs , établir que la ressem-
blance entre les hommes et les animaux
est parfaite j et accorder à ces derniers
toutes les qualités et les vertus que pos-
sèdent les hommes. J e ne crois pas , avec
©ppien , que les chevaux ont Tinceste
en liorreur^ je ne crois pas, ainsi que
Phne, à l'esprit religieux des éléphans
pour la lune; mais on ne me persuader*
'jamais que les animaux qui peuvent
agir au gré de leur volonté, ne sont que
des machines, et n'ont pas plus de sen-
timent que les plantes qui restent fixées
et attachées à la terre.
Qu'il me soit permis de citer quelques
autres faits entre mille, qui corrobore-
ront mon opinion.
A Pondichéry , deux pièces de canon
étaient enfoncées dans la vase , et tous
les efforts pour les retirer furent inutiles.
Un officier tente un dernier moyen, et
il réussit. 11 fait amener quatre éléphans
près des canons, et s'adressant à ces
1 E C AUS E U R. 55
animaux : Si vous l'cfh-ez ces pièces ,
leur dit- il, vous aurez ce soi?' double
ration. Après ce peu de mots il s'éloi-
gne. Leselepliansse reî^ardent- et, après
s'être consultes sans doute, deux enfon-
cent leurs trompes dans la vase et sou-
lèvent les canons,- les deux autres appli-
quent leurs fesses Contre les pièces , et
les poussent jusqu'à ce qu'elles soient
hors du marais. Cette anecdote est con-
nue de tous les liabitans dePondiche'ry.
Dans le même temps on a vu nombre
de traits d'une intelligence rare , fournis
par un e'ie'pliant qui parcourait libre-
ment les rues de cette ville.
Lorsque deux loups veulent attaqnet
un troupeau de moutons, leur premier
soin est de tromper le berger. A cet ef-
fet, l'un s'avance hardiment vers le trou-
peau, attire l'attention du berger, excite
la vigilance des cliien^, et s'enfuit de-
vant eux pour les entraîner à sa pour-
suite. L'autre loup, qui s'est tenu caché
pendant l'attaque simulée de son com-^
pagnon , s'élance tout-à-coup sur le
54 L E C A u s E u n.
troupeau privé de déi'euseur, se saisit
d'une brebis, remporte au Tond de la
foret , où son compagnon le rejoint pour
partager la proie.
Deux renards onl-ils envie de se ré-
galer d'un lièvre, l'un deux se met en
embuscade, tandis que l'autre cherclie
le timide animal, le chasse en imitant
la voix du cliien, et, après maints dé-
tours, le force à passer devant l'embus-
qué qui saute dessus et s'en saisit.
Les canards et les oies, lorsqu'ils
changent de climat avec la saison, voya-
gent sur deux colonnes disposées en
triangle , dont un des angles est en avant.
L'oiseau qui occupe la pointe cèdç
souvent la place à celui qui le suit, et
va se mettre à la queue d'une colonne.
Il en est ainsi de tous les autres de la
troupe. Dira-t-on que cette manière de
voyager est tout-à-fait machinale? L'oi-
seau mis en pointe n'est-il pas là pour
ouvrir plus iacilement le fluide de l'air
à la colonne qu'il mène, et son travail
étant fatigant , n'est-il pas partagé al-
1 E C A U s E U R. 65
ternalivement par loulc la troupe ? Le
marin qui le premier a place' la proue
à l'aide de laquelle le navire trouve un
sillon ouvert sur les flots , n'aurait-il
pas e'tudié et imite' la marclie de ces
voyageurs ?
Nicolas ANIMACOLE.
«*Vvv^'VV^/vvvv\'^lVv»lVvv\\^/vvvv\'^lVv^lVV^'VV\(Vv^lVv»lVV>/vv^lVV^lVV>lV\^Y^/vvvv*^
ÉLOGE DE LA BÊTISE,
Prononcé clans le sein (Tune société
dite /'Académie des Eétes.
Estimables collègues, je viens m'ac-
quitter de l'iionorable mission de retra-
cer devant vous les qualités qui distin-
tinguent les Letes. Cette assemblée se
tîompose de leurs plus dignes represen-
tans , je suis donc certain d'être e'coulé
avec intérêt , lorsque j'élève la voix
pour la gloire de la bêtise.
56 L E C A U s E U R.
De la bêtise ! s'écrie , en ricanant ,
l'animal à deux pieds ^ sans plumes , et
qui est si vain de la triste qualité
d'homme.
Oui, delà bctise !.... Apprends, or-
gueilleux raisonneur, que si le mordant
subtil de celte dangereuse faculté que
tu nommes l'esprit , n'eût point opéré
l'évaporation de ta judiciaire nature.lle,
tu ne prononcerais le nom de bêtise
qu'avec un religieux recueillement , et
en t'inclinant comme Newton , quand
il parlait de l'Etre suprême : 11 est sacré
ce mot , il renferme en lui seul toutes
les idées de sentiment , de bonté , de
force , de courage , et de ces attributs
qui nous rapprochent de la divinité.
Pourquoi les temps heureux où le
monde était encore en son enfance ont-
ils reçu la dénomination d'Age d'or ?
Parce qu'alors des goûts simples , Tin-
iiocence des mœurs , la paix , la douce
égalité , régnaient parmi les hommes.
Sans soins , sans ambition , sans envie,
leur manière de vivre offrait une har~
L K C A rS E U R. 67
roonie parfaite avec celle de tontes lo»
autres pécores , petites , moyennes ou
grandes • leurs besoins et leurs jouis-
sances étaient les mêmes • ils mangeaient ,
buvaient , ruminaient , dormaient et
jouaient fraternellement ensemble: tout
e'tait béte enfin -, un bonheur inalté-
rable résultait de la commune bêtise
Age d'or n'est donc que le synoninie
d'âge de bêtise.
Cette délicieuse existence fut celle
d'Adam et d'Eve dans le jardin d'Eden.
Tant qu'ils n'eurent point la vanité
d'être pins que des bétes , ils furent
l'objet des sollicitudes les plus tendres
duTrès-liaut;Dieu se complaisait à voir
en eux son ouvrage ,• mais , dès qu'ils
eurent goûté du fruit cueilli sur l'arbre
de la science^ les liens qui unissaient
le Créateur et la créature se rompi-
rent , la sainte bêtise disparut du cœur
de l'homme : ivre de son savoir et de
son génie , il devint la proie de la fati-
gue , de la douleur, des vices et de tous
les maux que les passions traînent à leui
5"^
55 L E C A l» s E U R.
suite Infortuné I le. démon seul
pouvait te souffler la fatale pensée der
cesser d'être béte !
Cependant la bonté céleste laissa pour
l'homme une plancbe dans le naufrage;
puisqu'il est privé de l'avantage d'être
absolument bete , il a du moins encore
la faculté de se rapprocher du précieux
état de bêtise. Le législateur des chré-
tiens ne fait-il pas entrevoir à ceux qui
jouiront de ce bonheur le prix le plus
désirable ? Le royaume des deux , dit-
il , est pour les pauvres cT esprit !.... ()u'il
porte bien le cachet de la divinité cet
arrêt admirable!.... 11 confond l'orgueil
humain , et consacre à jamais l'excel-
lence et la gloire de la qualité de béte î
Ces grandes vérités vous sont fami-
lières , estimables collègiiesr ; par les
dons les plus précieux , vous parais-
sez avoir été moulés tout exprès pour
vivre bestialement.
Mais, vouh z-vous acquérir une cer-
titude invincible ? établissez un paral-
lèle entre l'animal que Ton norame brute
L E C A U s E U R. Bf)
et l'animal que l'on nomme raisonnable.
D'abord; cette raison tant préconisée,
elle n'a clans son essence rien de fixe ,
de positif, d'invariable^ les e'iémens qui
la composent reçoivent une infinité de
modifications , soit de l'organisation
plu'sique ^ faible ou robuste _, soit du
plus ou moins d'irritabilité dans les
nerfs , soit des appétits sensuels , des
passions, des habitudes, des préjuges de
l'éducation ; soit , enfin , de l'état lieu-
reux ou malheureux dans lequel on se
trouve jeté. On peut donc avancer har-
diment qu'il existe un jugement, une
raison à part pour chaque homme. Or
cette confusion où l'on ne se reconnaît
plus,n'est-êlle pas la parfaite répétition
de la tour de Babel ?
Le sens naturel des bétes , au con-
traire , est le même pour toutes en gé-
néral j aussi , dans chaque espèce , re—
marque- t-on l'accord le plus pirfait et
le pins touchant. Quand , à force de
raisonucr, l'homme divague et s'égare,,
leur instinct , toujours sur, ne s'éloigne
6o L E C A U s E U R.
jamais de la véritable route, et arrive a
son but sans eiîbrt. Si Ton cite quelques
hommes comme des modèles de bonne
conduite, ce n'est pas parce qu'ils sont
de profonds penseurs , c'est parce qu'ils
se sont rapprochés plus que leurs sem-
blables de la simplicité bestiale ; c'est
parce qu'ils ont senti que l'esprit et la
raison ne sont que des guides trompeurs ;
ou , peut-être^ ils en possédaient une ;i
faible dose , qu'il leur a été plus facile
de se faire bétes , qu'à beaucoup de
bêtes que nous voyons trotter à la ville ,
ramper à la cour, bâiller et faire bâiller
à l'Institut, de se faire hommes.
Mais quels sont pour la société les
merveilleux résiiltats de cette belle in-
tellii^ence devenue l'apanage de l'es-
pèce humaine ?
Pour les détailler, il faudrait rappeler
ces opinions ridicules , ces dogmes ex-
Iravagans, pères de la superstition , de
l'intolérance, du fanatismoetdes guerres
de religion qui ont ensanglanté la terre.
J c serais contraint de peindre lïnsatiuble
1 E CÀU s E U R. 6l
aiP Dillon , sans pitié renversant tout ee
qui s'oppose à ses atteulats • l'efîïontcrie
décorée du nom de fierté j la fourbe ,
de celui de prudence; des tyrans odieux,
érigés en sages politiques ; d'illustres
voleui s _, salués du litre de héros ; Tin-
térét , armant le frèje contre le frère ,
et dirigeant le î^ras de ce fils qui plonge
un parricide acier dans le sein de l'au-
teur de SCS jours. Enfin , je ne dévoile-
rais qu'un coin du tableau , si je signa-
lais le crime heureux divinisé ; l'équité
qu'embarrasse un chaos de lois incohé-
rentes ; la chicane , faisant pencher à
son gré la balance de la justice; l'ennui,
le trouble , la misère , le désespoir ; des
maladies nouvelles et des médecins qui
ne les font disparaître qu'avec le malade •
d'ennuyeux pédagogues et des fats; des
prudes et des catins ; des avocats qui
vous ruinent en bavardant^ et des juges
qui se laissent graisser la patte sans mot
dire ; de sots auteurs , et de plus sots
journalistes pour les critiquer ou les
flagorner , des Tartuffes patelins , de§
63 L E C A U s E y R.
Orqons imbecillcs ^ et des femmes qui
vous font enrager, si elles ne vous font
pas cocu !! !
JNées sous une influence plus heu-
reuse iiiillc fois , les bétes n'ont besoin
ni de code civil , ni de code criminel j
ni de code de commerce • la police, les
tribunaux , les commentaires , les doc-
teurs , les Athénées , et les femmes qui
font des livres , ne valent pas , à leur
avis, une simple gorgée d'eau puisée
dans une source pure. Cet ours ne craint
pas qu'un autre ours-\'ieime lui ravir des
trésors auxquels il n'a jamais songé. Ce
loup ne chercbc point à dominer sur le
peuple des loups. On ne voit point.
Lions contre lions, parens contre parcns,
Combattre follement pour le choix des tjrans>
L'animal le pins fier qu'enfante la nature^
Dans lin autre animal respecte sa figure \ .
De sa rage avec lui modère les acres ;
Vil sans Lrail, sans ilébals, sias noise, sans procès.
LesatiriqueBoileau, à qui j'emprunte
L E C A r £ E U R. 65
CCS VOTS pleins de justesse , a donc bien
raison de s'écrier ensuite ;
L'homme seul , l'homme seul , en sa fureur extrême ,
Met un brutal honneur à s'égorger soi-même.
Si l'on cherche des exemples de ver-
tus privées et de vertus sociales, ce n'est
donc pas chez l'homme qu'on les trou-
vera, mais chez les bêtes.
Dans la crainte de faner ses charmes,
cette petite-maîtresse confie à des mer-
cenaires le soin si doux d'allaiter et
d'élever ses enfans ; consumant sa vie à
courir de cercle en cercle , de ftte en
fête, elle oublie qu'elle est mère!.... Me
sontiendra-t-on qu'elle est préférable à
cette poule qui réchauffe sons ses ailes
ses nombreux poussins, et acquiert des
forces centuples , lorsqu'il s'agit de les
défendre du bec et des ergots ? Que
cette chienne dont le maître avait noyé
les petits, et qui, après les avoir appor-
tés à ses pieds les uns et les autres , ren-
dit le dernier soupir , en jetant sur le
barbare un de ces regards exprcssiCs qui
64 t E c A r s E IJ n.
renferment toute réloqucnce de la dou-
leur ? Que cette pauvre minette entou-
rée de ses petits chats qu'elle caresse ,
qu'elle approprie avec une si tendre
complaisance, et auxquels elle enseigne
ces aimables gentillesses que Carlin sa-
vait si bien imiter?
Ce père qui sacrifie la nature à son
avarice ou à son ambition , oserait-il se
croire meilleur que le pélican, lorsqu'il
ouvre son propre sein pour nourrir ses
enfans ?
Quel homme fut jamais plus recon-
naissant que l'éléphant, plus patient et
plus sobre que le chameau , plus docile
et plus laborieux que le bœuf, plus
doux que le mouton, plus adroit que le
singe ? Quels soldats mieux disciplinés
que ces bataillons d'oies formant dans
les nues des évolutions si variées, au
premier signal de leur chef? Qm*ls
amans, quels époux ont le droit de le
disputer en fidélité à la tourterelle ?
Quel ami plus désintéressé, plus tendre,
plus dévoué que ce chien que l'on voit
L E C A TI s E U R. 65
encore léclier la main de l'ingrat qui l'a
frappé? Quels soins éclairés et touclians
Its singes prodiguent à ceux d'entre eux
qui ont été blessés à la chasse ! Avec
quelle complaisance les serpens qui s'é-
taient laissés apprivoiser par les Macé-
doniens^ tétaient les femmes et jouaient
avec les enfans ! Qui eût pu ^ sans être
attendri jusqu'aux larmes , considérev
ces coursiers compatissans , que Bous-
sanelle cite dans ses observations mili-
taires j et qui , pour soulager un de
leurs camarades vieilli , dont les dents
étaient usées , lui mâchaient le foin et
lui broyaient l'avoine ? Enfin l'espèce
humaine offrit-elle jamais desgouverne-
mcns plus sages et plus heureux que
les républiques des prévoyantes fourmis^
des industrieuses abeilles, et des savan»
castors ?
Oui , chers collègues , elle est incoii -
testable la supériorité des bétes sur h s
hommes ! Leur constitution physique ,
mieux combinée , n'emprunte rien de
l'art pour résilier à rintcnipérie àQi çai-
6C) L E C A U s E TT R.
sons ,* leur vêtement fait partie d'elles-
niémes , quand Tliomme est contraint
d'avoir recours à des ressources étran-
gères , pour caclier la triste nudité à
laquelle il est condamné. Et ces vétè-
niens factices , c'est aux bêtes encore
qu'il les ravit ! Il les tond , les plume ,
les écorclie , afin de préserver sa frêle
macliine des imjircssions de Tair qu'il
n'aurait pas la force de supporter !
Couvert alors de leurs toisons, de leurs
fourrures; couché sur leur crin et leur
duvet ^ leur devant tout et rien à lui-
même , il s'écrii' : Je suis le roi de la
terre /....
Eh bien! ce monarque i:léal , les con-
naissances de tout genre qu'il peut avoir
acquises, généreuses bêtes ! il vous les
doit aussi. Vous fûtes ses premiers pré-
cepteurs j votre instinct qui ne vous
trompe jamais , éclaira sa raison si su-
jette à se fourvoyer. Vouslui enseignâtes
quelles plantes , quels fruits seraient
pour lui des alimens sains : il n'osa les
goûter qu'après vous en avoir vn man*
L E C A IT $ E U R. 67
^cr. Les travaux de l'abeille, du castor,
de riiirondelle furent les modèles qu'il
imita pour se bâtir des maisons. Les
poissons et les coquillages le conduisi-
rent à l'art de construire des vaisseaux
et de oarcourir la vaste étendue des mers.
Enfin, à qui a-t-il l'obligation de l'art
de tailler la vigne , cet art dont il ré-
sulte une liqueur si vivifiante ? Ce n'est
ni à une académie des sciences , ni à une
société d'agriculture , mais à lâue. . . .
C'est l'âne qui, en rongeant avec un dis-
cernement parfait; Textrémité des ceps,
fit observer aux JNaupliens, peuple d'A-
sie , que les bourgeons ainsi retranchés
se multipliaient avec plus d'abon-
dance.
Quand le corps débile de la créature
prétendue raisonnable ressent les at-
teintes de la maladie , si elle sait y op-
poser des remèdes sûrs , c'est parce
qu'elle a été témoin du discernement
que mettent les bêtes malades à choisir
les productions destinées à leur rendre
la santé. L'homme a va sou chien brou-
68 LECAtJSEUR.
1er des gramens pour se purger , et il a
Lu des infusions de j^ramcn. Il a vu ,
tourmenté par une trop grande abon-
dance de sang , l'hypopotame s'ouvrir
la veine avec un roseau récemment
coupé, afin d'éviter l'apoplexie; et il a
fait usage de la saignée. Il a vu la ci-
cogne constipée remplir d'eau son long
bec, se l'insinuer ensuite dans la partie
postérieure, et rafraîchir ainsi ses intes-
tins par une douce injection ; et , à son
exemple , il s'est clystérisé. 11 a vu la
clièvre attaquée de vertiges , les faire
disparaître par l'ellébore ; et il a admi-
nistré l'ellébore aux maniaques. Mais il
en a fait une si forte consommation ,
qu'il n'y en a pins assez pour guérir tous
ceux qui en auraient besoin , dans les
cabinets des rois , parmi les gens en
place, les parvenus, les sa vans, et sur-
tout parmi les petits prodiges qui exer-
cent aujourd'hui la profession de bel-
esprit.
Je ne finirais point si je prétendais
rapporter les innombrables bienfaits
L E C A U s E IT R . 6c)
dont les bêles ont si libe'ralement gra-
tifié riiomiiie ,• et tout ce que je dirais
ne tendrait qu'à démontrer la préémi~
nence de la plus petite bestiole sur
ceux mêmes que l'on appelle de grands
génies.
En vain l'animal-liomme veut nier
celte prééminence ! tous les jours , sans
y songer il lui rend hommai^e! Qu'un
de ses confrères pousse à l'excès la bonne
opinion de soi-même , si comnmne à
son espèce; qu'il devienne la risée des
autres par ses travers , on lui donne la
qualification de sot et jamais celle de
béie, parce que la sottise est la fille de
la civilisation, et la bêtise l'enfant de
la nature. La sottise inspire le mépris ;
mais la bêtise commande l'estime , et
je le prouve.
Un honnête citojen vient d'être
trompé par un fripon ; on se dit aussi-
tôt : (fil' il est b4te/ C'est comme si l'on
disait : il a tant de candeur et de droi-
ture, qu'il préfère le désagrément d'être
dupe à la liojite de duper.... Eulejodez-
70 L s C A U s E U R.
VOUS nommer quelqu'un bonne bâte ?
Vous pouvez être certain que cet être
là ne lerait pas de mal à un poulet;
que sa femme, ses enfans , ses domesti-
ques sont plus heureux dans sa maison
que le poisson dans l'eau; qu'il est ser-
viable et chéri de ceux qui le connais-
sent.... Croyez-vous à un homme de la
bonne foi, de la délicatesse? Si vous
découvrez, un beau jour que, sous le
masque de la franchise, il cacjie un es-
prit rusé , fait pour inspirer de la dé-
fiance , dans votre surprise , vous vous
écriez : le coquin n'est. pas bête! n'est-
ce pas exprimer clairement qu il ne vous
paraît plus estimable ? Une grosse
hête est un homme tout rond , bien por-
tant, de b^n appétit, ami de la joie,
qui !ail paraitement toutes ses fonctions
et n'interrompt jamais celles îles au-
tres. . . . Méchante bâte désigne celui
qui , par son mauvais esprit , tieut plus
de l'homme que do la béte.... Petite bête
est un mot cfamitu'. Se conduire bête-
ment y c'est , dans Tacceptiou la plus
LECAUSEUR. yi
commune, reiaser, quand on occupe
une place, de sj enricliir en volant
Ainsi , la force de la vérité arrache à
riiomme des aveux honorables pour la
bêtise.
C'est surtout par les plus précieuses
ëm.anations du principe suprême j par
ces cinq portes de toutes les jouissances
qui , seules , constituent l'être animé ;
par les sens , en un mot , que l'on voit
éclater rexcellence des bétes !
Quand l'homme le plus clairvoyant
peut à peine distinguer un objet à cent
pas d'éloi^nement • quand la plupart
des jeunes f^ens f<ont d'une organisation
si détériorée qu ils ont besoin de lu-
nettes, 1 œil perçant de l aigle qui plane
près {Je la foudre, aperçoit, de la hau-
teur où il est élevé, le petit poissoa
frétillant sous les eaux.
Afm d'erlendre un acteur, qui pour-
tant s"é!;osille à crier , les spectateurs
assis au pai terre ne cessent de répéter :
Plus haut ! plus haut ! Qu'ils diffèrent
du lièvre daus sou gite, de la taupe ,
72 L E C A U 3 E U R.
SOUS la terre , entendant à une lieue leur
ennemi s'approcher !
L'odorat chez les bétes n'a-t-il pas
une finesse, une subtiUté incompréhen-
sibles pour l'intelligence humaine? Par
le flaire seul , le cliien est averti de
l'arrivée de ceux qu'il connaît , quand
ils sont encore très-e'loii^nes. On en a
vu , j^uidés par la piste, aller rejoindre
leurs maitres qu'ils avaient perdu à plus
de vingt lieues de distance.
Le \ aillaiit, au sujet de ce flaire ex-
quis, cite, dans son premier voyage en
Afrique , un trait admirable. Il errait
avec son troupeau , sa meute, ses ate-
lages et ses liottentots, dans les vastes
déserts de la CajGfrerie. La chaleur était
excessive, les rivières desséchées , les
sources taries , la caravane épuisée de
fatigues et de soif. Le Vaillant éprouvait
les craintes les plus terribles.... « Tout-
à-coup , dit-il , j'aperçois Kées ( c'est
le nom d'un singe qu'il aimait beaucoup
et qui ne le quittait jamais ) , j'aperçois
Kées qui s'arrête , et qui , portant les
1. E 0 AU SE U R. 73
yeux et le nez au veut sur le côté , se
meta courir, entraînant tous mes chiens
à sa sirite sans qu'aucun cFeux donnât de
la voix • e'tonné de ce manège si nou-
veau , n*ap(n*ccvant rien qui put les at-
tirer si singulièrement , je pique des
deux pour les joindre. Que je fus étonné
de les trouver rassemblés autour d'une
jolie fontaine, éloignée de plus de trois
cents pas de l'endroit d'où ils venaient
^e détaler ! Je fis sigiie à mes gens de
s'approcher,- ils arrivèrent et nous cam-
pâmes près de cette source bienfaisante,
qui prit sur-le-champ le nom du
magicien qui l'avait découverte. »
Quant au sens du goût, pour le sa-
tisfaire les bétes n'ont pas besoin que
des Grimaiids (i) leur donnent des re-
cettes alimentaires ; leur palais , dont la
délicatesse ne fut jamais émoussée par
ces mélanges corrosifs que Cornus in-
venta , savoure les alimens simples et
sans apprêts que leur offre la nature ,
{_\')'\ oytzV Almanach des Gourmands.
I. ■ 4
7^ LECAUSEUR.
avec des délices inconnues aux liabitue's
du Rocher de Cancale.
Mais, c'est par le sens du toucher
qu'elles commandent une espèce de
culte !
Voyez ce Coursier :
Beau d'orgueil et tV amour, il vole à ses amantes!
admirez sa force , sa souplesse , sa su-
perbe encolure, son ondoyante crinière
qui se dresse, ses hennissemens pas-
sionnés , ce feu qui s'échappe de ses
larges naseaux ! Son corps est frémis-
sant de désirs • tout enlui devient ame,
délire , ivresse , toute-puissance ! Dans
son impétueux élan , il consomme l'acte
suprême!... 11 recommence!.,. Homme!
prosterne- toi !
Ce fier'sultan de nos basses-couriT, le
Coq,
Qui sait coniballre et vaincre et clianler sa victoire.
regardez-le au milieu de son sérail em^
plumé , dont il est lidole. 11 ne fait point
de jalouses ^^ toutes, chacune à son tour,
l E C A U s E TJ R. 'jS
renoivenlle uiouclioir ,• toutes , et vini>t
fois dans Ja journëe , sont ai rosées par
les flots ravissans qui jaillissent de ses
inépuisables caresses!
Ce Moineau franc , dans sa petite
structure , quels trésors de bonheur ne
recèle-t-il pas ! Si sa femelle ne lui dit
jamais : Oest trop ! il est loin de son
côté de lui dire : Cest assez./ Sem-
blable à une belle montre de Julien
Leroj , il est à répétition ^ et son mou-
vement ne se ralentit pas d'une seule
minute.
Enfin , cette bénite monture du doux
Jésus et de Sanclio Pança j ce héros de
Montmartre , couronné de chardons ,
l'Ane , en un mot , que nous voyons si
noblement représenté dans cette illustre
réuaiou , il faudrait un Homère pour
tracer l'Iliade de ses exploits erotiques !
Or, dans quelle partie du monde trou-
vera-t-on des hommes capables des pro-
diges que je viens de détailler? Les gens
qui se piquent d'être tout esprit , sont
aussi la plupart faibles de corps et malin-
76 LECAUSEUR.
grcs. Pourtant, quelques-uns ont l'art de
séduire • ils disent aux femmes les plus
jolies clioses du monde ,• mais quand il
s'agit de prouver, de montrer quelque
savoir-iaire , qu'ils sont loin des bétes
que je viens de citer !
Athlètes nuls , leur feu dès l'abord se consume !
Cependant l'espèce humaine offre
quelques êtres privilégies. Le coloris de
la santé brille sur leur visage ; leurs
muscles vigoureux, leur poitrine avan-
cée , leurs larges épaules , et leur râble
fortement arrondi , promettent et tien-
nent ce que je ne détaillerai point, at-
tendu que,
La plaine est chaste et le sexe est habile.
s'ils n'ont pas l'intarissable talent du
baudet, du moins ils agissent comme
lui , et ne s'amusent point à discourir !
Eli bien ! les impalpables beaux-esprits
les nomment des machines !!!
Blasphémateurs impies ! ne frémissez-
vous pas de parler avec tant d'irrévé-
rence de ceux qtii possèdent la sublime
L E C A U s E U R. 177
faculté (le créer qui vous manque ?
Celle faculté n'est-elle pas la préroga-
tive la plus éminenle ^ Fatlribut souve-
rainement caractéristique du suprême
Auteur de la nature? Créer est la tache,
la gloire et la félicité de tous ses instans !
Par d'innombrables millions de germes
il féconde la nature ! Son éternité n'est
qu'une éternelle émission de celte se-
mc^nce miraculeuse ! Elle ne cesse de
s'élancer par tous les pores de son ado-
rable substance ! Elle ne cesse de le
plonger dans cette extase ineffable de
volupté céleste qui constitue la perfec-
tion divine !
L'cire mortel, favorisé au plus liaut
degré du rare privilège de prodiguer le
principe de la création , est donc celui
qui a le plus de similitude avec Dieu....
Or le cheval, le coq , le moineau franc
et le baudet , otTrant le mieux cette
similitude , ils ont plus de part à l'es-'
sencedeDieu, que l'homme qui ne peut
aspirer qu'à la gloire de les suivre quel-
quefois de très-loin.
78 LECAUSEUR.
Si l'importance de mon sujet ne m'a-
vait pas déjà fait de'passer peut-être de
justes bornes , je prouverais aussi que
l'esprit des botes vaut celui de l'homme
quand elles ne dédaignent pas de faire
usage de cette futile qualité'. Je pourrais
m'appuyer sur l'exemple de celles qui
apprennent fort bien à parler, tandis
que riiomme n'a jamais rien compris à
l'idiome des animaux. Je dirais , les
chevaux d'Astley , de Franconi , et la
troupe de ces artistes chiens dont le père
noble a tant de dignité' ; l'amoureux ,
tant d'ame , et la jeune première, une
expression si décente. Je rappellerais
surtout ces éléphans, auxquels l'empe-
reur Domitien fit danser un ballet pour
amuser le peuple de Rome -, on verrait
comment l'un d'eux , ayant oublié quel-
ques mesures à la représentation, et en
ayant été puni, passa toute la nuit sui-
vante, seul et de son propre mouvement,
à répéter sa leçon au clair de la lune
Mais je ne tarirais pas si je prétendais
récapituler ici toutes les perfections des
L E C A U s E U R. 79
bc'tes, et je ne parviendrais encore qu'à
en donner une ftiible ide'e : vous sup-
pléerez facilement à ce que j'ai pu
omettre • je ne vois pas un seul membre
de cette illustre assemblée qui ne soit
une ferme colonne de la bêtise • per-
sonne mieux que vous ne saura donc la
défendre , la louer, et transmettre avec
unplus vif éclat sa gloire aux âges futurs^
JD y.
A geilTains nobles..
Nous voyons aujourd'hui des nobles
et des apologistes de la noblesse s'ef-
forcer de remettre à Tordre du jour des
maximes qui ne pouvaient avoir de cré-
dit que sous le régime féodal. Ils re-
grettent des privilèges qui ne renaîtront
plus ; ils sont plus royalistes que le Roi
et ne peuvent se conformer à l'esprit du
siècle. Tant pis pour eux , car il n'est
8o L E C A U s E U R.
pas en leur pouvoir de faire re'tro-
gracler les lumières. S'il se trouvait
cependantparmices messieurs quelques
hommes qui ne fussent pasincorrii^âblcs,
voici ce qu'on pourrait leur dire :
« Les nobles sont l'appui d'une mo-
narchie , parce qu'ils l'cnipechent de
dége'ne'rer en un slupide despotisme ou
en une turbulente démocratie ; parce
qu'ils y entretiennent des sentimens
géne'rcux , au culte desquels ils doivent
se vouer entièrement ^ parce que le luxe
convient à leur rang et les porto à de-
peiiser leurs revenus plutôt qu'à les
augmenter par une sordide économie.
Tous ces avantages , sans doute , soiit
précieux • mais, seuls , ils ne constituent
pas la noblesse. Dans tous les temps ,
dans tous les pays , aux yeux de tous
les hommes, celui-là est véritablement
noble , décoré ou non , s'il a exposé sa
vie et répandu son sang pour la défense
et l'honneur de sa patrie , ou s'il en fait
la gloire pendantlapaix , par ses vertus
ou par ses talens.
tEOAUSEUR. 8l
^ ous demanderez peut-être ce que
j'entends par patrie ? je vous re'pondrai ;
la patrie est dans le roi qui nous gou-
verne , les lois qui nous protègent , et
le territoire qui nous a vu naître. Pour
un esprit éclaire, pour un cœur droit^
ces trois choses sont inséparables. '
Aussi (que cela soit dit sans en ofFen-'
ser d'autres que ceux qui méritent de
l'être ) je me défie des nobles qui ai-
ment le Roi plus que les lois et la France ;
ils ont trop l'air de ne l'aimer que pour
eux , et , dans des temps difTiciles , avec
leur amitié ils pourraient bien devenir
nos ennemis et appeler honneur ce que
d'autres appelleraient Le désir de
ne rien dire de trop désobligeant re-
tient ma plume.
Guerriers qui , sous nos rois , avez
donné un si beau lustre à la monarchie
que vous défendiez, vous êtes vérita-
ment nobles. Vous Têtes aussi, vertueux
magistrats, ministres intègres , admi-
nistrateurs laborieux, célèbres écrivains
qui par vos travaux avez contribué à
4*
Sa I É C A u s E U R.
la gloire nationale. B fut un temps où
on ne vous décorait ni d'une croix , ni
d'un titre ; en avez-voiis été' moins
4^rands?La plupart de ces barons, de
ces comtes , de ces marquis sont morts
inconnus ^ vos noms restent seuls ; on
les cite avec orgueil. Que pouviez-vous
désirer davantage ?
Vous êtes nobles aussi , braves gardi s-
du-corps , généreux soldats qui, dans
les journées des 5 et 6 octobre , et du
1 o août , avez fait un rempart de votre
corps à votre roi. Vous n'avez pu le
sauver, mais du moins vous n'avez pas
lui devant le danger^ et le dévouement
de pbisieurs d'entre vous a ouvert pour
eux l'immortalité. En servant ainsi le
monarque ^ vous avez servi la patrie ;
c'est avez respect, avec admiration que
nousvous voyons décorés de cette croix
quj rappelle vos services et le nom chéri
de Louis : gloire vous soit rendue, vous
serez parmi nous placés au premier rang!
A]>rcs la mort de notre inlortuné
DT-Oûarquc , notre belle Friiace lut luur-
lEOAtrSEUR. 85
ïïienlee par des troubles cruels, opprimée
par le crime et couverte de deuil : ceux
qui s'emparèrent des rênes du gouver-
nement firent partout régner la terreur :
l'arme'e seule sauva la patrie,, c'est-à-dire
nos lois et notre territoire. Braves guer-
riers , vous avez dissipé toutes les coa-
litions ; les nations ont tremblé devant
TOUS; ^otre gloire est immense, elle
s'étend sur presque toute la terre. De
conquérans vous êtes devenus de mal-
heureux prisonniers , mais cette gloire
si bien acquise n'en a reçu aucune at-
teinte ; si le territoire de la patrie a
été souillé , c'est parce que les élémens
avaient encliaîné votre courage. "S ous
qui avez fait tant de prodiges de valeur
pour illustrer Ij nom français, vous êtes
véritablement nobles ,• eu signe de re-
connaissance , nous attachons sur votre
cœur cette décoration qui nous rappelle
votre biavoure ; on y a tracé les mots
honneur et patrie , si chers à tous les
cœurs français : vous avez prouvé que
vous connaissiez \honueuT% mais n'ou-
84 L E C A TJ s E U K.
Liiez jamais ce que nous avons dit plus
haut que la patrie se compose du Roi
qui nous gouverne , des lois qui nous
prote'gent ^ et du pajs qui nous a vu
naître.
11 est impossible que les plus belles
institutions ne se ressentent pas de la
corruption humaine ; ainsi , dans l'état
actuel des socie'te's, parmi les nobl s ,
il y en a qui ne le sont que de nom ;
tandis que parmi les citoyens qui ne
possèdent ni titres , ni décorations , ni
honneurs^ on en voit de vraiment nobles.
Pour se faire une juste idée de la
noblesse , il faut la diviser en noblesse
acquise ^ reçue et méritée.
On se procure la première avec de la
fortune et quelquefois par des bassesses j
On reçoit la seconde de ses ancêtres :
c'est un avertissement pour devenir ce
que l'on devient rarement 3
La troisième se forme, comme on l'a
vu, par les services rendus à la patrie.
Celle-là , aux yeux de Thomme qui
pense ^ est la seule utile ; la seule qui
.LECAUSEtrïl. 85
mc-iite nos hommages , et consc'quem-
nicnt la plus pure.
Mais compatissons aux faiblesses îm-
maines , laissons les deux autres classes
de noblesse figurer et faire nombre : si
elles cherchent à se distinguer par un
insultant mépris, nous leur répondroiis
par le mépris • si elles s'oublient sotte-
ment, la Charte est là, elle nous pro-
tège , et voilà pourquoi nous la chéris-
sons autant que le monarque qui nous
l'a donnée.
Véridicus.
fVVWWWV/VVWWWWXA VV\'VV%\^'VVV\'VVVVVVVV\'V\'^'VV\IVVVVVVV^'VV\W' V\'^iW
L'ORMEAU,
ou
LE SULLY DES BORDS DE LA SEINE.
Sur la rive droite de la Seine , non
loin du village de Clichy , s'élevait avec
orgueil un bel ormeau; planté par SuUj,
la reconnaissance lui avait donné le
86 L Ë C A U s E U R.
nom de ce digne ministre. Heureuse
immortalité obtenue par des bienfaits!
Douce récompense des services rendus
à laî^rirulture par l'ami du bon Henri!
11 n'est pas abattu , mais il est horri-
blement mutilé, cet arbre majestueux,
qui a vu les générations s'écouler avec
respect devant lui, comme l'onde pai-
sible qui l'arrose. Il lui reste encore
plus do racines que de brandies et de
rameaux. Ces racines , presque aussi
grosses que le tronc qu'elles soutiennent
depuis plus de deux siècles , sortent de
terre et s'étendent horizontalement à sa
surface. Elles offrent des bancs naturels
et commodes op. viennent se reposer les
promeneurs qui , désirant traverser le
fleuve, attendent presque toujours le
bateau qui doit les porter sur l'autre rive.
J'aime à me rendre sur ce rivage de la
Seine , parce qu'il est toujours animé.
Je m'échappe de Paris par la barrière
de Courcelles, ouverte uniquement pour
les gens à pied. Je traverse une vaste
plaine d'une culture variée, et je viens
L E C A tJ s E U R. 8y
m'asseoir, dans la belle saison^ sur les
bancs du Sully.
Un jour du mois de septembre der-
nier, Je m'y reposais avec beaucoup de
monde : il y avait des bommes et des
femmes de Colombe et de Gennevilliers ,
deux villages très-connus à la balle de
Paris , dont ils sont les principaux
pourvoyeurs, il y en avait aussi de la
petite ville d'Argenteuil , également
connue par ses vins, rivaux de ceux de
Surène , et par ses figues , dont les
Provençaux qui babitent Paris se gar-
dent bien de goûter. De ce groupe in-
téressant sortit un orateur ou plutôt un
bistorion • pendant que nous attendions
le bateau , il nous parla ainsi de l'ormeau
sous lequel nous nous reposions,
{( 11 y a trente ans que cet ormeau
était en grand honneur parmi nous et
attirait les babitans des villages voi-
sins; sous son ombrage on venait danser
et se livrer à d'aimables jeux. On dan-
sait aussi sur l'autre rive, et les danseurs
elles ménétriers qui se voyaient et s'en-
88 lecauseur.
Icudaient , faisaient assaut de gaîte et
de talent. Des cris de joie et de bonheur
traversaient le fleuve , et devaient faire
tressaillir les ombres fortunées de Sully
et de Henri. Que d'amours de'clarésl
que de mariages conclus î que d'aima-
bles rencontres ! que de secrets con-
fiés à l'ombre du Sully !
Pendant la révolution cet arbre cLéri
fut abandonné, mais toujours on le res-
pecta. Il avait échappé aux ravages de
l'invasion de i8i4 j tous les soldats de
l'Europe , ayant à leur tête leurs empe-
reurs et leurs rois , avaient passé devant
lui avec un sentiment de respect et
d'admiration. Depuis cette époque, sa
végétation reprenait la vigueur du pre-
mier âge; les danses recommençaient
sous l'ombrage , lorsqu'au mois de juil-
let i8i5, les armées françaises et étran-
gères, ramenées sur les deux rives delà
Seine, vinrent poser leurs tentes autour
de l'ormeau, et ne respectèrent plus sa
vieillesse. Un jour, une batterie volante
est placée daiis la pluiue , elle menace le
L E C A U s É U R. B9
pont de Neuillj. Pour la rendre plus
mourlricre on veut la masquer^ et aus-
sitôt le pauve Sullj est entoure de sa-
peurs; ses branches tombent sous les
lia élus de Mars, et sont transportées à
la batterie qu'elles couvrent à regret de
leur feuillage.
A cet endroit du récit ^ la nacelle ar-
rive, nous y entrons tous. Contre les
sages reglemens de police nous y e'iious
plus de quinze ,• mais nous avions un
batelier jeune et vigoureux , et d'ail-
leurs, la rivière était tranquille comme
un beau jour d'automne. JNous abordâ-
mes heureusement. Pendant la traver-
sée , l'histoire de l'ormeau n'avait pas
été interrompue. « 11 est dépouillé ,
notre bon Sullj , nous disait l'histo-
rien. Jl ressemble à un mât de vais-
seau qui a essuyé une forte tempête;
mais ses branches et ses rameaux renaî-
tront, et nos enfans danseront encore
sous son ombrage. Dans le triste état où
on l'a réduit , il est encore utile , il sert
comme de boussole aux bateliers qui ,
go LECAUSEUn.
sans ce guide, se laisseraient entraîner
par le torrent et dépasseraient le port.
11 sert à marquer la hauteur de la rivière,*
il porte le tarif du passage toujours ef-
face' par une main intéressée. Son tronc
offre encore un abri contre les grands
vents qui s'élèvent souvent sur les bords
de la Seine. » Ici se termina le récit.
Celui qui. nous l'avait fait nous quitta
pour prendre une autre route.
Je m'égarai sur ces préis fleuris, si
heureusement cliantés par madame Des-
houlières. Je rêvai à Tormeau, au vé-
nérable Sully : sa prospérité passée , son
infortune présente m'intéressaient d'au-
tant plus que je reconnaissais la France
dans ces deux états, et que je comparais
cet arbre a notre patrie. Comme lui ,
elle était , il yatrente ans,heureuse, puis-
sante et chérie. Comme lui, elle est au-
jourd'hui souffrante et affaiblie. Le même
événement , la même cause qui ont
dépouilh' Vormeau et qui a arrêté sa
superbe végéUition , a enlevé nos res-
sources et éloigné notre prospérité;
L E C ATI s E U n. §1
mais la France oHre les mêmes espé-
rances que le Sully. S'il se couvre de
feuillage, s'il voit encore les danses et
les jeux champêtres, la France aussi
reprendra sa première vigueur et l'at-
litude qui lui convient. Uu bon roi, un
sage gouvernement lui rendront la force
et la santé' qu'une terre fertile et une
bonne culture doivent rendre à l'or-
meau. Dieu qui protège la France nous
a rendu les petits-fds da bon Henri.
