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Full text of "Le chevalier de Maison-Rouge"

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tjef:     ■     ^ 


{EUVRES  COMPLÈTES 

D'ALEXANDRE   DUMAS 


LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 
II 


OEUYRES  CO?.!iLÈT.:S  D'ALEXANDRE  DUMAS 

PUBLIÉES   DANS   LA  COLLECTION   MICHEL  LBVY 


Aetë 

Anianry 

Ange  l'ilOD 

Ascaiiio 

Une  Aventure  d'a- 
njonr 

Àveiaares  de  John 
Lavys 

Les  Baleiniers  .  .   . 

LeBâiarddeMaQléon. 

Black  

Les  Llaoc?  et  les 
Bleus 

La  Bouillie  de  la  com- 
tesse Berilie.  .  .  . 

la  Boule  de  neige. 

Eric-à-Brac  .... 

Un  Cadet  de  famille 

LeCspiiainePamidiile 

Le  Capitaine  l'^ml.  . 

Le  Capitaine  Rhino. 

LeCapilaineRichard. 

Catherine  Blom.  .  . 

Causeries 

Cécile 

Charles  le  Téméraire. 

Le  Chasseur  de  Sauva- 
gine  

LeChâieaud'Eppstein 

Le  Chevalier  d'Har- 
menial 

Le  Chevalier  de  Mai- 
son Rouge  .... 

Le  Collier  de  la  reine. 

La  Colonihe.  —  Haiir» 

IdlB  liCaliliriis  ,    .    . 

Les  Compagnons  de 
Jébu 

Le  Comte  de  Monie- 
Crisio 

Ls  Comtesse  de 
Charny.   ..... 

La  Comtesse  de  Sa- 
lisbury 

Lef  Confessions  delà 
marquise.  .... 

Conscience  l'Inno- 
cent   

CiéaiioB  et  Rédenip- 
Uon .  —  Le  Docteur 
mystérieux.    .    .   . 

— LaFilleduMarqais. 

La  Daniede  .Monsorean 

i.a  Dame  de  Yolupié. 

les  Deux  Liane.  .  . 

Les  Lenx   licines.  . 

Dieu  dispose.    .  .    . 

Le  Draine  de  93    .  . 

Les  Drames  de  la  mer. 

LesDramcs  ga  anis. — 
La  Marquise  d'Es- 
coDian.    .   ê  ,  .  , 

Euuia  Lfouna  •  •  . 


La  Femme  an  collier 
de    velours.   .  .  . 

Fernande  

L'ne  Fille  du  régent 

Filles,  Lorcites  et 
Courtisanes.  .   .  . 

Le  Fils  du  lorçat  .  . 

Les  Frères  corses.  . 

Gabriel  Lambert.  .  . 

Les  Garibaldiens  .   . 

Gaule  Cl  France.  .  • 

Georges 

lin  G  il  Blas  en  Ca- 
lifornie  

Les  Grands  Hommes 
enrubede  chambre: 
César 

—  Henri  IV,  Louis 
Xlll,  Kichelieu.  . 

La  Guerre  des  femmes 

Histoire  d'un  casse- 
noisette.  ..... 

L'Hunime  aux  contes. 

Les  lloiiuiies  de  fer. 

L')lorosco|ie  .... 

L'Ile  de    Feo.  .  .  . 

Iniprossionsde  voyage: 

En  Suisse 

—  Une    Année   à 
Florence 

—  L'Arabie    Heu 
rcuse 

—  LcsBordsduRhIn 

—  Le     Capitaine 
Arena..  .... 

—  Le  r.anrase.    .  . 

—  Le  Cl  iiicolo..  . 

—  Le    Midi  de    h 
France 

—  De  Taris  à  Cadix. 

—  Quinze  jours  au 
Sinaî 

—  En  Russie.   .    . 

—  Le  Spcronare.  . 

—  Le  Vélore. .  .   . 

—  La  Villa  Palmieri. 

Insinue  

l.^aac  Laquidcm.  .  . 
Isaliel  de  Bavière.  . 
Daliens  et  Flamands. 
Ivaiihoe    de    Walter 

Senti   (iriisctlm) .   . 

Jacques  Orlis.   .  .  . 

Jarquoisans  Oreilles. 

Jane 

Jehanne  la  Pucelle.  . 

Louis  XIV  et  !«n  Siècle 

Louis  XV  et  sa  Coiir. 

Louis  XVI  et  la  Ré- 
volution   

Les  Louves  de  Ma- 
cliccnul 

Madamede  Chaoïblar. 


La  Maison  de  glace. 
Le  .Maître  d'armes.. 
Les  Mariages  da  père 

Olifus 

Les    Mcdicis.    .  .  . 
Mes   .Mémoires.   .  .  i 
Mémoiiesde  Garibaldj 
Mémoires  d'uneaveu- 

«le • 

îîémoius   d'un    mé- 
decin :  IS.iisano.  . 
Le  .Mineur  de  loups. 
Le.-i  .\ill!c  et  un  Fan- 
lô'f.es 

LcsMoUicansde  Paris 

Les  .Morts  vomi  vite. 

Naiinléon 

Une  Knil  ï  Florence. 

(Jlynipe  de  Clèves.  . 

Le  l'âge  du  duc  de 
Savoie 

Parisiens  et  Provin- 
ciaux  

Lei'asteurd'Asiibourii 

Pauline    et      Pascal 
rfuno  

Un  l'avs    inconnu.  . 

Le  Pcfe  Gigogne  .  o 

Le  Père  la  Ruine.  . 

Le  Prince  des  Voleurs 

Princesse  deMunaco. 

La  Princesse  Flou.. 

Propos  d'Art  et  de 
Cuisine 

Les  Qaaranie-Cinq.  . 

La  Bé;:tnce 

La  Reiiio  fllarjot  .  . 

Boliinllood  le  Proscrit 

La  r.outpJeVarcnnes. 

Le  Saliéador.   .   .  . 

S3lv;ilor  [ml*  dti  libi- 
C3DS  Jii  ftrit)  .... 

la  San-Ftlice.  .  .  . 

Soiiveiiirs  d'Amony  . 

tuiiv.iiirs  d'une  Fa- 
vorite.   

Les  Siuarls 

Sulianctta 

Sylvandire 

Terreur  prussienne. 

Le  Tesiomcnl  de  M. 
Cliauvelin 

Tliéâire  cmplet.  .  . 

Trois  Maîtres.  .  .  . 

Les  Trois  .Mousque- 
taires  

Le  Trou  de  l'enfer  . 

La  Tulipe  noire.  .  . 

Le  Vicomte  de  Brage- 
lonne    

La  Vie  an  Désert.   . 

Une  Vie  d'artiste  .  . 

Yiasl  Ans  après.  . 


IJ^l^UQaJL 


LE   CHEVALIER 


MAISON-ROUGE 


ALEXANDRE   DUMAS 
*"■  <^  i^ 
1»       II        ^  I 


NOUVELLE    ÉDITION 


PARIS 

CALMANN  >,!  ÉVY,    ÉDITEUR 

ANCIENNE    MAlSOîî    MICHEL    LÉVY  FRÈRES 

3,     nUE     ADBER,     3 

18H8 
Droilt  dâ  tradiietiua  m  de  rcprudvction  réserva*» 


t, 


0 


LE  CHEVALIER 


MAISON-ROUGE 


XXVII 

LE    MUSCADIN 

D  y  avait  deux  heures,  à  peu  près,  que  les  événements 
que  nous  venons  de  raconter  étaient  accomplis. 

Lorin  se  promenait  dans  la  chambre  de  Maurice, 
tandis  qu'Agésilas  cirait  les  bottes  de  son  maître  dans 
Tantichambre  ;  seulement,  pour  la  plus  grande  com- 
modité de  la  conversation,  la  porte  était  demeurée  ou- 
verte, et,  dans  le  parcours  qu'il  accomplissait,  Lorin 
s'arrêtait  devant  cette  porte  et  adressait  des  questions  à 
l'officieux. 

—  Et  tu  dis,  citoyen  Agésilas,  que  ton  maître  est 
parti  ce  matin  ? 

—  Oh  I  mon  Dieu,  oui. 

—  A  son  heure  ordinaire  ? 

«--  Dix  minutes  plus  tôt,  dix  minutes  plus  tard^  je 
ne  saurais  trop  dire. 

II.  i 


2  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  Et  tu  ne  l'a  pas  revu  depuis  ? 

—  Non,  citoyen, 

Lorin  reprit  sa  promenade  et  fit  en  silence  trois  à 
quati  e  tours,  puis  s' arrêtant  de  nouveau  : 

—  A  vait-il  son  sabre  ?  demanda-t-il. 

—  Oh  I  quand  il  va  à  la  section,  ill'a  toujours. 

—  Et  tu  es  sûr  que  c'est  à  la  section  qu'il  est  allé  ? 

—  Il  me  l'a  dit  du  moins. 

—  En  ce  cas,  je  vais  le  rejoindre,  dit  Lorin.  Si  nous 
nous  croisions,  tu  lui  diras  que  je  suis  venu  et  que  je 
vais  revenir. 

—  Attendez,  dit  Agésilas. 

—  Quoi? 

—  J'entends  son  pas  dans  l'escalier. 

—  Tu  crois  ? 

—  J'en  suis  sûr. 

En  effet,  presque  au  même  instant,  la  porte  de  l'es- 
calier s'ouvrit  et  Maurice  entra. 

Lorin  jeta  sur  celui-ci  un  coup  d'œil  rapide,  et  voyant 
que  rien  en  lui  ne  paraissait  extraordinaire  : 

—  Ah  I  te  voilà  enfin-|  dit  Lorin;  je  t'attends  depuis 
deux  heui'es. 

—  Tant  mieux,  dit  Maurice  en  souriant,  cela  t'aura 
donné  du  temps  pour  préparer  les  distiques  et  les  qua- 
trains. 

—  Ah  !  mon  cher  Maurice,  dit  l'impc  avisateur,  je 
n'en  fais  plus, 

—  De  distiques  et  de  quatrains  t 

—  Non. 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  3 

—  Bah  I  mais  le  monde  va  donc  finir? 

—  Maurice,  mon  ami,  je  suis  triste. 

—  Toi,  triste? 

—  Je  suis  malheureux. 

—  Toi,  malheureux? 

—  Oui,  q,ue  veux-tu!  j'ai  des  remords. 

—  Des  remords  ? 

—  Eh  I  mon  Dieu,  oui,  dit  Lorin,  toi  ou  elle,  mon 
cher,  il  n'y  avait  pas  de  milieu.  Toi  ou  elle,*  tu  sens 
bien  que  je  n'ai  pas  hésité  ;  mais,  vois-tu,  Arthémise 
est  au  désespoir,  c'était  son  amie. 

—  Pauvre  fille  I 

—  Et  comme  c'est  elle  qui  m'a  donné  son  adresse... 

—  Tu  aurais  infiniment  mieux  fait  de  laisser  les 
choses  suivre  leur  cours. 

—  Oui,  et  c'est  toi  qui,  à  cette  heure,  serais  con- 
damné à  sa  place.  Puissamment  raisonné,  cher  ami.  Et 
moi  qui  venais  te  demander  un  conseil  I  je  te  croyais 
plus  fort  que  cela. 

—  Voyons,  n'importe,  demande  toujours. 

—  Eh  bien,  comprends-tu  ?  Pauvre  fille,  je  vou- 
di'ais  tenter  quelque  chose  pour  la  sauver.  Si  je  donnais 
ou  si  je  recevais  pour  elle  quelque  bonne  torgnoUe,  il 
me  semble  que  cela  me  ferait  du  bien. 

—  Tu  es  fou,  Lorin,  dit  Maurice  en  haussant  les 
épaules. 

—  Voyons,  si  je  faisais  une  démarcha  auprès  du  tri- 
bunal révolutionnaire? 

—  Il  est  trop  tard,  elle  est  condamnée. 


4  LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  En  vérité,  dit  Lorin,  c'est  affreux  de  voir  périr 
ainsi  cette  jeune  femme. 

—  D'autant  plus  affreux  que  c'est  mon  salut  qui  a 
entraîné  sa  mort.  Mais,  après  tout,  Lorin,  ce  qui  doit 
nous  consoler,  c'est  qu'elle  conspirait. 

—  Eh  I  mon  Dieu,  est-ce  que  tout  le  monde  ne 
conspire  pas,  peu  ou  beaucoup,  par  le  temps  qui 
court?  Elle  a  fait  comme  tout  le  monde.  Pauvre  femmel 

—  Ne  la  plains  pas  trop,  ami,  et  surtout  ne  la  plains 
pas  trop  haut,  dit  Maurice,  car  nous  portons  une  partie 
de  sa  peine.  Crois-moi,  nous  ne  sommes  pas  si  bien 
lavés  de  l'accusation  de  complicité  qu'elle  n'ait  fait  ta- 
che. Aujourd'hui,  à  la  section,  j'ai  été  appelé  giro.;din 
parle  capitaine  des  chasseurs  de  Saint- Leu,  et  tout  à 
l'heure,  il  m'a  fallu  lui  donner  un  coup  de  sabre  pour 
lui  prouver  qu'il  se  trompait. 

—  C'est  donc  pour  cela  que  tu  rentres  si  tard? 

—  Justement. 

—  Mais  pourquoi  ne  m'as-tu  pas  averti  ? 

—  Parce  que,  dans  ces  sortes  d'affaires,  tu  ne  peux 
te  contenir;  il  fallait  que  cela  se  terminât  tout  de  suite, 
afin  que  la  chose  ne  fît  pas  de  bruit.  Nous  avons  pris 
chacun  de  notre  côté  ceux  que  nous  avions  sous  la 
main. 

—  Et  cette  canaille-là  t'ava:*  appelé  girondin,  toi, 
Maurice,  un  pur? . . . 

—  Eh  I  mordieu  !  oui  ;  c'est  ce  qui  te  prouve,  mon 
cher,  qu'encore  une  aventure  pareille  et  nous  sommes 
impopulaires;  or,.tu  sais,  Lorin,  quel  est,  aux  jours  où 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  5 

nous  vivons,  le  synonyme  d'impopulaire  :  c'est  suspect. 

—  Je  sais  bien,  dit  Lorin,  et  ce  mot-là  fait  frisson- 
ner les  plus  braves  ;  n'importe. . .  il  me  répugne  de  lais- 
ser aller  la  pauvre  Héloïse  à  la  guillotine  sans  lui  de- 
mander pardon. 

—  Enfin,  que  veux-tu? 

—  Je  voudrais  que  tu  restasses  ici,  Maurice,  toi  qui 
n'as  rien  à  te  reprocher  à  son  égard.  Moi,  vois-tu,  c'est 
autre  chose;  puisque  je  ne  puis  rien  de  plus  pour  elle, 
j'irai  sur  son  passage,  je  veux  y  aller,  ami  Maurice, 
tu  me  comprends,  et  pourvu  qu'elle  me  tende  la  main  ! . . . 

—  Je  t'accompagnerai  alors,  dit  Maurice. 

—  Impossible,  mon  ami,  réfléchis  donc  :  tu  es  mu- 
nicipal, tu  es  secrétaire  de  section,  tu  as  été  mis  en 
cause,  tandis  que,  moi,  je  n'ai  été  que  ton  défenseur; 
ente  croirait  coupable,  reste  donc;  moi,  c'est  autre 
chose,  je  ne  risque  rien  et  j'y  vais. 

Tout  ce  que  disait  Lorin  était  si  juste,  qu'il  n'y  avait 
rien  à  répondre.  Maurice,  échangeant  un  seul  signe 
avec  !a  fille  Tison  marchant  à  l'échafaud,  dénonçait 
lui-même  sa  complicité. 

—  Va  donc,  lui  dit-il,  mais  sois  prudent. 
Lorin  sourit,  serra  la  main  de  Maurice  et  partit. 
Mau^'icp  ouvrit  sa  fenêtre  et  lui  envoya  un  triste 

atlieu.  Mais,  avant  que  Lorin  eût  tourné  le  coin  de  la 
rue,  plus  d'une  fois  il  s'y  était  remis  pour  le  regarder 
encore,  et,  chaque  fois,  attiré  par  une  espèce  de  sympa- 
thie  magnétiQie.  Lorin  se  retourna  pour  le  regarder  en 
souriant.3 


P  ttc  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

Enfin,  lorsqu'il  eut  disparu  au  coin  du  quai,  Mau- 
rice referma  îa  fenêtre,  se  jeta  dans  un  fauteuil,  et 
tomba  dans  une  de  ces  somnolences  qui,  chez  les  ca- 
ractères forts  et  pour  les  organisations  nerveuses,  sont 
les  pressentiments  des  grands  malheurs,  car  ils  ressem- 
blent au  calme  précurseur  de  la  tempête. 

11  ne  fut  tiré  de  cette  rêverie,  ou  plutôt  de  cet  as- 
soupissement, que  par  l'officieux,  qui,  au  retour  d'une 
commission  faite  à  l'extérieur,  rentra  avec  cet  air 
éveillé  des  domestiques  qui  brûlent  de  débiter  au  maî- 
tre les  nouvelles  qu'ils  viennent  de  recueillir. 

j^Iais,  voyant  Maurice  préoccupé,  il  n'osa  le  distraire, 
et  se  contenta  de  passer  et  repasser  sans  motifs,  mais 
avec  obstination  devant  lui. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  ?  demanda  Maurice  négligem- 
ment; parle,  si  tu  as  quelque  chose  à  me  dire. 

—  Ah  t  citoyen,  encore  une  fameuse  conspiration, 
allez! 

Maurice  fit  un  mouvement  d'épaules. 

—  Une  conspiration  qui  fait  dresser  les  cheveux  sur 
la  tête,  continua  xVgésilas. 

—  Vraiment  I  répondit  Maurice  en  homme  accou- 
tumé aux  trente  conspiratioiK  quotidiennes  de  cette 
époque, 

—  Oui,  citoyen,  reprit  Agésilas;  c'est  à  faire  frémir, 
voyez-vous  1  Rien  que  d'y  penser,  cela  donne  la  chair 
de  poule  aux  bons  patriotes. 

-^  Voyons  cette  conspiration?  dit  Maurice. 
■ —  L'Autrichienne  a  manqué  de  s'enfuir. 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON -BOUGE  / 

—  Bah  !  dit  Maurice  commençant  h  prêter  une  at- 
tention plus  réelle. 

—  Il  paraît,  dit  Agésilas,  que  la  veuve  Gapet  avait 
des  ramifications  avec  la  fille  Tison,  que  l'on  va  guil- 
lotiner aujourd'hui.  Elle  ne  l'a  pas  volé,  la  malheu- 
reuse' 

—  Et  comment  la  reine  avait- elle  des  relations  avec 
cette  fille?  demanda  Maurice,  qui  sentait  perler  la  sueur 
sur  son  front. 

—  Par  un  œillet.  Imaginez-vous,  citoyen,  qu'on  lui 
a  fait  passer  le  plaiî  de  la  chose  dans  un  œillet. 

—  Dans  un  œillet  t . . .  Et  qui  cela? 

—  M.  le  chevalier  de...  attendez  donc...  c'est  pour- 
tant  un  nom  fièrement  connu...  mais,  moi,  j'oublie 

tous  ces  noms Un  chevalier  de  Château que  je 

suis  bête  1  il  n'y  a  plus  de  châteaux...  un  chevalier  de 
Maison... 

—  Maison-Rouge? 

—  C'est  cela. 

—  Impossible. 

—  Comment,  impossible?  Puisque  je  vous  dis  qu'on 
a  trouvé  une  trappe,  un  souterrain,  des  carrosses. 

—  Mais  non,  c'est  qu'au  contraire  tu  n'as  rien  dit  CE- 
core  de  tout  cela. 

—  Ah  bien,  je  vais  vous  le  dire  alors. 

—  Dis;  si  c'est  un  conte,  il  est  beau  du  moins. 

—  Non,  citoyen,  ce  n'est  pas  un  conte,  tant  s'eis 
faut,  Jt  la  preuve,  c'est  que  je  le  tiens  du  citoyen  por- 
tier. Les  aristocrates  ont  creusé  une  mine;  celte  raine 


8  LE   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

partait  de  la  rue  de  la  Gorderie,  et  allait  jusque  dans  la 
cave  de  la  cantine  de  la  citoyenne  Plumeau,  et  même 
elle  a  failli  être  compromise  de  complicité,  la  citoyenne 
Plumeau.  Vous  la  connaissez,  j'espère? 

—  Oui,  dit  Maurice;  mais  après? 

—  Eh  bien,  la  veuve  Capet  devait  se  sauver  par  ce 
souterrain-là.  Elle  avait  déjà  le  pied  sur  la  première 
marche,  quoi!  C'est  le  citoyen  Simon  qui  l'a  rattrapée 
par  sa  robe.  Tenez,  on  bat  la  générale  dans  la  ville,  et  le 
rappel  dans  les  sections;  entendez -vous  le  tambour, 
la  ?  On  dit  que  les  Prussiens  sont  à  Dammartin ,  et 
qu'ils  ont  poussé  des  reconnaissances  jusqu'aux  fron- 
tières. 

Au  milieu  de  ce  flux  de  paroles,  du  vrai  et  du  faux, 
du  possible  et  de  l'absurde,  Maurice  saisit  à  peu  près  le 
fil  conducteur.  Tout  partait  de  cet  œillet  donné  sous 
ses  yeux  à  la  reine,  et  acheté  par  lui  à  la  malheureuse 
bouquetière.  Cet  œillet  contenait  le  plan  d'une  con- 
spiration qui  venait  d'éclater,  avec  les  détails  plus  ou 
moins  vrais  que  rapportait  Agésilas. 

En  ce  moment  le  bruit  du  tambour  se  rapprocha,  et 
Maurice  entendit  crier  dans  la  rue  : 

—  Grande  conspiration  découverte  au  Temple  par 
le  citoyen  Simon  I  Grande  conspiration  en  faveur  de  la 
veuve  Capet  découverte  au  Temple  I 

—  Oui,  oui,  dit  Maurice,  c'est  bien  ce  que  je  pense. 
Il  y  a  du  vrai  dans  tout  cela.  Et  Lorin  qui,  au  milieu 
de  cette  exaltation  populaire,  va  peut-être  tendre  la 
main  à  cette  fille  et  se  faire  mettre  en  morceaux... 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  9 

Maurice  prit  son  chapeau,  agrafa  la  ceinture  de  son 
sabre,  et  en  deux  bonds  fut  dans  la  rue. 

—  Où  esl-il?  demanda  Maurice.  Sur  le  chemin  de 
Ja  Conciergerie  sans  doute. 

Et  il  s'élança  vers  le  quai. 

A  l'extrémité  du  quai  de  la  Mégisserie,  des  pi- 
ques et  des  baïonnettes,  surgissant  du  milieu  d'un  ras- 
semblement, frappèrent  ses  regards  I  II  lui  sembla  dis- 
tinguer au  milieu  du  groupe  un  habit  de  garde  national 
et  dans  le  groupe  des  mouvements  hostiles.  11  courut, 
le  cœur  serré,  vers  le  rassemblement  qui  encombrait  le 
bord  de  l'eau. 

Ce  garde  national  pressé  par  la  cohorte  des  Marseil- 
lais était  Lorin;  Lorin  pâle,  les  lèvres  serrées,  l'œil 
menaçant,  la  main  sur  la  poignée  de  son  sabre,  mesu- 
rant la  place  des  coups  qu'il  se  préparait  à  porter. 

A  deux  pas  de  Lorin  était  Simon.  Ce  dernier,  riant 
d'un  rire  féroce,  désignait  Lorin  aux  Marseillais  et  à 
la  populace  en  disant  : 

—  Tenez,  tenez  1  vous  voyez  bien  celui-là,  c'en  est 
un  que  j'ai  fait  chasser  du  Temple  hier  comme  aristo- 
crate :  c'en  est  un  de  ceux  qui  favorisent  les  corres- 
pondances dans  les  œillets.  C'est  le  complice  de  la  fdle 
Tison,  qui  va  passer  tout  à  l'heure.  Eh  bien,  le  voyez- 
vous,  il  se  promène  tranquillement  sur  le  quai,  tandis 
que  sa  complice  va  marcher  à  la  guillotine,  et  peut-être 
même  qu'elle  était  plus  que  sa  complice,  que  c'était  sa 
maîtresse,  et  qu'il  était  venu  ici  pour  lui  dire  adieu  ou 
pour  essayer  de  la  sauver. 

II.  l. 


10  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGK 

Lorin  n'était  pas  homme  à  en  entendre  davantage. 

11  tira  son  sabre  hors  du  fourreau. 

En  même  temps  la  foule  s'ouvrit  devant  un  homme 
qui  donnait  tête  baissée  dans  le  groupe,  et  dont  le« 
larges  épaules  renversèrent  trois  ou  quatre  spectateurs 
qui  se  préparaient  à  devenir  acteurs. 

—  Sois  heureux,  Simon,  dit  Maurice.  Tu  regrettais 
sans  doute  que  je  ne  fusse  point  là  avec  mon  ami  pour 
faire  ton  métier  de  dénonciateur  en  grand.  Dénonce, 
Simon,  dénonce,  me  voilà. 

—  Ma  foi,  oui,  dit  Simon  avec  son  hideux  ricane- 
ment, et  tu  arrives  à  propos.  Celui-là,  dit-il,  c'est  le 
beau  Maurice  Lindey,  qui  a  été  accusé  en  même  temps 
que  la  fille  Tison,  et  qui  s'en  est  tiré  parce  qu'il  est  ri- 
che, lui. 

—  A  la  lanterne  1  à  la  lanterne  I  crièrent  les  Mar- 
seillais. 

—  Oui-da;  essayez  donc  un  peu,  dit  Maurice. 

Et  il  fit  un  pas  en  aviint  et  piqua,  comme  pour  s'es- 
sayer, au  milieu  du  front  d'un  des  plus  ardents  égor- 
geurs  que  le  sang  aveugla  aussitôt. 

—  Au  meurtre  I  s'écria  celui-ci. 

Les  Marseillais  abaissèrent  les  piques,  levèrent  les 
haches,  armèrent  les  fusils  ;  la  foule  s'écarta  elfrayée, 
et  les  deux  amis  restèrent  isolés  et  exposés  comme  une 
double  cible  à  tous  les  coups. 

Ils  se  regardèrent  avec  un  dernier  et  sublime  sdarire, 
car  ils  s'attendaient  à  être  dévorés  par  ce  tourbillon  de 
fer  et  de  flamme  qui  les  menaçait,  quand  tout  à  coup 


LE   CHEVALIER    DE   MAISOX-ROUGE  11 

la  porte  de  la  maison  à  laquelle  ils  s'adossaient  s'ouvrit 
et  un  essaim  de  jeunes  gens  en  habits,  de  ceux  qu'on 
appelait  les  muscadins,  armés  tous  d'un  sabre  et  ayant 
chacun  une  paire  de  pistolets  à  la  ceinture,  fonait  sur 
les  Marseillais  et  engagea  une  mêlée  terrible. 

-=-=  Hourra  t  crièrent  ensemble  Lorin  et  Maurice  ra- 
nimés par  ce  secours,  et  sans  rétléchir  qu'en  combat- 
tant dans  les  rangs  des  nouveaux  venus,  ils  donnaienlt 
raison  aux  accusations  de  Simon.  Hourra  I 

Mais,  s'ils  ne  pensaient  pas  à  leur  salut,  un  autre  y 
pensa  pour  eux.  Un  petit  jeune  homme  de  vingt-cinq 
à  vingt-six  ans,  à  l'œil  bleu,  maniant  avec  une  adresse 
et  une  ardeur  infinies,  un  sabre  de  sapeur  qu'on  eût 
crut  que  sa  moin  de  femme  ne  pouvait  soulever,  s'a- 
percevant  que  Maurice  et  Lorin,  au  lieu  de  fuir  par  la 
porte  qu'il  semblait  avoir  laissée  ouverte  avec  inten- 
tion, combattaient  à  ses  côtés,  se  retourna  en  leur  di- 
sant tout  bas  : 

—  Fuyez  par  cette  porte  ;  ce  que  nous  venons  faire 
•ci  ne  vous  regarde  pas,  et  vous  vous  compromettez 
inutilement. 

Puis  tout  à  coup  en  voyant  que  les  deux  amis  hési- 
taient : 

—  Arrière  f  cria-t-il  à  Maurice,  pas  de  patriotes  avec 
nous;  municipal  Lindey,  nous  sommes  des  aristo- 
crates, nous. 

A  ce  nom,  à  cette  audace  qu'avait  un  homme  d'ac- 
cuser une  qualité  qui,  à  cette  époque-là,  valait  sentence 
de  mort,  ia  foule  poussa  un  grand  cri. 


J2  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

Mais  le  jeune  homme  blond  et  trois  ou  quatre  de  sea 
amis,  sans  s'effrayer  de  ce  cri,  poussèrent  Maurice  et 
Lorin  dans  l'allée,  dont  ils  refermèrent  la  porte  der- 
rière eux  ;  puis  ils  revinrent  se  jeter  dans  la  mêlée, 
qui  était  encore  augmentée  par  l'approche  de  la  char- 
rette. 

Maurice  et  Lorin,  si  miraculeusement  sauvés,  se  rc. 
gardèrent  étonnés,  éblouis. 

Cette  issue  semblait  ménagée  exprès  ;  ils  entrèrent 
dans  une  cour,  et  au  fond  de  cette  cour  trouvèrent  une 
petite  porte  dérobée  qui  donnait  sur  la  rue  SaiMt-Ger- 
main-l'Auxerrois. 

A  ce  moment,  du  pont  au  Change  déboucha  un 
détachement  de  gendarmes  qui  eut  bientôt  balayé  le 
quai,  quoique  de  la  rue  transversale  où  se  tenaient  les 
deux  amis,  on  entendît  pendant  un  instant  une  lutte 
acharnée. 

Es  précédaient  la  charrette  qui  conduisait  à  la  guil- 
lotine la  pauvre  Héloïse. 

—  Au  galop  f  cria  une  voix;  au  galop  ! 

La  charrette  partit  au  galop.  Lorin  aperçut  la  mal- 
heureuse jeune  fille,  debout,  le  sourire  sur  les  lèvres  et 
l'œil  fier.  Mais  il  ne  put  même  échanger  un  geste  avec 
elle  ;  elle  passa  sans  le  voir  auprès  d'un  tourbillon  de 
peuple  qui  criait  : 

—  A  mort,  l'aristocrate  I  A  mort  I 

Et  le  bruit  s'éloigna  décroissant  et  gagnant  les  Tuiie- 
leries. 
En  même  temps,  la  petite  porte  par  où  étaient  sortis 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  43 

Maurice  et  Lorin  se  rouvrit,  et  trois  ou  quatre  musca- 
dins, les  habits  déchirés  et  sanglants,  sortirent.  C'était 
probablement  tout  ce  qui  restait  de  la  petite  troupe.^ 

Le  jeune  homme  blond  surtit  le  dernier. 

—  Hélas  I  dit-il,  cette  cause  est  donc  maudite  ! 

Et,  jetant  son  sabre  ébréché  et  ^nglant,  il  s'élança 
vers  la  rue  des  Lavandières, 


XXVIII 

LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

Maurice  se  hâta  de  rentrer  à  la  section  pour  y  porter 
plainte  contre  Simon. 

Il  est  vrai  qu'avant  de  se  séparer  de  Maurice,  Lorin 
avait  trouvé  un  moyen  plus  expéditif  :  c'était  de  ras- 
sembler quelques  therraopyles,  d'attendre  Simon  à 
sa  première  sortie  du  Temple,  et  de  le  tuer  en  bataille 
rangée. 

Mais  Maurice  s'était  formellement  opposé  à  ce  plan. 

—  Tu  es  perdu,  lui  dit-il,  si  tu  en  viens  aux  voies 
de  fait.  Ecrasons  Simon,  mais  écrasons-le  par  la  léga- 
lité. Ce  doit  être  chose  facile  à  des  légistes. 

î!n  conséquence,  le  lendemain  matin,  Maurice  se 
rendit  à  la  section  et  formula  sa  plainte. 

Maïs  il  fut  bien  étonné  quand  à  la  section  le  président 
lit  la  sourde  oreille,  se  récusant,  disant  qu'il  ne  pou- 


i4  LE    CHEVALIER    DE    MAISON -ROUGE 

vait  prendre  parti  entre  deux  bons  citoyens  animés 
tous  deuji  de  l'amour  de  la  patrie. 

— ■  Bon  I  dit  Maurice,  je  sais  maintenant  ce  qu'il  faut 
faire  pour  mériter  la  réputation  de  bon  citoyen.  Ah  ! 
ah  I  rassembler  le  peuple  pour  assassiner  un  homme 
qui  vous  déplaît,  vous  appelez  cela  être  animé  de  l'a- 
mour de  la  patrie?  Alors  j'en  reviens  au  sentiment  de 
Lorin,  que  j'ai  eu  le  tort  de  combattre.  A  partir  d'au- 
jourd'hui, je  vais  faire  du  patriotisme,  comme  vous 
l'entendez,  et  j'expérimenterai  sur  Simon. 

—  Citoyen  Maurice,  répondit  le  président,  Simon  a 
peut-être  moins  de  torts  que  toi  dans  cette  affaire  ;  il  a 
découvert  une  conspiration,  sans  y  être  appelé  par  ses 
fonctions,  là  où  tu  n'as  rien  vu,  toi  dont  c'éfait  le  de- 
voir de  la  découvrir;  de  plus,  tu  as  des  connivences  de 
hasard  ou  d'intention,  —  lesquelles?  nous  n'en  savons 
rien,  —  mais  tu  en  as  avec  les  ennemis  de  la  nation. 

—  Moi?  dit  Maurice.  Ah!  voilà  du  nouveau,  par 
exemple;  et  avec  qui  donc,  citoyen  président? 

•—  Avec  le  citoyen  Maison -Rouge. 

—  Moi!  dit  Maurice  stupéfait;  moi,  j'ai  des  conni- 
vences avec  le  chevalier  de  Maison-Rouge?  Je  ne  le 
connais  pas,  je  ne  l'ai  jamais... 

— -  On  t'a  vu  lui  parler. 

—  Moi? 

—  Lui  serrer  la  main. 

—  Moi? 

—  Oui. 

—  Où  cela?  quand  cela?...  Citoyen  président,  drt 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  15 

Maurice  emporté  par  la  conviction  de  son  innocence, 
tu  en  as  menti. 

—  Ton  zèle  pour  la  patrie  t'emporte  un  peu  loin,  ci- 
toyen Maurice,  dit  le  président,  et  tu  seras  fâché  tout  à 
l'heure  de  ce  que  tu  viens  de  dire,  quand  je  te  donne- 
rai la  preuve  que  je  n'ai  avancé  que  ia  vérité.  Voici 
trois  rapports  différents  qui  t'accusent. 

—  Allons  donc  t  dit  Maurice;  est-ce  que  vous  pensez 
que  je  suis  assez  niais  pour  croire  à  votre  chevalier  de 
Maison-Rouge? 

—  Et  pourquoi  n'y  croirais-tu  pas  ? 

—  Parce  que  c'est  un  spectre  de  conspirateur  avec 
lequel  vous  tenez  toujours  une  conspiration  prête  pour 
englober  vos  ennemis. 

—  Lis  les  dénonciations. 

—  Je  ne  lirai  rien,  dit  Maurice;  je  proteste  que  je  n'ai 
jamais  vu  le  chevalier  de  Maison  -  Rouge,  et  que  je  ne 
lui  ai  jamais  parlé.  Que  celui  qui  ne  croira  pas  à  ma 
parole  d'honneur  vienne  me  le  dire,  je  sais  ce  que  j'au- 
rai à  lui  répondre. 

Le  président  haussa  les  épaules,  Maurice,  qui  ne 
"voulait  être  en  reste  avec  personne,  en  fit  autant. 

Il  y  eut  quelque  chose  de  sombre  et  de  réservé  pen- 
dant le  reste  de  la  séance 

Après  la  séance,  le  président,  qui  était  un  brave  pa- 
triote élevé  au  premier  rang  du  district  par  le  suffrage 
de  ses  concitoyens,  s'approcha  de  Maurice  et  lui  dit  : 

—  Viens,  Maurice,  j'ai  à  te  parler. 

Maurice  suivit  le  président,  qui  le  conduisit  dans 


\Q  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

un  petit  cabinet  attenant  à  la  chambre  des  séances 
Arrivé  là,  il  le  regarda  en  face,  et  ,lui  posant  la  main 
sur  l'épaule  : 

—  Maurice,  lu/  dit-il,  j'ai  connu,  j'ai  estimé  ton 
père,  ce  qui  fait  que  je  t'e=time  et  je  t'aime.  Maurice, 
crois-moi,  tu  cours  un  grand  danger  en  te  laissant  aller 
au  manque  de  foi,  première  décadence  d'un  esprit 
vraiment  révolutionnaire.  Maurice,  mon  ami,  dès  qu'on 
perd  la  foi,  on  perd  la  fidélité.  Tu  ne  crois  pas  aux  en- 
nemis de  la  nation  :  de  là  vient  que  tu  passes  près 
d'eux  sans  les  voir,  et  que  lu  deviens  l'instrument  de 
leurs  complots  sans  i'en  douter. 

—  Que  diable  !  citoyen,  dit  Maurice,  je  me  connais, 
je  suis  homme  de  cœur,  zélé  patriote;  mais  mon  zèle 
ne  me  rend  pas  fanatique  :  voilà  vingt  conspirations 
prétendues  que  la  République  signe  toutes  du  même 
nom.  Je  demande,  une  fois  pour  toutes,  à  voir  l'édi- 
teur responsable. 

—  Tu  ne  crois  pas  aux  conspirateurs,  Maurice,  dit 
le  président;  eh  bien,  dis-moi,  crois-tu  à  l'œillet  rouge 
pour  lequel  on  a  guillotiné  hier  la  fille  Tison  ? 

Maurice  tressaillit. 

— •  Grois-lu  au  souterrain  pratiqué  dans  le  jardin  du 
Temple  et  communiquant  de  la  cave  de  la  citoyenne 
Plumeau  à  certaine  maison  de  la  rue  de  la  Gorderie? 

—  Non,  dit  Maurice. 

—  Alors,  fais  comme  Thomas  l'apôtre,  va  voir. 

—  Je  ne  suis  pas  de  garde  au  Temple,  et  l'on  ne  me 
laissera  pas  entrer. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  17 

—  Tout  le  mo«de  peut  entrer  au  Temple  maintenant. 

—  Coramerftcela? 

—  Lis  ce  rapport;  puisque  tu  es  si  incrédule,  je  ne 
procéderai  plus  que  par  pièces  officielles. 

—  Gomment!  s'écria  Maurice  lisant  le  rapport, 
c'est  à  ce  point? 

—  Continue. 

—  On  transporte  la  reine  à  la  Conciergerie'/ 

—  Eh  bien?  répondit  le  président. 

—  Ah  I  ah  !  fit  Maurice. 

—  Crois-tu  que  ce  soit  sur  un  rêve,  sur  ce  que  tu 
appelles  une  imagination,  sur  une  billevesée,  que  le 
comité  de  salut  public  ait  adopté  une  si  grave  mesure? 

—  Cette  mesure  a  été  adoptée,  mais  elle  ne  sera  pas 
exécutée,  comme  une  foule  de  mesures  que  j'ai  vu 
prendre,  et  voilà  tout... 

—  Lis  donc  jusqu'au  bout,  dit  le  président. 
Et  il  lui  présenta  un  dernier  papier. 

—  Le  récépissé  de  Richard,  le  geôlier  de  la  Concier- 
gerie! s'écria  Maurice. 

—  Elle  y  a  été  écrouée  à  deux  heures. 
Cette  fois,  Maurice  demeura  pensif. 

— ^La  Commune,  tu  le  sais,  continua  le  président, 
agit  dans  des  vues  profondes.  Elle  s'est  creusée  un  sil- 
lon large  et  droit;  ses  mesures  ne  sont  pas  des  enfan- 
tillages, et  elle  a  mis  en  exécution  ce  principb  de  Crom- 
well  : 

//  ne  faut  frapper  les  rms  qu'à  la  tête. 


48  LE   CHEVALIER   DE  MATSON-ROUGE 

Lis  celte  note  secrète  du  ministre  de  la  police, 

Maurice  lut  : 

t  Attendu  que  nous  avons  la  certitude  que  le  ci-de- 
vant chevalier  de  Maison-Rouge  est  à  Paris;  qu'il  y  a 
été  vu  en  différents  endroits;  qu'il  a  laissé  des  traces 
de  son  passage  en  plusieurs  complots  heureusement 
déjoués,  j'invite  tous  les  chefs  de  section  à  redoubler 
de  surveillance. 

—  Eh  bien?  demanda  le  président. 

—  Il  faut  que  je  te  croie,  citoyen  président,  s'écria 
Mamice. 

Et  il  continua  : 

«  Signalement  du  chevalier  de  Maison-Rouge  :  cinq 
pieds  trois  pouces,  cheveux  blonds,  yeux  bleus,  nez 
droit,  barbe  châtaine,  menton  rond,  voix  douce,  mains 
de  femme. 

j  Trente-cinq  à  trente- six  ans.  » 

Au  signalement,  une  lueur  étrange  passa  à  travers 
l'esprit  de  Maurice  ;  il  songea  à  ce  jeune  homme  qui 
commandait  la  troupe  de  muscadins  qui  les  avait  sau- 
vés la  veille,  Lorin  et  lui,  et  qui  frappait  si  résolu- 
ment sur  les  Marseillais  avec  son  sabre  de  sapeur. 

—  Mordieul  murmura  Maurice,  serait-ce  lui? En  ce 
cas,  la  dénonciation  qui  dit  qu'on  m'a  vu  lui  parler  ne 
serait  point  fausse.  Seulement,  je  ne  me  rappelle  pas 
lui  avoir  serré  la  main. 

—  Eh  bien,  Maurice,  demanda  le  président,  que  di- 
tes-vous de  cela  maintenant,  mon  ami? 

—  Je  dis  que  je  vous  crois,  répondit  Maurice  en  raé- 


LE   CHEVALIER   DE  MATSON-ROUGB  49 

dilant  avec  tristesse;  car.  depuis  quelque  temps,  sans 
savoir  quelle  mauvaise  influence  attristait  sa  vie,  il 
voyait  ^outes  choses  s'assombrir  autour  de  lui. 

—  Ne  joue  pas  ainsi  ta  popularité,  Maurice,  conti- 
nua le  président.  La  popularité,  aujourd'hui,  c'est  la 
vie;  l'impopularité,  prends-y  garde,  c'est  le  soupçon 
de  trahison,  et  le  citoyen  Lindey  ne  peut  pas  être 
soupçonné  d'être  un  traître. 

Maurice  n'avait  rien  à  répondre  à  une  doctrine  qu'il 
sentait  bien  être  la  sienne.  Il  remercia  son  vieil  ami  et 
quitta  la  section. 

—  Ah!  raurmura-t"il,  respirons  un  peu,  c'est  trop 
de  soupçons  et  de  luttes.  Allons  droit  au  repos,  à  l'in- 
nocence et  à  la  joie;  allons  à  Geneviève. 

Et  Maurice  prit  le  chemin  de  la  vieille  rue  Saint-Jac- 
ques. 

Lorsqu'il  arriva  chez  le  maître  tanneur,  Dixmer  et 
Morand  soutenaient  Geneviève,  en  proie  à  une  violente 
attaque  de  nerfs. 

Aus.  i,  au  lieu  de  lui  laisser  l'entrée  libre,  comme 
d'habitude,  un  domestique  lui  barra-t-il  le  passage. 

—  Annonce-moi  toujours,  dit  Maurice  inquiet,  et,  si 
Dixmer  ne  peut  pas  me  recevoir  en  ce  moment,  je  me 
retirerai . 

Le  domestique  entra  dans  le  petit  pavillon  tandis 
que  lui,  Maurice,  demeurait  dans  le  jardin. 

11  lui  sembla  qu'il  se  passait  quelque  chost,  d'étrange 
dani»  la  maison.  Les  ouvriers  tanneurs  n'étaient  pointa 
leur  ouvrage,  et  traversaient  le  jardin  d'un  air  inquiet. 


20  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGB 

])ixmer  revint  lisi-même  jusqu'à  la  porte. 

—  Entrez,  dit-il,  cher  Maurice,  entrez;  vous  n'êtes 
pas  de  ceux  pour  qui  la  porte  est  fermée. 

—  Mai^  qu'y  a-t-il  donc?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Geneviève  est  souffrante,  dit  Dixmer,  p'us  que 
souffrante,  car  elle  délire. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria  le  jeune  homme,  ému  de 
retrouver  là  encore  le  trouble  et  la  souffrance .  Qu'a- 
t-elle  donc? 

—  Vous  savez,  mon  cher,  reprit  Dixm-er,  aux  mala- 
dies des  femmes,  personne  ne  connaît  rien,  et  surtout 
le  mari. 

Geneviève  était  renversée  sur  une  espèce  de  chaise 
longue.  Près  d'elle  était  Morand,  qui  lui  faisait  respirer 
des  sels, 

—  Eh  bien?  demanda  Dixmer. 

—  Toujours  la  même  chose,  reprit  Morand. 

—  Héloïsel  Héloïsel  murmura  la  jeune  femme  à 
travers  ses  lèvres  blanches  et  ses  dents  serrées. 

—  Héloïsel  répéta  Maurice  avec  étonnement.  • 

—  Ehl  mon  Dieu,  oui,  reprit  vivement  Dixmer, 
Geneviève  a  eu  le  malheur  de  sortir  hier  et  de  voir  pas- 
ser cette  malheureuse  charrette  avec  une  pauvre  fille, 
nommée  Héloïse,  que  l'on  conduisait  à  la  guillotine. 
Depuis  ce  moment-là,  elle  a  eu  cinq  ou  six  attaques 
de  nerfs,  et  ne  fait  que  répéter  ce  nom. 

—  Ce  qui  l'a  frappée  surtout,  c'est  qu'elle  a  reconnu 
dans  cette  fille  h  bouquetière  qui  lui  a  vendu  les  œil- 
lets que  vous  savez. 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  21 

—  Certainement  que  je  sais,  puisqu'ils  ont  failli  me 
faire  Cv  uper  le  cou. 

—  Oui,  nous  avons  su  tout  cela,  cher  Maurice,  et 
croyez  bien  que  nous  avons  été  on  ne  peut  pas  plus  ef- 
frayés; mais  înorand  était  à  la  séance,  et  il  vous  a  vu 
sortir  en  liberté. 

—  Silence!  dit  Maurice,  la  voilà  qui  parle  encore, 
je  crois. 

—  Oh  !  des  mots  entrecoupés,  inintelligibles,  reprit 
Dixmer. 

—  Maurice  !  murmura  Geneviève  ;  ils  vont  tuer 
Maurice.  A  lui!  chevalier,  à  luil 

Un  silence  profond  succéda  à  ces  paroles. 

—■  Maison  -  Rouge,  murmura  encore  Geneviève; 
Maison- Rouge! 

Maurice  sentit  comme  un  éclair  de  soupçon  ;  mais  ce 
n'était  qu'un  éclair.  D'ailleurs,  il  était  trop  ému  de  la 
souffrance  de  Geneviève  pour  commenter  ces  quelques 
paroles. 

—  Avez-vous  appelé  un  médecin?  demanda-t-il. 

—  Oh  !  ce  ne  sera  rien,  reprit  Dixmer  ;  un  peu  de 
délire,  voilà  tout. 

Et  il  serra  si  violemment  le  bras  d  sa  femme ,  que  Ge- 
neviève revint  à  elle  et  ouvrit,  en  jetant  un  léger  cri,  ses 
yeux  qu'elle  avait  constamment  tenus  fermés  jusque-là. 

-"•Ah!  vous  voilà  tous,  dit-elle,  et  Maurice  avec 
vous.  Oh  !  je  suis  heureuse  de  vous  voir,  mon  ami;  si 
vous  saviez  comme  j'ai... 

Elle  se  reprit  • 


22  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Comme  dous  avons  souffert  depuis  deux  jours  ! 

—  Oui,  dit  Maurice,  nous  voilà  tous  ;  rassurez- vous 
donc  et  ne  ""ous  faites  plus  de  terreurs  pareilles.  Il  y  a 
surtout  un  nom,  voyez-vous, 'qu'il  faudrait  vous  désha- 
bituer de  prononcer,  attendu  qu'en  ce  moment  il  n'est 
pas  en  odeur  de  sainteté. 

—  Et  lequel?  demanda  vivement  Geneviève. 

—  C'est  celui  du  chevalier  de  IMaison-Rouge. 

—  J'ai  nommé  le  chevalier  de  Maison-Rouge,  moi? 
dit  Geneviève  épouvantée, 

—  Sans  doute,  répondit  Dixraer  avec  un  rire  forcé; 
mais,  vous  comprenez,  Maurice,  il  n'y  a  rien  là  d'éton- 
nant, puisqu'on  dit  publiquement  qu'il  était  complice 
de  la  fille  Tison,  et  que  c'est  lui  qui  a  dirigé  la  tentative 
d'enlèvement  qui,  par  bonheur,  a  échoué  hier. 

—  Je  ne  dis  pas  qu'il  y  a  quelque  chose  d'étonnant 
à  cela,  répondit  Maurice;  je  dis  seulement  qu'il  n'a 
qu'à  se  bien  cacher. 

—  Qui?  demanda  Dixmer.' 

—  Le  chevalier  de  Maison-Rouge,  parbleu!  la  Com- 
mune le  cherche,  et  ses  limiers  ont  le  nez  fin. 

— '  Pourvu  qu'on  l'arrête,  dit  Morand,  avant  qu'il 
accomphsse  quelque  nouvelle  entreprise  qui  réussira 
mieux  que  la  dernière. 

—  En  tout  cas,  dit  Maurice,  ce  ne  sera  pas  en  faveur 
de  l?i  reine. 

~-  Et  pourquoi  cela?  demanda  Morand. 

—  Parce  que  la  reine  est  désormais  à  l'abri  de  ses 
coups  de  main. 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  23 

—  Et  OÙ  est-elle  donc?  demanda  Dixmer 

—  A  la  Conciergerie,  répondit  Mauribtj,  ou  l'y  a 
transférée  cette  niiit. 

Dixmer,  Murani  et  Geneviève  poussèrent  iîîi  cri  que 
Maurice  prit  pour  une  exclamation  de  surprise. 

—  Ainsi,  vous  voyez,  continua-t-il,  adieu  les  plans 
du  chevalier  de  la  reine  I  La  Conciergerie  est  plus  sûre 
que  le  Temple. 

Morand  et  Dixmer  échangèrent  un  regard  qui  échappa 
à  Maurice. 

—  Ah  I  mon  Dieu  1  s'écria-t-il,  voilà  encore  ma- 
dame Dixmer  qui  pâlit. 

—  Geneviève ,  dit  Dixmer  à  sa  femme,  il  faut  te 
mettra  au  ht,  mon  enfant,  tu  souffres. 

Maurice  comprit  qu'on  le  congédiait,  il  baisa  la  main 
de  Geneviève *(Bt  sortit. 

Morand  sortit  avec  lui  et  l'accompagna  jusqu'à  la 
vieille  rue  Saint- Jacques. 

Là,  il  le  quitta  pour  aller  dire  quelques  mots  à  une 
espèce  de  domestique  qui  tenait  un  cheval  tout  sellé. 

Maurice  était  si  préoccupé,  qu'il  ne  demanda  pas 
même  à  Morand,  auquel  d'ailleurs  il  n'avait  pas  adressé 
un  mot  depuis  qu'ils  étaient  sortis  ensemble  de  la  mai- 
son, qui  était  cet  homme  et  que  faisait  là  ce  cheval. 

Il  prit  h  ruedes  Fossés-Saint-Victor  et  gagna  les  quais. 

—  C  est  étrange,  se  disait-il  tout  en  marchant.  Est- 
ce  mon  esprit  qui  s'affaiblit?  sont-ce  les  événements 
qui  prennent  de  la  gravité?  mais  tout  m'apparaît  grossi 
comme  à  travers  un  microscope. 


24  LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

Et,  pour  retrouver  un  peu  de  calme,  Maurice  pré- 
senta son  front  à  la  brise  du  soir,  et  s'appuya  sur  le 
parapet  du  pont. 


XXÎX 

LA   PATROUILLE 

Comme  il  achevait  en  lui-même  cette  réflexion,  tout 
en  regardant  l'eau  couler  avec  cette  attention  mélan- 
colique dont  on  retrouve  les  symptômes  chez  tout  Pa- 
risien pur,  Maurice,  appuyé  au  parapet  du  pont,  en- 
tendit une  petite  troupe  qui  venait  à  lui  d'un  pas  égal, 
comme  pourrait  être  celui  d'une  patrouille. 

Il  se  retourna  ;  c'était  une  compagnie  de  la  garde 
nationale  qui  arrivait  par  l'autre  extrémité.  Au  milieu 
de  l'obscurité,  Maurice  crut  reconnaître  Lorin. 

C'était  lui,  en  effet.  Dès  qu'il  l'aperçut,  il  courut  à 
lui  les  bras  ouverts  ; 

—  Enfin,  s'écria  Lorin,  c'est  toi.  Morbleu!  ce  n'est 
pas  sans  peine  que  l'on  te  rejoint  ; 

Mais,  puisque  je  retrouve  un  ami  si  fidèle, 
Ma  fortune  ra  prendre  une  face  nouvelle. 

Cette  fois,  tu  ne  te  plaindras  pas,  j'espère;  je  te 
donne  du  Racine  au  lieu  de  te  donner  du  Lorin. 

—  Que  viens-tu  donc  faire  par-ici  en  patrouille?  de- 
manda Maurice,  que  tout  inquiétait. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  25 

™-  Je  suis  chef  d'expédition,  mon  ami;  il  s'agit  de 
rétablir  sur  sa  base  primitive  notre  réputation  ébranlée. 
Puis,  se  retournant  vers  sa  compagnie  : 

—  Portez  armes  f  présentez  armes  !  haut  les  armes  ! 
dit-il.  La,  mes  enfants,  il  ne  fait  pas  encore  nuit  assez 
noire.  Causez  de  vos  petites  affaires,  nous  allons  causer 
des  nôtres. 

Puis,  revenant  à  Maurice  : 

—  J'ai  appris  aujourd'hui  à  la  section  deux  grandes 
nouvelles,  continua  Lorin. 

—  Lesquelles? 

—  La  première,  c'est  que  nous  commençons  à  être 
suspects,  toi  et  moi. 

—  Je  lésais.  Après? 

—  Ah!  tu  le  sais? 

—  Oui. 

—  La  seconde,  c'est  que  toute  la  conspiration  à 
l'œillet  a  été  conduite  par  le  chevalier  de  Maison-Rouge. 

—  Je  le  sais  encore . 

—  Mais  ce  que  tu  ne  sais  pas,  c'est  que  la  conspira- 
tion de  l'œillet  rouge  et  celle  du  souterrain  ne  faisaient 
qu'une  seule  conspiration. 

—  Je  le  sais  encore. 

—  Alors  passons  à  une  troisième  nouvelle  ;  tu  ne  la 
sais  pas,  celle-là,  j'en  suis  sûr.  Nous  allons  prendre  ce 
soir  le  chevalier  de  Maison-Rouge. 

—  Prendre  le  chevalier  de  Maison-Rouge  ? 

—  Oui. 

~  Tu  t'es  donc  fait  gendarme? 

Ji.  8 


26  LE  CHEVALIER  DE  MATSON-ROUGE 

—  Non;  mais  je  suis  patriote.  Un  patriote  se  doit  à 
sa  patrie.  Or,  ma  patrie  est  abominablement  ravagée 
parce  chevalier  de  Maison-Rouge,  qui  fait  complots «ur 
complots.  Or,  /a  patrie  m'ordonne  à  moi  qui,  suis  an 
patriote,  de  la  débarrasser  du  susdit  chevalier  de  Mai- 
son Rouge  qui  la  gêne  horriblement,  et  j'obéis  à  la  pa- 
trie. 

—  C'est  égal,  dit  Maurice,  il  est  singulier  que  tu  te 
charges  d'une  pareille  commission. 

—  Je  ne  m'en  suis  pas  chargé,  on  m'en  a  chargé  ; 
mais,  d'ailleurs,  je  dois  dire  que  je  l'eusse  briguôe,  la 
commission.  Il  nous  faut  un  coup  éclatant  pour  nous 
réhabiliter,  attendu  que  notre  réhabilitation,  c'est  non- 
seulement  la  sécurité  de  notre  existence,  mais  encore 
le  droit  de  mettre  à  la  première  occasion  six  pouces  de 
lame  dans  le  ventre  de  cet  affreux  Simon. 

—  Mais  comment  a-t-on  su  que  c'était  le  chevalier 
de  Maison-Rouge  qui  était  à  la  tête  de  la  conspiration 
du  souterrain  ? 

—  Ce  n'est  pas  encore  bien  sûr,  mais  on  le  présume. 

—  Ahl  vous  procédez  par  induction? 

—  Nous  procédons  par  certitude. 

—  Comment  ar^ransres-tu  tout  cela?  Voyons;  car 
snfm... 

—  Écoute  bien.. 

—  Je  t'écoute. 

—  A  peine  ai -je  entendu  crier  :  «Gra^^âe  conspiration 
découverte  par  le  citoyen  Simon...  (cette  canaille  de 
Simon  I  il  est  partout,  ce  misérable  I)  »  que  j'ai  voulu 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  27 

juger  de  la  vérité  par  moi-même.  Or,  on  parlait  d'ua 
souterrain. 

—  Existe-t-il? 

—  Olî  !  il  existe,  je  l'ai  vu, 

Vu,  de  mes  d^x  yeux  vu,  ce  qui  s'appelle  vui 

Tiens,  pourquoi  ne  siffles-tu  pas  ? 

—  Parce  que  c'est  du  Molière,  et  que,  je  te  l'avoue 
d'ailleurs,  les  circonstances  me  paraissent  un  peu  graves 
pour  plaisanter. 

—  Eh  bien,  de  quoi  plaisantera- 1- on,  alors,  si  l'on 
ne  plaisante  pas  des  choses  graves? 

—  Tu  dis  donc  que  tu  as  vu.. . 

—  Le  souterrain....  Je  répète  que  j'ai  vu  le  sou- 
terrain, que  je  l'ai  parcouru,  et  qu'il  correspondait  de 
la  cave  de  la  citoyenne  Plumeau  à  une  maison  de  la  rue 
de  la  Gorderie,  à  la  maison  n"  12  ou  14,  je  ne  me  le 
rappelle  plus  bien. 

*  —  Vrai  I  Lorin,  tu  l'as  parcouru!... 

—  Dans  toute  sa  longueur,  et,  ma  foi  f  je  t'assure 
que  c'était  un  boyau  fort  joliment  taillé  ;  de  plus,  il 
était  coupé  par  trois  grilles  en  fer,  que  l'on  a  été  obligé 
de  déchausser  les  unes  après  les  autres;  mais  qui,  dans 
le  cas  où  les  conjurés  auraient  réussi,  leur  eussent 
donné  fout  le  temps,  en  sacrifiant  trois  ou  quatre  des 
leurs.,  de  mettre  madame  veuve  Capet  en  lieu  de  sû- 
reté. Heureusement,  il  n'en  est  pas  ainsi,  et  cet  affreux 
Simon  a  encore  découvert  celle-là. 


28  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Mais  il  me  semble,  dit  Maurice,  que  ceux  qu'on 
aurait  dû  arrêter  d'abord  étaient  les  habitants  de  cette 
maison  de  la  rue  de  la  Corderie. 

—  C'est  ce  que  l'on  aurait  fait  aussi  si  l'on  n'eût 
pas  trouvé  la  maison  parfaitement  dénuée  de  loca" 
laires. 

—  IMais  enfin,  cette  maison  appartient  à  quelqu'un? 

—  Oui,  à  un  nouveau  propriétaire,  mais  personne 
ne  le  connaissait  ;  o«  savait  que  la  maison  avait  changé 
de  maître  depuis  quinze  jours  ou  trois  semaines,  voilà 
tout.  Les  voisins  avaient  bien  entendu  du  bruit;  mais, 
comme  la  maison  était  vieille,  ils  avaient  cru  qu'on 
travaillait  aux  réparations.  Quant  à  l'autre  proprié- 
taire, il  avait  quitté  Paris. 

J'arrivai  sur  ces  entrefaites. 

«  —  Pour  Dieu  I  dis-je  à  Santerre  en  le  tirant  ii  part, 
vous  êtes  tous  bien  embarrassés. 

î  —  C'est  vrai,  répondit-il,  nous  le  sommes. 

s  —  Cette  maison  a  été  vendue,  n'est-ce  pas? 

»  —  Oui. 

»  —  Il  y  a  quinze  jours? 

s  —  Quinze  jours  ou  trois  semaines. 

j  —  Vendue  par  devant  notaire? 

s  —  Oui. 

»  —  Eh  bien,  il  faut  chercher  chez  tous  les  notaires 
de  Paris,  savoir  lequel  a  vendu  cette  maison  et  se  faire 
communiquer  l'acte.  On  verra  dessus  le  nom  et  le  do- 
micile de  l'acheteur. 

—  A  la  bonne  heure  I  c'est  un  conseil  cela,  dit  San- 


LE    CHEVALIER    DE    MAÏSON-ROUGE  29 

terre,  et  voilà  pourtant  un  homme  qu'on  accuse  d'être 
un  mauvais  patriote.  Lorin,  Lorinl  je  te  réhabiliteraij 
0»  le  diable  me  brûle. 

—  Bref,  continua  Lorin,  ce  qui  fut  dit  fut  fait.  On 
chercha  le  notaire,  on  retrouva  l'acte,  et,  sur  l'acte,  le 
nom  et  le  domicile  du  coupable.  Alors  Santerre  m'a 
tenu  parole,  il  m'a  désigné  pour  l'arrêter, 

—  Et  cet  homme,  c'était  le  chevalier  de  3Iaison- 
Rouge  ? 

—  Non  pas ,  son  complice  seulement ,  c'est-à-dire 
probablement. 

—  Mais  alors  comment  dis-tu  que  vous  allez  arrêter 
le  chevalier  de  Maison-Rouge? 

—  Nous  allons  les  arrêter  tous  ensemble. 

—  D'abord,  connais -tu  ce  chevalier  de  Maison- 
Rouge  ? 

—  A  merveille. 

—  Tu  as  donc  son  signalement? 

—  Parbleu  f  Santerre  me  l'a  donné.  Cinq  pieds  deux 
ou  trois  pouces,  cheveux  blonds,  yeux  bleus,  nez  droit, 
barbe  châtaine;  d'ailleurs,  je  l'ai  vu. 

—  Quand? 

—  Aujourd'hui  même. 

—  Tu  l'as  vu? 

—  Et  loi  aussi. 
3Iaurice  tressaillit. 

—  Ce  petit  jeune  homme  blond  qui  nous  a  délivrés 
ce  matin,  tu  sais,  celui  qui  commandait  la  troupe  des 
muscadins,  qui  tapait  si  dur. 

u  g. 


30  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGB 

—  C  elail  donc  lui?  demanda  Maurice. 

-:-  Lui-même.  On  l'a  suivi  et  on  l'a  perdu  dans  les 
environs  du  domicile  de  notre  propriétaire  de  la  rue  de 
la  CorJerie;  de  sorte  qu'on  présume  qu'ils  logent  en- 
semble. 

—  En  effet,  c'est  proJnble. 

—  C'est  sûr. 

—  Mais  il  me  semble,  Lorin,  ajouta  Maurice,  que,  si 
tu  arrêtes  ce  soir  celai  qui  nous  a  sauvés  ce  matin,  tu 
manques  quelque  peu  de  reconnaissance. 

—  Allons  donc  1  dit  Lorin.  Est-ce  que  tu  crois  qu'il 
nous  a  sauvés  pour  nous  sauver  ? 

—  Et  pourquoi  donc? 

—  Pas  du  tout.  Ils  étaient  embusqués  là  pour  enle- 
ver la  pauvre  Héloïse  ïison  quand  elle  passerait.  Nos 
égorgeurs  les  gênaient,  ils  sont  tombés  sur  nos  égor- 
geurs.  Nous  avons  été  sauvés  par  contre-coup.  Or, 
comme  tout  est  dans  l'intention,  et  que  l'intention  n'y 
était  pas,  je  n'ai  pas  à  me  reprocher  la  plus  petite 
ingratitude.  D'ailleurs,  vois-tu,  Maurice,  le  point  ca- 
pital c'est  la  nécessité  ;  et  il  y  a  nécessité  à  ce  que  nous 
nous  réhabilitions  par  un  coup  d'éclat.  J'ai  répondu  de 
toi. 

—  A  qui  ? 

—  A  Santerre;  il  sait  que  tu  commandes  l'expé- 
dition. 

—  Gomment  cela  ? 

»  —  Es-tu  sûr  d'arrêter  les  coupables?  a-t-il  dit, 
«  —  Oui,  ai-je  répondu,  si  Ma'irice  en  est. 


LE   CHEVALIER   DE   MAÎSON-ROUGE  31 

»  —  Mais  es-tu  sûr  de  Maurice?  Depuis  quelque 
temps  il  tiédit. 

,  —  Ceux  qui  disent  cela  se  trompent,  Maurice  ne 
tiédit  pas  plus  que  moi. 

j  —  Et  tu  en  réponds? 

j  —  Gomme  de  moi-même. 

—  Alors  j'ai  passé  chez  toi,  mais  je  ne  t'ai  pas 
trouvé;  j'ai  pris  ensuite  ce  chemin,  d'abord  parce  que 
c'était  le  mien,  et  ensuite  parce  que  c'était  celui  que 
tu  prends  d'ordinaire;  enfin,  je  t'ai  rencontré,  te  voilà  : 
en  avant,  marche  f 

La  victoire  en  chantant 
Nous  ouvre  la  barrière.,, 

—  Mon  cher  Lorin,  j'en  suis  désespéré,  mais  je  ne 
me  sens  pas  le  moindre  goût  pour  cette  expédition;  tu 
diras  que  tu  ne  m'as  pas  rencontré. 

—  Impossible  I  tous  nos  hommes  t'ont  vu. 

—  Eh  bien,  tu  diras  que  tu  m'as  rencontré  et  que  jo 
n'ai  pas  voulu  être  des  vôtres. 

—  Impossible  encore. 

—  Et  pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que,  cette  fois,  tu  ne  seras  pas  un  tiède, 
mais  un  suspect...  Et  tu  sais  ce  qu'on  en  fait,  des  sus- 
pects •  on  les  conduit  sur  la  place  de  la  Révolution  et 
on  les»  invite  à  saluer  la  statue  de  la  Liberté;  seule- 
ment, au  lieu  de  saluer  avec  le  chapeau,  ils  saluent 
avec  la  tête. 

= —  Eh  bien,  Lorin,  U  arrivera  ce  qu'il  pourra;  mais, 


32  LE   CHEVALIER    DE    MAlSON-ROUGE 

en  vérité,  cela  te  paraîtra  sans  doute  étrange,  ce  que  je 
vais  te  dii  e  là  ? 

Lorin  ouvrit  de  grands  yeux  et  regarda  Maurice. 

—  Eh  bien,  reprit  Maurice,  je  suis  dégoûté  de  la  vie. ., 
Lorin  éclata  de  rire. 

—  Bon  i  dit- il;  nous  sommes  en  bisbille  avec  notra 
bien-aimée,  et  cela  nous  donne  des  idées  mélancoliques. 
Allons,  bel  Amadis  I  redevenons  un  homme,  et  de  là 
nous  passerons  au  citoyen  ;  moi,  au  contraire,  je  ne  suis 
jamais  meilleur  patriote  que  lorsque  je  suis  en  brouille 
avec  Arthémise.  A  propos,  Sa  Divinité  la  déesse  Raiscn 
te  dit  des  millions  de  choses  gracieuses. 

—  Tu  la  remercieras  de  ma  part.  Adieu,  Lorin, 

—  Gomment,  adieu? 

—  Oui,  je  m'en  vais. 

—  Où  vas-tu? 

—  Chez  moi,  parbleu  I 

■ —  Maurice,  tu  te  perds. 

—  Je  m'en  moque. 

—  Maurice,  réfléchis,  ami,  réfléchis.' 

—  C'est  fait. 

—  Je  ne  t'ai  pas  tout  répété. . . 

—  Tout,  quoi? 

—  Tout  ce  que  m'avait  dit  Santerre. 

—  Qiie  t'a-t-il  dit? 

—  Quand  je  t'ai  demandé  comme  chef  de  l'expédi- 
tion, il  m'a  dit: 

—  Prends  gardai 

—  A  qui  ? 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  33 

»  —  A  Maurice. 

—  A  moi? 

—  Oui.  €  Maurice,  a-t-il  ajouté,  va  bien  souvent 
dans  ce  quartier-là.  » 

—  Dans  quel  quartier  ? 

—  Dans  celui  de  Maison-Rouge. 

—  Gomment  !  s'écria  Maurice,  c'est  par  ici  qu'il  se 
eache? 

—  On  le  présume,  du  moins,  puisque  c'est  par  ici 
que  loge  son  complice  présumé,  l'acheteur  de  la  maison, 
de  la  rue  de  la  Gorderie. 

•—  Faubourg  Victor?  demanda  Maurice. 

—  Oui,  faubourg  Victor. 

—  Et  dans  quelle  rue  du  faubourg? 

—  Dans  la  vieille  rue  Saint-Jacques. 

—  Ah  I  mon  Dieu  I  murmura  Maurice  ébloui  coïnma 
par  un  éclair. 

Et  il  porta  sa  main  à  ses  yeux. 
Puis,  au  bout  d'un  instant,  et  comme  si  pendant  cet 
instant  il  avait  appelé  tout  son  courage  : 

—  Son  état?  dit-il. 

—  Maître  tanneur. 

—  Et  son  nom? 

—  Dixmer. 

—  Tu  as  raison,  Lorin,  dit  Maurice  comprimant 
msqu'à  l'apparence  de  l'émotion  par  la  force  de  "îa 
volonté;  je  vais  avec  vous. 

—  Et  tu  fais  bien.  Es-tu  armé? 

•—  J'ai  mon  sabre,  comme  toujours. 


34  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGB 

' —  Prends  encore  ces  deux  pistolets  : 

—  Et  toi? 

—  Moi,  j'ai  ma  carabine.  Portez  ai'mesl  armes  bras! 
en  ayant»  marche  f 

La  patrouille  S8  remît  en  marche,  accompagnée  de 
Maurice,  qui  marchait  près  de  Lorin,  et  précédée  d'un 
homme  vêtu  de  gris  qui  la  dirigeait  :  c'était  l'homme 
de  la  police. 

De  temps  en  temps  on  voyait  se  détacher  des  angles 
des  rues  ou  des  portes  des  maisons  une  espèce  d'ombre 
qui  venait  échanger  quelques  paroles  avecl'hom.me  vêtu 
de  gris;  c'étaient  des  surveillants. 

On  arriva  à  la  ruelle.  L'homme  gris  n'hésita  pa§  un 
seul  instant;  il  était  bien  renseigné  :  il  prit  la  ruelle. 

Devant  la  porte  du  jardhi  par  laquelle  on  avait  fait 
entrer  Maurice  garrotté,  il  s'arrêta. 

—  C'est  ici,  dit-il. 

—  C'est  ici,  quoi?  demanda  Lorin. 

—  C'est  ici  que  nous  trouverons  les  deux  chefs. 
Maurice  s'appuya  au  mur,  il  lui  sembla  qu'il  allait 

tomber  à  la  renverse. 

— Maintenant,  dit  l'homme  gris,  il  y  a  trois  entrées: 
l'entrée  principale,  celle-ci,  et  une  entrée  qui  donne  dans 
an  pavillon.  J'entrerai  avec  six  ou  huit  hommes  par 
l'entrée  principale;  gardez  cette  entrée-ci  avec  quatre 
ou  cinq  hommes,  et  mettez  trois  hommes  sûrs  à  la  sor- 
tie du  pavillon. 

—  Moi,  dit  Maurice,  je  vais  passer  par-dessus  le  ^nur 
et  je  veillerai  dans  le  jardin. 


L2   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGS  35 

—  A  irerveille,  dit  Lorin,  d'autant  plus  que,  de  l'ia- 
térieur,  tu  nous  ouvriras  la  porte. 

—  Volontiers,  dit  Maurice.  Mais  n'allez  pas  dégar- 
nir le  passage  et  venir  sans  que  je  vous  appelle.  Tout 
ce  qui  se  passera  dans  l'intérieur,  je  le  verrai  du  jardin. 

—  Tu  connais  donc  la  maison?  demanda  Lorin. 

—  Autrefois,  j'ai  voulu  l'acheter. 

Lorin  embusqua  ses  hommes  dans  les  angles  des 
haies,  dans  les  encoignures  des  portes,  tandis  que  l'a- 
gent de  police  s'éloignait  avec  huit  ou  dix  gardes  natio- 
naux pour  forcer,  comme  il  l'avait  dit,  l'entrée  princi- 
pale. 

Au  bout  d'un  instant,  le  bruit  de  leurs  pas  s'était 
éteint  sans  avoir,  dans  ce  désert,  éveillé  la  moindi'e 
attention. 

Les  hommes  de  Maurice  étaient  à  leur  poste  et 
s'effaçaient  de  leur  mieux.  On  eût  juré  que  tout  était 
tranquille  et  qu'il  ne  se  passait  rien  d'extraordinaire 
dans  la  vieille  rue  Saint-Jacques. 

Maurice  commença  donc  d'enjamber  le  mur. 

—  Attends,  dit  Lorin. 

—  Quoi? 

—  Et  le  mot  d'ordre. 

—  C'est  juste. 

