COLLECTION GUILLAUME ET L E M E R R E
J. BARBEY D'AUREVILLY
Le Chevalier Des Touches
P A R I S
ALPHONSE EEMERRE. EDITEUR
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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G V I 1. 1. A V M E
Le Chevalier Des Touches
COLLECTION OtILL.ll'ME L T LlMtRKI
J. BARBEY D'AUREVILLY
Le Chevalier Des Touches
Illustrations de Marold et Mittis
PARIS
ALPHONSE LEJIERRE, ÉDITEUR
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
2; exemplaires sur papier du Japon et 2$ exemplaires sur Chine
Tous ces exemplaires sont numérotés
et parafés par l'éditeur.
A MON PERE
Que de raisons, mon père, pour Vous
dédier ce livre qui Vous rappellera tant de
choses dont Vous avez gardé la religion
dans voire cœur ! Vous en avez connu l'un
des héros, et probablement Vous eussiez
partagé son héroïsme et celui de ses onze
Compagnons d'armes, si Vous aviez eu sur
la télé quelques années de plus au moment
où l'action de ce drame de guerre civile
s'accomplissait ! Mais, alors, Vous n'étiez
qu'un enfant, — l'enfant dont le charmant
portrait orne encore la chambre bleue de
ma %rand?mère} et qu'elle nous montrait.
n ni: nie ace
à mes frères et à moi. dans notre enfance.
du doigt levé de sa belle main, quand elle
nous engageait a Vous ressembler.
Ah! certainement, c'est ce que j'aurais
fait de mieux, mon père. Vous avez passé
Votre noble vie comme le Pater familias
antique, maître chez vous, dans un loisir
plein de dignité, fidèle a des opinions qui
ne triomphaient pas. le chien du fusil
abattu sur le bassinet, parce que la guerre
des Chouans s'était éteinte dans la splen-
deur militaire de l'Empire et sous la gloire
de Napoléon. Je n'ai pas eu celle calme el
forte destinée. Au lieu de l'ester, ainsi que
Vous, planté et solide comme un chêne
dans la terre natale, je m'en suis allé au
loin, tête inquiète, courant follement après
ce vent dont parle l'Ecriture, et qui passe.
hélas! à travers les doigts de la main de
F homme, également partout ! Et c'est de
loin encore que je Vous envoie ce livre qui
]'ous /-appellera, quand Vous le lirez, des
contemporains et des compatriotes infor-
tunés auxquels le Roman, par ma main.
restitue aujourd'hui leur page d'histoire.
Votre respectueux et affectionné fis.
Jules B irbey d'Aurevilly.
Ce 21 novembre 1863.
Le Chevalier Des Touches
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(Vieille
1
TROIS SIECLES DANS UN PETIT COIN
C'était vers les dernières années de la
Restauration. La demie de huit heures,
comme on dit dans l'Ouest, venait de son-
ner au clocher, pointu comme une aiguille
et vitré comme une lanterne, de l'aristo-
cratique petite ville de Valognes.
Le bruit de deux sabots traînants, que
la terreur ou le mauvais temps semblaient
2 CHEVALIER IiES TOUCHES
hâter dans leur marche mal assurée, trou-
blait seul le silence de la place des Capu-
cins, déserte et morne alors comme la
l.iihie du Gibet elle-même. Tous ceux qui
connaissent le pays, n'ignorent pas que la
lande du Gibet, ainsi appelée parce qu'on y
pendait autrefois, est un terrain qui fut
longtemps abandonné, à droite de la route
qui va de Valognes à Saint-Sauveur-le-
Vicomte, et qu'une superstition tradition-
nelle le faisait éviter au voyageur... Quoi-
que en aucun pays, du reste, huit heures
et demie ne soient une heure indue et
tardive, la pluie, qui était tombée, ce jour-
là, sans interruption, la nuit, — on était
en décembre, — et aussi les mœurs de
cette petite ville, aisée, indolente et bien
close, expliquaient la solitude de la place
des Capucins et pouvaient justifier l'éton-
nement du bourgeois rentré, qui peut-être,
accoté sous ses contrevents strictement
fermés, entendait de loin ces deux sabots,
grinçants et haletants sur le pavé humide,
et au son desquels un autre bruit vint
impétueusement se mêler.
Sans doute, en tournant la place, sablée
à son centre et pavée sur ses quatre
.et en Longeant la porte enchère
TROIS SIECLES... 3
vert-bouteille de l'hôtel de M. de Mes-
nilhouseau, qu'on avait, à cause de sa
meute, surnommé Mesnilhouseau des
chiens, les sabots qu'on entendait réveil-
lèrent cette compagnie des gardes endor-
mie ; car de longs hurlements éclatèrent
par-dessus les murs de la cour, et se pro-
longèrent avec la mélancolie désolée qui
caractérise le hurlement des chiens dans
la nuit. Ce long pleur monotone et déses-
péré des chiens, qui essayèrent de fourrer
leur nez et leurs pattes sous la colossale
porte cochère, comme s'ils avaient senti
sur la place quelque chose d'insolite et de
formidable, cette noire soirée, ce vent dans
la pluie, cette place solitaire, qui n'était
pas grande, il est vrai, mais qui, de riante
qu'elle était autrefois , quand elle ressem-
blait à un square anglais, avec ses arbres
plantés en carré et ses blanches balises,
était devenue presque terrible depuis qu'en
182... on avait dressé au milieu une croix
sur laquelle, colorié grossièrement, se
tordait, en saignant, un Christ de gran-
deur naturelle ; tous ces accidents, tous
ces détails, pouvaient réellement impres-
sionner le passant aux sabots qui mar-
chait. SOUS son parapluie incliné contre le
4 LE CHEVALIER DES TOU C II E S
vent, et dont l'eau qui tombait frappait la
soie tendue de ses gouttes sonores, comme
si elles eussent été des grains de cristal.
Supposez, en effet, que ce passant in-
connu fût une personne d'une imagination
naïve et religieuse, une conscience tour-
mentée, une âme en deuil, ou simplement
un de ces êtres nerveux comme il s'en
rencontre à tous les étages de l'amphi-
théâtre social, on conviendra qu'il y avait
assez dans les détails qu'on vient de
signaler, mais surtout dons l'image de ce
Dieu sanglant qui le jour, grâce à la
grossièreté de la peinture, épouvantait le
regard sous les joyeux rayons du soleil,
et qu'on savait là, sans le voir, étendant
ses bras dans la nuit, pour faire pénétrer
le frisson jusque dans les os et doubler
les battements du cœur. Mais, comme
s'il avait fallu davantage, voici qu'un fait
étrange, — dans cette petite ville où, à
pareille heure, les mendiants dormaient
bien acoquinés dans leur paille, et où les
voleurs de rue. les gentilshommes de
grand chemin, étaient à peu près incon-
nus, — oui! un fait extraordinaire, vint à
se produire tout à coup... De la rue Siquet
au milieu de la place des Capucins, la
... Les nerfs d'acl.;r qui
tenaient celte lanterne
■
h in CHEVALIER DES T O 1' C II T. S
lanterne qui projetait sa pointe de lumière
sous le parapluie incliné s'éteignit, juste
en face du grand Christ. Et ce n'était pas
le vent qui l'avait soufflée, mais une ha-
leine ! Les nerfs d'acier qui tenaient cette
lanterne l'avaient élevée jusqu'à la hau-
teur de quelque chose d'horrible, qui avait
parlé. Oh! ce n'avait pas été long; un
instant! un éclair! Mais il est des in-
stants dans lesquels il tiendrait des siècles !
C'est à ce moment-là que les chiens avaient
hurlé. Ils hurlaient encore, quand une
petite sonnette tinta à la première porte
de la rue des Carmélites, qui est à l'extré-
mité de la place, et quand la personne aux
sabots entra, mais sans sabots , dans le
salon des demoiselles de Touffedelys, qui
l'attendaient pour leur causerie du soir.
Elle, ou plutôt il — car c'était un
homme — était chaussé avec l'élégance
d'un abbé de l'ancien régime, comme on
disait beaucoup alors, et, d'ailleurs, quoi
d'étonnant, puisque c'en était un?
« J'ai entendu votre voiture, l'abbé, >•
dit la cadette des Touffedelys, mademoi-
selle Sainte, qui, dans son impossibilité
absolue d'inventer le moindre petit mot
quelconque, répétait la plaisanterie de
TROIS SIECLES... 7
l'abbe quand il parlait de ses sabots.
L'abbé donc, qui s'était débarrassé à la
porte du vestibule d'une longue redingote
de bougran vert mise par-dessus son
habit noir, s'avança dans le petit salon,
droit, imposant, portant sa tête comme un
reliquaire et faisant craquer ses souliers
de maroquin, préservés par les sabots de
l'humidité. Quoiqu'il vint d'éprouver une
de ces impressions qui sont des coups de
foudre, il n'était ni plus pale ni plus rouge
qu'à l'ordinaire ; car il avait un de ces
teints dont la couleur semble avoir l'épais-
seur de l'émail et que l'émotion ne tra-
verse pas. Déganté de sa main droite, il
offrit à la ronde deux doigts de cette main
aux quatre personnes qui étaient là autour
de la cheminée, et qui s'interrompirent
pour le recevoir.
.Mais quand il eut donné ces deux doigts
à la dernière personne de ce petit cercle :
■■ Il y a quelque chose, mon frère !
— s'écria celle-ci en tressaillant (à quoi le
voyait-elle ?) ; — mais vous n'êtes pas dans
votre état naturel, ce soir !
— Il y a — dit l'abbé d'une voix ferme,
mais grave, — que, tout à l'heure, le vieux
sang d'Hotspura failli avoir presque peur. -
!', ni: VA1.IER DES TOUCHES
Sa sœur le regarda d'un air incrédule :
mais mademoiselle de Touffedelys, qui,
elle, aurait cru qu'un bœuf pouvait voler
si on le lui avait dit, et qui se serait même
mise à la fenêtre pour le voir, mademoi-
selle Sainte de Touffedelys, qui n'avait
pas lu Shakespeare et qui n'avait compris
que le mot de peur dans tout ce qu'avait
dit l'abbé :
•- Sainte Marie ! qu'y a-t-il ? — fit-
elle. — Auriez-vous vu en passant l'âme
du Père Gardien des Capucins rôder au-
tour de la placer Les chiens de M. de
Mesnilhouseau se lamentent ce soir comme
quand elle y est... ou quand le Marteau
Saint-Bernard toque ses trois coups à la
porte de la cellule de quelqu'une des
Dames Bernardines, dans le couvent qui
est à coté.
— Pourquoi dites-vous cela à l'abbé,
ma sœur? — dit Ursule de Touffedelys
d'un ton d'ainée qui reprend sa cadette. -
Vous savez bien que l'abbé, qui est allé
en Angleterre, ne croit pas aux revenants.
— Et pourtant, sur mon âme! c'est un
revenant que j'ai vu, — dit l'abbé, avec
un sérieux profond. — Oui, mademoiselle !
oui, ma sœur! oui, Fierdrap! oui! regar-
T H l i ' ... 9
dez-moi maintenant de tous vos yeux,
écarquillés à vous en donner la migraine,
c'est comme j'ai l'honneur de vous le
dire : je viens de voir un revenant... inat-
. effrayant, mais réel! trop réel ! Je
l'ai vu comme je vous vois tous, comme
je vois ce fauteuil et cette lampe... »
Et il toucha le pied de la lampe du bout
de sa canne, un cep de vigne, qu'il alla
r dans un coin.
« Tu aimes diablement la plaisante-
rie pour que je te donne le plaisir de te
croire, l'abbé ? — - dit le baron de Fier-
drap, quand l'abbé revint à la cheminée
et se planta, les mollets et le dos au feu,
devant le fauteuil qui lui tendait les
bras.
— Etait-ce vraiment le Père Gardien?...
— reprit mademoiselle Sainte toute tran-
sie ; car elle cuisait de curiosité et se sen-
tait pourtant le froid d'un glaçon dans les
épaules.
— Non ! » répondit l'abbé, qui s'ar-
rêta, l'œil sur les feuilles du parquet cire
et miroitant, comme s'arrête un homme
qui médite ce qu'il va dire et qui hésite
avant de le risquer.
il resta debout, ajusté par les yeux des
tO 11 CHEVALIER DES TOI
quatre personnes assises, qui, du regard,
aspiraient presque ce qui n'était pas encore
sorti de sa bouche, excepte pourtant le
baron de Fierdrap, qui croyait, lui, à une
mystification, et qui clignait de l'œil d'un
air fin, comme s'il avait dit : « Je te com-
prends, mon compère ! » Le salon n'était
éclairé que par le demi-jour d'une lampe,
recueillie sous son chapiteau. Pour mieux
voir et deviner l'abbé, une de ces dames
leva le chapiteau à l'ombre importune, et
le salon fut soudainement inondé de ce
jour de lampe qui a comme les tons gras
de l'huile dans son or.
C'était un vieux appartement comme on
n'en voit guère plus, même en province,
et d'ailleurs toutàfait en harmonie avec le
groupe qui, pour le moment, s'y trouvait.
Le nid était digne des oiseaux. A eux tous,
ces vieillards réunis autour de cette che-
minée formaient environ trois siècles et
demi, et il est probable que les lambris
qui les abritaient avaient vu naître chacun
d'eux.
Ces lambris en grisailles, encadrés et
relevés par des baguettes d'or noircies et.
par place, écaillées, n'avaient, pour tout
ornement de leur fond monotone, que des
TROIS SIECLES... II
portraits de famille sur lesquels la brume
du temps avait passé. Dans l'un de leurs
panneaux, on voyait deux femmes en cos-
tume Louis XV, dont Tune, blonde et pin-
cée, tenait à la main une tulipe comme
Rachel, la dame de carreau, et dont l'au-
tre, brune, indolente, tigrée de mouches
sur son rouge de brune, avait une étoile
au-dessus de la tête, ce qui, avec le faire
voluptueux du portrait, indiquait suffisam-
ment la main de Natier, qui peignit aussi
avec une étoile au-dessus de la tête
madame de Chàteauroux et ses sœurs.
L'étoile signifiait le règne du moment de
la favorite. C'était l'étoile du berger royal.
Le bien-aimé Louis XV l'avait fait lever
sur tant de tètes, qu'il avait pu très bien
la faire luire sur une Touffedelys. Dans le
panneau opposé, un portrait plus ancien,
plus noir, d'une touche énergique mais
inconnue, représentait l'amiral de Tour-
ville, beau comme une femme déguisée.
dans son magnifique et bizarre costume
d'amiral du temps de Louis XIV. Il était
parent des Touffedelys. Des encoignures
de laque de Chine garnissaient les quatre
angles du salon et supportaient quatre
bustes d'argile, recouverts d'un crêpe
12 LE CHEVALIER DES
noir, suit pour les préserver de la pous-
sière, soit en signe de deuil : car ces bus-
tes étaient ceux de Louis XVI, de .Marie-
Antoinette, de Madame Elisabeth et du
Dauphin, l'es fauteuils en vieille tapisse-
rie de Béarnais, traduisant les fables de
La Fontaine, en double ovale sur un fond
blanc, égayaient de la variété de leurs
couleurs et de leurs personnages cet appar-
tement presque sombre avec ses rideaux
fanés de lampas et sa rosace, veuve de son
lustre. Aux deux côtés d'une cheminée en
marbre de Coutances cannelée et sur-
montée d'un bouquet en relief, ces deux
demoiselles de Touffedelys. droites SOUS
leurs écrans de gaze peinte, auraient pu
très bien passer pour des ornements sculp-
tés de cette cheminée, si leurs yeux
n'avaient pas remué et si ce que venait
de dire l'abbé n'avait terriblement dérangé
la solennelle économie de leur figure et
de leur pose.
Toutes deux avaient été belles, mais
l'antiquaire le plus habile à deviner le
sens des médailles effacées n'aurait pu
retrouver les lignes de ces deux camées.
rongés par le temps et par le plus épou-
vantable des acides, une virsinite ii_nc.
TROIS SIÈCLES... 1 3
La Révolution leur avait tout pris : famille,
fortune, bonheur du foyer, et ce poème
du cœur, l'amour dans le mariage, plus
beau que la gloire ! disait madame de
Staël, et enfin la maternité. Elle ne leur
avait laissé que leurs têtes, mais blanchies
et affaiblies par tous les genres de dou-
leur. Orphelines quand elle éclata, les deux
Touffedelys n'avaient point émigré. Elles
étaient restées, ci mime beaucoup de nobles,
dans le Cotentin. Imprudence qu'elles
auraient payée de leur vie, si Thermidor
ne les avait sauvées, en ouvrant les mai-
sons d'arrêt. Vêtues toujours des mêmes
couleurs, se ressemblant beaucoup, de la
même taille et de la même voix, c'était
comme une répétition dans la nature que
ces demoiselles de Touffedelys.
En les créant presque identiques, la
vieille radoteuse avait rabâché. C'étaient
deux Ménechmes femelles, qui auraient pu
faire dire aux moqueurs: - Il y en a au
moins une de trop! » Elles ne le trou-
vaient point, car elles s'aimaient; et elles
se voulaient en tout si semblables, que
mademoiselle Sainte avait refusé un
beau mariage parce qu'il ne se présentait
pas de mari pour mademoiselle Ursule.
14 LE CHEVALIER DTS TOUCHES
sa sœur. Ce soir-là. comme à l'ordinaire,
ces routinières de l'amitié avaient dans
leur salon une de leurs amies, noble
comme elles, qui travaillait à la plus extra-
vagante tapisserie avec une telle action
qu'elle semblait se ruer à ce travail, sus-
pendu tout à coup par l'arrivée de son
frère, l'abbé. Fée plus mâle, aux: traits
plus hardis, à la voix plus forte, celle-ci
tranchait par la brusquerie hommasse de
toute sa personne sur la délicatesse et
l'inertie de ces douces Contemplatives,
de ces deux vieilles chattes blanches
de la rêverie sans idées, qui n'avaient
jamais été des Chattes .Merveilleuses. Ces
pauvres vierges de Touffedelys avaient eu
le suave éclat de leur nom dans leur jeu-
nesse ; mais elles avaient vu fondre leur
beauté au feu des souffrances, comme le
cierge voit fondre sa cire sur le pied d'ar-
gent du chandelier.
A la lettre, elles étaient fondues... tan-
dis que leur amie, robustement et rèbar-
bativement laide, avait résisté. Solide de
laideur, elle avait reçu le sou filet. Valipan
du Temps, comme elle disait, sur un
bronze que rien ne pouvait entamer. Même
la mise inouïe dans laquelle elle encadrait
TROIS SIECLES... 15
sa laideur bizarre n'en augmentait pas de
beaucoup l'effet, tant l'effet en était frap-
pant ! Coiffée habituellement d'une espèce
de baril de soie orange et violette, qui
aurait défié par sa forme la plus auda-
cieuse fantaisie et qu'elle fabriquait de
ses propres mains, cette contemporaine
de mesdemoiselles de Touffedelys ressem-
blait, avec son nez recourbé comme un
sabre oriental dans son fourreau grenu de
maroquin rouge, à la reine de Saba, inter-
prétée par un Callot chinois, surexcité par
l'opium. Elle avait réussi à diminuer la
laideur de son frère, et à faire passer le
visage de l'abbé pour un visage comme
un autre, quoique, certes ! il ne le fut pas.
Cette femme avait un grotesque si supé-
rieur qu'on l'eût remarquée même en An-
gleterre, ce pays des grotesques, où le
spleen, l'excentricité, la richesse et le gin
travaillent perpétuellement à faire un
carnaval de figures auprès desquelles
les masques du carnaval de Venise ne
seraient que du carton vulgairement badi-
geonné.
Comme il est des couleurs d'un tel ruis-
sellement de lumière qu'elles éteignent
toutes celles que l'on place à côté, l'amie
l6 Le m i va m i r des i"! ■
de mesdemoiselles de Touffedelys, pavoi-
sêe comme un vaisseau barbaresque des
plus éclatants chiffons déterrés dans la
garde-robe de sa grand'mère, éteignait,
effaçait les physionomies les plus origi-
nales par la sienne. Et cependant, l'abbé
et le baron de Fierdrap étaient, ainsi
qu'on va le voir, de ces individualités
exceptionnelles qui entrent violemment
dans la mémoire lorsqu'on les a rencon-
trées, et dont l'image y reste soudée,
comme une patte-fiche dans un mur. Il n'y
a qu'au versant d'un siècle, au tournant
d'un temps dans un autre, qu'on trouve de
ces physionomies qui portent la trace
d'une époque finie dans les mœurs d'une
époque nouvelle, et forment ainsi de
ginalités qui ressemblent à cet airain de
Corinthe fait avec des métaux différents.
Elles traversent rapidement les points
d'intersection de l'Histoire, et il faut se
hâter de les peindre quand on les a vues,
parce que, plus tard, rien ne saurait don-
ner une idée de ces types, à jamais per-
dus !
Le baron de Fierdrap, placé entre les
deux demoiselles de Touffedelys, et plus
particulièrement à côté de la sœur de
TROIS SIECLES... 17
l'abbé, qui, la tête sur sa tapisserie, tirait
sa laine de chaque point avec une furie
effrayante pour l'observateur rétrospectif,
car elle avait dû, autrefois, faire tout
comme elle tirait sa laine ; le baron de
Fierdrap, Hvlas de Fierdrap, était assis,
les jambes croisées, une main sous sa
cuisse, comme le grand lord Clive, et pré-
sentait au feu la semelle d'un pied chaussé
d'une guêtre de casimir noir. C'était un
homme d'une taille médiocre, mais vigou-
reux et râblé comme un vieux loup, dont
il avait le poil, si l'on en jugeait par la
brosse hérissée, courte et fauve de sa per-
ruque. Son visage accentué s'arrêtait dans
un profil ferme: un vrai visage de Nor-
mand, rusé et hardi. Jeune, il n'avait été
ni beau ni laid. Comme on dit assez drô-
lement en Normandie pour désigner un
homme qu'on ne remarque ni pour ses
défauts naturels, ni pour ses avantages :
" 11 allait à la messe avec les autres. ••
Il exprimait bien le modèle sans alliage de
ces anciens hobereaux que rien ne pouvait
ni apprivoiser ni décrasser, et qui, sans
la Révolution, laquelle roula cette race de
granit d'un bout de l'Europe à l'autre
bout sans la polir, seraient restés dans
lu LE CHEVALIER DES TOUCHES
les fondrières de leur province, ne pensant
même pas à aller au moins une fois à
Versailles, et, après être montés dans les
voitures du roi, à reprendre le coche et à
revenir. Chasseur comme tous les gen-
tilshommes terriens, chasseur enragé, quel
que fût le poil de la bête ou la plume, il
avait fallu cette fin du monde de la Révo-
lution pour arracher Hylas de Fierdrap à
ses bois et à ses marais. Gentilhomme
avant tout, dès que les premières que-
nouilles eurent circulé dans le pays, il
offrit à l'armée de Condé un volontaire
qui savait porter gaillardement, pendant
trente lieues de route, un fusil à deux
coups sur la carrure de son épaule, et
qui, des balles de son double canon, eût
aussi bien coupé le bec à une bécassine
qu'abattu un sanglier, en le frappant entre
les deux yeux. Lorsque l'armée de Condé
avait été licenciée et qu'il n'y eut plus
rien dans la poire à poudre de ce dernier
des Chasseurs du Roi, le baron de Fier-
drap était passé en Angleterre, cette terre
de l'excentricité, et c'est là qu'il avait
contracté, disait-on, ces manières d'être
qui le firent regarder, sur ses vieux jours,
comme un original, par ceux qui l'avaient
TROIS SIÈCLES... IO,
connu ressemblant .7 tout le monde dans sa
jeunesse.
Le fait est que, comme le chat du
bonhomme Misère, autre dicton nor-
mand, il ne ressemblait plus à personne.
Ayant perdu tout, ou à peu près, de sa
fortune patrimoniale, il vivait comme il
pouvait de quelques bribes, et de la mai-
gre pension qu'octroya la Restauration
aux pauvres chevaliers de Saint-Louis qui
avaient suivi héroïquement la maison de
Bourbon à l'étranger et partagé sa triste
fortune. Il avait moins souffert que bien
d'autres de cette vie dénuée. Ses besoins
n'étaient pas nombreux. Il avait une santé
de fer, que l'exercice et le grand air
avaient rendue d'une solidité qui parais-
sait indestructible. Il habitait une petite
maison, aux écarts du bourg voisin de
Saint-Sauveur-le-Vicomte, sans domesti-
que qu'une vieille femme qui allait parfois
balayer son logis, et on ne dira pas :
" faire son lit », car il n'en avait pas, et il
couchait dans un hamac qu'il avait rap-
porté d'Angleterre. Sobre comme un ana-
chorète et presque ichthyophage, il se
nourrissait de sa pèche, étant devenu.
sur le tard de ses jours, un pécheur aussi
20 LE CHEVALIER DES TOUCHES
infatigable qu'il avait été un indomptable
chasseur dans la première moitié de sa
vie. Toutes les rivières du pays le connais-
saient et le voyaient incessamment sur
leurs bords, à dix lieues à la ronde, un
paquet de longues lignes sur son épaule
et à la main un vase de fer-blanc, d'une
forme allongée comme la boite au lait des
laitières, et dans lequel il mettait, sous
une couche de terreau, les vers de jardin
qu'il accrochait à ses hameçons. Il péchait
aussi à la mouche, cette chasse écossaise,
cette chasse en marchant, dont il avait
pris l'habitude en Ecosse, et qui émer-
veillait les paysans du Cotentin, à qui
cette pêche était, avant lui, inconnue.
quand ils le voyaient courir sur la rive, en
remontant ou en descendant les rivières.
et figurer le vol de la mouche en mainte-
nant toujours son hameçon à quelques
pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de
main et de pied qui tenait vraiment du
prodige.
Ce soir-là, comme presque tous les
soirs, lorsqu'il se trouvait à Valognes et
que ses pèches errantes ne L'entraînaient
pas, il allait passer la soirée chez ces
demoiselles de Touffedelys. Il y apportait
TROIS SIECLES... 21
sa boite à thé et sa théière, et il y faisait
son thé devant elles, ces pauvres primiti-
ves, à qui l'émigration n'avait pas donné
de ces goûts étonnants comme « l'amour
de ces petites feuilles roulées dans de l'eau
chaude •■. qui ne valaient pas, disaient-
elles d'une bouche pleine de sagesse, « la
liqueur verte de la Chartreuse contre les
indigestions •■. Infatigables dans leuréton-
nement, elles retrouvaient à point nommé
l'attention animale des êtres qui ne sont
pas éducables, en regardant, chaque soir,
de leurs deux yeux faïences, grands ouverts
comme des ceils-de-bœuf, cet original de
Fierdrap procédant à son infusion accou-
tumée, comme s'il s'était livré à quelque
effrayante alchimie ! L'abbé, cet abbé qui
venait d'entrer comme un événement, et
dont ces dames épiaient la parole, trop
lente à tomber de ses lèvres, comme s'il
eût voulu exaspérer leur curiosité excitée,
l'abbé seul osait toucher au breuvage
hérétique du baron de Fierdrap. Lui, aussi,
comme l'avait dit mademoiselle Ursule de
TouffeJelvs, était allé en Angleterre. Pour
ces sédentaires de petite ville, pour ces
culs-de-jatte de la destinée, c'eût été
comme d'aller à la Mecque, si de la Mec-
2 2 LE CHEVALIER DES TOUCHES
que elles avaient jamais entendu parler!...
ce qui était plus que douteux. L'abbé, du
reste, n'avait pour personne l'originalité
caricaturesque de M. de Fierdrap, lequel
était un personnage digne du pinceau
d'Hogarth, par le physique et par le cos-
tume. Le grand air, qui, comme on l'a
dit, avait rendu le baron de Fierdrap
invulnérable jusque dans le fin fond de
sa charpente et de sa moelle, avait seule-
ment teinté le marbre, qu'il avait durci,
et, pour toute victoire et trace de son
passage sur ce quartz impénétrable de
chair et de peau qui n'avait jamais eu ni
un rhume, ni un rhumatisme, avait laissé.
comme une moquerie et une revanche
pleine de gaieté, trois superbes engelures
qui s'épanouissaient du nez aux deux
joues du baron, comme le trèfle d'une
belle giroflée en fleurs ! Etait-ce averti
par cette chiquenaude taquine du grand
air, qu'il bravait tous les jours, soit dans
les brouillards de la Douve, soit sous les
ponts de Carentan et partout où il y avait
des dards et des tanches à récolter, que
M. de Fierdrap portait sept habits, les
uns sur les autres, et qu'il appelait ses
sept coquilles} Personne n'était tente de
TROIS SIECLES... 23
justifier ce nombre sacramentel et mysté-
rieux... Mais toujours est-il que, même
dans le salon de mesdemoiselles de Touf-
fedelys, il gardait son spencer de reps
gris doublé de peaux de taupe par-dessus
son habit couleur de tabac d'Espagne, à
la boutonnière duquel pendait, sous sa
croix de Saint-Louis, un petit manchon
de velours noir sans fourrure, dans lequel
il aimait, en parlant, à plonger les mains,
qu'il avait gourdes comme Michel Mon-
taigne.
L'ami et le compagnon d'émigration du
baron de Fierdrap, et que celui-ci regar-
dait alors comme Morellet aurait regardé
Voltaire, s'il l'eût tenu chez le baron
d'Holbach dans une petite soirée intime,
cet abbé, qui complétait les trois siècles
et demi rassemblés dans ce coin, était
bien un homme de la même race que le
baron, mais il était bien évident qu"il le
dominait, comme M. de Fierdrap dominait
ces demoiselles de Touffedelys et la sœur
de l'abbé elle-même. De ce cercle, l'abbé
était l'aigle, et d'ailleurs, dans tous les
mondes, il en eût été un, quand même le
cercle, au lieu de ce vieux héron de Fier-
drap, de ces oies candides de Touffedelys
24 LE CHEVALIER I) E S TOUCHES
et de cette espèce de cacatoès huppé qui
travaillait à sa tapisserie, aurait été com-
posé, en fait de femmes charmantes et
d'hommes rares, de flamants roses et
d'oiseaux de paradis. L'abbé était une de
ces belles inutilités comme Dieu, qui joue
le Roi s'amuse dans des proportions infi-
nies, se plaît à en créer pour lui seul.
C'était un de ces hommes qui passent,
semant le rire, l'ironie, la pensée, dans
une société qu'ils sont faits pour subju-
guer, et qui croit les avoir compris et leur
avoir payé leurs gages, en disant d'eux :
« L'abbé un tel, monsieur un tel, vous en
souvenez-vous ? était un homme d'un dia-
ble d'esprit. » A coté de ceux dont on
parle ainsi, cependant, il y a des illustra-
tions et des gloires achetées avec la moi-
tié de leurs facultés ! Mais eux, l'oubli
doit les dévorer, et l'obscurité de leur
mort parachevé l'obscurité de leur vie. si
Dieu (toujours le Roi s'amuse !) ne jetait
parfois un enfant entre leurs genoux, une
tète aux cheveux bouclés sur laquelle ils
posent un instant la main, et qui, devenu
plus tard Goldsmith ou Pielding, se sou-
viendra d'eux dans quelque roman de
génie et paraîtra créer ce qu'elle aura
TROIS SIECLES... 2^
simplement copié, en se ressouvenant !
Cet abbé, qu'on ne nommerait pas si, à
cette heure, sa famille, dont il était le
dernier rejeton, n'était éteinte, du moins
en France (i), portait le nom de ces Percy
Normands dont la branche cadette a
donné à l'Angleterre ses Xorthumberland
et cet Hotspur, auquel il venait de faire
allusion. l'Ajax des chroniques de Shake-
speare. Quoiqu'il n'eût rien dans sa
personne qui rappelât son héroïque et
romanesque parentage, quoiqu'on sentit
surtout en lui les amollissantes influences
et les égoïstes raffinements de la société
du dix-huitième siècle, dans laquelle,
jeune, il avait vécu, cependant, l'em-
preinte ineffaçable d'un commandement
exercé par tant de générations se recon-
naissait par la manière dont l'abbé de
Percy portait sa tête, plus irrégulière que
celle de M. de Fierdrap, mais d'une tout
autre physionomie. L'abbé, moins laid
que sa sœur, laide comme le péché quand
il est scandaleux, était laid, lui, comme
le péché quand il est plaisant. Le croira-
(i) L'auteur s'était trompé. Le dernier descendant
mâle de ces nobles Percy vit encore dans le départe-
ment du Nord.
le fauteur.)
26 I- I ' Il 1 . \ A II I- R DES TOUCHES
t-on? cet abbé recouvrait le plus drôle
d'esprit de manières presque majestueu-
ses. C'était là le signe par lequel il éton-
nait et charmait toujours. La gaieté qui a
de la grâce a rarement de la dignité et
elle semble l'exclure. Mais chez l'abbé
de Percy. cette gaieté à la Beaumarchais.
cette gaieté d'oncle à la commendataire
d'Almaviva qui aurait battu ce polisson
de Figaro dans l'intrigue et dans la repar-
tie, cette verve inouïe, partant d'un fond
de grand seigneur, qui ne cessait pas un
seul instant de rayonner dans sa per-
sonne, causait un plaisir d'autant plus
vif par le contraste et faisait de lui une
de ces raretés qu'on ne rencontre pas
deux fois. Hélas ! au point de vue des
ambitions positives de la vie. cet esprit
ravissant ne lui avait servi a rien. Au
contraire, il lui avait nui, comme son
blason.
Victime de la Révolution autant que
son ami M. de Fierdrapj victime d'une
thèse grecque en Sorbonne, qu'il avait
mieux soutenue que son autre ami.
M. d'Hermopolis, lequel s'en était souvenu
quand il avait été ministre (les haines de
clerc à clerc sont les bonnes); victime
TROIS SIECLES... 2~
enfin de son esprit trop animé et trop
charmant pour être assez sacerdotal, l'abbé
de Percy avait manqué sa fortune ecclé-
siastique et toutes ses fortunes, et n'avait
pu. malgré le crédit de son cousin, le duc
de Xorthumberland. qui représentait
l'Angleterre au sacre du roi Charles X.
parvenir à autre chose, pour les jours de
sa vieillesse, qu'à un simple canonicat de
Saint-Denis de second degré, avec dis-
pense de résider au Chapitre. Au déclin
de l'âge, la Normandie lui était repassée
dans le souvenir, parée du charme des
jours évanouis, et lui, qui s'était mêlé aux
plus hautes sociétés de France et d'An-
gleterre et qui avait joué sa partie
d'homme d'esprit avec les plus grands et
les plus brillants esprits qui eussent jouté
en Europe depuis quarante ans, il était
revenu vivre parmi les bonnes judiciaires
du Cotentin, claquemuré dans une petite
maison ornée avec goût et qu'il appelait
son hermilage. Il n'en sortait que pour
aller passer des huitaines chez tous les
châtelains des alentours.
C'était un grand dîneur. Mais sa nais-
sance, son formidable esprit, ses manié-
xcluaient toute idée de parasitisme
23 LE CHEVALIER DES TOUCHES
dans ce modeste piéton qu'on rencon-
trait, comme le baron de Fierdrap, non
pas au bord de toutes les rivières, mais
sur toutes les routes, allant faire quelque
pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine
des châteaux les plus renommés par leur
hospitalité et par leur bonne chère.
Ces dîners, qu'il avait toujours aimés,
avaient foncé la teinte d'écrevisse cuite
de son visage, et justifiaient ce qu'il
disait de cette éclatante couleur rouge,
allumée par le Porto de l'émigration et le
Bourgogne de la patrie retrouvée : « Il
est probable que voilà la seule pourpre
que j'aurai jamais à porter ! »
Le front, le nez, qu'il avait busqué et
immense, un nez de grande maison, les
joues, le menton, tout était de cette
magnifique teinte cardinalice, qui ne con-
trastait dans ce visage, fiévreusement taillé
à l'ébauchoir, mais saisissant d'expres-
sion, qu'avec le bleu des yeux, un bleu
fantastique, perlé, scintillant, acéré ; un
bleu qu'on n'avait vu ètinceler nulle part,
sous les sourcils de personne, et auquel
un peintre de génie, qui ne l'aurait pas
vu, croirait seul.
Les veux de l'abbé de Perev n'étaient
TROIS SIECLES... 2Q
pas des yeux: c'étaient deux petits trous
ronds, sans sourcils, sans paupière, et la
prunelle de ce bleu, impatientant à regar-
der (tant il était vif!), était si dispropor-
tionnée et si large, que ce n'était pas l'orbe
de la prunelle qui tournait sur le blanc de
l'œil, mais la lumière qui faisait une perpé-
tuelle et rapide rotation sur les facettes de
saphir de ces yeux de lynx... Les verra-t-on
d'ici, ces yeux-là >... Mais quand on les
avait vus en réalité, on ne pouvait plus
les oublier. Ce soir-là, ils pétillaient, sem-
blait-il, encore plus qu'à l'ordinaire en
regardant les curieuses que l'abbé, tou-
jours debout, affolait par l'affectation de
son silence. Au lieu de répondre aux
questions haletantes de mesdemoiselles
de Touffedelys, il passait, selon son
usage, sa langue de gourmet sur ses
lèvres épaisses et juteuses, comme s'il y
avait cherché des saveurs perdues. Il
venait de dincr en ville et il avait sa tenue
solennelle et officielle de tous les soirs. Il
portait un habit noir carré, une cravate
blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte.
Ses longs cheveux, fins et blancs comme
le duvet d'un cygne, roulés et gonflés
avec une coquetterie qui rappelait celle de
^> LE CHEVALIER DES TOI'.
Talleyrand, — de Talleyrand que, par
parenthèse, il abhorrait moins pour toutes
ses autres apostasies que pour avoir signé
la Constitution civile du clergé, — ses
cheveux poudrés et floconneux tombaient
richement sur le col de SOD habit unir, et
poudraient, à leur tour, de leur iris par-
fumé, le large ruban violet, liseré de
blanc, qui suspendait à son cou sa grande
croix êmailiée de Chanoine Royal. Campé
solidement sur ses jambes en bas de soie.
assez bien tournées, mais de deux galbes
différents, et dont il appelait l'une Apol-
lon et l'autre Hercule, avec une fidélité à
la mythologie qui avait été l'une des reli-
erions de sa jeunesse, il aspirait longue-
ment sa prise de tabac.
« Eh. bien, l'abbé, as-tu juré de faire
damner ces dames > — lui dit le baron.
qui s'attendait à une plaisanterie. — Et
nous diras-tu enfin quel revenant tuas vu.
en passant tout à l'heure sur la place ?
— Ris tant que tu voudras, Fierdrap, —
reprit l'abbé imperturbable. — mais ceci
est sérieux! Le revenant que j'ai VU était
de chair et d'os... comme toi et moi. mais
il n'en était que plus épouvantable...
C'était... le chevalier Des Touches!...
:; i (le Fierdi ftp
les jambes
il
HELENE ET PARIS
— Le chevalier Des Touches ! —
s'écrièrent les deux demoiselles de Touf-
fedelys, avec un accord si parfait d'into-
aatioo qu'on aurait dit qu'elles n'avaient
qu'une voix à elles deux.
— Le chevalier Des Touches ! — fit
M. de Fierdrap à son tour, en décroisant
ses jambes comme un homme surpris. —
3: LE CHEVALIER DES TOUCHES
Ma foi! si tu l'as vu. l'abbé, c'est un
revenant vrai, celui-là! et qui n'a rien de
commun avec nous, qui ne sommes que
des émigrés revenus...
— Sans revenus! — interrompit gaie-
ment l'abbé, jouant sur le mot.
— Seulement, tu vas me forcer — con-
tinua le baron. — à partager les idées de
mademoiselle Sainte sur les fantômes :
car ce Des Touches, le chevalier Des
Touches de Langotière, qu'à Londres,
après son enlèvement par les Douze, nous
appelions en plaisantant la Belle Hélène,
est mort parfaitement, quelques années
plus tard, des suites d'un coup d'épée
dans le foie, à Edimbourg.
— Je le croyais comme toi, Fierdrap ;
mais il faut décompter, — répondit l'abbé
de Percy; qui regardait circulairement
ces trois dames, figées par ce nom de Des
Touches, l'un des héros de leur jeu-
nesse.— Oui ! je croyais qu'il était mort...
Eh! qui ne l'aurait cru, depuis tant d'an-
nées que le silence avait succédé au bruit
de son enlèvement et de son duel? Mais,
que veux-tu? je n'ai pas la berlue, et je
viens de le voir sur la place des Capucins.
et même de l'entendre: car il m'a parlé !
HELENE ET l'A IUS
33
— Pourquoi donc, en ce cas. ne l'as-tu
pas amené avec toi, l'abbè? — dit en riant
l'incorrigible baron de Fierdrap, qui s'obsti-
nait à penser que son ami Percy jouait la
comédie pour épouvanter mademoiselle
Sainte. — Nous lui aurions offert une tasse
de thé comme à un ancien compagnon
d'infortune, et nous nous serions régalés
de son histoire, qui doit être curieuse, si
c'est l'histoire d'un ressuscité ?
— Curieuse et triste, à en juger par
ce que j'ai vu, — dit l'abbé, qui ne se lais-
sait pas entamer par le ton narquois de
son ami le baron, — mais en attendant
qu'il te la raconte lui-même, fais-moi donc,
mon cher, le plaisir d'écouter la mienne ! »
Mesdemoiselles de Touffedelys étaient
plus que jamais suspendues aux lèvres de
l'abbé, et mademoiselle de Percy avait
laissé tomber sa tapisserie sur ses genoux
et continuait de fixer son frère avec une
attention concentrée.