Puisse-t-il, à chacun de leur règne^ ac-
corder un Sully !
M. DE REBOUL BERVILE.
/W\Af\^/\AAA/V\'VV>\\A\\rt'VV\'V\'\'VV\'VV\'VV\VV\'V\A/VXA'VVVVV\VV\' A*'VV*'W\\I\W%
LES RÉGICIDES ANGLAIS
ET
LES RÉGICIDES FRANÇAIS.
A la fin du dix - septième siècle ,
le gouvernement Britannique demanda
aux autres gouvernemens de l'Europe,
de ne point donner asile aux juges de
92 LÈCAÛSEtin.
Cliarlcs I". Le i8 mars 1793^ le même
gouvernement fit une demande sem-
blable aux états géne'raux de Hollande ^
contre tous les individus qui avaient
contribué , directement ou indirecte-
ment , à la mort de Louis XVL L'en-
voyé extraordinaire de l'empereur d'Al-
lemagne se joignit au lord Aukland
pour celte demande. La pièce qui la
contient et la réponse des états géné-
raux sont deux monumens historiques
peu connus -, en les plaçant ici nous
croyons faire une chose agréable à nos
lecteurs.
Mémoire de milord Aukland, ainbas-
sadcur britannique et du comte de
Stharenibcrg , ençoyé extraordinnire
de V empereur, présenté aux états
généraux.
Hauts et pui.ssans seigneurs,
11 est connu que vers la fin du mois de
septend^re de l'année dernière, Sa Ma-
LECAUSEtJR. 95
jestë Britannique et \ os liantes-Puis-
sances ont donné, de concert , l'assu-
rance solennelle que , dans le cas où le
dani^er imminent qui menaçait dès-lors
les jours de Leurs ^Jajeslés très-chrétien-
nes et de leur famille se réalisât, Sa Ma-
jesté et Leurs Hautes-Puissances ne man-
queraient pas de prendre les mesures
les plus elFicaces pour empêcher que
les personnes qui se seraient rendues
coupables d'un crime aussi atroce, ne
trouvassent aucun asile dans leurs états
respectifs.
Cet événement, qu'on pressentait avec
horreur, a eu lieu, et la vengeance di-
vine paraît ne s'être pas long-temps fait
attendre : quelques-uns de ces détes-
tables régicides sont déjà dans le cas de
pouvoir être soumis au glaive de la loi ;
les autres sont encore au milieu du peu-
ple qu'ils ont plongé dans un abîme de
maux, et auquel la famine, l'anarchie
et la guerre civile préparent de nouvelles
calamités . Enfin, tout ce que nous voyons
arriver coujcourt à nous faire regarder
g4 1 s c A. u s E U R.
comme prochaine la fin de ces malheu-
reux, dont Ja démence et les atrocite's
ont pe'ne'tré d'épouvante et d'indigna-
tion tous ceux qui tiennent aux prin-
cipes de la religion , de la morale et de
l'humanité.
Ln conséquence , les soussignés sou-
mettent au jugement éclairé et à la sa-
gesse de Leurs Hautes-Puissances , la
question de savoir si elles ne trouve-
raient pas convenahle d'employer tous
les moyens qui sont en leur pouvoir,
pour détendre l'entrée de leurs états en
Kurope , et de leurs colonies , à tous
ceux des membres de la soi-disant Con-
vention nationale , ou du prétendu
Conseil exécutif, qui ont pris part, direc-
tement ou indirectement, audit crime,
et s'ils étaient découverts et arrêtés , de
les faire Uvrcr entre les mains de la jus-
tice pour servir de leçon et d'exemple
au genre humain.
Fait à La Haye , ce 1 8 mars i ygî»
lECAUSEUR. 95
Réponse de leurs Hautes-Puissances les
Ktats généraux , au mémoire de mi-
lord Aukloiid , ambassadeur Bri-
tannique et du comte de Stharem-
l)erg,en\oyé extraordinaire deV empe-
reur, en date du 5 avril 1793.
Leurs Hautes-Puissances se rappellent
Irès-bien la d eclaralion solennelle qu'elles
ont donnée, au mois de septembre de
l'anne'e dernière, en réponse à une re'-
quisition de M. le comte de Slliarem-
berg, relativement à ceux qui pour-
raient se rendre coupables du plus grand
des crimes à l'égard de Sa Majesté très-
chrétienne ou de safamille royale ^ elles
ont partagé depuis, avec toutes les âmes
honnêtes, le sentiment général et pro-
fond d'épouvante et d'indignation, que
l'horrible événement qui a eu lieu en
France , a répandu dans toute l'Europe,
et elles sont aussi déterminées que ja-
mais à tenir la main à l'exécution des
mesures qu'elles ont alors arrêtées.
Ç)6 LECAUSEUR.
Les étals généraux sont d'autant plus
persuadés de la nécessité qui existe, dans
tout étiit bien ré,qlé', de s'opposer clli-
caccment à l'audace de ceux qui cher-
client à détruire le bonheur des sociétés
civiles, en rompant tous les liens d'une
iiisle subordinalioaà l'autorilé légitime
d'un gouvernement établi, que cette
république a appiis à connaître par sa
propre expérience , les suites perni-
cieuses d'un aussi criminel projet.
Effectivement, il est notoire aujour-
d'hui qu'un petit nombre d'iiabitans
^nii[4vés de ces provinces, usurpant le
nom et les droits de la souveraineté,
n'ont pa.s craint d'attaquer leur patrie
les armes à la main , et de menacer pu-
bllqnement de la mort les membres du
gouvernement léglllme et tous ceux qui
étaient employés à la défense de l'état,
au cas qu'ils ii^ abandonnassent j)as
leurs postes ; et quoique ces actes de
rébellion ne soient pas comparables, ni
dans leur nature ni dans leurs suites, aux
forCaits qui ont été commis en France,
î. E C A U s E U R. 97
ils tirent cependant leur origine des
mêmes causes...
En conséquence, les états généraux
attendent de l'équité et de la justice de
tous les goiuememcjis de lIluTopc et ,
en particulier, de leurs ma/estes l'em-
pereur et le roi de la Grande-Bretagne,
qu'ils voudront bien ne pas accorder
d asile dans leurs états , à ceux qui se
sont permis des attentats aussi énormes
contre le gouvernement de cette repu-
blique, et qui ^ par àes proclamations
et des manifestes si gîiés par eux, ont
dérobé leur nom à l'oubli qui aurait
t'té leur partage; mais, au contraire,
que s'ils étaient découverts, ils seront
arrêtés pour pouvoir être poursuivis en
justice d'après la sévérité des lois.
J. D V.
t.
98 LECAUSEUR.
(vv\^/v^\v\^/v\<vv«<vv\^/vvvvvvv\\%^vv«lvv',<vv\'vv«vvvvv\^'vvvv^vv\vvvlvvkv^^^
L'INFLUENCE DES MOEURS
SUR
LES SPECTACLES.
Depuis les informes essais de Thes-
pis , si lieureusement agrandis et ren-
dus réguliers par Eschilc, Sophocle et
JEuripidc, jusqu'aux productions qui
honorent la scène française , il est im-
possible de we pas voir l'empreinte du
goût de cliaque siècle j aussi peut-on
juger tous les siècles par leurs spec-
tacles.
Les Romains voulaient voir couler
du sang ; leurs cirques e'taient remplis
d'une foule barbare qui souriait aux
coups terribles des gladiateurs , et com-
templait^ sans frémir, des hommes dé-
chirés par des bêtes féroces. Les Grecs,
polis par les beaux arts , dont la douce
influence égalait celle d'un sol fertile et
L E C A U s E U R. fjC)
d'un climat pur et tempéré^ avaient des
mœurs plus douces : ils se pldreiit à des
représentations qui charmaient les yeux
et parlaient au cœur sans en blesser la
sensibilité'. Leur esprit railleur inventa
le jçcure satirique , et ils n'épargnèrent
ni les sages , ni les rois , ni même les
Dieux. Cette licence était naturelle dans
une république, et le peuple se vengeait^
en les jouant, de ceux qui lui faisaient
sentir leur pouvoir.
Les pieuses farces des pèlerins, jouées
sur des tréteaux^ à la porte des églises
de Fi ance , charmèrent aussi nos dévots
aïeux- elles peignent bien ces siècles
abâtardis par le joug de lignorance et
de la superstition. Quelle distance entre
ces momeries où paraissaient les saints ,
les diables et Dieu lui-même ; et les
chefs-d'œuvre de Corneille! L'esprit
chevaleresque du siècle de Henri 1\' et
de Louis XUI est peint dignement par
le père de la tragédie Française. La
galanterie de la cour de Louis XI\' res-^
pire dans les vers gracieux de Racine;
100 LE CAUSEUR.
et la mesquinerie du siècle de Louis XV
se trouve dans les vers sucres de Dorât
et dans la prose maniére'e de Marivaux.
Si ces deux auteurs font époque par
leur peu de naturel et leur afféterie, ce
n'est point à leur genre de talent qu'il
faut s'en prendre^ mais au siècle où
ils ont écrit. Les paniers et les corps
busqués des femmes , leurs coiffures ,
aussi roidcs que leurs manières , les cos-
tumes pinces des hommes étaient la
mesure du goût de ce temps. Les so-
ciétés étaient, comme les habits, uu
diminutif du siècle précédent.
Passons sous silence l'intervalle où
nos théâtres ressemblaient aux cirques
des Romains, et nous voilà de Thes-
pis arrivés à Binnet et à Potier. Le
théâtre des Variétés , ceux des bou-
levards attirent la foule. Ne pourrait-on
pas juger par là de l'esprit de notre
siècle. Il est tout spéculateur : il n'y a
plus de mœurs à peindre, parce qu'il
n'y a plus de société. Les cercles sont
un mélange de toutes les classes, les
LE CAUSEUR. lOl
états ne forment plus de corps à part^
ils n'ont plus de costumes particuliers.
Le médecin qui jadis se reconnais-
sait à son habit noir^ à sa grande per-
ruque, à sa démarche grave, maintenant
légèrement couvert d'un frac et coiffé
à la Titus , papillonne dans un cercle ;
le président et le notaire n'ont plus de
robes j le bourgeois est mis comme le
financier, et celui-ci , comme l'homme
d'état. Nécessairement cette confusion
de rangs, cette uniformité de costumes
nuisent au prestige théâtral ; et Picard,
le peintre le plus lidèle de nos mœurs
actuelles, n'a pu éviter une certaine
monotonie qu'entraîne ce défaut de va-
riété dans les habits et le langage.
Après avoir perdu une grande res-
source comique dans ces traits caracté-
ristiques de chaque état, les auteurs ont
été obligés de se vouer à l'exagération ,
la charge ou le genre intrigué. Serait-il
possible de réussir aujourd'hui sans
employer ces ressources? c'est ce que je
vais examiner.
102 L E C A U S E U R.
Les auteurs dramatiques se plaignent
qu'il n'y a plus de caractères à peindre ;
que leurs prédécesseurs ont moissonné
ce vaste champ • qu'à peine y reste-t-il
a glaner. Les peintres se plaignent-ils
qu'il n'y a plus de sujets de tableaux?
La nature n'est-elle pas toujours variée,
toujours nouvelle ? Le mémo site ne
peut- il pas être vu sous vingt aspects
différens? Le cœur de l'iiomme n'a-t-il
pas des replis innombrables que l'on
peut scruter , qui offrent des sujets de
recherches et de méditations au phi-
losophe et au poète , et par conséquent
à l'auteur dramatique, qui doit être
tout à-la-fois et poète et philosophe.
Les situations de la vie sont diver-
sifiées par tant de circonstances , que le
même caractère peut prendre un as-
pect de nouveauté. Le Misantlirope , le
Glorieux sont peints d'après les mœurs
du siècle où l'on a tracé ces chefs-d'œu-
vre j ils seraient bien différens dans le
noire : les lois, les usages, la société
n étant plus les mêmes, l'un mettrait
LE CAUSEUR. 10:>
saj^loire à d'autres hochets, l'autre fron-
derait d'autres abus, et blâmerait d'au-
tres travers. Fabre d'Eglantine a senti
quelle vaste carrière lui offrait cette
ide'e, et sa suite du Misanthrope est
digne du succès qu'elle a obtenu. Je ne
pre'tends pas pour cela que l'on refasse
nos chefs-d'œuvres dramatiques • qui
pourrait les refaire? Je ne crois pas non
plus qu'il faille se borner à faire des
suites aux pièces du siècle dernier ;
mais je crois que tous les caractères
connus et leurs nuances, place's dans
des situations qui peignent bien la so-
ciété actuelle , offrent encore de gran-
des ressources au peintre de mœurs et
à l'auteur comique.
La grande quantité de pièces de
théâtre que l'on a faites dans un temps
où nous avions vingt salles de spectacle
à Paris , ne peut pas avoir épuisé les au-
teurs. On n'y représentait , la plupart
du temps, que d'informes essais, in-
dignes du nom de comédies. Ni les mé-
lodrames, ni les vaudevilles n'ont épuisé
104 LE CAUSEUR.
la mine comique ; les e'iémens de saccés
des uns sont les surprises, les évène-
niens surnaturels • les autres réussissent
par un dialogue piquant, des couplets
faciles, satiriques • à peine, en dix vau-
devilles trouve-t-on une vraie scène de
come'die. Les auteurs ont donc untort^
c'est de viser à l'effet , de gâter le goût
du public en l'habituant au clinquant ,
et de n'étudier ni les hommes ni les
mœurs? Un jeune homme de vingt ans
fait un ouvrage dramatique : où a-t-iï
vu le monde ? que va-t-il peindre ?
Peut -il juger par expérience ou par
comparaison? sait-il ce qui est bon
ou mauvais ? peut-être saisira-t-il un
ridicule ; peut-être aussi en prendra-t-il
un pour une grâce, et un usage qu'il
ne connaît pas , pour une inconvenance.
Il est mallieureux qu'un auteur dra-
matique fasse son métier de cet art utile
et trop peu honoré de nos jours. Il se
presse, il esquisse au heu de finir ses
ouvrages. De là vient la grande quan-
tité de pièces médiocres. On dit que le
1 E CAUSEUR- Io5
public aime la nouveauté ? Il aimera
mieux sans doute voir deux fois une
bonne pièce nouvelle , que toutes ces
premières représentations d'ouvrages
nuls. Si les auteurs e'taient plus ama-
teurs de la gloire que de l'argent^ ils fe-
raient moins d'ouvrages et j mettraient
plus de temps; le public y gagnerait,
et eux-mêmes s'en trouveraient bien.
T. D,
LES PIÈCES-ANECDOTES,
Ce siècle a vu naître un genre de piè-
ces de tbe'âtre que l'on a nommées piè-
ces anecdotes. Le Vaudeville a donné
l'éveil. Piron avec ses amis était tout
tracé dans le discours préliminaire des
Annales poétiques , et son succès encou-
ragea les auteurs du Mariage de Scarron :
mais quelle foule de comédies et de vau-
devilles-anecdotes suivit ces deux pre-
mières ! cette ressource devint celle des
5*
10(7 L E C AU s E U R.
auteurs qui nVn avaient pas. Ne sachant
point l'aire de comédies , ils mettaient
on scène les gens qui en avaient fait de
bonnes, et faisaient applaudir leurs
noms et le souvenir de leurs ouvra'jfcs.
Ce succès facile encouragea la médio-
crité , on vit au théâtre pleuvoir des
grands hommes et souvent de fort pe-
tits. Il suffisait qu'une personne eût fait
imprimer quelques lignes, pour que
ceux qui n'avaient rien fait imprimer,
lui fissent une apothéose. L'épidémie
gagna les grands théâtres, et la scène
française a vu réussir Bnif^ys et Pala-
prat , et tomber le bon La Fontaine.
Que Ton se soit emparé des gens dont
les noms pouvaient piquer la curiosité,
exciter l'intérêt^ oudeceuxdontlavie of-
frait des particularités singulières , rien
de plus naturel ,• mais à force de feuil-
leter le dictionnaire histori(jue, on l'eut
bientôt épuisé ; après Molière , Soi-
leaii , Kacine , Santeiiil^ Ninon , Chnu-
lieu , Maître Adam , on vit arriver cet te
foule de noms inconnus ^ ou du moins
L K C A U S E U R. JOy
qni doivent bientôt grossir les ondes
du Léthé. Le froid Dorât , le pincé
MaiiçauXy le doucereux FLor'imi , et
le léger Bercjuin parurent à la file.
Leur e'sprit a\ait fait sourire quelques
sociétés ', il n'a pu cependant résister à
un demi-siècle : jugez quel intérêt pou-
vait prendre le public de nos jours au
succès de quelques madrigaux oubliés ,
et de quelques scènes où le sentiment
rivalise avec la métaphysique. L'esprit
des auteurs du jour donna pourtant à
ces ouvrages une existence éphémère ;
mais une foule à^ apprentis se mit à tra-
vaillerles grands hommes, et St.-Eçre-
mont fut exhumé pour remourir le soir
même. Collé , qui a fait deux pièces
de théâtre , est venu débiter sur la
scène une prose telle que de sa vie
il n'en prononça. 11 suffit qu'un homme
ait fait un couplet , peut-être un dis-
tique , pour qu'il ne soit pas incertain
de se voir un jour immortalisé ou ex-
humé de nouveau par les chansonniers
modernes. J'ai dit chansonniers et noo
I08 LE C AU s È ti E.
pas auteurs ; car on doit mettre une
grande difTérence entre ceux qui font
des scènes et ceux qui font des couplets -
entre ceux qui font des jeux de mots et
ceux qui ont des idées j entre ceux qui
conçoivent un canevas dramatique et
ceux qui le brodent ,• entre ceux
enfin qui dessinent et qui peignent , et
ceux qui vernissent les tableaux.
Cette digression m'a éloigne' de mou
«ujet • j'y reviens.
11 faut convenir que les noms des gens
célèbres frappent plus agréablement nos
oreilkîs que ceux de Damis et de Cléon,
Un trait plaisant de Dorninitjue ou de
Babelois nous flatte plus qu'une ruse
de Crispin; un beau trait rie Malherbe
dit plus à nos cœurs qu'une belle ac-
tion prêtée par un poète à un Dorante,
Les portraits de T^oltaire ou de Rous-
seau seront toujours recliercbés des
amateurs de la pliilosoplîie et des amis de
b» natvire. IMais, quand j'entendrai T^en-
dônie ou Catlnat chanter des Ponts-
neufs • quand Richelieu et le grand Cor-
W^///^ viendront débiter des vers
(Quels vers il faut pour faire parler
dignement Corneille!) , je m'écrierai :
faites donc des comédies, et laissez re-
poser les mânes des grands hommes ;
ne les rapetissez pas pour les mettre à
votre niveau. Le bâton de maréchal
n'est pas le hochet du vaudeville , et la
pourpre romaine ne doit pas paraître
auprès du manteau de la folie : il faut
que chaque chose soit à sa place. Ri-
chelieu peut, dans un palais, conspirer
la c^ort de Montmorency ( i ), mais
non pas marier Corneille comme un
curé de village.
La scène du vaudeville est farcie de
noms historiques. Théophile, condamné
au feu, y plaisante sur sa situation.
liawater y devine qu'une demoiselle
enceinte a été séduite j et Young / le
moraliste anglais , le funèbre Young ,
y chante des refrains consacrés par les
apôtres de Momus. Cette rage d'anec-
(i) Tragédie de M. Carion de Nysas.
ITO LE C AU S E U R.
dotes a tué l'imagination des auteurs.
Au lieu de créer des intrigues et des
scènes nouvelles , ils ont décoré de noms
nouveaux de vieilles scènes et de vieilles
intrigues^ ils ont fait rencontrer des
gens ([ui ne s'étaient jamais vus. Us ont
mis , comme contemporains , des per-
sonnages que plusieurs lustres ont sé-
parés. J'ai vu Lafare qui paraissait n'a-
voir que vingt ans , auprès de Chaulieu
sur le bord do sa tombe. J'ai vu ISinon
cliez madame de Sevigné. Y a-t-elle
jamais paru ? eiit-clle jamais osé y pa-
raître? Le jeune Sévigné, quelque étour-
di, quelque entraîné qu'il fut, eût-il
méprisé les convenances, manqué de
respect à sa mère , au point d'introduire
chez elle sa maîtresse ? et quelle maî-
tresse ? une courtisane ! En vain ses
qualités personnelles , les charmes de
son esprit , la bonté de son cœur , son
titre d'honnête homme (i) l'ont distin-
(i) On sait que Ninon se vantait d'eire
un fort honnête homme.
lE CAUSE un. ITÏ
gneo des femmes de son cspccc , ce n'en
était pas moins Ninon. Mais roilàjiis-
te ment comme on ecn't F histoire. Mo-
lière a cberclié des tableaux dans le cœur
humain , dans les scènes du monde ;
\oilà pourquoi il a fait des chefs-d'œu-
vre de morale et de comique j modèles
et desespoir de ses successeurs. AlccsICj
Philinte , Tartuffe , sont devenus célè-
bres. 11 n'a pas cherche des noms connus,
il a fait connaître ceux qu'il a invente's^
et ils vivront autant que le nom de
Molière.
C. D.
*iv»ivvvvv» vv\*v^AAA/vM*^lVvv\vv^'V\^lVV^'VV^/*v»'Vv^**A(vv^•vvvvvv/vv^v^^v^'VV^
LA PARODIE.
L'admira noK est un sentiment qu'iî
est difficile à l'homme de conserver long-
temps : il a besoin de s'en reposer, et
la malignité lui offre le délassement le
plus agréable. 11 est d'ailleurs dans les
113 lE CAUSEUR.
clioses les plus sérieuses un côté plai-
sant j aussitôt que nous l'apercevons
ou qu'on sait nous le montrer, nous n'en-
visageons plus l'objet que sous cette
face ; et ce qui nous a intéresse' ne sert
plus qu'à nous égaj^er. Telle est sans
douterorigine de la parodie, et la cause
du plaisir qu'elle nous procure.
Le tbéàtre grec , le plus ancien que
nous connaissions , contient les premiers
essais de ce genre. Ce ne sont pas ce-
pendant des pièces entières consacrées
à la critique d'une autre, comme parmi
nous. Aristophane , dont l'esprit caus-
tique était digne d'inventer la parodie,
si toutefois quelque comique plus an-
cien ne lui avait pas fourni des modèles
dont le temps nous a privés , Aristo-
phane suivait une autre marche. Tantôt,
au milieu d'une de ses comédies il place
ime scène parodiée de quelque tragique,
travestit ses vers , ou les applique d'une
manière burlesque ,• tantôt il consacre
une pièce entière à en parodier quel-
N lE CAUSErP,. Il3
ques autres; mais,de temps entcnips,So-
pliocle et Esclijle reçoivent aussi quel-
ques-uns de ses traits malins.
On pense bien qu'il se donnait là-
dessus toute liberté'. Ce n'était pas chez
un peuple jaloux de ses prérogatives ,
toujours disposé à abaisser ceux qui sor-
taient de la classe commune , que l'au-
teur le plus considéré eût osé prétendre
se soustraire à cette espèce de censure
publique j qui , après tout ^ n'était qu'un
ostracisme assez doux , en comparaison
de celui que l'on réservait pour les ma-
gistrats et les i;énéraux.
Nous ne voyons pas non plus que les
épigrammes d'Aristophane aient nui au
succès des tragédies critiquées. Rail-
leurs , mais sensibles au vrai beau , les
Athéniens allaient tour à tour applaudir
aux beaux vers de leurs grands poètes
tragiques, et rire à ceux de leurs meil-
leurs comiques. 11 eût été difficile de
leur persuader que l'on pouvait détruire
reffetd'un chef-d'œuvre enle parodiant,
et ils ne pensaient point que la tragédie
Il4 LE CAUSEUR.
fût une divinité dont les de'fauts même
dussent être encense's.
Quant aux Romains, sans doute la
parodie e'tait certaine de son succès
chez un peuple qui voulait que les hon-
neurs même qu'ils rendaient aux triom-
phateurs , fussent balance's par des cri-
tiques malignes de leurs exploits,- mais
n'ayant point eu de tragédie ( car à
peine peut-on qualifier de ce nom les
déclamations {Mnphali(j[ues de Sénèque) ,
ils n'ont pu , par la môme raison , ac-
climater chez eux cette mordante com-
pagne qui s'al!;!che à ses pas, et, à
l'exemple de beaucoup de monde , dit le
plus de mal de ceux à qui elle doit le plus.
Mais c'était chez le Français , qui ,
« Né malin , créa le Vaudeville ,. »
que la tragédie devait recevoir tout le
perfectionnement dont elle était suscej»-
tible , et devenir, en quelque façon,
une dixième Muse destinée à réveiikr
les autres par ses espiègleries. Ce n'est
pas qu'elle n'ait eu à soutenir de rudes
LE CAUSE U R. Il5
combats contre l'amoiir-propre de cer-
tains auteurs qui auraient bien voulu la
faire considérer comme atteinte de cri-
me de lèse-majesté tra£;iqut\ 11 m'est pé-
nible d'avouer que Voltaire lui-même
descendit jusqu'à ces misérables craintes
de la vanité ; qu'il cliercliait à armer
les puissances contre une plaisanterie ;
qu'il voulait intéresser l'autorité royale
àempécber la représentation à\4lzirelie
ou de telle autre pièce, en mettant en
avant son titre de "entilbomme de la
cbambre, qui lui semblait avili par
quelques traits lancés sur ses ouvrages.
Il aurait eu sans doute de la peine à
concilier ces craintes cliimériques d'ua
bon mot, avec la liberté qu'il se donnait
de répandre à pleines mains le sel du
ridicule sur les ouvrages de s(?s adver-
saires , et mémo quelquefois sur leurs
personnes ; mais telles sont les contra-
dictions de la vanité bumaine , telle est
la susceptibilité du génie ! Ne savons-
nous pas que Racine convenait que la
plus mauvaise critique de ses pièces lui
Il6 LECAUSEUR-
avait causé plus de peine que les ap-
plaudissemens de la cour et du public
ne lui avaient jamais fait de plaisir ?
N'eut-il pas la faiblesse de s'affecter de
la rime indécente qu'Arlequin avait ac-
colée au nom de Bérénice , et de fiiire à
cette sottise l'honneur d'en craindre
l'effet , comme d'une épigramme.
Revenons à la parodie. Elle était trop
dans le caractère français pour ne pas
triompher des obstacles que l'on cher-
chait à lui susciter. Une interdiction
momentanée , que des amours-propres
irrités ne purent prolonger autant
qu'il leur aurait convenu, est le seul
échec qu'elle ait souffert depuis qu'on
l'a introduite sur nos théâtres ; elle s'en
est relevée avec gloire, et son empire
paraît affermi plus solidement que ja-
mais.
On sait assez généralement que Domi-
nique et Romagnési furent les premiers
disciples de la parodie , et c^v^ Agnès de
ChaUlot est encore aujourd'hui citée
comme un des modèles de ce genre. Le»
LECAUSEUR. \ 1<J
foires Saint- Laurent et Saint -Germain
en virent éclorc plusieurs autres clignes
de la gaîté française. Le théâtre^ impro-
prement nommé Italien, réunit ensuite
la parodie à ses attributions. Parisau,
homme de talent, \ictime de la tour-
mente révolutionnaire, réussit plusieurs
fois dans cette espèce d'ouvrage, et la
T^eiue de Cancale , surtout , lui valut
une réputation. JN'oublions pas non plus
ces fameuses Rêçeries , ou le fil du cou-
plet s'allie si heureusement à la malice
de la parodie.
C'était le présage assuré de ses triom-
phes sur un théâtre consacré au vaude-
ville. Un auteur avait prétendu marier
à la morale cet espiègle *nfant; son
union avec la parodie est, je crois ^ plus
avérée et plus universellement connue.
Parmi les nombreux rejetons qu'elle a
produits, on distinguera toujours sans
doute AT'lequin cniello , Ahuzard et la
Marchande de Modes.
Ce dernier ouvrage offrit une nou-«
veauté piquante^ et qui doit faire époque
Il8 LECAUSEUR.
dans riiistoire de la parodie : un au-
teur se plaisantant lui - même , et fai-
sant, de bonne foi et sans me'nagement ,
la part de la critique. C'est sans doute
la meilleure réponse à ceux qui ont
voulu représenter la parodie comme
dangereuse pour les ouvrages sérieux,
puisque la P^esiaîe n'a rien souffert des
traits malins que son auteur s'est lancés
à lui-même.
Ou est porté à chercher querelle aux
railleurs^ et ne pouvant convaincre la
parodie d'être dangereuse , on a tenté
de diminuer son mérite , en assurant que
ce genre était le plus aisé de tous , que
la méchanceté pouvait amuser , même
sans le seco^irs de la gaîté et de l'esprit.
Il est facile de répondre à cette asser-
tion , en nioutrant que , sur la foule des
parodies jouées depuis un siècle , un très-
petit nombre sont restées , soit au théâ-
tre , soit dans notre mémoire , quoique
la plupart des ouvrages pai'odiés aient
eu cet avantage. Nous-mêmes avons été
témoins des chutes midtiphées qu'ont
LECAUSEUR. lig
éprouvées plusieurs de ces pièces, quoi-
que ce De fût pas la mécliaucete' qui leur
manquât.
Un tort plus réel que l'on pourrait
trouver à la parodie ^ c'est de s'exercer
sur trop de sujets indistinctement, et de
combattre souvent des ennemis trop vul-
gaires. Elle devrait songer que les ma-
lignes e'pigrammes ne doivent être que
des compensations des applaudissemens
publics , et se comparer à ces soldats
dont j'ai parle' plus haut, qui ne s'atta-
chaient qu'au cliar des grands capitaines.
JXous avons vu parodier des ouvrages
ignore's , et présenter ainsi aux specta-
teurs de véritables énigmes. La tragédie
et le grand opéra n'ont pas semblé non
plus à nos parodistes un champ assez
vaste : ils ont étendu leurs critiques à la
comédie , et ils en sont venus jusqu'au
vaudeville et au mélodrame • il ne faut
pas désespérer qu'on ne finisse par paro-
dier des parodies.
On peut aussi reprocher à ceux qui
suivent aujourd'hui cette carrière, de
120 L E C AUS E U R.
faire plutôt des travestissemens que des
parodies , en suivant trop servilement
pas à pas l'ouvrage critiqué. Ce n'est
pas ainsi que les fondateurs de ce genre
l'avaient lait chérir d'une nation spiri-
tuelle et maligne. Je me rappelle entre
autres une de leurs parodies qui présen-
tait beaucoup d'originalité. Les person-
nages en étaient les cinq actes d'une
tragédie nouvelle. Le premier,surcliargé
d'expositions et de détails , était figuré
par un liomme excessivement replet : le
second acte ^ un peu court et étiqué ,
par un autre fort maigre -, et ainsi de
suite. Le plus plaisant était le dernier
acte , qui , mal conçu et terminant pé-
niblement l'action , était attiré de force
sur la scène parle quatrième^ et tombait
en se débattant. Voilà sans doute une
parodie d'un genre neuf et un exemple
pour nos auteurs : car si nous aimons
assez la malice, la nouveauté est encore
plus sure de nous plaire.
T.
■L E CAU S E U R. 121
LES FAIMILLES COMIQUES >
DU
THÉÂTRE DES VARIÉTÉS.
L'autre siècle vit ses ihe'âtres pleins
de Crispiii , de Frontin^ de Lafleur , et
de Picard. Ces valets , employés dans
toutes les pièces , avaient toujours plus
d'esprit que leurs maîtres , plus d'intri-
gue que leurs maîtresses • avec des saillies
et des tours pleins d'esprit, ils parve-
naient toujours à tromper les Orgon
les Oronte , et tous ces pères, tuteurs et
oncles de comédie qui finissent par ma-
rier leurs adroites pupilles et leurs
amoureuses nièces.
Aujourd'hui ce sont des niais qui se
sont emparés de tous les théâtres ; mais
c'est surtout à celui des ^ arietés qu'on
voit des emplois nombreux et des soi-
rées tout entières consacrées aux niais
I. 6
132 LE CAUSEUR.
et genres accessoires. L'administration
a été obligée , pour soutenir la collection
des pièces où il y a des rôles de niais ,
d'avoir constamment trois acteurs uni-
quement destinés à cet emploi.
La première famille de niais qui pai'ut
sur ce théâtre , fut celle des Jeannot,
Elle eut une vogue bien inférieure à
celle des niais ses successeurs. On citera
cependant long-temps à Paris ^ les deux
ou trois acteurs qui s'illustrèrent dans
les Battus paient r amende , et plusieurs
autres ouvrages de cette force.
Les Plot'/i/i* rivalisèrent avec les Jean-^
noi. Cette seconde famille de niais gro-
tesques , que la précédente plus adroite,
varia ses tours, multiplia ses rôles , et
parvint à amuser long-temps la facile
hilarité des bourgeois de Paris ; ces
Pointu se travestissaient avec tant de
prestesse et tant d'originalité ! Ils sem-
blaient s'être emparés des applaudisse-
niens du public , au point d'anéantir
toutes les farces des Joharl qui avaient
conquis quelques petits théâtres des
bûiilevardi.
LE CAUSEUR. 125
Les Joctisses vinrent bientôt déran-
ger ces renommées , et menacer le the'â-
tre comique des Variéte's d'une invasion
générale, à l'aide des rébus, des calem-
bourgs, et des quolibets vulgaires dont
cette niaise lamille paraissait posséder
«eule le recueil complet. Le désespoir de
Jocrisse, qui est le chef-d'œuvre de ce
genre , fit rire tout Paris et vivre tout
le tliéâtre des \ ariétés. Le Jocrisse
suicide parut ensuite , attrista la scène ,
el usurpa le genre dramaluri,dque , jus-
qu'à ce qu'un nouveau Jocrisse , vé-
ritable enfant de cette inepte famille ,
nous offrit Jocrisse à V Opéra , et son
succès fut complet.
Mais les applaudissemens prodigués
à la famille Jocrisse étaient destinés à
être revendiqués par la llimille aussi
niaise des Cadct-lloussel. Les grands
succès du Désespoir furent long-temps
balancés par la vogue immense qu'ob-
tint le Professeur de déclamation. C'en
était presque fait des Jocrisse , la tragé-
die des Cadet-Ptoussel les écrasait , lors-
124 LE CAUSEUR.
qu'un auteur plein de la force comique
du genre , osa tuer Jocrisse et l'envoyer
aux Enfers. Ce dernier allait rem-
porter dans l'opinion des boulevards ,
si tous les diables du Tartare n'étaient
venus ^ comme dans Orphée, assurer par
leur résistance même et par leurs fureurs ,
l'immortalilé théâtrale de ce fameux
niais j défendu par l'aimable Proser-
pine.
Tel était le véritable état Aes familles
coini(jues au lliéâtre des Variétés , lors-
que survint du fonds delà Bretagne une
autre famille de niais , qui , par son
originalité plaisante, amusa beaucoup
les Parisiens à son yiiriçée dans la
capitale , à son Départ pour Saint-
IMalo , et à sa Réception dans safa~-
mille. Certes , l'ambition de ce Jo-
crisse Ijrcton était grande, de venir dé-
truire subito la réputation du Jocnsse
de Gonesse. La première atteinte que
jV/. Dimioht porta aux Jocrisse fut vi-
goureuse dans les Trois Etages ; mais la
vigueur comique du bonnetier niais de
L E G A U s E U R . 1 25
Saint-Malo s'amortit un peu dans le De-
part , mali^re les secours de la nourrice
et du portier , et leur danse grotesque
qui a obtenu jusques dans la socie'te' les
honneurs de la mode.
La famille des Dumolet a porte' atteinte
à sa réputation comique et gobe-mou-
che , en quittant Paris pour retourner
dans sa fabrique de bonneterie. On
avait pardonné au père de ces ridicules
Diuuoletjd'avoir hasardé un poète soni'
riarnbide, qu'on prend pour une femme,
et qu'on enlève dans la pièce des Trois
Etages. La nouveauté des calembourgs
et le gros comique des situations avaient
fait dissimuler le drap dans lequel
M. Phœbus s'enveloppe ; et la même
indulgence des rieurs avait fait oublier
ce chat que l'on tue dans un duel au
De'paii, pour Saint Malo ; mais quand ,
dans la dernière pièce du Retour de
M. Dumolet dans sa famille, on vit
un âne sur la scène , quelques détails
piquans , quelques mots spirituels , quel-
ques demi-situations comiques ne purent
120 X E i: A U S E tr R.
sauver la pièce de TimproLation publi-
que. Des coupures ravivèrent un peu
le dernier effort de cette famille comi-
que ; mais toutannonca dès-lors qu'elle
ne sortirait plus de Saint-Malo et de sa
fabrique de mollets. Il faudra désormais
que nos poètes des Variétés aillent
voyager , et cberclier dans quelques
fonds de provinces d'autres originaux
ou familles comiques, dignes de figurer
surlascènedeMom us, après les ^^û!7î720^,
les Poiiifit , les Cadet- Roussel , les Jo-
crisse et les T)umolet,
Les amateurs de ce genre à caîem-
bourgs , à pointes , à mystifications et à
quolibets, seront étonnés sans doute de
ce que nous n'avons pas mis sur le même
rang la Famille des Innocens, bien plu*
niais que tous les autres ; famille qui fît
une si grande fortune au théâtre de laCité,
avant de se produire sur le boulevard
de Montmartre , c'est que cette famille
des Innocensn'a eu qu'une génération ,
et paraît s'être épuisée en produisant n-
la-fois Irois uiais de la première i'orce.
LE CATTSEUR. I27
Une seule pièce ne suffit y>^s pou?" cons-
iituer une famille comique ; il faut une
suite d'événemens et de situations diffé-
rentes. Les Qispins , mali^ré tout leur
esprit ^auraient été oubliés bien vite,
s'ils ne s'étaient pas présentés sous
plusieurs formes, et si l'on n'avait pas vu
Crispin, rival de son maître succéder
à Crispin , médecin et à tant d'autres.
C'est au théâtre des Variétés qu'appar-
tient le soin de ne pas laisser perdre la
lucrative tradition des familles comi-
ques, burlesques, et surtout des niais,
qui sont devenus la ressource des
théâtres.
LES CLERCS DE PROCUREURS
AU SPECTACLE.
Les travaux de mon étude m'ayant
laissé quelques instans de liberté , je les
aiemployés àlire/Wy?7?V^ Je/fi5 Chaussée.
ï^B L K C AU SEU R.
iïAni'tn , dont je ne connaissais que des
fragmcns insérés dans les journaux , il
y a trois à quatre ans. Mais je vous l'a-
vouerai Je n'ai pas vu sans douleur Tirré-
vérencc avec laquelle Tauteur parle (ïun
corps respectable , de celai des clercs
de procur eurs , dont j'ai l'honneur de
faire partie.
Suivant l'opinion de M. l'ermite , si
les pièces nouvelles sontplus mal jugées
maintenant que jadis , llial^itude que
les cK rcs de procureurs ont contractée
d'aller souvent au spectacle , est une des
principales causes de cette décadence.
L'ermite convient, à la vérité, que les
i^/^'/r.s fréquentaient autrefois\c tliéiitre,
et il cite les vers de Boileau :
Un clerc pour quinze sous , sans craindre le holà ,
Peul aller au parterre atlaqucT Attila.
i^ais il ajoute, je ne sais, d'après quelle
autorité, que les clercs n'allaient alors
à la comédie que le dimanche , et que i,
les autres jours de la semaine , les salles
de spectacle n'étaient garnies que de
'LE CAUSEUR. 129
gens qui allaient y étudier les moeurs
(ht peuple et les passions des howrnes.
Un parterre compose de pareils specta-
teurs était sans doute bien respectable.
Cyne'as qui prenait le Se'nat Romain
pour un assemblée de Rois ^ aurait pu
prendre le parterre de Paris pour un
tSe'nat. Il y avait élu plaisir à obtenir un
succès devant de tels spectateurs • mais
ils ne devaient pas assister aux premières
repre'sentations , car s'ils n'allaient au
théâtre que pour étudier les rnœuts des
peuples et les passions des hommes, il
fallait qu'ils attendissent pour savoir si
la pièce entrait dans leur plan cVctiide.
Au reste , ils auraient fort bien agi , en
effet, en ne se mêlant point ele j;Ti,^er
les ouvraî^cs à leur première représen-
tation. Si j'ai bonne mémoire , c'est à
l'époque où le parterre était si noble-
ment composé , que la Phèdre de Pra-
don remportait sur celle de Racine, et
qu'Athalie était honteusement sifflée.
Ces tragédies n'avaient donc pas été
jouées le dimanche? car ce ne sont pas
6*
l50 L E C A U s E U R.
les clercs de procureurs que Eoilcan ac-
cuse do ces ridicules ju^^'emens. Pour
consoler Racine , Boileau lai rappelait
la manière dont Molière avait e'té jugé,
dans ce temps où , selon l'ermite , on
Jugeait si bien.
L'ignorance et l'erreur , à ces naissantes pièces ,
En habits de marquis , en robes de comtesses ,
Venaient pour diffamer son chef-d'œuvre nouveau -,
Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau ,
Le commandeur voulait la scène plus exacte,
Le vicomte indigné sortait au secondac te.
Quant aux clercs de procureurs , Bc î-
leau ne leur reproche cjne d'avoir siff'c
uittlla , et leur crime était assurément
tien grarîcible.
Si Molière et Racine étaient ainsi ap-
préciés autrefois à l'époque où les
clercs de procurezirs n'allaient au spec-
tacle que le dimanche, il est permis de
croire que ce n'est point parce qu'<2i/-
jourd'hui ils j vont plus souvent , que
les pièces uc sont plus aussi bien jugées
à leur première représentation.
1 E C A r s EUR- l3l
El pourquoi les clercs de procureurs
ne seraient-ils point de bons juges des
ouvrages dramatiques ? M. l'ermite ne
sait-il donc point que , de tout temps,
les jeunes gens qui annoncent quelque
talent ont été destinés au barreau par
leur famille , et ont dû par conséquent
entrer dans Xélude d'un procureur ?