—  Œillet  et  souterrain.  Arrête  tous  ceux  qui  ne  te 
diront  pas  ces  deux  mots.  Laisse  passer  tous  ceux  qui 
tô  les  diront   Voilà  la  consigne. 

—  Merci,  dit  Maurice. 

Et  11  sauta  du  haut  du  mur  dans  le  jardia. 


30  tE   CHEVALIER    DE   MAI80N-R  OUGT?^ 

XXX 

CEILLET   ET    SOUTERRAIN 

Le  premier  coup  avait  été  terrible,  et  il  avait  fallu  à 
]\ïaurice  toute  la  puissance  qu'il  avait  sur  lui-même 
pour  cacher  à  Lorin  le  bouleversement  qui  s'était  fait 
dans  toute  sa  personne  ;  mais,  une  fois  dans  le  jardin, 
une  fois  seul,  une  fois  dans  le  silence  de  la  nuit,  son 
esprit  devint  plus  calme,  et  ses  idées,  au  lieu  de  rou- 
ler désordonnées  dans  son  cerveau,  se  présentèrent  à 
son  esprit  et  purent  être  commentées  par  sa  raison. 

Quoi  I  cette  maison  que  Maurice  avait  si  souvent  visi- 
tée avec  le  plaisir  le  plus  pur,  cette  maison  dont  il  avait 
fait  son  paradis  sur  la  terre,  n'était  qu'un  repaire  de 
sanglantes  intrigues  l  Tout  ce  bon  accueil  fait  à  son  ar- 
dente amitié,  c'était  de  l'hypocrisie;  tout  cet  amour 
de  Geneviève,  c'était  de  la  peur  1 

On  connaît  la  distribution  de  ce  jardin,  oîi  plus  d'une 
fois  nos  lecteurs  ont  suivi  nos  jeunes  gens.  Maurice  se 
glissa  de  massif  en  massif  jusqu'à  ce  qu'il  fût  abrité 
contre  les  rayons  de  la  lune  par  l'ombre  de  cette  espèce 
de  serre  dans  laquelle  il  avait  été  enfermé  le  premier 
jour  où  il  avait  pénétré  dans  la  maison. 

Cette  serre  était  en  face  du  pavillon  qu'habitait  Gene- 
viève. 

Mais,  ce  soir-là,  au  lieu  d'éclairer  isolée  et  immobile 
la  chambre  de  la  jeune  femme,  la  lumière  se  prome- 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  37 

naît  d'une  fenêtre  à  l'autre.  Maurice  aperçut  Geneviève 
à  travers  un  rideau  soulevé  à  moitié  par  accident;  elle 
entassait  à  la  hâte  des  effets  dans  un  porte- manteau,  et 
il  vit  avec  étonnement  briller  des  armes  dans  ses  mains. 

Il  se  souleva  sur  une  borne  afin  de  mieux  plonger 
4es  regards  dans  la  chambre.  Un  grand  feu  brillait  dans 
latre  et  attira  son  attention;  c'étaient  des  papiers  que 
Geneviève  brûlait. 

En  ce  moment  une  porte  s'ouvrit,  et  un  jeune  homme 
entra  chez  Geneviève. 

La  première  idée  de  Maurice  fut  que  cet  homme  était 
Dixmer. 

La  jeune  femme  courut  à  lui,  saisit  ses  mains,  et 
tous  deux  se  tinrent  un  instant  en  face  l'un  de  l'autre, 
paraissant  en  proie  à  une  vive  émotion.  Quelle  était 
cette  émotion  ?  Maurice  ne  pouvait  le  deviner,  le  bruit 
de  leur  parole  n'arrivait  pas  jusqu'à  lui. 

Mais  tout  à  coup  Maurice  mesura  sa  taille  des  yeux, 

—  Ce  n'est  pas  Dixmer,  murmura-t-il. 

En  effet  celui  qui  venait  d'entrer  était  mince  et  de 
petite  taille;  Dixmer  était  grand  et  fort. 

La  jalousie  est  un  actif  stimulant;  en  une  minute 
Maurice  avait  supputé  la  taille  de  l'inconnu  à  une  ligne 
près,  et  analysé  la  silhouette  du  mari. 

—  Ce  n'est  pas  Dixmer,  murmura-t-il,  comme  s'il 
eût  été  obligé  de  se  le  redire  à  lui-même  pour  être  con- 
vaincu de  la  perfidie  de  Geneviève. 

Il  se  rapprocha  de  la  fenêtre,  mais  plus  il  se  rappro- 
chait moins  il  voyait  :  son  front  était  en  feu. 
II.  a 


38  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-RODGE 

Son  pied  heurta  une  échelle;  la  fenêtre  avait  sept  ou 
huit  pieds  de  hauteur,  il  prit  l'échelle  et  alla  la  dresser 
contre  la  muraille. 

Il  monta,  colla  son  œil  à  la  fente  du  rideau. 

L'inconnu  de  la  chambre  de  Geneviève  était  ur;  Jeune 
homm^de  vingt- sept  ou  vingt-huit  ans,  à  l'œil  bleu,  à 
la  tournure  élégante;  il  tenait  les  mains  de  la  jeune 
femme,  et  lui  parlait  tout  en  essuyant  les  larmes  qui 
voilaient  le  charmant  regard  de  Geneviève. 

Un  léger  bruit  que  fit  Maurice  amena  le  jeune  homme 
à  tourner  la  tête  du  côté  de  la  fenêtre. 

Maurice  retint  un  cri  de  surprise,  il  venait  de  recon- 
naître son  sauveur  mystérieux  de  la  place  du  Châtelet. 

En  ce  moment  Geneviève  retira  ses  mains  de  celles 
de  l'inconnu.  Geneviève  s'avança  vers  la  cheminée,  et 
s'assura  que  tous  les  papiers  étaient  consumés. 

Maurice  ne  put  se  contenir  davantage;  toutes  les 
terrible?  passions  qui  torturent  l'homme,  l'amour,  la 
vengeance,  la  jalousie,  lui  étreignaient  le  cœur  de  leurs 
dents  de  feu.  11  saisit  son  temps,  repoussa  violemment 
la  croisée  mal  fermée  et  sauta  dans  la  chambre. 

Au  même  instant  deux  pistolets  se  posèrent  sur  sa 
poitrine. 

Geneviève  s'était  retournée  au  bruit;  elle  resta  muette 
en  apercevant  Maurice. 

—  Monsieur,  dit  froidement  le  jeune  républicain  à 
celui  qui  tenait  deux  fois  sa  vie  au  bout  de  ces  armes, 
monsieur,  vous  êtes  le  chevalier  de  Maison-Rouge? 

—  Et  quand  cela  serait?  répondit  le  chevalier. 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  39 

—  Ohf  c'est  que  si  cela  est,  vous  êtes  un  homme 
brave  et  par  conséquent  un  homme  calme,  et  je  vais 
vous  dire  deux  mots, 

—  Parlez,  dit  le  chevaiier  sans  détourner  ses  pis- 
tolets. 

—  Vous  pouvez  me  tuer,  mais  vous  ne  me  tuerez 
pas  avant  que  j'aie  poussé  un  cri ,  ou  plutôt  je  ne 
mourrai  pas  sans  l'avoir  poussé.  Si  je  pousse  ce  cri, 
mille  hommes  qui  cernent  cette  maison  l'auront  réduite 
en  cendres  avant  dix  minutes,  ainsi  abaissez  vos  pisto- 
lets, et  écoutez  ce  que  je  vais  dire  à  madame. 

—  A  Geneviève?  dit  le  chevalier. 

—  A  moi?  murmura  la  jeune  femme. 

—  Oui,  à  vous. 

Geneviève,  plus  pâle  qu'une  statue,  saisit  le  bras  de 
Maurice;  le  jeune  homme  la  repoussa. 

—  Vous  savez  ce  que  vous  m'avez  affirmé,  madame, 
dit  Maurice  avec  un  profond  mépris.  Je  vois  maintenant 
que  vous  avez  dit  vrai.  En  effet,  vous  n'aimez  pas 
M.  Morand. 

—  Maurice,  écoutez-moi  I  s'écria  Geneviève. 

—  Je  n'ai  rien  à  entendre ,  madame,  dit  Maurice. 
Vous  m'avez  trompé;  vous  avez  brisé  d'un  seul  coup 
tous  les  liens  qui  scellaient  mon  cœur  au  vôtre.  Vous 
avez  dit  que  vous  n'aimiez  pas  M.  Morand,  mais  vous 
ne  m'avez  pas  dit  que  vous  en  aimiez  un  autre. 

—  Monsieur,  dit  le  chevalier,  que  parlez -vous  da 
Morand,  ou  plutôt  de  quel  Morand  parlez- vous? 

—  De  Morand  le  chimiste. 


40  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Morand  le  chimiste  est  devant  vous.  Morand  le 
chimiste  et  le  chevalier  de  Maison-Rouge  ne  font  qu'un. 

Et  allongeant  la  main  vers  une  table  voisine,  il  eut 
en  un  instant  coiffé  cette  perruque  noire  qui  l'avait  si 
longtemps  rendu  méconnaissable  aui  yeux  du  jeune 
républicain. 

—  Ah  I  oui,  dit  Maurice  avec  un  redoublement  de^ 
dédain;  oui,  je  comprends,  ce  n'est  pa-i  Morand  que  vous 
aimiez,  puisque  Morand  n'existait  pas;  mais  le  subter- 
fuge, p  ur  en  être  plus  adroit,  n'en  est  pas  moins  mé- 
prisable. 

Le  chevalier  fit  un  mouvement  de  menace. 

—  Monsieur,  continua  Maurice,  veuillez  me  laisser 
causer  un  instant  avec  madame;  assistez  même  à  la 
causerie,  si  vous  voulez  ;  elle  ne  sera  pas  longue,  je  vous 
en  réponds, 

Geneviève  fît  un  mouvement  pour  inviter  Maison 
Rouge  à  prendre  patience. 

■ —  Ainsi,  continua  Maurice,  ainsi,  vous,  Geneviève, 
vous  m'avez  rendu  la  risée  de  mes  amis  f  l'exécration  des 
miens I  Vous  m'avez  fait  servir,  aveugle  que  j'étais,  à 
tous  vos  complots  !  vous  avez  tiré  du  moi  l'utilité  que 
l'on  tire  d'un  instrument!  Écoutez  :  c'est  une  action 
infâme  1  mais  vous  en  serez  punie,  madame  I  car  mon- 
sieur que  voici  va  me  tuer  sous  vos  yeux  I  Mais  avant 
cinq  minutes,  il  sera  là,  lui  aussi,  gisiant  à  vos  pieds, 
ou,  s'il  vit,  ce  sera  pour  porter  sa  tête  sur  un  échafaud. 

—  Lui  mourir!  s'écria  Geneviève,  lui  porteï  sa 
tête  sur  l'échafaud  !  mais  vous  ne  savez  donc  pas, 


LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  41 

Maurice,  que  lui  c'est  mon  protecteur,  celui  de  ma  fa- 
mille ;  que  je  donnerais  ma  vie  pour  la  sienne  ;  que 
s'il  meurt  je  mourrai,  et  que  si  vous  êtes  mon  amour, 
vous,  lui  est  ma  religion? 

—  Ah  I  dit  Alaurice,  vous  allez  peut-être  continuer 
de  dire  que  vous  m'aimez.  En  vérité',  les  femmes  sont 
trop  faibles  et  trop  lâches. 

Puis  se  retournant  : 

—  Allons,  monsieur,  dit-il  au  jeune  royaliste,  il 
faut  me  tuer  ou  mourir, 

—  Pourquoi  cela  ? 

— Parce  que  si  vous  ne  me  tuez  pas,  je  vous  ar- 
rête. 
Maurice  étendit  la  main  pour  le  saisir  au  collet. 

—  Je  ne  vous  disputerai  pas  ma  vie,  dit  le  cheva- 
lier de  Maison-Rouge,  tenez  I 

Et  il  jeta  ses  armes  sur  un  fauteuil, 

—  Et  pourquoi  ne  me  disputerez-vous  pas  votre  vie? 

—  Parce  que  ma  vie  ne  vaut  pas  le  remords  que  j'é- 
prouverais de  tuer  un  galant  homme,  et  puis  surtout, 
surtout  parce  que  Geneviève  vous  aime. 

—  Ah  !  s'écria  la  jeune  femme  en  joignant  les  mains; 
ah  !  que  vous  êtes  toujours  bon,  grand,  loyal  et  géné- 
reux, Armand  1 

Maurice  les  regardait  tous  deux  avec  un  étonnement 
presque  stupide. 

—  Tenez,  dit  le  chevalier,  je  rentre  dans  ma  cham- 
bre; je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que  ce  n'est 
point  pour  fuir,  mais  pour  cacher  un  nortrait, 


42  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

Maurice  porta  vivement  les  yeux  vers  celui  de  Ge« 
neviève;   il  était  à  sa  place. 

Soit  que  Maison-Rouge  eût  deviné  la  pensée  de  Mau- 
rice, soit  qu'il  eût  voulu  pousser  au  comble  la  géné- 
itosité  : 

—  Allons,  dit-il,  je  sais  qu€  vous  êtes  républicain; 
mais  je  sak  que  vous  êtes  en  même  temps  un  cœur 
pur  et  loyal.  Je  me  confierai  à  vous  jusqu'à  la  fin  : 
regardez  I 

Et  il  tira  de  sa  poitrine  une  miniature  qu'il  montra  à 
Maurice:  c'était  le  portrait  de  la  reine. 

Maurice  baissa  la  tête  et  appuya  la  main  sur  son 
front. 

—  J'attends  vos  ordres,  monsieur,  dit  Maison- 
Rouge  ;  si  vous  voulez  mon  arrestation,  vous  frap- 
perez à  cette  porte  quand  il  sera  temps  que  je  me 
livre.  Je  ne  tiens  plus  à  la  vie,  du  moment  où  cette 
vie  n'est  plus  soutenue  par  l'espérance  de  sauver  la 
reine. 

Le  chevalier  sortit  sans  que  Maurice  fît  un  seul  geste 
pour  le  retenir. 

A  peine  fut-il  hors  de  la  chambre  que  Geneviève 
se  précipita  aux  pieds  du  jeune  homme. 

—  Pardon,  dit-elle,  pardon,  Maurice,  pour  tout  le 
mal  que  je  vous  ai  fait  ;  pardon  pour  mes  trompe- 
ries, pardon  au  nom  de  mes  souifrances .  et  de  mes 
iarmes,  car,  je  vous  le  jure,  j'ai  bien  pleuré,  j'ai  bien 
souffert.  Ah  I  mon  mari  est  parti  ce  matin  ;  je  ne  sais 
où  il  est  allé,  et  peut-être  ne  le  reverrai-je  plus;  et 


LE   CHETALIER    DE    MAISON-ROUGE  43 

maintenant  un  seul  ami  me  reste,  non  pas  un  ami, 
un  frère,  et  vous  allez  le  faire  tuer.  Pardon,  Maurice? 
pardon  ! 

Maurice  releva  la  jeune  femme. 

—  Que  voulez- vous?  dit-il,  il  y  a  de  ces  fatalités-là; 
tout  le  monde  joue  sa  vie  à  cette  heure  ;  le  chevalier 
de  Maison -Rouge  a  joué  comme  les  autres,  mais  il  a 
perdu;  maintenant  il  faut  qu'il  paye. 

—  C'est-à-dire  qu'il  meure,  si  je  vous  comprends 
bien. 

—  Oui. 

—  U  faut  qu'il  meure,  et  c'est  vous  qui  me  dites 
cela? 

—  Ce  n'est  pas  moi,  Geneviève,  c'est  la  fatalité. 

—  La  fatalité  n'a  pas  dit  son  dernier  mot  dans  cette 
affaire,  puisque  vous  pouvez  le  sauver,  vous. 

—  Aux  dépens  de  ma  parole,  et  par  conséquent  de 
mon  honneur.  Je  comprends,  Geneviève. 

—  Fermez  les  yeux,  Maurice,  voilà  tout  ce  que  je 
vous  demande,  et  jusqu'où  la  reconnaissance  d'une 
femme  peut  aller,  je  vous  promets  que  la  mienne  y 
montera. 

—  Je  fermerais  inutilement  les  yeux,  madame;  il  y 
a  un  mot  d'ordre  donné,  un  mot  d'ordre,  sans  lequel 
personne  ne  peut  sortir,  car,  je  vous  le  réoète,  la  mai- 
son est  cernée. 

—  Et  vous  le  savez? 

—  Sans  doute  que  je  lesai& 

—  Maurice  1 


44  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGB 

—  Eh  bien? 

—  MoD  ami,  mon  cher  Maurice,  ce  mot  d'ordra, 
dites-le-moi,  il  me  le  faut. 

—  Geneviève  I  s'ëcria  Maurice,  Geneviève  I  mais  qui 
donc  êtes-vous  pour  venir  me  dire  :  Maurice,  au  nom 
de  l'amour  que  j'ai  pour  toi,  sois  sans  parole,  sois  sans 
honneur,  trahis  la  cause,  renie  tes  opinions.  Que 
m'offrez- vous,  Geneviève,  en  échange  de  tout  cela, 
vous  qui  me  tentez  ainsi  ? 

—  Olif  Maurice,  sauvez  le,  sauvez-le  d'abord,  et 
ensuite  demandez-moi  la  vie. 

—  Geneviève,  répondit  Maurice  d'une  voix  sombre, 
écoutez-moi  :  j'ai  un  pied  dans  le  chemin  de  l'infamie  ; 
pour  y  descendre  tout  à  fait,  je  veux  avoir  au  moins 
une  bonne  raison  contre  moi-même  ;  Geneviève,  jurez- 
moi  que  vous  n'aimez  pas  le  chevalier  de  Maison - 
Rouge. . . 

—  J'aime  le  chevalier  de  Maison-Rouge  comme  uqg 
sœur,  comme  une  amie,  pas  autrement,  je  vous  le 
jure  I 

—  Geneviève,  m'aimez-vous? 

—  Maurice,  je  vous  aime,  aussi  vrai  que  Dieu  m'en- 
tend. 

—  Si  je  fais  ce  que  vous  me  demandez,  abandonne- 
'îez-vous  parents,  amis,  patrie,  pour  fuir  avec  lu  traître? 

—  Maurice  !  Maurice  I 

—  Elle  hésite...  oh  I  elle  hésite  ! 

Et  Maurice  se  rejeta  en  arrière  avec  toute  la  violence 
du  dédain. 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  45 

Geneviève,  qui  s'était  appuyée  à  lui,  sentit  tout  à 
coup  son  appui  manquer,  elle  tomba  sur  ses  genoux. 

—  Maurice,  dit-elle  en  se  renversant  en  arrière  et 
en  tordant  ses  mains  jointes  ;  Maurice,  tout  ce  que 
tu  voudras,  je  te  le  jure;  ordonne,  j'obéis. 

—  Tu  seras  à  moi,  Geneviève? 

—  Quand  tu  l'exigeras. 

—  Jure  sur  le  Christ! 
Geneviève  étendit  le  bras  : 

—  Mon  Dieu  !  dit-elle,  vous  avez  pardonné  à  la 
femme  adultère,  j'espère  que  vous  me  pardonnerez. 

Et  de  grosses  larmes  roulèrent  sur  ses  joues,  et 
tombèrent  sur  ses  longs  cheveux  épars  et  flottants  sur 
sa  poitrine. 

—  Oh!  pas  ainsi,  ne  jurez  pas  ainsi,  dit  Maurice, 
ou  je  n'accepte  pas  votre  serment. 

—  Mon  Dieu  I  reprit-elle,  je  jure  de  consacrer  ma 
vie  à  Maurice,  de  mourir  avec  lui,  et,  s'il  faut,  pour 
lui,  s'il  sauve  mon  ami,  mon  protecteur,  mon  frère,  le 
chevalier  de  Maison-Rouge. 

■ —  C'est  bien;  il  sera  sauvé,  dit  Maurice. 
Il  alla  vers  la  chambre. 

—  Monsieur,  dit-il,  revêtez  le  costume  du  tan- 
neur Morand.  Je  vous  rends  votre  parole,  vous  êtes 
libre. 

—  Et  vous,  madame,  dit-il  à  Geneviève,  voilà  les 
deux  mots  de  passe  :  Œillet  et  souterrain. 

Et  comme  s'il  eût  eu  horreur   de  rester  dans  la 
chambre  où  il  avait  prononcé  ces  deux  mots  qui  le  fai- 
II.  3. 


46  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

saîent  traître,  il  ouvrit  la  fenêtre  et  sauta  de  la  chambiia 
dans  le  jardin. 


XXXI 

tERQUISITION 

Maurice  avait  repris  son  poste  dans  le  jardin,  en  face 
de  la  croisée  de  Geneviève  :  seulement  cette  croisée 
s'était  éteinte,  Geneviève  étant  rentrée  chez  le  chevalier 
de  Slaison-Rouge. 

Il  était  temps  que  Slaurice  quittât  la  chambre,  car  à 
peine  avait-il  atteint  l'angle  de  la  serre,  que  la  porte 
du  jardin  s'ouvrit,  et  l'homme  gris  parut,  suivi  de 
Lorin  et  de  cinq  ou  six  grenadiers. 

—  Eh  bien?  demanda  Lorin. 

—  Vous  le  voyez,  dit  Maurice,  je  suis  à  mon  poste. 

—  Personne  n'a  tenté  de  forcer  la  consigne  ?  dit 
Lorin. 

—  Personne,  répondit  Maurice,  heureux  d'échapper 
à  un  mensonge  par  la  manière  dont  la  demande  avait 
été  posée;  personne  I  et  vous,  qu'avez-vous  fait? 

—  Nous,  nous  avons  acquis  la  certitude  que  le  che- 
valier de  Maison-Rouge  est  rentré  dans  la  maison,  il  y 
aune  heure,  et  n'en  est  pas  sorti  depuis,  j-épondit 
y  homme  de  la  police. 

—  Et  vous  connaissez  sa  chambre  ?  dit  Loriu* 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  47 

—  Sa  chambre  n'est  séparée  de  la  chambre  de  la 
citoyenne  Dixmer  que  par  un  corridor. 

—  Ah  t  ah  !  dit  Lorin. 

—  Pardieu,  A  n'y  avait  pas  besoin  de  séparation  du 
tout;  il  paraît  que  ce  chevalier  de  Maison-Rouge  est 
un  gaillard. 

Maurice  sentit  le  sang  lui  monter  à  la  tête;  il  ferma 
les  yeux  et  vit  mille  éclairs  intérieurs. 

—  Eh  bien  I  mais...  et  le  citoyen  Dixmer,  que  di- 
sait-il de  cela?  demanda  Lorin. 

—  Il  trouvait  que  c'était  bien  de  l'honneur  pour  lui. 

—  Voyons?  dit  Maurice  d'une  voix  étranglée,  que 
décidons-nous? 

-—  Nous  décidons,  dit  l'homme  de  la  police,  que 
nous  allons  le  prendre  dans  sa  chambre,  et  peut-être 
même  dans  son  lit. 

—  Il  ne  se  doute  donc  de  rien? 

—  De  rien  absolument. 

—  Quelle  est  la  disposition  du  terrain  ?  demanda 
Lorin. 

—  Nous  en  avons  un  plan  parfaitement  exact,  dit 
l'homme  gris  :  un  pavillon  situé  à  l'angle  du  jardin,  le 
voilà  ;  on  monte  quatre  marches,  les  voyez- vous  d'ici? 
on  se  trouve  sur  un  palier  ;  à  droite,  la  porte  de  l'ap- 
partement de  la  citoyenne  Dixmer;  c'est  sans  doute 
celui  dont  nous  voyons  la  fenêtre.  En  face  de  la  fenêtre, 
au  fond,  une  porte  donnant  sur  le  corridor,  et,  dans  ce 
corridor,  la  porte  de  la  chambre  du  traître. 

—  Bien,  voilà  une  topographie  un  peu  soignée,  dit 


48  LE    CHEVALIER   DE   MAISON -ROCGE 

Lorin  ;  avec  uiî  plan  comme  celui-là  on  peut  marcher 
les  yeux  bandés,  à  plus  forte  raison  les  yeux,  ouverts. 
Marchons  donc. 

—  Les  rues  sont-elles  bien  gardées?  dem'Mida  Mau 
rice  avec  un  intérêt  que  les  assistants  attribuèrent  na- 
turellement à  la  crainte  que  le  chevalier  ne  s'échappât. 

—  Les  rues,  les  passages,  les  carrefours,  tout,  dit 
l'homme  gris  ;  je  défie  qu'une  souris  passe  si  elle  n'a 
point  le  mot  d'ordre. 

^laurice  frissonna;  tant  de  précautions  prises  lui 
faisaient  craindre  que  sa  trahison  ne  fût  inutile  à  son 
bonheur. 

—  Maintenant,  dit  l'homme  gris,  combien  deman- 
dez-vous d'hommes  pour  arrêter  le  chevaher  ? 

—  Combien  d'hommes?  dit  Lorin;  j'espère  bien 
que  Maurice  et  moi  nous  suffirons  ;  n'est-ce  pas, 
Maurice  ? 

—  Oui,  balbutia  celui-ci,  certainement  que  nous 
suffirons. 

—  Écoutez,  dit  l'homme  de  la  police,  pas  de  for- 
fanteries inutiles  ;  tenez-vous  à  le  prendre? 

—  Morbleu  I  si  nous  y  tenons,  s'écria  Lorin,  je  le 
crois  bien  I  N'est-ce  pas,  Maurice,  qu'il  faut  que  nous 
le  prenions  ? 

Lorin  appuya  sur  ce  mot.  Il  l'avait  dil,  un  commen- 
cement de  soupçons  commençait  à  planer  sur  eux,  et 
il  ne  fallait  pas  laisser  le  temps  aux  soupçons,  lesquels 
marchaient  si  vite  à  cette  époque-là,  de  prendre  une 
plus  grande  consistance;  or,  Lorin  comprenait  que 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  49 

personne  n'oserait  douter  du  patriotisme  de  deux  hom- 
mes qui  seraient  parvenus  à  prendre  le  chevalier  de 
Mai  son -Rouge. 

—  Eh  bien  f  dit  l'homme  de  la  police,  si  vous  y  te- 
nez réellement,  prenons  plutôt  avec  nous  troiè>  hommes 
que  deux,  quatre  que  trois;  le  chevalier  couche  tou- 
jours avec  une  épée  sous  son  traversin  et  deux  pisto- 
lets sur  sa  table  de  nuit. 

—  Ehl  morbleu,  dit  un  des  grenadiers  de  la  com- 
pagnie de  Lorin,  entrons  tous,  pas  de  préférence  pour 
personne;  s'il  se  rend,  nous  le  metti'ons  en  réserve  pour 
la  guillotine;  s'il  résiste,  nous  l'écharperons. 

—  Bien  dit,  fit  Lorin  :  en  avant  !  Passons-nous  par 
la  porte  ou  par  la  fenêtre? 

—  Par  la  porte,  dit  l'homme  de  la  police;  peut-être, 
par  hasard,  la  clef  y  est-elle;  tandis  que  si  nous  en- 
trons par  la  fenêtre,  il  faudra  casser  quelques  carreaux, 
et  cela  ferait  du  bruit, 

—  Va  pour  la  porte,  dit  Lorin  ;  pourvu  que  nous 
entrions,  peu  m'importe  par  où.  Allons,  sabre  en  main, 
Maurice. 

Maurice  tira  machinalement  son  sabre  hors  du  four- 
reau. 

La  petite  troupe  s'avança  vers  le  pavillon.  Comme 
l'homme  gris  avait  indiqué  que  cela  devait  être,  Gû 
rencontra  les  premières  marches  du  perron,  puis  l'on 
se  trouva  sur  le  paUer,  puis  dans  le  vestibule. 

— ■■  Ah  !  s'écria  Lorin  joyeux,  la  clef  est  sur  la  porte. 

En  effet,  il  avait  étendu  la  main  dans  l'ombre,  et. 


50  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

comme  il  l'avait  dit,  il  avait  du  bout  des  doigts  senti 
le  froid  de  la  clef. 

— Allons,  ouvredonc,  citoyen  lieutenant,  dit  l'homme 
gris. 

Lorin  fit  tourner  avec  précaution  la  clef  dans  la  ser- 
ïure;  la  porte  s'ouvrit. 

Maurice  essuya  de  sa  main  son  front  humide  de 
sueur. 

—  Nous  y  voilà,  dit  Lorin. 

—  Pas  encore,  fit  l'homme  gris.  Si  nos  renseigne- 
ments topographiques  sont  exacts,  nous  sommes  ici 
dans  l'appartement  de  la  citoyenne  Dixmer. 

—  Nous  pouvons  nous  en  assurer,  dit  Lorin  ;  allu- 
mons des  bougies,  il  reste  du  feu  dans  la  cheminée. 

—  Allumons  des  torches,  dit  l'homme  gris;  les  tor- 
ches ne  s'éteignent  pas  comme  les  bougies. 

Et  il  prit  des  mains  d'un  grenadier  deux  torches 
qu'il  alluma  au  foyer  mourant.  11  en  mit  une  à  la  main 
de  Maurice,  l'autre  à  la  main  de  Lorin. 

—  Voyez-vous,  dit-il,  je  ne  me  trompais  pas  :  voici 
la  porte  qui  donne  dans  la  chambre  à  coucher  de  la 
citoyenne  Dixmer,  voilà  celle  qui  donne  sur  le  corridor. 

—  En  avant  I  dans  le  corridor,  dit  Lorin. 

On  ouvrit  la  porte  du  fond,  qui  n'était  pas  plus  fer- 
mée que  la  première,  et  l'on  se  trouva  en  lace  de  la 
porte  de  l'appartement  du  chevalier.  Maurice  avait 
vingt  fois  vu  cette  porte,  et  n'avait  jamais  demandé  où 
elle  allait;  pour  lui,  le  monde  se  concentrait  dans  la 
chambre  où  le  recevait  Geneviève, 


LE   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  5! 

—  Oh  !  oh  I  dit  Lorin  à  voix  basse,  ici  nous  chan- 
geons de  thèse;  plus  de  clef  et  porte  close. 

—  Mais,  demanda  Maurice,  pouvant  parler  à  peine, 
êtes-vous  bien  sûr  que  ce  soit  là? 

—  Si  le  plan  est  exact,  ce  doit  être  là,  répondit 
l'homme  de  la  police;  d'ailleurs,  nous  ^-.Uons  bien  le 
voir.  Grenadiers,  enfoncez  la  porte  ;  et  vous,  citoyens, 
tenez-vous  prêts,  aussitôt  la  porte  enfoncée,  à  vous 
précipiter  dans  la  chambre. 

Quatre  hommes,  désignés  par  l'envoyé  de  la  police, 
levèrent  la  crosse  de  leur  fusil,  et,  sur  un  signe  de  celui 
qui  conduisait  l'entreprise,  frappèrent  un  seul  et  même 
coup  :  la  porte  vola  en  éclats. 

—  Rends-toi,  ou  tu  es  mortl  s'écria  Lorin  en  s'é- 
lançant  dans  la  chambre. 

Personne  ne  répondit  :  les  rideaux  du  lit  étaient  fer- 
més. 

—  La  ruelle  î  gare  la  ruelle  I  dit  l'homme  de  la  po- 
lice; enjoué,  et,  au  premier  mouvement  des  rideaux, 
faites  feu. 

—  Attendez,  dit  Maurice,  je  vais  les  ouvrir. 

Et,  sans  doute  dans  l'espérance  que  Maison-Rouge 
était  caché  derrière  les  rideaux,  et  que  le  premier  coup 
de  poignard  ou  de  pistolet  serait  pour  lui,  Maurice  se 
précipita  vers  les  courtines,  qui  glissèrent  en  criant 
long  de  leivr  tringle. 

Le  lit  était  vide. 

—  Mordieu  I  dit  Lorin,  personne  ! 

—  11  se  sera  échappé,  balbutia  Slaurice. 


52  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Impossible,  citoyens  !  impossible!  s'écria  l'homme 
gris;  je  vous  dis  qu'on  l'a  vu  rentrer  il  y  a  une  heure, 
que  personne  ne  l'a  vu  sortir,  et  que  toutes  les  issues 
sont  gardées. 

Lorin  ouvrait  les  portes  des  cabinets  et  des  armoires 
et  regardait  partout,  là  même  où  il  était  maléiielleraent 
impossible  qu'un  homme  pût  se  cacher. 

—  Personnel  cependant;  vous  le  voyez  bien,  per- 
sonnel 

—  Personne  I  répéta  Maurice  avec  une  émotion  facile 
à  comprendre;  vous  le  voyez,  en  elfet,  il  n'y  a  per- 
sonne. 

—  Dans  la  chambre  de  la  citoyenne  Dixraer,  dit 
l'homme  de  la  police,  peut-être  y  est -il? 

—  Oh!  dit  Maurice,  respectez  la  chambre  d'une 
femme. 

—  Comment  donc,  dit  Lorin,  certainement  qu'on 
la  respectera,  et  la  citoyenne  Dixmer  aussi  ;  mais  on  la 
visitera. 

—  La  citoyenne  Dixmer?  dit  un  des  grenadiers,  en* 
chanté  de  placer  là  une  mauvaise  plaisanterie. 

—  Non,  dit  Lorin,  la  chambre  seulement. 

—  Alors,  dit  Maurice,  laissez-moi  passer  le  prc-^- 
mier. 

—  Passe,  dit  Lorin,  tu  es  capitaine  :  à  tout  seigneur 
tout  honneur. 

On  laissa  deux  hommes  pour  garder  la  pièce  que 
l'on  venait  de  quitter;  puis  l'on  revint  dans  celle  où 
l'on  avait  allumé  les  torches. 


LE   GHliVALIER    DE   MAISON-RODGE  53 

^laurice  s'approcha  de  la  porte  donnant  dans  la 
ciiambre  à  coucher  de  Geneviève. 

C'était  la  première  fois  qu'il  allait  y  entrer. 

Son  cœur  battait  avec  violence. 

La  clef  était  à  la  porte. 

Maurice  porta  la  main  sur  la  clef,  mais  il  hésita. 

—  Eh  bien!  dit  Lorin,  ouvre  donc. 

—  Mais,  dit  Maurice,  si  la  citoyenne  Dixmer  est 
couchée? 

—  Nous  regarderons  dans  son  lit,  sous  son  lit,  dans 
sa  cheminée  et  dans  ses  armoires,  dit  Lorin;  après 
quoi,  s'il  n'y  a  personne  qu'elle,  nous  lui  souhaiterons 
une  bonne  nuit. 

—  Non  pas,  dit  l'homme  de  la  police,  nous  l'arrê- 
terons ;  la  citoyenne  Geneviève  Dixmer  était  une  aris- 
tocrate qui  a  été  reconnue  complice  de  la  fille  Tison  et 
du  chevalier  de  Maison -Rouge. 

—  Ouvre  alors,  dit  Maurice  en  lâchant  la  clef,  je 
n'arrête  pas  les  femmes. 

L'homme  de  la  police  regarda  Maurice  de  travers,  et 
les  grenadiers  murmurèrent  entre  eux. 

—  Oh  I  oh  !  dit  Lorin,  vous  murmurez?  murmurez 
donc  pour  deux  pendant  que  vous  y  êtes,  je  suis  de 
l'avis  de  Maurice. 

Et  il  fit  un  pas  en  arrière. 

L'homme  gris  saisit  la  clef,  tourna  vivement,  la 
porte  céda;  les  soldats  se  précipitèrent  dans  la  cham- 
bre. 

Deux  bougies  brûlaient  sur  une  petite  table,  mai» 


5^  LE    CHEVALIER    DE    M AISON-llOUGS 

la  chambre  de  Geneviève,  comme  celle  du  chevalier 
de  Maison-Rouge,  était  inhabitée. 

—  Vide  I  s'éciid  l'homme  de  la  police. 

—  Vide!  répéta  Maurice  en  pâlissant;  où  est-elle 
donc? 

Lorin  regarda  Maurice  avec  étonnenient. 

—  Cherchons,  dit  l'homme  de  la  police. 

Et,  suivi  des  miliciens,  il  se  mit  à  fouiller  la  maison 
depuis  les  caves  jusqu'aux  ateliers. 

À  peine  eurent-ils  le  dos  tourné,  que  Itlaurice,  qui 
les  avait  suivis  impatiemment  des  yeux,  s'élança  à  son 
tour  dans  la  chambre,  ouvrant  les  armoires  qu'il  avait 
déjà  ouvertes,  et  appelant  d'une  voix  pleine  d'anxiété  : 

—  Geneviève  I  Geneviève  ! 

Mais  Geneviève  ne  répondit  point,  la  chambre  était 
bien  réellement  vide. 

Alors  Maurice,  à  son  tour,  se  mit  à  fouiller  la  mai- 
son avec  une  espèce  de  frénésie.  Serres,  hangars,  dé- 
pendances, il  visita  tout,  mais  inutilement. 

Soudain  Ton  entendit,  un  grand  bruit;  une  troupe 
d'hommes  armés  se  présenta  à  la  porte,  échangea  le 
mot  de  passe  avec  la  sentinelle,  envahit  le  jardin  et  se 
répandit  dans  la  maison.  A  la  tête  de  ce  renfort  brillait 
le  panache  enfumé  de  Santerre. 

—  Eh  bien!  dit-il  à  Lorin,  où  est  le  conspirateur? 

—  Gomment!  où  est  le  conspkateur? 

—  Oui.  Je  vous  demande  ce  que  vous  en  rvez  fait? 

—  Je  -vous  le  demanderai  à  vous-même  :  votre  dé- 
tachement, s'il  a  bien  gardé  les  issues,  doit  l'avoir  ar- 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  S5 

rêté,  puisqu'il  n'était  plus  dans  la  maison  quand  nous 
y  sommes  entrés. 

—  Que  dites-vous  là  !  s'écria  le  général  furi<îux, 
vous  l'avez  donc  laissé  échapper? 

—  Nous  n'aCbns  pu  le  laisser  échapper,  puisque 
nous  ne  l'avons  jamais  tenu. 

—  Alors,  je  n'y  comprends  plus  rien,  dit  Santerre. 

—  A  quoi? 

—  A  ce  que  vous  m'avez  fait  dh-e  par  votre  envoyé. 

—  Nous  vous  avons  envoyé  quelqu'un,  nous? 

—  Sans  doute.  Cet  homme  à  habit  brun,  à  cheveux 
noirs,  à  lunettes  vertes,  qui  est  venu  nous  prévenir  de 
votre  part  que  vous  étiez  sur  le  point  de  vous  emparer 
de  Maison-Rouge,  mais  qu'il  se  défendait  comme  un 
lion;  sur  quoi,  je  suis  accouru. 

—  Un  homme  à  habit  brun,  à  cheveux  noirs,  à  lu- 
nettes vertes?  répéta  Lorin. 

—  Sans  doute,  tenant  une  femme  au  bras. 

—  Jeune,  jolie?  s'écria  Maurice  en  s' élançant  vers  îo 
général. 

—  Oui,  jeune  et  jolie. 

—  C'était  lui  et  la  citoyenne  Dixmer. 

—  Qui  lui? 

-—  Maison-Rouge...  oh!  misérable  que  je  suis  de  ne 
pas  les  avoir  tués  tous  les  deux  1 

—  Allons,  allons,  citoyen  Lindey,  dit  Santerre,  on 
les  rattrapera. 

—  Mais  comment  diable  les  avee-vous  laissés  pas- 
ser? demanda  Lorin, 


56  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  Pardieu  I  dit  Santerre,  je  les  ai  laissé  passer  parce 
qu'ils  avaient  le  mot  de  passe. 

—  Ik  avaient  le  mot  de  passe!  s'écria  Lorin;  mais 
il  y  a  donc  un  traître  parmi  nous? 

—  Non,  non,  citoyen  Lorin,  dit  Santei  re,  on  vous 
connaît,  et  l'on  sait  bien  qu'il  n'y  a  pas  de  traîtres 
parmi  vous. 

Lorin  regarda  tout  autour  de  lui ,  comme  pour  cher- 
cher ce  traître  dont  il  venait  de  proclamer  la  présence. 

Il  rencontra  le  front  sombre  et  l'œil  vacillant  de 
Maurice. 

—  Oh  I  murmura-t-il,  que  veut  dire  ceci? 

—  Cet  homme  ne  peut  être  bien  loin,  dit  Santen'e; 
fouillons  les  environs;  peut-être  serà-t-il  tombé  dans 
quelque  patrouille  qui  aura  été  plus  habile  que  nous  et 
qui  ne  s'y  sera  point  laissé  prendre. 

—  Oui,  oui,  cherchons,  dit  Lorin,  et  il  saisit  Mau- 
rice par  le  bras;  et,  sous  prétexte  de  chercher,  il  l'en- 
traîna hors  du  jardin. 

—  Oui,  cherchons,  dirent  les  soldats;  mais,  avant 
de  chercher... 

Et  l'un  d'eux  jeta  sa  torche  sous  un  hangar  tout 
bourré  de  fagots  et  de  plantes  sèches. 

—  Viens,  dit  Lorin,  viens. 

Maurice  n'opposa  aucune  résistance.  Il  suivit  Lorin 
comme  un  enfant;  tous  deux  coururent  jusqu'au  pont 
sans  se  parler  davantage;  là,  ils  s'arrêtèrent,  Maurico 
se  retourna. 

Le  ciel  était  rcage  à  l'horizon  du  faubourg,  et  l'on 


LE   CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGE  57 

voyait  monter  au-dessus  des  maisons  de  nombreuses 
étiuceilesu 


XXXII 

LA   FOI    JURÉE 

Maurice  frissonna,  il  étendit  la  main  vers  la  rue 
Saint- Jacques. 

—  Le  feu  !  dit-il,  le  feu  ! 

—  Eh  bien!  oui,  dit  Lorin,  le  feu;  après? 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  I  si  elle  était  revenue? 

—  Qui  cela? 

—  Geneviève. 

—  Geneviève,  c'est  madame  Dixmer,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  c'est  elle. 

—  Il  n'y  a  point  de  danger  qu'elle  soit  revenue,  elle 
n'était  point  partie  pour  cela. 

—  Lorin,  il  faut  que  je  la  retrouve,  il  faut  que  je 
e  venge, 

—  Oh  I  oh  !  dit  Lorin. 

Amour,  tyran  des  dieux  et  des  mortels. 
Ce  n'est  plus  de  l'encens  qu'il  faut  sur  te    aatels. 

—  Tu  m'aideras  à  la  retrouver,  n'est-ce  pas,  Lorin? 

—  Pardieu  I  ce  ne  sera  pas  di  ficile. 
— -  Et  comment? 

«~  Sans  doute,  si  tu  t'intéresses,  autant  que  je  puis 


ÎÎS  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGB 

le  croire,  au  sort  de  la  citoyenne  Dixmer,  tu  dois  !a 
connaître,  et  la  connaissant,  tu  dois  savoir  quels  sont 
ses  amis  les  plus  familiers  ;  elle  n'aura  pas  quitté  Pa- 
ris, ils  ont  tous  la  rage  d'y  rester;  elle  s'est  réfugiée 
chez  quelque  confidente,  et  demain  matin  tu  recevras 
par  quelque  Rose  ou  quelque  Marton  un  petit  billet  à 
peu  près  conçu  en  ces  termes  : 

Si  Mars  veut  revoir  Cyiliérée, 
Qu'il  emprunte  à  la  Nuit  son  écharpe  azurée. 

Et  qu'il  se  présente  chez  le  concierge,  telle  rue,  tel 
numéro,  en  demandant  madame  trois  étoiles;  voilà. 

Maurice  haussa  les  épaules;  il  savait  bien  que  Ge- 
neviève n'avait  personne  chez  qui  se  réfugier. 

—  Nous  ne  la  retrouverons  pas,  murmura-t-il. 

—  Permets -moi  de  te  dire  une  chose,  Maurice,  dit 
Lorin. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  ce  ne  serait  peut-être  pas  un  si  grand 
malheur  que  nous  ne  la  retrouvassions  pas. 

—  Si  nous  ne  la  retrouvons  pas,  Lorin,  dit  Maurice, 
j'en  mourrai. 

—  Ah!  diable!  dit  le  jeune  homme,  c'est  donc  de 
cet  amour-l^  que  tu  as  failli  mourir? 

—  Oui,  répondit  Maurice. 
Lorin  réfléchit  un  instant. 

—  Maurice,  dit-il,  il  est  quelque  chose  comme  onze 
heures,  le  quartier  est  désert,  voici  là  un  banc  de  pierre 
qui  semble  placé  exprès  pour  recevoir  deux  amis.  Ac- 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON  ROUGE  39 

co?de-raoi  la  faveur  d'un  entretien  particulier,  comme 
on  disait  sous  l'ancien  régime.  Je  te  donne  ma  parole 
que  je  n'*  parlerai  qu'en  prose. 

Maurice  regarda  autour  de  lui  et  alla  s'asseoir  au- 
près de  son  ami. 

—  Parle,  dit  Maurice,  en  laissant  tomber  dans  sa 
main  son  front  alourdi. 

—  Ecoute,  cher  ami,  sans  exorde,  sans  périphrase, 
sans  commentaire,  je  te  dirai  une  chose,  c'est  que  nous 
nous  perdons,  ou  plutôt  que  tu  nous  perds. 

—  Comment  cela?  demanda  Maurice. 

—  Il  y  a,  tendre  ami,  reprit  Lorin,  certain  arrêté  du 
comité  de  salut  public  qui  déclare  traître  à  la  patrie 
quiconque  entretient  des  relations  avec  les  ennenris  de 
ladite  patrie.  Hein!  connais-tu  cet  arrêté? 

—  Sans  doute,  répondit  Maurice, 

—  Tu  le  connais? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  il  me  semble  que  tu  n'es  pas  mal  traî- 
tre à  la  patrie.  Qu'en  dis-tu  ?  comme  dit  Manlius. 

—  Lorin  f 

—  Sans  doute;  à  moins  que  tu  ne  regardes  toutefois 
comme  idolâtrant  la  patrie  ceux  qui  donnent  le  loge- 
ment, la  table  et  le  lit  à  M.  le  chevalier  de  Maison-Rouge, 
lequel  n'est  pas  un  exalté  républicain,  à  ce  que  je  sup- 
pose, et  n'est  point  accusé  pour  le  moment  d'avoir  fait 
Ses  journées  de  septembre. 

—  Ah  I  Lorin  I  fit  Maurice  en  poussant  un  soupir. 

—  Ce  qui  fait,  continua  le  moraliste,  que  tu  lue  pa- 


60  LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

rais  avoir  été  ou  être  encore  un  peu  trop  ami  de  l'enne- 
mie de  la  patrie.  Allons,  allons,  ne  te  révolte  pas,  cher 
ami;  tu  es  comme  feu  Encelades,  et  tu  remuerais  une 
montagne  quand  tu  te  retournes.  Je  te  le  répète  donc, 
ne  te  révolte  pas,  et  avoue  tout  bonnement  que  tu  n'es 
plus  un  zélé. 

Lorin  avait  prononcé  ces  mots  avec  toute  la  dou- 
ceur dont  il  était  capable,  et  en  glissant  dessus  avec  an 
artifice  tout  à  fait  cicéronien. 

Maurice  se  contenta  de  protester  par  un  geste. 

Mais  le  geste  fut  déclaré  comme  non  avenu,  et  Lorin 
continua  : 

—  Oh  1  si  nous  vivions  dans  une  de  ces  tempéra- 
tures de  serre  chaude,  température  honnête,  où,  selon 
les  règles  de  la  botanique,  le  baromètre  marque  inva- 
riablement seize  degrés,  je  te  dirais,  mon  cher  Maurice, 
c'est  élégant,  c'est  comme  il  faut;  soyons  un  peu  aristo- 
crates, de  temps  en  temps,  cela  fait  bien  et  cela  sent  bon; 
mais  nous  cuisons  aujourd'hui  dans  trente-cinq  à  qua- 
rante degrés  de  chaleur  1  la  nappe  brûle,  de  sorte  que 
l'on  n'est  que  tiède;  par  cette  chaleur-là  on  semble 
froid;  lorsqu'on  est  froid  on  est  suspect  :  tu  sais  cela, 
Maurice;  et  quand  on  est  suspect,  tu  as  trop  d'intelli- 
gence, mon  cher  Maurice,  pour  ne  pas  savoir  ce  qu'on 
est  bientôt,  ou  plutôt  ce  qu'on  n'est  plus. 

—  Eh  bien  !  donc,  alors  qu'on  me  tue  et  que  cela 
finisse,  s'écria  Maurice  ;  aussi  bien  je  suis  las  de  la  vie. 

—  Depuis  un  quart  d'heure,  dit  Lorin;  en  vérité,  il 
ji'y  a  pas  encore  assez  longtemps  pour  que  je  te  laisse 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  61 

faire  sur  ce  point-là  à  ta  volonté;  et  puis,  lorsqu'on 
meurt  aujourd'hui,  tu  comprends,  il  faut  mourir  ré- 
publicain, tandis  que  toi  tu  mourrais  aristocrate. 

—  Oh  !  ch  f  s'écria  Maurice  dont  le  sang  commen- 
çait à  s'enflammer  par  l'impatiente  douleur  qui  ré- 
sulte de  la  conscience  de  sa  culpabihté  ;  oh .  oK  .  tu 
vas  trop  loin,  mon  ami. 

—  J'irai  plus  loin  encore,  car  je  te  préviens  que  si 
tu  te  fais  aristocrate. . . 

—  Tu  me  dénonceras? 

—  Fi  donc  !  non,  je  t'enfermerai  dans  une  cave,  et 
je  te  ferai  chercher  au  son  du  tambour  comme  un  objet 
égaré  ;  puis  je  proclamerai  que  les  aristocrates,  sachant 
ce  que  tu  leur  réservais,  t'ont  séquestré,  martyrisé,  af- 
famé ;  de  sorte  que,  comme  le  prévôt  Élie  de  Beau- 
mont,  M.  Latude  et  autres,  lorsqu'on  te  retrouvera  tu 
seras  couronné  publiquement  de  fleurs  par  les  dames 
de  la  Halle  et  les  chiffonniers  de  la  section  A'^ictor.  Dé- 
pêche-toi donc  de  redevenir  un  Aristide,  ou  ton  affaire 
est  claire. 

—  Lorin,  Lorin,  je  sens  que  tu  as  raison,  mais  je 
suis  entraîné,  je  glisse  sur  la  pente.  Wen  veux-tu  donc 
parce  que  la  fatalité  m'entraîne  ? 

—  Je  ne  t'en  veux  pas,  mais  je  te  querelle.  Rappelle- 
toi  un  peu  les  scènes  que  Pylade  faisait  journellement 
à  Oreste,  scènes  qui  prouvent  victorieusement  que 
l'arnitié  n'est  qu'un  paradoxe,  puisque  ces  modèles  des 
gmis  se  disputaient  du  matin  au  soir. 

—  Abandonne-moi,  Lorin»  tu  feras  mieux, 

n.  4 


62  lE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

—  Jamais  I 

—  Alors,  laisse-moi  aimer,  être  fou  à  mon  aise,  être 
criminel  peut-être,  car,  si  je  la  revois,  je  sens  que  je  la 
tuerai. 

—  Ou  que  tu  tomberas  à  ses  genoux.  Ah!  Mau- 
.ice  !  Maurice  amoureux  d'une  aristocrate,  jamais  je 
n'eusse  cru  cela.  Te  voilà  comme  ce  pauvre  Osselin 
avec  la  marquise  de  Charny. 

—  Assez,  Lorin,  je  t'en  supplie  1 

—  Maurice,  je  te  guérirai,  ou  le  diable  m'emporte. 
Je  ne  veux  pas  que  tu  gagnes  à  la  loterie  de  sainte 
guillotine,  moi,  comme  dit  l'épicier  de  la  rue  des  Lom- 
bards. Prends  garde,  Maurice,  tu  vas  m'exaspérer. 
Maurice,  tu  vas  faire  de  moi  un  buveur  de  sang.  Mau- 
rice, j'éprouve  le  besoin  de  mettre  le  feu  à  l'île  Saint- 
Louis  ;  une  torche,  un  brandon  ! 

Mais  non,  ma  peine  est  inutile, 
A  qui  bon  demander  une  torche,  un  flambeaa? 

Ton  feu,  Maurice,  est  asseï  beau 
Pour  embraser  ton  âme,  et  ces  lieux,  et  la  ville. 

Maurice  sourit  malgré  lui. 

—  Tu  sais  qu'il  était  convenu  que  nous  ne  parlerions 
qu'en  prose?  dit-il. 

—  Mais  c'est  qu'aussi  tu  m'exaspères  avec  ta  folie, 
dit  Lorin;  c'est  qu'aussi...  Tiens,  viens  boire,  Mau- 
rice ;  devenons  ivrognes,  faisons  des  motions,  étudions 
l'économie  politique  ;  mais,  pour  l'amour  de  Jupiter, 
ne  soyons  pas  amoureux,  n'aimons  que  la  liberté. 

—  Ou  la  Raison. 


lE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUaE  63 

—  Ah  I  c'est  vrai,  la  déesse  te  dit  bien  des  choses, 
et  te  trouve  un  charmant  mortel. 

—  Et  tu  p.*es  pas  jaloux? 

—  Maunî-e,  pour  sauver  un  ami,  je  me  sens  capable 
de  tous  les  sacrifices. 

—  Merci,  mon  pauvre  Lorin,  et  j'apprécie  ton  dé- 
vouement; mais  le  meilleur  moyen  de  me  consoler, 
vois-tu,  c'est  de  me  saturer  de  ma  douleur.  Adiei:>  Lo- 
rin; va  voir  Ajthémise. 

—  Et  toi,  où  vas -tu  ? 

—  Je  rentre  chez  moi. 

Et  Maurice  fit  quelques  pas  vers  le  pont. 

—  Tu  demeures  donc  du  côté  de  la  rue  vieille  Saint' 
Jacques,  maintenant? 

—  Non,  mais  il  me  plaît  de  prendre  par-là. 

—  Pour  revoir  encore  une  fois  le  lieu  qu'habitait  ton 
inhumaine  ? 

—  Pour  voir  si  elle  n'est  pas  revenue  oîi  elle  sait 
que  je  l'attends.  0  Geneviève  I  Geneviève  I  je  ne  t'au- 
rais pas  crue  capable  d'une  pareille  trahison  I 

—  Maurice,  un  tjTan  qui  connaissait  bien  le  beaa 
sexe,  puisqu'il  est  mort  pour  l'avoir  trop  aimé,  disait  : 

Souvent  femme  Tarie, 
Bien  fol  est  qui  s'y  fie. 

Maurice  poussa  un  soupir,  et  les  deux  amis  reprirent 
le  chemin  de  la  vieille  rue  Saint- Jacques. 

A  mesure  que  les  deux  amis  approchaient,  ils  dis- 
tinguaient un  grand  bruit,  ils  voyaient  s'augmenter  la 


64  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

lumière,  ils  entendaient  ces  chants  patriotiques,  qui  au 
grand  jour,  en  plein  soleil,  dans  l'atmosphère  du  com- 
bat, seniolaient  des  hymnes  héroïques,  mais  qui,  la 
nuit,  à  la  lueur  de  l'incendie,  prenaient  l'accent  lugu- 
bre d'une  ivresse  de  cannibale. 

—  Oh  I  mon  Dieu  t  mon  Dieu  f  disait  Maurice  ou- 
bliant que  Dieu  était  aboli. 

Et  il  allait  toujours  la  sueur  au  front. 
Lorin  le  regardait  aller,    et  murmurait  entre  ses 
dents  : 

Amour,  amour,  quand  tu  nous  tiens; 
On  peut  bien  dire  adieu  prudence. 

Tout  Pans  semblait  se  porter  vers  le  théâtre  des 
événements  que  nous  venons  de  racoîlter.  Maurice  fut 
obligé  de  traverser  une  haie  de  grenadiers,  les  rangs 
des  sectionnaires,  puis  les  bandes  pressées  de  cette  po- 
pulace toujours  furieuse,  toujours  éveillée,  qui,  à  cette 
époque,  courait  en  hurlant  de  spectacle  en  spectacle. 

A  mesure  qu'il  approchait,  Maurice,  dans  son  im- 
patience furieuse,  hâtait  le  pas.  Lorin  le  suivait  avec 
peine,  mais  il  l'aimait  trop  pour  le  laisser  seul  en  pa- 
reil moment. 

Tout  était  presque  fini;  le  feu  s'était  communiqué 
du  hangar,  où  le  soldat  avait  jeté  sa  torche  enflammée, 
aux  ateliers  construits  en  planches  assemblées  de  façon 
à  laisser  de  grands  jours  pour  la  circulation  de  l'air  ;  les 
marchandises  avaient  brûlé;  la  maison  commençait  à 
brûler  elle-même. 

—  Oh  !  mon  Dieu  t  se  dit  Maurice,  si  elle  était  re- 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  R5 

venue,  si  elle  se  trouvait  dans  quelque  chambre  enve- 
loppée par  le  cercle  de  flammes,  ra'attendant,  m'appe* 
lant.. 

Et  Maurice,  à  demi  insensé  de  douleur,  aimant 
mieux  croire  à  la  folie  de  celle  qu'il  aimait  qu'à  sa  tra- 
hison, Maurice  donna  tête  baissée  au  milieu  de  la  porte 
qu'il  entrevoyait  dans  la  fumée. 

Lorin  le  suivait  toujours  ;  il  l'eût  suivi  en  enfer. 

Le  toit  brûlait,  le  feu  commençait  à  se  communiquer 
à  l'escalier. 

Maurice,  haletant,  visita  tout  le  premier,  le  salon,  la 
chambre  de  Geneviève,  la  chambre  du  chevalier  de 
jVîaison-Rouge,  les  corridors,  appelant  d'une  voix 
étranglée  : 

—  Geneviève!  Geneviève! 

Personne  ne  répondit. 

En  revenant  dans  la  première  pièce,  les  deux  amis 
virent  des  bouffées  de  flammes  qui  commençaient  à 
entrer  par  la  porte.  Malgré  les  cris  de  Lorm,  qui  lui 
montrait  la  fenêtre,  Maurice  passa  au  milieu  de  la 
flamme. 

•  Puis  il  courut  à  la  maison,  traversa  sans  s'arrêter  â 
rien  la  cour  jonchée  de  meubles  brisés,  retrouva  la 
salle  à  manger,  le  salon  de  Dixmer,  le  cabinet  du  chi- 
miste Morand  ;  tout  cela  plein  de  fumée,  de  débris,  de 
vitres  cassée»  ;  le  feu  venait  d'atteindre  aucsi  cette  par- 
tie de  la  maison,  et  commençait  à  la  dévorer. 

Maurice  fit  comme  il  venait  de  faire  du  pavillon,  lî 
ne  laissa  pas  une  chambre  sans  l'avoir  visitée,  un  cor- 
Ih  4. 


(J6  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

rider  sans  l'avoir  parcouru.  Il  descendit  jusqu'aux 
caves.  Peut-être  Geneviève,  pour  fuir  l'incendie,  s'était- 
iSlle  réfugie*,  là. 

Personne. 

—  Morbleu  1  dit  Lorin,  tu  vois  bien  que  personne 
fie  tiendrait  ici,  à  l'exception  des  salamandres,  et  ce 
n'est  point  cet  animal  fabuleux  que  tu  cherches.  Al- 
lons, viens,  nous  demanderons,  nous  nous  infor- 
merons aux  assistants;  quelqu'un  peut-être  l'a-t-il 
vue. 

Il  eût  fallu  bien  des  forces  réunies  pour  conduire 
Maurice  hors  de  la  maison  ;  l'Espérance  l'entraîna  par 
un  de  ses  cheveux. 

Alors  commencèrent  les  investigations  ;  ils  visitèrent 
les  environs,  arrêtant  les  femmes  qui  passaient,  fouil- 
lant les  allées,  mais  sans  résultat.  Il  était  une  heure  du 
matin;  Maurice,  malgré  sa  vigueur  athlétique,  était 
brisé  de  fatigue  :  il  renonça  enfin  à  ses  courses,  à  ses 
ascensions,  à  ses  conflits  perpétuels  avec  la  foule. 

Un  fiacre  passait:  Lorin  l'arrêta. 

— r  Mon  cher,  dit-il  à  Maurice,  nous  avons  fait  tout 
ce  qu'il  était  humainement  possible  de  faire  pour  ré- 
trouver ta  Geneviève  ;  nous  nous  sommes  éreintés  ; 
nous  nous  sommes  roussis  ;  nous  nous  sommes  gour- 
jnés  pour  elle  ;  Cupidon,  si  exigeant  qu'il  soit,  ne  pedl 
exiger  davantage  d'un  homme  qui  est  amoureux^  et 
surtout  d'un  homme  qui  ne  l'est  pas  ;  montons  en  fia- 
cre, et  rentrons  chacun  chez  nous. 

Maurice  ne  répondit  point  et  se  laissa  faire.  On  ar- 


LE   CHEVALIER   DE   MAÎSÔN-ROUGE  67 

riva  à  la  porte  de  Maurice  sans  que  les  deux  amis  eus- 
sent échangé  une  seule  parole. 

Au  moment  où  Maurice  descendait,  on  entendit 
une  fenêtre  de  l'appartement  de  Maurice  se  refermer. 

—  Ali  I  bon  I  dit  Lorin,  on  t'attendait,  me  voilà  plus 
tranquille.  Frappe  maintenant. 

Maurice  frappa,  la  porte  s'ouvrit. 

—  Bonsoir  !  dit  Lorin,  demain  matin  attends-moi 
pour  sortir. 

—  Bonsoir  I  dit  machinalement  Maurice. 
Et  la  porte  se  referma  derrière  lui. 

Sur  les  premières  marches  de  l'escalier  il  rencontra 
son  officieux. 

—  Oh  I  citoyen  Lindey,  s'écria  i^elui-ci,  quelle  in- 
quiétude vous  nous  avez  donnée  I 

Le  mot  710US  frappa  Maurice. 

—  A  vous?  dit-il. 

—  Oui,  à  moi  et  à  la  petite  dame  qui  vous  attend. 

—  La  petite  dame  1  répéta  Maurice,  trouvant  le  mo- 
ment mal  choisi  pour  correspondre  au  souvenir  que  lui 
donnait  sans  doute  quelqu'une  de  ses  anciennes  amies; 
tu  fais  bien  de  me  dire  cela,  je  vais  coucher  chez  Lorin. 

—  Oh  1  impossible;  elle  était  à  la  fenêtre,  elle  vous 
a  vu  descendre,  et  s'est,  écriée  :  Le  voilà  t 

—  Eh  !  que  m'importe  qu'elle  sache  que  c'est  moi; 
je  n'ai  pas  le  cœur  à  l'amour.  Remonte,  et  dis  à  cette 
femme  qu'elle  s'est  trompée. 

L'officieux  fit  un  mouvement  pour  obéir,  mais  il 
s'arrêta. 


68  LE    CHEVALIER    DE   MAISON -ROCGE 

—  Ah  I  citoyen,  dit-il,  vous  avez  tort  :  la  petite  dame 
était  déjà  bien  triste,  ma  réponse  va  la  mettre  au  dé- 
sespoir. 

— -Mais  enfin,  dit  Maurice,  quelle  est  cette  femme? 

—  Citoyen,  je  n'ai  pas  vu  son  visage  ;  elle  est  en- 
veloppée d'une  mante,  et  elle  pleure  ;  voilà  ce  que  je 
ôais. 

—  Elle  pleure  f  dit  Maurice. 

—  Oui,  mais  bien  doucement,  en  étouffant  s-es  san- 
glots. 

—  Elle  pleure,  répéta  Maurice.  H  y  a  donc  quel- 
qu'un au  monde  qui  m'aime  assez  pour  s'inquiéter  à 
ce  point  de  mon  absence? 

Et  il  monta  lentc'^'ii- .Tit  d<imère  l'officieux. 

—  Le  voici,  citoyenne,  le  voici  !  cria  celui-ci  en  se 
précipitant  dans  la  chambre. 

Maurice  entra  derrière  lui. 

Il  vit  alors  dans  le  coin  du  salon  une  forme  palpi- 
tante qui  se  cachait  le  visage  sous  des  coussins,  une 
femme  qu'on  eût  cru  morte  sans  le  gémissement  con- 
vulsif  qui  la  faisait  tressaillir. 

Il  fit  signe  à  l'officieux  de  sortir. 

Celui-ci  obéit  et  referma  la  porte. 

Alors  Maurice  courut  à  la  jeune  femme,  qui  releva 
la  tête. 

—  Geneviève  !  s'écria  le  jeune  homme,  Geneviève 
chez  moi  I  sais-je  donc  fou,  mon  Dieu? 

—  Non,  vous  avez  toute  votre  raison,  mon  and,  ré- 
pondit la  jeune  femme.  Je  vous  ai  promis  d'être  à  vous 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  C9 

si  VOUS  sauviez  le  chevalier  de  Maison-Rouge.  Vous 
l'avez  sauvé,  me  voici  1  Je  vous  attendais. 

Maurice  se  méprit  au  sens  de  ces  paroles  ;  il  recula 
d'un  pas,  et  regardant  tristement  la  jeune  femme  • 

—  Geneviève,  dit-il  doucement,  Geneviève,  vous  ne 
m'aimez  donc  pas? 

Le  regard  de  Geneviève  se  voilà  de  larmes  ;  elle  dé- 
tourna la  tête  et,  s'appuyant  sur  le  dossier  du  sofa,  elle 
éclata  en  sanglots. 

—  Hélas  t  dit  Maurice,  vous  voyez  bien  que  vous  ne 
m'aimez  plus,  et  non-seulement  vous  ne  m'aimez  plus, 
Geneviève ,  mais  il  faut  que  vous  éprouviez  une  espèce 
de  haine  contre  moi  pour  vous  désespérer  ainsi. 

Maurice  avait  mis  tant  d'exaltation  et  de  douleur 
dans  ces  derniers  mots,  que  Geneviève  se  redressa  et 
lui  prit  la  main. 

—  Mon  Dieu,  dit-elle,  celui  qu'on  croyait  le  meilleur 
sera  donc  toujours  égoïste  1 

—  Egoïste,  Geneviève,  que  voulez-vous  dire? 

—  Mais  vous  ne  comprenez  donc  pas  ce  que  je  souffre? 
Mon  mari  en  fuite,  mon  frère  proscrit,  ma  maison  en 
flammes,  tout  cela  dans  une  nuit,  et  puis  cette  horrible 
scène  entre  vous  et  le  chevalier  ! 

Maurice  l'é^outait  avec  ravissement,  car  il  était  ira- 
possible,  même  à  la  passion  la  plus  folle,  de  ne  pas  ad- 
mettre que  de  telles  émotions  accumulées  puissent 
amener  à  l'état  de  douleur  où  Geneviève  se  trouvait. 

—  Ainsi  vous  êtes  venue,  vous  voilà,  je  vous  tiens, 
vous  ne  me  quitterez  plus  1 


70  LE  CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGE 

Genev'ève  tressaillit. 

—  Où  serai-je  allée  répondit-elle  avec  amertume. 
Â.i-je  un  asile,  un  abri,  un  protecteur  autre  que  celMJ 
qui  a  mis  un  prix  à  sa  protection  ?  oh  I  furieuse  e? 
folle,  j'ai  franchi  le  pont  Neuf,  Maurice,  et  en  passant 
je  me  suis  arrêtée  pour  voir  l'eau  sombre  bruire  à 
l'angle  des  arches,  cela  m'attirait,  me  fascinait.  Là, 
pour  toi,  me  disais-je,  pauvre  femme,  là  est  un  abri  ;  là 
est  un  repos  inviolable  ;  là  est  l'oubli. 

—  Geneviève ,  Geneviève  !  s'écria  Maurice ,  vous 
avez  dit  cela?...  Mais  vous  ne  m'aimez  donc  pas? 

—  Je  l'ai  dit,  répondit  Geneviève  à  voix  basse  ;  je 
l'ai  dit  et  je  suis  venue. 

Maurice  respira  et  se  laissa  glisser  à  ses  pieds. 

—  Geneviève,  murmura-t-il,  ne  pleurez  plus.  Gene- 
\1ève,  consolez-vous  de  tous  vos  malheurs,  puisque 
vous  m'aimez.  Geneviève,  au  nom  du  ciel,  dites-moi 
(jpc  ce  n'est  point  la  violence  de  mes  menaces  qui  vous 
a  amenée  ici.  Dites-moi  que,  quand  même  vous  ne 
m'eussiez  pas  vu  ce  soir,  en  vous  trouvant  seule,  isolée, 
sans  asile ,  vous  y  fussiez  venue,  et  acceptez  le  serment 
que  je  vous  fais  de  vous  délier  du  serment  que  je  vous 
ai  forcée  de  faire. 

Geneviève  abaissa  sur  le  jeune  homme  un  regard 
emp^'eint  d'une  ineffable  reconnaissance. 

—  Généreux  !  dit-elle.  Oh  !  mon  Dieu,  je  vous  re- 
mercie, il  est  généreux  1 

—  Ecoutez,  Geneviève,  dit  Maurice,  Dieu  que  l'on 
chasse  ici  de  ses  temples,  mais  que  l'on  ne  peut  chasser 


tE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  1\ 

de  nos  cœurs  où  il  a  rais  l'amour,  Difcu  a  fait  cette 
soirée  lugubre  en  apparence,  mais  étincelante  au  fond 
de  joies  et  de  félicités.  Dieu  vous  a  conduite  à  moi, 
Genevi^e,  il  vous  a  mise  entre  mes  bras,  il  vous  park 
par  moîi  souffle.  Dieu,  enfin.  Dieu  veut  récompenser 
ainsi  tant  de  souffrances  que  nous  avons  endurées, 
tant  de  vertus  que  nous  avons  déployées  en  combat- 
tant cet  amour  qui  semblait  illégitime,  comme  si  un 
sentiment  si  longtemps  pur  et  toujours  si  profond 
pouvait  être  un  crime.  Ne  pleurez  donc  plus,  Geneviève  î 
Geneviève,  donnez-moi  votre  main.  Voulez- vous  être 
chez  un  frère,  voulez-vous  que  ce  frère  baise  avec  res- 
pect le  bas  de  votre  robe,  s'éloigne  les  mains  jointes  et 
franchisse  le  seuil  sans  retourner  la  tête  !  Eh  bien  t 
dites  un  mot,  faites  un  signe,  et  vous  allez  me  voir 
m'éloigner,  et  vous  serez  seule,  libre  et  en  sûreté 
comme  une  vierge  dans  une  église.  Mais  au  contraire, 
ma  Geneviève  adorée,  voulez-vous  vous  souvenir  que 
Je  vous  ai  tant  aimée  que  j'ai  failli  en  mourir,  que  pour 
cet  amour  que  vous  pouvez  faire  fatal  ou  heureux,  j'ai 
trahi  les  miens,  que  je  me  suis  rendu  odieux  et  vil  à 
moi-même;  voulez-vous  songer  à  tout  ce  que  l'avenir 
nous  ga-de  de  bonheur;  à  la  force  et  à  l'énergie  qu'il  y 
a  dans  notre  jeunesse  et  dans  notre  amom*  pour  dé- 
fendre ce  bonheur  qui  commence  contre  quiconque 
voudrait  l'attaquer  !  Ohf  Geneviève,  toi,  tu  es  un  ange 
de  bonté,  veux-tu,  dis?  veux-tu  rendre  un  homme  si 
heureux  qu'il  ne  regrette  plus  la  vie  et  qu'il  ne  désire 
plus  le  bonheur  éternel?  Alors,  au  lieu  de  me  repous' 


7i  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

âer,  souris-moi,  ma  Geneviève,  laisse-moi  appuyer  ta 
main  sur  mon  cœur,  penche-toi  vers  celui  qui  t'aspire 
de  toute  sa  puissance,  de  tous  ses  vœux,  de  toute  son 
âme  ;  Geneviève,  mon  amour,  ma  vie,  Gentjviève,  ne 
reprends  pas  ton  serment  ! 

Le  cœur  de  la  jeune  femme  se  gonflait  à  ces  douces 
paroles  :  la  langueur  de  l'amour,  la  fatigue  de  ses  souf- 
frances passées  épuisaient  ses  forces,  les  larmes  ne  re- 
venaient plus  à  ses  yeux,  et  cependant  les  sanglots  sou- 
levaient encore  sa  poitrine  brûlante, 

Maurice  comprit  qu'elle  n'avait  plus  de  courage  pour 
résister,  il  la  saisit  dans  ses  bras.  Alors  elle  laissa  tom- 
ber sa  tête  sur  son  épaule,  et  ses  longs  cheveux  se  dé- 
couèrent  sur  les  joues  ardentes  de  son  amant. 

£n  même  temps  Maurice  sentit  bondir  sa  poitrine, 
soulevée  encore  comme  les  vagues  après  l'orage. 

—  Oh!  tu  pleures,  Geneviève,  lui  dit-il  avec  une 
profonde  tristesse,  tu  pleures.  Oh  I  rassure-toi.  Non, 
non,  jamais  je  n'imposerai  l'amour  à  une  douleur  dé- 
daigneuse. Jamais  mes  lèvres  ne  se  souilleront  d'un 
baiser  qu'empoisonnera  une  seule  larme  de  regret. 

Et  il  desserra  l'anneau  vivant  de  ses  bras,  il  écarta  son 
li'ont  de  celui  de  Geneviève  et  se  détourna  lentement. 