•< J'ai diné aujourd'hui — dit l'abbé,
toujours debout, — chez notre vieil ami de
Vaucelles avec Sortôvillc et le chevalier
du Rifus, lesquels, après le dîner, se sont
campés, selon leur usage des vendredis, à
leur whist de fondation, et même ont
3 1 LE CH EVALI1 R D ES TOUC II I S
voulu nie garder, moitié pour épargnera
du Rifus l'ennui de faire le mort, qu'il fait
1res mal avec ses distractions perpé-
tuelles, et moitié pour moi, à cause de
la pluie. Mais comme mon bougran ne
craint pas plus l'eau que les plumes d'une
sarcelle, ils ont chanté tout ce qu'ils ont
voulu et je m'en suis allé malgré le temps,
un temps â ne pas mettre un chien dehors,
comme on dit. Or. de la rue de Poterie à
la rue Siquet, je n'ai rencontre âme qui
vive, si ce n'est pourtant le perruquier
Chélus, ce maître ivrogne, qui marchait
en dessinant des tirebouchons sous la
pluie et qui m'a grasseyé, en passant, le
bonsoir, d'une voix barbouillée. __ Mais, au
sortir de la rue Siquet et quand j'ai tourné
le coin de la place, ramassé sous mon
parapluie pour éviter le vent qui me fouet-
tait l'averse au nez, j'ai tout à coup senti
une main qui m'a saisi le bras avec vio-
lence, et je t'assure, Fierdrap, que cette
main-là avait quelque chose de très corpo-
rel, et j'ai vu. à deux pouces de ma ligure et
dans le rayon de ma lanterne, car pres-
que tous les réverbères de la place étaient
éteints, un visage... est-ce croyable?- sur
mon âme, plus laid que le mien ! un
HELENE ET PARIS
35
visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux
étincelants et hagards, lequel m'a crié
d'une voix rauque et araère : - Je suis le
" chevalier Des Touches: n'est-ce pas, que
« ce son! Jes ingrats ? -
— Mère de douleur! — s'écria mademoi-
selle Sainte, devenue blême. — Etes-vous
bien sur qu'il était vivant'-...
— Sur. — répondit l'abbé, — comme je
suis sûr que vous vivez, mademoiselle!
Voyez plutôt ! — ajouta-t-il, en relevant la
manche de son habit, — j'ai encore au poi-
gnet la marque de cette main frénétique
et brûlante, qui m'a lâché après m'avoir
étreint! Oui! c'était notre belle Hélène.
Fierdrap ! mais dans quel état de change-
ment, de vieillesse, de démence ! C'était
le chevalier Des Touches, comme il le
disait ! Je l'ai bien reconnu à travers les
haillons du temps et de la misère ! J'allais
lui parler, l'interroger... quand, d'un souf-
fle, il a éteint la lanterne à la lueur de
laquelle je le regardais, saisi d'un éton-
nement douloureux, et il a comme fondu
dans la pluie, la rafale et l'obscurité.
— Et alors ?... — dit M. de Fierdrap.
devenu pensif.
— Mais cela était tout! — fit l'abbé: et
36 Li; CHEVALIER DES T O r C II E S
il s'assit dans le fauteuil qui lui tendait
les bras. — Je n'ai plus rien vu, rien
entendu, et je m'en suis venu jusqu'ici
dans une espèce d'horreur de cette appa-
rition étrange. Je ne me rappelle pas
avoir éprouvé rien de pareil depuis le jour
où, en Sorbonne, je fis la gageure d'aller
tranquillement planter un clou, à minuit,
sur la tombe d'un de nos confrères, enterré
de la veille, et qu'en me relevant de cette
tombe, où je m'étais agenouillé pour
mieux enfoncer mon clou, je me sentis
pris par ma soutane...
— Jésus ! — firent les deux Touffedelys,
par le même procédé de voix et d'émotion
jumelles.
— C'était toi qui l'avais clouée! — dit
Je baron de Fierdrap. — Je connais l'his-
toire ! Si ton revenant de ce soir ressem-
ble à l'autre...
— Fierdrap, tu plaisantes trop mainte-
nant! — dit le majestueux chanoine, avec
un ton qui rendit toute autre plaisanterie
impossible.
— Ah! si tu le prends ainsi, l'abbé, je
deviens sérieux comme un chat qui boit
du vinaigre... et du vinaigre versé par
toi! Mais, voyons! raisonnons, tachons
HELENE ET TARIS
37
Je voir clair, malgré ta lanterne soufflée...
Pourquoi Des Touches serait-il à Yalo-
gnes, par cette nuit, sous cette apparence
misérable?-...
— Il doit être fou..., — dit froidement
M. de Percy, parlant sa pensée comme
s'il avait été seul. — Il est certain qu'il
m'a produit l'effet d'un insensé, échappé
de quelque hôpital... Il était affreux!
— Ils ont une manière — dit profondé-
ment M. de Fierdrap — de récompenser
les services, qui pourrait bien faire deve-
nir fous leurs serviteurs.
— Oui, — dit l'abbé, suivant la pensée
de son ami. — Nous sommes entre nous,
et nous les aimons assez pour pouvoir
nous en plaindre. Ils ressemblent aux
Stuarts, et ils finiront comme eux ! Ils en
ont la légèreté de cœur et l'ingratitude.
Quand le malheureux que je viens de voir
m'a parlé d'ingrats, il n'avait pas besoin
de les nommer. Je l'avais reconnu et je
le comprenais ! »
Ici, il y eut un moment de silence. Ces
demoiselles de Touffedelys ne soufflaient
mot d'émotion et de stupéfaction, ou peut-
être d'absence de pensée. Mais le roya-
lisme de mademoiselle de Percy. qui avait.
3" LE CHEVALIER DES TOUCHES
disait-elle, l.i religion de la royauté,
jeta un cri, qui fut comme une protesta-
tion contre les dures paroles de l'abbé:
« Ah! mon frère! —dit-elle, avec un
accent de reproche.
— Royaliste quand même! héroïne quand
même! C'est bien vous, ma sœur! - dit
l'abbé, en tournant sa tête blanche vers
elle. — Vous portez donc toujours vos
caleçons de velours rayé et vos grosses
bottes de gendarme, et vous montez tou-
jours à califourchon votre pouliche pour
la maison de Bourbon?... »
Mademoiselle de Percy avait été une
des amazones de la Chouannerie. Elle
avait plus d'une fois, sous des vêtements
d'homme, servi d'officier d'ordonnance
ou de courrier aux différents chefs qui
avaient insurgé le Maine et voulu armer
le Cotentin. Espèce de chevalier d'Eon,
mais qui n'avait rien d'apocryphe, elle
avait, disait-on, fait le coup de feu du
buisson avec une intrépidité qui eût été
l'honneur d'un homme. Bien loin que sa
beauté ou la délicatesse de ses formes
pût jamais révéler son sexe, sa laideur
avait pu même quelquefois effrayer l'en-
nemi.
dloé aujour-
d'hui... » — dit l'abbé,
I bout...
40 LE CHEVALIER DES TOLTII ES
» Je ne suis plus qu'une vieille fille inu-
tile maintenant. — dit-elle en répondant
avec une mélancolie qui n'était pas sans
grâce à la plaisanterie de son frère, — et
je n'ai pas même un pauvre petit bout
de neveu dans les Pages à qui je puisse
léguer la carabine de sa tante ; mais
je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à
nos maîtres et ne pouvant rien entendre
contre eux !
— Tu vaux mieux qu'eux et que nous.
Percy ! » dit l'abbé, qui admirait ce
dévouement, mais qui ne le partageait
plus. Il appelait toujours sa sœur par
son nom de Percy, comme si elle avait
été un homme, et il y avait dans cette
habitude de langage un hommage de res-
pect que méritait cette vieille lionne de
sœur !
L'éloge de l'abbé fut comme un boute-
selle pour l'amazone de la Chouannerie...
L'agitation n'était jamais bien loin, d'ail-
leurs, de cette nature sanguine, perpé-
tuellement ivre d'activité sans but. depuis
que les guerres étaient finies. Elle re-
poussa impétueusement sur le guéridon
qui supportait la lampe, le canevas de
cette tapisserie dans laquelle elle clouait
II ÉLÈ NE ET PARIS .}I
les impatiences de son âme, depuis qu'elle
ne clouait plus les hérons et les butors,
tués par elle à la chasse, sur la grande
porte des manoirs; et, se levant bruyam-
ment de sa bergère, elle se mit à mar-
cher dans le salon, malgré ses gouttes.
l'œil enflammé et les mains derrière le
des. comme un homme:
« Le chevalier Des Touches à Valo-
gnes ! — dit-elle, comme se parlant à elle-
même bien plus qu'à ceux qui étaient là.
Et, parla mort-Dieu > pourquoi pas? —
ajouta-t-elle : car elle avait rapporté des
vieilles guerres au clair de lune des ju-
rons et des mots énergiques qu'elle ne
disait pas d'ordinaire, mais qui revenaient
à ses lèvres, quand quelque passion la
reprenait, comme des oiseaux sauvages
et effrontés reviennent à quelque ancien
perchoir abandonné depuis longtemps. —
Apres tout, ce n'est pas impossible ! Un
homme, qui a fait la guerre des Chouans
et qui n'y est pas resté, a la vie dure.
Au lieu de débarquer à Granville. il aura
pris terre à Portbail ou au havre de Car-
teret, et il aura passé par Valognes pour
retourner dans son pays : car il est, je
crois, du côté d'Avranches. Mais, mon
6
42 LE CHEVALIER DES TOUCHES
frère, — continua- 1- elle, en s'arrêtant
devant lui comme si elle avait été encore
dans ces grosses bottes dont il venait de
lui parler, et qu'elle eût eu sur la tête,
au lieu de son baril de soie orange et
violet, le tricorne qu'elle avait porté dan-
sa jeunesse sur ses cheveux en catogan :
— mais, mon frère, si vous êtes sûr que
ce fût lui, le chevalier Des Touches, pour-
quoi Tavoir laissé vous quitter si vite et
ne l'avoir pas contraint, du moins, à vous
parler ?
— Suivi ! parlé ! — répondit gaiement
l'abbé au ton sérieux et passionné de
mademoiselle de Percy. .Mais on ne suit
pas un coup de vent quand il passe, et
on ne parle pas à un homme qui. comme
un farfadet, pst! pst! est déjà bien loin
quand on commence à le reconnaître, et
tout cela par le temps qu'il fait, made-
moiselle ma sœur!
— Oh ! vous avez toujours été un peu
damoiseau, l'abbé !— reprit ce singulier
gendarme en cottes bouffantes, qui n'avait.
lui, jamais été une demoiselle. — Moi,
j'aurais suivi le chevalier ! Pauvre cheva-
lier ! — continua-t-clle en marchant tou-
jours, — il ne se doute guère que vous
HELENE ET PARIS
43
autres, les Touffedelys, vous n'avez plus
votre château de Touffedelys, notre ancien
quartier général, et que vous êtes deve-
nues des dames de Valognes, chez qui
un de ses sauveurs est maintenant réduit
à venir faire de la tapisserie tous les
soirs !
— Que dites-vous donc là, mademoi-
selle de Percy >... — fit le baron de Fier-
drap, retirant son nez littéralement ense-
veli au fond de la boite de fer-blanc dans
laquelle il enfermait son Tea-Pocket,
comme il l'appelait; et il le tourna, ce
nez frémissant et curieux, vers mademoi-
selle de Percy, qui marchait toujours
d'une encoignure à l'autre du salon, avec
le va-et-vient de quelque formidable pen-
dule en vibration.
— Ah ! bien oui ! lu ne sais pas cela,
toi, Fierdrap! — reprit l'abbé ; — mais ma
sœur, que tu vois là, dans la splendeur
de tous ses falbalas, est un des sauveurs
de Des Touches, ni plus ni moins, mon
cher ! Elle a fait partie, pendant que nous
chassions le renard en Angleterre, de la
fameuse expédition des Douze, qui nous
parut si incroyablement héroïque quand
Sainte-Suzanne nous la raconta, un soir.
4) I.E CHEVALIER P F S TOUCHES
chez mon cousin, le duc de Northumber-
land. Te le rappelles-tu?... Sainte-Suzanne
ne nous dit pas que ma sœur fut un de
ces braves. Il ne le savait pas. et je ne
l'ai su, moi, que depuis mon retour de
Fémigration. Elle avait si bien caché son
sexe, ou ces messieurs furent si discrets.
qu'elle fut prise pour un de ces gen-
tilshommes qui ne se connaissaient pas
tous les uns les autres, mais qui s'appe-
laient également tous, les uns pour les
autres : « Cocarde blanche ! » Aurais-tu
jamais cru que l'un des Paris de notre
belle Hélène fût... ma sœur?...
— Vraiment ! — dit M. de Fierdrap, qui
ne prit pas garde au geste comique et
théâtral de l'abbé de Percy en disant ces
dernières paroles. Les yeux gris-fauve du
baron se mirent à jeter des étincelles.
comme la pierre à fusil, dont ils avaient
la nuance, quand elle tombe dans le bas-
sinet. — Vraiment, — répéta-t-il, — made-
moiselle, vous faisiez partie de la fameuse
expédition des Douze? Alors, permettez-
moi de baiser votre vaillante main. car.
sur ma parole de gentilhomme, voilà ce
que je ne savais pas ! »
Et il se leva, alla rejoindre au beau
II E L E X E ET PARIS
45
milieu du salon mademoiselle de Percy,
qu'il prit par la main, une main un peu
forte et si virginale que la vieillesse ne
l'avait pas blanchie, et il la lui baisa avec
un sentiment si chevaleresque qu'il en
aurait été tout idéalisé aux yeux d'un
poète, cet antique pécheur à la ligne, avec
sa mise hétéroclite et son nez jaspé !
Elle la lui avait donnée comme une
reine, et quand il eut fait retentir son hom-
mage, un hommage militaire, car le baiser
du vieil enthousiaste fit presque le bruit
d'un coup de pistolet, ils s'adressèrent
mutuellement une de ces solennelles révé-
rences comme la tradition nous rapporte
qu'on en faisait une avant de danser le
menuet.
« Ma sœur de Percy, — dit l'abbé,
— puisque l'apparition de Des Touches,
dont nous aurons sans doute des nouvel-
les demain, nous fait tisonner dans son
histoire, au coin du feu, ici, ce soir, pour-
quoi ne la raconteriez-vous pas à Fier-
drap, qui ne l'a jamais sue que de bric
et Je broc, comme nous disons en Nor-
mandie, par la très -bonne raison qu'il ne
l'a jamais entendue que dans les versions
infidèles et changeantes de l'émigration?
46 LE CHEVALIER DES TOUCHES
— Je le veux bien, mon frère, — dit
mademoiselle de Percy, qui rougit de
plaisir à la demande de l'abbé, si cela
pouvait s'appeler rougir que de passer
de la nuance qu'elle avait à une nuance
plus foncée. - Mais il est neuf heures
sonnées à la pendule et mademoiselle
Aimée va bientôt venir; c'est son heure.
Or, voilà l'embarras : comment raconter
devant elle l'enlèvement de Des Touches
où périt son fiancé d'une manière si
fatale ? Elle a beau être sourde et
préoccupée, la malheureuse fille ! il y a
des jours où le rideau tendu par la dou-
leur entre elle et le monde est moins épais
et laisse passer les bruits et la parole, et
c'est peut-être un de ces jours-là qu'au-
jourd'hui !
— Si l'air est très fin. dit mademoi-
selle Ursule de Touffedelvs. qui faisait
la médecine des pauvres, et qui avait des
explications à elle pour expliquer une
irrégularité organique à laquelle les méde-
cins ne comprenaient rien, — si l'air est
très fin, vous pouvez être bien tranquille,
elle n'entendra pas une syllabe de tout
ce que vous nous direz !
— Et il est très fin. — dit l'abbé, en
HÉLÈNE ET PARIS .\~
passant ses mains le long de ces jambes,
— car je sens une vraie tempête de vents
coulis sur mes bas de soie. Quand donc
ferez-vous descendre votre paravent dans
le salon, mesdemoiselles ?
— Eh bien, — dit le baron de Fierdrap,
suivant son idée, — ne commençons que
quand elle sera venue, alin de n'avoir
pas à nous interrompre... » Et, précisé-
ment, la pendule se mit à marquer le
quart après neuf heures avec un bruit
sec...
Cette pendule était un Bacchus d'or
moulu, vêtu de sa peau de tigre, qui,
debout, tenait sur son genou divin, ni
plus ni moins qu'un simple tonnelier de
la terre, un tonneau dont le fond était le
cadran où l'on voyait les heures, et dont
le balancier figurait une grappe de raisin
picorée d'abeilles. Sur le soc enguirlandé
de pampres et de lierres, à trois pas du
dieu aux courts cheveux bouclés, il y
avait un thyrse renversé, une amphore et
une coupe... Drôle de pendule chez de
vieilles filles, qui ne buvaient guère que
du lait et de l'eau, et se souciaient moins
que l'abbé de mytholo
Or, presque au même instant, la son-
48
LE CHEVALIER DES TOI'
nette de la porte répondit au tac de la
pendule en tintant avec son bruit aigrelet
au fond du corridor qui conduisait à la
rue :
« La voici! Nous n'avons pas eu long-
temps à l'attendre. » ajouta le baron.
Et celle qu'ils nommaient mademoiselle
Aimée, et qui allait décider de leur soirée,
ouvrit la porte sans qu'on l'annonçât, et
entra.
( u damol-
OUS Aiim: ! !
— crièrent du plus haut
de leuis gosiers les deux
Touffedelys...
ni
U N E JEUNE VIEILLE AU MILIEU DE
VÉRITABLES VIEILLARDS
« C'est vous. Aimée! — crièrent du plus
haut de leurs gosiers lesdeoxTouffedelys,
qui, dans leurs bergères capitonnées, res-
semblaient a ces montres à répétition que
l'on plaçait autrefois sur un coussinet de
suie piqué, aux deux côtés de la glace de
la cheminée, et qui auraient sonné l'heure
en même temps. — .Mon Dieu! u'êtes-vous
V > LE Cil 1. VA LIER DES TOUi I
pas traversée, ma chère?... » reprirent-elles
d'une seule haleine, toujours confondant
leurs sonneries, virant toutes deux autour
de mademoiselle Aimée, tenant leurs écrans
et remuées d'un esprit de maltresse de
maison qui semblait, à leurs agitations,
souffler en elles comme un Borée.
Du reste, tout le petit cercle s'était levé
d'un mouvement unanime, comme s'il eût
cédé à la pression du même ressort.
C'était le ressort fort et doux de la sym-
pathie, un acier bien fin qui ne s'était pas
rouillé dans tous ces vieux coeurs.
« Ne vous dérangez donc pas ! — lit une
voix fraîche du fond de la cape rabattue
d'un mantelet; car la nouvelle arrivée
était entrée dans le salon comme elle
était venue, n'ayant laissé dans le corri-
dor que ses patins. Elle répondait plus
aux mouvements qu'aux paroles de ses
amies. — Je ne suis pas mouillée, — ajoutâ-
t-elle. — je suis venue si vite et le couvent
est si prés ! »
Et, pour prouver ce qu'elle disait, elle
pencha, dans le jour ambré de la lampe,
son épaule, où quelques gouttes d'eau per-
laient sur la suie de son mantelet. Le man-
telet était d'un violet sombre, l'épaule
UNE JEUKE VIEILLE... =5 1
était ronde, et les gouttes d'eau trem-
blaient bien, à cette lueur de lampe, sur
cette rondeur soyeuse. On eut dit une
grosse touffe de scabieuses où fussent
tombés les pleurs du soir.
» Ce n'est que les gouttes du larmier,
fit judicieusement la grande observatrice,
mademoiselle Sainte.
— ■ Aimée, vous êtes une imprudente.
ma Délicate-et-Blonde ! — se mit à rugir
mademoiselle de Percy, jouant de sa
basse-taille aux oreilles de mademoiselle
Aimée. — C'était un essai : l'entendrait-
elle ? — La sœur de l'abbé tenait beaucoup
à raconter son histoire au baron de Fier-
drap, et elle la croyait compromise...
- Vous vous êtes exposée — continuâ-
t-elle — à vous rendre malade ; car, en
venant, si vous n'avez pas eu la pluie,
vous avez eu le vent, mon amour ! »
.Mais, pour toute réponse à cette ton-
nante observation, machiavéliquement
bienveillante, la Délicate-et-Blonde avait
détaché l'améthyste qui agrafait son man-
telet autour de son cou, et, des plis de-
ce dessus reployé, sortit une grande per-
sonne, blonde, il est vrai, mais plus forte
cpie délicate. Quand elle se retourna après
^2 LE CHEVALIER D F S TOUCIIES
avoir jeté là Languissammcnt son man-
telet au dos d'une chaise et qu'elle vit
mademoiselle de Perey. rouge comme un
homard dans son court bouillon, et qui
de sa main faisait un cornet:
« Pardon, — dit-elle, — mademoi-
selle, car je crois que vous me parliez;
mais, ce soir, je suis... »
Dans sa touchante pudeur d'infirme,
elle n'osa pas dire le mot qui exprimait
son infirmité. Mais, montrant, d'un geste
triste, son oreille et son front:
■ Madame est dans .t.7 t<ur. au plus haut
de sa tour, — dit-elle en souriant. — et je
crains bien que, ce soir, elle n'en puisse
descendre ! ••
Mot poétique et enfantin qu'elle avait
trouvé et qu'elle répétait les jours où sa
surdité était complète. Elle avait une
manière de les prononcer, qui faisait de
ces mots : ■ Madame est dans sa tour -,
tout un poème de mélancolie !
« Ce qui veut dire qu'elle est sourde
comme un pot, — risqua ['abbé d'un ton
sarcastique et cynique. — Tu auras ton
histoire. Fierdrap ! et ma sœur ne sera
pas obligée d'avaler sa langue comme les
sauvages... ce qui doit être un rude sup-
gûsAi
'
une jeune vieilli:... s S
plice, même pour les héroïnes de votre
force, mademoiselle de Percy ! »
Pendant qu'il parlait, la cadette des
Touffedelys avait pris par ses coudes,
nus au-dessus de ses longues mitaines.
mademoiselle Aimée, et l'avait doucement
poussée dans sa bergère, tandis que
mademoiselle Ursule, approchant un car-
reau, avait posé aimablement dessus les
pieds de cette fille, qui semblait si bien
porter ce nom d'Aimée qu'ils lui donnaient
tous, sans y ajouter d'autre nom.
■ Mais vous voulez donc que je m'en
retourne, mes trop aimables >... — fit
celle-ci, en prenant sur ses pieds les mains
de mademoiselle Ursule et en les gardant
dans les siennes. — Vous voilà tous
debout ! Vous voilà tous en l'air parce
que j'arrive! Est-ce là me traiter en
voisine et en amie ?... Sont-ce là nos
conventions ? Vous m'avez autorisée à
venir sans cérémonie, en douillette et en
pantoufles, travailler près de vous chaque
soir ; car voici le mois où je ne puis
rester chez moi toute seule, quand la nuit
est tombée... «
Elle dit cela comme si l'on avait su ce
qu'elle voulait dire : et, de fait, les
^() LE CREVAI CHES
deux Touffedelys s'inclinèrent d'adhésion,
comme ces magots chinois qui baissent la
tête ou tirent la langue quand on les met
en branle et qu'on les approche... Seule-
ment, elles s'arrêtèrent au premier de ces
deux mouvements.
- Vraimentje regretterai d'être venue —
continua-t-elle — si je vois que je vous
dérange, que j'interromps ce que vous
disiez... Avec une fille d'aussi peu de res-
source que moi dans la causerie, il faut
toujours, mes chères amies, faire comme
si je n'y étais pas ! »
.Mais il semblait précisément que ce ne
fut pas si facile de faire ce qu'elle disait
là d'une voix légère et résignée ! Ni dans
cette partie indifférente du monde qui
s'appelle le grand ou le beau mon Je. ni
dans le petit monde de l'intimité, ni nulle
part enfin dans la vie, cette femme, cette
sourde, cette Aimée, ne pouvait passer
inaperçue. Et, bien loin qu'on put faire
jamais, quand elle était là. comme si clic
n'y était pas, on sentait, tant elle était
charmante ! que même là où elle n'était
plus, elle semblait être encore et rester
toujours !
Oui ! elle était charmante, quoique,
UNE JEUNE VIEI1 S 7
hélas! aussi sans jeunesse. Mais parmi
tous ces vieillards plus ou moins chenus,
sur ce fond de chevelures blanchies éta-
gées autour d'elle, elle ressortait bien et
elle se détachait comme une étoile d'or
pâlie sur un glacis d'argent, qui en aurait
relevé l'or. De belle qu'elle avait été, elle
n'était plus que charmante; car elle avait
été d'une beauté célèbre dans sa province
et même à Paris, quand elle y venait avec
son oncle, le colonel Walter de Spens,
vers i8.., et quand elle accaparait, en se
montrant au bord d'une loge, toutes les
lorgnettes d'une salle de spectacle. Aimée-
Isabelle de Spens, de l'illustre famille
écossaise de ce nom, qui portait dans son
écu le lion rampant du grand Macduff,
était le dernier rejeton de cette race anti-
que, venue en France sous Louis XI et
dont les divers membres s'étaient établis,
les uns en Guyenne et les autres en Nor-
mandie. Sortie des anciens comtes de
Fife, cette branche de Spens qui, pour se
distinguer des autres branches, ajoutait à
son nom et à ses armes le nom et les
armes de Lathallan, s'éteignait en la per-
sonne de la comtesse Aimée-Isabelle,
qu'on appelait si simplement mademoiselle
58 LE CHEVALIER DES TOUCHES
Aimée dans le salon des Touffedelys, et
devait mourir SOUS les bandeaux blancs
et noirs de la virginité et du veuvage,
ces doubles bandelette- des grandes vic-
times ! Aimée de Spens avait perdu
fiancé au moment où, devenue pauvre par
le fait de la spoliation révolutionnaire,
elle cousait elle-même sa modeste robe de
noces de ses mains féodales ; et même on
ajoutait tout bas qu'elle avait fait de cette
robe inachevée et inutile le suaire de son
malheureux fiancé... Depuis ce temps-là.
et il y avait longtemps, le monde intime
au sein duquel elle vivait l'appelait sou-
vent la Vierge-Veuve, et ce nom expri-
mait bien, dans ses deux nuances, sa des-
tinée. Comme il faut avoir vu les choses
pour les peindre ressemblantes, le groupe
de vieillards qui l'entourait et qui l'avait
vue en pleine jeunesse, donnera peut-être
en parlant d'elle, dans cette histoire, une
idée de sa beauté passée; mais il parai;
que cette beauté avait été surnaturelle
Lorsque le vent de la poésie romanti-
que soufflait dans la tête classique de
l'abbé de Percy. qui était poète, mais qui
tournait ses vers au tour 01 Pair de Jac-
ques Delille, il disait, sans trop croiie
UNE JEUNE VIEIL! 5g
tomber dans le galimatias moderne :
Ce fui longtemps V Astre du jour ;
Mais c'est l'Astre des nuits encore!
Et, quelle que fût la valeur métaphorique
de ces deux vers, ils ne manquaient pas
de justesse. En effet, Aimée, la belle
Aimée, était une puissance métamorpho-
sée, mais non détruite. Tout ce qui avait
été splendide en elle autrefois, tout ce qui
foudroyait les yeux et les cœurs, était
devenu, à son déclin, doux, touchant,
désarmé, mais suavement invincible. Sidé-
rale d'éclat, sa beauté, en mûrissant,
s'était amortie. Comme les rayons de la
lune, elle s'était veloutée...
L'abbé disait d'elle encore ce joli mot
à la l'ontenelle. pour exprimer le charme
attachant de sa personne : « Autrefois,
elle faisait des victimes ; à présent, elle
ne fait plus que des captifs. » Le foison-
nant buisson de roses s'était éclairci, les
fleurs avaient pâli et se dépouillaient,
mais en se dépouillant, le parfum de tant
de roses ne s'était pas évaporé. Elle était
donc toujours Aimée... L'outre-mer de ses
longs yeux de « tille des flots », qui dis-
tinguait, comme un signe de race, cette-
descendante des anciens rois Je /.r mer,
60 T. F. CBEVALIE R DE S TOUI
ainsi que les Chroniques désignent les
Normands, nos ancêtres, n'avait plus, il
est vrai, la radieuse pureté de ce regard
de Fée, onde de bleu et de vert, comme
les pierres marines et comme les étoiles,
et où semblaient chanter, car les couleurs
chantent au regard, la Sérénité et l'Espé-
rance ! Mais la profondeur d'un sentiment
blessé, qui teignait tout de noir dans
l'âme d'Aimée, y versait une ombre su-
blime. Le gris et l'orangé, ces deux cou-
leurs du soir, y descendaient et y jetaient
je ne sais quels voiles comme il y en a sur
les lacs de saphir de l'Ecosse, sa primi-
tive patrie. Moins heureuse que les mon-
tagnes, qui ne connaissent pas leur
bonheur et qui retiennent longtemps à
leurs sommets les feux du soleil couchant
et les caresses de la lumière, les femmes,
elles, s'éteignent par la cime. lies deux
blonds différents qui avaient, pendant
tant d'années, joué et lutté dans les ondes
d'une chevelure •• du poids de sa dut de
comtesse », disait orgueilleusement le
père d'Aimée de Spens avant sa ruine, le
blond mat et morne l'emportait mainte-
nant sur le blond ètincelant et joyeux qui
avait jadis poudré son front, si mollement
ONE JEUNE VIEILLE... (>I
rose, de l'or agaçant de ses paillettes; et
c'est ainsi que, comme toujours, le feu,
une fois de plus, mourait sous la cendre!
Si mademoiselle Aimée avait été brune,
pas de doute que déjà, sur ces nobles
tempes qu'elle aimait à découvrir, quoique
ce ne fût pas la mode alors comme aujour-
d'hui, on eût pu voir germer ces premières
fleurs du cimetière, comme on dit des pre-
miers cheveux blancs que le temps, dans
de cruels essais, nous attache au front
brin à brin, en attendant que le diadème
mortuaire qu'il tresse à nos têtes condam-
nées soit achevé ! Mais mademoiselle
Aimée était blonde. Les cheveux blancs
des blondes sont des cheveux bruns, qui,
peu à peu, viennent tacher, comme de
terre, leurs boucles brillantes, dèdorées.
Ces terribles taches, Aimée les avait à la
racine de ses cheveux relèves, et l'âge de
cette jeune vieille n'était pas seulement
écrit dans ces sinistres meurtrissures...
Il l'était ailleurs. Il l'était partout. A la
clarté de la lampe qui frappait oblique-
ment sa joue, il était aisé d'apercevoir
les ombres mystérieuses et fatales qui ne
tenaient pas au jeu de la lumière, mais à
la triste action de la vie. et qui commen-
62 LE CHEVALIER DES TOUCHES
çaient à tomber dans les méplats de son
visage comme elles étaient déjà tombées
dans le bleu de mer de ses yeux. La robe
de soie gris de fer qu'elle portait et les
longues mitaines noires qui montaient
jusqu'à la saignée de son bras rond et
vainement puissant, puisqu'il ne devait
jamais êtreindre ni un pauvre enfant,
ni un homme : ce bras dont la chair res-
semblait de tissu, de nuance et de fer-
meté, à la Heur de la jacinthe blanche:
le bout de dentelle qu'elle avait jeté pour
sortir, à la hâte, par-dessus son peigne,
et qui, noué sous son menton, encadrait
modestement l'ovale de ses traits ; tous
ces simples détails, ajoutés au travail du
temps, humanisaient, faisaient redevenir
visage de femme cette céleste figure de
.Minerve, calme, sérieuse, olympienne,
placide, en harmonie avec ce sein hardi-
ment moulé comme l'orbe d'une cuirasse
de guerrière, où brûlait chastement, depuis
plus de vingt ans, une pensée d'adoration
perpétuelle. Et l'on sentait, en voyant ces
premiers envahissements de l'âge et ces
traces de la douleur, que si cette vierge,
grandiose et pudique, avait toujours été la
sagesse, elle n'était pas pour cela déesse.
UNE JEUNE VIEILLE... 6}
Elle n'était qu'une fille « montée en
graine », disaient cyniquement les jeunes
gentilshommes de la contrée, qui ont tous
perdu, au contact des mœurs nouvelles.
la galanterie chevaleresque de leurs pères.
Mais aux yeux de qui savait voir, cette
vieille lille valait mieux à son petit doigt
sans anneau qu'à tout leur corps, dans
leurs robes de noce, les plus jeunes châ-
telaines de ce pays, dont les femmes res-
semblent pourtant aux touffes de roses
des pommiers en fleurs ! Au physique, sa
beauté de soleil couché, estompée par le
crépuscule et par la souffrance, pouvait
encore inspirer un grand amour à une
imagination réellement poétique ; mais,
au moral, qui aurait pu lutter contre elle ?
Qui. sur les âmes élevées, aurait eu plus
d'empire que cette Aimée de quarante
ans, la femme de son nom autrefois, —
car personne n'avait jamais inspiré plus de
sentiments ardents et tendres... Richesse
et conquêtes inutiles ! Don de grâce ironi-
que et cruel ! qui n'avait jamais rien pu
pour son bonheur, mais qui avait fait de
sa vie manquée quelque chose de plus
beau que la vie réussie des autres !
Le petit cercle qui venait de s'ouvrir pour
64 LE CHEVALIER DES TOUCHES
clic et qu'elle avait élargi, s'était refermé
autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte
de Touffedclys avait pris place auprès de
sa sœur. La nouvelle arrivée, installée si
aimablement dans la bergère de made-
moiselle Sainte, avait tiré de son manchon
la broderie commencée chez elle, et de
ses doigts effilés, qui sortaient de ses
mitaines de soie comme des pistils blancs
d'une fleur noire, elle fit quelques points,
puis, relevant sa belle tête et leur jetant
son regard langoureux à eux tous, qui se
préparaient à reprendre leur causerie
interrompue :
« A la bonne heure ! — dit-elle de cette
voix dont la fraîcheur avait plus résisté
que celle de ses joues. — une voix de-
rose qu'il faudrait donner au guide de
l'aveugle pour le consoler de n'y voir
plus ; — à la bonne heure ! voilà comme je
vous aime maintenant, et comme je vous
veux. Causez entre vous et oubliez-moi. •>
Et elle repencha sa tête sur son ou-
vrage, et elle se replongea dans sa préoc-
cupation profonde, ce puits de V abîme qui
était en elle et que gardait sa surdité !
« Et à présent, ma chère Percy. — lit
doctoralement mademoiselle Ursule .
UNE JEUNE VIEILLE... 05
vous pouvez dire tout ce qu'il vous plaira
sans aucune crainte. Quand sa surdité la
reprend, elle devient encore plus distraite
que sourde, et, c'est moi qui vous en
réponds, elle n'entendra pas un seul mot,
fendu en quatre, de votre histoire.
— Oui ! — dit l'abbe : — seulement, ma
sœur, vous ferez bien de vous arrêter, si
votre fougue vous le permet, quand elle
lèvera la tête de son ouvrage ; car ces
diables de sourds voient le son sur les
lèvres, et les mots leur arrivent par les
yeux.
— Lignes et hameçon ! — dit le baron
de Fierdrap étonné, — que de précautions
pour une histoire ! C'est donc quelque
chose de bien terrible pour mademoiselle
Aimée, ce que vous allez raconter. J'avais
bien ouï dire autrefois qu'elle avait perdu
son fiancé dans la fameuse expédition des
Douze, et qu'elle n'avait jamais, à cause
de cela, voulu entendre parler de mariage,
depuis ce temps-là, malgré les bons partis
qui se présentèrent : mais, bon Dieu ! où
donc en sommes-nous, si. au bout de
vingt ans. il faut prendre des ménage-
ments pareils pour raconter une vieille
histoire devant une... devant une...
66 LE CHEVALIER DES TOUCHES
Allons, achève ! devant une vieille
Bile ! —interrompit l'abbé. —Elle ne t'en-
tend pas, et voilà déjà le bénéfice de sa
surdité qui commence! .Mais, mon pauvre
Fierdrap, cette vieille tille, comme tu dis,
eùt-clle l'âge des carpes que tu pèches
dans les étangs du Qucsnoy, et elle est
encore loin de cet âge et du nôtre, cette
vieille fille, c'est mademoiselle Aimée de
Spens, une perle, vois-tu ? qui ne se
trouve pas dans la vase où tu prends tes
anguilles ! une espèce de femme rare
comme un dauphin, et à laquelle un vide-
rivière de cormoran comme toi n'est pas
troussé pour rien comprendre, pas plus
qu'à ce terrible coup de filet autour du
cœur, qu'on appelle un amour fidèle !
— Pcuh ! — lit le baron, sur lequel le
mot de l'abbé opéra comme un clangor
tubae, qui lui sonnait la diane de sa manie
et qui lui fit enfourcher son dada. — j'ai
péché, il y a environ dix ans, sous les
ponts de Carentan et à l'époque de
l'équinoxe de septembre, un poisson de-
là grosseur d'un fort rouget, qui ressem-
blait comme deux gouttes d'eau à un dau-
phin, s'il faut en croire les peintures, les
écussons et les tapisseries où ce phénix
UNE JEUNE VIEILLE... d~
des poissons est représenté. Comment se
tronvait-il dans la Douve? La mer l'avait-
elle rejeté là comme elle y rejette quantité
de saumons, à certaines saisons et à cer-
taines marées? Mais le fait est que je l'y
trouvai pris à une de mes lignes dorman-
tes, au bout de laquelle il tressautait
vigoureusement, comme s'il n'avait pas eu
un croc dans la tête, de la profondeur de
deux doigts ! De ma vie ni de mes jours
je n'avais eu un pareil poisson dans ma
nasse; non, par Dieu et ses apôtres, qui
étaient pêcheurs ! ni le père Le Goupil,
ni M. Caillot, ni M. d'Ingouville, ni aucun
des membres de notre club des Pécheurs
de la Douve non plus !
« Je restai d'abord un peu ébahi quand
je l'aperçus ; mais bientôt je le couchai
mollement sur l'herbe, et je me mis à
braquer sur lui mes deux lanternes, — et
il lit un geste en montrant ses deux yeux,
qu'il cligna. — J'avais retenu de mes
livres de classe que le dauphin se teignait,
à l'heure de la mort, de toutes les nuances
de l'arc-en-ciel, et j'étais curieux de voir
cela. Mais c'est probablement une de ces
bourdes comme nous en ont fait si souvent
messieurs les Anciens. As-tn jamais pu
68 II- CHEVALIER DES TOUCHES
croire aux Anciens, toi, l'abbé >... et a
leur Pline?-... et à leur Yarron >... et à leur
pince-sans-rire de Tacite >... tous drôles
qui se moquent de nous à travers les
siècles, mais à qui, du moins, l'histoire
de mon poisson allongea un bon soufflet
de plus: car. mon cher, il mourut aussi
bêtement qu'une huître hors de son
écaille... sans plus changer de couleur
que la première tanche ou le premier
brochet venu ! Et cependant, quand j'allai.
de mon pied mignon, le porter au bon-
homme Lambert de Grenthéville, qui s'oc-
cupait alors d'histoire naturelle, il me jura,
malgré tout ce que je pus lui dire de la
plate mort de la bête, et sur son honneur
de savant, ce qui n'était pas pour moi,
du reste, chose aussi vénérable que le
reliquaire de Saint-Lô, oui ! il me jura que
c'était bien là le dauphin dont les anciens
nous ont tant parlé. En fait de dauphin,
voilà, l'abbé, ce que j'ai jamais vu de ma
vie, et tu as diablement raison — diable-
ment était l'adverbe favori du baron de
Fierdrap — si tu entends par là quelque
chose de rare ! Quant aux amours fidèles,
c'est différent... et plus commun... quoi-
qu'il n'en pleuve pas non plus des potées,
UNE JEUNE VIEILLE... ÔQ.
et qu'à ce filet-là comme aux autres le
temps ôte chaque jour quelque maille, par
où le poisson le mieux pris ne manque
jamais de décamper !
— Eh bien, sceptique ! — reprit l'abbé,
— sceptique au cœur des femmes ! en
voici une qui soufflètera aussi tes obser-
vations et tes connaissances... comme si tu
étais un Ancien! L'histoire de mademoi-
selle Aimée se mêle à l'histoire de ma
sœur comme une guirlande de cyprès
s'enlace à une branche de laurier. Écoute
et profite ! et ne suspends pas plus long-
temps un récit que tu as demandé toi-
même, et que tu oublies à parler poisson,
ô le plus incorrigible des pêcheurs !
— Sur mon honneur, c'est la vérité !
j'ai, là, glissé comme une anguille, —
dit M. de Fierdrap. Et, se tournant vers
mademoiselle de Percy, littéralement à
l'état d'outre, gonflée par l'histoire qu'elle
était obligée de retenir, pendant que
ces messieurs parlaient : — Excusez-moi,
— ajouta-t-il, — mademoiselle, quoique le
plus coupable des deux soit votre frère.
avec son dauphin qui m'a rappelé le mien...
— Oui! — fit l'abbé, toujours mytholo-
gique, — comme Arion, un dauphin t'a
70 LE CHEVALIER DES TOUCHES
emporté sur sa croupe et tu as bientôt
gagné le large dans la haute mer des dis-
tractions...
— Mais je suis à présent tout oreilles
pour vous écouter, mademoiselle, •> —
continua M. de Fierdrap à travers la plai-
santerie de l'abbé, qui ne l'arrêta pas.
Mademoiselle de Percy, dont l'impa-
tience ressemblait à une menace d'apo-
plexie et qui débâtissait convulsivement
les points qu'elle avait faits à son travail
de tapisserie, repoussa son canevas dans
sa corbeille; et tenant ses ciseaux, les
seules armes dont sa main d'héroïne fût
maintenant armée et dont elle tambouri-
nait de temps en temps sur le guéridon
contre lequel elle était accoudée, elle com-
mença son récit...
Histoire militaire, digne d'un bien autre
tambour !
... Histoire militaire,
nu bien Butra
lamboui I
... « Pendant que
i.à truites
Ecosse |
nerdrap... •
^%'0>it
IV
HISTOIRE DES DOUZE
« Pendant que vous péchiez des truites
en Ecosse, monsieur de Fierdrap, et que
mon frère, ici présent, faisait voir, dans sa
personne, la grave Sorbonne, en habit
écarlate, chassant le renard, à franc ètrier,
sur les domaines de notre gracieux cou-
sin le duc de Xorthumberland, ces demoi-
selles de Touffedelvs. qui, en leur qualité
~2 LE CHEVALIER DES IOH'111 >
de châtelaines très aimées des yens de
leurs terres, avaient cru pouvoir se dis-
penser d'émigrer ainsi que moi. la der-
nière d'une famille nombreuse et depuis
longtemps déjà dispersée, nous nous
occupions, de ce côté-ci de la Manche, à
bien autre chose, je vous assure, qu'à
filer nos quenouilles de lin, comme dit la
vieille chanson bretonne ! Les temps pai-
sibles, où l'on ourlait des serviettes
ouvrées dans la salle à manger du châ-
teau, n'étaient plus... Quand la France se
mourait dans les guerres civiles, les
rouets, l'honneur de la maison, devant
lesquels nous avions vu. pendant notre
enfance, nos mères et nos aïeules assi-
ses comme des princesses des contes
de Fées, les rouets dormaient, débandés
et couverts de poussière, dans quelque
coin du grenier silencieux. Pour parler
à la manière des lileuses cotentinaises :
nous avions un lanfoû plus dur à peigner.