Combien de nos grands écrivains ont
commencé par travailler chez des pro-
cureurs ! Boileau lui-même fut clerc ;
Crébillon était clerc lorsqu'il fit jouer
son Idoménée , et ce fut son procureur
qui, malgré la cbute de cette tragédie ,
l'engagea à ne point abandonner une
carrière qu'il a si glorieusement par-
courue. De tels clercs de procureurs n'é-
taient-ils pas dignes de prendre part à
une première représentation? Pourquoi
mépriserait - on le suffrage de jeunes
gens qui ont presque tous reçu de l'é-
ducation , qui arrivent au théâtre sans
prévention ,1a mémoire pleine des beaux
vers de nos bons poètes , et y apportent
une sensibilité que l'expérience et la
102 L E C A U S E U R.
corruption n'ont pas encore émousse'e.
Il n'est pas nécessaire d'être un grand
poète pour juger sainement une pièce
de tliéàtre , et
Tel excelle à rimer, qui juge sotteinent-
Les autres causes auxquelles l'ermite
attribue la mauvaise manière dont les
pièces sont maintenant jugées à leur
première représentation , repoussent
l'imputation qu'il adresse aujs clercs de
procureurs. La salle ^ dit-il, est pleine
de billets donnés- les auteurs n'en doi-
vent point donner à des clercs dont Yi-
gnorance peut être si dangereuse pour
leur gloire ; et puis , ces malheureux
clercs qu i ne nuisaient pas autrefois
au succès des bons ouvra.'îes, parce
qu'ils n'allaient à la comédie que les
dimanches, qnoiqu'alors on pat y aller
pour quinze sous , comment iraient-iîs
troubler les premières représentations
d'aujourd'hui ., puisqu'on ne peut les
voir , de l'aveu de l'ermite , que moyen-
nant douze ou quinze francs ?
Enfin ;, M. l'ermite qui a semé son
LE CAUSEUR. l35
ouvrage d'épigrammes , depuis long-
temps usées , sur les claqueurs à gages ,
a sans doute oublie que c'est un clerc
de procureur qui^ le premier, dans de
très-jolis vers ( i ) , a plaisanté ces mes-
sieurs • s'il se Tétait rappelé , il aurait
peut-être montré moins de mépris pour
les membres de la Basoclie.
Un clerc de procureur.
L'ACADÉMIE
DE
LA BANDE NOIRE.
Il s'est établi dans les derniers jours
de i8i6^ une nouvelle société littéraire
digne d'être mentionnée lionorable-
jnent. Cette société n'a rien de com-
mvm avec celles où l'on débite de la
(i) M. Le Duc, dans son Nouoel Art poé-
t'ufue.
'*ï*4 1- 'î C A U s K U R-
prose et des vers, arroses d'eau sucrée,
devant nn auditoire be'nevole qui baille
en applaudissant • elle ne ressemlde
pas davantage aux societe'smani^eantes,
buvantes et cbantantes. De fort aima-
bles jeunes i,'cns la composent; leurs
seules occupations sont de dépenser
de l'argent quand ils en ont, d'en em-
prunter quand ils n'en ont pas, de par-
courir les lieux publics et de se prome-
ner de tliéâtre en théâtre.
Ils ont pris le nom di Académie de
la Bande noire. Les travaux que leurs
réglemens leur imposent ont pour but
de combattre les applautlissemens dans
les spectacles, et de i'aire tomber tontes
les pièces , bonnes ou mauvaises , à la
première représentation. L'intérêt ne
les porte point à s'instituer ainsi entre-
preneurs de chutes ; ils rougiraient de
recevoir un vil salaire comme les entre-
preneurs de succès; c'est généralement
à leurs frais qu'ils agissent. D'un autre
côté , aucun sentiment de rivalité ne les
anime , car ils n'écrivent jamais autre
L K r. A U S K u n. 1^5
clirisc que des Itillets doux ou des Lil-
1( Is à ordre ; mais ils ont eu le laleril de
se créer un g^enre particulier de jouis-
sances et de gloire.
Voici comment ils procèdent : ils
louent un certain nombre de loges ;
une partie d'entre eux s'y réunissent ;
les autres se postent dans le parterre.
Semblables à une intrépide avant-garde
exposée au premier feu de l'ennemi,
ces derniers sont des hommes d'élite
toujours préparés à répoiidre à des voi-
sins souvent redoutables. Ils ont telle-
ment perfectionné l'art de tirer des sons
aigus des clefs-foré( s, qu'ils en font le plus
bruyant usage quand ils ne sont pas
armés de leurs petits sifflets de pocbe.
Une scène n'est-elle applaudie que
faiblement? jugent-ils dans leur sagesse
que siffler n'est pas encore de rigueur?
ils se bornent à causer et à rire entre
eux , assez liant pour couvrir la voix
des acteurs j et^ lorsqu'ils parviennent
à les interrompre au milieu d'une ti-
rade ^ ils éprouvent un plaisir inexpri-
l56 LE GATT S E U R.
mable. Si les personnes qni viennent au
spectacle pour e'couter s'impatientent;
si le public se soulève ; si , de tons les
points de la salle, on crie : Paix-là! à
bas la cabale! à la poiie! ils sont les
plus heureux dos liommes. Mais , pour
que leur triomphe soit complet, il faut
que les plaintes des spectateurs aient
décidé les agens de l'antorité à faire
sortir de la salle et à conduire au corps-
de-garde ceux de leurs confrères qui
se sont mis le plus en é\ idence.
Ils brillent surtout du plus vif éclat,
au moment où l'on demande l'auteur ;
tous leurs instrumens font à-la-fois re-
tentir les voûtes de la salle , contrai-
gnent les plus zélés champions de la
pièce à quitter la partie, accablés de fa-
tigue, et parviennent même à leur per-
suader que ce qu'ils ont applaudi ne
méritait que d'être sifflé.
L'Académie de la Bande noircûent
le plus fréquemment ses séances aux
théâtres secondaires , et souvent elle a
beau jeu avec les mélodrames. Dan»
LE c A iT S o t: ?î. 1^7
rexercice de ses fonctions, elle ne fait
acception de personne • ses membres
n'épargnent pas leurs meilleurs amis •
ils en conviennent même loyalement
avec eux. Un de ces singuliers acadé-
miciens disait dernièrement à un au-
teur avec lequel il est e'troitement lié :
« Demande-moi ce que tu voudras,
tout ce que j'ai est a ton service ; as-tu
besoin d'argent? voici ma bourse • je
me ferais Jiacher pour te défendre;
mais, sans trahir mon devoir, je n«
puis me dispenser de te sifiler. ;)
J.r> y.
TOUS LES CARACTÈRES
SONT-ILS ÉPUISÉS?
On répète cliaque jour qu'il n'existe
qu'un certain nombre de caractères ori»
ginaux , et que nos grands auteurs les
ayant tous traités , nous ne pouvons que
lB8 t E C AU s EU R*
suivre les routes qu'ils nous ont trace'cs,
et non en découvrir de nouvelles.
Plusieurs auteurs se sont récrie's con-
tre cette assertion. De même que la na-
ture aura toujours des secrets , disent-
ils , de même le cœur humain aura
toujours quelques replis cachés ^ un
homme de génie saura, dans tous les
temps , découvrir au fond de ces deux
mines fécondes des richesses qui auront
échappé aux yeux vuli^aires. Ils s'indi-
gnent que l'on veuille ainsi tracer au-
tour du vrai talent le cercle de Popi-
lius et lui défendre d'aller plus loin.
(7est à leurs yeux une tyrannie aussi
sotte que celle qui interdisait à Colomb
de voler à la recherche d'un nouveau
monde dont ses lumières lui avaient
assurél'cristcnce. Ils veulent qu'à l'exem-
ple de ce grand homme, la littérature,
au-dessus de son siècle, brave ces in-
justes arrêts, conçoive la noble idée de
conquérir à la muse comique des états
nouveaux.
Comparaison n'est, pas raison, dit
r E C A L s E l R. 1S9
un vieux proverbe, et je crains bien
que ce ne soit ici le cas de l'appliquer.
Depuis que l'on nous fait ces fastueuses
promesses, en avons-nous vu se réaliscT
quelqu'une ? Deux auteurs , qui ont
suivi avec succès la carrière du théâtre,
Marmontel et M. Cailliava, pnt indi-
qué aux auteurs comiques plusieurs ca-
ractères qui leur semblaient oJfTrir des
données nouvelles, A l'examen, il s'est
trouvé que ces prétendus caractères n'é-
taient que des nuances d'autres carac-
tères déjà mis en scène, ou des carac-
tères mixtes et par conséquent inca-
pables de produire beaucoup d'effet.
Par exemple, un auteur s'est persuadé,
il y a quelques années, que l'Ejifhoit^
siasie était un caractère qui manquait
encore à notre scène. Les brillans dé-
tails que présentait ce sujet ont complè-
tement fasciné ses yeux sur ce point ;
il ne s'est pas aperçu que lorsque son
Enthousiaste parlerait de vers, ce se-
rait le Mctrornnne ; de naissance, le
Gloiieux ; de dépense, le Dissipateur ,
l4o L E C A r SE u n.
et ainsi de suite; qu'après avoir entassé
plus de vers d'éclat qu'il n'en faudrait
pour être applaudi dans vingt Athénées,
il n'aurait encore travaillé que pour re-
faire V Inconstant^ ce dont on l'aurait
facilement dispensé.
On me répondra sans doute que c'est
le génie qui manque, et non les fdons
de la mine qu'il n'est donné qu'à lui
d'exploiter. Mais un talent ordinaire
pourrait au moins découvrir ces fdons:
or, je nie de pareilles découvertes. Elles
me paraissent à peu près du même
genre que tant de livres que l'on nous
a donnés sous le titre de voyages , sans
doute parce que l'on a pensé que celui
de romans n'exciterait pas le même in-
térêt.
L'état actuel du répertoire de la co^
médie Française, suffît pour me donner
gain de cause.
Cette grande difficulté, pour ne pas
dire impossibilité de découvrir des ca-
ractères dignes de Tlialie, et cepen-
dant ignorés chez elle, pourrait cou-
LE CA U S E U ». l4l
duire à discuter une autre question. La
comédie de caractère ne suppose-t-elle
pas un talent Lien supérieur à celui
qu'exige la tragédie? La Harpe a sou-
tenu le contraire , en homme à qui
l'on pouvait dire : « P^ous êtes Oîjèçrey
M. Jossc^y
J'avoue que pour moi je m'en rap-
porte au jugement du sévère Boileau :
il me semljle qu'il a décidé la question,
quand il dit à Louis XIV, en lui mon*
trant Molière : u T^oUà , Sire, l'homme
« le plus étonnant de votre royaume. »
Mais n'abordons pas cette discussion
dont les développemens nous mène-
raient trop loin, et combattons par de
nouvelles preuves, la prétention de quel-
ques auteurs modernes , d'avoir^ trouvé
des caractères échappés à leurs devan-
ciers j tel était , à la première vue ,
celui du T^icux Célibataire , de Colin:
niais sufïit-il, pour qu'un caractère soit
nouveau, que l'ouvrage où il est tracé
précédemment ne l'indique point par
>
ï42 LE CAUSEUR.
Son titre? Non, sans doute , et les litté-
rateurs instruits ont l^ieutôt montre
que le Légataire , de Reguard , était
bien réellement un T^ieiix Célibataire.
On s'est retranché à dire que Colin seul
avait fait sortir de cette situation une
leçon utile. Cette erreur était le plus
grand éloge du talent comique de Re-
gnard, puisqu'il a su , par la gaîté de
son dialogue, déguiser à l'observateur
superficiel une leçon bien plus frap-
pante -j car être à la merci de fripons
qui disposent, à votre insu, de tous vos
biens , est un inconvénient un peu plus
grave que celui d'épouser une gouver-
nante inconnue.
De même, parce que la bizarre tour-
nure d'esprit de labre l'a porté à don-
ner à sou meilleur ouvrage le nom du
Phllinte de M.yUcre , n'allez pas croire,
auteurs de nos jours , que VKgoiste soit
encore réservé à vos pinceaux. Votre
pièce en aurait le titre, mais l'âme toute
entière en est dans celle de l'auteur des
L E C AU s E U R. l43
Prccepteiu's , et votre infructueuse ten-
tative ne ferait (|ue lui assurer un nou-
veau triomphe.
A deiaut de caractères nouveaux , il
reste à nos auteurs une ressource que
le vrai talent sait employer avec succès 5
c'est de les placer dans des situations
qui n'aient pas encore été employées
au théâtre. Tel est le véritable mérite
de la pièce de Colin ^ dont j'ai parlé
plusliautj de plusieurs comédies de Pi-
cart, des deuxGejidres de M. Etienne,
et du Médisant de M. Gosse. C'est ainsi
que d'autres ont su nous offrir T Avare
fastueux , et si ces conceptions ne peu-
vent offrir les beautés originales des
premières, elles n'en sont pas moins un
grand titre de gloire pour les auteurs ,
puisqu'elles prouvent que s'ils étaient ve-
nus les premiers, ils auraient eu le ta-
lent nécessaire pour produire des chefs-
d'œuvre qui exciteraient aujourd'hui
la même admiration que ceux de leurs
modèles.
La jcomédifi d'intrigue présente eii*
l44 ^K CAUSEUR.
core de plus abondantes ressources , et
donne mille moyens de combiner avan-
tageusement pour la scène , des carac-
tères déjà connus. Ne dédaignons pas les
dédonimagemens qu'elle nons offrCjpuis-
que nos plus grands auteurs se sont
souvent essayés dans ce genre inépui-
sable comme la nature , il nous promet
pour long-temps des plaisirs , s'il ne peut
nous donner d'utiles leçons. Honneur
S'ins doute à l'homme de génie qui ,
en observant nos habitudes nouvelles,
les difierences que de grands évènc-
mens ont pu amener dans nos mœurs,
pourrait saisir quelques traits à ajouter
au portrait de l'homme ! Mais ne dé-
courageons pas, en exigeant d'eux ce
talent extraordinaire, ceux qui peuvent
aspirer à la seconde place dans l'empire
de Thalie : ce serait être imprudent au-
tant qu'ingrat, et par défaut de recon-
naissance pour leurs efforts , nous pri-
ver des plaisirs dont ils nous répondent.
L t: CAUSEUR. 145
*\%XV\\'VVVXVVV\A/V\'VV\i\'VVVV%XV^'V\\\\^iVV\'V\'XiV\>VVVVVVV\iVV^V'V\'\'VVVVVV\\
L'ESPRIT DE TRAITS.
L'esprit de traits en France , est le
même que celui des Conceiti en Italie.
Mais il y a cette différence essentielle ,
c'est qu'en Italie le mauvais goût en lit-
térature avait propagé les concetti au
point que les belles productions poé-
tiques du Tasse et de l'Arioste n'en sont
point exemptes. On en trouve à la vérité
beaucoup plus dans les petites pièces
de poésie ou canzone des auteurs ita-
liens. En France, au contraire , l'esprit
de traits qui , du temps de Molière ,
avait usurpé la littérature légère, et
queles auteurs àlamode avaient adopté,
s'est réfugié avec beaucoup de succès
dans la société. Ce n'est que là qu'il
est permis d'avoir de V esprit de traits ,
mais sous la condition d'j mettre de la
grâce, de la politesse, et de ce bon ton qui
'• 7
1 46 L E C A U s E U R.
désigne la bonne compagnie. Ainsi les
salons, en France , ont adopte' le genre
d'esprit qu'on avait tolère' en Italie dans
les poésies. Les Français ontdonc trouvé
la véritable place de cet esprit superfi-
ciel et à demi saty rique qui effleure tout,
qui prononce sur toutes choses , et ne
produit rien.
JJcspr'it de traits était très-commun à
Paris , avant 1 789 : La société générale
s'y composait de gens riches , bien élevés,
et de littérateurs très - aimables. La
science dont ceux-ci enrichissaient les
salons, n'était ni pédantesque, ni pe-
sante, ni affectée j l'orgueil des grands
était tempéré par le besoin qu'ils avaient
de paraître spirituels et littérateurs ,• ce
mélange de bonne éducation et de cul-
ture littéraire , donnait h la société une
urbanité parfaite , au style de la con-
versation un ton ingénieux et instructif,
à la Uttérature un air de facilité et de
bonne compagnie , qui a sans doute beau-
coup dégénéré par les effets inévitables
d'une profonde et totale révolution
f E e A TJ S r. u R. i47
opérée clans les pensées et dans les es-
prits , comme dans l'éducation et dans
la politique.
D'ailleurs, la gaîté et l'instruction,
créatrices de cet esprit de traits , ne sont
plus au même degré. On s'est générale-
ment occupé, depuis vingt ans, d'objets
sérieux , de matières graves et d'intérêts
publics , qui nuisent toujours au char-
me et à l'abandon dans le commerce
ordinaire de la vie. Uesprit de traits ne
peut se produire que dans une société
aimable, cultivée, etjouissantàlafois du
bonheur que donnent les richesses , des
lumières que fournit une éducation soi-
gnée, et de cette facilité de mœurs, de
cette confiance des esprits, insépara-
bles des siècles éclairés et des temps
calmes.
U y avait des personnes austères en
morale, ou difficiles en société qui ne
pouvaient souffrir ce genre à^ esprit de
traits , parce qu'il suppose , disaient-
elles, qu'on ne pense pas par soi-même;
et parce que les traits ne sont autre
148 L E C AU s E U R.
chose que des productions artificielles
et maniérées de l'esprit, ou que des exa_
gérations de pensées provoquées par
celles d'un autre.
Qu'objecteraient donc aujourd'hui
ces personnes si difficiles à se contenter
de Vcspn'f. de traits , dans un moment où
on lui a substitué dans la société comme
sur certains théâtres , de mauvais jeux
de mots, des pointes, des calembourgs
même, qui sont le plus ridicule abus
que Ton ait lait de l'esprit : c'est bien
ce genre qui est dénué de pensées • tout
consiste dans un sens faux , donné à une
expression commune , ou dausune mau-
vaise application d'une maxime triviale,
ou dans un sens détourné de la signifi-
cation naturelle d'un mot. Voilà l'abus
d'esprit le plus niais, le plus stérile; il
difl'ère de l'esprit de traits, comme la
lumière est différente des ténèbres.
HJcsprii de traits d'autrefois ressem-
blait sans doute aux feux d'artifice,- il
s'allumait au feu de la conversation; il
pétillait et éclairait un instant d'une lu-
LE CAUSEUR. î49
tnière très-vive qui coloriait les divers
objets. Mais V esprit de calembourgs d'au-
jourd'hui ressemble à ces feux follets ,
pâles et fugitifs , qui sont produits dans
les endroits marécageux, et ne peuvent
ni éclairer ni e'cliauffer aucun objet.
\j esprit de traits suppose du goût, de
l'instruction, delà grâce, et même de
l'imagination. U esprit de calembourgs
suppose de la fausseté' dans le jugement^
du vide dans les idées , et une corrup-
tion constante du langage ordinaire.
Uespîit de traits a le vice d'être trop
souvent métaphorique , ou rempli d'an-
tithèses. \J esprit de calembourgs esllow
jours fondé sur le double sens d'une ex-
pression , ou sur la complaisance de
l'auditeur. L 'esprit de traits peut éclairer •
Xespnt de calembourgs ne peut qu'é-
blouir. Le premier ne peut convenir
qu'aux gens d'esprit j le second plaît
toujours à ceux qui n'en ont pas. Enfin
\ esprit de /raî/Vç suppose une langue bien
connue , bien perfectionnée , bien parlée,
tandis que \ esprit de calembourgs éla-
l5o LE CAUSEUR.
Hit clans une langue une sorte d'idiome
monstrueux et incommunicable.
Pour rendre ces observations plus
sensibles^ il suffit de citer quelques
hommes célèbres. Piroji aA'ait prodi-
gieusement l'esprit de traits , mais il
était un peu mordant. T^oltaire usait
quelquefois de cette ressource , et il en
usait d'une manière très-piquante. Du-
clos trouvait des traits cliarmans , mais
peut-être un peu trop profonds. Collé
en avait beaucoup , mais il en était trop
avare. Rlvajol était richement pourvu
de cet esprit de traits^ mais il était
souvent subtil , pointilleux, même faux,
et quelquefois très-froid. C'étaitrenfaut
gâté de l'esprit , de la société et de l'i-
magination • mais il n'a été apprécié quû
par riiomrne de véritable esprit, qui a
dit que la conversation de Riçarol res-
semblait à un feu d'ariijice tiré sur
l'eau
Après avoir cité ces hommes célèbres,
de qui pourrait-on donc parler aujoir-
d'hui, seulement pour reconquérir quel-
LE CAUSETJR. l5l
ques faibles lueurs de cetesprit de traits
qui caractérisait plus particulièrement la
nation et la société des Français ?
lW^^v»vv»vv»v\^\^^v^A^/v^w\w^w»w^vv^v\\vv*w^w^vv\ a*'vv\'vv»vvw\
LES ODEURS.
Un antiquaire de mes amis me faisait
remarquer l'autre jour que les anciens
ont eu des dieux sans yeux, tels que
V Amour et la Fortune ; sa.us oreilles, tel
Jupiter de F île de Crète ; sans bouche ,
tel Harpocrate , le dieu du silence
cbez les Egyptiens- enfin qu'ils en ont
eu de manchots , tels que les dieux
Thej'mes ; mais que dans cet Olympe,
que l'on pourrait comparer à l'Hôtel des
Invalides , nous ne trouvons aucune di-
vinité dépourvue de nez.
Est-ce que les anciens regardaient le
nez comme une des parties les plus im-
portantes de notre être ? Ce qui est cer-
l53 LE CAUSEUR.
tain j c'est que plus d'un philosophe cé-
lèbre de rantiquilé place Tame au fond
du nez, pour mieux sentir les odeurs.
Les Chinois brûlent de petits bâtons
odorife'rans sous le nez de leurs dieux;
et l'on sait avec quel soin les prêtres de
l'antiquité re'servaient pour les divinités
l'odeur des viandes et des victimes.
Diderot dit quelque part, que l'odoj'ai
est le plus voluptueux de nos sens.
Venus jcliez les poètes, marche toujours
entourée d'une atmosphère parfumée,
et Perse redoute, pour le cœurdeTamant
de cette Déesse, les promenades dans
les jardins, où tant de fleurs brillantes
M Du choix de leurs parfums embarrassent fabeilie. »
Rousseau appelle l'odorat le sens de
rimagination j c'est avec raison; et
voilà pourquoi les jugemens de ce sens
sont si incertains , si capricieux. C'est
celui de nos sens sur lequel les passions
ontle plus d'influence.
J'ai vu des amans me soutenir de
bonne foi que lu bouche de leur mai-
1 E C A t s E C R. l53
tresse ressemblait à la rose , autant par
son odeur que par la couleur ; quel-
ques-uns ont toujours cru au miiacle ,
jusqu'au moment où ils ont e'te' sous-
traits au fanatisme de l'Amour.
La poe'sie qui trouve tant d'avantage
à donner tant de crédit aux mensonges
des passions , croirait le portrait d'une
belle imparfait , si l'odorat n'j trouvait
son profit. Les grands hommes ont eu
quelquefois ce privilège.
Une odeur d'ambre s'exliale, dit-on,
de toute la personne du Dalaï-Lama.
On conserve très-précieusement les ré-
sidus de sa cliaise percée. On les vend
au poids de l'or : heureuses le* femmes
qui les portent en collier ou en pendans
d'oreille ! Ceci n'est point une plaisan-
terie.
Tout le monde sait que la sueur d'A-
lexandre et de César faisait les délices
des nez de leurs courtisans.
« 11 n'était ambre, il n'était fleur qui ne fiit ail au prix, t
>nt£
7*
comme dit le singe chez La Fontaine
I04 L E C A U s E U R.
Ce qui est bien plus surprenant, c'est
que la mort même ne privât point quel-
ques individus privile^^des de Tavantai^^e
de charmer l'odorat, et que leur ca-
davre exhalât des parfums au lieu de
gaz impurs , comme les cadavres vul-
gaires.
L'Empereur Vitellius disait que la
chair d'un ennemi mort ne sent jamais
mauvais. Les laboureurs , à Rome, éle-
vèrent des autels au dieu fumier. Deus
sterconus.
U y a des caprices de l'odorat qi'O
l'on ne peut attribuer qu'à une sorte de
dépravation. Comment expliquer pour-
quoi la mère de Louis XIV ne pouvait
supporter l'odeur de la rose, et pourquoi
nn certain milord anglais trouvait déli-
cieuse l'odeur d'une chandelle éteinte ?
Les odeurs produisent quelquefois
sur l'âme des effets extraordinaires. Ma-
homet se procurait, dit-on, au moyen
des parfums, les inspirations nécessaires
au rôle important qu'il voulait jouer.
L'eucens des temples favorise le recueil-
L É c A r s E tJ K. ï55
Icment religieux^ comme l'odeur des bos-
quets la mélancolie amoureuse, il y u
des odeurs qui semblent nous élever
dansl'Olympe , et d autres qui semblent
nous rabaisser jusqu'aux entrailles Je
la terre. Celle-ci fait des he'ros, celle-
là des sybarites.
Cependant je ne pense pas qu'elles
pussent faire unliéros d' un lâche. Xercès
fit brûler des parfums sur le pont de
l'Hellesponl où devaient passer les trois
millions d'individus qui allaient se faire
battre par les petits peuples de la Grèce ^
dont plusieurs sentaient l'ail.
Une des cérémojiies des Schamans;
prêtres du Bre'sil , consiste à souffler
avec gravité sur ceux qui dansent au-
tour d'eux , plusieurs gorge'es de tabac ,
en disant : Prenez et reprenez, l'esprit
de force avec lequel vous vaincrez vos
ennemis. Chez nous , cet esprit de force
n'a point des effets si énergiques. Nos
meilleurs généraux n'ont pas élé les plus
grands fumeurs. On ne peut nier que
l'irritation produite par le tabac ne soit
l56 LÉ CAUSEUR.
capable d'éveiller la sensibilité du cer-
veau^ de lui donner une activité n:o-
mentanée , mais qui s'éteint d'autant
plus promptement qu'elle est plus vive.
Les ouvrages d'esprit, que le tabac aide
à composer, peuvent avoir d'heureux
éclairs suivis de chutes lionteuses. C'est
sans doute cette remarque qui faisait
dire à quelqu'un, que tel ouvrage dont
on parlait sentait le tabac , comme ceux
d'un orateur ancien sentaieniV huile ; et
que, sans se piquer de sorcellerie, on
pourrait indiquer,à coup sur,les endroits
del'ouvrageoùron avait employé la prise
inspiratrice.
Puisselclecteurne point penser qu'en
écrivant ces notes, j'avais oublié la ta-
batière !
Naziphile,
L E C A U s E U R. ' ^7
A\*vV\A(VVV<Mivwvwvv»ivvvwk/vvsvvv'*v»'VVVvvv\ivv\*vi*v'AV\«.x nr\i.\v»
RAPPROGHEMENS CURIEUX
FAITS EN I 794'
Let Jésuites et les Chi-
nois condamnés en Sor--
bonne en 1700.
On disputait depuis long-
temps en Sorbonne, pour
savoir comnîent Dieuagis-
tait sur la créature. On
Toulut encore savoir com-
ment les Chinois adorent
Dieu, quelle est leur in-
tention , soit en invoquant
le Ciel, soit en brûlant des
parfums devant les images
deConfuciiis et devant cel-
les de leurs ancêtres.
Le Jésuite Le Comte ,
qui avait demeuré en Chi -
ne et qui avait observé
les Chinois, dit dans ses
Les hahilans dei Colonies
Françaises condamnés
par les Propagandistes,
en 1794.
Dans le temps où l'on
raisonnait en France, c'est
à dire, alors qu'on n'était
pas coupable parce qu'on
savsit l'orthographe, on
était convaincu de l'in-
fluence du climat sur les
qualités morales et physi-
ques des hommes. Cette
vérité a depuis été con-
testée par des philosophes
à bonnet rouge, qui n'ont
jamais brûlé de parfums
devant l'image de Confii-
cius, ni devJint celle de
J. J, Rousseau.
Montesquieu qui , par-
mi les Lettrés de l'Eu-
rope , passe pour un assea
bon raisonneur; avait dé-
l53 LE CkV
Mémoires, que ce peuple
avait sacrifié dans le plus
ancien temple de l'Uni-
vers, qu'il avait conservé
plus de deuxmille ans la
connaissance du vrai Dieu,
qu'ill'avait honoré d'une
manière qui peut servir
d'exemple aux peuples de
l'Europe ; enfin , qu'il
pratiquait une morale
aus-;i pure que sa religion,
tandis que l'Europe était
encore duns l'ignorance,
l'erreur et la corruption.
Le Père Le Comte fan-
dait cet éloge sur la con-
naissance qu'il avait de
la langue et des annales
de cet empire, ainsi que
sur les cclipscs cdli;u!ées
S E U R.
montré jusqu'àl'évidence,
que le Lapon, le Samoj'è'
de, le Parisien, le Véni-
tien, le Congo et l'Arada,
ne peuvent pas avoir les
mêmes principes de so-
ciabilité; et qu'autre cho-
se est d'habiter dans une
caverne pour se garantir
de la rigueur des frimas ,
de s'y nourrir salement
de poisson fumé , de s'y
abreuver d'huile pnantp ,
et de se couvrir de peaux
de bêtes, on d'habiter un
sol qui, presque sans cul-
ture, produit au-delà des
besoins ; où les vêtemens
sont importuns ; on l'on
n'a point d'intérêt à con-
server, parce que les sour-
ces d'une végétation tou-
jours active font mûrir ,
dans toutes les saisons ,
les fruits nombreux et si
nourrissans qui fournis-
sent îj la subsistance
Ces grandes vérités, dé-
montrées aux habitans
des Colonies Française»
par leur piopre expé-
rience , venaient a l'appui
de la théorie du savant
LE C A U
par les Chinois , calculs
que ses confrères avaient
examinés et vérifiés. Tout
prouvnit enfin qu'ils con-
naissaicQf bien l'antiquif é,
le culte et les vertus des
Chinois.
En Sorbonne, où l'on
ne savait pps uu mot de
Chinois , oî) la multîtnde
des Docteurs ignorait les
premiers élémens de géo-
métrie et d'astronomie ,
on préleudit que les Jé-
suites avaient mal calculé
et mal vu et qu'ils n'al-
laient en Chine que pour
7 permettre V Idolâtrie et
V Athéisme. Ces deux der-
niers griefs renfermaient
une contradiction mons-
trueusf!. Néanmoins le
Docteur Boileau, surnom-
mé le Peit FlageUant, le
Docteur Prioux , le Doc-
teur Dupin , le Docteur
Chmussem rd , le ruré de
Conesie , et tant d'autres
philosophes à bonnetfour-
ré, déclarèrent qu'il fal-
lait envoyer en Chine
S E U R. l5cj
Montesquieu. Ci s Colons,
d'après cela, avaient vou-
lu modifier les principes
delà révolution , comme
le feraient aussi les philo-
sophes Kamchat-Kales ou
Congeois , s'il y avait des
philosophes au Kamchat-
Ka et au Congo.
LpsPropngnndistes, qui
ne sont pas grands raison-
neurs et qui, au contraire,
sont des espèces d'énergu-
mènes qui ne soupçon-
nent pas les premiers élé-
mens de la sociabilité;
qui n'ont Jamais combiné
quels sont les rapports en-
tre l'homme le climat et
les productions du soi
qu'il habite ; qui , d'ail-
leurs , ont peu observé ,
peu voyagé et surtout au-
delà des mers d'Archan-
gel entre les tropiques,
prétendirent que ces ha-
bitans des Cfîlouies n'a-
vaient p^s le sens com-
mun. Bar' ave, gi-aud fla-
gellant des Colons , Brîs~
sot, sinnomméle patriote}
Danton le robuste ; Ro'
lerls-PUrre , le terrible/
ï 6o L E C A U
douze Docteurs des plus
robustes, pour s'assurer
si l'Empereur et les Let-
trés étaient Athées ; parce
que les hommes aiment na-
turellement à monter.Com-
tne les poi.isons qui remon-
tent de Ij, mer dans les
fleuves , les enfans de Nvé
ont dû aller fout droit en
Chin'i y porter la religion
du Patriarche ; mais , en
attendant, il ï\i\ provisoi-
rement décidé qu" les Chi-
nois étaient des magiciens^
des Pélagiens , des Ido-
lâtres ; ils furent déférés
à Rome , parce qu'ils sa-
crifiaient au Ciel in rolun-
do et à la terre in piano.
Les Jacobins , voyant
que l'on élevait les Jésui-
te» aux Manddrinats et
qu'on les portait dans des
palanquins dorés, Toulu-
rent aussi devenir Man-
darins et être portés dans
â*B paUnqiiius dorés, lis
S E U R*
tous philosophes à bonnet
rouge, assurèrent, avec le
cure d'Embirménif, qu'e/t
renversant le système co--
lonial, on ruinerait l'An-
gleterre, et on garantirait
la prospérité de la France
dans ses Colonies. Cette
proposition était mons-
trueuse, puisque la pros-
périté des Colonies An-
glaises, comme des Colo-
nies Françaises, reposait
sur le même sysicine. De
peur que les Colons ne
fissi'ut cette judicieuse
objection , ils furent dé-
clarés Royalistes , Fédé-
ralistes, Aristocrates de
lu peau; on les jeta dans
les cachots, et on les dé-
féra au tribunal de FoU"
ijuier-Tainville, qui va-
lait au moins l'inquisition
de Rome.
Les Jacohins, grands
propagandistes, mais sur-
tout aimant beaucoup les
mandarinats et les palan-
quins dorés, avaient en-
voyé à 5.iint-Dom!ngue
frère Pohcrel et frère
Sonlhonax. Ces deux fré-
t E C A
•nvoyèrent des religieux
de leur ordre en Chine ,
avec les bulles in Coenâ
Domini et super génies, et
autres extravagances mo-
nach lies. L'empereur, in-
formé de l'objet de ces
bulles, renvoya les Jaco-
bins en Europe, pour y
disputer et surtout pour
y apprendre à être philo-
sophes.
La suite de cette que-
relle sorbonique, germe
de la haine implacable du
jésuite Le Tellier, contre
le cardinal de Noaiileiy
fut la trop célèbre buUt
Un igenilus, 1 abri q u ée p ar
Le Tellier; qui mit toute
la France en combustion
et qui fut sur le point d'en
•pérerla ruine.
US E U R. 161
res s'y sont fait Manda-
rins et même plus que
Mandarins. Ils ont fouillé
dans les plus absurdes oi"-
donnances pour y trou-
Ter des titres à leurs usur-
pations; ils ont armé les
philosophes à bonnet ror-
ge, chassé les philosophes
raisonneurs, et «ont restes
les maîtres super genlem
et in Coena Demini.
La suite de cette sub-
version complète de tous
principes et de toute jus-
tice, est d'avoir élevé des
divisons, des haines im-
placables entre deux clas-
ses de citoyens qu'une l(>i
bienfaisante avait confon-
dnes. Ces dissensions ont
livré nos Colonies à l'An-
gleterre et assuré l'ac-
complissement des vœus
de Pitt, c'est à dire, la
ruine du commerce fran-
çais.
D
102 LECÀUSEUR.
%VVVWlVV»VV»iVVVVV\V\»V\*VV\(VV\'VV\V\«VV\'VVVVV»VV\V«'VV\'\*AVVVVV»l»^IVVV»
LE R. p. MENDOCE
ET
LES JÉSUITES C traduit de Vitalien ).
Le R. p. Mendoce, véridiqne écri-
vain, s'il en fut , travaille depuis long-
temps à une longue apologie de la Com-
pagnie de Jésus , et les libraires de
Rome ont de'jà mis en vente une grande
partie de ce bel ouvrage : le but de l'au-
teur est de démentir, sur tous les points,
les historiens dont le témoignage , ac-
cusant la mémoire des Jésuites, tend à
justifier les souverains de l'Europe d'a-
voir chassé de leurs états ces doux et
modestes religieux. Si ce qu'on dit de
ce factum n'est pas exagéré , l'auteur ,
parfaitement maître de son sujet, qu'il
retourne dans tous les sens avec une fa-
cihté merveilleuse, se fait un jeu , non-
seulement de nier , mais encore de
LE CAUSEUR. l65
changer _, de de'lriiire , d'interpréter à
son gré tous les faits qu'on avait eu jus-
qu'ici la simplicité' de croire positifs^ et
sur lesquels il n'y avait eu c^u'une seule
et même opinion. Parle-t-il, par exem-
ple ;, du R. P. Malagrida , qui fut at-
teint et convaincu d'avoir conseille' l'as-
sassinat d'un roi de Portugal par la voie
de la confession , il ne balance point à
de'cider que le roi dont il s'agissait ,
n'e'tait pas un vrai catholique , et qu'en
conséquence y suivant cette règle de
l'ordre : Tyrannos aggredlanhir^ l'ac*
tion du R. P. Malagrida n'était pas
même un péché véniel.
Vainement s'est - on efforcé de lui
prouver^ d'après les autorités les plus
généralement reconnues*
Que Jean Châtel et Pierre B arrière ,
dont les noms seront éternellement en
horreur aux Français, étaient disciples
ou agcns immédiats des Jésuites ;
Que frère Guignard , qui fut pendu^
était complice du premier de ces assas-
i;ins.
l64 L E C AU s E U R.
Que le R. P. V^alade , recteur du
collège des Jésuites , avait lui-même
acheté , aiguisé et sanctifié le fatal cou-
teau de Pierre Barrière ^
Que le Jésuite Espagnol Algona et
le Jésuite François d'Auhîgny^ avaient
été véhémentememt soupçonnés de com-
plicité avec RaçaiUac ;
Que Damiens, d'exécrable mémoire,
avait été quelque temps domestique
d'un Jésuite ;
Que le fameux père Comolet , fai-
sant ^ en chaire , l'apologie de st. Jnc-
(jucs-Clérnetii , s'écria avec fureur : 11
nous laut un Aod , il nous faut un
Aod (i) , fùt-il soldat , fût- il goujat ,
fùt-il berger ! !
Qu'en Angleterre, le clergé catho-
lique accusa constamment les Jésuites
de tremper dans toutes les conspirations
contre les jours du roi Jacques ^ et de
la reine Eiisnbcth ;
Que le Jésuite Benedicto Palamyro
(i) Ass^-^ssin d'Eglon , roi des Moabites.
LE C AUS E U R. l65
avait formellement préclie' le re'gicide
comme une des vertus apostoliques^
Que tous les princes de l'Europe,
sans en excepter les rois très-chrétiens
et très- catholiques , se sont vus forcés
de chasser de leurs états ces implacables
ennemis des trônes •
Et qu'enfin le Pape lui-même (i), le
pape dont V infaillibilité ne peut , sans
crime, être révoquée en doute, n'a pu
se dispenser de détruire la soi-disant
Compagnie de Jésus. (Qui s'en est bien
venijée , dit-on ; puisqu'il est mort em-
poisonné)
Rien de tout cela n'embarrasse la
conscience du père Mendoce. Tout ce
qu'ont lait, depuis leur origine, les di-
gnes enfaus de Loyola, tout ce qu'ils
font, tout ce qu'ils veulent faire, n'a
été, n'est et ne sera, dit-il, que pour
la plus grande gloire de Dieu , et mal-
heur à tout catholique indécis qui s'a-
viserait seulement de mettre en ques-
(0 Benoît XIV.
l66 L E C A U s E TJ R.
tioii i'utilitc d'un ordre trop long-temps
calomnié par les amis des rois! Les Jé-
suites , l'Inquisition , voilà désormais
les seuls moyens de salut qui restent
aux fidèles , et c'est bien le moins que
quelques petits auto-da-fé remplacent le
spectacle des exécutions dont se ré-
créaient encore^ il J ^ quelques années,
les Marat et les Roberspierre,
D.
LETTRE D'UN JÉSUITE,
>I0UVELLEMENT ARRIVÉ EN FRANCE ,
A SON SUPÉRIEUR.
Paris, le . . . septembre i8!4-
Mon père, conformément aux ordres
dont vous avez bien voulu m'iionorer,
je me suis rendu ici dans le courant du
mois dernier. Je connaissais toutes les
difïïcutés de la mission qui m'élait con-
fiée • mais devaient-elles m'arréter ?
Nos admirables constitutions dont la
L E C AU s E U R. \Ô']
sagesse confond encore nos ennemis, ne
raisonnent pas. Elles commandent : nous
obéissons. jNous sommes , dans les
mains de nos supérieurs, comme le bâ-
ton dans la main du voyageur, tan-
quani baculiim in manu viatoris. Après
avoir lu votre lettre, mon père, je pris
mon bréviaire et je partis. Dieu est
grand, il protège notre Société.
Je ne vous parlerai point de la ma-
gnificence de cette ville à laquelle il ne
manque qu'un collège de Jésuites pour
être la reine des cités; c'est d'objets
plus importans que je dois entreteiiir
votre Révérence; elle apprendra avec
douleur que les esprits forts ne sont pas
favorablement disposés à notre égard ,
et que nous aurons plus d'un préjugé à
combattre avant de nous établir dans ce
pays-ci. On nous y craint , mon père ,
on nous y craint encore. On est effrayé
de cette puissance dont nous jouissions
autrefois. Elle était donc bien grande î
il est doux de s'en souvenir. Au moins,
n'eu avons-nous pas abusé. On a fort
iGS LECAUSEUR.
calomnié notre pauvre père Le Tellîer,
Sa place aurait peut - être enflé bien
davantage un capucin qui ne se serait
peut-être pas conduit aussi bien. A pro-
pos de capucins^ mon père, on en a vu
à Florence, qui avaient déjà un pouce
de barbe, peut-être plus. C'est un
scandale, une abomination. On chi-
cane avec nous et on tend les bras à
des capucins! excusez, mon père, ce
léger mouvement d'indignation. Je sais
que devant Dieu un capucin est un
homme à peu près comme un autre ,
mais je suis trop sensible à la gloire de
la Compagnie, pour ne pas être révolté
de voiries capucins rappelés avant nous.
A la vérité ces gens -là ne font peiu'
qu'aux petits enfans , tandis que l'om-
bre d'un .jésuite fait pâlir un philoso-
phe et tomber un jans(;niste à la ren-
verse. Mon père, nous étions donc bien
puissans !