Mais  aussitôt,  par  une  de  ces  réactions  si  naturelles 
à  la  femme  qui  se  défend  et  qui  désire  tout  en  se  dé- 
fendant, Geneviève  jeta  au  cou  de  Maurice  ses  bras 
tremblants  l'étreignit  avec  violence  et  colla  sa  joue 
glacée  et  humide  encore  des  larmes  qui  venaient  de  se 
tarir  sur  la  joue  ardente  du  jeune  homme. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  73 

Oli  !  murmura-l-elle,  ne  m'abandonne  pas,  Mau- 
rice, car  je  n'ai  plus  que  toi  au  monde  1 


XXXIII 

LE    LENDEMAIN 

Un  beau  soleil  venait,  à  travers  les  persiennes  vertes, 
dorer  les  feuilles  de  trois  grands  rosiers  placés  dans  des 
caisses  de  bois  sur  la  fcncîrede  l!aurice. 

Ces  fleurs,  d'autant  plus  précieuses  à  la  vue  que  la 
saison  commençait  à  fuir,  embaumaient  une  petite  salle 
à  manger  dallée,  reluisante  de  propreté,  dans  laquelle, 
aune  table  servie  sans  profusion,  mais  élégamment, 
venaient  de  s'asseoir  Geneviève  et  Maurice. 

La  porte  était  fei'mée,  car  la  table  supportait  tout  ce 
dont  les  convives  avaient  besoin.  On  comprenait  qu'ils 
s'étaient  dit  : 

—  Nous  nous  servirons  nous-mêmes. 

On  entendait  dans  la  pièce  voisine  remuer  l'officieux, 
empressé  comme  l'ardélion  de  Phèdre.  La  chaleur  et  la 
vie  des  derniers  beaux  jours  entraient  par  les  lames  en- 
tre-bâillées  de  la  jalousie,  et  faisaient  briller  comme  de 
l'or  et  de  l'émeraude  les  feuilles  des  rosiers  caressées 
par  le  soleil. 

Geneviève  laissa  tomber  de  ses  doigts  sur  son  as- 
siette Ib  fruit  doré  qu'elle  tenait,  et,  rêveuse,  souriant 
des  lèvres  seulement,  tandis  que  ses  grands  yeux  lan- 
u.  5 


74  F.S   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

guissaient  dans  la  mélancolie,  elle  demeura  ainsi  silen- 
cieuse, inerte,  engourdie,  bien  que  vivante  et  heu- 
reuse au  soleil  de  l'amour,  comme  ^'étaient  ces  belles 
fleurs  au  soleil  du  ciel. 

Bientôt  ses  yeux  cherchèrent  ceux  de  Maurice,  et  ils 
les  rencontrèrent  fixes  sur  elle  :  lui  aussi  la  regardait  et 
rêvait. 

Alors  elle  posa  son  bras  si  doux  et  si  blanc  sur  l'é- 
pauledu  jeune  homme,  qui  tressaillit  ;  puis  elle  y  appuya 
sa  tête  avec  cette  confiance  et  cet  abandon  qui  sont  bien 
plus  que  l'amour. 

Geneviève  le  regardait  sans  lui  parler  et  rougissait 
en  le  regardant. 

Maurice  n'avait  qu'à  incliner  légèrement  la  tête  pour 
appuyer  ses  lèvres  sur  les  lèvres  entr'ouvertes  de  sa 
maîtresse. 

Il  inclina  la  tête;  Geneviève  pâlit,  et  ses  yeux  se  fer- 
mèrent comme  les  pétales  de  la  fleur  qui  cache  son  ca- 
lice aux  rayons  de  la  lumière. 

Ils  demeuraient  ainsi  endormis  dans  cette  félicité 
Inaccoutumée,  quand  le  bruit  aigu  de  la  sonnette  les 
fit  tressaillir. 

Ils  se  détachèrent  l'un  de  l'autre. 

L'officieux  entra  et  referma  mystérieusement  la 
porte. 

—  C'est  le  citoyen  Lorin,  dit-il. 

—  Ah  I  ce  cher  Lorin,  dit  Maurice;  je  vais  aller  le 
congédier.  Pardon,  Geneviève. 

Geneviève  l'arrêta. 


LE    CHEVALIKR    DE    MAISON-ROCGE  75 

—  Congédier  votre  ami,  Maurice  I  dit-elle,  un  ami, 
un  ami  qui  vous  a  consolé,  aidé,  soutenu  ?  Non,  je  ne 
veux  pas  plus  chasser  un  tel  ami  de  votre  maison  que 
de  votre  cœur  ;  qu'il  entre,  Maurice,  qu'il  entre. 

—  Comment,  vous  permettez?...  dit  Maurice. 

—  Je  le  veux,  dit  Geneviève. 

—  Oh  !  mais  vous  trouvez  donc  que  je  ne  vous  aime 
{fâs  assez ,  s'écria  Maurice  ravi  de  cett3  délicatesse,  et 
c'est  de  l'idolâtrie  qu'il  vous  faut? 

Geneviève  tendit  son  front  rougissant  au  jeune 
homme;  Alaurice  ouvrit  la  porte,  et  Lorin  entra,  beau 
comme  le  jour  dans  son  costume  de  demi-muscadin. 
En  apercevant  Geneviève,  il  manifesta  une  surprise  à 
laquelle  succéda  aussitôt  un  respectueux  salut. 

—  Viens,  Lorin,  viens,  dit  Maurice,  et  regarde  ma- 
dame; tu  es  détrôné,  Lorin;  il  y  a  maintenant  quel- 
qu'un que  je  te  préfère  J'eusse  donné  ma  vie  pour  toi; 
pour  elle,  je  ne  t'apprends  rien  de  nouveau,  Lorin,  pour 
elle,  j'ai  donné  mon  honneur. 

—  Madame,  dit  Lorin  avec  un  sérieux  qui  accusait 
en  lui  une  émotion  bien  profonde,  je  Kcherai  d'aimer 
plus  que  vous  Maurice,  pour  que  luii  ne  cesse  pas  de 
m' aimer  tout  à  fait. 

—  Asseyez  -  vous,  monsieur,  dit  en  souriant  Gene- 
viève. 

— =  Oui,  assieds-toi,  dit  Maurice,  qui,  ayant  serré  à 
di'oite  la  mam  de  son  ami,  à  gauche  celle  de  sa  mai- 
tresse,  venait  de  s'emplir  le  cœur  de  toute  la  feiicilë 
qu'un  homme  peut  ambitionner  sur  la  terre. 


76  LF    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

—  Alors  tu  ne  veux  donc  plus  mourir?  tu  ne  veux 
donc  plus  te  faire  tuer? 

—  Comment  cela?  demanda  Geneviève. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  dit  Lorin,  que  l'homme  est  un 
animal  versatile,  et  que  les  philosophes  ont  bien  raison 
de  mépriser  sa  légèreté I  En  voilà  un,,  croiriez- vous, 
cela,  madame?  qui  voulait,  hier  au  soir,  st  jeter  à  l'eau, 
qui  déclarait  qu'il  n'y  avait  plus  de  félicité  possible  pour 
lui  en  ce  monde  ;  et  voilà  que  je  le  retrouve  ce  matin 
gai,  joyeux,  le  sourire  sur  les  lèvres,  le  bonheur  sur 
le  front,  la  vie  dans  le  cœur,  en  face  d'une  table  bien 
servie;  il  est  vrai  qu'il  ne  mange  pas,  mais  cela  ne  prouve 
pas  qu'il  en  soit  plus  malheureux. 

—  Comment,  dit  Geneviève,  il  voulait  faire  tout  cela? 

—  Tout  cela,  et  bien  d'autres  choses  encore;  je 
vous  le  raconterai  plus  tard;  mais  pour  le  moment 
j'ai  très-faim;  c'est  la  faule  de  Maurice,  qui  m'a  fait 
courir  tout  le  quartier  Saint- Jacques  hier  au  soir; 
permettez  que  j'entame  votre  déjeuner,  auquel  vous 
n'avez  touché  ni  l'un  ni  l'autre. 

—  Tiens,  il  a  raison!  s'écria  3ïaurice  avec  une  joie 
d'enfant;  déjeunons.  Je  n'ai  pas  mangé,  ni  vous  non 
plus,  Geneviève. 

Il  guettait  l'œil  de  Lorin  à  ce  non;  mais  Lorin  ne 
sourcilla  point. 

—  Ah  çà  !  mais  tu  avais  donc  deviné  que  c'était  elle? 
lui  demanda  Maurice. 

—  Parbleu  I  répondit  Lorin  en  se  coupant  une  large 
tranche  de  jambon  blanc  et  rose. 


LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  77 

—  J'ai  faim  aussi,  dit  Geneviève  en  tendant  son  as- 
siette. 

—  Lorin,  dit  Maurice,  j'étais  malade  hier  au  soir. 

—  Tu  étnis  plus  que  malade,  tu  étais  fou. 

—  Eh  bien ,  je  crois  que  c'est  toi  qui  es  souffrant  ce 
atin. 

—  Comment  cela? 

—  Tu  n'as  pas  encore  hit  de  vers. 

»-  J'y  songeais  à  l'instant  même,  dit  LorJ« 

Lorsqu'il  siège  au  milieu  des  Grâces, 
Pliébus  tient  sa  lyre  à  la  maii); 
Mais  de  Vénus  s'il  suit  les  iraccs, 
Phébus  perd  sa  lyre  en  chemin. 

—  Bon!  voilà  toujours  un  quatrain,  dit  Maurice  en 
riant. 

—  Et  il  faudra  que  tu  t'en  contentes,  vu  que  nous 
allons  causer  de  choses  moins  gaies. 

—  Qu'y  a-t-il  encore?  demanda  Maurice  avec  in- 
quiétude. 

—  11  y  a  que  je  suis  prochainement  de  garde  à  la 
Conciergerie. 

—  A  la  Conciergerie  !  dit  Geneviève;  près  de  la  reine? 
—1  Près  de  la  reine. . .  je  crois  que  oui,  madame. 
Geneviève  pâlit,  Maurice  fronça  le  sourcil  et  fit  un 

signe  à  Lorin. 

Celui-ci  se  coupa  une  nouvelle  tranche  de  jambon, 
double  de  la  première. 

La  reine  avait,  en  effet,  été  conduite  à  la  Concier- 
gerie, où  nous  allons  la  suivre. 


78  LE   CHEVALIER    Da   MAISOiN-ROUGB 

XXXIV 

LA    CONCIERGERIE 

A  l'angle  du  pont  au  Change  et  du  quai  aux  Fleurs, 
s'élèvent  les  restes  du  vieux  palais  de  saint  Louis,  qui 
s'appelait,  par  exct  Uence,  le  Palais,  comme  Rome  s'ap- 
pelait la  Ville,  et  qui  continue  à  garder  ce  nom  souve- 
rain depuis  que  les  seuls  rois  qui  l'habitent  sont  les 
greffiers,  les  juges  et  les  plaideurs. 

C'est  une  grande  et  sombre  maison  que  celle  de  la 
justice,  et  qui  fait  plus  craindre  qu'aimer  la  rude 
déesse.  On  y  voit  tout  l'attirail  et  toutes  les  attributions 
de  la  vengeance  humaine  réunis  en  un  étroit  espace. 
Ici,  les  salles  où  l'on  garde  les  prévenus;  plus  loin,  celles 
où  on  les  juge;  plus  bas,  les  cachots  où  on  les  enferme 
quand  ils  sont  condamnés  ;  à  la  porte,  la  petite  place 
où  on  les  marque  du  fer  rouge  et  infamant;  à  ceiit  cin- 
quante pas  de  la  première,  l'autre  place,  plus  grande, 
où  on  les  tue,  c'est-à-dire  la  Grève,  où  on  achève  ce 
qui  a  été  ébauché  au  Palais. 

La  justice,  comme  on  le  voit,  a  tout  sous  la  mairj. 

Toute  cette  partie  d'échtices,  accolés  les  uns  aux  au- 
tres, momes,  gris,  percés  de  petites  fenêtres  grillées,- 
où  les  voûtes  béantes  ressemblent  à  des  antres  grillés 
qui  longent  le  quai  des  Lunettes,  c'est  la  Conciergerie. 

Cette  prison  a  des  cachots  que  l'eau  de  la  Seine  vient 
humecter  de  son  noir  limon;  elle  a  des  issues  mysté- 


LE   CHEVALIER   DIÎ   MÂÏSOX-ROUGE  79 

rieuses  qui  conduisaient  autrefois  au  fleuve  les  victimes 
qu'on  avait  intérêt  à  faire  disparaître. 

"Vue  en  1793,  la Conciergciie,  pourvoyeuse  infatin^a- 
ble  de  l'échafaud,  la  Conciergerie,  disons-nous,  regor- 
geait de  prisonniers  dont  on  faisait  en  une  heure  des 
condamnés.  A  cette  époque,  la  vieille  prison  de  saint 
Louis  était  bien  réellement  l'hôtellerie  de  la  mort. 

Sous  les  voûtes  des  portes,  se  balançait,  la  nuit,  une 
lanterne  au  feu  rouge,  sinistre  enseigne  de  ce  lieu  de 
douleurs. 

La  veille  de  ce  jour  où  Maurice,  Lorin  et  Geneviève 
déjeunaient  ensemble,  un  sourd  roulement  avait 
ébranlé  le  pavé  du  quai  et  les  vitres  de  la  prison;  puis 
le  roulement  avait  cessé  en  face  de  la  porte  ogive;  des 
gendarmes  avaient  frappé  à  cette  porte  avec  la  poignée 
de  leur  sabre,  cette  porte  s'était  ouverte,  la  voiture 
était  entrée  dans  la  cour,  et,  quand  les  gonds  avaient 
tourné  derrière  elle,  quand  les  verrous  avaient  grincé, 
une  femme  en  était  descendue. 

Aussitôt  le  guichet  béant  devant  elle  l'engloutit. 
Trois  ou  quatre  têtes  curieuses,  qui  s'étaient  avancées 
à  la  lueur  des  flambeaux  pour  considérer  la  prison- 
nière, et  qui  étaient  apparues  dans  la  demi -teinte,  se 
plongèrent  dans  l'obscurité;  puis  on  entendit  quelques 
rires  vulgaires  et  quelques  adieux  grossiers  échangés 
entre  les  hommes  qui  s'éloignaient  et  qu'on  entendait 
sans  les  voir. 

Celle  qu'on  amenait  ainsi  était  restée  en  dedans  du 
premier  guichet  avec  ses  gendarmes;  elle  vit  qu'il  fal- 


80  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

lail  en  franchi'-  an  second;  mais  elle  oublia  que,  pour 
passer  un  guichet,  on  doit  à  la  fois  hausser  le  pied  et 
baisser  la  tête,  car  on  troiive  en  bas  une  marche,  qui 
monte,  et  en  haut  une  marche  qui  descend. 

La  prisonnière,  encore  mal  habituée  sans  doute  à 
l'architecture  des  prisons,  malgré  le  long  séjour  qu'elle 
y  avait  déjà  fait,  oublia  de  baisser  son  front  et  se  heurta 
violemment  à  la  barre  de  fer. 

—  Vous  êtes-vous  fait  mal,  citoyenne?  demanda  un 
des  gendarmes. 

—  Rien  ne  me  fait  plus  mal  à  présent,  répondit-elle 
tranquillement. 

Et  elle  passa  sans  proférer  aucune  plainte,  quoique 
l'on  vît  au-dessus  du  sourcil  la  trace  presque  sanglante 
qu'y  avait  laissée  le  contact  de  la  barre  de  fer. 

Bientôt  on  aperçut  le  fauteuil  du  concierge,  fauteuil 
plus  vénérable  aux  yeux  des  prisonniers  que  ne  l'est 
aux  yeux  des  courtisans  le  trône  d'un  roi,  car  le  con- 
cierge d'une  prison  est  le  dispensateur  des  grâces,  et 
toute  grâce  est  importante  pour  un  prisonnier;  souvent 
la  moindre  laveur  change  son  ciel  sombre  en  un  fir- 
mament lumineux 

Le  concierge  Richard,  installé  dans  son  fauteuil, 
que,  bien  convaincu  de  son  importance,  il  n'avait  pas 
quitté  malgré  le  bruit  des  grilles  et  le  roulement  ('e  la 
voiture  qui  lui  annonçait  un  nouvel  hôte,  le  concierge 
Richard  prit  son  tabac,  regarda  la  prisonnière,  ouvrit 
un  registre  fort  cros,  et  chercha  une  plume  dar.s  le  pe- 
tit encrier  de  bois  noir  où  l'encre,  pétrifiée  sur  les 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  81 

bords,  conservait  encore  au  milieu  un  peu  de  bour- 
beuse humidité,  comme,  au  milieu  du  cratère  d'un 
volcan,  il  reste  toujours  un  peu  de  matière  en  fusion. 

—  Citoyen  concierge,  dit  le  chef  de  l'escorte,  fais- 
nous  l'écrou  et  vivement,  car  on  nous  attend  avec  ira- 
patience  à  la  Commune. 

—  Oh  I  ce  ne  sera  pas  long,  dit  le  concierge  en  ver- 
sant dans  son  encrier  quelques  gouttes  de  vin  qui  res- 
taient au  fond  d'un  verre;  on  a  la  main  faite  à  cela, 
Dieu  merci!  Tes  noms  et  prénoms,  citoyenne? 

Et,  trempant  sa  plume  dans  l'encre  improvisée,  il 
s'apprêta  à  écrire  au  bas  de  la  page^  déjà  pleine  aux 
sept  huilièm.es,  l'écrou  de  la  nouvelle  venue;  tandis 
que,  debout  derrière  son  fauteuil,  la  citoyenne  Ri- 
chard, femme  aux  regards  bienveillants,  contemplait, 
avec  un  étonnement  presque  respectueux,  cette  femme 
à  l'aspect  à  la  fois  si  triste,  si  noble  et  si  fier,  que  son 
mari  interrogeait. 

—  Marie-Antoinette-Jeanne-Josèphe  de  Lorraine, 
répondit  la  prisonnière,  archiduchesse  d'Autriche, 
reine  de  France. 

—  Reine  de  France?  répéta  le  concierge  en  se  soule- 
vant étonné  sur  le  bras  de  son  fauteuil. 

—  Reine  de  France,  répéta  la  prisonnière  du  même 
ton. 

—  Autrement  dit,  veuve  Capet,  dit  le  chef  de  l'es- 
corte. 

—  Sous  lequel  de  ces  deux  noms  dois-je  l'inscrif  e? 
demanda  le  concierge. 

II.  5. 


i2  î.E   CHEVALIER    DE   MA130N-R0UGK 

—  Sons  celui  des  deux,  que  tu  voudras,  pourvu 
que  tu  l'iasrrives  vite,  dit  le  chsf  de  l'escorte. 

Le  concierge  retomba  sur  son  fauteuil,  et,  avec  un 
léger  tremb'ement,  il  écrivit  sur  son  registre  les  pré- 
noms, te  nom  et  le  titre  que  s'était  donnés  la  prison- 
nière, inscriptions  dont  l'encre  apparaît  encore  rou- 
geâtre  aujourd'hui  sur  ce  registre,  dont  les  rats  de  la 
conciergerie  révolutionnaire  ont  grignoté  la  feuille  à 
l'endroit  le  plus  précieux. 

La  femme  Richard  se  tenait  toujours  debout  derrière 
le  fauteuil  de  son  mari  ;  seulement,  un  sentiment  de  re- 
ligieuse commisération  lui  avait  fait  joindre  les  mains, 

—  Votre  âge?  continua  le  concierge, 

—  Trente-sept  ans  et  neuf  mois,  répondit  la  reine. 

Richard  se  remit  à  écrire,  puis  détailla  le  signale- 
ment, et  termina  par  les  formules  et  les  notes  particu- 
lières. 

—  Bien,  dit-il,  c'est  fait. 

-  —  Oij  conduit-on  la  prisonnière?  demanda  le  chef 
de  l'escorte. 

Richard  prit  une  seconde  prise  de  tabac  et  regarda 
sa  femme. 

—  Dame!  dit  celle-ci,  nous  n'étions  pas  prévenus, 
de  sorte  que  nous  ne  savons  guère... 

—  Cherche  1  dit  le  brigadier. 

—  Il  y  a  la  chambre  du  conseil,  reprit  la  femm'e. 

—  Hum!  c'est  bien  grand,  murmura  llichard. 

—  Tant  mieux  I  si  elle  est  grande,  on  pourra  plus 
facilement  y  placer  des  gardes. 


LE   CHEVALIER   DE    MAISON -ROUGE'  83 

—  Va  pour  la  chambre  (iu  conseil,  dit  Richard  ; 
mais  elle  est  inhabitable  pour  le  moment,  car  il  n'y  a 
pas  de  lit. 

—  C'est  vrai,  répondit  la  femme,  je  n'y  avais  pas 
songé. 

—  Bah  I  dit  un  des  gendarmes,  on  y  mettra  un  lit 
demain,  et  demain  sera  bientôt  venu. 

—  D'ailleurs,  la  citoyenne  peut  passer  celte  nrât 
dans  notre  chambre;  n'est-ce  pas,  notre  homme?  dit  la 
femme  Richard. 

—  Eh  bien,  et  nous,  donc?  dit  le  concierge. 

—  Nous  ne  nous  coucherons  pas;  comme  l'a  dit  le 
citoyen  gendarme,  une  nuit  est  bientôt  passée, 

—  Alors,  dit  Richard,  conduisez  la  citoyenne  dans 
ma  chambre. 

—  Pendant  ce  temps-là,  vous  préparerez  no're  reçu, 
n'est-ce  pas  ? 

—^  Vous  le  trouverez  en  revenant. 

La  femme  Richard  prit  une  chandelle  qui  brûlait  sur 
la  table,  et  marcha  la  première. 

Ttlarie-Antoinette  la  suivit  sans  mot  dire,  calme  et 
pâle,  comme  toujours;  deux  guichetiers,  auxquels  la 
femme  Richard  fit  un  signe,  fermèrent  la  marc'ie.  On 
montra  à  la  reine  un  lit  auquel  la  femme  Richard 
s'empressa  de  mettre  des  draps  blancs.  Les  guichetiers 
s'installèrent  aux  issues  ;  puis  la  porte  fut  refermée  à 
double  tour,  et  Marie-Antoinette  se  trouva  seule. 

Gomment  elle  passa  cette  nuit,  nul  le  sait,  puis- 
qu'elle la  passa  face  à  face  avec  Dieu. 


84  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

Ce  fut  le  lendemain  seulement  que  la  reine  fut  con- 
duite dans  la  chambre  du  conseil,  quadrilatère  allongé 
dont  le  guichet  d'entrëe  donne  sur  un  corridor  de  la 
Conciergerie,  et  que  l'on  avait  coupé  dans  toute  sa  lon- 
gueur par  une  cloison  qui  n'atteignait  pas  à  la  hauteur 
du  plafond. 

L'un  des  compartimentséîait  la  chambre  des  h  omm*^!» 
de  garde. 

L'autre  était  celle  de  la  reine. 

Une  fenêtre  grillée  de  barreaux  épais  éclairait  cha' 
cune  de  ces  deux  cellules. 

Un  paravent,  substitué  h  une  porte,  isolait  la  reine 
de  ses  gardions,  et  fermait  l'ouverture  du  milieu. 

La  totalité  de  cette  chambre  était  carrelée  de  bri- 
ques sur  champ. 

Enfin  les  murs  avaient  été  décorés  autrefois  d'un 
cadre  de  bois  doré  d'où  pendaient  encore  des  lambeaux 
de  papier  fleurdelisé. 

Un  lit  dressé  en  face  de  la  fenêtre,  une  chaise  placée 
près  du  jour,  telle  était  l'ameublement  de  la  prison 
royale. 

En  y  entrant,  la  reine  demanda  qu'on  lui  apportât 
ses  livres  et  son  ouvrage. 

On  lui  apporta  les  Révolutions  d'Angleterre,  qu'elle 
avait  commencées  au  Te-mple,  le  Voyage  du  jeune 
Anacharsis,  et  sa  tapisserie. 

De  leur  côté,  les  gendarmes  s'établirent  dans  la  cel- 
lule voisine.  L'histoire  a  conservé  leur  nom,  comme 
elle  lait  des  êtres  les  plus  intimes  que  la  fatalité  associe 


I 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGK  85 

aux  grandes  catastrophes,  et  qui  voient  refléter  sur 
eux  ui  fragment  de  cette  lumière  que  jette  la  foudre 
en  brisanc,  soit  les  trônes  des  rois,  soit  les  rois  eux- 
mêmes. 

Ils  s'appelaient  Duchesne  et  Gilbert. 

La  Commune  avait  désigné  ces  deux  hommes,  qu'elle 
connaissait  pour  bons  patriotes,  et  ils  devaient  rester  à 
poste  tixe  dans  leur  cellule  jusqu'au  jugement  de  Ma- 
rie-Antoine Lte  :  on  espérait  éviter  par  ce  moyen  les  ir- 
régularités presque  inévitable  d'un  service  qui  change 
plusieurs  fois  le  jour,  et  l'on  conférait  une  responsabi- 
lité terrible  aux  gardiens. 

La  reine  fut,  dès  ce  jour  même,  par  la  conversation 
de  ces  deux  hommes,  dont  toutes  les  paroles  arrivaient 
jusqu'à  elles,  lorsqu 'aucun  motif  ne  les  forçait  à  bais- 
ser la  voix,  la  reine,  disons-nous,  fut  instruite  de  cette 
mesure;  elle  en  ressentit  à  la  fois  de  la  joie  et  de  l'in- 
quiétude; car,  si,  d'un  côté,  elle  se  disait  que  ces 
hommes  devaient  être  bien  sûrs,  puisqu'on  les  avait 
choisis  entre  tant  d'hommes,  "d'un  autre  côté,  elle 
réiiéchissait  que  ses  amis  trouveraient  bien  plus  d'oc- 
casions de  corrompre  deux  gardiens  connus  et  à 
poste  fixe  que  cent  inconnus  désignés  par  1*^  nasard 
et  passant  auprès  d'elle  à  l'improviste  et  pour  un  seul 
jour. 

La  première  nuit,  avant  de  se  coucher,  un  des  deux 
gendarmes  avait  fumé  selon  son  habitude;  la  vapeur 
du  tabac  glissa  par  les  ouvertures  de  la  cloison  et 
viîit  assiéger   la  malheureuse  reine,  dont  l'infortune 


8S  LE    CREVALIER    DE   3ÎAÎS0N -ROUGE 

avait  irrité  toutes  les  délicatesses  au  lieu  de  les  «^'mous- 
ser. 

Bientôt  elle  se  sentit  prise  de  vapeurs  et  de  nausées  : 
sa  tête  s'emban*assa  des  pesanteurs  de  l'asphyxie; 
mais,  tidèle  à  son  système  d'indomptable  fierté,  elle  ne 
se  plaignit  point. 

Tandis  qu'elle  veillait  de  cette  veille  doulourfîuse  et 
que  rien  ne  troublait  le  silence  de  la  nuit,  elle  crut  en- 
tendre comme  un  gémissement  qui  venait  du  dehors; 
ce  gémissement  était  lugubre  et  prolongé,  c'était  quel- 
que chose  de  sinistre  et  de  perçant  comme  les  bruits 
du  vent  dans  les  corridors  déserts,  quand  la  tempête 
emprunte  une  voix  humaine  pour  donner  la  vie  aux 
passions  des  éléments. 

Bientôt  elle  reconnut  que  ce  bruit  qui  l'avait  fait 
tressaillir  d'abord,  que  ce  cri  douloureux  et  persévé- 
rant était  la  plainte  lugubre  d'un  chien  hurlant  sur  le 
quai.  Elle  pensa  aussitôt  à  son  pauvre  Black,  auquel 
elle  n'avait  pas  songé  au  moment  où  elle  avait  été  en- 
levée du  Temple,  et  dont  elle  crut  reconnaître  la  voix. 
En  effet,  le  pauvre  animal,  qui,  par  trop  de  vigilance, 
avait  perdu  sa  maîtresse,  était  descendu  invisible  der- 
rière elle,  avait  suivi  sa  voiture  jusqu'aux  grilles  de  la 
Conciergerie,  et  ne  s'en  était  éloigné  que  parce  qu'il 
avait  failli  être  coupé  en  deux  par  la  double  lame  de 
fei'  qui  s'était  refermée  derrière  elle. 

Tï'ais  bientôt  le  pauvre  animal  était  revenu,  et,  com- 
prcni^uit  que  sa  maîtresse  était  renfermée  dans  ce  grand 
tombeau  de  pierre,  il  l'appelait  en  hurlant,  et  attendait. 


LE   CHEVALIER    DE  MAISON-BOUGE  87 

&,  dix  pas  de  la  sentinelle,  la  caresse  d'une  réponse. 

La  rei*^^  répondit  par  un  soupir  qui  lit  dresser  l'o- 
reille à  ses  gardiens. 

Mais,comnrie  ce  soupir  fut  le  seul,  et  qu'aucun  bruit 
ne  lui  succéda  dans  la  chambre  de  Marie-Antoinette, 
les  gardiens  se  rassurèrent  bientôt  et  retombèrent  dans 
leur  assoupissement. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  la  reine  était  levée 
et  habillée.  Assise  près  de  la  fenêtre  grillée,  dont  le  jour, 
tamisé  par  les  barreaux,  descendait  bleuâtre  sur  ses 
mains  amaigries,  elle  lisait  en  apparence,  mais  sa  pen- 
sée était  bien  loin  du  livre. 

Le  gendarme  Gilbert  entr'ouvrit  le  paravent  et  la  re- 
garda en  silence.  'tîarie-Aiitoinette  entendit  le  cri  du 
meuble  qui  se  repliait  sur  lui-même  en  frôlant  le  par- 
quet, mais  elle  ne  leva  point  la  tûte. 

Elle  était  placée  de  manière  à  ce  que  les  gendarmes 
pussent  voir  sa  tête  entièrement  baignée  de  cette  lu- 
mière matinale. 

Le  gendarme  Gilbert  fit  signe  à  son  camarade  de 
venir  regarder  avec  lui  par  l'ouverture. 

Duchesne  se  rapprocha. 

—  Vois  donc,  dit  Gilbert  à  voix  basse,  comme  elle 
est  pâle  ;  c'est  effrayant  !  ses  yeux  bordés  de  rouge  an- 
noncent qu'elle  souffre,  on  dirait  qu'elle  a  pleuré. 

—  Tu  sais  bien,  dit  Duchesne,  que  la  veuve  Capet 
ne  pleure  jamais;  elle  est  trop  fière  pour  cfla. 

—  Alors,  c'est  qu'elle  est  malade,  dit  Gilbert, 
Puis,  haussant  la  voix: 


88  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Dis  donc,  citoyenne  Capet,  demanda-t-il,  est-ce 
que  tu  es  malade? 

La  reine  leva  lentement  les  yeux,  et  son  regard  se 
fixa  clair  et  interrogateur  sur  ces  deux  hommes. 

—  Est-ce  que  c'est  à  moi  que  vous  parlez,  messieurs? 
demanda- t-elle  d'une  voix  pleine  de  douceur,  car  elle 
avait  cru  remarquer  une  nuance  d'intérêt  dans  l'accent 
de  celui  qui  lui  avait  adressé  la  parole. 

—  Oui,  citoyenne,  c'est  à  toi,  reprit  Gilbert,  et  nous 
te  demandons  si  tu  es  malade? 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  tu  as  les  yeux  bien  rouges. 

—  Et  que  tu  es  bien  pâle  en  même  temps,  ajouta 
Duchesne. 

—  Merci,  messieurs.  Non,  je  ne  suis  point  malade; 
seulement,  j'ai  beaucoup  souffert  cette  nuit. 

—  Ahf  oui,  tes  chagrins. 

—  Non  messieurs,  mes  chagrins  étant  toujours  les 
mêmes,  et  la  religion  m' ayant  appris  à  les  mettre  aux 
pieds  de  la  croix,  mes  chagrins  ne  me  rendent  pas  plus 
souffrante  un  jour  que  l'autre;  non,  je  suis  malade 
parce  que  je  n'ai  pas  beaucoup  dormi  cette  nuit. 

—  Ah  I  la  nouveauté  du  logement,  le  changement 
délit,  dit  Duchesne. 

—  Et  puis  le  logement  n'est  pas  bea'\  ajouta  Gil- 
bert. 

—  Ce  n'est  pas  non  plus  cela,  messieurs,  dit  la  reine 
en  secouant  la  tête.  Laide  ou  belle,  ma  demeure  m'est 
indilïërente. 


lE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  gg 

—  Quest-ce  donc,  alors? 

—  Ce  que  c'est? 

—  Oui, 

—  Je  vous'demande  pardon  de  vous  le  dire^  mais 
j'ai  été  fort  incommodée  de  cette  odeur  de  tabac  que 
monsieur  exhale  encore  en  ce  moment. 

En  effet,  Gilbert  fumait,  ce  qui,  au  reste,  était  sa 
plus  habituelle  occupation. 

—  Ahl  mon  Dieu!  s'écria-t-il  tout  troublé  de  la 
douceur  avec  laquelle  la  reine  lui  parlait.  C'est  cela  ! 
que  ne  le  disais-tu,  citoyenne? 

—  Parce  que  je  ne  me  suis  pas  cru  le  droit  de  vous 
gêner  dans  vos  habitudes,  monsieur. 

—  Â.hbien,  tune  seras  plus  incommodée,  par  moi  du 
moins,  dit  Gilbert  en  jetant  sa  pipe,  qui  alla  se  briser 
sur  le  carreau  •  car  je  ne  fumerai  plus. 

Et  il  se  retourna,  emmenant  son  compagnon,  et  re- 
fermant le  paravent. 

—  Possible  qu'on  lui  coupe  la  tête,  c'est  l'affaire  de 
la  nation,  cela;  mais  à  quoi  bon  la  faire  souffrir,  cette 
femme?  Nous  sommes  des  soldats  et  non  pas  des  bour- 
reaux comme  Simon. 

—  C'est  un  peu  aristocrate,  ce  que  tu  fais  là,  com- 
pagnon, ditDuchesne  en  secouant  la  tête. 

—  Qu'appelles-tu  aristocrate?  Voyons,  explique- 
moi  un  peu  cela. 

—  j'appelle  aristocrate  tout  ce  qui  vexe  la  natio»  et 
qui  fait  plaisir  à  ses  ennemis. - 

—  Ainsi,  selon  toi,  dit  Gilbert,  je  vexe  la  nation 


90  LE  CÎIEVALTER    DE  MÂTSON-ROUGE 

parce  que  je  ne  continue  pas  d'enfumer  la  veuve  Capet? 
Allons  doncl  vois-tu,  moi,  continua  le  brave  homme, 
je  me  rappelle  mon  serment  à  la  patrie  et  la  consigne  de 
mon  brigadier,  voilà  tout.  Or,  ma  consigne,  je  la  sais 
par  cœur  :  «  Ne  pas  laisser  évader  la  prisonnière,  ne  lais- 
ser pfînétrer  personne  auprès  d'elle,  écarter  toute  corres- 
pondance qu'elle  voudrait  nouer  ou  entretenir,  et  mourir 
à  mon  poste.  »  Voilà  cequej'aipromisetje  le  tiendrai. 
Vive  la  nation  1 

—  Ce  que  je  t'en  dis,  reprit  Duchesne,  n'est  pas  que 
je  t'en  veuille,  au  contraire  ;  mais  cela  me  ferait  de  la 
peine  que  tu  te  compromisses, 

—  Chut  I  voilà  quelqu'un. 

La  reine  n'avait  pas  perdu  un  mot  de  cette  convefja- 
tion,  quoiqu'elle  eût  été  faite  à  voix  basse.  La  captivité 
double  l'acuité  des  sens. 

Le  bruit  qui  avait  attiré  l'attention  des  deux  gardiens 
était  celui  de  plusieurs  personnes  qui  s'approchaient 
de  la  porte. 

Elle  s'ouvrit. 

Deux  municipaux  entrèrent  suivis  du  concierge  et  de 
quelques  guichetiers. 

—  Eh  bien ,  demandèrent-ils,  la  prisonnière? 

—  Elle  est  là,  répondirent  les  deux  gendarmes. 

—  Comment  est-elle  logée  ? 
'—  Voyez. 

Et  Gilbert  alla  heurter  au  paravent. 

—  Que  voulez- vous?  demanda  la  reine. 

—  C'est  la  "?;^'?"  ede  la  Commune,  citoyenne  Capet. 


LE   CHEVALIBR    DE    MAISON-ROUGS  91 

«—  Cet  homme  est  bon,  pensa  Made-Antoinette,  et 
êl  mes  amis  le  veulent  bien... 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  dirent  les  municipaux  en 
écartant  Gilbert  et  en  entrant  chez  la  reine;  il  n'est  pas 
besoin  de  tant  de  façons, 

La  reine  ne  leva  point  la  tête,  et  l'on  eût  pu  croire, 
à  son  impassibilité,  qu'elle  n'avait  ni  vu  ni  entendu  ce 
qui  venait  de  se  passer,  et  qu'elle  se  croyait  toujours 
seule. 

Les  délégués  de  la  Commune  observèrent  curieuse- 
ment tous  les  détails  de  la  chambre,  sondèrent  les  boi- 
series, le  lit,  les  barreaux  de  la  fenêtre  qui  donnait  sur 
la  cour  des  femmes,  et,  après  avoir  recommandé  la  plus 
minutieuse  vigilance  aux  gendarmes,  sortirent  sans 
avoir  adressé  la  parole  à  Marie-Antoinette  et  sans  que 
celle-ci  eût  paru  s'apercevoir  de  leur  présence 


XXXV 

LA    SALLE    DES    PAS-PERDUS 

Vers  la  fin  de  cette  même  journée  où  nous  avons  vu 
les  municipaux  visiter  avec  un  soin  si  minutieux  la  pri- 
son de  la  reine,  un  homme,  vêtu  d'une  carmagnole 
grise,  la  tête  couverte  d'épais  cheveux  noirs,  et,  par- 
dessus ces  cheveux  noirs,  d'un  de  ces  bonnets,  à  poil 
qui  distinguaient  alors  parmi  le  peuple  les  patriotes 
exagérés,  se  promenait  dans  la  grande  salle  si  philoso- 


92  LE   CHEVALIER   DE  MATSON-ROUGE 

phiquement  appelée  la  salle  des  Pas-Perdus,  et  semblait 
fort  attentif  à  regarder  les  allants  et  les  venants  qui 
forment  la  population  ordinaire  de  cette  salle,  popula- 
tion fort  augmentée  à  cette  époque,  où  les  procès  avaient 
acqui..  une  importance  majeure  et  où  l'on  ne  plaidait 
plus  guère  que  pour  disputer  sa  tête  aux  bourreaux  et  au 
citoyen  Fouquier-Tinville,leur  infatigable  pourvoyeur. 

C'était  une  attitude  de  fort  bon  goût  que  celle  qu'a- 
vait prise  l'homme  dont  nous  venons  d'esquisser  le  por- 
trait; la  société,  à  cette  époque,  était  divisée  en  deux 
classes,  les  moutons  et  les  loups;  les  uns  devaient  na- 
turellement faire  peur  aux  autres,  puisque  la  moitié  de 
la  société  dévorait  l'autre  moitié. 

Notre  farouche  promeneur  était  de  petite  taille  ;  il 
brandissait  d'une  main  noire  et  sale  un  de  ces  gourdins 
qu'on  appelait  constitution  ;  il  est  vrai  que  la  main  qui 
faisait  voltiger  cette  arme  terrible  eût  paru  bien  petite 
à  quiconque  se  fût  amusé  à  jouer  vis-à-vis  de  l'étrange 
personnage  le  rôle  d'inquisiteur  qu'il  s'était  arrogé  à 
l'égard  des  autres;  mais  personne  n'eût  osé  contrôler, 
en  quelque  chose  que  ce  fût,  un  homme  d'un  aspect 
aussi  terrible. 

En  effet,  ainsi  posé,  l'homme  au  gourdin  causait 
une  grave  inquiétude  à  certains  groupes  de  scribes  à 
cahutes  qui  dissertaient  sur  la  chose  publique,  laquelle, 
à  cette  époque,  commençait  à  aller  de  mal  en  pis,  ou 
de  mieux  en  mieux,  selon  qu'on  examinera  la  question 
au  point  de  vue  conservateur  ou  révolutionnaire.  Ces 
braves  gens  examinaient  du  coi»  de  l'œil  sa  longue 


lE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  93 

barbe  noire,  son  œil  verdâtre  enchâssé  dans  des  sour- 
cils touffus  comme  des  brosses,  et  frémissaient  à  cha- 
que fois  que  la  promenade  du  terrible  pv'\triote,  prome- 
nade qui  comprenait  la  salle  des  Pas-Per(2Ms  dans  toute 
sa  longueur,  le  rapprochait  d'eux. 

Cette  terreurleur  était  surtout  venue  de  ce  que,  cha- 
que fois  qu'ils  s'étaient  avisés  de  s'approcher  de  lui  ou 
même  de  le  regarder  trop  attentivement,  l'homme  au 
gourdin  avait  fait  retentir  sur  les  dalles  son  arme  pe- 
sante, qui  arrachait  aux  pierres  sur  lesquelles  elle  re- 
tombait un  son  tantôt  mat  et  sourd,  tantôt  éclatant  et 
sonorA 

Mais  ce  n'étaient  pas  seulement  les  braves  gens  à  ca- 
hutes dont  nous  avons  parlé,  et  qu'on  désigne  générale 
ment  sous  le  nom  de  rats  du  Palais,  qui  éprouvaient 
cette  formidable  impression  ;  c'étaient  encore  les  diffé- 
rents individus  qui  entraient  dans  la  salle  des  Pas-Per- 
dus par  sa  lai'ge  porte  ou  par  quelqu'un  de  ses  étroits 
vomitoires,  et  qui  passaient  avec  précipitation  en  aper- 
cevant l'homme  au  gourdin,  lequel  continuait  à  faire 
obstinément  son  trajet  d'un  bout  à  l'autre  de  la  salle, 
trouvant  à  chaque  moment  un  prétexte  de  faire  réson- 
ner son  gourdin  sur  les  dalles. 

Si  les  écrivains  eussent  été  moins  effrayés  et  les  pro- 
meneurs plus  clairvoyants,  ils  eussent  sans  doute  dé- 
couvert que  notre  patriote,  capricieux  comme  toutes 
les  natures  excentriques  ou  extrêmes,  semblait  avoir 
les  préférences  pour  certaines  dalles,  celles,  par  exem- 
ple, qui,  situées  à  peu  de  distance  du  mur  de  droite,  et 


94  LE    CHEVALIER   DE   MATSOX-ROUGE 

au  milieu  de  la  salle,  à  peu  près,  rendaient  les  sons  les 
plus  purs  et  les  plus  bruyants. 

Il  finit  même  par  concentrer  sa  colère  sur  quelques 
dalles  seulement,  et  c'était  surtout  sur  les  dalles  du  cen- 
tre. Un  instant  même,  il  s'oublia  jusqu'à  s'arrêter  pour 
mesurer  de  l'œil  quelque  chose  comme  une  distance. 

Il  est  vrai  que  cette  absence  dura  peu,  et  qu'il  reprit 
aussitôt  la  farouche  expression  de  son  regard,  qu'un 
éclair  de  joie  avait  remplacée. 

Presque  au  même  instant ,  un  autre  patriote,  —  à  cette 
époque  chacun  avait  son  opinion  écrite  sur  son  front, 
ou  plutôt  sur  ses  habits  ;  —  presque  au  môme  instant, 
disons-nous,  un  autre  patriote  entrait  par  la  porte  de  la 
galerie,  et,  sans  paraître  partager  le  moins  du  monde 
l'impression  générale  de  terreur  qu'inspirait  le  premier 
occupant,  venait  croiser  àa  promenade  d'un  pas  à  peu 
près  égal  au  sien;  de  sorte  qu'à  moitié  delà  salle,  ils  se 
rencontrèrent. 

Le  nouveau  venu  avait,  comme  l'autre,  un  bonnet  à 
poil,  une  carmagnole  grise,  des  mains  sales  et  un  gour- 
din ;  il  avait,  en  outre,  de  plus  que  l'autre,  un  grand 
sabre  qui  lui  battait  les  mollets;  mais,  ce  qui  faisait  sur- 
tout le  second  plus  à  craindre  que  le  premier,  c'est 
qu'autant  le  premier  avait  l'air  terrible,  autant  '^  second 
avait  l'air  faux,  haineux  et  bas. 

Aussi,  quoique  ces  deux  hommes  parussent  apparte- 
nir à  la  même  cause  et  partager  la  même  opinion,  les 
assistants  risquèrent-ils  un  œil  pour  voir  ce  qui  résulte- 
rait, non  pas  de  leur  rencontre,  car  ils  ne  marchaient 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  95 

pas  précisément  sur  la  même  ligne,  mais  de  Inn- rap- 
prochement. Au  premier  tour,  leur  attente,  fut  déçue  : 
les  deux  patriotes  se  contentèrent  d'échanger  un  regarcî, 
et  même  ce  regard  fit  légèrement  pâlir  le  plus  petit  des 
deux;  seulement,  au  mouvement  involontaire  de  ses  lè- 
vres, il  était  visible  que  cette  pâleur  était  occasionnée, 
non  point  par  un  sentiment  de  crainte,  mais  de  dé- 
goût. 

Et  cependant,  au  second  tour,  comme  si  le  patriote 
eût  fait  un  violent  effort,  sa  figure,  si  rébarbative  jus- 
que-là, s'éclaircit;  quelque  chose  comme  un  sourire 
qui  essayait  d'être  gracieux  passa  sur  ses  lèvres,  et  il 
appuya  légèrement  sa  promenade  à  gauche,  dans  le  but 
évident  d'arrêter  le  second  patriote  dans  la  sienne. 

A  peu  près  au  centre,  ils  se  joignirent. 

—  Eh  !  pardieu  !  c'est  le  citoyen  Simon  I  dit  le  pre- 
mier patriote. 

—  Lui-même  !  Mais  que  lui  veux-tu,  au  citoyen  Si- 
mon? et  qui  es-tu,  d'abord? 

—  Fais  donc  semblant  de  ne  me  pas  reconnaître  l 

—  Je  ne  te  reconnais  pas  du  tout,  par  une  excellente 
raison,  c'est  que  je  ne  t'ai  jamais  vu. 

—  Allons  donc  !  tu  ne  reconnaîtrais  pas  celui  qui  a 
eu  l'honneur  de  porter  la  tête  de  la  Lamballe. 

Et  ces  mots,  prononcés  avec  une  sourde  fureur,  s'é- 
lancèrent brûlants  de  la  bouche  du  patriote  à  carma- 
gnole. Simon  tressaillit. 

—  Toi?  fit-il,  toi? 

•—Eh  bien,  cela  t' étonne?  Ah!  citoyen,  je  te  croyais 


96  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

plus  connaisseur  en  amis,  en  fidèles  t...  Tu  me  fais  de 
la  peixie. 

—  C'est  fort  bien,  ce  que  tu  as  fait,  dit  Simon;  mais 
je  ne  te  connaissais  pas. 

—  il  y  plus  d'avantage  à  garder  le  petit  Gapet, 
on  est  plus  en  vue;  car,  moi,  je  te  connais,  et  je  t'es- 
lime. 

—  Ali  I  merci. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi...  Donc,  tu  te  promènes? 

—  Oui,  j'attends  quelqu'un...  Et  toi? 

—  Moi  aussi. 

—  Comment  donc  t'appelles-tu  ?  Je  parlerai  de  toi 
au  club. 

—  Je  m'appelle  Théodore. 

—  Et  puis? 

—  Et  puis,  c'est  tout  ;  ça  ne  te  suffit  pas  ? 

—  Oh  I  parfaitement...  Qui  attends-tu,  citoyen 
Théodore? 

—  Un  ami  auquel  je  veux  faire  une  bonne  petite  dé- 
nonciation. 

—  En  véiité?  Conte-moi  cela. 

—  Une  couvée  d'aristocrates. 

—  Qui  s'appellent? 

—  Non,  vrai,  je  ne  peux  dire  cela  qu'à  mon  amn. 

—  Tu  as  tort;  car  voici  le  mien  qui  s'avance  vers 
nous,  et  il  me  semble  que  celui-là  connaît  assez  la  pro- 
cédure pour  arranger  tout  de  suite  ton  affaire,  hein  ? 

—  Fouquier-Tinville  !  s'écria  le  premier  patriote. 
~~  Rien  que  cela,  cher  ami. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  97 

—  Eh  bien,  c'est  bon. 

—  Eh!  oui,  c'est  bon...  Bonjour,  citoyen  Fouquier. 
Fouquier-Tinville,  pâle,  calme,  ouvrant,  selon  son 

habitude,  des  yeux  noirs  enfoncés  sous  d'épais  sour- 
cils, venait  de  déboucher  d'une  porte  latérale  de  la  salle, 
son  registre  à  la  main,  ses  liasses  sous  le  bras. 

—  Bonjour,  Simon,  dit-il;  quoi  de  nouveau? 

— -  Beaucoup  de  choses.  D'abord,  une  dénonciation 
du  citoyen  Tliéodoce,  qui  a  porté  la  tête  de  la  Lamballe. 
Je  te  le  présente. 

Fouquier  attacha  son  regard  intelligent  sur  le  pa- 
triote, que  cet  examen  troubla,  malgré  la  tension  cou- 
rageuse de  ses  nerfs. 

—  Théodore,  dit-il.  Qui  est  ce  Théodore? 

—  Moi,  dit  l'homme  à  la  carmagnole. 

—  Tu  as  porté  la  tête  de  la  Lamballe,  toi  ?  fit  l'accu- 
sateur public  avec  une  expression  très-prononcée  de 
doute. 

—  Moi,  rue  Saint-Antoine. 

—  Mais  j'en  connais  un  qui  s'en  vante,  dit  Fou- 
quier . 

—  Moi,  j'en  connais  dix,  reprit  courageusement  le 
citoyen  Théodore;  mais  enfin,  comme  ceux-là  deman- 
dent quelque  chose,  et  que,  moi,  je  ne  demande  rien, 
j'espère  avoir  la  préférence. 

Ce  trait  fit  rire  Simon  et  dérida  Fouquier. 

—  Tu  as  raison,  dit-il,  et,  si  tu  ne  l'as  pas  fait,  tu 
aurais  dû  le  faire.  Laisse-nous,  je  te  prie  ;  Simon  a 
quelque  chose  à  me  dire. 

u.  6 


98  lE   CHEVALIFR   DE   MAISON-BOUGE 

Théodore  sVloigna,  fort  peu  blessé  de  la  franchise 
du  citoyen  accusateur  public. 

—  Un  moment,  cria  Simon,  ne  le  renvoie  pas  comme 
cela;  entends  d'abord  la  dénonciation  qu'il  nousappo'  te. 

—  Ah  f  fit  d'un  air  distrait  Fouquier-ïinville,  une 
dénonciation? 

—  Oui,  une  couvée,  ajouta  Simon. 

•—  A  la  bonne  heure,  parle  ;  de  quoi  s'agit-il? 

—  Oh  !  presque  rien  :  le  citoyen  Maison-Rouge  1 1 
quelques  amis. 

Fouquier  fit  un  bond  en  arrière,  Simon  leva  les  bras 
au  ciel. 

—  En  vérité?  dirent-ils  tous  ensemble. 

—  Pure  vérité;  voulez-vous  les  prendre? 
-~  Tout  de  suite;  où  sont-ils? 

—  J'ai  rencontré  le  Maison-Rouge  rue  de  la  Grandc- 
Truaoderie. 

—  Tu  te  trompes,  il  n'est  pas  à  Paris,  répliqua  Fou- 
quier. 

—  Je  l'ai  vu,  te  dis-je. 

—  Impossible,  on  a  mis  cent  hommes  à  sa  poursuite; 
ce  n'est  pas  lui  qui  se  montrerait  dans  les  raes. 

—  Lui,  lui,  lui,  fit  le  patriote,  un  grand  brun,  fort 
mme  trois  forts,  et  barbu  comme  un  ours. 
Fouquier  haussa  les  épauh  s  avec  dédain. 

—  Encore  une  sottise,  dit-il  :   Maison-Rouge  est 
petit,  maigre,  et  n'a  pas  un  poil  de  barbe. 

Le  patriote  laissa  retomber  ses  bras  d'un  air  coa- 
stenié. 


LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  99 

—  N'importe,  la  bonne  intention  est  réputée  pour  le 
fait.  Eh  bien,  Simon,  à  nous  deux  ;  hâte-toi,  l'on  m'at- 
tend au  greffe,  voici  l'heure  des  charrettes. 

—  Eh  bien  ,  rien  de  nouveau;  l'enfant  va  bien. 

Le  patriote  tournait  le  dos  de  façon  à  ne  pas  paraître 
indiscret,  mais  de  façon  à  entendre, 

—  Je  m'en  vais  si  je  vous  gêne,  dit-il. 

—  Adieu,  dit  Simon. 

—  Bonjour,  fit  Fouquier. 

—  Dis  à  ton  ami  que  tu  t'es  trompé,  ajouta  Simon. 
■—  Bien,  je  l'attends. 

Et  Théodore  s'écarta  un  peu  et  s'appuya  sur  son 
gourdin. 

—  Ah  f  le  petit  va  bien,  dit  alors  Fouquier;  mais  le 
mrM  al  ? 

—  Je  le  pétris  à  volonté. 

—  Il  parle  donc  ? 
~  Quand  je  veux. 

—  Tu  crois  qu'il  pourrait  témoigner  dans  le  procès 
d'Antoinette? 

—  Je  ne  le  crois  pas,  j'en  suis  sûr. 

Tliéoilore  s'adossa  au  pilier,  l'œil  tourné  vers  les 
portes  ;  mais  cet  œil  était  vague,  tandis  que  les  oreilles 
du  citoyen  venaient  d'apparaître  nues  et  dressées  sous 
le  vaste  bonnet  à  poil.  Peut-être  ne  voyait-il  rien; 
mais,  à  coup  sûr,  il  entendait  quelque  chose. 

—  Réfléchis  bien,  dit  Fouquier,  ne  fais  pas  faire  à 
la  commission  ce  qu'on  appelle  un  pas  de  clerc.  Ti3 
es  sûr  que  Gapet  parlera? 


100  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  11  dira  tout  ce  que  je  voudrai. 

—  11  t'a  dit,  à  toi,  ce  que  nous  allons  lui  demander? 

—  li  me  l'a  dit. 

—  C'est  important,  citoyen  Simon,  ce  que  tu  pro- 
mets là .  Cet  aveu  de  l'enfant  est  mortel  pour  la  m^re. 

—  J'y  compte,  pardieu  I 

—  On  n'aura  pas  encore  vu  pareille  chose,  depuis 
es  confidences  que  Néron  faisait  à  Narcisse,  murmura 
Fouquier  d'une  voix  sombre.  Encore  une  fois,  réflé- 
chis, Simon. 

—  On  dirait,  citoyen,  que  tu  me  prends  pour  une 
brute;  tu  me  répètes  toujours  la  même  chose.  Voyons, 
écoute  cette  comparaison  ;  quand  je  mets  un  cuii  dans 
l'eau,  devient-il  souple? 

—  Mais...  je  ne  sais  pas,  répliqua  Fouquier. 

—  Il  devient  souple.  E!i  bien,  le  petit  Capet  devient 
en  mes  mains  aussi  souple  que  le  cuir  le  plus  mou.  J'ai 
mes  procédés  pour  cela. 

—  Soit, balbutia  Fouquier.  Voilà  tout  ce  que  tu  vou- 
lais dire? 

—  Tout...  J'oubliais  :  voici  une  dénonciation. 

—  Toujours  1  tu  veux  donc  me  surcharger  de  be- 
sogne? 

—  Il  faut  servir  la  patrie. 

Et  Simon  présenta  un  morceau  de  papier  aussi  noir 
que  l'un  de  ces  cuirs  dont  il  parlait  tout  à  l'heure,  mais 
moins  souple  assurément.  Fouquier  le  prit  et  le  lut. 

—  Encore  ton  citoyen  Lorin;  tu  hais  donc  bien  cet 
homme? 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  101 

—  Je  le  trouve  toujours  en  hostilité  avec  la  loi .  11  a  dit  : 
i  Adieu,  madame,  5  à  une  femme  qui  le  saluait  d'une 
fenêtre,  hier  au  soir...  Demain,  j'espère  te  donner  quel- 
ques mots  sur  un  autre  suspect  :  ce  Maurice,  qui  était 
municipal  au  Temple  lors  de  l'œillet  rouge. 

—  Précise,  précise  I  dit  Fouquier  en  souriant  à 
Simon. 

Il  lui  tendit  la  main,  et  tourna  le  dos  avec  un  em- 
pressement qui  témoignait  peu  en  faveur  du  cor- 
donnier. 

—  Que  diable  veux-tu  que  je  précise  ?  On  en  a  guil- 
lotiné qui  avaient  fait  moins. 

—  Eh  I  patience,  répondit  Fouquier  avec  tranquil- 
lité; on  ne  peut  pas  tout  faire  à  la  fois. 

Et  il  rentra  d'un  pas  rapide  sous  les  guichets.  Simon 
chercha  des  yeux  son  citoyen  Théodore,  pour  se  con- 
soler avec  lui.  Il  ne  le  vit  plus  dans  la  salle. 

Il  franchissait  à  peine  la  grille  de  l'ouest,  que  Théodore 
reparut  à  l'angle  d'une  cahute  d'écrivain.  L'habitant 
de  la  cahute  l'accompagnait. 

—  A  quelle  heure  ferme-t-on  les  grilles  ?  dit  ThéO" 
re  à  cet  homme. 

—  A  cinq  heures. 

—  Et  ensuite,  que  se  fait-il  ici? 

— •  Rien;  la  salle  est  vide  jusqu'au  lendemain. 
-=-  Pas  de  rondes,  pas  de  visites? 

—  Non,  monsieur,  nos  baraques  ferment  à  clef. 

Ce  mot  de  morMeur  fit  froncer  le  sourcil  à  Théodore^ 
qui  regarda  aussitôt  avec  défiance  autour  de  lui. 
II.  6» 


102  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  La  pince  et  les  pistolets  sont  clans  la  baraque? 
dit-il. 

—  Oui,  sous  le  tapis. 

—  iietourne  chez  nous...  A  propos,  montre-moi 
encore  la  chambre  de  ce  tribunal  dont  la  fenêtre  n'est 
pas  grillée,  et  qui  donne  sur  une  cour  près  la  place 
Daupliine. 

—  A  gauche  entre  les  piliers,  sous  la  lanterne. 

—  Bien.  Va-t'en  et  tiens  les  chevaux  à  l'endroit  dé- 
signé I 

—  Oh  I  bonne  chance,  monsieur,  bonne  chance  ! . . . 
Comptez  sur  moi  ! 

—  Voici  le  bon  moment...  personne  ne  regarde... 
ouvre  ta  baraque. 

—  C'est  fait,  monsieur;  je  prierai  pour  vous! 

—  Ce  n'est  pas  pour  moi  qu'il  faut  prier  I  Adieu. 
Et  le  citoyen  Théodore,  après  un  éloquent  regard, 

£0  glissa  si  adroitement  sous  le  petit  toit  de  la  baraque, 
qu'il  disparut  comme  eût  fait  l'ombre  même  de  l'écri- 
vain qui  fermait  la  porte. 

Ce  digne  scribe  retira  sa  clef  de  la  serrure,  prit  des 
papiers  sous  son  bras,  et  sortit  de  la  vaste  salle  avec  les 
rares  employés  que  le  coup  de  cinq  heures  faisait 
sortir  des  greffes  comme  une  arrière- garde  d'abeilles 
attardées. 


LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  i03 

XXXVI 

LE   CITOYEN   THÉODORE 

La  nuit  avait  enveloppé  de  son  grand  voile  grisâtre 
cette  salle  immense  dont  les  malheureux  échos  ont 
pour  tdche  de  répéter  l'aigre  parole  des  avocats  et  les 
paroles  suppliantes  des  plaideurs. 

De  loin  en  loin,  au  milieu  de  l'obscurité,  droite  et 
immobile,  une  colonne  blanche  semblait  veiller  au  mi- 
lieu de  la  salle  comme  un  fantôme  protecteur  de  ce  lieu 
sacré. 

Le  seul  bruit  qui  se  fit  entendre  dans  cette  obscurité 
4tait  le  grignotement  et  le  galop  quadruple  des  rats  qui 
rongeaient  les  paperasses  renfermées  dans  les  cahutes 
des  écrivains  après  avoir  commencé  par  en  ronger  le 
bois. 

On  entendait  bien  parfois  aussi  le  bruit  d'une  voi- 
ture pénétrant  jusqu'à  ce  sanctuaire  de  Thémis,  comme 
dirait  un  académicien,  et  de  vagues  cliquetis  de  clefs 
qui  semblaient  sortir  de  dessous  terre  ;  mais  tout  cela 
bruissait  dans  le  lointain,  et  rien  ne  fait  ressortir  comme 
un  bruit  éloigné  l'opacité  du  silence,  de  même  que  rien 
ne  fait  ressortir  l'obscurité  comme  l'apparition  d'une 
lumière  lomtaine. 

Certes,  A  eût  été  saisi  d'une  vertigineuse  i',;ireiir, 
celui  qui,  à  cette  heure,  se  lût  hasardé  dan^  ia  vaste 
salle  du  Palais,  dont  les  murs  étaient  encore  à  i'"ex- 


104  LE   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

térieur  rouges  du  sang  des  victimes  de  septembre, 
dont  les  escaliers  avaient  vu,  le  jour  même,  passer 
vingt-cinq  condamnés  à  mort,  et  dont  une  épaisseur 
de  quelques  pieds  seulement  séparaient  les  dalles  des 
cachots  de  la  Conciergerie  peuplée  de  squelettes  blan- 
chis. 

Cependant,  au  milieu  de  cette  nuit  effrayante,  au 
milieu  de  ce  silence  presque  solennel,  un  faible  grince- 
ment se  fit  entendre  :  la  porte  d'une  cahute  d'écrivain 
roula  sur  ses  gonds  criards,  et  une  ombre,  plus  noire 
que  l'ombre  de  la  nuit,  se  glissa  avec  précaution  hors 
de  la  baraque. 

Alors  ce  patriote  enragé,  qu'on  appelait  tout  bas 
monsieur^  et  qui  prétendait  bien  haut  se  nommer 
Théodore,  frôla  d'un  pas  léger  les  dalles  raboteuses. 

Il  tenait  à  la  main  droite  une  lourde  pince  de  fer,  et, 
de  la  gauche,  il  assurait  dans  sa  ceinture  un  pistolet  à 
deux  coups. 

—  J'ai  compté  douze  dalles  à  partir  de  l'échoppe, 
murmura-t-il;  voyons,  voici  l'extrémité  de  la  pre- 
mière. 

Et,  tout  en  calculant,  il  tâtait  de  la  pointe  du  pied 
cette  fente  que  le  temps  rend  plus  sensible  entre  cha- 
que jointure  de  pierre. 

—  Voyons,  murmura-t-il  en  s'arrêtant,  ai-je  bien 
pris  mes  mesures?  serai-je  rssez  fort,  et  elle,  aura- 
t-elle  a«sez  de  courage?  Oh  !  oui,  car  son  courage  m'est 
coniiu.  Oh  î  mon  Dieu  I  quand  je  prendra?  sa  main, 
quand  je  lui  dirai  :  î  Madame,  vous  êtes  sauvée!,..  » 


LE    CHEVALIER    DE    MAISON -ROUGE  105 

Il  s'arrêta  comme  écrasé  sous  le  poids  d'une  pareille 
espérance. 

—  Oh  f  reprit-il,  projet  téméraire,  insensé  I  diront 
les  autres  en  s'enfonçant  sous  leurs  couvertures,  ou 
en  se  contentant  d  aller  rôder  vêtus  en  laquais  autour 
de  la  Conciergerie  ;  mais  c'est  qu'ils  n'ont  pas  co  que 
j'ai  pour  oser,  c'est  que  je  veux  sauver  non-seulement 
la  reine,  mais  encore  et  surtout  la  femme 

»  Allons,  à  l'œuvre,  et  récapitulons. 

j  Lever  la  dalle,  ce  n'est  rien  ;  la  laisser  ouverte,  là 
est  le  danger, car  une  ronde  peut  venir...  Mais  jamais  il 
ne  vient  ce  rondes.  On  n'a  pas  de  soupçons,  car  je  n'ai 
pas  de  complices ,  et  puis  que  faut-il  de  temps  à  une 
arc  £ur  comme  la  mienne  pour  franchir  le  couloir  som- 
bre ?  En  trois  minutes,  je  suis  sous  sa  chambre;  en  cinq 
autres  minutes,  je  lève  la  pierre  qui  sert  de  foyer  à  la 
cheminée;  elle  m'entendra  travailler,  mais  elle  a  tant 
de  fermeté,  qu'elle  ne  s'effrayera  point  !  au  contraire, 
elle  comprendra  que  c'est  un  libérateur  qui  s'avance... 
Elle  est  gardée  par  deux  hommes  ;  sans  doute  ces 
deux  hommes  accourront... 

»  Eh  bien,  après  tout,  deux  hommes ,  dit  le  pa- 
triote avec  un  sombre  sourire  et  regardant  tour  L 
f.our  l'arme  qu'il  avait  à  sa  ceinture  et  celle  qu'il  te® 
nait  à  sa  main,  deux  hommes,  c'est  un  double  coup 
de  ce  pistolet,  ou  deux  coups  de  celte  barre  de  -fer. 
Pauvres  gensl...  Oh!  il  en  est  mort  bien  d'autres,  et 
qui  n'étaient  pas  plus  coupables. 

>  Allons  1 


100  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROCGE 

Et  le  citoyen  Tliéodore  appuya  résolu raent  sa  pince 
entre  la  jointure  des  deux  dalles. 

Au  m^rae  moniont.  une  vive  lumière  glissa  comme  un 
sillon  d'or  sur  les  dalles,  et  un  bruit  répété  par  l'écho 
de  la  voûte  fit  tourner  la  tête  au  conspirateur,  qui,  d'un 
seul  bond,  revint  se  tapir  dans  l'échoppe. 

Bientôt,  des  voix,  alfaiblies  par  l'éluignement,  affai- 
blies par  l'émotion  que  tous  ies  hommes  res«enlerit  la 
nuit  dans  un  vaste  édiiice,  arrivèrent  k  i'oreille  de 
Théodore. 

11  se  baissa,  et,  par  une  ouverture  de  l'échoppe,  il 
aperçut  d'abord  un  homme  en  costume  militaire,  dont 
le  grand  sabre,  résonnant  sur  les  dalles,  était  un  des 
bruits  qui  avaient  attiré  son  attention;  puis  un  homme 
en  habit  pistache,  tenant  une  règle  à  la  main  et  des  rou- 
leaux de  papier  sous  son  bras  ;  puis  un  troisième,  en 
grosse  veste  de  ratine  et  en  bonnet  fourré  ;  puis  enfin 
un  quatrième,  en  sabots  et  en  carmagnole. 

La  grille  des  Merciers  grinça  sur  ses  gonds  sonores, 
et  vint  claquer  sur  la  chaîne  de  fer  destinée  à  la  tenir 
ouverte  le  jour. 

Les  quatre  hommes  entrèrent. 

—  Une  ronde,  murmura  Théodore,  Dieu  soit  béni  ! 
dix  minutes  plus  tard,  j'étais  perdu. 

Puis-  avec  une  attention  profonde,  il  s'appliqua  à 
reconnaître  les  personnes  qui  composaient  cette  ronde* 

11  en  reconnut  trois  eu  effet. 

Celui  qui  marchait  en  tête,  vêtu  d'un  costump.  de 
général,  était  Santerre  ;  l'homme  à  la  veste  de  ratine  et 


LE    CKEVATTER   T)E   MAISON-ROUGE  i07 

au  bonnet  fourré  était  le  concierge  Richard  ;  riioiujne 
en  sabots  et  en  carmagnole  était  probablement  le  gui- 
chetier. 

Mais  ii  n'avait  jamais  vu  l'homme  à  l'habit  pistache, 
qui  tenait  une  règle  à  la  main  et  des  papiers  sous  son 
bras. 

Quel  pouvait  être  cet  homme,  et  que  venaient  faire, 
à  dix  heures  du  soir,  dansla  sa'ledes  Pas-Perdus,  le  gé- 
rerai de  la  Commune,  le  gardien  de  la  Ctticiergerie,  un 
guichetier  et  cethomme  inconnu  ? 

Le  citoyen  Théodore  s'appuya  sur  un  genou,  tenant 
d'une  main  son  pistolet  tout  armé,  et,  de  l'autre,  arran- 
geant son  bonnet  sur  ses  cheveux,  que  le  mouvement 
précipité  qu'il  venait  de  faire  avait  beaucoup  trop  dé- 
rangé à  leur  base  pour  qu'ils  fussent  naturels. 

Jusque-là,  les  quatre  visiteurs  nocturnesavaient  gardé 
le  silence,  ou,  du  moins, les  paroles  qu'ils  avaient  pro- 
noncées n'étaient  parvenues  aux  oreilles  du  conspirateur 
que  comme  un  vain  bruit. 

Mais,  à  dix  pas  de  la  cachette,  Santerre  parla,  et  sa 
voix  arriva  distincte  jusqu'au  citoyen  Théodore. 

—  Voyons,  dit-il,  nous  voici  dans  la  salle  des  Pas- 
Perdus.  C'est  à  toi  de  nous  guider  maintenant,  citoyen 
architecte,  et  de  tâcher  surtout  que  ta  révélation  ne  soit 
pas  un-e  baliverne;  car,  vois-tu,  la  Révolution  a  fait 
justice  de  toutes  ces  bêtises -là,  et  nous  ne  croyons  pas 
plus  aux  souterrains  qu'aux  esprits.  Qu'en  dis-tu,  ci- 
toyen Richard?  ajouta  Santerre  en  se  tournant  vers 
l'homme  au  bonnet  fourré  et  à  la  veste  de  ratine. 


168  LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  Je  n'ai  jamais  dit  qu'il  n'y  eût  point  de  soutprrain 
sous  la  Conciergerie,  répondit  celui-ci  ;  et  voici  Grac- 
chus.  qui  est  guichetier  depuis  dix  ans.  qui,  par  con- 
séquent, connaît  la  Conciergerie  comme  sa  poche,  et 
qui  cependant  ignore  l'existence  du  souterrain  dont 
parle  le  citoyen  Giraud  ;  cependant,  comme  le  citoyen 
Giraud  est  architecte  de  la  ville,  il  doit  savoir  ça  mieux 
que  nous,  puisque  c'est  son  état. 

Théodore  frissonna  des  pieds  à  la  tête  en  entendant 
ces  paroles. 

—  Heureusement,  murmura-t-'î,  la  sailëest  grande, 
et,  avant  de  trouver  ce  qu'ils  cherchent,  ils  cherche- 
ront deux  jours  au  moins. 

Mais  l'architecte  ouvrit  son  grand  rouleau  de  papier, 
mit  ses  lunettes  el  s'agenouilla  devant  un  plan  qu'il 
examina  aux  tremblotantes  clartés  de  la  lanterne  que 
tenait  Gracclius. 

—  J'ai  peur,  dit  Santerre  en  goguenardant,  que  le 
citoyen  Giraud  n'ait  rêvé. 

—  Tu  vas  voir,  citoyen  général,  dit  l'architecte  tt? 
vas  voir  si  je  suis  un  rêveur;  attends,  attends. 

—  Tu  vois  bien,  nous  attendons,  dit  Santerre. 

—  Bien,  dit  l'architecte. 
Puis  calculant  : 

—  Douze  et  quatre  font  seize,  dit-il,  et  huit  vingt- 
quatre,  qui,  divisés  par  six,  donnent  quatre;  après 
quoi,  il  nous  reste  une  demie;  c'est  cela,  je  tiens  mon 
endroit,  et.  si  je  me  tromped'un  pied,  dites  que  je  suis 
un  ignar 


LE   GHEVALIEB   DE  MAISON-ROUGE  109 

L'architecte  prononça  ces  paroles  avec  une  assu- 
rance qui  glaça  de  terreur  le  citoyen  Théodore. 

Santerre  regardait  le  plan  avec  une  sorte  de  respect; 
on  voyait  qu'il  admirait  d'autant  plus  qu'il  ne  compre- 
nait rien. 

—  Suivez  bien  ce  que  je  vais  dire. 

—  Où  cela?  demanda  Santerre. 

•—  Sur  cette  carte  que  j'ai  dressée,  pardieu!  Y  êtes- 
vous?  A  treize  pieds  du  mur,  une  dalle  mobile,  je  l'ai 
marquée  A.  La  voyez- vous .'^ 

—  Certainement  je  vois  un  A,  dit  Santerre;  est'Ce 
que  tu  crois  que  je  ne  sais  pas  lire? 

—  Sous  cette  dalle  est  un  escalier,  continua  l'archi- 
tecle;  voyez,je  l'ai  marqué  B. 

—  B,  répéta  Santerre;  je  vois  le  B,  mais  je  ne  vois 
pas  l'escaUer. 

Et  le  général  se  mit  à  rire  bruyamment  de  la  facétie. 

—  Une  fois  la  dalle  levée,  une  fois  le  ;;ied  sur  la  der- 
nière marche,  reprit  l'architecte,  comptez  cinquante 
pas  de  trois  pieds  et  regardez  en  l'air,  vous  vous  trou- 
verez juste  au  greffe,  où  ce  souterrain  aboutit  en  passant 
sous  le  cachot  de  la  reine, 

—  De  la  veuve  Capet,  tu  veux  dire,  citoyen  Giraud» 
riposta  Santerre  en  fronçant  le  sourcil. 

-—  Eh!  oui,  delà  veuve  Capet. 

—  C  est  que  tu  avais  dit  de  la  reine. 

—  Vieille  habitude. 

—  Et  vous  dites  donc  qu'on  se  trouvera  sous  !• 
grtife?  demanda  Richard. 

li,  T 


1!0  LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

—  Non-seulement  sous  le  greffe,  mais  je  vous  dirai 
dans  quelle  partie  du  greffe  on  se  trouvera  ;  sous  le 
poêle. 

