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Full text of "Le chevalier des Touches"

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COLLECTION       GUILLAUME        ET        L  E  M  E  R  R  E 


J.  BARBEY  D'AUREVILLY 


Le  Chevalier  Des  Touches 


P  A  R  I  S 


ALPHONSE      EEMERRE.     EDITEUR 
2}-)  i,   passage    Choiseul,    2j-)  i 


m  d  c  c  c  x  c  1 1 1 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lechevalierdestoOObarb 


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S  IMl 


;<    COLLECTION 

G  V  I  1. 1.  A  V  M  E 


Le  Chevalier  Des  Touches 


COLLECTION       OtILL.ll'ME      L  T      LlMtRKI 


J.  BARBEY  D'AUREVILLY 


Le  Chevalier  Des  Touches 


Illustrations  de  Marold   et   Mittis 


PARIS 

ALPHONSE     LEJIERRE,     ÉDITEUR 


IL   A    ETE   TIRE   DE    CET   OUVRAGE 
2;  exemplaires  sur  papier  du  Japon  et  2$  exemplaires  sur  Chine 

Tous   ces  exemplaires   sont   numérotés 
et  parafés  par  l'éditeur. 


A   MON    PERE 


Que  de  raisons,  mon  père,  pour  Vous 
dédier  ce  livre  qui  Vous  rappellera  tant  de 
choses  dont  Vous  avez  gardé  la  religion 
dans  voire  cœur  !  Vous  en  avez  connu  l'un 
des  héros,  et  probablement  Vous  eussiez 
partagé  son  héroïsme  et  celui  de  ses  onze 
Compagnons  d'armes,  si  Vous  aviez  eu  sur 
la  télé  quelques  années  de  plus  au  moment 
où  l'action  de  ce  drame  de  guerre  civile 
s'accomplissait  !  Mais,  alors,  Vous  n'étiez 
qu'un  enfant,  —  l'enfant  dont  le  charmant 
portrait  orne  encore  la  chambre  bleue  de 
ma   %rand?mère}  et  qu'elle  nous  montrait. 


n  ni:  nie  ace 

à  mes  frères  et  à  moi.  dans  notre  enfance. 
du  doigt  levé  de  sa  belle  main,  quand  elle 
nous  engageait  a  Vous  ressembler. 

Ah!  certainement,  c'est  ce  que  j'aurais 
fait  de  mieux,  mon  père.  Vous  avez  passé 
Votre  noble  vie  comme  le  Pater  familias 
antique,  maître  chez  vous,  dans  un  loisir 
plein  de  dignité,  fidèle  a  des  opinions  qui 
ne  triomphaient  pas.  le  chien  du  fusil 
abattu  sur  le  bassinet,  parce  que  la  guerre 
des  Chouans  s'était  éteinte  dans  la  splen- 
deur militaire  de  l'Empire  et  sous  la  gloire 
de  Napoléon.  Je  n'ai  pas  eu  celle  calme  el 
forte  destinée.  Au  lieu  de  l'ester,  ainsi  que 
Vous,  planté  et  solide  comme  un  chêne 
dans  la  terre  natale,  je  m'en  suis  allé  au 
loin,  tête  inquiète,  courant  follement  après 
ce  vent  dont  parle  l'Ecriture,  et  qui  passe. 
hélas!  à  travers  les  doigts  de  la  main  de 
F  homme,  également  partout  !  Et  c'est  de 
loin  encore  que  je  Vous  envoie  ce  livre  qui 
]'ous  /-appellera,  quand  Vous  le  lirez,  des 
contemporains  et  des  compatriotes  infor- 
tunés auxquels  le  Roman,  par  ma  main. 
restitue  aujourd'hui  leur  page  d'histoire. 

Votre  respectueux  et  affectionné  fis. 
Jules  B  irbey  d'Aurevilly. 


Ce  21  novembre  1863. 