Une affreuse imputation que la haine,
non moins que la liayeur, se plaît à re-
nouveler; pèse sur notre Société, il s'est
LE CAUSEUR. l6g
trouve jadis parmi nos tlicologiens ,
quelques étourdis qui , très-iudiscrète-
ment, ont soutenu des opinions propres
à effaroucher les princes qui aiment
assez à dormir tranquilles et à mourir
dans leur lit. U ne me convient pas de
juger les intentions de nos pères, et je
suis très-porté à croire que ces hommes
eminens en doctrine , n'ont voulu par-
ler que des souverains peu favorables à
notre compagnie ; mais vous êtes pru-
dent, mon père , et vous savez qu'il est
des choses qui ne doivent pas se dire.
Après tout, l'histoire nous vengera.
Quels Rois avons-nous donc assassine's ?
Il me semble que les Dominicains s'y
entendaient un peu mieux que nous.
Jacques Cl e'ment n'était pas de la Société
de Jésus. Elle n'a pas non plus aiguisé le
poignard de Pvavaillac. Cependant, mon
père, je vous prie de considérer que
c'est sous le règne de Henri IV que no-
tre père Guignard a été pendu. Ce Prince
chassa mémelcs J ésuites de son royaume-
mais il les rappela j nous le confessâmes,
i. 8
lyO LE CAUSEUR.
et tout fut oublie _, meine le petit de'sa-
grément qu'avait éprouvé notre père
Guignard en place de Grèvejcertes on ne
pendrait pas un Dominicain à si bon mar-
ché. Mais vous savez ce qui se passe ,
mon père ; ces Dominicains font tout ce
qu'ils veulent en Espagne , et on ne
parle pas encore de nous y rappeler !
Je crois que , pour en finir , nous se-
rons obligés d'envoyer un ambassadeur
au congrès.
Ce qui s'oppose à notre prompt re-
tour en France, en Espagne et ailleurs,
c'est un ancien préjugé que le temps n'a
pu détruire. Ils disent, mon père, que
notre morale était relâchée. Apparem-
ment que celle des Carmes était beau-
coup plus rigide • mais n'en médisons
pas. Le juste pèche sept fois avant de se
coucher. Nous avons au moins le droit
d'exiger qu'on nous entende avant de
nous condamner. Notre morale est , dit-
on , obligeante et commode. Oui et non.
Si nous avons des docteurs qui élargis-
sent un peu le chemin du ciel, n'en
LE CAUSEUR. I^l
avons-nous pas aussi qui préfèrent la
voie étroite, et avec lesquels il ne faut
pointbadiner.C'estcequc je fis très-bien
sentir , ces jours derniers, dans un cer-
cle où cette thèse elait, discutée aVec
beaucoup de chaleur. A peine avait-on
cité une opinion hasardée , soutenue
par uTi de nos casuistes, que je prouvai
aussitôt qu'elle avait été réfutée j)ar ua
autre théologien de notre conipa£,^nie.
A un ^iive pour ^ j'opposais sans hésiter
un père contre , et j'étais si bien armé
que, la dispute finie, j'avais encore trois
pères en poche, qui n'avaient point pris
part au combat. Ma victoire fut com-
plète. J'eus tous les rieurs pour moi ^
point important chez cette nation fri-
vole où celui qui fait rire et qui amuse
a toujours raison j ce qui me fait crain-
dre que ces Capucins, qui sont si drôles,
iie reviennent avant nous. Au reste , mon
père, on serait trop heureux de nous
avoir. Une grande question agite tous
les esprits. Il s'agit de certains biens
que les uns voudraient reprendre , et
Ï^S LE CAUSEUR.
que les autres ne sont pas fôches de
garder. Nos casuitses pour et nos ca-
suistes contre tranquilliseraient toutes
les consciences. N'esl-cc pas l'avis de
votre Révérence ?
Sur d'autres points, mon père, on
Xious rend justice. On convient généra-
lement que notre société a produit, dans
tous les temps, des hommes d'un très-
rare mérite • enfin , les services qu'elle
a rendus à l'instruction publique ne se-
ront pas oubliés de sitôt. Mais cette ins-
truction, mon père, a passé en d'autres
mains , et la compagnie qui en a le bail,
n'est point du tout disposée à céder soa
marché à la nôtre. Que faire dans cette
circonstance? Je crois que, pour le mo-
ment , nous devrions nous contenter
d'être croupiers dans l'entreprise. Qu'on
nous donne, je n'en demande pas da-
vantage , un collège dans chacune des
grandes villes du royaume ^ le ciel, que
nous aiderons un peu , fera le reste. Je
soumets celte idée à votre profonde sa-
gesse, ea vous priant d'gbserver; moa
LE CAUSEUR. 173
père , qu'au moins à Paris , l'instruction
publique n'est point aussi ne'gligée qu'on
me l'avait fait espérer. La discipline et
les e'tuJes laissent , par exemple , fort
peu de choses à désirer dans le lycée,
comme ils l'appellent, qui a remplacé
notre ancien collège de la rue Saint-j ac-
ques. Mais vous n'auriez jamais deviné
ce que je vais vous apprendre : les pro-
fesseurs peu vent se marier. Des femmes!
mon père, des femmes ! à quoi cela sert-
il ? Du reste, cette jeunesse est char-
mante, et je crois que nos pères en fe-
raient quelque chose. Quant à moi ,
mon père, je vous avoue qu'il me serait
plus agréable de rester dans ce climat
tempéré, dans cette France , si favorisée
du ciel, que de retourner à *** , pour
y enseigner les lettres humaines à mes
jeunes cosaques du Don. Mais que viens-
je de dire? ai-je donc le droit de dé-
sirer? Mon père, je partirai demain
pour le Japon , si vous l'ordonnez.
Il me resto à vous parler de nos vieux
ennemis, h'S Jansénistes. La Grâce nous
174 L E C AUS EUR.
divisa ; peut-être eussions-nous mieux
fait de nous entendre : la question était
si simple ! 11 s'agissait seulement de sa-
voir si les cinq fameuses propositions
étaient ou n'étaient pas dans l'ouvrage
de Jansénius. Entre nous soit dit, mon
père ^ on n'a jamais pu les y trouver •
mais je vous assure qu'elles y soM. Le
Pape, qui devait le savoir, l'a déclare';
or, point de doute qu'il ne soit infail-
lible. Voilà pourtant un axiome que ces
entéte's n'ont jamais voulu admettre.
Mais que leur a valu tant d'obstination ?
Dans une de mes promenades aux en-
virons de Paris , j'ai dirige' mes pas vers
le clict-lieu , l'arsenal du jansénisme :
mon père, nous sommes vengés; notre
collège et notre maison professe sont
encore debout , et Port - Rojal - des-
Cliamps est détruit ( i ). En contem-
plant la place où il fut, j'ai tressailli de
(i) Le père paraît ignorer que Port-Royal
a étr détruit en partie avanfc fcxpulsion des
Jésuites.
LE CAUSEUR. lyS
joie, et je me suis fièrement assis sur
ses ruines. Ombres d'Arnauld et de Pas-
cal, en avez-vous frémi ? Je connais
la charité chrétienne , et je pardonne
de tout mon cœur à ceux qui n'ont pas
offensé notre société ,• mais ces gens-là
lui ont fait bien du mal. Diriez-vous
qu'on* lit encore ici les Lettres Provin-'
ciales ? C'est cependant un pauvre ou-
vrasse. N'est-il pas vrai, mon père, nos
écrivains badinaient avec plus de grâce ;
il V avait plus de finesse, et surtout un
meilleur ton dans leurs plaisanteries;
n'est-il pas vrai , mon père ?
Enfans dégénérés de pères fameux
par nos revers , les Jansénistes d'aujour-
d'hui,dont j'ai voulu apprendre des nou-
velles, ne sont ni très-nombreux ni très-
redoutables, Uninstantles philosophes,
maligne espèce , s'allièrent avec nos ri-
\Vaux pour liAter notre destruction. Ils
les abandonnèrent lorsque cette œuvre
du démon fut consommée. Je n'ai pas
besoin de vous dire, mon père, quels
moyens leurs successeurs, privés de cet
l']6 L E (JAU s E U R.
appui, employèrent pour faire trionl-
plier leurs opinions. Vous avez assez en-
tendu parler de leurs convulsions et de
ces prétendues gu('iisons miraculeuses
qui s'opéraient à la minute. C'était une
bénédiction^ les aveui^lcs voyaient sans
lunettes, les paralytiques jouaient aux
barres , les morts attendaient leuç tour
qui allait arriver. On se moqua des
Thaumaturges, et cent farces ridicules,
jouées par un petit nombre, décrédi-
tèrent tout le parti. Il faut convenir que
ces messieurs avaient mal choisi leur
temps. On y regarde de trop près au-
jourd'hui , et les morts n'ont jamais été
plus difficiles à ressusciter ; puis, de
quoi s'avise un Janséniste de vouloir
faire des miracles, lorsqu'un Jésuite s'y
prendrait à deux fois, sans être encore
très-sûr de réussir ? Aussi, malgré le
besoin que nous pourrions en avoir dans
les circonstances présentes, je suis bien
résolu de ne pas en essayer un seul ; je
craindrais de le manquer. Dieu est juste 5
il sait ce qu'il nous doit. U ne ni'appar-
tient ni de sonder ses voies , ni de lentiM'
sa puissance • mais^ en attendant ([ull
manifeste d'une manière éclatante la
protection spéciale qu'ilaccorde à notre
compagnie , la prudence de la cliaireî
nous dicte la conduite que nous avons i
à tenir. Ne laisser écliapper aucune oc-
casion favorable, sonder le terrain que
nous voulons occuper ; aller doucement,
mais avancer, mais arriver • nous abaisser,
afm de mieux nous élever ; nous humi-
lier , pour être vm jour plus glorifiés •
voilà nos prodiges , voilà nos miracles.
Dans le choix et la destination des su-
jets qui désirent entrer dans notre
compagnie , je me conforme religieuse-
ment aux instructions que vous m'avc?i
données. Plusieurs de ceux qui se pré-
sentent ont un goût très-décidé pour
l'enseignement , et assez de talent pour
s'y distinguer. Us seront placés dans nos
collèges. Quelques-uns ont plus de bonne
volonté que de lumières , plus de zèl«î
que de savoir. Ce ne sont point des aigles^
mon père, il s'en faut^ mais ils ont toute
TjS L E C A U S E U R.
la douceur , toute la simplicité de la co-
lombe. Le martyre est leur lot ; il sera
leur récompense. Notre vigne des Indes
a besoin d'ouvriers • car vous savez,
mon père , que toutes les nouvelles que
nous recevons de ces pajs-là sont des
plus satisfaisantes. Deux de nos pères y
ont été' empalés le printemps dernier;
deux autres , que Dieu est miséricor-
dieux ! deux autres écrivent que la même
faveur leur sera accordée incessamment.
La veine est bonne, mon père^ il faut
la suivre. Je ferai partir mes colombes
avant les moissons. Laus Dco ctsocletatl,
C.F.Bauni,
XJnus è societate Jésus.
A G H 1 T O P H E L.
Il y avait dans le conseil du roi Da-
vid un mécbant homme , qui s'appelait
Acliitopliel , et ce méchant homme
n'était dans le conseil du roi que pour
tï: C A u s E tJ R. I7<5f
lui donner des avis perfides et le traliir.
Le jeune prince Absalon s'étanl révolté
contre son père^, le conseiller Acliitopliel
ne manqua pas de se joindre à lui , et
de lui donner aussi des avis pour le
trahir. Il se vantait surtout de ses noir-
ceurs auprès de David , et se faisait un
mérite auprès du fds de tout le mal
qu'il avait fait au père. Le jeune prince
l'écouta d'aijord , mais il le fit obser-
ver , et quand il fut sur qu'Acliitopliel
voulait le traiter comme il avait traittr
son auguste souverain , il le chassa , et
Achitophel se pendit.
Depuis ce temps , le nom d' Achito-
phel devint célèbre cliez les Juifs , et
quand on voulait désigner un homme
d'un esprit faux et d'un caractère per-
vers et malfaisant , on disait de lui que
c'était un Achitophel. L'histoire des
Juifs ne dit point si Achitophel laissa
de la postérité, et si cette postérité
liérita de ses nobles talens. Comme je
désirais avoir quelques éclaircissement?
sur ce point ; je me suis adresse à uu
^Bo LE C AU S E U R,
tlesçeiidaiit du célèbre d'Hozier, et je
Tai prié de m'aider de ses lumières.
Or , le descendanl du célèbre d'Ho-
zier m'a assuré que , non-SLulcmeut
Acliilopliel avait laissé une nombreuse
lignée dans le royaume de Juda, mais
que celte li;j^née s'était étendue chez
tous les peuples, et que depuis quelque
temps surtout, elle jetait un éclat extra-
ordinaire.
Et là dessus , le savant généaloi;iste
m'a cité une foula de personnages dont
les actions, les écrits, et le langage
rendent un glorieux témoignage à la
noblesse de leur origine ; et comme il
était à raconter tout cela , j'aperçus
sur son bureau une brochure intitulée :
î)e la liestaiiTYdioji de la monarchie
des Bourbons et du retour de l ordre ,
par M. le comte de M et comme
j'aime beaucoup les brochures, et que
mon brave descendant du célèbre d'Ho-
zier est fort complaisant, je le priai
de me prêter cette nouveauté j il sous-
crivit à ma demande avec beaucoup de
I. L C. A f >: 1. -^ n. i^i'
pclilosse , en me recommandant seule-
ment d'avoir soin de l'ouvrage , attendu
qu'il était ne'cessaii e pour la continua-
tion d'une généalogie dont il s'occupait
en ce moment.
J'ai donc lu le livre de M. de M*
Sur la restauration de la monarchie des
Bourbons et l' retour à Tordre. Je sa-
vais que M. de M avait été autrefois
admis auprès des Eourbons • je savais
qu'il s'était agité dans tous les sens
et avait usé beaucoup de papier pour
le salut de la France et de l'Europe • je
savais qu'il avait quitté les princes de
la maison de Bourbon, et qu'il éisit
venu depuis quelques années offrir ses
services aux nouveaux princes de la
maison de Napoléon, je me souvenais
d'avoir lu en t8o4 une brochure de M.
de M , intitulée Mémoires secrets. *
Il me semblait que dans ces mémoires
secrets , M. de M parlait très-mal
de la maison de Bourbon , et qu'il se
faisait même un certain honneur des
injures qu'il lui adressait.
iSl L E C A U s E TJ R.
Je croyais me rappeler que M. de
M annonçait beaucoup de dévoue-
ment pour Napole'on j qu'il en parlait
avec entliousiame • qu'il menaçait la
France des plus j^rands maux , si jamais
elle entreprenait de rappeler Louis xvm
sur le trône de se^ aïeux ^ qu'enfin ,
il promettait de de'ployer toutes les
ressources de son génie pour sou-
tenir le nouveau trône et la dynastie
naissante. Je ne voyais plus trop ce que
]M. de M pourroit dire de la rao-
narcliie des Bourbons et du retour à
l'ordre. Mais il ne faut désespérer de
rien avec les beaux génies , car rien ne
les déconcerte et ne les effraie. Que
pourrait la fortune sur les grandes âmes?
Klles savent s'emparer des évènemens ^
J'js j'^ouverner à leur gré, et les faire
servir à leur gloire ou à leur profit.
Voyez ce qui est arrivé en France
<lepuis vingt-cinq ans. Sous combien
de dominations ne sommes-nous pas
tombés successivement ? Eh bien ! les
beaux génies se sont toujours conservés
LE C A U 5 n U R. ï85
an milieu des ruines de leur patrie • c'est,
disent-ils , que le génie n'est d'aucun
pays, d'aucune famille , ou plutôt qu'il
est de tous les pays , de toutes les fa-
milles j c'est que son action s'exerce
indistinctement sur tous les objets. Poète
ou prosateur, peintre ou statuaire , mu-
sicien ou chanteur , publiciste ou dan-
seur , n'importe , l'homme de génie se
prête à tout, s'accommode atout- l'éclat
de son talent ne connaît point d'éclipsé.
Le Dante est poète, soit qu'il chante l'en-
fer , soit qu'il chante le paradis. Le Cara-
vagc est peintre , soit qu'il représente
saint Michel , soit qu'il représente Sa-
tan , et la même flûte sert à jouer] air
farouche de la Marseillaise, ou l'air
chéri , vive Henri IJ^ ! Et voilà pour-
quoi , depuis vingt ans, nous avons vu
célébrer par les mêmes hommes la
république et le roi, Buonaparte et
Louis xviiî. Ce sont des hommes tic
génie , et le génie saisit sans distinction
tout ce qui s'offre à ses brillans pinceaux.
Les arts ne connaissent point d'apos-
iSi L E C A U s E U Ké
tasie. Que m'imporleiit los ëvènemens ,
me disait, il y a quelques mois un ce'-
lèbre cîianteur , je chanterai toujours.
Comment se fait-il, disais-je , il y a
quelques années, à un poète d'un talent
distingué, comment se fait-il que votre
muse vs'abaisse jusqu'à chanter un hom-
me que votre cœur abhorre , jusqu'à
célébrer ses vertus? Mon ami, me ré-
pondit-il, la poésie vit de fictions. Un
autre m'assurait qu'il mettait toute sa
gloire à vaincre les difficultés.
C'est apparemment pour vaincre aussi
la difficulté, que M. do M a passé
successivement de la cour des princes
dans l'antichambre dos directeurs, et
de l'armée de Condé à l'armée deBuona-
parte. Cependant , il avait un but plus
noble que les poètes , les chanteurs et
les danseurs ; sa grande âme ne s'occu-
pait de rien moins, que du salut de
l'Europe, ile la conservation des trônes,
et du rétablissement de la monarchie
des Bourbons.
Si vous lui demandez pourquoi il
LE C A U S i^ U R. ï85
était à la cour dos princes^ c'était ré-
pondra-t-il , pour veiller sur leurs
destinées et diriger leurs conseils^ M.
de M était la seconde providence
établie auprès des héritiers de saint
Louis et de Henri IV.
Si vous le priez de vous dire pour-
quoi il les a quittés , c'était pour aller
diriger les conseils de leurs ennemis ,
les aveugler, et les conduire à leur
porte. — Mais vous avez dans vos écrits
outragé ce que nous respections j vous
avez excité notre indignation par votre
abaissement devant les faisceaux de
Buonaparte. — Cet abaissement et ces
outrai^es étaient des traits de î^fénie. Je
m'avilissais pour devenir un jour plus
grand ; j'outrageais pour inspirer de la
coiî fiance à celui que je voulais perdre;
je le caressais pour le frapper ; j'entou-
rais de sucre et de miel la coupe qui
devait lui ravir la vie; je parais de
fleurs la victime avant de l'immoler.
^ ous Favez ('levé jusqu'au trône. (.i\L
de M.. dit modestement : Je nie dé-
l86 L E C A U s E I R.
cidai a/ofs à inelfre la couronne sur Id
iéie de Buonapai'le. ) — Je ne l'ai lait
monter si haut que pour accélérer sa
cliùte et le faire tomber plus bas. — Si
vous étiez l'àme de ses conseils , si vous
le gouverniez à voire gré , pourquoi ne
l'avez-vous pas retenu quand il s'est pré-
cipité dans tant de fureurs et d'excès ?
pourquoi n'avez-vous pas brisé le tube
meurtrier qui devait ravir le jour au
duc d'Engliien ? pourquoi avez-vous
souffert rinfàme guerre d'Espagne , les
dévastations de l'Allemagne , la folle
expédition de Moscou, et tant d'autres
déplorables frénésies qui ont coûté à
l'Europe tant de sang , de larmes et de
désastres ? étiez- vous donc auprès de
lui comme le génie du mal , qui se plaît
dans la destruction ? — J'avoue que mon
plan a été un peu dispendieux pour
l'humanité • mais les grandes âmes n'y
regardent pas de si près. J'avais un des-
sein, je voulais qu'il réussît : il y aurait
eu de ma part petitesse et timidité , si
i'eusse pT;is garde à quelques millions
L E C A u s E i n . ï8;
d'hommes de plus ou de moins. J'ai
réussi et je suis satisfait.
Telle est à peu près la doctrine de
M. de M -si vous l'en croyez , depuis
vini.^t-cinq ans , il n'a été occupé que
d'une pensée. En France , en Allemagne,
en Angleterre , en Italie , à pied , à clie-
val, en exil , dans les palais, dans les
prisons, sa pensée le suit, le remplit;
il n'existe que par elle , et pour e\h\
Comme Protée, il se déguise sous toutes
les formes, il se couvre de toutes les
couleurs , pour la faire réussir. Les sou-»
.verains l'appellent, le recherchent, le
consultent ; il est l'âme de tous leuî ^
conseils ; il imprime le mouvement à
tous lescabinets,àtoutesles armeVs^nous
ne vivons plus, nous ne respirons plus
que par M. le comte de M ; in co
movejnur et siimus.
Etrange destinée des hommes ! M.
de M a élevé et renversé des trônes;
il a conduit par sa sagesse et son génie
suprême tous les Rois de l'Europe ; et i'
n'a point encore de statue ! et sou nom
i88 LE c A u S t; u ft.
ne vole pas de boucîie en bouclie cliez:
toutesles nations! Que dis-jeVM. de M...
n'a pas même obtenu la plus le'gère dis-
tinction ,• on ne voit pas reposer sur ce
cœur , foyer de tant de nobles senti-
mens, le sitjne honorable du courage et
du £;énic ! Il n'est pas membre de la
Légion d'honneur ! Des esprits vul-
gaires , des âmes étroites , portent incme
l'absence de toute ide'e politique, jus-
qu'à regarder M. de M avec un cer-
tain dédain , jusqu'à lui reprocher ses
loyales perfidies _, ses glorieux avilisse-
raens.
Ils prétendent que, quelque en soient
les motifs , le mensonge et la perfidie
n'eu sont pas moins odieux ; qu'il n'existe
rien de plus vil au monde que ces syco-
pbantes si communs de nos jours, qui,
sans respect pour les principes deFlion-
neur et de la vertu, sont prêts à mar-
rher sous toutesles bannières , à célébrer
tous les pouvoirs, à encenser tous les
autels, depuis ceux de Jebova jus([u'a
ccuxdeMolocli j à déifier le crime même.
LE CAUSEUR. 189
si le crime peut leur être utile. Ils ne
pardonnent même pas à ces hordes de
prosateurs et de poètes cjui, sous le der-
nier gouvernement, rivalisaient d'abjee-
tion , se pavanaient comme d'un triom-
phe éclatant, quand, par la souplesse de
leurs phrases et la lâcheté de leurs vers,
ils avaient pu l'emporter sur leurs hon-
teux concurrens, et mériter un prix plus
élevé ; car il y avait des bassesses à tout
prix, et le sultan de la police laissait à
son visir le soin d'en fixer le tarif; aussi
quelle cour assidue on faisait au visir î
Au reste, M. de M.... ferme l'oreille
à tous les cris, et confond d'un mot ses
obscurs blasphémateurs. « Ce ne sont,
« dit-il, ni ces hommes honnêtes et
« paisibles , ni les esprits bornés , ni
« les politiques d'antichambre dont j'in-
« voque l'opipion ^rnais j'interpelle avec
K confiance les esprits forts et élevés
« dont peut encore s'honorer la France.
« J'écris pour ceux qui savent lire. Tous
« les moyens qui peuvent tendre à ra-
liJO L K C A U s E U R.
« mener à l'ordre sont bons, sont lé-
« gitimcs, »
il faut féliciter M. de M d'avoir
su renoncer à l'opinion des hommes
honnêtes ,• il est probable qu'ils lui ac-
conleraient dilïicilement leurs suffrages.
J. B.
**,V\^VVVVVV\\^'VVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVV\(\A/VVVVV\\'VVVVVVVV\VVVVVVVVV'V\%
LETTRE
SUR L ARTICLE D'ACHITOPHEL.
A .... près Annecy , le .... septembre iSi'}.
Monsieur ,
Je fais ma demeure dans la petite
commune de,... , à deux lieues ou deux
lieues et demie d'Annecy, département
du Mont-Blanc. Cette commune se com-
posait avant l'invasion , de soixante et
dix feux ; elle n'en a plus que douze au-
jourd'hui. Je vis là du produit d'un
petit champ que je tiens de mes pères,
\
LE CAUSEUR. IQl
et duquel je retire, avec beaucoup de
peine, un revenu médiocre. \ ous pou-
vez conclure que je ne reçois pas sou-
vent des nouvelles de la capitale. Je
serais même des années entières sans en
entendre parler, si ce n'était un de mes
amis qui reçoit le Journal de Paris y
et qui me le prête lorsque je vais à la
ville où il loire.
Mes affaires m'ayant conduit hier à
Annecy , j'en revins avec mon petit pa-
quet. 11 était tard j les trente-trois ha-
bitans qui forment la population actuelle
du village, étaient de retour des champs •
je les rassemblai aussitôt devant ma
porte, suivant ma coutume, pour leur
donner communication des nouvelles.
Je leur fais grâce ordinairement , comme
vous pouvez le croire , des articles de
littérature , aifxquels ils ne coiu pren-
draient pas grand' chose • mais un ex-
cellent article que mon ami m'avait re-
mis sur l'ouvrage de la Restauration
de la Monarchie Française , par IM.
jdeM , me paraissant, dès son début.
ig2 LE CAUSEUR.
pouvoir les intéresser, je ne voulus pas
les priver du plaisir de l'entendre. J'ap-
pris ainsi à ceux qui ne le savaient pas
encore , c'est-à-dire à la masse de mes
auditeurs , car ces bons paysans ne
lisent guèies , que le Roi David avait à
sa cour un certain Acliitopliel ou Achi-
taphel, qvd le trompait et l'entraînait
dans toutes sortes de crimes plus affreux
les uns que les autres. Je ne laissai pas
écliapper cette occasion de faire remar-
quer en passant à mon auditoire , qu'il
ijtait ordinaire aux princes d'avoir de
pareils gens autour d'eux, et que la
plupart du temps c'est à ces maudits
conseillers qu'il faut s'en prendre des
fautes des Rois qui ne peuvent pas tout
voir par leurs yeux. Ils me comprirent
fortbien,et me promirent de ne pas ac-
cuser leur bon père (c'est ainsi qu'ils
appellent le Roi ) , si quelqu'un de ses
officiers commettait des vexations ou
<les injustices dans le paysflls pleuraient
en disant cela j et moi , je pleurais ovec
cux^ tant je ressentais déplaisir à vivre
LE CÀUSEUB. 193
parmi des hommes simples et sans de'-
tours, chez qui l'influence des vices n'a
pas encore fermé le cœur à la droite
raison.
Mais je ne pus m'empécher de rire
de la joie qu'ils témoignèrent quand
la continuation de l'article leur eut ap-
pris que ce méchant Achitophel s'était
pendu de désespoir. Us eussent été les
victimes de ce scélérat^ qu'ils n'auraient
pas pris plus à cœur sa juste punition.
Quand ils surent que la France venait
aussi d'avoir à peu près sou Achitophel,
sans doute , me dirent - ils , celui - là
s'est de même pendu pour se punir des
crimes qu'il a tait commettre ? A peine
leur avais-je répondu que bien loin de
se pendre , il se faisait gloire du mal
qu'il avait causé , que les voilà qui cou-
rent s'armer de fourches, de bâtons,
de faulx^ ils reviennent bientôt à moi
en jurant à hauts cris qu'ils sont prêts
à partir pour Paris, afin de demander à
leur bon père de leur livrer cet Achi-
tophel pour le meltrç en pièces. Ea
'• 9
194 L E C A U s E U R.
s'expriiïiani ainsi , il fallait voir comme
ils promenaient leurs regards sur les
ruines et les monceaux de cendres dont
le village est encore plein , et comme
cette vue augmentait leur fureur ! J'eus
toulesles peines du monde à lesappaiser :
enfin j'y réussis , mais ce ne fut qu'en
leur promettant que je rédigerais au
plutôt une pétition au nom de la com-
mune , pour demander justice au Roi.
Vous pensez bien , Monsieur, que
cette promesse n'avait pour but que de
contenter ces bonnes gens et de pré-
venir une esclandre qui aurait eu pour
eux des suites fâcheuses. La poursuite
d'un délit de la nature de celui dont il
est question,appartient d'ailleurs au mi-
nistère public, et je suis sans caractère
pour suppléer à son silence. Je sais bien
que la Charte accorde à tous les Fran-
çais le droit de pétition, et qu'on peut
l'exercer dans une pareille circonstance,
sans empiéter sur les droits du minis-
tère public j mais je vous avoue que je
s-crais plutôt disposé à faire un placct
jiu directeur de l'hospice de Charenton
L E C A U s E U R. 196
ouaux administrateurs deBicétre. Com-
ment croire , en effet , qu'un homme
d'esprit en son bon sens/et lorsqu'il n'y
est point contraint par le bourreau , ait
la folie de faire d'aussi terribles aveux ,
et l'impudence de s'en faire honneur?
Pourrait-il se fonder sur ce que le Roi
a bien voulu tirer sur le passé le voile
de l'oubli ? Mais le Roi , par cet acte de
clémence, n'a pas entendu que les excès
qu'il consentait d'ignorer devinssent
pour cela des œuvres méritoires. Achi-
tophel déclare, il est vrai , n'avoir agi
que dans la vue de rendre un jour le
trône de France à l'auguste famille des
Bourbons : il est très-possible que sa dé-
claration ne convainque pas tout le
monde ; quelques personnes aussi pour-
ront bien comparer le déclarant à la
mouche du coche , et quelques autics à
ce chirurgien biscajen dont il est parlé
dans le Diable boiteux , lequel blessait
les passans à coups de bajonnette, et
venait ensuite leur offrir les secours de
son art.
ig6 LECAUSEUR.
hr Mais d'autres demanderont à l'homme
qui s'était acquis un si merveilleux as-
cendant sur l'esprit de Napole'on , s'il
ne lui était pas possible d'arriver à son
but à moins du massacre de cinq mil-
lions de Français, du ravage de notre
territoire, de la perte de plusieurs belles
provinces acquises du sang de nos fils ,
de nos frères et de l'envahissement du
sol sacré de la patrie par les hordes de
l'Ukraine et du Volga. Ne craignons pas
de le dire, plusieurs fois il n'a manqué
à Euonaparte que de vigoureux conseils
pour le porter à renoncer au trône, et à le
rendre à ses antiques possesseurs : pour-
quoi donc Achitophel ne profitait-il pas
de ces retours? Est-ce qu'alors il croyait
n'avoir pas encore assez fait pour la
gloire?oubien voulait-il jouer le rôlede
Cinna?Je n'en serais que plus porté à le
croire dans un état de démence absolue.
Le projet de faire usage , dans le com-
merce de la vie, d'une combinaison dra-
matique,ne peut entrer que dans un ccr-
yeau malade , surtout en comparant la
LE CAUSEUR. t97
différence de caractère entre l'empereur
romain et le despote corse. Mais Aclii-
topliel a fait plus que Cinna. Celui-ci
conjurait Auguste de garder la cou-
ronne , celui-là se décida à la mettre
sur la tête de Napoléon.
Si quelque jour ce monsieur Acliito-
pliel venait dans la commune que j'iia-
bite, et que son heureux destin le de'-
robât à la fureur de nos paysans, voici
ce que je lui dirais : « Vous avez déserté
« le parti des Eourbons, vous les avez
« injuriés quand vous les avez vu aban-
« donnés de la fortune ^ et aujourdliui
« que le vœu de toute la France les a
« rappelés dans nos murs, vous retour-
« nez la face de leur côté. Exécration
« sur les vils intrigans qui brûlent leur
« encens devant Baal ou Jéliovah , se-
« Ion que les circonstances l'exigent !
« Vous avez brigué la confiance de Na-
(( poléon , et lorsque vous Teùtes obte-
« nue, vous n'employâtes votre ascen-
« dant qu'au détriment de l'humanité
« et de votre propre patrie, si les hom-
« mes qui vous ressemblent pouvaiet^t
19^ ï. E CAUSEUR.
« en avoir une. Dans votre inconcevable
i( démence vous vous vantez d'avoir été
(( l'artisan de nos malheurs, en nous
« assurant qu'il n'j avait pas d'autre
« moyen de servir la France et nos
« Princes. Je vous réponds que deux
(( causes si belles étaient au-dessus de
c< ces manœuvres tortueuses. En affec-
« tant de montrer la liaison qui existe,
« selon vous, entre les unes et les au-
{( très, et en vous donnant , vous l'in-
« venteur de tant de machinations in-
<( fernales, comme l'ange tutéiaire de la
« bonne cause , vous ressemblez à ces
« harpies qui empoisonnaient tout ce
« qu'elles avaient touché. Mais qui nous
« garantit, au surplus, qu'en ce mo-*
« ment vous ne cherchez pas à capter
« la confiance de nos Princes par de
« faux exposés, pour les précipiter, à
(( leur tour, dans un torrent de fautes ,
<( et les sacrifier à Napoléon ? Nous sa-
« vous de quoi vous êtes capable; vous
t( avez eu le scandaleux courage de nous
(( l'apprendre. Les injures que vous pro-
(( diguez à \otre dernière idole neproii-
L E C A U s E TI R . 1 gf)
« vent rien : vous ne feriez que renou-
« veler^ envers le Gouvernement actuel,
« la tactique dont vous vous êtes servi
« pour aveui^ler l'homme que vous vous
« glorifiez d'avoir poussé dans l'abîmej
« et celui qui se vante publiquement ,
« à bon droit ou à tort, d'avoir une fois
« re'couru à ces ruses plus que Machia
« véliqueSj ne paraît pas trop disposé
« à renoncer à leur usage... »
Je suis, Monsieur, un des plus sin-
cères partisan de la liberté de la presse,
et cependant je ne crois pasavanccr une
proposition qui lui soit contraire , en
déclarant que je regarde le livre donti
est question comme un de ceux dont
la publication est un véritable scandale.
11 me semble que cet ouvrage forme-
rait, en quelque sorte, le digne pen-
dant de ceiui du marquis de Sade, et
que les deux auteurs , aft'ectant un pareil
cynisme, méritent la même punition.
J'ai l'honneur d'être , etc.
Véridicus.
200 Le CArSEUA.
LA SORCELLERIE
DES
GENS D'ESPRIT.
On a dit souvent que pour être heu-
reux il ne faut pas avoir plus d'esprit
que son père , ou que son maître , ou
que son siècle^ et cependant, chacun
ambitionne d'avoir de l'esprit.
On brûlait les gens d'esprit , comme
sorciers , dans les siècles ignorans , ce
fut la manie des magistrats.
On fit demander pardon à Galilée
d'avoir découvert le mouvement de la
terre • ce fut l'ouvrage des Papes.
Les inventeurs de l'imprimerie fu-
rent accusés de sorcellerie par le parle-
ment de Paris , et procédures , comme
tels, jusqu'cà ce que le génie et la puis-
sance de Loiù'j XI aunulère it cette
monstrueuse inquisiliou judiciaire.
L E C A r s E U R. 201
Leshommes d'esprit ont la vue longue,
étendue, pe'netrante. Ils voient tout na-
turellement ce que le vulgaire ne peut
apercevoir qu'à l'aide du temps ou
d'unmicroscope, qui grossissent les ob-
jets. Ces favoris de la nature sont des
espèces de sorciers dont on se dcTie tou-
jours, qu'on e'ioigne sans cesse, et qu'on
persécute quelquefois.
Descartes était un grand sorcier , il
pénétrait dans les prpfondeurs de l'es-
prit humain , et il humiliait ainsi les
prétendus savans de son siècle. 11 fut
obligé d'aller cacher sa sorcellerie en
Suède, où il reçut cependant les plus
grands honneurs.
Il y eut une époque où les astronomes,
s'a visant de prédire, quelque temps à
l'avance, une éclipse de soleil ou de
lune, furent traités de prophètes, de
devins et de sorciers , selon le stjle et le
vocabulaire du temps.
On persécuta au i8*. siècle, les pro-
phètes philosophes, tels que J.-J. Rous-
seau, qui, avec du génie et de l'obser-
9*
2 12 L E C A U S E U R.
vation,étaieiit parvenus à la connaissance
des événemens prochains^ comme les
astronomes parviennent à la connais-
sance des événemens du ciel ou des
phénomènes astronomiques. Quelques
phrases ai avenir trouvées dans le Gou-
vernement de Pologne de J.-J. Rous-
seau, firent crier hœo sur l'auteur,
parce qu'il prévoyait que les orages
élevés dans divers états couvriraient
bientôt l'Europe dégénérée , impré-
voyante et livrée à tous les genres d'abus.
Cette espèce de sorcellerie ne pro-
vient cependant que delà patience qu'il
faut pour étudier, méditer et calculer.
Les esprits doués du talent d^e l'obser-
vation sont presque tous des devins.
Tout est lié dans la nature morale et
pbysique. Celui qui étudie avec soin les
causes , connaît facilement les effets ; et
en comparant les diverses époques de
l'histoire , il peut arriver à l'indication
probable des événemens qui naîtront
des divers effets déjà éprouvés.
Ce genre de talent est sans doute très-
LE CAUSEUR. 2oS
torné , et il l'est davantage aujourd'liui,
parce que le mouvement de la société
est plus rapide, les évc'nemens plus im-
prévus/les esprits plus superficiels , lesf
besoins et les jouissances de la vie sociale
plus multiplies.
Mais lorsqu'il s'élève quelqu'un de
ces esprits méditatifs et doués en même
temps d'imai^ination , l'observation est
plus profonde , et la prévoyance ou
prédiction semble une véritable ms"
pira/ioTi, plutôt que l'efTet de la ré-
flexion et de la pensée. Voilà pourquoi le
vulgaire attacbe toujours une idée de
prophétie , ou une accusation de sorcel-
lerie à ces opérations de l'esprit médi-
tatif et d'une vive imagination, deux
présens de la nature extrêmement dan-
gereux dans tous les siècles.
Pendant long- temps tous les inven-
teurs ont été traités de sorciers. Les pre-
miers physiciens , les premiers mécani-
ciens, les premiers chimistes ont eu de
la peine à se sauver des accusations de
sorcellerie.
204 T. E CAUSE U R.
Vers le milieu du diK-liiiitième siècle,
lin mécanicien, qui avoit montré en
public, à Bordeaux, un automate repré-
sentant Bacclius sur son tonneau , et
qui entre autres clioses, prononçait dis-
tinctement le mot bonjour , fut brûlé
avec son automate dans l'Amérique mé-
ridionale , où l'appât du gain l'avait
porté, après avoir étonné les villes de
France , témoins de ses succès. 11 faut
choisir le siècle et le pays pour être
sorcier, ou pour avoir de l'esprit , du
génie, de l'invention avec sécurité.
L'habitude d'exercer la pensée et l'i-
magination donne à l'individu qui
l'exerce une sagacité si forte, une intel-
ligence si subtile, et une prévoyance si
sure , que les spectateurs froids et vul-
gaires prendront toujours un tel homme
pour un homme dangereux , ou pour un
sorcier , ou pour un inspiré ^ et c'est en-
suite selon l'esprit du temps, selon la
direction donnée à l'opinion , que cet
individu sera honoré ou proscrit, admiré
ou couvert de calomnies.
Le napolitain J.-B. Porta avait fait
LE CAUSEUR. ^.o5
des études si approfondies de la science
phjsionomique , qu'il était parvenu à
distinguer les passions , les caractères et
les inclinations dominantes dans les in-
dividus , par leur ressemblance plus ou
moins rapprochée des animaux. 11 avait
étendu ses prédictions morales jusqu'à
l'organe de la voix et c'est par les di-
verses modulations , inflexions et sons
liabituels de la voix , qu'il avait établi un
système très-probable de jugement sur
les mœurs, les caractères et les passions
des hommes.
Le suisse Lavater, qui a copiéet auir-
menté Porta, sansavoir une aussi grande
masse de faits et d'observations que le
physionomiste napolitain , était ausfi
une espèce de sorcier ou de devin , qui^
dans un autre siècle, aurait pu obtenir
le dangereux honneur du bûcher.
De nos jours , le docteur Gail , dont
la profonde science anatomique n'est
pas contestée par ses plus ardens anta-
gonistes, est doué à un haut degré de
celte patience de travail , de cet esprit
206 LE CAUSEUR.
d'observation et de cette sagacité savante
qui , à beaucoup d'égards , le ferait re-
garder comme inspiré , et l'eût fait con-
sidérer dans les temps anciens comme
sorcier. Ce n'est là pourtant que l'efTet
de Tétude et de l'observation anato-
mique exercées par un esprit sagace et
méditatif^ appliqué à, une seule partie
de son art, et l'ayant par conséquent ap-
profondie.
Si l'on ne persécute presque plus , du
moins par des accusations de magie et de
sorcellerie , les gens cVesprit, les inven-
teurs d'une; science ou d'un art, et ceux
qui le [perfectionnent , il faut en rendre
grâce aux progrès de la civilisation et à
la généralité dc3 lumières. Les liommés
(£ui ont du talent et un esprit cultivé,
sont plus répandus dans toutesles classes
delà société; les lumières et l'instruc-
tion sont devenues plus générales dans
les conditions médiocres, et dès-lors il
y a sûreté pour le talent, indépendance
pour l'esprit et garantie pour les inven-
tions et les idées nouvelles , quand elles
LE C AUS i: L R. 207
«ont réputées utiles à la société. Honneur
doncausiècleoùron peut être sans dan-
ger^devin , sorcier , niaiiicien^inventeur,
homme d'esprit et auteur de quelf[ue
bon système !
D.
V\V\.\VVVV\%V\\V\'VVV\'VVV\%VX\VV\^VVVVVVVVVVVV\\\'V\\VVVvVVvVVi'V\'VVVV\'to
LES
TROIS SIÈCLES LITTÉRAIRES ,
vus DE PROFIL.
On a écrit Lien des volâmes sur les
trois siècles littéraires de la France; on
a publié vingt brochures pour esquisser
.seulement le dix-huitième siècle, et les
peintres commandés par ITnstitut, n'ont
fait que des miniatures. Tout cela prouve
combien il est difficile de peindre les
géans d'une manière convenable , et sur-
tout de les faire ressemblans. Quelques
écrivains n'ont pu recueillir que quel-
ques traits particuliers ou quelques anec-
2o8 LE CAUSEUR.
dotes historiques; d'autres enfin se sont
évertués à nous donner le recueil bio-
graphique des écrivains nombreux de
ces trois siècles littéraires.