—  Tiens,  c'est  curieux,  dit  Gracchus;  en  effet,  cha- 
que fois  que  je  laisse  tomber  une  bûche  en  cet  endroit- 
là,  la  pierre  résonne. 

—  En  vérité,  si  nous  trouvons  ce  que  tu  dis  là,  ci- 
toyen architecte,  j'avouerai  que  la  géométrie  est  une 
belle  chose. 

—  Eh  bien,  avoue,  citoyen  Santerre,  car  je  vais  te 
conduire  à  l'endroit  désigné  par  la  lettre  A. 

Le  citoyen  Théodore  s'enfonçait  les  ongles  dans  la 
chair. 

—  Quand  j'aurai  vu,  quand  j'aurai  vu,  dit  Santerre; 
je  suis  comme  saint  Thomas,  moi. 

—  Ah  !  tu  d\s  saint  Thomas  ? 

—  Ma  foi,  oui,  comme  tu  as  dit  la  reine,  par  ha- 
bitude; mais  on  ne  m'accusera  pas  de  conspirer  pour 
saint  Thomas. 

—  Ni  moi  pour  la  reine. 

Et,  sur  cette  réponse,  l'architecte  prit  délicatement 
sa  règle,  compta  les  toises,  et,  une  fois  arrêté,  après  qu'il 
parut  avoir  bien  calculé  toutes  ses  distances,  il  frappa 
sur  une  dalle. 

Cette  dalle  était  précisément  lamême  qu'avait  frappée 
le  citoyen  Tliéodore,  dans  sa  furieuse  colère. 

—  C'est  ici,  citoyen. général,  dit  l'architecte. 

—  Tu  crois,  citoyen  Giraud  ? 

Le  patriote  de  l'échoppe  s'oublia  jusqu'à  frapper- 


LE    GttEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  i!i 

violemment  sa  cuisse  de  son  poing  fermé,  en  poussant 
un  sourd  rugissement. 

—  J'en  suis  sûr,  reprit  Giraud;  et  votre  expertise, 
combinée  avec  mon  rapport,  prouvera  à  la  Conventioc 
que  je  ne  me  trompais  pas.  Oui,  citoyen  général,  con- 
tinua l'architecte  avec  emphase,  cette  dalle  ouvre  sur 
un  souterrain  qui  aboutil  au  greffe,  en  passant  sous  le 
cachot  de  la  veuve  Capet.  Levors  cette  dalle,  descen- 
dez dans  le  souterrain  avec  moi,  et  je  vous  prouverai 
que  deux  hommes,  qu'un  seul  même,  pouvait  en  une 
nuit  l'enlever,  sans  que  personne  s'en  doutât. 

Un  murmure  de  frayeur  et  d'admiration  arraché  par 
les  paroles  de  l'architecte  parcourut  tout  le  groupe,  et 
vint  mourir  à  l'oreille  du  citoyen  Théodore,  qui  sem- 
blait changé  en  statue. 

—  Voilà  le  danger  que  nous  courions,  reprit  Giraud. 
Eh  bien,  maintenant,  avec  une  grille  que  je  place  dans 
le  couloir  souterrain,  et  qui  le  coupe  par  la  moitié, 
avant  qu'il  arrive  au  cachot  de  la  veuve  Capet,  je 
sauve  la  patrie. 

—  Oh  !  fit  Santerre,  citoyen  Giraud,  tu  as  eu  là  une 
idée  sublime. 

—  Que  l'en'er  te  confonde,  triple  sot!  grommela  le 
patriote  avec  un  redoublement  de  fureur. 

—  Maintenant,  lève  la  dalle,  dit  l'architecte  au  ci- 
toyen Gracchus,  qui,  outre  sa  lanterne,  portait  encore 
une  pince. 

Le  citoyen  Gracchus  se  i-it  à  l'œuvre,  et  au  bout 
d'un  instant  la  dalle  fut  levée. 


1(5  LB   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

Alors  le  souterrain  apparut  béant,  avec  l'escalier  qui 
se  perdait  dans  ses  profondeurs,  et  une  bouifijc  d'air 
moisi  s'en  échappa  épaisse  comme  une  vaoeur. 

—  Encore  une  tentative  avortée  !  murmura  le  citoyen 
Théodore,  Oh  I  le  ciel  ne  veut  donc  pas  qu'elle  en 
échappe,  et  sa  cause  est  donc  une  cause  maudite  ! 


XXXVII 

LE    CITOYEN    GRAGCHUS 

Un  instant  le  groupe  des  trois  hommes  resta  immo  • 
bile  à  l'orifice  du  souterrain,  pendant  que  le  guichetier 
plongeait  dans  l'ouverture  sa  lanterne,  qui  ne  pouvait 
en  éclairer  les  profondeurs. 

L'architecte  triomphant  dominait  ses  trois  compa- 
gnons de  toute  la  hauteur  de  son  génie. 

—  Eh  bien,  dit-il  au  bout  d'un  instan*. 

—  Ma  foi,  oui  I  répondit  Santerre,  voilà  bien  le  sou- 
terrain, c'est  incontestable.  Seulement,  reste  à  savoir 
où  il  conduit. 

—  Oui,  répéta  Richard,  reste  à  savoir  cela. 

—  Eh  bien,  descends,  citoyen  Richard,  et  tu  verras 
toi-même  si  j'ai  dit  la  vérité. 

—  Il  y  a  quelque  chose  de  mieux  à  faire  que  d'en- 
trer par  îà,  dit  le  concierge.  Nous  allons  retourner  avec 
toi  et  le  général  à  la  Conciergerie.  Là,  tu  lèveras  la 
dalle  du  poêlii,  et  nous  verrons. 


LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  113 

—  Ti'^s-bienl  dit  Santerre.  Allons! 

—  Mais  prends  garde,  reprit  l'architecte,  la  dalle  de- 
meurée ouverte  peut  donner  ici  des  idées  à  quelqu'un. 

—  Qui  diable  veux-tu  qui  vienne  ici  à  celte  heure? 
«lit  Santerre. 

—  D'ailleurs,  reprit  Richard,  cette  salle  est  dëserte, 
et,  en  y  laissant  Gracchus,  cela  suffira.  Reste  ici,  citoyen 
Gracchus,  et  nous  viendrons  te  rejoindre  par  l'autre 
côté  du  souterrain. 

-—  Soit!  dit  Gracchus. 

—  Es-tu  armé?  demanda  Santerre. 

—  J'ai  mon  sabre  et  cette  pince,  citoyen  général. 

—  A  merveille  !  fais  bonne  garde.  Dans  dix  minutes, 
nous  sommes  à  toi. 

Et  tous  trois,  après  avoir  fermé  la  grille,  s'en  allèrent 
par  la  galerie  des  Merciers  retrouver  l'entrée  particu- 
lière de  la  Conciergerie. 

Le  guichetier  les  avait  regardé  s'éloigner  ;  il  les  avait 
suivis  des  yeux  tant  qu'il  avait  pu  les  voir;  il  les  avait 
écoutés  tant  qu'il  avait  pu  les  entendre  ;  puis  enfin, 
tout  étant  rentré  dans  la  solitude,  il  posa  sa  lanterne  à 
terre,  s'assit  les  jambes  pendantes  dans  les  profondeurs 
du  souterrain  et  se  mit  à  rêver. 

Les  guichetiers  rêvent  aussi  parfois;  seulement,  en 
général,  on  ne  se  donne  pas  la  peine  de  ciiei'cher  ce  i 
quoi  ils  révent. 

Tout  à  coup,  et  comme  il  était  au  plus  profond  de 
sa  rêverie,  il  sentit  une  main  s'appesantir  sur  son 
épaule. 


ÎI4  LE   CUEVALÎER    DE   MAISON-BOUGE 

Il  se  retourna,  vit  une  figure  inconnue  et  voulut 
cner;  mais  à  l'instant  même  un  pistolet  s'appuya  glacé 
sur  son  front. 

Sa  voix  s'arrêta  dans  sa  gorge,  ses  bras  retombèrent 
inertes,  ses  yeux  prirent  l'expression  la  plus  suppliante 
qu'ils  purent  trouver. 

—  Pas  un  mot,  dit  le  nouveau-venu,  ou  tu  es  mort. 

—  Que  voulez -vous,  monsieur?  balbutia  le  gui- 
chetier. 

Même  en  93,  il  y  avait,  comme  on  le  voit,  des  mo- 
ments où  l'on  ne  se  tutoyait  pas  et  où  l'on  oubliait  de 
s'appeler  citoyen. 

—  Je  veux,  répondit  le  citoyen  Théodore,  que  tu  me 
laisses  entrer  là  dedans. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Que  t'importe  ? 

Le  guichetier  regarda  avec  le  plus  profond  étonne- 
ment  celui  qui  lui  faisait  celte  demanfle. 

Crpendant,  au  fond  de  ce  regard,  son  interlocuteur 
crut  remarquer  un  éclair  d'intelligence. 

îl  abaissa  son  arme. 

—  lîefuserais-tu  de  faire  ta  fortune? 

—  Je  ne  sais  pas  ;  personne  ne  m'a  jamais  fait  de 
proposition  li  ce  sujet. 

—  Eh  bien,  je  commeacerai,  moi. 

—  Vous  m'offrez  défaire  ma  fortune,  à  moi? 
--  Oui. 

—  Qu'entendez-vous  par  une  fortune? 

—  Cinquante  mille  livres  en  or,  par  exemple  :  l'ai- 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  415 

gent  est  rare,  et  cinquante  mille  livres  en  or  aujour* 
d'hui  valent  un  million.  Eh  bien,  je  t'offre  cinquante 
mille  livres. 

—  Pour  vous  laisser  entrer  ià  dedans? 

—  Oui  ;  mais  à  la  condition  que  tu  y  viendras  avec 
moi  et  que  tu  m'aideras  dans  ce  que  j'y  veux  faire. 

—  Mais  qu'y  ferez- vous?  Dans  cinq  minutes,  ce  sou- 
terrain sera  rempli  de  soldats  qui  vous  arrêteront. 

Le  citoyen  Théodore  fut  frappé  de  la  gravité  de  ces 
paroles. 

—  Peux-tu  empêcher  que  ces  soldats  n'y  descen- 
dent? 

—  Je  n'ai  aucun  moyen,  je  n'en  connais  pas;  j'en 
cherche  inutilement. 

Et  l'on  voyait  que  le  guichetier  réunissait  toutes  les 
perspicacités  de  son  esprit  pour  trouver  ce  moyen,  qui 
devait  lui  valoir  cinquante  mille  livres. 

—  Mais  demain,  demanda  le  citoyen Tiiéodore,  pour- 
rons-nous y  entrer? 

—  Oui,  sans  doute  ;  mais,  d'ici  à  demain,  on  va  po- 
ser dans  ce  souterrain  une  grille  de  fer  qui  prendra 
toute  sa  largeur,  et,  pour  plus  grande  sûreté,  il  est  con- 
venu que  cette  grille  sera  pleine,  soUde,  et  n'aura  point 
de  porte. 

•—  Alors  il  faut  trouver  autre  chose,  dit  le  citoyen 
Théodore. 

—  Oui,  il  faut  trouver  autre  chose,  dit  le  guich(a 
lier.  Cherchons, 

Comme  on  le  voit  par  la  façon  collective  de  at  s' ex» 


HQ  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-RCUTGE 

primait  le  citoyen  Gracchus,  il  y  avait  déjà  alliance 
entre  lui  et  le  citoyen  Théodore. 

—  Cela  me  regarde,  dit  Théodore.  Que  fais-t'j  à  la 
Conciergerie  ? 

—  Je  suis  guichetier. 

—  C'est-à-dire  ? 

—  Que  j'ouvre  des  portes  et  que  j'en  ferme. 

—  Tu  y  couches? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Tu  y  manges? 

—  Pas  toujours.  J'ai  mes  heures  de  récréation. 

—  Et  alors? 

—  J'en  profite. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  aller  faire  la  cour  à  la  maîtresse  du  cabaret 
du  Puits-de-INoé,  qui  m'a  promis  de  m'épouser  quand 
y-:  posséderais  douze  cents  francs. 

—  Où  est  situé  le  cabaret  du  Puits-de-Noé? 

—  Près  de  la  rue  de  la  Vieille-Draperie. 
—  Fort  bien. 

■-^  Chut,  monsieur  f 

Le  patriote  prêta  l'oreille. 

—  Ah  !  ah  I  dit-il. 

—  Entendez- vous? 

—  Oui...  des  voix,  des  pas. 

—  Ils  reviennent. 

— -Yous  voyez  bien  que  nous  n'aurions  pas  eu  le 
temps. 

Ce  7WUS  devenait  de  plus  en  plu>»  concluant. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  117 

—  C'est  vrai.  Tu  es  un  brave  garçon,  citoyen,  et  tu 
me  fais  l'effet  d'être  prédestiné. 

—  A  quoi? 

—  A  être  riche  un  jour. 

—  Dieu  vous  entende  I 

—  Tu  crois  donc  en  Dieu? 

—  Quelquefois,  par-ci  par-là.  Aujourd'hui,  par 
exemple... 

—  Eh  bien? 

—  J'y  croirais  volontiers. 

—  Crois-y  donc,  dit  le  citoyen  Théodore  eu  meltauÈ 
dix  louis  dans  la  main  du  guichetier. 

—  Diable!  dit  celui-ci  en  regardant  l'or  à  la  lueur 
de  sa  lanterne.  C'est  donc  sérieux? 

—  On  ne  peut  plus  sérieux. 
— •  Que  faut-il  faire? 

—  Trouve-toi  demain  au  Puits-de-Noé,  je  te  dirai  c^ 
que  je  veux  de  toi.  Gomment  t'appelles-tu? 

—  Gracchus. 

—  Eh  bien,  citoyen  Gracchus,  d'ici  à  demain,  fais- 
toi  chasser  par  le  concierge  Richard. 

—  Chasser!  Et  ma  place? 

—  Comptes-tu   rester  guichetier  avec   cinquante 
mille  francs  à  toi? 

—  Non;  mais,  étant  guichetier  et  pauvre,  je  suis  sûr 
de  ne  pas  être  guillotiné. 

—  Sûr? 

—  Ou  à  peu  près;  tandis  qu'étant  libre  et  rie  ne... 

—  Tu  cacheras  ton  argent  et  tu  feras  la  cour  k  une 

n.  7» 


^!8  LE    CHEVALIER    DE   M  AIS  ON-ROUGÎi 

tricoteuse,  au  lieu  delà  faire  à  la  maîtresse  du  Puits- 

ÛQ-Noé. 

—  Eh  bien,  c'est  dit. 

—  Demain  au  cabaret. 

—  A  quelle  heure? 

—  A  six  heures  du  soir. 

—  Enrôlez-vous  vite,  les  voilà...  Je  dis  envolez- 
vous,  parce  que  je  présume  que  vous  êtes  descendu  à 
travers  les  voûtes. 

—  A  demain,  répéta  Théodore  en  s'enfuyant. 

En  cflet,  il  était  temps;  le  brait  des  pas  et  des  voix 
se  rapprochait.  On  voyait  déjà  dans  le  souterrain 
obscur  briller  la  lueur  des  lumières  qui  s'approchaient. 

Théodore  courut  à  la  porte  que  lui  avait  montrée 
i'écrivain  dont  il  avait  pris  la  cahute;  il  en  fit  sauter  la 
serrure  avec  sa  pince,  gagna  la  fenêtre  indiquée,  l'ou- 
vrit, se  laissa  glisser  dans  la  rue,  et  se  retrouva  sur  le 
pavé  de  la  République. 

Mais,  avant  d'avoir  quitté  la  salle  des  Pas-Perdus,  il 
put  encore  entendre  le  citoyen  Gracchus  interroger  Ri- 
chard, et  celui-ci  lui  répondre  : 

—  Le  citoyen  architecte  avait  parfaitement  raison  : 
le  souten'ain  passe  sous  la  chambre  de  la  veuve  Capet  ; 
c'était  dangereux. 

—  Je  ie  crois  bien  I  dit  Gracchus,  lequel  avait  la 
conscience  de  dire  une  haute  vérité. 

Santerre  reparut  à  l'orifice  de  rescalier. 

—  Et  tes  ouvr^^rs,  citoyen  archileote?  demanda-t-il 
k  Giraud. 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  119 

—  Avant  le  jour,  ils  Êeront  ici,  et,  séance  tenante,  la 
grille  sera  posée,  répondit  une  voix  qui  semblait  sortir 
des  profondeurs  de  la  terre. 

—  Et  tu  auras  sauvé  la  patrie  I  dit  Santerre,  moitié 
railleur,  moitié  sérieux. 

—  Tu  ne  crois  pas  dire  si  juste,  citoyen  général, 
murmura  Gracchus. 


XXXVIII 

l'enfant  p.oyal 

Cependant  le  procès  de  la  reine  avait  commencé  h 
s'instruire,  comme  on  a  pu  le  voir  dans  le  chapitre 
précédent. 

Déjà  on  laissait  entrevoir  que,  par  le  sacrifice  de  cette 
tête  illustre,  la  haine  populaire,  grondante  depuis  si 
longtemps,  serait  enfin  assouvie. 

Les  moyens  ne  manquaient  pas  pour  faire  tomba* 
cette  tête,  et  cependant  Fouquier-ïinville,  l'accusateur 
mortel,  avait  résolu  de  ne  pas  négliger  les  nouveaux 
moyens  d'accusation  que  Simon  avait  promis  de  mettre 
à  sa  disposition. 

Le  lendemain  du  jour  où  Simon  et  lui  s'étaient  ren- 
contrép  dans  la  salle  des  Pas-Perdus,  le  bruit  des  armes 
vint  eELore  faire  tressaillir,  dans  le  Temple,  les  prison- 
niars  qui  avaient  continué  de  l'habiter. 

Ces  prisonniers  étaient  madame  Elisabeth,  madame 


420  LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGB 

Royale,  et  l'enfant  qui,  après  avoir  été  appelé  fliajesté 
au  berceau,  n'était  plus  appelé  que  le  petit  Louis 
Gaprt , 

i.e  général  Hanriot,  avec  son  panache  tricolore,  son 
gros  cheval  et  son  grand  sabre,  entra,  suivi  de  plu- 
sieurs gardes  nationaux,  dans  le  donjon  où  languissait 
l'enfant  royal. 

A  côté  du  général  marchait  un  greffier  de  mauvaic-c 
mine,  chargé  d'une  écritoire,  d'un  rouleau  de  papier,  et 
s'escrimant  avec  une  plume  démesurément  longue. 

Derrière  le  scribe  venait  l'accusateur  public.  Nous 
avons  vu,  nous  connaissons  et  nous  retrouverons  plus 
tard  encore  cet  homme  sec,  jaune  et  froid,  dont  l'œil  san- 
glant faisait  frissonner  le  farouche  Santerre  lui-même 
dans  son  harnois  de  guerre. 

Quelques  gardes  nationaux  et  un  lieutenant  les  sui- 
vaient. 

Simon,  souriant  d'un  air  faux  et  tenant  d'une  main 
son  bonnet  d'ourson  et  de  l'autre  son  tire-pied,  monta 
devant  pour  indiquer  le  chemin  à  la  commission. 

Ils  arrivèrent  <x  une  chambre  assez  noire,  spacieuse 
et  nue,  au  fond  de  laquelle,  assis  sur  son  lit,  se  tenait 
le  jeune  Louis,  dans  up  état  d'immobilité  parfaite. 

Quand  nous  avons  vu  le  pauvre  entant  fuyant  devant 
la  brutale  colère  de  Simon,  il  y  avait  encore  en  lui  une 
espèce  de  vitalité  réagissant  contre  les  indignes  traite- 
ments du  cordonnier  du  Temple  :  il  fuyait,  il  criait,  U 
pleurait;  donc,  û  avait  peur;  donc,  il  souffrait;  donc, 
il  espérait. 


LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  i2î 

Aujourd'hui,  crainte  et  espoir  avaient  disparu;  sans 
doute  la  souifrance  existait  encore;  mais,  si  elle  existait, 
l'enfant  martyr  à  qui  l'on  faisait,  d'une  façon  si  cruelle, 
payer  les  fautes  de  ses  parents,  l'enfant  martyr  la  ca° 
chait  au  plus  profond  de  son  cœur  et  la  voilait  sous  les 
apparences  d'une  complète' insensibilité. 

Il  ne  leva  pas  même  la  tête  lorsque  les  commissaires 
marchèrent  à  lui. 

Eux,  sans  autre  préambule,  prirent  des  sièges  et 
s'installèrent.  L'accusateur  pubhcau  chevet  du  lit,  Si- 
mon au  pied,  le  greffier  près  de  la  fenêtre,  les  gardes 
nationaux  et  leur  lieutenant  sur  le  côté  et  un  peu  dans 
l'ombre. 

Ceux  d'entre  les  assistants  qui  regardaient  le  petit 
prisonnier  avec  quelque  intérêt  ou  même  quelque  cu- 
riosité, remarquèrent  la  pâleur  de  l'enfant,  son  embon- 
point singulier,  qui  n'était  que  de  la  bouffissure,  et 
le  fléchissement  de  ses  jambes,  dont  les  articulations 
commençaient  à  se  tuméfier. 

—  Cet  enfant  est  bien  malade,  dit  le  lieutenant  avec 
une  assurance  qui  fit  retourner  Fouquier-Tin ville,  déjà 
assis  et  prêt  à  inteiTOger. 

Le  petit  Capet  leva  tes  yeux  et  chercha  dans  la  pé- 
nombre celu?  qui  avait  prononcé  ces  paroles,  et  il  re- 
connut le  même  jeune  homme  qui,  une  fois  déj\,  avait, 
dans  la  cour  du  Temple,  empêché  Simon  de  le  battre. 
Un  rayonnement  doux  et  intelligent  circula  dans  ses 
prune^e?  d'un  bleu  foncé,  mais  ce  fut  tout. 

—  Ah  !  ahl  c'esl  toi,  citoyen  Lorin,  dit  Simon  ap« 


{22  LE    CHEVALIER   DE   M AIS0>.'-ROUG lî 

ppîant  ainsi  l'atlention  de  Fouquier-ïinvilie  sur  î'ami 
de  Maurice. 

■'—Moi-même,  citoyeo  Simon,  répliqua  Lorir.  avec 
sQn  imperturbable  aplomb. 

Et,  comme  Lorin,  quoique  toujours  prêt  à  faire  fac:; 
au  danger,  n'était  point  homme  à  le  ciiercher  inutile- 
ment, il  profila  de  la  circonstance  pour  saluer  Fou- 
quier-Tinviîle,  qui  lui  rendit  poliment  son  salut. 

—  Tu  fais  observer,  je  crois,  citoyen,  dit  alors  l'ac- 
cusateur public,  que  l'enfant  est  malade;  œ-tu  mé- 
decin ? 

—  J'ai  étudié  la  médecine,  au  moins,  si  je  ne  suis 
pas  docteur. 

—  Eh  bien,  que  lui  trouves-tu? 

-—Gomme  symptôme  de  maladie?  demanda  Loria. 

—  Oui. 

—  Je  lui  trouve  les  joues  et  les  yeux  bouffis,  les 
mains  pâles  et  maigres,  les  genoux  tuméfiés:  et,  si  jo 
lui  tâtais  le  pouls,  je  constaterais,  j'en  suis  sûr,  un 
mouvement  de  quatre-vingt-cinq  à  quatre-vingt-dix 
pulsations  à  la  minute. 

L'enfant  parut  insensible  à  l'énumération  de  ses 
souiïrcnces. 

—  Et  à  quoi  la  science  peut-elle  attribuer  l'état  du 
prisoimier?  demanda  l'accusateur  public. 

Lorin  se  gratta  le  bout  du  nez  en  murmurant  : 


P.'-Uis  veut  me  faire  parler. 
Je  ii'cQ  ai  pas  la  moindre  envie» 


LE    CHEVâLICR   Dfî    MAISON-ROUGS  123 

Puis,  tout  haut. 

—■Ma  foi,  citoyen,  répliqua-t-il,  je  ne  connais  pas 
assez  le  régime  du  petit  Gapet  pour  te  répondre...  Ce- 
pendant... 

Simon  prêtait  une  oreille  attentive,  et  riait  sous 
cape  de  voir  son  ennemi  tout  près  de  se  compromeltre. 

—  Cependant,  continua  Lorin,  je  crois  qu'il  ne  prend 
pas  assez  d'exercice. 

—  Je  crois  bien,  le  petit  gueux.  I  dit  Simon,  il  ne  veut 
plus  marcher. 

L'enfant  resta  insensilîle  à  l'apostrophedu  cordonnier. 

Fouquier-Tinville  se  leva,  vint  à  Lorin,  et  lui  parla 
tout  bas. 

Personne  n'entendit  les  paroles  de  l'accusateur  pu- 
blic; mais  il  était  évident  que  ces  paroles  avaient  la 
forme  de  l'inlerrcgation. 

—  Oh!  oh!  crois-tu  cela,  citoyen?  C'est  bien  grave 
pour  une  mère... 

—  En  tout  cas,  nous  allons  le  savoir,  dit  Fouquier; 
Simon  prétend  le  lui  avoir  entendu  dire  à  lui-même? 
et  s'est  engagé  à  le  lui  faire  avouer. 

—  Ce  serait  hideux,  dit  Lorin  ;  mais  enfin  cela  est 
possible  :  l'A-utrichienne  n'est  pas  exempte  de  péché  ; 
et,  à  tort  ou  à  raison,  cela  ne  me  regarde  pas...  On  en 
a  fait  une  j\ïessaline  ;  mais  ne  pas  se  contenter  de  cela 
et  vouloir  en  faire  une  Agrippine,  cela  me  piraît  un 
peu  lort,  je  l'avoue. 

—  Voilà  ce  qui  a  été  rapporté  par  Simon,  dit  Foa- 
qiiier  impassible. 


laSi  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Je  ne  cloute  pas  que  Simon  n'ait  dit  cela...  il  y  a 
des  hommes  qu'aucune  accusation  n'effraye,  même 
les  accusations  impossibles...  Mais  ne  trouves-tu  pas, 
continua  Lorin  en  regardant  fixement  Fouquier,  ne 
trouves-tu  pas,  toi  qui  es  une  homme  intelligent  et 
probe,  toi  qui  es  un  homme  fort  enfin,  que  demander 
à  un  enfant  de  pareils  détails  sur  celle  que  les  lois  les 
plus  naturelles  et  les  plus  sacrées  de  la  nature  lui  or- 
donnent de  respecter,  c'est  presque  insulter  à  l'huma- 
nité tout  entière  dans  la  personne  de  cet  enfant? 

L'accusateur  ne  sourcilla  point;  il  tira  une  noie  de  sa 
poche  et  la  fit  voir  à  Lorin, 

—  La  Convention  m'ordonne  d'informer,  dit-il;  le 
reste  ne  me  regarde  pas,  j'informe. 

—  C'est  juste,  dit  Lorin;  et  j'avoue  que,  si  cet  enfant 
avouait... 

Et  le  jeune  homme  secoua  la  tête  avec  dégoût. 

—  D'ailleurs,  continua  Fouquier  ce  n'est  pas  sur 
la  seule  dénonciation  de  Simon  que  nous  procédons; 
liens ,  l'accusation  est  publique. 

Et  Fouquier  tira  un  second  papier  de  sa  poche. 

Celui-là,  c'était  un  numéro  de  la  feuille  qu'on  appe- 
lait le  Père  Duchesne,  et  qui,  comme  on  le  sait,  était 
rédigée  par  Hébert. 

L'accusation,  en  effet,  y  était  formulée  en  toutes 
lettres. 

—  C'est  écrit,  c'est  même  imprimé,  dit  Lorin;  mais 
n'importe,  Jusqu'à  ce  que  j'aie  entendu  une  pareille  ac- 
cusation sortir  de  la  bouche  de  l'enfant,  je  m'entends, 


LE    CHEVALIER   DE   MAISOxN -ROUGE  1^3 

sortir  volonlairement,  librement,  sans  menaces...  rh 
bien... 

—  Eli  bien*?... 

■ —  VA\  bien,  malgré  Simon  et  Hébert,  je  douterais 
comme  lu  doutes  toi-même. 

Simon  guettait  impatiemment  l'issue  de  cette  con- 
versation; le  misérable  ignorait  le  pouvoir  qu'exerce 
sur  l'homme  intelligent  le  regard  qu'il  démêle  dans 
la  foule  :  c'est  un  attrait  tout  de  sympathie  ou  une 
impression  de  haine  subite.  Parfois  c'est  une  puis- 
sance qui  repousse,  parfois  c'est  une  force  qui  attire, 
qui  fait  découler  la  pensée  et  dériver  la  personne 
même  de  l'homme  jusqu'à  cet  autre  homme  de  force 
égale  ou  de  force  supérieure  qu'il  reconnaît  dans  la 
foule. 

Mais  Fouquier  avait  senti  le  poids  du  regard  de 
Lorin,  et  voulait  être  compris  de  cet  observateur. 

—  L'interrogatoire  va  commencer,  dit  l'accusateur 
public  ;  grefllcr,  prends  la  plume. 

Celui-ci  venait  d'écrire  les  préliminaires  d'un  procès- 
verbal,  et  attendait,  comme  Simon,  comme  Hanriot, 
comme  tous  enfin,  que  le  colloque  de  Fouquier-Tin- 
ville  et  de  Lorin  eût  cessé. 

L'enfant  seul  paraissait  complètement  étranger  à  la 
scène  dont  il  l'tait  le  principal  acteur,  et  avait  repris  ee 
regarc^  atone  qu'avait  un  instant  illuminé  l'éclair  d'une 
Euprêiuo  intelligence. 

—  Silence!  dit  Hanriot,  le  citoyen  Fouquier-Tm- 
ville  va  interroger  l'eni'ant. 


126  LE   CHEVALIER    DE   M AISO.N -ROUGE 

—  Capet,  dit  l'accusateur,  sais-tu  ce  qu'est  devenue 
la  îRère'/' 

Le  petit  JLOuis  passa  d'une  pâleur  de  marbre  à  une 
rougeur  brûlante. 

Mais  il  ne  répondit  pas. 

—  M'as-tu  entendu,  Capet?  reprit  l'accusateur. 
Même  silence. 

—  Oh  I  il  entend  bien,  dit  Simon;  mais  il  est  comme 
les  singes,  il  ne  veut  pas  répondre,  de  peur  qu'on  ne  le 
prenne  pour  un  homme  et  qu'on  ne  le  fasse  travailler. 

—  liéponds,  Capet,  dit  IJanriot;  c'est  la  commission 
delà  Convention  qui  t'interroge,  et  tu  dois  obéissance 
aux  lois. 

L'enfant  pâlit,  mais  ne  répondit  pas. 

Simon  fit  un  geste  de  rage  ;  chez  ces  natures  brutales 
et  stupides,  la  fureur  est  une  ivre£se,  accompagnée  des 
hideux  symptômes  de  l'ivresse  du  vin. 

—  Veux-tu  répondre,  louveteau  !  dit-il  en  lui  mon- 
trant le  poing. 

—  Tais-toi,  Simon,  dit  Fouquier-Tinville,  tu  n'as 
pas  la  parole. 

Ce  mot,  dont  il  avait  pris  l'habitude  au  tribunal  ré- 
volutionnsire,  lui  échappa. 

—  Entends-tu,  SLaion,  dit  Lorin,  tu  n'as  pas  la  pa- 
role; c'est  la  seconde  fois  qu'on  te  dit  cela  devant  moi; 
la  première,  c'était  quand  tu  accusais  la  fille  de  la 
mère  Tison,  à  laquelle  tu  as  eu  le  plaisii*  de  faire  couper 
k  cou. 

Simon  se  tut. 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  127 

—  Ta  mère  t'aimait-elie,  Capet?  demanda  Fouqaier. 
Même  silence. 

—  On  dit  que  non,  continua  l'accusateur. 
Quelque  chose  comme  un  pâle  sourire  p.issa  sur  les 

lèvres  de  l'enfant. 

—  Mais  quand  je  vous  dis,  hurla  Simon,  qu'il  m'a 
dit  à  moi  qu'elle  l'aimait  trop. 

—  Regarde,  Simon,  comme  c'est  fâcheux  que  le 
petit  Capet,  si  bavard  dans  le  tête-à-tête,  devienne 
muet  devant  le  monde,  dit  Lorin. 

—  Ohl  si  nous  étions  seuls!  dit  Simon. 

—  Oui,  si  vous  étiez  seuls,  mais  vous  n'êtes  pas 
seuls,  malheureusement.  Oh  !  si  vous  étiez  seuls,  brave 
Simon ,  excellent  patriote,  comme  tu  rosserais  le  pauvre 
enfant,  hein?  Mais  tu  n'es  pas  seul,  et  tu  n'oses  pas, 
être  infâme!  devant  nous  autres,  honnêt'js  gens,  qui 
savons  que  les  anciens,  sur  lesquels  nous  essayons  de 
no  !s  modeler,  respectaient  îout  ce  qui  était  faible;  tu 
n'oses  pas,  car  tu  n'es  pas  seul  et  tu  n'es  pas  vaillant, 
mon  digne  homme,  quand  tu  as  des  enfants  de  cinq 
pieds  six  pouces  à  combattre. 

—  Ohl...  murmura  Simon  en  grinçant  des  dents. 
— Capet,  reprit  Fouquier,  as-tu  fait  quelque  confi- 
dence à  Simon. 

Le  regard  de  l'enfant  prit.,  sans  se  détourner  une 
expression  d'ironie  impossible  à  décrire. 

—  Sur  ta  mère?  continua  l'accusateur. 
ta  éclair  de  mépris  passa  dans  le  regard. 

—  Réponds  oui  ou  non,  s'écria  Hanrioi. 


VâS  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

—  Réponds  oui  I  hurla  Simon  en  levant  son  tire-pied 
sur  l'enfant. 

L'en'ant  frissonna,  mais  ne  fit  aucun  mouvement 
pour  évitei  le  coup. 

Les  assistants  poussèrent  une  espèce  de  cri  de  ré- 
pulsion. 

Lorin  fit  mieux,  il  s'élança,  et,  avant  que  le  bras  de 
Simon  se  fût  abaissé,  il  le  saisit  par  le  poignet. 

—  Veux- tu  me  lâcher?  vociféra  Simon  devenant 
pourpre  de  rage. 

—  Voyons,  dit  Fouquier,  il  n'y  a  point  de  mal  à  ce 
qu'une  mère  aime  son  enfant;  dis-nous  de  quelle  ina- 
nière  ta  mère  t'aimait,  Gapet.  Gela  peut  lui  être 
utile. 

Le  jeune  prisonnier  tressaillit  à  cette  idée  qu'il  pou- 
vait être  utile  à  sa  mère. 

—  Elle  m'aimait  comme  une  mère  aime  son  fils, 
monsieur,  dit-il;  il  n'y  a  pas  deux  manières  pour  les 
mères  d'aimer  leurs  enfants,  ni  pour  les  enfants  d'aimer 
leur  mère. 

—  Et  moi,  petit  serpent,  je  soutiens  que  tu  m'as  dit 
que  ta  mère... 

—  Tu  auras  rêvé  cela,  interrompit  tranquillement 
Lorin  ;  tu  dois  avoir  souvent  le  cauchemar,  Simon. 

—  Lorin I  Lorin  I  grinça  Simon. 

—  Eh  bien,  oui,  Lorin;  après?  Il  n'y  a  pas  moyeu  de 
le  battre,  Lorin  :  c'est  lui  qui  bat  les  autres  quand  ils 
sont  méchants;  il  n'y  a  pas  moyen  de  le  dénoncer,  car 
ce  qu'il  vient  de  faire  en  arrêtant  ton  bras,  il  l'a  fail 


lE  CHEVALTER   DE  MAISON-ROUGE  129 

devant  le  général  Hanriot  et  le  citoyen  Fouquier-Tin- 
ville,  qui  l'approuvent,  et  ils  ne  sont  pas  des  tièdes, 
ceux-là  I  II  n'y  a  donc  pas  moyen  de  le  faire  guillotiner 
un  peu,  comme  Héloïse  Tison;  c'est  fâcheux,  c'est 
même  enrageant,  mais  c'est  comme  cela,  mon  pauvre 
Simon  I 

—  Plus  tard  I  plus  tard  f  répondit  le  cordonnier  avec 
son  ricanement  d'hyène. 

—  Oui,  cher,  ami,  dit  Lorin;  mais  j'espère,  avec 
l'aide  de  l'Élre  suprême!...  ahl  tu  t'attendais  que  j'al- 
lais dire  avec  l'aide  de  Dieu?  mais  j'espère,  avec  l'aide 
de  l'Êlre  suprême  et  de  mon  sabre,  t' avoir  éventré  aupa- 
ravant; mais  range-toi,  Simon,  tu  m'empêches  de  voir. 

—  Brigand  I 

—  Tais-toi  I  tu  m'empêches  d'entendre. 
Et  Lorin  écrasa  Simon  de  son  regard. 

Simon  crispait  ses  poings,  dont  les  noires  bigarrures 
le  rendaient  fier;  mais,  comme  l'avait  dit  Lorin,  il  lai 
fallait  se  borner  là. 

—  Maintenant  qu'il  a  commencé  à  parler,  dit  Hanriot, 
il  continuera  sans  doute;  continue,  citoyen  Fouquier. 

—  Veux-tu  répondre  maintenant?  demanda  Fou- 
quier. 

L'enfant  rentra  dans  son  silence. 

—  Tu  vois,  citoyen,  tu  vois!  dit  Simof.. 

— •  L'obstination  de  cet  enfant  est  étrange,  dit  Han- 
riot, troublé  malgré  lui  par  cette  fermeté  toute  royale. 

—  11  est  mal  conseillé,  dit  Lorin. 

—  Par  c-ui?  demanda  Hanriot, 


130  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Dame,  par  son  patroi?. 

—  Tu  m'accuses?  s'écria  Simon,  tu  me  dénon- 
ces?... Ahf  c'est  curieux... 

—  Prenons-le  par  ia  douceur,  dit  Fouquier. 

Se  retournant  alors  vers  l'enfant,  qu'on  eût  dit  cora^ 
platement  insensible  : 

—  Voyons,  mon  enfant,  dit-il,  répondez  à  la  com- 
mission nationale;  n'aggravez  pas  votre  situation  en 
refusant  des  éclaircissements  utiles;  vous  avez  parlé  au 
citoyen  Simon  des  caresses  que  vous  faisait  votre  mère, 
de  la  façon  dont  elle  vous  faisait  ces  caresses,  de  sa 
façon  de  vous  aimer. 

Louis  promena  sur  l'assemblée  un  regard  qui  devint 
haineux  en  s' arrêtant  sur  Simon,  mais  ii  ne  répondit 
pas, 

—  Youj;  trouvez-vous  malheureux?  demanda  l'ac- 
cusateur; vous  trouvez-vous  mal  logé,  mal  nourri,  mal 
traité?  voulez-vous  plus  de  liberté,  un  autre  ordinaire, 

.une  autre  prison,  un  autre  gardien?  voulez-vous  un 
cheval  pour  vous  promener?  voulez- vous  qu'on  vous 
accorde  la  société  d'enfants  de  votre  âge  ? 

Louis  reprit  le  profond  silence  dont  il  n'était  sorti 
que  pour  défendre  sa  mère. 

La  commission  demeura  interdite  d'étonneiEent;  tant 
de  feriîieté,  tant  d'intelligence  étaient  incroyables  dans 
un  enfant- 

—  rl^iikl  ces  rois,  dit  Hanriot  à  voix  basse,  quelle 
race!  c'est  comme  les  tigres  :  tout  petits,  ils  ont  de  la 
méchanceté. 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-BOUGE  ISf 

—  Comment  rédiger  le  procès -verbal?  demanda  la 
greffier  embarrassé. 

—  Il  n'y  a  qu'à  en  charger  Simon,  dit  Lorin;  il  »'y 
a  rien  à  écrire,  cela  fera  son  affaire  à  merveille, 

Simon  montra  le  poing  à  son  implacable  ennemi. 
Lorin  se  mit  à  rire. 

—  Tu  ne  riras  point  comme  cela  le  jour  où  tuéter- 
rueras  dans  le  sac,  dit  Simon  ivre  de  fureur. 

—  Je  ne  sais  si  je  te  précéderai  ou  si  je  te  suivrai  dans 
la  petite  cérémonie  dont  tu  me  menaces,  dit  Lorin  ;  mais 
ce  que  je  sais,  c'est  que  beaucoup  riront  le  jour  où  ce 
sera  ton  tour.  Dieux  t. ..  j'ai  dit  dieux  au  pluriel... 
dieux  t  seras-tu  laid  ce  jour-là,  Simon  1  tu  seras  hideux. 

Et  Lorin  se  retira  derrière  la  commission  avec  uî  : 
franc  éclat  de  rire. 

La  commission  n'avait  plus  rien  à  faire,  elle  sortit» 
Quant  à  l'enfant,  une  fois  délivré  de  ses  interroga- 
teurs, il  se  mit  à  chantonner  sur  son  lit  un  petit  refrain 
mélancolique  qui  était  la  chanson  favorite  de  son  père. 


XXXIX 

LE   BOUQUET   DE   VIOLETTES 

La  paix,  comme  on  a  dû  le  prévoir,  ne  pouvait  ha- 
biter longtemps  cette  demeure  si  heureuse  qui  renfer- 
mait Geneviève  et  l^Iaurice. 

Dans  les  tempêtes  qui  déchaînent  le  vent  et  la  foudre, 


432  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

le  nid  des  colombes  est  agitû  avec  l'arbre  qui  les  recèle. 

Geneviève  tomba  d'un  ellroi  dans  un  autre;  ellena 
craignait  plus  pour  Maison-Rou?e,  elle  trembla  pour 
Maurice. 

Elle  connaissait  assez  son  n".ari  pour  savoir  qiu,  du 
moment  oti  il  avait  disparu,  il  était  sauvé;  sûre  de  soii 
salut,  elle  trembla  pour  elle-même. 

Elle  n'osait  confier  ses  douleurs  à  l'homme  le  moins 
timide  de  cette  époque  où  personne  n'avait  peur;  mais 
elles  apparaissaient  manifestes  dans  ses  yeux  lougis  et 
sur  ses  lèvres  pâlissantes. 

Un  jour,  Maurice  entra  doucement  et  sans  que  Ge- 
neviève, plongée  dans  une  rêverie  profonde,  l'entendît 
entrer.  Maurice  s'arrêta  sur  le  seuil,  et  vit  Geneviève 
assise,  immobile,  les  yeux  fixes,  ses  bras  inertes  éten- 
dus sur  ses  genoux,  sa  tête  pensive  inclinée  sur  sa  poi- 
trine. 

11  la  regarda  un  instant  avec  une  prolonde  tristesse; 
car  tout  ce  qui  se  passait  dans  le  cœur  de  la  jeune  ièmnie 
lui  fut  révélé  comme  s'il  eût  pu  y  lire  jusqu'à  sa  der- 
nière pensée. 

Puis,  faisant  un  pas  vers  dis: 

—  Vous  n'aimez  plus  la  France,  Geneviève,  lui  dit- 
il,  avouez-le  moi.  Vous  fuyez  jusqu'à  l'air  qu'on  y 
respire,  et  ce  n'est  pas  sans  répugnance  que  vous  vous 
approchez  de  la  fenêtre. 

—  Hélas  1  dit  Geneviève,  je  sais  bien  que  je  ne  puis 
vous  cacher  ma  pensée;  vous  avez  devinée  juste,  Mau- 
rice. 


LE   CHEVALIER    DE   MAI30f:-F  OUGE  133 

—  C'est  poji'lanl  un  beau  pays,  dit  le  jpiine  homme"! 
îavie  y  est  importante  et  bien  remplie  aujourd'hui: 
celte  activité  bruyante  Je  la  tribune,  des  clubs,  des 
conspirations,  rend  bien  douces  les  heures  du  foyer. 
On  ainio  si  ardemment  qua  d  on  rentre  chez  soi  avec 
la  crainte  de  ne  plus  aimer  le  lendemain,  parce  que  le 
lendemain  on  aura  cessé  de  vivre! 

Geneviève  secoua  la  tête. 

—  P;iys  in^irat  à  servir!  dit-elle. 

—  Ci;mment  cela? 

—  Oui,  vous  qui  avez  tant  fait  pour  sa  liberté,  n'êtes- 
vous  pas  aujourd'hui  à  moitié  suspect? 

—  ôlais  vous,  chère  Geneviève,  dit  Maurice  avec  un 
itgird  ivre  d'amour,  v  us,  l'ennemie  jurée  de  cette  li- 
licrté,  vous  '-lui  avez  fait  tant  contre  elle,  vous  dormez 
paisibl.î  et  inviolable  sous  le  toit  du  républicain;  il  y  a 
compensation,  comme  vous  voyez. 

—  Oui,  dit  Geneviève,  oui;  mais  cela  ne  durera 
point  longtemps,  car  ce  qui  est  injuste  ne  peut  durer. 

—  •  (^ue  voulez-vuus  dire? 

—  ■Je  veux  dire  qae  moi,  c'est-à-dire  une  aristo- 
crate, moi  qui  rêve  sournoisement  la  défaite  de  votre 
parti  et  la  ri  ine  de  vos  idées,  moi  qui  conspiie  jusque 
d'.uis  Votre  maison  le  retour  de  l'ancien  régime,  moi 
qui.  reconnue,  vous  condam-ie  à  la  mort  et  à  la  honte, 
selon  vos  opinions,  du  mo  ns;  moi,  Maurice,  je  ne  res- 
terai pas  ici  comme  le  mauvais  génie  de  la  maison; 
je  ne  vtms  entraînerai  pas  à  l'échafaud. 

—  Et  où  irez-vous,  Geneviève? 


\3i  LE   CHEVALIER   DE   MAISON' -ROUGE 

—  Où  j'irai?  Un  jour  que  vous  serez  sorti,  Mau- 
rice, j'irai  me  d'inoncer  moi-même  sans  dire  d'où  je 
viens. 

—  Oh  I  cria  Maurice  atteint  jusqu'au  fond  du  cœur, 
de  l'ingratitude,  déjà  I 

—  Non,  répondit  la  jeune  femme  en  jetant  ses  bras 
au  cou  de  Maurice;  non,  mon  ami,  de  l'amour,  et  de 
l'amc-"!-  le  plus  dévoué,  je  vous  le  jure.  Je  n'ai  pas  voulu 
que  mon  frère  fût  pris  et  tué  comme  un  rebelle;  je  ne 
veux  pas  que  mon  amant  soit  pris  et  tué  comme  un 
traître. 

—  Vous  ferez  cela,  Geneviève?  s'écria  Maurice. 

—  Aussi  vrai  qu'il  y  a  un  Dieu  au  ciel  i  répondit  la 
jeune  femme.  D'ailleurs,  ce  n'est  rien  que  d'avoir  la 
crainte,  j'ai  le  remords. 

Et  elle  inclina  sa  tête  comme  si  le  remords  était  trop 
lourd  à  porter. 

—  Oli  !  Geneviève  I  dit  I\iaui  ice. 

—  Vous  comprenez  bien  ce  que  je  dis  et  surtout 
ce  que  j'éprouve,  Maurice,  continua  Geneviève,  car 
ce  remords,  vous  l'avez  aussi...  Vous  savez,  Maurice, 
que  je  me  suis  donnée  sans  m' appartenir;  que  vous 
m'avez  prise  sans  que  j'eusse  le  droit  de  me  donner. 

—  Assez  t  dit  Maurice,  assez  î 

Son  front  se  plissa,  et  une  sombre  résolution  brilla 
dans  ses  yeux  si  purs, 

—  Je  vous  montrerai,  Geneviève,  continua  le  jeune 
homme,  que  je  vous  aime  uniquement.  Je  vous  donnerai 
la  preuve  que  nui  sacrifice  n'est  au-dessus  de  mon 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  135 

ftiîiour.  Vous  haïssez  la  France,   eh  bien,  soit,  nous 
quitterons  la  France. 

Geneviève  joignit  les  raains,  et  regarda  son  amant 
j-vecune  expression  d'admiration  enthousiaste. 

—  Vous  ne  me  trompez  pas,  Maurice?  balDutia- 
t-elle. 

—  Quand  vous  ai-je  trompée?  demanda  Maurice; 
est-ce  le  jour  où  je  me  suis  déshonoré  pour  vous 
acquérir? 

Geneviève  rapprocha  ses  lèvres  des  lèvres  de  Mau- 
rice, et  resta,  pour  ainsi  dire,  suspendue  au  cou  de  son 
îimant, 

—  Oui,  tu  as  raison,  Maurice,  dit-elle,  et  c'est  moi 
qui  me  trompais.  Ce  que  j'éprouve,  ce  n'est  plus  du 
remords;  peut-être  est-ce  une  dégradation  de  mon 
âme;  mais  toi,  du  moins,  tu  la  comprendras,  je  t'aime 
trop  pour  éprouver  un  autre  sentiment  que  la  frayeur 
de  te  perdre.  Allons  bien  loin,  mon  ami  ;  allons  là  où 
personne  ne  pourra  nous  atteindre. 

—  Oh!  merci I  dit  Maurice  transporté  de  joie. 

—  Mais  comment  fuir?  dit  Gene\iève  tressaillante 
cette  horrible  pensée.  On  n'échappe  pas  facilement  au- 
jourd'hui au  poignard  des  assassins  du  2  septembre, 
ou  à  la  hache  des  bourreaux  du  21  janvier. 

■—  Geneviève!  dit  Maurice,  Dieu  nous  protège. 
Ecoute,  une  bonne  action  que  J'ai  voîiiu  faire  à  propos 
de  ce  2  seprembre  dont  tu  pariais  tout  à  l'heure  va  çor» 
ter  sa  récompense  aujourd'hui.  J'avais  le  désir  de  sau- 
ver un  pauvre  prêtre  qui  avait  étudié  avec  moi.  J'allai 


130  LE    CHEVALIER    DE    M  A  ISON-ROUG.S 

trouver  Danton,  et,  sur  sa  demande,  le  comité  de  salut 
public  r  signé  un  passe-port  pour  ce  maHieureux  et 
pour  sa  sœur.  Ce  passe-port,  Danton  me  le  remit; 
mais  le  malheureux  prêtre,  au  lieu  de  venir  le  chéri  her 
chez  moi  comme  je  le  lui  avais  recommandé,  a  été 
s'enfermer  aux  Carmes  :  il  y  est  mort. 

—  Et  ce  passe-port?  dit  Geneviève. 

—  Je  l'ai  toujours;  il  vaut  un  millii)n  aujourd'hui; 
il  vaut  plus  que  cela,  Geneviève,  il  vaut  la  vie,  il  \  aut 
le  bonheur  ! 

— Oh  !  mon  Dieu  I  mon  Dieu,  s'écria  la  jeune  femme, 
soyez  béni  I 

—  Maintenant,  ma  fortune  consiste,  tu  le  sais,  emme 
terre  que  régit  un  vieux  serviteur  de  la  lamille,  patriolc 
pur,  âme  loyale  dans  laquelle  nous  pouvons  nous  con- 
fier. Il  m'en  fera  passer  les  revenus  où  je  voudrai.  En 
gagnant  Boulogne,  nous  passerons  chez  lui. 

—  Où  demeure-t-il  donc  ? 

—  Près  d'Abbeville. 

~—  Quand  partirons-nous,  Maurice? 

—  Dans  une  heure. 

—  Il  ne  faut  pas  qu'on  sache  que  nous  partons. 

—  Personne  ne  le  saura.  Je  cours  chez  Lor'ji;  il  a 
un  cabriulet  sans  cîieval;  moi,  j'ai  un  cheval  sans  voi- 
ture :  nous  partir  )ns  aussitôt  que  je  serai  revenu.  Foi, 
reste  ici,  Geneviève,  et  prépare  toutes  clioses  jjour  C3 
départ.  Nous  avons  besoin  de  peu  de  bagages  :  nous 
rachèterons  ce  qui  nous  manquera  en  Angleterre.  Je 
vais  donner  à  Scévola  une  commission  qui  l'éloigue. 


E    CHEVALIER    D  2    MAI  SON-RO  UGBi 


137 


Lorin  lui  expliquera  ce  soir  notre  départ;  el  ce  soir 
nous  serons  déjà  loin. 

—  Mais,  en  route,  si  l'on  nous  arrête? 

—  N'avons-nous  point  notre  passe-port?  Nous 

chez  Hubert,  c'est  le  nom  de  cet  intendant.  Hubert  fait 
partie  de  la  municipalité  d'Abbeville;  d'Abbeville  à 
Boulogne,  il  nous  accom[  agne  et  nous  sauvegarde;  à 
Boulogne,  nous  achèterons  ou  nous  fréterons  une  bar- 
que. Je  puis,  d'ailleurs,  passer  au  comité  et  me  faire 
donner  une  mission  pour  Abbeville.  Mais  non,  pas  de 
supercherie,  n'est-ce  pas,  Geneviève?  Gagnons  notre 
bonheur  en  risquant  notre  vie. 

—  Oui,  oui,  mon  ami,  et  nous  réussirons.  Mais 
conmie  tu  es  parfumé  es  matin,  mon  ami  I  dit  la  jeune 
femme  en  cachant  son  visage  dans  la  poitrine  de 
Maurice. 

—  C'est  vrai;  j'avais  acheté  un  bouquet  de  violettes 
à  ton  intention,  ce  matin,  en  passant  devant  le  Palais- 
Egalité;  mais,  en  entrant  ici,  en  te  voyant  si  triste,  je 
n'ai  plus  pensé  qu'à  te  demander  les  causes  de  cette 
tristesse. 

—  Oh  I  donne-le-moi,  je  te  le  rendrai. 

Geneviève  respira  l'odeur  du  bouquet  avec  celle  es- 
pèce de  fanatisme  que  les  organisations  nerveuses  ont 
presque  toujours  pour  les  parlums. 

Tout  à  coup  ses  yeux  se  mouillèrent  de  larmes. 
— -  Qu'aa-tu?  demanda  Maurice. 

—  Pauvre  Kéloise  I  murmura  Geneviève. 

—  Ah  I  oui,  fit  Maurice  avec  un  soupir. 

II. 


^3S  lE    CIIEVAL'EP.    T>E   M  A  I  SON-150UGE 

sons  à  nous,  clière  amie,  et  laissons  les  morts,  de  quel- 
que parti  qu'ils  soient,  dormir  dans  la  tombe  que  le 
dévoûinent  leur  a  creusée.  Adieu  I  je  pars. 

—  Reviens  bien  vile. 

—  Eu  moins  d'une  demi-neure  je  suis  ici 

—  Mais  si  Lorin  n'était  pas  clies  iui? 

—  Qu'importe  I  son  domestique  me  connaît;  ne  puis- 
je  prendre  chez  lui  tout  ce  qu'il  me  plait,  même  en  son 
absence,  comme  lui  ferait  ici  ? 

—  Bien  !  bien  I 

—  Toi,  ma  Geneviève,  prépare  tout,  en  te  bornaU, 
comme  je  te  le  dis,  au  strict  nécessaire;  il  ne  faut  pas 
<iue  notre  départ  ait  l'air  d'ur.  déménagement, 

—  Sois  tranquille. 

Le/june  homme  tit  un  pas  vers  la  porte. 

—  Maurice  !  dit  Geneviève. 

Il  se  retourna,  et  vit  la  jeune  femme  les  bras  étendus 
vers  lui. 

—  Au  revoir  1  au  revoir,  dit-il,  mon  amour,  et  Loi. 
courage  I  dans  une  demi-heure  je  suis  de  retour  ici. 

Geneviève  demeura  seule  chargée,  coînme  nous  l'a- 
vons dit,  des  préparatifs  du  départ 

Ces  préparatifs,  elle  les  accomplissait  avec  une  espèce 
de  fiè\Te.  Tant  qu'elle  resterait  à  Pai-is,  elle  se  faisait  à 
cUe-mcme  l'efiet  d'être  doublement  coupable.  Une  fols 
iiors  dfc  France,  une  fois  a  l'étranger,  il  lui  semblait 
fiue  son  crime,  crime  qui  était  plutôt  celui  de  la  fata- 
[llé  que  le  sien,  il  lui  semblait  que  son  crime  lui  pèse- 
rait moins. 


LE   CHEVALIEP.   DE   M  AISON-ROUC  S  loD 

Elle  allait  même  jusqu'à  espérer  que,  dans  la  solitude 
et  l'isolement,  elle  finirait  par  oublier  qu'il  existât 
d'autre  homme  que  Maurice. 

Ils  devaient  fuir  en  Angleten'e,  c'était  une  chose  con- 
venue, lis  auraient  là  une  petite  maison,  un  petit  cot- 
tage bien  seul,  bien  isolé,  bien  fermé  à  tous  les  yeux; 
iîi  changeraient  de  nom,  et,  de  leurs  deux  noins,  ils  en 
feraient  un  seul. 

Là,  ils  prendraient  deux  sei^iteurs  qui  ignoreraient 
compléteînent  leur  passé.  Le  hasard  voulait  que  Mau- 
rice et  Geneviève  parlassent  tous  deux  anglais. 

rsl  l'un  ni  l'autre  ne  laissaient  rien  en  France  qu'il  eût 
à  regretter,  si  ce  n'est  cette  mère  que  l'on  regrette  tou- 
jours, fût-elle  une  marâtre,  et  qu'on  appelle  la  patrie. 

Geneviève  commença  donc  à  disposer  les  objets  qui 
étaient  indispensables  à  leur  voyage  ou  plutôt  à  leur 
fuite. 

Elle  éprouvait  un  plaisir  indicible  à  distinguer  des 
autres,  parmi  ces  objets,  ceux  qui  avaient  la  prédilec- 
tion de  Maurice  :  l'habit  qui  lui  prenait  le  mieux  la 
taille,  la  cravate  qui  seyait  le  mieux  à  son  teint,  les 
livres  qu'il  avait  feuillett's  ie  plus  souvent. 

Elle  avait  déjà  fait  son  choix;  déjà,  dans  l'attente  des 
coiîres  qui  devaient  les  renfermer,  habits,  linge,  vo- 
lâmes couvraient  les  chaises,  les  canapés,  le  piano. 

Soudain  elle  entendit  la  clef  grincer  dans  la  ser- 
rure. 

—  Bon  t  dit-elle,  c'est  Scévola  qui  rentre.  Maurice 
ne  l'aurait-il  pas  rencontré? 


i40  LE    CHEVALIER    DE   MAISOiN-ROUGE 

Elle  continua  sa  besogne. 

Les  pones  du  salon  étaient  ouvertes:  elle  entendit 
roffîcieux  remuer  dans  l'antichambre. 

Justement  elle  tenait  un  rouleau  de  musique  et  cliei- 
chait  un  lien  pour  l'assujettir. 

—  Scévola  1  ajouta-t-elle. 

Un  pas,  qui  allait  se  rapprochant,  retentit  dans  la 
piice  voisine. 

—  Scévola  I  répéta  Geneviève,  venez,  je  vous  prie. 

—  Me  voici!  dit  une  voix. 

A  l'accent  de  cette  voix,  Geneviève  se  retourna 
brusquement  et  poussa  un  cri  terrible. 

—  Mon  maril  s'écria-t-elle. 

—  Moi-même,  dit  avec  calme  Dixmcr. 
Geneviève  était  sur  une  chaise,  élevant  les  bras  pour 

chercher  dans  une  armoire  un  lien  quelconque;  elle 
sentit  que  la  tête  lui  tournait,  elle  étendit  les  bras  et  se 
laissa  aller  à  la  renverse,  souhaitant  de  trouver  un 
abîme  au-dessous  d'elle  pour  s'y  précipiter. 

Dixmer  la  retint  dans  ses  bras,  et  la  porta  sur  un 
canapé  où  il  l'assit. 

—  Eh  bien,  qu'avez-vous  donc,  ma  chère?  et  qu'y 
a-t-il?  demanda  Dixmer;  mi  présence  produit-elle 
donc  sur  vous  un  si  désagréable  effet? 

— Je  me  meurs  I  balbutia  Geneviève  en  se  renversant 
en  arrière  et  en  appuyant  seà  deux  mains  sur  ses  yeux, 
pour  ne  pas  voir  la  terrible  apparition. 

—  Boni  ait  Dixmer,  me  croyiez-vous  déjà  trépassé, 
ma  chère?  et  vous  lais-je  l'etïet  d'un  fantôme? 


LE    CHEVALIER    DE   MAÎSON-ROUGE  141 

Geneviève  regarda  autour  d'elle  d'un  air  égaré,  et,. 
apercevant  le  portrait  de  jMaurice,  elle  se  laissa  glisser 
du  canapé,  tomba  à  genoux  comme  pour  demander  as- 
sistance à  cette  impuissante  et  insensible  image  qui 
contmuait  de  sourire. 

La  pauvre  femme  comprenait  tout  ce  que  Dixmer 
cachait  de  menaces  sous  le  calme  qu'il  affectait. 

—  Oui,  ma  chère  enfant,  continua  le  tanneur,  c'est 
bien  moi;  peut-être  me  croyiez- vous  bien  loin  de  Paris; 
mais  non,  j'y  suis  resté.  Le  lendemain  du  jour  où  j'a- 
vais quiUé  la  maison,  j'y  suis  retourné  et  j'ai  vu  à  sa 
place  un  fort  beau  tas  de  cendres.  Je  me  suis  informé 
de  vous,  personne  ne  vous  avait  vue.  Je  me  suis  mis 
à  votre  recherche  et  j'ai  eu  beaucoup  de  peine  à  vous 
trouver.  J'avoue  que  je  ne  vous  croyais  pas  ici;  cepen- 
dant, j'en  eus  soupçon,  puisque,  comme  vous  le  voyez, 
je  suis  venu.  Mais  le  principal  est  que  me  voici  et  que 
vous  voilà.  Comment  se  porte  Maurice?  En  vérité,  je 
suis  sûr  que  vous  avez  beaucoup  souffert,  vous  si  bonne 
royaliste,  d'avoir  été  forcée  de  vivre  sous  le  même  toit 
qu'un  républicain  si  fanatique. 

—  Mon  Dieu!  murmura  Geneviève,  mon  Dieu  f  ayez 
pillé  de  moi  I 

—  Après  cela,  continua  Dixmer  en  regardant  autour 
de  lui,  ce  qui  lae  console,  ma  chère,  c'est  que  vous  êtes 
très -bien  logée  ici  et  que  vous  ne  me  paraissez  pis 
avoir  beaucoup  souffert  de  la  proscription.  Moi,  depuis 
l'incendie  de  notre  maison  et  la  ruine  de  notre  fortune, 
j'ai  erré  assez  à  l'aventure,  habitant  le  fond  des  caves. 


142  LE   CHEVALIEh    lE   MAISON-ROUOE 

ia  cale,  des  bateaux,  quelquefois  môme  les  cloaques  qui 
aboutissent  à  ia  Seine. 

—  Monsieur  I  fit  Geneviève. 

—  Vous  avez  là  de  fort  beaux  fruits;  moi,  j'ai  â\ 
souvent  me  passer  de  dessert,  étant  forcé  de  me  passer 
de  dîner. 

Geneviève  cacha  en  sanglotant  sa  tête  dans  ses  mains. 

— rs'on  pas,  continua  Dixmer,  que  je  manquasse  d'ar- 
gent ;  j  ai,  Dieu  merci,  emporté  sur  moi  une  trentaine 
de  mille  francs  en  or,  ce  qui  vaut  aujourd'hui  cinq  cent 
mille  franco;  mais  le  moyen  qu'un  charbonnier,  un  pê- 
cheur, ou  un  chiffonnier  tire  des  louis  de  sa  poche  pour 
acheter  un  morceau  de  fromage  ou  un  saucisson  I  Eh  ! 
mon  Dieu,  oui,  madame;  j'ai  successivement  adopte 
ces  trois  costumes.  Aujourd'hui,  pour  mieux  me  dé- 
guiser, je  suis  en  patriote,  en  exagéré,  en  Marseiliaib. 
Je  grasseyé  et  je  jure.  Dame!  un  proscrit  ne  circule  pas 
dans  Paris  aussi  facilement  qu'une  jernie  et  jolie  femme, 
et  je  n'avais  pas  le  bonheur  de  connaître  une  républi- 
caine ardente  qui  pût  me  cacher  à  tous  les  yeux. 

—  Monsieur,  monsieur,  s'écria  Geneviève,  ayez  pitié 
de  moi  !  vous  voyez  bien  que  je  meurs  1 

—  D'inquiétude,  je  comprends  cela  ;  vous  avez  été 
fort  mquiète  de  moi  ;  mais,  consolez-vous,  me  voilà; 
je  reviens  et  nous  ne  nous  quitterons  plus,  madame. 

—  Ohl  TOUS  allez  me  tuerl  s'écria  Geneviève. 
Dixmer  ia  regarda  avec  un  sourire  efirayant. 

—  Tuer  une  femme  innocente  I  Ohî  madame,  que 
dites-vous  donc  là?  il  faut  que  le  chagrin  oue  vous  a 


ES   CHEVAÎJKR    DE   MAISON-ROUGE  l'îj 

il  spire   mon   absence  vous  ait    fait    perdre  Tesprit, 

—  Monsieur,  s'écria  Geneviève,  monsieur,  je  vous 
demande  à  mains  jointes  de  me  tuer  plutôt  que  de  mo 
torturer  par  de  si  cruelles  raillerids.  Non,  je  ne  suis 
pas  innocente;  oui,  je  suis  criminelle;  oui,  je  mérite  la 
mort.  Tuez-moi,  monsieur,  tuez-moi !... 

■ —  Alors,  vo':s  avouez  que  vous  méritez  la  mort? 
-~  Oui,  oui. 

—  Et  que,  pour  expier  je  ne  sais  quel  crime  dont 
vous  vous  accusez,  vous  subirez  cette  mort  sans 
■^'ous  plaindre? 

—  Frappez,  monsieur,  je  ne  pousserai  pas  un  cri  ; 
et,  au  lieu  de  la  maudire,  je  bénirai  la  main  qui  me 
{"l'appera. 

—  Non,  madame,  je  ne  veux  pas  vous  frapper  ;  ce- 
pendant vous  mourrez,  c'est  probable.  Seulement,  votre 
iMort,  au  lieu  d'être  ignominieuse,  comme  vous  pour- 
riez le  craindre,  sera  glorieuse  à  l'égal  des  plus  belles 
morts.  Remerciez-moi,  madame,  je  vous  punirai  en 
vous  immortalisant. 

■ —  Monsieur,  que  ferez- vous  donc  ? 

—  Vous  poursuivrez  le  but  vers  lequel  nous  tendions 
«juand  nous  avons  été  interrompus  dans  notre  route, 
Pour  vous  et  pour  moi,  vous  tomberez  coupable;  pour 
tous,  vous  mourrez  martyre. 

—  Oh  I  mou  Dieu  I  vous  me  rendez  folle  en  me  par- 
iant ainsi.  Où  me  conduisez-vous?  où  ra'entraînez-vous  y 

—  À  la  mort,  probablement. 

— ■  Laissei-raoi  fair^î  une  prière,  alors. 


4A4  LE    CHEVALIER    DE   M  Aï  SO^v-ROUas 

—  Votre,  prière? 

—  Oui. 

—  A  qui? 

—  Peu  vous  importe  !  du  moment  que  vous  ine  tucz.j 
je  paye  ma  dette,  et,  si  j'ai  payé,  je  ne  vous  dois  rien. 

—  O  est  juste,  dit  Dixmer  en  se  retirant  dans  l'autre 
diambre;  je  vous  attends. 

Il  sortit  du  salon. 

Geneviève  alla  s'agenouiller  devant  le  portrait,  en 
serrant  de  ses  deux  mains  son  cœur  prêt  à  se  briser. 

—  3Iaurice,  dit-elle  tout  bas,  pardonne-moi.  Je  no 
.n'attendais  pas  à  être  heureuse,  mais  j'espérais  pouvoir 
te  rendra  heureux.  Maurice,  je  t'enlève  un  bonheur  qui 
faisait  ta  vie;  pardonne-moi  ta  mort,  mon  bien-aimôf 

Et,  coupant  une  boucle  de  ses  longs  cheveux,  elle  la 
noua  autour  du  bouquet  de  violettes  et  le  déposa  a  j 
bas  du  portrait,  qui  parut  prendre,  tout  insensible 
qu'était  cette  toile  muette,  une  expression  douloureuse 
pour  la  voir  partir. 

Du  moins  cela  parut  ainsi  à  Geneviève  à  travers  ses 
larmes. 

—  Eh  bien,  êtes -vous  prête,  ]\Iadarae?  demanda 
Dixmer. 

—  Déjà!  murmura  Geneviève. 

—  Oh  1  prenez  votre  temps,  madame!...  répliqua 
Bixmer;  je  ne  suis  pas  pressé,  moi  I  D'ailleurs,  Maurice 
ne  tardera  probablement  pas  à  rentrer,  et  je  serau 
charmé  de  le  remercier  de  l'hospitalité  qu'il  vous  a 
donnée. 


ME   CHEVALIER   DE  MAÏSON-ROUGE  145 

Geneviève  tressaillit  de  terreur  à  cette  idée  que  .wu 
amant  et  son  mari  pouvaient  se  rencontrer. 

Elle  se  releva  comme  mue  par  un  ressort, 

—  C'est  fini,  monsieur,  dit-elle,  je  suis  prête! 

Dixmer  passa  le  premier.  La  tremblante  Geneviève 
le  suivit,  les  yeux  à  moitié  fermés,  la  tête  renversée  en 
arrière  ;  ils  montèrent  dans  un  fiacre  qui  attendait  à  la 
porte;  la  voiture  roula. 

Comme  l'avait  dit  Geneviève,  c'était  fini. 


XL 

LE    CABARET   DU   PUITS-DE-NOÉ 

Cet  homme  vêtu  d'une  carmagnole,  que  nous  avons 
vu  arpenter  en  long  et  en  large  la  salle  des  Pas-Perdus, 
et  que  nous  avons  entendu,  pendant  l'expédition  de 
l'architecte  Giraud,  du  général  Hanriot  et  du  père 
Richard,  échanger  quelques  paroles  avec  le  guichetier 
resté  de  garde  à  la  porte  du  souterrain;  ce  patriote 
enragé  avec  son  bonnet  d'ours  et  ses  moustaches 
épaisses,  qui  s'était  donné  à  Simon  comme  ayant  porté 
la  tête  de  la  princesse  de  Lamballe,  se  trouvait  le  len- 
demain de  cette  soirée,  si  variée  en  émotions,  vers 
sept  heures  du  soir,  au  cabaret  du  Puits-de-Noé,  situé, 
comme  nous  l'avons  dit,  au  coin  de  la  rue  de  la  Vieille- 
Draperie. 

îl  Ha\t  là,  chez  le  marchand,  ou  plutôt  chez  la  mar- 
II.  -^ 


146  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

chande  de  vin,  au  fond  d'une  salle  noire  et  enfumée  par 
le  tabac  et  les  chandelles,  faisant  semblant  de  dévorer 
un  plat  de  poisson  au  beurre  noir. 

La  salle  où  il  soupait  était  à  peu  près  déserte;  deux 
ou  trois  habitués  de  la  maison  seulement  étaient  de- 
meurés après  les  autres,  jouissant  du  privilège  que 
leur  donnais  leur  visite  quotidienne  dans  l'établisse- 
ment. 

La  plupart  des  tables  étaient  vides;  mais,  il  faut 
le  dire  en  l'honneur  du  cabaret  du  Puits-de-Noé,  les 
nappes  rouges,  ou  plutôt  violacées,  révélaient  le  pas- 
sage d'un  nombre  satisfaisant  de  convives  rassasiés. 

Les  trois  derniers  convives  disparurent  successive- 
ment, et,  vers  huit  heures  moins  un  quart,  le  patriote 
se  trouva  seul. 

Alors  il  éloigna,  avec  un  dégoût  des  plus  aristocra- 
tiques, le  plat  grossier  dont  il  paraissait  faire  un  instant 
auparavant  ses  délices,  et  tira  de  sa  poche  une  tablette 
de  chocolat  d'Espagne,  qu'il  mangea  lentement,  et  avec 
une  expression  bien  différente  de  celle  que  nous  lui 
avons  vu  essayer  de  donner  à  sa  physionomie. 

De  temps  en  temps,  tout  en  croquant  son  chocolat 
d'Espagne  et  son  pain  noir,  il  jetait  sur  la  porte  vi- 
trée, fermée  d'un  rideau  à  carreaux  blancs  et  rouges, 
des  regards  pleins  d'une  anxieuse  impatience.  Quel- 
quefois il  prêtait  l'oreille  et  interrompait  son  frugal 
,^pas  avec  une  distraction  qui  donnait  fort  à  peiiser  à 
h  maîtresse  delà  maison,  assise  à  son  comptoir,  assez 
près  de  la  porte  sui' laquelle  le  patriote  fixait  les  yeux, 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  147 

pour  qu'elle  pût,  sans  trop  de  vanité,  se  croire  l'objet 
de  ses  préoccupations. 

Enfin,  la  sonnette  delà  porte  d'entrée  retentit  d'une 
certaine  façon  qui  fit  tressaillir  notre  homme  ;  il  reprit 
son  poisson,  sans  que  la  maîtresse  du  cabaret  remar- 
quât qu'il  en  jetait  la  moitié  à  un  chien  qui  le  regardait 
faméliquement,  et  l'autre  moitié  à  un  chat  qui  lançait 
au  chien  de  délicats  mais  meurtriers  coups  de  griffe. 

La  porte  au  rideau  rouge  et  blanc  s'ouvrit  à  son 
tour  ;  un  homme  entra,  vêtu  à  peu  près  comme  le  pa- 
triote, à  l'exception  du  bonnet  à  poil,  qu'il  avait  rem- 
placé par  le  bonnet  rouge. 

