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Full text of "Le Causeur : ambigu littéraire, critique, moral et philosophique"

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University  of  Ottawa 


http://www.arclnive.org/details/lecauseurambigu01dusa 


LE  CAUSEUR. 


TOME  I. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  D'HAUTEL, 

EUE    DE   LA    HABPE  ,    N°.    8o. 


LE  CAUSEUR. 

AMBIGU    LITTÉRAIRE, 

CRITIQUE,  MORAL  ET  PHILOSOPHIQUE, 

PAR  UNE  SOCIÉTÉ  DE  GENS  DE  LETTRES  ,  X 
ET  PUBLIÉ 

Par   J.    DUSAULCHOY. 


Liberiùs  si 

Djiero  qnid,  si  forte  jocosias  ,   hoc  mihi  jnris 

Cam  Teni  dabis 

Horace.   S.  4-  i'»    'o3- 


TOME   PREMIER. 


A    PARIS, 
Chez  FERRA  JEUNE,   LIBRAIRE, 

Rue  des  Grands-Aiigiistîns,  n°.  23» 


vvwwwvvvwvvwvwv 
1817. 


IWV\V%VV\\V\WW*WVW«.WVWVWWVVWXWVWVWW\VWVVWWVWVVVVV«| 


QUELQUES  MOTS  AU  LECTEUR. 


Si  ce  livre  ennuie ,  on  ne  pourra 
attribuer  ce  malheur  au  défaut  de 
variété. 

Le  lecteur  y  trouvera  de  la  lit- 
térature et  de  la  critique  ,  des  re- 
cherches savantes  et  des  traits 
malins,  des  morceaux  historiques 
et  biographiques  ;  des  fictions 
romanesques ,  des  peintures  de 
mœurs  et  de  la  gaité;  de  la  philo- 
sophie et  des  choses  extraordinai- 
rement  sentimentales. 

Voilà  de  quoi  contenter  tous 
les  goûts. 


Su 


r  ce  ,   nous   pouvons   nous. 
I.  a 


V 

dispenser  de  composer  une  pré- 
face :  elle  ne  rendrait  pas  l'ou- 
vrage meilleur;  le  lecteur  jugera*..*. 


LE  CAUSEUR. 


^iV\  'V1VXVVV\\VXA'V\A'\^  \\/\ 


LES    SPECTACLES 

ET 

LE    C  OMMERCE. 

Conversatioji  entre  M.  Vahbé  F. ....  ^ 
célèbî'C prédicateur,  et  M.  Guillaume , 
marchand  de  nouveautés, 

M.     GUILLAUME. 

1\1.  l'abbÉ;,  votre  réputation  m'avait 
inspiré  le  désir  d'assister  à  votre  dernier 
sermon.  Pour  mieux  vous  écouter,  je  me 
plaçai  au  beau  milieu  de  votre  auditoire. 
Bientôt  je  vous  entendis  appeler  toutes 
les  foudres  célestes  sur  la  tète  des  édi- 
teurs des  OEuvres  de  Voltaire  et  de 
J.-J.  Rousseau;  vous  tonnâtes  ensuite 
contre  les  spectacles,  d'une  manière 
effrayante  pour  les  personnes   qui  les 


2  L  E     C  A  U  S  E  V  Jî . 

sui-vent.  Voire  grand  courroux  contre 
les  deux  illustres  écrivains  que  je  viens 
de  nommer,  n'a  fait  qu'une  très-faible 
impression  sur  mon  esprit ,  attendu  que 
je  n'ai  f^uères  le  temps  de  les  lire,  et 
que  si  je  les  lisais,  je  crois  mes  prin- 
cipes assez  solides  pour  me  garantir  de 
l'inlluence  des  mauvais  conseils  qu'ils 
pourraient  me  donner ,  s'il  est  vrai  tou- 
tefois qu'ils  eu  donnent ,  car  il  me  re'- 
pugne  de  croire  que  des  hommes  que 
tout  le  monde  admire  ,  soient  capables 
de  clierclier  à  pervertir  un  honnête 
marchand. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  ce 
que  vous  avez  débité  concernant  les 
spectacles.  Depuis  ce  jour ,  je  suis  tour- 
menté de  doutes,  d'inquiétudes  et  pres- 
que de  remords.  Je  trouve  des  rap- 
ports si  frappans  entre  la  profession 
de  comédien  et  la  mienne,  que  je  crains 
que  mon  commerce ,  quoique  je  le  lasse, 
je  vous  assure,  avec  la  probité  la  plus 
scrupuleuse  ,  ne  soit  un  obstacle  à  nîon 
iîalut. 


L  E     C  AU  s  F.  U  R.  0 

M.    l'abbé    F 

IMon  cher  monsieur  ,  vous  ne  pouvez 
trop  détester  la  comédie  :  elle  e'tale  le 
faste,  la  magnificence  ,  la  vaine  gloire 
du  monde  ,  toutes  les  pompes  de  satan  ; 
elle  inspire  l'orgueil  ,  la  jalousie  ,  le 
goiit  dos  ajustemens^  elle  est  contraire 
à  l'humilité' ,  à  la  charité' ,  au  de'tache- 
ment  de  soi-même ,  à  l'amour  du  pro- 
chain. 

M.     GUILLAUME.     . 

Voilà  précisément  ce  qui  m'épou- 
vante, car  un  marchand  de  nouveautés 
me  paraît  être  dans  le  même  cas  que  les 
comédiens  et  les  partisans  des  specta- 
cles. Il  ne  désire  que  le  luxe  -,  ses  vues 
et  ses  projets  ne  tendent  qu'à  l'entre- 
tenir ,  qu'à  le  propager  ,  qu'à  exciter  , 
par  des  ressources  ingénieuses,  l'amour- 
propre  des  personnes  qui  rendent  à  la 
mode  une  espèce  de  culte,  et  que  la 
mode  apauvrit.  Je  crains  même  que 
mon  état  ne  soit  plus  dangereux  que 
celui  de  comédien.... 


LE    CAUSEUR. 

l'ab  b  é   F. . .  . 


Celte  idée  est  cliimérique  :  rien  sur 
la  terre  n'est  aussi  damna ble  que  la  co- 
médie ,  si  ce  n'est  la  lecture  de  Vol- 
taire et  de  Rousseau. 

M.      GUILLAUME. 

M.  l'abbé,  le  comédien  n'a  point  à 
se  reprocher  la  ruine  des  familles.  Le 
modique  prix  qu'il  en  coûte  pour  s'a- 
muser pendant  quatre  heures  dans  un 
spectacle ,  empêche  des  dépenses  con- 
sidérables qu'on  se  permettrait  pour 
satisfaire  d'autres  passions ,  et  prévient 
des  désordres  de  toute  espèce.  De  plus, 
les  comédies  sont  pleines  de  traits  con- 
tre les  glorieux  ,  les  hommes  fastueux  , 
les  dissipateurs,  les  petits-maîtres  et  les 
fats.  Un  marchand,  au  contraire,  doit 
souhaiter  que  chaque  homme  ressemble 
à  ces  personnages-là.  Que  de  maisons 
ruinées,  de  terres  en  décret,  de  familles 
dans  la  désolation,  parce  que  des  pères 
insensés  ont  voulu  fixer  l'attention  pu- 


L  E    C  ATJ  s  E  U  R.  f» 

bliqae  sur  eux  par  l'appareil  d'un  faste 
imposant^  parce  que  des  mères  iucon- 
sidére'es  ont  tout  sacrifié  au  désir  de 
plaire  et  d'effacer,  en  s'affieliant^des  ri- 
vales aussi  folles  qu'elles!  Victimes  d'une 
vanité  puérile  et  cruelle,  que  d'enfans 
élevés  dans  l'opulence,  ne  recueillent 
souvent  de  la  succession  de  leurs  parens 
que  la  misère  et  le  méprjs  qui  la  suit  ! 
Ces  m  ailleurs  ne  sont  pas  les  seuls  qu'on 
puisse  imputer  aux  marchands  de  nou- 
veautés :  la  vanité  indii^ente  devient 
Cuupable  dans  ses  ressources.  Un  jeune 
homme  qui  prétend  à  briller ,  ne  peut 
s'annoncer  dans  le  monde  que  par  des 
dehors  recliercLés  ,•  les  bornes  de  sa 
fortune,  oula  sage  modération  d'un  père, 
ne  lui  permettent  point  de  se  livrer  à 
son  goût  ,•  il  est  obligé ,  pour  le  satis- 
faire ,  ou  de  voler  ses  parens ,  ou  de 
duper  des  créanciers  faciles,  ou  d'avoir 
recours  à  des  moyens  plus  lionteux 
encore. 


LE    CAUSEUR. 

l'abbé    F 


Le  commerce  d'un  marchand  de  votre 
sorte  est  d'autant  plus  permis,  fj,u'il  y  a 
des  personnes  obligées,  moins  encore 
par  leur  naissance  que  par  la  représen- 
tation que  leur  état  exige,  de  porter 
des  objets  de  luxe  dont  vous  croyez  la 
vente  contraire  à  votre  salut. 

M.     GUILLAUME. 

Cette  réflexion  pourrait  me  rassurer 
s'il  y  avait  de  sages  lois  qui  fixassent  en 
France,  comme  on  le  voit  dans  certaines 
républiques  ,  les  vétemens  des  diffé- 
rentes classes  de  la  société  j  mais  l'opu- 
lence confondant  ici  les  conditions  , 
nous  autres  marchands  sommes  les  cau- 
ses premières  de  tous  les  maux  qui 
naissent  d'un  luxe  immodéré. 

l'abb  É    F 

Le  théâtre  est  un  lieu  public  où ,  pour 
de  l'argent ,  on  présente  le  vice  sous  le& 
couleurs  les  plus  flatteuses. 


L  E     C  A  U  s  E   L  R.  7 

M.     G  U  I  L  L  A  U  M  E. 

Eh!  M.  rabbe,mon  magasin  n'est- 
il  pas  ,  comme  le  tliéàtre  ,  un  lieu  ouvert 
à  tout  le  monde  pour  de  l'argent?  Si  je 
n'ai  pas  l'art  criminel  de  rendre  le  vice 
aimable,  je  vends  ce  qui  j  conduit  pres- 
que toujours.  Une  belle  robe  ne  devient 
souvent  Tobjet  des  désirs  d'une  jeune 
personne  que  pour  occasionner  sa  chute. 
Combien  de  filles  immolent  leur  hon- 
neur à  leur  vanité  !  Combien  ne  respi- 
rent que  pour  se  parer,  ne  se  parent  que 
pour  plaire ,  et  ne  plaisent  que  pour  être 
séduites  ! 

l'ab  b  é   F 

Dites  plutôt  que  c'est  dans  les  spec- 
tacles que  l'on  puise  cette  corruption. 
Les  spectacles  sont  Técueil  de  presque 
tous  les  jeunes  gens  des  deux  sexes.  Les 
garçons  ont  besoin  d'être  particulière- 
ment soutenus  par  leur  bon  ange, pour 
être  en  état  de  se  déiendre  contre  l'as- 
cendant que  prennent  sur  eux  les  ac- 


O  t-  E     C  A  U  s  E  U  R. 

tricesj  elles  joignent  à  des  talens  séduc- 
teurs les  charmes  dangereux  d'une  figure 
que  la  nature  et  l'art  concourent  à  ren- 
dre intéressante.  De  là  naissent  les  dé- 
sirs ,  et  ces  désirs  seuls  peuvent  perdre 
riiomme  le  plus  vertueux. 

M.      GUILLAUME. 

IMais,  n'existe-t-il  pas  des  périls  plus 
grands  encore  ?  L'entrée  d'un  magasin 
richement  décoré,  avec  toute  la  recher- 
che ruineuse  d'aujourd'hui,  en  est-elle 
exempte?  Là,une  femme  aimable,des  de- 
moiselles de  comptoir,  jeunes^  jolies  , 
élégamment  vêtues,  font  usage  de  tout 
l'attrait  delà  coquetterie ,  pourpréparer 
le  piège  dans  lequel  la  sagesse  la  plus 
austère  tombe  tousles  jours.  Une  simple 
aflTîche  détermine  à  aller  voir  la  comé- 
die ;  c'est  une  démarche  libre  ,  on  est 
maître  de  la  faire  ou  de  ne  pas  la  faire,- 
mais  les  moyens  que  nous  employons 
sont  bien  plus  puissans  :  des  syrènes 
enchanteresses ,  placées  à  dessein  aux 
deux  côtés  d'un  magasin  ,  attirent  les  cha- 


L  E    C  AU  S  E  u  n.  9 

lands  par  leurs  manières  prévenantes, 
gracieuses  et  même  agaçantes.  Le  pas- 
sant enchanté  s'arrête,  il  entre,  et  si  ses 
désirs  n'ont  pas  de  suites  criminelles , 
nous  le  rendons  toujours  coupable  en 
le  forçant  d'emplojer,  en  une  emplette 
inutile  et  frivole  ,  le  patrimoine  de  ses 
enfans  ou  la  substance  de  ses  créanciers. 
Une  autre  différence  à  l'avantaqe  de 
la  comédie,  c'est  cjue  l'instabilité  des 
goûts  de  la  déesse  capricieuse  des  mo- 
des ,  fait  une  loi  à  ses  esclaves ,  hommes 
et  femmes ,  d'acheter  les  nouveautés 
aussitôt  qu'elles  paraissent,  et  cela,  sous 
peine  de  passer  pour  des  gens  de  l'autre 
siècle.  Par  là,  ils  se  mettent  dans  l'im- 
possibilité de  soulager  l'indigence, tandis 
que  les  comédiens  contribuent  journel- 
lement à  la  subsistance  des  pauvres,  par 
les  impositions  que  l'on  perçoit  à  cet  ^ 
effet  sur  les  billets  d'entrée,  et  souvent 
ils  consacrent  des  représentations  à  se- 
courir des  artistes  ou  des  hommes  de 
lettres  malheureux  ,  ou  des  victimes  de 
quelque  désastre. 


lO                      LE     C  AU  s  E  U  R. 
l' A  B  B  É       F 

Vous  direz  tout  ce  qu'il  vous  plaira 
pour  atte'nuer  les  funestes  résultats  des 
spectacles  ,  vous  ne  pourrez  nier  qu'ils 
ne  soient  l'école  du  vice.  On  n'entend 
au  théâtre  qu'un  langage  pernicieux  , 
mêlé  de  plaisanteries  qui  révoltent  la 
pudeur. 

M.      GUILLAUME. 

M.  l'abbé  ,  celte  objection  me  fait 
souffrir  pour  moi-même.  Que  diriez- 
vous  si  vous  entendiez  les  discours  que 
les  agréables  du  jour  et  les  petites- 
maîtresses  débitent  dans  les  magasins  à 
la  mode  ?  Que  de  propos  lestes  ,  pour 
me  servir  d'une  expression  modérée  ! 
que  de  médisances,  de  jugemens  ha- 
sardés et  de  calomnies!  que  de  réputa- 
tions déchirées!  Un  méchant  est  corrigé 
au  théâtre.  On  diffame  dans  un  magasin 
avec  impunité. 

l'abbé    F 

Le  prince  protège  le  comïncrGc^  donc 


L  E    C  A  U  s  E  U  R.  II 

«n  marcliand-  peut  l'exercer  en  sûreté 
de  conscience. 

M.      GUILLAUME. 

IMais  le   prince   ne   protége-t-il  pas 
aussi  les  comédiens  ? 

l'abbé     F 


Le  i^oùt  qui  pre'side  aux  dessins  de 
vos  étoffes  nouvelles  et  à  la  façon  des 
autres  objets  que  vous  vendez  ,  leur 
assure  un  grand  débit  dans  le  monde 
entier ,  et  attire  consequemraent  en 
France  l'argent  de  l'étranger. 

M.      GUILLAUME. 

INlonsieur  l'abbé,  puisque  vous  en 
êtes  sur  ce  chapitre,  vous  me  donnez 
la  facilité  de  vous  combattre  avec  vos 
propres  armes.  Pourriez-vous  calculer 
les  sommes  immenses  que  notre  théâtre 
français  et  notre  opéra  ont  fait  entrer 
dans  le  royaume  depuis  qu'ils  existent, 
par  l'affluence  considérable  d'étrangers 
opulens  qu'ils  y  ont  attirés  ?  D'un  autre 


12  LE(.  AUSEUR. 

côté  ,  [que  de  millions  ont  valu  à  la 
France  les  ouvrai^cs  de  Corneille  ,  de 
Racine  et  de  Molière ,  de  ce  Voltaire  et 
de  ce  J.  J.  Rousseau  que  vous  vous  plaisez 
tant  à  damner  !  On  les  achète  ,  on  les 
lit  dans  toute  l'Europe  ;  ils  ont  percé 
jusques  dans  les  autres  parties  du 
inonde  ;  par  eux ,  la  langue  française 
est  aujourd'hui  la  langue  universelle  ; 
grâce  aux  chefs-d' œuvres  que  ces  grands 
hommes  ont  produits ,  nous  sommes 
devenus ,  malgré  nos  revers  ,  la  nation 
sur  le  goût  de  laquelle  toutes  les  autres 
règlent  le  leur.  Or^  je  conclus  que  puis- 
que les  auteurs  de  productions  drama- 
tiques ,  et  les  artistes  qui  sont  leurs  in- 
terprètes ,  ont  fait  tant  de  bien ,  ils 
méritent  moins  que  les  marchands  tels 
que  moi,  les  anathèmes  dont  vous  êtes  si 
saintement  prodigue  contre  eux  •  car  je 
crois  vous  avoir  prouvé  que  nous  soule- 
vons tout  autant  qu'eux  les  passions  ,  et 
que  nous  les  excitons  davantage. 


L  E    C  AU  s  K  l)  R.  i:> 

l'  A  B  B  É       F 

Mon  cher,  je  vons  plains  ;  vous  êtes 
dans  la  voie  de  perdition. .. 

M.      GUILLAUME. 

Et  pourquoi ,  M.  l'abbé  ? 

l'abbé     F 

Vous  vous  laissez  guider  par  les  lu- 
mières de  votre  raison  ,  plutôt  que  par 
les  maximes  religieuses  que  je  prêche. 

M.       GUILLAUME. 

Mais  êtes  -  vous  bien  sur  que  des 
maximes  qui  n'ont  point  pour  principe 
la  charité  chrétienne  ,  méritent  le  nom 
de  religieuses  ?  11  me  semble  que  celte 
charité  défend  de  damner  personne. 

l'  AB  B  É      F 


Vous  êtes  un  impie  ,  un  blasphéma- 
teur.... sortez  de  chez  moi.... 


î4  L  E     C  A  IJ  s  E  U  R. 

M.       G  U  I  L  L  A  U  M  E. 

Je  sors,  en  vous  remerciant  d'avoir 
trouvé  le  secret  de  me  guérir  de  mes 
scrupules.  Désormais  je  vendrai  mes 
marchandises  ,  j'irai  à  la  comédie  ,  je 
lirai  même  ces  œuvres  du  démon  que 
Rousseau  et  Voltaire  ont  publiées,  et  je 
ne  craindrai  plus  pour  cela  les  feux  de 
Venler. 

J-D y. 

LA  PREMIÈRE   SILHOUETTE. 
CONTE. 


Dans  les  temps  les  plus  reculés,  lors- 
que ,  bien  éloignée  de  la  splendeur  où 
elle  est  parvenue  ,  Corinthe  se  nommait 
encore  lipliire  ,  il  existait  dans  cette 
ville  un  potier  nommé  Dibutades.  Cet, 
homme  jouissait  de  beaucoup  de  con- 
sidération parmi  ses  concitoycMS  ,  car 
Vart  de  la  poterie  était  très-estimé  dcii 


LE    C.  AU  S  E  U  11.  l5 

anciens  Grecs.  Non-seulement  les  vases 
d'un  usage  journalier  ,  auxquels  la  so- 
briété et  la  simplicité  des  mœurs  don- 
naient un  grand  prix,  mais  encore  ceux 
dont  on  se  servait  dans  les  cérémonies 
religieuses  étaient  dus  à  cet  art  :  il  four- 
nissait également  les  urnes  cinéraires  , 
aussi  sacrées  alors  que  les  vases  des  sa- 
crifices. D'ailleurs  ,  la  peinture  et  la 
sculpture  n'étant  point  inventées ,  l'ar- 
tiste ne  pouvait  pas  rabaisser  le  naérite 
de  l'artisan.  Les  images  des  dieux  ne  se 
composaient  que  d'une  colonne  ,  d'une 
pierre  carrée ,  ou  d'une  pyramide,  sur 
laquelle  on  écrivait  seulement  le  nom  de 
la  divinité  que  l'on  voulait  lionorer  (ï)^ 
Dibutades  s'acquit  le  premier  rang 
dans  son  état,  par  un  certain  pressenti- 
ment del'art  qui  s'annonçait  dans  ses  ou- 
vrages j  et  qu'il  savait  unir  à  une  grande 
habileté  d'exécution.  Tout  ce  qui  sortait 
de  ses  mains  se  distinguait  par  la  grâce 

(i)  Winkelniann,  Histoire  de  l'art,  tomel,. 
chap.  I. 


I  G  L  E     C  A  L  s  E  U  R . 

des  formes^  et  la  couleur  rouge  qu'il 
avait  découverte^  y  ajoutait  un  nouvel 


asirement. 

o 


Mais  il  est  très-rare  qu'un  talent  qui 
s'élève  jusqu'à  l'art,  ne  soit  pas accom- 
pai^né  d'un  peu  d'amour-propre  d'ar- 
tiste; Dibutades  n'en  était  donc  pas 
exempt.  11  élevait  sa  profession  au- 
dessus  de  toutes  les  autres  ;  et  si  les  plus 
illustres  de  ses  concitoyens  avaient  bri- 
fjué  la  main  do  sa  lille ,  il  leur  eut  pré- 
féré le  plus  liabile  potier. 

Sa  fdle ,  la  belle  Pliiléa  ,  connaissait 
les  intentions  de  son  père;  mais  elle  au- 
rait dû  en  être  informée  deux  mois 
jDlutôt.  Lorsqu'elle  les  apprit,  elle  avait 
déjà  lu  trop  souvent  dans  les  beaux  yeux 
d'Ariston ,  qui  mallieureusement  n'était 
pas  potier;  elle  s'était  laissé  dire  trop 
souvent ,  belle  Philca!  et  il  ne  lui  était 
plus  possible  d'oublier  son  Ariston. 
Quelquefois  elle  cliercliait  à  le  consoler, 
en  songeant  que  son  père  l'aimait  trop 
pour  la  marier  malgré  elle;  quelquefois 
aussi  elle  se  rappelait  avec  inquiétude 


LECAUSEUR.  1J 

les  dernières  paroles  de  sa  mère  mou- 
rante :  <(  Bends  heureux  les  Jours  de  ton 
père.  »  Elle  pleurait  alors,-  mais  l'amour 
lui  disait  tout  bas ,  que  sa  première  idée 
e'iait  la  meilleure,  et  qu'un  père  aussi 
tendre  que  le  sien  ne  la  sacrifierait  ja- 
mais à  un  caprice. 

Ce  qui  rassurait  le  plus  la  belle  PLi- 
léa,  c'était  la  fortune  de  son  amant.  Il 
était  fils  d'Ai,^atoclès  ,  savant  construc- 
teur de  navires  ,  et  qui ,  dans  cet  art , 
l'emportait  sur  tous  ses  rivaux  ,  comme 
Dibutades  dans  la  poterie.  Sa  réputation 
s'était  étendue  au  loin  sur  les  deux  mers 
que  sépare  Corintîie,  et  les  peines  quïl 
s'était  données  pour  l'acquérir,  avaient 
été  richement  récompensées.  Quel  père 
n'eût  pas  reçu  avec  plaisir  un  gendre 
comme  Ariston  ? 

Tous  CCS  avantai(es  n'avaient  cepen- 
dant pas  assez  d'attraits  aux  jeux  de 
Dibutades.  Depuis  long- temps  ,  sans 
que  sa  Philéa  s'en  doutât,  il  connaissait 
l'amour  dont  elle  brûlait  ,•  il  est  si  diffi- 
cile à  une  jeune  fJle  qui  aime  de  se  ca- 


l8  L  E     C  AU  s  E  U  R. 

clierlonj^-tempsà  l'œil  exercé  qui  l'épie  î 
Aussi  Philéa  se  trahissait-elle  quelque- 
fois, soit  par  un  regard  pensif,  soit  par 
un  soupir^  après  lequel  elle  était  saisie 
d'une  frayeur  subite  ;  quelquefois  enfin 
SCS  réponses  distraites  et  embarrassées 
sufïisaient  pour  donner  à  son  père  des 
soupçons  de  sa  passion.  U  s'adressa  à  la 
nourrice  de  sa  fille  :  cette  bonne  femme, 
regardant  comme  inutile  et  même  dan- 
gereux de  tenir  la  chose  secrète,  dé- 
couvrit tout  à  Dibutades  ,  sans  omettre 
le  moindre  détail. 

Dibutades  estimait  Ariston  ;  il  avait 
même  fait  souvent  son  éloge  devant 
Philéa  ;  mais  il  ne  voulait  pas  avoir  pour 
gend 'e  un  homme  qui  construisait  des 
vaisseaux  au  lieu  de  mouler  des  vases 
d'argile.  Si,  d'un  côté ,  il  était  taché  de 
la  situation  de  sa  fille  ;  de  l'autre  ,  un 
malheureux  entêtement,  qui  rend  quel- 
quefois injustes  et  durs  les  hommes  les 
meilleurs ,  l'empêchait  de  consentir  à 
une  pareille  union.  11  n'entrait  pas  dans 
ses  idées  de  séoarer  de  force  les  deux 


L  E     C  AU  s  E  UR.  I9 

amans •  mais  il  voulait  tout  essajer  pour 
faire  naître  des  obstack-s.  11  pensa  que  , 
pour  le  moment ,  ce  {ju'il  y  avait  de 
mieux  à  faire  e'tait  de  ^^arder  le  silence^ 
d'observer  sa  fdle ,  et  d'attendre  les 
moyens  que  le  temps  et  l'occasion  pour- 
raient lui  offrir. 

Un  soir  que  Dibutades  avait  e'té invité 
à  un  repas  ^  Ariston  vint  trouver  Pliiléa: 
«  Je  suis  obligé  ,  dit-il ,  de  te  quitter 
pour  quelques -jours  ;  on  lance  demain 
à  la  mer  un  nouveau  vaisseau  que  mon 
père  a  inventé  ,  et  qu'il  fait  partir  pour 
une  île  de  la  mer  d'îonie.  Gomme  ce 
navire  met  à  la  voile  pour  la  première 
fois  j  il  est  nécessaire  que  je  m'y  em- 
barque. L'amour  règne  aussi  sur  la  mer^ 
il  me  sera  favorable,  et  je  suis  de  retour 
dans  trois  semaines.  —  Que  dans  trois 
semaines  î  dit  Pliiléa  les  larmes  aux 
yeux.  Comment  !  je  serais  si  long-temps 
sans  te  voir,  moi  pour  qui  le  jour  où  je 
ne  te  vois  pas  semble  ne  pouvoir  arriver 
à  sa  fin  ?  Ali  !  combien  de  fois  ,  assise 
près  de  mon  miroir  ,   n'ai- je  pas  désiré 


2o  L  E    r.  AU  s  E  U  R. 

pouvoir  y  tracer  mon  imajifc^  pour  te  la 
donner  !  Que  n'cst-il  possible  d'y  fixer 
tes  traits  paT  quelque  encliantement  ! 
j'attendrais  ton  retour  avec  plus  de  pa- 
tience. » 

Tels  e'taient  les  vœux  de  Philéa ,  elle 
ne  pouvait  pas  en  former  d'autres  ;  on 
n'avait  pas  encore  eu  l'idée  de  représen- 
ter une  fii^ure  liiimaine. 

La  tendre  Pliiléa  avait  à  peine  dit  les 
derniers  mots  ,  qu'Ariston  ,  se  plaçant 
par  hasard  auprès  d'une  lampe  allu- 
mée ,  la  lumière  renvoya  sur  la  mu- 
raille l'ombre  de  son  profil,  parfai- 
tement ressemblant.  Pliiléa  regarde 
du  coté  de  la  muraille  ,  y  voit  son 
amar.t  :  u  Reste  dans  cette  position  , 
s'écrie-t-elle  inspirée  ,  ne  fais  pas  le 
moindre  mouvement  !  »  Elle  vole  et 
revient  soudain  tenant  un  charbon 
qu'elle  a  pris  au  brasier;  puis  invoquant 
la  déesse  des  amours,  elle  commence  à 
dessiner  l'ombre  ,  et  bientôt  en  achève 
le  contour.  Un  Grec  seul  peut  rendre  les 
sensations  d'une  fille  grecque   dans   un 


LECA.USEUP.  ■  9.1 

pareil  moment.  Comble'e  de  joie  du 
succès  qu'elle  vient  d'obtenir  ,  Pliiléa 
voit  avec  d'autant  plus  de  calme  Ariston 
s'arracher  de  ses  bras  ,  qu'à  son  retour 
le  père  de  son  amant  doit  la  demander 
au  sien. 

Mais  Dibutades  ne  verra-t-il  pas  les 
traits  noirs  dessine's  sur  la  muraille  ? 
C'est  à  quoi  Pliiléa  ne  songea  qu'en 
allant  se  coucher,  et  cette  idée  fit  battre 
violemment  son  cœur.  «  Au  reste  ,  dit- 
elle  ,  ce  ne  sont  jamais  que  des  lignes 
noires!  Est-il  donc  bien  prouvé  qu'elles 
soient  de  moi  ?  Du  moins  n'y  recon- 
naîtra-l-il  pas  Ariston  ?  ))  Après  ces 
petits  raisonnemens,  son  cœur  ne  battit 
plus  si  fort ,  et  elle  s'endormit  en  pen- 
sant à  son  amant. 

Cependant  Pliiléa  s'était  trompée  dans 
ses  conjectures.  Elle  n'était  pas  encore 
réveillée  ,  que  son  père  avait  vu  son 
ébauche  ,  y  avait  reconnu  les  traits 
d'Ariston,  et  ne  savait  pas  encore  s'il 
devait  en  croire  ses  yeux  ;  il  ne  se  fâcha 
pas  ;  il  se  livra  au  contraire  à  sa  surprise 


2  2  L  E    C  A  U  S  E  Û  R. 

et  à  son  admiration  ;  son  impatience  ne 
cessa  que  lorsqu'il  eut  appris  de  la  nour- 
rice toute  l'histoire  du  portrait.  La  joie 
de  Dibutadesfut  inexprimable;  il  voyait 
évidemment  l'importance  d'une  pareille 
découverte  ;  et  c'était  sa  fdle  qui  l'avait 
faite  !  Son  amant  en  avait  été  la  cause  ; 
il  avait  à  présent  des  droits  à  la  main 
que  le  succès  de  son  portrait  rendait  cé- 
lèbre. Dibulades  pouvait  se  rétracter 
avec  honneur.  Aux  yeux  même  de  son 
amour-propre,  il  devenait  excusable  en 
choisissant  Ariston  pour  son  gendre;  et 
il  fut  heureux  de  se  trouver  o]}ligé  de 
suivre  son  penchant  secret ,  et  de  com- 
bler les  vœux  de  sa  chère  Philéa. 

Après  avoir  considéré  cette  esquisse, 
inspiré  par  son  ^^énie  ,  Dibutades  se 
sent  électrisé  par  une  idée  qui ,  non- 
seulement  lui  promet  d'ennoblir  et  d'en- 
richir sa  profession,  mais  lui  fait  espérer 
la  détouverte  d'un  nouvel  art.  Soudain 
il  veut  en  faire  un  premier  essai  ;  s'il 
réussit ,  quelle  surprise  ai^réable  il  va 
causer  à   sa  fille  !    Qu'il  sera  satisfait 


LECAL'SEUIÎ.  25 

de  lui  annoncer  ,  par  le  résultat,  son 
bonheur  prochain!  INJais,  jusqu'à  ce 
moment,  quoi  qu'il  en  coûte  à  sou  cœur, 
Dibutades  prend  la  résolution  de  se  taire. 

Philéa,  qui  sortait  alors  de  sa  cham- 
bre ,  trouva  sur  le  visai^e  de  son  père 
une  séréiiité  qui  avait  quelque  choi>e  de 
céleste.  ((  \  ois ,  lui  dit-il ,  après  une 
légère  pause,  et  lui  prenant  tendrement 
la  main  ,  vois  comme  cette  matinée  est 
belle  !  A  as  ,  avec  une  de  tes  amies  ,  a  la 
lontaine  de  wSjrène  ,  dont  les  ombrages 
te  plaisent  tant.  »  Philéa  rougit,  hésita, 
et  n'aurait  pas  su  comment  se  tirer 
d'embarras ,  si  son  père  n'eût  passé 
promptement  dans  sOn  atelier. 

La  fontaine  de  Syrène  était  bien ,  de 
toutes  les  fontaines  de  Corinthe  et  des 
environs,  celle  qui  lui  étaitlaplus  chère; 
mais,  précisément  par  cette  raison,  elle 
n'en  avait  jamais  parlé.  C'était  sur  les 
bords  de  cette  fontaine  qu'Ariston  la 
trouvait  ordinairement  avec  sa  sœur, 
lorsqu'il  allait  au  port  ou  qu'il  en  reve- 
nait. Plus  la  pauvre   Philéa  faisait  de 


2  4  L  E     C  A  U  s  L  U  R. 

réflexions  à  ce  sujet,  plus  les  paroles  de 
son  père  lui  paraissaient  énigmatiques; 
surtout  elle  e'tait  loin  de  deviner  le  mo- 
tif de  cet  air  de  satisfaction  ,  de  cette 
expression  tendre  avec  lesquels  il  les 
avait  prononcées.  Après  quelques  ins- 
tans  de  trouble  et  d'indécision  ,  elle  se 
rend  enfin  à  l'invitation  de  l'auteur  de 
ses  jours  y  et  prend  le  chemin  de  la 
fontaine. 

Aussitôt  que  Dibutades  se  trouve  seul, 
il  ferme  sa  porte  au  verrou  ,  il  saisit  de 
l'argile  molle  ,  la  place  dans  l'esquisse 
tracée  par  sa  fille  ,  et  en  forme  une  image 
exactement  semblable  à  l'ombre.  C'est 
aux  artistes  qu'il  appartient  de  décrire 
les  transports  quil  éprouve  !  Ceux  qui 
ont  ressenti  la  noble  jouissance  de  voir 
la  toile  ou  le  marbre  s'animer  et  res- 
pirer au  feu  de  leur  génie,  peuvent  seuls 
apprécier  sa  joie  ! 

Dibutades  cacha  la  figure  sous  les 
vases  mis  à  sécher ,  afin  de  pouvoir, 
lorsqu'il  en  serait  temps,  la  terminer  en 
la  faisant  cuire. 


LECAIJSEUR.  25 

Déjà  deux  semaines  s'étaient  écoulées; 
la  troisième  commençait:  Dibutadcs  ap- 
prit de  la  soigneuse  nourrice  que  l'on 
attendait  Ariston  pour  le  jour  suivant. 
La  nouvelle  en  avait  été  apportée  par  un 
autre  vaisseau  parti  du  même  port  avant 
le  sien. 

Dibutades  appela  sa  fdle  :  «  Clière 
Pliiléa  !  lui  dit-il ,  j'ai  un  ami  sur  la  mer 
d'ionie ,  il  lait  voile  vers  nos  côtes.  Va 
dans  le  bois  des  jN  jmplies  avec  une  de 
tes  meilleures  amies.  Promets  à  ces  dées- 
ses de  leur  offrir  un  présent  dans  leur 
temple ,  si  elles  favorisent  le  voyaije  et 
l'arrivée  de  mon  ami.  »  Philéa  regarde 
avec  étonnement  son  père  sans  lui  ré- 
pondre. «  Va,  ma  clière  fille ^  continua- 
t-il ,  et  il  Tembrassa.  » 

Comme  sortant  d'un  songe  ,  Pliiléa 
s'empresse  d'aller  trouver  la  sœur  d'A- 
riston ,  lui  raconte  tout,  et  la  prie  de 
l'accompagner  dans  le  bois  des  Njm- 
p1ies.  Là ,  sans  se  douter  quel  était  celui 
pour  qui  elle  invoquait  leur  protection  ; 
cependant,  agitée  par  un  presseutimciit 

I.  2 


:26  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

dont  elle  ne  démêlait  pas  l'objet  ,  elle 
accomplit  le  vœu  que  son  père  lui  avait 
dicté. 

C'était  au  matin  suivant  qu'était  fixée 
la  solution  de  toutes  ces  énigmes.  Que 
l'on  se  figure  l'émotion  de  cette  jeune 
fille  amoureuse  ^   lorsqu'à  peine  sortie 
du  sommeil,  ses  yeux  entr'ouverts  aper- 
çoivent j  devant   son   lit  ,    placée   sur 
une   espèce   d'autel,  l'image   d'argile  , 
peinte  en  rouge,  qui  lui  offre  les  traits 
de  son  amant!  Dans  les  transports  de  sa 
joie,  elle  s'élance  hors  de  son  lit,  s'ha- 
bille à  moitié ,  vole  et  se  précipite  au 
cou  de  son  père ,  en  versant  des  larmes 
de  tendresse  et  de  reconnaissance.  «Fille 
chérie ,  lui  dit-il ,  je  sais  tout ,  il  sera  ton 
époux    aujourd'hui    même  ;  avant    le 
coucher  du  soleil ,  je  l'amènerai  dans 
notre  maison.  Prends  soin  de  préparer 
un  repas  pour  ton  époux.  » 

Dibutades  va  trouver  aussitôt  Agato- 
clès  ;  ils  se  rendent  ensemble  au  port 
d'où  ils  aperçoivent  déjà  le  pavillon 
d'Ariston.  Un  vent  favorable  poussait 


LE     C  \  USEU  R.  27 

rapidement  lo  vaisseau  •  déjà  l'on  entend 
les  cris  de  joie  des  matelots.  On  arrive, 
Ariston  de'barque.  ((  Mon  fils!  s'écrient 
à  la  fois  Agatoclés  et  Dibutades  !  »  Le 
jeune  liomnie  étonne  reste  immobile  et 
muet  j  il  ne  peut  croire  à  ce  miracle  que, 
lorsque  baigné  de  larmes,  il  se  voit  dans 
les  bras  du  père  de  sa  Pliiléa  -  avant  que 
le  soleil  se  couchât  il  était  aussi  dans  les 
bras  de  la  fille. 

Dès  le  lendemain  matin,  pour  satis- 
faire aux  vœux  de  Dibutades,  on  sus- 
pendit dans  le  temple  des  IN'jmphes 
l'image  d'argile  :  elle  y  fut  conservée 
comme  un  objet  sacré,  jusqu'au  jour  où 
Mummius  réduisit  Corintlie  en  cendres. 

Ce  fut  à  cette  image  que  l'art  de  mo- 
deler en  argile  dut  son  origine,  et  elle 
lut  la  mère  de  la  sculpture.  Les  Grecs 
conservèrent  le  souvenir  de  la  fille  de 
Dibutades.  Ne  méritc-t-elle  pas  aussi  le 
nôtre ,  ainsi  que  la  reconnaissance  de  la 
postérité,  puisque  nous  lui  devons  les 
chefs-d'œuvres  admirables  qui  ont  été 
recueillis  trois  mille  ans  après  elle  ^  et 


:28  L  E     C  A  U  S  E  U  R. 

que  tant  de  portraits  et  de  sdliouettes 
doivent  encore  à  présent  leur  existence 
à  l'amour. 

(Ce  morceau  esttraduit  deTallemand 
de  J.  G.  Jacobi,  profcssonr  à  l'univer- 
sité de  Frihourg ,  et  frère  du  philosophe 
qui  porte  le  même  nom.  11  a  pris  son 
sujet  dans  un  passage  de  Pline  le  Natu- 
raliste,,-livre  35,  chapitre  12.) 

CRÉDULITÉ  RELIGIEUSE. 


Il  est  utile  d'attaquer  les  préjugés 
religieux  par  le  ridicule^  mais  pour  en 
avoir  le  droit ,  il  faut ,  en  les  détruisant, 
les  remplacer  par  une  saine  doctrine , 
par  des  vertus  ,  et  ne  laisser  la  place  ni 
à  l'incrédulité ,  ni  au  vice.  J'aurais  beau- 
coup de  choses  à  dire  là-dessus  ,  mais 
je  me  bornerai  à  citer. 

On  sait  que  les  prêtres ,  et  surtout  les 
paoines,  n'avaient  inventé  de  pieuses  mo- 


L  E     C  A  TT  s  E  U  R.  ^Q 

îïierics  que  pour  tromper  les  peuples. 
Les  moines  qui  \ivaient  du  temps  de 
Cliarlemagne  ,  se  sont  acquis  une  e'mi- 
neiite  réputation  à  cet  éijjard.  Ils  taisaient 
grand  usaij^e  de  cette  célèbre  formule  : 
«  Moi,  pour  le  repos  de  mon  ame,  et 
«  pour  n'être  point  placé  ,  après  ma 
«  mort  ,  parmi  les  boucs ,  je  donne  à 
((  tel  monastère  ,  etc.  »  C'étaient  de  fa- 
meuses tètes  que  celles  qui  mettaient 
des  bnurs  dans  l'autre  monde.... 

C'était  bien  pis  dans  l  onzième  siè- 
cle ;  les  seigneurs  qui  partaient  pour  la 
Palestine,  disaient  :  «  Moi.  ...  jN.  .  .  . 
«  seii^neur  de  ....  et  soldat  de  J.  G.  , 
«  engagé  pour  la  déiense  de  sa  tjlo- 
((  rieuse  cause  et  pour  me  récliapperde 
«  mes  péchés  ,  je  laisse  au  vénérable 
«  a]}bé  N. ...  et  à  ses  saints  religieux, 
((  l'usai^ e  et  le  fruit  de  ma  terre  et  au- 
((  très  biens. . . . ,  et  en  cas  que  dans  cette 
«  guerre  où  je  m'enriMe  pour  la  plus 
«  grande  i'ioire  de  mon  Sauveur  et  de  la 
«  sainte  E'jlise,  je  vienne  à  mourir  les  ar- 
K  mes  à  la  main_,  j'abandonne  ladite  terre 


30  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

«  auxdits  abbé  et  relij^ieux^  etc.  »  Voys 
connaissez  la  fameuse  cbarte  des  comtes 
de  Porcien ,  où  le  patriarche  Saint-Ber- 
nard promet  à  l'un  de  ces  seigneurs  au- 
tant de  terrain  6//7/W  le  ciel  qu'il  en  aban- 
donnait sur  la  terre  à  cette  destination. 
Il  faudrait  cent  volumes  pour  racon-* 
ter  toutes  les  supercheries  ecclésiasti- 
ques. Les  plus  victorieuses  furent  colles 
auxquelles  donnèrent  lieu  la  crojauce 
du  purgatoire  et  les  pèlerinages.  Quand 
on  réfléchit  sur  l'idiotisme  et  l'ignorance 
des  prédicateurs  de  ces  époques  nébu- 
leuses, sur  les  fables  blasphématoires  , 
sur  les  discours  apocalyptiques,  sur  les 
stratagèmes  impies  que  des  hypocrites 
encapuchonnés  qui  dénaturaient  la  di- 
vine pureté  de  la  religion ,  inventèrent 
pour  séduire  les  peuples,  on  ne  trouve 
pas  tout-à-fait  étrange  le  schisme  des 
Luther,  des  W  icleff^  des  Oécolampade  ! 
c'étaient  des  révolutionnaires  que    ces 
moines-là  !  surtout  Luther,  cet  homine 
extraordinaire    et    vraiment    étonnant 
pour  sou  siècle. 


LECAUSEUR.  3î 

Voici  unirait  curieux:  Pour  prouver 
combien  les  trépassés  ont  de  reconnais- 
sance quand  on  leur  fait  du  bien  ^  un 
prédicateur  de  Bordeaux  assurait  grave- 
ment qu'au  seul  son  de  l'argent  que  les 
fidèles  versent  dans  le  tronc  de  l'église 
ou  le  bassin  de  la  quête  ,  et  qui  ,  en 
tombant ,  fait  :  ^iii  ,  tin  ,  tin  ,  toutes 
les"ames'du  purgatoire  se  prennent  tel- 
lement à  rire  qu'elles  font,,  ho. ,  ha,  Ita^ 
hi,  hi  ^  hi. 

On  croyait  jadis  ,    comme  article  de 
foi ,  le  conte  que  voici  :  Il  y  avait  une 
fois  une  querelle  trèi-vive  agitée  entre 
de   saints  petjonnages  et  des  diables  , 
devant  des  anges  et  des  archanges.  Les 
anges  proposèrent  de  porter  cette  que- 
relle à  idi  junte  de  la  Vierge  :  les  diables 
répondirent  qvi'ils  prendraient  volon- 
tiers Dieu  pour  juge,  parce  qu'il  jugeait 
selon  les  lois  j    «  mais  pour  la  Vierge  , 
«  disaient-ils,  nous  n'en  pouvons  espè- 
ce rer  de  justice  •  elle  briserait  tontes  les 
«  portes  de  Tenfer  plutôt  que  d'y  laisser 
«  un  seul  jour  celui  qui,  de  son  vivant^ 


32  L  E     C  A  ir    s  E  U  R. 

u  a  fait  quelque  révérence  à  son  image. 
((  Dieu  ne  la  contredit  en  rien  ,•  elle  peut 
t<  dire  que  la  pie  est  noire ,  et  que  Teau 
«  trouble  est  claire  j  il  lui  accorde  tout, 
u  Nous  ne  savons  plus  où  nous  en  som- 
«  mes  :  d'un  ambe  elle  fait  un  terne  : 
«  d'un  double-deux  un  quine  ;  elle  a  le 
«  dez  et  la  chance  ;  le  jour  que  Dieu  en 
w  fit  sa  mère  fut  im  jour  bien  fatal  pour 
«  nous.  )) 

Croira-t-on  que  dans  le  dix-neuvième 
siècle,  en  1817,  il  se  trouve  encore  des 
hommes  qui  ne  rougissent  pas  d'em- 
ployer les  mêmes  mojens  que  leurs  de- 
vanciers ,  afin  de  ressaisir,  sur  la  cré- 
dulité des  peuples  ,  l'empire  dont  les 
mauvais  prêtres  ont  toujours  tant  abusé? 
Jusqu'à  la  tribune  législative  l'esprit 
de  parti  a  mis  en  avant  des  maximes 
aussi  fanatiques,  aussi  destructives  de 
l'ordre  social  que  celles  que  Ton  débitait 
dans  le  quinzième  siècle.  Des  syco- 
phantes  religieux ,  dans  certains  dépai- 
temcns  ,  se  sont  efforcés  d'en  fanatiser 
les  habitans,  et  de  leur  inspirer  la  haine 


LECArSEUR.  55 

des  principes  consacres  par  la  Charte. 
Les  domaines  nationaux  étaient  parti- 
culièrement l'objet  de  leurs  virulentes 
de'clamations  ,  ils  criaient  anatlieme 
contre  ceux  qui  en  possèdent.  Un  de  ces 
hypocrites,  disait  :  Je  viens,  mes  chers 
frères  ,  vous  parler  contre  les  voleurs , 
non  pas  contre  ceux  que  les  lois  pouro 
siiixent,  mais  contre  ceux  qu  elles  pro'^ 
tégcnt. 

Les  ruses  grossières  que  cette  coterie 
imagine  prouve  qu'elle  croit  le  peuple 
français  tombé  en  état  d'imbécillité  :  elle 
a  renouvelée  Bordeaux  celle  d'une  lettre 
écrite  par  Jésus-Christ,  et  l'a  fait  cir- 
culer à  profusion  parmi  les  liabitans  des 
villes  et  des  campagnes  (i).  Cette  pièce, 

(i)  Voiri  ce  que  nous  Usons  dans  un  de 
nos  historiens  :  <f  Le  cierge'  prêcha  donc  la 
dîme  ;  il  la  prêcha  au  nom  de  Saint-Pierre, 
Les  moines  firent  même  parler  Je'sus-Christ. 
Ils  forgèrent  une  lettre  que  le  Sauveur  écri- 
vait aux  fidèles ,  et  par  laquelle  il  menaçait 
les  païens  ,  les  sorciers  ,  et  ceux  qui  ne 
payaient  point  la  dîme,   de  frapper   leur» 


34  L  E    C  Au  s  E  tr  R. 

aussi  absurde  que  niaise,  a  élé  imprimée 
à  Bordeaux,  chez  la  veuve  Cavazza,  rue 
des  Lois,  n**  i3.  JNous  la  plaçons  ici 
comme  un  monument  de  l'hypocrisie  de 
ces  liorames  qui  deshonorent  le  sacer- 
doce ,  et  qu'il  faut  bien  so  garder  de 
confondre  avec  les  vrais  ministres  de  la 
relii^ion,-  ces  derniers,  par  leurs  exem- 
ples comme  par  leurs  discours ,  ne 
s'étudient  qu'à  inspirer  le  respect  pour 
le  gouvernement  et  la  soumission  aux 
lois. 


champs  de  stérilité,  de  les  accabler  d'infir- 
milés,  et  d'envoyer  dans  leurs  maisons  des 
serpens  ailés  qui  dévoreraient  le  sein  de  leurs 
femmes. 

(CoNDiLLAC ,  Hist.  mod, ,  liv.  2 ,  chap.  i-ï 


LE    CAUSEUR. 


A'V\^A.VVV\'V\AA/V\^AAVV\VV\^VX'VVVW^K'V  «VV\'VVWWVVVVV\'VW'\V\'W  '^VtAA/W^ 


+ 


SAINTE        LETTRE 

JEnvoyée  miraculeusement  par  Notre- 
Seigneur  Jésus-  Christ ,  éciite  de  sa 
propre  main  en  lettres  d'or;  elle  a  été 
trouçce  à  trois  lieues  de  St  -Morate 
en  Languedoc ,  avec  le  signe  de  la 
Croix ,  qui  fut  expliqué  par  un  or- 
phelin dgé  de  sept  ans  ,  qui  Ji' avait 
jamais  parlé;  ce  qui  fut  dit  en  ces 
termes  : 

«  Je  vous  avertis  de  sanctifier  le  saint 
jour  du  dimanche  par  des  œuvres  de 
pieté  j  que  si  vous  j  manquez  ,  vous 
ne  pourrez  vous  dispenser  d'être  mau- 
dits de  moi  ,  car  je  vous  ai  donné  six 
jours  dans  la  semaine  pour  travailler,  et 
le  septième  pour  vous  reposer  et  assister 
au  service  divin,  fêtes  et  dimanches,  et 
pour  soulager  les  pauvres.  Si  vous  suivez 
cette  règle  ^  vos  champs  et  vos  niaisons 


56  LECAUSEUR. 

seront  remplis  de  bénédictions.  Si  vous 
faites  le  contraire  ,  vous  serez  maudits 
de  moi  ,  vous  aurez  peste  ,  famine  et 
grande  angoisse  de  cœur  pour  marque 
de  ma  propre  colère.  Vous  jeiinercz  cinq 
vendredis  ,  et  direz  cinq  Pater  et  cinq 
^çe  Maria ,  en  mémoire  de  ma  passion 
et  de  ce  que  j'ai  souffert  sur  l'arbre  de 
la  croix  pour  votre  salut.  Vous  porterez 
cette  lettre  sur  vous  en  l'honneur  de 
moi ,  et  en  donnerez  copie  à  tous  ceux, 
et  celles  qui  vous  en  demanderont.  Ceux 
ou  celles  qui  auront  quelque  doute  ,  ou 
qui  nieront  la  vérité  de  cette  sainte 
lettre ,  qui  est  écrite  de  ma  propre  main , 
prononcée  de  ma  propre  bouche  ,  se- 
ront maudits  de  moi  j  et  tous  ceux  qui 
la  tiendront  cachée  dans  leurs  maisons, 
sans  la  publier  à  personne,  seront  mau- 
dits de  moi ,  confondus  et  troublés  au 
jour  du  jugement  ;  au  lieu  que  s'ils  la 
publient  ,  et  en  donnent  copie  à  tous 
ceux  ou  celles  qui  en  demanderont ,  ils 
seront  bénis  de  moi.  S  ils  avaient  com- 
mis autant  de  péchés  qu'il  y  a  d'étoiles 


lECAUSEUR.  57 

au  Ciel  y  ils  leur  seront  pardonnes  ,  en 
étant  inarris  d'avoir  offensé  un  Dieu  si 
bon  ,  et  en  les  confessant  à  un  prêtre 
approuvé.  Bienheureux  ceux  qui  pren- 
dront copie  de  cette  lettre  ,  et  qui  la 
garderont  sur  soi  ou  en  leurs  maisons  en 
grande  dévotion  ,  jamais  esprit  nialin  , 
la  foudre  ,  ni  le  feu  ,  ni  peste  ,  ni  les 
autres  fléaux  ne  les  toucheront. 


Les  hommes  qui  conspirent  d'une 
manière  si  ridicule  contre  la  raison  hu- 
maine, trouvent  pourtant  de  zélés  par- 
tisans pour  les  préconiser  ;  il  est  vrai 
que  la  prose  ou  les  vers  composés  en 
leur  honneur,  sont  aussi  plats  que  la 
prétendue  lettre  de  Jésus-Christ.  Nous 
terminerons  ce  chapitre  en  donnant  un 
échantillon  d'une  de  ces  misérables  apo- 
logies en  vers.  On  a  eu  la  maladresse 
d'en  répandre  un  nombre  infini  d'exem- 
plaires, sans  songer  que  des  éloges  si 
niaisement   exprimés    devaient  plutôt 


58  LECAUSEUR. 

nuire  que  servir  la  cause  qu'on  veut  faire 
triompher.  Ces  vers,  dont  le  genre  pa- 
raîtra neuf,  sont  datés  de  Bordeaux ,  le 
^4  avril  1817.  L'auteur  est  un  M.  Ber- 
trand de  Grassaval,  qui  s'intitule  avocat 
et  homme  de  lettres, 

ADIEUX 

DE  MESSIEURS  LES  HABITANSDE  BORDEAUX, 

Aux  zélés  ,  éloifuens  ,  autant  que  désintéressés 
missionncr.res ,  qui  viennent  d'y  répandre  aoec 
tant  d^ ardeur  et  de  fruit ,  les  semences  de  la 
pai'ole  de  Dieu. 

O  ZÉLÉS  défenseurs  du  trône  et  des  autels  ! 

O  désintéresses  et  généreux  mortels  ! 

Sublimes  orateurs  ,  nos  ûainbeaux  et  nos  guides  f 

Modèles  des  talens  et  martyrs  intrépides , 

Tous  vos  pas  sont  marques  par  des  tiails  de  vertus, 

Par  des  vices  domptés ,  des  pervers  abattus  ; 

Hélas!  vous  nous  quittez,  du  ciel  digrtfs  apôtres, 

Sur  voire  prompt  dépari,  quels  regrets  soal  les  nôtres! 


T.  E     C  A  TT  s  E  15  P .  Sç 

Sur  nous  que  de  bienfaits  vous  avez  répandus  ! 

Quels  services ,  grand  Dieu,  voms  nous  avez  rendus  ! 

Voire  art  ingénieux  s'est  mis  à  la  portée 

De  l'aine  à  vos  talens  dignement  tonfiée  ; 

De  mets  spirituels  nourrissant  nos  esprits , 

Dans  des  champs  gras  et  beaux  vous  nous  avez  condaits  ; 

Aux  pieds  de  l  Eternel ,  chaque  jour ,  dans  le  temple  , 

Vous  nous  avez  donné  le  précepte  et  l'exemple  , 

Vous  avez  au  bercail  ramené  le  troupeau , 

Qui  s'était  égaré  des  bonnes  sources  d'eau. 

De  l'erreur  vous  avez"  dissipé  les  ténèbres 

Où  nous  avaient  plongés  des  imposteurs  célèbres  ; 

\  ous  nous  avez  du  ciel  aplani  le  chemin, 

Et  rais  le  vrai  honneur  sans  cesse  dans  nos  mains  ; 

A  la  philosophie  arrachant  son  bandeau  , 

Vous  nous  avez  offert  de  la  foi  le  flambeau  ; 

Des  ennemis  de  Dieu  brisant  toutes  les  armes^ 

Votre  voix  éloquente  a  rompu  tous  les  charmes  j 

De  ces  fiers  ennemis  cojifondant  les  efforts  , 

Vous  avez  terrassé  tous  ces  prétendus  forts  : 

La  Révolution,  celte  boite  à  Pandore , 

Qui  bouleversant  tout  du  couchant  à  Faurore  , 

Voulant  tout  ramener  "à  son  triste  niveau, 

De  la  France  n'aurait  fait  qu'un  vaslc  tombeau  ; 

La  Révolution  presqu'Encyclopérf/.^î/é', 

Se  YÏls  gladiateurs  était  un  afûreux  cirqite  j 


4o  LECAUSEUR. 

La  Révolution  menaçant  l'univers, 

A  fait  pleuvoir  sur  nous  tous  les  fléaux  divers: 

Cette  infâme  bâtarde,  enfant  de  tous  les  crimes, 

La  Révolution  n'a  fait  que  des  victimes; 

Cette  noire  Bacchante ,  en  ce  vaste  univers , 

Pour  un  seul  bon  sujet ,  a  fait  mille  pervers  ; 

Le  plus  grand  scélérat  de  celte  indigne  caste  ^ 

C'est  le  Corse  fameux ,  Tiufàme  Buona^ar/e; 

Du  trône  des  Bourbons  l'affreux  usurpateur, 

Julie:i  l'apostat,  cet  être  abominable, 

Sous  le  nom  d'Empereur ,  ce  tyran  effroyable  , 

Assassin  déhonlé  d'un  Bourbon,  d'un  héros, 

Et  du  père  et  du  fils  il  troubla  le  repos. 

Ce  profanateur  eut  le  démon  pour  son  guide  , 

Porta  sur  l'encensoir  une  main  parricide  ; 

Sainte  Religion,  sous  son  sceptre  de  fer^ 

Ce  tyran  effréné,  qui  voulait  l'élouf/gr, 

Vous  Tavez  écrasé  ce  montre  abominable  , 

Vous  avez  abattu  cette  tête  coupable  : 

Le  mal  qu'il  avait  fait,  vous  Tavez  réparé, 

Et  Tivraie  du  bon  grain  vous  avez  séparé; 

La  Révolution  par  les  enfers  vomie , 

Du  irône  et  de  l'autel  la  maudite  ennemie, 

De  presque  tous  les  maux  dont  elle  était  l'auteur , 

Voire  bras  foudroyant  est  le  réparateur. 


L  E    r.  A  U  s  E  U  K.  4' 

Agréez  le  tribut  Je  notre  {!;ralilii(!e , 
ÎAi  sc[)aralion  va  nous  cire  bien  rude  : 
En  parlant ,  chers  amis ,  recevez  noire  adicn , 
Tout  le  bien  par  vous  fait  sera  payé  par  Dieu. 

Observations  sur  ce  qui  précède. 

Si  les  sages  principes  qui  dirigent  le 
gouvernement ,  et  qui  sont  consacres 
parla  Charte  ,  ne  protégeaient  le  peuple 
en  opposant  les  lumières  de  la  raison  et 
des  véritables  sentimens  religieux ,  aux 
entreprises  des  fanatiques  et  aux  erreurs 
des  esprits  superstitieux ,  nous  verrions 
les  faux  dévots  persécuter^  d'un  côté  , 
les  hommes  éclairés  ,  et  de  l'autre  , 
abusant  de  la  crédulité  de  la  multi- 
tude ,  la  replonger  dans  les  ténèbres 
de  l'ignorance  et  de  la  barbarie.  Alors  , 
plus  de  Charte  ,  plus  d'idées  grandes 
et  généreuses  ,•  mais  ,  des  serfs  ,  des 
grands  vassaux  donûnant  le  souve- 
rain ,  vin  roi  sans  pouvoir  et  sans  do- 
maines, et  par-dessus  tout,  des  évéques 
et  des  abbés  déliant  à  leur  gré  les  sujets 


4^  LECAUSEUR. 

du  serment  de  fidélité  !  C'est  à  cet  état 
déplorable  de  choses  que  voudraient 
nous  ramener  les  hommes  qui  inspirent 
aux  sots  des  productions  telles  que  la 
sainte  lettre  et  les  vers  de  M.  Bertrand 
de  Grassaval.  Alors ,  à  la  place  des  œu- 
vres de  Voltaire  et  de  J.  J.  Rousseau  , 
nous  verrions  reparaître  des  livres  de 
spiritualité  de  la  force  de  celui  que  le 
Père  Angelinde  Gazée,  de  la  compagnie 
de  Jésus  ,  publia  ,  il  y  a  200  ans  , 
sous  le  titre  de  Pieuses  récréafions  ; 
œuçre  remplie  de  saintes  joyeusetés  et 
diverûssernens  pour  les  aines  dévotes. 

Parmi  les  saintes  ]oyev-i<  tés  que  ce 
roman  contient ,  on  lit  ceilo-ci  :  «  Le 
grand  saint  François  d'Assise  ,  étant  un 
jour  à  sa  fenétrn  ,  entendit  chanter  une 
cigale.  Ma  sœur ^  \\:Xài\.-i\,jer^ouspne 
de  ?^emr jusqu'à  moi;  je  désire  de  vous 
parler.  A  lïnstant  elle  saute  de  dessus 
un  figuier  ,  et  vole  se  reposer  sur  l'é- 
paule de  saint  François  ,  en  le  saluant 
par  une  inclination  de  tête  très-ros- 
•pectueuse  ;  le   saint  lui  rend  honnête- 


L  E    C  A  U  s  E  U  R.      -  4^ 

mciil  son  salut,  et  lui  dit  :  Chantez,  ma 
sa  îir,  chantez  eticore ,  et  que  la  gloire 
de  Dieit  soit  l'objet  de  votre  doux  con- 
ceii.  La  cigale,  toujours  obéissante  ,  se 
met  à  clc'goiscr  avec  tant  de  mélodie  , 
que  toutes  les  cigales  des  environs , 
jiJics ,  sœurs ,  nièces  ,  cousines  et  toute 
la  parenté  ^  accourent  se  placer  autour 
du  saint.  11  est  dans  l'enthousiasme  ,  il 
ne  se  lassé  pas  d'écouter  les  merveilles 
que  chante  la  cigale  ;  mais  enfin  ,  s'a- 
percevant  qu'elle  est  fatiguée ,  C'est  as- 
sez, ma  sœur,  lui  dit-il ,  recevez  mes 
remercîmens  et  ma  bénédiction.  L'ani- 
mal donile  accepte  son  congé  ,  et  s'en 
va  avec  ses  compagnes,  » 

Le  père  Angelin  Gazée  parle  aussi 
d'une  brebis  que  saint  François  aimait 
tendrement.  A  oici  comment  il  se  plai- 
sait à  l'instruire  :  c  Ma  sœur,  hii  disait- 
il  ,  rends  grâce  à  ton  créateur,  selon  ton 
petit  pouvoir.  Je  trouve  bon  que  tu  en- 
très  quelquefois  dans  le  temple  ;  mais 
sois  y  plus  modeste  (jne  quand  tu  entres 
dans  tu  icrgerie.   ISe  marclie  que  sur 


44  L  E     C  AU  s  E  U  R. 

le  h  lut  des  pieds;  fle'chis  les  genoux , 
donne  V exemple  aux  enfans  ;  surfout , 
rna  chère  sœur,  ne  cours  pas  après  les 
m  lutons,  ne  te  vautres  pas  dans  la  boue; 
mais  broute  mydesfement  llierbctte 
dans  nos  jardins  ,  et  garde-toi  bien  de 
gâter  les  Jleurs  dont  nous  parons  nos 
autels.  » 

Tels  étaient ,  contiaue  le  nère  Aniçc- 
lin  ,   les   préceptes  que  saint  François 
donnait  à  sa  brebis,  (^et  animal  intéres- 
sant j*  rèjlp'chissait  dans  son  particulier, 
et  les  pratiquait  si  bien,  qii  il  faisait  lad- 
miration  de  tout  le  monde.  Passait-il  uti 
bon  rcliiifieux ,  la  brebis  cliéi'ie  de  saint 
François  courait  an-devant  et   luifui- 
sait  une  profonde  révérence.  Si  elle  en- 
tendait chanter  àï  église,  elle  s'en  venait 
droit  à  rnutel  de  la  T"^ierge,  et  la  saluait 
par  un  doux  bêlement.  Ce  <pd  est  plus 
adinirable,  c'est  que  (juand  on  sonnait 
une   cloche  rpii  annonçait   les  sacrés 
my silures  ,    elle   baissait  la   tél.e  pour 
mar(ji,e d' adoration.  O heureux  animal! 
s'écrie  l'auteur,  tu  n'es  pas  une  brebis, 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  4^ 

mais  un  docteur  ;  tu  tais  honte  à  ces  mon- 
dains qui  ne  vont  à  l'église  que  pour  se 
faire  admirer  el  non  pour  adorer  !  » 

Tout  le  roman  du  père  Cazée   est 
composé  de  contes  du  même  genre  :  Eh 
bien  !  ces  pieuses  facéties  ,   qui  ne  ten- 
dent qu'à  rendre  la  religion  ridicule  , 
ont  long-ten)ps  amusé  les  communautés 
religieuses  et  les  âmes  dévotes.  C'est  à 
de  pareils  amusemens  que  l'on  voudrait 
de  nouveau  ravaler  un  peuple  éclairé 
par  les  arts  et  les  sciences ,  par  la  vic- 
toire, par  le  malheur  et  par  le  génie  de 
la  liberté  !  Mais  l'esprit  qui  a  dicté  la 
Charte  prévaudra  contre  toutes  les  cons- 
pirations des  ennemisde  la  raison. Nous 
aurons  des  ministres  des  autels  qui  ne 
méconnaîtront  point  cet  esprit  ,•  ils  se- 
ront dignes  de   notre  vénération  ;  la 
morale  qu'ils  prêcheront  sera  aussi  per- 
suasive que  pure  ,   parce  qu'aux  vertus 
évangéliques  ils  uniront  celles  du  bon 
citoyen  -,  parce  qu'ils    prouveront ,  par 
leur  exemple,  que  la  fidélité  au  gouver- 
nernement  et  l'obéissance  aux  lois  sont 


46  LECAUSÉUR. 

les  premiers  devoirs  de  l'iiomme  reli- 
gieux. 

J-  D y. 

INTELLIGENCE  DES  ANIMAUX. 


11  V  a  quelque  temps  je  fus  te'moin 
d'un  fait  qui  aurait  de'sespéré  les  Car- 
te'siens,  s'il  fût  arrive'  dans  le  temps, 
où,  par  le  système  le  plus  ahsurde  , 
cette  secte  orgueilleuse  prétendait  relé- 
guer les  animaux  au  rang  des  uiaeliines. 
Comme  on  rencontre  encore  dans  la 
société  quelques  hommes  assez  vains 
pour  vouloir  soumettre  tout  ce  qui  n'est 
pas  eux  aux  seules  lois  aveugles  du 
mouvement,  je  leur  opposerai  l'anec- 
dote suivante. 