Tous ces ouvrages différens ont leur
mérite particulier. Il faut des biogra-
phies et des dictionnaires des trois siè-
cles pour ceux qui veulent s'instruire ;
il faut des mémoires historiques pour les
bibliothèques et des tableaux littéraires
pour les académies. A chacun son goût
et ses besoins; mais pour les gens du
monde, il ne faut que des esquisses et
des pro/îls. C'est d'après ce cadre borné,
que nous allons faire modestement le
profd des trois siècles. Ce genre de ta-
bleaux ne comporte qu'un petit nombre
de- traits ^ il importe seulement qu'ils
soient vrais et qu'ils produisent la res-
semblance.
Le seizième siècle sortait des épaisses
ténèbres des siècles précédens ; aussi
l'esprit de ce siècle ne consistait qu'en
érudition. Partout dos savans bien cou-
rageux, des érudits bien paticns dcfri-
LE CAUSEUR. 2og
clièrent les champs stériles des scie»ces,
des lettres et des arts. Le bel esprit ter-
mina ce siècle. C'est ainsi que par la
gravite' de la science et le ridicule du bel
esprit^ les Français s'essayaient à avoir
de la raison et du génie.
Le dix-septième siècle vit éclore des
taleiis supérieurs , et la science acquit
plus de lumières , comme l'esprit obtint
plus de maturité. L'éclat de ces grands
talens se répandit sur les principales
parties de Ventendement humain : les
arts , ces favoris des muses , ces enfans
de l'imagination, couvrirent la France.
Corneille fit le G'd ; Q'nna^Rodogiinc. ;
Racine réunit l'harmonie du style , du
sentiment et de la pensée dans Iphigcnie,
Andromoque, Phèdre, AllioUe et Ba-
iazet. Pascal Jixa la langue et l'enrichit
des Lettres Provinciales , en alliant l'é-
nergie des pensées avec rélé?;ance des
formes et la pureté du style; Fénélou
réunissant les plus heuvcux dons du
génie aux senlimens de l'âme la plus
veiUieuse, fit présent à la France de sou
210 LECAUSEUR.
Télémaque, clief-d'œlivre que l'antiquité
lui eut envie'- Bossuet, éloquent comme
les anciens, trace les re'volutions des
siècles et des empires avec la rapidité
et la profondeur du génie, et. crée le
tjpe de Y Histoire Universelle. Ces traits
principaux suffisent pour indiquer le
dix-septième siècle , à qui nous devons
le théâtre et la langue perfectionnée,
ainsi que la grande impulsion donnée
aux sciences, aux lettres et aux arts.
Le dix-huitième siècle se trouve
réuni an dix-septième par un homme
extraordinaire qui vécut cent ans , mit
de la philosophie dans ses écrits, de la
corruption dans le goût, de l'afféterie
dans l'esprit, de la médiocrité dans la
poésie, et un grand talent dans le genre
de V éloge public ou académique * Fon-
tenelle et Voltaire se tiennent par la
main pour propager le philosophisme et
le hel esprit j mais Voltaire fut plus na-
turel dans sa prose et plus spirituel dans
sa poésie; l'im et l'antre mirant dans
leurs écrits les sujets les plus abstraits
LE C A U S E T. n , 311
à la portée de tout le monde ^ ils frap-
pèrent la philosophie en petites mon-
naies, et les répandirent dans toutes
les mains. Tous les deux cultivèrent les
genres les plus opposés et les plus dif-
ficiles, et donnèrent naissance, par
leur exemple , à cette tourbe de petits
philosophes et de petits poètes qui
s'emparèrent de l'opinion et de la litté-
rature , connue on voit les corsaires ,
pendant les guerres des grandes na-
tions , venir infester les mers et ruiner
l'industrie et le commerce.
JXous sommes bien loin de confondre
dans cette foule philosophique et poé-
tique, Helvétius, qui montre sans voile
à la société les calculs et les actions de
Viiitérêt personnel; Montesquieu qui a
révélé aux hommes les secrets de la
haute politique et de la législation • De
Guibert, qui a écrit Xo. philosoj>hie de
la guerre, et favorisé les progrès de la
tactique conservatrice des états et des
hommes,- D'Alcmbert et Diderot, à qui
le monde savant doit les richesses des
212 LE CAUSEUR.
sciences,des lettres,des arts et des métiers
rasseinble's dans V Encyclopédie ; J. -J'.
Rousseau qui , au milieu des perse'cu-
tions conlinuelles de ses envieux con-
temporains, a le'gué à la postërilé un
ouvrage précieux sur Véducalion , et
montré jusqu'où peut aller l'éloquence
dans la langue française; BufFon qui a
été aussi éloquent que Pline , et qui ,
mieux que les liaturalistes qui l'avaient
précédé, s'est montré original, quoique
systématique , dans les Epoques de la
Nafiire. Ces génies suffiraient à l'im-
mortalité de plusieurs siècles.
Ainsi, le seizième siècle est, par cer-
taines gens , traité àHérudlt et de pédant ;
le dix-septième est appelé poétique et
théâtral ; le dix-huitième est accusé d'<2-
théismeal àc philosophie. Selon les au-
tres, c'est la jeunesse de l'esprit humain
qu'on tiouve dans le seizième siècle -, le
dix-septième présente toutes les ri-
chesses et les forces du bel âge ; et le
dix-huitième touche à la maturité et
à la tiisLesse de fàge avancé.
L E C AU s E U R. 2l3
La langue française s'est formée tt
rcyularisée dans le seizième siècle ; elle
a ete' perfectionnée et fixée dans le dix-
septième j elle est devenue ambitieuse
et ne'ologiste au dix-huitième.
Les érudifs du seizième siècle ont
été remplacés par les hommes de génie
du dix-septième ^ qui ont eu pour suc-
cesseurs des hommes d'espiit.
On se préparait à faire des ouvrages
au seizième siècle ; les grands modèles
ont paru dans le dix-septième , et plu-
sieurs chefs-d'œuvre en ont été le ré-
sultat dans le dix-huitième.
Corneille n'eût pas fait ses belles tra-
gédies, si la stérile fécondité du poète
Hardi n'eût ouvert la scène drama-
tique; et Voltaire n'aurait pas produit
Œdipe , Zaïre et Mérope, s'il n'avait
été précédé dans la carrière par l'inimi-
table Racine.
Le seizième siècle a fouillé l'antiquité
classique ; le dix-septième a rivalisé les
beaux siècles d'Athènes et de Rome ;
le dix-huitième a enregistré tous les tra-
2 1.4 L E C A U s E U fl.
vaux de l'esprit humain dans YEiicy-
clopédie.
Au seizième siècle, la mémoire des
Français s'est exercée sur les sciences et
les lettres • au dix-septième , c'est Viina-
gliiation qui a cultive' et agrandi le do-
maine du génie ^ dans le dix-huitiéme,
la raison et l'esprit se sont disputé
quelquelbis l'empire , et l'ont partagé
souvent.
]\ous ne parlerons point ici du dix-
neuvième siècle : il ne fait que de com-
mencer i mais c'est à la manière d'Her-
cule , qui, étant au berceau, a étouffé
les serpens qui l'entouraient. Ce début
prodigieux présage son^j^rand avenir ^ la
politique, les mœurs, les institutions ,
lîi guerre, la paix, les sciences, la lit-
térature, le tuéâtre , les arts, les monu-
mens, la direction de l'esprit et delin-
dustrie, tout a subi un changement,
dont les effets se communiquent à l'Eu-
rope, et dont Vinf! nonce va recommencer
une ère nouvelle ue ;.;loire, de puissance
et de civilisation. A la manière brillante
L E CAUSE U R. 21 5
el extraordinaire avec laquelle le dix-
ueu\ ièmo siècle .s'est annonce , il lui fau-
dra un grand peintre qui fasse autre
chose qu'un simple profil
B.
LES HEURES.
Ce sujet a occupé tour à tour les poè-
tes, les peintres _, les graveurs et les au-
teurs cortiiques ■ il a bien plus souvent
occupé les oisifs , les femmes du beau
monde, les petits -maîtres, les intri-
gans , et surtout les amoureux. jNe char-
geons point cette nombreuse nomen-
clature sur un sujet aussi aimable que
varié , et mettons un peu d'ordre dans
les idées agréables, ridicules, intéres-
santes, comiques et même morales qu'il
peut offrir à l'imagination de nos lec-
teurs.
Et d'abord, parmi les poètes, quels
détails charmans et gracieux Thomp-
2lG LE CAUSEUR.
son et Saint-Lambert n'ont-ils pas tra-
ces sur les divers emplois des heures !
Le cardinal de Bernis n'a-t-il pas été
d'un charme parfait, quand il çn a
parlé dans son poëme des Quatre par-
ties du jour"} L'abbé de Re^yrac n'a-t-il
pas composé des vers charmans à ce su-
jet, dans l'hymne magnifique et plein
de verve qu'il a adressé au soleil ?
Sans aller chercher dans les nom-
breux almanachs des Muses tout ce que
les mille et un poètes fugitifs , qui se
font imprimer pour le premier jour de
Vannée, ont dit sur les heures et sur
leur fuite tour à tour lente et préci-
pitée, selon que les personnages de
leurs romances et de leurs stances, ou
sonnets, sont heureux ou malheureux,
il suffirait de citer un poète plus sévère
et plus sombre , qui a parlé des lieuret
sur un ton plus solennel , avec une
verve plus énergique et un sentimeni
plus profond que ne l'ont fait tous le;
poètes romanciers, anacréontiques, ero-
tiques et fugitifs de tout genre. Ces
LE CAUSEUR. 217
dans Youni^ qu il faut voir quel noble
emploi , quelle grande et sublime image
la poésie peut répandre sur les heures !
Edouard A'oung a traité ce su] et tou-
chant et pliilosopliique avec autant de
p)rofondeur que de grâce ^ autant de
smsi})ilité que de raison.
Tantôt il peint les heures comme
d'inexorables accusatrices de ceux qui
usent leur vie en frivolités ^ ou qui ne
comptent pas le prix du temps,- tantôt
il les représente comme d'aimables com-
pagnes du savant, du littérateur, de
riiomme éclairé, qui s'occupe du bon-
heur et de l'instruction de ses sembla-
bles. Dans un autre de ses poëmes
Young présente les heures formant un
groupe derrière l'homme de bien
riiomme bienfaisant , qui , en se re-
tournant, aime à contempler les heures
qu'il a si heureusement employées • ce
qui forme un contraste effrayant avec
l'homme oisif, l'homme malfaisant, qui
n'ose pas jeter ses regards en arrière
craignant de voir les heures accusa-
J. 10
2 I 8 L E C A U s E U R.
trices de son oisiveté et de ses fautes.
Un e'crivain observateur , aussi gai
que profond , a clicrcbé à décrire les
dwej'ses heures de Paris. 11 nous montre
la cinqième heure du matin occupée
à approvisionner la halle, La sixième
heure fait passer des approvisionne-
mens du grand marché aux divers éta-
blissemens de comestibles. La septième
heure est pour le marché aux fleurs et aux
plantes. Après la botanique, viennent
les crieurs qui vendent des haillons à
la misère , ou qui achètent de vieux
vélemcns que le besoin vend à vil prix^
voilà la huitième heure du matin. La
neuvième appartient aux agens de l'a-
giotage ^ aux proxénètes des effets pu-
blics, aux offreurs de marchandises,
La dixième occupe les intrigans , les sol-
liciteurs de procès, les demandeurs de
places ,• on voit dans le cours de la on-
zième heure, des agens plus distingués,
courir en cabriolet chez les banquiers,
les commission»aires , les gros négo-
cians. A midi, les divers acteurs des
L E C A U s E U R. 3 1C)
sccnes de la matinée se rendent dans
les cafës où l'on déjeune à la fourchette •
là , tous ces serviteurs de la fortune ne
parlent que de bonne chère , des af-
faires courantes , très-peu de la politi-
que, et beaucoup de l'argent.
A une heure, les nouvellistes distin-
j(ués par leur air capable et réservé ,
se promènent sur les boulevards ou as-
siègent le devant de la porte des cafés
renommés. A deux heures, tout ce qui
tient à la l^anque , au i^rand commerce,
au jeu des effets pubhcs, s'agite, court
en voiture , et va, après maintes visites»
bien intéressées , se réunir à la bourse,
observer l'influence de la politique sur
l'agiotage des effets et sur le prix des
denrées coloniales. A trois heures , les
oisifs brillans, les hommes de bon ton
sont fort occupés des visites d'étiquette,
des compUmens de mariage, et d'au-
tres affaires de cette importance, A
quatre heures , tous les parasites réali-
sant leurs tal^leaux des dînei's de la se-
maine, se préparent et circulent pour
220 1 E CAUSEUR.
se rendre c\\ez\cs Arnphy trions obligés .
A cinq lieures , tout est consacre' à la
gastronomie : les gourmands , les gour-
mets , les amateurs de table sont en ac-
tivité jusqu'à l'heure où les spectacles
s'ouvrant au public, leur permettent
d'aller digérer en paix , ou d'accom-
pagner les boufFes et les musiciens de
leurs ronflemens sonores. Le temps de la
durée des spectacles laisse Paris tran-
quille j le passage des voitures est sus-
pendu, et ne recommence qu'à onze
heures jusqu'à minuit. Ici commence la
journée des véritables gens du bon ton.
A une heure, la femme à la mode
commence sa toilette , et se présente
dans les salons à deux heures. Voilà
l'heure qui réunit tous les joueurs cé-
lèbres, les étrangers riches et les gens
comme il faut , jusqu'à cinq heu-
res , moment où recommence l'acti-
vité utile du peuple occupé d'approvi*
sionner Paris, et d'animer les divers
ateliers.
Oubhons un instant ce partage des
LÉ CAtJSEUR. 521
licurcs dans la capitale , pour nous de*
dommager parle charmant emploi qu'en
ont fait les artistes. Le Poussin a peint
les heures dansant au son de la lyre
touchée par le temps : et la graVure a
multiplié cette pensée philosophique-
Cette allégorie est charmante ; elle re-
présente le temps ^ cet inexorable et
sévère vieillard , suspendant un instant
ses ravages , posant sa faulx et ne son-
geant plus qu'à arrêter lui-même, par
le charme de l'harmonie, la marche
trop rapide des heures. Bel éloge de la
musique et de son heureuse influence
sur la vie humaine !
Quant aux auteurs comiques , ils se
sont aussi emparés des heures ; le théâ-
tre des Variétés a Une heiire de folie :
le théâtre Feydeau a représenté Une
heure de mariage et Un quart:-d' heure
de silence. On va applaudir toujours au
théâtre Français, la jolie petite pièce de
Minuit.
C'est ainsi que les heures ont fourni
une ample matière aux arts, aux lettres
222 LE CAUSEUR.
et aux écrivains de tout genre. Quant
aux oisifs , ils disent sans cesse : Voilà
l'heure de telle promenade, de tel spec-
tacle , de telle réunion. Les femmes du
beau monde connaissent parfaitement
l'heure où l'on reçoit, l'heure du bal,
l'heure où l'on n'arrive à l'opéra que
pour le ballet. Quant aux amoureux ,
la langue Française a consacré ce mot
charmant : V heure du berger. Les idées
que ce mot rappelle sont bien plus
agréables que celles que fait naître ce
beau vers de Colardeau :
L'heure sonne, on la compte, elle n'est déjà plus....
Cela ressemble parfaitement à l'effet
que produit la lecture d'un feuilleton.
B.
VVVVX%\'*VVVVVWWVWVl/\'VyWWVVWWVtVWA(VWVV\'VVWVWWVWVV»VWV\V
> LES ROMANS.
Les récits amusans sont aussi anciens
que le déluge et même davantage j car
LE CAUSEUR. 2^5
j'imagine que si Eve avait su écrire, elle
en aurait composé pour les lire à son
mari. Mais il est très-probable qu'elle
lui en fit de vive voix. Le roman est né
du besoin de se faire écouter et de celui
d'être ému. Quand tous nos besoins pliy-
siques sont satisfaits, nous éprouvons en-
core un mal-aise qui vient de l'absence
des sensations ; alors nous cherclions à
dissiper l'ennui par l'image de ces mêmes
passions dont la réalité nous manque , et
dont les émotions douces ou fortes nous
arrachent à un état de stupeur qui nous
est insupportable. De là le plaisir que
les hommes ont à converser entre eux,
c'est-à-dire , à faire des contes , car la
majeure partie de nos entretiens sont
des récits.
D'autre part , peu de personnes sont
assez pourvues d'imagination et d'élo-
quence pour fixer l'attention d'une so-
ciété, quand elle a épuisé les civilités et
les nouvelles de l'atmosphère et du jour.
Voilà ce qui a produit peu à peu les con-
teurs de profession. Tels étaient^ car on
0^4 'LE CAUSE U R.
ne peut pas remonter plus haut^ les
MapsodeSy qui , avant l'invention de ré-
criture, allaient débitant de mémoire
tant de beaux combats ; tels étaient nos
^ncïensJr'oubadours ,el tels sont enclore
st.\y\o\\và'\\m\e& Improvisateurs en Italie.
Nos bons aïeux avaient des Bardes qui
leur chantaient les exploits vrais ou faax
de leurs capitaines. C'est à leur exem-
ple y depuis Charlemagne , que Turpin ,
Lancelot, Tristan et autres , inventèrent
ces histoires merveilleuses qui compo-
sent la vénérable bibliothèque bleue.
Vers saint Louis on mit au jour des Fa-
bliaucc jT^ms au treizième siècle,le Romait.
de la Rose avec les Légendes dorées.
Que n'avons-nous assez d'espace ponr
analyser tous ces romans! Il serait cu-
rieux d'en étudier l'esprit et les idées ,
pour connaître à fond les mœurs et le
degré d'instruction des difl'érens âges,
parce que ces livres ont dû peindre les
objets , les goûts et les scntimens qui
régnaient alors : ainsi , l'on verrait suc-
cessivement les Français brigands el ou-
LE C A U 5 K U n. 3^,;)
gols, croises et disiulus,ligucui\s etcon-
liovcrsistes , on verrait dominer l'uu
après l'autre, la chevalerie , les pe'leii-
na£];es , la de'votion et Tatlielsme ,• on ver-
•rait, sons Louis xiir, naître ce genre em-
prunté des Italiens qui inonda le siècle
suivant , et produisit la galanterie guer-
rière de Louis xiv, et ces bergers liéros
dont Honoré d'Urlé peupla les rives du
Lignon. Alors Scudéri Taisait languir un
amant , pendant douze grands tomes
avant d'obtenir chastement la main de
sa belle.
A ces élernellcs formalités succédè-
rent les Nouvelles et les intrigues com-
pliquées des Espagnols et des xVlaures.
Nous les dûmes à la guerre de la'succes-
sion^ qui nous fit connaître l'immortel
Don Quichotte. Ce fut Scarron qui mit
à la mode ces récits dont le Noble a farci
ses nombreux volumes. Bientôt on ne
goûta plus que les sérénades et les dé-
guisemens nocturnes.
Enfin la Princesse de Clèves opéra une
révolution , et le Français comprit que
10*
226 i.£ CAUSEUR.
ce gonre de liLleiatiiro devait , pins que
tout autre , peindre 1 lionitue de la na-
ture. On en bannit ce luxe d*imaii;ina-
ti )n et ce i^ii'^antesqne qui tenaient à la
mode et à des mœurs iinaî^inaires. On
se borna au simple historique d'une in-
trigue amoureuse. Sans détails et sans
ornemens nous eûmes lyir'mnqne.
IVlais comme il Faut varier , le lau'j^aire
des lioudoirs et 1 afFcterie d'une cerlaiue
classe p levai urent ; ce fut alors que
l'abbé Prévôt traduisit les chefs-d'œu-
vre que rAn*;let(rre venait de pra-
duire ; il en composa lui - uiême un
genre sombre qui rembrunit un peu nos
idées; mais il sut racheter cette, faute
par des compositions morales plus aii;réa-
bles , et par un st)le vrai et sentimen-^
tal. Enfin, Rieeob oui , Voltaire, J.-J.
Rousseau , Les iqe et Mariuontel nous
donnèrent une foule de productions par-
faites en ce ji^enre. N'oublions pas Ber-
nadin de .Saint-Pierre et Barthélemi
qui , si heureusement et si à propos ,
éclipsèrent jP<2m6/«5 , en metlantau jour
L K C AT' S t: V R. 227
JR77// et T^irglnie , et le V^oyage d'A»
nacïuirsis.
T. B.
DÉBATS LITTÉRAIRES
ET
BAS-BRETONS.
S'i L sVlève souvent dans la capitale
des débats littéraires qui fout l'amuse-
ment des salons comme des cafe's , il ne
faut pas croire que la province ne puisse
en offrir aussi qui soient dignes d'exercer
le pinceau' d'un peintre habile.
Il faut d'abord vous apprendre qu'il
existe^ depuis long -temps , à Q r
C n, ma patrie, un corps littéraire
qui a ses statuts , ses séances périodi-
ques, ses distributions de prix, comme
toutes les autres académies de 1 Europe;
et si les journaux de Paris n'ont pas
encore fait mention de ces illustres aca-
328 LE CAUSEUR.
demiciens ^ ce n'est assurément pas la
faute du secrétaire perpétuel, mais jus-
qu'à présent on n'a pu trouver dans la
■ville un seul libraire qui voulût se char-
ger des frais d impression.
Quoi qu'il en soit , 1; s places vacantes
sont ( comme à Paris) Tobjet dé fam-
bition de tous les littérateurs delaBasse-
Bretaj^ne. Il y a près de deux moi»
qu'un de nos académiciens s'avisa de
mourir. Aussitôt los candidats de s'in-
triiïuer et de mettre en Jeu M. le maire,
l'adjoint, quelques notalîles illétrés'^i)
que , par é^ard pour notre petite ville,
on avait cru devoir nommer pour sou-
tenir notre académie naissante. Suivent
les gens de Itltres,- parmi lesquels se
trouvent que Iques auteurs dramatiques,
(car Q r a aussi son théâtre, un ré-
(i) Dans quelques aradt^mies de l'Europe
on les désigne sous Tenithètc de membres
honoraires. Ils assistent rarement aux sëanres,
et ne se montrent que lorsqu'il s'agit de faire
élire un de leurs prote'g(5s.
LE c A t S i: r R. ^2g
portoirc et de petits journaux à la main,
dans lesquels nous discutons chaque
jour le mérite des auteurs et le talent
descome'dien;.) Mais comme ces soiies
de jugemens ne s'i'rnpnrnenf pus , le
journaliste de Q r ( i ) n'a point à crain-
dre qu'on vienne lui opposer ses articles
et lui prouver ses nombreuses contra-
dictions. Tout cela irait donc le mieux
du monde, si l'esprit de coterie n'e'tait
venu toat-à-coup troubler notre esti-
mable académie.
Il s'ai^issait de nommer à une place
vacante. Trois candidats se présentaient
à-la-fois , chacun avec des titres difFé-
rens.
Le premier alimente notre petit théâ-
tre de Q r depuis lo ans , ses pièces
(i) L'auteur voudrait-il faire allusion aux
feuilletons de ces journalistes qui , dans l'çs-
pare d'un mois, Irouvent le moyen de se
contredire au moins hni't ou dîx fois sans rien
perdre de leur considération littéraire.'
{NotedefEdUmr\
2J0 LE CAUSE V R.
sont de petits chefs-d'œuvre et souvent
nous avons cru que z^Dlre Molière , en
mourant, lui avait Irgnr ses piiiceauoc.
Le second , niarcliaiit sur les traces
de vos jL^rands maitres , avait clianté ses
malheurs d'une manière si touchante ,
qu'on reijfrellait en quelque sorte de
n'avoir pas paitau^e son exil.
Letroisième qui , d'abord , avait em-
brassé la carrière dramatique , et avait
été' siiRésur le théâire de Q r, avait
pris depuis sa revanche , en traduisant
le plus célèbre poète de l'antiquité en
vers Bas-Bretons^
Voilà nos trois candidats en campa-
gne. Vous les voyez, assiéger la porte de
nos respectables membres, et chercher
tous les moyens d'obtenir un suffrage
qu'on ne devrait jamais accorder qu'au
talent.
Que n'ai - je la plume d'un Tacite
pour vous retracer les scènes étransfes
dont la ville de Q r a été le théâtre
pcnî1;>nt les quinze jours qui ont pré-
cédé l'élection ! laculpalions mensoo-
L E C A U s t L R. r>5l
gères, lettres anonymes, caresses , dî-
ners om , messieurs, dîners) et, jusqu'à
la religion , tout a elé mis en jeu pour
évincer l'auteur dramatique et dimi-
nuer le nombre de ses partisans. La
veille encore de Télection , l'obscur tra-
ducteur Bas-Breton comptait des voix,
montrait audacieusement la liste de ses
protecteurs, et nous avioustout à crain-
dre que le pre i ier corps littéraire de
laEasse-Brelagne ne cé(!ât à 1 influence
de ceux qui donnent à dîner. C'en e'tait
fait de notre j^oire litte'raire... Enfin le
jour de la justice s'est love sur nous, et
l'auteur dramatique a été proclamé.
Je félicite la capitale et l'académie
française de ne pas oflVir de scènes de
ce genre ,• touf s'y passe en conscience.
Les talens médiocres y sont mis à leur
place, et le mérite scni obtient les suf-
frages des gens de goût.
Kéritrafan Kerçalcc,
23 2 L E C A U S E U R.
t\VV\>AA(VVVVVVv\^V'VVlAA>VVV\VVVVV'VVVA%VVVVVVVVVVMVVVV%A<VV\VV\VVVVVl'
L'ESPRIT D'ANALYSE
ET
SON USAGE DANS LA SOCIÉTÉ.
La vérité est le but auquel tous les
hommes doiventse proposer d'atteindre.
Mais ne considérer les choses que sous
le premier aspect, c'est le chemin de
l'erreur ; et qui ne juge que sur les sur-
faces que présente l'enseiuble , porte un
jugement que n'avoue pas toujours la
saine raison.
Pour bien juger, il faut connaître. Or
le seul moyen de connaître est de dé-
composer Tobjet inconnu. Si X Analyse
n'en donne pas toujours les principes,
ou parce que ceux-ci se trouvent au-
dessus de l'intelligence humaine, ou
par quelque autre raison que ce soit,
elle y découvre au moins une infinité
L r c A. u s E U K. 253
Ae rapports qu'on ignorerait absolument
sans elle.
Cela est vrai , me dira-t-on, pour les
sciences abstraites^ mais peut- on ana-
lyse?- clans le monde ? C'est une opéra-
tion longue , difficile et qu'il faut aban-
donner à ceux qui se livrent à l'e'tude
et aux profondes méditations : quelle
erreur ! Familiarisons-nous un peu avec
le mot, et nous verrons que \jlnalyse
est peut - être encore plus nécessaire
dans le monde que dans le cabinet. Je
dirai plus : elle y est employée aussi
souvent et par ceux-là même qui crai-
gnent de s'en occuper. La différence q.i
se trouve entre eux et les philosophes à
cet égard , ne consiste que dans les objets.
Une jolie femme, à sa toilette, ana-
lyse ses traits , cherche les rapports que
les ornemens étrangers peuvent avoir
avec sa figure , et ne se détermine à poser
une fleur , un peigne ou un diadème
sur sa tête, qu'après l'examen le plus
scrupuleux de l'eJTet qu'il doit produire
au spectacle ou dans une soirée.
^54 L K C A L s E U R.
Vaque-t-il un emploi à la bienséance
de quelqu'un ? celui-ci s'occupe aussitôt
des moyens qui peuvent intéresser le
ministre en sa faveur • il les analyse ,
les pèse, et ne choisit entre eux qu'après
la plus juste appréciation.
Un plaisant de profession analyse le
matin les rapports qui sont entre son ta-
lent et le ton des cercles où il veut faire
rire le soir. C*** lit tous les jours qua-
tre journaux , et puise dans chacun
d'eux l'opinion qu'il doit faire valoir
dans telle société. Au faubourg St.-Ger-
main , il se montre anti-philosophe et
blâme à outrance toutes les productions
de Voltaire. Au faubourg St.-Honoré,
ce n'est plus le même homme. A peine
a-t-il fixé les yeux sur la compagnie ,
analysé Vesprii et les principes qui di-
rigent ceux qui s'y trouvent, qu il ab-
jure sans effort sa première doctrine , et
se range volontiers sous les étendards
de l'irréligion et du cynisme. C'est bien
là , obscrvera-t-on , le caractère d'un
homme faux et hypocrite. J'en conviens.
LE C A t ^ E . R. 2j5
mais lui rcÀnsen\-t-onVes[)\ xi (V analyse ?
Plus je parcours les dilï'erens états de
la société , les différentes positions ^ les
différentes circonstances , plus je re-
marque que tous les hommes analysent
tout ce qui se rapporte à leur intérêt
particulier. Cet intérêt est un maître
dont les leçons sont bien rapides; ce
serait sans doute un excellent mentor,
s'il ne s'aveuglait pas trop souvent sur
lui-même. IMais les hommes qu'il ins-
truit si bien sur la méthode de le servir,
il les trompe sur la nature des objets
qu'il leur indique.
Tel journaliste, par exemple, se croit^
depuis dix ans , intéressé à déchirer la
mémoire de A oltaire, et à déprécier les
talens de La Harpe. On pense qu'il y a
dans cet acharnement une sorte de vo-
cation y ou une persévérante sincérité ;
on se trompe. Les gens grossiers diraient
peut-être qu'il se mêle à leur critique
un motii bien vil. Eh bien ! moi je sou-
tiens que tout cela est le produit de VA^
nalyse , et je le prouve.
236 LE C Al S E U ïl.
Le journaliste a dit en lui-même : « Je
lie puis faire une tragédie supportable^
le mécanisme des vers m'est étranger*
prouvons au moins que nous possédons
le grec , et prouvons-le à ceux qui ne
connaissent pas cette langue. Peu nous
importe d'avoir défiguré Théocrite,si ,
en le ressuscitant tant bien que mal ,
nous inspirons quelque confiance en nos
lumières. Soyons inexorables pour qui-
conque doutera de notre supériorité.
Ne souffrons pas qu'il s'élève à nos côtés
un second autel où l'on sacrifie^ et si
la liai'pe s'avise de publier un jour ses
réflexions sur Racine , ne prouvons pas ,
mais crions, jusqu'à nous enrouer, que
Tauteur de Melanie , àe FFarvick et
du Cours de Littérature n'est qu'un sot,
et qu'il doit s'humilier devantlc succes-
seur de Fréron. Le journaliste analyse
ensuite très-froidement tous ses moyens
de défense, si on l'attaque, il distribue
avec soin tous ses auxiliaires^ il prépare
pendant six mois l'opinion sur un com -
ment;iire de sa façon. Enfin Vœmre du
LE CAUSEUR. 2'Ù']
professeur paraît au grand jour : sans
doute on se l'arrache ? A ous êtes dans
l'erreur : lepauvre commentaire gît chez
Le Nonnant; mais, chaque mois, à
l'occasion d'un vers de Racine, tire' de
fort loin , on a soin de vous annoncer
que la compilation du professeur se
trouve chez ce lihraire , au plus juste
prix. — D'où je conclus que le journa-
liste a Ibrt mal analysé le goût du pu-
blic , et que , pour cette fois, sa suprême
intelligence a été mise en défaut. Et
c'est ce qui arrive presque toujours,
lorsque nous sacrifions la raison , la vé-
rité , la justice, à notre intérêt.
Le philosophe chez lequel la raison
éclaire l'intérêt , considère V Analyse de
ses facultés comme la plus indispensable.
Il en fait sa principale occupation •
l'analyse de tout ce qui l'environne ne
lui paraît que relative ^ il en fait ses dé-
lassemens. C'est ainsi qu'il sait se rendre
utile jusqu'à ses plaisirs.
Celui qui n'est point observateur, re-
garde , au contraire ; \ analyse de tout
258 T, E C A II S E U R.
cequirenviroiiiie coiiinle la plus néces-
saire j il y donne tous ses soins. Celle
de son propre individu lui paraît indif-
férente, accidentelle ; il la néi,dige. C'est
ainsiqu'ilrend inutiles les facultés de son
ame, par la fausse application qu'il en fait.
On peut donc conclure que tous les
lioiumes analysent également. La dif-
férence n'est que du relatif au propre.
( Ce qu'il importait de démontrer. )
M
L E c O M T E
ET
LE CHEVALIER DE RIYAROL.
Tout Paris a connu les deux frères
qui portaient le nom de Riva roi ; ils se
faisaient remarquer l'un et l'autre par
une belle fii^^ure , ]>ar un esprit vif et
brillant, de l'aisance dans les manières^
LE C A U S E U n. 200
el cette assurance avec laquelle ou réussit
daus le monde. L'aîné, qui prenait le
titre de comte de Kivarol^ était mieux
partagé, sous tous ces rapports , que
le chevalier : celui-ci s'étaya souvent
de la réputation de son frère • mais ^
quoique sa légitime ne lût que celle
d'un cadet, plus d'un auteur, mainte-
nant sur le trottoir, en tirerait un fort
bon parti j car on sait que le talent au-
jourd'hui consiste à savoir faire prospé-
rer ses ouvrages , autant pour le moins
qu'à les composer.
Voltaire disait en parlant du comte,
c'est le Français par excellence. Si l'ex-
cès ( et peut-être l'abus ) de Vespiit
jrançais peut - être honoré du titre
^excellence , l'auteur du Discours sur
V univers alité de la langue française ,
et du petit Dictionnaire de nos grands
hommes., j avait plus de droits que
personne , et personne ne mérita mieux
que lui que ce mot lui fût appliqué par
le plus beau génie du dix-huitième siè-
cle. Personne enfin n'a porté plus loin
24o I. K CAUSE U R.
que le comte de Rivarol , le mc'lani^e
des qualités et des de'fauls qui appar-
tiennent à l'£'^y[?r/V//v//?.t"«/^. Il s'est élevé
aussi liant qu'il était possible de s'élever
avec ce qu'on appelle de l'esprit ^ mais
il prétendit à la renommée qui naît du
génie : ses elForts pour y atteindre
n'eurent d'autre résultat que de faire sor-
tir Rivarol de la classe des beaux es-
prits ordinaires. Ses ouvrages le placent
dans un incd'nun brillant ; qui met en
déiaut la sagacité de ceux qui vou-
draiî^nt le juger. Son style a tantôt de
l'élégance^ de l'iiarmonie, de l'élévation,
tantôt de la grâce, du mouvement, de
l'énergie , et toujours de la pureté,
quand l'auteur n'a pas recours à la re-
cliercbf et à ralFectalion. Mallieureuse-
ment, le désir de faire effet l'entraîne ,
alors ses phrases étincellent d'épigrani-
mes et d'antithèses qu'il se fatigue à
rendre neuves et pi(juantes : voilà l'ex-
cès de VEspiit français.
Mais l'application qu'il met à se for-
mer une manière d'écrire qui ne suit
LE CAUSEUR. 24l
(Ju'à lui, secoiulant ses dispositions na-
turelles à l'observation et à la causticité,
lui procure, non des ide'es nouvelles,
mais des expressions, des métaphores
et. des tournures originales qui éton-
nent. Est-il pour cela un homme de
génie ?
Il serait fort difficile de prononcer
entre des extrêmes qui se combattent
sans cesse. Quel jugement fondé sur
des principes reçus est - il possible de
porter concernant un écrivain que l'on
voit toujours au-dessus et toujours au-
dessous de ces principes • qui passe d'une
pensée profonde à un persifîlage, ou
amalgame l'une et l'autre ensemble ; qui
entre en matière avec la pompe de l'élo-
quence et finit par un trait plaisant ?
Un tel homme est un Protée littéraire j
ii change, au moment où vous croyez l'a-
voir saisi , sa véritable forme vous
échappe toujours.
A quels traits reconnaître que la même
plume a produit le discours surVuni-
çersalité de la langue française et la
I. II
242 LE CAUSEUR.
fable du Chou cl du Navet, satire si pi-
quante du poëme des Jardins ; le petit
Almanach de nos grands hommes,
où l'ironie la plus originale et la plus
gaie se soutient et se varie d'un manière
ine'puisable , et la traduction de \ En-
fer, du Dante, dans laquelle on a dit
que la physionomie du Dante et Vo-
deur de son siècle transpiraient à clia-
que page ; enfin les parodies licen-
Xîieuses et mécliantes du récit de Thé-
ramène et du songe d'Athalie, et les
^Lettres philosophiques à M. Necker sur
î'impoiiance des opinions religieuses ?
Il serait bien naturel de croire que ces
différentes productions appartiennent
à plusieurs auteurs, car elles of][ï;ent
plusieurs genres d'esprit et de talent
bien opposés entre eux.
On n'est pas aussi embarrassé avec le
clievalier de Rivarol qu'avec le comte ;
pour le bien définir et le classer, il suf-
fit de parcourir ses écrits. Ce chevalier
pjétendait au bel esprit , et quelquefois
justifiait cette prétention; il écrivait
T, }•• c A u S R u "n . 243
facilemenl ., avoc quelque purelé, inais
il manquait d'iialcine , de clialeui* et
d'originalité. Tout l'esprit qu'il possé-
dait est réparti dans quatre volumes de
productions imprimées séparément à
difiérentés époques. Un libraire les a
rassemblées et l'ait brocher en quatre
petits volumes ;, et, par le moyen d'un
titre général , il a donné à cette mar-
queterie typographique l'apparence
d'une édition complète. Ces produc-
tions sont un conte philosophique en
deux volumes, intitulé Isman ou le
Fatalisme; les Amours de Lysis et Thé-
mire dans ïîle deJDélos, qui remplissent
le troisième volume • une tragédie in-
titulée GidUaume le conquérant ; le
Poète emprunteur, comédie en un acte
et 'en vers ; une pièce de poésie qui a
pour titre de la Nature et de r Homme ;
les Chartreux , poëme Français et Ita-
lien; une épître sur la Suisse; l'épisode
à^Olinde et de Sophrorde , imité du
Tasse, et diverses poésies fugitives.
Isman ou le fatalisme est calqué sur
244 ^ ^ CAUSEUR.
Candide. Voltaire avait voulu tourner en
ridicule la fameuse opinion de Leibnitz
et de Pope^ ce rêve des gens heureux
qui , avec une bonne santé , une bonne
réputation et toutes les jouissances de la
vie, répètent sans cesse que tout est bien.
I^e chevalier de Rivarol a prispour su»
jet de ses plaisanteries le système qui gou-
verne l'innocence opprimée , la rend in-
sensible au malheur, et l'absout en quel-
que sorte des fautes qu'elle a commises ,
en lui persuadant qu'elles sont l'inévi-
table effet de la nécessité. Dans Can-
dide, au milieu de toutes les tribula-
tions qui l'accablent , le docteur Pan-
gloss s'écrie comiqueTaeni -.Tout est pour
le mieux dans le rneilleuj^ des mondes.
Dans Isman , c'est un vieux capucin ,
nommé le père Bazile ^ qui, pour le
jnoins aussi tourmenté que Pangloss, so
console en disant : cela devait être.
L'auteur a trouvé plaisant de peindre
Tin vieux Chrétien fataliste , malgré sa
religion , et une jeune Musulman qui ne
l'est pas j malgré la sienne. Cette idéç
L H C A IT s E U k. ^245
lie nous paraît pas heureuse : il est peu
vraisemblable qu'un capucin croie à la
pre'destination , et qu'un sectateur de
Mahomet n'y croie pas. Il y a quelquefois
de l'intërét^ des peintures vraies, de la
finesse d'observation et du trait dans ce
conte ; il est e'crit avec aisance et légè-
reté ; mais on y remarque trop le des-
sein d'imiter la manière de Voltain?.
Les aventures que l'auteur suscite à ses
personnages sont amenées sans art- on
voit qu'il ne les a point soumises à un
plan et son but moral n'est jamais at-
teint j son père Bazile ne serait pas-là
pour dire : cela devait être , que les
événemens n'en éprouveraient pas la
pins petite altération. Le fatalisme n'est
dans l'ouvrage qu'un mince accessoire
dont on pourrait se passer , tandis qu'il
devrait être le ressort qui fait tout mou-
voir.
Le Temple de Gnide , par IMontes-
quieu ja persuadé au chevalier de Riva-
roi qu'il devait faire le pendant de ce
roman poétique , et il a coniposé les
2^6 lEClUSEUR.
amours de Lys/s etde Ihémire dans
ïîle de Délos. Comme la plupart des
imitateurs , il est resté fort loin de son
modèle. Cette production cependant
offre de l'élégance , de la grâce , des
détails agréables j mais elle est faible de
conception , et la reclierclic du bel es-
prit s'y montre souvent à l'exclusion du
naturel.
Nous n'analyserons ni la tragédie de
Guillaume le conquérant, ni la comé-
die du Poète emp7nnieur,(iu'onne verra
sans doute jamais représenter sur aucun
tbéâtre. D'ailleurs, il serait possible
que l'opinion que nous manifesterions
n'inspirât pas une grande epvie d'en
entreprendre la lecture.
La pièce sur la Nature et Vhomme
est un peu meilleure que ces deux œu-
vres dramatiques. Elle a concouru en
1782 pour le prix de l'académie fran-
çaise. Son genre est celui des discours
pliilosopbiqurs de Voltaire • le style en
est noble et soutenu; elle contient de
beaux ver» , point d'idées neuves , plus
LE CAUSEUR. 247
de raisonnemens que d'images. Nous
citerons de cette pièce les vers suivans:
Ces beaux jours ne sont plus , où près d'une compagne ,
Sans brûler d'une ardeur que le trouble accompagne ,
L'homme vivait heureux : pour lui Tasfre des temps
Promenait dans les cieux un éternel ■printemps ;
La terre était alors un trône de verdure
Où régnait, sans sujets, ce Roi de la nature.
Il ne connaissait point les tourmens de lespoir ;
Les dieux pour son repos oubliaient leur pouvoir.
Maintenant assiégé de misères sans nombre ,
De l'antique bonheur 1 homme n'a plus que l'ombre.
Frclc enfant des douleurs et promis au tombeau,
La crainte et l'espérance agitent ce roseau,
Soit qu'au milieu des coiu-s son altière bassesse
Rende tous les mépris qu'elle reçoit sans cesse ^
Ou qu'il ait aux plaisirs abandonné des jours
Que les cruels ennuis leur disputent toujours ;
Soit que d'un dur sillon il déchire la plaine
Pour obtenir un blé qu elle donne avec peine.