Le  Chevalier  Des  Touches 


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ïei  j  sont  coupés  .' 
(Vieille 


1 


TROIS    SIECLES    DANS     UN    PETIT     COIN 

C'était  vers  les  dernières  années  de  la 
Restauration.  La  demie  de  huit  heures, 
comme  on  dit  dans  l'Ouest,  venait  de  son- 
ner au  clocher,  pointu  comme  une  aiguille 
et  vitré  comme  une  lanterne,  de  l'aristo- 
cratique petite  ville  de  Valognes. 

Le  bruit  de  deux  sabots  traînants,  que 
la  terreur  ou  le  mauvais  temps  semblaient 


2  CHEVALIER     IiES    TOUCHES 

hâter  dans  leur  marche  mal  assurée,  trou- 
blait seul  le  silence  de  la  place  des  Capu- 
cins, déserte  et  morne  alors  comme  la 
l.iihie  du  Gibet  elle-même.  Tous  ceux  qui 

connaissent  le  pays,  n'ignorent  pas  que  la 
lande  du  Gibet,  ainsi  appelée  parce  qu'on  y 
pendait  autrefois,  est  un  terrain  qui  fut 
longtemps  abandonné,  à  droite  de  la  route 
qui  va  de  Valognes  à  Saint-Sauveur-le- 
Vicomte,  et  qu'une  superstition  tradition- 
nelle le  faisait  éviter  au  voyageur...  Quoi- 
que en  aucun  pays,  du  reste,  huit  heures 
et  demie  ne  soient  une  heure  indue  et 
tardive,  la  pluie,  qui  était  tombée,  ce  jour- 
là,  sans  interruption,  la  nuit,  —  on  était 
en  décembre,  —  et  aussi  les  mœurs  de 
cette  petite  ville,  aisée,  indolente  et  bien 
close,  expliquaient  la  solitude  de  la  place 
des  Capucins  et  pouvaient  justifier  l'éton- 
nement  du  bourgeois  rentré,  qui  peut-être, 
accoté  sous  ses  contrevents  strictement 
fermés,  entendait  de  loin  ces  deux  sabots, 
grinçants  et  haletants  sur  le  pavé  humide, 
et  au  son  desquels  un  autre  bruit  vint 
impétueusement  se  mêler. 

Sans  doute,  en  tournant  la  place,  sablée 

à    son    centre    et    pavée    sur   ses  quatre 

.et   en  Longeant  la  porte    enchère 


TROIS    SIECLES...  3 

vert-bouteille  de  l'hôtel  de  M.  de  Mes- 
nilhouseau,  qu'on  avait,  à  cause  de  sa 
meute,  surnommé  Mesnilhouseau  des 
chiens,  les  sabots  qu'on  entendait  réveil- 
lèrent cette  compagnie  des  gardes  endor- 
mie ;  car  de  longs  hurlements  éclatèrent 
par-dessus  les  murs  de  la  cour,  et  se  pro- 
longèrent avec  la  mélancolie  désolée  qui 
caractérise  le  hurlement  des  chiens  dans 
la  nuit.  Ce  long  pleur  monotone  et  déses- 
péré des  chiens,  qui  essayèrent  de  fourrer 
leur  nez  et  leurs  pattes  sous  la  colossale 
porte  cochère,  comme  s'ils  avaient  senti 
sur  la  place  quelque  chose  d'insolite  et  de 
formidable,  cette  noire  soirée,  ce  vent  dans 
la  pluie,  cette  place  solitaire,  qui  n'était 
pas  grande,  il  est  vrai,  mais  qui,  de  riante 
qu'elle  était  autrefois  ,  quand  elle  ressem- 
blait à  un  square  anglais,  avec  ses  arbres 
plantés  en  carré  et  ses  blanches  balises, 
était  devenue  presque  terrible  depuis  qu'en 
182...  on  avait  dressé  au  milieu  une  croix 
sur  laquelle,  colorié  grossièrement,  se 
tordait,  en  saignant,  un  Christ  de  gran- 
deur naturelle  ;  tous  ces  accidents,  tous 
ces  détails,  pouvaient  réellement  impres- 
sionner  le  passant  aux  sabots  qui  mar- 
chait. SOUS  son  parapluie  incliné  contre  le 