Un  énorme  trousseau  de  clefs  pendait  à  la  ceinture 
de  cet  homme,  ceinture  de  laquelle  tombait  aussi  un 
large  sabre  d'infanterie  à  coquille  de  cuivre. 

—  Ma  sGupe  I  ma  chopine  I  cria  cet  homme  en  en- 
t.*ant  dans  la  salle  commune,  sans  toucher  à  son  bonnet 
rouge  et  en  se  contentant  de  faii'e  à  la  maîtresse  de 
l'établissement  un  signe  de  tête. 

Puis,  avec  un  soupir  de  lassitude,  il  alla  s'installer 
à  la  table  voisine  de  celle  oii  soupait  notre  patriote. 

La  maîtresse  du  cabaret,  par  une  suite  de  la  défé- 
rence qu'elle  portait  au  nouvel  arrivant,  se  leva  et  alla 
commander  elle-même  les  objets  demandés. 

Les  deux  hommes  se  tournaient  le  dos;  l'un  regar- 
dait dans  la  rue,  l'autre  vers  le  fond  de  la  chambre. 
Pas  un  mot  ne  s'échangea  entre  les  deux  hommes  tant 
que  la  maîtresse  du  cabaret  n'eul  pas  complètement 
disparu. 


!48  LE   CIIEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

Lorsque  la  porte  se  fut  refermée  derrière  elle,  et 
qu'à  la  lueur  d'une  seule  chandelle  suspendue  à  un 
bout  de  fd  de  ter,  dans  des  proportions  assez  savantes 
pour  que  le  luminaire  fût  divisible  entre  les  deux  con- 
vives, quand  enfin  l'homme  au  bonnet  à  poil  se  fut 
aperçu,  grâce  à  la  glace  placée  en  face  de  lui,  que  la 
chambre  était  parfaitement  déserte  : 

—  Bonsoir,  dit-il  à  son  compagnon  sans  se  re- 
tourner. 

—  Bonsoir,  monsieur,  dit  le  nouveau  venu. 

—  Eh  bien,  demanda  le  patriote  avec  la  même  in- 
différence affectée,  où  en  sommes-nous? 

—  Eh  bien,  c'est  fini. 

—  Qu'est-ce  qui  est  fini  ? 

-~-  Comme  nous  en  sommes  convenus,  j'ai  eu  des 
raisons  avec  le  père  Richard  pour  le  service,  j'ai  pré- 
texté ma  îaiblesse  d'ouïe,  mes  éblouissements,  et  je 
me  suis  trouvé  mal  en  plein  greffe. 

—  Très -bien;  après? 

—  Après,  le  père  Richard  a  appelé  sa  femme,  et  sa 
femme  m'a  frotté  les  tempes  avec  du  vinaigre,  ce  qui 
m'a  fait  revenir. 

—  Bon  !  ensuite? 

—  Ensuite,  comme  il  était  convenu  entre  nous,  j'ai 
dit  que  le  manque  d'air  me  produisait  ces  éblouisse- 
ments, attendu  que  j'étais  sanguin,  et  que  le  servica 
de  la  Conciergerie,  oîi  il  se  trouve  en  ce  moment  quatre 
cents  prisonniers,  me  tuajL 

—  Qu'ont-ils  dit? 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  149 

--  La  mère  Richard  m'a  plaint. 

—  Elle  père  Richard  ? 

—  Il  m'a  mis  à  la  porte. 

—  Mais  ce  n'est  point  assez  qu'il  t'ait  mis  à  la 
porte. 

—  Attendez  donc;  alors  la  mère  Richard,  qui  est 
une  bonne  femme,  lui  a  reproché  de  n'avoir  pas  de 
cœur,  attendu  que  j'étais  père  de  famille. 

—  Et  il  a  dit  à  cela  ? 

—  Il  a  dit  qu'elle  avait  raison,  mais  que  la  première 
condition  inliérente  à  l'état  de  guichetier  était  de  de- 
meurer dans  la  prison  à  laquelle  il  était  attaché;  que 
La  République  ne  plaisantait  pas,  et  qu'elle  coupait  le 
cou  à  ceux  qui  avaient  des  éblouissements  dans  l'exer- 
cice de  leurs  fonctions. 

—  Diable  I  fit  le  patriote. 

—  Et  il  n'avait  pas  tort,  le  père  Richard  ;  depuis  que 
l'Autrichienne  est  là,  c'est  un  enfer  de  surveillance; 
on  y  dévisage  son  père. 

Le  patriote  donna  son  assiette  à  lécher  au  chien, 
qui  fut  mordu  par  le  chat. 

—  Achevez,  dit-il  sans  se  retourner, 

—  Enfin,  monsieur,  je  me  suis  mis  à  gémir,  c'est- 
à-dire  que  je  me  sentais  très-mal;  j'ai  demandé  l'infir- 
merie, et  j'ai  assuré  que  mes  enfants  mourraient  àa 
faim  si  ma  paye  m'était  supprimée. 

—  Et  le  père  Richard? 

—  Le  père  Richard  m'a  répondu  que,  quand  on 
était  guichetier,  on  ne  faisait  pas  d'enfants. 


Î50  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

—  Mais  vous  avez  la  mère  Richard  pour  vous,  je 
suppose? 

—  Heureusement!  elle  a  fait  une  scène  à  son  mari, 
lui  reprochant  d'avoir  un  mauvais  cœur,  et  le  père 
Richard  a  fini  par  me  dire  :  «  Eh  bien,  citoyen  Grac- 
chus,  entends-toi  avec  quelqu'un  de  tes  amis  qui  te 
donnera  quelque  chose  sur  tes  gages;  présente-le- 
moi  comme  remplaçant  et  je  te  promets  de  le  faire  ac- 
cepter. ^  Sur  quoi,  je  suis  sorti  en  disant  :  «  C'est 
bon,  père  Richard,  je  vais  chercher.  » 

—  Et  tu  as  trouvé,  mon  brave? 

En  ce  moment,  la  maîtresse  de  l'établissement 
rentra,  apportant  au  citoyen  Gracchus  sa  soupe  et  sa 
chopine. 

Ce  n'était  l'affaire  ni  de  Gracchus  ni  du  patriote, 
qui  avaient  sans  doute  quelques  communications  à  se 
faire. 

—  Citoyenne,  dit  le  guichetier,  j'ai  reçu  une  petite 
gratification  du  père  Richard,  de  sorte  que  je  me  per- 
mettrai aujourd'hui  la  côtelette  de  porc  aux  cornichons 
et  la  bouteille  de  vin  de  Bourgogne  ;  envoie  ta  servante 
me  chercher  l'une  chez  le  charcutier,  et  va  me  chercher 
l'autre  à  la  cave. 

L'hôtesse  donna  aussitôt  ses  ordres."  La  servante 
sortit  par  la  porte  de  la  rue,  et  elle  sortit,  elle,  par  la 
porte  de  la  cave. 

—  Bien,  dit  le  patriote,  tu  es  un  garçon  intelli- 
gent. 

—  Si  intelligent,  que  je  ne  me  cache  pas,  malgré  vos 


LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  15i 

belles  promesses,  de  quoi  il  retourne  pour  nous  deux. 
Vous  vous  doutez  de  quoi  il  retourne? 

—  Oui,  parfaitement, 

--  C'est  notre  cou  à  tous  deux  que  nous  jouons. 

—  Ne  t'inquiète  pas  du  mien. 

—  Ce  n'est  pas  le  vôtre  non  plus,  monsieur,  qui  me 
cause,  je  l'avoue,  la  plus  vive  inquiétude. 

—  C'est  le  tien? 
»-  Oui. 

—  Mais  si  je  l'estime  le  double  de  ce  qu'il  vaut... 

—  Eh  !  monsieur,  c'est  une  chose  très-précieuse  que 
le  cou. 

—  Pas  le  tien. 

—  Gomment  !  pas  le  mien? 

—  En  ce  moment,  du  moins. 

—  Que  voulez- vous  dire? 

—  Je  veux  dire  que  ton  cou  ne  vaut  pas  une  obole, 
attendu  que  si,  par  exemple,  j'étais  un  agent  du  comité 
de  salut  public,  tu  serais  guillotiné  demain. 

Le  guichetier  se  retourna  d'un  mouvement  si  brus- 
que, que  le  chien  aboya  contre  lui. 
Il  était  pâle  comme  la  mort. 

—  Ne  te  tourne  pas  et  ne  pâlis  pas,  dit  le  patriote  ; 
achève  tranquillement  ta  soupe  au  contraire  :  je  ne  suis 
pas  un  agent  provocateur,  l'ami.  Fais-moi  entrer  à  la 
Conciergerie,  installe-moi  à  ta  place,  donne-moi  les 
clefs,  et  demain  je  te  compte  cinquante  mille  Uvres  en  or. 

—  C'est  bien  vrai  au  moins? 

—  Oh  I  tu  as  une  fameuse  caution,  tu  as  ma  tête. 


152  LE   CHEVALIER   DE  lîAISON-ROUGE 

Le  guichetier  médita  quelques  secondes. 

—  Allons,  dit  le  patriote,  qui  le  voyait  dans  sa  glace, 
allons,  ne  fais  pas  de  mauvaises  réflexions;  si  tu  me 
dénonces,  comme  tu  n'auras  fait  que  ton  devoir,  la 
République  ne  te  donnera  pas  un  sou;  si  tu  me  sers, 
comme  au  contraire  tu  auras  manqué  à  ce  môme 
devoir,  et  qu'il  est  injuste  dans  ce  monde  de  faire  quel- 
que chose  pour  rien,  je  te  donnerai  les  cinquante  mille 
livres. 

—  Ohf  je  comprends  bien,  dit  le  guichetier,  j'ai 
tout  bénéfice  à  faire  ce  que  vous  demandez;  mais  je 
crains  les  suites... 

—  Les  suites  I ...  et  qu'as-tu  à  craindre?  Voyons,  ce 
n'est  pas  moi  qui  te  dénoncerai,  au  contraire. 

—  Sans  doute. 

—  Le  lendemain  du  jour  où  je  suis  installé,  tu  viens 
faire  un  tour  à  la  Conciergerie;  je  te  compte  vingt-cinq 
rouleaux  contenant  chacun  deux  mille  francs;  ces 
vingt-cinq  rouleaux  tiendront  à  l'aise  dans  tes  deux 
poches.  Avec  l'argent,  je  te  donne  une  carte  pour  sor- 
tir de  France;  tu  pars,  et,  partout  où  tu  vas,  tu  es,  si- 
non riche,  du  moins  indépendant. 

—  Eh  bien.,  c'est  dit,  monsieur,  arrive  qui  arrive.  Je 
suis  un  pauvre  diable,  moi;  je  ne  me  mêle  pas  de  poli- 
tique; la  France  a  toujours  bien  marché  sans  moi,  et  ne 
périra  pas  faute  de  moi  ;  si  vous  faites  une  méchante 
action,  tant  pis  pour  vous. 

—  En  tout  cas,  dit  le  patriote,  je  ne  crois  pas  pou- 
voir faire  pis  que  l'on  ne  fait  en  ce  moment. 


!f,E   CHEVAI.irCR    DE   MAISON-ROUGE  153 

—  ]\Ionsieur  me  permettra  de  ne  pas  juger  la  politi- 
que de  la  Convention  nationale. 

—  Tu  es  un  homme  admirable  de  philosophie  et  d'in- 
souciance. Maintenant,  voyons,  quand  me  présentes-tu 
au  père  Richard? 

—  Ce  soir,  si  vous  voulez. 

—  Oui,  certainement.  Qui  suis-je  ? 

—  Mon  cousin  Mardoche. 

—  Mardoche,  soit;  le  nom  me  plaît.  Quel  état? 
-—  Culottier. 

—  De  culottier  à  tanneur,  il  n'y  a  que  la  main. 

—  Ètes-vous  tanneur? 

—  Je  pourrais  l'être. 

—  C'est  vrai. 

—  A  quelle  heure  la  présentatioii  ? 

—  Dans  une  demi-heure,  si  vous  voulez. 

—  A  neuf  heures  alors. 

—  Quand  aurai-je  l'argent? 

—  Demain. 

—  Vous  êtes  donc  énormément  riche? 

—  Je  suis  à  mon  aise. 

—  Un  ci-devant,  n'est-ce  pas  ? 

—  Que  t'importe  I 

—  Avoh  de  l'argent,  et  donner  son  argent  pour  cou- 
rir le  risque  d'être  guillotiné,  en  vérité,  il  faut  que  les 
ci- devant  soient  bien  bêtes  ! 

—  Que  veuK-tu  !  les  sans-culottes  ont  tant  d'esprit, 
qu'il  n'en  reste  pas  aux  autres. 

—  Chut!  voilà  mon  vin. 

u.  9. 


!54  LE   CHEVALIER   DE   MAISO.N-ROUGS 

—  A  ce  soir,  en  face  la  Conciergerie. 

—  Oui. 

Le  patriote  paya  son  écot  et  sortit. 
De  la  porte,  on  l'entendit  crier  de  sa  voix  de  ton» 
nerre  : 

—  Allons  donc,  citoyenne  I  les  côtelettes  aux  corni- 
chons! mon  cousin  Gracchus  meurt  de  faim. 

—  Ce  bon  Mardoche  I  dit  le  guichetier  en  dégus- 
tant le  verre  de  Bourgogne  que  venait  de  lai  verser  la 
cabaretière  en  le  regardant  tendrement. 


XLI 

LE    GREFFIER   DU   MlNiSTÈRE    DE    LA   GUERRE 

Le  patriote  était  sorti,  mais  ne  s'était  pas  éloigné.  A 
travers  les  vitres  enfumées,  il  guettait  le  guichetier, 
pour  voir  s'il  n'entrerait  pas  en  communication  avec 
quelques-uns  de  ces  agents  de  la  police  républicaine, 
l'une  des  meilleures  qui  eût  jamais  existé,  car  la  moitié 
de  la  société  espiormait  l'autre,  moins  encore  pour  la 
plus  grande  gloire  du  gouvernement  que  pour  la  plus 
grande  sûreté  de  sa  tête. 

Mais  rien  de  ce  que  craignait  le  patriote  n'aiTÎva  ;  à 
neuf  heures  moins  quelques  minutes,  le  guichetier  se 
leva  ;;^rit  le  menton  de  la  cabaretière  et  sortit. 

Le  patriote  le  rejoignit  sur  le  quai  de  la  Conciergerie, 
«t  tous  deux  entrèrent  dans  la  prison. 


LE  CHEVALIER  DE    MAÎSON-ROUGE  (55 

Dès  le  soir  même^  le  marché  fut  conclu  :  le  père 
Richard  accepta  le  guichetier  Mardoche  en  remplace- 
ment du  citoyen  Gracchus. 

Deux  lieures  avant  que  cette  affaire  s'arrangeât  dans 
la  geôle,  une  scène  se  passait  dans  une  autre  partie 
de  la  prison  qui,  quoique  sans  intérêt  appa^'ent,  avait 
une  importance  non  moins  grande  pour  les  principaux 
personnages  de  cette  histoire. 

Le  greffier  de  la  Conciergerie,  fatigué  de  sa  journée, 
allait  plier  les  registres  et  sortir,  quand  un  homme, 
conduit  par  la  citoyenne  Richard,  se  présenta  devant 
son  bureau. 

—  Citoyen  greffier,  dit-elle,  voici  votre  confrère  du 
ministère  de  la  guerre  qui  vient,  de  la  part  du  citoyen 
ministre,  pour  relever  quelques  écrous  militaires. 

—  Ahf  citoyen,  dit  le  greffier,  vous  arrivez  un  peu 
tard,  je  pliais  bagage. 

—  Cher  confrère,  pardonnez-moi,  répondit  le  nouvel 
arrivant,  mais  nous  avons  tant  de  besogne,  que  nos 
courses  ne  peuvent  guère  se  faire  qu'à  nos  moments 
perdus,  et  nos  moments  perdus,  à  nous,  ne  sont  guère 
que  ceux  où  les  autres  mangent  et  dorment. 

~  S'il  ea  est  ainsi,  faites,  mon  cher  confrère  ;  mais 
hâtez- vous,  car,  ainsi  que  vous  le  dites,  c'est  l'heure  du 
souper  et  j'ai  faim.  Avez- vous  vos  pouvoirs? 

—  Les  voici,  dit  le  greffier  du  ministère  de  la  guerre 
en  exlûbant  un  portefeuille  que  son  confrère,  tout 
pressé  qu'il  était,  examina  avec  une  scrupuleuse  attea- 
tioa. 


136  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  0]i  !  tout  cela  est  en  règle,  dit  la  femme  Richard, 
et  mon  mari  a  d^jà  passé  l'inspection. 

—  N'impcYte,  n'importe,  dit  le  greffier  en  continuant 
son  examen. 

Le  greffier  de  la  guerre  attendit  patiemment  et  en 
homme  qui  s'était  attendu  au  strict  accomplissement 
de  ces  formalités. 

—  A  merveille,  dit  le  greffier  de  la  Conciergerie,  et 
vous  pouvez  maintenant  commencer  quand  vous  vou- 
drez. Avez- vous  beaucoup  d'écrous  à  relever? 

—  Une  centaine. 

-—  Alors,  vous  en  avez  pour  plusieurs  jours? 

■ —  Aussi,  cher  confrère,  est-ce  une  espèce  de  petit 
étabhssement  que  je  viens  fonder  chez  vous,  si  vous  le 
permettez,  toutefois. 

—  Comment  l'entendez-vous?  demanda  le  greffier 
de  la  Conciergerie. 

—  C'est  ce  que  je  vous  expliquerai  en  vous  emme- 
nant souper  ce  soir  avec  moi;  vous  avez  faim,  vous 
l'avez  dit. 

—  Et  je  ne  m'en  dédis  pas. 

—  Eh  bien,  vous  verrez  ma  femme  :  c'est  une  bonne 
cuisinière  ;  puis  vous  ferez  connaissance  avec  moi  :  je 
suis  un  bon  garçon. 

—  Ma  foi,  oui,  vous  me  faites  cet  effet-là;  cepen- 
dant, cher  confrère... 

—  Ohl  acceptez  sans  façon  les  huîtres  que  j'achè- 
terai en  passant  sur  la  place  du  Châtelet,  un  pou- 
iet  de  chez  notre  rôtisseur,  et  deux  ou  trois  petits 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  157 

plaU  que  madame  Durand  fait  dans  la  perfection. 

—  Vous  me  séduisez,  cher  confrère,  dit  le  greflBer 
de  la  Conciergerie,  ébloui  par  ce  menu,  auquel  n'était 
pas  accoutumé  un  greffier  payé  par  le  tribunal  révolu- 
tionnaire à  raison  de  deux  livres  en  assignats,  les- 
quels valaient  en  réalité  deux  francs  à  peine. 

—  Ainsi,  vous  acceptez? 

—  J'accepte. 

—  En  ce  cas,  à  demain  le  travail;  pour  ce  soir,  par- 
tons. 

—  Partons. 

—  Venez-vous  ? 

—  A  l'instant;  laissez-moi  seulement  prévenir  les 
$,endarmes  qui  gardent  l'Autrichienne. 

—  Pourquoi  faire  les  prévenez-vous? 

—  Afin  qu'ils  soient  avertis  que  je  sors  et  que,  sa- 
cliant.  par  conséquent,  qu'il  n'y  a  plus  personne  au 
greffe,  tous  les  bruits  leur  deviennent  suspects. 

—  Ahl  fort  bien;  excellente  précaution,  ma  foil 

—  Vous  comprenez,  n'est-ce  pas? 

—  A  merveille.  Allez. 

Le  greffier  de  la  Conciergerie  alla  en  effet  heurter  au 
guichet,  et  l'un  des  gendarmes  ouvrit  en  disant  : 

—  Qui  est  là? 

—  Moi!  le  greffier;  vous  savez,  je  pars.  Bonsoir, 
citoyen  Gilbert. 

—  Bonsoir,  citoyen  greffier. 
Et  le  guichet  se  referma. 

Le  greffier  de  la  guerre  avait  examiné  toute  cette 


158  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

scène  avec  la  plus  grande  attention,  et,  quand  la  porte 
de  la  prison  de  la  reine  restait  ouverte,  son  regard  avait 
rapidement  plongé  jusqu'au  fond  du  premier  compai  - 
tiraen\7  :  il  avait  vu  le  gendarme  Duchesne  à  table,  et 
s'était,  en  conséquence,  assuré  que  la  reine  n'avait  que 
deux  gardiens. 

îl  va  sans  dire  que,  lorsque  le  greffier  de  la  Concier- 
gerie se  retourna,  son  confrère  avait  repris  l'aspect  le 
plus  indifférent  qu'il  avait  pu  donner  à  sa  physionomie. 

Gomme  ils  sortaient  de  la  Conciergerie,  deux 
hommes  allaient  y  entrer. 

Ces  deux  hommes  qui  allaient  y  entrer,  étaient  le 
citoyen  Gracchus  et  son  cousin  Mardoche. 

Le  cousin  Mardoche  et  le  greffier  de  la  guerre,  cha- 
cun par  un  mouvement  qui  semblait  émaner  d'un  sen- 
timent pareil,  enfoncèrent,  en  s'apercevant,  l'un  son 
bonnet  à  poils,  l'autre  son  chapeau  à  larges  bords  sur 
les  yeux. 

—  Quels  sont  ces  hommes?  demanda  le  greffier  do 
la  guerre, 

—  Je  n'en  connais  qu'un  :  c'est  un  guichetier  nommé 
Gracchus. 

—  Ah }  fit  l'autre  avec  une  indifférence  affectée,  les 
guichetiers  sortent  donc  à  la  Conciergerie? 

—  Ils  ont  leur  jour. 

L'investigation  ne  fut  pas  poussée  plus  loin;  les 
deux  nouveaux  amis  prirent  le  pont  au  Change.  Au 
coin  de  la  place  du  Châtelet,  le  greffier  de  la  guerre, 
selon  îe  programme  annoncé,  acheta  une  cloyère  de 


LE   CHEVALIER   BE  MAISON-ROUGE  159 

douze  douzaines  d'huîtres  ;  puis  on  continua  de  s'avan- 
cer par  le  quai  de  Gèvres. 

La  demeure  du  greffier  du  ministère  de  la  guerre 
était  fort  simple  :  le  citoyen  Durand  habitait  trois  pe- 
tites pièces  sur  la  place  de  Grève,  dans  une  maison 
sans  portier.  Chaque  locataire  avait  une  clef  de  la  porte 
de  l'allée;  et  il  était  convenu  cpie  l'on  s'avertirait  quand 
on  n'aurait  pas  pris  cette  clef  avec  soi,  par  un,  deux 
ou  trois  coups  de  marteau,  selon  l'étage  que  l'on  ha- 
bitait :  la  personne  qui  en  attendait  une  autre,  et  qui 
reconnaissait  le  signal,  descendait  alors  et  ouvrait  la 
porte. 

Le  citoyen  Durand  avait  sa  clef  dans  sa  pocko,  il 
n'eut  donc  pas  besoin  de  frapper. 

Le  greffier  du  Palais  trouva  madame  la  greffière  de 
la  guerre  fort  à  son  goût. 

C'était  une  charmante  femme,  en  effet,  à  laquelle 
une  profonde  expression  de  tristesse  répandue  sur  sa 
physionomie,  donnait  à  la  première  vue  un  puissant 
intérêt.  Il  est  à  remarquer  que  la  tristesse  est  un  des 
plus  sûrs  moyens  de  séduction  des  jolies  femmes;  la 
tristesse  rend  amoureux  tous  les  hommes,  sans  excep- 
tion, même  les  greffiers;  car,  quoi  qu'on  dise,  les 
greffiers  sont  des  hommes,  et  il  n'est  aucun  amour- 
propre  féroce  ou  aucun  cœur  sensible  qui  n'espère  con- 
soler une  jolie  femme  affligée,  et  changer  les  roses 
blanches  d'un  teint  pâle  en  des  roses  plus  riantes, 
comme  disait  le  citoyen  Dorât. 

Les  deux  greffiers  soupèrent  de  fort  bon  appétit^ 


160  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-I\OUGE 

il  n'y  a  que  madame  Durand  qui  ne  mangea  point 

Les  questions  cependant  marchaient  de  part  e« 
d'autre. 

Le  greffier  de  la  guerre  demandait  à  son  confrère, 
avec  une  curiosité  bien  remarquable  dans  ces  temps  de 
drames  quotidiens,  quels  étaient  les  usages  du  Palais, 
les  jours  de  jugement,  les  moyens  de  surveillance. 

Le  greffier  du  Palais,  enchanté  d'être  écouté  avec 
tant  d'attention,  répondait  avec  complaisance  et  disait 
les  mœurs  des  geôliers,  celles  de  Fouquier-Tinville,  et 
enfin  celles  du  citoyen  Sanson,  le  principal  acteur  de 
cette  tragédie  qu'on  jouait  chaque  soir  sur  la  place  de 
la  Révolution. 

Puis,  s'adressant  à  son  collègue  et  son  hôte,  il  lui 
demandait  à  son  tour  des  renseignements  sur  son  mi- 
nistère à  lui, 

—  Oh  I  dit  Durand,  je  suis  moins  bien  renseigné  que 
vous,  étant  un  personnage  infiniment  moins  important 
que  vous,  attendu  que  je  suis  plutôt  secrétaire  du  gref- 
fier que  titulaire  de  la  place;  je  fais  la  besogne  du  gref- 
fier en  chef.  Obscur  employé,  à  moi  la  peine,  aux  il- 
lustres le  profit;  c'est  l'habitude  de  toutes  les  bureau- 
craties, même  révolutionnaires.  La  terre  et  le  ciel 
changeront  peut-être  un  jour,  mais  les  bureaux  ne 
changeront  pas. 

—  Eh  bien,  je  vous  aiderai,  citoyen,  dit  le  greffier 
du  Palais,  charmé  du  bon  vin  de  son  hôte,  et  surtout 
charmé  des  beaux  yeux  de  madame  Durand. 

—  Ohl  merci,  dit  celui  à  qui  cette  offre  gracieuse 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON   ROUGE  161 

était  faite;  tout  ce  qui  change  les  habitudes  et  les  loca- 
lités est  une  distraction  pour  un  pauvre  employé,  et  je 
crains  plutôt  de  voir  finir  mon  travail  à  la  Conciergerie 
que  de  le  voir  tramer  en  longueur,  et,  pourvu  que  cha- 
que soir  je  puisse  amener  au  greffe  madame  Durand, 
qui  s'ennuierait  ici... 

—  Je  n'y  vois  pas  d'inconvénient,  dit  le  greffier  du 
Palais,  enchanté  de  l'aimable  distraction  que  lui  pro- 
mettait son  confrère. 

—  Elle  me  dictera  les  écrous ,  continua  le  citoyen 
Durand;  et  puis,  de  temps  en  temps,  si  vous  n'avez 
pas  trouvé  le  souper  de  ce  soir  trop  mauvais,  vous 
en  reviendrez  prendre  un  pareil. 

—  Oui;  mais  pas  trop  souvent,  dit  avec  fatuité  le 
greffier  du  Palais;  car  je  vous  avouerai  que  je  serais 
grondé  si  je  rentrais  plus  tard  que  d'habitude  dans  une 
certaine  petite  maison  de  la  rue  du  Petit-Musc. 

—  Eh  bien,  voilà  qui  s'arrangera  merveilleusement 
bien,  dit  Durand;  n'est-ce  pas,  ma  chère  amie? 

Madame  Durand,  fort  pâle  et  lort  triste  toujours, 
leva  les  yeux  sur  son  mari  et  répondit  : 

—  Que  votre  volonté  soit  faite. 

Onze  heures  sonnaient;  il  était  temps  de  se  retirer. 
Le  greffier  du  Palais  se  leva,  et  prit  congé  de  ses  nou- 
veaux amis,  en  leur  exprimant  tout  le  plaisir  qu'il 
avait  eu  de  faire  connaissance  avec  eux  et  leur  dîner. 

Le  citoyen  Durand  reconduisit  son  hôte  jusque  sur 
le  palier  ;  puis,  rentrant  dans  la  chambre  : 

—  Allons,  Geneviève,  dit-il,  couchez- vous. 


fb^  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

La  jeune  femme,  sans  répondre,  se  leva,  prit  une 
lampe  et  passa  dans  la  chambre  à  droite. 

Durand,  ou  plutôt  Dixmer,  la  regarda  sortir,  resta 
an  instant  pensif  et  le  front  sombre  après  son  départ; 
puis,  à  son  tour,  il  passa  dans  sa  chambre,  qui  était  du 
côté  opposé. 


XLÏI 

LES   DEUX   BILLETS 

A  partir  de  ce  moment,  le  greffier  du  ministère  de  la 
guerre  vint  chaque  soir  travailler  assidûment  dans  le 
bureau  de  son  collègue  du  Palais;  madame  Durand  re- 
levait les  écrous  sur  les  registres  préparés  à  l'avance, 
et  Durand  copiait  avec  ardeur. 

Durand  examinait  tout  sans  paraître  faire  attention 
à  rien.  Il  avait  remarqué  que  chaque  soir,  à  neuf  heu- 
res, un  panier  de  provisions  apporté  par  Richard  ou  sa 
femme  était  déposé  à  la  porte. 

Au  moment  où  le  greffier  disait  au  gendarme  :  <  Jo 
m'en  vais,  citoyen,  »  le  gendarme,  soit  Gilbert,  soit 
Ouchesne,  sortait,  prenait  le  panier  et  le  portait  chez 
Marie-Antoinette, 

Pendant  les  trois  soirées  consécutives  où  Durand 
était  resté  plus  tard  à  son  poste,  le  panier  aussi  était 
resté  plus  tard  au  sien,  puisque  ce  n'était  qu'en  ouvrant 
la  porte  pour  dire  adieu  au  greffier  que  le  gendarme 
récoltait  les  provisions. 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  i63 

Un  quart  d'heure  après  avoir  introduit  le  panier  plein^ 
un  des  deux  gendarmes  remettait  à  la  porte  un  panier 
7ide  de  la  veille,  le  déposant  à  la  même  place  où  était 
i 'autre. 

Le  soir  du  quatrième  jour,  c'était  au  commen- 
cement d'octobre,  après  la  séance  habituelle,  quand 
le  greffier  du  Palais  se  fut  retiré,  et  quand  Durand 
ou  plutôt  Dixmer  fut  resté  seul  avec  sa  femme,  il 
laissa  tomber  sa  plume,  puis  regarda  autour  de  lui, 
et,  prêtant  l'oreille  avec  la  même  attention  q-ue  si  sa 
vie  en  eût  dépendu,  il  se  leva  vivement,  et  cou- 
rant à  pas  étouffés  vers  la  porte  du  guichet,  il  souleva 
la  serviette  qui  recouvrait  le  panier  et  enfonça  dans 
le  pain  tendre  destiné  à  la  prisonnière  un  petit  étui  d'ar- 
gent. 

Puis,  pâle  et  tremblant  de  l'émotîon  qui,  même  chez 
la  plus  puissante  organisation,  trouble  l'homme  qui 
vient  d'accomplir  un  acte  suprême,  et  dont  le  moment 
a  été  longuement  préparé  et  est  fortement  attendu,  il 
revint  prendre  sa  place,  appuyant  une  main  sur  son 
front,  l'autre  sur  son  cœur. 

.  Geneviève  le  regardait  faire,  mais  sans  lui  adresser 
la  parole;  ordinairement,  depuis  que  son  mari  l'avait 
reprise  chez  Slaurice,  elle  attendait  toujours  qu'il  lui 
parlât  le  premier. 

Cependant,  cette  fois,  elle  rompit  son  silence. 

—  Est-ce  pour  ce  soir?  demanda-t-elle. 

— -  Non,  c'est  pour  demain,  répondit  Dixmer. 

Et,  se  levant  après  avoir  regardé  et  écouté  de  nou- 


ffî  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROtGE 

veau,  il  ferma  les  registres,  et,  se  rapprochant  du  gui- 
chet, il  frappa  à  la  porte. 

—  Hein  ?  fit  Gilbert. 

—  Citoyen,  dit-il,  je  m'en  vais. 

—  Bien,  dit  le  gendarme  du  fond  de  la  cellule.  Bon- 
soir. 

—  Bonsoir,  citoyen  Gilbert. 

Durand  entendit  le  grincement  des  verrous,  il  com- 
prit que  le  gendarme  allait  ouvrir  la  porte,  il  sortit. 

Dans  le  couloir  qui  conduisait  de  l'appartement  du 
père  Richard  à  la  cour,  il  heurta  un  guichetier  coiffe 
d'un  bonnet  à  poil,  et  brandissant  un  lourd  trousseau 
de  clefs. 

La  peur  saisit  Dixmer;  cet  homme,  brutal  comme 
les  gens  de  son  état,  allait  l'interpeller,  le  regarder,  le 
reconnaître  peut-être.  Il  enfonça  son  chapeau,  tandis 
que  Geneviève  tirait  sur  ses  yeux  la  garniture  de  son 
mantelet  noir. 

Il  se  trompait. 

—  Ah!  pardon!  dit  seulement  le  guichetier,  quoi- 
que ce  fût  lui  qui  eût  été  heurté. 

Dixmer  tressaillit  au  son  de  cette  voix,  qui  était  douce 
et  polie.  Mais  le  guichetier  était  pressé  sans  doute,  il  se 
glissa  dans  le  couloir,  ouvrit  la  porte  du  père  Richard 
et  disparut.  Dixmer  continua  son  chemin,  entraînant 
Geneviève. 

—  C'est  éti-an-ge,  dit-il  lorsqu'il  fut  dehors,  que  la 
porte  se  fut  refermée  derrière  lui,  et  que  l'hnpression 
de  l'air  eut  rafraîchi  son  front  brûlant. 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-RODGE  165 

—  Ohf  oui,  bien  étrange,  murmura  Geneviève. 

Au  temps  de  leur  intimité,  les  deux  époux  se  fussent 
communiqué  l'un  à  l'autre  la  cause  de  leur  étonnement. 
Mais  Dixmer  enferma  ses  pensées  dans  son  esprit,  les 
combattant  comme  une  hallucination,  tandis  que  Ge- 
neviève se  contentait,  en  tournant  l'angle  du  pont  au 
Change,  de  jeter  un  dernier  regard  sur  le  sombre  Pa- 
lais, où  quelque  chose  de  pareil  au  fantôme  d'un  ami 
perdu  venait  de  réveiller  en  elle  tant  de  souvenirs  doux 
et  amers  à  la  fois. 

Tous  deux  arrivèrent  à  la  Grève  sans  avoir  prononcé 
une  seule  parole. 

Pendant  ce  temps,  le  gendarme  Gilbert  était  sorti  et 
s'était  emparé  du  panier  de  provisions  destiné  à  îa 
reine.  11  contenait  des  fruits,  un  poulet  froid,  une  bou- 
teille de  vin  blanc,  une  carafe  d'eau  et  la  moitié  d'un 
pain  de  deux  livres. 

Gilbert  leva  la  serviette  et  reconnut  la  disposition 
ordinaire  des  objets  placés  dans  le  panier  par  la  ci- 
toyenne Richard.  Puis,  dérangeant  le  paravent  : 

—  Citoyenne,  dit-il  tout  haut,  voici  le  souper. 
Marie- Antoinette  rompit  le  pain;   mais  à  peine  ses 

doigts  s'y  étaient-ils  imprimés,  qu'elle  sentit  le  froid 
contact  de  l'argent,  et  qu'elle  comprit  que  ce  pain  ren- 
fermait quelque  chose  d'extraordinaire. 

Alors  elle  regarda  autour  d'elle,  mais  le  gendarme 
s'était  déjà  retiré. 

La  reine  resta  mi  instant  immobile;  elle  calculait  son 
éloignement  progressif. 


166  LE  CHEVALIER   DE   MAÎSON-ROUeE 

Quand  elle  crut  être  certaine  qu'il  était  allé  s'as- 
seoir près  de  son  camarade,  elle  tira  l'étui  du  pain. 
L'étui  contenait  un  billet.  Elle  le  déplia  et  lut  ce 
qui  suit  : 

€  Madame,  tenez-vous  prête  demain  à  l'heure  où 
vous  recevrez  ce  billet  ;  car  demain,  à  cette  heure,  une 
femme  sera  introduite  dans  le  cachot  de  Votre  Ma- 
jesté. Celte  femme  prendra  vos  habits  et  vous  donnera 
les  siens;  puis  vous  sortirez  de  la  Conciergerie  au  bras 
d'un  de  vos  plus  dévoués  serviteurs. 

»  Ne  vous  inquiétez  pas  du  bruit  qui  se  fera  dans 
îa  première  pièce;  ne  vous  arrêtez  ni  aux  cris  ni  aux 
gémissements;  ne  vous  occupez  que  de  passer  prom- 
pteraent  la  robe  et  le  raantelet  de  la  femme  qui  doit 
prendre  la  place  de  Votre  Majesté.  » 

—  Un  dévouement!  murmura  la  reine;  merci,  mon 
Dieu!  je  ne  suis  donc  pas,  comme  on  le  disait,  un  objet 
d'exécration  pour  tous. 

Elle  relut  le  billet.  Alors  le  second  paragraphe  la 
frappa. 

—  «  Ne  vous  arrêtez  ni  aux  cris  ni  aux  gémisse- 
ments, »  murmura- t-elle.  Oh!  cela  veut  dire  que  l'on 
frappera  mes  deux  gardiens,  pauvres  gens  !  qui  m'ont 
montré  tant  de  pitié  ;  oh  !  jamais,  jamais  1 

Elle  déchira  encore  la  seconde  moitié  du  billet,  qui 
était  blanchy,  et,  comme  elle  n'avait  ni  crayon 
ni  plume  pour  répondre  à  l'ami  inconnu  qui  s'oc- 
cupait   d'elle,  elle  prit    épingle  de  son  fichu  et  pi- 


LE  CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGE  1C7 

qua  dans  le  papier  des  lettres  qui  composèrent  les  mots 
suivants  : 

(  Je  ne  puis  ni  ne  dois  accepter  le  sacrifice  de  la  vie 
de  personne  en  échange  de  la  mienne.         M. -A.  » 

Puis  elle  replaça  le  papier  dans  l'étui,  qu'elle  enfouit 
dans  la  seconde  partie  du  pain  brisé. 

Cette  opération  était  achevée  à  peine,  dix  heures 
sonnaient,  et  la  reine,  tenant  le  morceau  de  pain  à  la 
main,  comptait  tristement  les  heures  qui  vibraient  len- 
tes et  espacées,  quand  elle  entendit  à  une  des  fenêtres, 
donnant  sur  la  cour  que  l'on  appelait  la  cour  des 
femmes,  un  bruit  strident  pareil  à  celui  que  produirait 
un  diamant  grinçant  sur  le  verre.  Ce  bruit  fut  suivi 
d'un  choc  léger  à  la  vitre,  choc  plusieurs  fois  répété  et 
que  couvrait  avec  intention  la  toux  d'un  homme.  Puis, 
à  l'angle  de  la  vitre  ,  apparut  un  petit  papier  roulé  qui 
glissa  lentement  et  tomba  au  pied  de  la  muraille.  Puis 
la  reine  entendit  le  bruit  du  trousseau  d'un  clefs  sautil- 
lant les  unes  sur  les  autres  et  des  pas  qui  s'éloignaient 
en  retentissant  sur  le  pavé. 

Elle  reconnut  que  la  vitre  venait  d'être  trouée  à  son 
angle,  et  que,  par  cet  angle,  l'homme  qui  s'éloignait  avait 
glissé  un  papier,  qui  sans  doute  était  un  billet.  Ce  billet 
était  à  terre.  La  reine  le  couva  des  yeux,  tout  en  écou- 
tant si  l'un  de  ses  gardiens  ne  se  rapprochait  pas  d'elle; 
mais  elle  les  entendit  qui  parlaient  à  voix  basse  comme 
ils  faisaient  d'habitude  et  par  une  espèce  de  convention 
tacite  pour  ae  pas  l'importuner .   AUors  elle  se  leva 


!68  LR  CHEVALIER   DE   M-USON-ROUGE 

doucement,  retenant  son  haleine,  et  alla  ramasser  le 
papier. 

Un  objet  mince  et  dur  en  glissa  comme  d'un  four- 
reau, et,  en  tombant  sur  la  brique,  résonna  métallique- 
ment.  C'était  une  lime  de  la  plus  grande  finesse,  un  bi- 
jou plutôt  qu'un  outil,  un  de  ces  ressorts  d'acier  avec 
lesquels  une  main,  si  faible  et  si  inhabile  qu'elle  soit, 
peut  couper  en  un  quart  d'heure  le  fer  du  plus  épais 
barreau. 

«  Madame,  disait  le  papier,  demain  à  neuf  heures  et 
demie,  un  homme  viendra  causer  avec  les  gendarmes 
qui  vous  gardent,  parla  fenêtre  de  la  cour  des  femmes. 
Pendant  ce  temps.  Votre  Majesté  sciera  le  troisième 
barreau  de  sa  fenêtre,  en  allant  de  gauche  à  droite... 
Coupez  en  biaisant,  un  quart  d'heure  doit  suffire  à  Votre 
Majesté  ;  puis  tenez-  vous  prête  à  passer  par  la  fenêtre, . . 
L'avis  vous  vient  d'un  de  vos  plus  dévoués  et  de  vos 
plus  fidèles  sujets,lequel  a  consacré  sa  vie  au  service  de 
Votre  Majesté,  et  sera  heureux  de  la  sacrifier  pour 
elle.  ï 

—  Oh  !  murmura  la  reine,  est-ce  un  piège?  Mais 
non,  il  me  semble  que  je  connais  cette  écriture;  c'est 
la  même  qu'au  Temple;  c'est  celle  du  chevalier  de 
Maison-Rouge.  Allons  !  Dieu  veut  peut-être  que 
j'échappe. 

Et  la  reine  tomba  à  genoux  et  se  réfugia  dans  la 
prière,  ce  baume  souverain  des  prisonniers. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  469 

XLIII 

LES   PRÉPARATIFS    DE    DIXMER 

Ce  lendemain,  préparé  par  une  nuit  d'insomnie, 
vint  enfin,  terrible  et,  l'on  peut  dire  sans  exagération, 
couleur  de  sang. 

Chaque  jour,  en  effet,  à  cette  époque  et  dans  cette 
année,  le  plus  beau  soleil  avait  ses  taches  livides. 

La  reine  dormit  à  peine  et  d'un  sommeil  sans  repos; 
à  peine  avait-elle  les  yeux  fermés,  qu'il  lui  semblait  voir 
du  sang,  qu'il  lui  semblait  entendre  pousser  des  cris. 

Elle  s'était  endormie,  sa  lime  dans  sa  main. 

Une  partie  de  la  journée  fut  donnée  par  elle  à  la 
prière.  Ses  gardiens  la  voyaient  piùer  si  souvent,  qu'ils 
ne  prirent  aucune  inquiétude  de  ce  surcroît  de  dé- 
votion. 

De  temps  en  temps,  la  prisonnière  tirait  de  son  sein 
la  lime  qui  lui  avait  été  transmise  par  un  de  ses  sau- 
veurs, et  elle  comparait  la  faiblesse  de  l'instrument  à  la 
force  des  barreaux. 

Heureusement,  ces  barreaux  n'étaient  scellés  dans  le 
mur  que  d'un  côté,  c'est-à-dire  par  en  bas. 

La  partie  supérieure  s'emboîtait  dans  un  barreau 
transversal;  la  partie  inférieure  sciée,  on  n'avait  donc 
qu'à  tirer  le  barreau,  et  le  barreau  venait. 

Mais  ce  n'étaient  pas  les  difficultés  physiques  qui  ar- 
rêtaient la  reine  :  elle  comprenait  parfaitement  que  la 
chose  était  possible,  et  c'est  cette  possibilité  même  qui 
II.  to 


170  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

faisait  de  l'espérance  une  flamme  sanglante  qui  éblouis 
sait  ses  yeux 

Elle  semait  que,  pour  arriver  à  elle,  il  faudrait  que  ses 
amis  tuassent  les  hommes  qui  la  gardaient,  et  elle 
n'eût  consenti  leur  mort  à  aucun  prix  ;  ces  hommes 
étaient  les  seuls  qui  depuis  longtemps  lui  eussent  mon- 
tré quelque  pitié. 

D'un  autre  côté,  au  delà  de  ces  barreaux  qu'on  lui 
disait  de  scier,  de  l'autre  côté  du  corps  de  ces  deux 
hommes  qui  devaient  succomber  en  empêchant  ses 
sauveurs  d'arriver  jusqu'à  elle,  étaient  la  vie,  la  liberté, 
et  peut-être  la  vengeance,  trois  choses  si  douces,  pour 
une  femme  surtout,  qu'elle  demandait  à  Dieu  pardon 
de  les  désirer  si  ardemment. 

Elle  crut,  au  reste,  remarquer  que  nul  soupçon  n'agi- 
tait ses  gardiens  et  qu'ils  n'avaient  pas  même  la  con- 
science du  piège  où  l'on  voulait  faire  tomber  leur  pri- 
sonnière, en  supposant  que  le  complot  fût  un  piège. 

Ces  hommes  simples  se  fussent  trahis  à  des  yeux 
aussi  exercés  que  l'étaient  ceux  d'une  femme  habituée 
à  deviner  le  mal  à  force  de  l'avoir  souffert. 

La  reine  renonçait  donc  presque  entièrement  à  la 
portion  de  ses  idées  qui  lui  faisait  examiner  la  double 
ouverlL  .'e  qui  lui  avait  été  faite  comme  un  piège;  mais, 
à  mesure  quelahoiîte  d'être  prise  dans  ce  piège  la  quit- 
tait, elle  tombait  dans  l'appréhension  plus  grande  encore 
devoir  couler  sous  ses  yeux  un  sang  versé  pour  elle. 

—  Bizarre  destinée,  et  sublime  spectacle  !  murmu- 
rait-elle;  .deux  conspirations  se  réunissent  pour  sauver 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  171 

une  pauvre  reine  ou  plutôt  une  pauvre  femme  prison- 
nière, qui  n'a  rien  fait  pour  séduire  ou  encourager  les 
conspirateurs,  et  elles  vont  éclater  en  même  temps. 

j>  Qui  sait  I  elles  ne  font  qu'une,  peut-être.  Peut-être 
est-ce  une  double  mine  qui  doit  aboutir  à  un  seul  point. 

î  Si  je  voulais,  je  serais  donc  sauvée  ! 

B  Mais  une  pauvre  femme  sacrifiée  à  ma  place  ! 

y>  Mais  deux  hommes  tués  pour  que  cette  femme 
arrive  jusqu'à  moi  ! 

»  Dieu  et  l'avenir  ne  me  pardonneraient  pas. 

»  Impossible,  impossible!... 

Mais  alors  passaient  et  repassaient  dans  son  esprit 
ces  grandes  idées  de  dévouement  des  serviteurs  pour  les 
maîtres,  et  ces  antiques  traditions  du  droit  des  maîtres 
sur  la  vie  des  serviteurs  ;  fantômes  presque  effacés  de 
la  royauté  mourante. 

—  Anne  d'Autriche  eût  accepté,  se  disait-elle;  Anne 
d'Autriche  eût  mis  au-dessous  de  toutes  choses  ce 
grand  principe  du  salut  des  personnes  royales. 

»  Anne  d'Autriche  était  du  même  sang  que  moi,  et 
presque  dans  la  même  situation  que  moi. 

»  Folie  d'être  venue  poursuivre  la  royauté  d'Anne 
d'Autriche  en  France  I 

»  Aussi  n'est-ce  point  moi  qui  suis  venue;  deux  rois 
ont  dit  : 

»  —  Il  est  important  que  deux  enfants  royaux  qui 
ne  se  sont  jamais  vus,  qui  ne  s'aimaient  pas,  qui  ne 
s'aimeront  peut-être  jamais,  soient  mariés  au  même 
autel,  pour  aller  mourir  sur  le  même  échafaud. 


172  LE    CHEVALIER   DE   MAI?ON-ROUGE 

s  Et  puis,  ma  mort  n'entraînera-t-elle  pas  celle  du 
pauvre  enfant  qui,  aux  yeux  de  mes  rares  amis  est 
encore  roi  de  France  ? 

>  Et,  quand  mon  fils  sera  mort  comme  est  mort  mon 
mari,  leurs  deux  ombres  ne  souriront-elles  pas  de  pitié 
en  me  voyant,  pour  ménager  quelques  gouttes  de  sang 
vulgaire,  tacher  de  mon  sang  les  débris  du  trône  de 
saint  Louis? 

Ce  fut  dans  ces  angoisses  toujours  croissantes,  dans 
cette  fièvre  du  doute,  dont  les  pulsations  vont  sans 
cesse  redoublant,  dans  l'horreur  de  ces  craintes,  enfin, 
que  la  reine  atteignit  le  soir. 

Plusieurs  fois  elle  avait  examiné  ses  deux  gardiens  ; 
jamais  ils  n'avaient  eu  l'air  plus  calmé. 

Jamais  non  plus  les  petites  attentions  de  ces  hommes 
grossiers  mais  bons  ne  l'avaient  frappée  davantage. 

Quand  les  ténèbres  se  firent  dans  le  cachot,  quand 
retentit  le  pas  des  rondes,  quand  le  bruit  des  armes  et 
le  hurlement  des  chiens  alla  éveiller  l'écho  des  sombres 
voûtes,  quand  enfin  toute  la  prison  se  révéla  effrayante 
et  sans  espérances,  Marie-Antoinette,  domptée  par  la 
faiblesse  inhérente  à  la  nature  de  la  femme,  se  leva 
épouvantée. 

—  Oh  I  je  fuirai,  dit-elle  ;  oui,  oui,  je  fuirai.  Quand 
on  viendra,  quand  on  parlera,  je  scierai  un  barreau,  et 
j'attendrai  ce  que  Dieu  et  mes  libérateurs  ordonneront 
de  moi.  Je  me  dois  à  mes  enfants,  on  ne  les  tuera 
pas,  ou,  si  on  les  tue  et  que  je  sois  libre,  oh!  alors  au 
moins... 


LE   CHEVALIER    DI-:    MAISON-ROUGE  i73 

Elle  n'acheva  pas,  ses  yeux  se  fermèrent,  S3.  bouche 
ëtoufta  '>a  voix.  Ce  fut  un  rêve  effrayant  que  celui  de 
cette  pauvre  reine  dans  une  chambre  fermée  de  ver- 
rous et  de  grilles.  Mais  bientôt,  dans  son  rêve  toujours, 
grilles  et  verrous  tombèrent;  elle  se  vit  au  milieu 
d'une  armée  sombre,  impitoyable  ;  elle  ordonnait  à  la 
flamme  de  briller,  au  fer  de  sortir  du  fourreau  ;  elle  se 
vengeait  d'un  peuple  qui,  au  bout  du  compte,  n'était 
pas  le  sien. 

Pendant  ce  temps,  Gilbert  et  Diichesne  causaient 
tranquillement  et  préparaient  leur  repas  du  soir. 

Pendant  ce  temps  aussi,  Dixmer  et  Geneviève  en- 
traient à  la  Conciergerie,  et,  comme  d'habitude,  s'in- 
stallaient dans  le  greffe.  Au  bout  d'une  heure  de  cette 
installation,  comme  d'habitude  encore,  le  greffier  du 
Palais  achevait  sa  tâche  et  les  laissait  seuls. 

Dès  que  la  porte  se  fut  refermée  sur  son  collègue, 
Dixmer  se  précipita  vers  le  panier  vide  déposé  à  la  porte 
en  échange  du  panier  du  soir. 

Il  saisit  le  morceau  de  pain,  le  brisa  et  retrouva  l'étui. 

Le  mot  de  la  reine  y  était  renfermé  :  il  le  lut  en  pâ- 
lissant. 

Et,  comme  Geneviève  l'observait,  il  déchira  le  papier 
en  mille  morceaux,  qu'il  vint  jeter  dans  la  gueule  en- 
flammée du  poêle. 

—  C'est  bien,  dit-il  ;  tout  est  convenu. 
Puis,  se  retournant  vers  Geneviève  : 

—  Venez,  madame,  dit^il. 

—  Moi  ? 

II.  li. 


i74  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Oui,  il  faut  que  je  vous  parle  bas. 
Geneviève,  immobile  et  froide  comme  ie  marbre,  fit 
un  geste  de  résignation  et  s'approcha. 

—  Voici  l'heure  venue,  madame,  dit  Dixmer;  écou- 
tez-moi. 

—  Oui,  monsieur. 

•—  Vous  préférez  une  mort  utile  à  votre  cause,  une 
mort  qui  vous  fasse  bénir  de  tout  un  parti  et  plaifldre 
de  tout  un  peuple,  à  une  mort  ignominieuse  et  toute  de 
vengeance,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  monsieur. 

— -  J'eusse  pu  vous  tuer  sur  la  place  lorsque  je  vous 
ai  rencontrée  chez  votre  amant  ;  mais  un  homme  qui  a, 
comme  moi,  consacré  sa  vie  à  une  œuvre  honorable  et 
sainte,  doit  savoir  tirer  parti  de  ses  propres  malheurs 
en  les  consacrant  à  cette  cause;  c'est  ce  que  j'ai  fait,  ou 
plutôt  ce  que  je  compte  faire.  Je  me  suis,  comme  vous 
l'avez  vu,  refusé  le  plaisir  de  me  faire  justice.  J'ai  aussi 
épargné  votre  amant. 

Quelque  chose  comme  un  sourire  fugitif  mais  ter- 
rible passa  sur  les  lèvres  décolorées  de  Geneviève. 

—  Mais,  quant  ^  votre  amant,  vous  devez  compren- 
dre, vous  qui  me  connaissez,  que  je  n'ai  attendu  que 
pour  trouver  mieux. 

—  Monsieur,  dit  Geneviève,  je  suis  prête;  pourquoi 
donc  alors  ce  préambule  ? 

—  Vous  êtes  prête? 

—  Oui,  vous  me  tuez.  Vous  avez  raison,  j'attends. 
Dixmer  regarda  Geneviève  el  tressaillit  malgré  lui  ; 


LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  175 

elle  était  sublime  en  ce  moment  :  une  auréole  l'éclai- 
rait,  la  plus  brillante  de  toutes,  celle  qui  vient  de 
l'amour. 

—  Je  continue,  reprit  Dixmer.  J'ai  prévenu  la  reine  ; 
elle  attend  ;  cependant,  selon  toute  probabilité,  elle  fera 
quelques  objections,  mais  vous  la  forcerez. 

—  Bien,  monsieur;  donnez  vos  ordres,  et  je  les 
exécuterai. 

—  Tout  à  l'heure,  continua  Dixmer,  je  vais  heurter 
à  la  porte,  Gilbert  va  ouvrir;  avec  ce  poignard,  — 
Dixmer  ouvrit  son  habit  et  montra,  en  le  tirant  à  moi- 
tié du  fourreau,  un  poignard  à  double  tranchant  ;  — 
avec  ce  poignard,  je  le  tuerai. 

Geneviève  frissonna  malgré  elle. 

Dixmer  fit  un  signe  de  la  main  pour  lui  imposer  l'at- 
tention. 

— -  Au  moment  où  je  le  frappe,  continua-t-il,  vous 
vous  élancez  dans  la  seconde  chambre,  dans  celle  où 
est  la  reine.  Il  n'y  a  pas  de  porte,  vous  le  savez,  seule- 
ment un  paravent,  et  vous  changez  d'habits  avec  elle, 
tandis  que  je  tue  le  second  soldat.  Alors  je  prends  le 
bras  de  la  reine,  et  je  passe  le  guichet  avec  elle. 

—  Fort  bien,  dit  froidement  Geneviève. 

—  Vous  comprenez?  continua  Dixmer;  chaque  soir 
on  vous  voit  avec  ce  mantelet  de  taffetas  noir  qui  cache 
ce  visage.  Mettez  votre  mantelet  à  Sa  Majesté,  et  dra- 
pez-le connne  vous  avez  l'habitude  de  le  draper  vous- 
même. 

—  Je  le  ferai  ainsi  que  vous  le  dites,  monsieur. 


176  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

— 11  nie  reste  maintenant  à  vous  pardonner  et  à  vous 
remercier,  madame,  dit  Dixm_er, 

Geneviève  secoua  la  tête  avec  un  froid  sourire. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  votre  pardon,  ni  de  votre 
merci,  monsieur,  dit-elle  en  étendant  la  main;  ce  que 
je  fais,  ou  plutôt  ce  que  je  vais  faire,  effacerait  un 
crime,  et  je  n'ai  commis  qu'une  faiblesse;  et  encore 
cette  faiblesse,  rappelez-vous  votre  conduite,  monsieur, 
vous  m'avez  presque  forcée  à  la  commettre.  Je  m'éloi- 
gnais de  lui,  et  vous  me  repoussiez  dans  ses  bras;  de 
sorte  que  vous  êtes  l'instigateur,  îe  juge  et  le  vengeur. 
C'est  donc  à  moi  de  vous  pardonner  ma  mort,  et  je 
vous  la  pardonne.  C'est  donc  à  moi  de  vous  remercier, 
monsieur,  de  m'ôter  la  vie,  puisque  la  vie  m'eût  été 
insupportable  séparée  de  l'homme  que  j'aime  unique- 
ment, depuis  cette  heure  surtout  où  vous  avez  brisé 
par  votre  féroce  vengeance  tous  les  liens  qui  m'atta- 
chaient à  lui. 

Dixmer  s'enfonçait  les  ongles  d-^us  la  poitrine;  il 
voulut  répondre,  la  voix  lui  manqua. 
11  fit  quelques  pas  dans  le  greffe. 

—  L'heure  passerait,  dit-il  enfin  ;  toute  seconde  a 
son  utilité.  Allons,  madame,  êtes-vous  prête? 

—  Je  vous  l'ai  dit,  monsieur,  répondit  Geneviève 
avec  le  calme  des  martyrs,  j'attends  ! 

Dixmer  rassembla  tous  ses  papiers,  alla  voir  si  les 
portes  étaient  bien  closes,  si  personne  ne  pouvait  en- 
trer dans  le  greffe;  puis  il  voulut  réitérer  ses  instruc« 
lions  à  sa  femme. 


TE    CHEVALIER    DE   MAISON-IIOUGK  177 

—  Inutile,  monsieur,  dit  Geneviève,  je  sais  parfai- 
tement ce  que  j 'ai  à  faire. 

—  Alors,  adieu  ! 

Et  Dixmer  lui  tendit  la  main,  comme  si,  à  ce  mo- 
ment suprême,  toute  récrimination  devait  s'effacer  de- 
vant la  grandeur  de  la  situation  et  la  sublimité  du  sa- 
crifice. 

Geneviève,  en  frémissant,  toucha  du  bout  des  doigts 
la  main  de  son  mari. 

—  Placez-vous  près  de  moi,  madame,  dit  Dixmer, 
et,  aussitôt  que  j'aurai  frappé  Gilbert,  passez. 

—  Je  suis  prête. 

Alors,  Dixraer  serra  dans  sa  main  droite  son  large 
poignard,  et,  de  la  gauche,  il  heurta  à  la  porte. 


XLIV 

LES   PRÉPARATIFS    DU    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

Pendant  que  la  scène  décrite  dans  le  chapitre  précé- 
dent se  passait  à  la  porte  du  greffe  donnant  dans  la  pri- 
son de  la  reine,  ou  plutôt  dans  la  première  chambre 
occupée  par  les  deux  gendarmes,  d'autres  préparatifs 
se  faisaient  au  côté  opposé,  c'est-à-dire  dans  la  cour 
des  femmes. 

Un  hc'inme  apparaissait  tout  à  coup  comme  une  sta- 
tue de  pierre  qui  se  serait  détachée  de  la  muraille.  Cet 
homme  était  suivi  de  deux  chiens,  et,  tout  en  fredon- 


178  LE    CHEVALIER    DE    M  A  TSON-r,  OUGE 

nant  le  Ça  ira^  chanson  fort  à  la  mode  h  cette  époque, 
il  avait,  d'un  coup  de  trousseau  de  clefs  qu'il  t0:/ait  à 
la  main,  raclé  les  cinq  barreaux  qui  fermaient  la  fenêtre 
de  la  reine. 

La  reine  avait  tressailli  d'abord;  mais,  reconnaissant 
la  chose  pour  un  signal,  elle  avait  aussitôt  ouvert  dou- 
cement sa  fenêtre  et  s'était  mise  à  la  besogne  d'une 
main  plus  expérimentée  qu'on  n'aurait  pu  le  croire,  car 
plus  d'une  fois,  dans  l'atelier  de  serrurerie  où  son  royal 
époux  s'amusait  autrefois  à  passer  une  partie  de  ses 
journées,  elle  avait  de  ses  doigts  délicats  touché  des 
instruments  pareils  à  celui  sur  lequel,  à  cette  heure,  re- 
posaient toutes  ses  chances  de  salut. 

Dès  que  l'homme  au  trousseau  de  clefs  entendit  la 
fenêtre  de  la  reine  s'ouvrir,  il  alla  frapper  à  celle  des 
gendarmes. 

—  Ahl  ah!  dit  Gilbert  en  regardant  à  travers  les 
carreaux,  c'est  le  citoyen  Mardoche. 

—  Lui-même,  répondit  le  guichetier.  Eh  bien,  mais 
il  paraît  que  nous  faisons  bonne  garde? 

—  Comme  d'habitude,  citoyen  porte-clefs.  11  me 
semble  que  vous  ne  nous  trouvez  pas  souvent  en  défaut? 

—  Ah  I  dit  Mardoche,  c'est  que  cette  nuit  la  vigi- 
lance est  plus  nécessaire  que  jamais. 

—  Bah!  dit  Duchesne,  qui  s'était  approché, 

—  C.>rtainement. 
«—  Qu'y  a-t-il  donc? 

—  Ouvrez  la  fenêtre,  et  je  vous  conterai  ceîae 

—  Ouvre,  dit  Duchesne. 


LE  CHEVALIER    DE  MAISON-ROUGE  179 

Gilbert  ouvrit  et  échangea  une  poignée  de  main  avec 
Î6  porte-clefs,  qui  s'était  déjà  fait  l'ami  des  deux  gen- 
darmes. 

—  Qu'y  '■^-t-il  donc,  citoyen  Mardoche?  répéta  Gil- 
bert. 

—  Il  y  a  que  la  séance  de  la  Convention  a  été  un  peu 
chaude.  L'avez-vous  lue? 

—  Non.  Que  s'est-il  donc  passé? 

—  Ah  !  il  s'est  passé  d'abord  que  le  citoyen  Hébert 
a  découvert  une  chose. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  les  conspirateurs  que  l'on  croyait  morts 
sont  vivants  et  très-vivants. 

■—  Ah  I  oui,  dit  Gilbert  :  Delessart  et  Thierry  ;  j'ai  en- 
tendu parler  de  cela;  ils  sont  en  Angleterre,  les  gueux. 

—  Et  le  chevalier  de  Maison -Rouge?  dit  le  porte- 
clefs  en  haussant  la  voix  de  manière  à  ce  que  la  reine 
l'entendît, 

—  Comment!  il  est  en  Angleterre  aussi,  celui-là? 

—  Pas  du  tout,  il  est  en  France,  conthma  Mardoche 
en  soutenant  sa  voix  au  même  diapason.    • 

— ■  Il  est  donc  revenu  ? 

'—  Il  ne  l'a  pas  quittée. 

— •  En  voilà  un  qui  a  du  front  I  dit  Duchesne, 

—  C'est  comme  cela  qu'il  est. 

—-  Eh  bien,  on  va  tâcher  de  l'arrêter. 

—  Certamement,  qu'on  va  tâcher  de  l'arrêter;  mais 
ce  n'est  pas  chose  facile,  à  ce  qu'il  paraît  aussi. 

En  ce  moment,  comme  la  lime  de  la  reine  grinçait 


iSO  LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

si  fortement  sur  les  barreaux,  que  le  porte-clefs  crai- 
gnait qu'on  ne  l'entendît,  malgré  les  efforts  qu'il  faisait 
pour  la  couvrir,  il  appuya  le  talon  sur  la  patte  d'un 
de  ses  chiens,  qui  poussa  un  hurlement  de  douleur. 

—  Ahl  pauvre  bête!  dit  Gilbert. 

—  Bah  !  dit  le  porte-clefs,  il  n'avait  qu'à  mettre  des 
sabots.  Veux-tu  te  taire,  Girondin,  veux-tu  te  taire! 

—  Il  s'appelle  Girondin,  ton  chien,  citoyen  Mar- 
doche? 

—  Oui,  c'est  un  nom  que  je  lui  ai  donné  comme 
cela. 

—  Et  tu  disais  donc,  reprit  Duchesne,  qui,  prison- 
nier lui-même,  prenait  aux  nouvelles  tout  l'intérêt  qu'y 
prennent  les  prisonniers,  tu  disais  donc? 

—  Ah!  c'est  vrai,  je  disais  qu'alors  le  citoyen  Hé- 
bert, en  voilà  un  patriote  !  je  disais  que  le  citoyen  Hé- 
bert avait  fait  la  motion  de  ramener  l'Autrichienne  au 
Temple. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Dame!  parce  qu'il  prétend  qu'on  ne  l'a  tirée  du 
Temple  que  pour  la  soustraire  à  l'inspection  immédiate 
de  la  Commune  de  Paris. 

—  Oh  !  et  puis  un  peu  aux  tentatives  de  ce  damné 
Maison-Rouge,  dit  Gilbert,  il  me  semble  que  le  souter- 
rain existe. 

—  C'est  aussi  ce  que  lui  a  répondu  le  citoyen  San- 
terre;  mai?  Hébert  a  dit  que,  du  moment  où  l'on  était 
prévenu,  il  n'y  avait  plus  de  danger;  qu'on  pouvait,  au 
Temple,  garder  Marie- Antoinette  avec  la  moitié  des  pré- 


LE   CHEVALIER   DE  MÀISON-ROUGE  181 

cautions  qu'il  faut  pour  la  garder  ici,  et,  de  fait,  c'est 
que  le  Temple  est  une  maison  autrement  ferme  que  la 
Conciergerie. 

—  Ma  foi,  dit  Gilbert,  moi,  je  voudrais  qu'on  la  re- 
conduisît au  Temple. 

—  Je  comprends,  cela  t'ennuie  de  la  garder. 

—  Non,  cela  m'attriste. 

Maison-Rouge  toussa  fortement;  la  lime  faisait  d'au- 
tant plus  de  bruit  qu'elle  mordait  plus  profondément 
le  barreau  de  fer. 

—  Et  qu'a-t-on  décidé?  demanda  Duchesne  quand 
la  quinte  du  porte-clefs  fut  passée. 

—  Il  a  été  décidé  qu'elle  resterait  ici,  mais  que  son 
procès  lui  serait  fait  immédiatement. 

•—  Ah  !  pauvre  femme  I  dit  Gilbert. 

Duchesne,  dont  l'oreille  était  plus  fine  sans  doute 
que  celle  de  son  collègue,  ou  l'attention  moins  forte- 
ment captivée  par  le  récit  de  Mardoche,  se  baissa  pour 
écouter  du  côté  du  compartiment  de  gauche. 

Le  porte- clefs  vit  le  mouvement. 

—  De  sorte  que,  tu  comprends,  citoyen  Duchesne, 
dit-il  vivement,  les  tentatives  des  conspirateurs  vont 
devenir  d'autant  plus  désespérées  qu'ils  sauront  avoir 
moins  de  temps  devant  eux  pour  les  exécuter.  On  va 
doubler  les  gardes  des  prisons,  attendu  qu'il  n'esj 
question  de  rien  moins  que  d'une  irruption  à  force 
armée  dans  la  Conciergerie;  les  conspirateurs  tueraient 
tout,  jusqu'à  ce  qu'ils  pénétrassent  jusqu'à  la  reine, 
jusqu'à  la  veuve  Capet,  veux-je  dire. 

fl.  Il 


18â  LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  Ah  bahl  comment  entreraient-ils,  tes  conspira- 
teurs? 

—  Déguisés  en  patriotes,  ils  feraient  semblant  derfl^i 
commencer  un  2  septembre,  les  gredins  1  et  pui'*,  une 
fois  les  portes  ouvertes,  bonsoir  I 

Il  se  fit  un  instant  de  silence  occasionné  par  la  stu- 
peur des  gendarmes. 

Leporte-clefs  entendit  avec  une  joie  mêlée  de  terreur 
la  lime  qui  continuait  de  grincer.  Neuf  heures  sonnèrent. 

En  même  temps,  on  frappa  à  la  porte  du  greffe;  mais 
les  deux  gendarmes,  préoccupés,  ne  répondirent  point. 

—  Eh  bien,  nous  veillerons,  nous  veillerons,  dit 
Gilbert. 

—  Et,  s'il  le  faut,  nous  mourrons  à  notre  poste  en 
vrais  républicains,  ajouta  Duchesne. 

—  Elle  doit  avoir  bientôt  achevé,  se  dit  à  lui-même 
le  porte-clefs  en  essuyant  son  front  moui'tié  de  sueur, 

—  Et  vous,  de  votre  côté,  dit  Gilbert,  vous  veillez, 
je  présume;  car  on  ne  vous  épargnerait  pas  plus  que 
nous,  si  un  événement  comme  celui  que  vous  nous 
annoncez  arrivait. 

—  Je  crois  bien,  dit  le  porte-elefs;  je  passe  les  nuits 
à  faire  des  rondes  ;  aussi  je  suis  sur  les  dents  ;  vous 
autres,  au  moins,  vous  vous  relayez,  et  vous  pouvez 
dormir  de  deux  nuits  l'une. 

En  ce  moment,  on  frappa  une  seconde  fois  à  la  porte 
du  greffe.  Mardoche  tressaillit;  tout  événement,  si  mi- 
nime qu'il  fClt,  poi  ivait  empêcher  son  projet  de  réussir, 

—  Qu'est-ce  d>nc?  demanda-t-il  comme  malgré  lui. 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  183 

—  Rien  rien,  dit  Gilbert;  c'est  le  greffier  du  minis- 
tère de  la  guerre  qui  s'en  va  et  qui  me  prévient. 

-—  Ah  !  fort  bien,  dit  le  porte-clefs. 
Mais  le  greffier  s'obstinait  à  frapper. 

—  Bon  I  bon  !  cria  Gilbert  sans  quitter  sa  fenêtre. 
Bonsoir!...  adieu  1... 

—  n  me  semble  qu'il  te  parle,  dit  Duchesne  en  sa 
retournant  du  côté  de  la  porte.  Réponds-lui  donc... 

On  entendit  alors  la  voix  du  greffier. 

—  Viens  donc,  citoyen  gendarme,  disait-il  ;  je  vou- 
drais te  parler  un  instant. 

Cette  voix,  tout  empreinte  qu'elle  paraissait  être  d'un 
sentiment  d'émotion  qui  lui  était  son  accent  habituel,  fit 
dresser  l'oreille  au  porte-clefs,  qui  crut  la  reconnaître. 

—  Que  veux-tu  donc,  citoyen  Durand?  demanda 
Gilbert. 

—  Je  veux  te  dire  un  mot. 

—  Eh  bien,  tu  me  le  diras  demain. 

—  Non,  ce  soir;  il  faut  que  je  te  parle  ce  soir,  re- 
prit la  même  voix. 

—  Oh  t  murmura  le  porte-clefs,  que  va-t-il  donc  se 
passer?  C'est  la  voix  de  Dixraer. 

Sinistre  et  vibrante,  cette  voix  semblait  emprunter 
quelque  chose  de  funèbre  à  l'écho  lointain  du  sombre 
corridor. 

Duchesne  se  retourna. 

—  Allons î  dit  Gilbert,  puisqu'il  le  veut  absolument, 
j'y  vais 

Et  il  se  dirigea  vers  la  porte. 


184  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-RODGE 

Le  porte- clefs  profita  de  ce  moment,  pendant  lequel 
l'attention  des  deux  gendarmes  était  absorbéfe  par  una 
irconstance  imprévue.  Il  courut  à  la  fenêtre-de  la  reine, 
— •  Est-ce  fait?  dit-il. 

—  Je  suis  plus  qu'à  nîoitié,  répondit  là  reine. 

—  Ohl  mon  Dieu!  mon  Dieu!  murmura-t-il,  hâ- 
tez-vous I  hâtez-vous  I 

—  Eh  bien,  citoyen Mardoche,  ditDuchesne,  qu'es- 
tu  donc  devenu? 

—  Me  voilà,  s'écria  le  porte-clefs  en  revenant  vive- 
ment à  la  fenêtre  du  premier  compartiment. 

Au  moment  même,  et  comme  il  allait  reprendre  sa 
place,  un  cri  terrible  retentit  dans  la  prison,  puis  une 
imprécation,  puis  le  bruit  d'un  sabre  qui  jaillit  du  four- 
reau de  métal. 

—  Ah  f  scélérat  !  ah  !  brigand  !  cria  Gilbert. 

Et  le  bruit  d'une  lutte  se  fît  entendre  dans  le  corridor. 

En  même  temps,  la  porte  s'ouvrit,  découvrant  aux 
yeux  du  guichetier  deux  ombres  se  colletant  dans  le 
guichet  et  donnant  passage  à  une  femme,  qui,  repous- 
sant Duchesne, s'élança  dans  le,'compartimentde  la  reine. 

Dachesne,  sans  s'inquiéter  de  cette  femme,  courait 
au  secours  de  son  camarade. 

Le  guichetiîr  bondit  vers  l'autre  fenêtre;  il  vit  la 
femme  SkaxgeBOux  de  la  reine;  elle  priait,  elle  suppliait 
la  prisonnièi-e  de  changer  d'habits  avec  elle. 