Mortels infortunés, nous mourons sans retour;
Mais , pour nous consoler , il nous reste Famour.
Le poëme italien et français^ intitule?
le Chmireux , ofTre une scène toucî.a>.te
248 LE C A IT S E U A.
et vraiment philosophique. Il fut donc
un temps où M. le chevalier de Rivarol
était pliilosophe ?
J- » y.
MVVVVVWVVVVVVVVVVVVV«VV\VV\IV\A>VVVVV«VW'VVVVV\>VV«V«'VVX<VVVVV\'VV\VVUVVV
FIEZ-VOUS
AUX COMMENTAIRES!
Ce qu'il y a de mieux a. faire chez un
peuple où le génie a battu tous les sen-
tiers de la gloire littéraire , où des écri-
vains en tout genre se sont élevés à ce
haut degré de perfection auquel il n'est
plus permis d'atteindre , c'est de main-
tenir sagement l'intégrité du langage
qu'ils ont honoré de leurs chefs-d'œuvre,
la pureté de leur goût^'la droiture de leurs
intentions , la noblesse et l'utilité de leurs
vues philosophiques. En vain nous
voudiions nous le dissimuler, tous nos
efforts ne peuvent rien enfanter de com-
parable à ces écrits divins que nous
L E (: A U s E U R. 249
Otit transmis nos ancêtres. C'est que clieiS
les nations civilisées , il arrive une e'po-
qiie où l'humaiue perfectibilité ne peut
plus rien ; c'est qu'il est un terme à la
puissance créatrice des siècles accumulés,
comme il en est un au génie de Tliomme
seul. Ce que des siècles ont produit,
d'autres siècles peuvent le maintenir ,
mais sans aller au-delà ; de funestes
écarts et de fréquentes innovations
amènent ensuite les jours de décadence
et de barbarie. Telle est la marche de
la nature. C'est à nous, par un calcul
sage et réfléchi , de ne point compro-
mettre une supériorité telle que l'esprit
humain n'en connut jamais de sem-
blable. C'est à nous de reculer , par
la scrupuleuse observation de ce qui est,
le retour de ce qui fut : l'ignorance et
l'obscurité.
Le règne d'Auguste fut, pour les Ro-
mains, l'époque la plus brillante de
leur gloire littéraire. Horace, Ovide et
Virgile firent alors pour la langue la-
tine ce que nos grands poètes du dijt-
25o LE C A TT S E U R.
septiènfie siècle ont l'ait depuis pour la
iaîi^Mje Française. Mais qua-jcl cA illustre
triuînviiat du ijfé lie n'exista pins, la
poe'sie, à j;i'an:ls pas, marcha vers sa
de'cadence. On ne .sut pas réprimer l'es-
sor du mauvais f^oût; il IV.I ttl que Ton
eût pu prévoir que la langue du pcnple-
roi ne larderait pas à être avilie. On vit
Claudien , par exemple, s'interdire jus-
qu'à la liberté de Télision. 11 avaitla ré-
putation de taire mieux que Virî,âle.
D'autres allèrent plus loin que Claudien,
et qutl([ucs poète s dv la basse latinité
finirent par mettre leur mérite cssi-nliel
à bannir de tout un poëme une Ittie
de Talpliahd. r.rux qui s imposaient de
pareilles di'licultés n'étiûciit ij;uère« en
état d'apprécier les vei s d Horace cl de»
poètes du siècle d'Auguste. ()ui sait si,
dans qui Ique temps , nous apprécicrotis
mieux Racine et Boileau !
C'est pour év iler un si grand dé65>stre,
qu'il faudrait considérer In littérature
française nscii s con.me un objet de cul-
turc <juc coiûDae un objet de conserva-
LE CAUSEUR. 2'Jl
tioh. Bicîîes autant quf nous le Sommés
salislàits de nos conquêtes , jouissons en
paix des plaisirs sans nombre qu'elles
nous assurent j et, emportc's par une
folle ardeur, dans limpuissauce où nous
sommes d'ajouter à de si rares tre'sors ,
ne perdons pas en efforts 'Stérilea un
temps si précieux; il est bien plus doux
de le consacrer à la méditation des
grands hommes qui nous ont éclairés.
Osons le dire avec courage : il vau-
drait mieux se contenter d'une admira-
tion réfléchie pour les grands modèles,
que de se consumer en inutiles tentatives
dans une carrière où leur génie a mois-
sonné toutes les palmes. Du moins , s'il
est permis de s'y montrer après eux , ce
ne doit être qu'en s'appujarit de leurs
principes , qu'en se pénétrant de leur
manière , qu'en s'autorisant des grandes
et sublimes leçons qui rejaillissent sur
nous des écrits qu ils nous ont laissés.
Religieux observateurs de leur doctrine
admirable, ne nous précipitons sur leurs
pas que pour la pratiquer. Seule elle
aBa L E C AU s E U R.
peut nous conduire à des succès lé^i-
temes, retarder l'époque d'une entière
décadence , et maintenir parmi nous
riie'rédité des lumières et du goût.
Que penser donc de ces novateurs im-
prudens qui s'éloignent des routes sa-
crées^si ce n'est qu'ils sont tourmentés du
désir ardent de se singulariser ? La vie
de l'homme lui laisse à peine le temps
d'embrasser les seules vérités utiles j pour-
quoi doncirait-il, s'arrachantaux clartés
qui l'environnent, se dévouer sansretour
et sans nécessité aux épaisses ténèbres
dont ses hardis prédécesseurs ont pris
soin de le dégager ?
Telle doit être la manière d'envisager
la littérature française, si l'on veut ar-
rêter la contagion du mauvais goût qui
semble la gagner de plus en plus. C'est
sans doute pour venir à l'appui de cette
opinion que, dans le siècle dernier, et,
principalement dans celui-ci, on a mul-
tiplié les commentaires et les analyses
de nos plus grands écrivains , et les tra-
ductions de ceui de l'antiquité. Cet
L L C A U ^ E U R. 2 53
hommage rendu au génie des grands
hommes qui nous ont précédés , s il at-
teste notre impuissance de les égaler ,
est une preuve du moins que nous les
regardons en tout comme nos maîtres.
Mais il faudrait que notre admiration
pour eux ne fût pas entachée de trop de
faiblesse ou de mauvaise foi; il faudrait
surtout qu'elle ne fût pas quelquefois
ridicule, et plus souvent injurieuse à la
mémoire de ceux dont elle entreprend,
sans légitimer son honorable mission ,
de nous révéler le génie Pense-t-on
que les historiens , les poètes et les mo-
ralistes de l'antiquité , en supposant
qu'ils reviendraient à la lumière , se-
raient bien satisfaits du travestissement
que nous leur avons fait éprouver ?
Bien peu se reconnaîtraient dans ces
copies fades et décolorées qui nous tien-
nent lieu de leurs écrits. Si les Corneille,
les Racine, les Boileau , les La Fontaine,
les Molière reparaissaient aussi parmi
nous , que diraient-ils de ces pointil-
leuses remarques, de ces froides ana-
254 ^^ CAUSEUR.
\yses que nous faisons et que nous
ferons long-temps subir à ces chefs-
d'œuvre immortels dont ils nous ont
enrichi pour un plus digne usage ?
Ils pourraient croire d'abord que ,
par la succession des âges , nous avons
acquis le droit de les juger, de penser
mieux q.iilsne pensaient, et de mieux
faire ; mais bientôt nos frivoles et che-
tives productions leur découvrant la
marche rétrograde de notre esprit , ils
casseraient , de leur pleine autorité , les
)ugemens assez ridicules de notre suffi-
sance sur CCS parties de leurs ouvrages,
faibles et défectueuses suivant nous ,
mais suivant eux supéiieures , pour le
moiiis , à ce que nous faisons.
Mais quel ne serait pas leur étonne-
meut si, dans certains morceaux acadé-
miques , assez bien écrits du reste , ils se
vov aient loués de ce qu'ils ont songé le
moins à faire et à dire. N est- il pas vrai
qu'on leur suppose .'es intentions qu'ils
n'eurent jamais , des vues rétrécies aux-
quelles ils ne pensaient pas? La nalurô
LE C AU S E U R. 2,55
efait lonr erolo. Us suivaient l'impul-
sion de leur génio , (t non le caprice
d'une modo passaî':ère. Ils écrivaient
pour tous les Medes, sons liiispiiation
du f^oiit cl de la raison , tt non pour les
boudoiis en présence de quelques fem-
mes (t de cinq ou six étourdis. Enfin ,
cette ardeur continuelle qui soutenait
et alimentait leur constance , n était
point un désir immodéré de briller aux
yeux de la multitude , de capter ses
brujans sufTrai^es , d'accumuler les fa-
veurs de la fortune ; c'était le véritable
amcur de la j;.loire, cet amour pur et
désintéressé, souret; inaltérable des plus
grande s vertus et des plus beaux lalens.
En nous donnaot ses trois discours
sur la tra'jédie , le £i;rand Corneille s'é-
tait fait à Uii-raéme l'application àcs
préceptes d Aristole ,• il avait aussi placé
à la fin de cliacun de s s poëmes dra-
matiques l'examen qi'il s'était obligé
d'en faire pour le publie. Là , fort de sa
propre conscience, juste envers lui-
même, mais
a^') LE CAUSEUR.
il s'était attaqué et déiendu avec
cette noble franchise qui le rend encore
plus diijjne de notre admiration. Vol-
taire , qui peut-être n'aurait pas osé se
juger de la sorte, ou qui, sans doute,
ne voulait pas qu'on s'en tint sur Cor-
neille au jugement qu'un si grand poète
avait porté de lui-même , Voltaire ,
dis-je , prétendit être le juge de son
maître, et fil paraître ses commentaires.
S'il les fallait opposer à ceux que Cor-
neille avait faits , il serait aisé de prou-
ver que ce dernier est plus intelligible
pour ceux qui méditent sur ses chefs-
d'œuvre, et qui cultivent l'art dans le-
quel il donne l'exemple et le précepte ,
tandis que Voltaire semble ne s'être
étudié qu'à le faire descendre à la por-
tée des gens du monde et des esprits
superficiels. Corneille se découvre tout
entier , avec un abandon qui vous
charme et qui vous met daas la confi-
dence de son génie j Voltaire , le plus
souvent cherche à le rendre méconnais-
sable, à lui f;iire perdre de sa dignité
et par l'importance qu'il attache à des
L E r. A L s E 11 K. 2By
remarques frivoles , et par la gène qu'il
se donne quand il faut louer ce qu'en
bonne conscience il n'imite jamais. Il
faudrait eu conclure que Voltaire a fait
un commentaire pour le moins inutile
aux gens éclairés , insuffisant pour les
gens du monde , les demi-lettrés, et
surtout pour les étrangers auxquels ,
cependant, il semble adresser de préfé-
rence un travail qu'il savait bien n'être
pas fait pour eux.
Le père de la tragédie une fois tra-
duit au ridicule, ou commenté comme
un barbare , on dut s'attendre à voir
subir la même épreuve au père de la
comédie. Bret se chargea de cet em-
ploi j mais, cette fois , on ne vit pas en
lui un disciple jaloux de la supériorité
de son maître. Bret est loin sans doute
d'approcher du style brillant de Vol-
taire , mais il montre assez de raison et
de sagacité dans les notes grammati-
cales et les recherches historiques dont
il lui a plu d'accompagner modérément
l'édition publiée par lui , des œuvres de
2 58 LE CAUSEUR.
îtîolière. U J a joint aussi des observa-
tions de Voltaire sur chaque pièce de
l'auteur du Misanihrope ; mais ces ob-
servations, composées précipitamment,
se ressentent , comme on en convient ,
de la rapidité avec laquelle elles ont été
faites.
Malgré l'ouvrage de Bret pour s'é-
noncer dans le sens des partisans des
commentateurs , il manque à la littéra-
ture française un commentaire complet
des comédies de Molière j La Harpe n'a
conservé dans son Lycée , que cent
pages à l'examen du théâtre , le plus
parfait que nous connaissions! On nous
a dit qu'un M. de Sainl-Prosper tentait
cette entreprise • nous lui souhaitons un
plein succès.
B.
LES LECTURES DE SOCIÉTÉ.
Rien n'a peut-être plus contribué à
la rapide décadence Ao la litléraluie
LE CAUSEUR. 25g
que cet esprit de coterie qui tend à
transformer quelques salons en autant
de Pâmasses, et leurs jugemens en ar-
rêts suprêmes du goût. Une plaisanterie
de Molière est devenue une réalité , et
c'est avec une rare impudence que plu-
sieurs de ces aréopaj^es soi-disant litté-
raires ont pris pour devise :
_« Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis. »
Mais convenons que ce qui a prêté
de puissantes armes à l'esprit de cote-
rie , c'est la manie des lectures de so-
ciété. L amour - propre de beaucoup
d'auteurs a été flatté des applaudisse-
mens obligés qu'ils recevaient dans ces
occasions; ils n'ont pas vu que c'était
se soumettre à un tribunal qui ne leur
permettait plus de décliner sa juridic-
tion ■ que d'ailleurs ils s'astreignaient à
aller également solliciter dans tous le s
tribunaux du même genre qui s'éta-
blissaient la bicuNcillance des juges ^
ou s'ils ne le Taisaient pas, ils s'expo-
saient à ce que dans celui qn"i)s auraient
26o LÉ CAUSKÛR.
néglige on appelât du jugement rendu
en leur faveur par un autre.
Le temps n'est plus, à la ve'rité, où
un auteur lisait son ouvrage sans être
écouté ; la scène du Cercle est bien loin
de se renouveler dans nos salons. Mais
celles qui s'y jouent n'offrent- elle pas
un autre genre de ridicule? A l'apprêt
que l'on met à la moindre lecture , k la
nombreuse socie'té que l'on y rassemble,
à la parure des femmes , à l'air impor-
tant des hommes, ne croirait- on pas
que l'affaire la plus grave, la plus solen-
nelle a exigé cette réunion? Je ne parle
pas de l'air de dignité , je dirais même
auguste , que prend la maîtresse de la
maison , et qui semble dire à tous les
invités : u On me regarde comme le
<' juge suprême des talcns, cependant je
« consens à vous prendre pour mes asses-
« seurs. )) Mais , sans contredit , la lîgure
la plus piquante du tableau, c'est l'autenr
qui, d'un air orgueilleusement modeste,
promène ses regards sur l'auditoire,
sollicite l'indulgence du ton dont on
LE CAUSEUR- 2Ôl
commande l'admiration^ lit avec em-
phase l'œuTrc souvent la plus commune,
et, de temps en temps, comme Ta fort
bien dit un écrivain moderne :
« Ecoutant des bravos les aimables coiicerts ,
« Savoure un verre d'eau mc'ins sucré que ses vers { i ). »
La lecture terminée , après l'explo-
sion de la satisfaction générale^ on fait,
pour la forme, quelques observations à
Tauteur. 11 remercie d'un sourire de
protection ceux qui se donnent cette
peine, et a grand soin de n'en tenir
compte. Il sort, persuadé que son ou-
vrage a fait le plus grand effet ^ mais
combien sa vanité serait punie, s'il pou-
vait assister invisiblement à la conver-
sation qui remplace les propos flatteurs
qu'on vient de lui adresser. C'est le re-
vers de la médaille. Les traits malins
pleuvent de tous côtés ; l'épigramme la
plus insipide est mieux accueillie encore
(i) M. Le Duc, dans son Nouvel Art poé-^
tiyue.
2^2 T, E CAUSEUR.
que ne viennent de l'être ses vers, et,
par une compensation assez naturelle ,
comme on a trouvé tout admirable en
sa présence , on trouve tout détestable
en son absence • car on sait que ces deux
mots sont les seules formules des sen-
tences de la bonne société , et qu'elle
a pris à la lettre l'assertion de Boileau.
« 11 n'est point de degré du médiocre au pire. »
A quoi donc servent , en dernier ré-
sultat j Ges lectures ? A faire croire aux
gens du monde qu'ils sont des connais-
seurs j aux sots, qu'ils ont du jugement
et du goût, aux femmes qu'elles doi-
vent fixer les réputations, aux auteurs
que, dans des éloges de convenances,
ils ont entendu la voix de leur siècle et
même de la postérité j enfin à augmen-
ter la masse des faussetés qui se débi-
tent dans nos cercles et des traits malins
qui y circulent.
(]e n'étaient pas des lectures de société
qui faisaient ces grands maîtres dont
les ouvrages serviront toujours de mo-
LE CAUSEUR. ^63
dèles. Racine et Despieaux cl ïo reliaient
des censeurs et non pas des flatteurs.
Ils lisaient leurs ouvrages à des hommes
faits pour les entendre et les appre'cier •
ils n'auraient jamais imaginé de se don-
ner en spectacle dans une assemblée
nombreuse et de transformer en sociétés
littéraires tous les cercles de leur con-
naissance.
Qu'on ne m'oppose point la fameuse
lecture du Taiiufe chez Ninon. Certes^
d'après les noms illustres des auditeurs^
on ne sera pas tenté de la comparer à
une lecture de nos jours, puisque Mo-
lière était là jugé par ses pairs ^ à moins
que l'on n'observe que nos écrivains mo-
dernes, lisant leurs productions infor-
mes devant un auditoire digne de l'ou-
vrage , leurs rapports mutuels sont au
fond les mêmes et les proportions gar-
dées.
Ne soyons point injustes cependant,
et convenons que quelquefois le vrai
talent se laisse entraîner, par faiblesse ,
à des complaisances dont intérieure-
'20^ LE CAUSEUR.
ment il s'accuse, et que plus d'un au-
teur estimé a donne', malgré lui , des
lectures d'apparat qui , sans doute , ne
Jiii ont fourni aucun secours pour son
ouvrage pliais qu'il n'en serait pas moins
injuste delelui reprocher. Ainsi, Lesage,
qui avait consenti à lire son Turcaret
devant des personnes illustres, punit ,
par un mot piquant, l'insolent retard
d'un Midas de ce temps. « J'arrive un
(( peu lard » , dit l'épais et malavisé
personnage, pour lequel on avait long-
temps différé la lecture j « mais que
<( voulez-vous ? Un tas de gens avaient
« à iTie demander des places, des fa-
« veurs : il m'a fallu perdre une heure
(( ou deux avec eux. » — Je vais , mon-
sieur, vous la faire regagner, dit froi-
dement Lesage, en remettant son ma-
nuscrit dans sa poche ; et il sortit mal-
gré tout ce que l'on lit pour le retenir.
De nos jours, un auteur comique,
très-connu , fut vivement pressé de ve-
nir lire chez une personne, également
très-connue alors , un ouvrage eu cinq
L E CAUSE U K. 265
actes qui, ii'ajaiit pas encore e'té joué,
excitait une vive curiosité'. Il y con-
sentit, sur la promesse qui lui fut faite
qu'il ne s'y trouverait que quelques
amis.
11 arrive , et n'est pas peu surpris
d'apercevoir une assemblée de près de
deux cents personnes, il jugea, sans
doute en lui-même, que le maître de la
maison devait «tre le plus heureux des
hommes, puisqu'il pouvait compter ses
amis par centaines. Quoi qu'il en soit ,
l'ouvrage fut lu devant ce nombreux
auditoire. On blâma quelques traits,
plusieurs autres plurent généralement.
Quelque temps après on joua la pièce,
et le jugement du public fut, sur tous
ies points , le contraire de celui de ce
cercle de connaisseurs. Et puis fiez-vous
aux résultats des lectures de société!
Au reste, ce n'est pas d'aujourd'hui
que cette mode est introduite parmi
nous. Dans le dernier siècle , le goût
des lectures était déjà répandu. U est
flatteur d'avoir des primeurs en tout
I. 12
266 LE CAUSEUR.
^enre, et l'amour-propre est si J^éte,
qu'il aime mieux s'ennuyer d'un mau-
vais drame encore inconnu, que d'aller
clierclier au théâtre, ou de douces émo-
tions, ou une gaîté franche et commu-
nicative. Aussi , comme il connaissait
bien le cœur humain! ce Molière qui,
sur la crainte qu'on lui donna qu'un
^rand seigneur ne se reconnût dans une
de ses pièces, n'imagina qu'un moyen
de détourner le coup : ce l'ut d'aller la
lui lire. Lne pareille lecture ajoutait
une excellente scène à la pièce.
Les lectures de société devraient être
réservées pour les gens du monde qui
veulent se mêler de littérature. Jugés
alors par un auditoire aussi frivole que
l'ouvrage, ils pourraient s'enivrer des
louanges qui leur seraient prodiguées •
ils auraient la réputation des salons ,
récompense assez ibrte de leurs esquis-
ses • il ne tiendrait qu'à eux de se per-
suader que c'est la gloire : personne ne
les en désabuserait, et ils ne s'expose-
raient point, en livrant leurs essais au
LE CAUSEUR. 267
public , à perdre tout - à - coup cette
opinion.
De leur côté, les véritables gens de
lettres n'iraientpoint mendier ces éloges
dont intérieurement ils apprécient la
valeur : ils mettraient à retouclier leurs
productions le temps qu'ils perdent à
les lire, et tout le monde y gagnerait.
Ils ne se banniraient point pour cela
de la société qu'ils doivent au contraire
fréquenter , pour que leurs portraits
soient ressemblans^ mais ils y seraient
spectateurs et non pas acteurs j ils re-
nonceraient enfin au stérile honneur
d'être applaudis dans un salon, et son-
geraient plutôt à s'assurer la gloire de
voir leurs ouvrages dans toutes les
mains.
T.
i68 LE CAUSEUR.
l/VVVVVV VW VVV V\/VVVVV\ VVV VVV VVVV'VV WWW vWvw VW'
L'AUTEUR DE SOCIÉTÉ.
tft/VVW'VVV V\^ VVV VXfVVVV W W^' VVV VVVV\\ V\arVW> VV\\A^' VVV VVV WVV\VVW' WVWV
Il n'a rien exagéré, l'auteur de la
Grande-Taille; il est peut-être même
resté au-dessous de la vérité, quand^ dans
sa Lanterne Magique, il parle des six
mille six cent soixante-trois auteurs
cjue Paris a le bonheur de posséder. Si
les trois ou quatre cents pièces nouvelles
que l'on donne chaque année, ne suf-
fisent pas pour justifier son assertion,
que fou songe à l'énorme quantité de
poètes de société qui forment, pour
ainsi dire , la réserve de cette armée
littéraire. L'usage a établi chez nous
qu'un mariage, une naissance, ne peu-
vent avoir lieu sans que l'auteur de la
maison ne les célèbre, tant bien que
mal, dans des couplets où il arrange
connue il peut Vliymen avec Vamour ,
eisc&i^Œux avec àcs jours heureux qu'il
prédit au niaripot. Malheureusement
LÉ CAUSEUR. aSf)
les poètes ne jouissent plus de la belle
prérogative que leur accordait l'anti-
quité , de prédire l'avenir, h'amour
est souvent aussi fugitif que les vers de
ces messieurs, et l'enfant à qui l'on a
promis les années de Nestor , est quel-
quefois mort au bout de deux jours.
Mais n'importe , à la prochaine occa-
sion on n'en recommencera pas moins
les mêmes fadeurs et les mêmes prédic-
tions.
Ce n'est encore là que la plus faible
partie du domaine des auteurs de so-^
ciété. Les fêtes, le jour de l'an et les
jours dfs naissances, voilà où brille le
plus leur inépuisable verve. Que de jolies
choses, de traits heureux leur fait trou-
ver le nom du patron ! Ces gentillesses,
à la vérité, sont tant soit peu usées;
mais la circonstance les rajeunit tou-
jours, et les amis de la maison ne man-
quent jamais de se récrier sur la nou-
veauté de fallusion.
Cependant, depuis quelques années,
on a jngé à propos de perfectionner c©
270 L E C A U s E U R.
genre ingénieux de littérature. Des cou-
plets et des vers ont paru trop peu de
chose pour célébrer de pareilles an-
niversaires, et il est telle société où les
fêtes du pcre , de la mère , de l'oncle,
de la tante, etc. , sont solennisées par
autant de petites comédies. De deux
clioses l'une : ou la pièce est remplie
des éloges de celui que l'on fête ,• on ne
parle rjue de sa bonté , de sa bienfiii-
sance , etc. , et l'on juge combien cela
est amusant pour les spectateurs'j ou bien
l'auteur suit l'exemple de ce fameux
lyrique qui, chargé de célébrer le vain-
qvieur d'une course de chars , et ne sa-
chant trop qu'en dire, se rejette sur les
louanges de Castor ctPoUux. L'autt ur ,
dis-je, laisse la fête de côté, et cherche
à égayer les auditeurs, qui' du moiiîs
lui savent gré de l'intention.
Une dame poète fort connue, dont
la prétention était de lu Lier avec les
hommes dans les genres de poésie les
plus nerveux , déclara la guerre, il y a
quelques années , à cct|;e manie de vn-
LE CAUSEUR. 2'Jl
sifier pour tous les saints du Calendrier ;
sa critique , remplie de traits spirituels,
fut accueillie avec faveur par les ve'ri-
tables gens de lettres , à qui l'on ravit
souvent un temps précieux , pour leur
commander de ces inutilités. C'est une
scène qui a échappé à l'auteur des Oisifs,
que celle d'un homme qui vient chez le
poète occupé d'un ouvrage important^
demander des couplets de fête. — «Mon-
sieur, c'est pour une dame extrême-
ment intéressante. — Monsieur, je n'en
doute pas, mais n'ayant point l'honneur
de la connaître — Elle est trç§-
blonde, assez grosse, trente ans au plus;
une fdle charmante ! vous voyez com-
bien tout cela prête ! »
J'en reviens à l'attaque de madame
P contre ces petits vers innocens qui
sont devenus, chez nous, de rigueur
comme le boi-rjuet. On juge bien que les
auteurs de ^oczV/c' n'eurent pas de peine
à la repousser. On est bien fort quand
on a pour soi l'amour-propre des gens :
il n'y a pas de sot qui n'aime à s'en-
2']2 LE CAUSÈVj^H.
tendre dire , au moins une fois l'année ;,
qu'il a de l'esprit ; pas de femme qui
veuille perdre la comparaison que ee
seul jour peut-être on fera d'elle avec
Ve'nus.
La morale, d'ailleurs, combattait elle-
même en faveur de ces tributs offerts
par la parenté ou l'amitié. Leurs liens
sont déjà trop relâcliés parmi nous ,
pour que l'on ne conserve pas avec soin
tout ce qui peut contribuer à les res-
serrer quelquefois.
Un coup plus dangereux menaçait ,
il j a quelque temps , les auteurs de
société. Deux trafiquans d'esprit, dont
l'un est connu par plusieurs succès au
tliéàtre , avaient lait annoncer dans nos
journaux qu'ils se chargeaient de four-
nir des vers et couplets pour fêtes , nais-
sances , etc. , voire même des proverbes,
petites pièces , et généralement tout ce
qui concerne cette partie • en un mot ,
de vendre de l'esprit à tous les gens qui
n'en ont pas. Si ces deux magasins eus-
sent prospéré en raison de leur utilitf-,
L E C A U s E U R. 375
que seraient tlevcnus tous ces petits
Dorais de salon qui, avec des ri»adri-
f^aux d'un stjle maniéré , font tourner
la tète aux belles ? Heureusement pour
eux, un grand obstacle s'opposa aux suc-
cès des nouveaux Pellegrin. Il en est
des couplets de léte_, comme de beau-
coup d'autres objets • ouest bien aise de
pouvoir se persuader quils n'ont été
destinés qu'à nous seuls. Or, il n'est
pas possible de supposer que des gens
qui promettent d'approvisionner de cette
denrée la capitale et les départemens,
aient donné du neuf à tous ceux qui
auraient eu recours à eux. 11 est bien
clair que toutes les Marie auraient reçu
les mêmes complimens, et qu'ils au-
raient mis tous les Jean au même nu-
méro. Oïl a voulu éviter un pareil dé-
sagrément; on a toujours un cousin ou
un ami pour cXiAnim^Y heureux jour , et ,
à mérite égal , il doit obte^ ir la pré-
férence.
Les poètes de société n'ont-ils pas
d'ailleurs bien des ressources dans les
12*
274 ^^ CAUSEUR.
petits événemens qui en font le charme.
Madame *** a perdu un de ses iifants ;
voilà un sujet de coupK ts ; madame ***
est oLli,'];ëe de faire un loni; vo^ai^e;
Voil;i pour une épitre. Le câlin de ma-
clenioiscUe ** est mort ; et vite une e'ié-
gie. \ oilà comme le talent sait tirer
parti de tout, et comme l'uuii;uste poésie
est devenue , parmi nous, une espèce
de jeu de société dont on ne peut pas
plus se passer que de la bouillote et du
boslon.
Ri(>n n'est plaisant pour l'observa-
teur comme l'amour-propre de ces di-
minutifs d'auteur qu'on pourrait nom-
mer, en quelque sorte, les surnumé-
raires de la littérature. Le jeune Damis
n'a dans le monde aucune autre exis-
tence que celle-là. Dans deux ou trois
sociétés on l'écojit;^ comme un oracle.
11 jui^e , il tranche , il décide de tout à
tort et à travers ; n'importe , il donne
le ton, (t j)ersonne ne s'aviserait de le
coiitredire. 11 est vrai qiie Damis, avec
les béuéùces , est obligé de prendre les
cîinr;;'es. Le courant consiste en un pro-
verbe pour la ffcte (ie la maîtresse de la
maison; des vers au jour de l'an et qu: la-
ques couplets aux mêmes e'poqaes,poiir
les personnes de sa socie'te. Mais ces
petites rentes à acquitter lui semblent
bien peu de clioses auprès de la consi
dération qui eu est la récompense.
Damis, dont le public n'a jamais eu un
quatrain, est présenté dans ce cercle,
comme bien supérieur à tous nos auteurs
dujour. Cliaque succès est un vol qu'en
lui a fait. 11 avait depuis lon^-te-nps eu
l'idée de telle scène , de telle situation.
Quelque nouveau débarqué témoigne-
t-il niaisement la surprise de ce qu'un
homme d'un si grand mérite ne livre
rien au jugement du public , il veut
bien , en faveur de l'étranger , en dé-
tailler les raisons. « A quel théâtre por-
u ter ses productions ? A l'Opéra , pour
« être joué après sa mort. Aux Fran-
« çais , même iaison à peu près. A
« Feydeau , tomber entre les mains de
({ quelque compositeur sans goût qui
276 LE CAUSEUR.
« VOUS entraîne dans sa chute. A l'O-
« dëon, être joué incoiifuito. Au Vau-
« deville , aux A^ari('t('s , d s calem-
« bouri^s , fi donc! » Quant aux théâ-
tres du boulevard , il ne daii^ne pas
même en parler. La vérité cependant
est que Damis a présenté en cachette, à
l'un de ces derniers spectacles , une
pièce qui a été refusée à lunaminité ;
mais c'est un secret entre son amour-
propre et lui. 11 n'en reste pas moins
constant , dans deux ou trois salons ,
que Damis est un grand homme incon-
nu , et que , s'il vent bien se borner à
être un auteur de société , c'est TefTet de
sa rare modestie.
T.
L'AUTEUR PAUVRE,
LE
PAUYRE AUTEUR.
Je suis un auteur y»«w('/*(? (je n'ose
L E C A L S E U R. D-HJ
prc'siiiner que je sois un poiwre au/enr) ;
je travaille propter famcrn et fn'opfcr
farnom : malf^ré mes efforts , je ne puis
parvenir à satisfaire lune et à acquérir
l'autre, et cependant je fais de tout,
depuis l'acrostiche jusqu'au poëme épi-
que, tout est de irio-n ressort. On a joué,
il y a quelques anne'es , au théâtre de la
Gaitté , un mélodrame bien noir de ma
composition , et que la cabale fit tomber
à plat. Je cherche toujours la cause
d'une catastrophe si éclatante , carvoas
saurez que j avais réuni en trois actes,
six meurtres , quatre assassinats , trois
incendies et un tremblement de terre.
Le déluge universel faisait le dénoue-
ment de ma pièce ,• et vous avouerez
qu'après avoir tué , assassiné, incendié
et englouti acteurs , actrices , et même
le souHleurjil était indispensable de les
nojer pour avoir la certitude qu'aucun
n'échapperait à ce bouleversement gé-
néral .
Pour me venger du public qui me
siiïia_, je lançai contre lui une satire en
"i'jS L E C A U s E U R.
vers de douze syllabes. Une volce de
coups de batoi) fut la sfule réponse que
l'on fit aux: injures que j'avais prodi-
guées ; alors j'abandonnai la satire ,
conime un mauvais métier qui ne pou-
vait i?ourrir cri. li, qui l'exerçait , et je
me mis à composer des odes et des Ji-
tlijranibes. Je fis du î^alimatias double,
aiiquel personne ne voulut riencom-
prentire ; il est vrai que je n'y compre-
nais rien moi-même, l-^ati^ué et rebuté
de tant d'écliecs dans une carrière où
je m étais promis tout à la fois de m en-
richir et de moissoiiuer (les lauriers , je
renonçai aux odes , aux ditliyran bes ,
powr me livrer tout entier aux romans
historiques. Après un travail de quatre
mois , je créai et mis au jour un de ces
ouvraii^cs hermaphrodites, dans lequel,
àl'exemplede madame de Genlis, "avais
altéré à plaisir l'histoire et la chrono-
lof;ie sans trop m'embavrasser de la vé-
rité. Ce nouvel essai n'eut aucun succès;
le libraire en fut pour son arçjent, et
moi pour n!a peine. Four le dédomma-
LE (• AU S K U R. 2'^C)
gor, je lui fis présent d'un iTJanusciit
politique, dont aucun puhlicistc ne put
achever la lecture. J'avais commencé la
ruine du libraire par rinstoire , je la
compleltai par la politique.
Après uneséric prcscjue non interrom-
pue de chutes et de rechutes,vous pour-
riez imapner que j'abandonnai la partie ;
non, Monsieur , je ne me crus pas battu
pour cela,- je me jetai à corps perdu
dans réniqme , la charade et le logo-
grvphe ,• mais j'arrivai trop tard.
]l^f p*****>^ j+ "^Y**** s'était emparé
du haut bout, et je n^ pus len déloijeT*.
Jucjez ma mauvaise étoile : je devinais
l'énij^me du jour , j'envoyais le mot au
bureau à cinq heures du matin ; mais
c'était toujours M. p+***** d* \\****
qui recevait les prix et les couronnes.
Il y avait de quoi désespérer un saint,
et à plus iorti' raison un auteur ; je m'ar-
mai de courafjje et résolus de vivre pour
exerc r la patience du public. Je cher-
chai lon.<T-temps un suj.tqui piit lo ré-
veiller de son assoupissement ; après de
sSo LE C A TJ S E U II.
longues réflexions et un examen plus
approfondi du goût bizarre de mes
contemporains , je composai un poëme
en prose poétique , et prouvai par là
que si mon iuiagination n'était pas anssi
riclie et aussi abondante que celle de
l'auteur du Gc'nie du Christianisme et
des Martyrs , elle était pour le moins
aussi folle , aussi déréglée. Mon poème
en prose n'avait pas le sens commun , je
devais en conscience me flatter d'un
succès inoui. Vain espoir :
El de l'esprit humain étrange aveuglement !
Les journaux eurent l'audace et l'im-
pertinence de me traiter de fou et d'ex-
travagant ; je répliquai par un appel à
la postéiité; on me ridiculisa d'une ma-
nière si burlesque , que je jurai de ne
plus écrire ; mais qui peut résister à
son penchant ?
Chassez le naturel , il revient au galop.
Je composai un sonnet à la louange
L li C \ U S E L R. 281
d'une des plus jolies femmes de France.
Comme
Un sonnet sans défauts vaut seul un long poëme !
je ne doutais point que le public ne re-
"vîntde ses injustes présentions j eh bien!
il n'en fut rien , et le mépris du public
et de la jolie femme fut le seul hono-
raire que je retirai de mon sonnet.
J'aurais dû mourir de honte ou de
rage^ je ne fis ni l'un ni l'autre , et j'eus
raison. Une idet; lumineuse vint tout-
à-coup c'clairer mon esprit et dissiper
les te'nèbres de mon entendement j je
reconnus avec une joie indicible , que
je devais attribuer mes défaites succes-
sives en littérature à Tignorance où j'é-
tais de l'ait de travailler un succès ^ et
mon amour-propre fut très-flatté , en
pensant que le succès en ce monde dé-
pendait, non de la valeur des choses en
elles-mêmes , mais de la manière de les
faire valoir , et que si m.es ouvrages eus-
sent été imprimés par A., vendus par
B. , vantés par C, D., etc.; je serais
282 LE CAUSEUR.
aujourdlmi au troisième Ciel litte'-
rairc.
D'après cette de'couverte importante ,
je me suis arrangé de telle manière,
qu'à l'avenir mes ouvrages passeront
par CCS trois filières • et pour donner au
puLlic l'avant-goùt des jouissances que
je vais lui procurer , je lui annonce que
je ferai paraître incessamment un roman
en six volumes (qu'on pourrait réduire
en deux) , des lettres inédites, des mé-
moires posthumes avec des notes ,
etc. , etc.
InédUographos.
AMOUR-PROPRE D'AUTEUR.
Si la conscience des talens dont on
est doué peut-être qualiliée d'amour-
propre , je soritifuis que lamour-propre
est nécessaire aux auteurs; les raisons
L ÏÏ CAUSEUR. 283
sur lesquelles je fonde celte assertion,
sont trop faciles à saisir, pour que j'en-
tre à cet e'gard dans un plus ample dé-
tail. Chaque homme , dans quelque
rang qu'il soit placé par la nature , l'é-
ducation ou les usages de la société,
s'élève lui-même , en idée , un cran pîits
haut que celui qu'il occupe. Il n'en est
pas de même de Tamour-propre d'au-
teur j celui-ci a un motif qui ennoblit
jusqu'à cette faiblesse de l'espèce hu-
maine. Pour entreprendre quelque
chose de grand , un auteur a besoin de
s'en croire capable • il faut qu'il rêve \?.
gloire pour la conquérir. Qui ne lui
pardonnerait un si beau rêve , lorsqu'il
assure ses succès et nos jouissances !
Malheureusement, il n'arrive que trop
souvent que les auteurs s'engouent de
leur mérite, au point de se rendre in-
supportables, ou pour le moins souverai-
nement ridicules aux yeux des per-
sonnes qui les iVéquentent. Horace
aimait le vin , mais il laissait l'ivresse
aux barbares de la Scjthie. Belle leçcu
284 LE C.A U S E U K.
pour les gens de lettres ! L'amour-pro-
pre leur est permis j mais ils ne doivent
jamais vider la coupe de la vanité.
Je disais tout à l'heure, qu'un auteur
excessivement vain finissait , quel. que
fût son talent , par se rendre insuppor-
tal^le ou ridicule. Pour prouver ce que
j'avance, je n'ai que l'embarras de choi-
sir entre une maUitude de faits probans.
Toutefois, connue des rédexions géné-
rales ne doive! it jamais dégénérer en
satire, je m'abstiendrai de nommer les
masques. Un écrivain , rempli de jj^énie
du reste, s'était tellement rendu insup-
portable par son orgueil , ([u il faisait
dire, même à ses amis : « Cet homme
PUE la vanité. » Jen sais un autre dont
on ferait l'apothéose, qu'il ne croirait
pas encore avoir obtenu l'hommage qui
lui est dû. Voilà pour l'amour-propre
insupportable.
Passons à l'amour - propre ridicule,
les deux anecdotes suivantes suffiront
pour le caractérisîir.
Cléon as ait composé une pièce pro-
LE CAUSEUR. 285
pre à faire fuir du théâtre les specta-
teurs les mieux aguerris contre l'en-
nui. Las de voir jouer son ouvrage
dans le désert , il alla trouver le direc-
teur du tlu'atre : « Ma foi^ Monsieur ,
t( lui dit-il, vous me servez assez mal.
« — IMoi , Monsieur ! Eli ! de quoi vous
(( plaignez-vous ? J'ai fait monter votre
(( pièce par mes meilleurs acteurs. —
« 11 est vrai ; mais vous avez soin de ne
<( la donner que les jours où la salle est
« vide. )) Ce dernier point est vrai :
Cléon ne se trompait que sur la cause.
On relevait, un jour, devant Dorante,
une faute grave échappée à un de nos
meilleurs auteurs. « Messieurs, s'écria
« Dorante , il n'y a pas tant de quoi
t< vous récrier; tenez, j'ai mis la même
<< chose dan-5 mon dernier drame. »
Que conclure de tout ceci? sinon que
Tamour-propre bien raisonné enfante
de grandes choses, et que i'amour-pro-
pre o Litre rend les gens de lettres bien
petits aux jeux des gens sensés. 11 ne
iaut pas qu'un Lilliputien se croie un
aSG LE C A u s E U R.
Palagon, ou oa lui prouvera en moins
d'un instant ,
Quun rat n'est pas un éléphant.
S.A.
V\VVVVVVVV\VVVVVVVVVVVVVVVVV\'VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\\V>(V
L'HOMME DU 3I0NDE
ET
L'HOMME DE LETTRES.
Il y a entre ces deux hommes bien
des rapports et bien des contrastes. Sé-
parés j ils offrent à l'esprit le moins
sagace une foule de ressemblances et
de dissemblances ; réunis, ils présen-
tent un grand nombre d'avantages et
quelquel'ois de ridicules. C'est sous ces
divers rapports qu'il faut maintcnantles
considérer.
D'abord , sous le rapport de la re-
nommée, ils se trompent tous les deux :
l'un croit aimer la gloire , c'est l'illusion
LE CAUSEUR. 287
dv riiommcdeleltresjraulre court api es
lc> lîriiit , c'est la vanité d'un homme
du monde. L'homme de lettres recher-
chant la iiloire, ressemble, dans sapas,
sion littérah'ej à un véritable amant;
l'homme du monde courant après la
célébrité, ne ressemble qu'à un fat.
L'agitation de l'amour - propre dans
l'homme de lettres, et les mouvemens
de l'intrl'^aie dans l'homme du monde,
représentent à merveille ces deux genres
de caractère.
L'homme de lettres ambitionne folle-
ment la renommée qu'on obtient dans
les salons , tandis que l'homme du
monde désire ridiculement l'espèce de
renommée qua donnent les journaux.