4  LE     CHEVALIER      DES    TOU  C  II  E  S 

vent,  et  dont  l'eau  qui  tombait  frappait  la 
soie  tendue  de  ses  gouttes  sonores,  comme 
si  elles  eussent  été  des  grains  de  cristal. 
Supposez,  en  effet,  que  ce  passant  in- 
connu fût  une  personne  d'une  imagination 
naïve  et  religieuse,  une  conscience  tour- 
mentée, une  âme  en  deuil,  ou  simplement 
un  de  ces  êtres  nerveux  comme  il  s'en 
rencontre  à  tous  les  étages  de  l'amphi- 
théâtre social,  on  conviendra  qu'il  y  avait 
assez  dans  les  détails  qu'on  vient  de 
signaler,  mais  surtout  dons  l'image  de  ce 
Dieu  sanglant  qui  le  jour,  grâce  à  la 
grossièreté  de  la  peinture,  épouvantait  le 
regard  sous  les  joyeux  rayons  du  soleil, 
et  qu'on  savait  là,  sans  le  voir,  étendant 
ses  bras  dans  la  nuit,  pour  faire  pénétrer 
le  frisson  jusque  dans  les  os  et  doubler 
les  battements  du  cœur.  Mais,  comme 
s'il  avait  fallu  davantage,  voici  qu'un  fait 
étrange,  —  dans  cette  petite  ville  où,  à 
pareille  heure,  les  mendiants  dormaient 
bien  acoquinés  dans  leur  paille,  et  où  les 
voleurs  de  rue.  les  gentilshommes  de 
grand  chemin,  étaient  à  peu  près  incon- 
nus, —  oui!  un  fait  extraordinaire,  vint  à 
se  produire  tout  à  coup...  De  la  rue  Siquet 
au    milieu    de    la  place  des  Capucins,  la 


...  Les  nerfs  d'acl.;r  qui 
tenaient     celte      lanterne 

■ 


h  in     CHEVALIER     DES    T  O  1'  C  II  T.  S 

lanterne  qui  projetait  sa  pointe  de  lumière 
sous  le  parapluie  incliné  s'éteignit,  juste 
en  face  du  grand  Christ.  Et  ce  n'était  pas 
le  vent  qui  l'avait  soufflée,  mais  une  ha- 
leine !  Les  nerfs  d'acier  qui  tenaient  cette 
lanterne  l'avaient  élevée  jusqu'à  la  hau- 
teur de  quelque  chose  d'horrible,  qui  avait 
parlé.  Oh!  ce  n'avait  pas  été  long;  un 
instant!  un  éclair!  Mais  il  est  des  in- 
stants dans  lesquels  il  tiendrait  des  siècles  ! 
C'est  à  ce  moment-là  que  les  chiens  avaient 
hurlé.  Ils  hurlaient  encore,  quand  une 
petite  sonnette  tinta  à  la  première  porte 
de  la  rue  des  Carmélites,  qui  est  à  l'extré- 
mité de  la  place,  et  quand  la  personne  aux 
sabots  entra,  mais  sans  sabots ,  dans  le 
salon  des  demoiselles  de  Touffedelys,  qui 
l'attendaient  pour  leur  causerie  du  soir. 

Elle,  ou  plutôt  il  —  car  c'était  un 
homme  —  était  chaussé  avec  l'élégance 
d'un  abbé  de  l'ancien  régime,  comme  on 
disait  beaucoup  alors,  et,  d'ailleurs,  quoi 
d'étonnant,  puisque  c'en  était  un? 

«  J'ai  entendu  votre  voiture,  l'abbé,  >• 
dit  la  cadette  des  Touffedelys,  mademoi- 
selle Sainte,  qui,  dans  son  impossibilité 
absolue  d'inventer  le  moindre  petit  mot 
quelconque,   répétait    la    plaisanterie    de 


TROIS    SIECLES...  7 

l'abbe    quand    il    parlait   de   ses   sabots. 