Il n'y avait plus de maison, plus de famille,
plus de pauvres à vêtir, plus de paysannes
à doter ; et la chemise rouge de made-
moiselle de Cdrday était tout le trousseau
en espérance qu'à des filles comme nous
avait laissé la République!
HISTOIRE DES DOUZE 73
« Gr, à l'époque dont je vais vous par-
ler, monsieur de Fierdrap, la grande
guerre, ainsi que nous appelions la guerre
de la Vendée, était malheureusement
finie. Henri de La Rochejaquelein, qui
avait compté sur l'appui des populations
andes et bretonnes, avait, un beau
matin, paru sous les murs de Granville :
mais, défendu par la mer et ses rochers
encore mieux que par les réquisition-
naires républicains, cet inaccessible per-
choir aux mouettes avait tenu ferme et, de
rage de ne pouvoir s'en rendre maître, La
Rochejaquelein, à ce moment-là, dit-on,
i'ié de .la vie, était allé briser son
sur la porte de la ville, malgré le
canon et la fusillade, puis il avait remmené
ses Vendéens. Du reste, si, comme on
l'avait cru d'abord, Granville n'avait pas
fait de résistance, le sort de la guerre
royaliste aurait-il été plus heureux r... Nul
des chefs Normands — et je les ai tous très
bien connus — qui avaient, dans notre
Cotentin, essayer d'organiser une Chouan-
nerie à l'instar de celle de l'Anjou et du
Maine, ne le pensait, même dans ce
temps où l'inflammation des esprits ren-
dait toute illusion facile. Pour le croire.
7} LE CHEVALIER DES TOUCHES
ils jugeaient trop bien le paysan normand,
qui se battrait comme un coq d'Irlande
pour son fumier dans sa basse-cour, mais
à qui la Révolution, en vendant à vil
prix les biens d'émigrés et les biens
d'Eglise, avait précisément offert le mor-
ceau de terre pour lequel cette race, pil-
larde et conservatrice à la fois, a toujours
combattu, depuis sa première apparition
dans l'Histoire. Vous n'êtes pas Normand
pour des prunes, baron de Fierdrap, et
vous savez, comme moi, par expérience,
que le vieux sang des pirates du Nord se
retrouve encore dans les veines des plus
chétifs de nos paysans en sabots. Le
général Télétnaque, comme nous disions
alors, c'est-à-dire, sous son vrai nom, le
chevalier de Montressel, qui avait été
chargé par M. de Frotté d'organiser la
guerre dans cette partie du Cotentin, m'a
souvent répété combien il avait été diffi-
cile de faire décrocher du manteau de
la cheminée le fusil de ces paysans, chez
qui l'amour du roi, la religion, le respect
des nobles, ne venaient que bien après
l'amour de leur fait et le besoin d'avoir
de quay sur la planche (i). « Tous les
(i) De quoi sur la planche.
HISTOIRE DES DOUZE 75
« intérêts de ces gens-là sont des inté-
« rets, » me disait, dans son dépit, le che-
valier, qui n'était pas de Normandie. Et
il ajoutait, M. de Montressel : « Si la chair
de Bleu s'était vendue au prix du gibier,
sur les marchés de Carentan ou de
Valognes, pas de doute que mes lam-
bins dégourdis n'en eussent bourré
leurs carnassières, et ne nous eussent
abattu, à tout coin de haie, des répu-
blicains, comme ils abattaient, dans les
marais de Néhou, des canards sauva-
ges et des sarcelles ! »
« Et si je reviens sur tout cela, mon-
sieur de Fierdrap, quoique vous le sachiez
aussi bien que moi, c'est que vous n'étiez
plus là, vous, quand nous y étions, et que
je me sens obligée, avant d'entrer dans
mon histoire, de vous rappeler ce qui
se passait en cette partie du Cotentin,
vers la fin de 1799. Jamais, depuis la
mort du Roi et de la Reine, et depuis
que la guerre civile avaient fait deux
camps de la France, nous n'avions eu,
nous autres royalistes, le courage, sinon
plus abattu, au moins plus navré... Le
désastre de la Vendée, le massacre de
Quiberon, la triste fin de la Chouannerie
76 LE CHEVALIER DES TOUCHES
du Maine, avaient été la mort de nos
plus chères espérances, et si nous tenions
encore , c'était pour l'honneur ; c'était
comme pour justifier la vieille parole :
« On va bien loin quand on est lassé! »
M. de Frotté, qui avait refusé de recon-
naître le traité de la Mabilais, continuait
de correspondre avec les princes. Des
hommes dévoués passaient nuitamment la
mer et allaient chercher en Angleterre,
pour les rapporter à la cote de France,
des dépêches et des instructions. Parmi
eux, il en était un qui s'était distingué
entre les plus intrépides par une audace,
un sang-froid et une adresse incompara-
bles : c'était le chevalier Des Touches.
" Je ne vous peindrai pas le chevalier...
le disiez, il n'y a qu'un instant, à mon
frère, vous l'avez connu à Londres et vous
l'appeliez I.t Belle Hélène, beaucoup pour
son enlèvement, et un peu aussi pour sa
beauté; car il avait, si vou n sou-
venez, une beauté presque féminine, avec
s; m teint blanc et ses beaux cheveux anne-
lés. qui semblaient poudrés, tant ils étaient
blonds! Cette beauté, dont tout le monde
parlait et dont j'ai vu des femmes jal 1
cette délicate figure d'ange de missel, ne
HISTOIRE DES DO t: 7. F.
m'a jamais beaucoup charmée. J'ai souvent
raillé sur leurs admirations enthousiastes
mesdemoiselles de Touffedelys et bien
d'autres jeunes filles de ce temps, qui
regardaient le chevalier de Langotiere
comme un miracle, et l'auraient volontiers
nommé la belle des telles, comme, du
temps de la Fronde, on disait de la
duchesse de Montbazon, seulement, tout
en raillant, je n'oubliais pas que cette
mignonne beauté de fille à marier était
doublée de l'âme d'un homme ; que sous
cette peau fine, il y avait un cœur de
chêne et des muscles comme des cordes
à puits... Un jour, dans une foire, à Bric-
quebec, j'avais vu le chevalier, traité de
Chouan avec insolence, sous une tente,
faire tête à quatre vigoureux paysans,
dont il tordit les pieds de frêne dans ses
charmantes mains, comme si ç'avaient été
des roseaux ! Je l'avais vu, pris brutale-
ment à la cravate par un brigadier de
gendarmerie taillé en Hercule, saisir le
pouce de cet homme entre ses petites
dents, ces deux si jolies rangs de perles !
le couper net d'un seul coup et le souffler
à la figure du brigadier, tout en s'échap-
pant par un bond qui troua la f<mle ameu-
7'. LE CHEVALIER DES TOUCHES
tée autour d'eux; et depuis ce jour-là, je
l'avoue, la beauté de ce terrible coupeur
de pouce m'avait paru moins efféminée !
Depuis ce jour-là aussi, j'avais appris à le
connaître, au château de Touffedelys,
où, comme je vous le disais, baron,
nous avions notre quartier général le
mieux caché et le plus sûr. Etes-vous
allé quelquefois à Touffedelys, mon-
sieur de Fierdrap?... Vos domaines,
à vous, n'étaient pas de ce coté, et de
ce pauvre château ruiné, il ne reste pas
maintenant une seule pierre! C'était un
assez vaste manoir, autrefois crénelé, un
débris de construction féodale, qui pou-
vait abriter une troupe nombreuse entre
ses quatre tourelles, et dont les environs
étaient couverts de ces grands bois, le
vrai nid de toutes les Chouanneries! qui
rappelaient par leur noirceur et les déda-
les de leurs clairières, ce fameux bois de
Misdom où le premier des Chouans, un
Condé de broussailles, Jean Cottereau.
avait toute sa vie combattu. Situé à peu
de distance d'une côte solitaire, presque
inabordable à cause des récifs, le château
de Touffedelys semblait avoir été placé
là. comme avec la main, en prévision
HISTOIRE DES DOUZE 7'|
de ces guerres de partisans à moitié
éteintes et que nous essayions de rallu-
mer! Tout ce qui avait résolu de repren-
dre et de continuer cette malheureuse
guerre interrompue, tout ce qui repous-
sait dans son âme d'oppressives pacifica-
tions, tout ce qui pensait que des com-
bats de buisson et de haie pouvaient
mieux réussir qu'une guerre de grande
ligne, devenue d'ailleurs impossible, tous
ceux qui voulaient brûler une dernière
cartouche contre la Fortune, l'ignoble et
lâche Fortune ! et s'enterrer sous leur
dernier coup de fusil, venaient, de toutes
parts, se réunir et se concerter dans ce
fidèle château de Touffedelys. Les chefs
de cette arrière-Chouannerie, qui eut son
dénoûment, hideusement tragique, à la
mort de Frotté, massacré dans le fossé de
Verneuil, y arrivaient sous toutes sortes
de déguisements, et maintes fois ils s'y
abouchèrent avec les derniers survivants
de la Chouannerie du Maine écrasée. Afin
de désorienter le soupçon, le château,
qui n'avait plus que deux châtelaines,
bien peu inquiétantes, â ce qu'il semblait,
pour la République, était le refuge de
quelques femmes de la contrée dont les
80 1 E CH EVALIER DES TOI''
pères, les maris, les frères avaient èmi-
t qui, n'ayant voulu ou pu les sui-
vre, évitaient, en vivant à la campagne,
au milieu des paysans chez lesquels un
vieux respect pour leurs familles existait
encore, ce qu'elles n'eussent pas évité
dans les villes : le gouffre toujours béant
des maisons d'arrêt.
« Elles y vivaient le plus obscurément
qu'elles pouvaient, cherchant à se faire
nul- lier des représentants du peuple en
mission, ces épouvantables inquisiteurs,
mais cherchant à renouer les mailles du
réseau, si souvent brisé, d'une insurrec-
tion à laquelle l'ensemble a trop manqué
toujours. Ces femmes, dont voici quatre
échantillons, monsieur de Ficrdrap... »
Et, des ciseaux qu'elle tenait, made-
moiselle de Percy indiqua les deux Touf-
fedelys, mademoiselle Aimée, et enfin
elle-même, en retournant la pointe de ses
ciseaux vers les redoutables timbales de
son corsage.
« Ces femmes étaient dans tout l'éclat
de leur fraîcheur de Normandes et dans
toute la romanesque ferveur des senti-
ments de leur jeunesse; mais dressées au
courage par les événements mortels de
HISTOIRE DES DOUZE tf I
chaque jour, perpétuellement à quelques
pieds de leurs têtes, et brûlant de ce
Royalisme qui n'existe plus, même dans
vous autres hommes qui avez pourtant si
longtemps combattu et souffert pour la
royauté ; elles ne ressemblaient pas à
ce qu'avaient été leurs mères au même
âge et à ce que sont leurs filles ou leurs
petites-filles aujourd'hui ! La vie du temps,
les transes, le danger pour tout ce qu'elles
aimaient, avaient étendu une frémissante
couche de bronze autour de leurs cœurs...
Vous voyez bien Sainte de Touffedelys
dans sa bergère, qui ne traverserait pas
aujourd'hui la place des Capucins, à
minuit, pour un empire, et sans se sentir
la mort dans les veines... eh bien! Sainte
de Touffedelys — n'est-ce pas, Sainte ? —
venait seule avec moi, la nuit, par les plus
mauvais temps d'orage, porter sur cette
côte isolée et dangereuse des dépêches au
chevalier Des Touches, déguisé en pêcheur
de congres, et qui, dans un canot fait de
trois planches, sans aucune voile et sans
gouvernail, se risquait, pour le service du
Roi, de la côte de France à la côte d'An-
gleterre, à travers cette Manche toujours
grosse de quelque naufrage... aussi froi-
.°,2 LE CHEVALIER DES TOUCHES
dément que s'il se fût agi d'avaler un
simple verre d'eau !
— Et cela pouvait être la mer à boire ! —
interrompit l'abbé, qui, comme le prince
de Ligne, aimait jusqu'aux bêtises de la
gaieté.
— Car telle était, surtout, — continua
mademoiselle de Percy, trop partie pour
s'apercevoir de l'interruption de son frère,
— la fonction, parmi nous, du chevalier
Des Touches. Entre les gentilshommes
qui hantaient le château de Touffedelys
et qui y concertaient la guerre, il n'y
avait, malgré le courage qui les distin-
guait et qui les égalisait tous, que ce
jeune damoisel de chevalier Des Touches
pour se mettre ainsi à la mer comme un
poisson; car, vous vous en souvenez,
Sainte? c'était réellement à peine un canot
que cette pirogue de sauvage qu'il avait
construite et dans laquelle il filait, en
coupant le flot comme un brochet, caché
dans l'entre-deux des vagues et déliant
ainsi toutes les lunettes de capitaines qui
surveillaient la .Manche et l'espionnaient,
de chaque pointe de vague ou de falaise,
dans ce temps-là! Vous rappelez-vous,
Sainte, qu'un soir de brume qu'il allait
HISTOIRE DES DOUZE 83
partir, vous voulûtes, en riant, descendre
dans cette frêle pirogue, et que, vous si
légère alors, poids de fleur ou d'oiseau,
vous manquâtes de la faire chavirer, ma
bergeronnette? Et pourtant, c'était dans
une pareille coquille de noix qu'il passait,
par les plus exécrables temps, d'une côte
à l'autre, toujours prêt à revenir ou à
partir quand il le fallait, — toujours à
l'heure, exact comme un roi, le roi
des mers ! Certes ! parmi ses compa-
gnons d'armes, il y avait des cœurs qui
auraient aussi bien que lui tenté l'aven-
ture, qui n'avaient pas plus peur que lui
de laisser leurs cadavres aux crabes, et
pour qui la manière de mourir était indif-
férente quand il s'agissait du Roi et de la
France; mais, tout en l'imitant, nul d'en-
tre eux n'eût cru réussir et n'eût certaine-
ment réussi!... Pour cela, il fallait être
un homme à part, plus qu'un marin! plus
qu'un pilote ! Il fallait enfin être ce qu'il
était, cet étonnant jeune homme que la
guerre civile avait pris n'ayant vu la mer
que de loin, et n'ayant jamais fait autre
chose que de tirer des mouettes autour
de la gentilhommière de son père ! Aussi
les vieux matelots du port de Granville,
»4 LE CHEVALIER DES TOUCHES
amateurs du merveilleux, comme tous les
marins, quand ils surent la périlleuse vie
du chevalier pendant dix-huit mois de
courses à peu près continuelles, dirent-
ils qu'il charmait les vagues, comme on a
dit aussi de Bonaparte qu'il charmait les
balles et les boulets. Ils se connaissaient
en audace ! l'audace du chevalier ne les
troublait donc pas. Mais ils avaient besoin
de s'expliquer son bonheur par une de
ces idées superstitieuses qui sont fami-
lières aux matelots.
« Il aurait dû, en effet, vingt fois être
pris ou succomber dans ces terribles
passages ! Ce bonheur insolent et con-
stant, cette imprudence si souvent recom-
mencée et d'un résultat toujours assuré,
donnaient à Des Touches une importance
considérable parmi les autres officiers de
la Chouannerie du Cotentin. On sentait
que s'il périssait, on ne le remplacerait
pas ! D'ailleurs, il n'était pas qu'un cour-
rier infatigable et intrépide, qui savait
son détroit de mer comme certains guides
pyrénéens savent leurs montagnes. Par-
tout, dans le hallier, dans l'embuscade.
au combat, lorsqu'il fallait jouer de
la carabine ou s'estafiler corps à corps
HISTOIRE DES DOUZE K5
avec le couteau, c'était un des Chouans
les plus redoutables, l'effroi des Bleus,
qu'il étonnait toujours, en les épouvantant,
quand, dans une affaire, il déployait tout
à coup, à travers ses formes sveltes et
élégantes, la force terrassante du taureau !
C'est la guêpe ! disaient-ils, les Bleus, en
reconnaissant dans la fumée des rencon-
tres cette taille fine et cambrée, comme
celle d'une femme en corset : — Tirez à la
guêpe ! Mais la guêpe s'envolait toujours,
ivre du sang qu'elle avait versé; car elle
avait une vaillance acharnée et féroce.
En toute occasion, ce mignon de beauté
était et restait l'homme du pouce si cruel-
lement mordu et coupé à la foire de Bric-
quebec, le visage blanc, à la lèvre large
et rouge, signe de cruauté, dit-on, et
qu'il avait aussi rouge que le ruban de
votre croix de Saint-Louis, monsieur de
Fierdrap ! Ce n'était pas seulement le
fanatisme de sa cause qui l'exaltait quand,
avant ou après le combat, il se montrait
implacable. Il était Chouan, mais il ne
semblait pas de la même nature que les
autres Chouans. Tout en se battant avec
eux, tout en jouant sa vie à pile ou face
pour eux, il ne semblait pas partager les
86 LE CHEVALIER DES TOUCHES
sentiments qui les animaient. Peut-être
chouannait-il pour chouanner, lui, et était-
ce tout>... Ces compagnons, ces guérillas,
ces gentilshommes, n'avaient pas unique-
ment Dieu et le Roi dans leur cœur. A
côte du Royalisme qui y palpitait, il y
avait d'autres sentiments, d'autres pas-
sions, d'autres enthousiasmes. La jeu-
nesse ne sonnait pas vainement, en eux,
son heure brûlante. Comme les chevaliers
leurs ancêtres, ils avaient tous ou presque
tous une J.ime de leurs pensées dont
l'image les accompagnait au combat, et
c'est ainsi que le roman allait son train à
travers l'Histoire ! .Mais le chevalier Des
Touches ! Je n'ai jamais revu dans ma
vie un tel caractère. A Touffedelys, où
nous avons tant brodé de mouchoirs avec
nos cheveux pour ces messieurs qui nous
faisaient la galanterie de nous les deman-
der, et qui les emportaient comme des
talismans dans leurs expéditions noctur-
nes, je ne crois pas qu'il y en ait eu un
seul de brodé pour lui. Qu'en pensez-
vous, Ursule >... Toutes les recluses de
cette espèce de couvent de guerre l'inté-
ressaient fort peu, quoiqu'elles fussent la
plupart fort dignes d'être aimées, même
HISTOIRE DES DOUZE 87
par des héros ! Nous pouvons bien le
dire aujourd'hui que nous voilà vieilles.
Et, d'ailleurs, je ne parle pas pour moi,
Barbe-Pétronille de Percy, qui n'ai jamais
été une femme que sur les fonts de mon
baptême, et qui, hors de là, ne fus toute
ma vie qu'un assez brave laideron, dont
la laideur n'avait pas plus de sexe que la
beauté du chevalier Des Touches n'en
avait !
■ Mais je parle pour ces demoiselles de
Touffedelys ici présentes, alors dans toute
la splendeur de la vie, deux cygnes de
blancheur et de grâce, auxquels il fallait
mettre un collier différent autour du cou
pour les reconnaître ! Je parle pour Hor-
tense de Vély, pour Elisabeth de Manne-
ville, pour Jeanne de Montevreux, pour
Yseult d'Orglande, et surtout pour Aimée
de Spens, devant qui toutes les autres,
si radieuses fussent-elles, s'effaçaient
comme un brouillard de rivière devant le
soleil. Aimée de Spens était de beaucoup
la plus jeune de nous toutes. Elle avait
seize ans quand nous en avions trente.
C'était une enfant, mais tellement belle,
monsieur de Fierdrap, qu'excepté ce cœur
de brochet, le chevalier Des Touches, il
Ua LE CHEVALIER DES TOUCHES
n'y eut peut-être pas un seul des hommes
de cette époque qui la vit sans l'aimer,
cette Aimée la bien-nommée, comme nous
l'appelions ! Du moins les onze gen-
tilshommes de l'expédition des Douze,
puisque le douzième était une femme, —
votre servante, baron de Fierdrap ! —
avaient-ils tous pour elle une passion
romanesque et déclarée; car tous, les
uns après les autres, ils avaient demandé
sa main !
— Quoi! ils l'ont aimée tous les onze?
— dit le baron, qui partit comme une
bonde à ce trait, frappé de ce détail sin-
gulier dans une histoire où les événements
étaient aussi étonnants que les person-
nages.
— Oui ! tous, baron ! — reprit mademoi-
selle de Percy, — et les sentiments inspirés
par elle ont plus ou moins duré en ces
âmes fortes. Quelques-uns d'entre eux
sont restés amoureux et fidèles. Vous
vous en étonneriez peu, du reste, si vous
aviez connu l'Aimée de cette époque, une
femme qui n'a pas eu de peintre, et comme
vous n'en avez peut-être jamais rencon-
tré, vous qui avez tant couru le monde.
— Halte! — fit M. de Fierdrap, qui
HISTOIRE DES DOUZE 89
avait été uhlan en Allemagne. — Halte !
— répéta-t-il, comme s'il avait eu toute
sa compagnie de uhlan s sur les talons. —
J'ai connu en 180... lady Hamilton, et par
les sept coquilles que je porte ! made-
moiselle, je vous jure que c'était une
commère à faire comprendre, même à un
quaker, les satanées bêtises que l'amiral
Nelson s'est permises pour elle !
— Je l'ai connue aussi, — dit à son
tour l'abbé ; — mais mademoiselle Aimée
de Spens, que tu vois là, était encore plus
belle. C'était comme le jour et la nuit...
— Corne de cerf! — lit le baron de
Fierdrap surexcité, — je vis un jour cette
lady Hamilton en bacchante...
— Par exemple, — interrompit railleu-
semcnt l'abbé, — voilà comme jamais tu
n'aurais pu voir mademoiselle Aimée de
Spens, Fierdrap !
— Et je te jure... — dit le baron, qui
n'écoutait plus et qui voulait raisonner.
— ... Que cela n'allait pas mal à cette
grande fille d'auberge, — interrompit
encore l'abbé. — Parbleu ! je le crois
bien. Elle avait versé de son robuste bras
rose hâlé assez de cruches de bière aux pa-
lefreniers du Richmond pour jouer de l'am-
Ç)0 LE CHEVALIER lus
phore... et du reste, avec grâce! Mais
mademoiselle Aimée de Spens n'était pas
de cet acabit de beauté-là. Ne t'avise
jamais, Fierdrap, de lui comparer per-
sonne! Ma sœur a raison. On ne vit pas
assez longtemps pour rencontrer dans sa
vie deux femmes comme celle-là a clé...
La beauté unique de son temps, mon cher !
Et elle aura eu le sort de tout ce qui est
absolument beau ici-bas ! il n'y aura pas
d'histoire pour elle... pas plus que pour
les onze héros qui l'ont aimée. Elle n'en
aura déshonoré aucun; elle ne sera entrée
dans la baignoire d'aucune reine; elle ne
comptera point parmi les intéressantes
ravageuses de ce monde, qui le boule-
versent du vent de leurs jupes ! Pauvre
magnifique beauté perdue, qui n'entend
même pas ce que je dis d'elle, ce soir, au
coin de cette cheminée, et qui n'aura été
dans toute sa vie que le solitaire plaisir
de Dieu ! »
Pendant que l'abbé de Percy parlait, le
baron de Fierdrap regardait celle qu'il
avait appelée le solitaire plaisir de Dieu,
travaillant alors à sa broderie avec ses
deux mains de madone. Il clignait de
l'œil, Al. de Fierdrap. C'était son tic et il
un ]o»ir cette
lady Haro 11 ton en bac-
92
LE chevalier r>rs TOf Cil ES
en faisait une finesse. De son autre œil
qu'il ne fermait pas, de son œil gris éme-
rillonné, l'ancien uhlan allait du beau
front d'Aimée couronné de ses cheveux
d'or bronze, de ce beau front à la Monna
Lisa, au centre un peu renflé duquel le
rayon de la lampe qui y luisait attachait
comme une féronnière d'opale, jusqu'à ces
opulentes épaules moulées dans la soie
gris de fer collant au corsage, et peut-
être pensait-il, en voyant tout cela, que.
malgré le temps, malgré la douleur, mal-
gré tout, il restait du pLiisir solitaire de
Dieu d'assez riches miettes pour que les
hommes, et les plus difficiles des hommes,
pussent faire encore une ripaille de roi.
Mais il ne dit pas ce qu'il pensait... Si
des incongruités zigzaguèrent un instant
dans son cerveau, il les contint sous sa
perruque aventurine, et mademoiselle de
Percy reprit son histoire, en haletant,
comme une locomotive qui repart :
« Comme elle était une orpheline, et,
malheureusement, la dernière de sa race,
Aimée de Spcns passait une partie de ses
jours avec nous, graves filles de trente
ans, qui lui faisions comme une troupe
de mères... Depuis quelque temps, elle
HISTOIRE DES DOUZE
habitait Touffedelys, quand elle y vit pour
la première fois ce jeune inconnu qu'elle
a aimé, et dont nous avons toujours
ignoré le vrai nom, le pays et les aven-
tures. A-t-elle su tout cela, elle? Dans les
longues heures passées front à front sous
les profondes embrasures de chêne de la
grande salle de Touffedelys, où nous les
avons tant laissés causer à voix basse
dès que nous eûmes appris qu'ils s'étaient
promis l'un à l'autre, lui aura-t-il révélé
le secret de sa vie? Mais si cela fut, elle
l'a bien gardé. Tout est enterré dans ce
cœur avec son amour! Ah! Aimée de
Spens, c'est une tombe, mais une tombe
sous une plate-bande de muguets calmes!
Tenez ! monsieur de Fierdrap, regardez
l'air placide de cette fille finie, dont la vie,
depuis vingt ans, est désespérée et si
simple, de cette créature digne d'un tronc.
et qui mourra pauvre Daine en chambre
du couvent des Bernardines de Valognes.
Elle n'entend plus; elle écoute à peine;
elle n'a pour tout que ce sourire char-
mant qui vaut mieux que tout et qu'elle
met par-dessus tout. Elle ne vit que dans
sa pensée, que dans ses souvenirs, qu'elle
n'a jamais profanés par une confidence!
94 LE CHEVALIER DES TOUCHES
oubliant le monde et résignée à l'oubli
du monde, ne voyant que l'homme qu'elle
a aimé...
— Non ! Barbe, non ! elle ne le voit pas !
— fit ingénument mademoiselle Sainte,
toujours au seuil du monde surnaturel, et
qui prit au pied de la lettre la métaphore,
assez modeste pourtant, de mademoiselle
de Percy. — Depuis qu'il est mort, elle ne
l'a jamais vu, mais elle n'en est pas moins
hantée... et c'est plus particulièrement au
mois dans lequel il a été tué, qu'il revient !
C'est pour cela qu'elle ne peut pas, pen-
dant ce mois-là, rester seule dans sa
chambre quand la nuit est tombée. Toute
sourde et archi-sourde qu'elle est, elle y
entend très bien alors des bruits étranges
et effrayants. On y soupire dans tous les
coins et il n'y a personne ! Les anneaux
de cuivre des rideaux grincent sur leurs
tringles de fer, comme si on les tirait
avec violence... Une fois, je les ai en-
tendus avec elle, et je lui dis tout épeu-
rée, car les cheveux, m'en grigeaient sur
le front : « C'est bien sûr son âme qui re-
« vient vous demander des prières, Ai-
« mée ! » Et elle me répondit gravement et
moins troublée que je n'étais : « Je fais
HISTOIRE DES DOUZE Q)
« toujours dire une messe à l'autel des
■■ morts, le lendemain des soirs où j'en-
« tends cela, Sainte ! » Or, c'était bien
vrai que c'était sa messe qu'/7 voulait,
car, une fois, Aimée ayant tardé d'un
jour à la faire dire comme d'habitude le
lendemain des bruits, ils devinrent affreux
la nuit suivante. Les rideaux semblèrent
fous sur leurs tringles, et toute la nuit les
meubles craquèrent comme des marrons
qu'on n'a pas coupés et qui sautent hors
du feu !
— Eh bien, — reprit mademoiselle de
Percy, mécontente d'avoir été pendant si
longtemps interrompue, — cette Aimée
qui croit aux fantômes, mais pas comme
vous, Sainte ! — elle lui payait par ce petit
mot de mépris son interruption, à cette
pauvre et benoîte brebis du bon Dieu, qui
avait bêlé hors de propos, — cette Aimée
qui peut très bien croire à ceux-là qu'elle
voit dans son cœur, a toujours été et est
encore pour nous, monsieur de Fierdrap,
un mystère, plus profond et plus étonnant
que le mystère de son fiancé. Lui, n'a fait
que paraître et disparaître. Quoi donc
d'étonnant à ce que nous n'en ayons ja-
mais rien su?... Mais nous avons vécu
O/j LE CHEVALIER DES TODCHES
vingt-cinq ans avec elle, et nous n'en sa-
vons pas sur elle beaucoup davantage !
Quand cet inconnu, resté pour nous un
inconnu, vint au château de Touffedelys,
il fut précisément amené par notre che-
valier Des Touches. Aimée connaissait le
chevalier. Elle l'avait vu à plusieurs re-
prises dans l'Avranchin, chez une de ses
tantes, madame de la Roche-Piquet, —
une vieille Chouanne, qui ne pouvait pas
chouanner comme moi, car elle était cul-
de-jatte, mais qui chouannait à sa ma-
nière, en cachant, le jour, des Chouans
dans ses celliers et dans ses granges
pour les expéditions de nuit. Aimée avait
retrouvé le chevalier à Touffedelys, et
moi qui, dés lors, avec ma laideur cra-
moisie, n'avais qu'à observer l'amour...
dans les autres, j'avais craint parfois,
mais sérieusement, qu'elle ne l'aimât...
Du moins, toujours, quand le chevalier
était là... était-ce l'effet de la beauté
éblouissante de cet homme, peut-être plus
fémininement beau qu'elle?... j'avais re-
marqué sur les paupières obstinément
baissées de la belle et noble Aimée un
frissonnement, et, sur son front rose, un
ton de feu, qui m'avaient souvent inquié-
HISTOIRE DES DOUZE C)~
tée... Ame de ma vie! ils auraient fait,
cela n'est pas douteux, un superbe cou-
ple. Mais outre que le petit chevalier de
Langotière n'était pas de souche à épou-
ser une de Spens, il semblait, à ma .Mi-
nerve, à moi, qu'un homme comme Des
Touches devait être terrible à aimer !
Dieu y para. Elle ne l'aima point.
Celui qu'elle aima fut, au contraire, ce
compagnon du chevalier, qui arriva avec
lui une nuit à Touffedelvs, par une de ces
épouvantables tempêtes que Des Touches
préférait au calme des nuits claires, pour
ses passages.
" Vous souvient-il de cette nuit-là, Ur-
sule }... Nous ne dormions pas; nous
étions dans le grand salon, occupées,
vous et Aimée, à faire de la charpie, et
moi à fondre des balles, car je n'ai jamais
aimé les chiffons; veillant comme ce soir,
mais moins tranquilles. Tout à coup, le
cri de la chouette s'entendit et tous deux
entrèrent, dans leurs peaux de bique
ruisselantes, semblables à des loups tom-
bés dans la mer. Le chevalier Des Tou-
ches nous présenta son compagnon
comme un gentilhomme qui avait fait
longtemps la guerre du Maine sous le
<)" LE I 11 IV ALIER IitS TOUI HES
nom de M. Jacques qu'on lui donnait en-
core...
— Par Dieu ! — lit le baron de Fierdrap,
qui tressaillit à ce nom comme à un coup
de carabine. — il est bien connu, ce
pseudonyme-là, dans le Maine! Il y a in-
surgé assez de paroisses ! Il y a fait lever
assez de ferles ! Il y est resté assez glo-
rieux ! M. Jacques! .Mais Jambe-d'Argent
lui-même se courbait devant l'intrépidité
et le génie de général de M. Jacques !
Seulement, mademoiselle, il devait être
mort vers cette époque, si c'était celui-
là?...
— Oui ! on l'avait cru mort, — reprit
mademoiselle de Percy, — mais, après
avoir échappé aux Bleus, il s'était réfugié
en Angleterre, où les princes l'avaient
chargé d'une mission personnelle auprès
de M. de Frotté. Et c'est pour cela qu'il
était venu de Guernesey à la côte de
France dans ce canot de Des Touches,
où il ne pouvait tenir qu'un seul homme,
et qui faillit cent fois sombrer, sous le
poids de deux ! Pour supprimer tout far-
deau inutile, ils avaient ramé avec leurs
fusils...
■ M. de Frotté était alors sur les confins
harpie...
IOO LE CHEVALIER DES T O D C II E S
de la Normandie et de la Bretagne, cher-
chant à ranimer des insurrections expi-
rantes... M. Jacques alla seul l'y joindre
et revint quelque temps après à Touffe-
delys, grièvement blesse. En y revenant,
il avait été obligé de se glisser entre les
tronçons épars des Colonnes Infernales
qui pillaient et massacraient le pays, et
il avait essuyé je ne sais combien de
coups de feu, dont les derniers tirés L'at-
teignirent. Quand il rentra à Touffedelys
sur son cheval, blessé comme lui, le
cheval et l'homme, rouges de sang, tom-
bèrent, le cheval mort sous l'homme
mourant et sans connaissance. Les balles
dont il était criblé le clouèrent longtemps
à Touffedelys. Ses blessures, qu'il fallut
soigner, l'y retinrent. Elles étaient nom-
breuses et nous pûmes les compter; car
nous les pansâmes toutes, ma foi ! de nos
mains de demoiselles. On ne faisait pas
de pruderie dans ce temps-là. La guerre,
le danger, avaient emporté toutes les
affectations et les petites mines. Il n'y
avait pas de chirurgiens au château de
Touffedelys : il n'y avait que des chirur-
giennes. J'étais la chirurgienne en chef.
On m'appelait: ■ le Major», parce que
HISTOIRE DES DOUZE lui
je savais mieux débrider une blessure
que toutes ces trembleuses...
— Tu la débridais comme tu l'aurais
faite ! ■• dit l'abbé.
Pour mademoiselle de Percy, cette vieille
héroïne inconnue, l'opinion de l'abbé repré-
sentait la Gloire. Elle devint plus pivoine
que jamais à l'observation de son frère.
« Oui ! elles m'appelaient: ■ le Major »,
— continua-t-elle, avec la gaieté de l'or-
gueil flatté, — et comme c'était moi qui
faisais d'ordinaire l'inventaire des bles-
sures que nous avions à fermer, je me
rappelle que quand je vis l'épouvantable
hachis du corps de M. Jacques, étendu
devant nous, je regardai circulairement
tout mon groupe d'aides, alors très pâles,
et comme j'ai toujours été un peu saint
Jean bouche d'or...
- Et plus bouche d'or que sainte, —
glissa encore l'abbé.
— ... Je leur dis gaillardement, pour leur
donner du courage, en leur désignant le
blessé évanoui : ■ Mort de ma vie ! si
- nous le sauvons, quel beau bijou guil-
•• loche ce sera pour celle de vous qui
•• voudra se le passer autour du cou,
■• mesdemoiselles ! ■
102 LE CHEVALIER DFS TOUCHES
« Elles se mirent à rire comme des
folles, mais Aimée resta sérieuse et en
silence. Elle avait rougi.
« Elle rougit aussi pour Des Touches !
— pensai-je. — Laquelle donc de ces
deux rougeurs est l'amour?...
■• C'était, du reste, comme le chevalier
Des Touches, un homme que je n'aurais
jamais songé à aimer, ce M. Jacques, si
j'avais été bâtie pour les sentiments ten-
dres ! Il n'avait pas la beauté féminine et
cruelle du chevalier, mais quoique la
sienne fut plus virile, plus brune et plus
ardente, elle avait aussi son côté femme:
la mélancolie. Les hommes mélancoliques
me sont insupportables. Je les trouve
'moins hommes que les autres hommes.
M. Jacques était ce qu'on a appelé long-
temps : un beau ténébreux. Or, je suis de
l'avis de cette coquine de Ninon, qui
disait : « La gaieté de l'esprit prouve sa
« force. » Je me moque de l'esprit... et n'y
tiens pas, mais cela est certain que la
gaieté est un courage... un courage de
plus! M. Jacques, que ces dames, qui ne
pensaient pas comme moi. appelaient, a
Touffedelys, pour le poétiser: - le beau
Tristan », m'aurait donné sur les nerfs,
HISTOIRE liES DOUZE lo-j
avec son impatientante mélancolie, — si une
grosse iille de mon calibre pouvait avoir
des nerfs ! Que voulez-vous ? il faut, pour
moi, que les héros eux-mêmes soient de
bonne humeur, et rient à la ligure de tous
les dangers !
— Oh ! vous avez toujours été, made-
moiselle de Percy, — lit l'abbé, — un vrai
Roger Bontemps, qui, dans une autre
époque qu'une époque de révolution,
aurait inquiété sa famille. Ce n'était pas
seulement des héros qu'il vous fallait, à
vous, c'étaient des lurons d'héroïsme !
Dieu a bien fait de vous faire laide, et
tous les matins je l'en remercie à la
messe; car peut-être l'honneur des Percy
cùt-il couru grand risque, sans cette pré-
caution !
— Riez toujours! riez! allez, mon frère !
— répondit-elle, riant elle-même, mon-
trant combien elle aimait la gaieté par la
façon dont elle accueillait la plaisanterie.
— Tout vous est permis contre votre
cadette. N'étes-vous pas le chef de notre
maison ?
— C'est vrai, — glissa alors mademoi-
selle Ursule, qui n'avait rien dit jusque-là
et qui intervint dans la causerie, pendule
|.>J LE CHEVALIER DLS TOUCHES
retardée qui sonnait ! — c'est vrai qu'il
n'était pas très aimable, ce M. Jacques,
il était triste comme un bonnet de nuit.
— Comme un bonnet rouge, plutôt ! —
interrompit l'impétueuse mademoiselle de
Percy. — Les révolutionnaires de tous les
pays se ressemblent. Les jacobins français
étaient aussi rechignes, aussi solennels,
aussi pédants que les puritains d'Angle-
terre. Je n'en ai pas connu un seul qui
fût gai, tandis que tous l'étaient parmi
les royalistes qui avaient gardé l'esprit
du pays qu'on nommait autrefois: « la
gave France », parmi ces tiers gars qui
avaient tout perdu et même l'espérance,
mais qui se consolaient de tout par la
guerre, par le piquant inattendu de l'aven-
ture et la risette des coups de fusil !
— Mais, s'il était triste, — dit made-
moiselle Ursule, qui reprit, comme la
fourmi reprend son brin de paille, sa petite
idée interrompue par cette fanfare d'en-
thousiasme militaire, qui venait de passer
sur son cerveau comme une trombe sur
une couche à cornichons, — s'il était
triste, vous savez bien, ma chère Percy,
qu'on disait qu'il avait des raisons paur
l'être ! Vous savez bien qu'on se disait
HISTOIRE DES DOUZE lu^
dans le tuyau de l'oreille qu'il était un
commandeur de Malte, et qu'il avait pro-
noncé ses vœux...
— Oui! — répondit mademoiselle de
Percy, admettant l'objection, — cela se
chuchotait, et si réellement il était comman-
deur de Malte, l'idée de ses vœux dut le
faire cruellement souffrir quand il devint
amoureux de cette Aimée qu'il ne pouvait
pas épouser; caries chevaliers de Malte
étaient tenus à célibat comme les prêtres...
.Mais, de cela, quelle preuve avons-nous
jamais eue?... si ce n'est cette affreuse
pâleur de mort qui lui couvrit tout à coup
le visage le jour où, à table, au dessert,
Aimée nous apprit qu'elle s'était engagée,
en vous disant, Ursule, devant nous
toutes, rose de pudeur et de l'effort que
lui coûtait cet aveu, qui, pour nous,
était une nouvelle :
•• — Ma chère Ursule, je vous en prie,
« donnez des fraises à mon fiancé ! •
« Il devait être heureux d'un tel mot, et
il devint livide... Mais toutes les pâleurs
ne se ressemblent-elles pas? Qui peut
reconnaître la pâleur d'un homme heureux
de celle d'un traître? S'il en était un, si
vraiment il avait menti avec Aimée, le
IOÔ LE CHEVALIER DES TOUI H]
coup de feu qui l'abattit à mes pieds. la
nuit de l'enlèvement, a fait à la pauvre
fille moins de mal que ce qui l'attendait,
s*il était revenu avec nous. Elle a gardé
l'illusion qu'il pouvait être à elle, et lorsque
je lui rapportai le bracelet qu'elle lui
avait fait devant nous des plus belles
tresses de sa chevelure, elle ne sut pas,
et depuis elle n'a su jamais, que le sang
dont il était couvert pouvait être celui
d'un homme qui l'avait trompée.
— Mais Des Touches ! mais Des Tou-
ches?— fitM.de Ficrdrap, qui, depuis
sa remembrance sur lady Hamilton, n'avait
plus rien dit, et qui regardait mademoi-
selle de Percy comme il devait regarder
le liège de sa ligne, quand le poisson ne
mordait pas. Il avait les deux plus belles
patiences du monde : celle du pécheur à
la ligne et celle du chasseur à l'affût, et il
en avait aussi la double obstination.
— Fierdrap a raison, — dit l'abbé tou-
jours taquin. — Tu Végailles trop, ma
sœur. Vieille habitude de Chouanne ! Tu
chouannes... jusque dans ta manière de
raconter.
— Ta, ta, ta! — fit mademoiselle de
Percy, — contenez vos jeunesses ! Des
HISTOIRE DES DOUZE 107
Touches? je vais y arriver; mais, mort-
Dieu ! je ne puis pas en venir à Des Tou-
ches et à son enlèvement, sans vous parler
d'un homme qui a joué le plus grand rôle
dans cette crânerie, puisque c'est le seul
qui y soit resté!
— Ce n'est pas une raison, cela, — dit
gravement l'abbé. — Dans une expédition
pareille, il y a plus important que de bien
mourir.