Tous les deux s'abusent : ces renommées
d'un jour ne valent pas mieux que
les autres réputations de boudoir. Le
lecteur égoïste ou indifférent , qui a lu
le panégyrique d'un poète ou d'un tra-
gique moderne, dans un journal, ou-
blie les chefs-d'œuvre aussi rapidement
que le petit-maître brodé oublie la lec-
2^3 T. E CAUSEUR.
turc; qu'uri iilleiateur parasite vient de
faire applaudir dans un salon de la
Cliaussée-d'AiiUn.
L'homme de IcLlrcs est oblii^éleplus
souvent de faire de lalittéralure un jné-
//«?r, pour suppléera ce qui lui mangue du
côté de la fortune; l'homme du monde
fait de la littérature un marché où il
iicliète sa réputation et ses flatteurs.
L'homme de lettres sollicite des places
avec ses livres , ses vaudevilles et ses
-chansons , tandis que Thomme du mon-
de sollicite des éloges littéraires par
ses concerts ;, ses dîners et ses airs de
protection.
L'homme du monde parvient, par ses
places et sa fortune^ à avoir une part en-
tière dans la grande troupe des gens
d'esprit ; mais l'homme de lettres ne
peut jauiais passer la Jtvyzi-part dans
le second théâtre du monde ;, quels que
soient ses talens et ses droits.
IS'avez-vous pas entendu quelquefois
les gens du monde, après que La Harpe
ou un autre poète célèbre avait fait des
L E r AU s E XJ R. 289
lectures de vers oujcle prose dans leur sa-
lon , s'e'crier avec une sorte d'orgueil et
de qualité: (( Ces gens-là , ces poètes ne
sont-ils pas assez payés de leurs courses
et de leurs lectures, par le plaisir qu'ils
doivent avoir de nous amuser , et par
l'honneur de nous fre'quenter? » Mais
aussi , quand l'homme de lettres a vu
de près ce vain monde si ignorant, si
léger ^ quand , retiré dans son intérieur,
il pense qu'il n'a entendu applaudir qu'à
des coîiceiti , à des traits de bel esprit,
et qu'on a laissé passer, sans les avoir sen-
ties, les véritables beautés de l'ouvrage,
combien il se trouve humilié de ce rôle
ridicule et inconvenant, dans une so-
ciété si disparate et nourrie de tous les
préjugés de la fortune et de la sottise!
Voilà les dissemblances ,* voici les
côtés par lesquels l'homme du monde
et l'homme de lettres se ressemblent :
tous les deux aspirent à ce qu'on parle
d'eux. Us prétendent occuperîe monde;
ils \e\Avi\ faire effet Leur ambition
est d'obtenir des éloges. Leur maliieur
I. i3
2r)0 LECAUSEUR.
commun est d'éprouver des critiques.
lous les deux veulent vaincre leurs
rivaux , et emploient les mêmes moyens
pour en triompher, c'est-à-dire, l'es-
prit de coterie et d'intrigue , lïnfluence
d'un nom et d'une réputation , le suf-
frage éphémère des journalistes qui ont
la vogue , ou la faveur d'un homme en
place. Tous les deux cherchent les pe-
tits triomphes de la vanité, l'un dans le
cabinet de l'homme de lettres, et l'autre
dans le salon de l'homme du monde.
Ainsi, l'un en se croyant un littérateur
distingué, et l'autre en se regardant
comme un homme aimable, se ressem-
blent par leurs illusions , et se rappro-
chent par leurs ridicules. Tous les deux
veulent être cités , l'un à l'académie
où son nom sera toujours ignoré; l'aU'
tre , au boudoir, où il ne lui sera pas
permis de pcm'trer.
Un homme de beaucoup d'esprit et
qui en avait fait preuve, même à l'acadé-
mie française , disait que l'homme de
lettres ncnait guère autre chose à ga-^
L E C AU s E L R. 29 1
gner en nllant dans le monde, que des
boues , des rhumes , des jluxions et des
indigestions , sans compter le risque
d'être écrasé vingt fois par hiver De
même l'homme du monde u'a guère
autre cliose à gagner en allant dans les
acadéiuies , que des ridicules , de l'oisi-
vc'të, de rimportauce , de la lumëe, de
l ennui et le clioc continuel des passions
de l'orgueil et de Tamour-propre.
Il est curieux de lire aujourd'hui ce
que Champfort ('ciivait il y a trente-
huit ans , sur l'époque de la vie où il
avait e'té à la fois homme de lettres et
homme du monde , et sur les inconvé-
niens de réunir ces deux titres , ou les
deux genres de jouissance pour l'esprit
€t la vanité. Cliampfort écrivait à l'abbé
Roman, en 1784 :
« Quoi! cette malheureuse manie de
(( célébrité qui ne l'ait que des mallieu-
« peux y trouve encore un partisan !
«< Avez-vous oublié qu'elle exige près-
it qu'autant de misères et de sottises , de
M bassesses même ; que la fortune ; et
S92 LE CAUSEUR.
« quel en est le fruit ? Beaucoup moin-
(( dre , et surtout plus ridicule. Son
<( effet le plus certain est de vous ap-
« prendre jusqu'où va la méchanceté'
« humaine , eu vous rendant l'objet de
({ la haine la plus violente et des
« procédés les plus affreux de la part
<( de ceux qui ne peuvent partager cette
« fumée , et qui sont toujours jaloux de
« quelques misérables distinctions. —
« Kacine ne put tenir daps cette car-
« rière , par la rivahté et la haine des
u Pradon et des Boyer , quoiqu'il rap-
« portât plus d'une fois de Versailles
¥. des bourses de mille louis. Il laissa ,
(( à trente - six ans ^ cette carrière de
« gloire et d^infamie , qui depuis est
« devenue cent fois plus turbulente et
« plus avilissante. Pour moi qui , dès
« mon premier succès , me^suis attiré ,
« sans l'avoir mérité , la haine d'une
« foule de sots et de médians , je re-
« garde ce mal comme un très-grand
« bonheur. 11 me rend à moi-même ,•
(( il me donne le droit de m'appaitenir
LE CAUSEUR. 2g5
{( exclusivement. Je me suis lassé iT être
V. un superjlu et une espèce de hors^
«( d' œuvre dans la société , »
C'est cette profession de foi littéraire,
faite par un homme aussi spirituel et
aussi aimable que Ghampfort , qui peut
fixer les idées sur îhomme de lettres ,
sur l'homme du monde , et sur ceux
qui ont la prétention de jouer des rôles.
Ces messieurs ont beau faire , ils n'é-
chapperont pas à la comparaison des
chauve-souris de la fable ^ à qui les
oiseaux reprochaient le corps , et à qui
les rats reprochaient les ailes
D.
LES EXAGÉRATEURS
DANS
LES LETTRES ET LES BEAUX-ARTS.
Les exagérateurssont la classe d'hom-
mes la plus funeste aux lettres et aux
294 LE CAUSEUR.
arts. S'il n'y avait pas d'autres causes
d'exagérations que la force de la jeu-
nesse , le naturel de Fentliousiasme ,
l'exaltation poétique , l'imagination des
voyageurs ou la violence inséparable de
l'intérêt personnel , ces causes pour-
raient du moins s'affaiblir , s'atténuer ,
se modifier par le temps , par des pré-
ceptes y par l'opinion , par la saine cri-
tique ou par l'empire des lois • mais
quand l'exagération est froide , régu-
lière , systématique , organisée , et de-
venue même un objet de spéculation,
alors quels remèdes peut-on appliquer
à une telle maladie morale , née de l'ex-
cès de population , de la multitude des
besoins , du combat opinialre des in-
térêts et des malheureux penclians
qu'ont les hommes vers le mensonge ,
l'illusion et l'esprit de parti , même dans
les choses les plus frivoles, comme dans
les objets les plus utiles?
Lo jeunesse exagère sans doute ; mais
c'est le plus nécessaire apanage de ce
premier péiioJe de la vie. 11 faut un
lE CAUSEUH. ûgS
f)èU d'exagération quand on entre dans
le monde , parce que le monde mois-
sonne une foule d'espérances et détruit
mille illusions , quand on Ta connu et
apprécié. L'exaj^ération de la jeunesse
est la plus naturelle • elle tient à des
causes physiques et morales : la chaleur
du sani^ et la force de 1 imagination.
La lecture des grands poètes transporte
les jeunes gens • la vue des chefs-d'œuvre
des arts porte dans leurs âmes une im-
pression brûlante et rapide. 11 est iné-
vitable qu'un jeune homme n'exagère
pas ses pensées , ses sensations ; son dé-
vouement, son amitié, son amour, sont
extrêmes. S'il dirige ses travaux , sa
mémoire , son imagination vers les let-
tres et les arts , l'exagération est bien
plus prononcée , parce que c'est le pri-
vilège des productions du génie d'ins-
pirer des sensations fortes et des senti-
mens exagérés ,• mais le temps corrige
bientôt ces excès.
Les passions exagèrent toujours :
«xiger qae les passions n'exagèrent pas^
3()6 LE CAUSEUR.
c'est vouloir contrarier leur nature. Ce
sont des foyers qui chauffent toujours ,
mais qui brûlent quelquefois- ce sont
des volcans qui , avant de féconder les
campagnes voisines par les laves éteintes
et en dissolution ^ commencent par in-
cendier et engloutir les cités environ-
nantes. Mais les passions , par cela seul
qu'elles sont naturellement violentes , ne
durent point ^ et l'exagération qu'elles
produisent tombe bientôt.
L'enthousiasme exagère : cela est
vrai ; mais c'est une exagération heu-
reuse , féconde , créatrice. Point de
clief-d'œuvre dans les lettres, point de
production immortelle dans les arts,
sans l'enthousiasme. Ptaphaël s'anime à
la vue des ouvrages précieux des Grecs •
la statue d'Apollon est trouvée dans les
fouilles d'Actium , quelques années
avant la naissance de ce grand peintre,
et tous ses tableaux se ressentent de
l'inspiration produite par le nouveau
dieu du Capitole. Le Corrège, en ad-
mirant les chefs-d'œuvre des maîUes
LE C A 0 S E TJ R. 297
cîe Tecole italienne, sent ses forces se
centupler ; et , dans son enliion-
siasme , il s'écrie : Ed io anche son
pittore. C'est l'exagération qui cric : Et
mûi aussi je suis peintre ; mais c'est
l'exagération d'un sentiment fécond en
productions rares.
h' envie exagère aussi, ainsi que la
calomnie; mais c'est en destruction, en
découragement : son souffle flétrit tous
les talens^son injustice arrête tous les
travaux • ses poisons paralysent tous les
arts. ^ oilà les exagérations funestes , et
même coupables ^ parce que les pertes
morales qu'elles ont produites sont in-
calculables. Lorsque les courtisans de
Louis XIV exagérèrent le mérite de
Pradon, pour l'opposer par envie au
génie de Racine , ils brisèrent la plume
de l'auteur ^ Andromaque , à'Athalie^
de Britannicus et de Bajazet, Racine
découragé par les calomnies des Pra-
don^ et par les exagérations des hommes
de la cour les plus éclairés , en faveur
de la médiocrité^ resta oisif pendant.
*5*
293 LE CAUSEUR.
douze années , et la scène française per-
dit ainsi douze tragédies qui auraient
console' le tliéâtre de son indiijence
moderne.
Les voyageurs exagèrent : ce de'faut
est pardonnable à des hommes qui se
dédommagent j par de nombreuses illu-
sions des privations qu'ils se sont im-
posées en entreprenant un long voyage.
D'ailleurs , un vif sentiment d'admira-
tion est nécessaire au voyageur pour le
soutenir dans ses travaux , et pour l'ins-
pirer dans ses compositions ; un voya-
geur froid et didactique vous transpor-
tera difficilement par son style et ses
observations , dans les pays qu'il a par-
courus. Comment se défendre des élans
de l'enthousiasme et des illusions que
donnent les grandes renommées , les
héros, les batailles, les vertus, les fêtes
et les institutions de l'antiquité , lors-
qu'on va voyager en Egypte , en Grèce
et dans plusieurs parties de l'Asie, ce
berceau du genre humain? Ne faut-il
pas nécessairement forcer les couleurs
lE CAUSEUR. 2^g
pour faire ressortir un pa} s d'une na-
ture différente de celle qu'haliilent des
lecteurs froids et incre'dules? Ne faut-
il pas écliauffer ces oisifs inanime's ,
qui ne veulent que se distraire en lisant
des voyages ? Ainsi , le besoin de l'illu-
sion et de l'exagération est commun au
voyageur et au lecteur , à l'un , pour
décrire, et à Tautre pour s'intéresser
aux descriptions.
Xe peintre , Tacteiw tragique , le
comédien , le musicien , tous les au-
teurs même exagèrent. 11 le faut pour
produire les effets tragique , scénique^
musical , pittoresque et oratoire ^ parce
que, dans tous ces genres, il n'appartient
qu'à la force égale à dix de produire
l'effet égal à deux • il y a des propor-
tions pour l'oreille comme pour les
yeux ,• il y a des points d'ouïe comme
des points de vue.
Les tableaux peints à fresque , dans
les temples d'Italie, sont d'une exagé-
ration hideuse étant vus de près • les
acteurs tragiques et comiques produi-
OOO LE CAUSEUR.
sent une sensation forcc'e et desacfrpa-
ble , et paraissent quelquefois ridicules ,
si vous êtes trop voisin de la scène ; le
bruit de l'orehestre de Topera est in-
supportable, quand vous et s placé au
milieu de cet attroup 'inent musical.
Vous sortez e'pouvatité des lieux saints^
si vous prenez à l=i lettre tout ce que la
morale austère vous a dit sur les ven-
geances célestes. ^ ous crayez à l'inno-
cence d'un coupable, si vous vous en
rapportez à lexagération mensongère
d'un défenseur fjénéreux ; mais faut-.il
proscrire les arts et les lettres , parce
que 1( s routes qui y mènent sont rem-
plies d'illusions , d'exagérations et de
mensongesnéccssaires? Non, sans doute,
il faut élaguer, mais il ne faut point
abattre
Assez nombreuse est la classe des
personnes pétries de glace et d'envie ,•
assez rares sont les bommes doués d'un
véritable entbousiasme ; trop comtes
sont les utiles illusions de la vi'', pour
que nous déclarions une guerre désas-
L E r A U s E U R. 501
trf use aux diverses exa^c'rations insrpa-
rables du fifénie des lettres et des créa-
tions sublimes des arts. t:.i niênie vous
dt'truisiez tontes Its idées eolossahs ,
vous n'auriez plus de grandiose ; si vous
détruisez les illusions de la renommée,
vous n'aurez plus ni poètes ni littéra-
teurs- si enfm vous tuez Ventlu)usiasme,
il vous faut renoncer à avoir des ar-
tistes célèbres, vous n'aurez plus que
des artisans, des ménétriers, des rap-
sodisles , des irazetiers et des barbouil-
leurs.
Mais les exaii,éiations rruil faut flé-
trir du sceau de la réprobation, ce sont,
celles de la flatterie prodiguée à l'impé-
ritic , des éloi^es donnés à la médio-
crité, et des travaux lionorablcsaccordés
à lintri:;ue. L'exapfération funeste aux
lettres et aux aits, est cette admira-
tion oriianisée dans les coteries, cette
réputation de fal^rique , ces applaudis-
semens de convention, cette manière
de préconiser dans les salons et quel-
quefois dans certaines écolts. ^ oilà
5oâ LE CAUSEUR.
l'exagëratioii de parti, l'enthousiasme
de commande, l'éloge convenu et les
réputations systématiques • voilà le plus
grand fléau des lettres et des beaux
arts!.....
B.
'VV\'VWVWVV\'VV\'VV\*VW V\A(V\^^\^iV\'\'V\'N'VV*'VV''\A'VV>\\'VVV\A/VVVV\'V\'\'V\V\V»
L'ÉLOQUENCE
PENDANT LA RÉVOLUTION.
Pendant plusieurs années , la révolu-
tion ne dirigea l'esprit des Français que
vers de grands intérêts politiques ; l'é-
loquence reprit la force et l'énergie
qu'elle avait perdues depuis les beaux
siècles delà Grèce et de Rome. Souvent
la tribune nationale retentit de ces ac-
cens mâles et fiers qui ont tant de pou-
voir sur l'imagination et sur le cœur
des hommes rassemblés. Des circons-
tances nouvelles , en un mot, en déli-
vrant le génie de toute espèce d'en-
l E CAUSEUR. 5o^
travos , formèrent des orateurs que Ton
citera comme des modèles.
Mais l'impulsion trop forte donnée
par ces circonstances , était de nature
à heurter les extrêmes • il eut fallu que
des mains habiles l'arrêtassent à propos.
Or y ces mains habiles ne se rencon-
trèrent point : le délire révolutionnaire
fut donc porté à son comble j des mœufs
grossières et barbares succédèrent à la
tlouceur , à l'urbanité française , et l'élo-
quence prit le caractère effréné des
hommes féroces qui l'employaient pour
égarer la multitude. Ses couleurs de-
vinrent sombres et forcées j ses images
gigantesques ,• son style , néologique-
mentboursoufflé^ dur et sauvage^ enfin,
les sentimens et les passions^ que jus-
qu'alors elle avait exprimés, firent place
à une fausse chaleur , à une exaltation
factice, à une abondance brutale et li-
cencieuse qui la dégradèrent entiè-
rement.
Cependant les jours de deuil et de ca-
lamité eurent leur terme, et Fon vécut
60 t L E C AU S E U R.
SOUS des influences moins funestes. Mai»
les plaies fait' s aux mœurs , les atteintes
portées au goutsul3sistent encore lonî^-
tcmps après les orai;es politiques dont
elles sont le ré.s(dtat ! La terreur, la né-
cessité de s'isoler de ses semblables pour
éviter les proscriptions ^ avaient dessé-
chéles cœurs, beaucoup niéme s'étaient
dénaturés; les liaran^ues barbares que
l'on n'avait cessé d'entendre^ les images
repoussantes sur lesquelles les yeux
avaient loni,'-temps ét(' contraints de
s'arrêter, avaient anéanti le sentiment
du bon et du beau. Lorsque 1 on voulut
revenir à l'ancien caractère national, on
n'en retrouva plus que la caricature.
Les besoins s'étaient multipliés en rai-
son des privations qu'on avait éprouvées,
on outra tout : la politesse devint un
composé de j^rimaces ; le luxe fut
éciasant ; on prit le ressentiment pour
la Colère; la i>alanterie (nous pourrions
dire le libertinai^e), pour l'amour; une
éi^oïstc babitude, pour l'amitié : les
grand» traits de la nature étaient effacés.
LE C A US E r R. 5o5
L'éloquence dut naturellement par-
tager cette disposition des cœurs et des
esprits. Entraîne's par la reaction des
idées, soigneux à e'viter les excès du
st^le des discours révolutionnaires , les
écrivains tombèrent dans la froideur ,
dans la recherche maniérée • ils visèrent
aux idées fmes et déliées, à montrer de
l'esprit , à se préserver des fautes plu-
tôt qu'à créer des beautés ; ils se livrè-
rent au penchant de raisonner et de dis-
cuter sèchement lorsqu'il fallait sentir.
Tel était l'apauvrissement du trésor
des sensations qui font les grands ar-
tistes , les grands poètes , les grands
orateurs, quand les travaux du Gymnase
reprirent leur ancienne activité, quand
le lait pur d'une instruction saine coula
de nouveau pour la jeunesse studieuse.
J. D V.
3o6 LE CAUSEUR.
ViVVVVVVVX^iVViVt/VVVVVVVXV^A^VVVXVVVVV^^VVVVVVVX^A/VVVVVVVVVXVV^^
L'AUTEUR EXHUME.
Thomas Delormc, avocat au parle-
ment de Daupbine , avait composé des
recueils méle's, sur toute sorte de sujets ,
notamment des Recueils de droit., en
deux volumes m-folio ; des Maximes
de droit, in-^". ; des Recueils théori-
cjiies m-folio ,• des Miscellanea , ïVz-
folio ; enfin, un autre volume petit in-^
4°. de Miscellenea. Tous ces ouvrai^es
sont restés en manuscrits, et n'ont pas
été publiés. 11 fît imprimer, en i665 ,
un recueil de ses poésies , intitulé la
Muse nouvelle. Thomas Delorme s'oc-
cupa aussi beaucoup d'énigmes , de
bouts rimes, d'anaij^i'arames, enfin de
toutes CCS niaiseries savamment inu-
L F C A r 5 E U R. 3o7
liles , dont la manie sera de tous les
temps, parce qu'il j aura dans tous les
temps de ces esprits loUets qui ne pas-
sent pas le quatrain , et qui n'en ont
pas moins une certaine réputation de
poètes. Véritablement elle ne sort pas
du salon témoin de leurs succès ; mais
c'est toujours vme réputation , et tant
de gens veulent absolument en avoir
une ! Celle de Thomas Delorme n'est
pas brillante, et sans quelques manus-
crits de sa composition : recueils, con-
servés par hasard dans- la poussière
d'une bibliothèque , son nom serait à
jamais oublié. Quelques extraits que
nous choisirons parmi ces recueils , ap-
prendront du moins à la postérité qu'il
a existé.
(( Anagrammes ^ no. 3o8. Etant au
collège à Vienne, je fis l'anagramme du
nom de Claude Mcncfrler, jésuite, qui
y enseignait alors la rhétorique , et je
trouvai miracle de nature , ce qui con-
venait fort au nom de ce père, parce
qu'il avait une mémoire miraculeuse ,
So8 LE CAUSEUR.
et un génie universel. Il me répondit
par ce quatrain :
Je ne prends pas pour un oracle
Ce que mou nom vous a fait prononcer ,
Puisque pour en faire ua miracle,
Il a fallu le renverser.
( Et le bon père Je'suite avait raison,
parce que les ouvrages qu'il a publiés
n'ont pas fait crier au miracle. )
« Dans le temps que j'étais à Lyon ,
où je fis imprimer un recueil de mes
poésies, je devins amoureux de la fille
de mon libraire Aimé Caral. Je fis l'a-
nagramme de son nom , et , sans y aug-
menter ni diminuer une lettre , je trou-
vai âme jvyale; ce qui exprimait assez
son caractère doux et ses nobles sen-
timens. »
« Enigmes , n". 5io. Parmi plusieurs
énigmes de ma façon , dont la plu-
part sont imprimées, j'en ai fait une
sur le mot énigme lui-même, dans ce
madrigal qui a eu de fappiobaliou :
5o9
T, E r. X V ^ E V I{.
Depuis long-lemps on a douté
Si je suis ou màle ou femelle ;
Je mets bien des gens en cervelle
Dont j'accrois le désir par ma difficulté;
Le voile augmente ma beauté :
Et pourvu que je sois fidèle ,
Je tire mon éclat de mon obscurité.
{( Prophèlcs, no. aSo. Il y a des gens
qui font cas des pre'tendues prophéties
de Nostradamus ,• on y a même ajouté
des commentaires par lesquels on croit
prouver que cet homme, qui était mé-
decin , avait quelque chose de divin ;
mais j'ai vu son tombeau et son épita-
phe à Salon en Provence, où il est
seulement qualifié de grand astrologue.
Je suis persuadé que la plupart de ses
prédictions riînées sont de pures sottises.
On en ajoute tous les jours de nouvelles,
au recueil de celles qui appartiennent
réellement à l'astrologue. J'en ai fait
une moi-même cette année 1706, sur les
affaires de Catalogne et de Flandre , et
sur ce que le sieur Paiu; qui devait
5 I O L F. C A U s E U R.
faire le paiu béni des avocats, l'a sup-
primé y se contentant de faire dire la
messe. ^ oiçi mon quatrain.
L'an que par Paîn , pain aboli sera ,
Un jeune Roi conlraint de lever siège ,
En Pays-Bas mainte ville perdra ,
Par imprudent ( i ) qui donnera dans piège.
n Conclusions , no. 289. Toutes les
conclusions qu'on déduit d'un prin-
cipe qui n'est pas évident , ne peuvent
pas être évidentes, quoiqu'elles soient
déduites avec justesse.
« Les conclusions en matière de pro-
cès sont la pierre de touche de l'avocat,
et marqent la solidité ou la faiblesse de
son jugement.
« J'ai connu, à Grenoble, un fa-
meux jurisconsulte qui avait fait des
recueils immenses de raisons pour et
contre , et qui ne pouvait se détermi-
ner ni prendre un parti ; semblable à
l'âne de Euridan, qui mourut de faim
(i) Le maréchal de Villeroi.
LE CAUSEUR. 5ll
entre deux picotins d'avoine, ne sa-
chant auquel des deux s attaquer . Un
peu de bon sens ne vaudrait-il pas
mieux que tout ce latras de doctrine
sans discernement. »
« Clergé ,, n". 274. En 17 10 on a im-
primé , à Paris , un ëtat des possessions
et revenus du clergé de France. 11 en
résulte que le clergé possède 18 arclie-
vécliés , 114 évéchés, i35g abbayes
d'hommes , 6067 abbayes de filles ,
\i^L^oo prieurés , 14,000 cures ou pa-
roisses, i5,20o chapelles, 14^,777 monas-
tères d'hommes rentes , sans compter
les ordres mendians et les bénéfices
situés dans les pays conquis par le roi.
Le revenu total de ces possessions s'é-
lève à 3 12 millions. »
5l2 T, E C \ f s E U R.
^•WVV\WW\\W\.V\\V\»/V\XV\X\\\VWVVVV\\W\<WWVV\VV\'V\'\\t\'V\^'VXV\V%
LA
FABRICATION ACTUELLE
DES LIVRES.
Daîss la carrière des sciences propre-
ment dite5 , la gloire n'est pas à aussi
bon marché que dans la carrière de l'é-
rudition. 11 faut plus que de la volonté,
un crayon , et des ciseaux pour y attein-
dre à quelque célébrité. L'homme qui
cherche à é^-endre ses connaissances ,
veut trouver dans votre livre autre
chose que ce qu'il a lu ailleurs. Le fin du
métier est de lui faire croire que vous
lui apprenez ce qu'il savait aussi-bien
que vous • et cela exige certains procé-
dés qu'on a singulièrement perfection-
nés de nos jours. Voici quelques-uns de
ceux qui sont le plus en vogue.
L' Analyse philosophique , comme ils
l'appellent. Autrefois les sages méditaient
LE C A U S EUR. 5l3
beaucoup , et écrivaient peu ,• on fait le
contraire aujourd'hui. Ils olîraient le
re'sullat de leurs réflexions ; on offre
aujourd'hui les réflexions elles-mêmes.
Avec eux il fallait faire usaj^e de son
esprit ', aujourd'hui on en est dispensé.
Ils se servaient de la méthode antique ,
pour découvrir des vérités réservées au
petit nombre j on s'en sert aujourd'hui
pour développer pesamment des vérités
qui courent les rues. Ils analysaient
pour inventer • on analyse aujourd'hui
pour montrer comme quoi les ancien-
nes inventions pourraient se renouveler^
si elles venaient à se perdre. De cette
manière , on fournit son in-4" j et ce
quïl y a de plus plaisant , c'est que le
lecteur , à force de piroueter , sans
bouger de place , finit par croire qu'il a
fait du chemin.
Le changement de nomenclature.
Cette innocente ruse manque rarement
son elht. Il y a si peu de gens qui dis-
tinguent le signe d'avec la chose signifiée,
qu'on est presque toujours sur qu'un
I. 14
3l4 LECATJSEUR.
nouveau terme sera pris pour une no-
tion nouvelle, surtout si ce terme est
emprunté du ^rec, que personne n'en-
tend plus parmi nous, à commencer
par ceux qui en sont le plus prodigues.
Le style emphatique. Il n'est pas
donné à tout le monde de peindre ,
comme Fontenelle, les grandes choses
sous des images familières, ou de les
exprimer , comme BufFon , avec une
noble élégance. Mais les grands mots ,
les métaphores hardies , la pompe du
style sont à l'usage du premier venu, et
fouruissent une merveilleuse ressource
pour masquer la tiivialité de ses idées ,
et couvrir l'indigence de son sujet , ou
plutôt de son esprit- car ce n'est pas le
sujet , c'est l'écrivain qui est stérile.
En voilà bien assez pour prouver
qu'écrire n'est plus qu'un métier. L'art
coûtait des peines infinies et rapportait
peu. 11 procurait tout au plus quelques
louangesaprès qu'on avait cessé de vivre.
On a enfin compris qu'un siècle de
gloire, après la mort, ne valait pas une
L E C A U s E U il. 5l5
liGure de considération pendant la vie •
et, dans le vrai, qu'importe un vaia
bruit qu'on n'entendra même pas? Que
nous fait la poste'rite' ?
Qui veut vivre de son vivant , doit
s'accommoder au goût de ses contem-
porains. Les vôtres ne sont pas difficiles
à Siitisfaire. Analysez, créez des mots ,
montez sur des échasses , je vous ré-
ponds du succès. Sortez enfin de l'obs-
<îurité dans laquelle vous semblez vous
complaire , et songez qu'on est sans
excuse, quand il n'y a qu'à vouloir pour
occuper les cent bouclies de la renom-
me'e.
Le Solitaire de Montmartre.
*/V^'VWl\^^'vv\'v\A\^'^'\A'vvv^^/v\'^*\'vv%lvVl/vv\^/v^'vv\'VVvvv\/v\^
L'ESPRIT COURT LES RUES.
Cet adage populaire ne fut jamais
aussi vrai qu'aujourd'hui. L'esprit est
réellement la divinité des Français j et,
comme elle ne daigne pas toujours se
5lO LECAUSEUR.
rendre visible , plus d'un imposteur
usurpe son nom pour s'attirer nos hom-
mages. C'est ainsi que le calembourg ,
les jeux de mots, les pointes , abusant
de la crédulité de ceux qui les ont pris
pour de l'esprit , ont fini par exiger
le même culte. Dès-lors chacun a senti
qu'il pouvait aspirer aux mêmes avan-
tages , et bientôt en effet ce genre d'es-
prit a couni les rues.
Mais jamais, sans doute, "on n'a pré-
tendu dire la même chose du bon es-
prit. Celui-là, dans tous les temps, fut
loin d'être commun , et tout annonce
qu'il le deviendra moins chaque jour.
J'appelle bon esprit celui qui, dans
toutes choses , sait respecter le goût
et les convenances , ne point introduire
un genre dans l'autre , rejeter avec cou-
rage une idée ingénieuse , si elle ne
semble pas appelée par la situation ;
enfin, ne jamais employer desornomcns
faux ou déplacés. Celui qui , dans un
discours sérieux ou pliilosophique , en-
tremêle des phrases de madrigal; qui,
LE CAUSEUR. Siy
dans une tragédie , place des vers d'é-
pître ou d'id}'lle ; dans une come'die,
des vers de boudoir, peut avoir du bel
esprit y mais non du bon esprit ; et ce
n'est pas là que l'on peut appliquer ce
vers de La Fontaine :
M Que le bon soit toujours camarade du beau ! »
Ce sont deux ennemis trop irre'concilia-
Lies.
Malheureusement , de même que les
torts de la superstition ont toujours nui
à la religion , de même l'abus de l'esprit
a nui à l'esprit même ; et bien des gens
l'ont accusé de tout ce qui se faisait
sous son nom. Soyons justes en effet ,
et convenons qu'il faut être doue' d'un
goût sûr pour reconnaître toujours les
limites qui se'parent les deux domaines
du faux esprit et du véritable. Sans
doute ce n'était pas un auditoire vul-
gaire que celui qu'avait réuni la pre-
mière représentation du Misanthrope^
On sait cependant dans quelle erreur il
3l8 L E C A U s E U R.
tomba à la lecture du fameux sonnet
d'Oionte.
« Belle Philis , on désespère,
« Alors qu'on espère toujours. »
C'est en effet un des modèles les plus
séduisans du bel esprit y et le public
avait besoin d'être éclairé par Molière
pour se désabuser de son admiration.
Afin de citer un exemple encore plus
marquant de ces méprises , Boileau lui-
même, le législateur du Parnasse, l'o-
racle du goût, se laissa séduire par les
cliarmes du bel esprit, au point de placer
Voiture à côté d'Horace. C'était, il est
vrai, dans sa jeunesse; et depuis, son
opinion changea bien à cet égard.
Mais ne peut-on pas lui reprocher d'a-
voir laissé subsister dans ses ouvrages
les traces de cette erreur ?
Cependant, éclairés par ces erreurs
mêmes, et surtout parles chefs-d'œuvre
de nos grands écrivains , nous avons
beaucoup de données de plus pou»' re-
connaître le faux esprit. S'il est parvenu
à se glisser partout chez nous , comme
LE CAUSEUR. Sig
l'alliage se joint toujours à l'or dans les
monnaies , c'est sans doute parce que
l'or a en effet manque' tout - à - coup
dans notre litte'rature , et qu'il a bien
falluysuppléerparcequilui ressemblait
le plus.
On peut dire encore (\\\eV espiit court
les mes , en songeant à la foule d'auteurs
qui se chargent de nous approvisionner
de cette denrée ; il a bien fallu multi-
plier le nombre destlie'atrespouren faci-
liter le débouché : encore en périt-il beau-
coup en magasin. D'un autre côté, l'hom-
me du peuple, qui jadis ne passait ses
dimanches qu'au cabaret,a pris peu à peu
le goût du spectacle. 11 orne sa mémoire
des bons motsdeBrunet et de Potier ; il
les répète dans sa famille , les commente,
y ajoute même à sa manière^ et voilà
comme V esprit, ou du moins ce qu'on
donne pour tel, court véritablement /e5
rues.
Les journaux ont aussi contribué à
entretenir cette manie ; ils ont mis , pour
ainsi dire, la littérature à la portée de
320 L E C A U s E U R.
tout le mondes et, sur la loi d'un feuil-
leton, l'on s'est cru en e'tat de juj^er les
ouvrages les plus iniportans. Comme
tout lend cliez nous à l'exai^^ération ,
les lecteurs ont elé encore plus loin que
les journaux ; et ce que les uns jui^^eaient
en sept ou luiit colonnes de feuilleton ^
les premiers se sont mis à le juger en
cinq ou huit mots. Aussi Vespnt de
criti(/i(e court les rues. Vous entendez
un arlisan trancher sur Montesquieu ,
sur Voltaire, etc. , et ne pas soupçonner
seulement que ses jugemens soient sus-
ceptibles d'appel.
Cette manie d'exiger partout de l'es-
prit,n'a pu influer que très-defavorable-
ment sur l'art dramatique ; on s'est per-
suadé qu'il ne s'agissait plus d'e'tablir
des caractères , de fder une intrigue in-
téressante , mais qu'avec des traits d'es-
prit répandus dans l'ouvrage, on était
dispensé de tout cela. Plus d'un succès,
en effet, obtenu de cette manière, a pu
entraîner les jeunes auteurs dans cette
mauvaise route ; mais l'expériencîa dû
LE CAUSEUR. 321
les convaincre que ces succès-là ne sont
pas durables, el qu'ils auront beau avoir
ce qu'on est convenu d'appeler du baii,
ce n'est pas de celte manière qu'ils ac-
querront une réputation solide et à i'e-
preuve du temps. S'est-on jamais avise
de dire que Molière avait de l'esprit ?
et ses ouvrages feront le cliarme de nos
derniers neveux. Combien ne s'est-on
pas extasié, au contraire , sur l'esprit
du dialogue des Boissy , des Mari-
vaux, des Dorât, etc. ! et combien la
postérité a déjà rabattu de ces éloges !
Combien chaque jour n'en rabattra-t-on
pas encore !
Il est vrai que le bon esprit seul ( ce
qui exprime la réunion du talent , de
la raison et du goût ) fait vivre un
ouvrage ^ que, même dans le genre léger
où il semble le moins nécessaire , iî
faut encore qu'il se trouve , ne fût-ce
que déguisé sous le masque de la gaîté.
Examinez les ouvrages qui sont restés
au Vaud eville , et vous vous convain-
crez de cette vérité.
'4*
322 LE CAUSE DR.
Persuadons-nous donc bien que l'es-
prit^ quand on ne dénature pas ce mot
par de fausses applications, est plus
rare qu'on ne veut le croire ; et quand
on \iendra nous dire que Vespr/'t court
les nies, repondons avec une femme
spirituelle : u JN'en croyez rien : c'est
un bruit que les sots font courir. »
T.
LE SAVANT LUNATIQUE.
Je suis un savant ; ma partie est l'as-
tronomie j j'en ai e'tudié avec succès les
grands principes dans l'almanacli, et je
puis dire , sans vanité, que si j'avais
ajouté aux connaissances étendues, que
j'ai puisées dans ces livres éminemment
instructifs, tant soit peu d'arithmétique
et d'ortlioi:jraphe,je serais actuellement
membre de quelques académies célè-
bres; mais je l'avouerai, mon esprit
LE C ATT S E U R. 62 J
errant sans cesse parmi les astres , tou-
jours préoccupé de ce qui se passe dans
les cieux ^ n'a jamais pu se rabaisser à
l'étude minutieuse et bornée de ces deux
sciences.
D'après cet exposé , on doit bien
penser que je n'ai point été un des der-
niers à être instruit du service impor-
tant qu'un autre savant de ma force ,
nommé ]M. d'Aguila , a rendu au soleil,
en lui redonnant enfin le mouvement
dont la malveillance l'avait privé depuis
si long-temps. J'aspire à une gloire à
peu près semblable , et si M. d'Aguila a
employé tous ses soins pour le soleil ,
moi j e p rétends employer tous mes efforts
pour la lune.
J'ai retourné cette planète dans tous
les sens ; je ne parlerai cependant point
ici de sa circonférence , de ses révolu-
tions autour de son centre de gravité ,
de ses taches, de ses couleurs, de ses
nœuds ,de ses quadratures , etc.; je ne
dirai point non plus si elle attire ou si
elle repousse , et si, en jugeant par
024 '^^^ C AV s E V T..
identité, sesbabitans sont noirs, blancs^,
mâles, femelles , ou bci mapbrodites •
je tie veux absolument parler que de
ses effets
Jadis , aide'e par de savans astrolo-
gues , elle exerçait la plus grande et la
pins heureuse iniluence sur le monde
plijsique comme sur le monde moral;
et actuellement rei^ardce avec indiffé-
rence, jamais consultée , elle est enfin
tombée dans un tel état d'avilissement,
qu'à peine peut-elle exercer un pouvoir
presque insensible sur les asperges et les
choux-fleurs.
Cependant , je pense qu'il ne s'est
effectué aucune espèce de changement
dans la lune; c'est bien la même , à la
vérité, un peu plus vieille que celle de
nos pères ; celle qui a tc^iijours, parson
action, occasionné le flux et le reflux
de la mer ,• et s'il en est ainsi, comme
cela est incontestable , pourquoi lui
rel'userait-on sur les règnes minéral et
végétal un pouvoir immédiat? Quoi !
elle aura celui d'ébranler l'immense
LE r A T. S E U R. SrîS
amas des eaux , et on lui contestera
d'opérer sur un peu de sève , sur une
petite partie d'esprit animal , sur la
liqueur renfermée dans les corps ! tan-
dis que l'expérience de tous les Jours
prouve que l'on a plus ou moins d'esprit
selon les lunes; qu'elles influent plus ou
moins sur les humeurs , les passions et
même les dispositions à la tendresse
(Avis important pour les dames qui vont
souvent recherclier , fort inutilement^
bien loin les causes de la froideur mo-
mentanée de leurs époux ou de leurs
amans , et qui , à l'aide d'un almanach
et d'une bonne lunette, les trouveraier.t
infailliblement dans la lune. )
Je ne citerai qu'un fait, mais il est
concluant ,cest celui qui a déterminé
mon opinion sur cette planète.
Il y a quelque temps que, conduit
par le hasard , je me trouvais dans une
nombreuse assemblée de personnes dis-
tinguées par leur rang et leur mérite. On
sait que les savans, sans cesse occupés
<ile systèmes, de spéculations, ont tou-
SafS LE CAUSEUR.
jours une conversation sèclic , pesante ,
embarrasése ; cependant ce jour-là , con-
tre mon ordinaire , la parole mV-
tant demeurée, excité par un pouvoir
qui m'était alors inconnu ^ avec une
facilité , une grâce , une précision , un
goût , une vivacité , une profondeur ,
une sagacité vraiment extraordinaires ,
en passant , avec une adresse infinie ,
d'une matière à une autre , je parlai,
en un instant , morale, métaphysique ,
poésie, tactique, théâtre, philosophie,
modes , histoire, poétique, etc., etc.;
et , comme le peintre qui embelUt ses
tableaux des charmes du coloris , tous
mes discours étaient entremêlés , ornés
de pensées fines , d'expressions délica-^
tes, de tours heureux, d'idées neuves,
de propos gracieux , de complimens
flatteurs adressés à la beauté ; enfin de
mots à double sens , d'équivoques badi-
nes, et de tous ces jolis petit riens qui ,
aimables enfans de l'imagination, de la -
liberté et d'un peu de délire, réveillent
dans un cercle l'indifférence , colorent
L E r A L s ii U R. 327
légèrement le front delà sagesse, l'ont
réflécliir l'innocence et sourire l'amour.
11 a de l'esprit comnieun ange, disaient
les uns j il en a comme un de'mon ,
disaient les autres.
Rentré chez moi, je prends, suivant
ma coutume , mon almanacli, incertain
si je devais un succès aussi prodigieux
aux habitans du ciel ou à ceux de l'en-
fer ; et j'ai trouvé que je le dois indu-
bitablement à la lune, qui, ce jour-là ,
était en conjonction à peu près sur la
même ligne de Vénus et du soleil. Oui,
tous les ressorts de la nature étant alors
en jeu , c'est là l'époque où il faut plan-
ter , semer , traiter une question , ima-
giner des systèmes , livrer des batailles,
faire des lois , des vers et des enfans ,
oui, des enfans, si l'on veut qu'ils soient
spirituels. Ah ! si les époux , dans une
cité située avantageusement pour rece-
voir de la première main les émanations
de la lune , voulaient réserver pour un
jour aussi favorable , les témoignages
de leur tendre affection , on y verrait
Z-lâ LE CAUSEUR.
naître chaque année une foule de petits
prodiiijes qui , semblables à l'aiglon à ^
peine ëclos et diri<:çeant son vol vers le
soleil , iraient , presqu'au sortir de la
jacquette , droit à Timmoi lalité , en
remplissant l'univers savant de charades,
de lo'Jioî-iriplies , dénigmes , de quatrains
et de petits couplets délicieux.