11  se  pencha  avec  des  yeux  flamboyants,  cherchant  à 
reconnaître  cettt  femme  qu'il  craignait  d'avoir  déjà  trop 
reconnue,  Tout  à  coup  il  poussa  un  cri  douloureux. 


lEh  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  185 

—  Geneviève  I  Geneviève  I  s'écria-t-il. 

La  reine  avait  laissé  tomber  la  lime  et  semblait 
anéantie.  C'était  encore  une  tentative  avortée. 

Le  guichetier  saisit  des  deux  mains  et  secoua  d'un 
effort  suprême  le  barreau  de  fer  entamé  par  la  lime. 

Mais  la  morsure  de  l'acier  n'était  pas  assez  profonde, 
le  barreau  résista. 

Pendant  ce  temps,  Dixmer  était  parvenu  à  refouler 
Gilbert  dans  la  prison ,  et  il  allait  y  entrer  avec  lui,  quand 
Duchesne,  pesant  sur  la  porte,  parvint  à  la  repousser, 

3Iais  il  ne  put  la  fermer.  Dixmer,  désespéré,  avait 
passé  son  bras  entre  la  porte  et  la  muraille. 

Au  bout  de  ce  bras  était  le  poignard,  qui,  émoussé 
par  la  boucle  de  cuivre  du  ceinturon,  avait  glissé  le 
long  de  la  poitrine  du  gendarme,  ouvrant  son  habit  et 
déchirant  les  chairs. 

Les  deux  hommes  s'encourageaient  à  réunir  toutes 
leurs  forces,  et,  en  même  temps,  ils  appelaient  à  l'aide. 

Dixmer  sentit  que  son  bras  allait  se  briser;  il  appuya 
son  épaule  contre  la  porte,  donna  une  violente  secoussf 
et  parvint  à  retirer  son  bras  meurtri. 

La  porte  se  referma  avec  bruit;  Duchesne  poussa 
les  verrous,  tandis  que  Gilbert  donnait  un  tour  à  la  clef. 

Un  pas  résonna  rapide  dans  le  corridor,  puis  tout 
fut  fini.  Les  deux  gendarmes  se  regardèrent  et  chcr- 
cï^èrent  autour  d'eux. 

Ils  entendirent  le  bruit  que  faisait  le  faux  guichetier 
en  essayant  de  briser  le  barreau. 

Gilbert  se  précipita  dans  la  prison  de  la  reine;  U 


486  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROWGE 

trouva  Geneviève  à  ses  genoux  et  la  suppliant  de  chan- 
ger de  costume  avec  elle. 

Duchesne  saisit  sa  carabine  et  courut  à  la  fenêtre  ; 
il  vit  un  homme  pendu  aux  barreaux,  qu'il  secouait 
avec  rage  et  qu'il  essayait  vainement  d'escalader. 

Il  le  mit  en  joue. 

Le  jeune  homme  vit  le  canon  de  la  carabine  se  bais- 
ser vers  lui. 

—  Oh  I  oui,  dit-il,  tue-moi  ;  tue  ! 

Et,  sublime  de  désespoir,  il  élargit  sa  poitrine  pour 
défier  la  balle. 

—  Chevalier,  s'écria  la  reine,  chevalier,  je  vous  en 
supplie;  vivez,  vivez  I 

A  la  voix  de  Marie-Antoinette,  Maison-Rouge  tomba 
à  genoux. 

Le  coup  partit  :  mais  ce  mouvement  le  sauva,  la 
balle  passa  au-dessus  de  sa  tête. 

Geneviève  crut  son  ami  tué  et  tomba  sans  connais- 
sance sur  le  carreau. 

Lorsque  la  fumée  fut  dissipée,  il  n'y  avait  plus  per- 
sonne dans  la  cour  des  femmes. 

Dix  minutes  après,  trente  soldats,  conduits  par  deux 
commissaires,  fouillaient  la  Conciergerie  dans  ses  plus 
inaccessibles  retraites. 

On  ne  trouva  personne;  le  greffier  avait  passé  calme 
et  souriant  devant  le  fauteuil  du  père  Richard. 

Quant  au  guichetier,  il  était  sorti  en  criant  : 

—  ^'armel  alarme  l 

Le  factionnaire  avait  voulu  croiser  la  baïonnette  con- 


lE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  187 

tre  lui  ;  mais  ses  chiens  avaient  sauté  au  cou  du  fao- 
tionnaire. 

Il  n'y  eut  que  Geneviève  qui  fut  arrêtée,  interrogée, 
emprisonnée. 

XLV 

LES   RECHERCHES 

Nous  ne  pouvons  laisser  plus  longtemps  dans  l'oubli 
un  des  personnages  principaux  de  cette  histoire,  celui 
qui,  pendant  que  s'accomplissaient  les  événements 
accumulés  dans  le  précédent  chapitre,  a  souffert  le 
plus  de  tous,  et  dont  les  souffrances  méritaient  le  plus 
d'éveiller  la  sympathie  de  nos  lecteurs. 

Il  faisait  grand  soleil  dans  la  rue  de  la  Monnaie,  et 
les  commères  devisaient  sur  les  portes  aussi  joyeuse- 
ment que  si,  depuis  dix  mois,  un  nuage  de  sang  ne 
semblait  pas  s'être  arrêté  sur  la  ville,  lorsque  Maurice 
revint  avec  le  cabriolet  qu'il  avait  promis  d'amener. 

Il  laissa  la  bride  de  son  cheval  aux  mains  d'un  dé- 
crotteur  du  parvis  Saint- Eustache,  et  monta,  le  cœur 
rempli  de  joie,  les  marches  de  son  escalier. 

C'est  un  sentiment  vivifiant  que  l'amour  :  il  sait 
animer  des  cœurs  morts  à  toute  sensation  ;  il  peuple  les 
déserts,  il  suscite  aux  yeux  le  fantôme  de  l'objet  aimé; 
il  fait  que  la  voix  qui  chante  dans  l'âme  de  l'amant  lui 
montre  la  création  tout  entière  éclairée  par  le  jour 
lumineux  de  l'espérance  et  du  bonheur,  et,  comme,  en 
mikm  temps  que  c'est  un  sentiment  expansif,  c'es* 


188  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

encore  un  sentiment  égoïste,  il  aveugle  celui  qui  aime 
pour  tout  ce  qui  n'est  pas  l'objet  aimé. 

Maurice  ne  vit  pas  ces  femmes,  Maurice  n'entendit 
pas  leur»  commentaires  ;  il  ne  voyait  que  Geneviève  fai- 
sant les  préparatifs  d'un  départ  qui  allait  leur  donner  un 
bonheur  durable;  il  n'entendait  que  Geneviève  chanton- 
nant distraitement  sa  petite  chanson  habituelle,  et  cette 
petite  chanson  bourdonnait  si  gracieusement  à  son 
oreille,  qu'il  eût  juré  entendre  les  différentes  modula- 
tions de  sa  voix  mêlées  au  bruit  d'une  serrure  que  l'on 
ferme. 

Sur  le  palier,  Maurice  s'arrêta;  la  porte  était  entr'ou- 
verte  :  l'habitude  était  qu'elle  fût  constamment  fermée, 
et  cette  circonstance  étonna  Maurice,  li  regarda  tout 
autour  de  lui  pour  voir  s'il  n'apercevrait  pas  Geneviève 
dans  le  corridor.  Geneviève  n'y  était  pas.  Il  entra,  tra- 
versa l'antichambre,  la  salle  à  manger,  le  salon;  il 
visita  la  chambre  à  coucher.  Antichambre,  salle  à  man- 
ger, salon,  chambre  à  coucher  étaient  solitaires.  Il 
appela,  personne  ne  répondit. 

L'officieux  était  sorti,  comme  on  sait  ;  Maurice  pensa 
qu'en  son  absence  Geneviève  avait  eu  besoin  de  quel- 
que corde  pour  ficeler  ses  malles,  ou  de  quelques  pro- 
visions de  voyage  garnir  la  voiture,  et  qu'elle  était 
descendue  acheter  ces  objets.  L'imprudence  lui  parut 
forte;  mais,  quoique  l'inquiétude  commençât  à  le  ga- 
gner, il  ne  se  douta  encore  de  rien. 

Maurice  attendit  donc  en  se  promenant  de  long  en 
large,  et  en  se  penchant  de  temps  en  temps  hors  de  la 


LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  189 

fenêti-e,  par  l' entre-bâillement  de  laquelle  passaient  des 
bouffées  d'air  chargées  de  pluie. 

Bientôt  Maurice  crut  entendre  un  pas  dans  l'escgJier  ; 
il  écouta;ce  n'était  pas  celui  de  Geneviève;  il  ne  cou- 
rut pas  moins  jusqu'au  palier,  se  pencha  sur  la  rampe 
et  reconnut  l'officieux,  qui  montait  les  degrés  avec  l'in- 
souciance habituelle  aux  domestiques, 

—-  Scévola  !  s'écria-t-il. 

L'officieux  leva  la  tête. 

—  Ah  1  c'est  vous,  citoyen! 

—  Oui,  c'est  moi  :  mais  où  est  donc  la  citoyenne? 

—  La  citoyenne?  demanda  Scévola  étonné  en  mon- 
tant toujours. 

—  Sans  doute.  L'as-tu  vue  en  bas? 

—  Non. 

—  Alors,  redescends.  Demande  au  concierge  et  in- 
forme-toichez  les  voisins. 

—  A  l'instant  même. 
Scévola  redescendit. 

—  Plus  vite,  donc  I  plus  vite  !  cria  Maurice;  ne  vois- 
in pas  que  je  suis  sur  des  charbons  ardents  ? 

Maurice  attendit  cinq  ou  six  minutes  sur  l'escalier; 
puis,  ne  voyant  point  reparaître  Scévola,  il  entra  dans 
l'appartement  et  se  pencha  de  nouveau  hors  de  la  fe- 
nêtre ;  il  vit  Scévola  entrer  dans  deux  ou  trois  bouti- 
ques et  sortir  àans  avoir  rien  appris  de  nouveau. 

Impatienté,  il  l'appela. 

L'officieux  leva  la  tête  et  vit  à  la  fenêtre  son  maître 
impatient. 

II.  il. 


iÔO  LE   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

Maurice  lui  fit  signe  de  remonter, 

—  C'est  impossible  qu'elle  soit  sortie,  seditMauric©. 
Et  il  appela  de  nouveau  : 

—  Geneviève!  Geneviève! 

Tout  était  mort.  La  chambre  solitaire  semblait  même 
n'avoir  plus  d'écho. 
Scëvola  reparut. 
~  Eh  bien?  demanda  Maurice, 

—  Eh  bien,  le  concierge  est  le  seul  qui  l'ait  vue. 

—  Le  concierge  l'a  vue  ? 

' —  Oui;  les  voisins  n'en  ont  pa?  entendu  parler. 

—  Le  concierge  l'a  vue,  dis-tu?  Gomment  cela? 

—  Il  l'a  vue  sortir. 

—  Elle  est  donc  sortie? 

—  11  paraît. 

—  Seule?  11  est  impossible  que  Geneviève  soit  sortie 
seule. 

—  Elle  n'était  pas  seule,  citoyen,  elle  était  avec  un 
homme. 

—  Comment  1  avec  un  homme? 

—  A  ce  que  dit  le  citoyen  concierge,  du  moins. 

—  Va  le  chercher,  il  l'aut  que  je  sache  quel  est  cet 
homme. 

Scévola  fit  deux  pas  vers  la  porte;  puis ,  se  retournant  : 
--  Attendez  donc,  dit-il  en  paraissant  réfléchir. 

—  Quoi?  que  veux-tu?  Parle,  tu  me  fais  mourir. 

—  C'est  peut-être  avec  l'homme  qui  a  couru  après 
moi. 

—  Un  homme  a  couru  après  toi? 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  191 

—  Oui. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  me  demander  la  clef  de  votre  part. 

—  Quelle  clef,  malheureux?  Mais  parle  donc,  parle 
donc  1 

—  La  clef  de  l'appartement. 

~  ïu  as  donné  la  clef  de  l'appartement  à  un  étran- 
ger? s'écria  Maurice  en  saisissant  des  deux  mains  l'offi- 
cieux au  collet. 

—  Mais  ce  n'était  pas  un  étranger,  monsieur,  puis- 
que c'était  un  de  vos  amis. 

—  Ahl  oui,  un  de  mes  amis?  Bon,  c'est  Lorin,  sans 
doute.  C'est  cela,  elle  sera  sortie  avec  Lorin. 

Et  Maurice,  souriant  dans  sa  pâleur,  passa  sou  mou- 
choii'  sur  son  front  mouillé  de  sueur. 

—  Non,  non,  non,  monsieur,  ce  n'est  pas  lui,  dit 
Scévola;  pardieul  je  connais  bien  M.  Lorin,  peut-être. 

—  Mais  qui  est-ce  donc,  alors? 

—  Vous  savez  bi^i,  citoyen,  c'est  cet  homme,  celui 
qui  est  venu  un  jour... 

—  Quel  jour? 

—  Le  jour  où  vous  étiez  si  triste,  qui  vous  a  emmené 
et  qu'ensuite  vous  êtes  revenu  si  gai... 

Scévola  avait  remarqué  toutes  ces  choses. 
Maurice  le  regarda  d'un  air  effaré  ;  un  frisson  courut 
par  tous  ses  membres  ;  puis,  après  un  long  silence  : 
•=»-Dixmer?  s*écria-t-il. 

—  Ma  foi,  oui,  je  crois  que  c'est  cela,  citoyen,  dil 
Vofficieus, 


492  LE  CIIEYALIER  DE  MAlSON-nOUGE 

ûlaurice  cl::>ncela  et  alla  tomber  à  reculons  sur  un 
fauteuil. 

Ses  yeux  se  voilèrent. 

—  Oh  I  mon  Dieu  1  murmura-t-il. 

Puis,  en  se  rouvrant,  ses  yeux  se  portèrent  sur  le 
bouquet  de  violettes  oublié,  ou  plutôt  laissé  par  Gene- 
viève. 

11  se  précipita  dessus,  le  prit,  le  baisa;  puis,  remar- 
quant l'endroit  où  il  était  déposé  : 

—  Plus  de  doute,  dit-il;  ces  violettes...  c'est  son 
dernier  adieu  1 

Alors  Maurice  se  retourna;  et  seulement  alors  il 
remarqua  que  la  malle  était  à  moitié  pleine,  que  le 
reste  du  linge  était  à  terre  ou  dans  l'armoire  entr 'ou- 
verte. 

Sans  doute  le  linge  qui  était  à  terre  était  tombé  des 
mains  de  Geneviève  à  l'apparition  de  Dixmer. 

De  ce  moment  il  s'expliqua  tout.  La  scène  surgit 
vivante  et  terrible  à  ses  yeux,  ei4re  ces  quatre  murs 
témoins  naguère  de  tant  de  bonheur. 

Jusque-là,  Maurice  était  resté  abattu,  écrasé.  Le  ré- 
veil fut  affreux,  la  colère  du  jeune  homme  effi'ayante. 

Il  se  leva,  ferma  la  fenêtre  restée  entr'ouverte,  prit 
sur  le  haut  de  son  secrétaire  deux  pistolets  tout  char- 
gés pour  le  voyage,  en  examina  l'amorce,  et,  voyant 
que  l'amorre  était  en  bon  état,  il  mit  les  pistolets  dans 
sa  poche. 

Puis  il  giissa  dans  sa  bourse  deux  rouleaux  de  lo\iis, 
i|ue,  malgré  son  patriotisme,  il  avait  jugé  prudent  dô 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROLGE  193 

garder  au  fond  d'un  tiroir,  et,  prenant  à  la  main  son 
sabre  dans  le  fourreau  : 

■—  Scévola,  dit-il,  tu  m'es  attaché,  je  crois  ;  tuas 
servi  mon  père  et  moi  depuis  quinze  ans. 

—  Oui,  citoyen,  reprit  l'officieux  saisi  d'effroi  à  l'as- 
pect de  cette  pâleur  marbrée  et  de  ce  tremblement  ner- 
veux que  jamais  il  n'avait  remarqué  dans  son  maître, 
qui  passait  à  bon  droit  pour  le  plus  intrépide  et  le  plus 
vigoureux  des  hommes;  oui,  que  m 'ordonnez- vous? 

—  Ecoute  I  si  cette  dame  qui  demeurait  ici... 

Il  s'interrompit  ;  sa  voix  tremblait  si  fort  en  pro« 
nonçant  ces  mots,  qu'il  ne  put  continuer. 

—  Si  elle  revient,  reprit-il  au  bout  d'un  instant,  re- 
çois-la ;  ferme  la  porte  derrière  elle  ;  prends  cette  cara- 
bine, place-toi  sur  l'escalier,  et,  sur  ta  tête,  sur  ta  vie, 
sur  ton  âme,  ne  laisse  entrer  personne;  si  l'on  veut 
forcer  la  porte,  défends-la;  frappe I  tue!  tue!  et  ne 
crains  rien,  Scévola,  je  prends  tout  sur  moi. 

L'accent  du  jeune  homme,  sa  véhémente  confiance 
électrisèrent  Scévola. 

—  Non- seulement  je  tuerai,  dit-il,  mais  encore  je  me 
ferai  tuer  pour  la  citoyenne  Geneviève. 

—  Merci...  Maintenant,  écoute.  Cet  appartement 
m'fôt  odieux,  et  je  ne  veux  pas  remonter  ici  que  je  ne 
l'aie  retrouvée.  Si  elle  a  pu  s'échapper,  si  elle  est  reve- 
nue, place  sur  ta  fenêtre  le  grand  vase  du  Japon  avec 
les  reines-marguerites  qu'elle  aimait  tant.  Voilà  pour 
le  jour.  La  nuit,  mets  une  lanterne.  Chaque  fois  que  je 
passerai  au  bout  de  la  rue,  je  serai  informé;  tant  que 


i94  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

je  ne  verrai  ni  lanterne  ni  vase,  je  continuerai  mes 
recherches. 

—  Oh  1  monsieur,  soyez  prudent  t  soyez  prudent  I 
s'écria  Scévola. 

Maurice  ne  répondit  même  pas;  il  s'élança  hors  de  la 
chambre,  descendit  l'escalier  comme  s'il  eût  eu  des 
ailes,  et  courut  chez  Lorio. 

D  serait  difficile  d'exprimer  la  stupéfaction,  la  co- 
lère, la  rage  du  digne  poëte  lorsqu'il  npprit  cette  nou- 
velle; autant  vaudrait  recommencer  les  touchantes  élé- 
gies que  devait  inspirer  Oreste  à  Pilade, 

—  Ainsi  tu  ne  sais  où  elle  est?  ne  cessait-il  de  répéter. 
• —  Perdue,  disparue  !  hurlait  Maurice  dans  un  pa- 
roxysme de  désespoir;  il  l'a  tuée,  Lorin,  il  l'a  tuée! 

—  Eh  !  non,  mon  cher  ami  ;  non,  mon  bon  Mau- 
rice, il  ne  l'a  pas  tuée  ;  non,  ce  n'est  pas  après  tant  de 
jours  de  réflexion  qu'on  assassine  une  femme  comme 
Geneviève;  non,  s'il  l'avait  tuée,  il  l'eût  tuée  sur  la 
place,  et  il  eût,  en  signe  de  sa  vengeance,  laissé  le  corps 
chez  toi.  Non,  vois-tu,  il  s'est  enfui  avec  elle,  trop 
heureux  d'avoir  retrouvé  son  trésor. 

—  Tu  ne  le  connais  pas,  Lorin,  tu  ne  le  connais  pas, 
disait  Maurice;  cet  homme  avait  quelque  chose  de  fu- 
neste dans  le  regard. 

—  Mais,  non,  tu  te  trompes  ;  iï  m'a  toujours  fait 
l'effet  d'un  brave  homme,  à  moi.  Il  l'a  prise  pour  la 
sacrifier.  Il  se  fera  arrêter  avec  elle;  on  les  tuera  en- 
semble. Ahl  voilà  oîi  est  le  danger,  disait  Lorin, 

Et  ces  paroles  redoublaient  le  délire  de  Maurice» 


LE   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  195 

—  Je  la  retrouverai  !  je  la  retrouverai,  ou  je  mour- 
rai! s'écriait-il. 

—  Uli  !  quant  à  cela,  il  est  certain  que  nous  ia  re- 
trouverons, dilLorin;  seulement,  calme-toi.  Voyons, 
Maurice,  mon  bon  Maurice,  crois-moi,  on  cherche  mal 
quand  on  ne  réfléchit  pas;  on  réfléchit  mal  quand  on 
s'agite  comme  tu  fais. 

—  Adieu,  Lorin,  adieu I 

—  Que  fais-tu  donc? 

—  Je  m'en  vais. 

—  Tu  me  quittes?  pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  cela  ne  regarde  que  moi  seul  ;  parce 
que  moi  seul  dois  risquer  ma  vie  pour  sauver  celle  de 
Geneviève. 

—  Tu  veux  mourir  ? 

—  J'affronterai  tout  :  je  veux  aller  trouver  le  prési- 
dent du  comité  de  surveillance;  je  veux  parler  à  Hébert, 
à  Danton,  à  Robespierre;  j'avouerai  tout,  mais  il  faut 
qu'on  me  la  rende. 

—  C'est  bien,  dit  Lorin. 

Et,  sans  ajouter  un  mot,  il  se  leva,  ajusta  soîi  cein- 
turon, se  coiffa  du  chapeau  d'uniforme,  et,  comme 
avait  fait  Maurice,  il  prit  deux  pistolets  chargés  qu'il 
mit  dans  ses  poches. 

—  Partons,  ajouta-t-il  simplement. 

—  Mais  tu  te  compromets  1  s'écria  Blaurice, 

—  Eh  bien,  après? 

Il  faut,  mon  cher,  quand  U  pièce  est  finies 
S'en  retourner  ca  bocn©  ocispagoiss 


196  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

—  Où  allons-nous  chercher  d'abord  ?  dit  Maurice. 

—  Cherchons  d'abord  dans  l'ancien  quartier,  tu 
sais?  vieille  rue  Saint-Jacques;  puis  guettons  le  Mai- 
son-Rouge; où  il  sera,  sera  sans  doute  Dixmer;  puis 
rapprochons-nous  des  maisons  de  la  Vieille-Corde- 
rie.  ïu  sais  que  l'on  parle  de  transfère!  Antoinette 
au  Temple  I  Crois-moi,  des  hommes  comme  ceux-là 
ne  perdront  qu'au  dernier  moment  l'espoir  de  la 
sauver. 

—  Oui,  répéta  Maurice,  en  effet,  tu  as  raison... 
Maison-Rouge,  crois-tu  donc  qu'il  soit  à  Paris? 

—  Dixmer  y  est  bien. 

—  C'est  vrai,  c'est  vrai,  ils  se  sont  réunis,  dit  Mau- 
rice, à  qui  de  vagues  lueurs  venaient  de  rendre  un  peu 
déraison. 

Alors,  et  à  partir  de  ce  moment,  les  deux  amis  se 
mirent  à  chercher  ;  mais  ce  fut  en  vain.  Paris  est  grand, 
et  son  ombre  est  épaisse.  Jamais  gouffre  n'a  su  receler 
plus  obscurément  le  secret  que  le  crime  ou  le  malheur 
lui  confie. 

Cent  fois  Lorin  et  Maurice  passèrent  sur  la  place  de 
Grève,  cent  fois  ils  effleurèrent  la  petite  maison  dans 
laquelle  vivait  Geneviève,  surveillée  sans  relâche  par 
Dixmer,  comme  les  prêtres  d'autrefois  surveillaient  la 
victime  de&tinée  au  sacrifice. 

De  son  côté,  se  voyant  destinée  à  périr,  Geneviève, 
comme  toutes  les  âmes  généreuses,  accepta  le  sacrifice 
et  voulut  mourir  sans  bruit  ;  d'ailleurs,  elle  redoutait 
moins  encore  pour  Dixmer  que  pour  la  cause  de  la 


LE   CHEVALIER   i)E   MAÏSON-ROUGE  197 

reine  une  publicité  que  Maurice  n'eût  pas  manqué  de 
donner  à  sa  vengeance» 

Elle  garda  donc  un  silence  aussi  profond  que  si  la 
mort  eût  déjà  fermé  sa  bouche. 

Cependant,  sans  en  rien  dire  à  Lorin,  Maurice  avait 
été  supplier  les  membres  du  terrible  comité  de  salut 
public;  et  Lorin,  sans  en  parler  à  Maurice,  s'était,  de 
son  côté,  dévoué  aux  mêmes  démarches. 

Aussi,  le  même  jour,  une  croix  rouge  fut  tracée  par 
Fouquier-Tinville  à  côté  de  leurs  noms,  et  le  mot  sus- 
pects les  réunit  dans  une  sanglante  accolade. 


XLVI 

LE    JU'gEMENT 

Le  vingt-troisième  jour  du  mois  de  l'an  II  de  la  Ré- 
publique française  une  et  indivisible,  correspondant  au 
14  octobre  1793,  vieux  style,  comme  on  disait  alors, 
une  foule  curieuse  envahissait  dès  le  matin  les  tribunes 
de  la  salle  où  se  tenaient  les  séances  révolutionnaires. 

Les  couloirs  du  palais,  les  avenues  de  la  Concierge- 
rie débordaient  de  spectateurs  avides  et  impatients,  qui 
se  transmettaient  les  uns  aux  autres  les  bruits  et  les 
passions,  comme  les  flots  se  transmettent  leurs  mugis- 
sements et  leur  écume. 

]\Ialgré  la  curiosité  avec  laquelle  chaque  spectateur 
s'agitait,  et  peut-être  même  à  cause  de  cette  curiosité, 


198  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-noUGB 

chaque  flot  de  celte  mer,  agité,  pressé  entre  deux  bar- 
rières, la  barrière  extérieure  qui  le  poussait,  la  barrière 
intérieure  qui  le  repoussait,  gardait  dans  ce  flux  et  ce 
reflux  la  même  place  à  peu  près  qu'il  avait  orise.  Mais 
aussi  les  mieux  placés  avaient  compris  qu'il  fallait  qu'ils 
se  fissent  pardonner  leur  bonheur  ;  et  ils  tendaient  à  ce 
but  en  racontant  à  leurs  voisins,  moins  bien  placés 
qu'eux,  lesquels  transmettaient  aux  autres  les  paroles 
primitives,  ce  qu'ils  voyaient  et  ce  qu'ils  enten- 
daient. 

Biais,  près  de  la  porte  du  tribunal,  un  groupe  d'hom- 
mes entassés  se  disputaient  rudement  dix  lignes  d'es- 
pace en  largeur  ou  en  hauteur;  car  dix  lignes  en  lar- 
geur, c'était  assez  pour  voir  entre  deux  épaules  un  coin 
de  la  salle  et  la  figure  des  juges;  car  dix  lignes  en  hau- 
teur, c'était  assez  pour  voir  par- dessus  une  tête  toute 
la  salle  et  la  figure  de  l'accusée. 

Malheureusement,  ce  passage  d'un  couloir  à  la  salle, 
ce  défilé  si  étroit,  un  homme  l'occupait  presque  entiè- 
rement avec  ses  larges  épaules  et  ses  bras  disposés  en 
arcs-boutants,  qui  étayaient  toute  la  foule  vacillante  et 
prête  à  crouler  dans  la  salle,  si  le  rempart  de  chair  était 
venu  à  lui  manquer. 

Cet  homme  inébranlable  au  seuil  du  tribunal  était 
jeune  st  beau,  et,  à  chaque  secousse  plus  vive  que  lui 
imprimait  la  foule,  il  secouait  comme  une  crinière  son 
épaisse  chevelure,  sous  laquelle  brillait  un  regard  som- 
bre et  résolu.  Puis,  lorsque,  du  regard  et  du  mouve- 
ment, il  avait  repoussé  la  foule,  dont  U  arrêtait,  môlo 


LE  CHEVALIER  DE  MÀISON-ECUGE  199 

vivant,  les  opiniâtres  attaques,  il  retombait  dans  son 
attentive  immobilité. 

Cent  fois  la  masse  compacte  avait  essayé  de  le  ren- 
verser, car  il  était  de  haute  taille,  et  derrière  lui  toute 
perspective  devenait  impossible;  mais,  comme  nous 
l'avons  dit,  un  rocher  n'eût  pas  été  plus  inébranlable 
que  lui. 

Cependant,  de  l'autre  extrémité  de  cette  mer  hu- 
maine, au  milieu  de  la  foule  pressée,  un  autre  homme 
s'était  frayé  un  passage  avec  une  persévérance  qui  te- 
nait de  la  férocité;  rien  ne  l'avait  arrêté  dans  son  infa- 
tigable progression,  ni  los  coups  de  ceux  qu'il  laissait 
derrière  lui,  ni  les  imprécations  de  ceux  qu'il  étouffait 
en  passant,  ni  les  plaintes  des  femmes,  car  il  y  avait 
beaucoup  de  femmes  dans  cette  foule. 

Aux  coups  il  répondait  par  des  coups,  aux  impré- 
cations par  un  regard  devant  lequel  reculaient  les  plus 
braves,  aux  plaintes  par  une  impassibilité  qui  ressem- 
blait à  du  dédain. 

Enfin,  il  arriva  derrière  le  rigoureux  jeune  homme 
qui  fermait,  pour  ainsi  dire,  l'entrée  de  la  salle.  Et  au 
milieu  de  l'attente  générale,  car  chacun  voulait  voir 
comment  la  chose  se  passerait  entre  ces  deux  rudes  an- 
tagonistes; et  au  milieu,  disons-nous,  de  l'attente  gé- 
nérale, il  essaya  de  sa  méthode,  qui  consistait  à  intro- 
duire entre  deux  spectateurs  ses  coudes  comme  des 
ceins  et  à  fendre  avec  son  corps  les  corps  les  olus  sou- 
dés les  uns  aux  autres. 

C'était  pourtant,  celui-là,  un  jeune  homme  de  petite 


ÎOO  LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGK 

taille,  dont  le  visage  pâle  et  les  membres  grêles  annon» 
çaient  une  constitution  aussi  chétive  que  ses  yeux  ar- 
dents renfermaient  de  volonté. 

Mais  à  peine  son  coude  eut-il  eiïïeuré  les  flancs  du 
jeune  homme  placé  devant  lui,  que  celui-ci,  étonné  de 
l'agression,  se  retourna  vivement  et  du  même  mouve- 
ment leva  un  poing  qui  menaçait,  en  s' abaissant,  d'é- 
craser le  téméraire. 

Les  deux  antagonistes  se  trouvèrent  alors  face  à  face, 
et  un  petit  cri  leur  échappa  en  même  temps. 

Ils  venaient  de  se  reconnaître. 

—  Ah  1  citoyen  Maurice,  dit  le  frêle  jeune  homme 
avec  un  accent  d'inexprimable  douleur,  laissez-moi 
passer  :  laissez-moi  voir;  je  vous  en  supplie  !  vous  me 
tuerez  après  I 

Maurice,*  car  c'était  effectivement  lui,  se  sentit  péné- 
tré d'attendrissement  et  d'admiration  pour  cet  éternel 
dévouement,  pour  cette  indestructible  volonté. 

—  Vous  !  murmura-t-il  ;  vous  ici,  imprudent  ! 

—  Oui,  moi  ici  I  mais  je  suis  épuisé...  Oh  I  mon  Dieu  I 
î'Ue  parle  I  laissez-moi  la  voir  I  Jjissez-moi  l'écouter  I 

Maurice  s'effaça,  et  le  jeune  homme  passa  devant  lui. 
Alors,  comme  Maurice  était  à  la  tête  de  la  foule,  rien 
ne  gên?  plus  la  vue  de  celui  qui  avait  souffert  tant  de 
coups  et  de  rebuffades  pour  arriver  là. 

Toute  cette  scène  et  les  murmures  qu'elle  occasionna 
éveillèrent  la  curiosité  des  juges. 

L'accusée  aussi  regarda  de  ce  côté;  alors,  au  pre- 
mier rang,  elle  aperçut  et  reconnut  le  chevalier, 


LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  201 

Quelque  chose  comme  un  frisson  agita  un  moment 
la  reine  assise  dans  le  fauteuil  de  fer. 

L'interrogatoire,  dirigé  par  le  président  Harraand, 
interprété  par  Fouquier-Tinville,  et  discuté  par  Chau- 
Yeau-Lagarde,  défenseur  de  la  reine,  dura  tant  que  le 
permirent  les  forces  des  juges  et  de  l'accusée. 

Pendant  tout  ce  temps,  Maurice  resta  immobile  à  sa 
place,  tandis  que  plusieurs  fois  déjà  les  spectateurs  s'é- 
taient renouvelés  dans  la  salle  et  dans  les  corridors. 

Le  chevalier  avait  trouvé  un  appui  contre  une  co- 
lonne, et  il  était  là  non  moins  pâle  que  le  stuc  contre 
lequel  il  se  tenait  adossé. 

Au  jour  avait  succédé  la  nuit  opaque  :  quelques  bou» 
gies  allumées  sur  les  tables  des  jurés,  quelques  lampes 
qui  fumaient  aux  parois  de  la  salle,  éclairaient  d'un  si- 
nistre et  rouge  reflet  le  noble  visage  de  cette  femme, 
qui  avait  paru  si  belle  aux  splendides  lumières  des  fêtes 
de  Versailles. 

Elle  était  là  seule,  répondant  quelques  brèves  et 
dédaigneuses  paroles  aux  interrogatoires  du  président, 
et  se  penchant  parfois  à  l'oreille  de  son  défenseur  pour 
lui  parler  bas. 

Son  front  blanc  et  poli  n'avait  rien  perdu  de  sa  fierté 
ordinaire  ;  elle  portait  la  robe  à  raies  noires  que,  de- 
puis la  mort  du  roi  elle  n'avait  pas  voulu  quitter. 

Les  juges  se  levèrent  pour  aller  aux  opinions;  la 
séance  était  finie. 

—  Me  suis-j€  donc  montrée  trop  dédaigneuse,  mon- 
tteur?  demanda-t-elle  à  Ghauveau-Lagarde, 


202  LE  CHEVALIER   DE  MAIS0N-R0UG8 

—  Ah!  raadame,  répondit  celui-ci,  vous  se^ez  tou- 
jours bien  quand  vous  serez  vous-même. 

—Vois  donc  comme  elle  est  fière  !  s'écria  une  femme 
dans  l'auditoire,  comme  si  une  voix  répondait  à  la 
question  que  la  malheureuse  reine  venait  de  faire  à  sou 
avocat. 

La  reine  tourna  la  tête  vers  cette  femme. 

—  Eh  bien,  oui,  répéta  la  femme,  je  dis  que  tu  es 
fière,  Antoinette,  et  que  c'est  ta  fierté  qui  t'a  perdue. 

La  reine  rougit. 

Le  chevalier  se  tourna  vers  la  femme  qui  avait  pro- 
noncé ces  paroles,  et  répliqua  doucement  : 

—  Elle  était  reine. 
Maurice  lui  saisit  le  poignet. 

—  Allons,  lui  dit-il  tout  bas,  ayez  ie  courage  de  ne 
pas  vous  perdre. 

—  Oh  !  monsieur  Maurice,  répliqua  le  chevalier,  vous 
êtes  un  homme,  et  vous  savez  que  vous  parlez  à  un 
homme.  Oh  1  dites-moi,  est-ce  que  vous  croyez  qu'ils 
puissent  la  condamner? 

—  Je  ne  le  crois  pas,  dit  Maurice,  j'en  suis  sûr. 

—  Oh  !  une  femme  I  s'écria  Maison-Rouge  avec  un 
sanglot. 

—  Non,  une  reine,  répliqua  Maurice.  C'est  vous 
même  qui  venez  de  le  dire. 

Le  chevalier  saisit  à  son  tour  le  poignet  de  Maurice, 
et,  avec  une  torce  dont  on  aurait  pu  le  croire  incapable, 
il  l'obligea  -à  se  pencher  vers  lui. 

Il  estait  trois  heures  et  demie  du  matin,  de  grand0 


LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  203 

Tides  se  laissaient  voir  parmi  les  spectateurs.  Quelques 
lumières  s'éteignaient  çà  et  là,  jetant  des  parties  de  la 
salle  dans  l'obscurité. 

Une  des  parties  les  plus  obscures  était  celle  où  se 
trouvaient  le  chevalier  et  Maurice,  écoutant  ce  qu'il  al- 
lait lui  dire. 

—  Pourquoi  donc  êtes -vous  ici,  et  qu'y  venez- vous 
faire,  demanda  le  chevalier,  vous,  monsieur,  qui  n'avez 
pas  un  cœur  de  tigre? 

—  Hélas  I  dit  Maurice,  j'y  suis  pour  savoir  ce  qu'est 
devenue  une  malheureuse  femme. 

—  Oui,  oui,  dit  Maison-Rouge,  celle  que  son  mari 
a  poussée  dans  le  cachot  de  la  reine,  n'est-ce  pas?  celle 
qui  a  été  arrêtée  sous  mes  yeux? 

■—  Geneviève  ? 
-~  Oui,  Geneviève. 

—  Ainsi,  Geneviève  est  prisonnière,  sacrifiée  par  son 
mari,  tuée  par  Dixmer?..,  Oh!  je  comprends  tout,  je 
comprends  tout,  maintenant.  Chevalier,  racontez-moi 
ce  qui  s'est  passé,  dites-moi  où  elle  est,  dites-moi  où 
je  puis  la  retrouver.  Chevalier..,  cette  femme,  c'est 
ma  vie,  entendez-vous? 

—  Eh  bien,  je  l'ai  vue;  j'étais  h  quand  elle  a  été 
arrêtée.  Moi  aussi,  je  venais  pour  iaire  évader  la  rehie! 
mais  nob  deux  projets,  que  nous  n'avions  pu  nous  com- 
muniquer, se  soii^  nui  au  lieu  de  se  servir. 

—  Et  vous  ne  l'avez  pas  sauvée,  au  moins,  elle, 
votre  sœur,  Geneviève  ? 

—  Le  pouvais -je?  Une  grille  de  fer  me  séparait 


204  LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

d'elle.  Ah  1  si  vous  aviez  été  là,  si  vous  aviez  pu  réunir 
■vos  forces  aux  miennes,  le  barreau  maudit  eût  cédé,  ^ 
et  nous  les  eussions  sauvées  toutes  deux. 

—  Geneviève!  Geneviève!  murmura  Maurice. 
Puis  regardant  Maison-Rouge  avec  une  indéfmissa» 

ble  expression  de  rage  : 

—  Et  Dixmer,  qu'est-il  devenu?  demanda-t-il. 

—  Je  ne  sais.  Il  s'est  sauvé  de  son  côté,  et  moi  du 
mien. 

—  Oh  !  dit  Maurice,  les  dents  serrées,  si  je  îe  re- 
joins jamais... 

—  Oui,  je  comprends.  Mais  rien  n'est  désespéré  en- 
core pour  Geneviève,  dit  Maison-Rouge,  tandis  qu'ici, 
tandis  que  pour  la  reine...  Oh  I  tenez,  Maurice,  vous 
êtes  un  homme  de  cœur,  un  homme  puissant  ;  vous 
avez  des  amis...  Oh  !  je  vous  en  prie,  comme  on  prie 
Dieu...  Maurice,  aidez-moi  à  sauver  la  reine. 

—  Y  pensez-  vous  ? 

—  Maurice,  Geneviève  vous  en  supplie  par  ma  voix. 

—  Oh  1  ne  prononcez  pas  ce  nom,  monsieur.  Qui 
sait  si,  comme  Dixmer,  vous  n'avez  pas  sacrifié  la  pau- 
vre femme? 

' — MonsieuB,  répondit  le  chevalier  avec  fierté,  je  sais, 
quand  je  m'attache  à  une  cause,  ne  sacrifier  que  moi 
seul. 

En  ce  moment,  la  porte  des  délibérations  se  rouvrit; 
Blaurice  allait  répondre. 

—  Silence,  monsieur  !  dit  le  chevalier;  silence  !  voici 
les  juges  qui  rentrent. 


LÉ   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  205 

Et  Maurice  sentit  trembler  la  main  que  Maison- 
Rouge,  pâle  et  chancelant,  venait  déposer  sui'  son  bras. 

—  Oh  I  murmura  le  chevalier  ;  oh  I  le  cœur  me 
manque. 

—  Du  courage ,  et  contenez  -  vous ,  ou  vous  êtes 
perdu  f  dit  Maurice. 

Le  tribunal  rentrait,  en  effet,  et  la  nouvelle  de  sa  ren- 
trée se  répandit  dans  les  corridors  et  les  galeries. 

La  foule  se  rua  de  nouveau  dans  la  salle,  et  les  lu- 
mières parurent  se  ranimer  d'elles-mêmes  pour  ce  mo- 
ment décisif  et  solennel. 

On  venait  de  ramener  la  reine;  elle  se  tenait  droite, 
mmiobile,  hautaine,  les  yeux  fixes  et  les  lèvres  serrées. 

On  lui  lut  l'arrêt  qui  la  condamnait  à  la  peine  de 
mort. 

Elle  écouta,  sans  pâlir,  sans  sourciller,  sans  qu'un 
muscle  de  son  visage  indiquât  l'apparence  de  l'émotion. 

Puis  elle  se  retourna  vers  le  chevalier,  lui  adressa 
un  long  et  éloquent  regard,  comme  pour  remercier  cet 
homme  qu'elle  n'avait  jamais  vu  que  comme  la  statue 
vivante  du  dévouement;  et,  s'appuyant  sur  le  bras  de 
l'officier  de  gendarmerie  qui  commandait  la  force  ar- 
mée, elle  sortit  calme  et  digne  du  tribunal. 

Maurice  poussa  un  long  soupir. 

—  Dieu  merci  I  dit-il,  rien  dans  sa  déclaration  n'a 
compromis  Geneviève,  et  il  y  a  encore  de  l'espoir. 

—  Dieu  merci  I  murmura  de  son  côté  le  chevalier  de 
Maison  "Rouge,  tout  est  fini  et  la  lutte  est  terminée.  Je 
n'avais  pas  la  force  d'aller  plus  loin, 

II.  î3 


200  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

—  Du  courage,  monsieur  1  dit  tout  bas  Maurice. 

—  J'en  aurai,  monsieur,  répondit  le  chevalier. 

Et  tous  deux,  après  s'être  serré  la  main,  s'éloignèrent 
par  deux  issues  différentes. 

La  reine  fut  reconduite  à  la  Conciergerie  :  quatre 
heures  sonnaient  à  la  grande  horloge  comme  elle  y 
rentrait. 

Au  débouché  du  pont  Neuf,  Maurice  fut  arrêté  par 
les  deux  bras  de  Lorin. 

—  Halte-là,  dit-il,  on  ne  passe  pas. 

—  Pourquoi  cela? 

-—  Oti  vas-tu,  d'abord? 

—  Je  vais  chez  moi.  Justement,  je  puis  reiitrer  main- 
tenant, je  sais  ce  qu'elle  est  devenue. 

—  Tant  mieux;  mais  tu  ne  rentreras  pas. 

—  La  raison  ? 

—  La  raison,  la  voici  :  il  y  a  deux  heures,  les  gen- 
darmes sont  venus  pour  t' arrêter. 

—  Ah  I   s'écria  Maurice.  Eh  bien,  raison  de  plus. 

—  Est-tu  fou?  et  Geneviève? 

—  C'est  vrai.  Et  où  allons-nous? 

—  Chez  moi,  pardieu  I 

—  Mais  je  te  perds. 

-—  Raison  de  plus;  allons,  arrive. 
Et  il  l'entraîna, 


LE  CHEVALIER   DE  MATSOr?  -  ROUOR  207 

XLVII 

PRÊTRE    ET   BOURREAtï 

En  sortant  du  tribunal,  la  reine  avait  été  ramenée  & 
h  Conciergerie. 

Arrivée  dans  sa  chambre,  elle  avait  pris  des  ciseaux, 
avait  coupé  ses  longs  et  beaux  cheveux,  devenus  plus 
beaux  de  l'absence  de  la  poudre,  abolie  depuis  un  an  ; 
elle  les  avait  enfermés  dans  un  papier  ;  puis  elle  avait 
écrit  sur  le  papier  :  A  partager  entre  mon  fils  et  ma  fille. 

Alors  elle  s'était  assise,  ou  plutôt  elle  était  tombée  sur 
une  chaise,  et,  brisée  de  fatigue,  — »  l'interrogatoù'e 
avait  duré  dix-huit  heures,  —  elle  s'était  endormie. 

A  sept  heures,  le  bruit  du  paravent  que  l'on  déran- 
geait la  réveilla  en  sursaut;  elle  se  retourna  et  vit  un 
homme  qui  lui  était  complètement  inconnu. 

—  Que  me  veut-on?  demanda-t-elle. 
L'homme  s'approcha  d'elle,  et,  la  saluant  aussi  po- 
liment que  si  elle  n'eût  pas  été  reine  : 

—  Je  m'appelle  Sanson,  dit-il. 

La  reine  frissonna  légèrement  et  se  leva.  Ce  nom 
seul  en  disait  plus  qu'un  long  discours. 

—  Vous  venez  de  bien  bonne  heure,  monsieur,  dit- 
elle;  ne  pourriez-vous  pas  retarder  un  peu? 

—  Non,  madame,  répliqua  Sanson,  j'ai  ordre  de 
venir. 

Ces  paroles  dites,  il  fit  encore  un  pas  vers  la  reine. 


208  LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROCQÏ 

Tout  dans  cet  homme,  et  dans  ce  moment,  était  ex- 
pressif et  terrible. 

—  Ah  I  je  comprends,  dit  la  prisonnière,  vous  vou- 
lez me  couper  les  cheveux? 

■ —  C'est  nécessaire,  madame,  répondit  l'exécuteur. 

—  Je  le  savais,  monsieur,  dit  la  reine,  et  j'ai  voulu 
vous  épargner  cette  peine.  Mes  cheveux  sont  là,  sur 
cette  table. 

Sanson  suivit  la  direction  de  la  main  de  la  reine. 

—  Seulement,  continua-t-elle,  je  voudrais  qu'ils 
fussent  remis  ce  soir  à  mes  enfants. 

—  Madame,  dit  Sanson,  ce  soin  ne  me  regarde  pas, 

—  Cependant,  j'avais  cru... 

—  Je  n'ai  à  moi,  reprit  l'exécuteur,  que  la  dépouille 
des...  personnes...  leurs  habits,  leurs  bijoux,  et  encore 
lorsqu'elles  me  les  donnent  formellement;  autrement 
tout  cela  va  à  la  Salpétrière,  et  appartient  aux  pauvres 
des  hôpitaux;  un  arrêté  du  comité  de  salut  public  a 
réglé  les  choses  ainsi. 

—  Mais  enfin,  monsieur,  demanda  en  insistant  Ma- 
rie-Antoinette, puis-je  compter  que  mes  cheveux  se- 
ront remis  à  mes  enfants? 

Sanson  resta  muet. 

—  Je  me  charge  de  l'essayer,  dit  Gilbert, 

La  prisonnière  jeta  au  gendarme  un  regard  d'ineffa- 
ble reconnaissance. 

—  Maintenant,  dit  Sanson,  je  venais  pour  vous  cou- 
per les  cheveux  ;  mais,  puisque  cette  besogne  est  faite, 
je  puis,  si  vous  le  désirez,  vous  laisser  im  instant  seule. 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROULiE  209 

—  Je  vous  en  prie,  monsieur,  dit  la  reine  ;  c?r  j'ai 
besoin  de  me  recueillir  et  de  prier. 

Sanson  s'inclina  et  sortit. 

Alors  la  reine  se  trouva  seule,  car  Gilbeïl;  n'avait  fait 
que  passer  la  tête  pour  prononcer  les  paroles  que  nous 
avons  dites. 

Tandis  que  îa  condamnée  s'agenouillait  sur  une 
chaise  plus  basse  que  les  autres,  et  qui  lui  servait  de 
prie-Dieu,  une  scène  non  moins  terrible  que  celle  que 
nous  venons  de  raconter  se  passait  dans  le  presbytère 
de  la  petite  église  Saint-Landry,  dans  la  Cité. 

Le  curé  de  cette  paroisse  venait  de  se  lever;  sa 
vieille  gouvernante  dressait  son  modeste  déjeuner, 
quand  tout  à  coup  on  heurta  violemment  à  la  porte  du 
presbytère. 

Même  chez  un  prêtre  de  nos  jours,  une  visite  im- 
prévue annonce  toujours  un  événement  :  il  s'agit  d'un 
baptême,  d'un  mariage  in  extremis  ou  d'une  confession 
suprême;  mais,  à  cette  époque,  la  visite  d'un  étranger 
pouvait  annoncer  quelque  chose  de  plus  grave  encore. 
A  cette  époque,  en  effet,  le  prêtre  n'était  plus  le  man- 
dataire de  Dieu,  et  il  devait  rendre  ses  comptes  aux 
homme». 

Cependant  l'abbé  Girard  était  du  nomhre  de  ceux 
qui  devaient  le  moins  craindre,  car  il  avait  prêté  ser- 
ment à  la  Constitution  :  en  lui  la  conscience  et  la  pro- 
bité avaient  parlé  plus  haut  que  l'amour-propre  et 
l'esprit  religieux.  Sans  doute,  l'abbé  Girard  admettait 
la  possibilité  d'un  progrès  daiis  ie  gouvernement  et  re* 
Il  i%. 


210  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

gretlait  tant  d'abus  commis  au  nom  du  pouvoir  divin; 
il  avait,  tout  en  gardant  son  Dieu,  accepté  la  fraternité 
du  régime  républicain. 

—  Allez  voir,  dame  Jacinthe,  dit-il;  allez  voir  qui 
vient  heurter  à  notre  porte  de  si  bon  matin;  et,  si  par 
hasard,  ce  n'est  point,  un  service  pressé  qu'on  vient 
me  demander,  dites  que  j'ai  été  mandé  ce  matin  à  la 
Conciergerie,  et  que  je  suis  forcé  de  m'y  rendre  dans 
un  instant. 

Dame  Jacinthe  s'appelait  autrefois  dame  Madeleine; 
mais  elle  avait  accepté  un  nom  de  fleur  en  échange  de 
son  nom,  comme  l'abbé  Girard  avait  accepté  le  titre  de 
citoyen  en  place  de  celui  de  curé. 

Sur  l'invitation  de  son  maître,  dame  Jacinthe  se  hâta 
de  descendre  par  les  degrés  du  petit  jardin  sur  lequel 
ouvrait  la  porte  d'entrée  :  elle  tira  les  verrous,  et  un 
jeune  homme  fort  pâle,  fort  agité,  mais  d'une  douce  et 
honnête  physionomie,  se  présenta. 

—  M.  l'abbé  Girard?  dit-il. 

Jacinthe  examina  les  habits  en  désordre,  la  barbe 
longue  et  le  tremblement  nerveux  du  nouveau-venu  : 
tout  cela  lui  sembla  de  mauvais  augure. 

—  Citoyen,  dit  elle,  il  n'y  a  point  ici  de  monsieur  ni 
d'abbé. 

—  Pardon,  madame,  reprit  le  jeune  homme,  je  veux 
dire  le  desservant  de  Saint-Landry. 

Jacinthe,  malgré  son  patriotisme,  fut  frappée  de  ce 
mot  madame,  qu'on  »'eût  point  adressé  à  une  impéra- 
trice; cenentlant  elle  répondit  ; 


Ll  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  21i 

—  On  ne  peut  le  voir,  citoyen;  il  dit  son  bréviaire, 
«  En  ce  cas,  j'attendrai,  répliqua  le  jeune  homme. 

—  Mais,  reprit  dame  Jacinthe,  à  qui  cette  persis- 
tance redonnai!  les  mauvaises  idëes  qu'elle  avait  res- 
senties tout  d'abord,  vous  attendrez  inutilement, 
citoyen  ;  car  il  est  appelé  à  la  Conciergerie  et  va  partir 
à  l'instant  même. 

Le  jeune  homme  pâlit  affreusement,  ou  plutôt,  de 
pâle  qu'il  était,  devint  livide. 

•—  C'est  donc  vrai  I  murmura-t-il. 
Puis,  tout  haut  : 

—  Voilà  justement,  madame,  dit-il,  le  sujet  qui 
m'amène  près  du  citoyen  Girard. 

Et  tout  en  parlant,  il  était  entré,  avait  doucement, 
il  est  vrai,  mais  avec  fermeté,  poussé  les  verrous  de  la 
porte,  et,  malgré  les  instances  et  même  les  menaces  de 
dame  Jacinthe,  il  était  entré  dans  la  maison  et  avait 
pénétré  jusqu'à  la  chambre  de  l'abbé. 

Celui-ci,  en  l'apercevant,  poussa  une  exclamation 
de  surprise. 

—  Pardon,  monsieur  le  curé,  dit  aussitôt  le  jeune 
homme,  j'ai  à  vous  entretenir  d'une  chose  très- grave; 
permettez  que  nous  soyons  seuls. 

Le  vieux  prêtre  savait  par  expérience  comment  s'ex- 
priment les  grondes  douleurs.  Il  lut  une  passion  tout 
entière  sur  la  ligure  bouleversée  du  jeune  homme,  une 
émotion  suprême  dans  sa  voix  fiévreuse. 

—  Laissez-nous,  dame  Jacinthe,  dit-il. 

Le  jeune  homme  suivit  des  yeux  avec  impatience  la 


212  LE  CHEVALIER  DB  MAISON-ROUGE 

gouvernante,  qui,  habituée  à  participer  aux  secrets  de 
son  maître,  hésitait  à  se  retirer;  puis,  lorsque,  enfin, 
elle  eut  refermé  la  porte  : 

—  ■  Monsieur  le  curé,  dit  l'inconnu,  vous  allez  me  de- 
mander tout  d'abord  qui  je  suis.  Je  vais  vous  le  dire  : 
je  suis  un  homme  proscrit;  je  suis  un  homme  con- 
damné à  mort,  qui  ne  vis  qu'à  force  d'audace;  je  suis 
le  chevalier  de  Maison-Rouge. 

L'abbé  fit  un  soubresaut  d'effroi  sur  son  grand  fau- 
teuil. 

—  Ohl  ne  craignez  rien,  reprit  le  chevalier;  nui  ne 
m'a  vu  entrer  ici,  et  ceux  mêmes  qui  m'auraient  vu  ne  - 
me  reconnaîtraient  pas;  j'ai  beaucoup  changé  depuis 
deux  mois. 

—  Mais,  enfin,  que  voulez-vous,  citoyen?  demanda 
le  curé. 

—  Vous  allez  ce  matin  à  la  Conciergerie,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  j'y  suis  mandé  par  le  concierge, 

—  Savez-vous  pourquoi? 

—  Pour  quelque  malade,  pour  quelque  moribond, 
pour  quelque  condamné,  peut-être. 

—  Vous  l'avez  dit  :  oui,  une  personne  condamnée 
vous  attend. 

Le  vieux  prêtre  regarda  le  chevalier  avec  étoppe- 
ment. 

—  Mais  savez-vous  quelle  est  cette  personne"/  re- 
prit Maison-Rouge. 

—  Non...  je  ne  sais. 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  213 

—  Eh  bien,  cette  personne,  c'est  la  reine  f 
L'abbè  poussa  un  cri  de  douleur. 

«--  La  reine?  Oh  f  mon  Dieu  I 

—  Oui,  monsieur,  la  reine)  Je  me  suis  iniormé  pour 
savoir  quel  4tait  le  prêtre  qu'on  devait  lui  donner.  J'ai 
appris  que  c'était  vous,  et  j'accours. 

—  Que  voulez -vous  de  moi?  demanda  le  prêtre, 
effrayé  de  l'accent  fébrile  du  chevalier. 

—  Je  veux...  je  ne  veux  pas,  monsieur.  Je  viens 
vous  implorer,  vous  prier,  vous  supplier. 

—  De  quoi  donc? 

• — De  me  faire  entrer  avec  vous  près  de  Sa  Majesté. 

—  Ohl  mais  vous  êtes  fou!  s'écria  l'abbé;  mais 
vous  me  perdez  t  mais  vous  vous  perdez  vous-même  ! 

•=—  Ne  craignez  rien. 

—  La  pauvre  femme  est  condamnée  et  c'en  est  fait 
d'elle. 

—  Je  le  sais  ;  ce  n'est  pas  pour  tenter  de  la  sauver 
que  je  veux  la  voir,  c'est...  Mais,  écoutez  moi,  mon 
père  I  vous  ne  m'écoutez  pas. 

«—  Je  ne  vous  écoute  pas,  parce  que  vous  me  de- 
mandez une  chose  impossible;  je  ne  vous  écoute  pas, 
parce  que  vous  agissez  comme  un  homme  en  démence, 
dit  le  vieillard  ;  je  ne  vous  écoute  pas,  parce  que  vous 
m'épouvantez. 

—  Mon  père,  rassurez-vous,  dit  le  jeune  homme  en 
essayant  de  se  calmer  lui-même:  mon  père,  croyez-moi, 
j'ai  toute  ma  raison.  La  reine  est  perdue,  je  le  sais; 
mais  que  je  puisse  me  prosterner  à  ses  genoux,  une  se» 


2i4  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

conde  seulement,  et  cela  me  sauvera  la  vie;  si  je  ne  la 
vois  pas,  je  me  tue,  et,  comme  vous  serez  la  cause  de 
mon  désespoir,  vous  aurez  tué  à  la  fois  lecorps  etl'ârae. 

—  Mon  fils,  mon  fils,  dit  le  prêtre,  vous  me  deman- 
dez le  sacrifice  de  ma  vie,  songez-y  ;  tout  v'eux  que  je 
suis,  mon  existence  est  encore  nécessaire  à  bien  des 
malheureux;  tout  vieux  que  je  suis,  aller  moi-même 
au-devant  de  la  mort,  c'est  commettre  un  suicide. 

—  Ne  me  refusez  pas,  mon  père,  répliqua  le  cheva~ 
lier;  écoutez,  il  vous  faut  un  desservant,  un  acolyte  : 
prenez-moi,  emmenez-moi  avec  vous. 

Le  prêtre  essaya  de  rappeler  sa  fermeté  qui  commen- 
çait à  fléchir. 

—  Non,  dit-il,  non,  ce  serait  manquer  à  mes  de- 
voirs ;  j'ai  juré  la  Constitution,  je  l'ai  jurée  du  fond  du 
cœur,  en  mon  âme  et  conscience.  La  femme  condamnée 
est  une  reine  coupable  ;  j'accepterais  de  mourir  si  ma 
mort  pouvait  être  utile  à  mon  prochain  ;  mais  je  neveux 
pas  manquer  à  mon  devoir. 

—  Mais,  s'écria  le  chevalier,  quand  je  vous  dis, 
quand  je  vous  répète,  quand  je  vous  jure  que  je  ne 
veux  pas  sauver  la  reine;  tenez,  sur  cet  Évangile,  te- 
nez, sur  ce  crucifix,  je  jure  que  je  ne  vais  pas  à  la  Con- 
ciergerie pour  l'empêcher  de  mourir. 

—  Alors,  que  voulez-vous  donc?  demanda  le  vieil- 
lard ému  par  cet  accent  de  désespoir  que  l'on  n'imite 
point. 

—  Écc'jtoz,  dit  le  chevalier,  dont  l'âme  semblait  ve- 
nir cherclier  un  passage  sur  ses  lèvres,  elle  fut  ma  bien* 


LE  CHEVALIER   DE   MAISON-BOUGE  215 

iaitrice-,  elle  a  pour  moi  quelque  attachement  ;  me  voir, 
à  sa  dernière  heure,  sera,  j'en  suis  sûr,  une  consolation 
pour  elle. 

—  C'est  tout  ce  que  vous  voulez?  demanda  le  prêtre 
ébranlé  par  cet  accent  irrésistible. 

—  Absolument  tout, 

—  Vous  ne  tramez  aucun  complot  pour  essayer  de 
délivrer  la  condamnée? 

—  Aucun.  Je  suis  chrétien,  mon  père,  et,  s'il  y  a 
dans  mon  cœur  une  ombre  de  mensonge,  si  j'espère 
qu'elle  vivra,  si  j'y  travaille  en  quoi  que  ce  soit,  que 
Dieu  me  punisse  de  la  damnation  étemelle. 

—  Non  t  non  !  je  ne  puis  rien  vous  promettre,  dit  le 
curé,  à  l'esprit  de  qui  revenaient  les  dangers  si  grands 
et  si  nombreux  d'une  semblable  imprudence. 

—  Ecoutez,  mon  père,  dit  le  chevalier  avec  l'accent 
d'une  profonde  douleur,  je  vous  ai  parlé  en  fils  soumis, 
je  ne  vous  ai  entretenu  que  de  sentiments  chrétiens  et 
charitables  ;  pas  une  amère  parole,  pas  une  menace 
n'est  sortie  de  ma  bouche,  et  cependant  ma  tête  fer- 
mente, cependant  la  fièvre  brûle  mon  sang,  cependant 
le  désespoir  me  ronge  le  cœur,  cependant  je  suis  armé; 
voyez,  j'ai  un  poignard. 

Et  le  jeune  homme  tira  de  sa  poitrine  une  lame 
brillante  et  fine  qui  jeta  un  reflet  livide  sur  sa  main 
tremblante. 

Le  curé  s'éloigna  vivement. 

—  Ne  craignez  rien,  dit  le  cLevalier  avec  un  triste 
sourire;  d'autres,  'Dus  sacha;,.t  si  fidèle  obseryalÇW 


216  LE  CHEVALIER    DE   MAIS0N-R0U6B 

de  votre  parole,  eussent  arraché  un  serment  à  votre 
frayeur.  Non,  je  vous  ai  supplié  et  je  vous  supplie 
encore,  les  mains  jointes,  le  front  sur  le  carreau  :  faites 
quejelavoie  uc  seul  moment  ;  et  tenez,  voici  pour 
votre  garantie. 

Et  il  tira  de  sa  poche  un  billet  qu'il  présenta  à 
l'abbé  Girard;  celui-ci  le  déplia  et  lut  ces  mots: 

«  Moi,  René,  chevalier  de  Maison*-Rouge,  déclare, 
sur  Dieu  et  mon  honneur,  que  j'ai,  par  menace  de  mort, 
contraint  le  digne  curé  de  Saint-Landry  à  m' emmener 
à  la  Conciergerie  malgré  ses  refus  et  ses  vives  répu- 
gnances. En  foi  de  quoi,  j'ai  signé, 

»  Maison-Rouge.  » 

—  C'est  bien,  dit  le  prêtre;  mais  jurez-moi  encore 
que  vous  ne  ferez  pas  d'imprudence;  ce  n'est  point 
assez  que  ma  vie  soit  sauve,  je  réponds  aussi  de  la 
vôtre. 

—  Oh!  ne  songeons  pas  à  cela,  dit  le  chevalier; 
vous  consentez? 

—  Il  le  faut  bien,  puisque  vous  le  voulez  absolu-* 
ment.  Vous  m'attendrez  en  bas,  et,  lorsqu'elle  passera 
dans  le  greffe,  alors  vous  la  verrez... 

Le  chevalier  saisit  la  main  du  vieillard  et  la  baisa 
avec  autant  do,  respect  et  d'ardem'  qu'il  eût  baisé  le 
crucifix. 

—  Oh  I  murmura  le  chevalier,  elle  mourra  du  moins 
comme  unt  reine,  et  la  mai»  du  bourreau  ne  la  tou- 
chera point! 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  257 

ILVIIÎ 

LA  CHARRETTE 

Aussitôt  après  qu'il  eut  obtenu  cette  permission 
du  curé  de  Saint- Landry,  Maison-Rouge  s'élança  dans 
un  cabinet  entr'ouvert  qu'il  avait  reconnu  pour  le 
cabinet  de  toilette  de  l'abbé. 

Là,  en  un  tour  de  main,  sa  barbe  et  ses  moustaches 
tombèrent  sous  le  rasoir,  et  ce  fut  alors  seulement  que 
lui-même  put  voir  sa  pâleur;  elle  était  effrayante. 

Il  rentra  calme  en  apparence;  il  semblait,  d'ailleurs, 
avoir  complètement  oublié  que,  malgré  la  chute  de  sa 
barbe  et  de  ses  moustaches,  il  pouvait  être  reconnu  k 
la  Conciergerie. 

Il  suivit  l'abbé,  que  pendant  sa  retraite  d'un  instant 
deux  fonctionnaires  étaient  venus  chercher,  et,  avec 
cette  audace  qui  éloigne  tout  soupçon,  avec  ce  gon- 
flement de  la  fièvre  qui  défigure,  il  entra  par  la  grille 
donnant  à  cette  époque  dans  la  cour  du  Palais 

11  était,  comme  l'abbé  Girard,  vêtu  d'un  habit  noir, 
les  habits  sacerdotaux  étant  abolis. 

Dans  le  greffe,  ils  trouvèrent  plus  de  cinquante  per- 
sonnes, soit  employés  à  la  prison,  soit  députés,  soit 
commissaires,  se  préparant  à  voir  passer  la  reine,  soit 
en  mandataires,  soit  en  curieux. 

Son  cœur  battit  si  violemment,  quand  ii  se  trouva 
en  face  du  guichet,  qu'il  n'entendit  plus  les  pour- 
n.  13 


âl8  LE    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

parl^^rs  de  l'abbé  avec  les  gendarmes  et  le  concierge. 

Seulement  un  homme  qui  tenait  à  la  main   des 
ciseaux   et  un  morceau  d'étoffe  fraîchement  coupé 
heurta  Maison-Rouge  sur  le  seuil. 

Maison  Rouge  se  retourna  et  reconnut  l'exécuteur. 

—  Que  veux-lu,  citoyen?  demanda  Sanson. 

Le  chevalier  essaya  de  réprimer  le  frisson  qui  mal 
gré  lin  courait  dans  ses  veines. 

—  Moi?  dit-il.  Tu  le  vois  bien,  citoyen  Sanson,  j'ac- 
compagne le  curé  de  Saint-Landry. 

—  Ah  (  bien,  répliqua  l'exécuteur. 

Et  il  se  rangea  de  côté,  donnant  des  ordres  à  son 
aide. 

Pendant  ce  temps,  Maison-Rouge  pénétra  dans  l'in- 
térieur du  gi^effe;  puis,  du  greffe,  il  passa  dans  le  com- 
partiment oîi  se  tenaient  les  deux  gendarmes. 

Ces  braves  gens  étaient  consternés  ;  aussi  digne  et 
fière  qu'elle  avait  été  ave«  les  autres,  aussi  bonne  et 
douce  la  condamnée  avait  été  avec  eux  :  ils  semblaient 
plutôt  ses  serviteurs  que  ses  gardiens. 

Mais,  d'où  il  était,  le  chevalier  ne  pouvait  aper- 
cevoir la  reine  :  le  paravent  était  fermé. 

Le  paravent  s'était  ouvert  pour  donner  passage  au 
curé,  mais  il  s'était  refermé  deiTière  lui. 

Lorsque  le  chevalier  entra,  la  conversation  était 
déjà  engagée 

—  Monsieur,  disait  îa  reine  de  sa  voix  stridente  et 
fière,  puisque  vous  avez  fait  serment  à  la  République, 
au  nom  de  qui  on  me  met  à  mort,  je  ne   aurais  avoir 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  219 

confiance  en  vous.  Nous  n'adorons  plus  le  môme  Dieu  f 

—  Madame,  répondit  Girard  fort  ému  de  tette  dé- 
daigneuse profession  de  foi,  une  chrétienne  qui  va 
mourir  doit  mourir  sans  haine  dans  le  cœur,  et  elle 
lie  doit  pas  repousser  son  Dieu,  sous  quelque  fi)rme 
qu'il  se  présente  à  elle. 

Maison-Rouge  fit  un  pas  pour  entr'ouvrir  le  para- 
vent, espérant  que  lorsqu'elle  l'apercevrait,  que  lors- 
qu'elle saurait  la  cause  qui  l'amenait,  elle  changerait 
d'avis  à  l'endroit  du  curé;  mais  les  deux  gendarmes 
firent  un  mouvement. 

—  Mais,  dit  Maison-Roùge,  puisque  je  suis  l'acolyte 
du  curé... 

—  Puisqu'elle  refuse  le  curé,  répondit  Duchesne, 
elle  n'a  pas  besoin  de  son  acolyte. 

—  Mais  elle  acceptera  peut-être,  dit  le  chevalier  en 
haussant  la  voix;  il  est  impossible  qu'elle  n'accepte 
pas. 

Slais  Marie-Antoinette  était  trop  entièrement  au  sen- 
timent qui  l'agitait  pour  entendre  et  reconnaître  la  voix 
du  chevalier. 

—  Allez ,  monsieur,  continua-t-elle  s'adressant  tou- 
jours à  Girard,  allez  et  laissez-moi:  puisque  nous  vi- 
vons à  cette  heure  en  France  sous  un  régime  de  liberté» 
je  réclame  celle  de  mourir  à  ma  fantaisie. 

Girard  essaya  de  résister. 

—  Laissez-moi,  monsieur,  dit-elle,  je  vous  dis  de 
me  laisser. 

Girard  essaya  d'ajouter  un  mot. 


220  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  Je  îe  veux,  dit  la  reine  avec  un  geste  de  Marle- 
iiiérèse. 

Girard  sortit. 

Maison-Rouge  essaya  de  plonger  son  regard  dans 
l'intervalle  du  paravent,  mais  la  prisonnière  tournait 
le  dos. 

L'aide  de  l'exécuteur  croisa  le  curé;  il  entrait  tenait 
des  cordes  à  la  main. 

Les  deux  gendarmes  repoussèrent  le  chevalier  jus- 
qu'à la  porte,  avant  que,  ébloui,  désespéré,  étourdi,  il 
eût  pu  articuler  un  cri  ou  faire  un  mouvement  pour 
accomplir  son  dessein. 

11  se  retrouva  donc  avec  Girard  dans  le  corridor  du 
guichet.  Du  corridor,  on  les  refoula  jusqu'au  greffe, 
011  la  nouvelle  du  refus  de  la  reine  s'était  déjà  ré- 
pandue, et  où  la  fierté  autrichienne  de  Marie-Antoinette 
était  pour  quelques-uns  le  texte  de  grossières  invec- 
tives, et  pour  d'autres  un  sujet  de  secrète  admiration. 

—  Allez,  dit  Richard  à  l'abbé,  retournez  chez  vous, 
puisqu'elle  vous  chasse,  et  qu'elle  meure  comme  elle 
voudra. 

—  Tiens,  dit  la  femme  Richard,  elle  a  raison,  et  je 
ferais  comme  elle. 

—  Et  vous  auriez  tort,  citoyenne,  dit  l'abbé. 

—  Tais-toi,  femme,  murmura  le  concierge  en  fai- 
sant les  gros  yeux;  est-ce  que  cela  te  regarde?  Allez, 
l'abbé,  allez. 

—  Non,  répéta  Girard,  non,  je  l'accompagnerai 
malgré  elle;  un  mot,  ne  fût-ce  qu'un  mot,  si  elle 


LT.  ciiF.VAî.îrR  Dr:  îîaison  rouge        521 

l'entend,  lui  rappellera  ses  devoirs;  d'ailleurs,  la  Com- 
mune m'a  donné  une  mission...  et  je  dois  obéir  à  la 
Commune. 

—  Soit;  mais  renvoie  ton  sacristain,  alors,  dit  bru- 
talement i  adjudant-major  commandant  la  force  armée. 

C'était  un  ancien  acteur  de  la  Comédie-Française 
nommé  Grammont. 

Les  yeux  du  chevalier  lancèrent  un  double  éclair,  et 
il  plongea  machinalement  sa  main  dans  sa  poitrine. 

Girard  savait  que,  sous  son  gilet,  il  y  avait  un  poi- 
gnard. Il  l'airéla  d'un  regard  suppliant. 

—  Épargnez  ma  vie,  dit-il  tout  bas;  vous  voyez  que 
tout  est  perdu  pour  vous,  ne  vous  perdez  pas  avec  elle; 
je  lui  parlerai  de  vous  en  route,  je  vous  le  jure;  je  lui 
dirai  ce  que  vous  avez  risqué  pour  la  voir  une  dernière 
fois. 

Ces  mots  calmèrent  l'effervescence  du  jeune  homme; 
d'ailleurs,  la  réaction  ordinaire  s'opérait,  toute  son 
organisation  subissait  un  abaissement  étrange.  Cet 
homme  d'une  volonté  héroïque,  d'une  puissance  mer- 
veilleuse, était  arrivé  au  bout  de  sa  force  et  de  sa  vo- 
lonté; il  flottait  irrésolu,  ou  plutôt  fatigué,  vaincu, 
dans  une  espèce  de  somnolence  qu'on  eût  prise  pour 
l'avant-courrière  de  la  mort. 

—  Oui,  dit-il,  ce  devait  être  ainsi:  la  croix  pour 
Jésus,  l'échafaud  pour  elle;  les  dieux  et  les  rois  boi- 
Yent  jusqu'à  la  lie  le  calice  que  leur  présentent  les 
hommes. 

il  résulta  de  cette  pensée  toute  résignée,  tout  inerte, 


222  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUQ^- 

que  le  jeune  homme  se  laissa  repousser,  sans  autre 
défense  qu'une»  espèce  de  gémissement  involontaire, 
jusqu'à  la  porte  extérieure  et  sans  faire  plus  de  résis- 
tance que  n'en  faisait  Ophélia,  dévouée  à  la  mort,  lors« 
qu'elle  se  voyait  emportée  par  les  flots. 

Au  pied  des  grilles  et  aux  portes  de  la  Conciergerie, 
se  pressait  une  de  ces  foules  effrayantes  comme  on  ne 
peut  se  les  figurer  sans  les  avoir  vues  au  moias  une 
fois. 