— Il y a réussir, — repartit la vieille
amazone, qui avait gardé sous ses cottes
grotesques le génie de l'action virile. — ■
Mais il a réussi, mon frère, puisque nous
avons réussi et qu'il était avec nous!
D'ailleurs, quoique je ne me soucie guère
de ce beau Tristan, comme on disait à
Touffedelys, qui a laissé sa tristesse sur
la vie d'Aimée, je n'en serai pas moins
juste envers lui. Il n'y allait pas gaiement,
mais il y allait ! C'est lui, c'est ce senti-
mental, qui. Lors du premier emprisonne-
ment de Des Touches à Avranchcs, prit
une torche dans sa languissante main,
entra résolument dans la prison et n'en
sortit que quand tout fut à feu !
— Comment, à Avranches? — objecta le
baron de Fierdrap étonné. — Mais c'est à
](iP> LE CHEVALIER DES TOUCHES
Coutances que vous avez délivré Des
Touches, mademoiselle !
— Ah ! — lit mademoiselle de Pcrcv,
heureuse d'une ignorance qui donnait de
l'inattendu à son histoire. — Vous étiez
en Angleterre en ce temps-là, vous et
mon frère, et vous n'avez su que l'enlè-
vement qui, de fait, eut lieu à Coutances.
Mais avant d'être emprisonné dans cette
ville, c'est à Avranches qu'il l'avait été,
et il ne fut même transféré à Coutances
que parce qu'à Avranches nous avions
tenté de brûler la prison.
— Très bien ! — dit le baron de Fierdrap
apaisé. — Je ne savais pas, mais j'en suis
enchanté, que le chevalier Des Touches
eût autant coûté à la République !
— Laisse-la donc conter, Fierdrap. -
fit l'abbé, qui, de tous, était celui-là qui
avait le plus interrompu la conteuse,
et qui se montrait le plus animé contre
ceux qui avaient son vice, selon la cou-
tume de tous les vicieux et de tous les
interrupteurs.
— C'était donc vers la fin de l'année
179g, — reprit l'historienne du chevalier
Des Touches. — Il y avait plusieurs mois
que M. Jacques était avec nous, à peu
HISTOIRE DES DOUZE 1 OO,
près guéri, mais affaibli et souffrant encore
de ses blessures. Pendant cette longue
convalescence de M. /ao/wesàTouffedelys,
— où il vivait caché, comme on vivait.
dans ce temps-là, quand on ne se trouvait
pas, le fusil à la main, au grand air, sous
le clair de lune, — Des Touches, lui, le
charmeur de vagues, était repassé peut-
être vingt fois de Normandie en Angle-
terre et d'Angleterre en Normandie. Nous
ne le voyions pas à chacun de ses passa-
ges. Souvent, il débarquait sur des points
extrêmement distants les uns des autres.
pour dépister les espions armés et achar-
nés qui, tapis sous chaque dune, aplatis
dans le creux des falaises, couchés à plat
ventre au fond des anses, le long de ces
côtes dentelées de criques, cernaient la
mer de toutes parts et faisaient coucher
à fleur de sol des baïonnettes et des
canons de fusil qui ne demandaient qu'à
se lever! Plus il allait, ce chevalier Des
Touches, traqué sur mer par des bricks,
traqué sur terre par des soldats et des
gendarmes ; plus il allait, cet homme qui
caressait le danger comme une femme
caresse sa chimère, ce rude joueur qui
jouait son va-tout à chaque partie, et qui
110 LE CHEVALIER DES TOUCHES
gagnait, plus il était obligé cependant,
malgré son impassible audace, d'user de
précautions et d'adresse; car le bonheur
inouï de ses passages avait exaspéré
l'observation de ses ennemis, pour lesquels
il était devenu l'homme de son nom : la
Guêpe ! La guêpe, insaisissable et affo-
lante, l'ennemi invisible, le plus provo-
cant et le plus moqueur des ennemis ! Il
ne faisait plus L'effet d'un homme en chair
et en os, mais, comme je l*ai souvent oui
dire aux gens de mer de ces rivages,
« d'une vapeur, d'un farfadet! • Il y avait
entre les Bleus et lui, — et les Bleus, ne
l'oubliez pas ! c'était tout le pays organisé
contre nous, groupes de partisans épar-
pilles à sa surface, qui ne nous rattachions
les uns aux autres que par des fils faciles
à couper; — il y avait entre les Bleus
et lui un sentiment d'amour-propre excité
et blessé, plus redoutable encore, à ce
qu'il semblait, que l'implacable haine de
Bleu à Chouan!... La guerre entre eux
était plus que de la guerre, c'était de la
chasse!... C'était le duel que vous con-
naissez, monsieur de Fierdrap, entre la
bête et le chasseur! Déjà plus d'une Fois,
racontait-on dans les cabarets et les 1er-
HISTOIRE DES DOUZE III
mes du pays, dont cet homme est peut-
être encore la légende, il avait été sur le
point d'être pris. On lui avait tenu,
disaient les paysans narquois, la main
diablement près des oreilles... On rappor-
tait même un fait, mais celui-là était avéré,
— il avait eu la notoriété d'un combat en
règle, — c'est qu'une fois, au cabaret de la
Faux, dans les terres entre Avranches et
Granville, il s'était battu, seul, contre une
troupe de républicains, enfermé et barri-
cadé dans le grenier du cabaret comme
Charles XII à Bender, et qu'après avoir
tiré toute la nuit par les lucarnes et mis
par terre une soixantaine de Bleus, il
avait disparu au jour, par le toit... On
ne savait comment, — disaient les femmes,
dont il frappait l'imagination supersti-
tieuse, — mais comme s'il eût eu des
ailes au dos et sur la langue du trèfle a
quatre feuilles !
•< Ainsi, il n'était pas un farfadet que sur
la mer; il l'était aussi sur le plancher des
vaches. Beaucoup d'expéditions de terre,
dont il avait fait partie, l'avaient prouvé,
du reste. Seulement, il ne pouvait pas
l'être toujours ! La martingale qu'il jouait
devait nécessairement avoir un terme, et
LE CHEVALIER DES TOUCHES
Le danger qu'il courait sous les deux
espèces, il devait y succomber, à la lin.
Or, cet espoir de prendre Des Touches,
de tenir I.r Guêpe, et de pouvoir bien
l'écraser sous son pied, avivait et trans-
portait jusqu'au délire ces âmes irritées.
et créait pour lui un péril si certain et
tellement inévitable que, dans l'opinion
des hommes de son parti comme dans
celle de ses ennemis, sa prise ou sa mort
n'était plus qu'une question de temps, et
que, quand, à Touffedelys, on vint nous
dire cette terrible nouvelle : « Des Tou-
■< ches est pris ! » nous n'eûmes pas même
un étonnement.
" Celui qui vint nous la dire, à Touffe-
delys, cette terrible nouvelle, était un
jeune homme de cette ville-ci, dont vous
ne savez probablement pas le nom, quoi-
que vous soyez du pays, monsieur de Fier-
drap; car il n'était pas gentilhomme. Il
s'appelait Juste Le Breton. L'un des pré-
jugés que les Bleus ont le plus odieuse-
ment exploités contre nous, c'est que,
dans la guerre des Chouans, nous n'étions
que des gentilshommes qui remorquaient
leurs paysans au combat, et rien n'est
plus faux! Nous avions avec nous des
histoire riES boi'ZE 113
jeunes gens des villes, dignes de porter
e qu'ils maniaient très bien, et Juste
Le Breton était de ceux-là... Il avait été
anobli par l'épée des gentilshommes qui
l'avaient traité en égal, en croisant le fer
avec lui, dans plusieurs de ces duels
comme on en avait alors à Valognes, où
le duel a été longtemps une tradition...
Aussi, quand la Chouannerie éclata, il
vint à nous, cet anobli par l'épée, et il
nous apporta la sienne ! La sienne était
au bout d'un bras d'Hercule. Juste était
fort comme le chevalier Des Touches,
mais il ne cachait pas sa forme sous les
formes sveltes et élancées du chevalier,
qui faisait toujours cette foudroyante
surprise quand, tout à coup, il la mon-
trait! Non! c'était un homme trapu et
carré, blond comme un Celte qu'il était;
car son nom de Le Breton disait son
nri,Lrine..C 'était un Breton mêlé de Nor-
mand. Sa famille avait passé en Norman-
die, et elle y avait oublié ses rochers de
Bretagne pour les pâturages de cette
terre qui a des griffes pour retenir qui la
touche ; car qui la touche ne peut s'en
détacher ! B semblait qu'il aurait fallu,
pour tuer ce Juste Le Breton, lui jeter
114 ' '- CHEVALIER DES TOUCHES
une montagne sur la tête, et il est mort
en duel, après la guerre, comme nous
avions cru jusqu'à ce soir que Des Tou-
ches était mort lui-même, et il est mort
d'un misérable coup d'épée dans l'aine, le
croira-t-on ? sans profondeur. Je l'ai vu
cracher le sang six mois et mourir épuisé
comme une fille pulmonique, avec une
poitrine qui ressemblait à un tambour !
Juste savait, à n'en pouvoir douter, que
Des Touches était pris; mais il ignorait
encore comment il avait été pris. Avec un
pareil homme, nous dit-il, et nous pen-
sions comme lui, il fallait qu'il y eut eu
de la trahison !
•• Il y en avait eu, en effet, je l'ai su
plus tard, et ce fut même là, comme vous
le verrez, une bonne occasion pour juger
du granit coupant qu'avait dans le ventre
ce beau et délicat Des Touches, qui
m'avait fait un instant peur pour Aimée,
quand, à ses rougeurs incompréhensi-
bles, je m'étais imaginé qu'elle pouvait
l'aimer!
« — Un homme comme Des Touches —
•< dit M. Jacques — ne peut jamais être
« pris, tant qu'il y a un Chouan debout,
■• avec un fusil et une poire à poudre.
HISTOIRE DES DOUZE 1 1 5
« — Il n'en faut pas même tant, — fit
<• tranquillement Juste. — Avec nos seules
« mains vides, nous le reprendrions ! »
« C'était dans les environs d'Avranches
que Des Touches avait été enveloppé et
saisi par une troupe tout entière, on disait
tout un bataillon, et c'est dans la prison
de cette ville qu'il avait été déposé, en
attendant son exécution, qui serait certai-
nement bientôt faite : car la République
n'y allait jamais de main morte, et ici, il
fallait qu'elle y allât de main très vive si
elle ne voulait pas que cet homme, l'idole
de son parti et doué du génie des res-
sources, échappât à ses bourreaux!...—
" La chouette a sifflé du côté de Touffe-
« delys ! » — ajouta Juste Le Breton, et
le soir même, à la tombée, nous vîmes
arriver au château, sous des déguisements
divers de colporteurs, de mendiants, de
rémouleurs et de marchands de para-
pluies, — car cette guerre de Chouans
était nocturne et masquée, — une grande
quantité de nos gens, qui, au premier
bruit de la prise de Des Touches, s'étaient
juré de le délivrer ou d'y périr.
" Il en vint même trop. Ce fut une folie
que ce grand nombre, dirigé sur un point
II Cl if CHEVALIER DES TOUCHES
unique et venant aboutir à Touffedelys.
Mais cela vous donnera une idée de
l'importance du chevalier Des Touches,
que les Chouans, qui avaient la prudence
au même degré que la bravoure, aient
pu compromettre un instant, par un zèle
trop vif, l'existence d'un quartier-général
aussi commode pour les guérillas comme
eux que le château de Touffedelys.
•■ Vous ne vous doutez pas, monsieur
de Fierdrap. ni vous non plus, mon frère,
de ce que, dans l'intérêt de notre cause et
de ses défenseurs, nous avions fait de
Touffedelys, et si je ne vous le disais pas,
mon histoire serait incomplète. Nous
avions transformé ce vieux château
démantelé, sans pont-levis et sans herse,
qui n'était plus, depuis longtemps, un châ-
teau fort, mais qui était encore une noble
demeure, en un château humilié et paisi-
ble auquel la République pouvait par-
donner. Nous en avions fait combler les
fossés, baisser les murs, et si nous n'en
avions pas abattu les tourelle^, nous les
avions du moins découronnées de leurs
créneaux, et elles ne semblaient plus que
les quatre spectres blancs des anciennes
tourelles décapitées ! Partout où elles
histoire des Dorzn 117
brillaient autrefois, sur la grande façade
du château, dans les coins des plafonds,
sur les hautes plaques des cheminées, et
jusque sur les girouettes des toits, nous
avions fait effacer ces armoiries char-
mantes et parlantes des Touffedelys, qui
portent, comme vous le savez, de sinople
à trois touffes de lys d'argent, avec la
devise, au jeu de mots héroïques : ils ne
filent pas. Hélas ! les pauvres lys, ils
avaient filé ! Ils s'en étaient allés jusque
de ce jardin où, de génération en géné-
ration, on en cultivait d'immenses cor-
beilles, qui faisaient de loin ressembler
le vaste parterre à une mer couverte de
l'albâtre de ses écumes ! Nous avions
partout remplacé les lys par des lilas.
« Des lilas, c'est peut-être des lys en
deuil? Oui! nous avions accompli tous
ces sacrilèges, nous avions consommé
toutes les petites bassesses de la ruse
qui joue la soumission résignée, pour
conserver à nos amis ce lieu de réunion
et d'asile, doux et désarmé comme son
nom, qui semblait la maison de l'Inno-
cence, et dans laquelle on voyait moins
les hommes et les armes, derrière ces
robes de femmes qui y flottaient toujours.
Il" LE CHEVALIER DES TOUCHES
Excepté les jardiniers, il n'y avait que
des femmes à Touffedelys. Nous étions
servis par des femmes.
•< C'est à l'aide de toutes ces précau-
tions, de toutes ces coquetteries de dou-
ceur, que nous avions pu faire de notre
nid de palombes effrayées une aire momen-
tanée pour ces aigles de nuit qui s'y abat-
taient, comme Des Touches et comme
.1/. Jacques. Seulement, vous le compre-
nez bien, la sécurité de tout cela n'existait
qu'à la condition que les Chouans, qui
s'abouchaient là pour comploter leur
guerre d'embuscade, n'y fussent jamais
très nombreux.
« La prise de Des Touches fut l'unique
dérogation qui ait été faite à cette règle.
Mais les chefs comprirent l'imprudence
d'une grande réunion, et ils égaillèrent
leurs hommes. Quand un pays tout entier
est hostile, les petites troupes valent
mieux que les grandes. Elles sont plus
résolues, leurs efforts plus ramasses cl
plus puissants, leur action plus rapide.
leur marche plus cachée. Quelques hom-
mes suffisaient pour enlever Des Touches,
et ceux qu'on choisit à Touffedelys étaient
hommes à aller le reprendre sous le Iran-
IIIST01 R E DES DOUZE I I<^
chant de la guillotine ou à la gueule de
l'enfer... Ce sont ceux-là que. depuis, on
a appelés les Douze, et qui ont perdu.
dans ce nom collectif des Douze, leur
nom particulier, qua personne ne sait à
cette heure.
— Parfaitement vrai ! — dit M. de Fier-
drap intéressé, qui décroisa ses jambes
de cerf, et refit, en sens inverse, l'X qu'elles
formaient. — Nous n'avons pas entendu
dire un seul de leurs noms en Angleterre,
n'est-ce pas, l'abbé ? et Sainte-Suzanne
lui-même ne les savait pas.
— Et quand celle qui vous raconte cette
histoire au coin du feu, dans cette petite
ville endormie, — reprit mademoiselle de
Percy, — sera couchée dans sa bière, sous
sa croix, dans le cimetière de Valognes, il
n'y aura plus personne pour dire ces noms
oubliés à personne... Ceux qui les ont
portés étaient trop fiers pour se plain-
dre de l'injustice ou de la bêtise de la
gloire.
« Aimée, que vous voyez d'ici abimée en
elle-même bien plus que dans sa broderie,
s'est absorbée dans son M. Jacques, et
Sainte et Ursule de Touffedelys ne vous
diraient peut-être pas tous les douze
[30 LE CHEVALIER DES TOUCHES
noms des Douze. Mais moi, je le puis, je
les sais ! Et, après ma mort, — ajoutâ-
t-elle, presque belle d'enthousiasme mé-
lancolique, elle qui n'était qu'un laideron
joyeux, — tout le temps que je ne serai
pas tout à fait dissoute en poussière, on
n'aura qu'à ouvrir mon cercueil pour les
savoir, ces noms qui méritaient la gloire
et qui ne l'ont pas eue ! On les trouvera
dans mon cœur.
... Les chouans, jr.n-
lulsaronto, s«
rendent au chatc.-iu de
TonHMel]
hAteau Ue
Touffedi I:
LA PREMIERE EXPEDITION
« Le château de Touffedelys — continua
mademoiselle de Percy, après un moment
de silence ému que les personnes qui l'en-
touraient avaient respecté, — n'était pas
à beaucoup plus de trois heures démarche
d'Avranches, pour un homme allant d'un
bon pas. Entouré, du côté de cette ville,
des masses profondes de ces grands bois
16
122 II. C 11 EVA II I R DES
dans lesquels les Chouans aimaient à se
perdre pour se retrouver dans leurs clai-
rières, et, du côté opposé, par ces espèces
de dunes mouvantes nommées bougues
qui aboutissaient à la mer et à ces falai-
ses dont les hautes et étroites jointures
avaient été souvent, pour Des Touches et
son esquif, des havres sauveurs, ce châ-
teau, qui avait le double avantage des
bois et de la mer. fut choisi naturellement
par les Douze comme point de retraite ou
Je refuge dans l'expédition qu'ils proje-
taient, et il fut convenu parmi eux qu'on
y ramènerait le chevalier Des Touches, si
on parvenait à l'enlever.
— ■ Mais leurs noms, mademoiselle.
leurs noms ! — dit M. de Fierdrap, qui.
de curiosité et d'impatience, piétinait le
parquet de son pied guêtre.
— Leurs noms! baron! — répondit la
conteuse, — ah ! n'allez pas croire que je
pense à vous les cacher! Je suis trop
heureuse de les dire. Il y a eu assez d'ano-
nymes et de pseudonymes comme cela
dans cette guerre de sublimes dupes que
nous avons faite, et, par la mort-Dieu ! je
n'en veux plus. Croyez-le bien, vous m'en
auriez laissé le temps qu'ils auraient tous
L A PREMIÈRE EXPÉDITION I23
trouvé leur place dans l'histoire que je
vous raconte ! .Mais, puisque vous le dési-
rez, je m'en vais vous les défiler, tous ces
noms, tous ces grains d'un chapelet d'hon-
neur qu'après moi ne dira plus personne !
Ecoutez-les : C'étaient La Valesnie, ou.
comme disaient les paysans, La Varesnc-
rie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont,
Saint-Germain, La Chapelle, Campion,
Le Planquais, Desfontaines et Vinel-
Royal-Aunis, qui n'était que Yinel, en
son nom, mais qui s'appelait Royal-Aunis,
du nom du régiment dans lequel il avait
été officier. Les voilà tous, avec Juste Le
Breton et M. Jacques ! Comme Af. Jacques,
dont le nom vrai s'est perdu sous le sobri-
quet de bataille, ils avaient tous aussi
leur nom de guerre, pour cacher leur
véritable nom et ne pas faire guillotiner
leurs mères ou leurs sœurs, restées à la
maison, et trop vieilles ou trop faibles
pour faire comme moi la guerre avec
eux. »
En entendant ces noms, qui n'étaient
pas tous des noms nobles cependant, pro-
noncés par un sentiment si profond qu'il
donnait presque à cette vieille fille, coiffée
de son baril de soie jaune et violet, la
12.} LE CHEVALIER DES TOUCHES
majesté d'une Muse de l'histoire, l'abbé
de Percy et M. de Fierdrap eurent, d'ins-
tinct de sang, le même mouvement de
gentilshommes. Ils ne pouvaient pas se
découvrir, puisqu'ils étaient tête nue,
mais ils s'inclinèrent à ces noms d'une
troupe héroïque, comme s'ils avaient
salué leurs pairs.
« Par la pèche miraculeuse! — clama le
baron de Fierdrap. — il me semble que
j'en connais plusieurs, de ces noms-là,
mademoiselle ! Et même. — ajouta-t-il,
tombant dans la rêverie et comme cher-
chant dans le fouillis de ses souvenirs, —
et même aussi je crois avoir rencontré, je
ne sais plus trop où. plusieurs de ceux
qui les portèrent. La Varesnerie, Cantilly.
Beaumont, je les ai connus. Seulement,
lorsque je les ai rencontrés, ni allusion,
ni mot, d'eux ou de personne, ne m'a
averti une seule fois que j'avais là, devant
moi, de ces hardis partisans qui avaient
délivré Des Touches !... Mais, mademoi-
selle, — fit-il encore, en se ravisant, —
je vous demande pardon ! je n'y pensais
pas... En fait de héros, les Chouans comp-
taient donc treize à la douzaine, puisque
vous n'avez pas dit votre nom parmi les
LA PREMIÈRE EXPÉDITION I 2 5
noms des Douze, et que pourtant vous en
étiez ?
— Non! — répondit la vieille historio-
graphe sans plume, et qui ne l'était que
de bec, — je n'en étais pas, monsieur de
Fierdrap. Je ne fus point de la première
expédition des Douze. Je n'ai été que de
la seconde, et vous saurez pourquoi, tout
à l'heure, si vous me permettez de conti-
nuer.
« La première ne parut d'abord dou-
teuse à personne. On ne comptait, pour
toute garnison, à Avranches, que ce batail-
lon de Bleus qui avaient pris Des Tou-
ches et l'avaient amené à la prison de cette
ville, la plus rapprochée de l'endroit où
ils l'avaient surpris et capturé ; car, vertu
de ma vie ! lorsqu'on parle de ce Des
Touches, qui valait bien dans ce moment-
là le prix d'un vaisseau de ligne pour le
Roi de France, on peut bien, ma foi ! dire
capturé. Des Touches n'était pas un sim-
ple prisonnier, c'était une capture ! Juste
Le Breton se cassait la tête pour savoir
comment ils avaient pu le prendre, lui, ce
Samson sans Dalila ! lui, la Guêpe! lui, le
Farfadetl Mais le fait était là... Il avait été
pris ! Juste disait l'avoir vu entrer dans
I2Ô LE CHEVALIER DES TOUCHES
Avranches, porté au centre du bataillon
des Bleus massés autour de lui, armes
II l'avait vu. ayant aux pi
des chaînes en fer au lieu de menottes,
bâillonné avec une baïonnette qui lui cou-
pait les coins de la bouche, durement
couché sur une civière de fusils, aux canons
desquels on l'avait bouclé avec des cein-
turons de sabre, et moins fou de fureur
de tous ces supplices que de sentir contre
son visage le contact du drapeau exécré
de la République, dont, en marchant, ces
Bleus insolents souffletaient, pour l'humi-
lier, son front terrible. Certes ! de tels
défendraient avec acharnement le cheva-
lier Des Touches contre ceux qui tente-
raient de le leur reprendre : mais il n'y
avait, en somme, avec eux, qu'une brigade
de gendarmerie et une garde nationale
mal armée, qui comptait, disait-on, un
grand nombre de royalistes dans ses
rangs. Enfin, ce qui donnait surtout à nous
autres le grand espoir de réussir, c'est
qu'il allait y avoir le lendemain, à Avran-
ches, une grande foire de bœufs et de che-
vaux qui durait trois jours, et que, d'une
vingtaine d à l'entour, il vien-
drait s'empiler et s'accumuler dans cette
LA PREMIERE EXPEDITION I 2 ~
petite ville proprette une masse compacte
de bêtes et de gens qui rendrait la sur-
veillance d'une police bien plus difficile et
qui devait augmenter épouvantablcment
le désordre à l'aide duquel on voulait
exécuter l'enlèvement. Il s'agissait, en
effet, de provoquer une de ces rixes
qui sont contagieuses, qui finissent par
entraîner les plus calmes dans la violence
électrique de leur tourbillon. Les Douze
eurent bientôt leur plan fait... Ils quittè-
rent Touffedelys un à un, et gagnèrent
Avranches par les bois. Pour n'être pas
reconnus, ces hommes suspects, et décon-
certer l'oeil allumé des espions de la Répu-
blique, ils avaient résolu d'entrer dans la
ville par douze côtés différents, habillés
en blatiers, vêtus comme eux de vareuses
blanches et coiffés de ces grands cha-
peaux, dits couvertures à cuve, qui englou-
tissent une figure comme dans l'ombre
d'une caverne. Ils les avaient saupoudrés
de fleur de farine.
« — Puisque nous ne pouvons pas porter
« l'autre, ce sera toujours une espèce de
« cocarde blanche, à laquelle nous nous
« reconnaîtrons dans la foule. » — avait
dit Vinel-Roval-Aunis.
I2o I.E CHEVALIER DES TOI'
« Il n'y avait pas eu moyen d'emporter
des fusils ou des carabines. Mais quel-
ques-uns d'entre eux avaient glissé dans
une ceinture, sous leur vareuse blanche,
des couteaux et des pistolets... Tous, du
reste, tous s'étaient ceints, de l'épaule à
la hanche, de ce redoutable fouet des bla-
tiers, lesquels ont toujours deux ou trois
chevaux chargés de sacs de blé ou de
farine à conduire; arme effroyable, au
manche d'épine durci au feu, faite de
lanières de cuir tressées, avec une mor-
dante courgèe de six pouces, dont chaque
coup creusait un sillon. Et, à la main, ils
avaient le pied de frêne familier à toute
main normande, le bâton-massue de la
Normandie, avec lequel des hommes de
ce poignet et de cette vaillance auraient
pris, Dieu me damne! des pièces de
canon.
•< C'est armés ainsi que nous les vîmes
partir. Ils s'égrenèrent et disparurent iso-
lément dans les bois, comme s'ils allaient
à la pipée. Et ils y allaient, en effet, à
une pipée sanglante ! M. Jacques partit le
dernier. Ses blessures, son amour pour
Aimée, la pensée mystérieuse qui semblait
lui manger le cœur, — car pourquoi être
LA PREMIERE EXPEDITION I 20,
triste comme il l'était, avec l'amour d'Ai-
mée, avec la possession certaine de cette
merveille de corps qui lui avait juré
d'être sa femme à son retour ? — toutes
ces choses avaient-elles énervé l'éner-
gie, prouvée en tant de rencontres, de
71/. Jacques?... Sa belle fiancée alla le con-
duire à plus d'une demi-lieue dans les
bois, jusqu'à ce vieil abreuvoir où une
source bleuissait sur un fond d'ardoises
et qu'on appelait : « la Fontaine-aux-Bi-
ches », parce qu'entre deux battements de
cœur et dans le crochet d'une course for-
cée, les biches venaient en aspirer, en
frissonnant, l'eau frissonnante. Quand
Aimée revint seule à Touffedelys, ah !
elle fut bien de Spens!... Elle fut bien
d'une race où les femmes ne pleurent pas
parce que les hommes sont à la guerre !
Nous ne lui surprimes pas une larme,
mais son front d'aurore était devenu pâle
comme l'écorce d'un bouleau. J'en eus plus
pitié que les autres. Vous savez, j'étais
la chirurgienne-major. Je savais toucher
les blessures. Pour donner de la force à
ce cœur qui saignait et ne se plaignait pas,
je lui dis, sans savoir ce que je disais et
comme si j'avais eu le sort dans ma main.
I30 LE CHEVALIER DES TOT Cil FS
- mais ce n'est jamais qu'avec des mots
insensés qu'on peut apaiser les âmes
folles !
« — N'ayez peur, Aimée ! dans quatre
« jours ils seront tous ici pour votre
•• mariage, et Des Touches sera votre
•• témoin ! ■
« Dieu de ma vie ! à ce mot de témoin,
de la pâleur de l'ivoire vert, son teint
passa, comme un éclair, à la pourpre d'un
incendie. Son front, sa joue, son cou, ce
qu'on apercevait de ses épaules, jusqu'à
la raie nacrée de ces étincelants cheveux
d'or, tout s'infusa, s'inonda de ce subit
vermillon de flamme ; et c'était à se
demander si tout ce qu'on ne voyait pas
de sa personne se colorait comme ce qu'on
voyait, tant cette rougeur semblait par-
tout ! tant elle en était immergée !
« C'était toujours la même question :
Pourquoi rougissait-elle ?... — •< .Mort de
de mon âme ! — me dis-je en moi-même.
— je ne suis guère qu'un homme man-
qué, et on le voit à ma figure; mais
homme manqué ou non, je veux bien
que le diable m'emporte sans confes-
sion, si je suis assez femme pour com-
prendre cela ! ■•
1 \ PREMIERE EXPEDITION 1 3 1
— Eh! eh! - dit l'abbé, — je suis
oblige de t'avertir que tu n'es plus au
temps de tes dragonnades au clair de
lune, et que tu continues à jurer comme
un dragon, mademoiselle ma sœur!
— Influence des temps de guerre civile
sur les époques calmes ! - répondit-elle
avec une brusquerie comique, en riant dans
ses moustaches grises ébouriffées...— Tu
es plus sévère que le curé d'Aleaume,
l'abbé ! Est-ce que je ne me suis pas
battue assez de temps en l'honneur de
Dieu et de sa sainte Eglise, pour qu'il
ne puisse me passer très bien de mauvai-
ses habitudes contractées à son service et
qu'il ne s'en formalise pas ?...
■ — Vous me rappelez, mademoiselle, —
dit alors M. de Fierdrap, — le mot fameux
de Louis XIV après la bataille de Malpla-
quet : « J'avais — dit-il — rendu à Dieu
« assez de services pour avoir le droit
•< d'espérer qu'il se conduirait mieux avec
« moi ! »
— Et il ne fut jamais — repartit vive-
ment l'abbé — meilleur chrétien que quand
il a dit cela, Louis XIV! c'est moi qui te
le certifie, moi qui suis un ancien docteur
de Sorbonne ! La foi sincère a souvent
I}2 LE CHEVALIER DES TOUCHES
de ces familiarités avec Dieu, que des sots
prennent pour des irrévérences ridicules,
et des âmes de laquais ou de philosophes
pour de l'orgueil. Laissons jaboter ces
gens-là. Mais entre nous autres, gen-
tilshommes, â qui le respect pour le Roi
n'a jamais ôté, que je sache, l'aisance
avec le Roi...
— C'est toi qui interromps maintenant !
— fit M. de Fierdrap, enchanté de rendre
sa petite leçon à l'abbé et de lui couper
sa théorie. Laisse donc ta théologie et ta
Sorbonne, et vous, mademoiselle, —
ajouta-t-il avec une déférence flatteuse, —
puisque c'est pour moi particulièrement
que vous racontez cette histoire, je vous
écoute de mes deux oreilles, et je regrette
de n'en avoir pas quatre à vous offrir ;
daignez continuer! »
Elle fut flattée et se panacha, et les
ciseaux ayant un peufo//// aux champ* sur
le guéridon de vieille laque, elle reprit :
« Aimée rentra bientôt dans sa pâleur
d'âme en peine. Elle devait, en effet, plus
souffrir que nous pendant les trois jours
qui suivirent le départ des Douze. Nous,
nous n'avions pour les Douze, et même pour
le chevalier Des Touches, que le genre
LA PREMIERE EXPEDITION 1 33
d'affection et de sympathie qu'on a, quand
on est femme et jeune, pour de nobles
jeunes hommes dévoués à leur cause, une
cause qui représentait l'honneur, la reli-
gion, la royauté, cette triple fortune de la
France, et qui, pour elle, s'exposaient
journellement à mourir ! Nous avions pour
ces Douze l'intérêt véhément qu'on se
porte entre gens de même parti et de
même drapeau ! Mais enfin nos coeurs
n'étaient pas pris comme celui d'Aimée et
le coup de fusil d'un Bleu ne pouvait pas
y atteindre à travers un autre cœur...
« Nous nous préoccupions sans doute
de l'événement qui devait se produire à
Avranches, nous en attendions l'issue avec
anxiété, moi surtout, dont le sang a tou-
jours été turbulent dans mes grosses
veines, quand il s'est agi de coups à don-
ner et à recevoir! Mais ce n'étaient pas
là, ce ne pouvaient pas être les transes
d'Aimée. Elle ne les disait pas. Elle
engloutissait ses tortures dans ce cœur
qui a tout englouti. Mais je les devinais à
la fièvre de ses mains brûlantes, au feu
sec de ses regards. Une fois, pendant ces
jours d'alarme où nous vivions dans
l'ignorance et l'incertitude sur le de-tin
134 LE CHEVALIER DES TOUCHES
de nos amis, je fus obligée de lui arra-
cher son feston; car elle coupait avec ses
ciseaux dans la chair de ses doigts,
croyant couper autour de sa broderie, et
le sang coulait sur ses genoux sans qu'elle
sentit, dans sa préoccupation hagarde,
qu'elle se massacrait ses belles mains ! Je
finis par ne plus la quitter. Nous ne nous
parlions pas, mais nous restions les mains
étreintes à nous regarder fixement dans
les yeux. Nous y lisions la même pensée,
la question éternelle de l'inquiétude : « A
« présent, que font-ils ? » cette question à
laquelle on ne répond jamais : car si on
pouvait y répondre, on ne la ferait pas, et
ce ne serait plus l'inquiétude ! A quel
travail de vrille cet horrible sentiment
ne se livre-t-il pas dans nos cœurs ! Pour
nous soustraire à ce rongement perpétuel, à
ce creusement sur place, qu'on croit dimi-
nuer en s'agitant, nous allions ensemble
sur la route qui passait au pied du châ-
teau de Touffedelys, espérant y rencon-
trer quelque roulier. quelque marchand
forain, quelque voyageur quelconque qui
nous donnerait des nouvelles, qui nous
parlerait de cette foire d'Avranches où se
jouait un drame qui, pour nous, pouvait
LA TREMIE RE EXPEDITION 1 35
être une tragédie ! Mais ce mouvement
que nous nous donnions était inutile.
« Ceux qui, des paroisses circonvoisi-
nes, avaient eu affaire à la foire, étaient
passés et ils n'en revenaient pas encore.
Les routes étaient désertes. On ne voyait
peindre personne au bout de leur long
ruban blanc solitaire. Nulle âme qui vive
n'apparaissait sur cette ligne droite qui
s'enfonçait dans le lointain et ne venait
nous dire ce qui se faisait tout là-bas,
derrière l'horizon, du côté de cette ville
dont on n'apercevait rien dans les fumées
de l'éloignement, et d'où nous croyions
quelquefois, à l'intensité de notre atten-
tion, à l'effort de nos oreilles pour recueil-
lir la moindre des ondes sonores qui
agitait l'espace, entendre sonner et bour-
donner comme un bruit vague de cloches
lointaines. Illusion de nos sens, qui nous
trompaient à force de se tendre ! Il n'y
avait pas même de cloches en ce temps-là.
On les avait descendues de tous les clo-
chers, et on les avait fondues en canons
pour la République. On ne sonnait donc
pas ; ce n'était donc pas le tocsin. Nous
rêvions, les oreilles nous tintaient. Et si
la générale battait, — la générale, ce toc-
[^6 LE CHEVALIER DES TOC'
sin du tambour! — il nous était impossi-
ble d'en démêler les sons contre le vent, à
cette distance, au milieu de tous ces bruis-
sements d'insectes et de ces mille fermen-
tations de la terre qui semble susurrer,
sous nos pieds, à certains jours chauds,
et nous étions dans ces jours-là. Ah ! nous
nous dévorions... moi, de curiosité, elle,
d'angoisse. Lasses d'écouter à fleur de
sol et de regarder sur cette route aban-
donnée et muette, allongée platement dans
son immobile poussière, nous voulions
parfois écouter et voir mieux, écouter de
plus haut et voir plus loin, et nous mon-
tions alors sur la plate-forme la plus
élevée des tourelles, et nous regardions
de là, oh ! nous regardions de tous nos
yeux ! Mais nous avions beau les allon-
ger et les écarter sur les longs massifs
de bois qui s'étendaient indéfiniment du
côté d'Avranches, nous ne voyions jamais
que des abimes de feuillage, que des
océans de verdure, sur lesquels le regard
lassé se perdait... De l'autre coté, entre
deux récifs, c'était la mer bleue, s'éten-
dant lentement comme une huile lourde
sur la grève silencieuse, sans une seule
voile qui piquât d'un flocon blanc et ani-
LA PREMIÈRE EX P 1 1) I Tl ON I 37
mât son azur monotone. Et ce calme de
tout, pendant que nous étions si agitées,
redoublait nos agitations, agaçait nos
nerfs par cette indifférence des choses et,
par moments, nous jetait dans l'état
suraigu qui doit précéder la folie !
« La nuit même, nous restions perchées
sur le haut de notre tourelle, cet obser-
vatoire d'où l'on ne voyait rien, si ce n'est
le ciel, que nous ne regardions seulement
pas! genre de supplice auquel nous reve-
nions, parce qu'à chaque instant, nous
nous imaginions qu'il allait cesser. Le
soir du deuxième jour de cette foire
d'Avranches, qu'on appelait, je crois, la
Saint-Paterne, et qu'ils ont pu, depuis.
appeler la Flambée, nous vîmes, en tres-
saillant, monter à l'horizon une longue
flamme rouge, et des tourbillons de
fumée épaisse, apportés par le vent,
déferlèrent et s'étagèrent sur la cime des
bois, que la lune éclairait.
« — Aimée, — lui dis-je, — c'est le feu !
« Nos hommes brûleraient-ils Avranches
« pour ravoir Des Touches ? Il vaut bien
« Avranches ! Ce serait beau ! >
■ Nous écoutâmes... et, pour cette fois,
nous crûmes entendre, mais nous avions la
1 }8 11 il EY A Ll E R D l S TOUC il I s
tête montée, des cris indistincts, et comme
une masse de sons confus qui seraient
sortis d'une ruche immense ! Mon oreille
de Chouanne exercée, car j'avais déjà
fait la guerre et je me connaissais à la
musique de la poudre, cherchait à dis-
tinguer les coups de fusil sur la basse
continue de ce grand tumulte éloigné et
assourdi par l'éloignement ; mais, ton-
nerre de Dieu! je n'étais sûre de rien...
Je ne distinguais pas. Je m'étais penchée
sur la plate-forme ! J'avais mis la tête hors
de mon capuchon granvillais, que j'avais
pris contre le froid de la nuit pour mon-
ter si haut et tête nue, l'oreille au vent,
l'œil à la flamme qui se réverbérait en
tons d'incarnat dans les nuées, calculant
que si c'était Avranches qui brûlait, dans
deux heures, pas une minute de plus, le
temps juste pour revenir à Touffedelys,
ils y seraient de retour, vainqueurs ou
vaincus, je le dis vivement à Aimée...
•< J'avais calculé avec une précision
militaire. Juste deux heures après... nous
haletions toujours sur notre plate-forme
et nous voyions s'éteindre le feu lointain,
ce feu qui n'était pas l'incendie d'Avran-
ches : car Avranches à brûler aurait
LA PREMIERE EXPEDITION'
*39
demandé plus de temps, — voilà que tout
à coup nous entendîmes sous nos pieds,
au bas de la tourelle, le hou-hou mesuré
de la chouette, et, magie de l'amour !
Aimée reconnut tout de suite de quelles
paumes de mains était parti ce hou-hou.
qui me parut sinistre, à moi, tant il était
plaintif ! et qui lui parut joyeux et triom-
phant, à elle, parce qu'il lui annonçait
l'homme qui était devenu sa vie et qui lui
rapportait la sienne !
« — C'est lui ! >• — s'écria-t-elle, et nous
descendîmes de la tourelle avec la rapi-
dité de deux hirondelles qui plongent d'un
toit vers le sol.
« Et, en effet, c'était M. Jacques ! M. Jac-
ques, le visage noirci, les cheveux brûlés,
l'air d'un démon, ou plutôt d'un damné
échappé de l'enfer : car les démons y
restent...
■• — Ah! — lui dis-je, incorrigible, tou-
• jours prête à rire, même dans les
« malheurs ! — parti blanc comme un sac
■< de farine, revenu noir comme un sac de
» charbon !
« — Oui! — répondit-il en mordant sa
« lèvre, — noir de deuil. Le deuil de la
« défaite ! Le coup a manqué, mademoi-
140 LE CHEVALIER DES TOUCII'ES
« selle... Il faut recommencer demain. »
•< Le coup était manqué, et pourtant, —
reprit la vieille Chouanne, animée de plus
en plus, en montrant une verve qui fit
prendre à l'abbé son frère voluptueuse-
ment une prise de tabac, — pourtant l'af-
faire n'avait pas été mal menée, comme
vous allez pouvoir en juger, monsieur de
Fierdrap...
« ... C'est midi sonnant, au plus fort du
tohu-bohu de lafoire, que les Douze entrè-
rent dans Avranches. Ils y marchèrent
d'abord vers le champ de foire, éparpillés,
nonchalants, flânant, les bras ballants,
guignant les sacs de blé ou de farine mis
à cul sur le sol, déficelés et ouverts, pour
que l'acheteur jugeât la marchandise,
jouant leur rôle de blatiers qui ont le
temps d'acheter, qui ne se pressent pas,
qui attendent, en vrais Normands, que
les prix fléchissent ; mais, du fond de
leurs grands chapeaux rabattus qui leur
tombaient sur les épaules, se reconnais-
sant sans avoir l'air de se reconnaître, se
comptant, se coudoyant, et sentant le
coude ami qui frémissait contre leur coude.
Ils nous dirent plus tard ces détails et ces
sensations... Il v avait, et cela leur parut
LA PREMIERE EXPEDITION I \ I
de bon augure, un monde fou à la foire
de cette année-là ! La ville encombrée
était pleine de gens, d'animaux et de voi-
tures de toute forme et de toute grandeur.