Si quelqu'un trouvait des objections à
faire contrelf'S choses siimportantesponr
la perfecti])ililé humaine qu'on vient
de lire , je le prie de remarquer que la
hme , en ce moment , e'tant en opposi-
tion , est peut-être favorable aux cri-
tiques qui , en j^énéral , travaillent sans
idées , ne s'occupent que de mots ^
mais que pour les savans , les poètes ,
les artistes , obUii;e's d'avoir des pense'es,
d'imaginer, enfin de produire , ils ne
le peuvent qu'autant que cette planète
est en conjonction.
Lunophile;
ï. E CAUSEUR. 329
IDÉOLOGIE , ARCHÉOLOGIE ,
GÉOLOGIE.
De toutes les sciences modernes qui
servent de base à des systèmes, celles
qui sont le plus à la mode sont : l'I-
déologie , V Archéologie, et la Géologie.
Ces trois mots , tire's du grec , ne se
trouvent pas dans le Dictionnaire de
l'Académie • la re'volution les a fait
naître, et ils ont été' plus souvent impri-
més dans les journaux que dans aucun
vocabulaire consacré par l'usage.
JJIdéologie est la science des idées ;
l'idéologue suit à la piste nos sensa-
tions ; il décompose la pensée, et ana-
lise Tame quand il lui fait Thonneur de
croire à son existence ; moins on com-
prend ce qu'il dit , plus il est admirable ,
et vous le voyez descendre dans un fau-
tueil académique en tombant des es-
paces imaginaires.
Ô30 LE CAUSEUR.
L'Archéologie est la science des an-
tiques ; les momies^ les pierres gravées,
les tombes , les inscriptions, les liiero-
gljplics , les monumens qui existaient
avant le déluge, sont du ressort de
\ Archéologue ; il remonte le fleuve du
temps -j plus les peuples sont vieux, plus
il trouve le moyen d'être neuf.
Le Géologue est plus savant encore ;
il consulte les vents , les marées , les
courans , les angles , les triangles ; il
ramasse les cailloux , et il est bien con-
vaincu que les coquilles lui apprennent
l'antiquité du monde j la chose la plus
simple , la découverte la moins cu-
rieuse, le mènent souvent à des induc-
tions qu'il donne pour des preuves.
C'est ainsi qu'un fameux géologue ,
IM. Fortia d'Urban , a fait onze volumes
pour prouver que le globe a onze mille
ans, et un de ses argumcns victorieux,
c'est que les sclials des Indes étai( nt
déjà en vogue quand les Grecs étaient
au. berceau. 11 est bien peu de lecteurs
qui aient songé à ce calcul vraiment
L E V.A. U -S E V R. 55 I
original , et aucune élëf^ante n'a jamais
pensé qu'en achetant un cachemire ,
elle allait porter sur ses e'paules Tacle
de naissance du monde.
Quel est le re'sultat de tous ces rêves
ambitieux? L'incertitude. L'idéologue
croit rendre compte de nos ide'es en
alambiquant les siennes ; l'archéolo-
gue fait des méprises hiéroglyphiques ;
le géologue, qui n'arque les montagnes
dans la tête , se perd dans la chrono-
logie terrestre; et ce qu'on peut faire
de mieux, au sujet de tous ces sys-
tèmes , c'est de ne pas s'en occuper ,
et de laisser le monde et la nature sui-
vre leur train ordinaire.
Guillaume l'Insouciant.
>v
552 LE CAUSEUR.
VVVvVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVv\'V''V\iVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVV\*V\%V%V^
LA VILLAGEOISE A L'INSTITUT
ET
L'ANE PERDU.
Or vous saurez Messieurs , et Mesda-
mes, que je m'appelle Marguerite-Dcs-
prez , jardinière-fleuriste à Fontenay-
aux-Roses, honnête femme, s'il en fut
jamais , pourtant pas assez fine pour pré-
voir tous les tours qu'on peut jouer à
Paris. Revenant donc, il y a quelques
semaines , de vendre mes fleurs au
marché, et passant devant la fontaine
des Quatre-jNations, je m'y étais arrêtée
pour abreuver mon âne ,• mais les grands
lions verts qui jettent l'eau parla gueule,
firent tant de peur à la maudite béte ,
qu'elle ne voulut jamais approcher. En
même temps, il y avait une multitude de
personnes qui se morfondaient à la porte
de réylisr en attendant qu'on vînt leur
LE CAUSEUR. 335
ouvrir. Je demandai ce que c'était,- on
me répondit qu'il allait y avoir une
séance publique à l'institut. Comme je
n'en avais jamais vue, et que je suis
tout aussi curieuse qu'une dame de la
ville, je suivis la foule. Chaque personne
présentait un billet d'entrée,- je tirai
ma bourse pour en prendre un au bu-
reau.
— On n'entre point ici pour de l'ar-
gent.
— Tant mieux, je ne serai pas fâchée
d^ entrer gratis.
— ISi gja/is , cela n'est pas possible.
Un Monsieur qui me voyait dans l'em-
barras , et qui avait deux billets , eut
l'honnêteté de m'en offrir un , et j'allai
prendre place. On ouvre la séance. Da-
bord on prononce un discours qu'on
applaudit avec fracas; j'en fais de même
quoique je n'y comprenne rien.
J'entendais dire autour de moi que
ce discours était très-bien fleuri et que
l'auteur y avait semé les plus belles
fleurs de la rhétorique. Un autre vint
534 1-E CAUSEUR.
annoncer qu'il allait jeter des fleurs sur
le tombeau d'un de ses conlières. J'eus
beau regarder de tous côte's , je ne vis
ni fleurs ni tombeau.
Enfin j'entends le bruit des violons-
je crus qu'on allait danser, mais on ne
lit que chanter. J'avoue que la musique
de l'institut , qui m'avait d'aboi^d paru
un peu embrouillée , vaut mieux que
celle de notre paroisse où il n'j a qu'un
lutrin. J'en comptai là plus de cinquante,
et les femmes y chantaient pèle mêle
avec les hommes , ce qui ne s'est jamais
vu chez nous.
Quant tout fut dit, j'allai pour re-
prendre mon âne que j'avais laissé sur la
place : miséricorde ! mon âne n'y était
plus. Je cours bien vite chez le portier
de l'institut et je lui demande si mon
âne ne serait point entré dans la coui-.
Il me répond fièrement qu'il n'est pas
d'usage qu'il en passe par cette porte là.
Un jeune homme qui était présent , se
mil à sourire d'un air malin , ce qui me
fit croire que ce portier ne m'avait pas
LE CAUSEUR. 335
repondu la vérité , et que plus d'un
âne s'était glissé où il prétendait qu'il
n'en passait pas.
Enfin ^ après avoir inutilement clier-
clié dans tout le quartier , je prends le
parti de m'en retourner sans mon com-
pagnon de voyage. Je vous laisse à pen-
ser si mon mari m'a grondée et battue
pour m'apprendre à cueillir des fleurs
de rhétorique , au lieu de venir soigner
les siennes.
On dit qu'il y a à Paris un journal ,
où l'on affiche réguUèrement ce qu'on a
perdu , et rarement ce qu'on a trouvé •
je vais faire afficher mon âne. Il est aisé
à reconnaître : quoiqu'il soit sujet à
changer de couleur , le plus souvent il
est gris. Il est dans l'usage de se faire
entendre le matin , seulement une fois
ou deux par semaine ; de plus il rue et
mord , il faut s'en méfier. Comme il a
grand appétit, je prie en attendant qu'il
- me soit rendu , ceux ou celles qui l'au-
raient trouvé^ de ne pas lui épargner
les chardons , et surtout de l'étriller
S56 L E ' C À U s E U R.
comme il faut. JJ y aura récompense
honnête.
Marguerite DESPRÉS.
^^^fVVVVVVVVVVVVVVVV'VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVvVVVVVVVl vvv vvvv\%^*vw
LE NÉOLOGISME.
On peut attribuer la dégradation de
l'idiorae irançais au néologisme hardi et
au subtil synonjmisme. Tous les esprits
sains qui s'en tiennent à la langue de
Boileau et de Racine , sont de cet avis.
Les idéologues , ont rendu cette dégra-^"
dationplus complète , en nous commu-
niquant la manie luneste et ridicule de
vouloir fixer irrévocablement l'idée atta-
chée à chaque mot : ce qui malheureu-
sement n'est pas une chose fiacile ; car
pour fixer cette idée , il faut employer
des mots , et des mots dont Tidée soit
déjà fixée. Qu'arrive-t-il ? à force de
subtiliser, on décompose jusqu'à l'ato-
me j on tourne saus cesse dans le cer-
cle vicieux, et la tête tourne si bien
LE CAUSEUR. 007
qu'on ne sait plus ce qu'on dit. Lisez,
si vous le pouvez , tous les métaphysi-
ciens qui ont écrit depuis Locke , et
vous vous convaincrez qu'il n'y en a pas
un seul qui n'ait des définitions, qui
n'ait une langue particulière et qui ne
soit propre qu'à lui seul j et si vous le
perdez de vue un seul instant, si quel-
que proposition intermédiaire vous
échappe , il n'y a plus moyen d'y rien
comprendre. Il vous dira que c'est votre
faute , qu'il fallait le suivre , ne pas per-
dre le 111 de ses idées , etc. ,• et moi je dis
qu'il vaut mieux ne pas le lire , si l'on
veut conserver sa tête saine, et ne pas
aller aux Petites-Maisons.
Voici comment un homme d'esprit
s'exprimait à ce sujet il y a plus de cin-
quante ans. (et nous avons fait bien du
chemin depuis. )
« La nouvelle philosophie nous pro-
mettait , en définissant tous les termes ,
de prévenir toutes disputes de mots • mais
c'est guérir une migraine périodique par
un mal de tête habituel , puisqu en
I. i5
558 LE CAUSEUR.
/nullipliant les mots dans les définitions,
on multiplie nc'cessairement les dis-
putes.
Cette manie de définir toutes les mo-
difications de l'entendement humain
comme les ide'olof^ues , et le sens moral
de chaque mot, comme les sjnony mistes,
me paraît donc plutôt un jeu et un al^us
du bel esprit , qu'une occupation du bon
esprit. En termes décemment philoso-
phiques , on appelle cela Logomachies ,
et en termes familiers et vulijaires , ga-
Umnihlas.
^ oilà de ces choses que l'on ne peut
trop répéter aux jeunes gens qui veulent
se former le i^^oùt : qu'ils se persuadent
bien que la manie des synonymes et de
l'idéologie , ne tend qu'à rendre inintelli-
gibles ceux qui en sont possédés ; qu'elle
finira par dénaturer la la nujue française,
et que pour écrire cette langue pure-
ment , avec élégance , et surtout avec
clarté , les meilleurs modèles à imiter
serojit toujours Boileau , Racine, Pascal,
Massiiloy ^ Dossuet et La Bruyère.
LE CADSliC il. 55r)
^^*^vv\vv^\*\alVvvv\\vv\\^vv\'\AA/v\^lVV\vv*'vv\'VVH'Vv\'V^'Vv\/vv^'Vv^lVvvvv^'\.v^
LE FILS DE J.-J. ROUSSEAU.
Tout le monde sait que J. J. Rous-
seau , détermine par les liizarres rai-
sonueniens qu'il a rapportés dans ses
Confessions, Ht exposer à la porte d'un
asile de la pitié' les enfans ne's de son
mariage. On trouva avec deux de ces
enl'ans des cartes hie'roglyphiques^ des-
tinées à faciliter les moyens de les re-
connaître-
La destinée d'un de ces infortunés
a été récemment éclaircie.
M. Anson^ colon trcs-riclie, établi
aux Indes Occidentales^ ayant perdu
sa famille par les ravages d'une épi-
démie, vint s'établir en France pour
échapper à de tristes souvenirs. Dans
un voyage qu'il fit à Paris , il eut oc-
casion de visiter l'hospice des Enfans-
Trouvés. Un d'entr<; eux^ âgé de dix
540 LE CAUSEUR.
OU onze ans, était d'une figure qui le
frappa ; ce mouvement d'inte'rct fut
même si vif, que M. Anson témoigna
le désir d'avoir cet enfant près de lui •
et , après avoir rempli les formalités
d'usage , il lui fut permis de l'emmener.
On lui remit en même temps une carte
chargée de caractères inconnus, tiou-
vée dans le berceau lors de l'expo-
sition.
L'enfant, à qui M. Anson donna le
nom de Germain, fut placé par lui
dans une pension. Jl était parvenu à sa
dix-lmitième année , lorsque son bien-
faiteur se rendit dans cette maison pour
l'en retirer. Frappé des charmes de
Thérèse, nièce de l'instituteur, M. An-
son en devint subitement épris, et déjà
il était déterminé à lui donner sa main ,
lorsqu'il apprit, avec autant de sur-
prise que de douleur, l'amour de Ger-
main pour la jeune personne.
Ne se sentant pas le courage de sa-
crifier son bonheur à celui de son fils
adoptif^ et persuadé que l'absence gtvé-
LE CAUSEUR. 54l
rirait facilement Germain , M. Anson
lui ordonna de voyager, li obéit , par-
courut diverses contrées , et , revenant
enfin en France , il eut la curiosité ,
alors assez générale , de visiter Er-
menonville , où Jean Jacques s'était
retiré depuis quelque temps*
En parcourant les bois où Rousseau
allait souvent herboriser, Germain perd
son porte-feuille • Rousseau le trouve ;
et , l'ayant ouvert pour y chercher
quelque indication , quel fut son éton-
nement d'y voir cette carte hiérogly-
fique tracée de sa main , et attachée au
bras de lun desescnians ! Dans ce mo-
ment, Germain revenait sur ses pas pour
réclamer son porte-feuille. Jean-Jacques
le considère un moment, puis hi ser-
rant avec force contre sa poitrine :
« Jeune homme , lui dit-il , tu vois en
(( moi le plus coupable des hommes ;
K mais le coupable est ton père. Si tu
(( te sens le courage de lui pardonner ,
(( reviens ici demain à la même heure. »
Germain fut exact au rendez-vous
ù^2 LECÂ-rSE un.
le lendemam; mais Rousseau n'e'tail plus,
il venait d'expirer. Cette scène touchante
lui avait cause une impression trop
forte et trop cruelle.
La plus noire mélancolie s'empara
de Germain. Au lieu de se rendre près
de M. Anson , il reprit, pendant plu-
sieurs anne'es,le cours de ses voyai^es ;
et loisqu'enfin il fut rappelé' à Paris ,
la prcmirre chose qu'il apprit dans
cette capitale , fut que Tîie'rèse , tou-
jours si chère à son cœur, était, depuis
long-temps , lYpouse de M. Anson.
Dans l'excès de son désespoir, il re-
tourna à Ermenonville , et se brûla la
cervelle sur le tombeau de son père , le
5 juin T791. Cet événement tra.'j;ique
fit, à cette époque, le sujet de toutes les
conversations , quoique personne n'eu
connut la \*^ii table cause. Mais, comme
il arrive assez souvent, on se plut à en-
tourer ce fait de circonstances roma-
nesques.
C'est à V. T.-J. Gunther que nous
devons la connaissance de cette intéj es-
LE CAUSEUR. 54^
santé anecdote. Tous les renscignemcns
qui peuvent la constater sont entre ses
niains , et il en a instruit !<; public, en
juillet i8i5, par une notice insérée
dans le journal du département de la
Roër.
On avait vu, quelques jours aupara-
vant, ce jeune homme errer autour d»
l'île des Peupliers, en poussant de pro-
fonds soupirs , et fondre en larmes en
prononçant le nom de Rousseau. Mais
il garda son secret ; et la lettre même
adressée à M. deGerardin, qu'on trouva
sur lui, ne fait nullement soupçonner
qu'il soit réellement le fds de ce grand
homme. Seulement on y retrouve un
autre Rousseau, par la misantropie , le
dégoût de ]a société , l'amour de la so-
litude cl l'excès de la sensibilité. Voici
cette lettre :
Le 2 juin 1 79^.
i< Monsieur,
« Il est impossible devons dire tout-à-
fait le siijet lie ma mort. Je ne le sais pa*,
344 LE CAUSE LR,
et je suis dans un e'tat trop violent, pour
être précis et supporter la méditation.
Ainsi doue, je vous supplie, au nom de
ce qui est le plus cher à votre cœur, de
me faire enterrer sous quelque épais
feuillage, dans un de vos admirables
jardins.... Gardez-vous bien de croire.
Monsieur, que le motif qui m'a porté à
cet altenlat, soit le vol, le bripjandage ,•
de pareilles actions furent de tout temps
détestées de mon cœur, et n'entrèrent
jamais dans mes principes.... On trou-
vera cette mallieuieuse victime de l'a-
mour et d'une extrême sensibilité aux
environs de cette île chérie des âmes
sensiljles , où repose le célèbre Rous-
seau , lieu charmant qui convient si
bien à son caractère et à ses goiVs ,
qu'il avait clioisi pour déposer ses dé-
pouilles mortelles Toute personne
sensée trouvera que c'est avilir la mé-
moire de ce grand homme et fouler aux
pieds ses brillans écrits , que de le trans-
porter parmi un monde corrompu qii'il
a de tout temps si justement détesté.
LE C A U S E rj ft. o/yB
Je suis d'une famille obscure, je ne
sais rien, je ne lus rien que trompé et
trahi de toutes parts. Devenu niisan-
tropc depuis fort long- temps, j'étais
comme un fou qui boude contre le
genre humain , sans cependant cesser
d'être bon dans le fond de l'ame , et
d'observer les règles des honnêtes bien-
séances ; j'ose dire même , à haute voix,
m'être toujours conduit parmi les hom-
mes suivant les conseils de l'honneur.
Je n'étais d'aucun pajs • toutes les na-
tions m'étaient indifférentes , j'errais en
vrai cosmopolite sur ce vaste univers....
Partout où je voyois la belle nature ,
des bois, des coteaux, de belles prai-
ries, je me trouvais .chez moi, parmi
mes amis Vous demanderez peut-
être de quelle religion j'étais? j'es-
time le but de toutes, mais d'une ma-
nière différente de celle des hommes.
Le Dieu de mon cœur est celui d'un
honnête homme qui sait penser, d'un
homme qui, en voyant le grand prin-
cipe de la nature, y reconnaît avec
15"^
546 L i; C A II s E U K -
transport le pcre des âmes-, le cre'ateur
des corps célestes ; il voit partout soî>
Dieu dans ces étonna tites merveilles ,
qui confondent et suipasseat toutes nos
pensées.
(( Voilà , Monsieur, raa profession de
foi , à laquelle on ne m'a Jamais vu dé-'
roger. Elle lut qr^vée dans mon cœur
par une cause pins edicace et plus puis-
sante que celle des hommes. Aussi l'au-
torité des écrits mensont^ers , ni celle
des opinions, n'ébranlèrent jamais ces
principes.
« Je vous prie , Monsieur , ne refuser
pas une sépulture aux lieux que vous
demande un niallieureux qui , peut-être,
n'auraitpas (té incligne de votre grand
cœur, s'ilavaiteu l'honneur d'être connu
de vous,- je vous prie, surtout, que mort
corps ne soit point enterré dans un ci-
metière.
Je d('sire ardemment être en-
terré par deux bons vieillards qui me
plaignent sans me mépriser, et à qui je •
I. E c at:£ e r n. ;^47
rionnc nicspaiivres vetemeiis, et cVavoir
pour cercueil deux mise'rables planches
conformes à ina destinée.
« Je ne veux point vous tromper,Mon-
sieur , n'ordonnez aucune de'pense , car
vous nen seriez jamais remboursé ^ d'au-
tant que je n'ai point de fortune sur la
terre, sansparens quelconque, et même
sans amis.
« Adieu, Monsieur, je meurs le cœur
rempli de vous et de vos bienfaits ,
avec la vive persuasion que vous m'ac-
corderez la première et dernière grâce
que je vous demande , qui est un devoir
sacre' que le ciel et votre cœur vous
imposent.
(( Je vais parcourir le grand espace!...
et bientôt savoir la cause qui fait que
j'étais né sensible Ah! qu'il est
malheureux l'homme sensible !
« (Ainsi signe) 5 S ,. L. S..R*******.(t^
(i) Cette signature suffirait pour lever touô
les doutes; car les signes.bie'roglyphiquesqui
548 L E C A U s E U K.
« P. S. Trouvez bon, Monsieur, que
j'aie la délicatesse de laisser ii^'norer mon
nom. Je suis homme : ce titre seulsulfit
à un galant homme pour faire une
bonne action. Daignez croire que vous
n'aurez pas obligé un ingrat, si toute-
fois cependant il était possible à l'homme
d'être reconnaissant après sa mort
« Ne me jugez pas trop sévèrement.
Croyez que riionnctehomme se trouve
quelquefois dans des circonstances oii
la vie n'est qu'un véritable fardeau qui
le rend à charge à lui-même. Quand il
est assez sage pour n'en point imposer
à ses propres lumières, il voit les choses
nues telles qu'elles sont, sans les cou-
vrir du voile trompeur de Tillusion ,
qui toujours flatte de vaines espérances,
abuse le sot qui s'y livre et le couvre de
la précèdent peuvent être regardés comme
ceux que Rousseau attacha au bras de son
fds , et le nombre de points placés après
l'initiale est égal au nombre de h-ttres qui
composent le nom de Rousseau.
L E C A U s E U R. ^ iQ
Iionte^ ce qui le rend abject à lui-même....
Enfiii^plus jerc'fle'cliis sur les diiïerentcs
causes des mallicurs qui m'accablent ,
plus je vois que la nature ne m'avait
pas orj,^anis('pour vivre plus long-temps
parmi les hommes, et supporter leurs
brigandages...,. Ah ! qu'il est difficile
a un honnête homme de se frayer un
chemin aisé pour vivre heureux avec
ses semblables , et d'être à la fois con-
tent d'eux et de lui-même !
(( Je suis dans un ëtat si affreux qu'il
m'est impossible d'achever cette lettre....
Hier , j'en ai écrit plusieurs ( i ) , mais
aujourd'hui je ne saurais écrire un mot
dans l'ordre nécessaire^ ni classer mes
idées de manière à supporter la lecture.
(( C'est un amour malheureux , la mé-
lancolie, le goût des rêveries et ma sen-
(i) 5! écrivait sans doute à son amie qui
vint deux jours après.
;>,.o LE c A ij S r: t; n.
sibilité qui m'ont perdu ! C'3st un
otat trop actif pour l'iiomme ; il n'y ré-
siste pas long-temps »
Sur îe dos de la lettre étaient écrites
ces lignes ;
((Je prie, au nom cl u ciel , tous cer.x à
qui cette lettre tombera entre les mains^
de la faire passer, le plutôt possible , à
M. de Ge'rar(_{iu à qui je l'adresse.
(( Estimablesliabitansdclacauipa^j^ne,
ne portez aucun mauvais jugement sur
personne pour ce téméraire attentat,...
C'est moi- même , que vous voyez étendu
à vos pieds, qui suis le seul coupable
de ce grand crime.
(( Hommes iiifnorans età prétentions !
écartez-vous de ce spectacle- ce n'est
pas à vous que je m'adresse , cestà un
sage y qui connaît les passions des hom-
mes et les dilférentes dispositions du
cœur humain. C'est ce t^rand homme;,
s'il se trouve, que je prie , avec la pins
vive instance , d'empêcher que mon
corps soit enterré avautqne?*!. Gérardin
ait pris lecture de cette lettre, qui con-
L E (. A u S E U i{. rot
tient les éclaircisscmcns nécessaires pour
en régler la destinée. »
Dans l'endroit le plus triste et le plus
sauvai^e de la foret d'ErBienon ville ^
M. Gérardin a élevé à ce jeune homme
un tombeau triangulaire. On y lit cette
ihsciiption :
4 juin 1 791.
Hélas ! pauvre inconnu , si lu lîns fie l'a mour
Une obscure naissance el la noble ficjure ,
Devais-lu dans ces lieux outrager la nature,
Comme nn autre Werther, en t'y privant du jour!
Deux jours après cette catastroplie ^
deux jeunes femmes s'étaient rendues à
Vlsle des Peiip/iers. La plus jeune pa-
raissait vivement affectée sur le sort de
l'infortuné. El/e baisa avec transport
sa main morne et livide, tandis que
rautrc coupa une portion de ses chcçeiix.
Elles se retirèrent ensuite sans se faire
connaître.
En 1 802 , une de ces femmes revint
à Ermenonville ;, s'arrcta près du toiia-
352 LE CAUSEUR.
beau, et y déposa le quatrain suivant :
Loin que mes justes pleurs tarissent ,
Le temps ajoute à ma douleur;
Et plus les cendres reHoidissent,
Plus je sens consumer mon cœur!
L'antithèse et le jeu de mots que l'on
remarque dans la dernière moitié de ce
quatrain , annoncent plutôt une préten-
tion maniértîe à l'esprit , qu'un senti-
ment de douleur bien profond. Ce lan-
gage est loin d'être celui du cœur.
On peut donc se permettre de douter
que la jeune dame en question ait été
l'auteur de pareils vers. Si l'on considère
que cesi M. Fa^oUe qui les a publiés
dans le Journal des Arts du 20 juillet
i8i3 j on sera bien tenté de lui attribuer
l'honneur de les avoir composés, car ils
sont du même stjle que ceux qu'il est
dans l'usage de faire.
LE C AU S E T' R. 355
VWVWV\>V\/\\Ai\VWWVVVVVWWVWVWVVWVVV WVWWW'VWVWWVWWWWV
LA POLIÏICOMANIE.
LETIRE D'ARISTE A EUGÈNE.
J'ai fait, mon cher ami, bien des
voyages depuis notre séparation,- j'ai
cherché le bonheur loin de ma patrie ,
et je n'ai trouvé sur le sol étranger, que
des dégoûts qui m'ont guéri de l'envie
de continuer mes courses.
J'avais aussi comme un grand nombre
de mes compatriotes, la manie de me
plaindre et surtout celle de fronder^ na-
turellement ami de la concorde et doué
d'un caractère conciliant , un travers
si déplorable s'était tellement emparé de
moi, que, sans y penser, j'encourageais la
malveillance en critiquant sans cesse la
marclie du gouvernement et la conduite
des ministres. A peine sorti des bancs de
l'école, je prétendais régenter le mo-
narque et lui prescrire les systèmes
554 T^ E C A. u s F u r..
d'adininistralion qu'il devait adopter.
Quoique je ne me Tusse jamriis livré à
aucune des études par lesquelles on
devient homme d'e'tat , j'avais la ridi-
cule présomption de croire que le salut
de la France étuit attaché à Texécution
de mes plans.
Ainsi , me nourrissant l'imagination
d'illusions et de projets chiméti({ues , les
absurdités que ma raison repoussait ,
prirent à mes yeux le caractère de véri-
tés démontrées ; l'esprit de parti me
les fit débiter avec la chaleur d'un éner-
gumène • ma démence fut telle que je
me trouvai (ce que je n'aurais jamais
cru si on me l'eût prédit ) l'apôtre da
fanatisme , et je m'instituai le champion
de ces charlatans hypocrites qui font
depuis si lonij-temps métier d'abuser de
la crédulité des peuples. Mais les gens
raisonnables me regardèrent en pitié , et
je ne rencontrai d'approbateurs que par-
mi cette classe de vieux imlîécilles .1
parchemins , dont les lun)ières ne s'('--
tondciit pas plus loin que cri les qui
L F t; A L 5 K ' R. 55D
flans le treizième siècle, éuient étouffées
par d'épaisses ténèbres aussitôt qu'elle*
se montraient.
A Dieu ne plaise que je veuille atta-
quer ces doyens de la valeur française
qui , du temps de nos pères , consacrè-
rent toute leur existence au service tlu
Roi et de la patrie ! Ceux-là ne sont
jamais en opposition avec le vœu natio-
nal , ils ne regrettent aucun sacrifi^'^e
lorsqu'il s'agit de l'affermissement delà
monarchie constitutionnelle. Je n'en-
tends parler ici que de ces stupides
oisifs dont tout le mérite consiste h
n'avoir pris part à rien et qui ont végét("
dans une continuelle nidlité pendant
nos vingt -cinq années d'horreurs et de
crimes , de gloire et de désastres. Ils ne
révent qu'aux moyens de supplanter les
hommes habiles expérimentés et labo-
rieux , dont le zèle et l'amour pour le
Monarque légitime sont plus sincères ,
plus dignes de confiance que la préten-
due fidélité tant vantée de ceux qui par
l'aveugle exagération de leunnéconteii-
356 LE CAUSEUR.
tementj sesoiitfait donner la qualifica-
tion à'UIfra-Royaflstes.
Dans le désappointement où les jette
le peu de succès de leurs vives sollicita-
tions , ces derniers n'ouvrent la bouclie
que pour censurer les principes et la
gouvernement du Monarque le plus sage,
qu'ils ont appelé de leurs vœux comvne
tous les bons Français • ils lui font un
crime de cette modération qui a sauvé
la France^ de la libéralité de ses vues,
noble garantie du bonheur de nos ne-
veux-leur dévouement, qu'ils ne cessent
de préconiser eux-mêmes , comme s'ils
étaient les seuls Français dévoués , n'est
que le masque trompeur de l'anibition
et de l'intérêt personnel.... Voilà ce
qu'il faut répéter , aOn que l'on sache à
quoi s'en tenir sur les déclamations de
ces grotesques personnages. Mais en
même temps nous devons encourager,
récompenser la véritable loyauté des
citoyens qui ont traversé le cours des
i^évolutions avec des intentions toujours
droites , et qui , mi'.'ux instruits sur ce
t E CAUSEUR. 557
qui concerne la prospe'rile'dc la France,
ifaspirent qu'avoir fleurir la tige des lis.
Maintenant que mon sanj^est raiiaîchi,
que mon imagitiation s'est calme'e , et
que je suis revenu de mes erreurs , mon
cher Eugène, je demande à quoi peu-
vent aboutir les ide'es d'ambition que
ces inutiles machines ont conçues ?
Quelques Jansénistes en fait d'opi-
nions politiques, ont supposé chre'tienne-
ment à leurs adversaires des sentimens
et des systèmes qui tendraient à amener
de nouvelles révolutions, non-seulement
en France ^ mais dans toute l'Europe.
Cependant les hommes qu'ils outragent
si gratuitement ont acquis la conviction
quelale'gitimite'est le principe qui sauve
les états des projets d'envahissement et
de conquêtes. Il est possible que , dans
lasciencedes Richelieu et des Mazarin,
les diplomates et les publicistes adop-
tent des nuances diverses; mais, lors-
qu'ils sont de bonne foi , ils se trouvent
d'accord sur un point : c'est que le dé-
vouement au Roi et à son auguste famille
55^> 1. K C A U s E U il.
maiclie avant les tiicories,- il n'est pris
un Français qui ne soil intéressé ai
maintien des Bourbons sur le trône, et
uni n'éprouve un saisissement de frayeur
à la seule idée des calamités alFrcuses
que la chute des monarchies légitimes
entraine après elle. La nation entière
sait que son repos et sa prospérité sont
cssentielleuient liés au contrat de cœur
qui nous unit aux descendans du plus
vaillant des souverains. Errare huma-
num est. Si je me trompe sur d'autres
points, je ne suis pas le seul^ j'ai de
nombreux confrères ; cela me console
des boutades de messieurs les Jansé-
nistes politiques.
(( Les hommes que vous traitez si
mal , me dit un personnaj^e long et sec,
attaché à une antique rouillarde,auraient
seuls le talent d(î sauver laFrance. Qu'on
les mette à la place de ces menaçantes
moustaches qui sont, dites-vous, l'iion-
neur du nom français , vous verrez
comme tout ira Ijien ! fussent- ils })or-
gncs , boiteux , bancales , ou culs-de-
LE CAUSEUR. 55g
jatte, octogénaires et même centenaires,
qu'on les voye à la tète des r('i;iniens et
d(; l'armée , voii« aurez des troupes in-
vincibles. La plupart d'entre euxn'oiit-
ils pas donné jadis d'innombrables
preuves de valeur aux cliamps de la
tjloire? Si la confiance absolue qu'il est
urgent de leur accorder n'a pas le don
de plaire aux libéraux , le royaume n'a-
t-il pas des cachots oii l'on peut les cla-
quemurer pour leur apprendre à vouloir
des chartes constitutionnelles ? Que l'on
remette en vigueur l'expéditive mesure
des lettres de cachet, et qu'on ne les
épargne pas aux admirateurs des Vol-
taire, des Rousseau, des d'Alembertct
autres barbouilleurs de cette trempe.
Avec de tels remèdes, vous aurez la
tranquillité , et si , contre mon attente ,
un des nôtres se laissait influencer par
les principes de ces ennemis de Dieu et
des hommes , rétablissez yP7'^j>^Q la disci-
pline de M. de Saint-Germain, et je
vous garantis un plein, succès. »
Ainsi raisonnait ce matamore étique.
ÙCO L K f: A u s E u n.
Je (us ciuioiiX (le connaître les hauts
faits d'un lionune qui, portanl le nom de
iVançais , osait pEoposer de traiter des
français comme des elievaux. Il ne se fit
pas prier pour me dire qu'il avait eu jadis
un brevet d'oiïicier, et qu'il comptait
plusieurs campagnes. Or^ ces campa-
^^lU'S se réduisent aux coups de vent qui
menacèrent d'engloutir son vaisseau
lorsqu'il s'embarqua , débarqua et se
rembarqua à cbacune des catastrophes
qui plongèrent la France dans le detiil.
Comme tu te serais amusé , mon cher
Eugène , du ton pathétique avec lequel
ce nouvel Uljsse racontait son arrivée au
port, après avoir été long-temps battu
par la tempête • enfin , parvenu sain et
sauf à Calais, il y prit la diligence pour
se rendre à Paris , et n'j fut pas plutôt
qu'il se mit sur les rangs des solliciteurs.
JNJaintesfois il vint frapper à la porte du
ministre de la guerre ; mais , hélas !
vainement il fit Ténumération des coups
de vent qui avait nt mis ses jours en
danger , il ne put émouvoir la sensi-
LE C A U S F. U R. 5Gl
bilit'J (lu miiiislre ! Depuis cette me'sa-^
venture , il est démontré à ce brave
homme que tout va mal , et que ce sont
les Jacobins qui gouvernent la France.
Tels sont les sentimens qui animent
les honnêtes jijens que l'on nomme Ultra ;
tels sont les titres que la plupart d'entre
eux l'ont valoir. Ils s'honorent de la qua«
lification qu'on leur donne , et cepen-
dant elle ne signifie autre chose que
passer outre le bon sens. Ils prétendent
que des services passés^ et même que la
seule intention que l'on a eue d'en rendre,
valent mieux que des services actuels .
et quoique valétudinaires et se réveil-
lant seulement d'un sommeil de vingt-
cinq ans de durée , ils soutiennent qu'on
doit les préférer aux hommes exercés ,
dans la force de l'âge , et qui n'ont cessé
de faire preuve de talens ,de zèle et d'é-
nergie. Ils aiment la rojauté^ mais ce
n'est qu'autant que le Roi se conformera
à la volonté de ceux de ses sujets qui
vont au-delà du but de sa politique.
Heureusement les Ultra ne comptent
I. 16
Z62 LE CAUSEUR.
des disciples et des partisans que dans
les rangs de ces individus dignes de
pitié' plutôt que de haine, qui, asservis
à de sots préjugés , ont acquis , par l'es-
pèce d'enfance dans laquelle ils sont
tombés , le droit de déraisonner.
Si l'on pouvait considérer sous un
autre point de vue ces caricatures po-
litiques, elles sembleraient trop cou-
pables • la qualification à^ Ultra dési-
gnerait alors une opposition manifeste
et ouverte au gouvernement du Koi,
lorsque ses pensées les plus chères ne
tendent qu'à anéantir toutes les factions,
et à couvrir du voile de l'oubli les folies
et les crimes de la révolution.
Je connais pourtant des citoyens fort
estimables qui , ne manquant ni d'es-
prit ni de bon sens , se sont crus
pourtant obligés d'afficher la manière
de s'exprimer de ces messieurs. Ceux-
là sont atteints de la maladie d'imagi-
nation dont j'ai été alTecté quchpjc
temps moi-même. Si vous discutez avec
eux , les bénignes expressions de Jaco-
LE CAUSEUR. 365
bins, de Scélérats, de Bonapartistes
et de Brigands , de Romains et de
Ministériels , s'élancent de leur bouche
avec la rapidité d'un torrent.... • et c'est
à la politicomanie que l'on a mise à la
mode^ que nous devons cette aliénation
mentale des plus honnêtes gens !
Ce funeste dérangement de la raison
atteint jusqu'aux femmes^ et l'emporte
souvent chez elles sur la coquetterie. Je
passe mes soirées chez madame de*** ,
femme de vingt-six ans, pleine de grâces,
d'esprit et de talens. Jusqu'au jour où
la polilicomanie s'empara de ses facultés
intellectuelles , elle avait réuni aux
vertus les plus pures une douceur angé-
lique , un esprit de modération qui la
faisait chérir de tous ceux qui la con-
naissaient. Tu ne pourrais t'imaginer,
mon cher Eugène , quel changement
s'est opéré en elle. Madame de***, na-
guères si bonne , a remplacé les entre-
tiens aimables où le cœur et l'esprit
avaient tant à gagner , par des discus-
sions sur des sujets arides qu'elle ne
364 T-E CAUSEUR.
comprend pas. Son ton est devenu Iran-
chant- les raisonnemens dans lesquels
son esprit s égare prennent la teinte
d'un orgueil insupportable ,- l'aigreur
déborde et devient impertinence à la
plus petite contradiction ; il ne faut
qu'un mot, qu'une sjllabe , qu'une
nuance, qu'un soupir , interpre'tés d'a-
près les conventions que font naître les
opinions qu'elle croit avoir , pour attirer
à son interlocuteur les reproches les
plus sanglans, les épithètes les plus
amères , les imprécations les plus anti-
chrétiennes. Sa figure charmante change
tout à coup, se contracte , devient rouge,
pâle, livide • enfin ses mouveme.ns con-
vulsifs oflVcnt les symptômes d'une vé-
ritable démence Ah ! combien une
jolie femme devient laide quand elle
s'avise de s'occuper de matières poli-
tiques !
J'ai proposé à mon adversaire féminin,
afin d'empêcher désormais dans sa mai-
son ces luttes affligeantes, de placer sur
la porte de son appartement, un écriteau
LE CAUSEUR. 365
Sur lequel on lirait ce vers de circons-
tance :
Faites ce que je dis, dilesce que je veux.
Je viens de te tracer , mon clière Eu-
f^ène , le portrait de nos Ultra niales et
l'eniclles , de ces politiques sans mandat
qui empoisonnent la source des senti-
niens les plus nobles et les plus hono-
rables. Voilà où conduit lo fanatisme
politique , aussi lunpste k riuimttuitd
q ue la Ihnalismi religieux 1 ! Fiai lux ! ! /
Aristi.
flN pu PREMÏER VQLUMg,
OOO TABLE.
VVVV\.VX/VVVVV\\VVVVVVVV\^\^VVVV\'\iVVVWVVVVVVVVVVVVV%VVVVVV^'VVV/V\AVVAV>
TABLE
DU PREMIER VOLUME.
Quelques mots au lecteur. . Pages /
Les Spectacles et le Commerce. Con-
versation entre M. l'abbé F.... , célèbre
prédicateur , et M. Guillaume, mar-
chand de nouveautés i
La première Silhouette , conte. . . . i^
Crédulité religieuse - . .28
Sainte lettre envoyée miraculeusement
par Notre-Seigneur Jésus-Christ. . 35
Adieux de MM. les habitans de Bor-
deaux, aux zélés, éloquens , autant
que desintéressés missionnaires, etc. 38
Observations sur ce qui précède. . . .4'
Intelligence des animaux /^G
Eloge de la Bêtise , prononcé dans une
société dite l'académie des Betes. , . 5S
A certains Nobles 79
L'Ormeau , ou le Sully des bords de la
Seine 85
Les Bégicides anglais et les Bégicides
français 91
Mémoire de milord Aukland , ambas-
sadeur britannique , et du comte de
T A. B L E. SCy
Slaremberg, envoyé extraordinaire de
l'Empereur , pre'sente' aux Etats-ge-
néraux Pages 9a
Ri'poiise de leurs hautes-puissances les
Etats-ge'neraux, etc 95
L'influence des mœurs sur les specta-
cles 98
Les Pièces-Anecdotes io5
La Parodie m
Les Familles comiques du the'àtre des
Variâtes 121X
Los Clercs de procureur au spectacle. . 127
L'Académie de la Bande noire. . . . i33
Tous les caractères sont-iis épuisés? . 187
L'Esprit de traits i4.5
Les Odeurs loi
Rapprochemens curieux faits en 1794. iSj
Le R. P. Mendoce et les Je'suites. . . i6a
Lettre d'un Je'suite nouvellement ar-
rive' en France 166
Achitophel 178
Lettres sur l'article d' Achitophel. . . 190 x.
La Sorcellerie des gens d'esprit. . . . 200
Les Trois siècles lilte'raires , vus de
profd 207
Les Heures 2i5
Les Romans 223
De'bats littéraires et Bas-Bretons. . . 227
568 TABLE.
L'Esprit d'analyse el son usage dans la
société. Pages 282
Le comte et le chevalier de Ri\ arol. . 238
Fiez- vous aux commentaires. . . . 24.8
Les Lectures de société a 58
L'Auteur de socie'te 2G3
L'Auteur pauvre; le pauvre Auteur. . 27G
Amour-propre d'auteur 282
L'Homme du monde et l'Homme de
lettres 28G
Les Exagerateurs dans les lettres et les
beaux-arts . 298
L'Eloquence pendant la re'volution. . .3o2
L'Auteur exhume 3o6
La Fabrication actuelle des livres. . . 3i2
L'Esprit court les rues 3i5
Le Savant lunatique. 822
Idéologie, archéologie, géologie. . . 829
La Villageoise à l'Institut et l'Ane
perdu 332
Le Néologisme 336
Le Fils de J. J. Rousseau 889
La Politicomanie. Lettre d'Ariste à
Eugène 353
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
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