L'abbé  donc,  qui  s'était  débarrassé  à  la 
porte  du  vestibule  d'une  longue  redingote 
de  bougran  vert  mise  par-dessus  son 
habit  noir,  s'avança  dans  le  petit  salon, 
droit,  imposant,  portant  sa  tête  comme  un 
reliquaire  et  faisant  craquer  ses  souliers 
de  maroquin,  préservés  par  les  sabots  de 
l'humidité.  Quoiqu'il  vint  d'éprouver  une 
de  ces  impressions  qui  sont  des  coups  de 
foudre,  il  n'était  ni  plus  pale  ni  plus  rouge 
qu'à  l'ordinaire  ;  car  il  avait  un  de  ces 
teints  dont  la  couleur  semble  avoir  l'épais- 
seur de  l'émail  et  que  l'émotion  ne  tra- 
verse pas.  Déganté  de  sa  main  droite,  il 
offrit  à  la  ronde  deux  doigts  de  cette  main 
aux  quatre  personnes  qui  étaient  là  autour 
de  la  cheminée,  et  qui  s'interrompirent 
pour  le  recevoir. 

.Mais  quand  il  eut  donné  ces  deux  doigts 
à  la  dernière  personne  de  ce  petit  cercle  : 

■■  Il  y  a  quelque  chose,  mon  frère  ! 
—  s'écria  celle-ci  en  tressaillant  (à  quoi  le 
voyait-elle  ?)  ;  —  mais  vous  n'êtes  pas  dans 
votre  état  naturel,  ce  soir  ! 

—  Il  y  a  —  dit  l'abbé  d'une  voix  ferme, 
mais  grave,  —  que,  tout  à  l'heure,  le  vieux 
sang  d'Hotspura  failli  avoir  presque  peur.  - 


!',  ni:  VA1.IER     DES    TOUCHES 

Sa  sœur  le  regarda  d'un  air  incrédule  : 
mais  mademoiselle  de  Touffedelys,  qui, 
elle,  aurait  cru  qu'un  bœuf  pouvait  voler 
si  on  le  lui  avait  dit,  et  qui  se  serait  même 
mise  à  la  fenêtre  pour  le  voir,  mademoi- 
selle Sainte  de  Touffedelys,  qui  n'avait 
pas  lu  Shakespeare  et  qui  n'avait  compris 
que  le  mot  de  peur  dans  tout  ce  qu'avait 
dit  l'abbé  : 

•-  Sainte  Marie  !  qu'y  a-t-il  ?  —  fit- 
elle.  —  Auriez-vous  vu  en  passant  l'âme 
du  Père  Gardien  des  Capucins  rôder  au- 
tour de  la  placer  Les  chiens  de  M.  de 
Mesnilhouseau  se  lamentent  ce  soir  comme 
quand  elle  y  est...  ou  quand  le  Marteau 
Saint-Bernard  toque  ses  trois  coups  à  la 
porte  de  la  cellule  de  quelqu'une  des 
Dames  Bernardines,  dans  le  couvent  qui 
est  à  coté. 

—  Pourquoi  dites-vous  cela  à  l'abbé, 
ma  sœur?  —  dit  Ursule  de  Touffedelys 
d'un  ton  d'ainée  qui  reprend  sa  cadette.  - 
Vous  savez  bien  que  l'abbé,  qui  est  allé 
en  Angleterre,  ne  croit  pas  aux  revenants. 

—  Et  pourtant,  sur  mon  âme!  c'est  un 
revenant  que  j'ai  vu,  —  dit  l'abbé,  avec 
un  sérieux  profond. —  Oui,  mademoiselle  ! 
oui,  ma  sœur!  oui,  Fierdrap!  oui!  regar- 


T  H  l  i  '  ...  9 

dez-moi  maintenant  de  tous  vos  yeux, 
écarquillés  à  vous  en  donner  la  migraine, 
c'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le 
dire  :  je  viens  de  voir  un  revenant...  inat- 
.  effrayant,  mais  réel!  trop  réel  !  Je 
l'ai  vu  comme  je  vous  vois  tous,  comme 
je  vois  ce   fauteuil  et  cette   lampe...  » 

Et  il  toucha  le  pied  de  la  lampe  du  bout 
de  sa  canne,  un  cep  de  vigne,  qu'il  alla 
r  dans  un  coin. 