Les auberges et les cabarets regorgeaient
d'Augerons, de bouviers, de porchers,
qui amenaient leurs bêtes pour la foire et
dont les troupeaux s'amoncelaient dans
les rues, rendant le passage impossible,
bouchant la porte des maisons, menaçant
les fenêtres des rez-de-chaussée, qu'on
avait, dans beaucoup d'endroits, calfeu-
trées de leurs contrevents, par peur d'en-
foncement des vitrages sous la corne de
quelque bœuf en courroux ou la croupe
reculante de quelque cheval effaré. Un
instant retardées par leur accumulation
aux angles des rues, au resserrement des
venelles et aux tourniquets des carrefours,
ces puissantes troupes de boeufs et de
chevaux reprenaient bientôt leur marche
lente sous les pieds de frêne de leurs con-
ducteurs, et s'avançaient serrées si dru
les unes contre les autres, qu'on eût dit
un fleuve qui coulait. Le mouvement de
ces masses de bêtes et de gens se faisait
surtout dans un sens, dans la direct!' in
du champ de foire, qui était la place du
142 LE CHEVALIER DES TOUCHES
marché, à l'un des angles de laquelle
s'élevait la prison où était renfermé Des
Touches.
« Il semblait que ce fût là une circons-
tance menaçante pour le dessein des
Douze, que cette foule épaisse, qui, cei-
gnant la prison de tous les côtés, augmen-
tait la difficulté d'y pénétrer ou d'en sortir;
mais cela leur parut, au contraire, un heu-
reux hasard, à ces énergiques cœurs,
tournés à l'espérance ! Avec le génie des
petites troupes résolues, n'avaient-ils pas
toujours compté, pour faire leur coup, sur
l'cntrcmélerne-nt du grand nombre, dont
il est si aisé défaire un chaos? D'ailleurs,
il y avait cela d'absolument bon dans cette
circonstance de la situation de la prison
sur le champ de foire, que le bataillon des
Bleus qui y avait conduit Des Touches.
et qui, tout à coté, s'y était bâti avec des
planches un corps de garde, avait été
obligé de transporter ce corps de garde à
l'autre extrémité de la place et dégager
un endroit spécialement réservé aux che-
vaux de la foire, qu'on rangeait contre
la longue muraille de la prison, dans toute
sa longueur, et qu'on attachait par de
eros anneaux en fer scellé? entre les fortes
T. A PREMIERE EXPEDITION I(}
pierres... D'abord, ces Bleus avaient fait
des façons, vous vous en doutez bien,
quand on leur avait signifié d'aller planter
ailleurs leur corps de garde. Ils n'avaient
qu'une idée, eux, c'est que Des Touches
pouvait s'échapper! Mais les tranquilles
Normands, qui, dans toute autre circons-
tance, pourraient s'en laisser imposer par
répugnance pour le dérangement, consé-
quence de toute lutte, ne s'en laissent
plus compter et ne craignent plus leur
peine quand le moindre intérêt est en jeu,
et sur-le-champ voilà qu'ils redeviennent
les âpres contendants connus, les chica-
neurs terribles dont le cri de guerre sera
jusqu'à leur dernier soupir : Gaignaige !
L'écurie en plein vent rapportait de l'ar-
gent à la ville. Puis c'était là une cou-
tume autant qu'un péage. Coutume et
péage, toute la Normandie tient dans ces
deux mots ! les Bleus virent bien qu'ils ne
seraient pas les plus forts... Ils avaient
dégagé la prison.
« Cette prison, monsieur de Fierdrap,
nos douze blatiers eurent tout le temps de
la regarder et de l'étudier en gens de
guerre, de la place du marché, qu'elle
dominait, et qui était alors couverte de
] | | LE CH E VA MER II ES TOT' Il I s
tentes, rangées en files comme les mai-
sons des rues, entre lesquelles s'agitait
et écumait le flot de la population foraine,
aux rayons d'un soleil cuisant qui était
aussi un avantage; car il faisait bouillir
ce tas de cerveaux, excités déjà par le
débat des prix et le cidre en bouteille qui
allument si bien les têtes normandes, ces
têtes que, ce jour-là précisément, il fallait
faire sauter comme des poudrières, si
l'on voulait enlever Des Touches ! Là
étaient, en effet, tout le secret et le moyen
de l'enlèvement : jeter, n'importe comment,
toute cette multitude, les uns contre les
autres, à travers les tentes renversées et
les animaux, fous d'épouvante ! Et. pen-
dant cette immense ruée qui pouvait pren-
dre les proportions d'une bataille d'aveu-
gles et devenir une tuerie, se glisser à
trois ou quatre dans la prison, y délivrer
le chevalier et se replier vivement sur les
bois, tel était le plan, simple et hardi,
convenu à Touffedelys, mais que l'aspect
de la prison pouvait cependant modifier.
— Hure de saumon ! je le crois bien! —
fit en s'exclamant le baron de Fierdrap.—
Je la connais, votre prison, mademoiselle!
J'ai eu longtemps à Avranches un vieux
L A I' R EMIERE EXPUDITI 0 N
145
compagnon de l'armée de Condé, qui s'ap-
pelait le chevalier de la Champagne, lequel,
revenu au pigeonnier comme moi et n'ayant
plus de poudre à brûler, s'était mis à
aimer les vieilles pierres, comme moi je
me suis mis a aimer le poisson. Eh bien,
c'est à lui que je dois ma connaissance de
la prison d'Avranches ; car il m'a assez
trimbalé, le damné maniaque d'antiquaire
qu'il était ! par les escaliers en colimaçon
de cette forteresse, pour que je me la
rappelle parfaitement et que les jambes
me chantent encore une chansonnette en
pensant à la hauteur de ses deux tours,
qui résisteraient, Dieu me pardonne ! à du
canon.
— Oui ! — reprit mademoiselle de Percy.
— ces deux tours étaient formidables.
Reliées ensemble par d'anciens bâtiments
faisant poterne, elles étaient flanquées de
constructions, d'une date plus récente,
qui. certes! n'auraient pas résisté à une
attaque vigoureusement poussée. Mais
avec les tours ! les massives tours qui les
épaulaient... bernicle ! En les examinant,
les Douze comprirent qu'on ne pouvait
pénétrer là dedans que par stratagème...
Il fallait ruser. Ce fut Vinel-Roval-Aunis
I46 LE CHEVALIER DES TOUCHES
qui fut chargé de la geôlière : car encore
un bonheur, à ce qu'il semblait, pour les
Douze, — il n'y avait pas de geôlier. Seule-
ment, monsieur de Fierdrap, à la guerre, le
hasard est souvent un traitre. Vous verre/
tout à l'heure que la geôlière de la prison
d'Avranches pouvait faire tête d'homme
et même plus! On la nommait la Hocson.
C'était une femme de quarante-cinq à cin-
quante ans. sur qui avaient couru dans le
temps des bruits dont on n'était pas sur,
mais épouvantables. On avait dit, entre le
haut et le bas, qu'elle avait été poissarde
au faubourg du Bourg-l'Abbé, à Cacn, et
qu'elle avait goûté au cœur de .M. de Bel-
zunce, quand les autres poissardes du
Bourg-l'Abbé et de Yaueelles avaient,
après l'émeute où il fut massacré, arraché
le cœur à ce jeune officier et l'avaient
dévoré tout chaud... Etait-ce vrai, cela>
On en doutait, mais il para^que la figure
de la Hocson ne démentait pas ces bruits
affreux. Son mari, jacobin violent, était
mort dans l'exercice de ses fonctions de
geôlier à Avranches, et elle lui avait suc-
cédé. Louve sinistre, devenue chienne de
garde de la République, ce fut à Yinel-
Aunis qu'il échut de l'apprivoiser... Cela
LA PREMIERE EXPEDITION' 1 47
ne devait pas être facile. Mais Vinel-Aunis
était Vinel-Aunis ! Son surnom parmi nous
était : Doute de rien ! et il le portait comme
un panache. Il passait pour ce qu'on
appelle un loustic de régiment, mais il
était, par-dessus le marché, un beau gar-
çon bien découplé, d'une tournure d'offi-
cier superbe, et qui, pour l'instant, faisait
un blatier très faraud aux larges épaules.
comptant sur trois choses qu'il estimait
irrésistibles, même séparées : primo, par
Dieu! ses avantages physiques; secundo,
une langue à laquelle il faisait tout dire
et comme de ma vie je n'en ai revu une
pareille à personne ; et tertio, une bonne
poignée d'assignats. C'était un gaillard
toujours prêt à tout. Il n'avait qu'un mot:
•< A la guerre — disait-il — comme à la
« guerre ! » Probablement, le morceau
qu'on lui jetait ne le ragoûtait pas, mais il
sauta lestement par-dessus ses répugnan-
ces. Il eut l'aplomb de se présenter à
cette geôlière d'Avranches, dont la phy-
sionomie était aussi atroce que la renom-
mée, avec la fleur de fatuité qu'en France,
les blatiers peuvent avoir comme les offi-
ciers, et ce génie impayable de la Plai-
santerie, qu'il avait développé dans Royal-
1 i" LE CHEVALIER r> E S TOUCHES
Aunis. Et malgré l'horreur 1res légitime
que devait lui inspirer une créature qui
pouvait encore avoir aux lèvres du sang
de Belzunce, il débuta par s'élancer sur
elle et par l'embrasser, paf! paf! paf ! sur
les joues, à la manière normande, par trois
fois.
« — Et bonjour, ma cousine ! — lui dit-
il, à cette femme étonnée, figée d'éton-
nement et qui se laissa faire de stupé-
» faction. — Comment vous portez-vous,
ma chère et honorable cousine >... Vous
ne me remettez donc pas>... Je suis
■ votre cousin Trépied de Carquebu, qui
n'a pas voulu venir à votre foire d'Avran-
ches sans vous souhaiter bien des pros-
pérités et vous embrasser ! »
« Il avait dit Trépied, cet improvisateur
au pied levé, parce qu'elle avait un trépied
devant elle, sur lequel elle récurait, avec
une poignée de paille, un chaudron!
« — En fait de trépied, je ne connais que
cha, — fit-elle avec colère en lui mon-
trant celui de son chaudron, — et vous
mériteriez bien que je vous l'envoyasse
par la figure pour vous punir de vos
insolentes josleries, méchant attrapeur ! »
« Mais Vinel-Aunis n'était pas homme à
LA PREMIÈRE EXPÉDITION 1 41 )
avoir peur d'un trépied manœuvré par la
main d'une vieille femme, et il prouva
qu'il avait raison de croire à sa langue,
comme il disait; car il soutint, mais mor-
dicus, à la Hocson, qu'elle avait des
parents de ce nom de Trépied à Carquehu
et qu'il était bel et bien de ces Trépied-là.
Puis il enfila une longue histoire sur ces
Trépied de Carquebu, lesquels lui avaient
si souvent parlé de leur cousine d'Avran-
ches, avant son départ, à lui, pour l'armée,
lors de la première réquisition, que depuis
qu'il avait pu revenir à Carquebu repren-
dre le fouet de blatier qu'avait toute sa
vie fait claquer son père, il s'était promis
de profiter de la première foire à Avran-
ches pour venir saluer sa cousine et faire
connaissance et amitié avec elle. Et, par
ma foi ! il en dit tant, il eut l'air si sur de
ce qu'il disait, il fut si précis dans toutes
les circonstances, il versa enfin à la Hoc-
son, restée le bec cloué et aplati devant
ce torrent de paroles, une telle douche de
phrases sur la tête, qu'en écoutant son
cousin Trépied elle oublia l'autre, qu'elle
laissa tranquille sous son chaudron, et
qu'elle tomba assise sur un banc, persuadée .
domptée, confondue. Elle était si cbmplè-
1^0 LE CHEVALIER DES TOUCHES
tement hébétée, qu'elle finit même par
inviter ce cousin, qui lui tombait de Car-
quebu, à boire une chopine et à manger
du cornuei de la foire, et Vinel-Royal-Aunis
s'attabla. Il se crut maître de la place.
Il crut qu'il tenait son Des Touches !
.Mais... il se trompait.
« Il continuait cependant d'aller de cette
langue infatigable. Il but une chopine.
puis un pot, puis un autre pot, et voyant
que la Hocson buvait comme lui, aussi
ferme que lui, devenant plus sombre seu-
lement à mesure qu'elle buvait, mais res-
tant froide sous ces libations sans vertu,
il voulut faire à sa cousine, l'aimable bla-
tier, la politesse de l'eau-de-vie, et il en
envoya chercher au cabaret voisin par
une petite fille que la Hocson appelait :
« la petiote à son fils ». Mais cette femme,
cette Hocson, nous dit-il plus tard à Touf-
fedelys, était plus difficile à mettre à feu
que la prison d'Avranches, qui y était trois
heures après. C'est que cette femme,
monsieur de Fierdrap, avait dans le cœur
ce qui empêche l'ivresse, — l'ivresse qui,
dit-on (ceux qui boivent), est un oubli,
une illusion, une autre vie dans la vîe.
Elle avait un souvenir dans le cœur plus
LA PREMIERE EXPEDITION î S I
fort que l'ivresse, qui glaçait l'ivresse et
que l'ivresse ne noyait pas. Et ce n'était
pas. non ! le souvenir du sang de Bel-
zunce, si réellement, comme on le disait.
elle y avait goûté, mais un souvenir à
tuer celui-là. à l'empêcher de penser même
à ce crime, si elle l'avait commis, et d'en
effacer le remords. C'était, enfin, dans le
fond de son cœur une plaie si large, que
toute la mer changée en eau-de-vie pour
la faire boire à cette femme, dont l'âme
entière n'était plus qu'un trou de bles-
sure, y aurait passé comme dans un crible,
sans rien engourdir et sans rien fermer ! ••
La pléthorique mademoiselle de Percy,
que son histoire oppressait, s'arrêta une
minute pour reprendre haleine ; mais
l'abbé et le baron, pris par l'histoire, res-
tèrent silencieux. Ils ne plaisantaient
plus.
« Et si je vous parle ainsi de cette femme,
monsieur de Fierdrap, — reprit mademoi-
selle de Percy, — si je m'arrête un instant
sur cette créature, qui était peut-être une
scélérate, mais qui, ce jour-là, eut aussi,
comme les Douze, sa grandeur, c'est que
cette femme fut la cause unique du malheur
des Douze dans cette première expédi-
\^2 1 I CHEVALIER DES TOUl «ES
tion. Sans elle, et sans elle seule, notez
bien ce mot-là ! pas le moindre doute
que les Douze, qui mirent si effroya-
blement Avranches sens dessus des-
sous, dans ce jour dont on se souviendra
longtemps, n'eussent repris le chevalier
Des Touches. Pour moi, je le pense, ils
auraient réussi. .Mais elle leur opposa une
volonté aussi forte que ces murailles de-
là prison qui étaient des blocs de granit.
Vinel-Aunis avait essayé de l'enivrer; il
essaya de la corrompre. Il s'y prit avec
elle comme on s'y prend avec tous les
geôliers de la terre depuis qu'il y a des
geôliers. .Mais il trouva une àme imprena-
ble parce qu'elle était gardée par la haine,
et la plus implacable et la plus indestruc-
tible des haines: celle qui est faite avec
de l'amour! La Hocson avait eu son lils
tué par les Chouans; non pas tué au com-
bat, mais après le combat, comme on tue
souvent dans les guerres civiles, en ajou-
tant à la mort des recherches de cruauté
qui sont des vengeances ou des repré-
sailles. Tombé dans une embuscade, après
une chaude affaire où les Bleus avaient
couché par terre beaucoup de Chouans,
car ils avaient avec eux une pièce de canon.
LA PREMIERE EXPEDITION I53
ce jeune homme avait été enterré vivant,
lui vingt-quatrième, jusqu'à cet endroit du
cou qu'on appelait, dans ce temps-là, la
place du collier de la guillotine. Quand
ils virent ces vingt-quatre têtes, sortant
du sol, emmanchées de leurs cous et se
dressant comme des quilles vivantes, les
Chouans eurent l'idée horrible de faire
une partie de ces quilles-là avant de quit-
ter le champ de bataille, et de les abattre
à coups de boulet! Lancé par leurs mains
frénétiques, le boulet, à chaque heurt
contre ces visages qui criaient quartier,
les fracassait en détail... et se rougissait
de leur sang pour revenir les en tacher
encore. C'est ainsi que le fils Hocson avait
péri. Sa mère, qui avait su cette mort,
avait à peine pleuré... Mais elle voyait
toujours cette quille sanglante... et elle
nourrissait pour les Chouans une haine
contre laquelle tout devait se briser... et
Vinel-Aunis s'y brisa.
« — Ah ! — lui dit-elle, — tu m'as donc
gouaillée ! Tu n'es qu'un. Chouan, et tu
viens pour le prisonnier. Oh ! je n'ai pas
peur que tu me tues, — il avait pris un
pistolet sous sa vareuse.— Il y a long-
temps que je désire la mort ! Petiote ! —
1^1 LE CHEVALIER DES TOUCHES
« cria-t-elle, — va vite au corps de garde
■• me chercher les Bleus ! »
.. — Je l'aurais bien tuée, — nous dit
•• Vinel-Aunis, — mais je ne savais pas
« même dans laquelle des tours était Des
•• Touches. Cela aurait fait du bruit. J'au-
■ rais perdu du temps. »
« Et il jeta un escabeau, qui se trouvait
là, dans les jambes de- la petite, pour
l'empêcher de sortir en la faisant tom-
ber.
« Mais le temps de son mouvement avait
suffi à la Hocson pour s'échapper, par un
couloir noir comme de l'encre où Vinel-
Aunis se perdit pendant qu'il l'entendait
grimper quatre à quatre l'escalier d'une
des tours, ouvrir la porte de la prison
et s'y enfermer à la clef avec le prison-
nier.
— Diable ! — fit M. de Fierdrap.
— Peste ! — dit l'abbé.
— Or, pendant que tout ceci se passait à
la prison, — continua la vieille amazone,
qui ne prit pas garde aux deux exclama-
tions, — l'aiguille du cadran qui surmon-
tait la façade de la Maison Commune, sise
au fond de la place du Marché, arrivait au
chiffre de l'heure marquée par les Douze
LA PREMIERE EXPEDITION
'55
pour agir. Incapables, quoi qu'il advint,
d'hésiter une minute quand une résolution
était prise :
« — C'est à nous de commencer la
' danse !» — dit gaiement Juste Le Breton
à La Varesnerie.
« Et ils entrèrent tous deux sous une
des tentes de la foire où il y avait le plus
de monde et où l'on buvait. Ils y entrèrent
nonchalamment, mais ils avaient leurs
bâtons gaufrés à la main. Autour d'eux,
on n'avait nulle défiance. Le monde qui
était là resta, les uns assis, les autres
debout, quand Juste Le Breton, s'appro-
chant de la grande table de ceux qui
buvaient, coucha délicatement son bâton
sur une rangée de verres pleins jusqu'aux
bords, et dit, de sa voix qu'il avait très
claire :
•• — Personne ne boira ici que nous
" n'ayons bu ! »
•• Tout le monde se retourna à cette
voix mordante, et les deux blatiers devin-
rent le point de mire de mille regards où
l'étonnement annonçait une colère qui
n'était pas loin.
Es-tu fou, blatier> — dit un paysan.
Ote-moi ton bâton de delà ! et earde-
KO LE CHEVALIER PIS TOUCHES
« le pour défendre tes oreilles! » Et, pre-
nant par le bout le bâton que Juste avait
couché sur la rangée de verres, mais qu'il
tenait toujours par la poignée, il l'écarta.
« C'était là l'insulte que Juste cherchait.
Il ne dit mot, il resta tranquille comme
Baptiste; mais il releva subitement son
bâton à bras tendu par-dessus sa tête, et.
de cette main qu'il avait aussi adroite que
vigoureuse, il l'abattit sur toute cette
ligne de verres pleins, en file, qu'il cassa
d'un seul coup, et dont les morceaux volè-
rent de tous les côtés de la tente. Ce fut
le signal du branle-bas. Tout le monde fut
debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les
pieds dans le cidre, qui coulait, en atten-
dant le sang. Les femmes poussaient ces
cris aigus qui enivrent de colère les hom-
mes et leur prennent sur les nerfs comme
des fifres... Elles voulaient fuir et ne pou-
vaient, dans cette masse impossible à
percer, et qui se ruait sur les deux blaticrs
pour les étouffer.
« — Vous avez eu l'honneur du premier
« coup d'archet, monsieur, — dit à Juste
« Le Breton M. de La Varesnerie, avec
« cette élégante politesse qui ne le quitta
« jamais. - mais si nous voulons exécu-
*V
... Les Chouans eurent
i' Idée horrible de la 1 re
une parlie de ces quilles-
!v"' LE CHEVALIER DES TOUCHES
« ter tout le morceau, il faut que nous
» tâchions de sortir de cette tente, où
•• nous n'avons pas assez d'espace pour
« faire seulement, avec nos bâtons, un
■ moulinet. »
« Et de leurs épaules, de leurs têtes et
de leurs poitrines, ils essayèrent de trouer
cette foule, compacte à crever les toiles
de la tente, où ce qui venait de se passer
faisait accourir du monde encore. Mais,
cette marée d'hommes montant toujours,
ils poussèrent alors, pour qu'on vint les
dégager du dehors, le cri que leurs amis,
autour de la tente, attendaient comme
un commandement :
« — A nous, les blatiers ! »
■< Ce dut être un curieux spectacle ! Les
blatiers répondirent à ce cri par le claque-
ment de leurs fouets terribles, et ils se
mirent à sabrer cette foule avec ces fouets
qui coupaient les figures tout aussi bien
que des damas. Ce fut une vraie charge,
et ce fut aussi une bataille ! Tous les pieds
de frêne furent en l'air sur une surface
immense, la foire s'interrompit, et jamais,
dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux
ne tombèrent sur le grain comme, ce jour-
là. les bâtons sur les tètes. Dans ce temps-
LA PREMIÈRE EXPEDITION I ^Q
là, la politique était à fleur de peau de
tout. Le moindre coup faisait jaillir du
sang dont on reconnaissait la couleur, à
la première goutte. Le cri : •• Ce sont les
•• Chouans ! ■ partit de vingt côtés à la fois.
A ce cri, la générale battit. Cette générale,
que nous n'avions pas entendue du haut
de la tourelle de Touffedelys, couvrit
Avranches et le souleva. Le bataillon des
Bleus voulut passer à la baïonnette à tra-
vers cette masse qui roulait dans le champ
de foire comme une mer, mais impossible !
Il aurait fallu percer un passage dans cette
foule d'hommes, d'enfants et de femmes
qui s'agitaient là, et qui, à eux seuls, de
leur pression et de leur poids, pouvaient
écraser cette poignée de Chouans. Les
Douze, ou plutôt les Onze, car Vinel-
Royal-Aunis était à la prison, les Onze,
qui semblaient un tourbillon qui tourne
au centre de cette mer humaine dont ils
recevaient la houle au visage, les Onze,
ramassés sous leurs fouets et sous le mou-
linet de leurs bâtons, avaient bien calculé.
Us abattaient autour d'eux ceux qui les
poussaient, et qui leur rendaient coup
pour coup...
•• Partout ailleurs, ce n'était, dans ce
I (V) LE CHEVALIER DES TOUCHES
champ de foire, qu'un désordre sans nom,
un ètouffement, l'ondulation immense
d'une foule au sein de laquelle, affole par-
les cris, par le son du tambour, par l'odeur
du combat qui commençait à s'élever de
cette plaine de colère, quelque cheval
cabré montrait les fers de ses pieds par-
dessus les têtes, et où, çà et là, des trou-
pes de bœufs épeurês se tassaient, en
beuglant, jusqu'à monter les uns sur les
autres, l'échiné vibrante, la croupe levée,
la queue roide, comme si la mouche piquait.
Mais à l'endroit où les Onze tapaient, cela
n'ondulait plus. Cela se creusait. Le sang
jaillissait et faisait fumée comme fait l'eau
sous la roue du moulin ! Là on ne marchait
plus que sur des corps tombés, comme sur
de l'herbe, et la sensation de piler ces corps
sous leurs pieds leur donna, à tous les
Onze, la même pensée; car, tout en tapant,
ils se mirent tous les Onze à chanter
gaiement la vieille ronde normande :
Pilovs, pilons, pilotis l'herbe ;
L'herbe piUe reviendra !
•• Mais elle n'est pas revenue ! A Avran-
ches, on vous montrera, si vous voulez, à
cette heure encore, la place où ces rudes
... Lt i.U. ÇJ et là, -ir-3
troupes de t»/-uf-
se lassaient..
[6a LE CHEVALIER DES TOUCHES
chanteurs combattirent. L'herbe n'a jamais
repoussé à cette place. Le sang qui, là,
trempa la terre, était sans doute assez
brûlant pour la dessécher.
•• Ils y tinrent à peu près deux heures...
mais Cantilly avait le bras cassé, La Vares-
ncrie la tête ouverte, Beaumont les clavi-
cules rompues, presque tous les autres
blessés, plus ou moins, mais tous debout
encore dans leurs vareuses, qui n'étaient
plus blanches comme le matin, et qu'une
rosée de sang poudrait maintenant à la
place de fleur de farine. Tout à coup.
M. Jjcjiws tomba, au cri de joie de ces
paysans électrisés, qui crurent avoir abattu
un de ces blatiers du diable, solides comme
des piliers que l'on pouvait battre comme
plâtre, mais qu'on ne pouvait renverser.
M. Jacques n'était pas même blessé. Tout
en combattant, il avait vu, à la hauteur
du soleil qui commençait à baisser et à
prendre la place en écharpe, qu'il était
l'heure d'aller à Des Touches et de rejoin-
dre Vinel-Aunis... Aussi, avec la souplesse
du chat sauvage, se glissa-t-ilen rampant
à travers les jambes de ces hommes, qui
ne faisaient guère attention dans ce mo-
ment-là qu'au jeu terrible de leurs mains, et,
LA PREMIÈRE EXPÉDITION 163
comme un plongeur qui disparait à un
endroit de l'eau pour ailleurs reparaître,
il se retrouva assez loin de l'espace où
l'on se battait et dans une tourbe, à cet
endroit-là, moins ardente qu'épouvantée.
Comment passa-t-il ? Il avait jeté son grand
chapeau à couverture à cuve qui l'aurait
gêné ; mais comment ne fut-il pas reconnu
à sa vareuse sanglante, tué, mis en piè-
ces ? Lui-même n'a jamais su le dire. Il ne
le savait pas, et cela doit paraître incroya-
ble. Mais vous avez fait la guerre, baron,
et à la guerre, ce qui est incroyable arrive
tous les jours. Fascination de la terreur !
Quand il se releva, dans cette foule qu'il
avait traversée en s'aplatissant, on se mit
à fuir devant cet homme qui lui-même
semblait fuir, et, dans le pêle-mêle de la
place, il put parvenir à la prison où Vinel-
Royal-Aunis avait dû préparer la délivrance
de Des Touches. Mais à la prison, au pied
de la prison, il trouva... les Bleus.
• Oui c'étaient les Bleus !
« Voyant qu'ils ne pouvaient ni s'avan-
cer ni manœuvrer dans ce champ de foire,
pleine à regorger, et où d'ailleurs les
paysans de l'Avranchin les remplaçaient
et ne faisaient pas mal leur besogne, les
I(\l LE CHEVALIER DES TOUCHES
Bleus, au premier cri : « Ce sont les
« Chouans ! » s'étaient portés au pas de
charge sur la prison ; car officiers et
soldats maintenant ne doutaient plus que
la bataille qui se donnait au fond de la
place n'appuyât une tentative sur Des
Touches. Or, à la prison, si vous n'en
avez pas oublié la construction, monsieur
de Fierdrap, les Bleus avaient trouvé la
lourde porte de l'espèce de bâtiment
moderne qu'occupait la Hocson très forte-
ment barricadée, et comme la petite fdle, à
qui Vinel-Aunis avait jeté l'escabeau dans
les jambes pour la faire tomber, à moitié
évanouie de peur, ne soufflait mot sous la
bouche du pistolet de Vinel, et que tout
paraissait, à l'intérieur, silencieux et tran-
quille, ils crurent naturellement que la
Hocson, dont ils connaissaient l'énergie,
avait pris ses précautions de défense au
premier bruit de tumulte populaire et de
Chouannerie. Et, sûrs qu'elle tenait son
prisonnier, ils se réservèrent pour le cas
d'attaque ou de sortie, si quelques Chouan s
avaient été assez hardis pour se glisser
dans la prison qui devait être pour eux
une souricière, et ils se déployèrent paral-
lèlement â cette longue muraille, où les
LA PREMIÈRE EXPÉDITION [65
chevaux amenés pour être vendus à la
foire étaient rangés et attachés aux
anneaux de fer dont je vous ai déjà parlé.
Ils furent seulement obligés de se déployer
assez loin de ces chevaux, qui répondaient
à la tempête de cris et de mugissements
de la place par des hennissements de
colère et des ruades furieuses, et ils
s'étaient établis prudemment hors de la
portée de cette effrayante ligne de pieds
ferrés, toujours en l'air comme des pro-
jectiles, et qui leur auraient cassé les
reins. M. Jacques avait vu tout cela. C'était
un homme, après tout, que ce mélancoli-
que ! Le jour baissait. Il attendit, caché
par la multitude, qu'il fût tombé un peu
d'ombre... Les fouets claquaient toujours
au fond de la place. Il prit son temps, et
il eut le sang-froid et l'audace de faire,
sous le ventre de ces chevaux frémissants
et devenus presque sauvages, ce qu'il
avait fait sous les pieds des hommes dans
la foule. Il se coula entre la muraille et les
Bleus. Il ne pouvait pas douter, lui, que
Vinel-Aunis ne fût dans la prison... La
porte barricadée le lui prouvait. C'était
Vinel-Aunis qui, à tout événement, l'avait
barricadée... Aux approches de la nuit, la
l66 LE CHEVALIER DES TOUCHES
multitude, qui s'étouffait, sans voir, sur le
champ de foire, comprit enfin qu'il fallait
s'écouler par les rues ; mais son courant
y rencontrait un contre-courant contre
lequel elle se heurtait, et partout c'étaient
des congestions et des rebondissements
de foule nouvelle. On entendait dans la
nuit la générale battant sur tous les points
d'Avranches, entrecoupée du cri bref :
■ Aux armes ! » La garde nationale, la
gendarmerie, avaient voulu, comme les
Bleus, pénétrer jusqu'à l'endroit où l'on
s'égorgeait, mais, comme les Bleus, elles
avaient trouvé l'invincible résistance de
ce monde aggloméré, pressé et trop épais
pour qu'on pût s'y faire un passage... à
moins de tout massacrer. Cette circon-
stance, que les Douze avaient prévue et
calculée et qui les avait protégés jus-
que-là contre la baïonnette et la fusillade.
allait cependant se retourner contre eux.
Pris dans ces cercles redoublés d'une
foule qu'ils échancraient à coups de fouet
et de bâton, qu'ils élargissaient, mais
qu'ils ne brisaient pas comme on brise un
cuvier dont on abattrait les douvelles, ils
ne pouvaient ni faire retraite, ni s'égail-
ler. Et. c'était la l'anxiété de .V. Jacques.
LA PREMIÈRE EXPÉDITION IÔ7
Tapi à terre sous la poterne, il grimpa
dans les vieux lierres qui couvraient les
murs de la prison jusqu'à un trou grillé,
par lequel il envoya, en le modulant basse-
ment, son cri de chouette, pour avertir
Yinel-Aunis. qui l'entendit et doucement
débarricada la porte.
« — Et Des Touches > •■ lui fit M. Jacques.
Mais Vinel-Royal-Aunis donna à M. Jac-
ques le froid de la défaite, en lui racon-
tant comment la geôlière lui avait échappé
et comment elle avait eu la hardiesse de
s*enfcrmer sous clef, tête-à-téte avec le
prisonnier, dans la tour.
« — Des Touches, sans ses fers, la
romprait sur son genou comme une
baguette ! — ajouta Royal-Aunis, —
mais il est enchainé... On n'entend rien
à travers cette sacrée porte, — et la
Hocson est, par Dieu ! bien femme à le
tuer, à coups de couteau.
- — Nous le saurons demain ! — - dit
« M. Jacques, avec la rapidité de décision
•■ de l'homme de guerre qu'il avait, ce beau
- ténébreux, malgré sa langueur.— Mais,
•• ce soir, il faut sauver ceux qui se bat-
« tent là-bas... Il faut les dégager et faire
■■ retourner la tête à cette foule, et il n'y
IÔ8 LE CHEVALIER DES T0UCII1 S
« a qu'un moyen... Mettons le feu à la
•• prison ! »
— Bravo! — dit M. de Fierdrap, avec
l'enthousiasme du connaisseur.— Militai-
rement, le moyen était bon, mais, ventre
de carpe! ça ne devait pas être chose
facile que de mettre le feu à la prison
d'Avranches, une geôle de granit humide,
à peu près inflammable comme le fond
d'un puits !
— Aussi, ce qui brûla, baron, — reprit
mademoiselle de Percy, — fut le grand
bâtiment de date plus moderne qui reliait
les tours, et dans lequel habitait la geô-
lière. Il y avait dans le haut de ce bâti-
ment un immense grenier à foin pour la
gendarmerie de la ville, et c'est là que
M. Jacques et Vinel-Aunis mirent intrépide-
ment le feu, avec deux coups de pistolet.
En un clin d'œil, parle temps sec et chaud
qu'il faisait, la flamme s'élança de cet
amas de foin, et, sortant avec une brus-
querie convulsive du toit dont elle lit
voler en éclats les ardoises, tant elle était
intense ! elle embrasa instantanément les
épais tapis de lierre séculaire qui enve-
loppaient les tours, et elle les couvrit
d'une robe de feu. Ces deux tours devin-
LA PREMIÈRE EXPÉDITION l60,
rent tout à coup deux monstrueux flam-
beaux-colosses, qui éclairèrent la place
de l'un à l'autre bout et tirent, comme
l'avait dit M. Jacques, retourner les mille
tètes de la foule. A cette lueur soudaine,
un frisson de terreur immense passa élec-
triquement sur ces mille têtes comme un
sillon de foudre, malgré la colère du com-
bat : car il ne s'agissait plus d'une poignée
de Chouans à réduire, mais d'Avranches,
d'Avranehes qui pouvait brûler tout
entier ! La prison, en effet, touchait aux
premières maisons de la vieille ville, qui
n'étaient pas de granit, elles ! et qui au-
raient pris comme de l'amadou. Des fentes,
comme il s'en entr'ouvre dans des murs
qui vont crouler, se firent subitement en
ce gros d'hommes amoncelés, et, chose
horrible ! les bœufs qui étaient tassés et
avaient jusque-là été contenus par la den-
sité de la foule sur la place, les bœufs,
enragés par cette violence écarlate de l'in-
cendie qui leur donnait dans les yeux, se
mirent à fuir par ces fentes qu'ils agran-
dirent, écrasant des pieds et des cornes
tout ce qui leur était obstacle. Ce fut là
une autre tuerie, pire que celle des Onze,
qui continuaient imperturbablement leur
17') LE CHEVALIER DES
massacre a l'extrémité du champ de foire.
et que cette intervention inattendue de
l'incendie allait sauver : car ils n'en pou-
vaient plus... Leurs fouets claquaient tou-
jours, mais le claquement de ces fouets
était moins sonore. Il devenait de plus en
plus mat à chaque coup frappé dans cet
amas de chairs sanglantes qui faisait boue
autour d'eux, et qu'ils envoyaient a la
figure de leurs ennemis en éclaboussures.
« — Sabre-tout. — fit Saint-Germain à
« Lampion, en l'appelant par son nom de
" guerre, — assez sabré pour aujour-
. d'hui! -
« Et. gai comme pinson, il ajouta :
« — Nous étions frits sans l'incendie,
■ mais voilà qui va nous dégager. Dans
« cinq minutes, ils y seront tous.
« — Faisons-nous dos à dos, messieurs.
« — dit La Yaresnerie, — et sortons de
« cette place. Une fois dans les rues nous
■• chouannerons. Les rues d'Avranches
•- vont valoir le buisson, cette nuit. »
•< Et ils exécutèrent leur manœuvre de
dos à dos, couverts de ces fouets et de
ces bâtons qu'ils maniaient en maîtres. Et,
marchant au pas. ils s'avancèrent à travers
cette foule qui se dépaississait. distraite
LA PREMIERE EXPEDITION' I 7 I
par le feu, culbutée et broyée par les
bœufs qui couraient ça et là comme une
tempête fauve, et c'est ainsi qu'ils purent
enfin quitter, sans avoir perdu un seul
homme, cette place où, depuis trois heu-
res, ils avaient du sang jusqu'au jarret, et
ou. comme nous le dit Le Planquais quel-
ques jours plus tard : « ils avaient battu
« le beurre, à pleine baratte, comme on
« sait le battre dans le Cotentin ! -
— Sais-tu bien que c'est aussi beau
que Fontenoy, cela, Fierdrap >... — fit
l'abbé, profondément pensif, pendant que
sa bouillante sœur, dont la tête devait
fumer sous son baril violet et orange,
respirait.
— C'est même plus beau ! — dit le
baron. — Leur petit carré n'a pas été
enfoncé, à eux, à ces Onze ! Et ce sont
eux. au contraire, qui ont enfonce le grand
carré des paysans qui les tenaient de
tête, de queue et des deux flancs, et qui
l'ont enfoncé avec de simples fouets pour
toutes pièces de canon. Le diable m'em-
porte! c'est plus beau. •■
L'héroïne de la Chouannerie s'associait
tellement à ses compagnons d'armes,
même pour les batailles où elle n'était
1 72 1 E I n E V \ 1 1 E R DES Ter. HES
pas, qu'elle sourit aimablement au vieux
uhlan pour le remercier de son opinion,
et elle reprit :
« Une fuis dans les rues, ils essuyèrent
bien quelques coups de fusil épars... Mais
la lune n'était pas encore levée, et. d'ail-
leurs, elle l'aurait été. que la fumée rou-
geâtre de l'incendie qui se mit à couvrir
la ville comme d'un dais sombre, en eût
intercepté la lumière. Il faisait noir
dans ces rues étroites, qui n'avaient pas
alors de réverbères comme aujourd'hui.
Ils sentirent bien siffler quelques balles
qui rebondissaient contre les angles des
pignons, mais ce fut tout, et ils purent,
sans nouveau combat, sortir des faubourgs
de la ville, alors tout entière à l'incen-
die, et se rallier, comme d'avance ils en
étaient convenus, sous l'arche d'un vieux
pont qui n'avait plus que cette arche, et
qu'on appelait le Pont-au-Prêtre (peut-
être à cause de la couleur de ses pierres.
qui étaient noires). Il coulait sous cette
arche solitaire un filet de rivière profon-
dément encaissée, et ce fut là qu'ils se
comptèrent... Or, comme ils ne savaient
rien du sort de Des Touches et qu'ils
avaient sur le cœur le poids affreux de
LA PREMIERE EX P EDITION ]~T,
l'absence des amis qui manquent à l'appel,
ils résolurent de rentrer à Avranches, et
ils y rentrèrent. Ils laissèrent sous l'arche
du Pont-au-Prêtre leurs vareuses san-
glantes qui les auraient trahis, et comme
des ouvriers des faubourgs de la ville qui
auraient couru au feu en toute hâte et en
manches de chemise, ils y allèrent ainsi,
et sans leurs grands chapeaux, la tète
ceinte de leurs mouchoirs, qu'ils avaient
mouillés dans cette rivière, où ceux qui
étaient blessés parmi eux lavèrent leurs
blessures. Cantilly seul resta à attendre
ses compagnons, couché sur le monceau
de vareuses sanglantes; car son bras
cassé le faisait cruellement souffrir. Mais
il ne les attendit pas longtemps. Ils revin-
rent vite. En entrant sur la place où la
foule avait roulé sa masse en sens inverse
et travaillait encore à éteindre l'incendie.
ils avaient vu que tout était perdu et fini...
La Hocson, qui. par la fenêtre grillée Je
la prison léchée par les flammes, n'avait
pas cessé de repaitre ses yeux de ce qui
se passait sur la place, venait d'ouvrir
aux Bleus la porte de ce cachot où elle
s'était renfermée avec son prisonnier.
« — Tenez ! - leur avait-elle dit en le
174 ,F CHEVALIER DES TOUCHES
■■ leur montrant garrotté de ebaineset cou-
- ché par terre sur la dalle, — le voilà, le
» brigand ! Je les ai bien entendus four-
.• gonner dans la porte pour la mettre a
« feu : mais ils auraient fait un four a
■■ chaux de cette geôle, que je m'y serai-
•■ laissé cuire avec lui. vivante, plutôt que
« de le rendre à un autre qu'au valet du
> bourreau à qui il appartient! »
•• .V. Jacques et Vinel-Royal-Aunis s'é-
taient, en effet, obstinés à vouloir brûler
cette porte épaisse, résistante à l'action
du feu comme à l'action du levier. Ils s'y
obstinaient encore, quand la foule, deve-
nue maîtresse de l'incendie, s'élança dans
le couloir et les escaliers de la prison.
Alors, ils s'étaient jetés, tête baissée, en
avant, la torche et le pistolet à la main.
et. grâce à la flamme, à la fumée et au
désordre de l'invasion dans la prison dé-
cès Bleus, qui couraient, comme des
fous, au cachot de Des Touches, ils avaient
passé.
■■ C'est au moment où il sortait de là
que nous avions revu M. Jacques. L'idée
d'Aimée, sans doute, le fit revenir plus
vite à Touffedelys que ses autres compa-
gnons, mais douze heures après, à l'excep-
LA PREMIÈRE EXPEDITION 1 75
tion de Vinel-Aunis, ils y étaient tous.
M. Jacques ignorait le sort de Vinel-Au-
nis. Nous crûmes qu'il était mort. Il ne
l'était pas. Il avait reçu dans le ventre un
coup furieux de la baïonnette d'un Bleu,
et il avait eu l'énergie de faire plus d'un
quart de lieue dans le bois, contenant
avec sa main ses entrailles près de
s'échapper, et. dans cet état, de gagner
la cahute d'un sabotier Chouan... Ces
détails, que nous avons sus plus tard.
nous les ignorions. Nous pensions qu'il
avait laissé sa vie dans cette affaire, et
cela nous paraissait une chose si simple,
que bientôt nous n'en parlâmes plus.
Mais il n'en était pas de même de Des
Touches. Qu'était devenu Des Touches:-...
Pour recommencer demain, comme l'avait
dit .V. Jacques, il fallait avoir des nou-
velles de Des Touches. Il n'en venait
aucune à Touffedelys.— Une femme ins-
pire moins de défiance qu'un homme. Je
proposai à ces messieurs d'aller a
Avranehes en chercher.