Le  dimanche,  1 4  octobre  i8io  ,  à 
deux  heures  après  midi ,  j'examinais , 
du  haut  de  Montmartre, l'immense  cité 
qui  est  à  ses  pieds.  Sur  une  éminence  , 
à  ma  droite ,  et  de  laquelle  j'étais  se- 


LECAUSEUR.  47 

paré  par  une  de  ces  excavations  qui  dé- 
figurent  cette  montagne  ,   clieminait , 
sui\i  d'un  gros  mâtin  ,  un  liamme  dont 
les  pas  mal  assurés  et  les  écarts  fréquens 
attestaient  l'état  d'ivresse  le  plus  com- 
plet. Une  pierre  contre  laquelle  il  heurte 
son  pied^  lui  l'ait  perdre  l'équilibre^  il 
tombe  comme  une  masse  sur  le  bord 
d'un  précipice  ^  au  fond  duquel  il  serait 
roulé  infailliblement  sans  la  vigilance 
active  de  son  meilleur  ami.  Vous  devi- 
nez que   cet  ami  iidèle  est  son  chien. 
Cet  animal^  au  moment  de  la  chute  de 
son  maître,  tourne   autour   de  lui,  le 
flaire  ,  lèche  ses  mains,  sa  figure ,  l'exa- 
mine ,  regarde  de  tous  côtés ,  aperçoit 
le  précipice  et  jette  des  hurlemens  si- 
nistres. A  un  mouvement  que  fait  l'ivro- 
gne ,  et  qui  l'expose  de  plus  en  plus  à 
se  précipiter,  l'animal  se  tait^  il  saisit 
avec  les  dents  le  pan  de  l'habit  de  son 
maître,  et  le  tire  avec  tant  de  force  que 
l'étofFc  lui  reste  dans  la  gueule.  Il  fran- 
chit alors  de  l'autre  côté,  se  couche  pa- 
rallèlement au  corps  de  son  maître,  prés 


48  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

duquel  il  se  serre,  en  lui  formant  une 
barrière  qui  l'empéclie  de  tomber  dans 
le  précipice. 

Je  me  dirisjeais  vers  le  lieu  de  la 
scène  que  je  viens  de  de'crirc,  lorsque 
j'aperçus  plusieurs  personnes  qui  s'en 
ap])rocliaientj  elles  relevèrent  livrof^ne 
et  le  conduisirent  à  la  maison  la  plus 
voisine.  L'intéressant  animal  marcha 
devant  elles,  et,  par  les  mouvemens  de 
sa  queue,  ainsi  que  par  ses  aboiemens, 
semblait  les  remercier  en  les  guidant. 

Voici  un  autre  trait  qui  donnera  une 
très-i^rande  idée  des  facultés  de  cet  ami 
de  riiomme. 

M.  Doyen,  le  peintre,  l'auteur  du 
magnifique  tableau  de  sainte  Gene- 
viève des  Ardens  ,  qu'on  voit  dans 
l'église  Saiat-Rocli ,  avait  été  chargé 
par  M.  le  duc  de  Choiseuil,  de  peindre 
une  partie  de  la  coupole  des  Invalides. 
Elle  favait  été  par  Boullogne  •  mais  la 
négligence  apportée  aux  réparations  de 
la  construction  ,  avait  entièrement  dé- 
gradé l'ouvrage  de  ce  peintre  célèbre. 


•L  E     C  A  tr  5  E  17  R.  Ag 

X^n  jour  ,  Doyen  voulant  juj^er  de  1  ef- 
fet d'une  figure  qu'il  venait  d'esquisser, 
recule  insensiblement  j  et,  en  cliercliant 
le  point  de  vue  le  plus  favorable ,  il  ar- 
rive à  l'extrémité  de  l'éeliafaud  ;  la  bar- 
rière se  renverse  et  Doyen  disparaît. 
Dans  une  cliutc  aussi  périlleuse,  il  fut 
assez  heureux  pour  n'avoir  qu'une  côte 
enfoncée.  A  linstant  on  lui  prodigua 
tous  les  soins  qii'il  méritait  ;  les  méde- 
cins et  chirurgiens  de  l'hôtel  s'empressè- 
rent autour  de  lui,  et  le  rendirent  aux 
arts  et  à  ses  amis.  Il  était  logé  aux  Inva- 
lides ;  un  sous-officier,  son  voisin,  ve- 
nait souvent  lui  tenir  compagnie  et  lui 
oiTrir  ses  services.  Le  sous-officier  avait 
une  chienne  très-instruite  et  très-gaie  ; 
par  ses  tours  et  ses  gentillesses  elle  fai- 
sait oublier  à  Doyen  ses  douleurs.  Un 
jour  la  chienne  disparut  j  son  maître  et 
Doyen  en  furent  fort  inquiets  :  elle  ne 
revint  que  cinq  à  six  jours  après,  mais 
ayant  la  patte  cassée.  Doyen  engagea  le 
chirurgien  qui  lui  rendait  visite  ,  à  soi- 
gner la  cliienne.  Le  cliir;argien  s'y  prêta 

ir  3 


5o  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

de  bonne  grâce  ;  Doyen  la  fit  placer  dans 
sa  chambre,  et  l'un  et  l'autre  lurent  par- 
faitement gue'ris.  Au  bout  de  quelque 
temps  la  chienne  fit  encore  une  absence, 
mais  elle  rentra  à  l'hôtel  deux  ou  trois 
jours  après.  Elle  court  à  l'appartement 
de  Doyen  ,  le    flatte ,  le   caresse  ,  puis 
retourne    vers   la  porte  ,   revient  au- 
près de  lui,  recommence  ses  caresses, 
jappe,  aboie  ,  pousse  des    cris  plain- 
tifs, et  continue   ses  allées   et  venues 
vers  la  porte   et  vers  Doyen.  Celui-ci 
voulut  conuaiire  les  motifs  de  ces  ca- 
resses et  de  tous  ces  mouvemens.  11  se 
lève,  va  ouvrir  la  poitc,  et  il  aperçoit 
un  chien   qui  aviiit  lu  patte  cassée.  La 
chienne  redouble  alors  ses  caresses  et 
ses  aboiemens.  Do\en  comprit  alors  ce 
qu'elle  désirait  :  il  fait  entrer  le  chien, 
appelle  le  chiruri^icn ,  lui  raconte  faven- 
ture,  et  le   prie  de  soi;j;ner  ce  pauvre 
animal.  Le  chirur'^i/n  ,  par  éi,^ard  pour 
Doyen,  entreprend  la  cure.  Je  le  veux 
bien ,  dit-il ,  mais  pour  la  dernière  fois; 
car  si  vous  couxiaissiez  comme  moi  le 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  5l 

naturel  et  riuslincl  de  cette  race  d'ani- 
maux ,  vous  sauriez  que  cette  chienne 
est  capable  d'amener  ici  tous  les  cliiens 
estropiés  qu'elle  rencontrerait  dans 
Paris. 

Le  bon  Doyen  se  faisait  uiï  plaisir  de 
raconter  cette  histoire  à  tout  le  monde  j 
il  la  rendait  avec  une  singularité'  pi- 
quante ,  et  raccompai^nait  de  quelques 
réflexionssur  l'insouciance  des  hommes, 
à  la  vue  des  souffrances  de  leurs  sem- 
blables. 

Je  le  demande  à  tous  les  Cartésiens 
existans  :  Est-ce  machinalement  que  ce 
chien  a  burlé  en  voyant  tomber  son 
maître?  Est-ce  macl  iiialement  qu'il  a 
fait  de  vains  efïbrts  pour  l'éloii'ner  du 
péril  ,  en  le  tirant  du  côté  opposé  ? 
Est  -  ce  encore  machinalemcLt  qu'il 
a  choisi  le  coté  du  précipice  pour  se 
coucher  auprès  de  son  maître?  Est-ce 
machinalement  enfin  que  la  chienne  de 
Doyen  lui  amena  un  chien  qui  avait  la 
patte  cassée  ? 


5p  L  E    C  A  U  s  E  U  R. 

Je  ne  prétends  pas,  à  l'exemple  de 
quelques  auteurs ,  établir  que  la  ressem- 
blance entre  les  hommes  et  les  animaux 
est  parfaite  j  et  accorder  à  ces  derniers 
toutes  les  qualités  et  les  vertus  que  pos- 
sèdent les  hommes.  J  e  ne  crois  pas ,  avec 
©ppien ,  que  les  chevaux  ont  Tinceste 
en  liorreur^  je  ne  crois  pas,  ainsi  que 
Phne,  à  l'esprit  religieux  des  éléphans 
pour  la  lune;  mais  on  ne  me  persuader* 
'jamais  que  les  animaux  qui  peuvent 
agir  au  gré  de  leur  volonté,  ne  sont  que 
des  machines,  et  n'ont  pas  plus  de  sen- 
timent que  les  plantes  qui  restent  fixées 
et  attachées  à  la  terre. 

Qu'il  me  soit  permis  de  citer  quelques 
autres  faits  entre  mille,  qui  corrobore- 
ront mon  opinion. 

A  Pondichéry ,  deux  pièces  de  canon 
étaient  enfoncées  dans  la  vase ,  et  tous 
les  efforts  pour  les  retirer  furent  inutiles. 
Un  officier  tente  un  dernier  moyen,  et 
il  réussit.  11  fait  amener  quatre  éléphans 
près  des  canons,  et  s'adressant  à  ces 


1  E     C  AUS  E  U  R.  55 

animaux  :  Si  vous  l'cfh-ez  ces  pièces  , 
leur  dit- il,  vous  aurez  ce  soi?'  double 
ration.  Après  ce  peu  de  mots  il  s'éloi- 
gne. Leselepliansse  reî^ardent- et, après 
s'être  consultes  sans  doute,  deux  enfon- 
cent leurs  trompes  dans  la  vase  et  sou- 
lèvent les  canons,-  les  deux  autres  appli- 
quent leurs  fesses  Contre  les  pièces  ,  et 
les  poussent  jusqu'à  ce  qu'elles  soient 
hors  du  marais.  Cette  anecdote  est  con- 
nue de  tous  les  liabitans  dePondiche'ry. 
Dans  le  même  temps  on  a  vu  nombre 
de  traits  d'une  intelligence  rare ,  fournis 
par  un  e'ie'pliant  qui  parcourait  libre- 
ment les  rues  de  cette  ville. 

Lorsque  deux  loups  veulent  attaqnet 
un  troupeau  de  moutons,  leur  premier 
soin  est  de  tromper  le  berger.  A  cet  ef- 
fet, l'un  s'avance  hardiment  vers  le  trou- 
peau, attire  l'attention  du  berger,  excite 
la  vigilance  des  cliien^,  et  s'enfuit  de- 
vant eux  pour  les  entraîner  à  sa  pour- 
suite. L'autre  loup, qui  s'est  tenu  caché 
pendant  l'attaque  simulée  de  son  com-^ 
pagnon  ,    s'élance    tout-à-coup   sur   le 


54  L  E    C  A  u  s  E  u  n. 

troupeau  privé  de  déi'euseur,  se  saisit 
d'une  brebis,  remporte  au  Tond  de  la 
foret ,  où  son  compagnon  le  rejoint  pour 
partager  la  proie. 

Deux  renards  onl-ils  envie  de  se  ré- 
galer d'un  lièvre,  l'un  deux  se  met  en 
embuscade,  tandis  que  l'autre  cherclie 
le  timide  animal,  le  chasse  en  imitant 
la  voix  du  cliien,  et,  après  maints  dé- 
tours, le  force  à  passer  devant  l'embus- 
qué qui  saute  dessus  et  s'en  saisit. 

Les  canards  et  les  oies,  lorsqu'ils 
changent  de  climat  avec  la  saison,  voya- 
gent sur  deux  colonnes  disposées  en 
triangle ,  dont  un  des  angles  est  en  avant. 
L'oiseau  qui  occupe  la  pointe  cèdç 
souvent  la  place  à  celui  qui  le  suit,  et 
va  se  mettre  à  la  queue  d'une  colonne. 
Il  en  est  ainsi  de  tous  les  autres  de  la 
troupe.  Dira-t-on  que  cette  manière  de 
voyager  est  tout-à-fait  machinale?  L'oi- 
seau mis  en  pointe  n'est-il  pas  là  pour 
ouvrir  plus  iacilement  le  fluide  de  l'air 
à  la  colonne  qu'il  mène,  et  son  travail 
étant  fatigant ,  n'est-il   pas  partagé  al- 


1  E    C  A  U  s  E  U  R.  65 

ternalivement  par  loulc  la  troupe  ?  Le 
marin  qui  le  premier  a  place'  la  proue 
à  l'aide  de  laquelle  le  navire  trouve  un 
sillon  ouvert  sur  les  flots  ,  n'aurait-il 
pas  e'tudié  et  imite'  la  marclie  de  ces 
voyageurs  ? 

Nicolas  ANIMACOLE. 

«*Vvv^'VV^/vvvv\'^lVv»lVvv\\^/vvvv\'^lVv^lVV^'VV\(Vv^lVv»lVV>/vv^lVV^lVV>lV\^Y^/vvvv*^ 

ÉLOGE  DE  LA  BÊTISE, 

Prononcé  clans  le  sein  (Tune  société 
dite  /'Académie  des  Eétes. 

Estimables  collègues,  je  viens  m'ac- 
quitter  de  l'iionorable  mission  de  retra- 
cer devant  vous  les  qualités  qui  distin- 
tinguent  les  Letes.  Cette  assemblée  se 
tîompose  de  leurs  plus  dignes  represen- 
tans ,  je  suis  donc  certain  d'être  e'coulé 
avec  intérêt ,  lorsque  j'élève  la  voix 
pour  la  gloire  de  la  bêtise. 


56  L  E    C  A  U  s  E  U  R. 

De  la  bêtise  !  s'écrie  ,  en  ricanant , 
l'animal  à  deux  pieds  ^  sans  plumes  ,  et 
qui  est  si  vain  de  la  triste  qualité 
d'homme. 

Oui,  delà  bctise  !....  Apprends,  or- 
gueilleux raisonneur,  que  si  le  mordant 
subtil  de  celte  dangereuse  faculté  que 
tu  nommes  l'esprit ,  n'eût  point  opéré 
l'évaporation  de  ta  judiciaire  nature.lle, 
tu  ne  prononcerais  le  nom  de  bêtise 
qu'avec  un  religieux  recueillement ,  et 
en  t'inclinant  comme  Newton  ,  quand 
il  parlait  de  l'Etre  suprême  :  11  est  sacré 
ce  mot ,  il  renferme  en  lui  seul  toutes 
les  idées  de  sentiment ,  de  bonté  ,  de 
force  ,  de  courage  ,  et  de  ces  attributs 
qui  nous  rapprochent  de  la  divinité. 

Pourquoi  les  temps  heureux  où  le 
monde  était  encore  en  son  enfance  ont- 
ils  reçu  la  dénomination  d'Age  d'or  ? 
Parce  qu'alors  des  goûts  simples  ,  Tin- 
iiocence  des  mœurs ,  la  paix  ,  la  douce 
égalité ,  régnaient  parmi  les  hommes. 
Sans  soins  ,  sans  ambition  ,  sans  envie, 
leur  manière  de  vivre  offrait  une  har~ 


L  K     C  A  rS  E  U  R.  67 

roonie  parfaite  avec  celle  de  tontes  lo» 
autres  pécores ,  petites  ,  moyennes  ou 
grandes  •  leurs  besoins  et  leurs  jouis- 
sances étaient  les  mêmes  •  ils  mangeaient , 
buvaient ,  ruminaient  ,  dormaient  et 
jouaient  fraternellement  ensemble:  tout 
e'tait  béte  enfin  -,  un  bonheur  inalté- 
rable résultait  de  la  commune  bêtise 

Age   d'or  n'est  donc   que  le  synoninie 
d'âge  de  bêtise. 

Cette  délicieuse  existence  fut  celle 
d'Adam  et  d'Eve  dans  le  jardin  d'Eden. 
Tant  qu'ils  n'eurent  point  la  vanité 
d'être  pins  que  des  bétes ,  ils  furent 
l'objet  des  sollicitudes  les  plus  tendres 
duTrès-liaut;Dieu  se  complaisait  à  voir 
en  eux  son  ouvrage  ,•  mais  ,  dès  qu'ils 
eurent  goûté  du  fruit  cueilli  sur  l'arbre 
de  la  science^  les  liens  qui  unissaient 
le  Créateur  et  la  créature  se  rompi- 
rent ,  la  sainte  bêtise  disparut  du  cœur 
de  l'homme  :  ivre  de  son  savoir  et  de 
son  génie  ,  il  devint  la  proie  de  la  fati- 
gue ,  de  la  douleur,  des  vices  et  de  tous 
les  maux  que  les  passions  traînent  à  leui 

5"^ 


55  L  E    C  A  l»  s  E  U  R. 

suite Infortuné  I    le.   démon   seul 

pouvait  te  souffler  la  fatale  pensée  der 
cesser  d'être  béte  ! 

Cependant  la  bonté  céleste  laissa  pour 
l'homme  une  plancbe  dans  le  naufrage; 
puisqu'il  est  privé  de  l'avantage  d'être 
absolument  bete  ,  il  a  du  moins  encore 
la  faculté  de  se  rapprocher  du  précieux 
état  de  bêtise.  Le  législateur  des  chré- 
tiens ne  fait-il  pas  entrevoir  à  ceux  qui 
jouiront  de  ce  bonheur  le  prix  le  plus 
désirable  ?  Le  royaume  des  deux  ,  dit- 
il  ,  est  pour  les  pauvres  cT esprit  !....  ()u'il 
porte  bien  le  cachet  de  la  divinité  cet 
arrêt  admirable!....  11  confond  l'orgueil 
humain  ,  et  consacre  à  jamais  l'excel- 
lence et  la  gloire  de  la  qualité  de  béte  î 

Ces  grandes  vérités  vous  sont  fami- 
lières ,  estimables  collègiiesr  ;  par  les 
dons  les  plus  précieux  ,  vous  parais- 
sez avoir  été  moulés  tout  exprès  pour 
vivre  bestialement. 

Mais,  vouh  z-vous  acquérir  une  cer- 
titude invincible  ?  établissez  un  paral- 
lèle entre  l'animal  que  Ton  norame  brute 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  Bf) 

et  l'animal  que  l'on  nomme  raisonnable. 

D'abord;  cette  raison  tant  préconisée, 
elle  n'a  clans  son  essence  rien  de  fixe  , 
de  positif,  d'invariable^  les  e'iémens  qui 
la  composent  reçoivent  une  infinité  de 
modifications  ,  soit  de  l'organisation 
plu'sique  ^  faible  ou  robuste  _,  soit  du 
plus  ou  moins  d'irritabilité  dans  les 
nerfs  ,  soit  des  appétits  sensuels  ,  des 
passions,  des  habitudes,  des  préjuges  de 
l'éducation  ;  soit ,  enfin  ,  de  l'état  lieu- 
reux  ou  malheureux  dans  lequel  on  se 
trouve  jeté.  On  peut  donc  avancer  har- 
diment qu'il  existe  un  jugement,  une 
raison  à  part  pour  chaque  homme.  Or 
cette  confusion  où  l'on  ne  se  reconnaît 
plus,n'est-êlle  pas  la  parfaite  répétition 
de  la  tour  de  Babel  ? 

Le  sens  naturel  des  bétes  ,  au  con- 
traire ,  est  le  même  pour  toutes  en  gé- 
néral j  aussi ,  dans  chaque  espèce  ,  re— 
marque- t-on  l'accord  le  plus  pirfait  et 
le  pins  touchant.  Quand  ,  à  force  de 
raisonucr,  l'homme  divague  et  s'égare,, 
leur  instinct ,  toujours  sur,  ne  s'éloigne 


6o  L  E    C  A  U  s  E  U  R. 

jamais  de  la  véritable  route,  et  arrive  a 
son  but  sans  eiîbrt.  Si  Ton  cite  quelques 
hommes  comme  des  modèles  de  bonne 
conduite,  ce  n'est  pas  parce  qu'ils  sont 
de  profonds  penseurs  ,  c'est  parce  qu'ils 
se  sont  rapprochés  plus  que  leurs  sem- 
blables de  la  simplicité  bestiale  ;  c'est 
parce  qu'ils  ont  senti  que  l'esprit  et  la 
raison  ne  sont  que  des  guides  trompeurs  ; 
ou  ,  peut-être^  ils  en  possédaient  une  ;i 
faible  dose  ,  qu'il  leur  a  été  plus  facile 
de  se  faire  bétes ,  qu'à  beaucoup  de 
bêtes  que  nous  voyons  trotter  à  la  ville , 
ramper  à  la  cour,  bâiller  et  faire  bâiller 
à  l'Institut,  de  se  faire  hommes. 

Mais  quels  sont  pour  la  société  les 
merveilleux  résiiltats  de  cette  belle  in- 
tellii^ence  devenue  l'apanage  de  l'es- 
pèce humaine  ? 

Pour  les  détailler, il  faudrait  rappeler 
ces  opinions  ridicules  ,  ces  dogmes  ex- 
Iravagans,  pères  de  la  superstition  ,  de 
l'intolérance,  du  fanatismoetdes  guerres 
de  religion  qui  ont  ensanglanté  la  terre. 
J  c  serais  contraint  de  peindre  lïnsatiuble 


1  E    CÀU  s  E  U  R.  6l 

aiP  Dillon  ,  sans  pitié  renversant  tout  ee 
qui  s'oppose  à  ses  atteulats  •  l'efîïontcrie 
décorée  du  nom  de  fierté  j  la  fourbe  , 
de  celui  de  prudence;  des  tyrans  odieux, 
érigés  en  sages  politiques  ;  d'illustres 
voleui  s  _,  salués  du  litre  de  héros  ;  Tin- 
térét ,  armant  le  frèje  contre  le  frère  , 
et  dirigeant  le  î^ras  de  ce  fils  qui  plonge 
un  parricide  acier  dans  le  sein  de  l'au- 
teur de  SCS  jours.  Enfin  ,  je  ne  dévoile- 
rais qu'un  coin  du  tableau  ,  si  je  signa- 
lais le  crime  heureux  divinisé  ;  l'équité 
qu'embarrasse  un  chaos  de  lois  incohé- 
rentes ;  la  chicane  ,  faisant  pencher  à 
son  gré  la  balance  de  la  justice;  l'ennui, 
le  trouble  ,  la  misère ,  le  désespoir  ;  des 
maladies  nouvelles  et  des  médecins  qui 
ne  les  font  disparaître  qu'avec  le  malade  • 
d'ennuyeux  pédagogues  et  des  fats;  des 
prudes  et  des  catins  ;  des  avocats  qui 
vous  ruinent  en  bavardant^  et  des  juges 
qui  se  laissent  graisser  la  patte  sans  mot 
dire  ;  de  sots  auteurs  ,  et  de  plus  sots 
journalistes  pour  les  critiquer  ou  les 
flagorner ,  des  Tartuffes  patelins  ,  de§ 


63  L  E     C  A  U  s  E  y  R. 

Orqons  imbecillcs  ^  et  des  femmes  qui 
vous  font  enrager,  si  elles  ne  vous  font 

pas  cocu  !!  ! 

JNées  sous  une  influence  plus  heu- 
reuse iiiillc  fois  ,  les  bétes  n'ont  besoin 
ni  de  code  civil ,  ni  de  code  criminel  j 
ni  de  code  de  commerce  •  la  police,  les 
tribunaux  ,  les  commentaires  ,  les  doc- 
teurs ,  les  Athénées  ,  et  les  femmes  qui 
font  des  livres  ,  ne  valent  pas ,  à  leur 
avis,  une  simple  gorgée  d'eau  puisée 
dans  une  source  pure.  Cet  ours  ne  craint 
pas  qu'un  autre  ours-\'ieime  lui  ravir  des 
trésors  auxquels  il  n'a  jamais  songé.  Ce 
loup  ne  chercbc  point  à  dominer  sur  le 
peuple  des  loups.  On  ne  voit  point. 

Lions  contre  lions,  parens  contre  parcns, 

Combattre  follement  pour  le  choix  des  tjrans> 

L'animal  le  pins  fier  qu'enfante  la  nature^ 

Dans  lin  autre  animal  respecte  sa  figure  \  . 

De  sa  rage  avec  lui  modère  les  acres  ; 

Vil  sans  Lrail,  sans  ilébals,  sias  noise,  sans  procès. 

LesatiriqueBoileau,  à  qui  j'emprunte 


L  E    C  A  r  £  E  U  R.  65 

CCS  VOTS  pleins  de  justesse  ,  a  donc  bien 
raison  de  s'écrier  ensuite  ; 

L'homme  seul ,  l'homme  seul ,  en  sa  fureur  extrême , 
Met  un  brutal  honneur  à  s'égorger  soi-même. 

Si  l'on  cherche  des  exemples  de  ver- 
tus privées  et  de  vertus  sociales,  ce  n'est 
donc  pas  chez  l'homme  qu'on  les  trou- 
vera, mais  chez  les  bêtes. 

Dans  la  crainte  de  faner  ses  charmes, 
cette  petite-maîtresse  confie  à  des  mer- 
cenaires  le  soin    si  doux   d'allaiter  et 
d'élever  ses  enfans  ;  consumant  sa  vie  à 
courir  de  cercle  en  cercle  ,   de  ftte  en 
fête,  elle  oublie  qu'elle  est  mère!....  Me 
sontiendra-t-on  qu'elle  est  préférable  à 
cette  poule  qui  réchauffe  sons  ses  ailes 
ses  nombreux  poussins,  et  acquiert  des 
forces  centuples  ,   lorsqu'il  s'agit  de  les 
défendre   du   bec  et   des  ergots  ?  Que 
cette  chienne  dont  le  maître  avait  noyé 
les  petits,  et  qui,  après  les  avoir  appor- 
tés à  ses  pieds  les  uns  et  les  autres ,  ren- 
dit le  dernier  soupir ,  en  jetant  sur  le 
barbare  un  de  ces  regards  exprcssiCs  qui 


64  t  E  c  A  r  s  E  IJ  n. 

renferment  toute  réloqucnce  de  la  dou- 
leur ?  Que  cette  pauvre  minette  entou- 
rée de  ses  petits  chats  qu'elle  caresse  , 
qu'elle  approprie  avec  une  si  tendre 
complaisance,  et  auxquels  elle  enseigne 
ces  aimables  gentillesses  que  Carlin  sa- 
vait si  bien  imiter? 

Ce  père  qui  sacrifie  la  nature  à  son 
avarice  ou  à  son  ambition  ,  oserait-il  se 
croire  meilleur  que  le  pélican,  lorsqu'il 
ouvre  son  propre  sein  pour  nourrir  ses 
enfans  ? 

Quel  homme  fut  jamais  plus  recon- 
naissant que  l'éléphant,  plus  patient  et 
plus  sobre  que  le  chameau  ,  plus  docile 
et  plus  laborieux  que  le  bœuf,  plus 
doux  que  le  mouton,  plus  adroit  que  le 
singe  ?  Quels  soldats  mieux  disciplinés 
que  ces  bataillons  d'oies  formant  dans 
les  nues  des  évolutions  si  variées,  au 
premier  signal  de  leur  chef?  Qm*ls 
amans,  quels  époux  ont  le  droit  de  le 
disputer  en  fidélité  à  la  tourterelle  ? 
Quel  ami  plus  désintéressé,  plus  tendre, 
plus  dévoué  que  ce  chien  que  l'on  voit 


L  E     C  A  TI  s  E  U  R.  65 

encore  léclier  la  main  de  l'ingrat  qui  l'a 
frappé?  Quels  soins  éclairés  et  touclians 
Its  singes  prodiguent  à  ceux  d'entre  eux 
qui  ont  été  blessés  à  la  chasse  !  Avec 
quelle  complaisance  les  serpens  qui  s'é- 
taient laissés  apprivoiser  par  les  Macé- 
doniens^ tétaient  les  femmes  et  jouaient 
avec  les  enfans  !  Qui  eût  pu  ^  sans  être 
attendri  jusqu'aux  larmes  ,  considérev 
ces  coursiers  compatissans  ,  que  Bous- 
sanelle  cite  dans  ses  observations  mili- 
taires j  et  qui ,  pour  soulager  un  de 
leurs  camarades  vieilli ,  dont  les  dents 
étaient  usées ,  lui  mâchaient  le  foin  et 
lui  broyaient  l'avoine  ?  Enfin  l'espèce 
humaine  offrit-elle  jamais  desgouverne- 
mcns  plus  sages  et  plus  heureux  que 
les  républiques  des  prévoyantes  fourmis^ 
des  industrieuses  abeilles,  et  des  savan» 
castors  ? 

Oui ,  chers  collègues ,  elle  est  incoii  - 
testable  la  supériorité  des  bétes  sur  h  s 
hommes  !  Leur  constitution  physique  , 
mieux  combinée ,  n'emprunte  rien  de 
l'art  pour  résilier  à  rintcnipérie  àQi  çai- 


6C)  L  E    C  A  U  s  E  TT  R. 

sons  ,*  leur  vêtement  fait  partie  d'elles- 
niémes  ,  quand  Tliomme  est  contraint 
d'avoir  recours  à  des  ressources  étran- 
gères ,   pour  caclier  la  triste  nudité  à 
laquelle  il  est  condamné.   Et  ces  vétè- 
niens  factices  ,    c'est  aux  bêtes  encore 
qu'il  les  ravit  !  Il  les  tond  ,  les  plume  , 
les  écorclie  ,    afin  de  préserver  sa  frêle 
macliine  des  imjircssions  de  Tair  qu'il 
n'aurait   pas   la    force    de   supporter  ! 
Couvert  alors  de  leurs  toisons,  de  leurs 
fourrures;  couché  sur  leur  crin  et  leur 
duvet  ^  leur  devant  tout  et  rien  à  lui- 
même  ,  il  s'écrii'  :  Je  suis  le  roi  de  la 
terre  /.... 

Eh  bien!  ce  monarque  i:léal ,  les  con- 
naissances de  tout  genre  qu'il  peut  avoir 
acquises,  généreuses  bêtes  !  il  vous  les 
doit  aussi.  Vous  fûtes  ses  premiers  pré- 
cepteurs j  votre  instinct  qui  ne  vous 
trompe  jamais  ,  éclaira  sa  raison  si  su- 
jette à  se  fourvoyer.  Vouslui  enseignâtes 
quelles  plantes  ,  quels  fruits  seraient 
pour  lui  des  alimens  sains  :  il  n'osa  les 
goûter  qu'après  vous  en  avoir  vn  man* 


L  E    C  A  IT  $  E  U  R.  67 

^cr.  Les  travaux  de  l'abeille,  du  castor, 
de  riiirondelle  furent  les  modèles  qu'il 
imita  pour  se  bâtir  des  maisons.  Les 
poissons  et  les  coquillages  le  conduisi- 
rent à  l'art  de  construire  des  vaisseaux 
et  de  oarcourir  la  vaste  étendue  des  mers. 
Enfin,  à  qui  a-t-il  l'obligation  de  l'art 
de  tailler  la  vigne ,  cet  art  dont  il  ré- 
sulte une  liqueur  si  vivifiante  ?  Ce  n'est 
ni  à  une  académie  des  sciences ,  ni  à  une 
société  d'agriculture  ,  mais  à  lâue.  .  .  . 
C'est  l'âne  qui,  en  rongeant  avec  un  dis- 
cernement parfait;  Textrémité  des  ceps, 
fit  observer  aux  JNaupliens,  peuple  d'A- 
sie ,  que  les  bourgeons  ainsi  retranchés 
se  multipliaient  avec  plus  d'abon- 
dance. 

Quand  le  corps  débile  de  la  créature 
prétendue  raisonnable  ressent  les  at- 
teintes de  la  maladie  ,  si  elle  sait  y  op- 
poser des  remèdes  sûrs  ,  c'est  parce 
qu'elle  a  été  témoin  du  discernement 
que  mettent  les  bêtes  malades  à  choisir 
les  productions  destinées  à  leur  rendre 
la  santé.  L'homme  a  va  sou  chien  brou- 


68  LECAtJSEUR. 

1er  des  gramens  pour  se  purger ,  et  il  a 
Lu  des  infusions  de  j^ramcn.  Il  a  vu  , 
tourmenté  par  une  trop  grande  abon- 
dance de  sang  ,  l'hypopotame  s'ouvrir 
la  veine  avec  un  roseau  récemment 
coupé,  afin  d'éviter  l'apoplexie;  et  il  a 
fait  usage  de  la  saignée.  Il  a  vu  la  ci- 
cogne  constipée  remplir  d'eau  son  long 
bec,  se  l'insinuer  ensuite  dans  la  partie 
postérieure,  et  rafraîchir  ainsi  ses  intes- 
tins par  une  douce  injection  ;  et ,  à  son 
exemple  ,  il  s'est  clystérisé.  11  a  vu  la 
clièvre  attaquée  de  vertiges  ,  les  faire 
disparaître  par  l'ellébore  ;  et  il  a  admi- 
nistré l'ellébore  aux  maniaques.  Mais  il 
en  a  fait  une  si  forte  consommation , 
qu'il  n'y  en  a  pins  assez  pour  guérir  tous 
ceux  qui  en  auraient  besoin ,  dans  les 
cabinets  des  rois  ,  parmi  les  gens  en 
place,  les  parvenus,  les  sa  vans,  et  sur- 
tout parmi  les  petits  prodiges  qui  exer- 
cent aujourd'hui  la  profession  de  bel- 
esprit. 

Je  ne  finirais  point  si  je  prétendais 
rapporter    les  innombrables    bienfaits 


L  E     C  A  U  s  E  IT  R .  6c) 

dont  les  bêles  ont  si  libe'ralement  gra- 
tifié riiomiiie  ,•  et  tout  ce  que  je  dirais 
ne  tendrait  qu'à  démontrer  la  préémi~ 
nence  de  la  plus  petite  bestiole  sur 
ceux  mêmes  que  l'on  appelle  de  grands 
génies. 

En  vain  l'animal-liomme  veut  nier 
celte  prééminence  !  tous  les  jours ,  sans 
y  songer  il  lui  rend  hommai^e!  Qu'un 
de  ses  confrères  pousse  à  l'excès  la  bonne 
opinion  de  soi-même  ,  si  comnmne  à 
son  espèce;  qu'il  devienne  la  risée  des 
autres  par  ses  travers  ,  on  lui  donne  la 
qualification  de  sot  et  jamais  celle  de 
béie,  parce  que  la  sottise  est  la  fille  de 
la  civilisation,  et  la  bêtise  l'enfant  de 
la  nature.  La  sottise  inspire  le  mépris  ; 
mais  la  bêtise  commande  l'estime  ,  et 
je  le  prouve. 

Un  honnête  citojen  vient  d'être 
trompé  par  un  fripon  ;  on  se  dit  aussi- 
tôt :  (fil' il  est  b4te/  C'est  comme  si  l'on 
disait  :  il  a  tant  de  candeur  et  de  droi- 
ture, qu'il  préfère  le  désagrément  d'être 
dupe  à  la  liojite  de  duper....  Eulejodez- 


70  L  s     C  A  U  s  E  U  R. 

VOUS  nommer  quelqu'un  bonne  bâte  ? 
Vous  pouvez  être  certain  que  cet  être 
là  ne  lerait  pas  de  mal  à  un  poulet; 
que  sa  femme,  ses  enfans  ,  ses  domesti- 
ques sont  plus  heureux  dans  sa  maison 
que  le  poisson  dans  l'eau;  qu'il  est  ser- 
viable  et  chéri  de  ceux  qui  le  connais- 
sent.... Croyez-vous  à  un  homme  de  la 
bonne  foi,  de  la  délicatesse?  Si  vous 
découvrez,  un  beau  jour  que,  sous  le 
masque  de  la  franchise,  il  cacjie  un  es- 
prit rusé ,  fait  pour  inspirer  de  la  dé- 
fiance ,  dans  votre  surprise  ,  vous  vous 
écriez  :  le  coquin  n'est. pas  bête!  n'est- 
ce  pas  exprimer  clairement  qu  il  ne  vous 

paraît  plus  estimable  ? Une  grosse 

hête  est  un  homme  tout  rond  ,  bien  por- 
tant,  de  b^n  appétit,  ami  de  la  joie, 
qui  !ail  paraitement  toutes  ses  fonctions 
et  n'interrompt  jamais  celles  îles  au- 
tres. . .  .  Méchante  bâte  désigne  celui 
qui ,  par  son  mauvais  esprit ,  tieut  plus 
de  l'homme  que  do  la  béte....  Petite  bête 
est  un  mot  cfamitu'.  Se  conduire  bête- 
ment y  c'est ,  dans  Tacceptiou  la  plus 


LECAUSEUR.  yi 

commune,  reiaser,  quand  on   occupe 

une  place,  de  sj  enricliir  en  volant 

Ainsi ,  la  force  de  la  vérité  arrache  à 
riiomme  des  aveux  honorables  pour  la 
bêtise. 

C'est  surtout  par  les  plus  précieuses 
ëm.anations  du  principe  suprême  j  par 
ces  cinq  portes  de  toutes  les  jouissances 
qui ,  seules  ,  constituent  l'être  animé  ; 
par  les  sens  ,  en  un  mot ,  que  l'on  voit 
éclater  rexcellence  des  bétes  ! 

Quand  l'homme  le  plus  clairvoyant 
peut  à  peine  distinguer  un  objet  à  cent 
pas  d'éloi^nement  •  quand  la  plupart 
des  jeunes  f^ens  f<ont  d'une  organisation 
si  détériorée  qu  ils  ont  besoin  de  lu- 
nettes, 1  œil  perçant  de  l  aigle  qui  plane 
près  {Je  la  foudre,  aperçoit,  de  la  hau- 
teur où  il  est  élevé,  le  petit  poissoa 
frétillant  sous  les  eaux. 

Afm  d'erlendre  un  acteur,  qui  pour- 
tant s"é!;osille  à  crier  ,  les  spectateurs 
assis  au  pai  terre  ne  cessent  de  répéter  : 
Plus  haut  !  plus  haut  !  Qu'ils  diffèrent 
du  lièvre  daus  sou  gite,  de  la  taupe  , 


72  L  E     C  A  U  3  E  U  R. 

SOUS  la  terre ,  entendant  à  une  lieue  leur 
ennemi  s'approcher  ! 

L'odorat  chez  les  bétes  n'a-t-il  pas 
une  finesse,  une  subtiUté  incompréhen- 
sibles pour  l'intelligence  humaine?  Par 
le  flaire  seul ,  le  cliien  est  averti  de 
l'arrivée  de  ceux  qu'il  connaît ,  quand 
ils  sont  encore  très-e'loii^nes.  On  en  a 
vu  ,  j^uidés  par  la  piste,  aller  rejoindre 
leurs  maitres  qu'ils  avaient  perdu  à  plus 
de  vingt  lieues  de  distance. 

Le  \  aillaiit,  au  sujet  de  ce  flaire  ex- 
quis, cite,  dans  son  premier  voyage  en 
Afrique  ,  un  trait  admirable.  Il  errait 
avec  son  troupeau  ,  sa  meute,  ses  ate- 
lages  et  ses  liottentots,  dans  les  vastes 
déserts  de  la  CajGfrerie.  La  chaleur  était 
excessive,  les  rivières  desséchées ,  les 
sources  taries  ,  la  caravane  épuisée  de 
fatigues  et  de  soif.  Le  Vaillant  éprouvait 
les  craintes  les  plus  terribles....  «  Tout- 
à-coup  ,  dit-il ,  j'aperçois  Kées  (  c'est 
le  nom  d'un  singe  qu'il  aimait  beaucoup 
et  qui  ne  le  quittait  jamais  )  ,  j'aperçois 
Kées  qui  s'arrête ,  et  qui ,  portant  les 


1.  E     0  AU  SE  U  R.  73 

yeux  et  le  nez  au  veut  sur  le  côté  ,  se 
meta  courir,  entraînant  tous  mes  chiens 
à  sa  sirite  sans  qu'aucun  cFeux  donnât  de 
la  voix  •  e'tonné  de  ce  manège  si  nou- 
veau ,  n*ap(n*ccvant  rien  qui  put  les  at- 
tirer si  singulièrement  ,  je  pique  des 
deux  pour  les  joindre.  Que  je  fus  étonné 
de  les  trouver  rassemblés  autour  d'une 
jolie  fontaine,  éloignée  de  plus  de  trois 
cents  pas  de  l'endroit  d'où  ils  venaient 
^e  détaler  !  Je  fis  sigiie  à  mes  gens  de 
s'approcher,-  ils  arrivèrent  et  nous  cam- 
pâmes près  de  cette  source  bienfaisante, 
qui  prit  sur-le-champ  le  nom  du 
magicien  qui  l'avait  découverte.  » 

Quant  au  sens  du  goût,  pour  le  sa- 
tisfaire les  bétes  n'ont  pas  besoin  que 
des  Grimaiids  (i)  leur  donnent  des  re- 
cettes alimentaires  ;  leur  palais ,  dont  la 
délicatesse  ne  fut  jamais  émoussée  par 
ces  mélanges  corrosifs  que  Cornus  in- 
venta ,  savoure  les  alimens  simples  et 
sans  apprêts  que  leur  offre  la  nature  , 

{_\')'\ oytzV Almanach  des  Gourmands. 

I.  ■  4 


7^  LECAUSEUR. 

avec  des  délices  inconnues  aux  liabitue's 
du  Rocher  de  Cancale. 

Mais,  c'est  par  le  sens  du  toucher 
qu'elles  commandent  une  espèce  de 
culte  ! 

Voyez  ce  Coursier  : 

Beau  d'orgueil  et  tV amour,  il  vole  à  ses  amantes! 

admirez  sa  force ,  sa  souplesse  ,  sa  su- 
perbe encolure,  son  ondoyante  crinière 
qui  se  dresse,  ses  hennissemens  pas- 
sionnés ,  ce  feu  qui  s'échappe  de  ses 
larges  naseaux  !  Son  corps  est  frémis- 
sant de  désirs  •  tout  enlui  devient  ame, 
délire  ,  ivresse  ,  toute-puissance  !  Dans 
son  impétueux  élan ,  il  consomme  l'acte 
suprême!...  11  recommence!.,.  Homme! 
prosterne- toi  ! 

Ce  fier'sultan  de  nos  basses-couriT,  le 
Coq, 

Qui  sait  coniballre  et  vaincre  et  clianler  sa  victoire. 

regardez-le  au  milieu  de  son  sérail  em^ 
plumé ,  dont  il  est  lidole.  11  ne  fait  point 
de  jalouses ^^  toutes,  chacune  à  son  tour, 


l  E     C  A  U  s  E  TJ  R.  'jS 

renoivenlle  uiouclioir  ,•  toutes ,  et  vini>t 
fois  dans  Ja  journëe  ,  sont  ai  rosées  par 
les  flots  ravissans  qui  jaillissent  de  ses 
inépuisables  caresses! 

Ce  Moineau  franc  ,  dans  sa  petite 
structure  ,  quels  trésors  de  bonheur  ne 
recèle-t-il  pas  !  Si  sa  femelle  ne  lui  dit 
jamais  :  Oest  trop  !  il  est  loin  de  son 
côté  de  lui  dire  :  Cest  assez./  Sem- 
blable à  une  belle  montre  de  Julien 
Leroj  ,  il  est  à  répétition  ^  et  son  mou- 
vement ne  se  ralentit  pas  d'une  seule 
minute. 

Enfin ,  cette  bénite  monture  du  doux 
Jésus  et  de  Sanclio  Pança  j  ce  héros  de 
Montmartre  ,  couronné  de  chardons  , 
l'Ane ,  en  un  mot ,  que  nous  voyons  si 
noblement  représenté  dans  cette  illustre 
réuaiou ,  il  faudrait  un  Homère  pour 
tracer  l'Iliade  de  ses  exploits  erotiques  ! 

Or,  dans  quelle  partie  du  monde  trou- 
vera-t-on  des  hommes  capables  des  pro- 
diges que  je  viens  de  détailler?  Les  gens 
qui  se  piquent  d'être  tout  esprit ,  sont 
aussi  la  plupart  faibles  de  corps  et  malin- 


76  LECAUSEUR. 

grcs.  Pourtant,  quelques-uns  ont  l'art  de 
séduire  •  ils  disent  aux  femmes  les  plus 
jolies  clioses  du  monde  ,•  mais  quand  il 
s'agit  de  prouver,  de  montrer  quelque 
savoir-iaire  ,  qu'ils  sont  loin  des  bétes 
que  je  viens  de  citer  ! 

Athlètes  nuls ,  leur  feu  dès  l'abord  se  consume  ! 

Cependant  l'espèce  humaine  offre 
quelques  êtres  privilégies.  Le  coloris  de 
la  santé  brille  sur  leur  visage  ;  leurs 
muscles  vigoureux,  leur  poitrine  avan- 
cée ,  leurs  larges  épaules ,  et  leur  râble 
fortement  arrondi ,  promettent  et  tien- 
nent ce  que  je  ne  détaillerai  point,  at- 
tendu que, 

La  plaine  est  chaste  et  le  sexe  est  habile. 

s'ils  n'ont  pas  l'intarissable  talent  du 
baudet,  du  moins  ils  agissent  comme 
lui ,  et  ne  s'amusent  point  à  discourir  ! 
Eli  bien  !  les  impalpables  beaux-esprits 

les  nomment  des  machines  !!! 

Blasphémateurs  impies  !  ne  frémissez- 
vous  pas  de  parler  avec  tant  d'irrévé- 
rence de  ceux  qtii  possèdent  la  sublime 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  177 

faculté  (le  créer  qui  vous  manque  ? 
Celle  faculté  n'est-elle  pas  la  préroga- 
tive la  plus  éminenle  ^  Fatlribut  souve- 
rainement caractéristique  du  suprême 
Auteur  de  la  nature?  Créer  est  la  tache, 
la  gloire  et  la  félicité  de  tous  ses  instans  ! 
Par  d'innombrables  millions  de  germes 
il  féconde  la  nature  !  Son  éternité  n'est 
qu'une  éternelle  émission  de  celte  se- 
mc^nce  miraculeuse  !  Elle  ne  cesse  de 
s'élancer  par  tous  les  pores  de  son  ado- 
rable substance  !  Elle  ne  cesse  de  le 
plonger  dans  cette  extase  ineffable  de 
volupté  céleste  qui  constitue  la  perfec- 
tion divine  ! 

L'cire  mortel,  favorisé  au  plus  liaut 
degré  du  rare  privilège  de  prodiguer  le 
principe  de  la  création  ,  est  donc  celui 
qui  a  le  plus  de  similitude  avec  Dieu.... 
Or  le  cheval,  le  coq  ,  le  moineau  franc 
et  le  baudet  ,  otTrant  le  mieux  cette 
similitude ,  ils  ont  plus  de  part  à  l'es-' 
sencedeDieu,  que  l'homme  qui  ne  peut 
aspirer  qu'à  la  gloire  de  les  suivre  quel- 
quefois de  très-loin. 


78  LECAUSEUR. 

Si  l'importance  de  mon  sujet  ne  m'a- 
vait pas  déjà  fait  de'passer  peut-être  de 
justes  bornes ,  je  prouverais  aussi  que 
l'esprit  des  botes  vaut  celui  de  l'homme 
quand  elles  ne  dédaignent  pas  de  faire 
usage  de  cette  futile  qualité'.  Je  pourrais 
m'appuyer  sur  l'exemple  de  celles  qui 
apprennent  fort  bien  à  parler,  tandis 
que  riiomme  n'a  jamais  rien  compris  à 
l'idiome  des  animaux.  Je  dirais  ,  les 
chevaux  d'Astley ,  de  Franconi ,  et  la 
troupe  de  ces  artistes  chiens  dont  le  père 
noble  a  tant  de  dignité'  ;  l'amoureux , 
tant  d'ame ,  et  la  jeune  première,  une 
expression  si  décente.  Je  rappellerais 
surtout  ces  éléphans,  auxquels  l'empe- 
reur Domitien  fit  danser  un  ballet  pour 
amuser  le  peuple  de  Rome  -,  on  verrait 
comment  l'un  d'eux ,  ayant  oublié  quel- 
ques mesures  à  la  représentation,  et  en 
ayant  été  puni,  passa  toute  la  nuit  sui- 
vante, seul  et  de  son  propre  mouvement, 
à  répéter  sa  leçon  au  clair  de  la  lune 

Mais  je  ne  tarirais  pas  si  je  prétendais 
récapituler  ici  toutes  les  perfections  des 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  79 

bc'tes,  et  je  ne  parviendrais  encore  qu'à 
en  donner  une  ftiible  ide'e  :  vous  sup- 
pléerez facilement  à  ce  que  j'ai  pu 
omettre  •  je  ne  vois  pas  un  seul  membre 
de  cette  illustre  assemblée  qui  ne  soit 
une  ferme  colonne  de  la  bêtise  •  per- 
sonne mieux  que  vous  ne  saura  donc  la 
défendre ,  la  louer,  et  transmettre  avec 
unplus  vif  éclat  sa  gloire  aux  âges  futurs^ 

JD y. 

A  geilTains  nobles.. 


Nous  voyons  aujourd'hui  des  nobles 
et  des  apologistes  de  la  noblesse  s'ef- 
forcer de  remettre  à  Tordre  du  jour  des 
maximes  qui  ne  pouvaient  avoir  de  cré- 
dit que  sous  le  régime  féodal.  Ils  re- 
grettent des  privilèges  qui  ne  renaîtront 
plus  ;  ils  sont  plus  royalistes  que  le  Roi 
et  ne  peuvent  se  conformer  à  l'esprit  du 
siècle.  Tant  pis  pour  eux  ,   car  il  n'est 


8o  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

pas  en  leur  pouvoir  de  faire  re'tro- 
gracler  les  lumières.  S'il  se  trouvait 
cependantparmices  messieurs  quelques 
hommes  qui  ne  fussent  pasincorrii^âblcs, 
voici  ce  qu'on  pourrait  leur  dire  : 

«  Les  nobles  sont  l'appui  d'une  mo- 
narchie ,  parce  qu'ils  l'cnipechent  de 
dége'ne'rer  en  un  slupide  despotisme  ou 
en  une  turbulente  démocratie  ;  parce 
qu'ils   y   entretiennent   des    sentimens 
géne'rcux ,  au  culte  desquels  ils  doivent 
se  vouer  entièrement  ^  parce  que  le  luxe 
convient  à  leur  rang  et  les  porto  à  de- 
peiiser   leurs  revenus  plutôt   qu'à   les 
augmenter  par  une  sordide  économie. 
Tous  ces  avantages  ,  sans  doute  ,  soiit 
précieux  •  mais,  seuls ,  ils  ne  constituent 
pas  la  noblesse.  Dans  tous  les  temps  , 
dans  tous  les  pays  ,   aux  yeux  de  tous 
les  hommes,  celui-là  est  véritablement 
noble ,  décoré  ou  non ,  s'il  a  exposé  sa 
vie  et  répandu  son  sang  pour  la  défense 
et  l'honneur  de  sa  patrie ,  ou  s'il  en  fait 
la  gloire  pendantlapaix ,  par  ses  vertus 
ou  par  ses  talens. 


tEOAUSEUR.  8l 

^  ous  demanderez  peut-être  ce  que 
j'entends  par  patrie  ?  je  vous  re'pondrai  ; 
la  patrie  est  dans  le  roi  qui  nous  gou- 
verne ,  les  lois  qui  nous  protègent ,  et 
le  territoire  qui  nous  a  vu  naître.  Pour 
un  esprit  éclaire,  pour  un  cœur  droit^ 
ces  trois  choses  sont  inséparables.  ' 

Aussi  (que  cela  soit  dit  sans  en  ofFen-' 
ser  d'autres  que  ceux  qui  méritent  de 
l'être  )  je  me  défie  des  nobles  qui  ai- 
ment le  Roi  plus  que  les  lois  et  la  France  ; 
ils  ont  trop  l'air  de  ne  l'aimer  que  pour 
eux ,  et ,  dans  des  temps  difTiciles ,  avec 
leur  amitié  ils  pourraient  bien  devenir 
nos  ennemis  et  appeler  honneur  ce  que 

d'autres  appelleraient Le  désir  de 

ne  rien  dire  de  trop  désobligeant  re- 
tient ma  plume. 

Guerriers  qui ,  sous  nos  rois  ,  avez 
donné  un  si  beau  lustre  à  la  monarchie 
que  vous  défendiez,  vous  êtes  vérita- 
ment  nobles.  Vous  Têtes  aussi,  vertueux 
magistrats,  ministres  intègres ,  admi- 
nistrateurs laborieux,  célèbres  écrivains 
qui   par  vos  travaux  avez  contribué  à 

4* 


Sa  I  É    C  A  u  s  E  U  R. 

la  gloire  nationale.  B  fut  un  temps  où 
on  ne  vous  décorait  ni  d'une  croix  ,  ni 
d'un  titre  ;  en  avez-voiis  été'  moins 
4^rands?La  plupart  de  ces  barons,  de 
ces  comtes ,  de  ces  marquis  sont  morts 
inconnus  ^  vos  noms  restent  seuls  ;  on 
les  cite  avec  orgueil.  Que  pouviez-vous 
désirer  davantage  ? 

Vous  êtes  nobles  aussi ,  braves  gardi  s- 
du-corps  ,  généreux  soldats  qui,  dans 
les  journées  des  5  et  6  octobre  ,  et  du 
1  o  août ,  avez  fait  un  rempart  de  votre 
corps  à  votre  roi.  Vous  n'avez  pu  le 
sauver,  mais  du  moins  vous  n'avez  pas 
lui  devant  le  danger^  et  le  dévouement 
de  pbisieurs  d'entre  vous  a  ouvert  pour 
eux  l'immortalité.  En  servant  ainsi  le 
monarque  ^  vous  avez  servi  la  patrie  ; 
c'est  avez  respect,  avec  admiration  que 
nousvous  voyons  décorés  de  cette  croix 
quj  rappelle  vos  services  et  le  nom  chéri 
de  Louis  :  gloire  vous  soit  rendue,  vous 
serez  parmi  nous  placés  au  premier  rang! 

A]>rcs  la  mort  de  notre  inlortuné 
DT-Oûarquc ,  notre  belle  Friiace  lut  luur- 


lEOAtrSEUR.  85 

ïïienlee  par  des  troubles  cruels,  opprimée 
par  le  crime  et  couverte  de  deuil  :  ceux 
qui  s'emparèrent  des  rênes  du  gouver- 
nement firent  partout  régner  la  terreur  : 
l'arme'e  seule  sauva  la  patrie,,  c'est-à-dire 
nos  lois  et  notre  territoire.  Braves  guer- 
riers ,  vous  avez  dissipé  toutes  les  coa- 
litions ;  les  nations  ont  tremblé  devant 
TOUS;  ^otre  gloire  est  immense,  elle 
s'étend  sur  presque  toute  la  terre.  De 
conquérans  vous  êtes  devenus  de  mal- 
heureux prisonniers  ,  mais  cette  gloire 
si  bien  acquise  n'en  a  reçu  aucune  at- 
teinte ;  si  le  territoire  de  la  patrie  a 
été  souillé  ,  c'est  parce  que  les  élémens 
avaient  encliaîné  votre  courage.  "S  ous 
qui  avez  fait  tant  de  prodiges  de  valeur 
pour  illustrer  Ij  nom  français,  vous  êtes 
véritablement  nobles  ,•  eu  signe  de  re- 
connaissance ,  nous  attachons  sur  votre 
cœur  cette  décoration  qui  nous  rappelle 
votre  biavoure  ;  on  y  a  tracé  les  mots 
honneur  et  patrie ,  si  chers  à  tous  les 
cœurs  français  :  vous  avez  prouvé  que 
vous  connaissiez  \honueuT%  mais  n'ou- 


84  L  E     C  A  TJ  s  E  U  K. 

Liiez  jamais  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut  que  la  patrie  se  compose  du  Roi 
qui  nous  gouverne  ,  des  lois  qui  nous 
prote'gent  ^  et  du  pajs  qui  nous  a  vu 
naître. 

11  est  impossible  que  les  plus  belles 
institutions  ne  se  ressentent  pas  de  la 
corruption  humaine  ;  ainsi ,  dans  l'état 
actuel  des  socie'te's,  parmi  les  nobl  s  , 
il  y  en  a  qui  ne  le  sont  que  de  nom  ; 
tandis  que  parmi  les  citoyens  qui  ne 
possèdent  ni  titres ,  ni  décorations  ,  ni 
honneurs^  on  en  voit  de  vraiment  nobles. 

Pour  se  faire  une  juste  idée  de  la 
noblesse ,  il  faut  la  diviser  en  noblesse 
acquise  ^  reçue  et  méritée. 

On  se  procure  la  première  avec  de  la 
fortune  et  quelquefois  par  des  bassesses j 

On  reçoit  la  seconde  de  ses  ancêtres  : 
c'est  un  avertissement  pour  devenir  ce 
que  l'on  devient  rarement  3 

La  troisième  se  forme,  comme  on  l'a 
vu,  par  les  services  rendus  à  la  patrie. 
Celle-là  ,  aux  yeux  de  Thomme  qui 
pense  ^  est  la  seule  utile  ;  la  seule  qui 


.LECAUSEtrïl.  85 

mc-iite  nos  hommages ,  et  consc'quem- 
nicnt  la  plus  pure. 

Mais  compatissons  aux  faiblesses  îm- 
maines ,  laissons  les  deux  autres  classes 
de  noblesse  figurer  et  faire  nombre  :  si 
elles  cherchent  à  se  distinguer  par  un 
insultant  mépris,  nous  leur  répondroiis 
par  le  mépris  •  si  elles  s'oublient  sotte- 
ment, la  Charte  est  là,  elle  nous  pro- 
tège ,  et  voilà  pourquoi  nous  la  chéris- 
sons autant  que  le  monarque  qui  nous 

l'a  donnée. 

Véridicus. 

fVVWWWV/VVWWWWXA  VV\'VV%\^'VVV\'VVVVVVVV\'V\'^'VV\IVVVVVVV^'VV\W'  V\'^iW 

L'ORMEAU, 

ou 

LE  SULLY  DES  BORDS  DE  LA  SEINE. 


Sur  la  rive  droite  de  la  Seine  ,  non 
loin  du  village  de  Clichy  ,  s'élevait  avec 
orgueil  un  bel  ormeau;  planté  par  SuUj, 
la  reconnaissance  lui  avait   donné  le 


86  L  Ë     C  A  U  s  E  U  R. 

nom  de  ce  digne  ministre.  Heureuse 
immortalité  obtenue  par  des  bienfaits! 
Douce  récompense  des  services  rendus 
à  laî^rirulture  par  l'ami  du  bon  Henri! 
11  n'est  pas  abattu  ,  mais  il  est  horri- 
blement mutilé,  cet  arbre  majestueux, 
qui  a  vu  les  générations  s'écouler  avec 
respect  devant  lui,  comme  l'onde  pai- 
sible qui  l'arrose.  Il  lui  reste  encore 
plus  do  racines  que  de  brandies  et  de 
rameaux.  Ces  racines  ,  presque  aussi 
grosses  que  le  tronc  qu'elles  soutiennent 
depuis  plus  de  deux  siècles  ,  sortent  de 
terre  et  s'étendent  horizontalement  à  sa 
surface.  Elles  offrent  des  bancs  naturels 
et  commodes  op.  viennent  se  reposer  les 
promeneurs  qui  ,  désirant  traverser  le 
fleuve,  attendent  presque  toujours  le 
bateau  qui  doit  les  porter  sur  l'autre  rive. 
J'aime  à  me  rendre  sur  ce  rivage  de  la 
Seine  ,  parce  qu'il  est  toujours  animé. 
Je  m'échappe  de  Paris  par  la  barrière 
de  Courcelles,  ouverte  uniquement  pour 
les  gens  à  pied.  Je  traverse  une  vaste 
plaine  d'une  culture  variée,  et  je  viens 


L  E     C  A  tJ  s  E  U  R.  8y 

m'asseoir,  dans  la  belle  saison^  sur  les 
bancs  du  Sully. 

Un  jour  du  mois  de  septembre  der- 
nier, Je  m'y  reposais  avec  beaucoup  de 
monde  :  il  y  avait  des  bommes  et  des 
femmes  de  Colombe  et  de  Gennevilliers , 
deux  villages  très-connus  à  la  balle  de 
Paris  ,  dont  ils  sont  les  principaux 
pourvoyeurs,  il  y  en  avait  aussi  de  la 
petite  ville  d'Argenteuil  ,  également 
connue  par  ses  vins,  rivaux  de  ceux  de 
Surène  ,  et  par  ses  figues ,  dont  les 
Provençaux  qui  babitent  Paris  se  gar- 
dent bien  de  goûter.  De  ce  groupe  in- 
téressant sortit  un  orateur  ou  plutôt  un 
bistorion  •  pendant  que  nous  attendions 
le  bateau ,  il  nous  parla  ainsi  de  l'ormeau 
sous  lequel  nous  nous  reposions, 

{(  11  y  a  trente  ans  que  cet  ormeau 
était  en  grand  honneur  parmi  nous  et 
attirait  les  babitans  des  villages  voi- 
sins; sous  son  ombrage  on  venait  danser 
et  se  livrer  à  d'aimables  jeux.  On  dan- 
sait aussi  sur  l'autre  rive,  et  les  danseurs 
elles  ménétriers  qui  se  voyaient  et  s'en- 


88  lecauseur. 

Icudaient ,  faisaient  assaut  de  gaîte  et 
de  talent.  Des  cris  de  joie  et  de  bonheur 
traversaient  le  fleuve ,  et  devaient  faire 
tressaillir  les  ombres  fortunées  de  Sully 
et  de  Henri.  Que  d'amours  de'clarésl 
que  de  mariages  conclus  î  que  d'aima- 
bles rencontres  !  que  de  secrets  con- 
fiés à  l'ombre  du  Sully  ! 

Pendant  la  révolution  cet  arbre  cLéri 
fut  abandonné,  mais  toujours  on  le  res- 
pecta. Il  avait  échappé  aux  ravages  de 
l'invasion  de  i8i4  j  tous  les  soldats  de 
l'Europe ,  ayant  à  leur  tête  leurs  empe- 
reurs et  leurs  rois  ,  avaient  passé  devant 
lui  avec  un  sentiment  de  respect  et 
d'admiration.  Depuis  cette  époque,  sa 
végétation  reprenait  la  vigueur  du  pre- 
mier âge;  les  danses  recommençaient 
sous  l'ombrage  ,  lorsqu'au  mois  de  juil- 
let i8i5,  les  armées  françaises  et  étran- 
gères, ramenées  sur  les  deux  rives  delà 
Seine,  vinrent  poser  leurs  tentes  autour 
de  l'ormeau,  et  ne  respectèrent  plus  sa 
vieillesse. Un  jour,  une  batterie  volante 
est  placée  daiis  la  pluiue ,  elle  menace  le 


L  E     C  A  U  s  É  U  R.  B9 

pont  de  Neuillj.  Pour  la  rendre  plus 
mourlricre  on  veut  la  masquer^  et  aus- 
sitôt le  pauve  Sullj  est  entoure  de  sa- 
peurs; ses  branches  tombent  sous  les 
lia  élus  de  Mars,  et  sont  transportées  à 
la  batterie  qu'elles  couvrent  à  regret  de 
leur  feuillage. 

A  cet  endroit  du  récit  ^  la  nacelle  ar- 
rive, nous  y  entrons  tous.  Contre  les 
sages  reglemens  de  police  nous  y  e'iious 
plus  de  quinze  ,•  mais  nous  avions  un 
batelier  jeune  et  vigoureux  ,  et  d'ail- 
leurs, la  rivière  était  tranquille  comme 
un  beau  jour  d'automne.  JNous  abordâ- 
mes heureusement.  Pendant  la  traver- 
sée ,  l'histoire  de  l'ormeau  n'avait  pas 
été  interrompue.  «  11  est  dépouillé , 
notre  bon  Sullj  ,  nous  disait  l'histo- 
rien. Jl  ressemble  à  un  mât  de  vais- 
seau qui  a  essuyé  une  forte  tempête; 
mais  ses  branches  et  ses  rameaux  renaî- 
tront, et  nos  enfans  danseront  encore 
sous  son  ombrage.  Dans  le  triste  état  où 
on  l'a  réduit ,  il  est  encore  utile  ,  il  sert 
comme  de  boussole  aux  bateliers  qui , 


go  LECAUSEUn. 

sans  ce  guide,  se  laisseraient  entraîner 
par  le  torrent  et  dépasseraient  le  port. 
11  sert  à  marquer  la  hauteur  de  la  rivière,* 
il  porte  le  tarif  du  passage  toujours  ef- 
face' par  une  main  intéressée.  Son  tronc 
offre  encore  un  abri  contre  les  grands 
vents  qui  s'élèvent  souvent  sur  les  bords 
de  la  Seine.  »  Ici  se  termina  le  récit. 
Celui  qui.  nous  l'avait  fait  nous  quitta 
pour   prendre  une  autre  route. 

Je  m'égarai  sur  ces  préis  fleuris,  si 
heureusement  cliantés  par  madame  Des- 
houlières.  Je  rêvai  à  Tormeau,  au  vé- 
nérable Sully  :  sa  prospérité  passée ,  son 
infortune  présente  m'intéressaient  d'au- 
tant plus  que  je  reconnaissais  la  France 
dans  ces  deux  états,  et  que  je  comparais 
cet  arbre  a  notre  patrie.  Comme  lui , 
elle  était , il  yatrente ans,heureuse,  puis- 
sante et  chérie.  Comme  lui,  elle  est  au- 
jourd'hui souffrante  et  affaiblie. Le  même 
événement  ,  la  même  cause  qui  ont 
dépouilh'  Vormeau  et  qui  a  arrêté  sa 
superbe  végéUition ,  a  enlevé  nos  res- 
sources  et  éloigné   notre    prospérité; 


L  E    C  ATI  s  E  U  n.  §1 

mais  la  France  oHre  les  mêmes  espé- 
rances que  le  Sully.  S'il  se  couvre  de 
feuillage,  s'il  voit  encore  les  danses  et 
les  jeux  champêtres,  la  France  aussi 
reprendra  sa  première  vigueur  et  l'at- 
litude  qui  lui  convient.  Uu  bon  roi,  un 
sage  gouvernement  lui  rendront  la  force 
et  la  santé'  qu'une  terre  fertile  et  une 
bonne  culture  doivent  rendre  à  l'or- 
meau. Dieu  qui  protège  la  France  nous 
a  rendu  les  petits-fds  da  bon  Henri. 
Puisse-t-il,  à  chacun  de  leur  règne^  ac- 
corder un  Sully  ! 

M.  DE  REBOUL  BERVILE. 

/W\Af\^/\AAA/V\'VV>\\A\\rt'VV\'V\'\'VV\'VV\'VV\VV\'V\A/VXA'VVVVV\VV\'  A*'VV*'W\\I\W% 

LES  RÉGICIDES  ANGLAIS 

ET 

LES  RÉGICIDES  FRANÇAIS. 