«  Tu  aimes  diablement  la  plaisante- 
rie pour  que  je  te  donne  le  plaisir  de  te 
croire,  l'abbé  ?  — -  dit  le  baron  de  Fier- 
drap,  quand  l'abbé  revint  à  la  cheminée 
et  se  planta,  les  mollets  et  le  dos  au  feu, 
devant  le  fauteuil  qui  lui  tendait  les 
bras. 

—  Etait-ce  vraiment  le  Père  Gardien?... 
—  reprit  mademoiselle  Sainte  toute  tran- 
sie ;  car  elle  cuisait  de  curiosité  et  se  sen- 
tait pourtant  le  froid  d'un  glaçon  dans  les 
épaules. 

—  Non  !  »  répondit  l'abbé,  qui  s'ar- 
rêta, l'œil  sur  les  feuilles  du  parquet  cire 
et  miroitant,  comme  s'arrête  un  homme 
qui  médite  ce  qu'il  va  dire  et  qui  hésite 
avant  de  le  risquer. 

il  resta  debout,  ajusté  par  les  yeux  des 


tO  11      CHEVALIER     DES    TOI 

quatre  personnes  assises,  qui,  du  regard, 
aspiraient  presque  ce  qui  n'était  pas  encore 

sorti  de  sa  bouche,  excepte  pourtant  le 
baron  de  Fierdrap,  qui  croyait,  lui,  à  une 
mystification,  et  qui  clignait  de  l'œil  d'un 
air  fin,  comme  s'il  avait  dit  :  «  Je  te  com- 
prends, mon  compère  !  »  Le  salon  n'était 
éclairé  que  par  le  demi-jour  d'une  lampe, 
recueillie  sous  son  chapiteau.  Pour  mieux 
voir  et  deviner  l'abbé,  une  de  ces  dames 
leva  le  chapiteau  à  l'ombre  importune,  et 
le  salon  fut  soudainement  inondé  de  ce 
jour  de  lampe  qui  a  comme  les  tons  gras 
de  l'huile  dans  son  or. 

C'était  un  vieux  appartement  comme  on 
n'en  voit  guère  plus,  même  en  province, 
et  d'ailleurs  toutàfait  en  harmonie  avec  le 
groupe  qui,  pour  le  moment,  s'y  trouvait. 
Le  nid  était  digne  des  oiseaux.  A  eux  tous, 
ces  vieillards  réunis  autour  de  cette  che- 
minée formaient  environ  trois  siècles  et 
demi,  et  il  est  probable  que  les  lambris 
qui  les  abritaient  avaient  vu  naître  chacun 
d'eux. 

Ces  lambris  en  grisailles,  encadrés  et 
relevés  par  des  baguettes  d'or  noircies  et. 
par  place,  écaillées,  n'avaient,  pour  tout 
ornement  de  leur  fond  monotone,  que  des 


TROIS    SIECLES...  II 

portraits  de  famille  sur  lesquels  la  brume 
du  temps  avait  passé.  Dans  l'un  de  leurs 
panneaux,  on  voyait  deux  femmes  en  cos- 
tume Louis  XV,  dont  Tune,  blonde  et  pin- 
cée, tenait  à  la  main  une  tulipe  comme 
Rachel,  la  dame  de  carreau,  et  dont  l'au- 
tre, brune,  indolente,  tigrée  de  mouches 
sur  son  rouge  de  brune,  avait  une  étoile 
au-dessus  de  la  tête,  ce  qui,  avec  le  faire 
voluptueux  du  portrait,  indiquait  suffisam- 
ment la  main  de  Natier,  qui  peignit  aussi 
avec  une  étoile  au-dessus  de  la  tête 
madame  de  Chàteauroux  et  ses  sœurs. 
L'étoile  signifiait  le  règne  du  moment  de 
la  favorite.  C'était  l'étoile  du  berger  royal. 
Le  bien-aimé  Louis  XV  l'avait  fait  lever 
sur  tant  de  tètes,  qu'il  avait  pu  très  bien 
la  faire  luire  sur  une  Touffedelys.  Dans  le 
panneau  opposé,  un  portrait  plus  ancien, 
plus  noir,  d'une  touche  énergique  mais 
inconnue,  représentait  l'amiral  de  Tour- 
ville,  beau  comme  une  femme  déguisée. 
dans  son  magnifique  et  bizarre  costume 
d'amiral  du  temps  de  Louis  XIV.  Il  était 
parent  des  Touffedelys.  Des  encoignures 
de  laque  de  Chine  garnissaient  les  quatre 
angles  du  salon  et  supportaient  quatre 
bustes    d'argile,   recouverts    d'un    crêpe 