■ Ils acceptèrent, et j'y allai, muiisieur
de Fierdrap. Je n'étais pas novice, je v<>u<
l'ai dit: j'avais bien des fois porté des
dépêches aux chefs des différentes parois-
17') LE CH K Y A LIE H DES fOUCHES
scs. sous imites sortes de déguisements.
Pour me mêler mieux aux gens de la
ville et pour détourner tout soupçon, je
me déguisai en femme du peuple. Je passai
un déshabillé de droguet ; je posai sur
mes cheveux, qui, depuis la guerre, ne
connaissaient plus qu'une espèce de pou-
dre. — celle avec laquelle on frise l'en-
nemi ! — cette coiffe des Granvillaises qui
ressemble à une serviette pliée en quatre
qu'on se plaquerait sur la tête. On mit des
hottes sur une de nos juments poulinières.
et un panneau couvert de peau de veau
avec son poil; et assise de côté là-dessus,
un de mes pieds en sabots dans une de
mes hottes, l'autre pendant sur le cou de
ma jument, je m'en allai vers Avranches
d'un bon trot d'allure. J'avais, pour les
vendre au marché, mes hottes pleines de
beaux pains de beurre enveloppés dans
des feuilles de vigne. Vous parliez de mon
caleçon de velours rayé, il n'y a qu'un
moment, mon frère, et de mes grandes
bottes à l.i Frédéric '.' — ajouta-t-elle avec
la seule coquetterie qui lui lut possible,
la coquetterie d'avoir porté de pareilles
bottes; — mais ce jour-là, votre sœur,
mon frère, la cousine des Northumber-
L A PREMIE R E EXPEDITIO N 1 77
Iand, était tout simplement une beurriére
des faubourgs de Granville. Oui ! voilà ce
qu'était, pour le quart d'heure, Barbe-
Pétronille de Percy-Percy !
— Barbe, sans barbe ! — dit l'abbé, qui
se prit à rire, — mais digne de la porter.
— Elle m'est venue depuis, — dit-elle,
en riant aussi, — mais trop tard, depuis
que je n'en ai que faire, et que j'ai repris,
pour ne plus les quitter, ces ennuyeux
jupons qui me vont à peu près comme à
un grenadier. Je n'avais alors qu'un petit
bout de moustache brune qui, avec ma
figure à la diable, me donnait l'air assez
dur sous ma serviette pliée en quatre, et
justifiait le mot d'un drôle d'Avranches,
qui faisait les beaux bras au marché et
qui se permit de mettre ses deux mains
autour de ma grosse taille. Je lui avais
allongé sur les doigts le meilleur coup
du manche de mon couteau à beurre.
« — Ne fais pas tant ta mijaurée ! —
« m'avait-il dit furieux ; — il n'y a pas de
« quoi. Après tout, tu n'es pas si fraîche
« que ton beurre, la grosse mère !
« — Mais je suis plus salée ! — lui répon-
•< dis-je, le poing sur la hanche, comme
« une vraie harangere de Bréhat, — et si
23
17''' LE ' Il E\ A II I R Df S TOUCHES
> tu veux y goûter, polisson, tu vas le
savoir ! »
« C'est à cela seul que se bornèrent tous
les dangers que courut, à Avranches,
l'honneur de votre sœur, mon frère. J'y fis
ce qu'on appelle un bon marché. Tout en
vendant mes pelotes de beurre, j'arrondis
ma pelote de nouvelles. Je ramassai tous
les bruits, tous les commérages de la
ville. Elle n'était pas remise de la chaude
alarme que nos Douze lui avaient donnée.
On ne parlait partout que des faux blatiers
et du feu mis à la prison. On disait, en
les exagérant peut-être, le nombre des
personnes qui avaient péri dans cette bat-
terie. On montrait encore, sur le champ
de foire, des mares de sang... « Mais, au
« moins. — criaient les trembleurs, —
« nous sommes délivrés du l>es Tou-
.. ches ! " Cet appât ne devait plus faire
revenir les Chouans. La nuit du lende-
main de ce jour terrible, dont les événe-
ments avaient si profondément bouleverse
Avranches, on avait fait quitter secrète-
ment la ville au prisonnier. On l'avait
jeté avec ses fers dans une petite char-
rette recouverte de planches, et, tout le
bataillon des Bleus l'escortant, il était
LA PREMIÈRE EXPÉDITION 17')
parti, sans tambour ni trompette, pour
Coutances, où il devait être jugé, et cer-
tainement condamné à mort.
« Je revins grand train à Touffedelys
apprendre à qos amis ce changement de
prison de Des Touches, qui le plaçait plus
loin de notre portée et dans des condi-
tions de captivité plus dures à surmonter
que les premières ; car à la guerre, toute
tentative, avortée une fois, devient plus
difficile de cela seul qu'elle a avorté :
l'ennemi est prévenu, il veille davantage.
M. Jacques avait dit la pensée de tous ses
compagnons, en disant qu'il fallait recom-
mencer l'entreprise.
•• — Messieurs, — ajouta-t-il, — prenez
« aujourd'hui pour panser vos blessures.
■ Nous tâcherons de les rendre à l'ennemi
« demain. Il faut que dans deux jours
« nous soyons sous Coutances, pour
« rejouer la partie que nous avons perdue.
« Coutances est une ville plus forte
« qu'Avranches, et nous sommes, nous,
« moins forts que nous n'étions... Nous
•• ne sommes plus que onze...
<• — Vous êtes toujours douze, mon-
• sieur, —lui dis-je. — Onze est un mau-
•• vais compte. Il nous porterait malheur.
i8o
Il CHEVALIER DES TOIT il i s
« Puisque M. Vinel-Âunis n'est pas revenu,
« je m'offre pour le remplacer. Dame ! je
» n'ai jamais été la plus belle tille du
" monde, mais la plus belle ne donne
•■ encore que ce qu'elle a. »
« Et c'est ainsi, baron, que je fis partie
de la seconde expédition des Douze, et
que je vis, de mes deux yeux, qui ne rever-
ront jamais pareilles choses, ce qui me
reste à vous conter. ••
. . . Mademoiselle île
l'.i.x en iBarcheiide (le
beurre, ;« M i mi lu
... Minuit, l'heure, —
dit-on, — des spectres,
... et n'étaient-ce pas
des spectres, en effet, que
les gens du passé
VI
UN F HALTE ENTRE LES DEUX EXPEDITIONS
Mademoiselle de Percy s'arrêta un in-
stantencore. LeBacchus d'or moulu sonna
de son timbre flûte et argentin. Il s'en
allait dérivant vers minuit, l'heure, dit-on,
des spectres... et n'étaient-ce pas des
spectres, en effet, que ces gens du passé,
rassemblés dans ce petit salon à l'air anti-
que, et qui parlaient entre eux de leur
l82 LE CHEVALIER DES TOUCHES
jeunesse évanouie et des nobles choses
qu'ils avaient vues mourir ?... Ursule et
Sainte de Toulïedelys pouvaient bien,
elles surtout, faire l'effet de deux spec-
tres; pauvres fantômes doux! Pâles et
séchèes sous leurs cheveux pâles, elles
tenaient toujours dans leurs doigts amin-
cis ces écrans transparents dont la gaze
verte, tamisant la lueur du feu qui s'étei-
gnait, jetait à leurs visages exsangues un
reflet de lune de cimetière... Le baron de
Fierdrap, l'abbé et sa sœur, d'une couleur
plus chaude, d'yeux plus brillants, sem-
blaient plus vivants, plus passionnés ;
mais, au fond, n'agitaient-ils pas des sou-
venirs aussi vains que ces fantômes de
nuit qui se dissipent à l'aube?... Et Aimée
elle-même, la plus jeune d'entre eux, dont
la beauté disait éloquemment qu'elle était
moins avancée dans la vie, Aimée penchée
sur son feston auquel elle ne pensait pas.
Aimée la solitaire et la silentiaire par la
surdité, dont l'âme cherchait une autre
âme dans la mort, n'était-elle pas encore,
d'eux tous, la plus morte et la plus du
pays des rêves ?
••Ce fut grand jour à Touffedelys,
reprit mademoiselle de Percy. - que le
UNE HALTE... lM^
jour qui précéda notre départ pour Cou-
tances, et, pour moi, je vivrais cent ans,
que je me rappellerais le plus léger détail
de cette espèce de veillée d'armes ! On
commença, bien entendu, par panser les
blessés, les blessés qui plaisantaient et
riaient de leurs blessures, la meilleure
manière de s'en parer! Le plus blessé de
tous, et pour cette raison celui qui de
tous plaisantait et piaffait davantage, était
M. de Cantillv, à qui, par parenthèse,
vous donnâtes si joliment votre mouchoir
à la Marie-Antoinette, ma chère Sainte !
Vous le rappelez-vous > Oui ! n'est-ce pas ?
11 n'eut qu'à vous dire galamment. « Si
■• vous voulez que mon bras ne me fasse
« plus souffrir, mademoiselle, donnez-moi
•• votre mouchoir de cou pour en faire une
« écharpe. Mon autre bras n'en ira que
« mieux ! » Et vous, sans vous faire prier
davantage, vous l'ôtâtes de votre cou,
mon innocente, et vous le lui donnâtes,
tiède de vos épaules. Après les blessés,
on s'occupa des armes. Ces armes que
nous avions cachées, et en réserve, dans
ce château, tombé, à ce qu'il semblait, en
quenouille, furent mises en état de bien
faire. Une vingtaine de belles mains
lf.4 LE CHEVALIER DES TOUCHES
parmi lesquelles il y avait les deux belles
qui festonnent là-bas, sous cette lampe.
monsieur de Fierdrap, se noircirent à
faire des cartouches pour nos hommes.
Nous étions à peu près, à ce moment-là,
une quinzaine de femmes à Touffedelys.
Quoique les Douze n'eussent pas réussi
dans leur entreprise sur Des Touches,
nous avions — l'inquiétude sur leur sort
une fois passée et l'événement connu —
repris cette gaieté qui nous revenait tou-
jours après les catastrophes, et qui est
peut-être l'obstination de l'espérance !
Toutes, nous avions foi en nos héros.
" Ils n'ont pas réussi hier, eh ! bien, ils
•■ réussiront demain ! » disions-nous, et
chacune de vous autres, qui étiez plus
femmes que moi, mesdemoiselles, retrou-
vait les rires et les légers propos de la
jeunesse, au milieu de nos guerrières
occupations.
« Aimée elle-même, toujours sérieuse
comme une reine, mais qui avait vu revenir
de la première expédition son fiancé sans
une seule blessure, s'épanouit malgré sa
réserve, dans un sentiment qui était plus
que de l'amour, qui était de la fierté heu-
reuse ! Oui ! le seul jour où j'aie vu Aimée,
UNE HALTE... l8)
cette magnifique rose fermée et toute sa
vie restée en bouton, nous montrer un peu
de l'intérieur de son calice, fut ce jour
qui précéda notre départie pour Coutances
et le malheur qui allait la frapper.
« Nul pressentiment ne l'avertit de ce
qui devait si tôt suivre... et quand M. Jac-
ques, triste ce jour-là plus que les autres
jours parmi ses compagnons joyeux, nous
dit, à lui, son pressentiment, c'est-à-dire
qu'il mourrait dans cette seconde expé-
dition...
— Oui ! — interrompit mademoiselle
Ursule de Touffedelys, — c'est à moi
qu'il le dit et à Phcebé de Thiboutot, qui
étions ses voisines de table, au souper
après lequel vous deviez partir dans la
nuit. On était au dessert. Tous ces mes-
sieurs, très animés, parlaient du lende-
main comme d'un jour de fête. On avait
bu à la santé du Roi et à l'enlèvement du
chevalier Des Touches. Lui seul, M. Jac-
ques, restait sombre, son verre plein.
Phœbé de Tiboutot, qui n'était que depuis
peu à Touffedelys, et qui, d'ailleurs, était
.ment follette, lui dit, comme une
enfant qu'elle était : — « Pourquoi êtes-
« vous si triste, vous ? Vous ne croyez
l86 LE CHEVALIER DES TOUCHES
•< donc pas au succès de l'enlèvement du
•• chevalier?-... » — Et il lui répondit en
regardant Aimée, comme si cela expliquait
tout : — « Pardon, mademoiselle ; je crois
. très fort à l'enlèvement de Des Touches,
•■ mais je suis sûr que j'y mourrai. —
<• Alors, pourquoi y allez-vous ? » — lui
dis-je. Car après tout ce qu'il avait fait et
ce qu'on racontait de lui, dans le Maine,
il n'y avait pas à douter de sa grande
bravoure. Mais je me sentis coupée par
le ton qu'il prit, et je me souviendrai tou-
jours de l'expression de sa figure, quand
il me répondit : — » Mademoiselle, c'est
« une raison de plus! ••
— Eh bien, — reprit mademoiselle de
Percy, — ce pressentiment de M. Jacques,
qui fut un avertissement de sa destinée.
ce pressentiment dont j'aurais haussé les
épaules alors et auquel j'ai bien pensé
sérieusement depuis, Aimée ne le partagea
pas, et elle crut, sans doute, qu'elle pour-
rait le lui ôter du cœur en réalisant,
comme elle fit ce soir-là, l'idée qui devait
le plus enivrer un homme épris comme il
l'était et lui faire oublier toutes les chan-
ces de l'avenir dans la minute présente,
qui lui apportait un tel bonheur ! A partir
UNE HALTE... I87
du jour où elle nous avait appris, avec la
simplicité d'un amour si résolu et si
dévoué dans une âme aussi pudique que
l'était la sienne, que sa foi était engagée
à M. J.icques, tout avait été dit entre
elle et nous... Elle, elle était trop impo-
sante dans sa réserve, et nous, nous
étions trop confiants dans la noblesse
de son âme, pour lui adresser jamais la
moindre question sur M. Jacques. Quoi
qu'il fût, il avait l'honneur d'être le fiancé
d'Aimée de Spens, et cela suffisait...
Mais ce jour-là, Aimée voulut qu'il fut
davantage. Elle voulut qu'il fut son mari
aux yeux de tous, et que le mariage,
impossible dans ce temps, où il n'y avait
plus de chapelle à Touffedelys pour le
faire et à dix lieues à la ronde de prêtre
pour le célébrer, s'accomplit au moins,
parla promesse et par le serment, devant
ces dix hommes, ses frères d'armes, avec
qui, peut-être, le lendemain, il allait
mourir.
— Eh ! elle commence à m'intéresser,
votre demoiselle Aimée!-- fit candide-
ment le baron de Fierdrap.
— C'est bien heureux ! — dit plaisam-
ment l'abbé. — Préfcres-tu encore ton
l88 LE CHEVALIER DES TOUCHES
dauphin, qui n'en était pas un, ô pêcheur
plein de sagacité >...
— Ah! clic vous intéresse?... — dit impé-
tueusement mademoiselle de l'erev. qui
tira son histoire des parenthèses de l'in-
terruption, comme elle tirait son aiguille à
laine de sa tapisserie. — Je ne m'en
étonne pas, monsieur de Fierdrap ! Nous
n'avons vu agir qu'une fois cette Aimée,
et c'était ce soir-là, et je vous jure que,
ce soir-là, elle ne descendit pas sa race...
Cette soirée paya toute sa vie. Toute sa
vie depuis a été le malheur, le veuvage,
la surdité, un bout de feston derrière
lequel on cache sa rêverie et la pauvreté
d'une violette au pied d'un tombeau ;
mais, ce soir-là, où elle voulut se fiancer
publiquement à M. Jacques comme si elle
s'y était déjà fiancée en secret, elle nous
donna en une fois la mesure de ce qu'elle
aurait pu être si, comme à tant d'autres,
le cadre des circonstances ne lui avait
pas manqué et n'eût pas été plus petit
qu'elle !
■ Ce qu'elle avait voulu eut lieu comme
elle l'avait voulu, et donna un caractère
d'exaltation nouvelle à cette journée d'en-
thousiasme et de joie virile. Aimée n'avait
UNE HALTE... 1 89
dit à personne le projet qui devait donner
à l'homme dont elle était aimée un bonheur
à essuyer toutes ses tristesses et à lui
mettre au front les rayonnements des
cœurs heureux. — Avait-elle entendu ce
que M. Jacques vous avait répondu,
Ursule, ou même avait-elle besoin de
l'entendre pour savoir ce qu'il y avait
dans ce cœur triste où elle vivait >... Mais
toujours est-il qu'elle se leva de table peu
d'instants après, et que sa meilleure amie,
Jeanne de Montevreux, la suivit. On n'y
prit pas garde ; on parlait de l'expédition
du lendemain et de ce départ attendu,
souhaité, qui aurait lieu dans quelques
heures... lorsque, au bout d'un certain
temps qu'on ne calcula pas, elle rentra
avec Jeanne de Montevreux dans la salle
de Touffedelys. En rentrant, dés le seuil,
elle nous fit l'effet d'une apparition. Ce
n'était plus la même femme. Elle était
toute en blanc et en voile... Et, par la
manière dont elle marcha vers la table où
nous étions, nous sentîmes, et moi toute
la première, baron, que quelque chose de
grand allait se passer.
« — Messieurs, — dit-elle d'une voix
« altérée, pleine d'émotion, mais de
IQO I-E CHEVALIER D F S TOUCHES
lution aussi, — vous allez partir tout à
l'heure. Quand reviendrez-vous et com-
bien reviendrez-vous >... Dieu seul, le
sait. Un de vous, de douze que vous
étiez, n'est pas revenu d'Avranches. Il
peut en manquer encore un... peut-être
plusieurs, à votre prochain retour. Eh
bien, j'ai voulu, pendant que vous êtes
tous ici encore, vous prier d'être les
témoins de mon mariage avec M. Jac-
ques... Acceptez-vous ?... »
•• Elle dit si bien cela, cette Aimée ! elle
fut si bien la comtesse Aimée-Isabelle de
Spens, en disant ces simples paroles, que,
sous le dais féodal de sa maison, elle
n'aurait pas été plus comtesse... et que
tous, romanesques comme des héros, se
levèrent spontanément et l'acclamèrent,
quoique plusieurs d'entre eux fussent deve-
nus pâles : car, je vous l'ai déjà dit, mon-
sieur de Fierdrap, tous l'aimaient... avec
un espoir fou ou sans espoir... mais tous
l'aimaient ; et, je crois vous l'avoir dit
encore, sa cousine, madame de Porte-
lance, m'a assuré qu'ils avaient tous
demandé sa main.
« Quand elle eut fini de parler, je regar-
dai M. Jacques. Vous savez ! il ne me
UNE HALTE... JÇ)I
plaisait pas. Mais, dans ce raoment-là,
j'en fus contente ; sa physionomie était
indescriptible. Dieu m'est témoin que si
elle lui avait mis une couronne de roi sur
la tête, il n'aurait pas eu l'air plus fier !...
•• Surpris, plus surpris qu'eux, il s'était
levé avec les autres, et il alla, en chance-
lant, à elle...
« — Voici ma main qui est à vous ! »
lui dit-elle en la lui tendant.
•< Peut-être .serait-il tombé de joie et
d'orgueil à ses pieds, mais il se retint à
cette main.
•■ — Soyez témoins, messieurs, ■ — dit-
•< elle, encore plus touchante etplusmajes-
« tueuse à chaque mot, — que moi, Aimée-
« Isabelle de Spens, comtesse de Spens,
« marquise de Lathallan, ici présente, je
« prends aujourd'hui pour époux et pour
« maître M. Jacques, actuellement soldat
" au service de Sa Majesté notre Roi.
« Forcée par la nécessité de ces tristes
« temps, qui n'ont plus ni églises, ni prê-
tres, d'attendre des jours meilleurs pour
■• ratifier et consacrer l'engagement solen-
•• nul que je contracte aujourd'hui, j'ai
- voulu au moins devant vous, qui êtes
« des chrétiens et des gentilshommes, —
]<i: LE CHEVALIER DES TOUCHES
•• et des chrétiens, en temps d'épreuve,
•< sont presque des prêtres! — jurer, en
" pleine liberté d'âme, obéissance et fidé-
« lité à M. Jacques, et lui engager ma foi
■ et ma vie. «
•• Ils se tenaient, tous deux, l'un à côté
de l'autre, elle splendide, et lui comme
éclairé de sa splendeur.
- — Et — dit-elle avec la tristesse du
« regret — il n'y a pas seulement une croix
« sur laquelle je puisse prononcer mon
• serment !
« — Si ! madame, — reprit fougueuse*
•■ ment Beaumont; qui eut une idée de
» soldat. — Croise ton èpèe avec la
" mienne ! » dit-il à La Varesnerie, qui
était en face de lui.
« Et ils les croisèrent. Et cela fit une
croix.
« Et devant ces deux lames nues entre-
croisées qui pouvaient être rouges dans
quelques heures, Aimée de Spens et
M. Jacques se jurèrent l'un à l'autre ce
qu'ils se seraient juré devant un autel, si à
Touffedelys i! y avait eu un autel encore.
Et tout cela fut si rapide et si sublime
dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap,
qu'après trente ans ce moment-là m'est
i lui dit-elle
194 LE Cli i: VA II I. i Il i s
reste flamboyant dans la pensée, comme
l'cclair de ces deux épées qui leur tomba
sur le front, à ces deux fiancés d'avant la
bataille, défiances par la mort, le lende-
main !
» — Voilà de belles noces ! — lit La
« Bochonniere, qui était le plus jeune des
« Douze. — Mais on danse aux noces. Si
•< nous dansions? ■>
« Cette idée tomba comme une étincelle
sur la poudre dans ces esprits qui flam-
baient à toute étincelle. En un clin d'œil,
la table fut enlevée et chacun d'eux sur
place, tenant sur le poing sa danseuse.
S'il y avait là des cœurs brisés, les jam-
bes ne l'étaient pas, et ils dansèrent...
comme ils s'étaient battus à la foire
d'Avranches ; et ils cassèrent des bras
encore, mais ce furent les deux miens...
— Comment?... — lit le baron de Fier-
drap, qui, de ce coup, ne comprit pas.
et dont le nez devint le plus beau point
d'exclamation qui ait jamais dessiné son
crochet sous la giroflée d'une engelure.
— Oui ! baron, — reprit-elle : — car c'est
moi qui les ils danser comme des perdus
jusqu'à trois heures du matin, sans
reprendre haleine. C'est moi qui fus le
UNE HALTE... IQ";
ménétrier de cette noce. Quoique je ne
fusse pas alors, grâce à la guerre, aussi
ventripotente qu'aujourd'hui, je n'avais
pas cependant, dès ce temps-là, une taille
de danseuse, et je n'étais guère bonne
qu'à faire, dans un coin de bal, un méné-
trier. Je jouais assez bien du violon, comme
beaucoup de femmes de ma jeunesse; car
vous vous rappelez, baron, que les femmes
du siècle passé eurent un jour la fantaisie
de jouer du violon, et qu'elles inventèrent
même une manière d'en jouer qu'elles
appelaient -.jouer par-dessus viole, et qui
consistait à tenir son instrument sur le
genou, maintenu par la main gauche qui
arrondissait le bras, pendant que la droite
menait magistralement l'archet, dans une
pose de sainte Cécile. C'était même assez
gracieux, cela, quand on était jolie ; mais
vous vous doutez bien que ce n'était pas
ainsi que je jouais. J'aurais fait, moi,
une drôle de sainte Cécile ! Je n'étais pas
si fière de montrer mon gros bras, qu'on
voyait déjà bien assez, et je n'avais pas de
menton à gâter. Je tenais donc mon vio-
lon et j'en jouais comme j'ai fait tant de
choses... comme un homme. Et c'est ainsi
que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a
IQ'l LE CIIEV A LIER DES Toi
été mon dernier coup d'archet dans ce
monde. Je ne touche plus maintenant
à cet alto qui allait si bien à ma figure
de polichinelle, disiez-vous, mon frère, et
je me suis punie, en l'accrochant à mon
lambris, d'avoir, à cette noce d'Aimée,
si follement accompagné les derniers
moments de son bonheur et sonné si
joyeusement une agonie.
— Tu es une bonne fille, après tout,
Percy, que le bon Dieu a mise dans le
fond d'un vaillant homme! — dit l'abbé,
que sa sœur touchait, malgré lui... Elle
n'avait plus sa fanfare de voix. Les ciseaux
ne battaient plus aux champs.
— Et en effet. — reprit-elle. — c'était une
agonie, mais qui donc, excepté .1/. Jacques,
qui peut-être n'y pensait plus, aurait eu
l'idée de la mort sous la joie de ce singu-
lier bal de noces, animé par l'enthousiasme
des cœurs et les grandioses illusions du
courage r... Aimée, selon l'usage, l'avait
ouvert en dansant la première contredanse
avec celui dont elle venait de faire son
époux. Elle avait désiré qu'on ne l'appe-
lât cette nuit-là que Madame Jacques, et
nous ne lui donnâmes pas d'autre nom.
Elle y resta, éblouissante, dans cette robe
UNE HALTE... 107
de mariée, dont elle a fait plus tard un
suaire pour l'homme heureux qu'elle tenait
alors par la main... Vers trois heures du
matin, il fallut songer au départ et à
l'expédition projetée. Je changeai tout à
coup l'air de la contredanse que je jouais :
» — Voici la diane qui sonne, mes-
« sieurs ! » — leur dis-je, en attaquant
brusquement un air militaire et royaliste
que nous avions souvent chanté.
■• En trois secondes, chacun fut prêt.
J'allai prendre les vêtements de Chouan
sous lesquels j'avais fait, en divers temps,
plus d'une expédition nocturne. Le seul
plan que nous eussions alors était de
marcher réunis jusqu'au grand jour, pour
nous disperser et nous rejoindre près de
Coutances, dans la campagne, une place
que La Varesnerie, qui connaissait bien le
pays, nous indiqua, chez des paysans
sûrs, Chouans même à l'occasion, et où
nous pourrions cacher nos armes. Deux
ou trois au plus d'entre nous devaient se
risquer dans la ville et prendre des ren-
lements sur le prisonnier et sur la
prison.
« C'était à la tombée de la nuit que nous
avions résolu de nous armer et d'entrer
!(>0,
LE 'Il EVA1 1ER DES TOUi H ES
dans Coutances ; car avec une ville aussi
calme, où la moindre chose était toujours
sur le point de faire événement, et qui,
de plus, avait pour se garder une forte
garnison d'infanterie, ce n'était vraiment
que pendant la nuit et par surprise qu'on
pouvait enlever Des Touches.
... Ce n'était vraiment
que par surprise et pen-
dant la nuit qu'un DOUVBtt
enlever Des Touches...
^nt
désertes , pas un chat
n'y passait...
VII
LA SECONDE EXPEDITION
« Rien de particulier, monsieur de Fier-
drap, ne marqua l'espèce de marche for-
cée que nous fimes de Touffedelys à Cou-
tances, — continua la vieille chroniqueuse,
qui avait repris son aplomb, un instant
troublé, à présent et à mesure qu'elle
entrait dans le récit d'un fait de guerre
auquel elle avait pris part et qui lui fai-
200 LE CHEVALIER D E S TOUCHES
sait dire nous avec un bonheur qui tou-
chait presque à la sensualité. - Dan- ces
temps-là, les routes étaient plus mauvaises
qu'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien
moins fréquentées. D'ailleurs, ce n'était
pas la route départementale, qu'on appe-
lait la grande route, que nous avions prise.
La grande route voyait deux fois par jour
la diligence, escortée de gendarmes à
cheval ; car les Chouans avaient une idée
qui motivait cette bandoulière de gendar-
mes : c'est que la guerre paye partout la
guerre, et que l'argent du gouvernement
qu'ils voulaient mettre par terre leur
appartenait. Malgré ce principe, ce jour-là
nous avions évité soigneusement cette
diligence et ses gendarmes protecteurs et
nous avions pris la traverse, qu'en notre
qualité de Chouans nous connaissions
1res bien, pour l'avoir longtemps prati-
quée... Nous arrivâmes donc d'assez bonne
heure chez les paysans de La Yaresnerie.
et bien nous prit de n'avoir rencontré sur
notre route personne de contrariant et
d'avoir eu la jambe assez leste, malgré la
danse d'où nous sortions, puisque, à notre
arrivée, ces paysans, qui demeuraient à un
quart de lieue des faubourgs de la ville,
LA SECONDE EXPEDITION 20 1
nous apprirent que Des Touches avait été
condamné la veille au soir par le tribunal
révolutionnaire de Coutances, et qu'il
devait être raccourci le lendemain. Il
paraît, du reste, qu'il s'était conduit avec
le tribunal révolutionnaire de manière à
exaspérer davantage un fanatisme de
haine politique qui n'avait pourtant pas
besoin d'être exaspéré. Du caractère
incompressible qui était le sien et qu'il
ne démentit jamais, il avait dédaigné de
répondre aux questions des juges, et il
était resté fermé et rebelle à toutes les
interrogations et même à toutes les sup-
plications de ceux-là qui semblaient pren-
dre intérêt à son destin, leur opposant un
silence qu'il ne rompit point, même par un
cri ou par un soupir, et une impassibilité
de sauvage... De pareilles nouvelles, con-
firmées d'ailleurs par les deux ou trois
d'entre nous qui étaient entrés dans Cou-
tances, et qui avaient vu la guillotine
déjà dressée et prête sur la place des
exécutions, nous mettaient dans la néces-
sité d'agir comme la foudre et de ne plus
compter que sur l'énergie seule, l'énergie en
ligne droite et courte, qui n'avait plus le
temps de se replier dans la ruse (comme
26
LE CHEVALIER DES TOUCHES
on l'avait fait à Avranches), et qui devait
tout simplifier, comme le coup droit dans
le maniement de l'épée, par la rapidité de
son action.
<• — Il n'y a pas deux partis à prendre,
— nous dit M. Jacques, et c'était à tous
notre avis. — Il faut, cette nuit, à l'heure
où la ville commencera d'être endormie,
tenter d'ensemble une brusque entrée
dans la prison et y prendre ou y déli-
vrer Des Touches par la force. Ce sera
rude, messieurs ! La prison est située
au centre de trois cours spacieuses qui
s'enveloppent les unes les autres. Dans
la première et la plus extérieure de ces
cours, est une sentinelle qui, en tirant
son coup de fusil, fera sortir tout le
corps de garde placé dans la rue à
côté, lequel, en faisant décharge sur
nous, fera venir à son tour toute la
garnison de la ville. Si les bourgeois
s'en mêlent, ils peuvent nous jeter par
leurs fenêtres les premières choses qui
leur tomberont sous la main, ou par
leurs portes entre-bâillées nous fusiller
au détour de ces rues dont nous ne
connaissons pas le réseau.
« — Bourreau ! — s'écria Desfontaines,
LA SECONDE EXPEDITION
203
dont c'était le juron, — quel programme !
— Il trouvait Vinel-Aunis charmant et
il l'imitait. Il en était le clair de lune.
— Nous dansions hier soir, camarades, —
ajouta-t-il, — nous pourrions bien la
danser cette nuit.
« — Vous faites le plan de l'ennemi,
monsieur, — dit La Varesnerie à M. J.ic-
ques, — mais le nôtre, monsieur, quel
est-il ?
" — Le nôtre — répondit M. Jacques —
est celui des boulets, des obus et des
balles, qui entrent partout et brisent
tout, quand ils ne sont pas aplatis.
« — Eh bien, — dit Juste Le Breton,
dont le surnom était « le Téméraire »,
— soyons donc des projectiles, et
entrons ! •>
« J'ai toujours dans les oreilles — con-
tinua mademoiselle de Percy — la voix
claire de Juste Le Breton, quand il dit ce
mot Centrons ! qui fut réalisé quelques
heures après ; car nous entrâmes, et même
nous sortîmes, ce qui était plus fort. Je
n'ai jamais entendu de plus joyeux son de
trompette ! Juste Le Breton était vraiment
heureux de ce que venait de dire M. Jac-
ques. Nous autres, les dix autres, nous
20 | LE CHEVALIER DES TOUCHES
n'en souffrions pas; nous n'en tremblions
pas ; mais Juste, il en était heureux.
C'était un contempteur absolu de toute
prudence, que ce Juste Le Breton. L'idée
qu'il n'y avait plus dans cette question
de l'enlèvement de Des Touches que de
la force, et qu'en fait de stratagèmes et
de précautions humaines nous étions au
bout du fossé et qu'il n'y avait plus qu'à
sauter, cette idée, formidable aux plus
braves, le ravissait ! J'ai vu bien des gens
braves dans ma vie, je n'en ai pas vu
exactement de ce genre de bravoure-là.
M. Jacques, qui avait le génie du général
sous l'officier intrépide, Des Touches lui-
même, cet homme inouï parmi les énergi-
ques, qui n'a peut-être jamais senti en
toute sa vie un seul battement de cœur
dans sa poitrine de marbre,' admettaient,
en une foule de circonstances, la prudence
humaine ; mais Juste Le Breton, jamais !
Ils l'appelaient le Téméraire ; ils auraient
tout aussi bien pu l'appeler : - Rien d'im-
possible ! •• Voulez-vous en juger ? Un
jour, ici, sur la place du Château, il était
entré à cheval chez un de ses amis, qui
logeait Hôtel de la Poste, et, ayant monté
ainsi les quatre étages, il avait forcé à
T. A SECONDE EXPEDITION 20}
sauter par la fcnctre son cheval, qui, en
tombant, se brisa trois jambes et s'ouvrit
le poitrail, mais sur lequel il resta vissé,
les éperons enfoncés jusqu'à la botte,
n'ayant pas, pour son compte, une ègrati-
gnure !
— Deux secondes de sensation d'hip-
pogriphe, — dit l'abbé ; — mais l'hippo-
griffe avait des ailes, ce qui fait le Roger
de l'Arioste d'un mérite moins grand que
ton héros, mademoiselle ma sœur.
— Une autre fois, — reprit-elle, toute
palpitante du succès de celui que son
frère venait d'appeler son héros, — s'en-
riuyant chez un de ses amis un jour de pluie
(je crois que c'était chez ce coq batailleur
de Fermanville), il lui dit : « Si nous nous
« battions pour passer le temps? » car, à
cette époque-là, on était ainsi à Valo-
gnes : on y tuait le temps à coups d'épée.
Et Fermanville n'ayant pas d'autre objec-
tion à faire à cette proposition qu'il n'y
avait là qu'un seul sabre : « Prends la lame
" et laisse-moi le fourreau, >• dit Juste ; et
comme l'autre, qui avait du cœur, ne vou-
lait pas de ce partage, Juste Le Breton le
força bien à se servir de la lame; car il se
jeta sur lui et l'écharpa avec le fourreau.
206 LE CHEVALIER DFS TOUCHES
— Je ne ferai plus de réflexions, Percy,
— dit l'abbé éternellement taquin, —
parce que tu me donnerais encore une
anecdote sur ton favori Juste, etFierdrap,
qui tortille son manchon d'impatience,
attendrait son histoire trop longtemps.
— J'ai fini, — dit-elle, — mais ce n'était
pas une digression, mon frère. Il fallait
bien, dans l'intérêt même de mon histoire,
que je vous fisse comprendre ce Juste Le
Breton, qui aimait le danger, non pas
comme on aime sa maîtresse ; car on la
trouve toujours assez jolie...
— Et assez dangereuse, — fit cette fine
langue d'abbé.
— Tandis que lui, — continua-t-elle, —
ne trouvait jamais le danger assez grand,
comme il le prouva, du reste, une fois de
plus, ce jour-là, dans cette affaire de Des
Touches, où il l'augmenta par une impru-
dence qui fut la cause de la mort de
M. Jacques, et qui pouvait nous faire, dans
les murs de Coutances, massacrer tous
jusqu'au dernier ! •
Elle dit cela ardemment, comme elle
disait tout, cette vieille lionne ; mais au
ton qu'elle avait, on voyait bien qu'elle
ne -ardait pas grande rancune à son
LA SECONDE EXPÉDITION 207
sublime cerveau brûlé de Juste Le Breton !
■< C'est entre onze heures et minuit —
reprit-elle — que nous quittâmes la ferme
des Mauger, ces paysans de La Yares-
nerie qui nous avaient donné asile. Nous
la quittâmes pour n'y pas revenir. Si nous
réussissions, nous ne pouvions ramener
Des Touches dans un endroit si près de
la ville ; si nous ne pouvions pas réussir,
nul des Douze ne devait revenir, ni là
ni ailleurs. Nous avions, chacun, une
bonne carabine très courte, avec de la
poudre et des balles en suffisance, et, à
la ceinture, un couteau à éventrer les
sangliers. Seul, Cantilly, à cause de son
bras en écharpe, dans votre mouchoir,
Sainte, avait des pistolets au lieu de cara-
bine. Il marchait, lui, le pistolet à la main.
Lorsque nous sortîmes de la ferme des
Mauger, un traître de clair de lune fit
dire à notre loustic en second de Desfon-
taines :
« — Phœbé pour Phœbé, j'aimerais
•■ mieux pour cette nuit mademoiselle
•■ Phœbé de Thiboutot que celle-là ! ••
» Cette lune de mauvais augure pou-
vait, en effet, nous jouer plus d'un méchant
tour. Mais, en nous approchant de la
208 LE CHEVALIER DES TOUCHES
ville, nous fûmes un peu rassures par un
petit brouillard qui commença à s'élever
du sol, comme la fumée d'un feu de tour-
bière dans un champ. Nous eûmes l'espoir
que ce brouillard s'épaissirait assez, du
moins, pour qu'on ne pût rien distinguer
de bien net dans ces rues de Coutances,
plus étroites que celles d'Avranches, par
conséquent plus plongées dans l'ombre
tombant des maisons. Nous entrâmes dans
la ville à minuit moins un quart, qui tinta
à la Cathédrale et que répétèrent pour
les échos seuls les autres horloges de
cette ville, qui dormait comme une assem-
blée de justes, quoique ce fût une ville
de coquins révolutionnaires. Les rues
étaient muettes ; pas un chat n'y passait.
Que fût-il arrivé de nous tous, de Des
Touches, de notre projet, si nous avions
rencontré seulement une patrouille? Nous
savions bien ce qui, dans ce cas, serait
arrivé ; mais nous n'avions la liberté
d'aucun choix : il fallait aller, s'exposer à
tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de
milieu, demain Des Touches serait guillo-
tiné ! Heureusement, nous n'aperçûmes
pas l'ombre d'une patrouille dans cette
ville, morte de sommeil. Des réverbères
LA SECONDE EXPÉDITION'
très rares, et à de grandes distances les
uns des autres, tremblaient au vent à
l'angle des rues. Suspendus à de longues
perches noires transversalement coupées
par une solive, et figurant un T inachevé.
ils avaient assez l'air de potences. Tout
cela était morne, mais peu effrayant.
Nous enfilâmes une rue, puis une autre.
Toujours même silence et même solitude.
La lune, qui se brouillait de plus en plus,
se regardait encore un peu dans les vitres
des fenêtres, derrière lesquelles on ne
voyait pas même la lueur d'une veilleuse
expirante. Nous assoupissions le bruit de
s en marchant.
•• Le moment était pour nous si solen-
nel, monsieur de Fierdrap, que j'ai gardé
loindres impressions de cette noc-
turne entrée dans Coutances et le long de
ces rues où nous avancions comme sur
une trappe dont on se défie et qui peut s'ou-
vrir tout à coup et vous avaler, et que je
me rappelle parfaitement une vieille femme
en cornette de nuit et en serre-tête, le
seul être vivant de cette ville ensevelie
tout entière dans ses maisons comme dans
des tombes, laquelle, à la fenêtre d'un
haut étage, vidait, au clair de la lune, une
27
LE CHEVALIER DES TOUI H ES
cuvette avec précaution et mystère, et
mettait à cela une telle lenteur, que les
gouttes du liquide qu'elle versait auraient
eu le temps de se cristalliser avant de
tomber sur le sol. s'il avait fait un peu
plus froid. Elle en accompagnait la chute
de l'avertissement charitable : « Gare
Veau! gare Veau .' » prononcé d'une voix
tremblotante, qu'elle veloutait pour n'éveil-
ler personne, et qui disait à quel point
elle était consciencieuse dans ce qu'elle
faisait, et même timorée. A chaque goutte
qui tombait ou qui ne tombait pas, elle
répétait du même ton dolent son « Gare
■■ l'eut ! ■■ monotone... Nous nous rangeâ-
mes contre le mur d'en face, craignant
qu'elle ne nous aperçut... .Mais, trop
occupée pour cela, elle continua d'épan-
cher sa source éternelle, en disant tou-
jours son « Gare Veau ! »
■• — Dans mon pays. - dit a voix I
« La Bochonniere. — les moulins à eau
< s'appellent des Écoute-s'il-pleul : mais.
« du diable ! en voilà un comme je n'en
« avais jamais vu.
« — Cela l'étonnerait un peu si. d'une
« balle, on lui cassait sa cuvette au rez
« de la main. » lit Cantilly, très fort au
LA SECONDE EXPEDITION" 211
pistolet, qui jetait en l'air une paire de
Liants et la perçait d'une balle avant
qu'elle ne fût retombée.
« Nous rimes et nous passâmes, oubliant
la bonne femme en tournant le coin de la
rue et en nous trouvant nez à nez avec la
guillotine, droite et menaçante devant
nous, attendant son homme... Embuscade
funèbre ! C'était la place des exécutions.
La prison n'était pas loin de là. Nous des-
cendîmes, comme des gens qui dévalent
à l'abime, cette rue qui va de la prison à
la place de l'échafaud, et qu'on appelle
dans toute la ville la rue Monte-à-Regret,
cette rue qu'il nous fallait empêcher Des
Touches de monter le lendemain ! La pri-
son blanchissait au bout de cette espèce
de boyau sombre, sur une autre place.
Nous nous arrêtâmes... le temps de res-
pirer. »
Elle contait comme quelqu'un qui a
vécu de la vie de son conte. L'abbé et le
baron, eux, ne respiraient plus.
■■ Ah ! c'était le moment, — lit-elle, —
le moment terrible où l'on va casser le
vitrage et où l'on serait perdu si, en la
brisant, une seule vitre allait faire du
bruit !... La sentinelle, dans sa houppe-
212 LE CHEVALIER DES TOUCHES
lande bleue, se promenait nonchalamment,
son fusil penché dans l'angle de son bras,
de l'un à l'autre côté du porche, comme
un chapier . à vêpres. Le der-
nier rayon vacillant de cette lune, qui
devait ressembler une heure après à un
chaudron de bouillie froide et qui nous
rendit ce dernier service, tombait à plein
dans la figure du soldat en faction et
l'empêchait de distinguer nos ombres
mobiles dans l'ombre arrêtée des mai-
sons.