A  la  fin  du  dix  -  septième  siècle  , 
le  gouvernement  Britannique  demanda 
aux  autres  gouvernemens  de  l'Europe, 
de  ne  point  donner  asile  aux  juges  de 


92  LÈCAÛSEtin. 

Cliarlcs  I".  Le  i8  mars  1793^  le  même 
gouvernement  fit  une  demande  sem- 
blable aux  états  géne'raux  de  Hollande ^ 
contre  tous  les  individus  qui  avaient 
contribué ,  directement  ou  indirecte- 
ment ,  à  la  mort  de  Louis  XVL  L'en- 
voyé extraordinaire  de  l'empereur  d'Al- 
lemagne se  joignit  au  lord  Aukland 
pour  celte  demande.  La  pièce  qui  la 
contient  et  la  réponse  des  états  géné- 
raux sont  deux  monumens  historiques 
peu  connus  -,  en  les  plaçant  ici  nous 
croyons  faire  une  chose  agréable  à  nos 
lecteurs. 


Mémoire  de  milord  Aukland,  ainbas- 
sadcur  britannique  et  du  comte  de 
Stharenibcrg ,  ençoyé extraordinnire 
de  V empereur,  présenté  aux  états 
généraux. 

Hauts  et  pui.ssans  seigneurs, 

11  est  connu  que  vers  la  fin  du  mois  de 
septend^re  de  l'année  dernière,  Sa  Ma- 


LECAUSEtJR.  95 

jestë  Britannique  et  \  os  liantes-Puis- 
sances ont  donné,  de  concert ,  l'assu- 
rance solennelle  que  ,  dans  le  cas  où  le 
dani^er  imminent  qui  menaçait  dès-lors 
les  jours  de  Leurs  ^Jajeslés  très-chrétien- 
nes et  de  leur  famille  se  réalisât,  Sa  Ma- 
jesté et  Leurs  Hautes-Puissances  ne  man- 
queraient pas  de  prendre  les  mesures 
les  plus  elFicaces  pour  empêcher  que 
les  personnes  qui  se  seraient  rendues 
coupables  d'un  crime  aussi  atroce,  ne 
trouvassent  aucun  asile  dans  leurs  états 
respectifs. 

Cet  événement,  qu'on  pressentait  avec 
horreur,  a  eu  lieu,  et  la  vengeance  di- 
vine paraît  ne  s'être  pas  long-temps  fait 
attendre  :  quelques-uns  de  ces  détes- 
tables régicides  sont  déjà  dans  le  cas  de 
pouvoir  être  soumis  au  glaive  de  la  loi  ; 
les  autres  sont  encore  au  milieu  du  peu- 
ple qu'ils  ont  plongé  dans  un  abîme  de 
maux,  et  auquel  la  famine,  l'anarchie 
et  la  guerre  civile  préparent  de  nouvelles 
calamités .  Enfin,  tout  ce  que  nous  voyons 
arriver  coujcourt  à  nous  faire  regarder 


g4  1  s    c  A.  u  s  E  U  R. 

comme  prochaine  la  fin  de  ces  malheu- 
reux, dont  Ja  démence  et  les  atrocite's 
ont  pe'ne'tré  d'épouvante  et  d'indigna- 
tion tous  ceux  qui  tiennent  aux  prin- 
cipes de  la  religion ,  de  la  morale  et  de 
l'humanité. 

Ln  conséquence  ,  les  soussignés  sou- 
mettent au  jugement  éclairé  et  à  la  sa- 
gesse de  Leurs  Hautes-Puissances ,  la 
question  de  savoir  si  elles  ne  trouve- 
raient pas  convenahle  d'employer  tous 
les  moyens  qui  sont  en  leur  pouvoir, 
pour  détendre  l'entrée  de  leurs  états  en 
Kurope  ,  et  de  leurs  colonies  ,  à  tous 
ceux  des  membres  de  la  soi-disant  Con- 
vention nationale  ,  ou  du  prétendu 
Conseil  exécutif,  qui  ont  pris  part,  direc- 
tement ou  indirectement,  audit  crime, 
et  s'ils  étaient  découverts  et  arrêtés ,  de 
les  faire  Uvrcr  entre  les  mains  de  la  jus- 
tice pour  servir  de  leçon  et  d'exemple 
au  genre  humain. 

Fait  à  La  Haye  ,  ce  1 8  mars  i  ygî» 


lECAUSEUR.  95 

Réponse  de  leurs  Hautes-Puissances  les 
Ktats  généraux ,  au  mémoire  de  mi- 
lord  Aukloiid ,  ambassadeur  Bri- 
tannique et  du  comte  de  Stharem- 
l)erg,en\oyé  extraordinaire  deV  empe- 
reur, en  date  du  5  avril  1793. 

Leurs  Hautes-Puissances  se  rappellent 
Irès-bien  la  d  eclaralion  solennelle  qu'elles 
ont  donnée,  au  mois  de  septembre  de 
l'anne'e  dernière,  en  réponse  à  une  re'- 
quisition  de  M.  le  comte  de  Slliarem- 
berg,  relativement  à  ceux  qui  pour- 
raient se  rendre  coupables  du  plus  grand 
des  crimes  à  l'égard  de  Sa  Majesté  très- 
chrétienne  ou  de  safamille  royale  ^  elles 
ont  partagé  depuis,  avec  toutes  les  âmes 
honnêtes,  le  sentiment  général  et  pro- 
fond d'épouvante  et  d'indignation,  que 
l'horrible  événement  qui  a  eu  lieu  en 
France ,  a  répandu  dans  toute  l'Europe, 
et  elles  sont  aussi  déterminées  que  ja- 
mais à  tenir  la  main  à  l'exécution  des 
mesures  qu'elles  ont  alors  arrêtées. 


Ç)6  LECAUSEUR. 

Les  étals  généraux  sont  d'autant  plus 
persuadés  de  la  nécessité  qui  existe,  dans 
tout  étiit  bien  ré,qlé',  de  s'opposer  clli- 
caccment  à  l'audace  de  ceux  qui  cher- 
client  à  détruire  le  bonheur  des  sociétés 
civiles,  en  rompant  tous  les  liens  d'une 
iiisle  subordinalioaà  l'autorilé  légitime 
d'un  gouvernement  établi,  que  cette 
république  a  appiis  à  connaître  par  sa 
propre  expérience  ,  les  suites  perni- 
cieuses   d'un  aussi    criminel  projet. 

Effectivement,  il  est  notoire  aujour- 
d'hui qu'un  petit  nombre  d'iiabitans 
^nii[4vés  de  ces  provinces,  usurpant  le 
nom  et  les  droits  de  la  souveraineté, 
n'ont  pa.s  craint  d'attaquer  leur  patrie 
les  armes  à  la  main ,  et  de  menacer  pu- 
bllqnement  de  la  mort  les  membres  du 
gouvernement  léglllme  et  tous  ceux  qui 
étaient  employés  à  la  défense  de  l'état, 
au  cas  qu'ils  ii^ abandonnassent  j)as 
leurs  postes  ;  et  quoique  ces  actes  de 
rébellion  ne  soient  pas  comparables,  ni 
dans  leur  nature  ni  dans  leurs  suites,  aux 
forCaits   qui  ont  été  commis  en  France, 


î.  E     C  A  U  s  E  U  R.  97 

ils  tirent   cependant  leur  origine  des 
mêmes  causes... 

En  conséquence,  les  états  généraux 
attendent  de  l'équité  et  de  la  justice  de 
tous  les  goiuememcjis  de  lIluTopc  et , 
en  particulier,  de  leurs  ma/estes  l'em- 
pereur et  le  roi  de  la  Grande-Bretagne, 
qu'ils  voudront  bien  ne  pas  accorder 
d asile  dans  leurs  états ,  à  ceux  qui  se 
sont  permis  des  attentats  aussi  énormes 
contre  le  gouvernement  de  cette  repu- 
blique,  et  qui  ^  par  àes  proclamations 
et  des  manifestes  si gîiés  par  eux,  ont 
dérobé  leur  nom  à  l'oubli  qui  aurait 
t'té  leur  partage;  mais,  au  contraire, 
que  s'ils  étaient  découverts,  ils  seront 
arrêtés  pour  pouvoir  être  poursuivis  en 
justice  d'après  la  sévérité  des  lois. 

J.  D V. 


t. 


98  LECAUSEUR. 

(vv\^/v^\v\^/v\<vv«<vv\^/vvvvvvv\\%^vv«lvv',<vv\'vv«vvvvv\^'vvvv^vv\vvvlvvkv^^^ 

L'INFLUENCE    DES   MOEURS 

SUR 

LES  SPECTACLES. 


Depuis  les  informes  essais  de  Thes- 
pis  ,  si  lieureusement  agrandis  et  ren- 
dus réguliers  par  Eschilc,  Sophocle  et 
JEuripidc,  jusqu'aux  productions  qui 
honorent  la  scène  française  ,  il  est  im- 
possible de  we  pas  voir  l'empreinte  du 
goût  de  cliaque  siècle j  aussi  peut-on 
juger  tous  les  siècles  par  leurs  spec- 
tacles. 

Les  Romains  voulaient  voir  couler 
du  sang  ;  leurs  cirques  e'taient  remplis 
d'une  foule  barbare  qui  souriait  aux 
coups  terribles  des  gladiateurs ,  et  com- 
templait^  sans  frémir,  des  hommes  dé- 
chirés par  des  bêtes  féroces.  Les  Grecs, 
polis  par  les  beaux  arts ,  dont  la  douce 
influence  égalait  celle  d'un  sol  fertile  et 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  fjC) 

d'un  climat  pur  et  tempéré^  avaient  des 
mœurs  plus  douces  :  ils  se  pldreiit  à  des 
représentations  qui  charmaient  les  yeux 
et  parlaient  au  cœur  sans  en  blesser  la 
sensibilité'.  Leur  esprit  railleur  inventa 
le  jçcure  satirique  ,  et  ils  n'épargnèrent 
ni  les  sages ,  ni  les  rois ,  ni  même  les 
Dieux.  Cette  licence  était  naturelle  dans 
une  république,  et  le  peuple  se  vengeait^ 
en  les  jouant,  de  ceux  qui  lui  faisaient 
sentir  leur  pouvoir. 

Les  pieuses  farces  des  pèlerins,  jouées 
sur  des  tréteaux^  à  la  porte  des  églises 
de  Fi  ance ,  charmèrent  aussi  nos  dévots 
aïeux-  elles  peignent  bien  ces  siècles 
abâtardis  par  le  joug  de  lignorance  et 
de  la  superstition.  Quelle  distance  entre 
ces  momeries  où  paraissaient  les  saints , 
les  diables  et  Dieu  lui-même  ;  et  les 
chefs-d'œuvre  de  Corneille!  L'esprit 
chevaleresque  du  siècle  de  Henri  1\'  et 
de  Louis  XUI  est  peint  dignement  par 
le  père  de  la  tragédie  Française.  La 
galanterie  de  la  cour  de  Louis  XI\'  res-^ 
pire  dans  les  vers  gracieux  de  Racine; 


100  LE     CAUSEUR. 

et  la  mesquinerie  du  siècle  de  Louis  XV 
se  trouve  dans  les  vers  sucres  de  Dorât 
et  dans  la  prose  maniére'e  de  Marivaux. 
Si  ces  deux  auteurs  font  époque  par 
leur  peu  de  naturel  et  leur  afféterie,  ce 
n'est  point  à  leur  genre  de  talent  qu'il 
faut  s'en  prendre^  mais  au  siècle  où 
ils  ont  écrit.  Les  paniers  et  les  corps 
busqués  des  femmes  ,  leurs  coiffures , 
aussi  roidcs  que  leurs  manières ,  les  cos- 
tumes pinces  des  hommes  étaient  la 
mesure  du  goût  de  ce  temps.  Les  so- 
ciétés étaient,  comme  les  habits,  uu 
diminutif  du  siècle  précédent. 

Passons  sous  silence  l'intervalle  où 
nos  théâtres  ressemblaient  aux  cirques 
des  Romains,  et  nous  voilà  de  Thes- 
pis  arrivés  à  Binnet  et  à  Potier.  Le 
théâtre  des  Variétés ,  ceux  des  bou- 
levards attirent  la  foule.  Ne  pourrait-on 
pas  juger  par  là  de  l'esprit  de  notre 
siècle.  Il  est  tout  spéculateur  :  il  n'y  a 
plus  de  mœurs  à  peindre,  parce  qu'il 
n'y  a  plus  de  société.  Les  cercles  sont 
un  mélange  de   toutes  les  classes,  les 


LE     CAUSEUR.  lOl 

états  ne  forment  plus  de  corps  à  part^ 
ils  n'ont  plus  de  costumes  particuliers. 
Le  médecin  qui  jadis  se  reconnais- 
sait à  son  habit  noir^  à  sa  grande  per- 
ruque, à  sa  démarche  grave,  maintenant 
légèrement  couvert  d'un  frac  et  coiffé 
à  la  Titus ,  papillonne  dans  un  cercle  ; 
le  président  et  le  notaire  n'ont  plus  de 
robes  j  le  bourgeois  est  mis  comme  le 
financier,  et  celui-ci ,  comme  l'homme 
d'état.  Nécessairement  cette  confusion 
de  rangs,  cette  uniformité  de  costumes 
nuisent  au  prestige  théâtral  ;  et  Picard, 
le  peintre  le  plus  lidèle  de  nos  mœurs 
actuelles,  n'a  pu  éviter  une  certaine 
monotonie  qu'entraîne  ce  défaut  de  va- 
riété dans  les  habits  et  le  langage. 

Après  avoir  perdu  une  grande  res- 
source comique  dans  ces  traits  caracté- 
ristiques de  chaque  état,  les  auteurs  ont 
été  obligés  de  se  vouer  à  l'exagération , 
la  charge  ou  le  genre  intrigué.  Serait-il 
possible  de  réussir  aujourd'hui  sans 
employer  ces  ressources?  c'est  ce  que  je 
vais  examiner. 


102  L  E    C  A  U  S  E  U  R. 

Les  auteurs  dramatiques  se  plaignent 
qu'il  n'y  a  plus  de  caractères  à  peindre  ; 
que  leurs  prédécesseurs  ont  moissonné 
ce  vaste  champ  •  qu'à  peine  y  reste-t-il 
a  glaner.  Les  peintres  se  plaignent-ils 
qu'il  n'y  a  plus  de  sujets  de  tableaux? 
La  nature  n'est-elle  pas  toujours  variée, 
toujours  nouvelle  ?  Le  mémo  site  ne 
peut- il  pas  être  vu  sous  vingt  aspects 
différens?  Le  cœur  de  l'iiomme  n'a-t-il 
pas  des  replis  innombrables  que  l'on 
peut  scruter ,  qui  offrent  des  sujets  de 
recherches  et  de  méditations  au  phi- 
losophe et  au  poète  ,  et  par  conséquent 
à  l'auteur  dramatique,  qui  doit  être 
tout  à-la-fois  et  poète  et  philosophe. 

Les  situations  de  la  vie  sont  diver- 
sifiées par  tant  de  circonstances ,  que  le 
même  caractère  peut  prendre  un  as- 
pect de  nouveauté.  Le  Misantlirope ,  le 
Glorieux  sont  peints  d'après  les  mœurs 
du  siècle  où  l'on  a  tracé  ces  chefs-d'œu- 
vre j  ils  seraient  bien  différens  dans  le 
noire  :  les  lois,  les  usages,  la  société 
n étant  plus  les  mêmes,  l'un  mettrait 


LE    CAUSEUR.  10:> 

saj^loire  à  d'autres  hochets,  l'autre  fron- 
derait d'autres  abus,  et  blâmerait  d'au- 
tres travers.  Fabre  d'Eglantine  a  senti 
quelle  vaste  carrière  lui  offrait  cette 
ide'e,  et  sa  suite  du  Misanthrope  est 
digne  du  succès  qu'elle  a  obtenu.  Je  ne 
pre'tends  pas  pour  cela  que  l'on  refasse 
nos  chefs-d'œuvres  dramatiques  •  qui 
pourrait  les  refaire?  Je  ne  crois  pas  non 
plus  qu'il  faille  se  borner  à  faire  des 
suites  aux  pièces  du  siècle  dernier  ; 
mais  je  crois  que  tous  les  caractères 
connus  et  leurs  nuances,  place's  dans 
des  situations  qui  peignent  bien  la  so- 
ciété actuelle  ,  offrent  encore  de  gran- 
des ressources  au  peintre  de  mœurs  et 
à  l'auteur  comique. 

La  grande  quantité  de  pièces  de 
théâtre  que  l'on  a  faites  dans  un  temps 
où  nous  avions  vingt  salles  de  spectacle 
à  Paris ,  ne  peut  pas  avoir  épuisé  les  au- 
teurs. On  n'y  représentait ,  la  plupart 
du  temps,  que  d'informes  essais,  in- 
dignes du  nom  de  comédies.  Ni  les  mé- 
lodrames, ni  les  vaudevilles  n'ont  épuisé 


104  LE    CAUSEUR. 

la  mine  comique  ;  les  e'iémens  de  saccés 
des  uns  sont  les  surprises,  les  évène- 
niens  surnaturels  •  les  autres  réussissent 
par  un  dialogue  piquant,  des  couplets 
faciles,  satiriques  •  à  peine,  en  dix  vau- 
devilles trouve-t-on  une  vraie  scène  de 
come'die.  Les  auteurs  ont  donc  untort^ 
c'est  de  viser  à  l'effet ,  de  gâter  le  goût 
du  public  en  l'habituant  au  clinquant , 
et  de  n'étudier  ni  les  hommes  ni  les 
mœurs?  Un  jeune  homme  de  vingt  ans 
fait  un  ouvrage  dramatique  :  où  a-t-iï 
vu  le  monde  ?  que  va-t-il  peindre  ? 
Peut -il  juger  par  expérience  ou  par 
comparaison?  sait-il  ce  qui  est  bon 
ou  mauvais  ?  peut-être  saisira-t-il  un 
ridicule  ;  peut-être  aussi  en  prendra-t-il 
un  pour  une  grâce,  et  un  usage  qu'il 
ne  connaît  pas ,  pour  une  inconvenance. 
Il  est  mallieureux  qu'un  auteur  dra- 
matique fasse  son  métier  de  cet  art  utile 
et  trop  peu  honoré  de  nos  jours.  Il  se 
presse,  il  esquisse  au  heu  de  finir  ses 
ouvrages.  De  là  vient  la  grande  quan- 
tité de  pièces  médiocres.  On  dit  que  le 


1  E    CAUSEUR-  Io5 

public  aime  la  nouveauté  ?  Il  aimera 
mieux  sans  doute  voir  deux  fois  une 
bonne  pièce  nouvelle ,  que  toutes  ces 
premières  représentations  d'ouvrages 
nuls.  Si  les  auteurs  e'taient  plus  ama- 
teurs de  la  gloire  que  de  l'argent^  ils  fe- 
raient moins  d'ouvrages  et  j  mettraient 
plus  de  temps;  le  public  y  gagnerait, 
et  eux-mêmes  s'en  trouveraient  bien. 

T.  D, 

LES  PIÈCES-ANECDOTES, 


Ce  siècle  a  vu  naître  un  genre  de  piè- 
ces de  tbe'âtre  que  l'on  a  nommées  piè- 
ces anecdotes.  Le  Vaudeville  a  donné 
l'éveil.  Piron  avec  ses  amis  était  tout 
tracé  dans  le  discours  préliminaire  des 
Annales  poétiques ,  et  son  succès  encou- 
ragea les  auteurs  du  Mariage  de  Scarron  : 
mais  quelle  foule  de  comédies  et  de  vau- 
devilles-anecdotes suivit  ces  deux  pre- 
mières !  cette  ressource  devint  celle  des 

5* 


10(7  L  E     C  AU  s  E  U  R. 

auteurs  qui  nVn  avaient  pas.  Ne  sachant 
point  l'aire  de  comédies  ,  ils  mettaient 
on  scène  les  gens  qui  en  avaient  fait  de 
bonnes,  et  faisaient  applaudir  leurs 
noms  et  le  souvenir  de  leurs  ouvra'jfcs. 
Ce  succès  facile  encouragea  la  médio- 
crité ,  on  vit  au  théâtre  pleuvoir  des 
grands  hommes  et  souvent  de  fort  pe- 
tits. Il  suffisait  qu'une  personne  eût  fait 
imprimer  quelques  lignes,  pour  que 
ceux  qui  n'avaient  rien  fait  imprimer, 
lui  fissent  une  apothéose.  L'épidémie 
gagna  les  grands  théâtres,  et  la  scène 
française  a  vu  réussir  Bnif^ys  et  Pala- 
prat ,  et  tomber  le  bon  La  Fontaine. 
Que  Ton  se  soit  emparé  des  gens  dont 
les  noms  pouvaient  piquer  la  curiosité, 
exciter  l'intérêt^  oudeceuxdontlavie  of- 
frait des  particularités  singulières  ,  rien 
de  plus  naturel  ,•  mais  à  force  de  feuil- 
leter le  dictionnaire  histori(jue,  on  l'eut 
bientôt  épuisé  ;  après  Molière ,  Soi- 
leaii ,  Kacine ,  Santeiiil^  Ninon ,  Chnu- 
lieu ,  Maître  Adam ,  on  vit  arriver  cet  te 
foule  de  noms  inconnus  ^  ou  du  moins 


L  K    C  A  U  S  E  U  R.  JOy 

qni  doivent  bientôt  grossir  les  ondes 
du  Léthé.  Le  froid  Dorât  ,  le  pincé 
MaiiçauXy  le  doucereux  FLor'imi ,  et 
le  léger  Bercjuin  parurent  à  la  file. 
Leur  e'sprit  a\ait  fait  sourire  quelques 
sociétés  ',  il  n'a  pu  cependant  résister  à 
un  demi-siècle  :  jugez  quel  intérêt  pou- 
vait prendre  le  public  de  nos  jours  au 
succès  de  quelques  madrigaux  oubliés  , 
et  de  quelques  scènes  où  le  sentiment 
rivalise  avec  la  métaphysique.  L'esprit 
des  auteurs  du  jour  donna  pourtant  à 
ces  ouvrages  une  existence  éphémère  ; 
mais  une  foule  à^ apprentis  se  mit  à  tra- 
vaillerles  grands  hommes,  et  St.-Eçre- 
mont  fut  exhumé  pour  remourir  le  soir 
même.  Collé ,  qui  a  fait  deux  pièces 
de  théâtre ,    est  venu   débiter   sur  la 

scène  une  prose telle  que  de  sa  vie 

il  n'en  prononça.  11  suffit  qu'un  homme 
ait  fait  un  couplet ,  peut-être  un  dis- 
tique ,  pour  qu'il  ne  soit  pas  incertain 
de  se  voir  un  jour  immortalisé  ou  ex- 
humé de  nouveau  par  les  chansonniers 
modernes.  J'ai  dit  chansonniers  et  noo 


I08  LE    C  AU  s  È  ti  E. 

pas  auteurs  ;  car  on  doit  mettre  une 
grande  difTérence  entre  ceux  qui  font 
des  scènes  et  ceux  qui  font  des  couplets - 
entre  ceux  qui  font  des  jeux  de  mots  et 
ceux  qui  ont  des  idées  j  entre  ceux  qui 
conçoivent  un  canevas  dramatique  et 
ceux  qui  le  brodent  ,•  entre  ceux 
enfin  qui  dessinent  et  qui  peignent ,  et 
ceux  qui  vernissent  les  tableaux. 
Cette  digression  m'a  éloigne'  de  mou 
«ujet  •  j'y  reviens. 

11  faut  convenir  que  les  noms  des  gens 
célèbres  frappent  plus  agréablement  nos 
oreilkîs  que  ceux  de  Damis  et  de  Cléon, 
Un  trait  plaisant  de  Dorninitjue  ou  de 
Babelois  nous  flatte  plus  qu'une  ruse 
de  Crispin;  un  beau  trait  rie  Malherbe 
dit  plus  à  nos  cœurs  qu'une  belle  ac- 
tion prêtée  par  un  poète  à  un  Dorante, 
Les  portraits  de  T^oltaire  ou  de  Rous- 
seau seront  toujours  recliercbés  des 
amateurs  de  la  pliilosoplîie  et  des  amis  de 
b»  natvire.  IMais,  quand  j'entendrai  T^en- 
dônie  ou  Catlnat  chanter  des  Ponts- 
neufs  •  quand  Richelieu  et  le  grand  Cor- 


W^///^  viendront   débiter  des  vers 

(Quels  vers  il  faut  pour  faire  parler 
dignement  Corneille!)  ,  je  m'écrierai  : 
faites  donc  des  comédies,  et  laissez  re- 
poser les  mânes  des  grands  hommes  ; 
ne  les  rapetissez  pas  pour  les  mettre  à 
votre  niveau.  Le  bâton  de  maréchal 
n'est  pas  le  hochet  du  vaudeville  ,  et  la 
pourpre  romaine  ne  doit  pas  paraître 
auprès  du  manteau  de  la  folie  :  il  faut 
que  chaque  chose  soit  à  sa  place.  Ri- 
chelieu peut,  dans  un  palais,  conspirer 
la  c^ort  de  Montmorency  (  i  ),  mais 
non  pas  marier  Corneille  comme  un 
curé  de  village. 

La  scène  du  vaudeville  est  farcie  de 
noms  historiques.  Théophile,  condamné 
au  feu,  y  plaisante  sur  sa  situation. 
liawater  y  devine  qu'une  demoiselle 
enceinte  a  été  séduite  j  et  Young  /  le 
moraliste  anglais  ,  le  funèbre  Young  , 
y  chante  des  refrains  consacrés  par  les 
apôtres  de  Momus.  Cette  rage  d'anec- 

(i)  Tragédie  de  M.  Carion  de  Nysas. 


ITO  LE     C  AU  S  E  U  R. 

dotes  a  tué  l'imagination  des  auteurs. 
Au  lieu  de  créer  des  intrigues  et  des 
scènes  nouvelles ,  ils  ont  décoré  de  noms 
nouveaux  de  vieilles  scènes  et  de  vieilles 
intrigues^  ils  ont  fait  rencontrer  des 
gens  ([ui  ne  s'étaient  jamais  vus.  Us  ont 
mis ,  comme  contemporains  ,  des  per- 
sonnages que  plusieurs  lustres  ont  sé- 
parés. J'ai  vu  Lafare  qui  paraissait  n'a- 
voir que  vingt  ans  ,  auprès  de  Chaulieu 
sur  le  bord  do  sa  tombe.  J'ai  vu  ISinon 
cliez  madame  de  Sevigné.  Y  a-t-elle 
jamais  paru  ?  eiit-clle  jamais  osé  y  pa- 
raître? Le  jeune  Sévigné, quelque  étour- 
di,  quelque  entraîné  qu'il  fut,  eût-il 
méprisé  les  convenances,  manqué  de 
respect  à  sa  mère  ,  au  point  d'introduire 
chez  elle  sa  maîtresse  ?  et  quelle  maî- 
tresse ?  une  courtisane  !  En  vain  ses 
qualités  personnelles  ,  les  charmes  de 
son  esprit  ,  la  bonté  de  son  cœur  ,  son 
titre  d'honnête  homme  (i)  l'ont  distin- 

(i)  On  sait  que  Ninon  se  vantait  d'eire 
un  fort  honnête  homme. 


lE     CAUSE  un.  ITÏ 

gneo  des  femmes  de  son  cspccc  ,  ce  n'en 
était  pas  moins  Ninon.  Mais  roilàjiis- 
te  ment  comme  on  ecn't  F  histoire.  Mo- 
lière a  cberclié  des  tableaux  dans  le  cœur 
humain ,  dans  les  scènes  du  monde  ; 
\oilà  pourquoi  il  a  fait  des  chefs-d'œu- 
vre de  morale  et  de  comique  j  modèles 
et  desespoir  de  ses  successeurs.  AlccsICj 
Philinte  ,  Tartuffe ,  sont  devenus  célè- 
bres. 11  n'a  pas  cherche  des  noms  connus, 
il  a  fait  connaître  ceux  qu'il  a  invente's^ 
et  ils  vivront  autant  que  le  nom  de 
Molière. 

C.  D. 

*iv»ivvvvv»  vv\*v^AAA/vM*^lVvv\vv^'V\^lVV^'VV^/*v»'Vv^**A(vv^•vvvvvv/vv^v^^v^'VV^ 

LA   PARODIE. 


L'admira noK  est  un  sentiment  qu'iî 
est  difficile  à  l'homme  de  conserver  long- 
temps :  il  a  besoin  de  s'en  reposer,  et 
la  malignité  lui  offre  le  délassement  le 
plus  agréable.  11  est   d'ailleurs  dans  les 


113  lE    CAUSEUR. 

clioses  les  plus  sérieuses  un  côté  plai- 
sant j  aussitôt  que  nous  l'apercevons 
ou  qu'on  sait  nous  le  montrer,  nous  n'en- 
visageons plus  l'objet  que  sous  cette 
face  ;  et  ce  qui  nous  a  intéresse'  ne  sert 
plus  qu'à  nous  égaj^er.  Telle  est  sans 
douterorigine  de  la  parodie,  et  la  cause 
du  plaisir  qu'elle  nous  procure. 

Le  tbéàtre  grec  ,  le  plus  ancien  que 
nous  connaissions ,  contient  les  premiers 
essais  de  ce  genre.  Ce  ne  sont  pas  ce- 
pendant des  pièces  entières  consacrées 
à  la  critique  d'une  autre,  comme  parmi 
nous.  Aristophane ,  dont  l'esprit  caus- 
tique était  digne  d'inventer  la  parodie, 
si  toutefois  quelque  comique  plus  an- 
cien ne  lui  avait  pas  fourni  des  modèles 
dont  le  temps  nous  a  privés  ,  Aristo- 
phane suivait  une  autre  marche.  Tantôt, 
au  milieu  d'une  de  ses  comédies  il  place 
ime  scène  parodiée  de  quelque  tragique, 
travestit  ses  vers  ,  ou  les  applique  d'une 
manière  burlesque  ,•  tantôt  il  consacre 
une  pièce  entière    à  en  parodier  quel- 


N      lE    CAUSErP,.  Il3 

ques autres;  mais,de  temps  entcnips,So- 
pliocle  et  Esclijle  reçoivent  aussi  quel- 
ques-uns de  ses  traits  malins. 

On  pense  bien  qu'il  se  donnait  là- 
dessus  toute  liberté'.  Ce  n'était  pas  chez 
un  peuple  jaloux  de  ses  prérogatives , 
toujours  disposé  à  abaisser  ceux  qui  sor- 
taient de  la  classe  commune ,  que  l'au- 
teur le  plus  considéré  eût  osé  prétendre 
se  soustraire  à  cette  espèce  de  censure 
publique  j  qui ,  après  tout  ^  n'était  qu'un 
ostracisme  assez  doux  ,  en  comparaison 
de  celui  que  l'on  réservait  pour  les  ma- 
gistrats et  les  i;énéraux. 

Nous  ne  voyons  pas  non  plus  que  les 
épigrammes  d'Aristophane  aient  nui  au 
succès  des  tragédies  critiquées.  Rail- 
leurs ,  mais  sensibles  au  vrai  beau ,  les 
Athéniens  allaient  tour  à  tour  applaudir 
aux  beaux  vers  de  leurs  grands  poètes 
tragiques,  et  rire  à  ceux  de  leurs  meil- 
leurs comiques.  11  eût  été  difficile  de 
leur  persuader  que  l'on  pouvait  détruire 
reffetd'un  chef-d'œuvre  enle  parodiant, 
et  ils  ne  pensaient  point  que  la  tragédie 


Il4  LE    CAUSEUR. 

fût  une  divinité  dont  les  de'fauts  même 
dussent  être  encense's. 

Quant  aux  Romains,  sans  doute  la 
parodie  e'tait  certaine  de  son  succès 
chez  un  peuple  qui  voulait  que  les  hon- 
neurs même  qu'ils  rendaient  aux  triom- 
phateurs ,  fussent  balance's  par  des  cri- 
tiques malignes  de  leurs  exploits,-  mais 
n'ayant  point  eu  de  tragédie  (  car  à 
peine  peut-on  qualifier  de  ce  nom  les 
déclamations {Mnphali(j[ues de Sénèque)  , 
ils  n'ont  pu  ,  par  la  môme  raison  ,  ac- 
climater chez  eux  cette  mordante  com- 
pagne qui  s'al!;!che  à  ses  pas,  et,  à 
l'exemple  de  beaucoup  de  monde  ,  dit  le 
plus  de  mal  de  ceux  à  qui  elle  doit  le  plus. 

Mais  c'était  chez  le  Français ,  qui , 

«  Né  malin ,  créa  le  Vaudeville ,.  » 

que  la  tragédie  devait  recevoir  tout  le 
perfectionnement  dont  elle  était  suscej»- 
tible ,  et  devenir,  en  quelque  façon, 
une  dixième  Muse  destinée  à  réveiikr 
les  autres  par  ses  espiègleries.  Ce  n'est 
pas  qu'elle  n'ait  eu  à  soutenir   de  rudes 


LE      CAUSE  U  R.  Il5 

combats  contre  l'amoiir-propre  de  cer- 
tains auteurs  qui  auraient  bien  voulu  la 
faire  considérer  comme  atteinte  de  cri- 
me de  lèse-majesté  tra£;iqut\  11  m'est  pé- 
nible d'avouer  que  Voltaire  lui-même 
descendit  jusqu'à  ces  misérables  craintes 
de  la  vanité  ;  qu'il  cliercliait  à  armer 
les  puissances  contre  une  plaisanterie  ; 
qu'il  voulait  intéresser  l'autorité  royale 
àempécber  la  représentation  à\4lzirelie 
ou  de  telle  autre  pièce,  en  mettant  en 
avant  son  titre  de  "entilbomme  de  la 
cbambre,  qui  lui  semblait  avili  par 
quelques  traits  lancés  sur  ses  ouvrages. 
Il  aurait  eu  sans  doute  de  la  peine  à 
concilier  ces  craintes  cliimériques  d'ua 
bon  mot,  avec  la  liberté  qu'il  se  donnait 
de  répandre  à  pleines  mains  le  sel  du 
ridicule  sur  les  ouvrages  de  s(?s  adver- 
saires ,  et  mémo  quelquefois  sur  leurs 
personnes  ;  mais  telles  sont  les  contra- 
dictions de  la  vanité  bumaine ,  telle  est 
la  susceptibilité  du  génie  !  Ne  savons- 
nous  pas  que  Racine  convenait  que  la 
plus  mauvaise  critique  de  ses  pièces  lui 


Il6  LECAUSEUR- 

avait  causé  plus  de  peine  que  les  ap- 
plaudissemens  de  la  cour  et  du  public 
ne  lui  avaient  jamais  fait  de  plaisir  ? 
N'eut-il  pas  la  faiblesse  de  s'affecter  de 
la  rime  indécente  qu'Arlequin  avait  ac- 
colée au  nom  de  Bérénice  ,  et  de  fiiire  à 
cette  sottise  l'honneur  d'en  craindre 
l'effet ,  comme  d'une  épigramme. 

Revenons  à  la  parodie.  Elle  était  trop 
dans  le  caractère  français  pour  ne  pas 
triompher  des  obstacles  que  l'on  cher- 
chait à  lui  susciter.  Une  interdiction 
momentanée  ,  que  des  amours-propres 
irrités  ne  purent  prolonger  autant 
qu'il  leur  aurait  convenu,  est  le  seul 
échec  qu'elle  ait  souffert  depuis  qu'on 
l'a  introduite  sur  nos  théâtres  ;  elle  s'en 
est  relevée  avec  gloire,  et  son  empire 
paraît  affermi  plus  solidement  que  ja- 
mais. 

On  sait  assez  généralement  que  Domi- 
nique et  Romagnési  furent  les  premiers 
disciples  de  la  parodie  ,  et  c^v^ Agnès  de 
ChaUlot  est  encore  aujourd'hui  citée 
comme  un  des  modèles  de  ce  genre.  Le» 


LECAUSEUR.  \  1<J 

foires  Saint- Laurent  et  Saint -Germain 
en  virent  éclorc  plusieurs  autres  clignes 
de  la  gaîté  française.  Le  théâtre^  impro- 
prement nommé  Italien,  réunit  ensuite 
la  parodie  à  ses  attributions.  Parisau, 
homme  de  talent,  \ictime  de  la  tour- 
mente révolutionnaire,  réussit  plusieurs 
fois  dans  cette  espèce  d'ouvrage,  et  la 
T^eiue  de  Cancale ,  surtout ,  lui  valut 
une  réputation.  JN'oublions  pas  non  plus 
ces  fameuses  Rêçeries ,  ou  le  fil  du  cou- 
plet s'allie  si  heureusement  à  la  malice 
de  la  parodie. 

C'était  le  présage  assuré  de  ses  triom- 
phes sur  un  théâtre  consacré  au  vaude- 
ville. Un  auteur  avait  prétendu  marier 
à  la  morale  cet  espiègle  *nfant;  son 
union  avec  la  parodie  est,  je  crois ^  plus 
avérée  et  plus  universellement  connue. 
Parmi  les  nombreux  rejetons  qu'elle  a 
produits,  on  distinguera  toujours  sans 
doute  AT'lequin  cniello  ,  Ahuzard  et  la 
Marchande  de  Modes. 

Ce  dernier  ouvrage  offrit  une  nou-« 
veauté  piquante^  et  qui  doit  faire  époque 


Il8  LECAUSEUR. 

dans  riiistoire  de  la  parodie  :  un  au- 
teur se  plaisantant  lui  -  même ,  et  fai- 
sant, de  bonne  foi  et  sans  me'nagement , 
la  part  de  la  critique.  C'est  sans  doute 
la  meilleure  réponse  à  ceux  qui  ont 
voulu  représenter  la  parodie  comme 
dangereuse  pour  les  ouvrages  sérieux, 
puisque  la  P^esiaîe  n'a  rien  souffert  des 
traits  malins  que  son  auteur  s'est  lancés 
à  lui-même. 

Ou  est  porté  à  chercher  querelle  aux 
railleurs^  et  ne  pouvant  convaincre  la 
parodie  d'être  dangereuse ,  on  a  tenté 
de  diminuer  son  mérite ,  en  assurant  que 
ce  genre  était  le  plus  aisé  de  tous  ,  que 
la  méchanceté  pouvait  amuser ,  même 
sans  le  seco^irs  de  la  gaîté  et  de  l'esprit. 
Il  est  facile  de  répondre  à  cette  asser- 
tion ,  en  nioutrant  que  ,  sur  la  foule  des 
parodies  jouées  depuis  un  siècle ,  un  très- 
petit  nombre  sont  restées ,  soit  au  théâ- 
tre ,  soit  dans  notre  mémoire  ,  quoique 
la  plupart  des  ouvrages  pai'odiés  aient 
eu  cet  avantage.  Nous-mêmes  avons  été 
témoins  des  chutes  midtiphées  qu'ont 


LECAUSEUR.  lig 

éprouvées  plusieurs  de  ces  pièces,  quoi- 
que ce  De  fût  pas  la  mécliaucete'  qui  leur 
manquât. 

Un  tort  plus  réel  que  l'on  pourrait 
trouver  à  la  parodie  ^  c'est  de  s'exercer 
sur  trop  de  sujets  indistinctement,  et  de 
combattre  souvent  des  ennemis  trop  vul- 
gaires. Elle  devrait  songer  que  les  ma- 
lignes e'pigrammes  ne  doivent  être  que 
des  compensations  des  applaudissemens 
publics  ,  et  se    comparer  à  ces   soldats 
dont  j'ai  parle'  plus  haut,  qui  ne  s'atta- 
chaient qu'au  cliar  des  grands  capitaines. 
JXous  avons  vu  parodier  des  ouvrages 
ignore's ,  et  présenter  ainsi  aux  specta- 
teurs de  véritables  énigmes.  La  tragédie 
et  le  grand  opéra  n'ont  pas  semblé  non 
plus  à  nos  parodistes  un  champ    assez 
vaste  :  ils  ont  étendu  leurs  critiques  à  la 
comédie  ,  et  ils  en  sont  venus  jusqu'au 
vaudeville  et  au  mélodrame  •  il  ne  faut 
pas  désespérer  qu'on  ne  finisse  par  paro- 
dier des  parodies. 

On  peut  aussi  reprocher  à  ceux  qui 
suivent  aujourd'hui  cette  carrière,  de 


120  L  E     C  AUS  E  U  R. 

faire  plutôt  des  travestissemens  que  des 
parodies ,  en  suivant  trop  servilement 
pas  à  pas  l'ouvrage  critiqué.  Ce  n'est 
pas  ainsi  que  les  fondateurs  de  ce  genre 
l'avaient  lait  chérir  d'une  nation  spiri- 
tuelle et  maligne.  Je  me  rappelle  entre 
autres  une  de  leurs  parodies  qui  présen- 
tait beaucoup  d'originalité.  Les  person- 
nages en  étaient  les  cinq  actes  d'une 
tragédie  nouvelle.  Le  premier,surcliargé 
d'expositions  et  de  détails ,  était  figuré 
par  un  liomme  excessivement  replet  :  le 
second  acte  ^  un  peu  court  et  étiqué , 
par  un  autre  fort  maigre  -,  et  ainsi  de 
suite.  Le  plus  plaisant  était  le  dernier 
acte ,  qui ,  mal  conçu  et  terminant  pé- 
niblement l'action  ,  était  attiré  de  force 
sur  la  scène  parle  quatrième^  et  tombait 
en  se  débattant.  Voilà  sans  doute  une 
parodie  d'un  genre  neuf  et  un  exemple 
pour  nos  auteurs  :  car  si  nous  aimons 
assez  la  malice,  la  nouveauté  est  encore 
plus  sure  de  nous  plaire. 

T. 


■L  E    CAU  S  E  U  R.  121 

LES  FAIMILLES  COMIQUES      > 

DU 

THÉÂTRE   DES  VARIÉTÉS. 


L'autre  siècle  vit  ses  ihe'âtres  pleins 
de  Crispiii ,  de  Frontin^  de  Lafleur  ,  et 
de  Picard.  Ces  valets  ,  employés  dans 
toutes  les  pièces  ,  avaient  toujours  plus 
d'esprit  que  leurs  maîtres  ,  plus  d'intri- 
gue que  leurs  maîtresses  •  avec  des  saillies 
et  des  tours  pleins  d'esprit,  ils  parve- 
naient toujours  à  tromper  les  Orgon 
les  Oronte  ,  et  tous  ces  pères,  tuteurs  et 
oncles  de  comédie  qui  finissent  par  ma- 
rier leurs  adroites  pupilles  et  leurs 
amoureuses  nièces. 

Aujourd'hui  ce  sont  des  niais  qui  se 
sont  emparés  de  tous  les  théâtres  ;  mais 
c'est  surtout  à  celui  des  ^  arietés  qu'on 
voit  des  emplois  nombreux  et  des  soi- 
rées tout  entières  consacrées  aux  niais 
I.  6 


132  LE     CAUSEUR. 

et  genres  accessoires.  L'administration 
a  été  obligée  ,  pour  soutenir  la  collection 
des  pièces  où  il  y  a  des  rôles  de  niais , 
d'avoir  constamment  trois  acteurs  uni- 
quement destinés  à  cet  emploi. 

La  première  famille  de  niais  qui  pai'ut 
sur  ce  théâtre  ,  fut  celle  des  Jeannot, 
Elle  eut  une  vogue  bien  inférieure  à 
celle  des  niais  ses  successeurs.  On  citera 
cependant  long-temps  à  Paris  ^  les  deux 
ou  trois  acteurs  qui  s'illustrèrent  dans 
les  Battus  paient  r amende ,  et  plusieurs 
autres  ouvrages  de  cette  force. 

Les  Plot'/i/i*  rivalisèrent  avec  les  Jean-^ 
noi.  Cette  seconde  famille  de  niais  gro- 
tesques ,  que  la  précédente  plus  adroite, 
varia  ses  tours,  multiplia  ses  rôles  ,  et 
parvint  à  amuser  long-temps  la  facile 
hilarité  des  bourgeois  de  Paris  ;  ces 
Pointu  se  travestissaient  avec  tant  de 
prestesse  et  tant  d'originalité  !  Ils  sem- 
blaient s'être  emparés  des  applaudisse- 
niens  du  public ,  au  point  d'anéantir 
toutes  les  farces  des  Joharl  qui  avaient 
conquis  quelques  petits  théâtres  des 
bûiilevardi. 


LE     CAUSEUR.  125 

Les  Joctisses  vinrent  bientôt  déran- 
ger ces  renommées  ,  et  menacer  le  the'â- 
tre  comique  des  Variéte's  d'une  invasion 
générale,  à  l'aide  des  rébus,  des  calem- 
bourgs,  et  des  quolibets  vulgaires  dont 
cette  niaise  lamille  paraissait  posséder 
«eule  le  recueil  complet.  Le  désespoir  de 
Jocrisse,  qui  est  le  chef-d'œuvre  de  ce 
genre  ,  fit  rire  tout  Paris  et  vivre  tout 
le  tliéâtre  des  \  ariétés.  Le  Jocrisse 
suicide  parut  ensuite ,  attrista  la  scène  , 
el  usurpa  le  genre  dramaluri,dque  ,  jus- 
qu'à ce  qu'un  nouveau  Jocrisse  ,  vé- 
ritable enfant  de  cette  inepte  famille  , 
nous  offrit  Jocrisse  à  V Opéra  ,  et  son 
succès  fut  complet. 

Mais  les  applaudissemens  prodigués 
à  la  famille  Jocrisse  étaient  destinés  à 
être  revendiqués  par  la  llimille  aussi 
niaise  des  Cadct-lloussel.  Les  grands 
succès  du  Désespoir  furent  long-temps 
balancés  par  la  vogue  immense  qu'ob- 
tint le  Professeur  de  déclamation.  C'en 
était  presque  fait  des  Jocrisse  ,  la  tragé- 
die des  Cadet-Ptoussel  les  écrasait ,  lors- 


124  LE     CAUSEUR. 

qu'un  auteur  plein  de  la  force  comique 
du  genre ,  osa  tuer  Jocrisse  et  l'envoyer 
aux  Enfers.  Ce  dernier  allait  rem- 
porter dans  l'opinion  des  boulevards  , 
si  tous  les  diables  du  Tartare  n'étaient 
venus  ^  comme  dans  Orphée,  assurer  par 
leur  résistance  même  et  par  leurs  fureurs , 
l'immortalilé  théâtrale  de  ce  fameux 
niais  j  défendu  par  l'aimable  Proser- 
pine. 

Tel  était  le  véritable  état  Aes  familles 
coini(jues  au  lliéâtre  des  Variétés  ,  lors- 
que survint  du  fonds  delà  Bretagne  une 
autre  famille  de  niais ,  qui ,  par  son 
originalité  plaisante,  amusa  beaucoup 
les  Parisiens  à  son  yiiriçée  dans  la 
capitale ,  à  son  Départ  pour  Saint- 
IMalo ,  et  à  sa  Réception  dans  safa~- 
mille.  Certes ,  l'ambition  de  ce  Jo- 
crisse Ijrcton  était  grande,  de  venir  dé- 
truire subito  la  réputation  du  Jocnsse 
de  Gonesse.  La  première  atteinte  que 
jV/.  Dimioht  porta  aux  Jocrisse  fut  vi- 
goureuse dans  les  Trois  Etages  ;  mais  la 
vigueur  comique  du  bonnetier  niais  de 


L  E     G  A  U  s  E  U  R .  1 25 

Saint-Malo  s'amortit  un  peu  dans  le  De- 
part  ,  mali^re  les  secours  de  la  nourrice 
et  du  portier  ,  et  leur  danse  grotesque 
qui  a  obtenu  jusques  dans  la  socie'te'  les 
honneurs  de  la  mode. 

La  famille  des  Dumolet  a  porte'  atteinte 
à  sa  réputation  comique  et  gobe-mou- 
che ,  en  quittant  Paris  pour  retourner 
dans  sa  fabrique  de  bonneterie.  On 
avait  pardonné  au  père  de  ces  ridicules 
Diuuoletjd'avoir  hasardé  un  poète  soni' 
riarnbide,  qu'on  prend  pour  une  femme, 
et  qu'on  enlève  dans  la  pièce  des  Trois 
Etages.  La  nouveauté  des  calembourgs 
et  le  gros  comique  des  situations  avaient 
fait  dissimuler  le  drap  dans  lequel 
M.  Phœbus  s'enveloppe  ;  et  la  même 
indulgence  des  rieurs  avait  fait  oublier 
ce  chat  que  l'on  tue  dans  un  duel  au 
De'paii,  pour  Saint  Malo  ;  mais  quand , 
dans  la  dernière  pièce  du  Retour  de 
M.  Dumolet  dans  sa  famille,  on  vit 
un  âne  sur  la  scène  ,  quelques  détails 
piquans ,  quelques  mots  spirituels ,  quel- 
ques demi-situations  comiques  ne  purent 


120  X  E    i:  A  U  S  E  tr  R. 

sauver  la  pièce  de  TimproLation  publi- 
que. Des  coupures  ravivèrent  un  peu 
le  dernier  effort  de  cette  famille  comi- 
que ;  mais  toutannonca  dès-lors  qu'elle 
ne  sortirait  plus  de  Saint-Malo  et  de  sa 
fabrique  de  mollets.  Il  faudra  désormais 
que  nos  poètes  des  Variétés  aillent 
voyager  ,  et  cberclier  dans  quelques 
fonds  de  provinces  d'autres  originaux 
ou  familles  comiques,  dignes  de  figurer 
surlascènedeMom  us,  après  les  ^^û!7î720^, 
les  Poiiifit ,  les  Cadet- Roussel ,  les  Jo- 
crisse et  les  T)umolet, 

Les  amateurs  de  ce  genre  à  caîem- 
bourgs ,  à  pointes ,  à  mystifications  et  à 
quolibets,  seront  étonnés  sans  doute  de 
ce  que  nous  n'avons  pas  mis  sur  le  même 
rang  la  Famille  des  Innocens,  bien  plu* 
niais  que  tous  les  autres  ;  famille  qui  fît 
une  si  grande  fortune  au  théâtre  de  laCité, 
avant  de  se  produire  sur  le  boulevard 
de  Montmartre ,  c'est  que  cette  famille 
des  Innocensn'a  eu  qu'une  génération  , 
et  paraît  s'être  épuisée  en  produisant  n- 
la-fois  Irois  uiais  de  la  première  i'orce. 


LE    CATTSEUR.  I27 

Une  seule  pièce  ne  suffit  y>^s  pou?"  cons- 
iituer  une  famille  comique  ;  il  faut  une 
suite  d'événemens  et  de  situations  diffé- 
rentes. Les  Qispins ,  mali^ré  tout  leur 
esprit  ^auraient  été  oubliés  bien  vite, 
s'ils  ne  s'étaient  pas  présentés  sous 
plusieurs  formes,  et  si  l'on  n'avait  pas  vu 
Crispin,  rival  de  son  maître  succéder 
à  Crispin ,  médecin  et  à  tant  d'autres. 
C'est  au  théâtre  des  Variétés  qu'appar- 
tient le  soin  de  ne  pas  laisser  perdre  la 
lucrative  tradition  des  familles  comi- 
ques, burlesques,  et  surtout  des  niais, 
qui  sont  devenus  la  ressource  des 
théâtres. 

LES  CLERCS  DE  PROCUREURS 
AU    SPECTACLE. 


Les  travaux  de  mon  étude  m'ayant 
laissé  quelques  instans  de  liberté ,  je  les 
aiemployés  àlire/Wy?7?V^  Je/fi5  Chaussée. 


ï^B  L  K    C  AU  SEU  R. 

iïAni'tn  ,  dont  je  ne  connaissais  que  des 
fragmcns  insérés  dans  les  journaux  ,  il 
y  a  trois  à  quatre  ans.  Mais  je  vous  l'a- 
vouerai Je  n'ai  pas  vu  sans  douleur  Tirré- 
vérencc  avec  laquelle  Tauteur  parle  (ïun 
corps  respectable ,  de  celai  des  clercs 
de  procur  eurs  ,  dont  j'ai  l'honneur  de 
faire  partie. 

Suivant  l'opinion  de  M.  l'ermite  ,  si 
les  pièces  nouvelles  sontplus  mal  jugées 
maintenant  que  jadis ,  llial^itude  que 
les  cK  rcs  de  procureurs  ont  contractée 
d'aller  souvent  au  spectacle ,  est  une  des 
principales  causes  de  cette  décadence. 
L'ermite  convient,  à  la  vérité,  que  les 
i^/^'/r.s fréquentaient  autrefois\c  tliéiitre, 
et  il  cite  les  vers  de  Boileau  : 

Un  clerc  pour  quinze  sous ,  sans  craindre  le  holà  , 
Peul  aller  au  parterre  atlaqucT  Attila. 

i^ais  il  ajoute,  je  ne  sais,  d'après  quelle 
autorité,  que  les  clercs  n'allaient  alors 
à  la  comédie  que  le  dimanche  ,  et  que  i, 
les  autres  jours  de  la  semaine  ,  les  salles 
de  spectacle   n'étaient  garnies   que   de 


'LE     CAUSEUR.  129 

gens  qui  allaient  y  étudier  les  moeurs 
(ht  peuple  et  les  passions  des  howrnes. 
Un  parterre  compose  de  pareils  specta- 
teurs était  sans  doute  bien  respectable. 
Cyne'as  qui  prenait  le  Se'nat  Romain 
pour  un  assemblée  de  Rois  ^  aurait  pu 
prendre  le  parterre  de  Paris  pour  un 
tSe'nat.  Il  y  avait  élu  plaisir  à  obtenir  un 
succès  devant  de  tels  spectateurs  •  mais 
ils  ne  devaient  pas  assister  aux  premières 
repre'sentations ,  car  s'ils  n'allaient  au 
théâtre  que  pour  étudier  les  rnœuts  des 
peuples  et  les  passions  des  hommes,  il 
fallait  qu'ils  attendissent  pour  savoir  si 
la  pièce  entrait  dans  leur  plan  cVctiide. 
Au  reste  ,  ils  auraient  fort  bien  agi  ,  en 
effet,  en  ne  se  mêlant  point  ele  j;Ti,^er 
les  ouvraî^cs  à  leur  première  représen- 
tation. Si  j'ai  bonne  mémoire ,  c'est  à 
l'époque  où  le  parterre  était  si  noble- 
ment composé  ,  que  la  Phèdre  de  Pra- 
don  remportait  sur  celle  de  Racine,  et 
qu'Athalie  était  honteusement  sifflée. 
Ces  tragédies  n'avaient  donc  pas  été 
jouées  le  dimanche?  car  ce  ne  sont  pas 

6* 


l50  L  E    C  A  U  s  E  U  R. 

les  clercs  de  procureurs  que  Eoilcan  ac- 
cuse do  ces  ridicules  ju^^'emens.  Pour 
consoler  Racine  ,  Boileau  lai  rappelait 
la  manière  dont  Molière  avait  e'té  jugé, 
dans  ce  temps  où  ,  selon  l'ermite  ,  on 
Jugeait  si  bien. 

L'ignorance  et  l'erreur  ,  à  ces  naissantes  pièces , 
En  habits  de  marquis ,  en  robes  de  comtesses , 
Venaient  pour  diffamer  son  chef-d'œuvre  nouveau  -, 
Et  secouaient  la  tête  à  l'endroit  le  plus  beau , 
Le  commandeur  voulait  la  scène  plus  exacte, 
Le  vicomte  indigné  sortait  au  secondac  te. 

Quant  aux  clercs  de  procureurs  ,  Bc  î- 
leau  ne  leur  reproche  cjne  d'avoir  siff'c 
uittlla ,  et  leur  crime  était  assurément 
tien  grarîcible. 

Si  Molière  et  Racine  étaient  ainsi  ap- 
préciés autrefois  à  l'époque  où  les 
clercs  de  procurezirs  n'allaient  au  spec- 
tacle que  le  dimanche,  il  est  permis  de 
croire  que  ce  n'est  point  parce  qu'<2i/- 
jourd'hui  ils  j  vont  plus  souvent ,  que 
les  pièces  uc  sont  plus  aussi  bien  jugées 
à  leur  première  représentation. 


1  E     C  A  r  s  EUR-  l3l 

El  pourquoi  les  clercs  de  procureurs 
ne  seraient-ils  point  de  bons  juges  des 
ouvrages  dramatiques  ?  M.  l'ermite  ne 
sait-il  donc  point  que  ,  de  tout  temps, 
les  jeunes  gens  qui  annoncent  quelque 
talent  ont  été  destinés  au  barreau  par 
leur  famille  ,  et  ont  dû  par  conséquent 
entrer  dans  Xélude  d'un  procureur  ? 
Combien  de  nos  grands  écrivains  ont 
commencé  par  travailler  chez  des  pro- 
cureurs !  Boileau  lui-même  fut  clerc  ; 
Crébillon  était  clerc  lorsqu'il  fit  jouer 
son  Idoménée  ,  et  ce  fut  son  procureur 
qui,  malgré  la  cbute  de  cette  tragédie  , 
l'engagea  à  ne  point  abandonner  une 
carrière  qu'il  a  si  glorieusement  par- 
courue. De  tels  clercs  de  procureurs  n'é- 
taient-ils pas  dignes  de  prendre  part  à 
une  première  représentation?  Pourquoi 
mépriserait  -  on  le  suffrage  de  jeunes 
gens  qui  ont  presque  tous  reçu  de  l'é- 
ducation ,  qui  arrivent  au  théâtre  sans 
prévention  ,1a  mémoire  pleine  des  beaux 
vers  de  nos  bons  poètes ,  et  y  apportent 
une  sensibilité   que   l'expérience  et    la 


102  L  E     C  A  U  S  E  U  R. 

corruption  n'ont  pas  encore  émousse'e. 
Il  n'est  pas  nécessaire  d'être  un  grand 
poète  pour  juger  sainement  une  pièce 
de  tliéàtre ,  et 

Tel  excelle  à  rimer,  qui  juge  sotteinent- 
Les  autres  causes  auxquelles  l'ermite 
attribue  la  mauvaise  manière  dont  les 
pièces  sont  maintenant  jugées  à  leur 
première  représentation ,  repoussent 
l'imputation  qu'il  adresse  aujs  clercs  de 
procureurs.  La  salle  ^  dit-il,  est  pleine 
de  billets  donnés-  les  auteurs  n'en  doi- 
vent point  donner  à  des  clercs  dont  Yi- 
gnorance  peut  être  si  dangereuse  pour 
leur  gloire  ;  et  puis  ,  ces  malheureux 
clercs  qu  i  ne  nuisaient  pas  autrefois 
au  succès  des  bons  ouvra.'îes,  parce 
qu'ils  n'allaient  à  la  comédie  que  les 
dimanches,  qnoiqu'alors  on  pat  y  aller 
pour  quinze  sous ,  comment  iraient-iîs 
troubler  les  premières  représentations 
d'aujourd'hui .,  puisqu'on  ne  peut  les 
voir  ,  de  l'aveu  de  l'ermite ,  que  moyen- 
nant douze  ou  quinze  francs  ? 

Enfin  ;,  M.  l'ermite  qui  a   semé  son 


LE    CAUSEUR.  l35 

ouvrage  d'épigrammes  ,  depuis  long- 
temps usées ,  sur  les  claqueurs  à  gages , 
a  sans  doute  oublie  que  c'est  un  clerc 
de  procureur  qui^  le  premier,  dans  de 
très-jolis  vers  (  i  )  ,  a  plaisanté  ces  mes- 
sieurs •  s'il  se  Tétait  rappelé  ,  il  aurait 
peut-être  montré  moins  de  mépris  pour 
les  membres  de  la  Basoclie. 

Un  clerc  de  procureur. 
L'ACADÉMIE 

DE 

LA   BANDE   NOIRE. 


Il  s'est  établi  dans  les  derniers  jours 
de  i8i6^  une  nouvelle  société  littéraire 
digne  d'être  mentionnée  lionorable- 
jnent.  Cette  société  n'a  rien  de  com- 
mvm  avec  celles  où  l'on  débite  de  la 

(i)  M.  Le  Duc,  dans  son  Nouoel  Art  poé- 
t'ufue. 


'*ï*4  1-  'î     C  A  U  s  K  U  R- 

prose  et  des  vers,  arroses  d'eau  sucrée, 
devant  nn  auditoire  be'nevole  qui  baille 
en  applaudissant  •  elle  ne  ressemlde 
pas  davantage  aux  societe'smani^eantes, 
buvantes  et  cbantantes.  De  fort  aima- 
bles jeunes  i,'cns  la  composent;  leurs 
seules  occupations  sont  de  dépenser 
de  l'argent  quand  ils  en  ont,  d'en  em- 
prunter quand  ils  n'en  ont  pas,  de  par- 
courir les  lieux  publics  et  de  se  prome- 
ner de  tliéâtre  en  théâtre. 

Ils  ont  pris  le  nom  di Académie  de 
la  Bande  noire.  Les  travaux  que  leurs 
réglemens  leur  imposent  ont  pour  but 
de  combattre  les  applautlissemens  dans 
les  spectacles,  et  de  i'aire  tomber  tontes 
les  pièces ,  bonnes  ou  mauvaises ,  à  la 
première  représentation.  L'intérêt  ne 
les  porte  point  à  s'instituer  ainsi  entre- 
preneurs de  chutes  ;  ils  rougiraient  de 
recevoir  un  vil  salaire  comme  les  entre- 
preneurs de  succès;  c'est  généralement 
à  leurs  frais  qu'ils  agissent.  D'un  autre 
côté  ,  aucun  sentiment  de  rivalité  ne  les 
anime ,  car  ils  n'écrivent  jamais  autre 


L  K    r.  A  U  S  K  u  n.  1^5 

clirisc  que  des  Itillets  doux  ou  des  Lil- 
1(  Is  à  ordre  ;  mais  ils  ont  eu  le  laleril  de 
se  créer  un  g^enre  particulier  de  jouis- 
sances et  de  gloire. 

Voici  comment  ils  procèdent  :  ils 
louent  un  certain  nombre  de  loges  ; 
une  partie  d'entre  eux  s'y  réunissent  ; 
les  autres  se  postent  dans  le  parterre. 
Semblables  à  une  intrépide  avant-garde 
exposée  au  premier  feu  de  l'ennemi, 
ces  derniers  sont  des  hommes  d'élite 
toujours  préparés  à  répoiidre  à  des  voi- 
sins souvent  redoutables.  Ils  ont  telle- 
ment perfectionné  l'art  de  tirer  des  sons 
aigus  des  clefs-foré(  s, qu'ils  en  font  le  plus 
bruyant  usage  quand  ils  ne  sont  pas 
armés  de  leurs  petits  sifflets  de  pocbe. 

Une  scène  n'est-elle  applaudie  que 
faiblement?  jugent-ils  dans  leur  sagesse 
que  siffler  n'est  pas  encore  de  rigueur? 
ils  se  bornent  à  causer  et  à  rire  entre 
eux  ,  assez  liant  pour  couvrir  la  voix 
des  acteurs  j  et^  lorsqu'ils  parviennent 
à  les  interrompre  au  milieu  d'une  ti- 
rade ^  ils  éprouvent  un  plaisir  inexpri- 


l56  LE    GATT  S  E  U  R. 

mable.  Si  les  personnes  qni  viennent  au 
spectacle  pour  e'couter  s'impatientent; 
si  le  public  se  soulève  ;  si ,  de  tons  les 
points  de  la  salle,  on  crie  :  Paix-là!  à 
bas  la  cabale!  à  la  poiie!  ils  sont  les 
plus  heureux  dos  liommes.  Mais  ,  pour 
que  leur  triomphe  soit  complet,  il  faut 
que  les  plaintes  des  spectateurs  aient 
décidé  les  agens  de  l'antorité  à  faire 
sortir  de  la  salle  et  à  conduire  au  corps- 
de-garde  ceux  de  leurs  confrères  qui 
se  sont  mis  le  plus  en  é\  idence. 

Ils  brillent  surtout  du  plus  vif  éclat, 
au  moment  où  l'on  demande  l'auteur  ; 
tous  leurs  instrumens  font  à-la-fois  re- 
tentir les  voûtes  de  la  salle ,  contrai- 
gnent les  plus  zélés  champions  de  la 
pièce  à  quitter  la  partie,  accablés  de  fa- 
tigue, et  parviennent  même  à  leur  per- 
suader que  ce  qu'ils  ont  applaudi  ne 
méritait  que  d'être  sifflé. 

L'Académie  de  la  Bande  noircûent 
le  plus  fréquemment  ses  séances  aux 
théâtres  secondaires  ,  et  souvent  elle  a 
beau  jeu  avec  les  mélodrames.  Dan» 


LE    c  A  iT  S  o  t:  ?î.  1^7 

rexercice  de  ses  fonctions,  elle  ne  fait 
acception  de  personne  •  ses  membres 
n'épargnent  pas  leurs  meilleurs  amis  • 
ils  en  conviennent  même  loyalement 
avec  eux.  Un  de  ces  singuliers  acadé- 
miciens disait  dernièrement  à  un  au- 
teur avec  lequel  il  est  e'troitement  lié  : 
«  Demande-moi  ce  que  tu  voudras, 
tout  ce  que  j'ai  est  a  ton  service  ;  as-tu 
besoin  d'argent?  voici  ma  bourse  •  je 
me  ferais  Jiacher  pour  te  défendre; 
mais,  sans  trahir  mon  devoir,  je  n« 
puis  me  dispenser  de  te  sifiler.  ;) 

J.r> y. 

TOUS  LES  CARACTÈRES 
SONT-ILS  ÉPUISÉS? 


On  répète  cliaque  jour  qu'il  n'existe 
qu'un  certain  nombre  de  caractères  ori» 
ginaux ,  et  que  nos  grands  auteurs  les 
ayant  tous  traités ,  nous  ne  pouvons  que 


lB8  t  E     C  AU  s  EU  R* 

suivre  les  routes  qu'ils  nous  ont  trace'cs, 
et  non  en  découvrir  de  nouvelles. 

Plusieurs  auteurs  se  sont  récrie's  con- 
tre cette  assertion.  De  même  que  la  na- 
ture aura  toujours  des  secrets ,  disent- 
ils  ,  de  même  le  cœur  humain  aura 
toujours  quelques  replis  cachés  ^  un 
homme  de  génie  saura,  dans  tous  les 
temps ,  découvrir  au  fond  de  ces  deux 
mines  fécondes  des  richesses  qui  auront 
échappé  aux  yeux  vuli^aires.  Ils  s'indi- 
gnent que  l'on  veuille  ainsi  tracer  au- 
tour du  vrai  talent  le  cercle  de  Popi- 
lius  et  lui  défendre  d'aller  plus  loin. 
(7est  à  leurs  yeux  une  tyrannie  aussi 
sotte  que  celle  qui  interdisait  à  Colomb 
de  voler  à  la  recherche  d'un  nouveau 
monde  dont  ses  lumières  lui  avaient 
assurél'cristcnce.  Ils  veulent  qu'à  l'exem- 
ple de  ce  grand  homme,  la  littérature, 
au-dessus  de  son  siècle,  brave  ces  in- 
justes arrêts,  conçoive  la  noble  idée  de 
conquérir  à  la  muse  comique  des  états 
nouveaux. 