L'impatience  dominait  toutes  les  passions,  el  toutes 
lès  passions  parlaient  haut  leur  langage,  qui,  en  se  con- 
fondant, formait  une  rumeur  immense  et  prolongée, 
comme  si  tout  le  bruit  et  toute  la  population  de  Paris, 
s'étaient  concentrés  dans  le  quartier  du  palais  de  jus- 
tice. 

Au-devant  de  cette  foule  campait  une  armée  tout 
entière,  %\ec  des  canons  destinés  à  protéger  la  fête  et  à 
la  rendre  sûre  à  ceux  qui  venaient  en  jouir. 

On  eût  en  vain  essayé  de  percer  ce  rempart  profond, 
grossi  peu  à  peu,  depuis  que  la  condamnation  était 
connue  hors  de  Paris,  par  les  patriotes  des  faubourgs. 

Maison-Rouge,  repoussé  hors  de  la  Conciergerie,  se 
trouva  naturellement  au  premier  rang  des  soldats. 

Les  soldats  lui  demandèrent  qui  il  était. 

Il  répondit  qu'il  était  le  vicaire  de  l'abbé  Girard  ; 
mais  que,  assermenté  comme  son  curé,  il  avait,  comme 
son  curé,  été  refusé  par  la  reine. 

Les  soldats  le  repoussèrent  à  leur  tour  jusqu'au  pre- 
mier rang  des  spectateurs. 


LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  223 

Là,  force  lui  fut  de  répéter  ce  qu'il  avait  dit  aux  soldats. 

Alors,  ce  cri  s'éleva  : 

—  Il  la  quitte...  lli'a  vue...  Qu'a-t-elle  dit?...  Que 
fait-elle?..-.  Est-elle  fière  toujours?...  Est-elle  abat- 
tue ?...  Pleure-t-elle  ?.. . 

Le  chevalier  répondit  à  toutes  ces  questions  d'une 
voix  à  la  fois  faible,  douce  et  affable,  comme  si  cette 
voix  était  la  dernière  manifestation  de  la  vie  suspendue 
à  ses  lèvres. 

Sa  réponse  était  la  vérité  pm'e  et  simple;  seulement, 
cette  vérité  était  un  éloge  de  la  fermeté  d'Antoinette,  et 
ce  qu'il  dit  avec  la  simplicité  et  la  foi  d'un  évangéliste 
jeta  le  trouble  et  le  remords  dans  plus  d'un  cœur. 

Lorsqu'il  parla  du  petit  dauphin  et  de  madame 
Royale,  de  cette  reine  sans  trône,  de  cette  épouse  sans 
époux,  de  cette  mère  sans  enfants,  de  cette  femme  enfin 
seule  et  abandonnée,  sans  un  ami  au  milieu  des  bour- 
reaux, plus  d'un  front,  ^à  et  là,  se  voila  de  tristesse, 
plus  d'une  larme  apparut,  furtive  et  brûlante,  en  des 
yeux  naguère  animés  de  haine. 

Onze  heures  sonnèrent  à  l'horloge  du  Palais,  toute 
rumeur  cessa  à  l'instant  même.  Cent  mille  personnes 
comptaient  l'heure  qui  sonnait  et  à  laquelle  répondaient 
les  battements  do  leur  cœur. 

Puis  la  vibration  de  la  dernière  heure  éteinte  dans 
î'espacfe,  il  se  fit  un  grand  bruit  derrière  les  portes,  en 
même  temps  qu'une  charrette  venant  du  côté  du  quai 
aux  Fleurs  fendait  la  foule  du  peuple,  puis  les  gardes, 
et  venait  se  placer  au  bas  des  degrés.^ 


224  LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

Bientôt  la  reine  apparut  au  haut  de  l'immense  per- 
ron. Toutes  les  passions  se  concentrèrent  dans  les  yeux  ; 
les  respirations  demeurèrent  haletantes  et  suspen- 
dues. 

Ses  cheveux  étaient  coupés  courts,  la  plupart  avaient 
blanchi  pendant  sa  captivité,  et  celte  nuance  argentée 
rendait  plus  délicate  encore  la  pâleur  nacrée  qui  faisait 
presque  céleste,  en  ce  moment  suprême,  ia  beauté  de 
la  fille  des  Césars. 

Elle  était  vêtue  d'une  robe  blanche,  et  ses  mains 
étaient  liées  derrière  son  dos. 

Lorsqu'elle  se  montra  en  haut  des  marches  ayant  à 
sa  droite  l'abbé  Girard,  qui  l'accompagnait  malgré  elle, 
et  à  sa  gauche  l'exécuteur,  tous  deux  vêtus  de  noir,  ce 
fut  dans  toute  celte  foule  un  murmure  que  Dieu  seul, 
qui  lit  au  fond  des  cœurs,  put  comprendre  et  résumer 
dans  une  vérité. 

Un  homme  alors  passa  entre  l'exécuteur  et  Marie- 
Antoinette. 

C'était  Grammont.  11  passait  ainsi  pour  lui  montrer 
i'ignoble  charrette. 

La  reine  recula  malgré  elle  d'un  pas. 

—  Montez,  dit  Grammont. 

Tout  le  monde  entendit  ce  mot,  car  l'émotion  tenait 
tout  murmure  suspendu  aux  lèvres  des  spectateurs. 

Alors  on  vit  le  sang  monter  aux  joues  de  la  reine  et 
gagner  la  racine  de  ses  cheveux;  puis  presque  aussitôt 
son  visage  redevint  d'une  pâleur  mortelle. 

Ses  lèvres  blêmissantes  s'entr'ouvrirent 


LE   CKF.7ALIER   î>K   MATSON-ROUGE  223 

—  Pourquoi  une  charrette  à  moi,  dit-elle,  quand  le 
roi  a  été  à  l'échafaud  dans  sa  voiture? 

L'abbé  Girard  lui  dit  alors  tout  bas  quelques  mots. 
Sans  doute  il  combattait  chez  la  condamnée  ce  dernier 
cri  de  l'orgueil  royal. 

La  reine  se  tut  et  chancela. 

Sanson  avança  les  deux  bras  pour  la  soutenir  ;  maïs 
elle  se  redressa  avant  même  qu'il  l'eût  touchée. 

Elle  descendit  les  escaliers,  tandis  que  l'aide  affermis- 
sait un  marchepied  de  bois  derrière  la  charrette. 

La  reine  y  monta,  l'abbé  monta  derrière  elle. 

Sanson  les  fit  asseoir  tous  deux. 

Lorsque  la  charrette  commença  à  s'ébranler,  il  se  fit 
un  grand  mouvement  dans  le  peuple.  Mais,  en  même 
temps,  comme  les  soldats  ignoraient  dans  quelle  in- 
tention était  accompli  le  mouvement,  ils  réunirent  tous 
leurs  efforts  pour  repousser  la  ioule;  il  se  fit,  en  consé- 
quence, un  grand  espace  vide  entre  la  charrette  et  les 
premiers  rangs. 

Dans  cet  espace  retentit  un  hurlement  lugubre. 

La  reine  tressaillit  et  se  leva  tout  debout,  regardant 
autour  d'elle. 

Elle  vit  alors  son  chien,  perdu  depuis  deux  mois^ 
son  chien,  qui  n'avait  pu  pénétrer  avec  elle  dans  la  Con- 
ciergerie, qui,  malgré  les  cris,  les  coups,  les  bourrades, 
s'élançait  vers  la  charrette  ;  mais  presque  aussitôt  le 
pauvre  Black,  exténué,  maigre,  brisé,  disparut  sous 
les  pieds  des  chevaux, 

La  reine  le  suivit  des  yeux;  elle  ne  pouvait  parler, 
u»  13. 


226  LE   CBEVALÎER   DE  MAISON-ROUGi 

car  sa  voix  était  couverte  par  le  bruit;  elle  ne  pouvait 
le  montrer  du  doigt,  car  ses  mains  étaient  liées  ;  d'ail- 
leurs ,  eût-elle  pu  le  montrer,  eût-on  pu  l'entendre, 
elle  l'eût  sans  doute  demandé  inutilement. 

Mais,  après  l'avoir  perdu  un  instant  des  yeux,  elle  le 
revit. 

Il  était  au  bras  d'un  pâle  jeune  homme  qui  dominait 
la  foule,  debout  sur  un  canon,  et  qui,  grandi  par  une 
exaltation  indicible,  la  saluait  en  lui  montrant  le  ciel. 

Marie- Antoinette  aussi  regarda  le  ciel  et  sourit  douce- 
ment. 

Le  chevalier  de  Maison-Rouge  poussa  un  gémisse- 
ment, comme  si  ce  sourire  lui  avait  fait  une  blessureau 
cœur,  et,  comme  la  charrette  tournait  vers  le  pont  au 
Change,  il  retomba  dans  la  foule  et  disparut. 


XLIX 

l'échafaud 


Sur  la  place  de  la  Révolution,  adossés  à  un  réver- 
bère, deux  hommes  attendaient . 

Ce  qu'ils  attendaient  avec  la  foule,  dont  une  partie 
s'était  portée  à  la  place  du  Palais,  dont  une  autre  partie 
s'était  portée  à  la  place  de  k  Révolution,  dont  le  reste 
s'était  répandu,  tumultueuse  et  pressée,  sur  tout  le  che- 
mih  qui  séparait  ces  deux  places,  c'est  que  la  reine  ar- 
rivât jusqu'à  l'instrument  du  supplice,  qui,  usé  par  la 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ÏIOUGE  227 

pluie  et  le  soleil,  usé  par  la  main  du  bourreau,  usé, 
chose  horrible  f  par  le  contact  des  victimes,  dominait 
avec  une  fierté  sinistre  toutes  ces  têtes  subjacentes, 
comme  une  reine  domine  son  peuple. 

Ces  deux  hommes,  aux  bras  entrelacés,  aux  lèvres 
pâles,  aux  sourcils  froncés,  parlant  bas  et  par  saccades, 
c'étaient  Lorin  et  Maurice. 

Perdus  parmi  les  spectateurs,  et  cependant  de  ma- 
nière à  faire  envie  à  tous,  ils  continuaient  à  voix  basse 
une  conversation  qui  n'était  pas  la  moins  intéressante  de 
toutes  ces  conversations  serpentant  dans  les  groupes 
qui,  pareils  à  une  chaîne  électrique,  s'agitaient,  mer 
vivante,  depuis  le  pont  au  Change  jusqu'au  pont  de  la 
Révolution. 

L'idée  que  nous  avons  exprimée  à  propos  de  l'écha- 
faud  dominant  toutes  les  têtes  les  avait  frappés  tous 
deux 

—  Vois,  disait  Maurice,  comme  le  monstre  hideux 
lève  ses  bras  rouges;  ne  dirait-on  pas  qu'il  nous  ap- 
pelle et  qu'il  sourit  par  son  guichet  comme  par  une 
bouche  effroyable? 

—  Ah  I  ma  foi,  dit  Lorin,  je  ne  suis  pas,  je  l'avoue, 
de  cette  école  de  poésie  qui  voit  tout  en  rouge.  Je  les 
vois  en  rose,  moi,  et,  au  pied  de  cette  hideuse  ma- 
chine, je  chanterais  et  j'espérerais  encore.  Dum  spiro, 
spero, 

—  Tu  espères  quand  on  tue  les  femmes? 

—  Ah  I  Maurice,  dit  Lorin,  fils  de  la  Révolution ,  ne 
renie  pas  ta  mère.  Ah  1  Maurice,  demeure  un  bon  et 


Ç2ft  LE    CHEVALIER   DE   MAÎSON-ROL'GE 

loyal  patriote.  Maurice,  celle  qui  va  mourir,  ce  n'est 
pas  une  femme  comme  toutes  les  autres  femmes;  celle 
qui  va  mourir,  c'est  le  mauvais  g^nie  de  la  France. 

—  Oli  !  ce  n'est  pas  elle  que  je  regrette;  ce  n'est  pai 
elle  que  je  pleure  !  s'écria  Maurice. 

-  Oui,  J8  comprends,  c'est  Geneviève. 

—  Ahl  dit  Maurice,  vois-tu,  il  y  a  une  pensée  qui 
.ne  rend  fou  :  c'est  que  Geneviève  est  aux  mains  des 
pourvoyeurs  de  guillotine  qu'on  appelle  Ht«bert  et  Fou- 
quier-Tinville  :  aux  mains  des  hommes  qui  ont  envoyé 
ici  la  pauvre  Héloïse  et  qui  y  envoient  la  fière  Marie- 
Antoinette. 

—  Eh  bien ,  dit  Lorin,  voilà  justement  ce  qui  fait  que 
j'espère,  moi  :  quand  la  colère  du  peuple  aura  fait  ce 
large  repas  de  deux  tyrans,  elle  sera  rassasiée,  pour 
quelque  temps  du  moins,  comme  le  boa,  qui  met 
trois  mois  à  digérer  ce  qu'il  dévore.  Alors  elle  n'en- 
gloutira plus  personne,  et,  comme  disent  les  prophètes 
du  faubourg,  alors  les  plus  petits  morceaux  lui  [eront 
peur. 

—  Lorin,  Lorin,  dit  Maurice,  moi,  je  suis  plus  po- 
sitif que  toi,  et  je  te  le  dis  tout  bas,  prêt  à  te  le  répéter 
tout  haut  :  Lorin,  je  hais  la  reine  nouvelle,  celle  qui  me 
paraît  destinée  à  succéder  à  l'Autrichienne  qu'elle  va 
tiétniire.  C'est  une  triste  reine  que  celle  dont  la  pour- 
pre est  faite  d'un  sang  quotidien,  et  qui  a  Sansoupour 
premier  ministre. 

—  Bah  !  nous  lui  échapperons  ! 

— •  Je  n'en  crois  rien,  dit  Maurice  en  secouant  la 


LK    CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  229 

tête;  tu  vois  que,  pour  n'être  pas  arrêtés  chez  nous, 
nous  n'avons  d'autre  ressource  que  de  demeurer  dans 
la  rue. 

— '  Bah!  nous  pouvons  quitter  Paris,  rien  ne  nous 
en  empêche.  Ne  nous  plaignons  donc  pas.  Mon  oncle 
nous  attend  à  Saint-Oraer  ;  argent,  passe-port,  rien  ne 
nous  manque.  Et  ce  n'est  pas  un  gendarme  qui  nou? 
arrêterait;  qu'en  penses-tu?  Nous  restons  parce  que 
nous  le  voulons  bien. 

—  Non,  ce  que  tu  dis  là  n'est  pas  juste,  excellent 
ami,  cœur  dévoué  que  tu  es...  Tu  restes  parce  que  je 
veux  rester. 

—  Et  tu  veux  rester  pour  retrouver  Geneviève.  Eh 
bien,  quoi  de  plus  simple,  de  plus  juste  et  de  plus  na- 
turel? Tu  penses  qu'elle  est  en  prison,  c'est  plus  que 
probable.  Tu  veux  veiller  sur  elle,  et,  pour  cela,  il  ne 
faut  pas  quitter  Paris. 

Maurice  poussa  un  soupir,  il  était  évident  que  sa 
pensée  divergeait. 

—  Te  rappelles-tu  la  mort  de  Louis  XVI?  dit-il.  Je 
me  vois  encore  pâle  d'émotion  et  d'orgueil.  J'étais  un 
des  chefs  de  cette  foule  dans  les  plis  de  laquelle  je  me 
cache  aujourd'hui.  J'étais  plus  grand  au  pied  de  cet 
échafaud  que  ne  l'avait  jamais  été  le  roi  qui  montaij 
dessus.  Quel  changement,  Lorin  !  et  lorsqu'on  pense 
que  neuf  mois  ont  suffi  pour  amener  cette  terrible  réac- 
tion f 

—  Neuf  mois  d'amour,  Maurice  1...  Amour,  tu  per- 
dis Troie  i 


230  LE   CHEVALIER    DE   MAISOIS -ROUGE 

Slaurice  soupira  ;  sa  pensée  vagabonde  prenait  une 
autre  route  et  envisageait  un  autre  horizon. 

—  Ce  pauvre  Maison-Rouge,  murmura-t-il,  voilu 
un  triste  jour  pour  lui  1 

—  Hélas!  dit  Lorin,  ce  que  je  vois  de  plus  triste 
dans  les  révolutions,  Maurice,  veux -tu  que  je  te  le 
dise  ? 

—  Oui. 

—  C'est  que  l'on  a  souvent  pour  ennemis  des  gens 
qu'on  voudrait  avoir  pour  amis,  et  pour  amis  des  gens. .. 

—  J'ai  peine  à  croire  une  chose,  interrompit  Mau- 
rice. 

—  Laquelle? 

■^  C'est  qu'il  n'inventera  pas  quelque  projet,  fût-il 
insensé,  pour  sauver  la  reine. 

—  Un  homme  plus  fort  que  cent  mille? 

—  Je  te  dis  :  fût-il  insensé...  Moi,  je  sais  que,  pour 
sauver  Geneviève... 

Lorin  fronça  le  sourcil. 

—  Jeté  le  redis,  Maurice,  reprit-il, tu  t'égares;  non, 
même  s'il  fallait  que  tu  sauvasses  Geneviève,  tu  ne  de- 
viendrais pas  mauvais  citoyen.  Mais  assez  là-dessus, 
Maurice,  on  nous  écoute.  Tiens,  voici  les  têtes  qui  on- 
dulent; tiens,  voici  le  valet  du  citoyen  Sanson  qui  se 
lève  de  dessus  son  panier,  et  qui  regarde  au  loin.  L'Au- 
trichienne arrive. 

Fn.  effet,  comme  pour  accompagner  cette  ondulation 
qu'avait  remarquée  Lorin,  un  frémissement  prolongé 
et  croissant  envahissait  la  foule.  C'était  comme  une  de 


LE  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  23Î 

ces  rafales  qui  commencent  par  siffler  et  qui  finissent 
par  mugir. 

Maurice,  élevant  encore  sa  grande  taille  à  l'aide  des 
poteaux  du  réverbère,  regarda  vers  la  rue  Srdnt-IIo- 
noré. 

—  Oui,  dit-il  en  frissonnant,  la  voilà  f 

En  effet,  on  commençait  à  voir  apparaître  une  autre 
machine  presque  aussi  hideuse  que  la  guillotine,  c'était 
la  charrette. 

A  droite  et  à  gauche  reluisaient  les  armes  de  l'escorte, 
et  devant  elle  Grammont  répondait  avec  les  flamboie- 
ments de  son  sabre  aux  cris  poussés  par  quelques  fa- 
natiques. Mais,  à  mesure  que  la  charrette  s'avançait,  ses 
cris  s'éteignaient  subitement  sous  le  regard  froid  et  som- 
bre de  la  condamnée. 

Jamais  physionomie  n'imposa  plus  éner^iquement  le 
respect;  jamais  Marie-Antoinette  n'avait  été  plus  grande 
et  plus  reine.  Elle  poussa  l'orgueil  de  son  courage  jus- 
qu'à imprimer  aux  assistants  des  idées  de  terreur. 

Indifférente  aux  exhortations  de  l'abbé  Girard,  qui 
l'avait  accompagnée  malgi'é  elle,  son  front  n'oscillait  ni 
à  droite  ni  à  gauche;  la  pensée  vivante  au  fond  de  son 
cerveau  semblait  immuable  comme  son  regard;  le  mou- 
vement saccadé  de  la  charrette  sur  le  pavé  inégal,  fai- 
sait, par  sa  violence  même,  ressortir  la  rigidité  de  son 
maintien;  on  eût  dit  une  de  ces  statues  de  marbre  qui 
cheminent  sur  un  chariot;  seulement,  la  statue  royale 
avait  l'œil  lumineux,  et  ses  cheveux  s'agitaient  au  vent. 

Un  silence  pareil  à  celui  du  désert  s'abattit  soudain 


232  LE   CHEVALIER    DE   ilAlSON-IlOUGH: 

sur  les  trois  cent  mille  spectateurs  de  cette  scène,  que 
le  ciel  voyait  pour  la  première  fois  à  la  clarlé  de  son 
soleil. 

Bientôt,  de  l'endroit  où  se  tenaient  Maurice  et  Lorin, 
on  entendit  crier  l'essieu  de  la  cliarrette  et  souffler  les 
chevaux  des  gardes. 

La  charrette  s'arrêta  au  pied  de  l'échafaud. 

La  reine,  qui,  sans  doute,  ne  songeait  pas  à  ce  mo- 
ment, se  réveilla  et  comprit  :  elle  étendit  son  regard 
hautain  sur  la  foule,  et  le  même  jeune  homme  pâle 
qu'elle  avait  vu  debout  sur  un  canon  lui  apparut  de 
nouveau  debout  sur  une  borne. 

De  cette  borne,  il  lui  envoya  le  môme  salut  respec- 
tueux qu'il  lui  avait  déjà  adressé  au  moment  où  elle 
sortait  de  la  Conciergerie;  puis  aussitôt  il  sauta  à  bas 
de  la  borne. 

Plusieurs  personnes  le  virent,  et,  comme  il  était  vêtu 
de  noir,  de  là  le  bruit  se  répandit  qu'un  prêtre  avait 
attendu  Marie-Antoinette  afin  de  lui  envoyer  l'absolu- 
tion au  moment  où  elle  monterait  sur  l'échafaud. 

Au  reste,  personne  n'inquiéta  le  chevalier.  H  y  a  dans 
les  moments  suprêmes  un  suprême  respect  pour  cer- 
taines choses. 

La  reine  descendit  avec  précaution  les  trois  degrés 
du  marchepied;  elle  était  soutenue  par  Sanson,  qui, 
jusqu'au  dernier  moment,  tout  en  accomplissait  la  tâche 
à  laquelle  il  semblait  lui-même  condamné,  lui  témoigna 
les  plus  grands  égards. 

Pendant  qu'elle  marchait  vers  les  degrés  de  l'écha- 


LE    CHEVALIER    DE    M AISON -R OUGE  ^éo 

faud,  quelques  chevaux  se  cabrèrent,  quelques  gardes  à 
pied,  qnelques  soldats,  semblèrent  osciller  et  perdre 
l'équilibre  ;  puis  on  vit  comme  une  ombre  se  glisaer 
sous  l'échafaud;  mais  le  calme  se  rétablit  presque  à 
l'instant  même,  personne  ne  voulait  quitter  sa  place 
dans  ce  moment  solennel,  personne  ne  voulait  perdre 
le  moindre  détail  du  grand  drame  qui  allait  s'accomplir; 
tous  les  yeux  se  portèrent  vers  la  condamnée. 

La  reine  était  déjà  sur  la  plate-forme  de  l'échafaud. 
Le  prêtre  lui  parlait  toujours  ;  un  aide  la  poussait  dou- 
cement par  derrière;  un  autre  dénouait  le  fichu  qui 
couvrait  ses  épaules. 

Marie- Antoinette  sentit  celte  main  infâme  qui  effleu- 
rait son  cou,  elle  fit  un  brusque  mouvement  et  marcha 
sur  le  pied  de  Sanson,  qui,  sans  qu'elle  le  vît,  était  oc- 
cupé à  l'attacher  à  la  planche  fatale. 

Sanson  retira  son  pied. 

—  Excusez-moi,  monsieur,  dit  la  reme,  je  ne  l'ai 
point  fait  exprès. 

Ce  furent  les  dernières  paroles  que  prononça  la  fille 
des  Césars,  la  reine  de  France,  la  veuve  de  Louis  XVL 

Le  quart  après  midi  sonna  à  l'horloge  des  Tuileries  ; 
en  même  temps  que  lui  Marie- Antoinette  tombait  dans 
l'éternité. 

Un  cri  terrible,  un  cri  qui  résumait  toutes  les  patien» 
ces  :  joie,  épouvante,  deuil,  espoir,  triomphe,  expia- 
tion, couvrit  comme  un  ouragan  un  autre  cri  faible  et 
lamentable  qui,  au  même  moment,  retentissait  sons  Yé" 
chafaud. 


234  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGB 

Les  gendarmes  l'entendirent  pourtant,  si  faible  qu'il 
fût;  ils  firent  quelques  pas  en  avant;  la  foule,  moins 
serrée-,  s'épandit  comme  un  fleuve  dont  on  élargit  la 
digue,  renversa  la  haie,  dispersa  les  gardes,  et  vint 
comme  une  marée  battre  les  pieds  de  l'éciiafaud,  qui  en 
fut  ébranlé. 

Chacun  voulait  voir  de  près  les  restes  de  la  roya,\té, 
que  l'on  croyait  à  tout  jamais  détruite  en  France. 

Mais  les  gendarmes  cherchaient  autre  chose  :  ils  cher- 
chaient cette  ombre  qui  avait  dépassé  leurs  Ugnes,  et 
qui  s'était  glissée  sous  l'échafaud. 

Deux  d'entre  eux  revinrent,  amenant  par  le  collet  un 
jeune  homme  dont  la  main  pressait  sur  son  cœur  un 
mouchoir  teint  de  sang. 

E  était  suivi  par  un  petit  chien  épagneul  qui  hurlait 
lamentablement. 

—  A  mort  l'aristocrate  1  à  mort  le  ci-devant  1  criè- 
rent quelques  hommes  du  peuple  en  désignant  le  jeune 
homme  ;  il  a  trempé  son  mouchoir  dans  le  sang  de 
l'Autrichienne  :  à  mort  ! 

—  Grand  Dieu  I  dit  Maurice  à  Lorin,  le  reconnais- 
tu  ?  le  reconnais-tu  ? 

—  A  mort  le  royaliste I  répétèrent  les  forcenés;  ôtez- 
lui  ce  mouchoir  dont  il  veut  se  faire  une  relique  :  arra- 
chez, arrachez  ! 

Un  sourire  orgueilleux  erra  sur  les  lèvres  du  jeune 
homme;  il  arracha  sa  chemise,  découvrit  sa  poitrine, 
et  laissa  tomber  son  mouchoir. 

— '  Messieurs,  dit -il,  ce  sang  n'est  pas  celui  de  la 


LE   CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGE  238 

reine,  mais  bien  le  mien;  laissez-moi  mourir  tranquil- 
lement. 

Et  une  blessure  profonde  et  reluisante  apparu* 
béante  sous  sa  mamelle  gauche. 

La  foule  jeta  un  cri  et  recula. 

Alors  le  jeune  homme  s'affaissa  lentement  et  tomba 
sur  ses  genoux  ea  regardant  1  echafaud  comme  un 
martyr  regarde  l'autel. 

—  Èlaisoii-Rouge  !  murmura  Lorin  à  l'oreille  de 
Maurice. 

—  Adieu  I  murmura  le  j«une  homme  en  baissant  la 
tête  avec  un  divin  sourire;  adieu,  ou  plutôt  au  revoir! 

Et  il  expira  au  milieu  d€s  gardes  stupéfaits. 

—  H  y  a  encore  cela  à  faire,  Lorin,  dit  Maurice, 
avant  de  devenir  mauvais  citoyen. 

Le  petit  chien  tournait  autour  du  cadavre,  elTaré  et 
hurlant. 

—  Tiens  !  c'est  Black,  dit  un  homme  qui  tenait  un 
gros  bâton  à  la  main;  tiens!  c'est  Black;  viens  ici  mon 
petit  vieux. 

Le  chien  s'avança  vers  celui  qui  l'appelait;  mais  à 
peine  fut- il  à  sa  portée,  que  l'homme  leva  son  bâton  et 
lui  écrasa  la  tôte  en  éclatant  de  rire. 

—  Oh  !  le  misérable  !  s'écria  Maurice. 

—  Silence!  murmura  Lorin  en  l'arrêtant,  silence: 
ou  nous  sommes  perdus...  c'est  Sinion. 


286  LE   CIIEVALIEn    DE   MAISON-ROUflB 


LA    VISITE    DOMICILIAIRE 

T.orin  et  ï^îaurice  étaient  revenus  chez  le  premier 
d'entre  eux.  Maurice,  pour  ne  pas  compromettre  son 
ami  trop  ouvertement,  avait  adopté  l'habitude  de  sortir 
le  matin  et  de  ne  rentrer  que  le  soir. 

Mêlé  aux  événements,  assistant  au  transfert  des  pri- 
sonniers à  la  Conciergerie,  il  épiait  chaque  jour  le  pas- 
sage de  Geneviève,  n'ayant  pu  savoir  en  quelle  maison 
elle  avait  été  renfermée. 

Car,  depuis  sa  visite  à  Fouquier-Tinville,  Lorin  lui 
avait  fait  comprendre  que  la  première  démarche  osten- 
sible le  perdrait,  qu'alors  il  serait  sacrifié  sans  avoir 
pu  porter  secours  à  Geneviève,  et  Maurice,  qui  se  fût 
fait  incarcérer  sur-le-champ  dans  l'espoir  d'être  réuni  à 
sa  îhaîtresse,  devint  prudent  par  la  crainte  d'être  à  ja- 
mais séparé  d'elle. 

\l  allait  donc  chaque  matin  des  Carmes  à  Port-Libre, 
des  Madp^oimettes  à  Saint  -  Lazare,  de  la  Force  au 
Luxembourg, et  stationnait  devant  les  prisons  au  sortir 
des  charrettes  qui  menaient  les  accusés  au  tribunal  ré- 
volutionnaire. Son  coup  d'œil  jeté  sur  les  victimes,  il 
courait  à  une  autre  prison. 

Mais  ;1  s'aperçut  bientôt  que  l'activité  de  dix  hom- 
mes ne  suffirait  pas  à  surveiller  ainsi  les  trente-trois 
prisons  que  Paris  possédait  à  cette  époque,  et  il  se  con- 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  237 

tenta  d'aller  au  tribunal  même  attendre  la  comparution 
de  Geneviève. 

C'était  dé'A  an  commencement  de  désespoir.  En 
efFet,  ({uelles  ressources  restaient  à  un  condamné  après 
l'arrêt?  Quelquefois  le  tribunal,  qui  commençait  les 
séances  â  dix  heures,  avait  condamné  vingt  ou  trente 
personnes  à  quatre  heures;  le  premier  condamné  jouis- 
sait de  six  heures  de  vie  ;  mais  le  dernier,  frappé  de 
sentence  à  quatre  heures  moins  un  quart,  tombait  à 
quatre  heures  et  demie  sous  la  hache. 

Se  résigner  à  subir  une  pareille  chance  pour  Gene- 
viève, c'était  donc  se  lasser  de  combattre  le  destin. 

— •  Oh  I  s'il  eût  été  prévenu  d'avance  de  l'incarcéra- 
tion de  Geneviève. . .  comme  Maurice  se  fût  joué  de 
cette  justice  humaine  tant  aveuglée  à  cette  époque! 
comme  il  eut  facilement  et  promptement  arraché  Gene- 
viève de  la  prison  !  Jamais  évasions  ne  furent  plus 
commodes;  on  pourrait  dire  que  jamais  elles  ne  furent 
plus  rares.  Toute  cette  noblesse,  une  fois  mise  en  pri- 
son, s'y  installait  comme  en  un  château,  et  prenait  ses 
aises  pour  racurir.  Fuir,  c'était  se  soustraire  aux  con- 
séquences du  duel  :  les  femmes  elles-mêmes  rougis- 
saient d'une  liberté  acquise  à  ce  prix. 

Mais  Maurice  ne  se  fût  pas  montré  si  scrupuleux. 
Tuer  des  chiens,  corrompre  un  porte-clefs,  quoi  de 
plus  simple!  Geneviève  n'était  pas  un  de  ces  noms 
tellement  splendides  qu'il  attirât  l'attention  du  monde, . . 
Elle  ne  se  déshonorait  pas  enfuyant,  et  d'ailleurs... 
quand  eUe  se  fût  déshonorée  I 


238  LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

Oh  !  comme  il  se  représentait  avec  ameitume  ces 
jardins  de  Port-Libre  si  faciles  à  escalader;  ces  cham- 
bres des  Madelonnettes  si  commodes  à  percei  pour 
gagner  la  rue,  et  les  murs  si  bas  du  Luxembourg,  et 
les  corridors  sombres  des  Carmes,  dans  lesquels  un 
homme  résolu  pouvait  pénétrer  si  aisément  en  débou- 
chant une  fenêtre  f 

Mais  Geneviève  était-elle  dans  une  de  ces  prisons  ? 

Alors,  dévoré  par  le  doute  et  brisé  par  l'anxiété, 
Maurice  accablait  Dixmer  d'imprécations  ;  il  le  mena- 
çait, il  savourait  sa  haine  pour  cet  homme,  dont  la 
lâche  vengeance  se  cachait  sous  un  semblant  de  dé- 
vouement à  la  cause  royale. 

—  Je  le  trouverai  aussi,  pensait  Maurice;  car,  s'il 
veut  sauver  la  malheureuse  femme,  il  se  montrera; 
s'il  veut  la  perdre,  il  lui  insultera.  Je  le  retrouverai, 
l'infâme,  et,  ce  jour-là,  malheur  à  lui  f 

Le  matin  du  jour  où  se  passent  les  faits  que  nous 
allons  raconter,  Maurice  était  sorti  pour  ailer  s'installer 
à  sa  place  au  tribunal  révolutionnaire.  Lorin  dormait. 

Il  fut  réveillé  par  un  grand  bruit  que  faisaient  à  la 
porte  des  voix  de  femmes  et  des  crosses  de  fusil. 

11  jeta  autour  de  lui  ce  coup  d'œil  effaré  de  l'homme 
surpris  qui  voudrait  se  convaincre  que  rien  de  com- 
promettant ne  reste  en  vue. 

Quatre  sectionnaires,  deux  gendarmes  et  un  com- 
missaire entrèrent  chez  lui  au  même  instant. 

Cette  visite  était  tellement  significative,  que  Lorin 
se  hâta  de  s'habiller. 


LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  239 

—  Vous  m'arrêtez  ?  dit-il, 
■=—  Oui,  citoyen  Lorin. 

~  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  tu  es  suspect. 

—  Ahl  c'est  juste. 

Le  commissaire  griffomia  quelques  mois  au  bas  du 
procès-verbal  d'arrestation. 

—  Où  est  ton  ami?  dit-il  ensuite. 

—  Quel  ami  ? 

—  Le  citoyen  Maurice  Lindey. 

—  Chez  lui  probablement,  dit  Lorin. 

—  Non  pas,  il  loge  ici. 

—  Lui?  Allons  donc!  Mais  cherchez,  et,  si  vous  le 
trouvez... 

—  Voici  la  dénonciation,  dit  le  commissaire,  elle 
est  explicite. 

Il  offrit  à  Lorin  un  papier  d'une  hideuse  écritui'e 
et  d'une  orthographe  énigmatique.  Il  était  dit  dans 
celte  dénonciation  que  l'on  voyait  sortir  chaque  matin 
de  chez  le  citoyen  Lorin  le  citoyen  Lindey,  suspect, 
décrété  d'arrestation. 

La  dénonciation  était  signée  Simon. 

—  Ah  çà  !  mais  ce  savetier  perdra  ses  pratiques, 
dit  Lorin,  s'il  exerce  ces  deux  états  à  la  fois.  Quoi! 
mouchard  et  resseraeleur  de  bottes  I  C'est  un  César 
que  ce  M.  Simon... 

Et  il  éclata  de  rire. 

—  Le  citoyen  Maurice  I  dit  alors  le  commissaire  ;  où 
est  le  citoyen  Maurice  ?  Nous  te  sommons  de  le  livrer. 


240  LE   CHEVALIER   DE   MATSON-ROUGE 

—  Quand  je  vous  dis  qu'il  n'est  pas  ici  ! 

Le  commissaire  passa  dans  la  chambre  voisine,  puis 
monta  dans  une  petite  soupente  où  logeait  l'officieux 
de  Lorin.  Enfin,  il  ouvrit  une  chambre  basse.  Nulle 
trace  de  Maurice. 

Mais,  sur  la  table  de  la  salle  à  manger,  une  lettre 
l'ëcemment  écrite  attira  l'attention  du  commissaire. 
Elle  ëtait  de  Maurice,  qui  l'avait  déposée  en  partant  le 
matin  sans  réveiller  son  ami,  bien  qu'ils  couchassent 
ensemble  : 

f  levais  au  tribunal,  disait  Maurice;  déjeune  sans 
moi,  je  ne  rentrerai  que  ce  soir.  » 

—  Citoyens,  dit  Lorin,  quelque  hâte  que  j'aie  de 
vous  obéir,  vous  comprenez  que  je  ne  puis  vous  suivre 
en  chemise...  Permettez  que  mon  officieux  m'habille. 

—  Aristocrate  I  dit  une  voix,  il  faut  qu'on  l'aide 
pour  passer  ses  culottes. . . 

—  Oh  !  mon  Dieu,  oui!  dit  Lorin,  je  suis  comme 
le  citoyen  Dagobert,  moi.  Vous  remarquerez  que  je 
n'ai  pas  dit  roi. 

—  Allons,  fais,  dit  le  commissaire;  mais  dépêche-toi. 
L'officieux  descendit  de  sa  soupente  et  vint   aider 

son  maître  à  s'habiller. 

Le  but  de  Lorin  n'était  pas  précisément  d'avoir 
un  valet  de  chambre,  c'était  que  rien  de  ce  qui  se 
passait  n'échappât  à  l'officieux,  afin  que  Tofficieux  redît 
à  Maurice  ce  qui  s'était  passé. 

— Maintenant,  messieurs. . ,  pardon,  citoyens. . .  main- 
tenant,  citoyens,  je  suis  '  rêt,  et  je  vous  suis.  Mais 


LE   CHEVALIER    DÉ   MAISON-ROUGE  241 

laissez-moi,  je  vous  prie,  emporter  le  dernier  volume 
des  Lettres  à  Emilie  de  M.  Demoustier,  qui  rient  de 
paraître,  et  que  je  n'ai  pas  encore  lu  ;  cela  charmera 
les  ennuis  de  ma  captivité. 

—  Ta  captivité?  dit  tout  à  coup  Simon,  devenu  mu- 
nicipal à  son  tour  et  entrant  suivi  de  quatre  section- 
naires.  Elle  ne  sera  pas  longue  :  tu  figures  dans  le 
procès  de  la  femme  qui  a  voulu  faire  évader  l'Autri- 
chienne. On  la  juge  aujourd'hui...  on  te  jugera  demain, 
quand  tu  auras  témoigné. 

—  Cordonnier,  dit  Lorin  avec  gravité,  vous  cousez 
vos  semelles  trop  vite. 

—  Oui;  mais  quel  joli  coup  detrancheti  répliqua 
Simon  avec  un  hideux  sourire  ;  tu  verras,  tu  verras, 
mon  beau  grenadier. 

Lorin  haussa  les  épaules. 

—  Eh  bien,  partons-nous?  dit-il.  Je  vous  attends. 

Et,  comme  chacun  se  retournait  pour  descendre  l'es- 
calier, Lorin  lança  au  municipal  Simon  un  si  vigou- 
reux coup  de  pied,  qu'il  le  fit  rouler  en  hurlant  tout  le 
long  du  degré  luisant  et  roide. 

Les  sectionnaires  ne  purent  s'empêcher  de  rire. 
Lorin  mit  ses  mains  dans  ses  poches. 

—  Dans  l'exercice  de  mes  fonctions  I  dit  Simon,  li- 
vide de  «"olère. 

i—  Parbleu  t  répondit  Lorin,  est-ce  que  nous  n'y 
sommes  pas  tous  dans  l'exercice  de  nos  fonctions  ? 

On  le  fit  monter  en  fiacre  et  le  commissaire  le  mena 
au  palais  de  justice. 

II.    '  14 


^4?.  LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGg 

Lî 

LORIS 

Si  pour  la  seconde  fois  ïe  lecteur  veut  nous  suivra 
au  tribunal  révolutionnaire,  nous  retrouverons  Maurice 
à  la  même  place  où  nous  l'avons  déjà  vu;  seulement, 
nous  le  retrouverons  plus  pâle  et  plus  agité. 

Au  moment  où  nous  rouvrons  la  scène  sur  ce  lu- 
gubre théâtre  où  nous  entraînent  les  événements  bien 
plus  que  notre  prédilection,  les  jurés  sont  aux  opinions, 
car  une  cause  vient  d  être  entendue  :  deux  accusés  qui 
ont  déjà,  par  une  de  ces  insolentes  précautions  avec 
lesquelles  on  raillait  les  juges  à  cette  époque,  fait  leur 
toilette  pour  i'échafaud,  s'entretiennent  avec  leurs  dé- 
fenseurs, dont  les  paroles  vagues  ressemblent  à  celles 
d'un  médecin  qui  désespère  de  son  malade. 

Le  peuple  des  tribunes,  était  ce  jour-là,  d'une  féroce 
humeur,  de  cette  humeur  qui  excite  la  sévérité  des 
jurés  :  placés  sous  la  surveillance  inomédiate  des  trico- 
teuses et  des  faubouriens,  les  jurés  se  tiennent  mieux, 
comme  l'acteur  qui  redouble  d'énergie  devant  un 
public  mal  disposé. 

Aussi,  depuis  dix  heures  du  matin,  cinq  prévenus 
ont-ils  déjà  été  changés  en  autant  de  condamnés  par 
ces  mêmes  jurés  rendus  intraitables. 

Les  deux  qui  se  trouvaient  alors  sur  le  banc  des  ac- 
cusés, attendaient  donc  en  ce  moment  le  oui  ou  le  non 


LE   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE  243 

qui  devait,  ou  les  rendre  à  la  vie,  ou  les  jeter  à  la  mort. 
Le  peuple  des  assistants,  rendu  féroce  par  rhabitud*: 
de  cette  tragédie  quotidienne  devenue  son  spectacle 
favori  ;  le  peuple  des  assistants,  disons-nous,  les  pré- 
parait par  des  interjections  à  ce  moment  redoutable. 

—  Tiens,  tiens,  tiens!  regarde  donc  le  grand  I  disait 
une  tricoteuse  qui,  n'ayant  pas  de  bonnet,  portait  à  son 
chignon  une  cocarde  tricolore  large  comme  la  main  ; 
tiens,  qu'il  est  pâle  I  on  dirait  qu'il  est  déjà  mortl 

Le  condamné  regarda  la  femme  qui  l'apostrophait 
ayec  un  sourire  de  mépris. 

—  Que  dis-tu  donc?  reprit  la  voisine.  Le  voilà  qui  rit. 

—  Oui,  du  bout  des  dents. 

Un  faubourien  regarda  sa  montre. 

—  Quelle  heure  est-il  ?  lui  demanda  son  compagnon. 

—  Une  heure  moins  dix  minutes;  voilà  trois  quarts 
d'heure  que  ça  dure. 

—  Juste  comme  à  Domfront,  ville  de  malheur  : 
arrivé  à  raidi  pendu  à  une  heure. 

—  Et  le  petit,  et  le  petit  I  cria  un  autre  assistant; 
regarde-ie  donc,  sera-t-il  laid  quand  il  éternuera  dans 
le  sac  ! 

—  Bah!  c'est  trop  tôt  fait,  tu  n'auras  pas  le  temps 
de  t'en  apercevoir. 

—  Tiens,  on  redemandera  sa  tête  à  M.  Sanson  ;  on  a 
le  droit  delà  voir. 

—  Regarde  donc  comme  il  a  un  bel  habit  bleu  tyran^ 
c'est  un  peu  agréable  pour  les  pauvres  quand  on  rac- 
courcit les  gems  biea  vêtus. 


244  I  2    CI-IETALTEr.   DE   MATS0N-R9UGB 

r^n  effet,  comme  l'avait  dit  l'exécuteur  à  la  reine,  les 
pauvres  héritaient  des  dépouilles  de  chaque  victime, 
ces  dépouilles  étant  portées  à  la  Salpêtrière,  aussitôt 
après  l'exécution,  pour  être  distribuées  aux  indigents  : 
c'est  là  qu'avaient  été  envoyés  les  habits  de  la  reine 
suppliciée. 

Maurice  écoutait  tourbillonner  ces  paroles  sans  y 
prendre  garde  ;  chacun  dans  ce  moment  était  préoc- 
cupé de  quelque  puissante  pensée  qui  l'isolait;  depuis 
quelques  jours,  son  cœur  ne  battait  plus  qu'à  cer- 
tains moments  et  par  secousses;  de  temps  en  temps,  la 
crainte  ou  l'espérance  semblait  suspendre  la  marche  de 
sa  vie,  et  ces  oscillations  perpétuelles  avaient  commo 
brisé  la  sensibilité  dans  son  cœur,  pour  y  substituer 
l'atonie. 

Les  jurés  rentrèrent  en  séance,  et,  comme  on  s'y  at- 
tendait, le  président  prononça  la  condamnation  des 
deux  prévenus. 

On  les  emmena,  ils  sortirent  d'un  pas  ferme;  tout 
le  monde  mourait  bien  à  cette  époque. 

La  voix  de  l'huissier  retentit  lugubre  et  sinistre. 

—  Le  citoyen  accusateur  public  contre  la  citoyenne 
Geneviève  Dixmer. 

Maurice  frissonna  de  tout  son  corps,  et  une  sueur 
moite  perla  par  tout  son  visage. 

La  petite  porte  par  laquelle  entraient  les  accusés 
s'ouvrit  et  Geneviève  parut. 

Elle  était  vêtue  de  blanc  ;  ses  cheveux  étaient  ar- 
rangés avec  une  charmante  coquetterie,   car  elle  les 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  245 

avait  étages  et  bouclés  avec  art,  au  lieu  de  les  couper, 
ainsi  que  faisaient  beaucoup  de  femmes. 

Sans  doute,  jusqu'au  dernier  moment  la  pauvre  Ge- 
neviève voulait  paraître  belle  à  celui  qui  pouvait  la  voir. 

Maurice  vit  Geneviève,  et  il  sentit  que  toutes  les 
forces  qu'i\  avait  rassemblées  pour  cette  occasion  lui 
nî-mquaientà  la  fois;  cependant  il  s'attendait  à  ce  coup, 
puisque,  depuis  douze  jours,  il  n'avait  manqué  aucune 
séance,  et  que  trois  fois  déjà  le  nom  de  Geneviève  sor- 
tant de  la  bouche  de  l'accusateur  public  avait  frappé 
son  oreille  ;  mais  certains  désespoirs  sont  si  vastes  et 
si  profonds,  que  nul  n'en  peut  sonder  l'abîme. 

Tous  ceux  qui  virent  apparaître  cette  femme,  si 
belle,  si  naïve,  si  pâle,  poussèrent  un  cri  :  les  uns  de 
fureur,  —  il  y  avait,  à  cette  époque,  des  gens  qui 
haïssaient  toute  supériorité,  supériorité  de  beauté 
comme  supériorité  d'argent,  de  génie  ou  de  naissance, 
—  les  autres  d'admiration,  quelques-uns  de  pitié. 

Geneviève  reconnut  sans  doute  un  cri  dans  tous  ces 
cris,  une  voix  parmi  toutes  ces  voix  ;  car  elle  se  re- 
tourna du  côté  de  Maurice,  tandis  que  le  président 
feuilletait  le  dossier  de  l'accusée,  tout  en  la  regardant 
de  temps  en  temps,  en  dessous. 

Du  premier  coup  d'œil,  elle  vit  Maurice,  tout  ense- 
veli qu'il  était  sous  les  bords  de  son  large  chapeau  ; 
alors  elle  se  retourna  entièrement  avec  un  doux  sourire 
et  avec  in  geste  plus  doux  encore;  elle  appuya  ses  deux 
mains  n  )ses  et  tremblantes  sur  ses  lèvres,  et,  y  déposant 
toute  soQ  âme  avec  son  souffle,  elle  donna  des  ailes  à 
II.  14. 


246  LE   CHEVALIER   DE  MAISON-P.OUGE 

ce  baiser  perdu,  qu'un  seul  dans  cette  foule  avait  le 
droit  de  prendre  pour  lui. 

Un  murmure  d'intérêt  parcourut  toute  la  salle.  Ge- 
neviève, interpellée,  se  retourna  vers  ses  juges;  mais 
elle  s'arrêta  au  milieu  de  ce  mouvement,  et  ses  yeux 
dilatés  se  fixèrent  avec  une  indicible  expression  de  tcr^ 
reur  vers  un  point  de  la  salle. 

Maurice  se  haussa  vainement  sur  la  pointe  des 
pieds  :  il  ne  vit  rien,  ou  plutôt  quelque  chose  de  plus 
important  rappela  son  attention  sur  la  scène,  c'est-à- 
dire  sur  le  tribunal. 

Fouquier-Tinville  avait  commencé  la  lecture  de  l'acte 
d'accusation. 

Cet  acte  portait  que  Geneviève  Dixmer  était  femme 
d'un  conspirateur  acharné,  que  l'on  suspectait  d'avoir 
lidé  l'ex-chevalier  de  Maison-Rouge  dans  les  tentatives 
successives  qu'il  avait  faites  pour  sauver  la  reine. 

D'ailleurs,  elle  avait  été  surprise  aux  genoux  de  la 
reine,  la  suppliant  de  changer  d'habits  avec  elle,  et 
s'offrant  de  mourir  à  sa  place.  Ce  fanatisme  stupide, 
disait  l'acte  d'accusation,  méritera  sans  doute  les  éloges 
des  contre-révolutionnaires  ;  mais  aujourd'hui,  ajou- 
tait-il, tout  citoyen  français  ne  doit  sa  vie  qu'à  la  na- 
tion, et  c'est  trahir  doublement  que  de  la  sacrifier  aux 
ennemis  de  la  France, 

Geneviève,  interrogée  si  elle  reconnaissait  avoir  été, 
comme  l'avaient  dit  les  gendarmes  Duchesne  et  Gilbert, 
surprise  aux  genoux  de  la  reine,  la  suppliant  de 
chan^f^r  de  vêlements  avec  elle,  répondit  simplement  : 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON -ROUGE  247 

—  Oui! 

—  Alors,  dit  le  président,  racontez-nous  votre  pian 
et  vos  espérances. 

Geneviève  sourit. 

-^  Une  femme  peut  concevoir  des  espérances,  dit- 
elle  ;  mais  une  femme  ne  peut  faire  un  plan  dans  le 
genre  de  celui  dont  je  suis  victime. 

—  Comment  vous  trouviez- vous  là,  alors? 

—  Parce  que  je  ne  m'appartenais  pas  et  qu'on  me 
poussait. 

—  Qui  vous  poussait?  demanda  l'accusateur  public. 

—  Des  gens  qui  m'avaient  menacée  de  mort  si  je 
n'obéissais  pas. 

Et  le  regard  irrité  de  la  jeune  femme  alla  se  fixer  de 
nouveau  sur  ce  point  de  la  salle  invisible  à  Maurice. 

—  Mais,  pour  échapper  à  cette  mort  dont  on  vous 
menaçait,  vous  affrontiez  la  mort  qui  devait  résulter 
pour  vous  d'une  condamnation. 

—  Lorsque  j'ai  cédé,  le  couteau  était  sur  ma  poi- 
trine, tandis  que  le  fer  de  la  guillotine  était  encore  loin 
de  ma  tête.  Je  me  suis  courbée  sous  la  violence  pré- 
sente. 

—  Pourquoi  n'appeliez -vous  pas  à  l'aide?  Tout  bon 
citoyen  vous  eût  défendue. 

—  Hélas  1  monsieur,  Répondit  Geneviève  avec  un 
accent  à  la  fois  si  triste  et  si  tendre,  que  le  cœur  de 
Maurice  se  gonfla  comme  s'il  allait  éclater;  hélas!  je 
n'avais  plus  personne  près  de  n.oi. 

L'attendrissement  succédait  à  l'intérêt,  comme  l'ia» 


240  LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

térêt  avait  succédé  à  la  curiosité.  Beaucoup  de  têtes  se 
baissèrent,  les  unes  cachant  leurs  larmes,  les  autres  les 
laissant  couler  librement. 

Maurice,  alors,  aperçut  vers  sa  gauche  une  tête  restée 
ferme,  un  visage  demeuré  inflexible. 

C'était  Dixmer,  debout,  sombre,  implacable,  et  qui 
ne  perdait  de  vue  ni  Geneviève  ni  le  tribunal. 

Le  sang  afflua  aux  tempes  du  jeune  homme;  la  co- 
lère monta  de  son  cœur  à  son  front,  emplissant  tout 
son  être  de  désirs  immodérés  de  vengeance.  Il  lança  à 
Dixmer  un  regard  chargé  d'une  haine  si  électrique,  si 
puissante,  que  celui-ci,  comme  attiré  par  le  fluide  brû- 
lant, tourna  la  tête  vers  son  ennemi. 

Leurs  deux  regards  se  croisèrent  comme  deux  flam- 
mes, 

—  Dites -nous  les  noms  de  vos  instigateurs,  demanda 
le  président. 

~  Il  n'y  en  a  qu'un  seul,  monsieur, 
~~  Lequel? 

—  Mon  mari. 

-—  Savez- vous  où  il  est? 

—  Oui. 

—  Indiquez  sa  retraite. 

—  Il  a  pu  être  infâme,  mais  je  ne  serai  pas  lâche;  ce 
n'est  point  à  moi  de  dénoncer  sa  retraite,  c'est  à  vous 
de  la  découvrir. 

Maurice  regarda  Dixmer. 

Dixmer  ne  fit  pas  un  mouvement. 

Une  idée  traversa  la  tête  du  jeune  homme  :  c'était  âê 


LE   CHEVALIER   DE.   MAISON-ROUGE  249 

le  dénoncer  en  se  dénonçant  soi-même;  mais  il  la  com- 
prima. 

—  Non,  dit-il,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  doit  mourir. 

—  Ainsi,  vous  refusez  de  guider  nos  recherches?  dit 
le  président. 

—  Je  crois,  monsieur,  que  je  ne  puis  le  faire,  répon- 
dit Geneviève,  sans  me  rendre  aussi  méprisable  aux 
yeux  des  autres  qu'il  l'est  aux  miens. 

—  Y  a-t-il  des  témoins?  demanda  le  président. 

—  11  y  en  a  un,  répondit  l'huissier. 

—  Appelez  le  témoin. 

—  ?;îaximilien-Jean  Lorin  f  glapit  l'huissier. 

—  Lorin  I  s'écria  Maurice.  Oh  I  mon  Dieu  I  qu*est-il 
donc  arrivé? 

Cette  scène  se  passait  le  jour  même  de  l'arrestation 
de  Lorin,  et  Maurice  ignorait  cette  arrestation. 

—  Lorin  1  murmura  Geneviève  en  regardant  autour 
d'elle  avec  une  douloureuse  mquiétude. 

—  Pourquoi  le  témoin  ne  répond-il  pas  à  l'appel? 
demanda  le  président. 

-—  Citoyen  président,  dit  Fouquier-Tinville,  sur  une 
dénonciation  récente  le  témoin,  a  été  arrêté  à  son  domi- 
cile; on  va  l'amener  à  l'instant. 

Maurice  tressaillit. 

—  Il  y  avait  un  autre  témoin  plus  important,  con- 
tinua Fouquier  ;  mais  celui-là,  on  n'a  pas  pu  le  trouver 
encore. 

Dixmer  se  retourna  en  souriant  vers  Maurice  :  peut- 
être  la  même  idée  qui  avait  passé  dans  la  tête  de  l'a- 


StiO  LE   CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGE 

mant  passait-elle  à  son  tour  dans  la  tête  du  mari. 

Geneviève  pâlit  et  s'affaissa  sur  elle-même  en  pous- 
sant un  gémissement. 

Eu  ce  moment, Lorin  entra  suivi  de  deux  gendarmes. 

Après  lui,  et  par  la  même  porte,  apparut  Simon,  qui 
vint  s'asseoir  dans  le  prétoire  en  habitué  de  la  localité. 

--  Vos  noms  et  prénoms?  demanda  le  président. 

— -  IMaximilien-Jean  Lorin. 

—  Votre  état? 
— ■  Homme  libre. 

—  Tu  ne  le  seras  pas  longtemps,  dit  Simon  en  lui 
montrant  le  poing. 

—  Ëtes-vous  parent  de  la  prévenue? 

—  Non;  mais  j'ai  l'honneur  d'être  de  ses  amis. 

—  Saviez-Yous  qu'elle  conspirât  l'enlèveraent  de  la 
reine? 

—  Gomment  voulez-vous  que  je  susse  cela? 

—  Elle  pouvait  vous  l'avoir  confié. 

—  A  moi,  membre  de  la  section  des  Thermopyles? . . . 
Allons  doncf 

—  On  vous  a  vu  cependant  quelquefois  avec  elle. 

—  On  a  dû  m'y  voir  souvent  même. 

—  Vous  la  connaissiez  pour  une  aristocrate? 

—  Je  la  connaissais  pour  la  femme  d'un  maître 
tanneur. 

—  Son  mari  n'exerçait  pas  en  réalité  l'état  sous  le- 
quel il  se  cachait. 

—  Ah  !  cela,  je  l'ignore  ;  sou  mari  n'est  pas  de  mes 
amis. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  2S1 

—  Parlez-nous  de  ce  mari. 

—  Oh  !  très- volontiers  !  C'est  un  vilain  homme... 
««-  Monsieur  Lorin,  dit  Geneviève,  par  pitié. 
Lorin  continua  impaosiblement  : 

—  Qui  a  sacrifié  sa  pauvre  femme  que  vous  avez 
devant  les  yeux  pour  satisfaire,  non  pas  m3me  à  ses 
opinions  politiques,  mais  à  ses  haines  personnelles  ; 
pouah  !  je  le  mets  presque  aussi  bas  que  Simon. 

Dixmer  devint  Uvide,  Simon  voulut  parler  ;  mais, 
d'un  geste,  le  président  lui  imposa  silence. 

—  Vous  paraissez  connaître  parfaitement  cette  his- 
toire, citoyen  Lorin,  dit  Fouquier;  contez-nous-la. 

—  Pardon,  citoyen  Fouquier,  dit  Lorin  en  se  levant 
j'ai  dit  tout  ce  que  j'en  savais. 

Il  salua  et  se  rassit. 

—  Citoyen  Lorin,  continua  l'accusateur,  il  est  de 
ton  devoir  d'éclairer  le  tribunal. 

—  Qu'il  s'éclaire  avec  ce  que  je  viens  de  dire.  Quant 
à  cette  pauvre  femme,  je  le  répète,  elle  n'a  fait  qu'obéir 
à  la  violence...  Eh  1  tenez,  regardez-la  seulement,  est- 
elle  taillée  en  conspiratrice  ?  On  l'a  forcée  de  faire  ce 
qu'elle  a  fait,  voilà  tout. 

—  Tu  le  crois  ? 

• —  J'en  suis  sûr. 

—  Au  nom  de  la  loi,  dit  Fouquier,  je  requiers  que  le 
témoin  Lorin  soit  traduit  devant  le  tribunal  comme 
prévenu  de  complicité  avec  cette  femme. 

Maurice  poussa  un  gémissement. 

Geneviève  cacha  son  visage  dans  ses  deux  maina- 


252  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

Simon  s'écria  dans  un  transport  de  joie  : 

—  Citoyen  accusateur,  tu  viens  de  sauver  la  patrie  * 
Quant  à  Lorin,  sans  rien  répondre,  il  enjamba  la  ba- 
lustrade, pour  venir  s'asseoir  près  de  Geneviève;  il  lui 
prit  la  main,  et,  la  baisant  respectueusement  : 

—  Bonjour,   citoyenne,  dit-il  avec  un  Hegme  qui 
électrisa  l'assemblée.  Comment  vous  portez- vous? 

Et  il  se  rassit  sur  le  banc  des  accusés. 


LU 

SlilTE    DU   PRÉCÉDENT 

Toute  cette  scène  avait  passé  comme  une  vision  fan- 
tasmagorique devant  Maurice,  appuyé  sur  la  poignée 
de  son  sabre,  qui  ne  le  quittait  pas  ;  il  voyait  tomber 
un  à  un  ses  amis  dans  le  gouffre  qui  ne  rend  pas  ses 
victimes,  et  cette  image  mortelle  était  pour  lui  si  frap- 
pante, qu'il  se  demandait  pourquoi  lui,  le  compagnon 
de  ces  infortunés,  se  cramponnait  encore  au  bord  dix 
précipice,  et  ne  se  laissait  point  aller  au  vertige  qui 
l'entraînait  avec  eux . 

En  enjambant  la  balustrade,  Lorin  avait  vu  la  figure 
sombre  et  railleuse  de  Dixincr. 

Lorsqu'il  se  fut  placé  près  d'elle,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  Geneviève  se  pencha  à  son  oreille 

—  Ohl  mon  Dieu!  dit-elle,  savez-vous  que  Maurice 
est  là? 

—  Oà  donc? 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  233 

—  Ke  regarde?  pas  tout  de  suite  ;  votre  regard  pour- 
rait le  perdre. 

—  Soyez  tranquille. 

—  Derrière  nous,  près  de  la  porte.  Quelle  douleur 
pour  lui  si  nous  sommes  condamnés  I 

Lorin  regarda  la  jeune  femme  avec  une  tendre  com- 
passion. 

—  Nous  le  serons,  dit-il,  je  vous  conjure  de  ne  pas 
en  douter.  La  déception  serait  trop  cruelle  si  vous  aviez 
l'imprudence  d'espérer. 

—  Oh  !  mon  Dieu  I  dit  Geneviève.  Pauvre  ami  qui 
restera  seul  sur  la  terre  ! 

Lorin  se  retourna  alors  vers  Maurice,  et  Geneviève, 
n'y  pouvant  résister,  jeta  de  son  côté  un  regard  rapide 
sur  le  jeune  homme. 

Maurice  avait  les  yeux  fixés  sur  eux,  et  il  appuyait 
une  main  sur  son  cœur. 

—  il  y  a  un  moyen  de  vous  sauver,  dit  Lorin. 

-—  Sûr?  demanda  Geneviève,  dont  les  yeux  étmce- 
lèrent  de  joie. 

—  Oh  I  de  celui-là,  j'en  réponds. 

—  Si  vous  me  sauviez,  Lorin»  comme  je  vous  bé- 
nirais! 

—  Mais  ce  moyen...,  reprit  le  jeune  homme. 
Geneviève  lut  son  hésitation  dans  ses  yeux. 

—  Vous  l'avez  donc  vu,  vous  aussi?  dit-elle. 

—  Oui,  je  l'ai  vu.  Voulez-vous  étrt  sauvée?  Qu'il 
descende  à  son  tour  dans  le  fauteuil  de  fer,  et  vous 
l'êtes. 

II.  13 


254  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

Dixm^r  devina  sans  doute,  à  l'expression  du  regard 
de  Lorin^  quelles  étaient  les  paroles  qu'il  prononçait, 
car  il  pâlit  rl'abord;  mais  bientôt  il  reprit  son  calme 
sombre  et  son  sourire  infernal. 

—  C'est  impossible,  dit  Geneviève;  je  ne  pourrais 
plus  le  haïr. 

—  Dites  qu'il  connaît  votre  générosité  et  qu'il  vous 
brave. 

—  Sans  doute,  car  il  est  sûr  de  lui,  de  moi,  de  nous 
tous, 

—  Geneviève,  Geneviève,  je  suis  moins  parfait  que 
vous;  laissez-moi  l'entraîner  et  qu'il  périsse. 

—  Non,  Lorin,  je  vous  en  conjure,  rien  de  commun 
avec  cet  homme,  pas  même  la  mort  ;  il  me  semble  que 
je  serais  infidèle  à  Maurice  si  je  mourais  avec  Dixmer. 

—  Mais  vous  ne  mourrez  pas-,  vous. 

—  Le  moyen  de  vivre  quand  il  sera  mort  ? 

—  Ah  I  dit  Lorin,  que  Maurice  a  raison  de  voug  ai- 
mer 1  Vous  êtes  un  ange,  et  la  patrie  des  anges  est  au 
ciel.  Pauvre  cher  Maurice  I 

Cependant  Simon,  qui  ne  pouvait  entendre  ce  que 
disaient  les  deux  accusés,  dévorait  du  regard  leur  phy- 
sionomie à  défaut  de  leurs  paroles. 

—  Citoyen  gendarme,  dit-il,  empêche  donc  les  con» 
spirateurs  de  continuer  leurs  complots  contre  ia  Répu- 
blique jusque  dans  le  tribunal  révolutionnaire. 

—  Boni  i-eprit  le  gendarme;  tu  sais  bien,  citoyen 
Simon,  qu'on  ne  conspire  plus  ici,  ou  que,  si  l'on 
conspire,  ce  n'est  point  jour  longtemps.  Ils  causent,  les 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  255 

citoyens,  et,  puisque  la  loi  ne  défend  pas  de  causer  dans 
la  charrette,  pourquoi  défendrait-on  de  causer  au  tri- 
bunal ? 

Ce  gendarme,  c'était  Gilbert,  qui,  ayant  reconnu  la 
pnsomiière  faite  par  lui  dans  le  cachot  de  la  reine,  té- 
moignait, avec  sa  probité  ordinaire,  l'intérêt  qu'il  ne 
pouvait  s'empêcher  d'accorder  au  courage  et  au  dé- 
vouement. 

Le  président  avait  consulté  ses  assesseurs  ;  sur  l'in- 
vitation de  Fouquier-Tinville,  il  commença  les  ques- 
tions : 

—  Accusé  Lorin ,  demanda-t-il ,  de  quelle  nature 
étaient  vos  relations  avec  la  citoyenne  Dixmer? 

-—  De  quelle  nature,  citoyen  président? 

—  Oui. 

L'amitié  la  plus  pure  unissait  nos  deux  cœurs, 
Elle  m'aimait  en  frère  et  je  l'aimais  en  sœur. 

—  Citoyen  Lorin,  dit  Fouquier-Tmville,  la  rime  est 
mauvaise. 

—  Comment  cela?  demanda  Lorin. 

—  Sans  doute,  il  y  a  une  s  de  trop. 

—  Coupe,  citoyen  accusateur,  coupe,  c'est  ton  état» 
Le  visage  impassible  de  Fouquier-Tinville  pâlit  légè- 
rement à  cette  terrible  plaisanterie. 

—  St  de  quel  œil,  demanda  le  président,  le  e^Loyen 
Dixmer  voyait-il  la  liaison  d'un  homme  qui  se  préten- 
dait républicain,  avec  sa  femme? 

—  Ohl  quant  à  cela,  je  ne  puis  vous  le  dire,  décla» 


2S6  tE  CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGB 

rant  n'avoir  jamais  connu  le  citoyen  DiKHier  et  en  être 
parfaitement  satisfait. 

—  Mais,  reprit  Fouquier-Tinville,  tu  ne  dis  pas  que 
ton  ami  le  citoyen  Maurice  Lindey  était  entre  toi  et 
l'accusée  le  nœud  de  cette  amitié  si  pure? 

—  Si  je  ne  le  dis  pas,  répondit  Lorin,  c'est  qu'il  me 
semble  que  c'est  mal  de  le  dire,  et  je  trouve  même  que 
vous  auriez  dû  prendre  exemple  sur  moi. 

—  Les  citoyens  jurés,  dit  Fouquier-Tinville,  appré- 
cieront cette  singulière  alliance  de  deux  républicains 
avec  une  aristocrate,  et  dans  îe  moment  même  où  cette 
aristocrate  est  convainoue  du  plus  noir  complot  qu'on 
ait  tramé  contre  la  nation. 

—  Comment  aurais-je  su  ce  complot  dont  tu  parles, 
citoyen  accusateur?  demanda  Lorin  révolté  plutôt 
qu'effrayé  de  la  brutalité  de  l'argument. 

—  Vous  connaissiez  cette  femme,  vous  étiez  son  ami, 
elle  vous  appelait  son  frère,  vous  l'appeliez  votre  sœur, 
et  vous  ne  connaissiez  pas  ses  démarches  ?  Est-il  donc 
possible,  comme  vous  l'avez  dit  vous-même,  demanda 
le  président,  qu'elle  ait  perpétré  seule  l'action  qui  lui 
est  imputée? 

—  Elle  ne  l'a  pas  perpétrée  seule,  reprit  Lorin  en  se 
SiSrvant  des  mots  techniques  employés  par  le  président, 
puisqu'elle  vous  a  dit,  puisque  je  vous  ai  dît  et  puisque 
je  vous  répète  que  son  mari  l'y  poussait. 

—  Alors  comftient  ne  connais-tu  pas  le  mari,  dit 
Fouquier-Tinville,  puisque  le  mari  était  uni  avec  la 
femme? 


LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  237 

Lorin  n'avait  qu'à  raconter  la  première  disparition 
de  Dixmer;  Lorin  n'avait  qu'à  dire  les  amours  de  Ge- 
neviève et  de  Maurice  ;  Lorin  n'avait  enfin  qu'à  faire 
connaître  la  façon  dont  le  mari  avait  enlevé  et  caché  sa 
femme  dans  une  retraite  impénétrable,  pour  se  dis- 
citlper  de  toute  connivence  en  dissipant  toute  obscu- 
rité. 

Mais,  pour  cela,  il  fallait  trahir  le  secret  de  ses  deux 
amis;  pour  cela,  il  fallait  faire  rougir  Geneviève  devant 
cinq  cents  personnes;  Lorin  secoua  la  tête  comme  pour 
se  dire  non  à  lui-même. 

—  Eh  bien,  demanda  le  président,  que  répondrez- 
Yous  au  citoyen  accusateur? 

—  Que  sa  logique  est  écrasante,  dit  Lorin,  et  qu'il 
m'a  convaincu  d'une  chose  dont  je  ne  me  doutais 
même  pas. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  je  suis,  à  ce  qu'il  paraît,  un  des  phis 
affreux  conspirateurs  qu'on  ait  encore  vus. 

Cette  déclaration  souleva  une  hilarité  universelle. 
Les  jurés  eux-mêmes  n'y  purent  tenir,  tant  ce  jeune 
homme  avait  prononcé  ces  paroles  avec  l'intonation 
qui  leur  convenait. 

Fouquier  sentit  toute  la  raillerie;  et  comme,  dans 
son  infatigable  persévérance,  il  en  était  arrivé  à  con- 
naître tous  les  secrets  des  accusés  aussi  bien  que  les 
accuséh  eux-mêmes,  il  ne  put  se  défendre  envers  Lo- 
rin d'un  sentiment  d'admiration  compatissante. 

—  Voyons,  dit-il,  citoyen  Lorin,  parle,  défends-toi. 


258  LE   CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE 

Le  tribunal  t'écoutera;  car  il  connaît  ton  passé,  et  ton 
passé  est  celui  d'un  brave  républicain. 

Simon  voulut  parler;  le  président  lui  fit  signe  de  se 
taire. 

—  Parle,  citoyen  Lorin,  dit-il,  nous  t'écoulons, 
Lorin  secoua  de  nouveau  la  tête. 

—  Ce  silence  est  un  aveu,  reprit  le  président, 

—  Non  pas,  dit  Lorin,  ce  silence  est  du  silence, 
Toilà  tout. 

—  Encore  une  fois,  dit  Fouquier-Tinville,  veux- tu 
parler? 

Lorin  se  retourna  vers  l'auditoire,  pour  Interroger 
des  yeux  Maurice  sur  ce  qu'il  avait  à  faire. 

Maurice  ne  fit  point  signe  à  Lorin  de  parler,  et  Lo- 
rin se  tut. 

C'était  se  condamner  soi-même. 

Ce  qui  suivit  fut  d'une  exécution  rapide. 

Fouquier  résuma  son  accusation  :  le  président  ré- 
suma les  débats  ;  les  jurés  allèrent  aux  voix  et  rappor- 
tèrent un  verdict  de  culpabilité  contre  Lorin  et  Gene- 
viève. 

Le  président  les  condamna  tous  les  deux  à  la  peine 
de  mort. 

Deux  heures  sonnaient  à  la  grande  horloge  du  Palais, 

Le  président  mit  juste  autant  de  temps  pour  pronon- 
cer la  condamnation  que  l'horloge  à  sonner, 

Maurice  écouta  ces  deux  bruits  confondus  l'un  dans 
l'autre.  Quand  la  double  vibration  de  la  voix  et  du 
timbre  fut  éteinte,  ses  forces  étaient  épuisées. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGK  259 

Les  gendarmes  emmenèrent  Geneviève  et  Lorin, 
qui  lui  avait  offert  son  bras. 

Tous  deux  saluèrent  Maurice  d'une  façon  bien  diffé- 
rente*, Lorin  souriait;  Geneviève,  pâle  et  défaillante, 
lui  envoya  un  dernier  baiser  sur  ses  doigts  trempés  de 
larmes. 

Elle  avait  conservé  l'espoir  de  vivre  jusqu'au  dernier 
moment,  et  elle  pleurait  non  pas  sa  vie,  mais  son 
amour,  qui  allait  s'éteindre  avec  sa  vie. 

Maurice,  à  moitié  fou,  ne  répondit  point  à  cet  adieu 
de  ses  amis  ;  il  se  releva  pâle,  égaré,  du  banc  sur  lequel 
il  s'était  affaissé.  Ses  amis  avaient  disparu. 

Il  sentit  qu'une  seule  chose  vivait  encore  en  lui  : 
c'était  la  haine  qui  lui  mordat  le  cœur. 

Il  jeta  un  dernier  regard  autour  de  lui  et  reconnut 
Dixmer,  qui  s'en  allait  avec  d'autres  spectateurs  et  qui 
se  baissait  pour  passer  sous  la  porte  cintrée  du  couloir. 

Avec  la  rapidité  du  ressort  qui  se  détend,  Maurice 
bondit  de  banquettes  en  banquettes  et  parvint  à  la  même 
porte. 

Dixmer  l'avait  déjà  franchie  :  il  descendait  dans 
l'obscurité  du  corridor. 

Maurice  descendit  derrière  lui. 

Au  moment  où  Dixmer  toucha  du  pied  les  dalles  de 
îa  grande  salle,  Maurice  toucha  l'épaule  de  Dixmer  de 
h.  maia. 