« — Je me charge de la sentinelle. »
dit à voix basse Juste Le Breton à
M. Jacques, et d'un bond il fut sur elle
et l'enleva, houppelande, fusil, homme et
tout, et disparut avec ce paquet sous le
porche de la prison, en nous faisant le
passage libre. Comment s'y était-il pris,
ce diable de Juste ?... Mais la sentinelle
n'avait pas poussé un seul cri.
« — Il l'aura poignardée ! — fit M. Jac-
« ques. — Allons ! c'est à notre tour, mes-
<■ sieurs. Nous pouvons avancer... »
« Et tous, avec lui. serrés les uns contre
les autres comme les grains d'une grappe,
nous nous précipitâmes dans la première
cour de la prison .
LA SECONDE EXPÉDITION 2 I }
« C'était une cour parfaitement ronde,
dont l'enceinte intérieure ressemblait à la
cour d'un cloître, avec des arcades très
basses et des piliers trapus. Elle était
vide. Où était passé Juste?... Nous fouil-
lâmes du regard sous ces arcades noires
où l'on ne voyait rien, entre ces piliers
blancs où il avait porté peut-être la senti-
nelle égorgée ; mais, bah ! il saurait bien
nous retrouver, et nous franchîmes au
pas accéléré la deuxième cour, aussi
déserte que la première, pour arriver
d'une haleine à la prison, qui était au fond
de la troisième... Ah! nous allions vite.
Nous avions aux reins la pique de la néces-
sité ! Nous vîmes vaciller une lueur à un
petit corps de bâtiment avancé attenant â
la geôle, et qui ressemblait à ce qu'on
appelle, en terme de construction mili-
taire, une poivrière. Le geôlier n'était pas
couché. Ce n'était plus l'énergique Hoc-
son d'Avranches, avec son cœur dés
implacable ; c'était tout simplement, celui-
là, une béte brute à bonnet rouge, savetier
pour les gens de la ville, entre deux
tours de clef. Comme c'était jour de décade
ce jour-lâ, et qu'il avait à livrer le lende-
main des chaussures à ses pratiqi
214 LE CHEVALIER DES TOUCHES
veillait... Sa femme et sa fille, une enfant
de treize ans, dormaient dans une espèce
de soupente très élevée et à laquelle on
montait avec une échelle. Nous vîmes
tout cela à travers une vitre crasseuse
qu'une lampe à crochet éclairait d'un jour
rouge et fumeux... Nous ne le prévînmes
pas; nous ne l'appelâmes pas: nous ne frap-
pâmes pas doucement à sa porte ; mais,
poussés par une nécessité d'agir à la
manière des boulets, comme l'avait dit
M. Jacques, des onze crosses de nos cara-
bines, qui ne firent qu'un seul coup dans
cette porte, nous la finies voler sur ses
gonds et nous tombâmes comme un ton-
nerre sur cette homme, terrassé d'abord,
puis relevé de terre, mis sur ses pieds et
tenu au collet par deux poignes vigou-
reuses, avec injonction, le couteau sur
le cœur, de livrer ses clefs et de nous
conduire à Des Touches. Vous le savez,
monsieur de Fierdrap, les Chouans avaient
une renommée sinistre, et parfois ils
l'avaient méritée. On les voyait toujours
un peu à la lueur des horribles feux qu'ils
allumaient sous les pieds des Bleus.
L'épouvante publique leur donnait un des
noms du diable : on les appelait drille-
LA SECONDE EXPÉDITION 2 I S
pieds. Nous profitâmes de cette affreuse
réputation des Chouans pour terrifier le
misérable que nous tenions, et Campion,
qui avait les sourcils barrés et la face
terrible, le menaça de le faire griller
comme un marcassin de basse-cour si
seulement il osait résister. Il ne résista
pas. Il était dissous par la surprise et par
la peur, une peur idiote et livide. Il livra
ses clefs, et, trainé par deux d'entre nous,
il nous mena au cachot de Des Touches.
Sa femme et sa fille étaient restées, plus
mortes que vives, dans leur soupente;
mais pour qu'elles n'en descendissent pas
et n'allassent avertir, nous renversâmes
l'échelle. La terreur leur coupait la gorge.
Elles ne crièrent pas ; mais elles auraient
crié, que peu nous importait ! Ce n'était
pas comme la sentinelle. Les murs de la
prison étaient épais. Il y avait trois cours,
toutes trois désertes. On n'aurait pas
entendu leurs cris.
•• — Vive le Roi ! •• fimes-nous en en-
trant dans le cachot de Des Touches...
Prisonnier une semaine â Avranches, pri-
son nier à Coutances depuis quelques jours,
maltraité par ses ennemis, qui voulaient
broyer son énergie sous les tortures de la
2l6 LE CHEVALIER lus TOUCHES
faim et le montrer sur l'échafaud dans
une déshonorante faiblesse, Des Touches
était assis sur une espèce de sôul
nient de pierre tenant au mur de la prison
et qui avait la forme d'une huche, lié de
chaînes, mais fort calme.
« Il savait les chances de la guerre
comme il savait les inconstances de la
vague, ce partisan et ce pilote ! Pris un
jour, délivré l'autre, repris peut-être ! il
avait usé cette pensée...
« — Eh bien, — dit-il avec son beau sou-
.. rire. — ce ne sera pas pour demain encore!
« Tenez ! — ajouta-t-il, — déferrez cette
« main et je vous aiderai pour le reste. »
•• Il avait tordu la chaîne qui attachait
ses deux bras. mais, pinces dans des bra-
celets d'acier qui paralysaient, en les
comprimant, le jeu de ses muscles, il
n'avait pas pu la briser.
« — Non ! chevalier. — lui dit .V. Jac-
•• ques, — scier tout cela serait trop long.
•■ Nous sommes pressés, nous vous enle-
•< verons avec vos fers ! •>
« Et comme il avait été dit, il fut fait,
baron de Fierdrap ! Trois d'entre nous le
prirent sur leurs épaules et l'emportèrent,
comme sur un pavois.
... Le pi Ireoi nu leim
si l'emportèrent...
LA SECONDE EXPÉDITION 2IQ
« Nous roulâmes sur la dalle de cette
prison, à la place de Des Touches, le geô-
lier, auquel nous laissâmes la vie, mais
que, par prudence, nous enfermâmes â
double tour dans le cachot. Je mets plus
de temps à vous conter toutes ces choses
que nous n'en mîmes à les exécuter. Les
gs de 1 éclair ne sont pas plus rapi:
des. Nous traversâmes les trois grandes
cours, toujours solitaires; mais à la rue...
à la rue, le danger allait recommencer !
« Et cependant, tout était au mieux !
Nous tenions Des Touches ! La lune n'était
plus qu'un œil vide. Elle tachait le ciel
au lieu de l'éclairer, et le brouillard com-
mençait à mettre, entre les objets et nous,
comme une espèce de voile de soie... Les
profils des maisons fondaient dans la
vapeur. Nous reprîmes les rues qne nous
avions suivies déjà, toujours sans ren-
contrer personne. Hasard prodigieux !
C'était presque de la féerie ! Cette ville,
immobile dans son sommeil, semblait
enchantée. Quand nous repassâmes dans
la rue de la bonne femme qui vidait sa
cuvette, elle était encore à la même place,
faisant le geste de la vider toujours. Nous
la vîmes moins à cause du brouillard :
220 LE CHEVALIER DES TOUCHES
mais elle disait, sans discontinuer, son
« (Lire Veau ! ■■ prudent et plaintif. Etait-
ce une statue qui parlait ? Ce que nous
entendîmes tout à coup l'interrompit-elle r
Dans l'immense silence de la ville, un coup
de fusil éclata.
« — Armons nos carabines, messieurs.
« et garde à nous ! — dit M. Jacques.
•• — Et gare les balles! — dit Desfon-
« taines. — Ce n'est plus : •• Gare Veau ! •
« Presque au même instant, une autre
détonation plus âpre déchira plus cruel-
lement l'air et fit vibrer l'espace.
« — Ceci est la carabine de Juste Le
« Breton ! » — dit M. Jacques, qui la
reconnut avec son oreille militaire.
« Il n'avait pas prononcé ces mots, que
Juste, lancé comme un tigre, tombait
parmi nous et nous disait de sa voix claire :
« — Doublez le pas! voici les Bleus! »
" Or, sachez ce qui s'était passé, mon-
sieur de Fierdrap ! Le - Téméraire », qui
n'avait pas volé son nom, au lieu de poi-
gnarder la sentinelle, ainsi que l'instinct
de la guerre l'avait fait croire à .V. Jacques,
l'avait portée vivante, à bout de bras,
sous les arcades de la prison. Sur de sa
force et aimant à jouer avec elle, il avait
LA SECONDE EXPEDITION' 221
eu le dédain généreux de ne pas tuer
cet homme, et il l'avait tenu dans l'impos-
sibilité absolue de pousser un cri, tant de
sa formidable main il l'avait étreint à la
gorge! et il était resté ainsi, l'étreignant,
tout le temps que nous avions mis à enle-
ver Des Touches. Du fond de son arceau
et de ces ténèbres, il nous avait vus repas-
ser dans la cour avec le prisonnier, et,
pour nous donner le temps de faire sûre-
ment notre retraite, il avait continué de
maintenir la sentinelle dans cette situa-
tion, terrible pour tous les deux. Quand
il nous crut assez loin de la prison pour
n'avoir plus rien à craindre, il la lâcha et
pensa l'avoir étouffée. En effet, ruse ou
douleur d'avoir senti si longtemps le car-
can de cette main de fer, elle était tombée
aux pieds de Juste, qui s'en alla. Mais,
une fois parti, la sentinelle, fidèle à sa
consigne, s'était relevée, avait ramassé
son fusil et tiré pour appeler le corps de
garde aux armes.
« Juste était alors au haut de la rue
Monte-à-regret.
- — Ah ! — pensa-t-il, — j'ai fait une
« faute d'avoir épargné cette canaille, mais
■• elle va la payer ! >
LE CHEVALIER DES TOI •
« Et il redescendit la rue, et, à soixante
pas. malgré le brouillard, il étendit raide
morte la sentinelle qui rechargeait son
arme, et il prit sa volée pour nous rejoin-
dre et nous avertir.
■■ Mais le feu était à la poudre ! On
entendait des roulements de tambour du
coté du quartier de la ville que nous
venions de quitter. Nous hâtions le pas.
« Derrière nous, à l'extrémité d'une des
rues que nous enfilions, nous vîmes une
troupe que nous crûmes les gens du corps
de garde, et c'étaient eux probablement.
Ils s'avançaient avec précaution ; car ils
ne savaient pas notre nombre... « Qui
rive! » firent-ils en s'approchant, mais
tous, excepté ceux qui portaient Des Tou-
ches, nous leur répondîmes par une
décharge de carabines, qui leur dit, du
reste, avec une clarté suffisante, que nous
étions les Chasseurs du Roi!
« Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le
vent de leurs balles, qui ricochèrent contre
les murs, mais ne nous tuèrent personne.
Il était évident pour nous, à la mollesse
de leur poursuite, que ces hommes qui
marchaient sur nous attendaient du ren-
fort de la garnison reveillée, et cette cir-
LA SECONDE EXPÉDITION' 223
constance nous donna de l'avance, et
probablement nous sauva. Tout en mar-
chant presque à la course, partout où nous
apercevions un réverbère, d'un coup de
feu il était cassé ! L'obscurité pleuvait
donc dans ces rues étroites, où la plus
forte troupe n'aurait pu déployer qu'un
très petit front. C'était là pour nous un
avantage. Ceux qui portaient Des Touches
étaient couverts par les neuf autres, qui,
de minute en minute, se retournaient et
tiraient, en se retournant. Nous touchions
à la porte du faubourg de la ville, et il
était temps. Au centre de Coutances s'éle-
vait un grand tumulte. On entendait dis-
tinctement les cris : « Aux armes ! « La
ville était debout. Ceux qui, derrière nous,
avançaient, ne prenaient que le temps de
recharger leurs armes. A la dernière
décharge qu'ils firent sur nous, fatalité !
M. Jacques s'abattit, après avoir tourné
sur lui-même comme une toupie. J'étais
près de lui quand il tomba.
« — Oh ! son pressentiment ! » — pen-
sai-je. Et l'idée d'Aimée me traversa le
cœur.
■• — Est-il mort> — dis-je à Juste Le
m. qui l'avait relevé.
:: | LE CHEVALIER DES TOUCHES
« — Mort ou non, — répondit-il, —
« nous ne le laisserons pas aux Bleus, qui
•• se vengeraient de nous, en fusillant son
■ cadavre !» — Et le levant, de ses deux
bras d'Hercule, il le coucha sur les épau-
les de ceux-là qui portaient Des Touches,
lequel eut ainsi un camarade de pavois !
<• Vingt minutes après, la ville était
déjà loin, noyée dans son brouillard et
dans son bruit, et nous en pleine campa-
gne, avec notre double fardeau. Nous
n'avions été ni traqués, ni coupés, mais
nous allions l'être, si la rue du faubourg
n'avait pas fini. Dans la campagne, le
brouillard était encore plus épais que dans
la ville. Une fois sortis des rues, les Bleus
qui nous poursuivaient, ne pouvaient
savoir la direction que nous allions pren-
dre. D'ailleurs, la campagne, le hallier. le
buisson, les routes perdues, tout cela nous
connaissait. Nous étions des Chouans!
« La Varesnerie, qui savait le pays par
cœur, nous fit prendre par les terres
labourées. Puis nous ouvrimes une ou deux
barrières fermées seulement avec des cou-
ronnes de bois tors, et nous entrâmes
dans des chemins qui ressemblaient à des
ornières. Au bout de deux heures de mar-
I ME EXPEDITION 2 2^
che à peu près, nous descendîmes dans
un bas-fond où coulait une rivière au bord
de laquelle était amarré un grand bateau
destiné à charrier cet engrais que dans le
pays on nomme langue et qu'on tire au
grelin, le long d'un chemin de halage,
parallèle à la rivière dans toute ,sa lon-
gueur.
■ G*est dans ce grand bateau que ceux
qui portaient Des Touches et M. Jacques
les déposèrent, et c'est là que nous restâ-
mes à attendre le jour, heureux d'avoir
délivré l'un, mais le cœur glacé d'avoir
perdu l'autre. Quand le jour vint nous
prendre, nous pûmes juger de la blessure
de M. Jacques. Il avait reçu une balle en
plein cœur. Nous l'enterrâmes au bord de
cette rivière inconnue, cet inconnu dont
nous ne savions rien, sinon qu'il était un
héros ! Avant de l'étendre dans la fosse
que nous lui creusâmes avec nos couteaux
de chasse, je coupai à son bras le brace-
let que lui avait tressé Aimée, de ses che-
veux plus purs que l'or, et dont le sang
qui le couvrait allait faire pour elle une
relique sacrée. Sans prêtres, loin de tout,
nous lui rendîmes le seul honneur que des
soldats puissent rendre à un soldat, en le
22Ô 11 CHEVALIE1 DES TOUCHES
saluant une dernière fois du feu de nos
carabines, et en parfumant le gazmi sous
lequel il allait dormir de cette odeur de la
poudre qu'il avait toujours respirèe !
— Il n'est pas à plaindre, — dit M. de
Fierdrap, qui crut répondre à la pensée
secrète de mademoiselle de Percy. — Il
est mort de la mort d'un Chouan et il a
été enterré au pied d'un buisson comme
un Chouan, sa vraie place ! tandis que Des
Touches, que l'abbé vient de voir sur la
place des Capucins, est probablement
fou. errant, misérable, et que Jean Cotte-
reau, le grand Jean Cottereau, qui a
nommé la Chouannerie et qui est reste-
seul de six frères et sœurs, tués à la
bataille ou à la guillotine, est mort le cœur
brisé par les maîtres qu'il avait servis,
auxquels il a vainement demande, pauvre
grand cœur romanesque, le simple droit,
ridicule maintenant, de porter l'épèe 1
L'abbé a raison : ils mourront comme les
Stuarts. >•
.Mademoiselle de Percy n'eut pas le cou-
rage de protester une seconde fois contre
l'opinion de ces blessés de la Fidélité
atteints au cœur, qui, comme l'abbé et le
baron, se plaignaient entre eux des Bour-
LA SECONDE EXPEDITION 2 2"
comrae on se plaindrait d'une mai-
tresse ; car se plaindre de sa maîtresse
est peut-être une manière de plus de l'ado-
rer !
« Après les derniers devoirs rendus à
M. Jacques. — reprit la conteuse, — nous
pensâmes à délivrer de ses fers le cheva-
lier Des Touches, que nous avions assis
et appuyé, dans le bateau à tangue, contre
le mât auquel on attache le grelin. Ceux
qui l'avaient pris lui avaient fait comme
une espèce de camisole de force avec des
chaînes croisées et recroisées, et ils les
avaient serrées au point de produire l'en-
gourdissement le plus douloureux en cet
homme svelte et souple, dans les membres
duquel dormait une force qui avait ses
réveils, comme le lion. Avec son instinct et
son amour du combat, il avait dû furieuse-
ment souffrir d'entendre passer les balles
autour de lui sur les épaules de ses compa-
gnons, et de n'en pouvoir cracher une
seule à l'ennemi ; mais la marque distinc-
tive du courage de Des Touches, c'était la
patience de l'animal ou du sauvage sous
la circonstance qui l'écrase. C'était un
Indien que cet homme de Granville ! Il
avait jusque-là. dans la marche et dans
228 LE CHEVALIER DES TOUCHES
la nuit, souffert de ces chaînes en silence,
mais depuis qu'il faisait jour et que nous
n'avions plus l'ennemi aux talons, il devait
avoir hàtc d'être délivré du poids écrasant
de ses fers. Tout à l'heure, il faudrait
reprendre notre route, et lui, libre, serait
un fier soldat de plus, si nous étions atta-
qués, d'aventure, dans notre retour à
Touffedelys. Nous essayâmes donc de
forcer et de rompre toute cette ferraille ;
mais, n'ayant que nos couteaux de chasse
et les chiens de nos carabines, une telle
besogne menaçait d'être longue et peut-
être impossible, quand un de ces hasards
comme il ne s'en rencontre qu'à la guerre,
nous tira de l'embarras dans lequel nous
nous trouvions alors.
— Ah ! c'est l'histoire de Couvai! ! »
dit en se remuant voluptueusement
dans sa bergère mademoiselle Sainte de
Touffedelys, comme si on lui avait débou-
ché sous le nez un flacon de l'odeur qu'elle
eût préférée.
On voyait que cette histoire, dont l'hé-
roïsme n'agitait pas beaucoup son cerve-
let, tombait enfin dans des proportions
qui lui plaisaient. Tout est relatif dans
ce monde. Le temps avait croisé le
LA SECONDE EXPEDITION 1 2Q
cygne des anciens jours d'une pauvre oie,
qui n'eût pas sauvé le Capitole. Mademoi-
selle de Touffedelys s'était presque ani-
mée... Couyart était son horloger.
Il est venu encore ce matin remon-
ter la pendule, » dit profondément cette
observatrice ineffable.
Elle portait un vieil et grand intérêt à
ce Couyart, qui croyait aux revenants
comme elle et qui l'entretenait perpétuel-
lement, lorsqu'il venait remonter le Bac-
chus d'or moulu, de tous ceux qu'il voyait
partout ; car cela lui était habituel, à ce
brave homme. Il ne pouvait sortir même
dans sa cour pour ce que vous savez,
sans en voir! C'était un homme timide,
scrupuleux, au parler doux, qui parlait
comme il marchait, dans des chaussons de
velours de laine qu'il portait toujours, par
respect pour le glacis du parquet des
salons dont il remontait les pendules. Il
était délicat et nerveux, blanc de visage
comme une vieille femme, et quoique
chauve du front et du crâne, coiffé assez
drôlement à la titus d'un reste de cheveux
sur l'occiput et sur les oreilles, qu'il pou-
drait, par l'unique raison que c'était la
mode des gens comme il faut, avant celle
23O LE CHEVALIER DES TOUCHES
malheureuse révolution... Il avait, disait-il,
toujours été aristocrate. Avec ses prati-
ques, et c'était toute la noblesse de Valo-
gnes, il était de cette timidité qui flatte
les princes quand un homme ne sait plus
trouver ses mots devant eux. Exquise
flatterie ! Elle lui était naturelle.
Il coupotaii ses phrases des hem ! hem !
de l'embarras, et les commençait par des
Or donc impossibles: ce qui prouvait que
les rouages de la mécanique ne donnent
pas les habitudes du raisonnement. Lors-
qu'il ne travaillait pas à ses montres,
assis, debout, en marchant, il frottait éter-
nellement, avec satisfaction, l'une contre
l'autre, ses mains mollettes et pâlottes
d'horloger, accoutumées à tenir des cho-
ses délicates et fragiles, et il faisait le
bonheur des enfants de la rue Siquet et
de la rue des Religieuses, quand, en reve-
nant de l'école, ils se groupaient au vitrage
de sa boutique pour le voir, devant son
établi couvert d'un papier blanc et de
verres à pattes sous lesquels il mettait les
rouages de ses montres, absorbé tout
entier dans sa loupe et cherchant ce qu'il
appelait un échappement.
*M
... Jû l'ai toujours '
le imjliic, Ci
VIII
LE MOULIN BLEU
.Mademoiselle de Percy passa naturelle-
ment par-dessus la réflexion de l'ingénue
mademoiselle Sainte de Touffedelys, et
elle continua :
« Pendant que nous nous efforcions,
baron, de délivrer Des Touches de ses
chaînes, et je vous jure que cela nous
parut un instant plus difficile que son
2-J2 II CHEVALIER DES TOUCHES
enlèvement, nous vîmes poindre de loin
un homme le long du chemin de halage.
Saint- Germain, qui avait l'œil d'une
vedette, l'avisa le premier qui s'en venait
tranquillement de notre côté, et quand je dis
tranquillement, je dis trop: il n'était déjà
plus tranquille. Ce groupe d'hommes que
nous formions de si bon matin, au bord
de cette rivière qui ne voyait pas d'ordi-
naire grand monde sur ses bords, ce
groupe armé, dont le soleil qui se levait,
en dissipant le brouillard, faisait étinceler
les carabines, inquiétait cet homme aux
pas circonspects et presque cauteleux ;
car vous savez comme il marche, Sainte ?
Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart !
Il était là, au bord de cette rivière où je
le voyais pour la première fois, comme
ici, dans votre salon, quand il y vient
pour la pendule. Oui ! notre groupe, dont
il ne se rendait pas de loin très bien
compte, l'inquiétait et le fit même se
retourner, comme un chat prudent qui
voit le danger et qui l'évite, et remonter
le chemin de halage.
« — On ne s'en va pas comme cela, mon
•• mignon, — dit Saint-Germain, — quand
•• on a le bonheur de rencontrer des
LE MOULIN BLEU 2^3
•< Chasseurs du Roi avant son déjeuner,
« et je te promets que tu n'iras dire à
« personne ce matin que tu nous as vus ! »
« Et il arma sa carabine et il l'ajusta.
« Il allait lui mettre certainement une
balle au beau milieu des deux épaules,
quand La Varesnerie, qui travaillait à
casser une vis, avec le dos de son cou-
teau de chasse, dans un des ferrements
de Des Touches, releva de ce couteau le
canon de la carabine :
» — Laisse cette bécasse ! — lui dit-il. — ■
Ce n'est pas un espion. C'est Couyart,
Couyart de Marchessieux, qui s'en
revient de Marchessieux à Coutances,
où il est compagnon horloger chez Le
Calus, sur la place de la Cathédrale,
vis-à-vis de l'hôtel de Crux. Je le connais,
c'est un royaliste. Il m'a bien des fois
remonté ma montre de chasse. Il arrive
comme la marée en carême ! C'est peut-
être Dieu qui nous l'envoie ; car un
ouvrier horloger doit toujours avoir
quelque outil ou quelque ressort de
montre dans sa poche, et il va proba-
blement nous donner le coup de main
■ dont nous avons besoin dans l'endiablée
besogne de cette ferraille. ••
234 IE CHEVALIER DES TOUCHES
« Et comme il voyait que l'homme, crai-
gnant quelque encombre, s'était retourné,
il éleva la voix et courut à lui :
« — lié ! Couyart, — fit-il. — hé ! hé !
« Couyart! Ce sont des amis ! »
•< L'horloger s'arrêta; et, deux secondes
après, nous le vîmes, chapeau bas, devant
La Varesnerie, qui l'amena à nous, tou-
jours chapeau bas.
« Il n'était pas encore très rassuré ; mais
quand son petit œil d'oiseau pris, que l'on
tient dans sa main, eut fait circulairement
le tour de notre groupe :
« — Eh ! mon Dieu ! — dit-il, — c'est
donc vous aussi, monsieur de Beaumont?
et vous aussi, monsieur Lottin de La
Bochonnière> (qui, de vrai, s'appelait
Lottin) et c'est vous aussi, monsieur
Desfontaines ? Or donc, j'ai l'honneur
de vous présenter mes très humbles
civilités et respects, et je vous prie de
croire, or donc, que je... hem ! ne pen-
sais du tout pas... hem! hem! à vous
rencontrer de si bon matin.
« — Oui ! c'est un peu jour pour nous,
qui sommes les chevaliers de la Belle-
Étoile, — dit La Varesnerie, — mais
avant tout, le service du Roi! C'est le
LE MOULIN BLET 23)
service du Roi qui nous a fait passer la
nuit à Coutances, et voilà pourquoi
nous ne sommes pas encore rentrés
quand le soleil qui se lève marque l'heure
de notre couvre-feu, à nous. Vous êtes
un bon royaliste, Couyart, et vous
apprendrez avec plaisir que nous avons
fait de la besogne cette nuit à Coutan-
ces; mais, mon brave Couyart, nous
avons besoin de vous, ce matin, pour
l'achever.
« — De moi, monsieur?- — lit l'horloger,
cette créature de douceur et de paix,
qui se voyait au milieu de nous tous,
appuyés sur des carabines. — Je ne vois
pas, hem ! très bien, hem ! hem ! com-
ment je... pourrais... Est-ce pour l'heure >
— fit-il en se ravisant. — Or donc, j'ai
l'heure, — et il lança la plaisanterie inféo-
dée à l'horlogerie depuis la fabrication
de la première horloge : — Je règle le
soleil.
« — Tenez ! Couyart, — dit La Varesne-
rie; — écartez-vous un peu, messieurs!
— car nous lui cachions le bateau à tan-
gue et Des Touches. Et il montra alors
à l'horloger ébahi, dont les yeux devin-
rent ronds ainsi que sa bouche, le che-
236 LE CHEVALIER DES TOUCIILS
•- valier comme emmailloté dans ses fers.
Tenez ! voila notre besogne et la
vôtre ! Vous devez certainement avoir
des outils de votre état sur vous, quel-
que lime ou un ressort de montre, ce
qui vaudrait encore mieux. Eh bien! mon
fils, limez-nous toute cette enragée fer-
raille-là, et vous pourrez vous vanter,
quand le Roi reviendra, d'avoir été l'un
des libérateurs de Des Touches ! •
« Et voilà, baron, comme il le fut, à sa
manière, ce Couyart, comme nous, nous
l'avions été à la notre ! La Varesnerie
avait prévu juste. Couyart, il nous le dit.
avait toujours un tas d'outils dans ses
poches.
« — Travaillez donc, mon brave garçon.
— fit La Varesnerie, — et soyez tran-
quille ; je vous jure, par Dieu et par tous
les saints du calendrier, que personne
ne vous donnera de distractions pen-
dant que vous travaillerez ! Vous ne
serez pas interrompu, allez ! Ceci nous
regarde, de vous préserver des impor-
tuns. »
« Et nous battîmes un peu l'estrade
autour de lui pendant qu'il travaillait. Ce
travail, que nous n'aurions jamais pu faire
LE MOULIN BLED 2^7
sans lui, dura une moitié de journée.
Jamais montre ou horloge, prétendit-il,
ne lui avait donné plus de tablature et de
tintouin que ces maudites chaînes ; mais
il y mit la patience d'un homme patient,
qui m'étonne toujours beaucoup, moi, et
il y ajouta celle d'un horloger, qui m'est,
pour celle-là, tout à fait incompréhensi-
ble ! Ce fut dur, mais il y parvint. Il s'en
tira à son honneur. Mais la peine que cela
lui coûta marqua tellement dans sa vie, à
ce pauvre diable de Couyart, que depuis
ce temps-là, quand il voulait parler ou
d'un raccommodage compliqué dans ses
horlogeries, ou de quelque chose de pro-
digieusement difficile en soi, il disait inva-
riablement toujours : « C'est dificile, ça,
« comme de scier les fers Je Des Touches! •■
" Tout cela est à présent bien loin de
nous, monsieur de Fierdrap, et le temps,
qui a mis son éteignoir sur nos jeunesses,
a si bien éteint l'éclat que nous avons eu
et le bruit que nous avons fait dans les
jours lointains d'autrefois, que cette locu-
tion de Couyart : ■ difficile comme de scier
les fers de Des Touches », cette locution
qui passe pour un tic de langage du pau-
vre homme, personne ne sait plus ce qu'elle
23" LE CHEVALIER DES TOUCHES
veut dire; mais, nous trois, Ursule, Sainte
et moi, nous le savons ! »
Ce n'était pas la première fois qu'une
note mélancolique vibrait dans l'histoire
de cette noble vieille fille, d'ordinaire si
peu mélancolique ; mais ce n'était là
jamais qu'une note qui passait vite dans
ce récit, animé par la gaieté d'un cœur
si vaillant.
« Quant au chevalier Des Touches, —
reprit-elle après le temps d'étouffer seule-
ment un soupir, — dès qu'il fut rentré
dans sa liberté et dans sa force, il nous
remercia avec courtoisie. Il nous serra la
main à tous. Quand il prit la mienne, comme
à l'un des Douze, il me reconnut sous ces
habits d'homme que j'avais déjà portés
dans d'autres circonstances, mais sous
lesquels il ne m'avait pas vue encore. Il
ne s'en étonna pas. Qui s'étonnait de quel-
que chose dans ce temps? Il savait que
j'aimais les fusils plus que les fuseaux.
Et quelle meilleure occasion pour satis-
faire ce goùt-là, que la nécessité de vivre
de cette vie armée de partisans, qui était
alors notre vie ?
■• — Messieurs, — nous dit-il. — le Roi
« vous doit un serviteur qui va recommen-
LE MOULIN BLEU
239
cer son service. Ce soir, j'aurai repris la
mer. Le soleil va bientôt décliner; mais
il est trop haut encore pour que nous
puissions nous montrer sur les chemins
réunis et en armes. Il faut nous égailler.
Seulement, dans deux heures, nous pou-
vons nous rejoindre à ce moulin à vent
qui est ici à votre droite, sur une hau-
teur, et qui la couronne, et je vous y
donne rendez-vous.
« — C'est le Moulin bleu. — dit La
Varesnerie.
« — Bleu, en effet, — reprit sombrement
Des Touches ; — car c'est dans ce mou-
lin-là, messieurs, que les Bleus m'ont
pris par trahison et vous ont donné la
peine de me reprendre. J'ai juré dans
mon cœur que je leur payerais, argent
comptant, cette peine qu'ils vous ont
donnée. J'ai juré — fit-il d'une voix écla-
tante comme le cuivre — que je venge-
rais la mort de M. Jacques. Vous verrez
si je tiendrai mon serment ! Avant que
ce soleil, qui dit trois heures d'après-
midi, ait disparu sous l'horizon, et moi
dans la brume des côtes d'Angleterre,
je vous donne ma parole de Chouan que
le Moulin bleu sera devenu le Moulin
240 LE CHEVALIER DES TOUCHES
• muge, et que, dans la mémoire des -eus
•• de ces parages, il ne portera plus d'au-
•< tre nom ! »
« Je le regardais pendant qu'il parlait,
et jamais, avec sa taille étreinte dans la
ceinture de sa jaquette de pilote, il n'avait
été plus l'homme de son nom de guerre,
la Guêpe; la guêpe qui tirait son dard et
qui veut du sang! Il me rappelait aussi
ces lions passant de blason, au râble étroit
et nerveux comme celui des plus Unes
panthères, et ongle, à ce qu'il semble, pour
tout déchirer. Sa figure de femme, et que
je n'aimais pas, mais que je ne pouvais
m'empècher de trouver belle, respirait,
soufflait, aspirait avec une telle férocité
la vengeance, qu'elle était cent fois plus
terrible que si elle avait été de la plus
crâne virilité.
« Tous les Douze, nous tombâmes sous
l'action de ce visage de Némésis. Mais La
Varesnerie eut probablement la prévision
de quelque chose d'épouvantable, qui
devait amener d'abominables représailles
et noircir un peu davantage la noire répu-
tation des Chouans, qui l'était bien assez
comme cela.
« — Et si nous n'allions pas à votre
LE MOULIN BLEU 2\\
« rendez-vous, monsieur, — dit La Vares-
« nerie, — qu'en arriverait-il ?
« — Rien, monsieur! » — fit fièrement
lies Touches, et dans le gonflement de
ses narines je vis passer comme le vent
de l'épée. « — Je vous voulais pour témoins
« d'une justice, mais je n'ai besoin de per-
- sonne pour faire moi-même ce que j'ai
•• résolu. •>
« La Varesnerie réfléchit un instant. Il
v avait du chef dans cette tête de La
Varesnerie. Il était jeune. Quelque temps
après cette époque, M. de Frotté le nomma
major.
« — Seul contre plusieurs peut-être, —
« murmura-t-il. — Non ! monsieur, nous
« vous avons sauvé et nous vous devons
« au Roi, Nous irons tous ; n'est-ce pas,
•- messieurs ? »
« Nous en convînmes, baron, et nous
nous quittâmes, en prenant des sentiers
différents. Je m'en allai, moi, avec ce Juste
Le Breton, que vous appelez mon favori,
mon frère. Vous avez raison; il l'était, et
je n'ai pas besoin d'ajouter le honni soit
qui mal y pense ! car avec les grâces de
ma personne, qui pouvait mal penser de
moi ? Juste me disait en marchant :
; i; Il CHEVALIER DES rOUCHES
« — Que va-t-il faire, le chevalier Des
■ Touches rTI a les outrages de deuxempri-
« sonnements accumulés sur un cœur
« diablement allier. ■
« Juste, comme moi, s'intéressait à I>es
Touches parce qu'il ne voyait en lui que
ce que j'y voyais uniquement : l'homme de
guerre, indifférente tout ce qui n'était pas
la guerre et ses farouches ambitions!
•• — Ils l'ont pris par trahison. — conti-
•■ nuait Juste. — Il a été livré aux Bleus.
■• mais quand?- et comment > et à quel
•< moment? Car Des Touches, c'est la vi-
« gilance et c'est l'insomnie ! »
•■ Nous étions si préoccupes de ce qui
allait suivre, que nous remontâmes, sans
nous apercevoir de la longueur du chemin,
les pentes de la hauteur où se trouvait
perché le Moulin bien, comme on l'appe-
lait dans le pays. En proie au magnétisme
de la curiosité, de l'idée fixe, du lieu qu'on
n'a pas vu et qu'on veut voir, attirés par
ce lieu, presque aspires, comme un enfant
qui tombe dans la vague du bord est
aspiré par la mer, nous arrivâmes les pre-
miers au lieu du rendez-vous, et nous nous
tinmes à quelque distance du moulin à
vent en question, attendant nos compa-
LE MOULIN BLEU 2 J ^
gnons, et, probablement avant eux. Des
Touches.
•< C'était un endroit bien tranquille. Sa
hauteur était le résultat d'un mouvement
de terrain très doux, mais très continu,
qui. par conséquent, ne semblait rien poul-
ies pieds une fois qu'on l'avait atteinte,
mais qui était beaucoup pour les yeux,
quand, en se retournant, on regardait
derrière soi la route par laquelle on était
venu. La surface de toute cette hauteur
était revêtue d'une herbe courte, mais
assez verte. Il y paissait chichement deux
ou trois brebis. Il n'y avait là ni un arbre,
ni un arbuste, ni une haie, ni un fossé, ni
une butte, ni quoi que ce soit qui pût
faire obstacle au vent, qui était roi la, qui
jouait la parfaitement à son aise et faisait
tourner son moulin avec un mouvement
d'une lenteur silencieuse. Rien ne craquait
ni ne grinçait dans ce moulin aux vastes
ailes, dont les toiles tendues palpitaient
parfois, a certains souffles plus forts,
comme des voiles de navire ! C'était donc
là le Moulin bleu. Pourquoi l'appelait-on
bleu?... Etait-ce parce que la porte, les
volets, la roue qui fait tourner le toit, et
jusqu'à la girouette, tout était de ce bleu
: ) 1 LE CH BVA LIER !■ I. ^ TOUCHES
qu'on a nommé Longtemps bleu de perru-
quier, par la raison que les perruquier-.
depuis saint Louis, dit-on. en badigeon-
naient leurs boutiqui
« Tout ce qui n'était pas la muraille du
moulin et ses ailes, était de ee bleu pim-
pant et joyeux qui paraissait plus clair
dans le bleu plus foncé du ciel et dans
cette chaude lumière que lui envoyait un
soleil de cinq heures du soir, qui ne le
dorait pas encore. Pourquoi tout ce bleu,
inconnu aux moulins ù vent de la Nor-
mandie? Etait-ce pour justifier le jeu
de mots, recherché de tous les popu-
laires ? C'était le Moulin bleu, c'est-à-dire
le moulin qui n'était pas blanc ! Le moulin
patriote! La porte coupée faisait en même
temps porte et fenêtre, et la partie qui
faisait fenêtre était ouverte. Lu reste, per-
sonne: ni meunier, ni meunière: rien que
le moulin dans son large tournoiement
solitaire, dont la rotation semblait s'ac-
complir au fond d'un sac d'ouate, tant
elle glissait dans le silence! et dont les
ailes courant comme les heures, les unes
après les autres, dans ce tournoiement
placide et mesuré, ne tremblaient même
pas !
LE MOULIN BLEU 2J5
_ ne fut pas long3 ce silence... Un
pizzicato de violon s'entendit et passa par
la porte a moitié ouverte. Maigre et aigre,
c'était une chanterelle qui s'éveillait sous
une main qui dormait encore... une main
de meunier qui a de la farine de son mou-
lin dans les oreilles, et qui pour cela ne
s'entend pas !
« — Quel bon air a ce moulin de la trahi-
•> son ! — dit Juste. — Je ne suis pas sur-
« pris que Des Touches lui-même s'y soit
•• trompé ! »
« Cependant, le pizzicato continuait
incertain, vague, endormi, et perceptible
seulement à cause du profond silence de
cette après-midi d'été et de ce moulin, qui
semblait tourner dans le vide ! Il y avait
vraiment de quoi vous faire partager cette
sensation de somnolence dans laquelle évi-
demment se trouvait plongé ce meunier
invisible, qui rêvait de jouer plutôt qu'il
ne jouait.
1 'est à ce moment d'une sensation
unique pour moi, monsieur de Fierdrap,
quand je pense à ce qui l'a suivi, que Des
Touches, que nous attendions avec impa-
tience, parut seul sur la piètre pelous
hauteur. Il devançait les dix autres
2(6 LE CHEVALIER DES T O V C II E S
des Douze, mais il vit que nous étions la.
Juste Le Breton et moi. Il nous fit le
signe du silence. Il était sans armes et il
avait les mains vides. Depuis que nous
Taxions quitté, il n'avait pas arraché dans
une haie de quoi se faire seulement un
bàt<m !
» Il ouvrit la porte au loquet du moulin
et entra... Nous n'entendîmes plus le piz-
zicato... cela s'arrêtant comme une mon-
tre qui faisait, il n'y a qu'une minute, tac,
/.7c'. et qui ne va plus...
— Eh bien, ni toi non plus! — dit
l'abbé a sa sœur, qui s'était arrêtée.
humant l'impression qu'elle produisait :
car elle voyait bien qu'elle en produisait
une sur M. de Fierdrap et sur son frère.
— Va donc! ma sœur. Va donc! et ne
m m- brûle pas a petit feu.
■■ — Ce sont nos amis. •> lit Juste Le
Breton, qui les vit venir. — reprit-elle. —
a cet instant que je puis appeler suprême a
présent, mais qui n'était alors rempli que
d'une anxiété sans nom.
•• Quand ils arrivèrent sur la hauteur et
qu'ils nous aperçurent :
Nous venons au rendez-vous, — dit
•■ La Varesnerie. Où est le chevalier >
LE MOL' LIN BLE! 2 \~
« — Le voici ! - — lui répondis-je, at-
tendu que depuis qu'il était dans le moulin,
mes yeux n'avaient cessé de rester bra-
qués sur la porte laissée ouverte derrière
lui.
« Il en sortait. .Mais pouvait-on dire
qu'il était avec quelqu'un ? Il tenait par le
cou, dans ses deux mains dont il lui faisait
une cravate, le meunier du Moulin bleu,
grand et pansu, et qu'il traînait ainsi après
lui, dans la poussière.
« — Diable ! — fit Desfontaines (toujours
» Vinel-Aunis) ; — le moulin n'est plus bleu
« tout seul, c'est aussi le meunier! »
« Quand Des Touches parut sur le seuil
du moulin silencieux, d'où personne ne
sortit que lui et ce meunier, qui ne sem-
blait pas peser aux mains qui l'agra-
faient, nous crûmes que c'était fini... qu'il
l'avait tué... et c'était déjà assez tragique,
n'est-ce pas, baron ? Mais, bah ! nous
allions avoir tout à l'heure un bien autre
tragique sous les yeux !
« Le meunier s'était évanoui sous les
serres de Des Touches. Son sang, -
c'était comme un tonneau plein jusqu'à la
bonde que cet homme apoplectique, —
son sanc Fétouffait, mais il vivait sans
: l". LE CHEVALIER DES I "I
connaissance et le chevalier lies Touches,
qui connaissait la proportion de la force
de son effort à la force de SOIl ennemi, le
chevalier Des Touches savait que cet
homme immobile vivait...