Comparaison  n'est,  pas  raison,  dit 


r  E     C  A  L  s  E  l    R.  1S9 

un  vieux  proverbe,  et  je  crains  bien 
que  ce  ne  soit  ici  le  cas  de  l'appliquer. 
Depuis  que  l'on  nous  fait  ces  fastueuses 
promesses,  en  avons-nous  vu  se  réaliscT 
quelqu'une  ?  Deux  auteurs  ,  qui  ont 
suivi  avec  succès  la  carrière  du  théâtre, 
Marmontel  et  M.  Cailliava,  pnt  indi- 
qué aux  auteurs  comiques  plusieurs  ca- 
ractères qui  leur  semblaient  oJfTrir  des 
données  nouvelles,  A  l'examen,  il  s'est 
trouvé  que  ces  prétendus  caractères  n'é- 
taient que  des  nuances  d'autres  carac- 
tères déjà  mis  en  scène,  ou  des  carac- 
tères mixtes  et  par  conséquent  inca- 
pables de  produire  beaucoup  d'effet. 

Par  exemple,  un  auteur  s'est  persuadé, 
il  y  a  quelques  années,  que  l'Ejifhoit^ 
siasie  était  un  caractère  qui  manquait 
encore  à  notre  scène.  Les  brillans  dé- 
tails que  présentait  ce  sujet  ont  complè- 
tement fasciné  ses  yeux  sur  ce  point  ; 
il  ne  s'est  pas  aperçu  que  lorsque  son 
Enthousiaste  parlerait  de  vers,  ce  se- 
rait le  Mctrornnne ;  de  naissance,  le 
Gloiieux ;  de  dépense,  le  Dissipateur , 


l4o  L  E    C  A  r  SE  u  n. 

et  ainsi  de  suite;  qu'après  avoir  entassé 
plus  de  vers  d'éclat  qu'il  n'en  faudrait 
pour  être  applaudi  dans  vingt  Athénées, 
il  n'aurait  encore  travaillé  que  pour  re- 
faire V Inconstant^  ce  dont  on  l'aurait 
facilement  dispensé. 

On  me  répondra  sans  doute  que  c'est 
le  génie  qui  manque,  et  non  les  fdons 
de  la  mine  qu'il  n'est  donné  qu'à  lui 
d'exploiter.  Mais  un  talent  ordinaire 
pourrait  au  moins  découvrir  ces  fdons: 
or,  je  nie  de  pareilles  découvertes.  Elles 
me  paraissent  à  peu  près  du  même 
genre  que  tant  de  livres  que  l'on  nous 
a  donnés  sous  le  titre  de  voyages  ,  sans 
doute  parce  que  l'on  a  pensé  que  celui 
de  romans  n'exciterait  pas  le  même  in- 
térêt. 

L'état  actuel  du  répertoire  de  la  co^ 
médie  Française,  suffît  pour  me  donner 
gain  de  cause. 

Cette  grande  difficulté,  pour  ne  pas 
dire  impossibilité  de  découvrir  des  ca- 
ractères dignes  de  Tlialie,  et  cepen- 
dant ignorés  chez  elle,  pourrait  cou- 


LE     CA  U  S  E  U  ».  l4l 

duire  à  discuter  une  autre  question.  La 
comédie  de  caractère  ne  suppose-t-elle 
pas  un  talent  Lien  supérieur  à  celui 
qu'exige  la  tragédie?  La  Harpe  a  sou- 
tenu le  contraire ,  en  homme  à  qui 
l'on  pouvait  dire  :  «  P^ous  êtes  Oîjèçrey 
M.  Jossc^y 

J'avoue  que  pour  moi  je  m'en  rap- 
porte au  jugement  du  sévère  Boileau  : 
il  me  semljle  qu'il  a  décidé  la  question, 
quand  il  dit  à  Louis  XIV,  en  lui  mon* 
trant  Molière  :  u  T^oUà ,  Sire,  l'homme 
«  le  plus  étonnant  de  votre  royaume.  » 

Mais  n'abordons  pas  cette  discussion 
dont  les  développemens  nous  mène- 
raient trop  loin,  et  combattons  par  de 
nouvelles  preuves,  la  prétention  de  quel- 
ques auteurs  modernes  ,  d'avoir^  trouvé 
des  caractères  échappés  à  leurs  devan- 
ciers j  tel  était ,  à  la  première  vue  , 
celui  du  T^icux  Célibataire ,  de  Colin: 
niais  sufïit-il,  pour  qu'un  caractère  soit 
nouveau,  que  l'ouvrage  où  il  est  tracé 
précédemment  ne  l'indique  point  par 


> 

ï42  LE     CAUSEUR. 

Son  titre?  Non,  sans  doute ,  et  les  litté- 
rateurs instruits  ont  l^ieutôt  montre 
que  le  Légataire  ,  de  Reguard ,  était 
bien  réellement  un  T^ieiix  Célibataire. 
On  s'est  retranché  à  dire  que  Colin  seul 
avait  fait  sortir  de  cette  situation  une 
leçon  utile.  Cette  erreur  était  le  plus 
grand  éloge  du  talent  comique  de  Re- 
gnard,  puisqu'il  a  su  ,  par  la  gaîté  de 
son  dialogue,  déguiser  à  l'observateur 
superficiel  une  leçon  bien  plus  frap- 
pante -j  car  être  à  la  merci  de  fripons 
qui  disposent,  à  votre  insu,  de  tous  vos 
biens  ,  est  un  inconvénient  un  peu  plus 
grave  que  celui  d'épouser  une  gouver- 
nante inconnue. 

De  même,  parce  que  la  bizarre  tour- 
nure d'esprit  de  labre  l'a  porté  à  don- 
ner à  sou  meilleur  ouvrage  le  nom  du 
Phllinte  de  M.yUcre ,  n'allez  pas  croire, 
auteurs  de  nos  jours  ,  que  VKgoiste  soit 
encore  réservé  à  vos  pinceaux.  Votre 
pièce  en  aurait  le  titre,  mais  l'âme  toute 
entière  en  est  dans  celle  de  l'auteur  des 


L  E     C  AU  s  E  U  R.  l43 

Prccepteiu's ,  et  votre  infructueuse  ten- 
tative ne  ferait  (|ue  lui  assurer  un  nou- 
veau triomphe. 

A  deiaut  de  caractères  nouveaux  ,  il 
reste  à  nos  auteurs  une  ressource  que 
le  vrai  talent  sait  employer  avec  succès  5 
c'est  de  les  placer  dans  des  situations 
qui  n'aient  pas  encore  été  employées 
au  théâtre.  Tel  est  le  véritable  mérite 
de  la  pièce  de  Colin  ^  dont  j'ai  parlé 
plusliautj  de  plusieurs  comédies  de  Pi- 
cart,  des  deuxGejidres  de  M.  Etienne, 
et  du  Médisant  de  M.  Gosse.  C'est  ainsi 
que  d'autres  ont  su  nous  offrir  T Avare 
fastueux ,  et  si  ces  conceptions  ne  peu- 
vent offrir  les  beautés  originales  des 
premières,  elles  n'en  sont  pas  moins  un 
grand  titre  de  gloire  pour  les  auteurs , 
puisqu'elles  prouvent  que  s'ils  étaient  ve- 
nus les  premiers,  ils  auraient  eu  le  ta- 
lent nécessaire  pour  produire  des  chefs- 
d'œuvre  qui  exciteraient  aujourd'hui 
la  même  admiration  que  ceux  de  leurs 
modèles. 

La  jcomédifi  d'intrigue  présente  eii* 


l44  ^K     CAUSEUR. 

core  de  plus  abondantes  ressources  ,  et 
donne  mille  moyens  de  combiner  avan- 
tageusement pour  la  scène ,  des  carac- 
tères déjà  connus.  Ne  dédaignons  pas  les 
dédonimagemens  qu'elle  nons  offrCjpuis- 
que  nos  plus  grands  auteurs  se  sont 
souvent  essayés  dans  ce  genre  inépui- 
sable comme  la  nature  ,  il  nous  promet 
pour  long-temps  des  plaisirs ,  s'il  ne  peut 
nous  donner  d'utiles  leçons.  Honneur 
S'ins  doute  à  l'homme  de  génie  qui  , 
en  observant  nos  habitudes  nouvelles, 
les  difierences  que  de  grands  évènc- 
mens  ont  pu  amener  dans  nos  mœurs, 
pourrait  saisir  quelques  traits  à  ajouter 
au  portrait  de  l'homme  !  Mais  ne  dé- 
courageons pas,  en  exigeant  d'eux  ce 
talent  extraordinaire,  ceux  qui  peuvent 
aspirer  à  la  seconde  place  dans  l'empire 
de  Thalie  :  ce  serait  être  imprudent  au- 
tant qu'ingrat,  et  par  défaut  de  recon- 
naissance pour  leurs  efforts  ,  nous  pri- 
ver des  plaisirs  dont  ils  nous  répondent. 


L  t:     CAUSEUR.  145 


*\%XV\\'VVVXVVV\A/V\'VV\i\'VVVV%XV^'V\\\\^iVV\'V\'XiV\>VVVVVVV\iVV^V'V\'\'VVVVVV\\ 


L'ESPRIT  DE   TRAITS. 


L'esprit  de  traits  en  France  ,  est  le 
même  que  celui  des  Conceiti  en  Italie. 
Mais  il  y  a  cette  différence  essentielle  , 
c'est  qu'en  Italie  le  mauvais  goût  en  lit- 
térature avait  propagé  les  concetti  au 
point  que  les  belles  productions  poé- 
tiques du  Tasse  et  de  l'Arioste  n'en  sont 
point  exemptes.  On  en  trouve  à  la  vérité 
beaucoup  plus  dans  les  petites  pièces 
de  poésie  ou  canzone  des  auteurs  ita- 
liens. En  France,  au  contraire  ,  l'esprit 
de  traits  qui ,  du  temps  de  Molière  , 
avait  usurpé  la  littérature  légère,  et 
queles  auteurs  àlamode  avaient  adopté, 
s'est  réfugié  avec  beaucoup  de  succès 
dans  la  société.  Ce  n'est  que  là  qu'il 
est  permis  d'avoir  de  V esprit  de  traits , 
mais  sous  la  condition  d'j  mettre  de  la 
grâce,  de  la  politesse,  et  de  ce  bon  ton  qui 

'•  7 


1  46  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

désigne  la  bonne  compagnie.  Ainsi  les 
salons,  en  France  ,  ont  adopte'  le  genre 
d'esprit  qu'on  avait  tolère' en  Italie  dans 
les  poésies.  Les  Français  ontdonc  trouvé 
la  véritable  place  de  cet  esprit  superfi- 
ciel et  à  demi  saty rique  qui  effleure  tout, 
qui  prononce  sur  toutes  choses  ,  et  ne 
produit  rien. 

JJcspr'it  de  traits  était  très-commun  à 
Paris ,  avant  1 789  :  La  société  générale 
s'y  composait  de  gens  riches ,  bien  élevés, 
et  de  littérateurs  très  -  aimables.  La 
science  dont  ceux-ci  enrichissaient  les 
salons,  n'était  ni  pédantesque,  ni  pe- 
sante, ni  affectée  j  l'orgueil  des  grands 
était  tempéré  par  le  besoin  qu'ils  avaient 
de  paraître  spirituels  et  littérateurs  ,•  ce 
mélange  de  bonne  éducation  et  de  cul- 
ture littéraire ,  donnait  h  la  société  une 
urbanité  parfaite ,  au  style  de  la  con- 
versation un  ton  ingénieux  et  instructif, 
à  la  Uttérature  un  air  de  facilité  et  de 
bonne  compagnie ,  qui  a  sans  doute  beau- 
coup dégénéré  par  les  effets  inévitables 
d'une   profonde   et    totale   révolution 


f  E   e  A  TJ  S  r.  u  R.  i47 

opérée  clans  les  pensées  et  dans  les  es- 
prits ,  comme  dans  l'éducation  et  dans 
la  politique. 

D'ailleurs,  la  gaîté  et  l'instruction, 
créatrices  de  cet  esprit  de  traits ,  ne  sont 
plus  au  même  degré.  On  s'est  générale- 
ment occupé,  depuis  vingt  ans,  d'objets 
sérieux ,  de  matières  graves  et  d'intérêts 
publics  ,  qui  nuisent  toujours  au  char- 
me et  à  l'abandon  dans  le  commerce 
ordinaire  de  la  vie.  Uesprit  de  traits  ne 
peut  se  produire  que  dans  une  société 
aimable,  cultivée,  etjouissantàlafois  du 
bonheur  que  donnent  les  richesses  ,  des 
lumières  que  fournit  une  éducation  soi- 
gnée, et  de  cette  facilité  de  mœurs,  de 
cette  confiance  des  esprits,  insépara- 
bles des  siècles  éclairés  et  des  temps 
calmes. 

U  y  avait  des  personnes  austères  en 
morale,  ou  difficiles  en  société  qui  ne 
pouvaient  souffrir  ce  genre  à^ esprit  de 
traits  ,  parce  qu'il  suppose  ,  disaient- 
elles,  qu'on  ne  pense  pas  par  soi-même; 
et  parce  que  les  traits  ne  sont  autre 


148  L  E    C  AU  s  E  U  R. 

chose  que  des  productions  artificielles 
et  maniérées  de  l'esprit,  ou  que  des  exa_ 
gérations  de  pensées  provoquées  par 
celles  d'un  autre. 

Qu'objecteraient  donc  aujourd'hui 
ces  personnes  si  difficiles  à  se  contenter 
de  Vcspn'f.  de  traits ,  dans  un  moment  où 
on  lui  a  substitué  dans  la  société  comme 
sur  certains  théâtres  ,  de  mauvais  jeux 
de  mots,  des  pointes,  des  calembourgs 
même,  qui  sont  le  plus  ridicule  abus 
que  Ton  ait  lait  de  l'esprit  :  c'est  bien 
ce  genre  qui  est  dénué  de  pensées  •  tout 
consiste  dans  un  sens  faux  ,  donné  à  une 
expression  commune  ,  ou  dausune  mau- 
vaise application  d'une  maxime  triviale, 
ou  dans  un  sens  détourné  de  la  signifi- 
cation naturelle  d'un  mot.  Voilà  l'abus 
d'esprit  le  plus  niais,  le  plus  stérile;  il 
difl'ère  de  l'esprit  de  traits,  comme  la 
lumière  est  différente  des  ténèbres. 

HJcsprii  de  traits  d'autrefois  ressem- 
blait sans  doute  aux  feux  d'artifice,-  il 
s'allumait  au  feu  de  la  conversation;  il 
pétillait  et  éclairait  un  instant  d'une  lu- 


LE    CAUSEUR.  î49 

tnière  très-vive  qui  coloriait  les  divers 
objets.  Mais  V esprit  de  calembourgs  d'au- 
jourd'hui ressemble  à  ces  feux  follets , 
pâles  et  fugitifs  ,  qui  sont  produits  dans 
les  endroits  marécageux,  et  ne  peuvent 
ni  éclairer  ni  e'cliauffer  aucun  objet. 

\j  esprit  de  traits  suppose  du  goût,  de 
l'instruction,  delà  grâce,  et  même  de 
l'imagination.  U esprit  de  calembourgs 
suppose  de  la  fausseté' dans  le  jugement^ 
du  vide  dans  les  idées ,  et  une  corrup- 
tion constante  du  langage  ordinaire. 

Uespîit  de  traits  a  le  vice  d'être  trop 
souvent  métaphorique  ,  ou  rempli  d'an- 
tithèses. \J esprit  de  calembourgs  esllow 
jours  fondé  sur  le  double  sens  d'une  ex- 
pression ,  ou  sur  la  complaisance  de 
l'auditeur.  L 'esprit de  traits  peut  éclairer  • 
Xespnt  de  calembourgs  ne  peut  qu'é- 
blouir. Le  premier  ne  peut  convenir 
qu'aux  gens  d'esprit  j  le  second  plaît 
toujours  à  ceux  qui  n'en  ont  pas.  Enfin 
\ esprit  de  /raî/Vç  suppose  une  langue  bien 
connue ,  bien  perfectionnée ,  bien  parlée, 
tandis  que  \ esprit  de  calembourgs  éla- 


l5o  LE     CAUSEUR. 

Hit  clans  une  langue  une  sorte  d'idiome 
monstrueux  et  incommunicable. 

Pour  rendre  ces  observations  plus 
sensibles^  il  suffit  de  citer  quelques 
hommes  célèbres.  Piroji  aA'ait  prodi- 
gieusement l'esprit  de  traits ,  mais  il 
était  un  peu  mordant.  T^oltaire  usait 
quelquefois  de  cette  ressource ,  et  il  en 
usait  d'une  manière  très-piquante.  Du- 
clos  trouvait  des  traits  cliarmans ,  mais 
peut-être  un  peu  trop  profonds.  Collé 
en  avait  beaucoup ,  mais  il  en  était  trop 
avare.  Rlvajol  était  richement  pourvu 
de  cet  esprit  de  traits^  mais  il  était 
souvent  subtil ,  pointilleux,  même  faux, 
et  quelquefois  très-froid.  C'étaitrenfaut 
gâté  de  l'esprit ,  de  la  société  et  de  l'i- 
magination •  mais  il  n'a  été  apprécié  quû 
par  riiomrne  de  véritable  esprit,  qui  a 
dit  que  la  conversation  de  Riçarol  res- 
semblait à  un  feu  d'ariijice  tiré  sur 

l'eau 

Après  avoir  cité  ces  hommes  célèbres, 
de  qui  pourrait-on  donc  parler  aujoir- 
d'hui,  seulement  pour  reconquérir  quel- 


LE     CAUSETJR.  l5l 

ques  faibles  lueurs  de  cetesprit  de  traits 
qui  caractérisait  plus  particulièrement  la 
nation  et  la  société  des  Français  ? 

lW^^v»vv»vv»v\^\^^v^A^/v^w\w^w»w^vv^v\\vv*w^w^vv\  a*'vv\'vv»vvw\ 

LES    ODEURS. 


Un  antiquaire  de  mes  amis  me  faisait 
remarquer  l'autre  jour  que  les  anciens 
ont  eu  des  dieux  sans  yeux,  tels  que 
V  Amour  et  la  Fortune  ;  sa.us  oreilles,  tel 
Jupiter  de  F  île  de  Crète  ;  sans  bouche  , 
tel  Harpocrate ,  le  dieu  du  silence 
cbez  les  Egyptiens-  enfin  qu'ils  en  ont 
eu  de  manchots ,  tels  que  les  dieux 
Thej'mes  ;  mais  que  dans  cet  Olympe, 
que  l'on  pourrait  comparer  à  l'Hôtel  des 
Invalides  ,  nous  ne  trouvons  aucune  di- 
vinité dépourvue  de  nez. 

Est-ce  que  les  anciens  regardaient  le 
nez  comme  une  des  parties  les  plus  im- 
portantes de  notre  être  ?  Ce  qui  est  cer- 


l53  LE     CAUSEUR. 

tain  j  c'est  que  plus  d'un  philosophe  cé- 
lèbre de  rantiquilé  place  Tame  au  fond 
du  nez,  pour  mieux  sentir  les  odeurs. 
Les  Chinois  brûlent  de  petits  bâtons 
odorife'rans  sous  le  nez  de  leurs  dieux; 
et  l'on  sait  avec  quel  soin  les  prêtres  de 
l'antiquité  re'servaient  pour  les  divinités 
l'odeur  des  viandes  et  des  victimes. 

Diderot  dit  quelque  part,  que  l'odoj'ai 
est  le  plus  voluptueux  de  nos  sens. 
Venus  jcliez  les  poètes, marche  toujours 
entourée  d'une  atmosphère  parfumée, 
et  Perse  redoute,  pour  le  cœurdeTamant 
de  cette  Déesse,  les  promenades  dans 
les  jardins,  où  tant  de  fleurs  brillantes 

M  Du  choix  de  leurs  parfums  embarrassent  fabeilie.  » 

Rousseau  appelle  l'odorat  le  sens  de 
rimagination  j  c'est  avec  raison;  et 
voilà  pourquoi  les  jugemens  de  ce  sens 
sont  si  incertains  ,  si  capricieux.  C'est 
celui  de  nos  sens  sur  lequel  les  passions 
ontle  plus  d'influence. 

J'ai  vu  des  amans  me  soutenir  de 
bonne  foi  que  lu  bouche  de  leur  mai- 


1  E    C  A  t  s  E  C    R.  l53 

tresse  ressemblait  à  la  rose ,  autant  par 
son  odeur  que  par  la  couleur  ;  quel- 
ques-uns ont  toujours  cru  au  miiacle  , 
jusqu'au  moment  où  ils  ont  e'te'  sous- 
traits au  fanatisme  de  l'Amour. 

La  poe'sie  qui  trouve  tant  d'avantage 
à  donner  tant  de  crédit  aux  mensonges 
des  passions  ,  croirait  le  portrait  d'une 
belle  imparfait ,  si  l'odorat  n'j  trouvait 
son  profit.  Les  grands  hommes  ont  eu 
quelquefois  ce  privilège. 

Une  odeur  d'ambre  s'exliale,  dit-on, 
de  toute  la  personne  du  Dalaï-Lama. 
On  conserve  très-précieusement  les  ré- 
sidus de  sa  cliaise  percée.  On  les  vend 
au  poids  de  l'or  :  heureuses  le*  femmes 
qui  les  portent  en  collier  ou  en  pendans 
d'oreille  !  Ceci  n'est  point  une  plaisan- 
terie. 

Tout  le  monde  sait  que  la  sueur  d'A- 
lexandre et  de  César  faisait  les  délices 
des  nez  de  leurs  courtisans. 


«  11  n'était  ambre,  il  n'était  fleur  qui  ne  fiit  ail  au  prix,  t 

>nt£ 
7* 


comme  dit  le  singe  chez  La  Fontaine 


I04  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

Ce  qui  est  bien  plus  surprenant,  c'est 
que  la  mort  même  ne  privât  point  quel- 
ques individus  privile^^des  de  Tavantai^^e 
de  charmer  l'odorat,  et  que  leur  ca- 
davre exhalât  des  parfums  au  lieu  de 
gaz  impurs  ,  comme  les  cadavres  vul- 
gaires. 

L'Empereur  Vitellius  disait  que  la 
chair  d'un  ennemi  mort  ne  sent  jamais 
mauvais.  Les  laboureurs  ,  à  Rome,  éle- 
vèrent des  autels  au  dieu  fumier.  Deus 
sterconus. 

U  y  a  des  caprices  de  l'odorat  qi'O 
l'on  ne  peut  attribuer  qu'à  une  sorte  de 
dépravation.  Comment  expliquer  pour- 
quoi la  mère  de  Louis  XIV  ne  pouvait 
supporter  l'odeur  de  la  rose,  et  pourquoi 
nn  certain  milord  anglais  trouvait  déli- 
cieuse l'odeur  d'une  chandelle  éteinte  ? 

Les  odeurs  produisent  quelquefois 
sur  l'âme  des  effets  extraordinaires.  Ma- 
homet se  procurait,  dit-on,  au  moyen 
des  parfums,  les  inspirations  nécessaires 
au  rôle  important  qu'il  voulait  jouer. 
L'eucens  des  temples  favorise  le  recueil- 


L  É    c  A  r  s  E  tJ  K.  ï55 

Icment  religieux^  comme  l'odeur  des  bos- 
quets la  mélancolie  amoureuse,  il  y  u 
des  odeurs  qui  semblent  nous  élever 
dansl'Olympe ,  et  d  autres  qui  semblent 
nous  rabaisser  jusqu'aux  entrailles  Je 
la  terre.  Celle-ci  fait  des  he'ros,  celle- 
là  des  sybarites. 

Cependant  je  ne  pense  pas  qu'elles 
pussent  faire  unliéros  d' un  lâche.  Xercès 
fit  brûler  des  parfums  sur  le  pont  de 
l'Hellesponl  où  devaient  passer  les  trois 
millions  d'individus  qui  allaient  se  faire 
battre  par  les  petits  peuples  de  la  Grèce  ^ 
dont  plusieurs  sentaient  l'ail. 

Une  des  cérémojiies  des  Schamans; 
prêtres  du  Bre'sil ,  consiste  à  souffler 
avec  gravité  sur  ceux  qui  dansent  au- 
tour d'eux ,  plusieurs  gorge'es  de  tabac , 
en  disant  :  Prenez  et  reprenez,  l'esprit 
de  force  avec  lequel  vous  vaincrez  vos 
ennemis.  Chez  nous ,  cet  esprit  de  force 
n'a  point  des  effets  si  énergiques.  Nos 
meilleurs  généraux  n'ont  pas  élé  les  plus 
grands  fumeurs.  On  ne  peut  nier  que 
l'irritation  produite  par  le  tabac  ne  soit 


l56  LÉ     CAUSEUR. 

capable  d'éveiller  la  sensibilité  du  cer- 
veau^ de  lui  donner  une  activité  n:o- 
mentanée ,  mais  qui  s'éteint  d'autant 
plus  promptement  qu'elle  est  plus  vive. 
Les  ouvrages  d'esprit,  que  le  tabac  aide 
à  composer,  peuvent  avoir  d'heureux 
éclairs  suivis  de  chutes  lionteuses.  C'est 
sans  doute  cette  remarque  qui  faisait 
dire  à  quelqu'un,  que  tel  ouvrage  dont 
on  parlait  sentait  le  tabac  ,  comme  ceux 
d'un  orateur  ancien  sentaieniV huile  ;  et 
que,  sans  se  piquer  de  sorcellerie,  on 
pourrait  indiquer,à  coup  sur,les  endroits 
del'ouvrageoùron  avait  employé  la  prise 
inspiratrice. 

Puisselclecteurne  point  penser  qu'en 
écrivant  ces  notes,  j'avais  oublié  la  ta- 
batière ! 

Naziphile, 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  '  ^7 

A\*vV\A(VVV<Mivwvwvv»ivvvwk/vvsvvv'*v»'VVVvvv\ivv\*vi*v'AV\«.x  nr\i.\v» 

RAPPROGHEMENS  CURIEUX 

FAITS     EN      I  794' 


Let  Jésuites  et  les  Chi- 
nois condamnés  en  Sor-- 
bonne  en  1700. 

On  disputait  depuis  long- 
temps en  Sorbonne,  pour 
savoir  comnîent  Dieuagis- 
tait  sur  la  créature.  On 
Toulut  encore  savoir  com- 
ment les  Chinois  adorent 
Dieu,  quelle  est  leur  in- 
tention ,  soit  en  invoquant 
le  Ciel,  soit  en  brûlant  des 
parfums  devant  les  images 
deConfuciiis  et  devant  cel- 
les de  leurs  ancêtres. 


Le  Jésuite  Le  Comte  , 
qui  avait  demeuré  en  Chi  - 
ne  et  qui  avait  observé 
les  Chinois,  dit  dans  ses 


Les  hahilans  dei  Colonies 
Françaises  condamnés 
par  les  Propagandistes, 
en  1794. 

Dans  le  temps  où  l'on 
raisonnait  en  France,  c'est 
à  dire,  alors  qu'on  n'était 
pas  coupable  parce  qu'on 
savsit  l'orthographe,  on 
était  convaincu  de  l'in- 
fluence du  climat  sur  les 
qualités  morales  et  physi- 
ques des  hommes.  Cette 
vérité  a  depuis  été  con- 
testée par  des  philosophes 
à  bonnet  rouge,  qui  n'ont 
jamais  brûlé  de  parfums 
devant  l'image  de  Confii- 
cius,  ni  devJint  celle  de 
J.  J,  Rousseau. 

Montesquieu  qui ,  par- 
mi les  Lettrés  de  l'Eu- 
rope ,  passe  pour  un  assea 
bon  raisonneur;  avait  dé- 


l53  LE     CkV 

Mémoires,  que  ce  peuple 
avait  sacrifié  dans  le  plus 
ancien  temple  de  l'Uni- 
vers, qu'il  avait  conservé 
plus  de  deuxmille  ans  la 
connaissance  du  vrai  Dieu, 
qu'ill'avait  honoré  d'une 
manière  qui  peut  servir 
d'exemple  aux  peuples  de 
l'Europe  ;  enfin  ,  qu'il 
pratiquait  une  morale 
aus-;i  pure  que  sa  religion, 
tandis  que  l'Europe  était 
encore  duns  l'ignorance, 
l'erreur  et  la  corruption. 


Le  Père  Le  Comte  fan- 
dait  cet  éloge  sur  la  con- 
naissance qu'il  avait  de 
la  langue  et  des  annales 
de  cet  empire,  ainsi  que 
sur  les  cclipscs  cdli;u!ées 


S  E  U  R. 

montré  jusqu'àl'évidence, 
que  le  Lapon,  le  Samoj'è' 
de,  le  Parisien,  le  Véni- 
tien, le  Congo  et  l'Arada, 
ne  peuvent  pas  avoir  les 
mêmes  principes   de  so- 
ciabilité; et  qu'autre  cho- 
se est  d'habiter  dans  une 
caverne  pour  se  garantir 
de  la  rigueur  des  frimas  , 
de  s'y  nourrir  salement 
de  poisson  fumé ,  de  s'y 
abreuver  d'huile  pnantp , 
et  de  se  couvrir  de  peaux 
de  bêtes,  on  d'habiter  un 
sol  qui,  presque  sans  cul- 
ture, produit  au-delà  des 
besoins  ;  où  les  vêtemens 
sont  importuns  ;  on  l'on 
n'a  point  d'intérêt  à  con- 
server, parce  que  les  sour- 
ces d'une  végétation  tou- 
jours active  font  mûrir  , 
dans  toutes  les  saisons  , 
les  fruits  nombreux  et  si 
nourrissans    qui  fournis- 
sent îj  la  subsistance 

Ces  grandes  vérités,  dé- 
montrées aux  habitans 
des  Colonies  Française» 
par  leur  piopre  expé- 
rience ,  venaient  a  l'appui 
de  la  théorie   du  savant 


LE     C  A  U 

par  les  Chinois ,  calculs 
que  ses  confrères  avaient 
examinés  et  vérifiés.  Tout 
prouvnit  enfin  qu'ils  con- 
naissaicQf  bien  l'antiquif  é, 
le  culte  et  les  vertus  des 
Chinois. 


En  Sorbonne,  où  l'on 
ne  savait  pps  uu  mot  de 
Chinois  ,  oî)  la  multîtnde 
des  Docteurs  ignorait  les 
premiers  élémens  de  géo- 
métrie et  d'astronomie  , 
on  préleudit  que  les  Jé- 
suites avaient  mal  calculé 
et  mal  vu  et  qu'ils  n'al- 
laient en  Chine  que  pour 
7  permettre  V Idolâtrie  et 
V Athéisme.  Ces  deux  der- 
niers griefs  renfermaient 
une  contradiction  mons- 
trueusf!.  Néanmoins  le 
Docteur  Boileau,  surnom- 
mé le  Peit  FlageUant,  le 
Docteur  Prioux  ,  le  Doc- 
teur Dupin  ,  le  Docteur 
Chmussem  rd ,  le  ruré  de 
Conesie  ,  et  tant  d'autres 
philosophes  à  bonnetfour- 
ré,  déclarèrent  qu'il  fal- 
lait   envoyer    en   Chine 


S  E  U   R.  l5cj 

Montesquieu.  Ci  s  Colons, 
d'après  cela,  avaient  vou- 
lu modifier  les  principes 
delà  révolution  ,  comme 
le  feraient  aussi  les  philo- 
sophes Kamchat-Kales  ou 
Congeois  ,  s'il  y  avait  des 
philosophes  au  Kamchat- 
Ka  et  au  Congo. 

LpsPropngnndistes,  qui 
ne  sont  pas  grands  raison- 
neurs et  qui,  au  contraire, 
sont  des  espèces  d'énergu- 
mènes  qui  ne  soupçon- 
nent pas  les  premiers  élé- 
mens de  la  sociabilité; 
qui  n'ont  Jamais  combiné 
quels  sont  les  rapports  en- 
tre l'homme  le  climat  et 
les  productions  du  soi 
qu'il  habite  ;  qui  ,  d'ail- 
leurs ,  ont  peu  observé  , 
peu  voyagé  et  surtout  au- 
delà  des  mers  d'Archan- 
gel  entre  les  tropiques, 
prétendirent  que  ces  ha- 
bitans  des  Cfîlouies  n'a- 
vaient p^s  le  sens  com- 
mun. Bar'  ave,  gi-aud  fla- 
gellant des  Colons ,  Brîs~ 
sot,  sinnomméle  patriote} 
Danton  le  robuste  ;  Ro' 
lerls-PUrre ,  le  terrible/ 


ï  6o  L  E     C  A  U 

douze  Docteurs  des  plus 
robustes,  pour  s'assurer 
si  l'Empereur  et  les  Let- 
trés étaient  Athées  ;  parce 
que  les  hommes  aiment  na- 
turellement à  monter.Com- 
tne  les poi.isons  qui  remon- 
tent de  Ij,  mer  dans  les 
fleuves  ,  les  enfans  de  Nvé 
ont  dû  aller  fout  droit  en 
Chin'i  y  porter  la  religion 
du  Patriarche  ;  mais  ,  en 
attendant,  il  ï\i\ provisoi- 
rement décidé  qu"  les  Chi- 
nois étaient  des  magiciens^ 
des  Pélagiens  ,  des  Ido- 
lâtres ;  ils  furent  déférés 
à  Rome  ,  parce  qu'ils  sa- 
crifiaient au  Ciel  in  rolun- 
do  et  à  la  terre  in  piano. 


Les  Jacobins ,  voyant 
que  l'on  élevait  les  Jésui- 
te» aux  Manddrinats  et 
qu'on  les  portait  dans  des 
palanquins  dorés,  Toulu- 
rent  aussi  devenir  Man- 
darins et  être  portés  dans 
â*B  paUnqiiius  dorés,  lis 


S  E  U  R* 

tous  philosophes  à  bonnet 
rouge,  assurèrent,  avec  le 
cure  d'Embirménif,  qu'e/t 
renversant  le  système  co-- 
lonial,  on  ruinerait  l'An- 
gleterre, et  on  garantirait 
la  prospérité  de  la  France 
dans  ses  Colonies.  Cette 
proposition  était  mons- 
trueuse, puisque  la  pros- 
périté des  Colonies  An- 
glaises, comme  des  Colo- 
nies Françaises,  reposait 
sur  le  même  sysicine.  De 
peur  que  les  Colons  ne 
fissi'ut  cette  judicieuse 
objection  ,  ils  furent  dé- 
clarés Royalistes ,  Fédé- 
ralistes, Aristocrates  de 
lu  peau;  on  les  jeta  dans 
les  cachots,  et  on  les  dé- 
féra au  tribunal  de  FoU" 
ijuier-Tainville,  qui  va- 
lait au  moins  l'inquisition 
de  Rome. 

Les  Jacohins,  grands 
propagandistes,  mais  sur- 
tout aimant  beaucoup  les 
mandarinats  et  les  palan- 
quins dorés,  avaient  en- 
voyé à  5.iint-Dom!ngue 
frère  Pohcrel  et  frère 
Sonlhonax.  Ces  deux  fré- 


t  E     C  A 

•nvoyèrent  des  religieux 
de  leur  ordre  en  Chine  , 
avec  les  bulles  in  Coenâ 
Domini  et  super  génies,  et 
autres  extravagances  mo- 
nach  lies.  L'empereur,  in- 
formé de  l'objet  de  ces 
bulles,  renvoya  les  Jaco- 
bins en  Europe,  pour  y 
disputer  et  surtout  pour 
y  apprendre  à  être  philo- 
sophes. 

La  suite  de  cette  que- 
relle sorbonique,  germe 
de  la  haine  implacable  du 
jésuite  Le  Tellier,  contre 
le  cardinal  de  Noaiileiy 
fut  la  trop  célèbre  buUt 
Un  igenilus,  1  abri  q  u  ée  p  ar 
Le  Tellier;  qui  mit  toute 
la  France  en  combustion 
et  qui  fut  sur  le  point  d'en 
•pérerla  ruine. 


US  E  U  R.  161 

res  s'y  sont  fait  Manda- 
rins et  même  plus  que 
Mandarins.  Ils  ont  fouillé 
dans  les  plus  absurdes  oi"- 
donnances  pour  y  trou- 
Ter  des  titres  à  leurs  usur- 
pations; ils  ont  armé  les 
philosophes  à  bonnet  ror- 
ge,  chassé  les  philosophes 
raisonneurs,  et  «ont  restes 
les  maîtres  super  genlem 
et  in  Coena  Demini. 

La  suite  de  cette  sub- 
version complète  de  tous 
principes  et  de  toute  jus- 
tice, est  d'avoir  élevé  des 
divisons,  des  haines  im- 
placables entre  deux  clas- 
ses de  citoyens  qu'une  l(>i 
bienfaisante  avait  confon- 
dnes.  Ces  dissensions  ont 
livré  nos  Colonies  à  l'An- 
gleterre et  assuré  l'ac- 
complissement des  vœus 
de  Pitt,  c'est  à  dire,  la 
ruine  du  commerce  fran- 
çais. 

D 


102  LECÀUSEUR. 

%VVVWlVV»VV»iVVVVV\V\»V\*VV\(VV\'VV\V\«VV\'VVVVV»VV\V«'VV\'\*AVVVVV»l»^IVVV» 

LE   R.  p.  MENDOCE 

ET 

LES  JÉSUITES  C  traduit  de  Vitalien  ). 


Le  R.  p.  Mendoce,  véridiqne  écri- 
vain, s'il  en  fut ,  travaille  depuis  long- 
temps à  une  longue  apologie  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus ,  et  les  libraires  de 
Rome  ont  de'jà  mis  en  vente  une  grande 
partie  de  ce  bel  ouvrage  :  le  but  de  l'au- 
teur est  de  démentir,  sur  tous  les  points, 
les  historiens  dont  le  témoignage  ,  ac- 
cusant la  mémoire  des  Jésuites,  tend  à 
justifier  les  souverains  de  l'Europe  d'a- 
voir chassé  de  leurs  états  ces  doux  et 
modestes  religieux.  Si  ce  qu'on  dit  de 
ce  factum  n'est  pas  exagéré  ,  l'auteur  , 
parfaitement  maître  de  son  sujet,  qu'il 
retourne  dans  tous  les  sens  avec  une  fa- 
cihté  merveilleuse,  se  fait  un  jeu  ,  non- 
seulement   de   nier  ,    mais   encore   de 


LE     CAUSEUR.  l65 

changer  _,  de  de'lriiire  ,  d'interpréter  à 
son  gré  tous  les  faits  qu'on  avait  eu  jus- 
qu'ici la  simplicité'  de  croire  positifs^ et 
sur  lesquels  il  n'y  avait  eu  c^u'une  seule 
et  même  opinion.  Parle-t-il,  par  exem- 
ple ;,  du  R.  P.  Malagrida ,  qui  fut  at- 
teint et  convaincu  d'avoir  conseille'  l'as- 
sassinat d'un  roi  de  Portugal  par  la  voie 
de  la  confession  ,  il  ne  balance  point  à 
de'cider  que  le  roi  dont  il  s'agissait  , 
n'e'tait  pas  un  vrai  catholique  ,  et  qu'en 
conséquence  y  suivant  cette  règle  de 
l'ordre  :  Tyrannos  aggredlanhir^  l'ac* 
tion  du  R.  P.  Malagrida  n'était  pas 
même  un  péché  véniel. 

Vainement  s'est  -  on  efforcé  de  lui 
prouver^  d'après  les  autorités  les  plus 
généralement  reconnues* 

Que  Jean  Châtel  et  Pierre  B arrière , 
dont  les  noms  seront  éternellement  en 
horreur  aux  Français,  étaient  disciples 
ou  agcns  immédiats  des  Jésuites  ; 

Que  frère  Guignard ,  qui  fut  pendu^ 
était  complice  du  premier  de  ces  assas- 
i;ins. 


l64  L  E     C  AU  s  E  U  R. 

Que  le  R.  P.  V^alade ,  recteur  du 
collège  des  Jésuites  ,  avait  lui-même 
acheté  ,  aiguisé  et  sanctifié  le  fatal  cou- 
teau de  Pierre  Barrière  ^ 

Que  le  Jésuite  Espagnol  Algona  et 
le  Jésuite  François  d'Auhîgny^  avaient 
été  véhémentememt  soupçonnés  de  com- 
plicité avec  RaçaiUac  ; 

Que  Damiens,  d'exécrable  mémoire, 
avait  été  quelque  temps  domestique 
d'un  Jésuite  ; 

Que  le  fameux  père  Comolet ,  fai- 
sant ^  en  chaire  ,  l'apologie  de  st.  Jnc- 
(jucs-Clérnetii ,  s'écria  avec  fureur  :  11 
nous  laut  un  Aod ,  il  nous  faut  un 
Aod  (i)  ,  fùt-il  soldat  ,  fût- il  goujat , 
fùt-il  berger  !  ! 

Qu'en  Angleterre,  le  clergé  catho- 
lique accusa  constamment  les  Jésuites 
de  tremper  dans  toutes  les  conspirations 
contre  les  jours  du  roi  Jacques ^  et  de 
la  reine  Eiisnbcth  ; 

Que  le  Jésuite  Benedicto  Palamyro 

(i)  Ass^-^ssin  d'Eglon  ,  roi  des  Moabites. 


LE    C  AUS  E  U  R.  l65 

avait  formellement  préclie'  le   re'gicide 
comme  une  des  vertus  apostoliques^ 

Que  tous  les  princes  de  l'Europe, 
sans  en  excepter  les  rois  très-chrétiens 
et  très- catholiques  ,  se  sont  vus  forcés 
de  chasser  de  leurs  états  ces  implacables 
ennemis  des  trônes  • 

Et  qu'enfin  le  Pape  lui-même  (i),  le 
pape  dont  V infaillibilité  ne  peut ,  sans 
crime,  être  révoquée  en  doute,  n'a  pu 
se  dispenser  de  détruire  la  soi-disant 
Compagnie  de  Jésus.  (Qui  s'en  est  bien 
venijée ,  dit-on  ;  puisqu'il  est  mort  em- 
poisonné)  

Rien  de  tout  cela  n'embarrasse  la 
conscience  du  père  Mendoce.  Tout  ce 
qu'ont  lait,  depuis  leur  origine,  les  di- 
gnes enfaus  de  Loyola,  tout  ce  qu'ils 
font,  tout  ce  qu'ils  veulent  faire,  n'a 
été,  n'est  et  ne  sera,  dit-il,  que  pour 
la  plus  grande  gloire  de  Dieu ,  et  mal- 
heur à  tout  catholique  indécis  qui  s'a- 
viserait seulement  de  mettre  en  ques- 

(0  Benoît  XIV. 


l66  L  E     C  A  U  s  E  TJ  R. 

tioii  i'utilitc  d'un  ordre  trop  long-temps 
calomnié  par  les  amis  des  rois!  Les  Jé- 
suites ,  l'Inquisition  ,  voilà  désormais 
les  seuls  moyens  de  salut  qui  restent 
aux  fidèles  ,  et  c'est  bien  le  moins  que 
quelques  petits  auto-da-fé  remplacent  le 
spectacle  des  exécutions  dont  se  ré- 
créaient encore^  il  J  ^  quelques  années, 
les  Marat  et  les  Roberspierre, 

D. 

LETTRE  D'UN  JÉSUITE, 

>I0UVELLEMENT     ARRIVÉ    EN    FRANCE  , 
A     SON     SUPÉRIEUR. 

Paris,  le  . . .  septembre  i8!4- 

Mon  père,  conformément  aux  ordres 
dont  vous  avez  bien  voulu  m'iionorer, 
je  me  suis  rendu  ici  dans  le  courant  du 
mois  dernier.  Je  connaissais  toutes  les 
difïïcutés  de  la  mission  qui  m'élait  con- 
fiée •  mais  devaient-elles  m'arréter  ? 
Nos  admirables   constitutions  dont  la 


L  E    C  AU  s  E  U  R.  \Ô'] 

sagesse  confond  encore  nos  ennemis,  ne 
raisonnent  pas. Elles  commandent  :  nous 
obéissons.  jNous  sommes  ,  dans  les 
mains  de  nos  supérieurs,  comme  le  bâ- 
ton dans  la  main  du  voyageur,  tan- 
quani  baculiim  in  manu  viatoris.  Après 
avoir  lu  votre  lettre,  mon  père,  je  pris 
mon  bréviaire  et  je  partis.  Dieu  est 
grand,  il  protège  notre  Société. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  la  ma- 
gnificence de  cette  ville  à  laquelle  il  ne 
manque  qu'un  collège  de  Jésuites  pour 
être  la  reine  des  cités;  c'est  d'objets 
plus  importans  que  je  dois  entreteiiir 
votre  Révérence;  elle  apprendra  avec 
douleur  que  les  esprits  forts  ne  sont  pas 
favorablement  disposés  à  notre  égard  , 
et  que  nous  aurons  plus  d'un  préjugé  à 
combattre  avant  de  nous  établir  dans  ce 
pays-ci.  On  nous  y  craint ,  mon  père  , 
on  nous  y  craint  encore.  On  est  effrayé 
de  cette  puissance  dont  nous  jouissions 
autrefois.  Elle  était  donc  bien  grande  î 
il  est  doux  de  s'en  souvenir.  Au  moins, 
n'eu  avons-nous  pas  abusé.  On  a  fort 


iGS  LECAUSEUR. 

calomnié  notre  pauvre  père  Le  Tellîer, 
Sa  place  aurait  peut  -  être  enflé  bien 
davantage  un  capucin  qui  ne  se  serait 
peut-être  pas  conduit  aussi  bien.  A  pro- 
pos de  capucins^  mon  père,  on  en  a  vu 
à  Florence,  qui  avaient  déjà  un  pouce 
de  barbe,  peut-être  plus.  C'est  un 
scandale,  une  abomination.  On  chi- 
cane avec  nous  et  on  tend  les  bras  à 
des  capucins!  excusez,  mon  père,  ce 
léger  mouvement  d'indignation.  Je  sais 
que  devant  Dieu  un  capucin  est  un 
homme  à  peu  près  comme  un  autre , 
mais  je  suis  trop  sensible  à  la  gloire  de 
la  Compagnie,  pour  ne  pas  être  révolté 
de  voiries  capucins  rappelés  avant  nous. 
A  la  vérité  ces  gens -là  ne  font  peiu' 
qu'aux  petits  enfans ,  tandis  que  l'om- 
bre d'un  .jésuite  fait  pâlir  un  philoso- 
phe et  tomber  un  jans(;niste  à  la  ren- 
verse. Mon  père,  nous  étions  donc  bien 
puissans  ! 

Une  affreuse  imputation  que  la  haine, 
non  moins  que  la  liayeur,  se  plaît  à  re- 
nouveler; pèse  sur  notre  Société,  il  s'est 


LE    CAUSEUR.  l6g 

trouve  jadis  parmi  nos  tlicologiens  , 
quelques  étourdis  qui  ,  très-iudiscrète- 
ment,  ont  soutenu  des  opinions  propres 
à  effaroucher  les  princes  qui  aiment 
assez  à  dormir  tranquilles  et  à  mourir 
dans  leur  lit.  U  ne  me  convient  pas  de 
juger  les  intentions  de  nos  pères,  et  je 
suis  très-porté  à  croire  que  ces  hommes 
eminens  en  doctrine ,  n'ont  voulu  par- 
ler que  des  souverains  peu  favorables  à 
notre  compagnie  ;  mais  vous  êtes  pru- 
dent, mon  père ,  et  vous  savez  qu'il  est 
des  choses  qui  ne  doivent  pas  se  dire. 
Après  tout,  l'histoire  nous  vengera. 
Quels  Rois  avons-nous  donc  assassine's  ? 
Il  me  semble  que  les  Dominicains  s'y 
entendaient  un  peu  mieux  que  nous. 
Jacques  Cl e'ment  n'était  pas  de  la  Société 
de  Jésus.  Elle  n'a  pas  non  plus  aiguisé  le 
poignard  de  Pvavaillac.  Cependant,  mon 
père,  je  vous  prie  de  considérer  que 
c'est  sous  le  règne  de  Henri  IV  que  no- 
tre père  Guignard  a  été  pendu.  Ce  Prince 
chassa  mémelcs  J  ésuites  de  son  royaume- 
mais  il  les  rappela  j  nous  le  confessâmes, 
i.  8 


lyO  LE     CAUSEUR. 

et  tout  fut  oublie  _,  meine  le  petit  de'sa- 
grément  qu'avait  éprouvé  notre  père 
Guignard  en  place  de  Grèvejcertes  on  ne 
pendrait  pas  un  Dominicain  à  si  bon  mar- 
ché. Mais  vous  savez  ce  qui  se  passe  , 
mon  père  ;  ces  Dominicains  font  tout  ce 
qu'ils  veulent  en  Espagne  ,  et  on  ne 
parle  pas  encore  de  nous  y  rappeler  ! 
Je  crois  que ,  pour  en  finir ,  nous  se- 
rons obligés  d'envoyer  un  ambassadeur 
au  congrès. 

Ce  qui  s'oppose  à  notre  prompt  re- 
tour en  France,  en  Espagne  et  ailleurs, 
c'est  un  ancien  préjugé  que  le  temps  n'a 
pu  détruire.  Ils  disent,  mon  père,  que 
notre  morale  était  relâchée.  Apparem- 
ment que  celle  des  Carmes  était  beau- 
coup plus  rigide  •  mais  n'en  médisons 
pas.  Le  juste  pèche  sept  fois  avant  de  se 
coucher.   Nous  avons  au  moins  le  droit 
d'exiger  qu'on  nous  entende  avant  de 
nous  condamner.  Notre  morale  est ,  dit- 
on  ,  obligeante  et  commode.  Oui  et  non. 
Si  nous  avons  des  docteurs  qui  élargis- 
sent un  peu  le  chemin  du  ciel,  n'en 


LE    CAUSEUR.  I^l 

avons-nous  pas  aussi  qui  préfèrent  la 
voie  étroite,  et  avec  lesquels  il  ne  faut 
pointbadiner.C'estcequc  je  fis  très-bien 
sentir  ,  ces  jours  derniers,  dans  un  cer- 
cle où  cette  thèse  elait,  discutée  aVec 
beaucoup  de  chaleur.  A  peine  avait-on 
cité  une  opinion  hasardée ,  soutenue 
par  uTi  de  nos  casuistes,  que  je  prouvai 
aussitôt  qu'elle  avait  été  réfutée  j)ar  ua 
autre  théologien  de  notre  conipa£,^nie. 
A  un  ^iive  pour  ^  j'opposais  sans  hésiter 
un  père  contre  ,  et  j'étais  si  bien  armé 
que,  la  dispute  finie,  j'avais  encore  trois 
pères  en  poche,  qui  n'avaient  point  pris 
part  au  combat.  Ma  victoire  fut  com- 
plète. J'eus  tous  les  rieurs  pour  moi  ^ 
point  important  chez  cette  nation  fri- 
vole où  celui  qui  fait  rire  et  qui  amuse 
a  toujours  raison  j  ce  qui  me  fait  crain- 
dre que  ces  Capucins,  qui  sont  si  drôles, 
iie  reviennent  avant  nous.  Au  reste ,  mon 
père,  on  serait  trop  heureux  de  nous 
avoir.  Une  grande  question  agite  tous 
les  esprits.  Il  s'agit  de  certains  biens 
que  les  uns  voudraient  reprendre ,  et 


Ï^S  LE     CAUSEUR. 

que  les  autres  ne  sont  pas  fôches  de 
garder.  Nos  casuitses  pour  et  nos  ca- 
suistes  contre  tranquilliseraient  toutes 
les  consciences.  N'esl-cc  pas  l'avis  de 
votre  Révérence  ? 

Sur  d'autres  points,  mon  père,  on 
Xious  rend  justice.  On  convient  généra- 
lement que  notre  société  a  produit,  dans 
tous  les  temps,  des  hommes  d'un  très- 
rare  mérite  •  enfin  ,  les  services  qu'elle 
a  rendus  à  l'instruction  publique  ne  se- 
ront pas  oubliés  de  sitôt.  Mais  cette  ins- 
truction, mon  père,  a  passé  en  d'autres 
mains  ,  et  la  compagnie  qui  en  a  le  bail, 
n'est  point  du  tout  disposée  à  céder  soa 
marché  à  la  nôtre.  Que  faire  dans  cette 
circonstance?  Je  crois  que, pour  le  mo- 
ment ,  nous  devrions  nous  contenter 
d'être  croupiers  dans  l'entreprise.  Qu'on 
nous  donne,  je  n'en  demande  pas  da- 
vantage ,  un  collège  dans  chacune  des 
grandes  villes  du  royaume  ^  le  ciel,  que 
nous  aiderons  un  peu  ,  fera  le  reste.  Je 
soumets  celte  idée  à  votre  profonde  sa- 
gesse, ea  vous  priant  d'gbserver;  moa 


LE     CAUSEUR.  173 

père  ,  qu'au  moins  à  Paris ,  l'instruction 
publique  n'est  point  aussi  ne'gligée  qu'on 
me  l'avait  fait  espérer.  La  discipline  et 
les  e'tuJes  laissent ,  par  exemple  ,  fort 
peu  de  choses  à  désirer  dans  le  lycée, 
comme  ils  l'appellent,  qui  a  remplacé 
notre  ancien  collège  de  la  rue  Saint-j  ac- 
ques.  Mais  vous  n'auriez  jamais  deviné 
ce  que  je  vais  vous  apprendre  :  les  pro- 
fesseurs peu  vent  se  marier.  Des  femmes! 
mon  père,  des  femmes  !  à  quoi  cela  sert- 
il  ?  Du  reste,  cette  jeunesse  est  char- 
mante, et  je  crois  que  nos  pères  en  fe- 
raient quelque  chose.  Quant  à  moi  , 
mon  père,  je  vous  avoue  qu'il  me  serait 
plus  agréable  de  rester  dans  ce  climat 
tempéré,  dans  cette  France  ,  si  favorisée 
du  ciel,  que  de  retourner  à  ***  ,  pour 
y  enseigner  les  lettres  humaines  à  mes 
jeunes  cosaques  du  Don.  Mais  que  viens- 
je  de  dire?  ai-je  donc  le  droit  de  dé- 
sirer? Mon  père,  je  partirai  demain 
pour  le  Japon ,  si  vous  l'ordonnez. 

Il  me  resto  à  vous  parler  de  nos  vieux 
ennemis,  h'S  Jansénistes.  La  Grâce  nous 


174  L  E    C  AUS  EUR. 

divisa  ;  peut-être  eussions-nous  mieux 
fait  de  nous  entendre  :  la  question  était 
si  simple  !  11  s'agissait  seulement  de  sa- 
voir si  les  cinq  fameuses  propositions 
étaient  ou  n'étaient  pas  dans  l'ouvrage 
de  Jansénius.  Entre  nous  soit  dit,  mon 
père  ^  on  n'a  jamais  pu  les  y  trouver  • 
mais  je  vous  assure  qu'elles  y  soM.  Le 
Pape,  qui  devait  le  savoir,  l'a  déclare'; 
or,  point  de  doute  qu'il  ne  soit  infail- 
lible. Voilà  pourtant  un  axiome  que  ces 
entéte's  n'ont  jamais  voulu  admettre. 
Mais  que  leur  a  valu  tant  d'obstination  ? 
Dans  une  de  mes  promenades  aux  en- 
virons de  Paris ,  j'ai  dirige'  mes  pas  vers 
le  clict-lieu  ,  l'arsenal  du  jansénisme  : 
mon  père,  nous  sommes  vengés;  notre 
collège  et  notre  maison  professe  sont 
encore  debout ,  et  Port  -  Rojal  -  des- 
Cliamps  est  détruit  (  i  ).  En  contem- 
plant la  place  où  il  fut,  j'ai  tressailli  de 

(i)  Le  père  paraît  ignorer  que  Port-Royal 
a  étr  détruit  en  partie  avanfc  fcxpulsion  des 
Jésuites. 


LE    CAUSEUR.  lyS 

joie,  et  je  me  suis  fièrement  assis  sur 
ses  ruines.  Ombres  d'Arnauld  et  de  Pas- 
cal, en  avez-vous  frémi  ?  Je  connais 
la  charité  chrétienne ,  et  je  pardonne 
de  tout  mon  cœur  à  ceux  qui  n'ont  pas 
offensé  notre  société  ,•  mais  ces  gens-là 
lui  ont  fait  bien  du  mal.  Diriez-vous 
qu'on*  lit  encore  ici  les  Lettres  Provin-' 
ciales  ?  C'est  cependant  un  pauvre  ou- 
vrasse. N'est-il  pas  vrai,  mon  père,  nos 
écrivains  badinaient  avec  plus  de  grâce  ; 
il  V  avait  plus  de  finesse,  et  surtout  un 
meilleur  ton  dans  leurs  plaisanteries; 
n'est-il  pas  vrai ,  mon  père  ? 

Enfans  dégénérés  de  pères  fameux 
par  nos  revers  ,  les  Jansénistes  d'aujour- 
d'hui,dont  j'ai  voulu  apprendre  des  nou- 
velles, ne  sont  ni  très-nombreux  ni  très- 
redoutables,  Uninstantles  philosophes, 
maligne  espèce  ,  s'allièrent  avec  nos  ri- 
\Vaux  pour  liAter  notre  destruction.  Ils 
les  abandonnèrent  lorsque  cette  œuvre 
du  démon  fut  consommée.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire,  mon  père,  quels 
moyens  leurs  successeurs,  privés  de  cet 


l']6  L  E    (JAU  s  E  U  R. 

appui,  employèrent  pour  faire  trionl- 
plier  leurs  opinions.  Vous  avez  assez  en- 
tendu parler  de  leurs  convulsions  et  de 
ces  prétendues  gu('iisons  miraculeuses 
qui  s'opéraient  à  la  minute.  C'était  une 
bénédiction^  les  aveui^lcs  voyaient  sans 
lunettes,  les  paralytiques  jouaient  aux 
barres  ,  les  morts  attendaient  leuç  tour 
qui  allait  arriver.    On   se   moqua   des 
Thaumaturges,  et  cent  farces  ridicules, 
jouées  par  un  petit  nombre,   décrédi- 
tèrent tout  le  parti.  Il  faut  convenir  que 
ces  messieurs  avaient  mal  choisi  leur 
temps.   On  y  regarde  de  trop  près  au- 
jourd'hui ,  et  les  morts  n'ont  jamais  été 
plus  difficiles   à  ressusciter  ;  puis,   de 
quoi   s'avise  un  Janséniste    de  vouloir 
faire  des  miracles,  lorsqu'un  Jésuite  s'y 
prendrait  à  deux  fois,  sans  être  encore 
très-sûr  de   réussir  ?  Aussi,   malgré  le 
besoin  que  nous  pourrions  en  avoir  dans 
les  circonstances  présentes,  je  suis  bien 
résolu  de  ne  pas  en  essayer  un  seul  ;  je 
craindrais  de  le  manquer.  Dieu  est  juste  5 
il  sait  ce  qu'il  nous  doit.  U  ne  ni'appar- 


tient  ni  de  sonder  ses  voies ,  ni  de  lentiM' 
sa  puissance  •  mais^  en  attendant  ([ull 
manifeste  d'une  manière  éclatante  la 
protection  spéciale  qu'ilaccorde  à  notre 
compagnie  ,  la  prudence  de  la  cliaireî 
nous  dicte  la  conduite  que  nous  avons  i 
à  tenir.  Ne  laisser  écliapper  aucune  oc- 
casion favorable,  sonder  le  terrain  que 
nous  voulons  occuper  ;  aller  doucement, 
mais  avancer, mais  arriver  •  nous  abaisser, 
afm  de  mieux  nous  élever  ;  nous  humi- 
lier ,  pour  être  vm  jour  plus  glorifiés  • 
voilà  nos  prodiges  ,  voilà  nos  miracles. 
Dans  le  choix  et  la  destination  des  su- 
jets qui  désirent  entrer  dans  notre 
compagnie  ,  je  me  conforme  religieuse- 
ment aux  instructions  que  vous  m'avc?i 
données.  Plusieurs  de  ceux  qui  se  pré- 
sentent ont  un  goût  très-décidé  pour 
l'enseignement ,  et  assez  de  talent  pour 
s'y  distinguer.  Us  seront  placés  dans  nos 
collèges.  Quelques-uns  ont  plus  de  bonne 
volonté  que  de  lumières ,  plus  de  zèl«î 
que  de  savoir.  Ce  ne  sont  point  des  aigles^ 
mon  père,  il  s'en  faut^  mais  ils  ont  toute 


TjS  L  E     C  A  U  S  E  U  R. 

la  douceur  ,  toute  la  simplicité  de  la  co- 
lombe. Le  martyre  est  leur  lot  ;  il  sera 
leur  récompense.  Notre  vigne  des  Indes 
a  besoin  d'ouvriers  •  car  vous  savez, 
mon  père  ,  que  toutes  les  nouvelles  que 
nous  recevons  de  ces  pajs-là  sont  des 
plus  satisfaisantes.  Deux  de  nos  pères  y 
ont  été'  empalés  le  printemps  dernier; 
deux  autres ,  que  Dieu  est  miséricor- 
dieux !  deux  autres  écrivent  que  la  même 
faveur  leur  sera  accordée  incessamment. 
La  veine  est  bonne,  mon  père^  il  faut 
la  suivre.  Je  ferai  partir  mes  colombes 
avant  les  moissons.  Laus  Dco  ctsocletatl, 

C.F.Bauni, 
XJnus  è  societate  Jésus. 

A  G  H  1  T  O  P  H  E  L. 


Il  y  avait  dans  le  conseil  du  roi  Da- 
vid un  mécbant  homme  ,  qui  s'appelait 
Acliitopliel  ,  et  ce  méchant  homme 
n'était  dans  le  conseil  du  roi  que  pour 


tï:   C  A  u  s  E  tJ  R.  I7<5f 

lui  donner  des  avis  perfides  et  le  traliir. 
Le  jeune  prince  Absalon  s'étanl  révolté 
contre  son  père^,  le  conseiller  Acliitopliel 
ne  manqua  pas  de  se  joindre  à  lui ,  et 
de  lui  donner  aussi  des  avis  pour  le 
trahir.  Il  se  vantait  surtout  de  ses  noir- 
ceurs auprès  de  David  ,  et  se  faisait  un 
mérite  auprès  du  fds   de  tout  le   mal 
qu'il  avait  fait  au  père.  Le  jeune  prince 
l'écouta  d'aijord ,  mais  il  le  fit  obser- 
ver ,  et  quand  il  fut  sur  qu'Acliitopliel 
voulait  le  traiter  comme  il  avait  traittr 
son  auguste  souverain  ,  il  le  chassa ,  et 
Achitophel  se  pendit. 

Depuis  ce  temps  ,  le  nom  d' Achito- 
phel devint  célèbre  cliez  les  Juifs  ,  et 
quand  on  voulait  désigner  un  homme 
d'un  esprit  faux  et  d'un  caractère  per- 
vers et  malfaisant ,  on  disait  de  lui  que 
c'était  un  Achitophel.  L'histoire  des 
Juifs  ne  dit  point  si  Achitophel  laissa 
de  la  postérité,  et  si  cette  postérité 
liérita  de  ses  nobles  talens.  Comme  je 
désirais  avoir  quelques  éclaircissement? 
sur  ce  point  ;  je  me  suis  adresse  à  uu 


^Bo  LE     C  AU  S  E  U  R, 

tlesçeiidaiit  du  célèbre  d'Hozier,  et  je 
Tai  prié  de  m'aider  de  ses  lumières. 

Or ,  le  descendanl  du  célèbre  d'Ho- 
zier m'a  assuré  que ,  non-SLulcmeut 
Acliilopliel  avait  laissé  une  nombreuse 
lignée  dans  le  royaume  de  Juda,  mais 
que  celte  li;j^née  s'était  étendue  chez 
tous  les  peuples,  et  que  depuis  quelque 
temps  surtout,  elle  jetait  un  éclat  extra- 
ordinaire. 

Et  là  dessus  ,  le  savant  généaloi;iste 
m'a  cité  une  foula  de  personnages  dont 
les  actions,  les  écrits,  et  le  langage 
rendent  un  glorieux  témoignage  à  la 
noblesse  de  leur  origine  ;  et  comme  il 
était  à  raconter  tout  cela  ,  j'aperçus 
sur  son  bureau  une  brochure  intitulée  : 
î)e  la  liestaiiTYdioji  de  la  monarchie 
des  Bourbons  et  du  retour  de  l ordre , 

par   M.  le   comte  de  M et  comme 

j'aime  beaucoup  les  brochures,  et  que 
mon  brave  descendant  du  célèbre  d'Ho- 
zier est  fort  complaisant,  je  le  priai 
de  me  prêter  cette  nouveauté  j  il  sous- 
crivit à  ma  demande  avec  beaucoup  de 


I.  L    C.  A  f  >:  1.  -^  n.  i^i' 

pclilosse ,  en  me  recommandant  seule- 
ment d'avoir  soin  de  l'ouvrage ,  attendu 
qu'il  était  ne'cessaii  e  pour  la  continua- 
tion d'une  généalogie  dont  il  s'occupait 
en  ce  moment. 

J'ai  donc  lu  le  livre  de  M.  de  M* 

Sur  la  restauration  de  la  monarchie  des 
Bourbons  et  l'  retour  à  Tordre.  Je  sa- 
vais que  M.  de  M avait  été  autrefois 

admis  auprès  des  Eourbons  •  je  savais 
qu'il  s'était  agité  dans  tous  les  sens 
et  avait  usé  beaucoup  de  papier  pour 
le  salut  de  la  France  et  de  l'Europe  •  je 
savais  qu'il  avait  quitté  les  princes  de 
la  maison  de  Bourbon,  et  qu'il  éisit 
venu  depuis  quelques  années  offrir  ses 
services  aux  nouveaux  princes  de  la 
maison  de  Napoléon,  je  me  souvenais 
d'avoir  lu  en  t8o4  une  brochure  de  M. 

de  M ,  intitulée  Mémoires  secrets.  * 

Il  me  semblait  que  dans  ces  mémoires 

secrets  ,  M.   de   M parlait  très-mal 

de  la  maison  de  Bourbon ,  et  qu'il  se 
faisait  même  un  certain  honneur  des 
injures  qu'il  lui  adressait. 


iSl  L  E     C  A  U  s  E  TJ  R. 

Je  croyais  me  rappeler  que  M.  de 
M annonçait  beaucoup  de  dévoue- 
ment pour  Napole'on  j  qu'il  en  parlait 
avec  entliousiame  •  qu'il  menaçait  la 
France  des  plus  j^rands  maux ,  si  jamais 
elle  entreprenait  de  rappeler  Louis  xvm 
sur  le  trône  de  se^  aïeux ^  qu'enfin  , 
il  promettait  de  de'ployer  toutes  les 
ressources  de  son  génie  pour  sou- 
tenir le  nouveau  trône  et  la  dynastie 
naissante.  Je  ne  voyais  plus  trop  ce  que 

]M.  de  M pourroit  dire  de  la  rao- 

narcliie  des  Bourbons  et  du  retour  à 
l'ordre.  Mais  il  ne  faut  désespérer  de 
rien  avec  les  beaux  génies  ,  car  rien  ne 
les  déconcerte  et  ne  les  effraie.  Que 
pourrait  la  fortune  sur  les  grandes  âmes? 
Klles  savent  s'emparer  des  évènemens  ^ 
J'js  j'^ouverner  à  leur  gré,  et  les  faire 
servir  à  leur  gloire  ou  à  leur  profit. 