260  LE    CHEVALIEU   DE   MAISON-ROUGF. 

LUI 

LE    DUEL 

A  celte  époque,  c'était  toujours  une  chose  grave  que. 
de  se  sentir  toucher  à  l'épaule. 

Dixmer  se  retourna  et  reconnut  Maurice. 

—  Ah  I  bonjour,  citoyen  républicain,  fit  Dixiner 
sans  témoigner  d'autre  émotion  qu'un  tressaillement 
imperceptible  qu'il  réprima  aussitôt. 

—  Bonjour,  citoyen  lâche,  répondit  Maurice;  vous 
m'attendiez,  n'est-ce  pas? 

—  C'est-à-dire  que  je  ne  vous  attendais  plus,  au 
contraire,  répondit  Dixmer. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  je  vous  attendais  plus  tôt. 

—  J'arrive  encore  trop  tôt  pour  toi,  assassin  !  ajouta 
Maurice  avec  une  voix  ou  plutôt  avec  un  murmure  ef- 
frayant, car  il  était  le  grondement  de  l'orage  amassé 
dans  son  cœur,  comme  son  regard  en  était  l'éclair. 

—  Vous  me  jetez  du  feu  par  les  yeux,  citoyen,  re« 
prit  Dixmer.  On  va  nous  reconnaître  et  nous  suivre. 

—  Oui,  et  tu  crains  d'être  arrêté,  n'est-ce  pas?  tu 
crains  d'être  conduit  à  cet  échafaud  où  tu  envoies  les 
autres?  Qu'on  nous  arrête,  tant  mieux,  car  il  me  sem- 
ble qu'il  manque  aujourd'hui  un  coupable  à  la  justice 
nationale. 

—  Comme  il  manque  un  nom  sur  la  Uste  des  gens 


^E    CHEVALIER   DE   MAÎSON-ROUGE  261 

d'honneur,  n'est-ce  pas?  depuis  que  votre  nom  en  a 
dispai'u. 

—  C'est  bienf  nous  reparlerons  de  tout  cela,  j'es- 
père; mais,  en  attendant,  vous  vous  êtes  vengé,  et  mi- 
sérablement vengd,  sur  une  femme.  Pourquoi,  puisque 
vous  m'attendiez  quelque  part,  ne  m'attendiez-vous 
pas  chez  moi  le  jour  où  vous  m'avez  volé  Geneviève? 

—  Je  croyais  que  le  premier  voleur,  c'était  vous. 

—  Allons,  pas  d'esprit,  monsieur,  je  ne  vous  ai  ja- 
mais connu;  pas  de  mots,  je  vous  sais  plus  fort  sur 
l'action  que  sur  la  parole,  témoin  le  jour  où  vous  avez 
voulu  m'assassiîier  :  ce  jour-là,  le  naturel  parlait. 

• —  Et  je  me  suis  fait  plus  d'une  fois  le  reproche  de 
nel'avoir  point  écouté,  répondit  tranquillement  Dixmer. 

—  Eh  bien,  dit  Maurice  en  frappant  sur  son  sabre, 
je  vous  offre  une  revanche. 

—  Demain  si  vous  voule:£,  pas  aujourd'hui. 

—  Pourquoi  demain? 

—  Ou  ce  soir. 

™  Pourquoi  pas  tout  de  suite? 

—  Parce  que  j'ai  affaire  jusqu'à  cinq  heures. 

—  Encore  quelque  hideux  projet,  dit  l\ïaurice;  en- 
core quelque  guet-apens. 

—  Ahçàl  monsieur  Maurice,  reprit  Dixmer,  vous 
êtes  bien  peu  r^iconnaîssant,  en  vérité.  Comment! 
pendant  six  mois,  je  vous  ai  laisséfiler  le  parfait  amour 
avec  ma  femme;  pendant  six  mois,  j'ai  respecté  vos  ren- 
dez-vous, laissé  passer  vos  sourires.  Jamais  homme, 
convenez-en,  n'a  été  si  peu  tigre  que  moi. 

II  i3. 


262  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGË 

—  C'est-à-dire  que  tu  croyais  que  je  pouvais  t'être 
utile,  et  que  tu  me  ménageais. 

-^  Sans  doute!  répondit  avec  calme Dixmer,  qui  se 
dominait  autant  que  s'emportait  Maurice.  Sans  doute l 
tandis  que  vous  trahissiez  votre  république  et  que  vous 
me  la  vendiez  pour  un  regard  de  ma  femme  ;  pendant 
que  vous  vous  déshonoriez,  vous  par  votre  trahison, 
elle  par  son  adultère,  j'étais,  moi,  le  sage  et  le  héros. 
J'attendais  et  je  triomphais. 

—  Horreur!  dit  Maurice. 

—  Oui  !  n'est-ce  pas?  vous  appréciez  votre  conduite, 
monsieur.  Elle  est  horrible!  elle  est  infâme  I 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur;  la  conduite  que 
j'appelle  horrible  et  infâme,  c'est  celle  de  l'homme  à  qui 
l'honneur  d'une  femme  avait  été  confié,  qui  avait  juré 
de  garder  cet  honneur  pur  et  intact,  et  qui,  au  lieu  de 
tenir  son  serm^t,  a  fait  de  sa  beauté  l'amorce  honteuse 
où  il  a  pris  la  faible  cœur.  Vous  aviez,  avant  toute 
chose,  pour  devoir  sacré  de  protéger  cette  femme, 
monsieur,  et,  au  lieu  de  la  protéger,  vous  l'avez 
vendue. 

—  Ce  que  j'avais  à  faire,  monsieur,  répondit  Dix- 
mer,  je  vais  vous  le  dire;  j'avais  à  sauver  mon  ami, 
qui  soutenait  avec  moi  une  cause  sacrée.  De  même  que 
j'ai  sacrifié  mes  biens  à  cette  cause,  je  lui  ai  sacrifié 
mon  honneur.  Quant  à  moi,  je  me  suis  complètement 
oublié,  complètement  effacé.  Je  n'ai  songé  à  moi  qu'en 
dern/*^  lieu.  Maiatenant,  plus  d'ami  :  mon  ami  est 
mort  poignardé  ;  maintenant,  plus  de  reine  :  ma  reine 


LE   CHEVALIER  DE   MAISON-ROUGE  263 

est  morte  sur  IVcliafaud;  maintenant,  eh  bien,  main- 
tenant, je  songe  à  ma  vengeance. 

—  Dites  à  votre  assassinat. 

—  On  n'assassine  pas  une  adultère  en  la  frappant,  on 
punit. 

—  Cet  îidultère,  vous  le  lui  avez  imposé,  donc  il  était 
légitime. 

—  Vous  croyez?  fit  Dixmer  avec  un  sombre  sou- 
rire. Demandez  à  ses  remords  si  elle  croit  avoir  agi 
légitimement. 

—  Celui  qui^punit  frappe  au  jour  ;  toi,  tu  ne  punis 
pas,  puisqu'en  jetant  sa  tête  à  la  guillotine,  tu  te  caches. 

—  Moi,  je  fuis  I  moi,  je  me  cache  t  et  où  vois-tu 
cela,  pauvre  cervelle  que  tu  es?  demanda  Dixmer;  est- 
ce  se  cacher  que  d'assister  à  sa  condamnation?  est-ce 
fuir  que  d'aller  jusque  dans  la  salle  des  j\ïorts  lui  jeter 
SOH  dernier  adieu? 

—  Tu  vas  la  revoir?  s'écria  Maurice,  tu  vas  lui  dire 
adieu? 

-—  Allons,  répondit  Dixmer  en  haussant  les  épaules, 
décidément  tu  n'es  pas  expert  en  vengeance,  citoyen 
Maurice.  Ainsi,  à  ma  place,  tu  serais  satisfait  en  aban- 
donnant les  événeraeiits  à  leur  seule  force,  les  circon- 
stances à  leur  seul  entraînement  ;  ainsi,  par  exemple, 
la  femme  adultère  ayant  mérité  la  mort,  du  moment 
où  je  la  punis  de  mort,  je  suis  quitte  envers  cJIe,  ou  plu- 
tôt elle  <3st  quitte  envers  moi.  Non,  citoyen  Maurice, 
j'ai  trouvé  mieux  que  cela,  moi  :  j'ai  trouvé  un  moyen 
de  rendre  à  cette  femme  tout  le  mal  qu'elle  m'a  fait. 


264  ».E   CHEVALIER   CE   MAISON-ROUGE 

Elle  t'aime,  elle  va  mourir  loin  de  toi  ;  elle  me  ddleste, 
elle  va  me  revoir.  Tiens,  ajouta-t-il  en  tirant  un  porte- 
feuille de  sa  poche,  vois-tu  ce  portefeuille?  11  renfermo 
une  carte  signée  du  greffier  du  Palais.  Avîîc  cette  carte, 
je  puis  pénétrer  près  des  condamnés  ;  eh  bien,  je  pé- 
nétrerai près  de  Geneviève  et  je  l'appellerai  adultère; 
je  verrai  tomber  ses  cheveux  sous  la  main  du  bour- 
reau, et,  tandis  que  ses  cheveux  tomberont,  elle  enten- 
dra ma  voix  qui  répétera  :  »  Adultère!  »  Je  l'accompa- 
gnerai jusqu'à  la  charrette,  et,  quand  elle  posera  le  pied 
sur  l'échafaud,  le  dernier  mot  qu'elle  entendra  sera  le 
mot  adultère. 

—  Prends  garde  !  elle  n'aura  pas  la  force  de  sup- 
porter tant  de  lâchetés,  et  elle  te  dénoncera. 

—  Non!  dit  Dixraer,  elle  me  hait  trop  pour  cela;  si 
elle  avait  dû  me  dénoncer,  elle  m'eût  dénoncé  quand 
ton  ami  lui  en  donnait  le  conseil  tout  bas  :  puisqu'elle 
ne  m'a  pas  dénoncé  pour  sauver  sa  vie,  elle  ne  me  dé- 
noncera point  pour  mourir  avec  moi  ;  car  elle  sait  bict 
que,  si  elle  me  dénonçait,  je  ferais  retarder  son  supplice 
d'un  jour;  elle  sait  bien  que,  si  elle  me  dénonçait,  j'i- 
rais avec  elle,  non-seulement  jusqu'au  bas  des  degrés 
du  Palais,  mais  encore  jusqu'à  l'échafaud;  car  elle  sait 
bien  qu'au  lieu  de  l'abandonner  au  pied  de  l'escabeau, 
je  monterais  avec  elle  dans  la  charrette;  car  elle  sait 
bien  que,  tout  le  long  du  chemin,  je  lui  répéterais  ce 
mot  terrible  :  adultère;  que,  sur  l'échafaud,  je  le  lui  ré- 
péterais toujours,  et  qu'au  moment  où  elle  tomberait 
dans  l'éternité,  l'accusation  y  tomberait  avec  eUe. 


LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  26S 

Dixmer  ôtait  effrayant  de  colère  et  de  haine  ;  sa  main 
avait  saisi  'a  main  de  Maurice ,  il  la  secouait  avec  une 
force  inconnue  au  jeune  homme,  sur  lequel  un  effet 
contraire  s'opérait.  A  mesure  que  s'exaltait  Dixmer, 
Maurice  se  calmait. 

—  Écoute,  dit  le  jeune  homme,  à  cette  vengeance 
il  manque  une  chose. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  tu  puisses  lui  dire  :  «  En  sortant  du 
tribunal,  j'ai  rencontré  ton  amant  et  je  l'ai  tué.  » 

—  Au  contraire,  j'aime  mieux  lui  dire  que  tu  vis, 
et  que,  tout  le  reste  de  ta  vie,  tu  souffriras  du  spectacle 
de  sa  mort. 

—  Tu  me  tueras  cependan-t,  dit  Maurice;  ou,  ajou- 
ta-t-il  en  regardant  autour  de  lui  et  en  se  voyant  à  peu 
près  maître  de  la  position,  c'est  moi  qui  te  tuerai. 

Et,  pâle  d'émotion,  exalté  par  la  colère,  sentant  sa 
force  doublée  de  la  contrainte  qu'il  s'était  imposée  pour 
entendre  Dixmer  dérouler  jusqu'au  bout  son  terrible 
projet,  il  le  saisit  à  la  gorge  et  l'attira  à  lui  tout  en  mar- 
chant à  reculons  vers  un  escalier  qui  conduisait  à  la 
berge  de  la  rivière. 

Au  contact  de  cette  main,  Dixmer  à  son  tour  sentit 
la  haine  monter  en  lui  comme  une  lave. 

—  C'est  bien,  dit-il,  tu  n'as  pas  besoin  de  me  traî- 
ner de  force,  j'irai. 

—  Viens  donc,  tu  es  armé. 

—  Je  te  suis, 

—  Non,  précède-moi  ;  mais,  je  t'en  préviens,  au 


266  I.E   CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

moindre  signe,  au  moindre  geste,  je  te  fends  la  tête 
d'un  coup  de  sabre. 

—  Oh  )  tu  sais  bien  que  je  n'ai  pas  peur,  dit  Dixmer 
avec  ce  sourire  que  la  pâleur  de  ses  lèvres  rendait  si 
effrayant. 

—  Peur  de  mon  sabre,  non,  murmura  Maurice,  mais 
peur  de  perdre  ta  vengeance.  Et  cependant,  ajouta-t-iî, 
maintenant  que  nous  voilà  face  à  face,  tu  peux  iui  dire 
adieu. 

En  effet,  ils  étaient  arrivés  au  bord  de  l'eau,  et,  si  le 
regard  pouvait  encore  les  suivre  où  ils  étaient,  nul  ne 
pouvait  arriver  assez  à  temps  pour  empêcher  le  duel 
d'avoir  lieu. 

D'ailleurs,  une  égale  colère  dévorait  les  deux  hommes. 

Tout  en  parlant  ainsi,  ils  étaient  descendus  par  le  pe- 
tit escalier  qui  donne  sur  la  place  du  Palais,  et  ils  avaient 
gagné  le  quai  à  peu  près  désert;  car,  comme  les  con- 
danmations  continuaient,  attendu  qu'il  était  deux  heu- 
res à  peine,  la  foule  encombrait  encore  le  prétoire,  les 
corridors  et  les  cours,  et  Dixmer  paraissait  avoir  aussi 
soif  du  sang  de  Maurice  que  Maurice  avait  soif  du  sang 
de  Dixmer. 

Ils  s'enfoncèrent  alors  sous  une  de  ces  voûtes  qui 
conduisent  des  cachots  de  la  Conciergerie  à  la  rivière, 
égouts  hifects  aujourd'hui,  et  qui  jadis,  sanglants,  char- 
rièrent plus  d'une  fois  les  cadavres  loin  des  oubhettes, 

Maurice  se  plaça  entre  l'eau  et  Dixmer. 

— •  Je  crois,  décidément,  que  c'est  moi  qui  te  tuerai, 
Maurice,  dit  Dixmer;  tu  trembles  trop. 


LE    CHEVALIER   DE    MAISON-ROUGE  207 

—  Et  moi,  Dixmer,  dit  ]\Iaurice  en  mettant  le  sabre 
à  la  main  et  en  lui  fermant  avec  soin  toute  retraite,  je 
crois,  au  contraire,  que  c'est  moi  qui  te  tuerai,  et  qui, 
après  t'avoir  tué,  prendrai  dans  ton  portefeuille  le  lais- 
sez-phaser  du  greffe  du  Palais.  Ohl  tu  as  beau  bouton- 
ner ton  habit,  va  ;  mon  sabre  l'ouvrira,  je  t'en  réponds 
fût-il  d'airain  comme  les  cuirasses  antiques. 

—  Ce  papier,  hurla  Dixmer,  tu  le  prendras  ? 

—  Oui,  dit  Maurice,  c'est  moi  qui  m'en  servirai,  d3 
ce  papier:  c'est  moi  qui,  avec  ce  papier,  entrerai  près 
de  Geneviève  ;  c'est  moi  qui  m'assiérai  près  d'elle  sur 
la  charrette;  c'est  moi  qui  murmurerai  à  son  oreille 
tant  qu'elle  vivra  :  Je  Vaime  ;  et,  quand  tombera  sa 
tête  :  Je  t'aimais. 

Dixmer  fit  un  mouvement  de  la  main  gauche  pour 
saisir  le  papier  de  sa  main  droite,  et  le  lancer  avec  le 
portefeuille  dans  la  rivière.  Ttlais,  rapide  comme  la  fou- 
dre, tranchant  comme  une  hache,  le  sabre  de  Maurice 
s'abattit  sur  cette  main  et  la  sépara  presque  entièrement 
du  poignet. 

Le  blessé  jeta  un  cri,  tout  en  secouant  sa  maia  mu- 
tilée, et  tomba  en  garde. 

Alors  commença  sous  cette  voûte  perdue  et  téné- 
breuse un  combat  terrible;  les  deux  hommes,  renfermés 
dans  un  espace  si  étroit,  que  les  coups,  pour  ainsi  dire, 
ne  pouvaient  s'écarter  de  la  ligne  du  corps,  glissaient 
sur  lu  dalle  humide  et  se  retenaient  difficilement  aux 
parois  de  l'égout  ;  les  attaques  se  multipliaient  en  rai- 
sou  de  l'impatience  des  combattants. 


2G8  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

Dixmer  sentait  son  sang  couler  et  comprenait  que 
ses  forces  allaient  s'en  aller  avec  son  sang  ;  il  chargea 
Sîaùrice  aveu  une  telle  violence,  que  celui-ci  fut  obligé 
de  faire  un  pas  en  arrière.  En  rompant,  son  pied  gauclïC 
glissa,  et  la  pointe  du  sabre  de  son  ennemi  entama  sa 
poitrine.  Mais,  par  un  mouvement  rapide  comme  la 
pensi:5e,  tout  agenouillé  qu'il  était,  il  releva  la  lame 
avec  sa  main  gauche,  et  tendit  la  pointe  à  Dixmer,  qui, 
lancé  par  sa  colère,  lancé  par  son  mouvement  sur  un 
sol  incliné,  vint  tomber  sur  son  sabre  et  s'enferra  lui- 
même. 

On  entendit  une  imprécation  terrible  ;  puis  les  deux 
corps  roulèrent  jusque  hors  de  la  voûte. 

Un  seul  se  releva  ;  c'était  Maurice,  Maurice  couvert 
de  sang,  mais  du  sang  de  son  ennemi. 

Il  retira  son  sabre  à  lui,  et,  à  mesure  qu'il  le  retirait, 
il  semblait  avec  la  lame  aspirer  le  reste  de  vie  qui  agi- 
tait encore  d'un  frissonnement  nerveux  les  membres  de 
Dixmer. 

Puis^  lorsqu'il  se  fut  bien  assuré  que  celui-ci  était 
mort,  il  se  pencha  sur  le  cadavre,  ouvrit  l'habit  dit 
mort,  prit  le  portefeuille  et  s'éloigna  rapidement. 

En  jetant  les  yeux  sur  lui,  il  vit  qu'il  ne  ferait  pas 
quatre  pas  dans  la  rue  sans  être  arrêté  :  il  était  couvert 
de  sang. 

Il  s'approcha  du  bord  de  l'eau,  se  pencha  vers  lo 
ileuve  et  y  lava  ses  mains  et  son  habit. 

Puis  il  remonta  rapidement  l'escalier  en  jetant  uq 
dernier  regard  vers  la  voûte, 


LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUOE  £69 

Un  filet  rouge  et  fumant  en  sortait  et  s'avançait  ruis- 
selant vers  la  rivière. 

Arrivé  près  du  Palais,  il  ouvrit  le  portefeuille  et  y 
trouva  le  laissez-passer  signé  du  greffier  du  Palais. 

—  Merci,  Dieu  juste  !  murmura- t-il. 

Et  il  monta  rapidement  les  degrés  qui  conduisaieni 
à  la  salle  des  Morts. 

Trois  heures  sonnaient. 


LIV 


LA    SALLE    DES    MORTS 


On  se  rappelle  que  le  greffier  du  Palais  avait  ouvéTt 
à  Dixmer  ses  registres  d'écrou,  et  entretenu  avec  lui 
des  relations  que  la  présence  de  madame  la  greffière 
rendait  fort  agréables. 

Cet  homme,  comme  on  le  pense  bien,  entra  dans  des 
terreurs  effroyables  lorsque  vint  la  révélation  du  com- 
plot de  Dixmir. 

En  effet,  il  ne  s'agissait  pas  moins  pour  lui  que  de 
paraître  complice  de  son  faux  collègue,  et  d'être  con- 
damné à  mort  avec  Geneviève. 

Fouquier-Tinville  l'avait  appelé  devant  lui. 

On  comprena  quel  mal  s'était  donné  le  pauvro 
homme  pour  établir  son  innocence  aux  yeux  de  Vac- 
cusateur  public;  il  y  avait  réussi,  grâce  aux  aveux  de 
Geneviève,  qui  établissaient  son  ignorance  des  projets 


270  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

de  son  mari.  11  y  avait  réussi,  grâce  à  la  fuite  de  Dix- 
mer;  il  y  avait  réussi  surtout,  grâce  à  l'intérêt  de  Fou- 
quier-Tinville,  qui  voulait  conserver  son  administra- 
tion --lire  de  toute  tache. 

—  Citoyen,  avait  dit  le  greffier  en  se  jetant  h  ses 
genoux,  pardonne-moi,  je  me  suis  laissé  tromper. 

—  Citoyen,  avait  répondu  l'accusateur  public,  un 
employé  de  la  nation  qui  se  laisse  tromper  dans  des 
temps  comme  ceux-ci  mérite  d'être  guillotiné. 

—  Mais  on  peut  être  bête,  citoyen,  reprit  le  greffier, 
qui  mourait  d'envie  d'appeler  Fouquier-Tinville  mon- 
seigneur. 

—  Bête  ou  non,  reprit  le  rigide  accusateur,  nul  ne 
doit  se  laisser  endormir  dans  son  amour  pour  la  Répu- 
blique. Les  oies  du  Capitule  aussi  étaient  des  bêtes,  et 
cependant  elles  se  sont  réveillées  pour  sauver  Rome. 

Le  greffier  n'avait  rien  à  répliquer  à  un  pareil  argu- 
ment; il  poussa  un  gémissement  et  attendit. 

—  Je  te  pardonne,  dit  Fouquier.  Je  te  défendrai 
même,  car  je  ne  veux  pas  qu'un  de  mes  employés  soit 
même  soupçonné;  mais  souviens-toi  qu'au  moindre 
mot  qui  reviendra  à  mes  oreilles,  au  moindre  souvenir 
de  cette  affaire,  tu  y  passeras. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  avec  quel  empressement 
et  quelle  sollicitude  le  greffier  s'en  alla  trouver  les 
journaux,  toujours  empressés  de  dire  ce  qu'ils  savent, 
€t  quelquefois  ce  qu'ils  ne  savent  pas,  dussent-ils 
fcire  tomber  la  tête  de  dix  hommes. 

n  chercha  partout  Dixmer  pour  lui  recommander  le 


\  e    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  271 

sflence;  mais  Dixmer  avait  tout  naturellement  change; 
de  domicile  et  il  ne  put  le  retrouver. 

Geneviève  fut  amenée  sur  le  fauteuil  des  accusés; 
mais  elle  avait  déjà  déclaré,  dans  l'instruction,  que  ni 
elle  ni  son  mari  n'avaient  aucun  complice. 

Aussi,  comme  il  remercia  des  yeux  la  pauvre  femme 
quand  il  la  vit  passer  devant  lui  pour  se  rendre  au  tri- 
bunal I 

Seulement,  comme  elle  venait  de  passer,  et  qu'il 
était  rentré  un  instant  dans  le  greffe  pour  y  prendre  un 
dossier  que  réclamait  le  citoyen  Fouquier-Tinville,  il 
vit  tout  à  coup  apparaître  Dixmer,  qui  s'avança  vers 
lui  d'un  pas  calme  et  tranquille- 
Cette  vision  le  pétrifia. 

—  Oh  !  fit-il,  comme  s'il  eût  aperçu  un  spectre. 

—  Est-ce  que  tu  ne  me  reconnais  pas?  dero,anda  le 
nouvel  arrivant. 

—  Si  fait.  Tu  es  le  citoyen  Du^^and,  ou  plutôt  le  ci 
toyen  Dixmer. 

—  C'est  cela. 

—  Mais  tu  es  mort,  citoyen? 

—  Pas  encore,  comme  tu  vois. 

—  Je  veux  dire  qu'on  va  t'arrêter. 

—  Qui  veux-tu  qui  m'arrête  ?  Personne  ne  me  con- 
naît. 

—  Mais  Je  te  connais,  moi,  et  je  n'ii  qu'un  mot  à 
dire  pour  te  faire  guillotiner. 

—  Et  moi,  je  n'ai  qu'à  en  dire  deux  pour  qu'on  te 
guillotine  avec  moi. 


272  LE   CHEVALIER   DE    MAISON-ROUGE 

—  C'est  abominable,  ce  que  tu  dis  là  t 

—  Non,  c'est  logique. 

—  Mais  de  quoi  s'agit-il?  Voyons,  parle  î  dépêche- 
toi,  car,  moins  longtemps  nous  causerons  ensemble, 
moins  nous  courrons  de  danger  l'un  et  l'autre. 

— ■  Voici.  Ma  femme  va  être  condamnée,  n'est-ce  pas? 

—  J'en  ai  grand'peur  1  pauvre  femme  I 

—  Eh  bien,  je  désire  la  voir  une  dernière  fois  pour 
lui  dire  adieu. 

—  Où  cela? 

—  Dans  la  salle  des  Slorts  I 

—  Tu  oseras  entrer  là  ? 

—  Pourquoi  pas  ? 

—  Oh  )  fit  le  greffier  comme  un  homme  à  qui  cette 
seule  pensée  fait  venir  la  chair  de  poule. 

—  Il  doit  y  avoir  un  moyen?  continua  Dixmer. 

—  D'entrer  dans  la  salle  des  Morts?  Oui,  sans  doute. 

—  Lequel  ? 

—  C'est  de  se  procurer  une  carte. 

—  Et  où  se  procure-t-on  ces  cartes  ? 

Le  greffier  pâlit  affreusement  et  balbutia  : 

—  Ces  cartes,  où  on  se  les  procure,  vous  demandez? 

—  Je  demande  où  on  se  les  procure,  répondit  Dix- 
mer;  la  question  est  claire,  je  pense. 

—  On  se  les  procure...  ici. 

—  Ah  I  vraiment  !  et  qui  les  signe  d'habitude  f 

—  Le  gi-effier. 

—  Mais  le  greffier,  c'est  toi. 
~  Sans  doute,  c'est  moi. 


LE   CHEVALIER   DE    MAISON-ROUGE  273 

—  Tiens,  comme  cela  tombe  I  reprit  Dixmer  oi  s'as- 
seyant  ;  tu  vas  me  signer  une  carte. 

Le  greffier  fit  un  bond. 

«—  Tu  me  demandes  ma  tête,  citoyen,  dit-il. 

■—  Eh  I  non  f  je  te  demande  une  carte,  voilà  tout. 

—  Je  vais  te  faire  arrêter,  malheureux  !  dit  le  gref- 
fier rappelant  toute  son  énergie. 

—  Fais,  dit  Dixmer  ;  mais,  à  l'instant  même,  je  te 
dénonce  comme  mon  complice,  et,  au  lieu  de  me  lais- 
ser aller  tout  seul  dans  la  fameuse  salle,  tu  m'y  accom- 
pagneras. 

Le  greffier  pâlit. 

—  Ahl  scélérat!  dit-il. 

—  Il  n'y  a  pas  de  scélérat  là  dedans,  reprit  Dixmer; 
j'ai  besoin  de  parler  à  ma  femme,  et  je  te  demande  une 
carte  pour  arriver  jusqu'à  elle. 

—  Voyons ,  est-ce  donc  si  nécessaire  que  tu  lui 
parles  ? 

—  11  paraît,  puisque  je  risque  nm  tête  pour  y  par- 
venir. 

La  raison  parut  plausible  au  greffier.  Dixmer  vit 
qu'il  était  ébranlé. 

—  Allons,  dit-il,  rassure-toi,  on  n'en  saura  rien. 
Que  diable  1  il  doit  se  présenter  parfois  des  cas  pareils 
à  celui  où  je  me  trouve. 

—  C'est  rare.  Il  n'y  a  pas  grande  concurrence. 
— -  Eh  bien,  voyons,  arrangeons  cela  autrement. 

—  Si  c'est  possible,  je  ne  demande  pas  mieux. 

—  C'est  on  ne  peut  plus  possible.  Entre  par  la  porte 


274  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

des  condainués  ;  par  cette  porte-là,  il  ne  faut  oas  de 
carte.  Et  puis,  quand  tu  auras  parlé  à  ta  femme,  tu 
m'appelleras  et  je  te  ferai  sortir. 

—  Pas  mal  I  fit  Dix.mer  ;  malheure:isement,  il  y  a 
une  histoire  qui  court  la  ville. 

—  Laquelle? 

—  L'histoire  d'un  pauvre  bossu  qui  s'est  trompé  de 
poj:'te,  et  qui,  croyant  entrer  aux  archives,  est  entré 
dans  la  salle  dont  nous  parlons.  Seulement,  comme  il 
y  était  entré  par  la  porte  des  condamnés,  au  lieu  d'y 
entrer  par  la  grande  porte;  comme  il  n'avait  pas  de 
carie  pour  faire  reconnaître  son  identité,  une  fois  entré, 
on  n'a  pas  voulu  le  laisser  sortir.  On  lui  a  soutenu  que, 
puisqu'il  était  entré  par  la  porte  des  autres  condamnés, 
il  était  condamné  comme  les  autres.  Il  a  eu  beau  pro- 
tester, jurer,  appeler,  personne  ne  l'a  cru,  personne 
n'est  venu  à  son  aide,  personne  ne  l'a  fait  sortir.  De 
sorte  que,  malgré  ses  protestations,  ses  serments,  ses 
cris,  l'exécuteur  lui  a  d'abord  coupé  les  cheveux,  et 
ensuite  le  cou.  L'anecdote  est-elle  vraie,  citoyen  gref- 
fier? Tu  dois  le  savoir  mieux  que  personne. 

—  Hélas  1  oui,  elle  est  vraie!  dit  le  greffier  tout 
tremblant. 

—  Eh  bien,  tu  vois  donc  qu'avec  de  pareils  Gtûtécé- 
dents,  je  serais  un  fou  d'entrer  dans  un  pareil  coupe 
gorge. 

—  3îais  puisque  je  serai  là,  je  te  dis! 

—  Et  si  l'on  t'appelle,  si  tu  es  occupé  ailletirs,  si  tu 
ouLdies  ? 


LE  CHEVALIER    DE   MâIsjN   ROUGE  275 

Dixnier  appuya  impitoyablement  sur  le  derniei"  mot  : 

—  Si  tu  oublies  que  je  suis  là? 

—  Mais  puisque  je  te  promets... 

—  Non-,  d'ailleurs,  cela  te  compromettrait  :  on  te 
verrait  me  parler;  et  puis,  enfin,  cela  ne  me  convient 
pas.  Ainsi  j'aime  mieux  une  carte. 

—  Impossible. 

—  Alors,  cher  ami,  je  parlerai,  et  nous  irons  faire 
un  tour  ensemble  à  la  place  de  la  Révolution. 

Le  greffier,  ivre,  étourdi,  à  demi-mort,  signa  un 
laissez-passer  pour  un  citoyen. 

Dixmer  se  jeta  dessus  et  sortit  précipitamment  pour 
aller  prendre,  dans  le  prétoire,  la  place  où  nous  l'a- 
vons vu. 

On  sait  le  reste. 

De  ce  moment,  le  greffier,  pour  éviter  toute  accusa- 
tion de  connivence,  alla  s'asseoir  près  de  Fouquier- 
Tinville,  laissant  la  direction  de  son  greffe  à  son  pre- 
mier commis. 

A  trois  heures  dix  minutes,  Maurice,  muni  de  la 
carte,  traversa  une  haie  de  guichetiers  et  de  gendarmes, 
et  arriva  sans  encombre  à  la  porte  fatale. 

Quand  nous  disons  fatale,  nous  exagérons,  car  il  y 
avait  deux  portes.  La  grande  porte,  par  laquelle  en- 
traient et  sortaient  les  porteurs  de  carte;  et  la  porte 
des  condamnés,  par  laquelle  entraient  ceux  qui  ne  de- 
vaient sortir  que  pom'  marcher  à  l'échafaud. 

La  pièce  aans  laquelle  venait  de  pénétrer  Maurice 
était  séparée  en  deux  compartiments. 


276  LE    CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

Dans  l'un  de  ces  compartiments  siégeaient  les  era« 
ployés  chargés  d'enregistrer  les  noms  des  arrivants; 
dans  l'autre,  meublée  seulement  de  quelques  bancs  de 
bois,  on  déposait  à  la  fois  ceux  qui  venaient  d'être  ar- 
rêtés et  "eux  qui  venaient  d'être  condamnés;  ce  qui 
était  à  peu  près  la  même  chose. 

La  salle  était  sombre,  éclairée  seulement  par  les  vi- 
tres d'une  cloison  prise  sur  le  greffe. 

Une  femme  vêtue  de  blanc  et  à  demi  évanouie  gisait 
dans  un  coin,  adossée  au  mur. 

Un  homme  était  debout  devant  elle,  les  bras  croisés, 
secouant  de  teîmps  en  temps  la  tête  et  hésitant  à  lui  par- 
ler, de  peur  de  lui  rendre  le  sentiment  qu'elle  paraissait 
avoir  perdu. 

Autour  de  ces  deux  personnages,  on  voyait  remuer 
confusément  les  condamnés,  qui  sanglotaient  ou  chan- 
taient des  hymnes  patriotiques. 

D'autres  se  promenaient  â  grands  pas,  comme  pour 
fuir  hors  de  la  pensée  qui  les  dévorait. 

C'était  bien  l'antichambre  de  la  mort,  et  l'ameuble- 
ment la  rendait  digne  de  ce  nom. 

On  voyait  des  bières,  remplies  de  paille,  s'entr'ou- 
vrir  comme  pour  appeler  les  vivants  :  c'étaient  des  lits 
de  repos,  des  tombeaux  provisoires. 

Une  grande  armoire  s'élevait  dans  la  paroi  opposée 
au  vitrage. 

Un  prisonnier  l'ouvrit  par  curiosité  et  recula  d'hor- 
reur. 

Cette  armoire  renfermait  les  habits  sanglants  des 


LE    CHEVALIER    DE   MAÎSON-ROUGE  277 

suppliciés  de  la  veille,  et  de  longues  tresses  de  cheveui 
pendaient  çà  et  là  ;  c'étaient  les  pour-boires  du  bour- 
reau, qui  les  vendait  aux  parents,  lorsque  l'autorité 
ne  lui  enjoignait  pas  de  brûler  ces  chères  reliques. 

Maurice,  palpitant,  hors  de  lui,  eut  à  peine  ouvert  la 
porte,  qu'il  vit  tout  le  tableau  d'un  coup  d'œil. 

Il  fit  trois  pas  dans  la  salle  et  vint  tomber  aux  pieds 
de  Geneviève. 

La  pauvre  femme  poussa  un  cri  que  Maurice  étouffa 
sur  ses  lèvres. 

Lorin  serrait,  en  pleurant,  son  ami  dans  ses  bras; 
c'étaient  les  premières  larmes  qu'il  eût  versées. 

Chose  étrange  !  tous  ces  mallieureux  assemblés,  qui 
devaient  mourir  ensemble,  regardaient  à  peine  le  tou- 
chant tableau  que  leur  offraient  ces  malheureux,  leurs 
semblables. 

Chacun  avait  trop  de  ses  propres  émotions  pour 
prendre  une  part  des  émotions  des  autres. 

Les  trois  amis  demeurèrent  un  moment  unis  dans 
une  étreinte  muette,  ardente  et  presque  joyeuse. 

Lorin  se  détacha  le  premier  du  groupe  douloureux. 

—  Tu  es  donc  condamné  aussi?  dit-il  à  Maurice. 

—  Oui,  répondit  celui-ci. 

—  Oh  !  bonheur  I  murmura  Geneviève. 

La  joie  des  gens  qui  n'ont  qu'une  heure  à  nvre  ne 
peut  pas  même  durer  autant  que  leur  vie. 

Maurice,  après  avoir  contemplé  Geneviève  avec  cet 
amour  ardent  et  profond  qu'il  avait  dans  le  cœur, 
après  l'avoir  remerciée  de  cette  parole  à  la  fois  si  égoïste 


278  LE   CHEVALIER   DE  MAIS0N-R0U6B 

et  si  tendre  qui  venait  de  lui  échapper,  se  tourna  vers 
Lorin. 

—  Maintenant,  dit-il  tout  en  enfermant  dans  sa  main 
les  deux  mains  de  Geneviève,  causons, 

—  Ah  1  oui,  causons,  répondit  Lorin;  mais,  s'il  nous 
en  reste  le  temps,  c'est  bien  juste.  Que  veux-tu  me 
dire?  Voyons. 

—  Tu  as  été  arrêté  à  cause  de  moi,  condamné  à 
cause  d'elle,  n'ayant  rien  commis  contre  les  lois; 
comme  Geneviève  et  moi,  nous  payons  notre  dette,  il 
ne  convient  pas  qu'on  le  fasse  payer  en  même  tamps 
que  nous. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Lorin,  tu  es  libre. 

—  Libre,  moi?  Tu  es  fou  I  dit  Lorin. 

—  Non,  je  ne  suis  pas  fou  ;  je  te  répète  que  tu  es  li- 
bre, tiens,  voici  un  laissez-passer.  On  te  demandera 
qui  lu  es  ;  tu  es  employé  au  greffe  des  Carmes  ;  tu  es 
venu  parler  au  citoyen  greffier  du  Palais;  tu  lui  as,  par 
curiosité,  demandé  un  laissez-passer  pour  voir  les  con- 
damnés;  tu  les  as  vus,  tu  es  satisfait  et  tu  t'en  vas. 

—  C'est  une  plaisanterie,  n'est-ce  pas? 

—  Non  pas,  mon  cher  ami,  voici  la  carte,  profite  de 
l'avantage.  Tu  n'es  pas  amoureux,  toi;  tu  n'as  pas  be- 
soin de  mourir  pour  passer  quelques  minutes  de  plus 
avec  la  bien-aimée  de  ton  cœur,  et  ne  pas  perdre  une 
seconde  de  ton  éternité. 

—  Eh  bien,  Maurice,  dit  Loriu,  si  l'on  peut  sortir 
d'ici,  ce  que  je  n'eusse  jamais  cru,  je  te  jure,  pourquoi 


LE    CHEVALIER    DE   MAIS0N-R0U3E  279 

ne  fais-tu  pas  sauver  madame  d'abord  ?  Quant  à  toi, 
nous  aviserons. 

—  Impossible,  dit  Maurice  avec  un  affreux  serre- 
ment de  cœur;  tiens,  tu  vois,  il  y  a  sur  la  carte  un  ci- 
toyen, et  non  une  citoyenne;  et,  d'ailleurs,  Geneviève 
ae  voudrait  pas  sortir  en  me  laissant  ici,  vivre  en  sa- 
chant que  je  vais  mourir. 

—  Eh  bien,  mais,  si  elle  ne  le  veut  pas,  pourquoi  le 
voudrais-je,  moi?  Tu  crois  donc  que  j'ai  moins  de  cou- 
rage qu'une  femme? 

—  Non,  mon  ami,  je  sais,  au  contraire,  que  tu  es  le 
plus  brave  des  hommes;  mais  rien  au  monde  ne  saurait 
excuser  ton  entêtement  en  pareil  cas.  Allons,  Lorin, 
profite  du  moment  et  donne-nous  cette  joie  suprême  de 
te  savoir  libre  et  heureux  ! 

—  Heureux I  s'écria  Lorin,  est-ce  que  tu  plaisantes? 
heureux  sans  vous?...  Eh  !  que  diable  veux-tu  que  je 
fasse  en  ce  monde,  sans  vous,  à  Paris,  hors  de  mes  ha- 
bitudes? Ne  plus  vous  voir,  ne  plus  vous  ennuyer  de 
mesbouts-rimés?  Ah  !  pardieu,  non  f 

— •  Lorin,  mon  ami  I... 

—  Justement,  c'est  parce  que  je  suis  ton  ami  que 
j'insiste  :  avec  la  perspective  de  vous  retrouver  tous 
deux,  si  j'étais  prisonnier  comme  je  le  suis,  je  renverse- 
rais des  murailles;  mais,  pour  me  sauver  d'ici  tout  seul, 
pour  m'en  aller  par  les  rues  le  front  courbé  avec  quel- 
que chose  comme  un  remords  qui  criera  incessamment  à 
mon  oreille .  «  Maurice  I  Geneviève  !  »  pom  passer  dans 
certains  quartiers  et  devant  certaines  maisons  oîi  j'ai 


280  LE   CHEVALIER    DF.  MAISON-ROUGB 

VU  VOS  personnes  et  où  je  ne  verrai  plus  que  vos 
ombres;  pour  en  arriver  enfin  à  exécrer  ce  cher  Paris 
que  j'aimais  ^ant,  ah!  ma  foi,  non,  et  je  trouve  qu'on  a 
eu  raison  de  proscrire  les  rois,  ne  fût-ce  qu'à  cause  du 
roi  Dagobert. 

—  Et  en  quoi  le  roi  Dagobert  a-t-il  rapport  à  ce  qui 
le  passe  entre  nous? 

—  En  quoi?  Cet  affreux  tyran  ne  disait-il  pas  au 
grand  Éloi  :  «  Il  n'est  si  bonne  compagnie  qu'il  ne  faille 
quitter?  »  Eh  bien,  moi,  je  suis  un  républicain  !  et  je 
dis  :  Rien  ne  doit  nous  faire  quitter  la  bonne  compagnie, 
même  la  guillotine;  je  me  sens  bien  ici,  et  j'y  reste. 

—  Pauvre  ami  I  pauvre  ami  t  dit  Maurice. 
Geneviève  ne  disait  rien,  mais  elle  le  regardait  avec 

des  yeux  baignés  de  larmes 

—  Tu  regrettes  la  vie,  toi  !  dit  Lorin, 

—  Oui,  à  cause  d'elle  ! 

—  Et  moi,  je  ne  la  regrette  à  cause  de  rien  ;  pas 
même  à  cause  de  la  déesse  Raison,  laquelle  —  j'ai  ou- 
blié de  te  faire  part  de  cette  circonstance — a  eu  derniè- 
rement les  torts  les  plus  graves  envers  moi,  ce  qui  ne 
lui  donnera  pas  même  la  peine  de  se  consoler  comme 
l'autre  Arthémise,  l'ancienne  ;  je  m'en  irai  donc  très- 
calme  et  très-facétieux;  j'amuserai  tous  cesgredins  qui 
courent  après  la  charrette  ;  je  dirai  un  joli  quatrain  à 
M.  Sanson,  et  bonsoir  la  compagnie...  c'est-à-dirs... 
attends  donc. 

Lorm  s'interrompit. 

—  Ah)  si  fait,  si  fait,  dit-il,  si  fait,  je  veux  sortir; 


LE    CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  281 

je  savais  bien  que  je  n'aimais  personne;  mais  j'oubliais 
que  je  lic^ïssais  quelqu'un;  ta  montre,  Maurice,  ta 
montre  ! 

—  Trois  heures  et  demie. 

—  J'ai  le  temps,  mordieu  t  j'ai  le  temps. 

—  Certainement,  s'écria  Maurice  ;  il  reste  neuf  ac- 
cusés aujourd'hui,  cela  ne  finira  pas  avant  cinq  heures; 
nous  avons  donc  près  de  deux  heures  devant  nous. 

—  C'est  tout  ce  qu'il  me  faut  ;  donne-moi  ta  carte  et 
prête-moi  vingt  sous. 

—  Oh  1  mon  Dieu  !  qu'allez-vous  faire  ?  murmura 
Geneviève. 

j\Iaurice  lui  serra  la  main  ;  l'important  pour  lui,  c'é- 
tait que  Lorin  sortît. 

—  J'ai  mon  idée,  dit  Lorin, 

Maurice  tira  sa  bourse  de  sa  poche  et  la  mit  dans  la 
main  de  son  ami. 

—  Maintenant,  la  carte,  pour  l'amour  de  Dieu  1  Je 
veux  dire  pour  l'amour  de  l'Etre  éternel. 

Maurice  lui  remit  la  carte. 

Lorin  baisa  la  main  de  Geneviève,  et,  profitant  du 
moment  où  l'on  amenait  dans  le  greffe  une  fournée  de 
condamnés,  il  enjamba  les  bancs  de  bois  et  se  présenta 
à  la  grande  porte. 

—  Eh  !  dit  un  gendarme,  en  voilà  un  qui  se  sauve, 
il  me  semble, 

Lorin  se  redressa  et  présenta  sa  carte, 

—  Tiens,  dit-il,  citoyen  gendarme,  apprends  h 
mieux  connaître  les  gens. 


!^82  LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

Le  gendarme  reconnut  la  signature  du  greffier;  mais 
il  appartenait  à  cette  catégorie  de  fonctionaaires  qui 
manquent  gcnëralement  de  confiance,  et,  comme,  juste 
en  ce  moment,  le  greffier  descendait  du  tribunal  avec 
un  frisson  qui  ne  l'avait  point  quitté  depuis  qu'il  avait 
si  imprudemment  hasardé  sa  signature  : 

—  Citoyen  greffier,  dit-il,  voici  un  papier  à  l'aide 
duquel  un  particulier  veut  sortir  de  la  salle  des  Morts  ; 
est-il  bon,  le  papier? 

Le  greffier  blêmit  de  frayeur,  et,  convaincu,  s'il  re- 
gardait, qu'il  allait  apercevoir  la  terrible  figure  de  Dix- 
mer,  il  se  hâta  de  répondre  en  s'emparant  de  la  carte  : 

—  Oui,  oui,  c'est  bien  ma  signature. 

—  Alors,  dit  Lorin,  si  c'est  ta  signature,  rends-la- 
moi. 

—  Non  pas,  dit  le  greffier  en  la  déchirant  en  mille 
morceaux,  non  pas  f  ces  sortes  de  cartes  ne  peuvent 
servir  qu'une  fois. 

Lorin  resta  un  moment  irrésolu. 

—  Ah  I  tant  pis,  dit-il  ;  mais,  avant  tout,  il  faut  que 
je  le  tue. 

Et  il  s'élança  hors  du  greffe. 
Maurice  avait  suivi  Lorin  avec  une  émotion  facile  à 
comprendre  ;  dès  que  Lorin  eut  disparu  : 

—  11  est  sauvé!  dit-il  à  Geneviève  avec  une  exalta- 
tion qui  ressemblait  à  la  joie  ;  on  a  déchiré  sa  carte,  il 
ne  pourra  plus  rentrer;  puis,  d'ailleurs,  pût-il  rentrer, 
la  séance  du  tribunal  va  finir  :  à  cinq  heures,  il  revien- 
dra, nous  serons  morts. 


LE   CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  ?83 

Geneviève  poussa  un  soupir  et  frissonna. 

—  Oh  I  presse-moi  dans  tes  bras,  dit-elle,  et  ne 
nous  quittons  plus.,.  Pourquoi  n'est -il  pas  possible, 
mon  Dieu  I  qu'un  même  coup  nous  frappe,  pour  que 
nous  exhalions  ensemble  notre  dernier  soupir  1 

Alors  ils  se  retirèrent  au  plus  protond  de  la  salle  obs- 
cure, Geneviève  s'assit  tout  près  de  Maurice  et  lui  passa 
ses  deux  bras  autour  du  cou;  ainsi  enlacés,  respirant 
le  même  souffle,  éteignant  d'avance  en  eux-mêmes  le 
bruit  et  la  pensée,  ils  s'engourdirent,  à  force  d'amour, 
aux  approches  de  la  mort. 

Une  demi-heure  se  passa. 


LV 

POURQUOI    LORIN   ETAIT    SORTI 

Tout  à  coup  un  grand  bruit  se  fit  entendre,  les  gen- 
darmes débouchèrent  de  la  porte  basse;  derrière  eux 
venaient  Sanson  et  ses  aides,  qui  portaient  des  paquets 
de  cordes. 

—  Oh  I  mon  ami ,  mon  ami  !  dit  Geneviève,  voilà  le 
moment  fatal,  je  me  sens  défaillir. 

—  Et  vous  avez  tort,  dit  la  voix  éclatante  de  Lorin  :' 


Vous  avez  tort,  en  vérité. 
Car  la  mort,  c'est  la  liberté  I 

—  Lorin  !  s'écria  Maurice  au  désespoir. 


284  LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE 

—  Ils  ne  sont  pas  bons,  n'est-ce  pas  ?  Je  suis  de  ton 
avis;  depuis  hier,  je  n'en  fais  que  de  pitoyables... 

—  Ah  I  il  s'agit  bien  de  cela.  Tu  es  revenu,  malheu- 
reux I ...  tu  es  revenu  I . . . 

—  C'étaient  nos  conventions,  je  pense?  Écouie,  car^ 
aussi  bien,  ce  que  j'ai  à  dire  t'intéresse  ainsi  que  ma- 
dame. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu  I 

—  Laisse-moi  donc  parler,  ou  je  n'am'ai  j  as  le 
temps  de  conter  la  chose.  Je  voulais  sortir  pour  ache- 
ter un  couteau  rue  de  la  Barillerie. 

—  Que  voulais-tu  faire  d'un  couteau? 

—  J'en  voulais  tuer  ce  bon  M.  Dixmer, 
Geneviève  frissonna. 

—  Ah!  fit  Maurice,  je  comprends. 

—  Je  l'ai  acheté.  Voici  ce  que  je  me  disais,  et  tu  vas 
comprendre  combien  ton  ami  a  l'esprit  logique.  Je 
commence  à  croire  que  j'aurais  dû  me  faire  matliéma- 
ticicn  au  lieu  de  me  faire  poëte.  Malheureusement,  il 
est  trop  tard  maintenant.  Voici  donc  ce  que  je  me  di- 
sais; suis  mon  raisonnement  :  «  M.  Dixmer  a  compro- 
mis sa  femme;  M.  Dixmer  est  venu  la  voir  juger; 
M.  Dixmer  ne  se  privera  pas  du  plaisir  de  la  voir  pas- 
ser en  charrette,  surtout  nous  l'accompagnant.  Ja 
vais  donc  le  trouver  au  premier  rang  des  spectateurs  : 
je  me  glisserai  près  de  lui;  je  lui  dirai  :  «  Bonjour, 
s  monsieur  Dixmer,  »  et  je  lui  planterai  mon  couteau 
dans  le  flanc. 

s=»  Lorin!  a'éeria  Geneviève. 


I.E  CHEVALIER  DE  MAÏSON-ROUGE  285 

—  Rassurez- VOUS,  chère  amie,  la  Providence  y  avait 
mis  bon  ordre.  Imaginez- vous  que  les  spectateurs,  au 
lien  de  3e  tenir  en  face  du  Palais,  comme  c'es'  Icar  ha- 
bitude, avaient  fait  demi-tour  à  droite  et  bordaient  le 
quai.  »  Tiens,  me  dis-je,  c'est  sans  doute  uu  chien  qui 
se  noie  ;  pourquoi  Dixmer  ne  serait  pas  là?  Un  chien 
qui  se  noie,  ça  fait  toujours  passer  le  temps.  Je  m'ap- 
proche du  parapet,  et  je  vois  tout  le  long  de  la  berge 
un  tas  de  gens  qui  levaient  les  bras  en  l'air  et  qui  se 
baissaient  pour  regarder  quelque  chose  à  terre,  en 
poussant  des  hélas!  à  faire  déborder  la  Seine.  Je 
m'approche. . .  Ce  quelque  chose. . .  devine  qui  c'était. ., 

—  C'était  Dixmer,  dit  Maurice  d'une  voix  sombre. 

—  Oui.  Gomment  peux-tu  deviner  cela?  Oui,  Dix- 
mer, cher  ami,  Dixmer,  qui  s'est  ouvert  le  ventre  tout 
seul;  le  malheureux  s'est  tué  en  expiation  sans  doute. 

—  Ah  I  dit  Maurice  avec  un  sombre  sourire,  c'est  ce 
que  tu  as  pensé? 

Geneviève  laissa  tomber  sa  tête  entre  ses  mains;  elle 
était  trop  faible  pour  supporter  tant  d'émotions  succes- 
sives. 

—  Oui,  j'ai  pensé  cela,  attendu  qu'on  a  retrouvé 
près  de  lui  son  sabre  ensanglanté;  à  moins  que  toute- 
fois... il  n'ait  rencontré  quelqu'un... 

Maurice,  sans  rien  dire,  et  profitant  du  moment  oh 
Geneviève,  accablée,  ne  pouvait  le  voir,  ouvrit  son  ha-^ 
bit  et  montra  à  Lorin  son  gilet  et  sa  chemisa  ensar* 
glantés. 

'^  Ah  1  c'est  autre  chose,  dit  Lorin. 


286  LE  CHEVALIER   DE  MAISON-ROUGE 

Et  il  tendit  la  main  à  Maurice. 

—  Maintenant,  dit-il  en  se  penchant  à  l'oreille  do 
Maurice,  comme  on  ne  m'a  pas  fouillé,  attendu  que  je 
suis  rentré  en  disant  que  j'étais  de  la  suite  de  M.  San- 
son,  j'ai  toujours  le  couteau,  si  la  guillotine  te  répugne. 

Maurice  s'empara  de  l'arme  avec  un  mouvement  de 
joie, 

—  Won,  dit-il,  elle  souffrirait  trop. 
Et  il  rendit  le  couteau  à  Lorin. 

—  Tu  as  bien  raison,  dit  celui-ci;  vive  la  machine  de 
M.  Guillotinl  Qu'est-ce  que  la  machine  de  M.  Guillo- 
tin?  Unechiquenaude  sur  le  cou  comme  l'a  dit  Danton- 
Qu'est-ce  qu'une  chiquenaude? 

Et  il  jeta  le  couteau  au  milieu  du  groupe  des  con- 
damnés. 

L'un  d'eux  le  prit,  se  l'enfonça  dans  la  poitrine,  et 
tomba  mort  sur  le  coup. 

Au  même  moment,  Geneviève  fit  un  mouvement  et 
poussa  un  cri.  Sanson  venait  de  lui  poser  la  main  sur 
J'épaule, 


LVI 

VIVE    SIMON 

Au  cri  poussé  par  Geneviève,  Maurice  comprit  que 
la  lutte  allait  commencer. 

L'amour  peut  exalter  l'âme  jusqu'à  l'héroïsme;  l'a- 


LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE  287 

mour  peut,  contre  l'instinct  naturel,  pousser  unf;  créa- 
ture humaine  à  désirer  la  mort;  mais  il  n'éteint  pas  en 
elle  l'appréhetision  de  la  douleur.  Il  était  évident  que 
Geneviève  acceptait  plus  patiemment  et  plus  religieuse- 
ment la  mort  depuis  que  Maurice  mourait  avec  elle; 
mais  la  résignation  n'exclut  pas  la  souffrance,  et  sortir 
de  ce  monde,  c'est  non-seulement  tomber  dans  cet 
abîme  qu'on  appelle  l'inconnu,  mais  c'est  souffrir  en 
tombant. 

Maurice  embrassa  d'un  regard  toute  la  scène  pré- 
sente, et  d'une  pensée  toute  celle  qui  allait  suivre  : 

Au  milieu  de  la  salle,  un  cadavre  de  la  poitrine  du- 
quel un  gendarme,  en  se  précipitant,  avait  arraché  le 
couteau,  de  peur  qu'il  ne  servît  à  d'autres. 

Autour  de  lui,  des  hommes  muets  de  désespoir  et 
faisant  à  peine  attention  à  lui,  écrivant  au  crayon  sur 
un  portefeuille  des  mots  sans  suite,  ou  se  serrant  la 
main  les  uns  aux  autres;  ceux-ci  répétant  sans  relâche, 
et  comme  font  les  insensés,  un  nom  chéri,  ou  mouil- 
lant de  larmes  un  portrait,  une  bague,  une  tresse  de 
cheveux;  ceux-là  vomissant  de  furieuses  imprécations 
contre  la  tyrannie,  mot  banal  toujours  maudit  par  tout 
le  monde  tour  à  tour,  et  quelquefois  même  par  les  ty- 
rans. 

Au  milieu  de  toutes  ces  infortunes,  Sanson,  appe- 
santi moins  encore  par  ses  cinquante-quatre  ans  que  par 
la  gravité  de  son  lugubre  office;  Sanson,  aussi  doux, 
aussi  consolateur  que  sa  mission  lui  permettait  de  l'être, 
donnait  à  celui-ci  un  conseil,  à  celui-là  un  triste  encou- 


288  LE   CHEVALIER   DE  MATSON'-R  OUGR 

ragement,  et  trouvant  des  paroles  chrétiennes  à  répon- 
dre au  désespoir  comme  à  la  bravade  I 

—  Citoyenne,  dit-il  à  Geneviève,  il  faudra  ôter  le  fi- 
chu et  relever  ou  couper  les  cheveux,  s'il  vous  plaît. 

Geneviève  devint  tremblante. 

—  Allons,  mon  amie,  dit  doucement  Lorin,  du  cou- 
rage ! 

—  Puis-je  relever  moi-même  les  cheveux  de  ma- 
dame? demanda  Maurice. 

—  Oh  !  oui,  s'écria  Geneviève,  luil  je  vous  en  sup- 
plie, monsieur  Sanson. 

—  Faites,  dit  le  vieillard  en  détournant  la  tête. 
Maurice  dénoua  sa  cravate  tiède  de  la  chaleur  de  son 

cou,  Geneviève  la  baisa,  et, se  mettant  à  genoux  devant 
le  jeune  homme,  lui  présenta  cette  tête  charmante, 
plus  belle  dans  sa  douleur  qu'elle  n'avait  jamais  été 
dans  sa  joie. 

Quand  Maurice  eut  fini  la  funèbre  opération,  ses 
mains  étaient  si  tremblantes,  il  y  avait  tant  de  douleur 
dans  l'expression  de  son  visage,  que  Geneviève  s'écria  : 

—  Oh  f  j'ai  du  courage,  Maurice. 
Sanson  se  retourna. 

—  N'est-ce  pas,  monsieur,  que  j'ai  du  courage? 
dit-elle. 

—  Certamement,  citoyenne ,  répondit  l'exécuteur 
d'une  voix  ômue,  et  un  vrai  courage. 

Pendant  ce  temps,  le  premier  aide  avait  parcouru  ie 
bordereau  envoyé  par  Fouquier-Tinville, 

—  Quatorze,  dit-il. 


LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE  289 

Saiison  compta  les  condamnés. 

—  Quinze,  y  compris  le  mort,  dit-il;  commest  cela 
se  fait-il? 

Lorin  et  Geneviève  comptèrent  après  lui,  mus  par 
une  même  pensée. 

—  Vous  dites  qu'il  n'y  a  que  quatorae  condamnés  et 
que  nous  sommes  quinze?  dit-elle. 

—  Oui,  il  faut  que  le  citoyen  Fouquier-Tinville  se 
soit  trompé. 

—  Oh  t  tu  mentais,  dit  Geneviève  à  Maurice,  tu  n'é- 
tais point  condamné. 

—  Pourquoi  attendre  à  demain,  quand  c'est  aujour- 
d'hui que  tu  meurs?  répondit  Maurice. 

—  Ami,  dit-elle  en  souriant,  tu  me  rassures  :  je 
vois  maintenant  qu'il  est  facile  de  mourir. 

—  Lorin,  dit  Maurice,  Lorin,  une  dernière  fois... 
nul  ne  peut  te  reconnaître  ici...  disque  tu  es  venu 
me  dire  adieu...  dis  que  tu  as  été  enfermé  par  erreur. 
Appelle  le  gendarme  qui  t'a  vu  sortir...  Je  serai  le 
vrai  condamné,  moi  qui  dois  mourir;  mais  toi,  nous 
t'en  supplions,  ami,  fais-nous  la  joie  de  vivre  pour 
garder  notre  mémoire;  il  est  temps  encore,  Lorin,  nous 
t'en  supplions  I 

Geneviève  joignit  ses  deux  mains  en  signe  de  prière. 
Lorin  prit  les  deux  mains  de  la  jeune  femme  et 
les  baisa. 

—  J'ai  dit  non,  et  c'est  non,  répondit  Lorin  d'une 
voix  ferme;  ne  m'en  parlez  plus,  ou,  en  vérité,  je  croi- 
rai que  je  vous  gêne. 

u.  17 


âflO  LE  CHEVALIER   DE   MAISON-ROUGE 

—  Quatorze,  répéta  Sanson,  et  ils  sont  quinze! 
Puis,  élevant  la  Toix  : 

—  Voyons,  dit-il,  y  a-t-il  quelqu'un  qui  réclame? 
y  a-t-il  quelqu'un  qui  puisse  prouver  qu'il  se  trouve 
ici  par  erreur? 

—  Peut-être  quelques  bouches  souvrirent-elles  à 
cette  demande;  mais  elles  se  refermèrent  sans  pro- 
noncer une  parole;  ceux  qui  eussent  menti  avaient 
honte  de  mentir  ;  celui  qui  n'eût  pas  menti  ne  voulait 
point  parler. 

Il  se  fit  un  silence  de  plusieurs  minutes  pendant 
lequel  les  aides  continuaient  leur  lugubre  office. 

—  Citoyens,  nous  sommes  prêts...,  dit  alors  la  voix 
sourde  et  solennelle  du  vieux  Sanson. 

Quelques  sanglots  et  quelques  gémissements  ré- 
pondirent à  cette  voix. 

—  Eh  bien,  dit  Lorin,  soit! 


Mourons  pour  la  patrie, 
C'est  le  sort  le  plus  beau  !.. 


Oui,  quand  on  meurt  pour  la  patrie;  mais,  décidé- 
ment, je  commence  à  croire  que  nous  ne  mourons  pas 
pour  le  plaisir  de  ceux  qui  nous  regardent  mourir.  Ma 
foi,  Maurice,  je  suis  de  ton  avis,  je  commence  aussi 
à  me  dégoûter  de  la  République. 

~  L'appel  I  dit  un  commissaire  à  la  porte. 

Plusieurs  gendarmes  entrèrent  dans  la  salle  et  fer- 
mèrent ainsi  les  issues,  se  plaçant  entre  la  vie  et  les 


LE   CHEVALIEB    T>E  M*ÎSON-ROUGE  291 

condamnés,  comme  pour  empêcher  ceux-ci  d'y  re- 
venir. 

On  fit  l'appel. 

Maurice,  qui  avait  vu  juger  le  condamné  qui  s'était 
tué  avec  le  couteau  de  Lorin,  répondit  quand  on  pro- 
nonça son  nom.  Il  se  trouva  alors  qu'il  n'y  avait  que 
!e  mort  de  trop. 

On  le  porta  hors  de  la  sa'le.  Si  son  indentité  eût 
été  constatée,  si  on  l'eût  reconnu  pour  condamné,  tout 
mort  qu'il  était,  on  l'eût  guillotiné  avec  les  autres. 

Les  survivants  furent  poussés  vers  la  sortie, 

A  mesure  que  l'un  d'eux  passait  devant  le  guichet, 
on  lui  liait  les  maina  derrière  le  dos. 

Pas  une  parole  ne  s'échangea  pendant  dix  minutes 
entre  ces  malheureux. 

Les  bourreaux  seuls  parlaient  et  agissaient. 

Maurice,  Geneviève  et  Loriu,  qui  ne  pouvaient  plus 
se  tenir,  se  pressaient  les  uns  contre  les  autres  pour 
n'être  point  séparés.  Puis  les  condamnés  furent  poussés 
de  la  Conciergerie  dans  la  cour. 

Là,  le  spectacle  devint  effrayant. 

Plusieurs  faiblirent  à  la  vue  des  charrettes;  les  gui- 
chetiers les  aidèrent  à  monter. 

On  entendait  derrière  les  portes,  encore  fermées,  1^ 
voix  confuse?  de  la  foule,  et  l'on  devinait  à  ses  rumeurs 
qu'elle  était  nombreuse. 

Geneviève  monta  sur  la  charrette  avec  assez  de  force; 
d'ailleurs,  Maurice  la  soutenait  du  coude.  Maurice  s'é- 
îança  rapidement  derrière  elle. 


232  LE   CHEVALIER    DE    MAISON-ROUGE 

Lorin  ne  se  pressa  pas.  Il  choisit  sa  place  et  s'assit 
à  ià  gauche  de  Maurice. 

Les  portes  s'ouvrirent;  aux  premiers  rangs  ôtait 
Simon. 

Les  deux  amis  le  reconnurent;  lui-même  les  vit. 

n  monta  sur  la  borne  près  de  laquelle  les  charrettes 
devaient  passer;  il  y  en  avait  trois. 

La  première  charrette  s'ébranla  ;  c'était  celle  où  se 
trouvaient  les  trois  amis. 

—  Eh  !  bonjour,  beau  grenadier  !  dit  Simon  à 
Lorin  ;  tu  vas  essayer  de  mon  tranchet,  que  je  pense  ? 

—  Oui,  dit  Lorin,  et  je  tâcherai  de  ne  pas  trop 
l'ébrécher  pour  qu'il  puisse  à  ton  tour  te  tailler  le  cuir. 

Les  deux  autres  charrettes  s'ébranlèrent,  suivant  la 
première. 

Une  effroyable  tempête  de  cris,  de  bravos,  de  gémis- 
sements, de  malédictions,  fit  explosion  à  l'entour  des 
condamnés. 

—  Du  courage,  Geneviève,  du  courage  I  murmurait 
Maurice. 

—  Ohl  répondit  la  jeune  femme,  je  ne  regrette  pas 
la  vie,  puisque  je  meurs  avec  toi.  Je  regrette  de  n'a- 
voir pas  les  mains  libres  pour  te  serrer  au  moins  dans 
mes  bras  avant  de  mourir. 

—  Lorin,  dit  Maurice,  Lorin,  fouille  dans  la  poche 
ie  mon  gilet,  tu  y  trouveras  un  canif. 

—  Ohl  mordieul  dit  Lorin,  comme  le  canif  me 
va;  j'étais  humilié  d'aller  à  la  mort  garrotté  comme 
un  veau. 


LE  CHEVALIER   DB  MAISON-ROUGB  293 

Maurice  abaissa  sa  poche  à  la  hauteur  des  mains  de 
son  ami;  Lorin  y  prit  le  canif;  puis,  à  eux  deux,  ils  l'ou- 
vrirent ;  alors  Maurice  le  prit  entre  ses  dents,  et  coupa 
les  cordes  qui  liaient  les  mains  de  Lorin. 

Lorin,  débarrassé  de  ses  cordes,  rendit  le  même 
service  à  Maurice. 

—  Dépêche-toi,  disait  le  jeune  homme,  voilà  Gene- 
viève qui  s'évanouit. 

En  effet,  pour  accomplir  cette  opération,  Maurice 
s'était  détourné  un  instant  de  la  pauvre  femme,  et, 
comme  si  toute  sa  force  venait  de  lui,  elle  avait  fermé 
les  yeux  et  laissé  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine. 

—  Geneviève,  dit  Maurice,  Geneviève,  rouvre  les 
yeux,  mon  amie;  nous  n'avons  plus  que  quelques  mi- 
nutes à  nous  voir  en  ce  monde, 

—  Ces  cordes  me  blessent,  murmura  la  jeune  femme. 
Maurice  la  délia. 

Aussitôt  elle  rouvrit  les  yeux  et  se  leva,  en  proie  à 
une  exaltation  qui  la  fit  éblouissante  de  beauté. 

Elle  entoura  d'un  bras  le  cou  de  Maurice,  saisit  de 
l'autre  main  celle  de  Lorin,  et  tous  trois,  debout  sur  la 
charrette,  ayant  à  leurs  pieds  les  deux  autres  victimes 
ensevelies  dans  la  stupeur  d'une  mort  anticipée,  ils 
lancèrent  au  ciel,  qui  leur  permettait  de  s'appuyer 
librement  l'un  sur  l'autre,  un  geste  et  un  regard  recon- 
naissants. 

Le  peuple,  qui  les  insultait  quand  ils  étaient  assis, 
se  tut  quand  il  les  vit  debout. 

On  aperçut  î'échafaud 


294  LE   CHEVALIER    DE   MAISON -ROUGE 

Maurice  et  Lorin  le  virent  ;  Geneviève  ne  le  vit  pas, 
elh  ne  regardait  que  son  amant, 
La  charrette  s'arrêta. 

—  Je  t'aime,  dit  Maurice  à  Geneviève,  je  t'aime! 

—  La  femme  d'abord,  la  femme  la  première!  criè- 
rent mille  voix. 

—  Merci,  peuple,  dit  Maurice;  qui  donc  disait  que 
tu  étais  cruel  ? 

11  prit  Geneviève  dans  ses  bras,  et,  les  lèvres  collées 
sur  ses  lèvres,  il  la  porta  dans  les  bras  de  Sanson, 

—  Courage!  criait  Lorin,  courage! 

—  J'en  ai,  répondit  Geneviève  ;  j'en  ai  i 

—  Je  t'aime!  murmurait  Maurice;  je  t'aime! 

Ce  n'étaient  plus  des  victimes  que  l'on  égorgeait, 
c'étaient  des  amis  qui  se  faisaient  fête  de  la  mort. 

—  Adieu!  cria  Geneviève  à  Lorin. 

—  Au  revoir!  répondit  celui-ci. 
Geneviève  disparut  sous  la  fatale  bascule. 

—  A  toi  !  dit  Lorin. 

—  A  toi  !  fit  Maurice. 

—  Ecoute  !  elle  t'appelle. 

En  effet,  Geneviève  poussa  son  dernier  cri. 

—  Viens,  dit-elle. 

Une  grande  rumeur  se  fit  dans  la  foule.  La  belle  et 
gracieuse  tête  était  tombée. 
Maurice  s'élança. 

—  C'est  trop  juste,  disait  Lorin,  suivons  la  logique. 
M'entends-tu,  Maurice? 

—  Oui. 


LE   CHEVALIER    DE   MAISON-ROUGE  295 

—  Elle  t'aimait,  on  la  tue  la  première;  tu  n'es  pas 
condamné,  tu  meurs  le  second;  moi,  je  n'ai  rien  fait, 
et,  comme  je  suis  le  plus  criminel  des  trois,  je  passe 
le  dernier. 

Et  voilà  comment  tout  s'explique 
Avec  l'aide  de  la  logique. 

Ma  foi,  citoyen   Sanson,  je  t'avais  promis  un  qua- 
train; mais  tu  te  conteras  d'un  distique. 

—  Je  t'aimais  I  murmura  Maurice  lié  à  la  planche 
fatale  et  souriant  à  la  tête  de  son  amie;  je  t'aim.-. 

Le  fer  trancha  la  moitié  du  mot. 

—  A  moi  I  s'écria  Lorin  en  bondissant  sur  l'échafaud, 
et  vite!  car,  en  vérité,  j'y  perds  la  tête...  Citoyen 
Sanson,  je  t'ai  fait  banqueroute  de  deux  vers,  mais  je 
t'offre  en  place  un  calembour. 

^  Sanson  le  lia  à  son  tour. 

—  Voyons,  dit  Lorin,  c'est  la  mode  de  crier  vive 
quelque  chose  quand  on  meurt. 

Autrefois,  on  criait  :  «  Vive  le  roi  I  »  mais  il  n'y  a 
plus  de  roi.  Depuis,  on  a  crié  :  t  Vive  la  liberté  !  »  mais 
il  n'y  a  plus  de  liberté.  Ma  foi,  vive  Simon  1  qui  nous 
réunit  tous  trois. 

Et  la  tête  du  généreux  jeune  homme  tomba  près 
de  celles  de  Slaurice  et  de  Geneviève  I 

FIN  DU  DEUXIÈME  ET  DERNIER  VOLUME, 


TABLE 


DU  DEUXIEME  ET  DERNIER   VeLUMB. 


Pages. 

XXVII.  Le  Muscadin 1 

XXVin.  Le  Chevalier  de  Maison-Rouge «   .   .  13 

XXIX.  La  Patrouille 24 

XXX.  Œillet  et  Souterrain 36 

XXXI.  Perquisition 46 

XXXII.  La  Foi  jurée 87 

XXXIU.  Le  Lendemain 73 

XXXTV.  La  Conciergerie 78 

XXXV.  La  Salle  des  Pas-Perdus 91 

XXXVI.  Le  Citoyen  Théodore 103 

XXXVn.  Le  Citoyen  Gracchus 112 

XXXVUI.  L'Enfant  royal 119 

XXXEX.  Le  Bouquet  de  violettes 131 

XL.  Le  Cabaret  du  Puits-de-Noé 143 

XLI.  Le  Greffier  du  Ministère  de  la  Guerre 134 

XLII,  Les  Deux  Billets 162' 

XLni.  Les  Préparatifs  de  Dixaaer 169 

XLIV.  Les  Préparatifs  du  Chevalier  de  Maison-Roage.  .  177 

XLV.  Les  Recherches 187 

XLVI.  Le  Jugement 197 

XLVII..  Prêtre  et  Bourreau 207 

XLVffl.  La  Charrette 217 

XLIX.  L'Échafaud 226 

L.  La  Visite  domiciliaire 236 

LI.  Lorin 242 

LU.  Suite  du  précédent , 232 

Lill.  Le  Duel 260 

LIV  La  Salle  des  Morts 269 

LV.  Pourquoi  Lorin  était  sorti 283 

LVI.  Vive  Simon.  .  . 28ê 


F.  Aureau,  —  Imprimerie  de  Lagny, 


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PQ 
2225 
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1887 
t. 2 


Dumas,  Alexandre 

Le  chevalier  de  I-Iai son-Rouge 


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