« — Messieurs, — dit-il, — c'est le trai-
• tre, c'est le Judas qui m'a livré aux
« Bleus! Tout ce qui a été massacré à
« Avranehes. Vinel-Aunis probablement
« tué, .V. Jacques frappé cette nuit et
« enterré par vous ce matin, et quinze
« jours où ils m'ont fait boire l'outrage
« comme l'eau et dévorer comme du pain
« les plus infâmes traitements, tout cela
■■ doit être mis au compte de cet homme
" que voilà, et dont le supplice m'appar-
■• tient... »
« Nous écoutions, croyant qu'il allait
faire appel à nos carabines, mais il tenait
toujours dans ses mains fermées le cou
de cet homme, dont le corps pendait sur
le sol et dont il avait la tête énorme
appuyée sur sa cuisse, comme si c'eût été
un tambour.
•> — Messieurs, — reprit-il ; il avait peut-
» être, avec la lucidité du sang-froid qu'il
« gardait au milieu de tout cela, vu quel-
« ques-unes de nos mains se crisper sur
LE MO U LIN BL1 0 2 \< )
le canon de nos carabines, — gardez
votre poudre pour des soldats... Souve-
nez-vous, monsieur de La Yaresnerie,
que je n'ai voulu les Douze de la Déli-
vrance que pour être les témoins de la
Justice ! Moi seul, je me charge du châ-
timent... Pierre le Grand, qui me valait
bien, que je sache, a été souvent, dans
sa vie, à la même minute, le juge et le
bourreau. »
■■ Nul de nous, qui l'entendions et qui le
regardions, ne comprenait ce qu'il vou-
lait faire; mais pour tenter seulement de
faire ce à quoi il pensait, il fallait être.
un miracle de force... il fallait être ce qu'il
était !... Il resta, d'une main tenant cette
tête de taureau du meunier, et il la plaça
entre ses deux genoux, en montant bruta-
lement à cheval sur sa nuque... Nous crû-
mes qu'il allait la luxer. Mais ce n'était
pas cela encore, monsieur de Fierdrap !
Ce meunier avait une ceinture, une de ces
ceintures comme en portent encore les
paysans de Normandie, tricots flexibles et
forts qui soutiennent les reins de ces
hommes de peine, et nous dîmes : « Il
« va l'étrangler! » en lui voyant dénouer
cette ceinture de son autre main. Mais
LE CHEVALIER DES TOUCHES
à chaque geste, nous nous trompions !
« Non! ce fut quelque chose d'inattendu
et de stupéfiant. Il prit, ayant l'homme
entre les genoux, une des ailes du moulin
qui passait et il l'arrêta net dans son pas-
sage ! Ce fut si magnifique de force que
nous nous écriâmes...
■< Il tenait toujours son aile entre ses
deux mains.
« — On vous cite, monsieur Juste Le
•• Breton, — lui dit-il, — comme un des
•• plus forts poignets de tout le Cotentin.
« Eh bien, seriez-vous homme à me tenir
•• une seule minute cette aile de moulin
•• que je viens d'arrêter >... ••
•■ Juste ne résista pas. Des Touches le
saisissait par son amour, son idolâtrie de
sa force, par cet enivrement de la Force
dont il a été puni plus tard, en tombant
sous une blessure de rien... Juste prit avec
orgueil l'aile du moulin des mains du che-
valier, et, sous le coup de cette rivalité qui
décuple les forces humaines, il la contint
pendant le temps que Des Touches lia avec
sa ceinture le meunier, qu'il avait couché
sur toute la longueur de cette aile, laquelle,
dés qu'elle ne fut plus contenue, reprit son
grand mouvement, mesuré et silencieux.
LE M OC LIN BLEU 2}I
Ah ! c'était là un carcan étrange, n'est-
il pas vrai, baron? une exposition comme
on n'en avait jamais vu, que cet homme
lié sur son aile de moulin, qui tournait
toujours ! Le mouvement, l'air qu'il cou-
pait en décrivant ainsi dans les airs le
grand orbe de cette aile, qui l'y faisait
monter tout à coup pour en redescendre,
et en redescendre pour y monter encore,
le firent revenir à lui. Il rouvrit les yeux.
Le sang qui menaçait de lui faire éclater
la face comme le vin trop violent fait écla-
ter le muid, lui retomba le long de son
corps et il pâlit... Des Touches eut un
mot de marin.
« — C'est le mal de mer qui commence, »
fit-il cruellement.
« Le meunier, qui avait d'abord ouvert
les yeux, les referma comme s'il eût voulu
se soustraire à l'horrible sensation de cet
abime d'air qu'il redescendait sur l'aile,
l'implacable aile de ce moulin, remontant
éternellement pour redescendre, et redes-
cendant pour remonter... Le soleil, qui
brillait en face, dut mêler la férocité de
son éblouissement à la torture de cet
étrange supplicié, qui allait ainsi par les
airs ! Le malheureux avait commencé par
2S2
LE CHEVALIER DES TOI' (Mis
crier comme une orfraie qu'on égorge,
quand il avait repris connaissance; mais
bientôt, il ne cria plus... Il perdit l'énergie
même du cri... l'énergie du lâche! et il
s'affaissa sur cette tuile blanche de l'aile du
moulin, comme sur un grabat d'agonie. Je
crois vraiment que ce qu'il souffrait était
inexprimable... Il suait de grosses gouttes,
que l'on voyait d'en bas reluire au soleil
sur ses tempes... Ces messieurs regar-
daient, les yeux secs, la lèvre contractée,
impassibles. .Mais moi, monsieur de Fier-
drap — et, mort-Dieu ! c'était la première
fuis de ma vie ! — je sentais que je n'étais
pas tout à fait aussi homme que je le
croyais. Ce qu'il y axait de femme cachée
en moi s'émut, et je ne pus m'empêcher
de dire à ce terrible vengeur de chevalier
Des Touches :
-Pour Dieu! chevalier, abrégez un
" pareil supplice. »
•• Et je lui tendis ma carabine, a lui qui
était désarmé.
» Pour Dieu donc et pour vous, made-
« moiselle ! répondit-il. - Vous avez
- fait assez cette nuit même, pour que je
« ne puisse VOUS rien refuser. ■
» Et se plaçant bien en face, a trente
:
,/fe :
... Que cet
sur son aile M moulin,
qui tournait ■
2yl LE CHEVALIER DES TOI
pas. avec l'adresse d'un homme qui luait
au vol les hirondelles de mer dans un
canot que la vague balançait comme une
escarpolette, il tira son coup de carabine
si juste, quand l'aile du moulin passa
devant lui, que l'homme étendu sur cette
cible mobile fut percé d'outre en outre,
dans la poitrine.
« Le sang ruissela sur la blanche aile
qu'il empourpra, et un jet furieux qui jail-
lit, comme l'eau d'une pompe, de ce corps
puissamment sanguin, tacha la muraille
d'une plaque rouge. Il n'avait pas menti,
le chevalier Des Touches ! Il venait de
changer ce riant et calme Moulin bleu en
un effrayant moulin rouge. S'il existe
encore, ce moulin, qui fut le théâtre du
supplice d'un traître dont la trahison dut
avoir des détails que nous n'avons jamais
sus. mais bien horribles, pour rendre un
homme aussi implacable, on doit l'appeler
encore le Moulin du Sang... On ne sait
plus probablement la main qui l'a versé;
on ne sait plus pourquoi il fut versé, ce
sang qui tache ce mur sinistre ; mais il
doit y être visible toujours, et il parlera
encore longtemps, dans un vague terrible,
d'une chose affreuse qui se sera passée
LE MOULIN BLEU 2 5 ^
là, quand il n'y aura plus personne de
vivant pour la raconter !
— C'était décidément un rude homme
que la belle Hélène! — fit pensivement
l'abbé.
— Le rude homme, mon frère, n'était
pas encore apaisé après cette vengeance
et ce supplice, — continua mademoiselle
de Percy. — Nous crûmes qu'il l'était... Il
nous trompa quelques instants après.
Nous quittâmes ensemble cette hauteur
pour retourner, les uns à Touffedelys, les
autres où ils voudraient, puisque nous
avions réussi dans notre seconde expédi-
tion. C'étaient les derniers pas que nous
faisions en troupe. Comme l'avait dit cet
exact chevalier Des Touches, le soleil n'était
pas encore tombé sous l'horizon. Déjà loin
sur les routes d'en bas, moi qui marchais
à côté de Juste Le Breton, je me retournai
et jetai un dernier regard sur la hauteur
abandonnée... Le soleil, qui rougissait
comme s'il eût été humilié de se baisser
vers la terre, envoyait comme un regard
de sang à ce moulin de sang... Le vent
qui venait de la mer, de cette mer qu'allait
tout à l'heure reprendre Des Touches,
faisait tourner plus vite dans le lointain les
;V'
LE CH F \ A 1. 1 F. R D ES TOUC II ES
ailes de ce moulin à vent qui roulait dans
l'air assombri son cadavre, quand je crus
voir.de son toit pointu, se lever des colon-
nettes de fumée. Je le dis dans les rangs.
<• — Il n'y a que le feu qui purifie! » —
dit Des Touches.
« Et il nous apprit qu'il avait rais le feu
dans l'intérieur du moulin, et le Chouan.
qui ne défaillait jamais en lui, ajouta avec
le joyeux accent de la guerre :
« — Ce sera de la farine de moins pour
■• le diner des patriotes ! ■
« Le feu avait couvé depuis que nous
étions partis, et quand la flamme s'élança
de l'amoncellement de fumée qui s'était
fait tout à coup sur la hauteur et qui
l'avait cachée :
« — On allume des cierges pour les
« morts, — dit Des Touches; — voici le
« mien pour M. Jacques! Cette nuit dans
•• les brumes de la Manche, j'aimerai à en
« suivre longtemps la lueur. »
~?»2>
• ... Cette rult, dais
les brumes Aj !a Macc u\
l'aimerai à co suivra
longtemps la lueur... »
-?~«.
... >..'iis ]e simin
1
IX
HISTOIRE D UNE ROUGE U B
« Cependant, après avoir marché quelque
temps encore, — continua toujours made-
moiselle de Percy, — nous arrivâmes à
une étoile formée par plusieurs routes qui
se croisaient et qui conduisaient aux diffé-
rentes villes et bourgades de la contrée.
C'était là qu'on devait se séparer, après la
dernière poignée de main. Les uns pri-
33
258 LE CHEVALIER DES T O L <
rein La route de Granville et d'Avranches,
les autres s'en allèrent du côté de Vire et
de Mortain. On convint de se réunir à
Touffedelys. s'il devait y avoir bientôt une
nouvelle levée d'armes. Des Touches prit.
lui, la route qui menait directement à la
côte. Juste Le Breton et moi fûmes les
seuls d'entre les Douze qui restâmes jus-
qu'au dernier moment avec cet homme.
l'objet pour nous d'un intérêt devenu tra-
gique et d'une curiosité qui n'a jamais été
entièrement satisfaite. Nous devions reve-
nir à Touffedelys par les Miellés, comme
on appelle ces grèves, et en suivant la
mer et sa longue ligne sinueuse. Quand
nous sortîmes des terres labourées pour
entrer dans les sables, la nuit était tombée
et la lune avait eu le temps de se lever.
C'était le chevalier qui nous menait, comme
quelqu'un qui sait où il va. Avec son expé-
rience de marin, il connaissait, à une
minute près, l'heure de la marée qui
devait le porter en Angleterre. Nous avions
pensé, sans avoir eu besoin de nous le
dire, qu'il avait à son commandement
quelque pécheur dévoué sur cette cote
écartée. Mais quel ne fut pas notre èton-
nement, quand la dernière dune que nous
II I S T O I R F. D UNE ROUGEUR 2 ^Q
montâmes avec lui nous permit de décou-
vrir la mer, battant son plein, brillante et
calme, sur une ligne immense, mais pro-
fondément solitaire. Il n'y avait là ni un
être vivant qui attendit Des Touches, ni
une barque, couchée à la grève, qu'on put
mettre à flot et qui pût l'emporter.
« — Ah ! — dit-il presque joyeusement.
— aujourd'hui je suis, par Dieu ! bien sûr
qu'il n'y a pas d'espions dans la grève.
Depuis ma prison, ils ont pu dormir, et
ils n'ont pas encore eu la nouvelle de
ma délivrance, qui va les réveiller du
péché de paresse. Ils me croient guillo-
tiné de ce matin, et prennent campos,
messieurs les gardes-côtes !
— Quels veaux marins ! — interrompit
M. de Fierdrap, qui, en sa qualité de
grand pêcheur, ne pouvait souffrir aucune
surveillance maritime, de quelque nature
qu'elle pût être. — Ils ont toujours été les
mêmes, sous tous les régimes, ces soldats
amphibies ! Avant la Révolution, il fallait,
pour obtenir la croix de Saint-Louis, si
l'on n'avait pas fait d'action d'éclat, vingt-
cinq ans de service comme officier ; mais
dans les gardes-côtes, il en fallait cin-
quante. Cela les classait.
200 II CHEVA1 II K DES TOUCHES
— Oui! — dit mademoiselle Ursule
assez indifférente pour l'instant à l'hon-
neur militaire, et qui dit oui comme elle
aurait dit non; — mais qu'ils avaient donc
un joli uniforme, avec leurs habits blancs
à retroussis vert de mer ! » — ajouta-t-elle,
rêveuse. Elle revoyait peut-être cet uni-
forme-là sur quelque tournure qui lui
avait plu dans sa jeunesse, et tout cela
passait comme une mouette dans une
brume, au fond du brouillard gris de ses
pauvres petits souvenirs.
Mais mademoiselle de Percy se souciait
bien des rêves de mademoiselle Ursule et
des haines méprisantes du baron de Fier-
drap ! Elle passa donc outre et reprit :
•- — Mais comment vous embarquerez-
« vous, chevalier ? - lui dis-je, — je ne
« vois pas une planche sur cette grève,
.• et vous n'avez pas le projet peut-être
« d'aller de la côte de France à la cote
» d'Angleterre à la nage ?
« — On pourrait y aller. — me dit-il
« sérieusement ; qui sait s'il ne s'en sen-
•■ tait pas la force ? — Mais, mademoiselle,
•< s'il n'y a pas de planches sur la grève,
•■ il y en a dessous. »
" Alors, nous connûmes la prudence et
histoire d'une rougeur 261
l'esprit de ressource de cet homme, né
pour la guerre de partisan. Il avait cette
mémoire des lieux qui fait le pilote, et il
ne l'avait pas que sur la mer. Il s'orienta
sur le sol où nous étions, et tira de la cein-
ture de sa jaquette une serpette qu'il avait
prise dans le moulin, sans doute ; car les
Bleus n'auraient pas osé laisser à un
pareil homme seulement la pointe d'une
lame de couteau. Et il se mit, avec cette
serpette, à creuser le sable, comme font
les pêcheurs de lançon.
— On ferait mieux de dire les chas-
seurs, — interrompit M. de Fierdrap,
sérieux comme un dogme. — Je n'ai jamais
compris la pêche sans de l'eau.
— En quelques secondes, — reprit la
conteuse, — Des Touches eut déterré une
bêche, et dix minutes après, il eut déterré
son canot. C'est lui-même qui l'avait ensa-
blé à cette place lors de son dernier débar-
quement. C'était sa coutume, nous dit-il.
II. ne se confiait jamais à personne.
•• Obligé d'entrer dans les terres pour y
porter à tel ou tel endroit les dépêches
dont il était chargé, il ne pouvait laisNer
ce canot, qu'il avait fait lui-même, à un
amarrage quelconque, où les gardes-côtes
2Ô2 LE CHEVALIER DES T OU ri! PS
l'auraient surpris. — Quand il l'eut déterré,
il le porta à la mer, et pour cela il n'eut
pas besoin de toute sa force. C'était une
plume que ce canot. Il sauta sur cette
plume, qui se mit à danser mollement sur
la vague. Il était déjà redevenu ■ la
Guêpe • ; il allait redevenir •• le Farfadet ! ■■
« Il maintenait de sa rame, piquée dans
le sol, la barque qui s'enlevait sur la vague
comme un cheval ardent qui piaffe.
« — Adieu, mademoiselle! etvous aussi,
monsieur Juste Le Breton ! — nous dit-
il, debout sur l'avant de sa barque, et
il nous salua de la main. — Quand nous
reverrons-nous? et même nous rever-
rons-nous? Les paysans sont las; la
guerre fléchit. Ne parlent-ils pas là-bas
de pacification encore?-... Il faudrait
qu'un des princes vint ici pour tout
rallumer... et il n'en viendra pas! —
ajouta-t-il avec une expression mépri-
sante qui me fit mal, et que j'ai bien
des fois rencontrée sur les lèvres de
serviteurs pourtant fidèles — (et elle
jeta un regard de reproche à son frère .
— Je n'en amènerai pas un à cette côte
dans ce canot qui y apporta .1/. Jjc-
jues. Si cette guerre finit, que devien-
HISTOIRE I. 'une rougeur 263
« drons-nous? du moins, moi, qui ne suis
« propre qu'à la guerre. J'irai me faire
« tuer quelque part, et cette cote-ci n'en-
« tendra plus parler de Des Touches ! »
• Nous lui renvoyâmes son adieu.
« — Il est temps de partir, — lit-il. —
« voici le reflux. •
« Il cessa de maintenir la barque mobile
sur le flot écumeux du bord, et d'un de
ces nerveux coups de rames comme il
savait en donner, il la fit monter sur cette
mer qui le connaissait et disparut entre
deux vagues, pour reparaître, comme un
oiseau marin, qui plonge en volant et se
relevé, en secouant ses ailes. C'était à se
demander qui des deux reprenait l'autre :
si c'était lui qui reprenait la mer, ou si la
mer le reprenait ! Nous le suivîmes des
yeux par ce clair de lune, qui rendait les
ondulations de l'eau lumineuses; mais la
houle, qu'il trouva quand il fut au large,
linit par nous cacher cette espèce de pirogue
de si peu de bois qu'il montait, ce mince
canot presque fantastique ! Le Farfadet
s'était évanoui... Nous nous dirigeâmes
vers Touffedelys par les dunes ; il faisait
superbe. J'ai vu rarement, dans ma vie de
Chouanne à la belle étoile, une plus belle
2f>4 II CH 1. VA l'i E R DES
nuit. Nous entendions de moins en moins
le bruit de la mer, qui s'éloignait et qui
commençait à découvrir ses premières
roches. Du côté des terres, tout était
calme : la brise de la mer mourait à la
grève, les arbres étaient immobiles. Sur
la hauteur, dans le lointain bleuâtre,
achevait de brûler, en silence et sans
secours, le moulin solitaire que l'incendie
avait mutilé et qui n'avait plus que trois
ailes, qui tournaient encore. Placées de
manière à être atteintes les dernières par
la flamme, elles avaient fini par s'enflam-
mer. L'une d'elles avait brûlé plus vite
que les autres, mais les trois autres avaient
pris aussi, et elles flambaient, et, en tour-
nant, leur roue faisait pleuvoir des étin-
celles, comme, dans l'après-midi, elle avait
fait pleuvoir du sang. Quoiqu'il fût déjà
loin en mer à cette heure, le terrible brû-
leur de ce moulin pouvait le voir se consu-
mant dans cet air sans vent, avec sa
flamme droite comme celle d'un flambeau,
par cette nuit transparente qui n'avait pas
une vapeur, — chose rare sur la Manche,
cette mer verte comme un herbage dont
les brumes seraient la rosée. Je ne sais
quelle tristesse me saisit, moi. la grosse
histoire d'une rougeur 265
rieuse. La femme que j'avais sentie en moi.
quand j'avais vu Des Touches si cruel,
je la ressentis encore qui revenait sous
mes habits de Chouan... La pitié m'inon-
dait le cœur pour Aimée, à qui j'allais
avoir à apprendre la mort de M. Jacques,
cette mort que Des Touches avait ven
ce qui ne la consolerait pas ! »
Mademoiselle de Percy s'arrêta de cette
fois, comme quelqu'un qui a fini son his-
toire. Elle rejeta les ciseaux dont elle
avait gesticulé dans les tapisseries, empi-
lées avec leur laine sur le guéridon.
Voilà, baron, — dit-elle à M. de Fier-
drap, — cette histoire de l'enlèvement de
Des Touches que mon frère vous avait
promise.
— Et que vous avez fort bien narrée,
ma chère Percy, >• — fit mademoiselle
Sainte, qui, voulant être aimable, lui
envoya de sa bouche innocente 1'
cruel de ce mot déshonorant.
Mais le baron de Fierdrap, qui avait
parlé si légèrement du chagrin d'Aimée,
l'anti-sentimental pécheur de dards, —
qui ne se souciait guère de ceux de
l'amour, disait l'abbé, quand il était en
verve de calembredaines, — le baron était
J" LE CHEVALIER CHES
devenu tendre: il était redevenu le baron
llykis. et il voulut qu'on lui parlât d'Ai-
mée.
« Ce fut moi — lui dit donc mademoi-
selle de Perey — qui lui appris la mort de
son fiancé. Elle pâlit comme si elle allait
mourir elle-même, et elle s'enferma pour
cacher ses larmes. Chez Aimée, vous l'avez
vu, baron, tout porte en dedans, et le
dehors ne perd jamais son calme. La seule
chose extérieure de ce chagrin, renfermé-
dans son cœur comme une relique dans
une chasse scellée, fut la funèbre fantaisie
de faire déterrer celui qu'elle appelait son
mari du pied du buisson où nous l'avions
couché, et de le rouler dans cette robe de
noces qu'elle avait portée un seul soir et
qu'elle lui tailla en linceul.
•< Plus tard, lorsque les prêtres furent
revenus et les églises rouvertes, pieuse
comme elle est, ne pouvant supporter
l'idée de ne pas reposer un jour près de
lui, elle le fit transporter en terre sainte.
Tout cela eut lieu, baron, sans éclat, --ans
retentissement, pour l'apaisement de son
cœur, dont elle couvre le navrement
sous des sourires qui entrouvriraient le
ciel à des malheureux moins malheureux
HISTOIRE D'UNE ROUGEUR I "
qu'elle. Quand, au milieu de son déses-
poir et de cette pâleur qu'elle a gardée
toujours depuis cette époque, — car elle
n'a jamais repris entièrement cet incarnat
de cœur de rose-mousse entr'ouvertc qui
la faisait la rose reine des roses de Valo-
gnes, où la moindre des filles des rues
éblouit de fraîcheur, — on lui apprit que
Des Touches était sauvé, elle eut encore
ce coup de soleil inexplicable qui la fai-
sait devenir une statue de corail vivant.
« Et inexplicable elle est restée, mon-
sieur de Fierdrap, cette rougeur inouïe !
Les années sont venues, le temps a mar-
ché, la vie n'est plus pour elle qu'un grand
silence dans une seule pensée, la surdité.
l'isolante surdité, a bâti son mur entre
elle et les autres et l'a renfermée dans sa
tour, comme elle dit. Eh bien ! que le nom
de Des Touches, dont on parle bien peu
maintenant, soit dit par hasard devant
elle, et que ce jour-là soit aussi un jour
où elle entende, la rougeur reparaîtra
brûlante sur ces tempes d'une pureté de
fille morte vierge, et où les cheveux
blancs, si elle n'était pas blonde, auraient
commencé à glisser leurs pointes argen-
tées. C'est incroyable, baron, mais cela
268 LE CHEVALIER DES TOTCIIES
est. Tenez! je ne voudrais jamais lui
faire volontairement la moindre peine, a
cette noble fille, mais si je n'étais pas
retenue par cette crainte, et que, me levant
de ma place, j'allasse jusqu'à elle qui
travaille à son feston sous cette lampe
depuis trois heures sans avoir entendu un
seul mot de ce que nous avons dit, et que
je lui criasse à l'oreille :
« — Aimée, le chevalier Des Touches
<■ n'est pas mort ! L'abbé vient de le ren-
■• contrer sur la place... ••
• Parions, baron, que la rougeur, l'inex-
plicable rougeur reparaîtrait sur le visage
de la fiancée de M. Jjcjucs, qui n'a jamais
aimé que lui...
— Je ne dis pas non, — dit l'abbé pro-
fondément. — Cela est sûr qu'elle aimait
M. Jacques. Mais qui sait — fit-il en bais-
sant la voix, précaution inutile pour elle,
mais comme s'il avait craint pour lui-
même ce qu'il disait... — si, par impossi-
ble, elle n'était pas aussi pure... »
Et il s'arrêta, n'osant pas achever, ayant,
cet abbé grand seigneur, non plus peur
seulement de sa parole, mais de sa pen-
sée.
■•Oh! mon frère !...» — dit mademoi-
histoire d'une rougeur 26g
selle de Percy, avec un cri mélangé du
sentiment de l'horreur et de l'impossibilité
de la chose, en frappant le parquet d'un
pied de reine Berthe, indigné.
Et les deux Touffedelys elles-mêmes,
devenues des sensitives, car la bêtise a
parfois de ces moments-là où elle devient
sensible, avaient reculé leurs fauteuils
avec une énergie de croupe vertueuse qui
disait combien la pensée de l'abbé les
scandalisait.
L'abbé n'acheva pas... Il en avait assez
dit. Le prêtre est toujours le plus profond
des moralistes. Le regard, aiguisé par la
confession, va toujours plus avant que
celui des autres hommes. Le Zahuri, dit-
on, voit le cadavre à travers les gazons
qui le couvrent. Le prêtre, c'est le Zahuri
de nos cœurs.
Il regarda le baron de Fierdrap, qui
cligna, mais qui, lui aussi, n'ajouta pas
une syllabe. Ce fut un point d'orgue sin-
gulier. Le tonneau de Bacchus sonna
deux heures. Les chiens de M. Mesnil-
houseau ne hurlaient plus. Le silence,
que ne fouettait plus la pluie, s'entassait
au dehors et tombait dans ce salon, dont
le feu était éteint et dont le grillon, cette
2~0 LE CHEVALIER DES TOUCHES
cigale de l'âtre que mademoiselle Sainte
appelait un criquet, s'était endormi.
« Tiens ! — dit le baron de Fierdrap.
— je n'ai pas pris mon thé, de toute cette
histoire ! — Il ouvrit sa théière et y plon-
gea son nez. L'eau, a force de bouillir,
s'était évaporée.
— Image de tout ! — fit l'abbé très grave.
— Allons-nous-en. Fierdrap ! laissons ces
demoiselles se coucher. Nous avons fait
une vraie débauche de causerie, ce soir.
— Il n'est pas tous les jours fétc. — dit
le baron. — Seulement, j'ai une diable
d'envie d'être à demain. Puisque tu es
sûr de l'avoir vu ce soir sur la place des
Capucins, nous aurons peut-être demain
des nouvelles du chevalier Des Tou-
ches. »
Et ils s'en allèrent, mademoiselle de
Percy ayant englouti sa vaste personne
et son baril oriental sous son coqueluchon
de tiretaine. L'abbé, qui avait plus raison
que jamais de l'appeler •• son gendarme »,
lui prit le bras d'autorité, et lui chantonna
à demi-voix, en traînant ses sabots par
les rues, les premières paroles d'une
chanson qu'il avait faite, un jour, pour
elle :
HISTOIRE DUNE ROUGEUR 2 ~ I
Je connais un militaire
Qui va disant son bréi
Et qui, dans son régiment,
.Va qu'un soldat, seulement...
C'est une plie un peu /
Plan, r'iantanplan plan .'
Le baron avait allumé, comme l'abbé,
sa lanterne, et tous les trois ils recondui-
sirent pompeusement jusqu'à son couvent
mademoiselle Aimée, à laquelle, par défé-
rence pour une telle pensionnaire, les
Dames Bernardines avaient accordé la
permission de rentrer tard. L'abbé, sa
sœur et le baron étaient plus ou moins
impressionnés par cette histoire d'un des
héros de leur jeunesse, mais ils l'étaient
moins à coup sur qu'une autre personne
qui était là, et dont je n'ai rien dit en-
core. Dans l'attention qu'ils donnaient à
ce qu'ils disaient, ils l'avaient oubliée etj'ai
fait comme eux... Cette autre personne
n'était qu'un enfant, auquel ils n'avaient
pas pris garde, tant ils étaient à leur his-
toire ! et lui, tranquille, sur son tabouret,
au coin de la cheminée contre le marbre
de laquelle il posait une tête bien préma-
turément pensive. Il avait environ treize
ans, l'âge où, si vous êtes sage, on oublie
de vous envover coucher dans les mai-
2~: LE CHEVALIER DES TOUCHES
sons où l'on vous aime ! Il l'avait été, ce
jour-là, par hasard peut-être, et il était
resté dans ce salon antique, regardant et
gravant dans sa jeune mémoire ces
figures comme on n'en voyait que rare-
ment dans ce temps-là, et comme mainte-
nant on n'en voit plus, s'intéressant déjà
à ces types dans lesquels la bonhomie.
la comédie et le burlesque se mêlaient,
avec tant de caractère, à des sentiments
hauts et grands! Or, si elle vous a inté-
ressé, c'est bien heureux pour cette his-
toire ; car sans lui elle serait enterrée
dans les cendres du foyer éteint des de-
moiselles de Toulïedelys, dont la famille
n'existe plus et dont la maison de la rue
des Carmélites, à ces cousines de Tour-
ville, est habitée par des Anglaises en
passage à Yalognes, et personne au monde
n'aurait pu vous la raconter et vous la
finir ! puisque, vous venez de le voir.
cette histoire n'est pas finie. Mademoi-
selle de Percy ne l'avait pas achevée, et
elle ne l'acheva jamais. Elle en était
restée à cette rougeur sur laquelle l'abbé
avait mis, avec un seul mot, une lumière
qui avait révolté sa sœur. Mademoiselle
de Percy avait foi en Aimée, et les senti-
histoire d une rougeor :;}
ments de cette âme robuste ne chance-
laient point. Aimée de Spens garda son
secret, et mademoiselle de Percy garda
son respect pour Aimée. Elle mourut la
croyant la Vierge-Veuve, comme elle l'ap-
pelait, digne d'entrer au ciel avec deux
palmes, les deux palmes des deux sacri-
fices accomplis ! L'abbé, qui avait le tact
d'un grand esprit, ne lit jamais une ré-
flexion et ne parla jamais du chevalier
Des Touches à mademoiselle de Spens.
qui. ayant perdu les Touffedelys après
mademoiselle de Percy, se cloitra sans
prendre le voile et ne sortit plus de son
couvent.
.Mais l'enfant dont j'ai parle grandit, et
la vie, la vie passionnée avec ses distrac-
tions furieuses et les horribles dégoûts
qui les suivent, ne purent jamais lui faire
oublier cette impression d'enfance, cette
histoire faite, comme un thyrse, de deux
récits entrelacés, l'un si fier et l'autre si
triste ! et tous les deux, comme tout ce
qui est beau sur la terre et qui périt sans
avoir dit son dernier mot, n'ayant pas
eu de dénoûment ! Qu'était devenu le
chevalier Des Touches ?... Le lendemain,
sur lequel le baron de Fierdrap comptait
374 ' l: CHEVALIER DES TOUCHES
pour avoir de ses nouvelles, n'en donna
point. Nul dans Valognes n'avait connais-
sance du chevalier Des Touches, et ce-
pendant l'abbé n'était pas un rêveur qui
voyait à son coude ses rêves, comme mes-
demoiselles de Touffedelys et Couyart.
Il avait vu Des Touches. C'était donc une
réalité. Il était donc passé par Valognes.
Mais il était passé... D'un autre côté,
quelle était dans la vie de cette belle et
pure Aimée de Spens cet autre mystère
qui s'appelait aussi Des Touches:-... Deux-
questions suspendues éternellement au-
dessus de deux images, et auxquelles.
après plus de vingt années, vaincue par
l'acharnement du souvenir, la circon-
stance répondit. Qui sait?- A force dépen-
ser à une chose, on crée peut-être le ha-
sard !
Le hasard m'apprit, en effet, parce que
je n'avais jamais cessé de penser à cet
homme et de m'informer de son destin,
qu'il vivait... et que mon grand abbé de
Percy ne s'était pas trompé quand il
l'avait vu et qu'il l'avait pris pour un fou.
De Valognes, qu'il avait traversé, comme
le roi Lear, par la pluie et par la tem-
pête, revenant d'Angleterre, échappé a
HISTOIRE D'UNE ROUGEUR 2"
ceux qui le gardaient et le ramenaient
dans son pays, il était allé tomber dans
une famille qu'il avait épouvantée de la
folie furieuse dont il était transporté.
L'ambition trahie, les services méconnus,
la cruauté du sort, qui prend parfois les
mains les plus aimées pour nous frapper,
tout cela avait fait de cet homme, froid
comme Claverhouse, un fou à camisole
de force, dont la vigueur irrésistible of-
frait le danger d'un fléau. On l'avait té-
nébreusement interné dans une maison
de fous, où il vivait depuis plus de vingt
ans. Je sus tout cela peu à peu, par lam-
beaux, comme on apprend les choses
qu'on vous cache. Mais quand je le sus,
je me jurai de me donner la vue de cet
homme, qu'une femme qui l'avait connu
avait mis sa force d'impression à me
peindre comme me l'eût peint un poète.
L'état dans lequel je trouverais cet
homme héroïque, mort tout entier et
pourrissant dans le plus affreux des sé-
pulcres : une maison de fous ! était une
raison de plus pour m'en donner le spec-
tacle. C'est si bon de tremper son cœur
dans le mépris des choses humaines, et
entre toutes de la gloire, qui gasconne
276 LE CHEVALIER DES TOUCHES
avec ceux qui se tient à elle et qui croient
qu'elle ne peut tromper !
Il fut donc un jour où je pus le voir, ce
chevalier Des Touches, et raccorder dans
ma pensée sa forme jeune, sveite et ter-
rible, comme celle de Persée qui coupe
la tète à la Gorgone, et la figure d'un
vieillard dégradé par l'âge, la folie, tous
les écrasements de la destinée. Ce que
je fis pour cela est inutile à dire, mais je
pus le voir... Je le trouvai assis sur une
pierre, car depuis longtemps il n'était plus
fou à lier, dans une cour carrée, très
propre et très blanche, avec des arceaux
à l'entour. Depuis qu'/7 n'était fins mé-
chant, on l'avait retiré des cabanons et
on le laissait vaguer dans cette cour, où
des paons tournaient autour d'un bassin,
bordé de plates-bandes qui étalaient des
nappes de fleurs rouges. Il les regardait.
ces fleurs rouges, avec ses yeux d'un
bleu de mer. vides de tout, excepté d'une
flamme qui brûlait là sans pensée, comme
un feu abandonné où personne ne se
chauffe plus. La beauté de la belle Hélène,
de cet homme qui avait été plus céleste-
raent beau que la belle Aimée, avait dit
mademoiselle de Percv, était détruite.
HISTOIRE D'UNE ROUGEUR 1~~
radicalement détruite, mais non sa force.
Il était encore vigoureux, malgré l'épuise-
ment de vingt ans de folie, qui auraient
consumé tout homme moins robuste. Il
était vêtu tout en molleton bleu, avec des
boutons d'os et un foulard de Jersey au
cou, comme un matelot ; et c'était bien
cela : il avait l'air d'un vieux matelot, qui
attend à terre et qui s'y ennuie. Le mé-
decin me dit que l'âge venant et les furies
ayant été remplacées par de la démence,
le désordre le plus profond et le plus ir-
rémédiable s'était fait dans ses facultés ;
qu'il se croyait gouverneur de ville, âgé
de deux mille ans, et que certainement
je n'en tirerais pas un éclair de lucidité.
Mais je n'y allai point par quatre che-
mins, et, d'emblée, je lui dis brusquement :
« C'est donc vous, chevalier Des
Touches ! »
Il se leva de son arceau comme si je
l'eusse appelé, et m'ôtant sa casquette de
cuir verni, il me montra un crâne chauve
et lisse, comme une bille de billard.
« C'est singulier, — dit le docteur,
— je n'aurais jamais pensé qu'il eût ré-
pondu à son nom, tant il a perdu la
mémoire ! »
:7;'> LE CHEVALIER DES TOUCHES
Mais moi que ceci animait :
« Vous souvenez-vous — lui dis-je à
bout portant — de votre enlèvement de
Coutances, monsieur Des Touches ?... »
Il regardait dans l'air comme s'il y
^ oyait quelque chose.
« Oui!... — dit-il, cherchant un peu.
— Coutances ! et, — ajouta- t-il sans cher-
cher, — et le juge qui m'a condamné à
mort, le coquin de... ! •>
Il le nomma. C'était encore un nom
porté dans la contrée, et son œil bleu de
mer darda un rayon de phosphore et de
haine implacable.
•< Et d'Aimée de Spens, vous en sou-
venez-vous ? » fis-je encore, coup sur
coup, craignant que le fou ne revint et
voulant frapper de ce dernier souvenir
sur le timbre muet de cette mémoire usée,
qu'il fallait réveiller.
Il tressaillit.
« Oui encore, aussi!... — fit-il, et ses
yeux avaient comme un afflux de pensées.
— Aimée de Spens, qui m'a sauvé la vie !
La belle Aimée ! »
Ah ! je tenais peut-être l'histoire que
mademoiselle de Percy n'avait pas finie...
Et cette idée me donna la volonté magné-
n'
■0i
. Elle se mit toute i
HISTOIRE D'UNE ROUGEUR l"l
tique qui dompte une minute les fous et
les fait obéir.
« Et comment s'y prit-elle pour cela,
monsieur Des Touches?- Allons, dites!
— Oh ! — dit-il (je lui avais enfin passé
mon âme dans la poitrine, à force de vo-
lonté !) — nous étions seuls à Bois-Frelon,
vous savez >... près d'Avranches... Tout
le monde parti... Les Bleus vinrent comme
ils venaient souvent, à petits pas... Ils cer-
nèrent la maison... C'était le soir. Je me
serais bien fait tuer, risquant tout, tirant
par les fenêtres comme à la Faulx, mais
j'avais mes dépêches. Elles me brûlaient...
Frotté attendait. Ils l'ont tué, Frotté,
n'est-ce pas vrai?... »
Je tremblai que l'idée de Frotté ne l'en-
traînât trop loin de ce que je voulais
qu'il me dit.
« Tué, fusillé ! — lui dis-je. — Mais
Aimée !... »
Et je lui secouai durement le bras.
«Ah ! — reprit-il, — elle pria Dieu...
entr'ouvrit les rideaux pour qu'ils la vis-
sent bien... C'était l'heure de se coucher...
Elle se déshabilla. Elle se mit toute nue.
Ils n'auraient jamais cru qu'un homme
était là, et ils s'en allèrent. Ils l'avaient
56
282 11 CHEVALIER DES TOUCHES
vue... Moi aussi... Elle était bien belle !...
rouge comme les fleurs que voilà! » —
désignant les fleurs du parterre.
Et son oeil redevint vide et atone, et il
se remit a divaguer.
Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais
mon histoire ! Ce peu de mots me suffisait.
Je reconstituais tout. J*étais un Cuvier!
Il était donc vrai, l'abbé avait tort. Sa sœur
avait raison. La veuve de M. Jacques était
toujours la Vierge-Veuve ! Aimée était pure
comme un lys! Seulement elle avait sauve
la vie à Des Touches comme jamais
femme ne l'avait sauvée à personne...
Elle la lui avait sauvée en outrageant elle-
même sa pudeur. Quand, à travers la
fenêtre, les Bleus virent, du dehors où ils
étaient embusqués, cette chaste femme
qui allait dormir et qui ôtait, un à un. ses
voiles, comme si elle avait été sous l'œil
seul de Dieu, ils n'eurent plus de doute;
personne ne pouvait être là. et ils étaient
partis: Des Touches était sauvé! Des
Touches, qui, lui aussi, l'avait vue, comme
les Bleus... qui. jeune alors, n'avait peut-
être pas eu la force de fermer les yeux pour
ne pas voir la beauté de cette fille sublime.
qui sacrifiait, pour le sauver, le velouté
histoire d'une RODGEDR 2'\t,
immaculé des fleurs de son âme et la divi-
nité de sa pudeur! Prise entre cette
pudeur si délicate et si fière et cette pitié
qui fait qu'on veut sauver un homme, elle
avait hésité... Oh ! elle avait hésité, mais.
enfin, elle avait pris dans sa main pure ce
verre de honte et elle l'avait bu. Made-
moiselle de Sonihreuil n'avait bu qu'un
verre de sang pour sauver son père !
Depuis, peut-être, Aimée avait souffert
autant qu'elle ?... Ces rougeurs, quand
Des Touches était là, et qui la couvraient
tout entière a son nom seul, qui ne l'avaient
jamais inondée d'un flot plus vermeil que
le jour où mademoiselle de Percy avait
dit, sans le savoir, le mot qui lui rappelait
le malheur de sa vie : « Des Touches sera
votre témoin'. » ces rougeurs étaient le
signe, toujours prêt à reparaître, d'un
supplice qui durait toujours dans sa pen-
sée, et qui, à chaque fois que le sang
offensé la teignait de son offense, rendait
son sacrifice plus beau !
J'avoue que je m'en allai de cette maison
de fous ne pensant plus qu'a Aimée de
Spcns. J'avais presque oublié Des Tou-
ches... Avant de sortir de sa cour, je me
retournai pour le voir... Il s'était rassis
284
LE CI! EVAL1 E K DKS TO feu 1 S
sous son arceau, et. de cet œil qui avait
percé la brume, la distance, la vague, le
rang ennemi, la fumée du combat, il ne
regardait plus que ces fleurs rouges aux-
quelles il venait de comparer Aimée, et
dans l'abstraction de sa démence, peut-
être ne les voyait-il pas...
n dans l'abstraction
de mi démence, p nt>
. n. n< les voyait-Il pas
Table
I. Trois siècles dans un petit coin i
H. Hélène et Paris 31
III. Une jeune vieille au milieu de véritables
vieillards 49
IV. Histoire des Douze 71
V. La première expédition 121
VI. Une halte entre les deux expéditions. ... 1S1
VII. La seconde expédition 199
VIII. Le .Moulin bleu 231
IX. Histoire dune rousreur 257
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Cl V O I. U M r.
n été imprime', grave et broché
dans les ateliers de Edouard Guillaume
Imprimeur-Editeur de la Collection Giu'Haun
10;, boulevard Brune. 105
PARIS
pzro
Edouard Guillaume, Imp.-édit., 105, boulevard Brune, Paris.
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