Voyez  ce  qui  est  arrivé  en  France 
<lepuis  vingt-cinq  ans.  Sous  combien 
de  dominations  ne  sommes-nous  pas 
tombés  successivement  ?  Eh  bien  !  les 
beaux  génies  se  sont  toujours  conservés 


LE     C  A  U  5  n  U  R.  ï85 

an  milieu  des  ruines  de  leur  patrie  •  c'est, 
disent-ils  ,  que  le  génie  n'est  d'aucun 
pays,  d'aucune  famille  ,  ou  plutôt  qu'il 
est  de  tous  les  pays  ,  de  toutes  les  fa- 
milles j  c'est  que  son  action  s'exerce 
indistinctement  sur  tous  les  objets.  Poète 
ou  prosateur,  peintre  ou  statuaire  ,  mu- 
sicien ou  chanteur  ,  publiciste  ou  dan- 
seur ,  n'importe  ,  l'homme  de  génie  se 
prête  à  tout, s'accommode  atout-  l'éclat 
de  son  talent  ne  connaît  point  d'éclipsé. 
Le  Dante  est  poète,  soit  qu'il  chante  l'en- 
fer ,  soit  qu'il  chante  le  paradis.  Le  Cara- 
vagc  est  peintre ,  soit  qu'il  représente 
saint  Michel ,  soit  qu'il  représente  Sa- 
tan ,  et  la  même  flûte  sert  à  jouer]  air 
farouche  de  la  Marseillaise,  ou  l'air 
chéri ,  vive  Henri  IJ^ !  Et  voilà  pour- 
quoi ,  depuis  vingt  ans,  nous  avons  vu 
célébrer  par  les  mêmes  hommes  la 
république  et  le  roi,  Buonaparte  et 
Louis  xviiî.  Ce  sont  des  hommes  tic 
génie ,  et  le  génie  saisit  sans  distinction 
tout  ce  qui  s'offre  à  ses  brillans  pinceaux. 
Les  arts  ne  connaissent  point  d'apos- 


iSi  L  E     C  A  U  s  E  U  Ké 

tasie.  Que  m'imporleiit  los  ëvènemens  , 
me  disait,  il  y  a  quelques  mois  un  ce'- 
lèbre  cîianteur ,  je  chanterai  toujours. 
Comment  se  fait-il,  disais-je  ,  il  y  a 
quelques  années,  à  un  poète  d'un  talent 
distingué,  comment  se  fait-il  que  votre 
muse  vs'abaisse  jusqu'à  chanter  un  hom- 
me que  votre  cœur  abhorre  ,  jusqu'à 
célébrer  ses  vertus?  Mon  ami,  me  ré- 
pondit-il, la  poésie  vit  de  fictions.  Un 
autre  m'assurait  qu'il  mettait  toute  sa 
gloire  à  vaincre  les  difficultés. 
C'est  apparemment  pour  vaincre  aussi 

la  difficulté,  que  M.  do  M a  passé 

successivement  de  la  cour  des  princes 
dans  l'antichambre  dos  directeurs,  et 
de  l'armée  de  Condé  à  l'armée  deBuona- 
parte.  Cependant ,  il  avait  un  but  plus 
noble  que  les  poètes  ,  les  chanteurs  et 
les  danseurs  ;  sa  grande  âme  ne  s'occu- 
pait de  rien  moins,  que  du  salut  de 
l'Europe,  ile  la  conservation  des  trônes, 
et  du  rétablissement  de  la  monarchie 
des  Bourbons. 

Si   vous  lui   demandez  pourquoi   il 


LE     C  A  U  S  i^  U  R.  ï85 

était  à  la  cour  dos  princes^  c'était  ré- 
pondra-t-il  ,  pour  veiller  sur  leurs 
destinées  et  diriger  leurs  conseils^  M. 

de  M était  la  seconde  providence 

établie  auprès  des  héritiers  de  saint 
Louis  et  de  Henri  IV. 

Si  vous  le  priez  de  vous  dire  pour- 
quoi il  les  a  quittés ,  c'était  pour  aller 
diriger  les  conseils  de  leurs  ennemis  , 
les  aveugler,  et  les  conduire  à  leur 
porte.  —  Mais  vous  avez  dans  vos  écrits 
outragé  ce  que  nous  respections  j  vous 
avez  excité  notre  indignation  par  votre 
abaissement  devant  les  faisceaux  de 
Buonaparte.  —  Cet  abaissement  et  ces 
outrai^es  étaient  des  traits  de  î^fénie.  Je 
m'avilissais  pour  devenir  un  jour  plus 
grand  ;  j'outrageais  pour  inspirer  de  la 
coiî fiance  à  celui  que  je  voulais  perdre; 
je  le  caressais  pour  le  frapper  ;  j'entou- 
rais de  sucre  et  de  miel  la  coupe  qui 
devait  lui  ravir  la  vie;  je  parais  de 
fleurs  la  victime  avant  de  l'immoler. 

^  ous  Favez  ('levé  jusqu'au  trône.  (.i\L 
de  M.. dit  modestement  :  Je  nie  dé- 


l86  L  E     C  A  U  s  E  I    R. 

cidai  a/ofs  à  inelfre  la  couronne  sur  Id 
iéie  de  Buonapai'le.  )  —  Je  ne  l'ai  lait 
monter  si  haut  que  pour  accélérer  sa 
cliùte  et  le  faire  tomber  plus  bas.  —  Si 
vous  étiez  l'àme  de  ses  conseils  ,  si  vous 
le  gouverniez  à  voire  gré ,  pourquoi  ne 
l'avez-vous  pas  retenu  quand  il  s'est  pré- 
cipité dans  tant  de  fureurs  et  d'excès  ? 
pourquoi  n'avez-vous  pas  brisé  le  tube 
meurtrier  qui  devait  ravir  le  jour  au 
duc  d'Engliien  ?  pourquoi  avez-vous 
souffert  rinfàme  guerre  d'Espagne ,  les 
dévastations  de  l'Allemagne  ,  la  folle 
expédition  de  Moscou,  et  tant  d'autres 
déplorables  frénésies  qui  ont  coûté  à 
l'Europe  tant  de  sang ,  de  larmes  et  de 
désastres  ?  étiez- vous  donc  auprès  de 
lui  comme  le  génie  du  mal ,  qui  se  plaît 
dans  la  destruction  ?  — J'avoue  que  mon 
plan  a  été  un  peu  dispendieux  pour 
l'humanité  •  mais  les  grandes  âmes  n'y 
regardent  pas  de  si  près.  J'avais  un  des- 
sein, je  voulais  qu'il  réussît  :  il  y  aurait 
eu  de  ma  part  petitesse  et  timidité  ,  si 
i'eusse  pT;is   garde  à   quelques  millions 


L  E    C  A  u  s  E  i  n .  ï8; 

d'hommes  de  plus  ou  de  moins.  J'ai 
réussi  et  je  suis  satisfait. 

Telle  est  à  peu  près  la  doctrine  de 

M.  de  M -si  vous  l'en  croyez  ,  depuis 

vini.^t-cinq  ans ,  il  n'a  été  occupé  que 
d'une  pensée.  En  France ,  en  Allemagne, 
en  Angleterre  ,  en  Italie ,  à  pied  ,  à  clie- 
val,  en  exil ,  dans  les  palais,  dans  les 
prisons,  sa  pensée  le  suit,  le  remplit; 
il  n'existe  que  par  elle  ,  et  pour  e\h\ 
Comme  Protée,  il  se  déguise  sous  toutes 
les  formes,  il  se  couvre  de  toutes  les 
couleurs  ,  pour  la  faire  réussir.  Les  sou-» 
.verains  l'appellent,  le  recherchent,  le 
consultent  ;  il  est  l'âme  de  tous  leuî  ^ 
conseils  ;  il  imprime  le  mouvement  à 
tous  lescabinets,àtoutesles  armeVs^nous 
ne  vivons  plus,  nous  ne  respirons  plus 

que  par  M.  le  comte  de  M ;  in  co 

movejnur  et  siimus. 

Etrange  destinée    des   hommes  !  M. 

de  M a  élevé  et  renversé  des  trônes; 

il  a  conduit  par  sa  sagesse  et  son  génie 
suprême  tous  les  Rois  de  l'Europe  ;  et  i' 
n'a  point  encore  de  statue  !  et  sou  nom 


i88             LE    c  A  u  S  t;  u  ft. 
ne  vole  pas  de  boucîie  en  bouclie  cliez: 
toutesles  nations!  Que  dis-jeVM.  de  M... 
n'a  pas  même  obtenu  la  plus  le'gère  dis- 
tinction ,•  on  ne  voit  pas  reposer  sur  ce 
cœur ,    foyer  de   tant  de  nobles  senti- 
mens,  le  sitjne  honorable  du  courage  et 
du  £;énic  !  Il  n'est   pas    membre  de  la 
Légion  d'honneur    !    Des    esprits    vul- 
gaires ,  des  âmes  étroites ,  portent  incme 
l'absence  de  toute  ide'e  politique,  jus- 
qu'à regarder  M.  de  M avec  un  cer- 
tain dédain ,  jusqu'à  lui  reprocher  ses 
loyales  perfidies  _,   ses  glorieux  avilisse- 
raens. 

Ils  prétendent  que,  quelque  en  soient 

les  motifs ,  le   mensonge  et  la  perfidie 

n'eu  sont  pas  moins  odieux  ;  qu'il  n'existe 

rien  de  plus  vil  au  monde  que  ces  syco- 

pbantes  si  communs  de  nos  jours,  qui, 

sans  respect  pour  les  principes  deFlion- 

neur  et  de  la  vertu,  sont  prêts  à  mar- 

rher  sous  toutesles  bannières  ,  à  célébrer 

tous  les  pouvoirs,  à   encenser  tous  les 

autels,  depuis  ceux  de  Jebova  jus([u'a 

ccuxdeMolocli  j  à  déifier  le  crime  même. 


LE     CAUSEUR.  189 

si  le  crime  peut  leur  être  utile.  Ils  ne 
pardonnent  même  pas  à  ces  hordes  de 
prosateurs  et  de  poètes  cjui,  sous  le  der- 
nier gouvernement,  rivalisaient  d'abjee- 
tion ,  se  pavanaient  comme  d'un  triom- 
phe éclatant,  quand,  par  la  souplesse  de 
leurs  phrases  et  la  lâcheté  de  leurs  vers, 
ils  avaient  pu  l'emporter  sur  leurs  hon- 
teux concurrens,  et  mériter  un  prix  plus 
élevé  ;  car  il  y  avait  des  bassesses  à  tout 
prix,  et  le  sultan  de  la  police  laissait  à 
son  visir  le  soin  d'en  fixer  le  tarif;  aussi 
quelle  cour  assidue  on  faisait  au  visir  î 
Au  reste,  M.  de  M....  ferme  l'oreille 
à  tous  les  cris,  et  confond  d'un  mot  ses 
obscurs  blasphémateurs.  «  Ce  ne  sont, 
«  dit-il,   ni    ces  hommes  honnêtes  et 
«  paisibles  ,  ni  les    esprits  bornés ,  ni 
«  les  politiques  d'antichambre  dont  j'in- 
«  voque  l'opipion  ^rnais  j'interpelle  avec 
K  confiance  les    esprits   forts  et  élevés 
«  dont  peut  encore  s'honorer  la  France. 
«  J'écris  pour  ceux  qui  savent  lire.  Tous 
«  les  moyens  qui  peuvent  tendre  à  ra- 


liJO  L  K     C  A  U  s  E  U  R. 

«  mener  à  l'ordre  sont  bons,  sont  lé- 
«  gitimcs,  » 

il  faut  féliciter  M.  de  M d'avoir 

su  renoncer  à  l'opinion  des  hommes 
honnêtes  ,•  il  est  probable  qu'ils  lui  ac- 
conleraient  dilïicilement leurs  suffrages. 

J.  B. 

**,V\^VVVVVV\\^'VVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVV\(\A/VVVVV\\'VVVVVVVV\VVVVVVVVV'V\% 

LETTRE 
SUR  L  ARTICLE  D'ACHITOPHEL. 

A  ....  près  Annecy  ,  le  ....  septembre  iSi'}. 

Monsieur  , 

Je  fais  ma  demeure  dans  la  petite 
commune  de,... ,  à  deux  lieues  ou  deux 
lieues  et  demie  d'Annecy,  département 
du  Mont-Blanc.  Cette  commune  se  com- 
posait avant  l'invasion ,  de  soixante  et 
dix  feux  ;  elle  n'en  a  plus  que  douze  au- 
jourd'hui. Je  vis  là  du  produit  d'un 
petit  champ  que  je  tiens  de  mes  pères, 


\ 

LE     CAUSEUR.  IQl 

et  duquel  je  retire,  avec  beaucoup  de 
peine,  un  revenu  médiocre.  \  ous  pou- 
vez conclure  que  je  ne  reçois  pas  sou- 
vent des  nouvelles  de  la  capitale.  Je 
serais  même  des  années  entières  sans  en 
entendre  parler,  si  ce  n'était  un  de  mes 
amis  qui  reçoit  le  Journal  de  Paris  y 
et  qui  me  le  prête  lorsque  je  vais  à  la 
ville  où  il  loire. 

Mes  affaires  m'ayant  conduit  hier  à 
Annecy ,  j'en  revins  avec  mon  petit  pa- 
quet. 11  était  tard  j  les  trente-trois  ha- 
bitans  qui  forment  la  population  actuelle 
du  village,  étaient  de  retour  des  champs  • 
je  les  rassemblai   aussitôt    devant   ma 
porte,  suivant  ma  coutume,  pour  leur 
donner  communication   des  nouvelles. 
Je  leur  fais  grâce  ordinairement ,  comme 
vous  pouvez  le  croire ,  des  articles  de 
littérature ,  aifxquels  ils  ne  coiu pren- 
draient pas  grand' chose  •  mais  un  ex- 
cellent article  que  mon  ami  m'avait  re- 
mis sur  l'ouvrage  de   la  Restauration 
de  la  Monarchie  Française ,  par  IM. 
jdeM ,  me  paraissant, dès  son  début. 


ig2  LE     CAUSEUR. 

pouvoir  les  intéresser,  je  ne  voulus  pas 
les  priver  du  plaisir  de  l'entendre.  J'ap- 
pris ainsi  à  ceux  qui  ne  le  savaient  pas 
encore  ,  c'est-à-dire  à  la  masse  de  mes 
auditeurs ,    car   ces    bons    paysans   ne 
lisent  guèies  ,  que  le  Roi  David  avait  à 
sa  cour  un  certain  Acliitopliel  ou  Achi- 
taphel,  qvd  le  trompait  et  l'entraînait 
dans  toutes  sortes  de  crimes  plus  affreux 
les  uns  que  les  autres.  Je  ne  laissai  pas 
écliapper  cette  occasion  de  faire  remar- 
quer en  passant  à  mon  auditoire ,  qu'il 
ijtait  ordinaire  aux  princes  d'avoir  de 
pareils  gens  autour   d'eux,  et   que   la 
plupart  du  temps   c'est   à  ces  maudits 
conseillers  qu'il  faut  s'en  prendre  des 
fautes  des  Rois  qui  ne  peuvent  pas  tout 
voir  par  leurs  yeux.  Ils  me  comprirent 
fortbien,et  me  promirent  de  ne  pas  ac- 
cuser leur  bon  père  (c'est  ainsi  qu'ils 
appellent  le  Roi  )  ,  si  quelqu'un  de  ses 
officiers  commettait  des  vexations   ou 
<les  injustices  dans  le  paysflls  pleuraient 
en  disant  cela  j  et  moi ,  je  pleurais  ovec 
cux^  tant  je  ressentais  déplaisir  à  vivre 


LE    CÀUSEUB.  193 

parmi  des  hommes  simples  et  sans  de'- 
tours,  chez  qui  l'influence  des  vices  n'a 
pas  encore  fermé  le  cœur  à  la  droite 
raison. 

Mais  je  ne  pus  m'empécher  de  rire 
de  la  joie  qu'ils  témoignèrent  quand 
la  continuation  de  l'article  leur  eut  ap- 
pris que  ce  méchant  Achitophel  s'était 
pendu  de  désespoir.  Us  eussent  été  les 
victimes  de  ce  scélérat^  qu'ils  n'auraient 
pas  pris  plus  à  cœur  sa  juste  punition. 
Quand  ils  surent  que  la  France  venait 
aussi  d'avoir  à  peu  près  sou  Achitophel, 
sans  doute  ,  me  dirent  -  ils  ,  celui  -  là 
s'est  de  même  pendu  pour  se  punir  des 
crimes  qu'il  a  tait  commettre  ?  A  peine 
leur  avais-je  répondu  que  bien  loin  de 
se  pendre  ,  il  se  faisait  gloire  du  mal 
qu'il  avait  causé ,  que  les  voilà  qui  cou- 
rent s'armer  de  fourches,  de  bâtons, 
de  faulx^  ils  reviennent  bientôt  à  moi 
en  jurant  à  hauts  cris  qu'ils  sont  prêts 
à  partir  pour  Paris,  afin  de  demander  à 
leur  bon  père  de  leur  livrer  cet  Achi- 
tophel pour  le  meltrç  en  pièces.  Ea 

'•  9 


194  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

s'expriiïiani  ainsi ,  il  fallait  voir  comme 
ils  promenaient  leurs  regards  sur  les 
ruines  et  les  monceaux  de  cendres  dont 
le  village  est  encore  plein  ,  et  comme 
cette  vue  augmentait  leur  fureur  !  J'eus 
toulesles  peines  du  monde  à  lesappaiser  : 
enfin  j'y  réussis ,  mais  ce  ne  fut  qu'en 
leur  promettant  que  je  rédigerais  au 
plutôt  une  pétition  au  nom  de  la  com- 
mune ,  pour  demander  justice  au  Roi. 
Vous  pensez  bien  ,  Monsieur,  que 
cette  promesse  n'avait  pour  but  que  de 
contenter  ces  bonnes  gens  et  de  pré- 
venir une  esclandre  qui  aurait  eu  pour 
eux  des  suites  fâcheuses.  La  poursuite 
d'un  délit  de  la  nature  de  celui  dont  il 
est  question,appartient  d'ailleurs  au  mi- 
nistère public,  et  je  suis  sans  caractère 
pour  suppléer  à  son  silence.  Je  sais  bien 
que  la  Charte  accorde  à  tous  les  Fran- 
çais le  droit  de  pétition,  et  qu'on  peut 
l'exercer  dans  une  pareille  circonstance, 
sans  empiéter  sur  les  droits  du  minis- 
tère public  j  mais  je  vous  avoue  que  je 
s-crais  plutôt  disposé  à  faire  un  placct 
jiu  directeur  de  l'hospice  de  Charenton 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  196 

ouaux  administrateurs  deBicétre.  Com- 
ment croire ,  en  effet ,  qu'un  homme 
d'esprit  en  son  bon  sens/et  lorsqu'il  n'y 
est  point  contraint  par  le  bourreau  ,  ait 
la  folie  de  faire  d'aussi  terribles  aveux  , 
et  l'impudence  de  s'en  faire  honneur? 
Pourrait-il  se  fonder  sur  ce  que  le  Roi 
a  bien  voulu  tirer  sur  le  passé  le  voile 
de  l'oubli  ?  Mais  le  Roi ,  par  cet  acte  de 
clémence,  n'a  pas  entendu  que  les  excès 
qu'il  consentait  d'ignorer  devinssent 
pour  cela  des  œuvres  méritoires.  Achi- 
tophel  déclare,  il  est  vrai ,  n'avoir  agi 
que  dans  la  vue  de  rendre  un  jour  le 
trône  de  France  à  l'auguste  famille  des 
Bourbons  :  il  est  très-possible  que  sa  dé- 
claration ne  convainque  pas  tout  le 
monde  ;  quelques  personnes  aussi  pour- 
ront bien  comparer  le  déclarant  à  la 
mouche  du  coche  ,  et  quelques  autics  à 
ce  chirurgien  biscajen  dont  il  est  parlé 
dans  le  Diable  boiteux  ,  lequel  blessait 
les  passans  à  coups  de  bajonnette,  et 
venait  ensuite  leur  offrir  les  secours  de 
son  art. 


ig6  LECAUSEUR. 

hr  Mais  d'autres  demanderont  à  l'homme 
qui  s'était  acquis  un  si  merveilleux  as- 
cendant sur  l'esprit  de  Napole'on ,  s'il 
ne  lui  était  pas  possible  d'arriver  à  son 
but  à  moins  du  massacre  de  cinq  mil- 
lions de  Français,  du  ravage  de  notre 
territoire,  de  la  perte  de  plusieurs  belles 
provinces  acquises  du  sang  de  nos  fils  , 
de  nos  frères  et  de  l'envahissement  du 
sol  sacré  de  la  patrie  par  les  hordes  de 
l'Ukraine  et  du  Volga.  Ne  craignons  pas 
de  le  dire,  plusieurs  fois  il  n'a  manqué 
à  Euonaparte  que  de  vigoureux  conseils 
pour  le  porter  à  renoncer  au  trône,  et  à  le 
rendre  à  ses  antiques  possesseurs  :  pour- 
quoi donc  Achitophel  ne  profitait-il  pas 
de  ces  retours?  Est-ce  qu'alors  il  croyait 
n'avoir  pas  encore  assez  fait  pour  la 
gloire?oubien  voulait-il  jouer  le  rôlede 
Cinna?Je  n'en  serais  que  plus  porté  à  le 
croire  dans  un  état  de  démence  absolue. 
Le  projet  de  faire  usage ,  dans  le  com- 
merce de  la  vie,  d'une  combinaison  dra- 
matique,ne  peut  entrer  que  dans  un  ccr- 
yeau  malade  ,  surtout  en  comparant  la 


LE      CAUSEUR.  t97 

différence  de  caractère  entre  l'empereur 
romain  et  le  despote  corse.  Mais  Aclii- 
topliel  a  fait  plus  que  Cinna.  Celui-ci 
conjurait  Auguste  de  garder  la  cou- 
ronne ,  celui-là  se  décida  à  la  mettre 
sur  la  tête  de  Napoléon. 

Si  quelque  jour  ce  monsieur  Acliito- 

pliel  venait  dans  la  commune  que  j'iia- 

bite,  et  que  son  heureux  destin  le  de'- 

robât  à  la  fureur  de  nos  paysans,  voici 

ce  que  je  lui  dirais  :  «  Vous  avez  déserté 

«  le  parti  des  Eourbons,  vous  les  avez 

«  injuriés  quand  vous  les  avez  vu  aban- 

«  donnés  de  la  fortune  ^  et  aujourdliui 

«  que  le  vœu  de  toute  la  France  les  a 

«  rappelés  dans  nos  murs,  vous  retour- 

«  nez  la  face  de  leur   côté.  Exécration 

«  sur  les  vils  intrigans  qui  brûlent  leur 

«  encens  devant  Baal  ou  Jéliovah  ,  se- 

«  Ion  que  les  circonstances  l'exigent  ! 

«  Vous  avez  brigué  la  confiance  de  Na- 

((  poléon  ,  et  lorsque  vous  Teùtes  obte- 

«  nue,  vous  n'employâtes  votre  ascen- 

«  dant  qu'au  détriment  de  l'humanité 

«  et  de  votre  propre  patrie,  si  les  hom- 

«  mes  qui  vous  ressemblent  pouvaiet^t 


19^  ï.  E    CAUSEUR. 

«  en  avoir  une.  Dans  votre  inconcevable 
i(  démence  vous  vous  vantez  d'avoir  été 
((  l'artisan  de  nos  malheurs,  en  nous 
«  assurant  qu'il  n'j  avait  pas  d'autre 
«  moyen  de  servir  la  France  et  nos 
«  Princes.  Je  vous  réponds  que  deux 
((  causes  si  belles  étaient  au-dessus  de 
c<  ces  manœuvres  tortueuses.  En  affec- 
«  tant  de  montrer  la  liaison  qui  existe, 
«  selon  vous,  entre  les  unes  et  les  au- 
{(  très,  et  en  vous  donnant ,  vous  l'in- 
«  venteur  de  tant  de  machinations  in- 
<(  fernales,  comme  l'ange  tutéiaire  de  la 
«  bonne  cause ,  vous  ressemblez  à  ces 
«  harpies  qui  empoisonnaient  tout  ce 
«  qu'elles  avaient  touché.  Mais  qui  nous 
«  garantit,  au  surplus,  qu'en  ce  mo-* 
«  ment  vous  ne  cherchez  pas  à  capter 
«  la  confiance  de  nos  Princes  par  de 
«  faux  exposés,  pour  les  précipiter,  à 
((  leur  tour,  dans  un  torrent  de  fautes  , 
<(  et  les  sacrifier  à  Napoléon  ?  Nous  sa- 
«  vous  de  quoi  vous  êtes  capable;  vous 
t(  avez  eu  le  scandaleux  courage  de  nous 
((  l'apprendre.  Les  injures  que  vous  pro- 
((  diguez  à  \otre  dernière  idole  neproii- 


L  E     C  A  U  s  E  TI  R .  1  gf) 

«  vent  rien  :  vous  ne  feriez  que  renou- 
«  veler^  envers  le  Gouvernement  actuel, 
«  la  tactique  dont  vous  vous  êtes  servi 
«  pour  aveui^ler  l'homme  que  vous  vous 
«  glorifiez  d'avoir  poussé  dans  l'abîmej 
«  et  celui  qui  se  vante  publiquement , 
«  à  bon  droit  ou  à  tort,  d'avoir  une  fois 
«  re'couru  à  ces  ruses  plus  que  Machia 
«  véliqueSj  ne  paraît  pas  trop  disposé 
«  à  renoncer  à  leur  usage...  » 

Je  suis,  Monsieur,  un  des  plus  sin- 
cères partisan  de  la  liberté  de  la  presse, 
et  cependant  je  ne  crois  pasavanccr  une 
proposition  qui  lui  soit  contraire  ,  en 
déclarant  que  je  regarde  le  livre  donti 
est  question  comme  un  de  ceux  dont 
la  publication  est  un  véritable  scandale. 
11  me  semble  que  cet  ouvrage  forme- 
rait, en  quelque  sorte,  le  digne  pen- 
dant de  ceiui  du  marquis  de  Sade,  et 
que  les  deux  auteurs ,  aft'ectant  un  pareil 
cynisme,  méritent  la  même  punition. 

J'ai  l'honneur  d'être  ,  etc. 

Véridicus. 


200  Le     CArSEUA. 

LA    SORCELLERIE 

DES 

GENS  D'ESPRIT. 


On  a  dit  souvent  que  pour  être  heu- 
reux il  ne  faut  pas  avoir  plus  d'esprit 
que  son  père ,  ou  que  son  maître ,  ou 
que  son  siècle^  et  cependant,  chacun 
ambitionne  d'avoir  de  l'esprit. 

On  brûlait  les  gens  d'esprit ,  comme 
sorciers ,  dans  les  siècles  ignorans ,  ce 
fut  la  manie  des  magistrats. 

On  fit  demander  pardon  à  Galilée 
d'avoir  découvert  le  mouvement  de  la 
terre  •  ce  fut  l'ouvrage  des  Papes. 

Les  inventeurs  de  l'imprimerie  fu- 
rent accusés  de  sorcellerie  par  le  parle- 
ment de  Paris  ,  et  procédures  ,  comme 
tels,  jusqu'cà  ce  que  le  génie  et  la  puis- 
sance de  Loiù'j  XI  aunulère  it  cette 
monstrueuse  inquisiliou  judiciaire. 


L  E     C  A  r  s  E  U  R.  201 

Leshommes  d'esprit  ont  la  vue  longue, 
étendue,  pe'netrante.  Ils  voient  tout  na- 
turellement ce  que  le  vulgaire  ne  peut 
apercevoir  qu'à  l'aide  du  temps  ou 
d'unmicroscope,  qui  grossissent  les  ob- 
jets. Ces  favoris  de  la  nature  sont  des 
espèces  de  sorciers  dont  on  se  dcTie  tou- 
jours, qu'on  e'ioigne  sans  cesse,  et  qu'on 
persécute  quelquefois. 

Descartes  était  un  grand  sorcier ,  il 
pénétrait  dans  les  prpfondeurs  de  l'es- 
prit humain  ,  et  il  humiliait  ainsi  les 
prétendus  savans  de  son  siècle.  11  fut 
obligé  d'aller  cacher  sa  sorcellerie  en 
Suède,  où  il  reçut  cependant  les  plus 
grands  honneurs. 

Il  y  eut  une  époque  où  les  astronomes, 
s'a  visant  de  prédire,  quelque  temps  à 
l'avance,  une  éclipse  de  soleil  ou  de 
lune,  furent  traités  de  prophètes,  de 
devins  et  de  sorciers ,  selon  le  stjle  et  le 
vocabulaire  du  temps. 

On  persécuta  au  i8*.  siècle,  les  pro- 
phètes philosophes,  tels  que  J.-J.  Rous- 
seau, qui,  avec  du  génie  et  de  l'obser- 

9* 


2  12  L  E     C  A  U  S  E  U  R. 

vation,étaieiit  parvenus  à  la  connaissance 
des  événemens  prochains^  comme  les 
astronomes  parviennent  à  la  connais- 
sance des  événemens  du  ciel  ou  des 
phénomènes  astronomiques.  Quelques 
phrases  ai  avenir  trouvées  dans  le  Gou- 
vernement de  Pologne  de  J.-J.  Rous- 
seau, firent  crier  hœo  sur  l'auteur, 
parce  qu'il  prévoyait  que  les  orages 
élevés  dans  divers  états  couvriraient 
bientôt  l'Europe  dégénérée  ,  impré- 
voyante et  livrée  à  tous  les  genres  d'abus. 

Cette  espèce  de  sorcellerie  ne  pro- 
vient cependant  que  delà  patience  qu'il 
faut  pour  étudier,  méditer  et  calculer. 
Les  esprits  doués  du  talent  d^e  l'obser- 
vation sont  presque  tous  des  devins. 
Tout  est  lié  dans  la  nature  morale  et 
pbysique.  Celui  qui  étudie  avec  soin  les 
causes ,  connaît  facilement  les  effets  ;  et 
en  comparant  les  diverses  époques  de 
l'histoire  ,  il  peut  arriver  à  l'indication 
probable  des  événemens  qui  naîtront 
des  divers  effets  déjà  éprouvés. 

Ce  genre  de  talent  est  sans  doute  très- 


LE    CAUSEUR.  2oS 

torné ,  et  il  l'est  davantage  aujourd'liui, 
parce  que  le  mouvement  de  la  société 
est  plus  rapide,  les  évc'nemens  plus  im- 
prévus/les  esprits  plus  superficiels  ,  lesf 
besoins  et  les  jouissances  de  la  vie  sociale 
plus  multiplies. 

Mais  lorsqu'il  s'élève  quelqu'un  de 
ces  esprits  méditatifs  et  doués  en  même 
temps  d'imai^ination ,  l'observation  est 
plus  profonde  ,  et  la  prévoyance  ou 
prédiction  semble  une  véritable  ms" 
pira/ioTi,  plutôt  que  l'efTet  de  la  ré- 
flexion et  de  la  pensée.  Voilà  pourquoi  le 
vulgaire  attacbe  toujours  une  idée  de 
prophétie  ,  ou  une  accusation  de  sorcel- 
lerie à  ces  opérations  de  l'esprit  médi- 
tatif et  d'une  vive  imagination,  deux 
présens  de  la  nature  extrêmement  dan- 
gereux dans  tous  les  siècles. 

Pendant  long- temps  tous  les  inven- 
teurs ont  été  traités  de  sorciers.  Les  pre- 
miers physiciens  ,  les  premiers  mécani- 
ciens, les  premiers  chimistes  ont  eu  de 
la  peine  à  se  sauver  des  accusations  de 
sorcellerie. 


204  T.  E     CAUSE  U  R. 

Vers  le  milieu  du  diK-liiiitième  siècle, 
lin  mécanicien,  qui  avoit  montré  en 
public,  à  Bordeaux, un  automate  repré- 
sentant Bacclius  sur  son  tonneau ,  et 
qui  entre  autres  clioses,  prononçait  dis- 
tinctement le  mot  bonjour ,  fut  brûlé 
avec  son  automate  dans  l'Amérique  mé- 
ridionale ,  où  l'appât  du  gain  l'avait 
porté,  après  avoir  étonné  les  villes  de 
France ,  témoins  de  ses  succès.  11  faut 
choisir  le  siècle  et  le  pays  pour  être 
sorcier,  ou  pour  avoir  de  l'esprit ,  du 
génie,  de  l'invention  avec  sécurité. 

L'habitude  d'exercer  la  pensée  et  l'i- 
magination donne  à  l'individu  qui 
l'exerce  une  sagacité  si  forte,  une  intel- 
ligence si  subtile,  et  une  prévoyance  si 
sure ,  que  les  spectateurs  froids  et  vul- 
gaires prendront  toujours  un  tel  homme 
pour  un  homme  dangereux ,  ou  pour  un 
sorcier  ,  ou  pour  un  inspiré  ^  et  c'est  en- 
suite selon  l'esprit  du  temps,  selon  la 
direction  donnée  à  l'opinion  ,  que  cet 
individu  sera  honoré  ou  proscrit,  admiré 
ou  couvert  de  calomnies. 

Le  napolitain  J.-B.  Porta    avait  fait 


LE     CAUSEUR.  ^.o5 

des  études  si  approfondies  de  la  science 
phjsionomique  ,  qu'il  était  parvenu  à 
distinguer  les  passions  ,  les  caractères  et 
les  inclinations  dominantes  dans  les  in- 
dividus ,  par  leur  ressemblance  plus  ou 
moins  rapprochée  des  animaux.  11  avait 
étendu  ses  prédictions  morales  jusqu'à 
l'organe  de  la  voix  et  c'est  par  les  di- 
verses modulations ,  inflexions  et  sons 
liabituels  de  la  voix ,  qu'il  avait  établi  un 
système  très-probable  de  jugement  sur 
les  mœurs,  les  caractères  et  les  passions 
des  hommes. 

Le  suisse  Lavater,  qui  a  copiéet  auir- 
menté  Porta,  sansavoir  une  aussi  grande 
masse  de  faits  et  d'observations  que  le 
physionomiste  napolitain  ,  était  ausfi 
une  espèce  de  sorcier  ou  de  devin  ,  qui^ 
dans  un  autre  siècle,  aurait  pu  obtenir 
le  dangereux  honneur  du  bûcher. 

De  nos  jours  ,  le  docteur  Gail  ,  dont 
la  profonde  science  anatomique  n'est 
pas  contestée  par  ses  plus  ardens  anta- 
gonistes, est  doué  à  un  haut  degré  de 
celte  patience  de  travail  ,  de  cet  esprit 


206  LE    CAUSEUR. 

d'observation  et  de  cette  sagacité  savante 
qui ,  à  beaucoup  d'égards ,  le  ferait  re- 
garder comme  inspiré ,  et  l'eût  fait  con- 
sidérer dans  les  temps  anciens  comme 
sorcier.  Ce  n'est  là  pourtant  que  l'efTet 
de  Tétude  et  de  l'observation  anato- 
mique  exercées  par  un  esprit  sagace  et 
méditatif^  appliqué  à, une  seule  partie 
de  son  art,  et  l'ayant  par  conséquent  ap- 
profondie. 

Si  l'on  ne  persécute  presque  plus ,  du 
moins  par  des  accusations  de  magie  et  de 
sorcellerie ,  les  gens  cVesprit,  les  inven- 
teurs d'une;  science  ou  d'un  art,  et  ceux 
qui  le  [perfectionnent ,  il  faut  en  rendre 
grâce  aux  progrès  de  la  civilisation  et  à 
la  généralité  dc3  lumières.  Les  liommés 
(£ui  ont  du  talent  et  un  esprit  cultivé, 
sont  plus  répandus  dans  toutesles  classes 
delà  société;  les  lumières  et  l'instruc- 
tion sont  devenues  plus  générales  dans 
les  conditions  médiocres,  et  dès-lors  il 
y  a  sûreté  pour  le  talent,  indépendance 
pour  l'esprit  et  garantie  pour  les  inven- 
tions et  les  idées  nouvelles  ,  quand  elles 


LE    C  AUS  i:  L  R.  207 

«ont  réputées  utiles  à  la  société.  Honneur 
doncausiècleoùron peut  être  sans  dan- 
ger^devin ,  sorcier ,  niaiiicien^inventeur, 
homme  d'esprit  et  auteur  de  quelf[ue 
bon  système  ! 

D. 

V\V\.\VVVV\%V\\V\'VVV\'VVV\%VX\VV\^VVVVVVVVVVVV\\\'V\\VVVvVVvVVi'V\'VVVV\'to 

LES 

TROIS  SIÈCLES  LITTÉRAIRES , 

vus    DE    PROFIL. 


On  a  écrit  Lien  des  volâmes  sur  les 
trois  siècles  littéraires  de  la  France;  on 
a  publié  vingt  brochures  pour  esquisser 
.seulement le  dix-huitième  siècle,  et  les 
peintres  commandés  par  ITnstitut,  n'ont 
fait  que  des  miniatures.  Tout  cela  prouve 
combien  il  est  difficile  de  peindre  les 
géans  d'une  manière  convenable ,  et  sur- 
tout de  les  faire  ressemblans.  Quelques 
écrivains  n'ont  pu  recueillir  que  quel- 
ques traits  particuliers  ou  quelques  anec- 


2o8  LE    CAUSEUR. 

dotes  historiques;  d'autres  enfin  se  sont 
évertués  à  nous  donner  le  recueil  bio- 
graphique des  écrivains  nombreux  de 
ces  trois  siècles  littéraires. 

Tous  ces  ouvrages  différens  ont  leur 
mérite  particulier.  Il  faut  des  biogra- 
phies et  des  dictionnaires  des  trois  siè- 
cles pour  ceux  qui  veulent  s'instruire  ; 
il  faut  des  mémoires  historiques  pour  les 
bibliothèques  et  des  tableaux  littéraires 
pour  les  académies.  A  chacun  son  goût 
et  ses  besoins;  mais  pour  les  gens  du 
monde,  il  ne  faut  que  des  esquisses  et 
des  pro/îls.  C'est  d'après  ce  cadre  borné, 
que  nous  allons  faire  modestement  le 
profd  des  trois  siècles.  Ce  genre  de  ta- 
bleaux ne  comporte  qu'un  petit  nombre 
de-  traits  ^  il  importe  seulement  qu'ils 
soient  vrais  et  qu'ils  produisent  la  res- 
semblance. 

Le  seizième  siècle  sortait  des  épaisses 
ténèbres  des  siècles  précédens  ;  aussi 
l'esprit  de  ce  siècle  ne  consistait  qu'en 
érudition.  Partout  dos  savans  bien  cou- 
rageux, des  érudits  bien  paticns  dcfri- 


LE    CAUSEUR.  2og 

clièrent  les  champs  stériles  des  scie»ces, 
des  lettres  et  des  arts.  Le  bel  esprit  ter- 
mina ce  siècle.  C'est  ainsi  que  par  la 
gravite'  de  la  science  et  le  ridicule  du  bel 
esprit^  les  Français  s'essayaient  à  avoir 
de  la  raison  et  du  génie. 

Le  dix-septième  siècle  vit  éclore  des 
taleiis  supérieurs  ,  et  la  science  acquit 
plus  de  lumières ,  comme  l'esprit  obtint 
plus  de  maturité.  L'éclat  de  ces  grands 
talens  se  répandit  sur  les  principales 
parties  de  Ventendement  humain  :  les 
arts  ,  ces  favoris  des  muses  ,  ces  enfans 
de  l'imagination,  couvrirent  la  France. 
Corneille  fit  le  G'd  ;  Q'nna^Rodogiinc.  ; 
Racine  réunit  l'harmonie  du  style  ,  du 
sentiment  et  de  la  pensée  dans  Iphigcnie, 
Andromoque,  Phèdre,  AllioUe  et  Ba- 
iazet.  Pascal  Jixa  la  langue  et  l'enrichit 
des  Lettres  Provinciales ,  en  alliant  l'é- 
nergie des  pensées  avec  rélé?;ance  des 
formes  et  la  pureté  du  style;  Fénélou 
réunissant  les  plus  heuvcux  dons  du 
génie  aux  senlimens  de  l'âme  la  plus 
veiUieuse,  fit  présent  à  la  France  de  sou 


210  LECAUSEUR. 

Télémaque,  clief-d'œlivre  que  l'antiquité 
lui  eut  envie'-  Bossuet,  éloquent  comme 
les  anciens,  trace  les  re'volutions  des 
siècles  et  des  empires  avec  la  rapidité 
et  la  profondeur  du  génie,  et. crée  le 
tjpe  de  Y  Histoire  Universelle.  Ces  traits 
principaux  suffisent  pour  indiquer  le 
dix-septième  siècle ,  à  qui  nous  devons 
le  théâtre  et  la  langue  perfectionnée, 
ainsi  que  la  grande  impulsion  donnée 
aux  sciences,  aux  lettres  et  aux  arts. 

Le  dix-huitième  siècle  se  trouve 
réuni  an  dix-septième  par  un  homme 
extraordinaire  qui  vécut  cent  ans  ,  mit 
de  la  philosophie  dans  ses  écrits,  de  la 
corruption  dans  le  goût,  de  l'afféterie 
dans  l'esprit,  de  la  médiocrité  dans  la 
poésie,  et  un  grand  talent  dans  le  genre 
de  V éloge  public  ou  académique  *  Fon- 
tenelle  et  Voltaire  se  tiennent  par  la 
main  pour  propager  le  philosophisme  et 
le  hel  esprit  j  mais  Voltaire  fut  plus  na- 
turel dans  sa  prose  et  plus  spirituel  dans 
sa  poésie;  l'im  et  l'antre  mirant  dans 
leurs  écrits  les  sujets  les  plus  abstraits 


LE     C  A  U  S  E  T.    n ,  311 

à  la  portée  de  tout  le  monde ^  ils  frap- 
pèrent la  philosophie  en  petites  mon- 
naies, et  les  répandirent  dans  toutes 
les  mains.  Tous  les  deux  cultivèrent  les 
genres  les  plus  opposés  et  les  plus  dif- 
ficiles, et  donnèrent  naissance,  par 
leur  exemple ,  à  cette  tourbe  de  petits 
philosophes  et  de  petits  poètes  qui 
s'emparèrent  de  l'opinion  et  de  la  litté- 
rature ,  connue  on  voit  les  corsaires  , 
pendant  les  guerres  des  grandes  na- 
tions ,  venir  infester  les  mers  et  ruiner 
l'industrie  et  le  commerce. 

JXous  sommes  bien  loin  de  confondre 
dans  cette  foule  philosophique  et  poé- 
tique, Helvétius,  qui  montre  sans  voile 
à  la  société  les  calculs  et  les  actions  de 
Viiitérêt  personnel;  Montesquieu  qui  a 
révélé  aux  hommes  les  secrets  de  la 
haute  politique  et  de  la  législation  •  De 
Guibert,  qui  a  écrit  Xo.  philosoj>hie  de 
la  guerre,  et  favorisé  les  progrès  de  la 
tactique  conservatrice  des  états  et  des 
hommes,-  D'Alcmbert  et  Diderot,  à  qui 
le  monde  savant  doit  les  richesses  des 


212  LE     CAUSEUR. 

sciences,des  lettres,des  arts  et  des  métiers 
rasseinble's  dans  V Encyclopédie  ;  J.  -J'. 
Rousseau  qui ,  au  milieu  des  perse'cu- 
tions  conlinuelles  de  ses  envieux  con- 
temporains, a  le'gué  à  la  postërilé  un 
ouvrage  précieux  sur  Véducalion  ,  et 
montré  jusqu'où  peut  aller  l'éloquence 
dans  la  langue  française;  BufFon  qui  a 
été  aussi  éloquent  que  Pline ,  et  qui  , 
mieux  que  les  liaturalistes  qui  l'avaient 
précédé,  s'est  montré  original,  quoique 
systématique ,  dans  les  Epoques  de  la 
Nafiire.  Ces  génies  suffiraient  à  l'im- 
mortalité de  plusieurs  siècles. 

Ainsi,  le  seizième  siècle  est,  par  cer- 
taines gens ,  traité  àHérudlt  et  de  pédant  ; 
le  dix-septième  est  appelé  poétique  et 
théâtral  ;  le  dix-huitième  est  accusé  d'<2- 
théismeal  àc  philosophie.  Selon  les  au- 
tres, c'est  la  jeunesse  de  l'esprit  humain 
qu'on  tiouve  dans  le  seizième  siècle  -,  le 
dix-septième  présente  toutes  les  ri- 
chesses et  les  forces  du  bel  âge  ;  et  le 
dix-huitième  touche  à  la  maturité  et 
à  la  tiisLesse  de  fàge  avancé. 


L  E    C  AU  s  E  U  R.  2l3 

La  langue  française  s'est  formée  tt 
rcyularisée  dans  le  seizième  siècle  ;  elle 
a  ete'  perfectionnée  et  fixée  dans  le  dix- 
septième  j  elle  est  devenue  ambitieuse 
et  ne'ologiste  au  dix-huitième. 

Les  érudifs  du  seizième  siècle  ont 
été  remplacés  par  les  hommes  de  génie 
du  dix-septième  ^  qui  ont  eu  pour  suc- 
cesseurs des  hommes  d'espiit. 

On  se  préparait  à  faire  des  ouvrages 
au  seizième  siècle  ;  les  grands  modèles 
ont  paru  dans  le  dix-septième  ,  et  plu- 
sieurs chefs-d'œuvre  en  ont  été  le  ré- 
sultat dans  le  dix-huitième. 

Corneille  n'eût  pas  fait  ses  belles  tra- 
gédies, si  la  stérile  fécondité  du  poète 
Hardi  n'eût  ouvert  la  scène  drama- 
tique; et  Voltaire  n'aurait  pas  produit 
Œdipe  ,  Zaïre  et  Mérope,  s'il  n'avait 
été  précédé  dans  la  carrière  par  l'inimi- 
table Racine. 

Le  seizième  siècle  a  fouillé  l'antiquité 
classique  ;  le  dix-septième  a  rivalisé  les 
beaux  siècles  d'Athènes  et  de  Rome  ; 
le  dix-huitième  a  enregistré  tous  les  tra- 


2  1.4  L  E     C  A  U  s  E  U  fl. 

vaux  de  l'esprit  humain  dans  YEiicy- 
clopédie. 

Au  seizième  siècle,  la  mémoire  des 
Français  s'est  exercée  sur  les  sciences  et 
les  lettres  •  au  dix-septième ,  c'est  Viina- 
gliiation  qui  a  cultive'  et  agrandi  le  do- 
maine du  génie  ^  dans  le  dix-huitiéme, 
la  raison  et  l'esprit  se  sont  disputé 
quelquelbis  l'empire  ,  et  l'ont  partagé 
souvent. 

]\ous  ne  parlerons  point  ici  du  dix- 
neuvième  siècle  :  il  ne  fait  que  de  com- 
mencer i  mais  c'est  à  la  manière  d'Her- 
cule ,  qui,  étant  au  berceau,  a  étouffé 
les  serpens  qui  l'entouraient.  Ce  début 
prodigieux  présage son^j^rand  avenir  ^  la 
politique,  les  mœurs,  les  institutions  , 
lîi  guerre,  la  paix,  les  sciences,  la  lit- 
térature, le  tuéâtre  ,  les  arts,  les  monu- 
mens,  la  direction  de  l'esprit  et  delin- 
dustrie,  tout  a  subi  un  changement, 
dont  les  effets  se  communiquent  à  l'Eu- 
rope, et  dont  Vinf!  nonce  va  recommencer 
une  ère  nouvelle  ue  ;.;loire,  de  puissance 
et  de  civilisation.  A  la  manière  brillante 


L  E     CAUSE   U  R.  21 5 

el  extraordinaire  avec  laquelle  le  dix- 
ueu\  ièmo  siècle  .s'est  annonce  ,  il  lui  fau- 
dra un  grand  peintre  qui  fasse  autre 

chose  qu'un  simple  profil 

B. 

LES    HEURES. 


Ce  sujet  a  occupé  tour  à  tour  les  poè- 
tes, les  peintres  _,  les  graveurs  et  les  au- 
teurs cortiiques  ■  il  a  bien  plus  souvent 
occupé  les  oisifs ,  les  femmes  du  beau 
monde,  les  petits -maîtres,  les  intri- 
gans ,  et  surtout  les  amoureux.  jNe  char- 
geons point  cette  nombreuse  nomen- 
clature sur  un  sujet  aussi  aimable  que 
varié ,  et  mettons  un  peu  d'ordre  dans 
les  idées  agréables,  ridicules,  intéres- 
santes, comiques  et  même  morales  qu'il 
peut  offrir  à  l'imagination  de  nos  lec- 
teurs. 

Et  d'abord,  parmi  les  poètes,  quels 
détails  charmans  et  gracieux  Thomp- 


2lG  LE     CAUSEUR. 

son  et  Saint-Lambert  n'ont-ils  pas  tra- 
ces sur  les  divers  emplois  des  heures  ! 
Le  cardinal  de  Bernis  n'a-t-il  pas  été 
d'un  charme  parfait,  quand  il  çn  a 
parlé  dans  son  poëme  des  Quatre  par- 
ties du  jour"}  L'abbé  de  Re^yrac  n'a-t-il 
pas  composé  des  vers  charmans  à  ce  su- 
jet, dans  l'hymne  magnifique  et  plein 
de  verve  qu'il  a  adressé  au  soleil  ? 

Sans  aller  chercher  dans  les  nom- 
breux almanachs  des  Muses  tout  ce  que 
les  mille  et  un  poètes  fugitifs ,  qui  se 
font  imprimer  pour  le  premier  jour  de 
Vannée,  ont  dit  sur  les  heures  et  sur 
leur  fuite  tour  à  tour  lente  et  préci- 
pitée, selon  que  les  personnages  de 
leurs  romances  et  de  leurs  stances,  ou 
sonnets,  sont  heureux  ou  malheureux, 
il  suffirait  de  citer  un  poète  plus  sévère 
et  plus  sombre  ,  qui  a  parlé  des  lieuret 
sur  un  ton  plus  solennel  ,  avec  une 
verve  plus  énergique  et  un  sentimeni 
plus  profond  que  ne  l'ont  fait  tous  le; 
poètes  romanciers,  anacréontiques,  ero- 
tiques   et  fugitifs  de  tout  genre.  Ces 


LE     CAUSEUR.  217 

dans  Youni^  qu  il  faut  voir  quel  noble 
emploi ,  quelle  grande  et  sublime  image 
la  poésie  peut  répandre  sur  les  heures  ! 

Edouard  A'oung  a  traité  ce  su]  et  tou- 
chant et  pliilosopliique  avec  autant  de 
p)rofondeur  que  de  grâce  ^  autant  de 
smsi})ilité  que  de  raison. 

Tantôt  il  peint  les  heures  comme 
d'inexorables  accusatrices  de  ceux  qui 
usent  leur  vie  en  frivolités  ^  ou  qui  ne 
comptent  pas  le  prix  du  temps,-  tantôt 
il  les  représente  comme  d'aimables  com- 
pagnes du  savant,  du  littérateur,  de 
riiomme  éclairé,  qui  s'occupe  du  bon- 
heur et  de  l'instruction  de  ses  sembla- 
bles. Dans  un  autre  de  ses  poëmes 
Young  présente  les  heures  formant  un 
groupe  derrière  l'homme  de  bien 
riiomme  bienfaisant ,  qui ,  en  se  re- 
tournant, aime  à  contempler  les  heures 
qu'il  a  si  heureusement  employées  •  ce 
qui  forme  un  contraste  effrayant  avec 
l'homme  oisif,  l'homme  malfaisant,  qui 
n'ose  pas  jeter  ses  regards  en  arrière 
craignant  de  voir  les  heures  accusa- 
J.  10 


2  I  8  L  E    C  A  U  s  E  U  R. 

trices  de  son   oisiveté  et  de  ses  fautes. 
Un  e'crivain   observateur  ,  aussi  gai 
que  profond ,  a    clicrcbé  à  décrire  les 
dwej'ses  heures  de  Paris.  11  nous  montre 
la    cinqième   heure   du  matin  occupée 
à   approvisionner  la  halle,   La  sixième 
heure    fait   passer  des  approvisionne- 
mens  du  grand  marché  aux  divers  éta- 
blissemens  de  comestibles.  La  septième 
heure  est  pour  le  marché  aux  fleurs  et  aux 
plantes.  Après  la   botanique,  viennent 
les  crieurs  qui  vendent  des  haillons  à 
la   misère ,    ou   qui  achètent  de  vieux 
vélemcns  que  le  besoin  vend  à  vil  prix^ 
voilà  la  huitième  heure  du  matin.  La 
neuvième  appartient  aux  agens  de  l'a- 
giotage ^  aux  proxénètes  des  effets  pu- 
blics,  aux  offreurs   de  marchandises, 
La  dixième  occupe  les intrigans  ,  les  sol- 
liciteurs de  procès,  les  demandeurs  de 
places  ,•  on  voit  dans  le  cours  de  la  on- 
zième heure,  des  agens  plus  distingués, 
courir  en  cabriolet  chez  les  banquiers, 
les  commission»aires ,  les  gros  négo- 
cians.   A    midi,  les  divers  acteurs  des 


L  E    C  A  U  s  E  U  R.  3  1C) 

sccnes  de  la  matinée  se  rendent  dans 
les  cafës  où  l'on  déjeune  à  la  fourchette  • 
là ,  tous  ces  serviteurs  de  la  fortune  ne 
parlent  que  de  bonne  chère ,  des  af- 
faires courantes ,  très-peu  de  la  politi- 
que, et  beaucoup  de  l'argent. 

A  une  heure,  les  nouvellistes  distin- 
j(ués  par  leur  air  capable  et  réservé , 
se  promènent  sur  les  boulevards  ou  as- 
siègent le  devant  de  la  porte  des  cafés 
renommés.  A  deux  heures,  tout  ce  qui 
tient  à  la  l^anque  ,  au  i^rand  commerce, 
au  jeu  des  effets  pubhcs,  s'agite,  court 
en  voiture  ,  et  va,  après  maintes  visites» 
bien  intéressées ,  se  réunir  à  la  bourse, 
observer  l'influence  de  la  politique  sur 
l'agiotage  des  effets  et  sur  le  prix  des 
denrées  coloniales.  A  trois  heures  ,  les 
oisifs  brillans,  les  hommes  de  bon  ton 
sont  fort  occupés  des  visites  d'étiquette, 
des  compUmens  de  mariage,  et  d'au- 
tres affaires  de  cette  importance,  A 
quatre  heures ,  tous  les  parasites  réali- 
sant leurs  tal^leaux  des  dînei's  de  la  se- 
maine, se  préparent  et  circulent  pour 


220  1  E     CAUSEUR. 

se  rendre  c\\ez\cs  Arnphy trions  obligés . 
A  cinq  lieures ,  tout  est  consacre'  à  la 
gastronomie  :  les  gourmands ,  les  gour- 
mets ,  les  amateurs  de  table  sont  en  ac- 
tivité jusqu'à  l'heure  où  les  spectacles 
s'ouvrant  au  public,  leur  permettent 
d'aller  digérer  en  paix ,  ou  d'accom- 
pagner les  boufFes  et  les  musiciens  de 
leurs ronflemens  sonores. Le  temps  de  la 
durée  des  spectacles  laisse  Paris  tran- 
quille j  le  passage  des  voitures  est  sus- 
pendu, et  ne  recommence  qu'à  onze 
heures  jusqu'à  minuit.  Ici  commence  la 
journée  des  véritables  gens  du  bon  ton. 
A  une  heure,  la  femme  à  la  mode 
commence  sa  toilette  ,  et  se  présente 
dans  les  salons  à  deux  heures.  Voilà 
l'heure  qui  réunit  tous  les  joueurs  cé- 
lèbres, les  étrangers  riches  et  les  gens 
comme  il  faut  ,  jusqu'à  cinq  heu- 
res ,  moment  où  recommence  l'acti- 
vité utile  du  peuple  occupé  d'approvi* 
sionner  Paris,  et  d'animer  les  divers 
ateliers. 

Oubhons  un  instant  ce  partage  des 


LÉ     CAtJSEUR.  521 

licurcs  dans  la  capitale ,  pour  nous  de* 
dommager  parle  charmant  emploi  qu'en 
ont  fait  les  artistes.  Le  Poussin  a  peint 
les  heures  dansant  au  son  de  la  lyre 
touchée  par  le  temps  :  et  la  graVure  a 
multiplié  cette  pensée  philosophique- 
Cette  allégorie  est  charmante  ;  elle  re- 
présente le  temps  ^  cet  inexorable  et 
sévère  vieillard  ,  suspendant  un  instant 
ses  ravages  ,  posant  sa  faulx  et  ne  son- 
geant plus  qu'à  arrêter  lui-même,  par 
le  charme  de  l'harmonie,  la  marche 
trop  rapide  des  heures.  Bel  éloge  de  la 
musique  et  de  son  heureuse  influence 
sur  la  vie  humaine  ! 

Quant  aux  auteurs  comiques ,  ils  se 
sont  aussi  emparés  des  heures  ;  le  théâ- 
tre des  Variétés  a  Une  heiire  de  folie  : 
le  théâtre  Feydeau  a  représenté  Une 
heure  de  mariage  et  Un  quart:-d' heure 
de  silence.  On  va  applaudir  toujours  au 
théâtre  Français,  la  jolie  petite  pièce  de 
Minuit. 

C'est  ainsi  que  les  heures  ont  fourni 
une  ample  matière  aux  arts,  aux  lettres 


222  LE     CAUSEUR. 

et  aux  écrivains  de  tout  genre.  Quant 
aux  oisifs ,  ils  disent  sans  cesse  :  Voilà 
l'heure  de  telle  promenade,  de  tel  spec- 
tacle ,  de  telle  réunion.  Les  femmes  du 
beau  monde  connaissent  parfaitement 
l'heure  où  l'on  reçoit,  l'heure  du  bal, 
l'heure  où  l'on  n'arrive  à  l'opéra  que 
pour  le  ballet.  Quant  aux  amoureux , 
la  langue  Française  a  consacré  ce  mot 
charmant  :  V heure  du  berger.  Les  idées 
que  ce  mot  rappelle  sont  bien  plus 
agréables  que  celles  que  fait  naître  ce 
beau  vers  de  Colardeau  : 

L'heure  sonne,  on  la  compte,  elle  n'est  déjà  plus.... 

Cela  ressemble  parfaitement  à  l'effet 
que  produit  la  lecture  d'un  feuilleton. 

B. 

VVVVX%\'*VVVVVWWVWVl/\'VyWWVVWWVtVWA(VWVV\'VVWVWWVWVV»VWV\V 

>     LES    ROMANS. 


Les  récits  amusans  sont  aussi  anciens 
que  le  déluge  et  même  davantage  j  car 


LE     CAUSEUR.  2^5 

j'imagine  que  si  Eve  avait  su  écrire,  elle 
en  aurait  composé  pour  les  lire  à  son 
mari.  Mais  il  est  très-probable  qu'elle 
lui  en  fit  de  vive  voix.  Le  roman  est  né 
du  besoin  de  se  faire  écouter  et  de  celui 
d'être  ému.  Quand  tous  nos  besoins  pliy- 
siques  sont  satisfaits,  nous  éprouvons  en- 
core un  mal-aise  qui  vient  de  l'absence 
des  sensations  ;  alors  nous  cherclions  à 
dissiper  l'ennui  par  l'image  de  ces  mêmes 
passions  dont  la  réalité  nous  manque ,  et 
dont  les  émotions  douces  ou  fortes  nous 
arrachent  à  un  état  de  stupeur  qui  nous 
est  insupportable.  De  là  le  plaisir  que 
les  hommes  ont  à  converser  entre  eux, 
c'est-à-dire  ,  à  faire  des  contes  ,  car  la 
majeure  partie  de  nos  entretiens  sont 
des  récits. 

D'autre  part ,  peu  de  personnes  sont 
assez  pourvues  d'imagination  et  d'élo- 
quence pour  fixer  l'attention  d'une  so- 
ciété, quand  elle  a  épuisé  les  civilités  et 
les  nouvelles  de  l'atmosphère  et  du  jour. 
Voilà  ce  qui  a  produit  peu  à  peu  les  con- 
teurs de  profession.  Tels  étaient^  car  on 


0^4  'LE     CAUSE  U  R. 

ne  peut  pas   remonter  plus  haut^  les 
MapsodeSy  qui ,  avant  l'invention  de  ré- 
criture, allaient   débitant  de  mémoire 
tant  de  beaux  combats  ;  tels  étaient  nos 
^ncïensJr'oubadours  ,el  tels  sont  enclore 
st.\y\o\\và'\\m\e& Improvisateurs  en  Italie. 
Nos  bons  aïeux  avaient  des  Bardes  qui 
leur  chantaient  les  exploits  vrais  ou  faax 
de  leurs  capitaines.  C'est  à  leur  exem- 
ple y  depuis  Charlemagne ,  que  Turpin , 
Lancelot,  Tristan  et  autres ,  inventèrent 
ces  histoires  merveilleuses  qui  compo- 
sent  la   vénérable    bibliothèque  bleue. 
Vers  saint  Louis  on  mit  au  jour  des  Fa- 
bliaucc jT^ms  au  treizième  siècle,le  Romait. 
de  la  Rose  avec  les  Légendes  dorées. 

Que  n'avons-nous  assez  d'espace  ponr 
analyser  tous  ces  romans!  Il  serait  cu- 
rieux d'en  étudier  l'esprit  et  les  idées  , 
pour  connaître  à  fond  les  mœurs  et  le 
degré  d'instruction  des  difl'érens  âges, 
parce  que  ces  livres  ont  dû  peindre  les 
objets ,  les  goûts  et  les  scntimens  qui 
régnaient  alors  :  ainsi ,  l'on  verrait  suc- 
cessivement les  Français  brigands  el  ou- 


LE    C  A  U  5  K  U  n.  3^,;) 

gols,  croises  et  disiulus,ligucui\s  etcon- 
liovcrsistes  ,  on  verrait  dominer  l'uu 
après  l'autre, la  chevalerie  ,  les  pe'leii- 
na£];es ,  la  de'votion  et  Tatlielsme  ,•  on  ver- 
•rait,  sons  Louis  xiir,  naître  ce  genre  em- 
prunté des  Italiens  qui  inonda  le  siècle 
suivant ,  et  produisit  la  galanterie  guer- 
rière de  Louis  xiv,  et  ces  bergers liéros 
dont  Honoré  d'Urlé  peupla  les  rives  du 
Lignon.  Alors Scudéri  Taisait  languir  un 
amant  ,  pendant  douze  grands  tomes 
avant  d'obtenir  chastement  la  main  de 
sa  belle. 

A  ces  élernellcs  formalités  succédè- 
rent les  Nouvelles  et  les  intrigues  com- 
pliquées des  Espagnols  et  des  xVlaures. 
Nous  les  dûmes  à  la  guerre  de  la'succes- 
sion^  qui  nous  fit  connaître  l'immortel 
Don  Quichotte.  Ce  fut  Scarron  qui  mit 
à  la  mode  ces  récits  dont  le  Noble  a  farci 
ses  nombreux  volumes.  Bientôt  on  ne 
goûta  plus  que  les  sérénades  et  les  dé- 
guisemens  nocturnes. 

Enfin  la  Princesse  de  Clèves  opéra  une 
révolution ,  et  le  Français  comprit  que 

10* 


226  i.£    CAUSEUR. 

ce  gonre  de  liLleiatiiro  devait ,  pins  que 
tout  autre  ,  peindre  1  lionitue  de  la  na- 
ture. On  en  bannit  ce  luxe  d*imaii;ina- 
ti  )n  et  ce  i^ii'^antesqne  qui  tenaient  à  la 
mode  et  à  des  mœurs  iinaî^inaires.  On 
se  borna  au  simple  historique  d'une  in- 
trigue amoureuse.  Sans  détails  et  sans 
ornemens  nous  eûmes  lyir'mnqne. 
IVlais  comme  il  Faut  varier  ,  le  lau'j^aire 
des  lioudoirs  et  1  afFcterie  d'une  cerlaiue 
classe  p levai urent  ;  ce  fut  alors  que 
l'abbé  Prévôt  traduisit  les  chefs-d'œu- 
vre que  rAn*;let(rre  venait  de  pra- 
duire  ;  il  en  composa  lui  -  uiême  un 
genre  sombre  qui  rembrunit  un  peu  nos 
idées;  mais  il  sut  racheter  cette, faute 
par  des  compositions  morales  plus aii;réa- 
bles  ,  et  par  un  st)le  vrai  et  sentimen-^ 
tal.  Enfin,  Rieeob  oui ,  Voltaire,  J.-J. 
Rousseau ,  Les  iqe  et  Mariuontel  nous 
donnèrent  une  foule  de  productions  par- 
faites en  ce  ji^enre.  N'oublions  pas  Ber- 
nadin  de  .Saint-Pierre  et  Barthélemi 
qui ,  si  heureusement  et  si  à  propos  , 
éclipsèrent  jP<2m6/«5 ,  en  metlantau  jour 


L  K     C  AT'  S  t:  V  R.  227 

JR77//  et  T^irglnie ,  et  le  V^oyage  d'A» 
nacïuirsis. 

T.  B. 

DÉBATS    LITTÉRAIRES 

ET 

BAS-BRETONS. 


S'i  L  sVlève  souvent  dans  la  capitale 
des  débats  littéraires  qui  fout  l'amuse- 
ment des  salons  comme  des  cafe's  ,  il  ne 
faut  pas  croire  que  la  province  ne  puisse 
en  offrir  aussi  qui  soient  dignes  d'exercer 
le  pinceau' d'un  peintre  habile. 

Il  faut  d'abord  vous  apprendre  qu'il 

existe^  depuis  long  -temps  ,  à  Q r 

C n,  ma  patrie,  un   corps  littéraire 

qui  a  ses  statuts ,  ses  séances  périodi- 
ques, ses  distributions  de  prix,  comme 
toutes  les  autres  académies  de  1  Europe; 
et  si  les  journaux  de  Paris  n'ont  pas 
encore  fait  mention  de  ces  illustres  aca- 


328  LE    CAUSEUR. 

demiciens  ^  ce  n'est  assurément  pas  la 
faute  du  secrétaire  perpétuel,  mais  jus- 
qu'à présent  on  n'a  pu  trouver  dans  la 
■ville  un  seul  libraire  qui  voulût  se  char- 
ger des  frais  d  impression. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  1;  s  places  vacantes 
sont  (  comme  à  Paris)  Tobjet  dé  fam- 
bition  de  tous  les  littérateurs  delaBasse- 
Bretaj^ne.  Il  y  a  près  de  deux  moi» 
qu'un  de  nos  académiciens  s'avisa  de 
mourir.  Aussitôt  los  candidats  de  s'in- 
triiïuer  et  de  mettre  en  Jeu  M.  le  maire, 
l'adjoint,  quelques  notalîles  illétrés'^i) 
que  ,  par  é^ard  pour  notre  petite  ville, 
on  avait  cru  devoir  nommer  pour  sou- 
tenir notre  académie  naissante.  Suivent 
les  gens  de  Itltres,-  parmi  lesquels  se 
trouvent  que  Iques  auteurs  dramatiques, 
(car  Q r  a  aussi  son  théâtre,  un  ré- 


(i)  Dans  quelques  aradt^mies  de  l'Europe 
on  les  désigne  sous  Tenithètc  de  membres 
honoraires.  Ils  assistent  rarement  aux  sëanres, 
et  ne  se  montrent  que  lorsqu'il  s'agit  de  faire 
élire  un  de  leurs  prote'g(5s. 