12  LE    CHEVALIER      DES 

noir,  suit  pour  les  préserver  de  la  pous- 
sière, soit  en  signe  de  deuil  :  car  ces  bus- 
tes étaient  ceux  de  Louis  XVI,  de  .Marie- 
Antoinette,  de  Madame  Elisabeth  et  du 
Dauphin,  l'es  fauteuils  en  vieille  tapisse- 
rie de  Béarnais,  traduisant  les  fables  de 
La  Fontaine,  en  double  ovale  sur  un  fond 
blanc,  égayaient  de  la  variété  de  leurs 
couleurs  et  de  leurs  personnages  cet  appar- 
tement presque  sombre  avec  ses  rideaux 
fanés  de  lampas  et  sa  rosace,  veuve  de  son 
lustre.  Aux  deux  côtés  d'une  cheminée  en 
marbre  de  Coutances  cannelée  et  sur- 
montée d'un  bouquet  en  relief,  ces  deux 
demoiselles  de  Touffedelys.  droites  SOUS 
leurs  écrans  de  gaze  peinte,  auraient  pu 
très  bien  passer  pour  des  ornements  sculp- 
tés de  cette  cheminée,  si  leurs  yeux 
n'avaient  pas  remué  et  si  ce  que  venait 
de  dire  l'abbé  n'avait  terriblement  dérangé 
la  solennelle  économie  de  leur  figure  et 
de  leur  pose. 

Toutes  deux  avaient  été  belles,  mais 
l'antiquaire  le  plus  habile  à  deviner  le 
sens  des  médailles  effacées  n'aurait  pu 
retrouver  les  lignes  de  ces  deux  camées. 
rongés  par  le  temps  et  par  le  plus  épou- 
vantable des  acides,  une  virsinite  ii_nc. 


TROIS    SIÈCLES...  1  3 

La  Révolution  leur  avait  tout  pris  :  famille, 
fortune,  bonheur  du  foyer,  et  ce  poème 
du  cœur,  l'amour  dans  le  mariage,  plus 
beau  que  la  gloire  !  disait  madame  de 
Staël,  et  enfin  la  maternité.  Elle  ne  leur 
avait  laissé  que  leurs  têtes,  mais  blanchies 
et  affaiblies  par  tous  les  genres  de  dou- 
leur. Orphelines  quand  elle  éclata,  les  deux 
Touffedelys  n'avaient  point  émigré.  Elles 
étaient  restées,  ci  mime  beaucoup  de  nobles, 
dans  le  Cotentin.  Imprudence  qu'elles 
auraient  payée  de  leur  vie,  si  Thermidor 
ne  les  avait  sauvées,  en  ouvrant  les  mai- 
sons d'arrêt.  Vêtues  toujours  des  mêmes 
couleurs,  se  ressemblant  beaucoup,  de  la 
même  taille  et  de  la  même  voix,  c'était 
comme  une  répétition  dans  la  nature  que 
ces    demoiselles    de    Touffedelys. 

En  les  créant  presque  identiques,  la 
vieille  radoteuse  avait  rabâché.  C'étaient 
deux  Ménechmes  femelles,  qui  auraient  pu 
faire  dire  aux  moqueurs:  -  Il  y  en  a  au 
moins  une  de  trop!  »  Elles  ne  le  trou- 
vaient point,  car  elles  s'aimaient;  et  elles 
se  voulaient  en  tout  si  semblables,  que 
mademoiselle  Sainte  avait  refusé  un 
beau  mariage  parce  qu'il  ne  se  présentait 
pas   de  mari   pour   mademoiselle    Ursule. 