LE    c  A  t  S  i:  r  R.  ^2g 

portoirc  et  de  petits  journaux  à  la  main, 
dans  lesquels  nous  discutons  chaque 
jour  le  mérite  des  auteurs  et  le  talent 
descome'dien;.)  Mais  comme  ces  soiies 
de  jugemens  ne  s'i'rnpnrnenf  pus  ,  le 
journaliste  de  Q r  (  i  )  n'a  point  à  crain- 
dre qu'on  vienne  lui  opposer  ses  articles 
et  lui  prouver  ses  nombreuses  contra- 
dictions. Tout  cela  irait  donc  le  mieux 
du  monde,  si  l'esprit  de  coterie  n'e'tait 
venu  toat-à-coup  troubler  notre  esti- 
mable académie. 

Il  s'ai^issait  de  nommer  à  une  place 
vacante.  Trois  candidats  se  présentaient 
à-la-fois  ,  chacun  avec  des  titres  difFé- 


rens. 


Le  premier  alimente  notre  petit  théâ- 
tre de  Q r  depuis  lo  ans  ,  ses  pièces 


(i)  L'auteur  voudrait-il  faire  allusion  aux 
feuilletons  de  ces  journalistes  qui ,  dans  l'çs- 
pare  d'un  mois,  Irouvent  le  moyen  de  se 
contredire  au  moins  hni't  ou  dîx  fois  sans  rien 
perdre  de  leur  considération  littéraire.' 

{NotedefEdUmr\ 


2J0  LE     CAUSE  V  R. 

sont  de  petits  chefs-d'œuvre  et  souvent 
nous  avons  cru  que  z^Dlre  Molière ,  en 
mourant,  lui  avait  Irgnr  ses  piiiceauoc. 

Le  second  ,  niarcliaiit  sur  les  traces 
de  vos  jL^rands  maitres ,  avait  clianté  ses 
malheurs  d'une  manière  si  touchante  , 
qu'on  reijfrellait  en  quelque  sorte  de 
n'avoir  pas  paitau^e  son  exil. 

Letroisième  qui  ,  d'abord  , avait  em- 
brassé la  carrière  dramatique  ,  et  avait 

été'  siiRésur  le  théâire  de  Q r,  avait 

pris  depuis  sa  revanche  ,  en  traduisant 
le  plus  célèbre  poète  de  l'antiquité  en 
vers  Bas-Bretons^ 

Voilà  nos  trois  candidats  en  campa- 
gne. Vous  les  voyez,  assiéger  la  porte  de 
nos  respectables  membres,  et  chercher 
tous  les  moyens  d'obtenir  un  suffrage 
qu'on  ne  devrait  jamais  accorder  qu'au 
talent. 

Que  n'ai  -  je  la  plume  d'un  Tacite 
pour  vous  retracer  les  scènes  étransfes 

dont  la  ville  de  Q r  a  été  le  théâtre 

pcnî1;>nt  les  quinze  jours  qui  ont  pré- 
cédé l'élection  !  laculpalions  mensoo- 


L  E     C  A  U  s  t  L  R.  r>5l 

gères,  lettres  anonymes,  caresses  ,  dî- 
ners om  ,  messieurs,  dîners)  et,  jusqu'à 
la  religion  ,  tout  a  elé  mis  en  jeu  pour 
évincer  l'auteur  dramatique  et  dimi- 
nuer le  nombre  de  ses  partisans.  La 
veille  encore  de  Télection  ,  l'obscur  tra- 
ducteur Bas-Breton  comptait  des  voix, 
montrait  audacieusement  la  liste  de  ses 
protecteurs, et  nous  avioustout  à  crain- 
dre que  le  pre  i  ier  corps  littéraire  de 
laEasse-Brelagne  ne  cé(!ât  à  1  influence 
de  ceux  qui  donnent  à  dîner.  C'en  e'tait 
fait  de  notre  j^oire  litte'raire...  Enfin  le 
jour  de  la  justice  s'est  love  sur  nous,  et 
l'auteur  dramatique  a  été  proclamé. 

Je  félicite  la  capitale  et  l'académie 
française  de  ne  pas  oflVir  de  scènes  de 
ce  genre  ,•  touf  s'y  passe  en  conscience. 
Les  talens  médiocres  y  sont  mis  à  leur 
place,  et  le  mérite  scni  obtient  les  suf- 
frages des  gens  de  goût. 

Kéritrafan  Kerçalcc, 


23  2  L  E     C  A  U  S  E  U  R. 

t\VV\>AA(VVVVVVv\^V'VVlAA>VVV\VVVVV'VVVA%VVVVVVVVVVMVVVV%A<VV\VV\VVVVVl' 

L'ESPRIT   D'ANALYSE 

ET 

SON  USAGE  DANS  LA  SOCIÉTÉ. 


La  vérité  est  le  but  auquel  tous  les 
hommes  doiventse  proposer  d'atteindre. 
Mais  ne  considérer  les  choses  que  sous 
le  premier  aspect,  c'est  le  chemin  de 
l'erreur  ;  et  qui  ne  juge  que  sur  les  sur- 
faces que  présente  l'enseiuble  ,  porte  un 
jugement  que  n'avoue  pas  toujours  la 
saine  raison. 

Pour  bien  juger,  il  faut  connaître.  Or 
le  seul  moyen  de  connaître  est  de  dé- 
composer Tobjet  inconnu.  Si  X Analyse 
n'en  donne  pas  toujours  les  principes, 
ou  parce  que  ceux-ci  se  trouvent  au- 
dessus  de  l'intelligence  humaine,  ou 
par  quelque  autre  raison  que  ce  soit, 
elle  y  découvre   au  moins  une  infinité 


L  r    c  A.  u  s  E  U  K.  253 

Ae  rapports  qu'on  ignorerait  absolument 
sans  elle. 

Cela  est  vrai ,  me  dira-t-on,  pour  les 
sciences  abstraites^  mais  peut- on  ana- 
lyse?- clans  le  monde  ?  C'est  une  opéra- 
tion longue ,  difficile  et  qu'il  faut  aban- 
donner à  ceux  qui  se  livrent  à  l'e'tude 
et  aux  profondes  méditations  :  quelle 
erreur  !  Familiarisons-nous  un  peu  avec 
le  mot,  et  nous  verrons  que  \jlnalyse 
est  peut  -  être  encore  plus  nécessaire 
dans  le  monde  que  dans  le  cabinet.  Je 
dirai  plus  :  elle  y  est  employée  aussi 
souvent  et  par  ceux-là  même  qui  crai- 
gnent de  s'en  occuper.  La  différence  q.i 
se  trouve  entre  eux  et  les  philosophes  à 
cet  égard  ,  ne  consiste  que  dans  les  objets. 

Une  jolie  femme,  à  sa  toilette,  ana- 
lyse ses  traits  ,  cherche  les  rapports  que 
les  ornemens  étrangers  peuvent  avoir 
avec  sa  figure ,  et  ne  se  détermine  à  poser 
une  fleur ,  un  peigne  ou  un  diadème 
sur  sa  tête,  qu'après  l'examen  le  plus 
scrupuleux  de  l'eJTet  qu'il  doit  produire 
au  spectacle  ou  dans  une  soirée. 


^54  L  K     C  A  L   s  E  U  R. 

Vaque-t-il  un  emploi  à  la  bienséance 
de  quelqu'un  ?  celui-ci  s'occupe  aussitôt 
des  moyens  qui  peuvent  intéresser  le 
ministre  en  sa  faveur  •  il  les  analyse , 
les  pèse,  et  ne  choisit  entre  eux  qu'après 
la  plus  juste  appréciation. 

Un  plaisant  de  profession  analyse  le 
matin  les  rapports  qui  sont  entre  son  ta- 
lent et  le  ton  des  cercles  où  il  veut  faire 
rire  le  soir.  C***  lit  tous  les  jours  qua- 
tre journaux ,  et  puise  dans  chacun 
d'eux  l'opinion  qu'il  doit  faire  valoir 
dans  telle  société.  Au  faubourg  St.-Ger- 
main  ,  il  se  montre  anti-philosophe  et 
blâme  à  outrance  toutes  les  productions 
de  Voltaire.  Au  faubourg  St.-Honoré, 
ce  n'est  plus  le  même  homme.  A  peine 
a-t-il  fixé  les  yeux  sur  la  compagnie , 
analysé  Vesprii  et  les  principes  qui  di- 
rigent ceux  qui  s'y  trouvent,  qu  il  ab- 
jure sans  effort  sa  première  doctrine ,  et 
se  range  volontiers  sous  les  étendards 
de  l'irréligion  et  du  cynisme.  C'est  bien 
là  ,  obscrvera-t-on  ,  le  caractère  d'un 
homme  faux  et  hypocrite.  J'en  conviens. 


LE     C  A  t  ^  E  .     R.  2j5 

mais  lui  rcÀnsen\-t-onVes[)\  xi  (V analyse  ? 

Plus  je  parcours  les  dilï'erens  états  de 
la  société ,  les  différentes  positions  ^  les 
différentes  circonstances  ,  plus  je  re- 
marque que  tous  les  hommes  analysent 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  leur  intérêt 
particulier.  Cet  intérêt  est  un  maître 
dont  les  leçons  sont  bien  rapides;  ce 
serait  sans  doute  un  excellent  mentor, 
s'il  ne  s'aveuglait  pas  trop  souvent  sur 
lui-même.  IMais  les  hommes  qu'il  ins- 
truit si  bien  sur  la  méthode  de  le  servir, 
il  les  trompe  sur  la  nature  des  objets 
qu'il  leur  indique. 

Tel  journaliste,  par  exemple,  se  croit^ 
depuis  dix  ans ,  intéressé  à  déchirer  la 
mémoire  de  A  oltaire,  et  à  déprécier  les 
talens  de  La  Harpe.  On  pense  qu'il  y  a 
dans  cet  acharnement  une  sorte  de  vo- 
cation y  ou  une  persévérante  sincérité  ; 
on  se  trompe.  Les  gens  grossiers  diraient 
peut-être  qu'il  se  mêle  à  leur  critique 
un  motii  bien  vil.  Eh  bien  !  moi  je  sou- 
tiens que  tout  cela  est  le  produit  de  VA^ 
nalyse ,  et  je  le  prouve. 


236  LE     C  Al   S  E  U  ïl. 

Le  journaliste  a  dit  en  lui-même  :  «  Je 
lie  puis  faire  une  tragédie  supportable^ 
le  mécanisme  des  vers  m'est  étranger* 
prouvons  au  moins  que  nous  possédons 
le  grec  ,  et  prouvons-le  à  ceux  qui  ne 
connaissent  pas  cette  langue.  Peu  nous 
importe  d'avoir  défiguré  Théocrite,si , 
en  le  ressuscitant  tant  bien  que   mal , 
nous  inspirons  quelque  confiance  en  nos 
lumières.  Soyons  inexorables  pour  qui- 
conque  doutera  de    notre  supériorité. 
Ne  souffrons  pas  qu'il  s'élève  à  nos  côtés 
un  second   autel  où  l'on  sacrifie^   et  si 
la  liai'pe  s'avise  de  publier  un  jour  ses 
réflexions  sur  Racine ,  ne  prouvons  pas , 
mais  crions,  jusqu'à  nous  enrouer,  que 
Tauteur  de   Melanie ,    àe  FFarvick  et 
du  Cours  de  Littérature  n'est  qu'un  sot, 
et  qu'il  doit  s'humilier  devantlc  succes- 
seur de  Fréron.  Le  journaliste  analyse 
ensuite  très-froidement  tous  ses  moyens 
de  défense,  si  on  l'attaque,  il  distribue 
avec  soin  tous  ses  auxiliaires^  il  prépare 
pendant  six  mois  l'opinion  sur  un  com  - 
ment;iire  de  sa  façon.  Enfin  Vœmre  du 


LE     CAUSEUR.  2'Ù'] 

professeur  paraît  au  grand  jour  :  sans 
doute  on  se  l'arrache  ?  A  ous  êtes  dans 
l'erreur  :  lepauvre  commentaire  gît  chez 
Le  Nonnant;  mais,  chaque  mois,  à 
l'occasion  d'un  vers  de  Racine,  tire'  de 
fort  loin  ,  on  a  soin  de  vous  annoncer 
que  la  compilation  du  professeur  se 
trouve  chez  ce  lihraire ,  au  plus  juste 
prix.  —  D'où  je  conclus  que  le  journa- 
liste a  Ibrt  mal  analysé  le  goût  du  pu- 
blic ,  et  que ,  pour  cette  fois,  sa  suprême 
intelligence  a  été  mise  en  défaut.  Et 
c'est  ce  qui  arrive  presque  toujours, 
lorsque  nous  sacrifions  la  raison ,  la  vé- 
rité ,  la  justice,  à  notre  intérêt. 

Le  philosophe  chez  lequel  la  raison 
éclaire  l'intérêt ,  considère  V Analyse  de 
ses  facultés  comme  la  plus  indispensable. 
Il  en  fait  sa  principale  occupation  • 
l'analyse  de  tout  ce  qui  l'environne  ne 
lui  paraît  que  relative  ^  il  en  fait  ses  dé- 
lassemens.  C'est  ainsi  qu'il  sait  se  rendre 
utile  jusqu'à  ses  plaisirs. 

Celui  qui  n'est  point  observateur,  re- 
garde ,  au  contraire  ;  \ analyse  de  tout 


258  T,  E     C  A  II  S  E  U  R. 

cequirenviroiiiie  coiiinle  la  plus  néces- 
saire j  il  y  donne  tous  ses  soins.  Celle 
de  son  propre  individu  lui  paraît  indif- 
férente, accidentelle  ;  il  la  néi,dige.  C'est 
ainsiqu'ilrend  inutiles  les  facultés  de  son 
ame, par  la  fausse  application  qu'il  en  fait. 
On  peut  donc  conclure  que  tous  les 
lioiumes  analysent  également.  La  dif- 
férence n'est  que  du  relatif  au  propre. 
(  Ce  qu'il  importait  de  démontrer.  ) 

M 


L  E   c  O  M  T  E 

ET 

LE  CHEVALIER  DE  RIYAROL. 


Tout  Paris  a  connu  les  deux  frères 
qui  portaient  le  nom  de  Riva  roi  ;  ils  se 
faisaient  remarquer  l'un  et  l'autre  par 
une  belle  fii^^ure ,  ]>ar  un  esprit  vif  et 
brillant,  de  l'aisance  dans  les  manières^ 


LE     C  A  U  S  E  U  n.  200 

el  cette  assurance  avec  laquelle  ou  réussit 
daus  le  monde.  L'aîné,  qui  prenait  le 
titre  de  comte  de  Kivarol^  était  mieux 
partagé,  sous  tous  ces  rapports  ,  que 
le  chevalier  :  celui-ci  s'étaya  souvent 
de  la  réputation  de  son  frère  •  mais  ^ 
quoique  sa  légitime  ne  lût  que  celle 
d'un  cadet,  plus  d'un  auteur,  mainte- 
nant sur  le  trottoir,  en  tirerait  un  fort 
bon  parti  j  car  on  sait  que  le  talent  au- 
jourd'hui consiste  à  savoir  faire  prospé- 
rer ses  ouvrages ,  autant  pour  le  moins 
qu'à  les  composer. 

Voltaire  disait  en  parlant  du  comte, 
c'est  le  Français  par  excellence.  Si  l'ex- 
cès (  et  peut-être  l'abus  )  de  Vespiit 
jrançais  peut  -  être  honoré  du  titre 
^excellence ,  l'auteur  du  Discours  sur 
V univers  alité  de  la  langue  française , 
et  du  petit  Dictionnaire  de  nos  grands 
hommes.,  j  avait  plus  de  droits  que 
personne ,  et  personne  ne  mérita  mieux 
que  lui  que  ce  mot  lui  fût  appliqué  par 
le  plus  beau  génie  du  dix-huitième  siè- 
cle. Personne  enfin  n'a  porté  plus  loin 


24o  I.  K     CAUSE  U  R. 

que  le  comte  de  Rivarol ,  le   mc'lani^e 
des  qualités   et  des  de'fauls  qui  appar- 
tiennent à  l'£'^y[?r/V//v//?.t"«/^.  Il  s'est  élevé 
aussi  liant  qu'il  était  possible  de  s'élever 
avec  ce  qu'on  appelle  de  l'esprit  ^  mais 
il  prétendit  à  la  renommée  qui  naît  du 
génie   :  ses    elForts   pour    y    atteindre 
n'eurent  d'autre  résultat  que  de  faire  sor- 
tir Rivarol  de  la  classe  des  beaux  es- 
prits ordinaires.  Ses  ouvrages  le  placent 
dans  un  incd'nun   brillant  ;  qui  met  en 
déiaut  la  sagacité   de    ceux   qui  vou- 
draiî^nt  le  juger.   Son  style  a  tantôt  de 
l'élégance^  de  l'iiarmonie,  de  l'élévation, 
tantôt  de  la  grâce,  du  mouvement,  de 
l'énergie  ,    et   toujours   de   la    pureté, 
quand  l'auteur  n'a  pas  recours  à  la  re- 
cliercbf  et  à  ralFectalion.  Mallieureuse- 
ment,  le  désir  de  faire  effet  l'entraîne  , 
alors  ses  phrases  étincellent  d'épigrani- 
mes  et  d'antithèses  qu'il  se    fatigue   à 
rendre  neuves  et  pi(juantes  :  voilà  l'ex- 
cès de  VEspiit  français. 

Mais  l'application  qu'il  met  à  se  for- 
mer une  manière  d'écrire  qui  ne   suit 


LE     CAUSEUR.  24l 

(Ju'à  lui,  secoiulant  ses  dispositions  na- 
turelles à  l'observation  et  à  la  causticité, 
lui  procure,  non  des  ide'es  nouvelles, 
mais  des  expressions,  des  métaphores 
et.  des  tournures  originales  qui  éton- 
nent. Est-il  pour  cela  un  homme  de 
génie  ? 

Il  serait  fort  difficile  de  prononcer 
entre  des  extrêmes  qui  se  combattent 
sans  cesse.  Quel  jugement  fondé  sur 
des  principes  reçus  est  -  il  possible  de 
porter  concernant  un  écrivain  que  l'on 
voit  toujours  au-dessus  et  toujours  au- 
dessous  de  ces  principes  •  qui  passe  d'une 
pensée  profonde  à  un  persifîlage,  ou 
amalgame  l'une  et  l'autre  ensemble  ;  qui 
entre  en  matière  avec  la  pompe  de  l'élo- 
quence et  finit  par  un  trait  plaisant  ? 
Un  tel  homme  est  un  Protée  littéraire  j 
ii  change,  au  moment  où  vous  croyez  l'a- 
voir saisi  ,  sa  véritable  forme  vous 
échappe  toujours. 

A  quels  traits  reconnaître  que  la  même 
plume  a  produit  le  discours  surVuni- 
çersalité  de  la  langue  française  et  la 
I.  II 


242  LE     CAUSEUR. 

fable  du  Chou  cl  du  Navet,  satire  si  pi- 
quante du  poëme  des  Jardins  ;  le  petit 
Almanach  de  nos  grands  hommes, 
où  l'ironie  la  plus   originale  et  la  plus 
gaie  se  soutient  et  se  varie  d'un  manière 
ine'puisable ,    et  la  traduction  de  \ En- 
fer, du  Dante,  dans  laquelle  on  a  dit 
que  la  physionomie  du  Dante  et  Vo- 
deur  de  son  siècle  transpiraient  à  clia- 
que   page  ;  enfin   les   parodies    licen- 
Xîieuses  et  mécliantes  du  récit  de  Thé- 
ramène  et  du  songe  d'Athalie,  et  les 
^Lettres  philosophiques  à  M.  Necker  sur 
î'impoiiance  des  opinions  religieuses  ? 
Il  serait  bien  naturel  de  croire  que  ces 
différentes   productions  appartiennent 
à  plusieurs   auteurs,  car  elles   of][ï;ent 
plusieurs  genres  d'esprit  et   de  talent 
bien  opposés  entre  eux. 

On  n'est  pas  aussi  embarrassé  avec  le 
clievalier  de  Rivarol  qu'avec  le  comte  ; 
pour  le  bien  définir  et  le  classer,  il  suf- 
fit de  parcourir  ses  écrits.  Ce  chevalier 
pjétendait  au  bel  esprit ,  et  quelquefois 
justifiait  cette  prétention;    il  écrivait 


T,  }••  c  A  u  S  R  u  "n .  243 

facilemenl .,  avoc  quelque  purelé,  inais 
il  manquait  d'iialcine ,  de  clialeui*  et 
d'originalité.  Tout  l'esprit  qu'il  possé- 
dait est  réparti  dans  quatre  volumes  de 
productions  imprimées  séparément  à 
difiérentés  époques.  Un  libraire  les  a 
rassemblées  et  l'ait  brocher  en  quatre 
petits  volumes ;,  et,  par  le  moyen  d'un 
titre  général ,  il  a  donné  à  cette  mar- 
queterie typographique  l'apparence 
d'une  édition  complète.  Ces  produc- 
tions sont  un  conte  philosophique  en 
deux  volumes,  intitulé  Isman  ou  le 
Fatalisme;  les  Amours  de  Lysis  et  Thé- 
mire  dans  ïîle  deJDélos,  qui  remplissent 
le  troisième  volume  •  une  tragédie  in- 
titulée GidUaume  le  conquérant  ;  le 
Poète  emprunteur,  comédie  en  un  acte 
et  'en  vers  ;  une  pièce  de  poésie  qui  a 
pour  titre  de  la  Nature  et  de  r Homme  ; 
les  Chartreux ,  poëme  Français  et  Ita- 
lien; une  épître  sur  la  Suisse;  l'épisode 
à^Olinde  et  de  Sophrorde ,  imité  du 
Tasse,  et  diverses  poésies  fugitives. 
Isman  ou  le  fatalisme  est  calqué  sur 


244  ^  ^     CAUSEUR. 

Candide.  Voltaire  avait  voulu  tourner  en 
ridicule  la  fameuse  opinion  de  Leibnitz 
et  de  Pope^  ce  rêve  des  gens  heureux 
qui ,  avec  une  bonne  santé  ,  une  bonne 
réputation  et  toutes  les  jouissances  de  la 
vie,  répètent  sans  cesse  que  tout  est  bien. 
I^e  chevalier  de  Rivarol  a  prispour  su» 
jet  de  ses  plaisanteries  le  système  qui  gou- 
verne l'innocence  opprimée  ,  la  rend  in- 
sensible au  malheur,  et  l'absout  en  quel- 
que sorte  des  fautes  qu'elle  a  commises  , 
en  lui  persuadant  qu'elles  sont  l'inévi- 
table effet  de  la  nécessité.  Dans  Can- 
dide, au  milieu  de  toutes  les  tribula- 
tions qui  l'accablent ,  le  docteur  Pan- 
gloss  s'écrie  comiqueTaeni -.Tout  est  pour 
le  mieux  dans  le  rneilleuj^  des  mondes. 
Dans  Isman ,  c'est  un  vieux  capucin  , 
nommé  le  père  Bazile  ^  qui,  pour  le 
jnoins  aussi  tourmenté  que  Pangloss,  so 
console  en  disant  :  cela  devait  être. 

L'auteur  a  trouvé  plaisant  de  peindre 
Tin  vieux  Chrétien  fataliste  ,  malgré  sa 
religion  ,  et  une  jeune  Musulman  qui  ne 
l'est  pas  j  malgré  la  sienne.  Cette  idéç 


L  H     C  A  IT  s  E  U  k.  ^245 

lie  nous  paraît  pas  heureuse  :  il  est  peu 
vraisemblable  qu'un  capucin  croie  à  la 
pre'destination  ,  et  qu'un  sectateur  de 
Mahomet  n'y  croie  pas.  Il  y  a  quelquefois 
de  l'intërét^  des  peintures  vraies,  de  la 
finesse  d'observation  et  du  trait  dans  ce 
conte  ;  il  est  e'crit  avec  aisance  et  légè- 
reté ;  mais  on  y  remarque  trop  le  des- 
sein d'imiter  la  manière  de  Voltain?. 
Les  aventures  que  l'auteur  suscite  à  ses 
personnages  sont  amenées  sans  art-  on 
voit  qu'il  ne  les  a  point  soumises  à  un 
plan  et  son  but  moral  n'est  jamais  at- 
teint j  son  père  Bazile  ne  serait  pas-là 
pour  dire  :  cela  devait  être ,  que  les 
événemens  n'en  éprouveraient  pas  la 
pins  petite  altération.  Le  fatalisme  n'est 
dans  l'ouvrage  qu'un  mince  accessoire 
dont  on  pourrait  se  passer  ,  tandis  qu'il 
devrait  être  le  ressort  qui  fait  tout  mou- 
voir. 

Le  Temple  de  Gnide ,  par  IMontes- 
quieu  ja  persuadé  au  chevalier  de  Riva- 
roi  qu'il  devait  faire  le  pendant  de  ce 
roman  poétique  ,  et  il  a  coniposé  les 


2^6  lEClUSEUR. 

amours  de  Lys/s  etde  Ihémire  dans 
ïîle  de  Délos.  Comme  la  plupart  des 
imitateurs  ,  il  est  resté  fort  loin  de  son 
modèle.  Cette  production  cependant 
offre  de  l'élégance  ,  de  la  grâce  ,  des 
détails  agréables  j  mais  elle  est  faible  de 
conception  ,  et  la  reclierclic  du  bel  es- 
prit s'y  montre  souvent  à  l'exclusion  du 
naturel. 

Nous  n'analyserons  ni  la  tragédie  de 
Guillaume  le  conquérant,  ni  la  comé- 
die du  Poète  emp7nnieur,(iu'onne  verra 
sans  doute  jamais  représenter  sur  aucun 
tbéâtre.  D'ailleurs,  il  serait  possible 
que  l'opinion  que  nous  manifesterions 
n'inspirât  pas  une  grande  epvie  d'en 
entreprendre  la  lecture. 

La  pièce  sur  la  Nature  et  Vhomme 
est  un  peu  meilleure  que  ces  deux  œu- 
vres dramatiques.  Elle  a  concouru  en 
1782  pour  le  prix  de  l'académie  fran- 
çaise. Son  genre  est  celui  des  discours 
pliilosopbiqurs  de  Voltaire  •  le  style  en 
est  noble  et  soutenu;  elle  contient  de 
beaux  ver»  ,  point  d'idées  neuves  ,  plus 


LE     CAUSEUR.  247 

de  raisonnemens  que  d'images.   Nous 
citerons  de  cette  pièce  les  vers  suivans: 

Ces  beaux  jours  ne  sont  plus ,  où  près  d'une  compagne , 
Sans  brûler  d'une  ardeur  que  le  trouble  accompagne  , 
L'homme  vivait  heureux  :  pour  lui  Tasfre  des  temps 
Promenait  dans  les  cieux  un  éternel  ■printemps  ; 
La  terre  était  alors  un  trône  de  verdure 
Où  régnait,  sans  sujets,  ce  Roi  de  la  nature. 
Il  ne  connaissait  point  les  tourmens  de  lespoir  ; 
Les  dieux  pour  son  repos  oubliaient  leur  pouvoir. 
Maintenant  assiégé  de  misères  sans  nombre , 
De  l'antique  bonheur  1  homme  n'a  plus  que  l'ombre. 
Frclc  enfant  des  douleurs  et  promis  au  tombeau, 
La  crainte  et  l'espérance  agitent  ce  roseau, 
Soit  qu'au  milieu  des  coiu-s  son  altière  bassesse 
Rende  tous  les  mépris  qu'elle  reçoit  sans  cesse  ^ 
Ou  qu'il  ait  aux  plaisirs  abandonné  des  jours 
Que  les  cruels  ennuis  leur  disputent  toujours  ; 
Soit  que  d'un  dur  sillon  il  déchire  la  plaine 
Pour  obtenir  un  blé  qu  elle  donne  avec  peine. 
Mortels  infortunés,  nous  mourons  sans  retour; 
Mais  ,  pour  nous  consoler ,  il  nous  reste  Famour. 

Le  poëme  italien  et  français^  intitule? 
le  Chmireux ,  ofTre  une  scène toucî.a>.te 


248  LE     C  A  IT  S  E  U  A. 

et  vraiment  philosophique.  Il  fut  donc 
un  temps  où  M.  le  chevalier  de  Rivarol 
était  pliilosophe  ? 

J-  » y. 

MVVVVVWVVVVVVVVVVVVV«VV\VV\IV\A>VVVVV«VW'VVVVV\>VV«V«'VVX<VVVVV\'VV\VVUVVV 

FIEZ-VOUS 
AUX    COMMENTAIRES! 


Ce  qu'il  y  a  de  mieux  a.  faire  chez  un 
peuple  où  le  génie  a  battu  tous  les  sen- 
tiers de  la  gloire  littéraire ,  où  des  écri- 
vains en  tout  genre  se  sont  élevés  à   ce 
haut  degré  de  perfection  auquel  il  n'est 
plus  permis  d'atteindre  ,  c'est  de  main- 
tenir sagement  l'intégrité   du  langage 
qu'ils  ont  honoré  de  leurs  chefs-d'œuvre, 
la  pureté  de  leur  goût^'la  droiture  de  leurs 
intentions ,  la  noblesse  et  l'utilité  de  leurs 
vues    philosophiques.    En    vain    nous 
voudiions  nous  le  dissimuler,  tous  nos 
efforts  ne  peuvent  rien  enfanter  de  com- 
parable à    ces  écrits  divins  que  nous 


L  E     (:  A  U  s  E  U  R.  249 

Otit  transmis  nos  ancêtres.  C'est  que  clieiS 
les  nations  civilisées ,  il  arrive  une  e'po- 
qiie  où  l'humaiue  perfectibilité  ne  peut 
plus  rien  ;  c'est  qu'il  est  un  terme  à  la 
puissance  créatrice  des  siècles  accumulés, 
comme  il  en  est  un  au  génie  de  Tliomme 
seul.  Ce  que  des  siècles  ont  produit, 
d'autres  siècles  peuvent  le  maintenir  , 
mais  sans  aller  au-delà  ;  de  funestes 
écarts  et  de  fréquentes  innovations 
amènent  ensuite  les  jours  de  décadence 
et  de  barbarie.  Telle  est  la  marche  de 
la  nature.  C'est  à  nous,  par  un  calcul 
sage  et  réfléchi  ,  de  ne  point  compro- 
mettre une  supériorité  telle  que  l'esprit 
humain  n'en  connut  jamais  de  sem- 
blable. C'est  à  nous  de  reculer  ,  par 
la  scrupuleuse  observation  de  ce  qui  est, 
le  retour  de  ce  qui  fut  :  l'ignorance  et 
l'obscurité. 

Le  règne  d'Auguste  fut,  pour  les  Ro- 
mains, l'époque  la  plus  brillante  de 
leur  gloire  littéraire.  Horace,  Ovide  et 
Virgile  firent  alors  pour  la  langue  la- 
tine ce  que  nos  grands  poètes  du  dijt- 


25o  LE     C  A  TT  S  E  U  R. 

septiènfie  siècle  ont  l'ait  depuis  pour  la 
iaîi^Mje  Française.  Mais  qua-jcl  cA  illustre 
triuînviiat   du   ijfé  lie   n'exista    pins,    la 
poe'sie,  à  j;i'an:ls  pas,   marcha  vers   sa 
de'cadence.  On  ne  .sut  pas  réprimer  l'es- 
sor du  mauvais  f^oût;  il  IV.I  ttl  que  Ton 
eût  pu  prévoir  que  la  langue  du  pcnple- 
roi  ne  larderait  pas  à  être  avilie.  On  vit 
Claudien ,  par  exemple,  s'interdire  jus- 
qu'à la  liberté  de  Télision.  11  avaitla  ré- 
putation   de  taire  mieux  que   Virî,âle. 
D'autres  allèrent  plus  loin  que  Claudien, 
et  qutl([ucs  poète  s  dv   la   basse  latinité 
finirent  par  mettre  leur  mérite  cssi-nliel 
à  bannir  de   tout  un  poëme  une  Ittie 
de  Talpliahd.  r.rux  qui  s  imposaient  de 
pareilles  di'licultés  n'étiûciit  ij;uère«  en 
état  d'apprécier  les  vei  s  d  Horace  cl  de» 
poètes  du  siècle  d'Auguste.  ()ui  sait  si, 
dans  qui  Ique  temps  ,  nous  apprécicrotis 
mieux  Racine  et  Boileau  ! 

C'est  pour  év  iler  un  si  grand  dé65>stre, 
qu'il  faudrait  considérer  In  littérature 
française  nscii  s  con.me  un  objet  de  cul- 
turc  <juc  coiûDae  un  objet  de  conserva- 


LE    CAUSEUR.  2'Jl 

tioh.  Bicîîes  autant  quf  nous  le  Sommés 
salislàits  de  nos  conquêtes ,  jouissons  en 
paix  des  plaisirs  sans  nombre  qu'elles 
nous  assurent  j  et,  emportc's  par  une 
folle  ardeur,  dans  limpuissauce  où  nous 
sommes  d'ajouter  à  de  si  rares  tre'sors  , 
ne  perdons  pas  en  efforts  'Stérilea  un 
temps  si  précieux;  il  est  bien  plus  doux 
de  le  consacrer  à  la  méditation  des 
grands  hommes  qui  nous  ont  éclairés. 

Osons  le  dire  avec  courage  :  il  vau- 
drait mieux  se  contenter  d'une  admira- 
tion réfléchie  pour  les  grands  modèles, 
que  de  se  consumer  en  inutiles  tentatives 
dans  une  carrière  où  leur  génie  a  mois- 
sonné toutes  les  palmes.  Du  moins ,  s'il 
est  permis  de  s'y  montrer  après  eux ,  ce 
ne  doit  être  qu'en  s'appujarit  de  leurs 
principes ,  qu'en  se  pénétrant  de  leur 
manière ,  qu'en  s'autorisant  des  grandes 
et  sublimes  leçons  qui  rejaillissent  sur 
nous  des  écrits  qu  ils  nous  ont  laissés. 
Religieux  observateurs  de  leur  doctrine 
admirable,  ne  nous  précipitons  sur  leurs 
pas  que  pour  la  pratiquer.   Seule  elle 


aBa  L  E    C  AU  s  E  U  R. 

peut  nous  conduire  à  des  succès  lé^i- 
temes,  retarder  l'époque  d'une  entière 
décadence  ,  et  maintenir  parmi  nous 
riie'rédité  des  lumières  et  du  goût. 

Que  penser  donc  de  ces  novateurs  im- 
prudens  qui  s'éloignent  des  routes  sa- 
crées^si  ce  n'est  qu'ils  sont  tourmentés  du 
désir  ardent  de  se  singulariser  ?  La  vie 
de  l'homme  lui  laisse  à  peine  le  temps 
d'embrasser  les  seules  vérités  utiles  j  pour- 
quoi doncirait-il,  s'arrachantaux  clartés 
qui  l'environnent, se  dévouer  sansretour 
et  sans  nécessité  aux  épaisses  ténèbres 
dont  ses  hardis  prédécesseurs  ont  pris 
soin  de  le  dégager  ? 

Telle  doit  être  la  manière  d'envisager 
la  littérature  française,  si  l'on  veut  ar- 
rêter la  contagion  du  mauvais  goût  qui 
semble  la  gagner  de  plus  en  plus.  C'est 
sans  doute  pour  venir  à  l'appui  de  cette 
opinion  que,  dans  le  siècle  dernier,  et, 
principalement  dans  celui-ci,  on  a  mul- 
tiplié les  commentaires  et  les  analyses 
de  nos  plus  grands  écrivains ,  et  les  tra- 
ductions  de    ceui  de   l'antiquité.    Cet 


L  L     C  A  U  ^  E  U  R.  2  53 

hommage  rendu  au  génie   des  grands 
hommes  qui  nous  ont  précédés ,  s  il  at- 
teste notre  impuissance  de  les  égaler , 
est  une  preuve  du  moins   que  nous  les 
regardons  en  tout  comme  nos  maîtres. 
Mais  il  faudrait  que  notre  admiration 
pour  eux  ne  fût  pas  entachée  de  trop  de 
faiblesse  ou  de  mauvaise  foi;  il  faudrait 
surtout  qu'elle  ne  fût   pas   quelquefois 
ridicule,  et  plus  souvent  injurieuse  à  la 
mémoire  de  ceux  dont  elle  entreprend, 
sans  légitimer  son  honorable  mission , 

de  nous  révéler  le  génie Pense-t-on 

que  les  historiens  ,  les  poètes  et  les  mo- 
ralistes de  l'antiquité ,  en  supposant 
qu'ils  reviendraient  à  la  lumière ,  se- 
raient bien  satisfaits  du  travestissement 
que  nous  leur  avons  fait  éprouver  ? 
Bien  peu  se  reconnaîtraient  dans  ces 
copies  fades  et  décolorées  qui  nous  tien- 
nent lieu  de  leurs  écrits.  Si  les  Corneille, 
les  Racine,  les  Boileau  ,  les  La  Fontaine, 
les  Molière  reparaissaient  aussi  parmi 
nous ,  que  diraient-ils  de  ces  pointil- 
leuses remarques,  de  ces  froides  ana- 


254  ^^    CAUSEUR. 

\yses  que  nous  faisons  et  que  nous 
ferons  long-temps  subir  à  ces  chefs- 
d'œuvre  immortels  dont  ils  nous  ont 
enrichi  pour  un  plus  digne  usage  ? 

Ils  pourraient  croire  d'abord  que  , 
par  la  succession  des  âges ,  nous  avons 
acquis  le  droit  de  les  juger,  de  penser 
mieux  q.iilsne  pensaient,  et  de  mieux 
faire  ;  mais  bientôt  nos  frivoles  et  che- 
tives  productions  leur  découvrant  la 
marche  rétrograde  de  notre  esprit  ,  ils 
casseraient ,  de  leur  pleine  autorité  ,  les 
)ugemens  assez  ridicules  de  notre  suffi- 
sance sur  CCS  parties  de  leurs  ouvrages, 
faibles  et  défectueuses  suivant  nous , 
mais  suivant  eux  supéiieures  ,  pour  le 
moiiis ,  à  ce  que  nous  faisons. 

Mais  quel  ne  serait  pas  leur  étonne- 
meut  si,  dans  certains  morceaux  acadé- 
miques ,  assez  bien  écrits  du  reste  ,  ils  se 
vov  aient  loués  de  ce  qu'ils  ont  songé  le 
moins  à  faire  et  à  dire.  N  est- il  pas  vrai 
qu'on  leur  suppose  .'es  intentions  qu'ils 
n'eurent  jamais  ,  des  vues  rétrécies  aux- 
quelles ils  ne  pensaient  pas?  La  nalurô 


LE     C  AU  S  E  U  R.  2,55 

efait  lonr  erolo.  Us  suivaient  l'impul- 
sion de  leur  génio  ,  (t  non  le  caprice 
d'une  modo  passaî':ère.  Ils  écrivaient 
pour  tous  les  Medes,  sons  liiispiiation 
du  f^oiit  cl  de  la  raison  ,  tt  non  pour  les 
boudoiis  en  présence  de  quelques  fem- 
mes (t  de  cinq  ou  six  étourdis.  Enfin  , 
cette  ardeur  continuelle  qui  soutenait 
et  alimentait  leur  constance  ,  n  était 
point  un  désir  immodéré  de  briller  aux 
yeux  de  la  multitude  ,  de  capter  ses 
brujans  sufTrai^es  ,  d'accumuler  les  fa- 
veurs de  la  fortune  ;  c'était  le  véritable 
amcur  de  la  j;.loire,  cet  amour  pur  et 
désintéressé,  souret;  inaltérable  des  plus 
grande  s  vertus  et  des  plus  beaux  lalens. 
En  nous  donnaot  ses  trois  discours 
sur  la  tra'jédie  ,  le  £i;rand  Corneille  s'é- 
tait fait  à  Uii-raéme  l'application  àcs 
préceptes  d  Aristole  ,•  il  avait  aussi  placé 
à  la  fin  de  cliacun  de  s  s  poëmes  dra- 
matiques l'examen  qi'il  s'était  obligé 
d'en  faire  pour  le  publie.  Là  ,  fort  de  sa 
propre  conscience,  juste  envers  lui- 
même,  mais 


a^')  LE     CAUSEUR. 

il  s'était  attaqué  et  déiendu  avec 
cette  noble  franchise  qui  le  rend  encore 
plus  diijjne  de  notre  admiration.  Vol- 
taire ,  qui  peut-être  n'aurait  pas  osé  se 
juger  de  la  sorte,  ou  qui,  sans  doute, 
ne  voulait  pas  qu'on  s'en  tint  sur  Cor- 
neille au  jugement  qu'un  si  grand  poète 
avait  porté  de  lui-même  ,  Voltaire , 
dis-je ,  prétendit  être  le  juge  de  son 
maître,  et  fil  paraître  ses  commentaires. 
S'il  les  fallait  opposer  à  ceux  que  Cor- 
neille avait  faits ,  il  serait  aisé  de  prou- 
ver que  ce  dernier  est  plus  intelligible 
pour  ceux  qui  méditent  sur  ses  chefs- 
d'œuvre,  et  qui  cultivent  l'art  dans  le- 
quel il  donne  l'exemple  et  le  précepte  , 
tandis  que  Voltaire  semble  ne  s'être 
étudié  qu'à  le  faire  descendre  à  la  por- 
tée des  gens  du  monde  et  des  esprits 
superficiels.  Corneille  se  découvre  tout 
entier ,  avec  un  abandon  qui  vous 
charme  et  qui  vous  met  daas  la  confi- 
dence de  son  génie  j  Voltaire  ,  le  plus 
souvent  cherche  à  le  rendre  méconnais- 
sable, à  lui  f;iire  perdre  de  sa  dignité 
et  par  l'importance  qu'il  attache  à  des 


L  E     r.  A  L  s  E  11  K.  2By 

remarques  frivoles  ,  et  par  la  gène  qu'il 
se  donne  quand  il  faut  louer  ce  qu'en 
bonne  conscience  il  n'imite  jamais.  Il 
faudrait  eu  conclure  que  Voltaire  a  fait 
un  commentaire  pour  le  moins  inutile 
aux  gens  éclairés ,  insuffisant  pour  les 
gens  du  monde  ,  les  demi-lettrés,  et 
surtout  pour  les  étrangers  auxquels , 
cependant,  il  semble  adresser  de  préfé- 
rence un  travail  qu'il  savait  bien  n'être 
pas  fait  pour  eux. 

Le  père  de  la  tragédie  une  fois  tra- 
duit au  ridicule,  ou  commenté  comme 
un  barbare  ,  on  dut  s'attendre  à  voir 
subir  la  même  épreuve  au  père  de  la 
comédie.  Bret  se  chargea  de  cet  em- 
ploi j  mais,  cette  fois  ,  on  ne  vit  pas  en 
lui  un  disciple  jaloux  de  la  supériorité 
de  son  maître.  Bret  est  loin  sans  doute 
d'approcher  du  style  brillant  de  Vol- 
taire ,  mais  il  montre  assez  de  raison  et 
de  sagacité  dans  les  notes  grammati- 
cales et  les  recherches  historiques  dont 
il  lui  a  plu  d'accompagner  modérément 
l'édition  publiée  par  lui ,  des  œuvres  de 


2  58  LE     CAUSEUR. 

îtîolière.  U  J  a  joint  aussi  des  observa- 
tions de  Voltaire  sur  chaque  pièce  de 
l'auteur  du  Misanihrope  ;  mais  ces  ob- 
servations, composées  précipitamment, 
se  ressentent ,  comme  on  en  convient  , 
de  la  rapidité  avec  laquelle  elles  ont  été 
faites. 

Malgré  l'ouvrage  de  Bret  pour  s'é- 
noncer dans  le  sens  des  partisans  des 
commentateurs  ,  il  manque  à  la  littéra- 
ture française  un  commentaire  complet 
des  comédies  de  Molière  j  La  Harpe  n'a 
conservé  dans  son  Lycée  ,  que  cent 
pages  à  l'examen  du  théâtre ,  le  plus 
parfait  que  nous  connaissions!  On  nous 
a  dit  qu'un  M.  de  Sainl-Prosper  tentait 
cette  entreprise  •  nous  lui  souhaitons  un 
plein  succès. 

B. 

LES   LECTURES  DE  SOCIÉTÉ. 


Rien  n'a  peut-être  plus  contribué  à 
la  rapide  décadence    Ao  la  litléraluie 


LE     CAUSEUR.  25g 

que  cet  esprit  de  coterie  qui  tend  à 
transformer  quelques  salons  en  autant 
de  Pâmasses,  et  leurs  jugemens  en  ar- 
rêts suprêmes  du  goût.  Une  plaisanterie 
de  Molière  est  devenue  une  réalité  ,  et 
c'est  avec  une  rare  impudence  que  plu- 
sieurs de  ces  aréopaj^es  soi-disant  litté- 
raires ont  pris  pour  devise  : 

_«  Nul  n'aura  de  l'esprit,  hors  nous  et  nos  amis.  » 

Mais  convenons  que  ce  qui  a  prêté 
de  puissantes  armes  à  l'esprit  de  cote- 
rie ,  c'est  la  manie  des  lectures  de  so- 
ciété. L  amour  -  propre  de  beaucoup 
d'auteurs  a  été  flatté  des  applaudisse- 
mens  obligés  qu'ils  recevaient  dans  ces 
occasions;  ils  n'ont  pas  vu  que  c'était 
se  soumettre  à  un  tribunal  qui  ne  leur 
permettait  plus  de  décliner  sa  juridic- 
tion ■  que  d'ailleurs  ils  s'astreignaient  à 
aller  également  solliciter  dans  tous  le  s 
tribunaux  du  même  genre  qui  s'éta- 
blissaient la  bicuNcillance  des  juges  ^ 
ou  s'ils  ne  le  Taisaient  pas,  ils  s'expo- 
saient à  ce  que  dans  celui  qn"i)s  auraient 


26o  LÉ     CAUSKÛR. 

néglige  on  appelât  du  jugement  rendu 
en  leur  faveur  par  un  autre. 

Le  temps  n'est  plus,  à  la  ve'rité,  où 
un  auteur  lisait  son  ouvrage  sans  être 
écouté  ;  la  scène  du  Cercle  est  bien  loin 
de  se  renouveler  dans  nos  salons.  Mais 
celles  qui  s'y  jouent   n'offrent- elle  pas 
un  autre  genre  de  ridicule?  A  l'apprêt 
que  l'on  met  à  la  moindre  lecture  ,  k  la 
nombreuse  socie'té  que  l'on  y  rassemble, 
à  la  parure  des  femmes  ,  à  l'air  impor- 
tant des  hommes,  ne   croirait- on  pas 
que  l'affaire  la  plus  grave,  la  plus  solen- 
nelle a  exigé  cette  réunion?  Je  ne  parle 
pas  de  l'air  de  dignité ,  je  dirais  même 
auguste  ,    que  prend  la  maîtresse  de  la 
maison ,   et  qui  semble  dire  à  tous  les 
invités  :  u  On   me  regarde   comme  le 
<'  juge  suprême  des  talcns,  cependant  je 
«  consens  à  vous  prendre  pour  mes  asses- 
«  seurs.  ))  Mais ,  sans  contredit ,  la  lîgure 
la  plus  piquante  du  tableau,  c'est  l'autenr 
qui,  d'un  air  orgueilleusement  modeste, 
promène   ses   regards    sur  l'auditoire, 
sollicite   l'indulgence  du  ton    dont  on 


LE     CAUSEUR-  2Ôl 

commande  l'admiration^  lit  avec  em- 
phase l'œuTrc  souvent  la  plus  commune, 
et,  de  temps  en  temps,  comme  Ta  fort 
bien  dit  un  écrivain  moderne  : 

«  Ecoutant  des  bravos  les  aimables  coiicerts , 

«  Savoure  un  verre  d'eau  mc'ins sucré  que  ses  vers  { i  ).  » 

La  lecture  terminée ,  après  l'explo- 
sion de  la  satisfaction  générale^  on  fait, 
pour  la  forme,  quelques  observations  à 
Tauteur.    11   remercie  d'un   sourire   de 
protection   ceux  qui  se  donnent  cette 
peine,  et  a   grand  soin  de  n'en  tenir 
compte.  Il   sort,  persuadé  que  son  ou- 
vrage a  fait  le  plus   grand   effet  ^  mais 
combien  sa  vanité  serait  punie,  s'il  pou- 
vait assister  invisiblement  à  la  conver- 
sation qui  remplace  les  propos  flatteurs 
qu'on  vient  de  lui  adresser.  C'est  le  re- 
vers de  la   médaille.   Les  traits  malins 
pleuvent  de  tous  côtés  ;   l'épigramme  la 
plus  insipide  est  mieux  accueillie  encore 


(i)  M.  Le  Duc,  dans  son  Nouvel  Art  poé-^ 
tiyue. 


2^2  T,  E     CAUSEUR. 

que  ne  viennent  de  l'être  ses  vers,  et, 
par  une  compensation  assez  naturelle  , 
comme  on  a  trouvé  tout  admirable  en 
sa  présence ,  on  trouve  tout  détestable 
en  son  absence  •  car  on  sait  que  ces  deux 
mots  sont  les  seules  formules  des  sen- 
tences de  la  bonne  société ,  et  qu'elle 
a  pris  à  la  lettre  l'assertion  de   Boileau. 

«  11  n'est  point  de  degré  du  médiocre  au  pire.  » 

A  quoi  donc  servent ,  en  dernier  ré- 
sultat j  Ges  lectures  ?  A  faire  croire  aux 
gens  du  monde  qu'ils  sont  des  connais- 
seurs j  aux  sots,  qu'ils  ont  du  jugement 
et  du  goût,  aux  femmes  qu'elles  doi- 
vent fixer  les  réputations,  aux  auteurs 
que,  dans  des  éloges  de  convenances, 
ils  ont  entendu  la  voix  de  leur  siècle  et 
même  de  la  postérité  j  enfin  à  augmen- 
ter la  masse  des  faussetés  qui  se  débi- 
tent dans  nos  cercles  et  des  traits  malins 
qui  y  circulent. 

(]e  n'étaient  pas  des  lectures  de  société 
qui  faisaient  ces  grands  maîtres  dont 
les  ouvrages  serviront  toujours  de  mo- 


LE     CAUSEUR.  ^63 

dèles.  Racine  et  Despieaux  cl ïo reliaient 
des  censeurs  et  non  pas  des  flatteurs. 
Ils  lisaient  leurs  ouvrages  à  des  hommes 
faits  pour  les  entendre  et  les  appre'cier  • 
ils  n'auraient  jamais  imaginé  de  se  don- 
ner en  spectacle  dans  une  assemblée 
nombreuse  et  de  transformer  en  sociétés 
littéraires  tous  les  cercles  de  leur  con- 
naissance. 

Qu'on  ne  m'oppose  point  la  fameuse 
lecture  du  Taiiufe  chez  Ninon.  Certes^ 
d'après  les  noms  illustres  des  auditeurs^ 
on  ne  sera  pas  tenté  de  la  comparer  à 
une  lecture  de  nos  jours,  puisque  Mo- 
lière était  là  jugé  par  ses  pairs  ^  à  moins 
que  l'on  n'observe  que  nos  écrivains  mo- 
dernes, lisant  leurs  productions  infor- 
mes devant  un  auditoire  digne  de  l'ou- 
vrage ,  leurs  rapports  mutuels  sont  au 
fond  les  mêmes  et  les  proportions  gar- 
dées. 

Ne  soyons  point  injustes  cependant, 
et  convenons  que  quelquefois  le  vrai 
talent  se  laisse  entraîner,  par  faiblesse  , 
à  des    complaisances  dont  intérieure- 


'20^  LE     CAUSEUR. 

ment  il  s'accuse,  et  que  plus  d'un  au- 
teur estimé  a  donne',  malgré  lui  ,  des 
lectures  d'apparat  qui ,  sans  doute ,  ne 
Jiii  ont  fourni  aucun  secours  pour  son 
ouvrage  pliais  qu'il  n'en  serait  pas  moins 
injuste  delelui  reprocher.  Ainsi, Lesage, 
qui  avait  consenti  à  lire  son  Turcaret 
devant  des  personnes  illustres,  punit , 
par  un  mot  piquant,  l'insolent  retard 
d'un  Midas  de  ce  temps.  «  J'arrive  un 
((  peu  lard  »  ,  dit  l'épais  et  malavisé 
personnage,  pour  lequel  on  avait  long- 
temps différé  la  lecture  j  «  mais  que 
<(  voulez-vous  ?  Un  tas  de  gens  avaient 
«  à  iTie  demander  des  places,  des  fa- 
«  veurs  :  il  m'a  fallu  perdre  une  heure 
((  ou  deux  avec  eux.  »  —  Je  vais  ,  mon- 
sieur, vous  la  faire  regagner,  dit  froi- 
dement Lesage,  en  remettant  son  ma- 
nuscrit dans  sa  poche  ;  et  il  sortit  mal- 
gré tout  ce  que  l'on  lit  pour  le  retenir. 
De  nos  jours,  un  auteur  comique, 
très-connu ,  fut  vivement  pressé  de  ve- 
nir lire  chez  une  personne,  également 
très-connue  alors ,  un  ouvrage  eu  cinq 


L  E     CAUSE  U  K.  265 

actes  qui,  ii'ajaiit  pas  encore  e'té  joué, 
excitait  une  vive  curiosité'.  Il  y  con- 
sentit, sur  la  promesse  qui  lui  fut  faite 
qu'il  ne  s'y  trouverait  que  quelques 
amis. 

11  arrive  ,  et  n'est  pas  peu  surpris 
d'apercevoir  une  assemblée  de  près  de 
deux  cents  personnes,  il  jugea,  sans 
doute  en  lui-même,  que  le  maître  de  la 
maison  devait  «tre  le  plus  heureux  des 
hommes,  puisqu'il  pouvait  compter  ses 
amis  par  centaines.  Quoi  qu'il  en  soit , 
l'ouvrage  fut  lu  devant  ce  nombreux 
auditoire.  On  blâma  quelques  traits, 
plusieurs  autres  plurent  généralement. 
Quelque  temps  après  on  joua  la  pièce, 
et  le  jugement  du  public  fut,  sur  tous 
ies  points ,  le  contraire  de  celui  de  ce 
cercle  de  connaisseurs.  Et  puis  fiez-vous 
aux  résultats  des  lectures  de  société! 

Au  reste,  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui 
que  cette  mode  est  introduite  parmi 
nous.  Dans  le  dernier  siècle  ,  le  goût 
des  lectures  était  déjà  répandu.  U  est 
flatteur  d'avoir  des  primeurs  en  tout 

I.  12 


266  LE     CAUSEUR. 

^enre,  et  l'amour-propre  est  si  J^éte, 
qu'il  aime  mieux  s'ennuyer  d'un  mau- 
vais drame  encore  inconnu,  que  d'aller 
clierclier  au  théâtre,  ou  de  douces  émo- 
tions, ou  une  gaîté  franche  et  commu- 
nicative.  Aussi  ,  comme  il  connaissait 
bien  le  cœur  humain!  ce  Molière  qui, 
sur  la  crainte  qu'on  lui  donna  qu'un 
^rand  seigneur  ne  se  reconnût  dans  une 
de  ses  pièces,  n'imagina  qu'un  moyen 
de  détourner  le  coup  :  ce  l'ut  d'aller  la 
lui  lire.  Lne  pareille  lecture  ajoutait 
une  excellente  scène  à  la  pièce. 

Les  lectures  de  société  devraient  être 
réservées  pour  les  gens  du  monde  qui 
veulent  se  mêler  de  littérature.  Jugés 
alors  par  un  auditoire  aussi  frivole  que 
l'ouvrage,  ils  pourraient  s'enivrer  des 
louanges  qui  leur  seraient  prodiguées  • 
ils  auraient  la  réputation  des  salons  , 
récompense  assez  ibrte  de  leurs  esquis- 
ses •  il  ne  tiendrait  qu'à  eux  de  se  per- 
suader que  c'est  la  gloire  :  personne  ne 
les  en  désabuserait,  et  ils  ne  s'expose- 
raient point,  en  livrant  leurs  essais  au 


LE     CAUSEUR.  267 

public ,   à  perdre   tout  -  à  -  coup  cette 
opinion. 

De  leur  côté,  les  véritables  gens  de 
lettres  n'iraientpoint  mendier  ces  éloges 
dont  intérieurement  ils  apprécient  la 
valeur  :  ils  mettraient  à  retouclier  leurs 
productions  le  temps  qu'ils  perdent  à 
les  lire,  et  tout  le  monde  y  gagnerait. 

Ils  ne  se  banniraient  point  pour  cela 
de  la  société  qu'ils  doivent  au  contraire 
fréquenter ,  pour  que  leurs  portraits 
soient  ressemblans^  mais  ils  y  seraient 
spectateurs  et  non  pas  acteurs  j  ils  re- 
nonceraient enfin  au  stérile  honneur 
d'être  applaudis  dans  un  salon,  et  son- 
geraient plutôt  à  s'assurer  la  gloire  de 
voir  leurs  ouvrages  dans  toutes  les 
mains. 

T. 


i68  LE     CAUSEUR. 

l/VVVVVV  VW  VVV  V\/VVVVV\  VVV  VVV  VVVV'VV  WWW  vWvw  VW' 

L'AUTEUR   DE  SOCIÉTÉ. 


tft/VVW'VVV  V\^  VVV  VXfVVVV  W  W^' VVV  VVVV\\  V\arVW>  VV\\A^' VVV  VVV  WVV\VVW' WVWV 


Il  n'a  rien  exagéré,  l'auteur  de  la 
Grande-Taille;  il  est  peut-être  même 
resté  au-dessous  de  la  vérité,  quand^  dans 
sa  Lanterne  Magique,  il  parle  des  six 
mille  six  cent  soixante-trois  auteurs 
cjue  Paris  a  le  bonheur  de  posséder.  Si 
les  trois  ou  quatre  cents  pièces  nouvelles 
que  l'on  donne  chaque  année,  ne  suf- 
fisent pas  pour  justifier  son  assertion, 
que  fou  songe  à  l'énorme  quantité  de 
poètes  de  société  qui  forment,  pour 
ainsi  dire ,  la  réserve  de  cette  armée 
littéraire.  L'usage  a  établi  chez  nous 
qu'un  mariage,  une  naissance,  ne  peu- 
vent avoir  lieu  sans  que  l'auteur  de  la 
maison  ne  les  célèbre,  tant  bien  que 
mal,  dans  des  couplets  où  il  arrange 
connue  il  peut  Vliymen  avec  Vamour , 
eisc&i^Œux  avec  àcs  jours  heureux  qu'il 
prédit  au  niaripot.    Malheureusement 


LÉ    CAUSEUR.  aSf) 

les  poètes  ne  jouissent  plus  de  la  belle 
prérogative  que  leur  accordait  l'anti- 
quité ,  de  prédire  l'avenir,  h'amour 
est  souvent  aussi  fugitif  que  les  vers  de 
ces  messieurs,  et  l'enfant  à  qui  l'on  a 
promis  les  années  de  Nestor ,  est  quel- 
quefois mort  au  bout  de  deux  jours. 
Mais  n'importe  ,  à  la  prochaine  occa- 
sion on  n'en  recommencera  pas  moins 
les  mêmes  fadeurs  et  les  mêmes  prédic- 
tions. 

Ce  n'est  encore  là  que  la  plus  faible 
partie  du  domaine  des  auteurs  de  so-^ 
ciété.  Les  fêtes,  le  jour  de  l'an  et  les 
jours  dfs  naissances,  voilà  où  brille  le 
plus  leur  inépuisable  verve.  Que  de  jolies 
choses,  de  traits  heureux  leur  fait  trou- 
ver le  nom  du  patron  !  Ces  gentillesses, 
à  la  vérité,  sont  tant  soit  peu  usées; 
mais  la  circonstance  les  rajeunit  tou- 
jours, et  les  amis  de  la  maison  ne  man- 
quent jamais  de  se  récrier  sur  la  nou- 
veauté de  fallusion. 

Cependant,  depuis  quelques  années, 
on  a  jngé  à  propos  de  perfectionner  c© 


270  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

genre  ingénieux  de  littérature.  Des  cou- 
plets et  des  vers  ont  paru  trop  peu  de 
chose  pour  célébrer  de  pareilles  an- 
niversaires, et  il  est  telle  société  où  les 
fêtes  du  pcre ,  de  la  mère ,  de  l'oncle, 
de  la  tante,  etc.  ,  sont  solennisées  par 
autant  de  petites  comédies.  De  deux 
clioses  l'une  :  ou  la  pièce  est  remplie 
des  éloges  de  celui  que  l'on  fête  ,•  on  ne 
parle  rjue  de  sa  bonté  ,  de  sa  bienfiii- 
sance ,  etc.  ,  et  l'on  juge  combien  cela 
est  amusant  pour  les  spectateurs'j  ou  bien 
l'auteur  suit  l'exemple  de  ce  fameux 
lyrique  qui,  chargé  de  célébrer  le  vain- 
qvieur  d'une  course  de  chars ,  et  ne  sa- 
chant trop  qu'en  dire,  se  rejette  sur  les 
louanges  de  Castor  ctPoUux.  L'autt  ur  , 
dis-je,  laisse  la  fête  de  côté,  et  cherche 
à  égayer  les  auditeurs,  qui'  du  moiiîs 
lui  savent  gré  de  l'intention. 

Une  dame  poète  fort  connue,  dont 
la  prétention  était  de  lu  Lier  avec  les 
hommes  dans  les  genres  de  poésie  les 
plus  nerveux  ,  déclara  la  guerre,  il  y  a 
quelques  années  ,  à  cct|;e  manie  de  vn- 


LE     CAUSEUR.  2'Jl 

sifier  pour  tous  les  saints  du  Calendrier  ; 
sa  critique ,  remplie  de  traits  spirituels, 
fut  accueillie  avec  faveur  par  les  ve'ri- 
tables  gens  de  lettres ,  à  qui  l'on  ravit 
souvent  un  temps  précieux  ,  pour  leur 
commander  de  ces  inutilités.  C'est  une 
scène  qui  a  échappé  à  l'auteur  des  Oisifs, 
que  celle  d'un  homme  qui  vient  chez  le 
poète  occupé  d'un  ouvrage  important^ 
demander  des  couplets  de  fête. —  «Mon- 
sieur, c'est  pour  une  dame  extrême- 
ment intéressante.  — Monsieur,  je  n'en 
doute  pas,  mais  n'ayant  point  l'honneur 

de  la  connaître —   Elle  est  trç§- 

blonde,  assez  grosse,  trente  ans  au  plus; 
une  fdle  charmante  !  vous  voyez  com- 
bien tout  cela  prête  !  » 

J'en  reviens  à  l'attaque  de  madame 

P contre  ces  petits  vers  innocens  qui 

sont  devenus,  chez  nous,  de  rigueur 
comme  le  boi-rjuet.  On  juge  bien  que  les 
auteurs  de  ^oczV/c' n'eurent  pas  de  peine 
à  la  repousser.  On  est  bien  fort  quand 
on  a  pour  soi l'amour-propre  des  gens  : 
il  n'y  a   pas  de  sot   qui  n'aime  à  s'en- 


2']2  LE     CAUSÈVj^H. 

tendre  dire ,  au  moins  une  fois  l'année  ;, 
qu'il  a  de  l'esprit  ;  pas  de  femme  qui 
veuille  perdre  la  comparaison  que  ee 
seul  jour  peut-être  on  fera  d'elle  avec 
Ve'nus. 

La  morale,  d'ailleurs,  combattait  elle- 
même  en  faveur  de  ces  tributs  offerts 
par  la  parenté  ou  l'amitié.  Leurs  liens 
sont  déjà  trop  relâcliés  parmi  nous  , 
pour  que  l'on  ne  conserve  pas  avec  soin 
tout  ce  qui  peut  contribuer  à  les  res- 
serrer quelquefois. 

Un  coup  plus  dangereux  menaçait , 
il  j  a  quelque  temps ,  les  auteurs  de 
société.  Deux  trafiquans  d'esprit,  dont 
l'un  est  connu  par  plusieurs  succès  au 
tliéàtre  ,  avaient  lait  annoncer  dans  nos 
journaux  qu'ils  se  chargeaient  de  four- 
nir des  vers  et  couplets  pour  fêtes ,  nais- 
sances ,  etc. ,  voire  même  des  proverbes, 
petites  pièces ,  et  généralement  tout  ce 
qui  concerne  cette  partie  •  en  un  mot , 
de  vendre  de  l'esprit  à  tous  les  gens  qui 
n'en  ont  pas.  Si  ces  deux  magasins  eus- 
sent prospéré  en  raison  de  leur  utilitf-, 


L  E     C  A  U  s  E  U  R.  375 

que  seraient  tlevcnus  tous  ces  petits 
Dorais  de  salon  qui,  avec  des  ri»adri- 
f^aux  d'un  stjle  maniéré  ,  font  tourner 
la  tète  aux  belles  ?  Heureusement  pour 
eux,  un  grand  obstacle  s'opposa  aux  suc- 
cès des  nouveaux  Pellegrin.  Il  en  est 
des  couplets  de  léte_,  comme  de  beau- 
coup d'autres  objets  •  ouest  bien  aise  de 
pouvoir  se  persuader  quils  n'ont  été 
destinés  qu'à  nous  seuls.  Or,  il  n'est 
pas  possible  de  supposer  que  des  gens 
qui  promettent  d'approvisionner  de  cette 
denrée  la  capitale  et  les  départemens, 
aient  donné  du  neuf  à  tous  ceux  qui 
auraient  eu  recours  à  eux.  11  est  bien 
clair  que  toutes  les  Marie  auraient  reçu 
les  mêmes  complimens,  et  qu'ils  au- 
raient mis  tous  les  Jean  au  même  nu- 
méro. Oïl  a  voulu  éviter  un  pareil  dé- 
sagrément; on  a  toujours  un  cousin  ou 
un  ami  pour  cXiAnim^Y  heureux  jour ,  et , 
à  mérite  égal ,  il  doit  obte^  ir  la  pré- 
férence. 

Les  poètes    de    société  n'ont-ils  pas 
d'ailleurs  bien  des  ressources  dans  les 

12* 


274  ^^     CAUSEUR. 

petits  événemens  qui  en  font  le  charme. 
Madame  ***  a  perdu  un  de  ses  iifants  ; 
voilà  un  sujet  de  coupK  ts  ;  madame  *** 
est  oLli,'];ëe  de  faire  un  loni;  vo^ai^e; 
Voil;i  pour  une  épitre.  Le  câlin  de  ma- 
clenioiscUe  **  est  mort  ;  et  vite  une  e'ié- 
gie.  \  oilà  comme  le  talent  sait  tirer 
parti  de  tout,  et  comme l'uuii;uste  poésie 
est  devenue  ,  parmi  nous,  une  espèce 
de  jeu  de  société  dont  on  ne  peut  pas 
plus  se  passer  que  de  la  bouillote  et  du 
boslon. 

Ri(>n  n'est  plaisant  pour  l'observa- 
teur comme  l'amour-propre  de  ces  di- 
minutifs d'auteur  qu'on  pourrait  nom- 
mer, en  quelque  sorte,  les  surnumé- 
raires de  la  littérature.  Le  jeune  Damis 
n'a  dans  le  monde  aucune  autre  exis- 
tence que  celle-là.  Dans  deux  ou  trois 
sociétés  on  l'écojit;^  comme  un  oracle. 
11  jui^e  ,  il  tranche  ,  il  décide  de  tout  à 
tort  et  à  travers  ;  n'importe  ,  il  donne 
le  ton,  (t  j)ersonne  ne  s'aviserait  de  le 
coiitredire.  11  est  vrai  qiie  Damis,  avec 
les  béuéùces  ,  est  obligé  de  prendre  les 


cîinr;;'es.  Le  courant  consiste  en  un  pro- 
verbe pour  la  ffcte  (ie  la  maîtresse  de  la 
maison;  des  vers  au  jour  de  l'an  et  qu:  la- 
ques couplets  aux  mêmes  e'poqaes,poiir 
les  personnes  de  sa  socie'te.  Mais  ces 
petites  rentes  à  acquitter  lui  semblent 
bien  peu  de  clioses  auprès  de  la  consi 
dération  qui  eu  est  la  récompense. 
Damis,  dont  le  public  n'a  jamais  eu  un 
quatrain,  est  présenté  dans  ce  cercle, 
comme  bien  supérieur  à  tous  nos  auteurs 
dujour.  Cliaque  succès  est  un  vol  qu'en 
lui  a  fait.  11  avait  depuis  lon^-te-nps  eu 
l'idée  de  telle  scène  ,  de  telle  situation. 
Quelque  nouveau  débarqué  témoigne- 
t-il  niaisement  la  surprise  de  ce  qu'un 
homme  d'un  si  grand  mérite  ne  livre 
rien  au  jugement  du  public  ,  il  veut 
bien  ,  en  faveur  de  l'étranger  ,  en  dé- 
tailler les  raisons.  «  A  quel  théâtre  por- 
u  ter  ses  productions  ?  A  l'Opéra  ,  pour 
«  être  joué  après  sa  mort.  Aux  Fran- 
«  çais  ,  même  iaison  à  peu  près.  A 
«  Feydeau  ,  tomber  entre  les  mains  de 
({  quelque  compositeur  sans  goût  qui 


276  LE     CAUSEUR. 

«  VOUS  entraîne  dans  sa  chute.  A  l'O- 
«  dëon,  être  joué  incoiifuito.  Au  Vau- 
«  deville  ,  aux  A^ari('t('s  ,  d  s  calem- 
«  bouri^s  ,  fi  donc!  »  Quant  aux  théâ- 
tres du  boulevard  ,  il  ne  daii^ne  pas 
même  en  parler.  La  vérité  cependant 
est  que  Damis  a  présenté  en  cachette,  à 
l'un  de  ces  derniers  spectacles  ,  une 
pièce  qui  a  été  refusée  à  lunaminité  ; 
mais  c'est  un  secret  entre  son  amour- 
propre  et  lui.  11  n'en  reste  pas  moins 
constant ,  dans  deux  ou  trois  salons  , 
que  Damis  est  un  grand  homme  incon- 
nu ,  et  que ,  s'il  vent  bien  se  borner  à 
être  un  auteur  de  société ,  c'est  TefTet  de 
sa  rare  modestie. 

T. 

L'AUTEUR    PAUVRE, 

LE 

PAUYRE   AUTEUR. 


Je  suis  un  auteur  y»«w('/*(?  (je  n'ose 


L  E     C  A  L  S  E   U  R.  D-HJ 

prc'siiiner  que  je  sois  un  poiwre  au/enr)  ; 
je  travaille  propter  famcrn  et  fn'opfcr 
farnom  :  malf^ré  mes  efforts ,  je  ne  puis 
parvenir  à  satisfaire  lune  et  à  acquérir 
l'autre,  et  cependant  je  fais  de  tout, 
depuis  l'acrostiche  jusqu'au  poëme  épi- 
que, tout  est  de  irio-n  ressort.  On  a  joué, 
il  y  a  quelques  anne'es ,  au  théâtre  de  la 
Gaitté  ,  un  mélodrame  bien  noir  de  ma 
composition ,  et  que  la  cabale  fit  tomber 
à  plat.  Je  cherche  toujours  la  cause 
d'une  catastrophe  si  éclatante  ,  carvoas 
saurez  que  j  avais  réuni  en  trois  actes, 
six  meurtres ,  quatre  assassinats  ,  trois 
incendies  et  un  tremblement  de  terre. 
Le  déluge  universel  faisait  le  dénoue- 
ment de  ma  pièce  ,•  et  vous  avouerez 
qu'après  avoir  tué  ,  assassiné,  incendié 
et  englouti  acteurs ,  actrices ,  et  même 
le  souHleurjil  était  indispensable  de  les 
nojer  pour  avoir  la  certitude  qu'aucun 
n'échapperait  à  ce  bouleversement  gé- 
néral . 

Pour  me  venger  du  public   qui  me 
siiïia_,  je  lançai  contre  lui  une  satire  en 


"i'jS  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

vers  de  douze  syllabes.  Une  volce  de 
coups  de  batoi)  fut  la  sfule  réponse  que 
l'on  fit  aux:  injures  que  j'avais  prodi- 
guées ;  alors  j'abandonnai  la  satire , 
conime  un  mauvais  métier  qui  ne  pou- 
vait i?ourrir  cri. li, qui  l'exerçait ,  et  je 
me  mis  à  composer  des  odes  et  des  Ji- 
tlijranibes.  Je  fis  du  î^alimatias  double, 
aiiquel  personne  ne  voulut  riencom- 
prentire  ;  il  est  vrai  que  je  n'y  compre- 
nais rien  moi-même,  l-^ati^ué  et  rebuté 
de  tant  d'écliecs  dans  une  carrière  où 
je  m  étais  promis  tout  à  la  fois  de  m  en- 
richir et  de  moissoiiuer  (les  lauriers  ,  je 
renonçai  aux  odes  ,  aux  ditliyran  bes  , 
powr  me  livrer  tout  entier  aux  romans 
historiques.  Après  un  travail  de  quatre 
mois  ,  je  créai  et  mis  au  jour  un  de  ces 
ouvraii^cs  hermaphrodites,  dans  lequel, 
àl'exemplede  madame  de  Genlis,  "avais 
altéré  à  plaisir  l'histoire  et  la  chrono- 
lof;ie  sans  trop  m'embavrasser  de  la  vé- 
rité. Ce  nouvel  essai  n'eut  aucun  succès; 
le  libraire  en  fut  pour  son  arçjent,  et 
moi  pour  n!a  peine.  Four  le  dédomma- 


LE    (•  AU  S  K  U  R.  2'^C) 

gor,  je  lui  fis  présent  d'un  iTJanusciit 
politique,  dont  aucun  puhlicistc  ne  put 
achever  la  lecture.  J'avais  commencé  la 
ruine  du  libraire  par  rinstoire  ,  je  la 
compleltai  par  la  politique. 

Après  uneséric  prcscjue  non  interrom- 
pue de  chutes  et  de  rechutes,vous  pour- 
riez imapner  que  j'abandonnai  la  partie  ; 
non,  Monsieur  ,  je  ne  me  crus  pas  battu 
pour  cela,-  je  me    jetai  à  corps  perdu 
dans  réniqme ,  la  charade  et  le  logo- 
grvphe   ,•     mais     j'arrivai    trop     tard. 
]l^f  p*****>^  j+  "^Y****  s'était  emparé 
du  haut  bout,  et  je  n^  pus  len  déloijeT*. 
Jucjez  ma  mauvaise  étoile  :  je  devinais 
l'énij^me  du  jour  ,  j'envoyais  le  mot  au 
bureau  à  cinq  heures  du  matin  ;  mais 
c'était  toujours  M.  p+*****  d*  \\**** 
qui  recevait  les  prix  et  les  couronnes. 

Il  y  avait  de  quoi  désespérer  un  saint, 
et  à  plus  iorti'  raison  un  auteur  ;  je  m'ar- 
mai de  courafjje  et  résolus  de  vivre  pour 
exerc  r  la  patience  du  public.  Je  cher- 
chai lon.<T-temps  un  suj.tqui  piit  lo  ré- 
veiller de  son  assoupissement  ;  après  de 


sSo  LE    C  A  TJ  S  E  U  II. 

longues  réflexions  et  un  examen  plus 
approfondi  du  goût  bizarre  de  mes 
contemporains  ,  je  composai  un  poëme 
en  prose  poétique ,  et  prouvai  par  là 
que  si  mon  iuiagination  n'était  pas  anssi 
riclie  et  aussi  abondante  que  celle  de 
l'auteur  du  Gc'nie  du  Christianisme  et 
des  Martyrs  ,  elle  était  pour  le  moins 
aussi  folle  ,  aussi  déréglée.  Mon  poème 
en  prose  n'avait  pas  le  sens  commun  ,  je 
devais  en  conscience  me  flatter  d'un 
succès  inoui.  Vain  espoir  : 

El  de  l'esprit  humain  étrange  aveuglement  ! 

Les  journaux  eurent  l'audace  et  l'im- 
pertinence de  me  traiter  de  fou  et  d'ex- 
travagant ;  je  répliquai  par  un  appel  à 
la  postéiité;  on  me  ridiculisa  d'une  ma- 
nière si  burlesque  ,  que  je  jurai  de  ne 
plus  écrire  ;  mais  qui  peut  résister  à 
son  penchant  ? 

Chassez  le  naturel ,  il  revient  au  galop. 

Je  composai  un  sonnet  à  la  louange 


L  li     C  \  U  S  E  L   R.  281 

d'une  des  plus  jolies  femmes  de  France. 
Comme 

Un  sonnet  sans  défauts  vaut  seul  un  long  poëme  ! 

je  ne  doutais  point  que  le  public  ne  re- 
"vîntde  ses  injustes  présentions  j  eh  bien! 
il  n'en  fut  rien ,  et  le  mépris  du  public 
et  de  la  jolie  femme  fut  le  seul  hono- 
raire que  je  retirai  de  mon  sonnet. 

J'aurais  dû  mourir  de  honte  ou  de 
rage^  je  ne  fis  ni  l'un  ni  l'autre  ,  et  j'eus 
raison.  Une  idet;  lumineuse  vint  tout- 
à-coup  c'clairer  mon  esprit  et  dissiper 
les  te'nèbres  de  mon  entendement  j  je 
reconnus  avec  une  joie  indicible  ,  que 
je  devais  attribuer  mes  défaites  succes- 
sives en  littérature  à  Tignorance  où  j'é- 
tais de  l'ait  de  travailler  un  succès  ^  et 
mon  amour-propre  fut  très-flatté  ,  en 
pensant  que  le  succès  en  ce  monde  dé- 
pendait, non  de  la  valeur  des  choses  en 
elles-mêmes ,  mais  de  la  manière  de  les 
faire  valoir ,  et  que  si  m.es  ouvrages  eus- 
sent été  imprimés  par  A.,  vendus  par 
B. ,  vantés  par  C,  D.,  etc.;  je  serais 


282  LE     CAUSEUR. 

aujourdlmi    au    troisième    Ciel    litte'- 
rairc. 

D'après  cette  de'couverte  importante , 
je  me  suis  arrangé  de  telle  manière, 
qu'à  l'avenir  mes  ouvrages  passeront 
par  CCS  trois  filières  •  et  pour  donner  au 
puLlic  l'avant-goùt  des  jouissances  que 
je  vais  lui  procurer ,  je  lui  annonce  que 
je  ferai  paraître  incessamment  un  roman 
en  six  volumes  (qu'on  pourrait  réduire 
en  deux)  ,  des  lettres  inédites,  des  mé- 
moires posthumes  avec  des  notes  , 
etc.  ,  etc. 

InédUographos. 

AMOUR-PROPRE  D'AUTEUR. 


Si  la  conscience  des  talens  dont  on 
est  doué  peut-être  qualiliée  d'amour- 
propre  ,  je  soritifuis  que  lamour-propre 
est  nécessaire  aux  auteurs;  les  raisons 


L  ÏÏ     CAUSEUR.  283 

sur  lesquelles  je  fonde  celte  assertion, 
sont  trop  faciles  à  saisir,  pour  que  j'en- 
tre à  cet  e'gard  dans  un  plus  ample  dé- 
tail. Chaque  homme  ,  dans  quelque 
rang  qu'il  soit  placé  par  la  nature  ,  l'é- 
ducation ou  les  usages  de  la  société, 
s'élève  lui-même ,  en  idée ,  un  cran  pîits 
haut  que  celui  qu'il  occupe.  Il  n'en  est 
pas  de  même  de  Tamour-propre  d'au- 
teur j  celui-ci  a  un  motif  qui  ennoblit 
jusqu'à  cette  faiblesse  de  l'espèce  hu- 
maine. Pour  entreprendre  quelque 
chose  de  grand ,  un  auteur  a  besoin  de 
s'en  croire  capable  •  il  faut  qu'il  rêve  \?. 
gloire  pour  la  conquérir.  Qui  ne  lui 
pardonnerait  un  si  beau  rêve  ,  lorsqu'il 
assure  ses  succès  et  nos  jouissances  ! 
Malheureusement,  il  n'arrive  que  trop 
souvent  que  les  auteurs  s'engouent  de 
leur  mérite,  au  point  de  se  rendre  in- 
supportables, ou  pour  le  moins  souverai- 
nement ridicules  aux  yeux  des  per- 
sonnes qui  les  iVéquentent.  Horace 
aimait  le  vin ,  mais  il  laissait  l'ivresse 
aux  barbares  de  la  Scjthie.  Belle  leçcu 


284  LE     C.A  U  S  E  U  K. 

pour  les  gens  de  lettres  !  L'amour-pro- 
pre leur  est  permis  j  mais  ils  ne  doivent 
jamais  vider  la  coupe  de  la  vanité. 

Je  disais  tout  à  l'heure,  qu'un  auteur 
excessivement  vain  finissait ,  quel. que 
fût  son  talent ,  par  se  rendre  insuppor- 
tal^le  ou  ridicule.  Pour  prouver  ce  que 
j'avance,  je  n'ai  que  l'embarras  de  choi- 
sir entre  une  maUitude  de  faits  probans. 
Toutefois,  connue  des  rédexions  géné- 
rales ne  doive! it  jamais  dégénérer  en 
satire,  je  m'abstiendrai  de  nommer  les 
masques.  Un  écrivain  ,  rempli  de  jj^énie 
du  reste,  s'était  tellement  rendu  insup- 
portable par  son  orgueil ,  ([u  il  faisait 
dire,  même  à  ses  amis  :  «  Cet  homme 
PUE  la  vanité.  »  Jen  sais  un  autre  dont 
on  ferait  l'apothéose,  qu'il  ne  croirait 
pas  encore  avoir  obtenu  l'hommage  qui 
lui  est  dû.  Voilà  pour  l'amour-propre 
insupportable. 

Passons  à  l'amour  -  propre  ridicule, 
les  deux  anecdotes  suivantes  suffiront 
pour  le  caractérisîir. 

Cléon  as  ait  composé  une  pièce  pro- 


LE     CAUSEUR.  285 

pre  à  faire  fuir  du  théâtre  les  specta- 
teurs les  mieux  aguerris  contre  l'en- 
nui. Las  de  voir  jouer  son  ouvrage 
dans  le  désert ,  il  alla  trouver  le  direc- 
teur du  tlu'atre  :  «  Ma  foi^  Monsieur  , 
t(  lui  dit-il,  vous  me  servez  assez  mal. 
«  —  IMoi ,  Monsieur  !  Eli  !  de  quoi  vous 
((  plaignez-vous  ?  J'ai  fait  monter  votre 
((  pièce  par  mes  meilleurs  acteurs.  — 
«  11  est  vrai  ;  mais  vous  avez  soin  de  ne 
<(  la  donner  que  les  jours  où  la  salle  est 
«  vide.  ))  Ce  dernier  point  est  vrai  : 
Cléon  ne  se  trompait  que  sur  la  cause. 

On  relevait, un  jour,  devant  Dorante, 
une  faute  grave  échappée  à  un  de  nos 
meilleurs  auteurs.  «  Messieurs,  s'écria 
«  Dorante  ,  il  n'y  a  pas  tant  de  quoi 
t<  vous  récrier;  tenez,  j'ai  mis  la  même 
<<  chose  dan-5  mon  dernier  drame.  » 

Que  conclure  de  tout  ceci?  sinon  que 
Tamour-propre  bien  raisonné  enfante 
de  grandes  choses,  et  que  i'amour-pro- 
pre  o Litre  rend  les  gens  de  lettres  bien 
petits  aux  jeux  des  gens  sensés.  11  ne 
iaut  pas  qu'un   Lilliputien  se  croie  un 


aSG  LE    C  A  u  s  E  U  R. 

Palagon,  ou  oa  lui  prouvera  en  moins 
d'un  instant , 

Quun  rat  n'est  pas  un  éléphant. 

S.A. 

V\VVVVVVVV\VVVVVVVVVVVVVVVVV\'VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\\V>(V 

L'HOMME  DU   3I0NDE 

ET 

L'HOMME  DE  LETTRES. 


Il  y  a  entre  ces  deux  hommes  bien 
des  rapports  et  bien  des  contrastes.  Sé- 
parés j  ils  offrent  à  l'esprit  le  moins 
sagace  une  foule  de  ressemblances  et 
de  dissemblances  ;  réunis,  ils  présen- 
tent un  grand  nombre  d'avantages  et 
quelquel'ois  de  ridicules.  C'est  sous  ces 
divers  rapports  qu'il  faut  maintcnantles 
considérer. 

D'abord  ,  sous  le  rapport  de  la  re- 
nommée, ils  se  trompent  tous  les  deux  : 
l'un  croit  aimer  la  gloire ,  c'est  l'illusion 


LE    CAUSEUR.  287 

dv  riiommcdeleltresjraulre  court  api  es 
lc>  lîriiit  ,  c'est  la  vanité  d'un  homme 
du  monde.  L'homme  de  lettres  recher- 
chant la  iiloire,  ressemble,  dans  sapas, 
sion  littérah'ej  à  un  véritable  amant; 
l'homme  du  monde  courant  après  la 
célébrité,  ne  ressemble  qu'à  un  fat. 
L'agitation  de  l'amour  -  propre  dans 
l'homme  de  lettres,  et  les  mouvemens 
de  l'intrl'^aie  dans  l'homme  du  monde, 
représentent  à  merveille  ces  deux  genres 
de  caractère. 

L'homme  de  lettres  ambitionne  folle- 
ment la  renommée  qu'on  obtient  dans 
les  salons ,  tandis  que  l'homme  du 
monde  désire  ridiculement  l'espèce  de 
renommée  qua  donnent  les  journaux. 
Tous  les  deux  s'abusent  :  ces  renommées 
d'un  jour  ne  valent  pas  mieux  que 
les  autres  réputations  de  boudoir.  Le 
lecteur  égoïste  ou  indifférent ,  qui  a  lu 
le  panégyrique  d'un  poète  ou  d'un  tra- 
gique moderne,  dans  un  journal,  ou- 
blie les  chefs-d'œuvre  aussi  rapidement 
que  le  petit-maître  brodé  oublie  la  lec- 


2^3  T.  E    CAUSEUR. 

turc;  qu'uri   iilleiateur  parasite  vient  de 

faire  applaudir  dans   un   salon    de    la 

Cliaussée-d'AiiUn. 

L'homme  de  IcLlrcs  est  oblii^éleplus 
souvent  de  faire  de  lalittéralure  un  jné- 
//«?r,  pour  suppléera  ce  qui  lui  mangue  du 
côté  de  la  fortune;  l'homme  du  monde 
fait  de  la  littérature  un  marché  où  il 
iicliète  sa  réputation  et  ses  flatteurs. 
L'homme  de  lettres  sollicite  des  places 
avec  ses  livres  ,  ses  vaudevilles  et  ses 
-chansons  ,  tandis  que  Thomme  du  mon- 
de sollicite  des  éloges  littéraires  par 
ses  concerts  ;,  ses  dîners  et  ses  airs  de 
protection. 

L'homme  du  monde  parvient, par  ses 
places  et  sa  fortune^  à  avoir  une  part  en- 
tière dans  la  grande  troupe  des  gens 
d'esprit  ;  mais  l'homme  de  lettres  ne 
peut  jauiais  passer  la  Jtvyzi-part  dans 
le  second  théâtre  du  monde  ;,  quels  que 
soient  ses  talens  et  ses  droits. 

IS'avez-vous  pas  entendu  quelquefois 
les  gens  du  monde,  après  que  La  Harpe 
ou  un  autre  poète  célèbre  avait  fait  des 


L  E     r  AU  s  E  XJ  R.  289 

lectures  de  vers  oujcle  prose  dans  leur  sa- 
lon ,  s'e'crier  avec  une  sorte  d'orgueil  et 
de  qualité:  ((  Ces  gens-là  ,  ces  poètes  ne 
sont-ils  pas  assez  payés  de  leurs  courses 
et  de  leurs  lectures,  par  le  plaisir  qu'ils 
doivent  avoir  de  nous  amuser  ,  et  par 
l'honneur  de  nous  fre'quenter?  »  Mais 
aussi ,  quand  l'homme  de  lettres  a  vu 
de  près  ce  vain  monde  si  ignorant,  si 
léger  ^  quand  ,  retiré  dans  son  intérieur, 
il  pense  qu'il  n'a  entendu  applaudir  qu'à 
des  coîiceiti ,  à  des  traits  de  bel  esprit, 
et  qu'on  a  laissé  passer,  sans  les  avoir  sen- 
ties, les  véritables  beautés  de  l'ouvrage, 
combien  il  se  trouve  humilié  de  ce  rôle 
ridicule  et  inconvenant,  dans  une  so- 
ciété si  disparate  et  nourrie  de  tous  les 
préjugés  de  la  fortune  et  de  la  sottise! 

Voilà  les  dissemblances  ,*  voici  les 
côtés  par  lesquels  l'homme  du  monde 
et  l'homme  de  lettres  se  ressemblent  : 
tous  les  deux  aspirent  à  ce  qu'on  parle 
d'eux.  Us  prétendent  occuperîe  monde; 

ils  \e\Avi\  faire  effet Leur  ambition 

est  d'obtenir  des  éloges.  Leur  maliieur 
I.  i3 


2r)0  LECAUSEUR. 

commun  est  d'éprouver  des  critiques. 

lous  les  deux  veulent  vaincre  leurs 
rivaux  ,  et  emploient  les  mêmes  moyens 
pour  en  triompher,  c'est-à-dire,  l'es- 
prit de  coterie  et  d'intrigue  ,  lïnfluence 
d'un  nom  et  d'une  réputation  ,  le  suf- 
frage éphémère  des  journalistes  qui  ont 
la  vogue  ,  ou  la  faveur  d'un  homme  en 
place.  Tous  les  deux  cherchent  les  pe- 
tits triomphes  de  la  vanité,  l'un  dans  le 
cabinet  de  l'homme  de  lettres,  et  l'autre 
dans  le  salon  de  l'homme  du  monde. 
Ainsi,  l'un  en  se  croyant  un  littérateur 
distingué,  et  l'autre  en  se  regardant 
comme  un  homme  aimable,  se  ressem- 
blent par  leurs  illusions ,  et  se  rappro- 
chent par  leurs  ridicules.  Tous  les  deux 
veulent  être  cités ,  l'un  à  l'académie 
où  son  nom  sera  toujours  ignoré;  l'aU' 
tre ,  au  boudoir,  où  il  ne  lui  sera  pas 
permis  de  pcm'trer. 

Un  homme  de  beaucoup  d'esprit  et 
qui  en  avait  fait  preuve,  même  à  l'acadé- 
mie française  ,  disait  que  l'homme  de 
lettres  ncnait  guère  autre  chose  à  ga-^ 


L  E    C  AU  s  E  L  R.  29 1 

gner  en  nllant  dans  le  monde,  que  des 
boues ,  des  rhumes  ,  des  jluxions  et  des 
indigestions ,  sans   compter  le  risque 

d'être  écrasé  vingt  fois  par  hiver De 

même  l'homme  du  monde  u'a  guère 
autre  cliose  à  gagner  en  allant  dans  les 
acadéiuies ,  que  des  ridicules  ,  de  l'oisi- 
vc'të,  de  rimportauce  ,  de  la  lumëe,  de 
l  ennui  et  le  clioc  continuel  des  passions 
de  l'orgueil  et  de  Tamour-propre. 

Il  est  curieux  de  lire  aujourd'hui  ce 
que  Champfort  ('ciivait  il  y  a  trente- 
huit  ans  ,  sur  l'époque  de  la  vie  où  il 
avait  e'té  à  la  fois  homme  de  lettres  et 
homme  du  monde  ,  et  sur  les  inconvé- 
niens  de  réunir  ces  deux  titres ,  ou  les 
deux  genres  de  jouissance  pour  l'esprit 
€t  la  vanité.  Cliampfort  écrivait  à  l'abbé 
Roman,  en  1784  : 

«  Quoi!  cette  malheureuse  manie  de 
((  célébrité  qui  ne  l'ait  que  des  mallieu- 
«  peux  y  trouve  encore  un  partisan  ! 
«<  Avez-vous  oublié  qu'elle  exige  près- 
it  qu'autant  de  misères  et  de  sottises ,  de 
M  bassesses  même  ;  que  la  fortune  ;  et 


S92  LE    CAUSEUR. 

«  quel  en  est  le  fruit  ?  Beaucoup  moin- 
((  dre  ,  et  surtout  plus  ridicule.     Son 
<(  effet  le   plus  certain  est  de  vous  ap- 
«  prendre  jusqu'où  va  la   méchanceté' 
«  humaine ,  eu  vous  rendant  l'objet  de 
({  la    haine  la    plus     violente    et    des 
«  procédés  les  plus  affreux   de  la  part 
<(  de  ceux  qui  ne  peuvent  partager  cette 
«  fumée  ,  et  qui  sont  toujours  jaloux  de 
«  quelques    misérables  distinctions.  — 
«  Kacine  ne  put  tenir  daps  cette   car- 
«  rière  ,  par  la  rivahté  et  la  haine  des 
u  Pradon  et  des  Boyer ,  quoiqu'il  rap- 
«  portât  plus  d'une    fois  de  Versailles 
¥.  des  bourses  de  mille  louis.   Il  laissa  , 
((  à  trente  -  six  ans  ^  cette    carrière    de 
«  gloire  et   d^infamie  ,  qui  depuis  est 
«  devenue  cent  fois  plus  turbulente  et 
«  plus  avilissante.   Pour  moi  qui  ,   dès 
«  mon  premier  succès  ,  me^suis  attiré  , 
«  sans  l'avoir    mérité ,  la  haine  d'une 
«  foule  de  sots  et  de  médians  ,  je  re- 
«  garde  ce  mal  comme  un  très-grand 
«  bonheur.  11  me  rend  à  moi-même  ,• 
((  il  me  donne  le  droit  de  m'appaitenir 


LE     CAUSEUR.  2g5 

{(  exclusivement.  Je  me  suis  lassé  iT être 
V.  un  superjlu  et  une  espèce  de  hors^ 
«(  d' œuvre  dans  la  société ,  » 

C'est  cette  profession  de  foi  littéraire, 
faite  par  un  homme  aussi  spirituel  et 
aussi  aimable  que  Ghampfort ,  qui  peut 
fixer  les  idées  sur  îhomme  de  lettres  , 
sur  l'homme  du  monde ,  et  sur  ceux 
qui  ont  la  prétention  de  jouer  des  rôles. 
Ces  messieurs  ont  beau  faire  ,  ils  n'é- 
chapperont pas  à  la  comparaison  des 
chauve-souris  de  la  fable  ^  à  qui  les 
oiseaux  reprochaient  le  corps ,  et  à  qui 
les  rats  reprochaient  les  ailes 

D. 
LES    EXAGÉRATEURS 

DANS 

LES  LETTRES  ET  LES  BEAUX-ARTS. 


Les  exagérateurssont  la  classe  d'hom- 
mes  la  plus  funeste  aux  lettres  et  aux 


294  LE    CAUSEUR. 

arts.  S'il  n'y  avait  pas  d'autres  causes 
d'exagérations  que  la  force  de  la  jeu- 
nesse ,  le  naturel  de  Fentliousiasme  , 
l'exaltation  poétique  ,  l'imagination  des 
voyageurs  ou  la  violence  inséparable  de 
l'intérêt  personnel  ,  ces  causes  pour- 
raient du  moins  s'affaiblir  ,  s'atténuer  , 
se  modifier  par  le  temps  ,  par  des  pré- 
ceptes y  par  l'opinion  ,  par  la  saine  cri- 
tique ou  par  l'empire  des  lois  •  mais 
quand  l'exagération  est  froide ,  régu- 
lière ,  systématique ,  organisée ,  et  de- 
venue même  un  objet  de  spéculation, 
alors  quels  remèdes  peut-on  appliquer 
à  une  telle  maladie  morale  ,  née  de  l'ex- 
cès de  population  ,  de  la  multitude  des 
besoins  ,  du  combat  opinialre  des  in- 
térêts et  des  malheureux  penclians 
qu'ont  les  hommes  vers  le  mensonge , 
l'illusion  et  l'esprit  de  parti ,  même  dans 
les  choses  les  plus  frivoles,  comme  dans 
les  objets  les  plus  utiles? 

Lo  jeunesse  exagère  sans  doute  ;  mais 
c'est  le  plus  nécessaire  apanage  de  ce 
premier  péiioJe   de  la  vie.  11  faut  un 


lE    CAUSEUH.  ûgS 

f)èU  d'exagération  quand  on  entre  dans 
le  monde ,  parce  que  le  monde  mois- 
sonne une  foule  d'espérances  et  détruit 
mille  illusions  ,  quand  on  Ta  connu  et 
apprécié.  L'exaj^ération  de  la  jeunesse 
est  la  plus  naturelle  •  elle  tient  à  des 
causes  physiques  et  morales  :  la  chaleur 
du  sani^  et  la  force  de  1  imagination. 
La  lecture  des  grands  poètes  transporte 
les  jeunes  gens  •  la  vue  des  chefs-d'œuvre 
des  arts  porte  dans  leurs  âmes  une  im- 
pression brûlante  et  rapide.  11  est  iné- 
vitable qu'un  jeune  homme  n'exagère 
pas  ses  pensées  ,  ses  sensations  ;  son  dé- 
vouement, son  amitié,  son  amour,  sont 
extrêmes.  S'il  dirige  ses  travaux  ,  sa 
mémoire ,  son  imagination  vers  les  let- 
tres et  les  arts ,  l'exagération  est  bien 
plus  prononcée  ,  parce  que  c'est  le  pri- 
vilège des  productions  du  génie  d'ins- 
pirer des  sensations  fortes  et  des  senti- 
mens  exagérés  ,•  mais  le  temps  corrige 
bientôt  ces  excès. 

Les  passions    exagèrent  toujours  : 
«xiger  qae  les  passions  n'exagèrent  pas^ 


3()6  LE    CAUSEUR. 

c'est  vouloir  contrarier  leur  nature.  Ce 
sont  des  foyers  qui  chauffent  toujours  , 
mais  qui  brûlent  quelquefois-  ce  sont 
des  volcans  qui ,  avant  de  féconder  les 
campagnes  voisines  par  les  laves  éteintes 
et  en  dissolution  ^  commencent  par  in- 
cendier et  engloutir  les  cités  environ- 
nantes. Mais  les  passions  ,  par  cela  seul 
qu'elles  sont  naturellement  violentes ,  ne 
durent  point  ^  et  l'exagération  qu'elles 
produisent  tombe  bientôt. 

L'enthousiasme  exagère  :  cela   est 
vrai  ;  mais  c'est  une  exagération  heu- 
reuse ,   féconde  ,    créatrice.    Point    de 
clief-d'œuvre  dans  les  lettres,  point  de 
production  immortelle   dans  les  arts, 
sans  l'enthousiasme.  Ptaphaël  s'anime  à 
la  vue  des  ouvrages  précieux  des  Grecs  • 
la  statue  d'Apollon  est  trouvée  dans  les 
fouilles    d'Actium  ,    quelques    années 
avant  la  naissance  de  ce  grand  peintre, 
et  tous   ses  tableaux  se   ressentent  de 
l'inspiration   produite  par  le   nouveau 
dieu  du  Capitole.  Le  Corrège,  en  ad- 
mirant les   chefs-d'œuvre  des  maîUes 


LE     C  A  0  S  E  TJ  R.  297 

cîe  Tecole  italienne,  sent  ses  forces  se 
centupler  ;  et  ,  dans  son  enliion- 
siasme ,  il  s'écrie  :  Ed  io  anche  son 
pittore.  C'est  l'exagération  qui  cric  :  Et 
mûi  aussi  je  suis  peintre  ;  mais  c'est 
l'exagération  d'un  sentiment  fécond  en 
productions  rares. 

h' envie  exagère  aussi,  ainsi  que  la 
calomnie;  mais  c'est  en  destruction,  en 
découragement  :  son  souffle  flétrit  tous 
les  talens^son  injustice  arrête  tous  les 
travaux  •  ses  poisons  paralysent  tous  les 
arts.  ^  oilà  les  exagérations  funestes ,  et 
même  coupables  ^  parce  que  les  pertes 
morales  qu'elles  ont  produites  sont  in- 
calculables. Lorsque  les  courtisans  de 
Louis  XIV  exagérèrent  le  mérite  de 
Pradon,  pour  l'opposer  par  envie  au 
génie  de  Racine  ,  ils  brisèrent  la  plume 
de  l'auteur  ^ Andromaque ,  à'Athalie^ 
de  Britannicus  et  de  Bajazet,  Racine 
découragé  par  les  calomnies  des  Pra- 
don^  et  par  les  exagérations  des  hommes 
de  la  cour  les  plus  éclairés  ,  en  faveur 
de  la  médiocrité^  resta  oisif  pendant. 

*5* 


293  LE     CAUSEUR. 

douze  années ,  et  la  scène  française  per- 
dit ainsi  douze  tragédies  qui  auraient 
console'  le  tliéâtre  de  son  indiijence 
moderne. 

Les  voyageurs  exagèrent  :  ce  de'faut 
est  pardonnable  à  des  hommes  qui  se 
dédommagent  j  par  de  nombreuses  illu- 
sions des  privations  qu'ils  se  sont  im- 
posées en  entreprenant  un  long  voyage. 
D'ailleurs  ,  un  vif  sentiment  d'admira- 
tion est  nécessaire  au  voyageur  pour  le 
soutenir  dans  ses  travaux  ,  et  pour  l'ins- 
pirer dans  ses  compositions  ;  un  voya- 
geur froid  et  didactique  vous  transpor- 
tera difficilement  par  son  style  et  ses 
observations ,  dans  les  pays  qu'il  a  par- 
courus. Comment  se  défendre  des  élans 
de  l'enthousiasme  et  des  illusions  que 
donnent  les  grandes  renommées ,  les 
héros,  les  batailles,  les  vertus,  les  fêtes 
et  les  institutions  de  l'antiquité ,  lors- 
qu'on va  voyager  en  Egypte  ,  en  Grèce 
et  dans  plusieurs  parties  de  l'Asie,  ce 
berceau  du  genre  humain?  Ne  faut-il 
pas  nécessairement  forcer  les  couleurs 


lE     CAUSEUR.  2^g 

pour  faire  ressortir  un  pa}  s  d'une  na- 
ture différente  de  celle  qu'haliilent  des 
lecteurs  froids  et  incre'dules?  Ne  faut- 
il  pas  écliauffer  ces  oisifs  inanime's  , 
qui  ne  veulent  que  se  distraire  en  lisant 
des  voyages  ?  Ainsi ,  le  besoin  de  l'illu- 
sion et  de  l'exagération  est  commun  au 
voyageur  et  au  lecteur ,  à  l'un  ,  pour 
décrire,  et  à  Tautre  pour  s'intéresser 
aux  descriptions. 

Xe  peintre  ,  Tacteiw  tragique  ,  le 
comédien  ,  le  musicien  ,  tous  les  au- 
teurs même  exagèrent.  11  le  faut  pour 
produire  les  effets  tragique ,  scénique^ 
musical ,  pittoresque  et  oratoire  ^  parce 
que,  dans  tous  ces  genres,  il  n'appartient 
qu'à  la  force  égale  à  dix  de  produire 
l'effet  égal  à  deux  •  il  y  a  des  propor- 
tions pour  l'oreille  comme  pour  les 
yeux  ,•  il  y  a  des  points  d'ouïe  comme 
des  points  de  vue. 

Les  tableaux  peints  à  fresque  ,  dans 
les  temples  d'Italie,  sont  d'une  exagé- 
ration hideuse  étant  vus  de  près  •  les 
acteurs  tragiques  et  comiques  produi- 


OOO  LE    CAUSEUR. 

sent  une  sensation  forcc'e  et  desacfrpa- 
ble  ,  et  paraissent  quelquefois  ridicules  , 
si  vous  êtes  trop  voisin  de  la  scène  ;  le 
bruit  de  l'orehestre  de  Topera  est  in- 
supportable, quand  vous  et  s  placé  au 
milieu  de  cet  attroup 'inent  musical. 
Vous  sortez  e'pouvatité  des  lieux  saints^ 
si  vous  prenez  à  l=i  lettre  tout  ce  que  la 
morale  austère  vous  a  dit  sur  les  ven- 
geances célestes.  ^  ous  crayez  à  l'inno- 
cence d'un  coupable,  si  vous  vous  en 
rapportez  à  lexagération  mensongère 
d'un  défenseur  fjénéreux  ;  mais  faut-.il 
proscrire  les  arts  et  les  lettres ,  parce 
que  1(  s  routes  qui  y  mènent  sont  rem- 
plies d'illusions  ,  d'exagérations  et  de 
mensongesnéccssaires?  Non,  sans  doute, 
il   faut   élaguer,   mais  il  ne  faut  point 

abattre 

Assez  nombreuse  est  la  classe  des 
personnes  pétries  de  glace  et  d'envie  ,• 
assez  rares  sont  les  bommes  doués  d'un 
véritable  entbousiasme  ;  trop  comtes 
sont  les  utiles  illusions  de  la  vi'',  pour 
que  nous  déclarions  une  guerre  désas- 


L  E    r  A  U  s  E  U  R.  501 

trf  use  aux  diverses  exa^c'rations  insrpa- 
rables  du  fifénie  des  lettres  et  des  créa- 
tions sublimes  des  arts.  t:.i  niênie  vous 
dt'truisiez  tontes  Its  idées  eolossahs , 
vous  n'auriez  plus  de  grandiose  ;  si  vous 
détruisez  les  illusions  de  la  renommée, 
vous  n'aurez  plus  ni  poètes  ni  littéra- 
teurs- si  enfm  vous  tuez  Ventlu)usiasme, 
il  vous  faut  renoncer  à  avoir  des  ar- 
tistes célèbres,  vous  n'aurez  plus  que 
des  artisans,  des  ménétriers,  des  rap- 
sodisles ,  des  irazetiers  et  des  barbouil- 
leurs. 

Mais  les  exaii,éiations  rruil  faut  flé- 
trir du  sceau  de  la  réprobation,  ce  sont, 
celles  de  la  flatterie  prodiguée  à  l'impé- 
ritic ,  des  éloi^es  donnés  à  la  médio- 
crité, et  des  travaux  lionorablcsaccordés 
à  lintri:;ue.  L'exapfération  funeste  aux 
lettres  et  aux  aits,  est  cette  admira- 
tion oriianisée  dans  les  coteries,  cette 
réputation  de  fal^rique  ,  ces  applaudis- 
semens  de  convention,  cette  manière 
de  préconiser  dans  les  salons  et  quel- 
quefois   dans    certaines   écolts.    ^  oilà 


5oâ  LE    CAUSEUR. 

l'exagëratioii  de  parti,  l'enthousiasme 
de  commande,  l'éloge  convenu  et  les 
réputations  systématiques  •  voilà  le  plus 
grand  fléau  des  lettres  et  des  beaux 
arts!..... 

B. 

'VV\'VWVWVV\'VV\'VV\*VW  V\A(V\^^\^iV\'\'V\'N'VV*'VV''\A'VV>\\'VVV\A/VVVV\'V\'\'V\V\V» 

L'ÉLOQUENCE 
PENDANT   LA  RÉVOLUTION. 


Pendant  plusieurs  années  ,  la  révolu- 
tion ne  dirigea  l'esprit  des  Français  que 
vers  de  grands  intérêts  politiques  ;  l'é- 
loquence reprit  la  force  et  l'énergie 
qu'elle  avait  perdues  depuis  les  beaux 
siècles  delà  Grèce  et  de  Rome.  Souvent 
la  tribune  nationale  retentit  de  ces  ac- 
cens  mâles  et  fiers  qui  ont  tant  de  pou- 
voir sur  l'imagination  et  sur  le  cœur 
des  hommes  rassemblés.  Des  circons- 
tances nouvelles ,  en  un  mot,  en  déli- 
vrant le  génie  de  toute    espèce  d'en- 


l  E    CAUSEUR.  5o^ 

travos  ,  formèrent  des  orateurs  que  Ton 
citera  comme  des  modèles. 

Mais  l'impulsion  trop  forte  donnée 
par  ces  circonstances ,  était  de  nature 
à  heurter  les  extrêmes  •  il  eut  fallu  que 
des  mains  habiles  l'arrêtassent  à  propos. 
Or  y  ces  mains  habiles  ne  se  rencon- 
trèrent point  :  le  délire  révolutionnaire 
fut  donc  porté  à  son  comble  j  des  mœufs 
grossières  et  barbares  succédèrent  à  la 
tlouceur ,  à  l'urbanité  française  ,  et  l'élo- 
quence prit  le  caractère  effréné  des 
hommes  féroces  qui  l'employaient  pour 
égarer  la  multitude.  Ses  couleurs  de- 
vinrent sombres  et  forcées  j  ses  images 
gigantesques  ,•  son  style ,  néologique- 
mentboursoufflé^  dur  et  sauvage^  enfin, 
les  sentimens  et  les  passions^  que  jus- 
qu'alors elle  avait  exprimés,  firent  place 
à  une  fausse  chaleur ,  à  une  exaltation 
factice,  à  une  abondance  brutale  et  li- 
cencieuse qui  la  dégradèrent  entiè- 
rement. 

Cependant  les  jours  de  deuil  et  de  ca- 
lamité eurent  leur  terme,  et  Fon  vécut 


60  t  L  E     C  AU  S  E  U  R. 

SOUS  des  influences  moins  funestes.  Mai» 
les  plaies  fait'  s  aux  mœurs  ,  les  atteintes 
portées  au  goutsul3sistent  encore  lonî^- 
tcmps  après  les  orai;es  politiques  dont 
elles  sont  le  ré.s(dtat  !  La  terreur,  la  né- 
cessité de  s'isoler  de  ses  semblables  pour 
éviter  les  proscriptions ^  avaient  dessé- 
chéles  cœurs,  beaucoup  niéme  s'étaient 
dénaturés;  les  liaran^ues  barbares  que 
l'on  n'avait  cessé  d'entendre^  les  images 
repoussantes  sur  lesquelles  les  yeux 
avaient  loni,'-temps  ét('  contraints  de 
s'arrêter,  avaient  anéanti  le  sentiment 
du  bon  et  du  beau.  Lorsque  1  on  voulut 
revenir  à  l'ancien  caractère  national,  on 
n'en  retrouva  plus  que  la  caricature. 
Les  besoins  s'étaient  multipliés  en  rai- 
son des  privations  qu'on  avait  éprouvées, 
on  outra  tout  :  la  politesse  devint  un 
composé  de  j^rimaces  ;  le  luxe  fut 
éciasant  ;  on  prit  le  ressentiment  pour 
la  Colère;  la  i>alanterie  (nous  pourrions 
dire  le  libertinai^e),  pour  l'amour;  une 
éi^oïstc  babitude,  pour  l'amitié  :  les 
grand»  traits  de  la  nature  étaient  effacés. 


LE    C  A  US  E  r  R.  5o5 

L'éloquence  dut  naturellement  par- 
tager cette  disposition  des  cœurs  et  des 
esprits.  Entraîne's  par  la  reaction  des 
idées,  soigneux  à  e'viter  les  excès  du 
st^le  des  discours  révolutionnaires  ,  les 
écrivains  tombèrent  dans  la  froideur  , 
dans  la  recherche  maniérée  •  ils  visèrent 
aux  idées  fmes  et  déliées,  à  montrer  de 
l'esprit ,  à  se  préserver  des  fautes  plu- 
tôt qu'à  créer  des  beautés  ;  ils  se  livrè- 
rent au  penchant  de  raisonner  et  de  dis- 
cuter sèchement  lorsqu'il  fallait  sentir. 

Tel  était  l'apauvrissement  du  trésor 
des  sensations  qui  font  les  grands  ar- 
tistes ,  les  grands  poètes  ,  les  grands 
orateurs,  quand  les  travaux  du  Gymnase 
reprirent  leur  ancienne  activité,  quand 
le  lait  pur  d'une  instruction  saine  coula 
de  nouveau  pour  la  jeunesse  studieuse. 

J.  D V. 


3o6  LE    CAUSEUR. 


ViVVVVVVVX^iVViVt/VVVVVVVXV^A^VVVXVVVVV^^VVVVVVVX^A/VVVVVVVVVXVV^^ 


L'AUTEUR    EXHUME. 


Thomas  Delormc,  avocat  au  parle- 
ment de  Daupbine ,  avait  composé  des 
recueils  méle's,  sur  toute  sorte  de  sujets  , 
notamment  des  Recueils  de  droit.,  en 
deux   volumes  m-folio  ;  des  Maximes 
de  droit,  in-^".  ;  des  Recueils  théori- 
cjiies  m-folio  ,•   des    Miscellanea ,    ïVz- 
folio  ;  enfin,  un  autre  volume  petit  in-^ 
4°.  de  Miscellenea.  Tous  ces  ouvrai^es 
sont  restés  en  manuscrits,  et  n'ont  pas 
été  publiés.  11  fît  imprimer,  en  i665  , 
un    recueil  de  ses   poésies  ,  intitulé  la 
Muse  nouvelle.  Thomas  Delorme  s'oc- 
cupa   aussi    beaucoup    d'énigmes  ,    de 
bouts  rimes,  d'anaij^i'arames,   enfin  de 
toutes   CCS   niaiseries   savamment  inu- 


L  F      C  A  r  5  E  U  R.  3o7 

liles ,  dont  la  manie  sera  de  tous  les 
temps,  parce  qu'il  j  aura  dans  tous  les 
temps  de  ces  esprits  loUets  qui  ne  pas- 
sent pas  le  quatrain ,  et  qui  n'en  ont 
pas  moins  une  certaine  réputation  de 
poètes.  Véritablement  elle  ne  sort  pas 
du  salon  témoin  de  leurs  succès  ;  mais 
c'est  toujours  vme  réputation  ,  et  tant 
de  gens  veulent  absolument  en  avoir 
une  !  Celle  de  Thomas  Delorme  n'est 
pas  brillante,  et  sans  quelques  manus- 
crits de  sa  composition  :  recueils,  con- 
servés par  hasard  dans-  la  poussière 
d'une  bibliothèque ,  son  nom  serait  à 
jamais  oublié.  Quelques  extraits  que 
nous  choisirons  parmi  ces  recueils ,  ap- 
prendront du  moins  à  la  postérité  qu'il 
a  existé. 

((  Anagrammes  ^  no.  3o8.  Etant  au 
collège  à  Vienne,  je  fis  l'anagramme  du 
nom  de  Claude  Mcncfrler,  jésuite,  qui 
y  enseignait  alors  la  rhétorique  ,  et  je 
trouvai  miracle  de  nature  ,  ce  qui  con- 
venait fort  au  nom  de  ce  père,  parce 
qu'il   avait  une  mémoire  miraculeuse  , 


So8  LE     CAUSEUR. 

et  un  génie  universel.  Il  me  répondit 
par  ce  quatrain  : 

Je  ne  prends  pas  pour  un  oracle 
Ce  que  mou  nom  vous  a  fait  prononcer , 
Puisque  pour  en  faire  ua  miracle, 
Il  a  fallu  le  renverser. 

(  Et  le  bon  père  Je'suite  avait  raison, 
parce  que  les  ouvrages  qu'il  a  publiés 
n'ont  pas  fait  crier  au  miracle.  ) 

«  Dans  le  temps  que  j'étais  à  Lyon , 
où  je  fis  imprimer  un  recueil  de  mes 
poésies,  je  devins  amoureux  de  la  fille 
de  mon  libraire  Aimé  Caral.  Je  fis  l'a- 
nagramme de  son  nom ,  et ,  sans  y  aug- 
menter ni  diminuer  une  lettre  ,  je  trou- 
vai âme  jvyale;  ce  qui  exprimait  assez 
son  caractère  doux  et  ses  nobles  sen- 
timens.  » 

«  Enigmes ,  n".  5io.  Parmi  plusieurs 
énigmes  de  ma  façon ,  dont  la  plu- 
part sont  imprimées,  j'en  ai  fait  une 
sur  le  mot  énigme  lui-même,  dans  ce 
madrigal   qui  a  eu    de  fappiobaliou  : 


5o9 


T,  E     r.  X  V  ^  E  V  I{. 
Depuis  long-lemps  on  a  douté 
Si  je  suis  ou  màle  ou  femelle  ; 
Je  mets  bien  des  gens  en  cervelle 

Dont  j'accrois  le  désir  par  ma  difficulté; 
Le  voile  augmente  ma  beauté  : 
Et  pourvu  que  je  sois  fidèle , 

Je  tire  mon  éclat  de  mon  obscurité. 


{(  Prophèlcs,  no.  aSo.  Il  y  a  des  gens 
qui  font  cas  des  pre'tendues  prophéties 
de  Nostradamus  ,•  on  y  a  même  ajouté 
des  commentaires  par  lesquels  on  croit 
prouver  que  cet  homme,  qui  était  mé- 
decin ,  avait  quelque  chose  de  divin  ; 
mais  j'ai  vu  son  tombeau  et  son  épita- 
phe  à  Salon  en  Provence,  où  il  est 
seulement  qualifié  de  grand  astrologue. 
Je  suis  persuadé  que  la  plupart  de  ses 
prédictions  riînées  sont  de  pures  sottises. 
On  en  ajoute  tous  les  jours  de  nouvelles, 
au  recueil  de  celles  qui  appartiennent 
réellement  à  l'astrologue.  J'en  ai  fait 
une  moi-même  cette  année  1706,  sur  les 
affaires  de  Catalogne  et  de  Flandre ,  et 
sur  ce  que  le  sieur   Paiu;   qui  devait 


5  I  O  L  F.    C  A  U  s  E  U  R. 

faire  le  paiu  béni  des  avocats,  l'a  sup- 
primé y  se  contentant  de  faire  dire  la 
messe.  ^  oiçi  mon  quatrain. 

L'an  que  par  Paîn ,  pain  aboli  sera , 
Un  jeune  Roi  conlraint  de  lever  siège , 
En  Pays-Bas  mainte  ville  perdra , 
Par  imprudent  (  i  )  qui  donnera  dans  piège. 

n  Conclusions ,  no.  289.  Toutes  les 
conclusions  qu'on  déduit  d'un  prin- 
cipe qui  n'est  pas  évident ,  ne  peuvent 
pas  être  évidentes,  quoiqu'elles  soient 
déduites  avec  justesse. 

«  Les  conclusions  en  matière  de  pro- 
cès sont  la  pierre  de  touche  de  l'avocat, 
et  marqent  la  solidité  ou  la  faiblesse  de 
son  jugement. 

«  J'ai  connu,  à  Grenoble,  un  fa- 
meux jurisconsulte  qui  avait  fait  des 
recueils  immenses  de  raisons  pour  et 
contre  ,  et  qui  ne  pouvait  se  détermi- 
ner ni  prendre  un  parti  ;  semblable  à 
l'âne  de  Euridan,  qui  mourut  de  faim 

(i)  Le  maréchal  de  Villeroi. 


LE     CAUSEUR.  5ll 

entre  deux  picotins  d'avoine,  ne  sa- 
chant auquel  des  deux  s  attaquer .  Un 
peu  de  bon  sens  ne  vaudrait-il  pas 
mieux  que  tout  ce  latras  de  doctrine 
sans  discernement.  » 

«  Clergé ,,  n".  274.  En  17 10  on  a  im- 
primé ,  à  Paris ,  un  ëtat  des  possessions 
et  revenus  du  clergé  de  France.  11  en 
résulte  que  le  clergé  possède  18  arclie- 
vécliés  ,  114  évéchés,  i35g  abbayes 
d'hommes  ,  6067  abbayes  de  filles  , 
\i^L^oo  prieurés  ,  14,000  cures  ou  pa- 
roisses, i5,20o  chapelles,  14^,777  monas- 
tères d'hommes  rentes  ,  sans  compter 
les  ordres  mendians  et  les  bénéfices 
situés  dans  les  pays  conquis  par  le  roi. 
Le  revenu  total  de  ces  possessions  s'é- 
lève à  3 12  millions.  » 


5l2  T,  E     C  \  f  s  E  U  R. 

^•WVV\WW\\W\.V\\V\»/V\XV\X\\\VWVVVV\\W\<WWVV\VV\'V\'\\t\'V\^'VXV\V% 

LA 

FABRICATION  ACTUELLE 

DES    LIVRES. 


Daîss  la  carrière  des  sciences  propre- 
ment dite5  ,  la  gloire  n'est  pas  à  aussi 
bon  marché  que  dans  la  carrière  de  l'é- 
rudition. 11  faut  plus  que  de  la  volonté, 
un  crayon ,  et  des  ciseaux  pour  y  attein- 
dre à  quelque  célébrité.  L'homme  qui 
cherche  à  é^-endre  ses  connaissances , 
veut  trouver  dans  votre  livre  autre 
chose  que  ce  qu'il  a  lu  ailleurs.  Le  fin  du 
métier  est  de  lui  faire  croire  que  vous 
lui  apprenez  ce  qu'il  savait  aussi-bien 
que  vous  •  et  cela  exige  certains  procé- 
dés qu'on  a  singulièrement  perfection- 
nés de  nos  jours.  Voici  quelques-uns  de 
ceux  qui  sont  le  plus  en  vogue. 

L' Analyse  philosophique ,  comme  ils 
l'appellent.  Autrefois  les  sages  méditaient 


LE    C  A  U  S  EUR.  5l3 

beaucoup  ,  et  écrivaient  peu  ,•  on  fait  le 
contraire  aujourd'hui.  Ils  olîraient  le 
re'sullat  de  leurs  réflexions  ;  on  offre 
aujourd'hui  les  réflexions  elles-mêmes. 
Avec  eux  il  fallait  faire  usaj^e  de  son 
esprit  ',  aujourd'hui  on  en  est  dispensé. 
Ils  se  servaient  de  la  méthode  antique  , 
pour  découvrir  des  vérités  réservées  au 
petit  nombre  j  on  s'en  sert  aujourd'hui 
pour  développer  pesamment  des  vérités 
qui  courent  les  rues.  Ils  analysaient 
pour  inventer  •  on  analyse  aujourd'hui 
pour  montrer  comme  quoi  les  ancien- 
nes inventions  pourraient  se  renouveler^ 
si  elles  venaient  à  se  perdre.  De  cette 
manière  ,  on  fournit  son  in-4"  j  et  ce 
quïl  y  a  de  plus  plaisant ,  c'est  que  le 
lecteur  ,  à  force  de  piroueter  ,  sans 
bouger  de  place ,  finit  par  croire  qu'il  a 
fait  du  chemin. 

Le  changement  de  nomenclature. 
Cette  innocente  ruse  manque  rarement 
son  elht.  Il  y  a  si  peu  de  gens  qui  dis- 
tinguent le  signe  d'avec  la  chose  signifiée, 
qu'on  est  presque  toujours  sur  qu'un 
I.  14 


3l4  LECATJSEUR. 

nouveau  terme  sera  pris  pour  une  no- 
tion nouvelle,  surtout  si  ce  terme  est 
emprunté  du  ^rec,  que  personne  n'en- 
tend plus    parmi  nous,  à  commencer 
par  ceux  qui  en  sont  le  plus  prodigues. 
Le   style  emphatique.    Il    n'est   pas 
donné   à   tout  le  monde  de  peindre  , 
comme  Fontenelle,  les  grandes  choses 
sous  des  images  familières,  ou   de  les 
exprimer  ,   comme  BufFon  ,  avec  une 
noble  élégance.  Mais  les  grands  mots  , 
les  métaphores  hardies  ,  la  pompe  du 
style  sont  à  l'usage  du  premier  venu,  et 
fouruissent  une   merveilleuse  ressource 
pour  masquer  la  tiivialité  de  ses  idées  , 
et  couvrir  l'indigence  de  son  sujet ,  ou 
plutôt  de  son  esprit-  car  ce  n'est  pas  le 
sujet ,  c'est  l'écrivain  qui  est  stérile. 

En  voilà  bien  assez  pour  prouver 
qu'écrire  n'est  plus  qu'un  métier.  L'art 
coûtait  des  peines  infinies  et  rapportait 
peu.  11  procurait  tout  au  plus  quelques 
louangesaprès  qu'on  avait  cessé  de  vivre. 
On  a  enfin  compris  qu'un  siècle  de 
gloire,  après  la  mort,  ne  valait  pas  une 


L  E     C  A  U  s  E  U  il.  5l5 

liGure  de  considération  pendant  la  vie  • 
et,  dans  le  vrai,  qu'importe  un  vaia 
bruit  qu'on  n'entendra  même  pas?  Que 
nous  fait  la  poste'rite'  ? 

Qui  veut  vivre  de  son  vivant ,  doit 
s'accommoder  au  goût  de  ses  contem- 
porains. Les  vôtres  ne  sont  pas  difficiles 
à  Siitisfaire.  Analysez,  créez  des  mots  , 
montez  sur  des  échasses  ,  je  vous  ré- 
ponds du  succès.  Sortez  enfin  de  l'obs- 
<îurité  dans  laquelle  vous  semblez  vous 
complaire  ,  et  songez  qu'on  est  sans 
excuse,  quand  il  n'y  a  qu'à  vouloir  pour 
occuper  les  cent  bouclies  de  la  renom- 
me'e. 

Le  Solitaire  de  Montmartre. 

*/V^'VWl\^^'vv\'v\A\^'^'\A'vvv^^/v\'^*\'vv%lvVl/vv\^/v^'vv\'VVvvv\/v\^ 

L'ESPRIT  COURT  LES  RUES. 


Cet  adage  populaire  ne  fut  jamais 
aussi  vrai  qu'aujourd'hui.  L'esprit  est 
réellement  la  divinité  des  Français  j  et, 
comme  elle  ne  daigne  pas  toujours  se 


5lO  LECAUSEUR. 

rendre  visible  ,  plus  d'un  imposteur 
usurpe  son  nom  pour  s'attirer  nos  hom- 
mages. C'est  ainsi  que  le  calembourg  , 
les  jeux  de  mots,  les  pointes  ,  abusant 
de  la  crédulité  de  ceux  qui  les  ont  pris 
pour  de  l'esprit ,  ont  fini  par  exiger 
le  même  culte.  Dès-lors  chacun  a  senti 
qu'il  pouvait  aspirer  aux  mêmes  avan- 
tages ,  et  bientôt  en  effet  ce  genre  d'es- 
prit a  couni  les  rues. 

Mais  jamais,  sans  doute, "on  n'a  pré- 
tendu dire  la  même  chose  du  bon  es- 
prit. Celui-là,  dans  tous  les  temps,  fut 
loin  d'être  commun  ,  et  tout  annonce 
qu'il  le  deviendra  moins  chaque  jour. 
J'appelle  bon  esprit  celui  qui,  dans 
toutes  choses ,  sait  respecter  le  goût 
et  les  convenances  ,  ne  point  introduire 
un  genre  dans  l'autre  ,  rejeter  avec  cou- 
rage une  idée  ingénieuse ,  si  elle  ne 
semble  pas  appelée  par  la  situation  ; 
enfin, ne  jamais  employer  desornomcns 
faux  ou  déplacés.  Celui  qui ,  dans  un 
discours  sérieux  ou  pliilosophique  ,  en- 
tremêle des  phrases  de  madrigal;  qui, 


LE    CAUSEUR.  Siy 

dans  une  tragédie  ,  place  des  vers  d'é- 
pître  ou  d'id}'lle  ;  dans  une  come'die, 
des  vers  de  boudoir,  peut  avoir  du  bel 
esprit  y  mais  non  du  bon  esprit  ;  et  ce 
n'est  pas  là  que  l'on  peut  appliquer  ce 
vers  de  La  Fontaine  : 

M  Que  le  bon  soit  toujours  camarade  du  beau  !  » 

Ce  sont  deux  ennemis  trop  irre'concilia- 
Lies. 

Malheureusement ,  de  même  que  les 
torts  de  la  superstition  ont  toujours  nui 
à  la  religion  ,  de  même  l'abus  de  l'esprit 
a  nui  à  l'esprit  même  ;  et  bien  des  gens 
l'ont  accusé  de  tout  ce  qui  se  faisait 
sous  son  nom.  Soyons  justes  en  effet , 
et  convenons  qu'il  faut  être  doue'  d'un 
goût  sûr  pour  reconnaître  toujours  les 
limites  qui  se'parent  les  deux  domaines 
du  faux  esprit  et  du  véritable.  Sans 
doute  ce  n'était  pas  un  auditoire  vul- 
gaire que  celui  qu'avait  réuni  la  pre- 
mière représentation  du  Misanthrope^ 
On  sait  cependant  dans  quelle  erreur  il 


3l8  L  E     C  A  U  s  E  U  R. 

tomba  à  la  lecture  du  fameux  sonnet 
d'Oionte. 

«  Belle  Philis ,  on  désespère, 

«  Alors  qu'on  espère  toujours.  » 

C'est  en  effet  un  des  modèles  les  plus 
séduisans  du  bel  esprit  y  et  le  public 
avait  besoin  d'être  éclairé  par  Molière 
pour  se  désabuser  de  son  admiration. 

Afin  de  citer  un  exemple  encore  plus 
marquant  de  ces  méprises ,  Boileau  lui- 
même,  le  législateur  du  Parnasse,  l'o- 
racle du  goût,  se  laissa  séduire  par  les 
cliarmes  du  bel  esprit,  au  point  de  placer 
Voiture  à  côté  d'Horace.  C'était,  il  est 
vrai,  dans  sa  jeunesse;  et  depuis,  son 
opinion  changea  bien  à  cet  égard. 
Mais  ne  peut-on  pas  lui  reprocher  d'a- 
voir laissé  subsister  dans  ses  ouvrages 
les  traces  de  cette  erreur  ? 

Cependant,  éclairés  par  ces  erreurs 
mêmes,  et  surtout  parles  chefs-d'œuvre 
de  nos  grands  écrivains  ,  nous  avons 
beaucoup  de  données  de  plus  pou»'  re- 
connaître le  faux  esprit.  S'il  est  parvenu 
à  se  glisser  partout  chez  nous ,  comme 


LE     CAUSEUR.  Sig 

l'alliage  se  joint  toujours  à  l'or  dans  les 
monnaies  ,  c'est  sans  doute  parce  que 
l'or  a  en  effet  manque'  tout  -  à  -  coup 
dans  notre  litte'rature ,  et  qu'il  a  bien 
falluysuppléerparcequilui  ressemblait 
le  plus. 

On  peut  dire  encore  (\\\eV espiit  court 
les  mes ,  en  songeant  à  la  foule  d'auteurs 
qui  se  chargent  de  nous  approvisionner 
de  cette  denrée  ;  il  a  bien  fallu  multi- 
plier le  nombre  destlie'atrespouren  faci- 
liter le  débouché  :  encore  en  périt-il  beau- 
coup en  magasin.  D'un  autre  côté,  l'hom- 
me du  peuple,  qui  jadis  ne  passait  ses 
dimanches  qu'au  cabaret,a  pris  peu  à  peu 
le  goût  du  spectacle.  11  orne  sa  mémoire 
des  bons  motsdeBrunet  et  de  Potier  ;  il 
les  répète  dans  sa  famille ,  les  commente, 
y  ajoute  même  à  sa  manière^  et  voilà 
comme  V esprit,  ou  du  moins  ce  qu'on 
donne  pour  tel,  court  véritablement /e5 
rues. 

Les  journaux  ont  aussi  contribué  à 
entretenir  cette  manie  ;  ils  ont  mis ,  pour 
ainsi  dire,  la  littérature  à  la  portée  de 


320  L  E    C  A  U  s  E  U  R. 

tout  le  mondes  et,  sur  la  loi  d'un  feuil- 
leton, l'on  s'est  cru  en  e'tat  de  juj^er  les 
ouvrages  les  plus  iniportans.  Comme 
tout  lend  cliez  nous  à  l'exai^^ération  , 
les  lecteurs  ont  elé  encore  plus  loin  que 
les  journaux  ;  et  ce  que  les  uns  jui^^eaient 
en  sept  ou  luiit  colonnes  de  feuilleton  ^ 
les  premiers  se  sont  mis  à  le  juger  en 
cinq  ou  huit  mots.  Aussi  Vespnt  de 
criti(/i(e  court  les  rues.  Vous  entendez 
un  arlisan  trancher  sur  Montesquieu  , 
sur  Voltaire,  etc. ,  et  ne  pas  soupçonner 
seulement  que  ses  jugemens  soient  sus- 
ceptibles d'appel. 

Cette  manie  d'exiger  partout  de  l'es- 
prit,n'a  pu  influer  que  très-defavorable- 
ment  sur  l'art  dramatique  ;  on  s'est  per- 
suadé qu'il  ne  s'agissait  plus  d'e'tablir 
des  caractères ,  de  fder  une  intrigue  in- 
téressante ,  mais  qu'avec  des  traits  d'es- 
prit répandus  dans  l'ouvrage,  on  était 
dispensé  de  tout  cela.  Plus  d'un  succès, 
en  effet,  obtenu  de  cette  manière,  a  pu 
entraîner  les  jeunes  auteurs  dans  cette 
mauvaise  route  ;  mais  l'expériencîa  dû 


LE     CAUSEUR.  321 

les  convaincre  que  ces  succès-là  ne  sont 
pas  durables,  el  qu'ils  auront  beau  avoir 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  du  baii, 
ce  n'est  pas  de  celte  manière  qu'ils  ac- 
querront une  réputation  solide  et  à  i'e- 
preuve  du  temps.  S'est-on  jamais  avise 
de  dire  que  Molière  avait  de  l'esprit  ? 
et  ses  ouvrages  feront  le  cliarme  de  nos 
derniers  neveux.  Combien  ne  s'est-on 
pas  extasié,  au  contraire ,  sur  l'esprit 
du  dialogue  des  Boissy ,  des  Mari- 
vaux, des  Dorât,  etc.  !  et  combien  la 
postérité  a  déjà  rabattu  de  ces  éloges  ! 
Combien  chaque  jour  n'en  rabattra-t-on 
pas  encore  ! 

Il  est  vrai  que  le  bon  esprit  seul  (  ce 
qui  exprime  la  réunion  du  talent ,  de 
la  raison  et  du  goût  )  fait  vivre  un 
ouvrage  ^  que,  même  dans  le  genre  léger 
où  il  semble  le  moins  nécessaire ,  iî 
faut  encore  qu'il  se  trouve  ,  ne  fût-ce 
que  déguisé  sous  le  masque  de  la  gaîté. 
Examinez  les  ouvrages  qui  sont  restés 
au  Vaud  eville ,  et  vous  vous  convain- 
crez de  cette  vérité. 

'4* 


322  LE     CAUSE  DR. 

Persuadons-nous  donc  bien  que  l'es- 
prit^ quand  on  ne  dénature  pas  ce  mot 
par  de  fausses  applications,  est  plus 
rare  qu'on  ne  veut  le  croire  ;  et  quand 
on  \iendra  nous  dire  que  Vespr/'t  court 
les  nies,  repondons  avec  une  femme 
spirituelle  :  u  JN'en  croyez  rien  :  c'est 
un  bruit  que  les  sots  font  courir.  » 

T. 
LE  SAVANT  LUNATIQUE. 


Je  suis  un  savant  ;  ma  partie  est  l'as- 
tronomie j  j'en  ai  e'tudié  avec  succès  les 
grands  principes  dans  l'almanacli,  et  je 
puis  dire ,  sans  vanité,  que  si  j'avais 
ajouté  aux  connaissances  étendues,  que 
j'ai  puisées  dans  ces  livres  éminemment 
instructifs,  tant  soit  peu  d'arithmétique 
et  d'ortlioi:jraphe,je  serais  actuellement 
membre  de  quelques  académies  célè- 
bres; mais  je  l'avouerai,   mon  esprit 


LE     C  ATT  S  E  U  R.  62  J 

errant  sans  cesse  parmi  les  astres  ,  tou- 
jours préoccupé  de  ce  qui  se  passe  dans 
les  cieux  ^  n'a  jamais  pu  se  rabaisser  à 
l'étude  minutieuse  et  bornée  de  ces  deux 
sciences. 

D'après  cet  exposé  ,  on  doit  bien 
penser  que  je  n'ai  point  été  un  des  der- 
niers à  être  instruit  du  service  impor- 
tant qu'un  autre  savant  de  ma  force , 
nommé  ]M.  d'Aguila  ,  a  rendu  au  soleil, 
en  lui  redonnant  enfin  le  mouvement 
dont  la  malveillance  l'avait  privé  depuis 
si  long-temps.  J'aspire  à  une  gloire  à 
peu  près  semblable ,  et  si  M.  d'Aguila  a 
employé  tous  ses  soins  pour  le  soleil , 
moi  j  e  p  rétends  employer  tous  mes  efforts 
pour  la  lune. 

J'ai  retourné  cette  planète  dans  tous 
les  sens  ;  je  ne  parlerai  cependant  point 
ici  de  sa  circonférence  ,  de  ses  révolu- 
tions autour  de  son  centre  de  gravité  , 
de  ses  taches,  de  ses  couleurs,  de  ses 
nœuds  ,de  ses  quadratures ,  etc.;  je  ne 
dirai  point  non  plus  si  elle  attire  ou  si 
elle  repousse  ,  et   si,    en  jugeant  par 


024  '^^^     C  AV  s  E  V  T.. 

identité, sesbabitans sont  noirs,  blancs^, 
mâles,  femelles  ,  ou  bci mapbrodites  • 
je  tie  veux  absolument  parler  que  de 
ses  effets 

Jadis  ,  aide'e  par  de  savans  astrolo- 
gues ,  elle  exerçait  la  plus  grande  et  la 
pins  heureuse  iniluence  sur  le  monde 
plijsique  comme  sur  le  monde  moral; 
et  actuellement  rei^ardce  avec  indiffé- 
rence, jamais  consultée  ,  elle  est  enfin 
tombée  dans  un  tel  état  d'avilissement, 
qu'à  peine  peut-elle  exercer  un  pouvoir 
presque  insensible  sur  les  asperges  et  les 
choux-fleurs. 

Cependant ,  je  pense  qu'il  ne  s'est 
effectué  aucune  espèce  de  changement 
dans  la  lune;  c'est  bien  la  même  ,  à  la 
vérité,  un  peu  plus  vieille  que  celle  de 
nos  pères  ;  celle  qui  a  tc^iijours,  parson 
action,  occasionné  le  flux  et  le  reflux 
de  la  mer  ,•  et  s'il  en  est  ainsi,  comme 
cela  est  incontestable  ,  pourquoi  lui 
rel'userait-on  sur  les  règnes  minéral  et 
végétal  un  pouvoir  immédiat?  Quoi  ! 
elle   aura    celui    d'ébranler   l'immense 


LE    r  A  T.  S  E  U  R.  SrîS 

amas  des  eaux ,    et   on   lui    contestera 
d'opérer  sur  un  peu   de  sève ,  sur  une 
petite    partie   d'esprit  animal ,    sur  la 
liqueur  renfermée  dans  les  corps  !  tan- 
dis  que  l'expérience  de  tous  les  Jours 
prouve  que  l'on  a  plus  ou  moins  d'esprit 
selon  les  lunes;  qu'elles  influent  plus  ou 
moins  sur  les  humeurs  ,  les  passions  et 
même  les  dispositions  à   la   tendresse 
(Avis  important  pour  les  dames  qui  vont 
souvent  recherclier  ,  fort  inutilement^ 
bien  loin  les  causes  de  la  froideur  mo- 
mentanée de   leurs  époux  ou  de  leurs 
amans ,  et  qui  ,  à  l'aide  d'un  almanach 
et  d'une  bonne  lunette,  les  trouveraier.t 
infailliblement  dans  la  lune.    ) 

Je  ne  citerai  qu'un  fait,  mais  il  est 
concluant  ,cest  celui  qui  a  déterminé 
mon  opinion  sur  cette  planète. 

Il  y  a  quelque  temps  que,  conduit 
par  le  hasard  ,  je  me  trouvais  dans  une 
nombreuse  assemblée  de  personnes  dis- 
tinguées par  leur  rang  et  leur  mérite.  On 
sait  que  les  savans,  sans  cesse  occupés 
<ile  systèmes,  de  spéculations,  ont  tou- 


SafS  LE     CAUSEUR. 

jours  une  conversation  sèclic  ,  pesante  , 
embarrasése  ;  cependant  ce  jour-là ,  con- 
tre mon  ordinaire  ,  la  parole  mV- 
tant  demeurée,  excité  par  un  pouvoir 
qui  m'était  alors  inconnu  ^  avec  une 
facilité  ,  une  grâce  ,  une  précision  ,  un 
goût ,  une  vivacité  ,  une  profondeur  , 
une  sagacité  vraiment  extraordinaires , 
en  passant ,  avec  une  adresse  infinie  , 
d'une  matière  à  une  autre  ,  je  parlai, 
en  un  instant ,  morale,  métaphysique  , 
poésie,  tactique,  théâtre,  philosophie, 
modes  ,  histoire,  poétique,  etc.,  etc.; 
et ,  comme  le  peintre  qui  embelUt  ses 
tableaux  des  charmes  du  coloris  ,  tous 
mes  discours  étaient  entremêlés ,  ornés 
de  pensées  fines ,  d'expressions  délica-^ 
tes,  de  tours  heureux,  d'idées  neuves, 
de  propos  gracieux ,  de  complimens 
flatteurs  adressés  à  la  beauté  ;  enfin  de 
mots  à  double  sens  ,  d'équivoques  badi- 
nes, et  de  tous  ces  jolis  petit  riens  qui  , 
aimables  enfans  de  l'imagination,  de  la  - 
liberté  et  d'un  peu  de  délire,  réveillent 
dans  un  cercle  l'indifférence  ,  colorent 


L  E     r  A  L  s  ii  U  R.  327 

légèrement  le  front  delà  sagesse,  l'ont 
réflécliir  l'innocence  et  sourire  l'amour. 
11  a  de  l'esprit  comnieun ange, disaient 
les  uns  j  il  en  a  comme  un  de'mon , 
disaient  les  autres. 

Rentré  chez  moi,  je  prends,  suivant 
ma  coutume  ,  mon  almanacli,  incertain 
si  je  devais  un  succès  aussi  prodigieux 
aux  habitans  du  ciel  ou  à  ceux  de  l'en- 
fer ;  et  j'ai  trouvé  que  je  le  dois  indu- 
bitablement à  la  lune,  qui,  ce  jour-là  , 
était  en  conjonction  à  peu  près  sur  la 
même  ligne  de  Vénus  et  du  soleil.  Oui, 
tous  les  ressorts  de  la  nature  étant  alors 
en  jeu  ,  c'est  là  l'époque  où  il  faut  plan- 
ter ,  semer ,  traiter  une  question  ,  ima- 
giner des  systèmes  ,  livrer  des  batailles, 
faire  des  lois  ,  des  vers  et  des  enfans , 
oui,  des  enfans,  si  l'on  veut  qu'ils  soient 
spirituels.  Ah  !  si  les  époux ,  dans  une 
cité  située  avantageusement  pour  rece- 
voir de  la  première  main  les  émanations 
de  la  lune  ,  voulaient  réserver  pour  un 
jour  aussi  favorable  ,  les  témoignages 
de  leur  tendre  affection  ,  on  y  verrait 


Z-lâ  LE    CAUSEUR. 

naître  chaque  année  une  foule  de  petits 
prodiiijes  qui ,  semblables  à  l'aiglon  à  ^ 
peine  ëclos  et  diri<:çeant  son  vol  vers  le 
soleil ,  iraient ,  presqu'au  sortir  de  la 
jacquette ,  droit  à  Timmoi  lalité  ,  en 
remplissant  l'univers  savant  de  charades, 
de lo'Jioî-iriplies , dénigmes , de  quatrains 
et  de  petits  couplets  délicieux. 

Si  quelqu'un  trouvait  des  objections  à 
faire  contrelf'S  choses  siimportantesponr 
la  perfecti])ililé  humaine  qu'on  vient 
de  lire ,  je  le  prie  de  remarquer  que  la 
hme  ,  en  ce  moment ,  e'tant  en  opposi- 
tion ,  est  peut-être  favorable  aux  cri- 
tiques qui ,  en  j^énéral  ,  travaillent  sans 
idées  ,  ne  s'occupent  que  de  mots  ^ 
mais  que  pour  les  savans  ,  les  poètes  , 
les  artistes  ,  obUii;e's  d'avoir  des  pense'es, 
d'imaginer,  enfin  de  produire  ,  ils  ne 
le  peuvent  qu'autant  que  cette  planète 
est  en  conjonction. 

Lunophile; 


ï.  E     CAUSEUR.  329 

IDÉOLOGIE ,   ARCHÉOLOGIE , 
GÉOLOGIE. 


De  toutes  les  sciences  modernes  qui 
servent  de  base  à  des  systèmes,  celles 
qui  sont  le  plus  à  la  mode  sont  :  l'I- 
déologie ,  V Archéologie,  et  la  Géologie. 

Ces  trois  mots  ,  tire's  du  grec ,  ne  se 
trouvent  pas  dans  le  Dictionnaire  de 
l'Académie  •  la  re'volution  les  a  fait 
naître,  et  ils  ont  été'  plus  souvent  impri- 
més dans  les  journaux  que  dans  aucun 
vocabulaire  consacré  par  l'usage. 

JJIdéologie  est  la  science  des  idées  ; 
l'idéologue  suit  à  la  piste  nos  sensa- 
tions ;  il  décompose  la  pensée,  et  ana- 
lise  Tame  quand  il  lui  fait  Thonneur  de 
croire  à  son  existence  ;  moins  on  com- 
prend ce  qu'il  dit ,  plus  il  est  admirable , 
et  vous  le  voyez  descendre  dans  un  fau- 
tueil  académique  en  tombant  des  es- 
paces imaginaires. 


Ô30  LE     CAUSEUR. 

L'Archéologie  est  la  science  des  an- 
tiques ;  les  momies^  les  pierres  gravées, 
les  tombes  ,  les  inscriptions,  les  liiero- 
gljplics  ,  les  monumens  qui  existaient 
avant  le  déluge,  sont  du  ressort  de 
\ Archéologue  ;  il  remonte  le  fleuve  du 
temps  -j  plus  les  peuples  sont  vieux,  plus 
il  trouve  le  moyen  d'être  neuf. 

Le  Géologue  est  plus  savant  encore  ; 
il  consulte  les  vents  ,  les  marées  ,  les 
courans ,  les  angles ,  les  triangles  ;  il 
ramasse  les  cailloux ,  et  il  est  bien  con- 
vaincu que  les  coquilles  lui  apprennent 
l'antiquité  du  monde  j  la  chose  la  plus 
simple ,  la  découverte  la  moins  cu- 
rieuse, le  mènent  souvent  à  des  induc- 
tions qu'il  donne  pour  des  preuves. 
C'est  ainsi  qu'un  fameux  géologue , 
IM.  Fortia  d'Urban  ,  a  fait  onze  volumes 
pour  prouver  que  le  globe  a  onze  mille 
ans,  et  un  de  ses  argumcns  victorieux, 
c'est  que  les  sclials  des  Indes  étai(  nt 
déjà  en  vogue  quand  les  Grecs  étaient 
au.  berceau.  11  est  bien  peu  de  lecteurs 
qui  aient  songé  à  ce    calcul  vraiment 


L  E    V.A.  U  -S  E  V  R.  55  I 

original ,  et  aucune  élëf^ante  n'a  jamais 
pensé  qu'en  achetant  un  cachemire  , 
elle  allait  porter  sur  ses  e'paules  Tacle 
de  naissance  du  monde. 

Quel  est  le  re'sultat  de  tous  ces  rêves 
ambitieux?  L'incertitude.  L'idéologue 
croit  rendre  compte  de  nos  ide'es  en 
alambiquant  les  siennes  ;  l'archéolo- 
gue fait  des  méprises  hiéroglyphiques  ; 
le  géologue,  qui  n'arque  les  montagnes 
dans  la  tête ,  se  perd  dans  la  chrono- 
logie terrestre;  et  ce  qu'on  peut  faire 
de  mieux,  au  sujet  de  tous  ces  sys- 
tèmes ,  c'est  de  ne  pas  s'en  occuper  , 
et  de  laisser  le  monde  et  la  nature  sui- 
vre leur  train  ordinaire. 

Guillaume  l'Insouciant. 


>v 


552  LE    CAUSEUR. 

VVVvVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVv\'V''V\iVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVV\*V\%V%V^ 

LA  VILLAGEOISE  A  L'INSTITUT 

ET 

L'ANE   PERDU. 


Or  vous  saurez  Messieurs  ,  et  Mesda- 
mes, que  je  m'appelle  Marguerite-Dcs- 
prez  ,  jardinière-fleuriste  à  Fontenay- 
aux-Roses,  honnête  femme,  s'il  en  fut 
jamais ,  pourtant  pas  assez  fine  pour  pré- 
voir tous  les  tours  qu'on  peut  jouer  à 
Paris.  Revenant  donc,  il  y  a  quelques 
semaines  ,  de  vendre  mes  fleurs  au 
marché,  et  passant  devant  la  fontaine 
des  Quatre-jNations,  je  m'y  étais  arrêtée 
pour  abreuver  mon  âne  ,•  mais  les  grands 
lions  verts  qui  jettent  l'eau  parla  gueule, 
firent  tant  de  peur  à  la  maudite  béte , 
qu'elle  ne  voulut  jamais  approcher.  En 
même  temps,  il  y  avait  une  multitude  de 
personnes  qui  se  morfondaient  à  la  porte 
de  réylisr  en  attendant  qu'on  vînt  leur 


LE     CAUSEUR.  335 

ouvrir.  Je  demandai  ce  que  c'était,-  on 
me  répondit  qu'il  allait  y  avoir  une 
séance  publique  à  l'institut.  Comme  je 
n'en  avais  jamais  vue,  et  que  je  suis 
tout  aussi  curieuse  qu'une  dame  de  la 
ville,  je  suivis  la  foule.  Chaque  personne 
présentait  un  billet  d'entrée,-  je  tirai 
ma  bourse  pour  en  prendre  un  au  bu- 
reau. 

—  On  n'entre  point  ici  pour  de  l'ar- 
gent. 

—  Tant  mieux,  je  ne  serai  pas  fâchée 
d^ entrer  gratis. 

—  ISi  gja/is ,  cela  n'est  pas  possible. 

Un  Monsieur  qui  me  voyait  dans  l'em- 
barras ,  et  qui  avait  deux  billets ,  eut 
l'honnêteté  de  m'en  offrir  un ,  et  j'allai 
prendre  place.  On  ouvre  la  séance.  Da- 
bord  on  prononce  un  discours  qu'on 
applaudit  avec  fracas;  j'en  fais  de  même 
quoique  je  n'y  comprenne  rien. 

J'entendais  dire  autour  de  moi  que 
ce  discours  était  très-bien  fleuri  et  que 
l'auteur  y  avait  semé  les  plus  belles 
fleurs  de  la  rhétorique.  Un  autre  vint 


534  1-E     CAUSEUR. 

annoncer  qu'il  allait  jeter  des  fleurs  sur 
le  tombeau  d'un  de  ses  conlières.  J'eus 
beau  regarder  de  tous  côte's  ,  je  ne  vis 
ni  fleurs  ni  tombeau. 

Enfin  j'entends  le  bruit  des  violons- 
je  crus  qu'on  allait  danser,  mais  on  ne 
lit  que  chanter.  J'avoue  que  la  musique 
de  l'institut ,  qui  m'avait  d'aboi^d  paru 
un  peu  embrouillée  ,  vaut  mieux  que 
celle  de  notre  paroisse  où  il  n'j  a  qu'un 
lutrin.  J'en  comptai  là  plus  de  cinquante, 
et  les  femmes  y  chantaient  pèle  mêle 
avec  les  hommes ,  ce  qui  ne  s'est  jamais 
vu  chez  nous. 

Quant  tout  fut  dit,  j'allai  pour  re- 
prendre mon  âne  que  j'avais  laissé  sur  la 
place  :  miséricorde  !  mon  âne  n'y  était 
plus.  Je  cours  bien  vite  chez  le  portier 
de  l'institut  et  je  lui  demande  si  mon 
âne  ne  serait  point  entré  dans  la  coui-. 
Il  me  répond  fièrement  qu'il  n'est  pas 
d'usage  qu'il  en  passe  par  cette  porte  là. 
Un  jeune  homme  qui  était  présent ,  se 
mil  à  sourire  d'un  air  malin  ,  ce  qui  me 
fit  croire  que  ce  portier  ne  m'avait  pas 


LE     CAUSEUR.  335 

repondu  la  vérité  ,  et  que  plus  d'un 
âne  s'était  glissé  où  il  prétendait  qu'il 
n'en  passait  pas. 

Enfin  ^  après  avoir  inutilement  clier- 
clié  dans  tout  le  quartier  ,  je  prends  le 
parti  de  m'en  retourner  sans  mon  com- 
pagnon de  voyage.  Je  vous  laisse  à  pen- 
ser si  mon  mari  m'a  grondée  et  battue 
pour  m'apprendre  à  cueillir  des  fleurs 
de  rhétorique ,  au  lieu  de  venir  soigner 
les  siennes. 

On  dit  qu'il  y  a  à  Paris  un  journal  , 
où  l'on  affiche  réguUèrement  ce  qu'on  a 
perdu  ,  et  rarement  ce  qu'on  a  trouvé  • 
je  vais  faire  afficher  mon  âne.  Il  est  aisé 
à  reconnaître    :    quoiqu'il   soit  sujet   à 
changer  de  couleur ,  le  plus  souvent  il 
est  gris.  Il  est  dans   l'usage  de  se  faire 
entendre  le  matin  ,  seulement  une  fois 
ou  deux  par  semaine  ;  de  plus  il  rue  et 
mord ,  il  faut  s'en  méfier.  Comme  il  a 
grand  appétit,  je  prie  en  attendant  qu'il 
-  me  soit  rendu ,  ceux  ou  celles  qui  l'au- 
raient trouvé^  de  ne  pas  lui  épargner 
les  chardons ,  et  surtout  de  l'étriller 


S56  L  E  '  C  À  U  s  E  U  R. 

comme  il  faut.  JJ  y  aura  récompense 
honnête. 

Marguerite  DESPRÉS. 

^^^fVVVVVVVVVVVVVVVV'VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVvVVVVVVVl  vvv  vvvv\%^*vw 

LE    NÉOLOGISME. 


On  peut  attribuer  la  dégradation  de 
l'idiorae  irançais  au  néologisme  hardi  et 
au  subtil  synonjmisme.  Tous  les  esprits 
sains  qui  s'en  tiennent  à  la  langue  de 
Boileau  et  de  Racine ,  sont  de  cet  avis. 
Les  idéologues  ,  ont  rendu  cette  dégra-^" 
dationplus  complète  ,  en  nous  commu- 
niquant la  manie  luneste  et  ridicule  de 
vouloir  fixer  irrévocablement  l'idée  atta- 
chée à  chaque  mot  :  ce  qui  malheureu- 
sement n'est  pas  une  chose  fiacile  ;  car 
pour  fixer  cette  idée  ,  il  faut  employer 
des  mots  ,  et  des  mots  dont  Tidée  soit 
déjà  fixée.    Qu'arrive-t-il  ?  à  force   de 
subtiliser, on  décompose  jusqu'à  l'ato- 
me j  on  tourne  saus  cesse  dans  le  cer- 
cle vicieux,  et  la  tête  tourne  si  bien 


LE    CAUSEUR.  007 

qu'on  ne  sait  plus  ce  qu'on  dit.  Lisez, 
si  vous  le  pouvez  ,  tous  les  métaphysi- 
ciens qui  ont  écrit  depuis  Locke  ,  et 
vous  vous  convaincrez  qu'il  n'y  en  a  pas 
un  seul  qui  n'ait  des  définitions,  qui 
n'ait  une  langue  particulière  et  qui  ne 
soit  propre  qu'à  lui  seul  j  et  si  vous  le 
perdez  de  vue  un  seul  instant,  si  quel- 
que proposition  intermédiaire  vous 
échappe ,  il  n'y  a  plus  moyen  d'y  rien 
comprendre.  Il  vous  dira  que  c'est  votre 
faute ,  qu'il  fallait  le  suivre ,  ne  pas  per- 
dre le  111  de  ses  idées ,  etc.  ,•  et  moi  je  dis 
qu'il  vaut  mieux  ne  pas  le  lire ,  si  l'on 
veut  conserver  sa  tête  saine,  et  ne  pas 
aller  aux  Petites-Maisons. 

Voici  comment  un  homme  d'esprit 
s'exprimait  à  ce  sujet  il  y  a  plus  de  cin- 
quante ans.  (et  nous  avons  fait  bien  du 
chemin  depuis.  ) 

«  La  nouvelle  philosophie  nous  pro- 
mettait ,  en  définissant  tous  les  termes  , 
de  prévenir  toutes  disputes  de  mots  •  mais 
c'est  guérir  une  migraine  périodique  par 
un  mal  de  tête  habituel ,  puisqu  en 
I.  i5 


558  LE     CAUSEUR. 

/nullipliant  les  mots  dans  les  définitions, 
on  multiplie  nc'cessairement  les  dis- 
putes. 

Cette  manie  de  définir  toutes  les  mo- 
difications de  l'entendement  humain 
comme  les  ide'olof^ues  ,  et  le  sens  moral 
de  chaque  mot,  comme  les  sjnony  mistes, 
me  paraît  donc  plutôt  un  jeu  et  un  al^us 
du  bel  esprit ,  qu'une  occupation  du  bon 
esprit.  En  termes  décemment  philoso- 
phiques ,  on  appelle  cela  Logomachies , 
et  en  termes  familiers  et  vulijaires  ,  ga- 
Umnihlas. 

^  oilà  de  ces  choses  que  l'on  ne  peut 
trop  répéter  aux  jeunes  gens  qui  veulent 
se  former  le  i^^oùt  :  qu'ils  se  persuadent 
bien  que  la  manie  des  synonymes  et  de 
l'idéologie  ,  ne  tend  qu'à  rendre  inintelli- 
gibles ceux  qui  en  sont  possédés  ;  qu'elle 
finira  par  dénaturer  la  la nujue  française, 
et  que  pour  écrire  cette  langue  pure- 
ment ,  avec  élégance ,  et  surtout  avec 
clarté ,  les  meilleurs  modèles  à  imiter 
serojit  toujours  Boileau  ,  Racine,  Pascal, 
Massiiloy  ^  Dossuet  et  La  Bruyère. 


LE    CADSliC  il.  55r) 


^^*^vv\vv^\*\alVvvv\\vv\\^vv\'\AA/v\^lVV\vv*'vv\'VVH'Vv\'V^'Vv\/vv^'Vv^lVvvvv^'\.v^ 


LE  FILS  DE  J.-J.  ROUSSEAU. 


Tout  le  monde  sait  que  J.  J.  Rous- 
seau ,  détermine  par  les  liizarres  rai- 
sonueniens  qu'il  a  rapportés  dans  ses 
Confessions,  Ht  exposer  à  la  porte  d'un 
asile  de  la  pitié'  les  enfans  ne's  de  son 
mariage.  On  trouva  avec  deux  de  ces 
enl'ans  des  cartes  hie'roglyphiques^  des- 
tinées à  faciliter  les  moyens  de  les  re- 
connaître- 
La  destinée  d'un  de  ces  infortunés 
a  été  récemment  éclaircie. 

M.  Anson^  colon  trcs-riclie,  établi 
aux  Indes  Occidentales^  ayant  perdu 
sa  famille  par  les  ravages  d'une  épi- 
démie, vint  s'établir  en  France  pour 
échapper  à  de  tristes  souvenirs.  Dans 
un  voyage  qu'il  fit  à  Paris  ,  il  eut  oc- 
casion de  visiter  l'hospice  des  Enfans- 
Trouvés.  Un  d'entr<;    eux^  âgé  de  dix 


540  LE     CAUSEUR. 

OU  onze  ans,  était  d'une  figure  qui  le 
frappa  ;  ce  mouvement  d'inte'rct  fut 
même  si  vif,  que  M.  Anson  témoigna 
le  désir  d'avoir  cet  enfant  près  de  lui  • 
et ,  après  avoir  rempli  les  formalités 
d'usage  ,  il  lui  fut  permis  de  l'emmener. 
On  lui  remit  en  même  temps  une  carte 
chargée  de  caractères  inconnus,  tiou- 
vée  dans  le  berceau  lors  de  l'expo- 
sition. 

L'enfant,  à  qui  M.  Anson  donna  le 
nom  de  Germain,  fut  placé  par  lui 
dans  une  pension.  Jl  était  parvenu  à  sa 
dix-lmitième  année  ,  lorsque  son  bien- 
faiteur se  rendit  dans  cette  maison  pour 
l'en  retirer.  Frappé  des  charmes  de 
Thérèse,  nièce  de  l'instituteur,  M.  An- 
son en  devint  subitement  épris,  et  déjà 
il  était  déterminé  à  lui  donner  sa  main , 
lorsqu'il  apprit,  avec  autant  de  sur- 
prise que  de  douleur,  l'amour  de  Ger- 
main pour  la  jeune  personne. 

Ne  se  sentant  pas  le  courage  de  sa- 
crifier son  bonheur  à  celui  de  son  fils 
adoptif^  et  persuadé  que  l'absence  gtvé- 


LE    CAUSEUR.  54l 

rirait  facilement  Germain ,  M.  Anson 
lui  ordonna  de  voyager,  li  obéit ,  par- 
courut diverses  contrées ,  et ,  revenant 
enfin  en  France ,  il  eut  la  curiosité , 
alors  assez  générale  ,  de  visiter  Er- 
menonville ,  où  Jean  Jacques  s'était 
retiré  depuis  quelque  temps* 

En  parcourant  les  bois  où  Rousseau 
allait  souvent  herboriser,  Germain  perd 
son  porte-feuille  •  Rousseau  le  trouve  ; 
et ,  l'ayant  ouvert  pour  y  chercher 
quelque  indication ,  quel  fut  son  éton- 
nement  d'y  voir  cette  carte  hiérogly- 
fique  tracée  de  sa  main ,  et  attachée  au 
bras  de  lun  desescnians  !  Dans  ce  mo- 
ment, Germain  revenait  sur  ses  pas  pour 
réclamer  son  porte-feuille.  Jean-Jacques 
le  considère  un  moment,  puis  hi  ser- 
rant avec  force  contre  sa  poitrine  : 
«  Jeune  homme  ,  lui  dit-il ,  tu  vois  en 
((  moi  le  plus  coupable  des  hommes  ; 
K  mais  le  coupable  est  ton  père.  Si  tu 
((  te  sens  le  courage  de  lui  pardonner , 
((  reviens  ici  demain  à  la  même  heure.  » 

Germain   fut    exact  au  rendez-vous 


ù^2  LECÂ-rSE  un. 

le  lendemam;  mais  Rousseau  n'e'tail  plus, 
il  venait  d'expirer.  Cette  scène  touchante 
lui  avait  cause  une  impression  trop 
forte  et  trop  cruelle. 

La  plus  noire  mélancolie  s'empara 
de  Germain.  Au  lieu  de  se  rendre  près 
de  M.  Anson ,  il  reprit,  pendant  plu- 
sieurs anne'es,le  cours  de  ses  voyai^es  ; 
et  loisqu'enfin  il  fut  rappelé'  à  Paris  , 
la  prcmirre  chose  qu'il  apprit  dans 
cette  capitale ,  fut  que  Tîie'rèse  ,  tou- 
jours si  chère  à  son  cœur,  était,  depuis 
long-temps  ,  lYpouse  de  M.  Anson. 
Dans  l'excès  de  son  désespoir,  il  re- 
tourna à  Ermenonville  ,  et  se  brûla  la 
cervelle  sur  le  tombeau  de  son  père ,  le 
5  juin  T791.  Cet  événement  tra.'j;ique 
fit,  à  cette  époque,  le  sujet  de  toutes  les 
conversations ,  quoique  personne  n'eu 
connut  la  \*^ii table  cause.  Mais,  comme 
il  arrive  assez  souvent,  on  se  plut  à  en- 
tourer ce  fait  de  circonstances  roma- 
nesques. 

C'est  à  V.  T.-J.  Gunther  que  nous 
devons  la  connaissance  de  cette  intéj  es- 


LE     CAUSEUR.  54^ 

santé  anecdote.  Tous  les  renscignemcns 
qui  peuvent  la  constater  sont  entre  ses 
niains ,  et  il  en  a  instruit  !<;  public,  en 
juillet  i8i5,  par  une  notice  insérée 
dans  le  journal  du  département  de  la 
Roër. 

On  avait  vu,  quelques  jours  aupara- 
vant, ce  jeune  homme  errer  autour  d» 
l'île  des  Peupliers,  en  poussant  de  pro- 
fonds soupirs ,  et  fondre  en  larmes  en 
prononçant  le  nom  de  Rousseau.  Mais 
il  garda  son  secret  ;  et  la  lettre  même 
adressée  à  M.  deGerardin,  qu'on  trouva 
sur  lui,  ne  fait  nullement  soupçonner 
qu'il  soit  réellement  le  fds  de  ce  grand 
homme.  Seulement  on  y  retrouve  un 
autre  Rousseau,  par  la  misantropie ,  le 
dégoût  de  ]a  société  ,  l'amour  de  la  so- 
litude cl  l'excès  de  la  sensibilité.  Voici 
cette  lettre  : 

Le  2  juin  1 79^. 

i<  Monsieur, 

«  Il  est  impossible  devons  dire  tout-à- 
fait  le  siijet  lie  ma  mort.  Je  ne  le  sais  pa*, 


344  LE      CAUSE  LR, 

et  je  suis  dans  un  e'tat  trop  violent,  pour 
être  précis  et  supporter  la  méditation. 
Ainsi  doue,  je  vous  supplie,  au  nom  de 
ce  qui  est  le  plus  cher  à  votre  cœur,  de 
me  faire  enterrer  sous  quelque  épais 
feuillage,  dans  un  de  vos  admirables 
jardins....  Gardez-vous  bien  de  croire. 
Monsieur,  que  le  motif  qui  m'a  porté  à 
cet  altenlat,  soit  le  vol,  le  bripjandage  ,• 
de  pareilles  actions  furent  de  tout  temps 
détestées  de  mon  cœur,  et  n'entrèrent 
jamais  dans  mes  principes....  On  trou- 
vera cette  mallieuieuse  victime  de  l'a- 
mour et  d'une  extrême  sensibilité  aux 
environs  de  cette  île  chérie  des  âmes 
sensiljles  ,  où  repose  le  célèbre  Rous- 
seau  ,  lieu  charmant  qui  convient  si 

bien  à  son  caractère  et  à  ses  goiVs  , 
qu'il  avait  clioisi  pour  déposer  ses  dé- 
pouilles mortelles Toute   personne 

sensée  trouvera  que  c'est  avilir  la  mé- 
moire de  ce  grand  homme  et  fouler  aux 
pieds  ses  brillans  écrits  ,  que  de  le  trans- 
porter parmi  un  monde  corrompu  qii'il 
a  de  tout  temps  si  justement  détesté. 


LE     C  A  U  S  E  rj  ft.  o/yB 

Je  suis  d'une  famille  obscure,  je  ne 
sais  rien,  je  ne  lus  rien  que  trompé  et 
trahi  de  toutes  parts.  Devenu  niisan- 
tropc  depuis  fort  long- temps,  j'étais 
comme  un  fou  qui  boude  contre  le 
genre  humain  ,  sans  cependant  cesser 
d'être  bon  dans  le  fond  de  l'ame  ,  et 
d'observer  les  règles  des  honnêtes  bien- 
séances ;  j'ose  dire  même ,  à  haute  voix, 
m'être  toujours  conduit  parmi  les  hom- 
mes suivant  les  conseils  de  l'honneur. 
Je  n'étais  d'aucun  pajs  •  toutes  les  na- 
tions m'étaient  indifférentes ,  j'errais  en 
vrai  cosmopolite  sur  ce  vaste  univers.... 
Partout  où  je  voyois  la  belle  nature  , 
des  bois,  des  coteaux,  de  belles  prai- 
ries, je  me  trouvais  .chez  moi,  parmi 
mes  amis Vous  demanderez  peut- 
être  de  quelle  religion  j'étais? j'es- 
time le  but  de  toutes,  mais  d'une  ma- 
nière différente  de  celle  des  hommes. 

Le  Dieu  de  mon  cœur  est  celui  d'un 
honnête  homme  qui  sait  penser,  d'un 
homme  qui,  en  voyant  le  grand  prin- 
cipe  de  la    nature,  y  reconnaît  avec 

15"^ 


546  L  i;     C  A  II  s  E  U  K  - 

transport  le  pcre  des  âmes-,  le  cre'ateur 
des  corps  célestes  ;  il  voit  partout  soî> 
Dieu  dans  ces  étonna tites  merveilles  , 
qui  confondent  et  suipasseat  toutes  nos 
pensées. 

((  Voilà  ,  Monsieur,  raa  profession  de 
foi ,  à  laquelle  on  ne  m'a  Jamais  vu  dé-' 
roger.  Elle  lut  qr^vée  dans  mon  cœur 
par  une  cause  pins  edicace  et  plus  puis- 
sante que  celle  des  hommes.  Aussi  l'au- 
torité des  écrits  mensont^ers ,  ni  celle 
des  opinions,  n'ébranlèrent  jamais  ces 
principes. 

«  Je  vous  prie  ,  Monsieur  ,  ne  refuser 
pas  une  sépulture  aux  lieux  que  vous 
demande  un  niallieureux  qui ,  peut-être, 
n'auraitpas  (té  incligne  de  votre  grand 
cœur,  s'ilavaiteu  l'honneur  d'être  connu 
de  vous,-  je  vous  prie,  surtout,  que  mort 
corps  ne  soit  point  enterré  dans  un  ci- 
metière. 

Je  d('sire  ardemment  être  en- 
terré par  deux  bons  vieillards  qui  me 
plaignent  sans  me  mépriser,  et  à  qui  je  • 


I.  E    c  at:£  e  r  n.  ;^47 

rionnc  nicspaiivres  vetemeiis,  et  cVavoir 
pour  cercueil  deux  mise'rables  planches 
conformes  à  ina  destinée. 

«  Je  ne  veux  point  vous  tromper,Mon- 
sieur ,  n'ordonnez  aucune  de'pense  ,  car 
vous  nen  seriez  jamais  remboursé  ^  d'au- 
tant que  je  n'ai  point  de  fortune  sur  la 
terre,  sansparens  quelconque,  et  même 
sans  amis. 

«  Adieu,  Monsieur,  je  meurs  le  cœur 
rempli  de  vous  et  de  vos  bienfaits  , 
avec  la  vive  persuasion  que  vous  m'ac- 
corderez la  première  et  dernière  grâce 
que  je  vous  demande ,  qui  est  un  devoir 
sacre'  que  le  ciel  et  votre  cœur  vous 
imposent. 

((  Je  vais  parcourir  le  grand  espace!... 
et  bientôt  savoir  la  cause  qui  fait   que 

j'étais  né  sensible Ah! qu'il  est 

malheureux  l'homme  sensible  ! 

«  (Ainsi  signe)  5  S  ,.  L.  S..R*******.(t^ 


(i)  Cette  signature  suffirait  pour  lever  touô 
les  doutes;  car  les  signes.bie'roglyphiquesqui 


548  L  E    C  A  U  s  E  U  K. 

«  P.  S.  Trouvez  bon,  Monsieur,  que 
j'aie  la  délicatesse  de  laisser  ii^'norer  mon 
nom.  Je  suis  homme  :  ce  titre  seulsulfit 
à  un  galant  homme  pour  faire  une 
bonne  action.  Daignez  croire  que  vous 
n'aurez  pas  obligé  un  ingrat,  si  toute- 
fois cependant  il  était  possible  à  l'homme 
d'être  reconnaissant  après  sa  mort 

«  Ne  me  jugez  pas  trop  sévèrement. 
Croyez  que  riionnctehomme  se  trouve 
quelquefois  dans  des  circonstances  oii 
la  vie  n'est  qu'un  véritable  fardeau  qui 
le  rend  à  charge  à  lui-même.  Quand  il 
est  assez  sage  pour  n'en  point  imposer 
à  ses  propres  lumières,  il  voit  les  choses 
nues  telles  qu'elles  sont,  sans  les  cou- 
vrir du  voile  trompeur  de  Tillusion  , 
qui  toujours  flatte  de  vaines  espérances, 
abuse  le  sot  qui  s'y  livre  et  le  couvre  de 

la  précèdent  peuvent  être  regardés  comme 
ceux  que  Rousseau  attacha  au  bras  de  son 
fds  ,  et  le  nombre  de  points  placés  après 
l'initiale  est  égal  au  nombre  de  h-ttres  qui 
composent  le  nom  de  Rousseau. 


L    E     C  A  U  s  E  U  R.  ^  iQ 

Iionte^  ce  qui  le  rend  abject  à  lui-même.... 
Enfiii^plus  jerc'fle'cliis  sur  les  diiïerentcs 
causes  des  mallicurs  qui  m'accablent , 
plus  je  vois  que  la  nature  ne  m'avait 
pas  orj,^anis('pour  vivre  plus  long-temps 
parmi  les  hommes,  et  supporter  leurs 
brigandages...,.  Ah  !  qu'il  est  difficile 
a  un  honnête  homme  de  se  frayer  un 
chemin  aisé  pour  vivre  heureux  avec 
ses  semblables ,  et  d'être  à  la  fois  con- 
tent d'eux  et  de  lui-même  ! 


((  Je  suis  dans  un  ëtat  si  affreux  qu'il 
m'est  impossible  d'achever  cette  lettre.... 
Hier  ,  j'en  ai  écrit  plusieurs  (  i  )  ,  mais 
aujourd'hui  je  ne  saurais  écrire  un  mot 
dans  l'ordre  nécessaire^  ni  classer  mes 
idées  de  manière  à  supporter  la  lecture. 

((  C'est  un  amour  malheureux ,  la  mé- 
lancolie, le  goût  des  rêveries  et  ma  sen- 


(i)  5!  écrivait  sans  doute  à  son  amie  qui 
vint  deux  jours  après. 


;>,.o  LE    c  A  ij  S  r:  t;  n. 

sibilité  qui  m'ont  perdu  ! C'3st  un 

otat  trop  actif  pour  l'iiomme  ;  il  n'y  ré- 
siste pas  long-temps » 

Sur  îe  dos  de  la  lettre  étaient  écrites 
ces  lignes  ; 

((Je  prie,  au  nom  cl  u  ciel ,  tous  cer.x  à 
qui  cette  lettre  tombera  entre  les  mains^ 
de  la  faire  passer,  le  plutôt  possible  ,  à 
M.  de  Ge'rar(_{iu  à  qui  je  l'adresse. 

((  Estimablesliabitansdclacauipa^j^ne, 
ne  portez  aucun  mauvais  jugement  sur 
personne  pour  ce  téméraire  attentat,... 
C'est  moi-  même ,  que  vous  voyez  étendu 
à  vos  pieds,  qui  suis  le  seul  coupable 
de  ce  grand  crime. 

((  Hommes  iiifnorans  età  prétentions  ! 
écartez-vous  de  ce  spectacle-  ce  n'est 
pas  à  vous  que  je  m'adresse  ,  cestà  un 
sage  y  qui  connaît  les  passions  des  hom- 
mes et  les  dilférentes  dispositions  du 
cœur  humain.  C'est  ce  t^rand  homme;, 
s'il  se  trouve,  que  je  prie  ,  avec  la  pins 
vive  instance  ,  d'empêcher  que  mon 
corps  soit  enterré  avautqne?*!.  Gérardin 
ait  pris  lecture  de  cette  lettre,  qui  con- 


L  E     (.  A  u   S  E  U  i{.  rot 

tient  les  éclaircisscmcns  nécessaires  pour 
en  régler  la  destinée.  » 

Dans  l'endroit  le  plus  triste  et  le  plus 
sauvai^e  de  la  foret  d'ErBienon ville ^ 
M.  Gérardin  a  élevé  à  ce  jeune  homme 
un  tombeau  triangulaire.  On  y  lit  cette 
ihsciiption  : 

4  juin  1  791. 

Hélas  !  pauvre  inconnu ,  si  lu  lîns  fie  l'a  mour 
Une  obscure  naissance  el  la  noble  ficjure  , 
Devais-lu  dans  ces  lieux  outrager  la  nature, 
Comme  nn  autre  Werther,  en  t'y  privant  du  jour! 

Deux  jours  après  cette  catastroplie  ^ 
deux  jeunes  femmes  s'étaient  rendues  à 
Vlsle  des  Peiip/iers.  La  plus  jeune  pa- 
raissait vivement  affectée  sur  le  sort  de 
l'infortuné.  El/e  baisa  avec  transport 
sa  main  morne  et  livide,  tandis  que 
rautrc  coupa  une  portion  de  ses  chcçeiix. 
Elles  se  retirèrent  ensuite  sans  se  faire 
connaître. 

En  1 802  ,  une  de  ces  femmes  revint 
à  Ermenonville  ;,    s'arrcta  près  du  toiia- 


352  LE     CAUSEUR. 

beau,  et  y  déposa  le  quatrain  suivant  : 

Loin  que  mes  justes  pleurs  tarissent , 
Le  temps  ajoute  à  ma  douleur; 
Et  plus  les  cendres  reHoidissent, 
Plus  je  sens  consumer  mon  cœur! 

L'antithèse  et  le  jeu  de  mots  que  l'on 
remarque  dans  la  dernière  moitié  de  ce 
quatrain ,  annoncent  plutôt  une  préten- 
tion maniértîe  à  l'esprit ,  qu'un  senti- 
ment de  douleur  bien  profond.  Ce  lan- 
gage est  loin  d'être  celui  du  cœur. 
On  peut  donc  se  permettre  de  douter 
que  la  jeune  dame  en  question  ait  été 
l'auteur  de  pareils  vers.  Si  l'on  considère 
que  cesi  M.  Fa^oUe  qui  les  a  publiés 
dans  le  Journal  des  Arts  du  20  juillet 
i8i3  j  on  sera  bien  tenté  de  lui  attribuer 
l'honneur  de  les  avoir  composés,  car  ils 
sont  du  même  stjle  que  ceux  qu'il  est 
dans  l'usage  de  faire. 


LE     C  AU  S  E  T'  R.  355 

VWVWV\>V\/\\Ai\VWWVVVVVWWVWVWVVWVVV  WVWWW'VWVWWVWWWWV 

LA    POLIÏICOMANIE. 
LETIRE   D'ARISTE   A   EUGÈNE. 


J'ai  fait,  mon  cher  ami,  bien  des 
voyages  depuis  notre  séparation,-  j'ai 
cherché  le  bonheur  loin  de  ma  patrie  , 
et  je  n'ai  trouvé  sur  le  sol  étranger,  que 
des  dégoûts  qui  m'ont  guéri  de  l'envie 
de  continuer  mes  courses. 

J'avais  aussi  comme  un  grand  nombre 
de  mes  compatriotes,  la  manie  de  me 
plaindre  et  surtout  celle  de  fronder^  na- 
turellement ami  de  la  concorde  et  doué 
d'un  caractère  conciliant  ,  un  travers 
si  déplorable  s'était  tellement  emparé  de 
moi,  que,  sans  y  penser,  j'encourageais  la 
malveillance  en  critiquant  sans  cesse  la 
marclie  du  gouvernement  et  la  conduite 
des  ministres.  A  peine  sorti  des  bancs  de 
l'école,  je  prétendais  régenter  le  mo- 
narque   et    lui    prescrire    les    systèmes 


554  T^  E     C  A.  u  s  F  u  r.. 

d'adininistralion  qu'il  devait  adopter. 
Quoique  je  ne  me  Tusse  jamriis  livré  à 
aucune  des  études  par  lesquelles  on 
devient  homme  d'e'tat  ,  j'avais  la  ridi- 
cule présomption  de  croire  que  le  salut 
de  la  France  étuit  attaché  à  Texécution 
de  mes  plans. 

Ainsi ,  me  nourrissant  l'imagination 
d'illusions  et  de  projets  chiméti({ues  ,  les 
absurdités  que  ma  raison  repoussait  , 
prirent  à  mes  yeux  le  caractère  de  véri- 
tés démontrées  ;  l'esprit  de  parti  me 
les  fit  débiter  avec  la  chaleur  d'un  éner- 
gumène  •  ma  démence  fut  telle  que  je 
me  trouvai  (ce  que  je  n'aurais  jamais 
cru  si  on  me  l'eût  prédit  )  l'apôtre  da 
fanatisme  ,  et  je  m'instituai  le  champion 
de  ces  charlatans  hypocrites  qui  font 
depuis  si  lonij-temps  métier  d'abuser  de 
la  crédulité  des  peuples.  Mais  les  gens 
raisonnables  me  regardèrent  en  pitié ,  et 
je  ne  rencontrai  d'approbateurs  que  par- 
mi cette  classe  de  vieux  imlîécilles  .1 
parchemins  ,  dont  les  lun)ières  ne  s'('-- 
tondciit    pas    plus   loin    que   cri  les  qui 


L  F     t;  A  L   5  K  '     R.  55D 

flans  le  treizième  siècle,  éuient  étouffées 
par  d'épaisses  ténèbres  aussitôt  qu'elle* 
se  montraient. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  atta- 
quer ces  doyens  de  la  valeur  française 
qui  ,  du  temps  de  nos  pères  ,  consacrè- 
rent toute  leur  existence  au  service  tlu 
Roi  et  de  la  patrie  !  Ceux-là  ne  sont 
jamais  en  opposition  avec  le  vœu  natio- 
nal ,  ils  ne  regrettent  aucun  sacrifi^'^e 
lorsqu'il  s'agit  de  l'affermissement  delà 
monarchie  constitutionnelle.  Je  n'en- 
tends parler  ici  que  de  ces  stupides 
oisifs  dont  tout  le  mérite  consiste  h 
n'avoir  pris  part  à  rien  et  qui  ont  végét(" 
dans  une  continuelle  nidlité  pendant 
nos  vingt -cinq  années  d'horreurs  et  de 
crimes  ,  de  gloire  et  de  désastres.  Ils  ne 
révent  qu'aux  moyens  de  supplanter  les 
hommes  habiles  expérimentés  et  labo- 
rieux ,  dont  le  zèle  et  l'amour  pour  le 
Monarque  légitime  sont  plus  sincères  , 
plus  dignes  de  confiance  que  la  préten- 
due fidélité  tant  vantée  de  ceux  qui  par 
l'aveugle  exagération  de  leunnéconteii- 


356  LE     CAUSEUR. 

tementj  sesoiitfait  donner  la  qualifica- 
tion à'UIfra-Royaflstes. 

Dans  le  désappointement  où  les  jette 
le  peu  de  succès  de  leurs  vives  sollicita- 
tions ,  ces  derniers  n'ouvrent  la  bouclie 
que  pour    censurer  les   principes  et   la 
gouvernement  du  Monarque  le  plus  sage, 
qu'ils  ont  appelé  de  leurs  vœux  comvne 
tous  les  bons  Français  •  ils  lui  font  un 
crime  de  cette  modération  qui  a  sauvé 
la  France^  de  la  libéralité  de  ses  vues, 
noble  garantie  du  bonheur  de  nos  ne- 
veux-leur dévouement,  qu'ils  ne  cessent 
de  préconiser  eux-mêmes  ,  comme  s'ils 
étaient  les  seuls  Français  dévoués  ,  n'est 
que  le  masque  trompeur  de  l'anibition 
et  de  l'intérêt   personnel....    Voilà  ce 
qu'il  faut  répéter ,  aOn  que  l'on  sache  à 
quoi  s'en  tenir  sur  les  déclamations  de 
ces    grotesques  personnages.   Mais   en 
même  temps  nous  devons  encourager, 
récompenser   la  véritable  loyauté   des 
citoyens  qui  ont  traversé  le  cours  des 
i^évolutions  avec  des  intentions  toujours 
droites  ,  et  qui  ,  mi'.'ux  instruits  sur  ce 


t  E     CAUSEUR.  557 

qui  concerne  la  prospe'rile'dc  la  France, 
ifaspirent  qu'avoir  fleurir  la  tige  des  lis. 
Maintenant  que  mon  sanj^est  raiiaîchi, 
que  mon  imagitiation  s'est  calme'e  ,  et 
que  je  suis  revenu  de  mes  erreurs  ,  mon 
cher  Eugène,  je  demande  à  quoi  peu- 
vent aboutir  les  ide'es  d'ambition  que 
ces  inutiles  machines  ont  conçues  ? 

Quelques  Jansénistes  en  fait  d'opi- 
nions politiques,  ont  supposé  chre'tienne- 
ment  à  leurs  adversaires  des  sentimens 
et  des  systèmes  qui  tendraient  à  amener 
de  nouvelles  révolutions,  non-seulement 
en  France  ^  mais  dans  toute  l'Europe. 
Cependant  les  hommes  qu'ils  outragent 
si  gratuitement  ont  acquis  la  conviction 
quelale'gitimite'est  le  principe  qui  sauve 
les  états  des  projets  d'envahissement  et 
de  conquêtes.  Il  est  possible  que  ,  dans 
lasciencedes  Richelieu  et  des  Mazarin, 
les  diplomates  et  les  publicistes  adop- 
tent des  nuances  diverses;  mais,  lors- 
qu'ils sont  de  bonne  foi ,  ils  se  trouvent 
d'accord  sur  un  point  :  c'est  que  le  dé- 
vouement au  Roi  et  à  son  auguste  famille 


55^>  1.  K     C  A  U  s  E  U  il. 

maiclie  avant  les  tiicories,-  il  n'est  pris 
un  Français  qui  ne  soil  intéressé  ai 
maintien  des  Bourbons  sur  le  trône,  et 
uni  n'éprouve  un  saisissement  de  frayeur 
à  la  seule  idée  des  calamités  alFrcuses 
que  la  chute  des  monarchies  légitimes 
entraine  après  elle.  La  nation  entière 
sait  que  son  repos  et  sa  prospérité  sont 
cssentielleuient  liés  au  contrat  de  cœur 
qui  nous  unit  aux  descendans  du  plus 
vaillant  des  souverains.  Errare  huma- 
num  est.  Si  je  me  trompe  sur  d'autres 
points,  je  ne  suis  pas  le  seul^  j'ai  de 
nombreux  confrères  ;  cela  me  console 
des  boutades  de  messieurs  les  Jansé- 
nistes politiques. 

((  Les  hommes  que  vous  traitez  si 
mal ,  me  dit  un  personnaj^e  long  et  sec, 
attaché  à  une  antique  rouillarde,auraient 
seuls  le  talent  d(î  sauver  laFrance.  Qu'on 
les  mette  à  la  place  de  ces  menaçantes 
moustaches  qui  sont,  dites-vous,  l'iion- 
neur  du  nom  français  ,  vous  verrez 
comme  tout  ira  Ijien  !  fussent- ils  })or- 
gncs ,  boiteux  ,  bancales ,  ou  culs-de- 


LE     CAUSEUR.  55g 

jatte,  octogénaires  et  même  centenaires, 
qu'on  les  voye  à  la  tète  des  r('i;iniens  et 
d(;  l'armée  ,  voii«  aurez  des  troupes  in- 
vincibles. La  plupart  d'entre  euxn'oiit- 
ils  pas  donné  jadis  d'innombrables 
preuves  de  valeur  aux  cliamps  de  la 
tjloire?  Si  la  confiance  absolue  qu'il  est 
urgent  de  leur  accorder  n'a  pas  le  don 
de  plaire  aux  libéraux ,  le  royaume  n'a- 
t-il  pas  des  cachots  oii  l'on  peut  les  cla- 
quemurer pour  leur  apprendre  à  vouloir 
des  chartes  constitutionnelles  ?  Que  l'on 
remette  en  vigueur  l'expéditive  mesure 
des  lettres  de  cachet,  et  qu'on  ne  les 
épargne  pas  aux  admirateurs  des  Vol- 
taire, des  Rousseau,  des  d'Alembertct 
autres  barbouilleurs  de  cette  trempe. 
Avec  de  tels  remèdes,  vous  aurez  la 
tranquillité ,  et  si ,  contre  mon  attente  , 
un  des  nôtres  se  laissait  influencer  par 
les  principes  de  ces  ennemis  de  Dieu  et 
des  hommes  ,  rétablissez  yP7'^j>^Q  la  disci- 
pline de  M.  de  Saint-Germain,  et  je 
vous  garantis  un  plein,  succès.  » 

Ainsi  raisonnait  ce  matamore  étique. 


ÙCO  L  K    f:  A  u  s  E  u  n. 

Je  (us  ciuioiiX  (le  connaître  les  hauts 
faits  d'un  lionune  qui,  portanl  le  nom  de 
iVançais  ,  osait  pEoposer  de  traiter  des 
français  comme  des  elievaux.  Il  ne  se  fit 
pas  prier  pour  me  dire  qu'il  avait  eu  jadis 
un  brevet  d'oiïicier,  et  qu'il  comptait 
plusieurs  campagnes.  Or^  ces  campa- 
^^lU'S  se  réduisent  aux  coups  de  vent  qui 
menacèrent  d'engloutir  son  vaisseau 
lorsqu'il  s'embarqua ,  débarqua  et  se 
rembarqua  à  cbacune  des  catastrophes 
qui  plongèrent  la  France  dans  le  detiil. 
Comme  tu  te  serais  amusé ,  mon  cher 
Eugène  ,  du  ton  pathétique  avec  lequel 
ce  nouvel  Uljsse  racontait  son  arrivée  au 
port,  après  avoir  été  long-temps  battu 
par  la  tempête  •  enfin  ,  parvenu  sain  et 
sauf  à  Calais,  il  y  prit  la  diligence  pour 
se  rendre  à  Paris  ,  et  n'j  fut  pas  plutôt 
qu'il  se  mit  sur  les  rangs  des  solliciteurs. 
JNJaintesfois  il  vint  frapper  à  la  porte  du 
ministre  de  la  guerre  ;  mais ,  hélas  ! 
vainement  il  fit  Ténumération  des  coups 
de  vent  qui  avait  nt  mis  ses  jours  en 
danger ,  il  ne  put  émouvoir  la  sensi- 


LE     C  A  U  S  F.  U  R.  5Gl 

bilit'J  (lu  miiiislre  !  Depuis  cette  me'sa-^ 
venture ,   il   est   démontré   à  ce  brave 
homme  que  tout  va  mal ,  et  que  ce  sont 
les  Jacobins  qui  gouvernent  la  France. 
Tels  sont  les  sentimens  qui  animent 
les  honnêtes  jijens  que  l'on  nomme  Ultra  ; 
tels  sont  les  titres  que  la  plupart  d'entre 
eux  l'ont  valoir.  Ils  s'honorent  de  la  qua« 
lification  qu'on  leur  donne ,  et  cepen- 
dant elle  ne  signifie   autre   chose  que 
passer  outre  le  bon  sens.  Ils  prétendent 
que  des  services  passés^  et  même  que  la 
seule  intention  que  l'on  a  eue  d'en  rendre, 
valent  mieux  que  des  services  actuels . 
et  quoique  valétudinaires   et  se  réveil- 
lant seulement  d'un  sommeil  de  vingt- 
cinq  ans  de  durée ,  ils  soutiennent  qu'on 
doit  les  préférer  aux  hommes  exercés  , 
dans  la  force  de  l'âge ,  et  qui  n'ont  cessé 
de  faire  preuve  de  talens  ,de  zèle  et  d'é- 
nergie. Ils  aiment  la  rojauté^  mais  ce 
n'est  qu'autant  que  le  Roi  se  conformera 
à  la  volonté  de  ceux  de  ses  sujets  qui 
vont  au-delà  du  but  de  sa    politique. 
Heureusement  les  Ultra  ne  comptent 
I.  16 


Z62  LE    CAUSEUR. 

des  disciples  et  des  partisans  que  dans 
les  rangs  de  ces  individus  dignes  de 
pitié' plutôt  que  de  haine,  qui,  asservis 
à  de  sots  préjugés  ,  ont  acquis ,  par  l'es- 
pèce d'enfance  dans  laquelle  ils  sont 
tombés  ,  le  droit  de  déraisonner. 

Si  l'on  pouvait  considérer  sous  un 
autre  point  de  vue  ces  caricatures  po- 
litiques, elles  sembleraient  trop  cou- 
pables •  la  qualification  à^  Ultra  dési- 
gnerait alors  une  opposition  manifeste 
et  ouverte  au  gouvernement  du  Koi, 
lorsque  ses  pensées  les  plus  chères  ne 
tendent  qu'à  anéantir  toutes  les  factions, 
et  à  couvrir  du  voile  de  l'oubli  les  folies 
et  les  crimes  de  la  révolution. 

Je  connais  pourtant  des  citoyens  fort 
estimables  qui ,  ne  manquant  ni  d'es- 
prit ni  de  bon  sens ,  se  sont  crus 
pourtant  obligés  d'afficher  la  manière 
de  s'exprimer  de  ces  messieurs.  Ceux- 
là  sont  atteints  de  la  maladie  d'imagi- 
nation dont  j'ai  été  alTecté  quchpjc 
temps  moi-même.  Si  vous  discutez  avec 
eux ,  les  bénignes  expressions  de  Jaco- 


LE     CAUSEUR.  365 

bins,  de  Scélérats,  de  Bonapartistes 
et  de  Brigands ,  de  Romains  et  de 
Ministériels ,  s'élancent  de  leur  bouche 
avec  la  rapidité  d'un  torrent....  •  et  c'est 
à  la  politicomanie  que  l'on  a  mise  à  la 
mode^  que  nous  devons  cette  aliénation 
mentale  des  plus  honnêtes  gens  ! 

Ce  funeste  dérangement  de  la  raison 
atteint  jusqu'aux  femmes^  et  l'emporte 
souvent  chez  elles  sur  la  coquetterie.  Je 
passe  mes  soirées  chez  madame  de***  , 
femme  de  vingt-six  ans,  pleine  de  grâces, 
d'esprit  et  de  talens.  Jusqu'au  jour  où 
la  polilicomanie s'empara  de  ses  facultés 
intellectuelles  ,  elle  avait  réuni  aux 
vertus  les  plus  pures  une  douceur  angé- 
lique  ,  un  esprit  de  modération  qui  la 
faisait  chérir  de  tous  ceux  qui  la  con- 
naissaient. Tu  ne  pourrais  t'imaginer, 
mon  cher  Eugène  ,  quel  changement 
s'est  opéré  en  elle.  Madame  de***,  na- 
guères  si  bonne  ,  a  remplacé  les  entre- 
tiens aimables  où  le  cœur  et  l'esprit 
avaient  tant  à  gagner ,  par  des  discus- 
sions sur  des  sujets   arides   qu'elle  ne 


364  T-E     CAUSEUR. 

comprend  pas.  Son  ton  est  devenu  Iran- 
chant-  les  raisonnemens  dans  lesquels 
son  esprit  s  égare  prennent  la  teinte 
d'un  orgueil  insupportable ,-  l'aigreur 
déborde  et  devient  impertinence  à  la 
plus  petite  contradiction  ;  il  ne  faut 
qu'un  mot,  qu'une  sjllabe  ,  qu'une 
nuance,  qu'un  soupir  ,  interpre'tés  d'a- 
près les  conventions  que  font  naître  les 
opinions  qu'elle  croit  avoir ,  pour  attirer 
à  son  interlocuteur  les  reproches  les 
plus  sanglans,  les  épithètes  les  plus 
amères  ,  les  imprécations  les  plus  anti- 
chrétiennes.  Sa  figure  charmante  change 
tout  à  coup,  se  contracte  ,  devient  rouge, 
pâle,  livide  •  enfin  ses  mouveme.ns  con- 
vulsifs  oflVcnt  les  symptômes  d'une  vé- 
ritable   démence Ah  !  combien  une 

jolie  femme  devient  laide  quand  elle 
s'avise  de  s'occuper  de  matières  poli- 
tiques ! 

J'ai  proposé  à  mon  adversaire  féminin, 
afin  d'empêcher  désormais  dans  sa  mai- 
son ces  luttes  affligeantes,  de  placer  sur 
la  porte  de  son  appartement,  un  écriteau 


LE     CAUSEUR.  365 

Sur  lequel  on  lirait  ce  vers  de  circons- 
tance : 

Faites  ce  que  je  dis,  dilesce  que  je  veux. 

Je  viens  de  te  tracer ,  mon  clière  Eu- 
f^ène ,  le  portrait  de  nos  Ultra  niales  et 
l'eniclles  ,  de  ces  politiques  sans  mandat 
qui  empoisonnent  la  source  des  senti- 
niens  les  plus  nobles  et  les  plus  hono- 
rables. Voilà  où  conduit  lo  fanatisme 
politique ,  aussi  lunpste  k  riuimttuitd 
q  ue  la  Ihnalismi  religieux  1  !  Fiai  lux  !  !  / 

Aristi. 

flN     pu     PREMÏER    VQLUMg, 


OOO  TABLE. 

VVVV\.VX/VVVVV\\VVVVVVVV\^\^VVVV\'\iVVVWVVVVVVVVVVVVV%VVVVVV^'VVV/V\AVVAV> 

TABLE 

DU     PREMIER     VOLUME. 


Quelques    mots  au    lecteur.     .     Pages     / 
Les  Spectacles  et   le   Commerce.  Con- 
versation entre  M.  l'abbé  F.... ,  célèbre 
prédicateur  ,  et  M.  Guillaume,  mar- 
chand de  nouveautés i 

La  première  Silhouette ,  conte.     .     .     .   i^ 

Crédulité  religieuse -     .      .28 

Sainte  lettre  envoyée  miraculeusement 

par  Notre-Seigneur   Jésus-Christ.     .  35 
Adieux   de  MM.   les  habitans    de   Bor- 
deaux,  aux  zélés,    éloquens  ,    autant 
que   desintéressés  missionnaires,   etc.  38 
Observations  sur  ce  qui  précède.    .     .     .4' 

Intelligence  des  animaux /^G 

Eloge  de  la  Bêtise  ,  prononcé  dans  une 
société  dite  l'académie  des  Betes.     ,     .  5S 

A  certains  Nobles 79 

L'Ormeau  ,  ou  le  Sully  des  bords  de  la 

Seine 85 

Les   Bégicides    anglais  et  les   Bégicides 

français 91 

Mémoire  de  milord  Aukland ,  ambas- 
sadeur britannique  ,  et  du  comte  de 


T  A.  B  L  E.  SCy 

Slaremberg,  envoyé  extraordinaire  de 
l'Empereur ,  pre'sente'  aux  Etats-ge- 

néraux Pages  9a 

Ri'poiise  de  leurs  hautes-puissances  les 

Etats-ge'neraux,  etc 95 

L'influence   des  mœurs  sur  les  specta- 
cles   98 

Les  Pièces-Anecdotes io5 

La  Parodie m 

Les  Familles  comiques  du  the'àtre  des 

Variâtes 121X 

Los  Clercs  de  procureur  au  spectacle.     .  127 

L'Académie  de  la  Bande  noire.   .     .     .  i33 

Tous  les  caractères  sont-iis  épuisés?     .  187 

L'Esprit  de  traits i4.5 

Les  Odeurs loi 

Rapprochemens   curieux  faits  en  1794.  iSj 
Le  R.  P.  Mendoce  et  les  Je'suites.     .     .  i6a 
Lettre  d'un  Je'suite  nouvellement  ar- 
rive' en  France 166 

Achitophel 178 

Lettres  sur  l'article  d' Achitophel.     .     .  190  x. 

La  Sorcellerie  des  gens  d'esprit.    .     .     .  200 
Les   Trois    siècles    lilte'raires  ,    vus  de 

profd 207 

Les    Heures 2i5 

Les  Romans 223 

De'bats  littéraires  et  Bas-Bretons.     .     .  227 


568  TABLE. 

L'Esprit  d'analyse  el  son  usage  dans  la 

société. Pages  282 

Le  comte  et  le  chevalier  de  Ri\  arol.  .  238 
Fiez- vous  aux  commentaires.      .      .     .  24.8 

Les  Lectures  de  société a 58 

L'Auteur  de  socie'te 2G3 

L'Auteur  pauvre;  le  pauvre  Auteur.     .  27G 

Amour-propre  d'auteur 282 

L'Homme  du  monde   et  l'Homme  de 

lettres 28G 

Les  Exagerateurs  dans  les  lettres  et  les 

beaux-arts .  298 

L'Eloquence  pendant  la  re'volution.     .  .3o2 

L'Auteur  exhume 3o6 

La  Fabrication  actuelle  des  livres.    .     .  3i2 

L'Esprit  court   les    rues 3i5 

Le   Savant  lunatique. 822 

Idéologie,  archéologie,  géologie.  .  .  829 
La    Villageoise    à    l'Institut    et    l'Ane 

perdu 332 

Le  Néologisme 336 

Le  Fils  de  J.  J.  Rousseau 889 

La  Politicomanie.    Lettre    d'Ariste    à 

Eugène 353 

FIN  DE  LA   TABLE  DU  PREMIER  VOLUME. 


^■mi 


M