14     LE  CHEVALIER  DTS  TOUCHES 

sa  sœur.  Ce  soir-là.  comme  à  l'ordinaire, 

ces  routinières  de  l'amitié  avaient  dans 
leur  salon  une  de  leurs  amies,  noble 
comme  elles,  qui  travaillait  à  la  plus  extra- 
vagante tapisserie  avec  une  telle  action 
qu'elle  semblait  se  ruer  à  ce  travail,  sus- 
pendu tout  à  coup  par  l'arrivée  de  son 
frère,  l'abbé.  Fée  plus  mâle,  aux:  traits 
plus  hardis,  à  la  voix  plus  forte,  celle-ci 
tranchait  par  la  brusquerie  hommasse  de 
toute  sa  personne  sur  la  délicatesse  et 
l'inertie  de  ces  douces  Contemplatives, 
de  ces  deux  vieilles  chattes  blanches 
de  la  rêverie  sans  idées,  qui  n'avaient 
jamais  été  des  Chattes  .Merveilleuses.  Ces 
pauvres  vierges  de  Touffedelys  avaient  eu 
le  suave  éclat  de  leur  nom  dans  leur  jeu- 
nesse ;  mais  elles  avaient  vu  fondre  leur 
beauté  au  feu  des  souffrances,  comme  le 
cierge  voit  fondre  sa  cire  sur  le  pied  d'ar- 
gent du  chandelier. 

A  la  lettre,  elles  étaient  fondues...  tan- 
dis que  leur  amie,  robustement  et  rèbar- 
bativement  laide,  avait  résisté.  Solide  de 
laideur,  elle  avait  reçu  le  sou  filet.  Valipan 
du  Temps,  comme  elle  disait,  sur  un 
bronze  que  rien  ne  pouvait  entamer.  Même 
la  mise  inouïe  dans  laquelle  elle  encadrait 


TROIS     SIECLES...  15 

sa  laideur  bizarre  n'en  augmentait  pas  de 
beaucoup  l'effet,  tant  l'effet  en  était  frap- 
pant !  Coiffée  habituellement  d'une  espèce 
de  baril  de  soie  orange  et  violette,  qui 
aurait  défié  par  sa  forme  la  plus  auda- 
cieuse fantaisie  et  qu'elle  fabriquait  de 
ses  propres  mains,  cette  contemporaine 
de  mesdemoiselles  de  Touffedelys  ressem- 
blait, avec  son  nez  recourbé  comme  un 
sabre  oriental  dans  son  fourreau  grenu  de 
maroquin  rouge,  à  la  reine  de  Saba,  inter- 
prétée par  un  Callot  chinois,  surexcité  par 
l'opium.  Elle  avait  réussi  à  diminuer  la 
laideur  de  son  frère,  et  à  faire  passer  le 
visage  de  l'abbé  pour  un  visage  comme 
un  autre,  quoique,  certes  !  il  ne  le  fut  pas. 
Cette  femme  avait  un  grotesque  si  supé- 
rieur qu'on  l'eût  remarquée  même  en  An- 
gleterre, ce  pays  des  grotesques,  où  le 
spleen,  l'excentricité,  la  richesse  et  le  gin 
travaillent  perpétuellement  à  faire  un 
carnaval  de  figures  auprès  desquelles 
les  masques  du  carnaval  de  Venise  ne 
seraient  que  du  carton  vulgairement  badi- 
geonné. 

Comme  il  est  des  couleurs  d'un  tel  ruis- 
sellement  de  lumière  qu'elles  éteignent 
toutes  celles  que  l'on  place  à  côté,   l'amie 


l6        Le   m i va  m i r    des   i"!  ■ 

de  mesdemoiselles  de  Touffedelys,  pavoi- 
sêe  comme  un  vaisseau  barbaresque  des 
plus  éclatants  chiffons  déterrés  dans  la 
garde-robe  de  sa  grand'mère,  éteignait, 
effaçait  les  physionomies  les  plus  origi- 
nales par  la  sienne.  Et  cependant,  l'abbé 
et  le  baron  de  Fierdrap  étaient,  ainsi 
qu'on  va  le  voir,  de  ces  individualités 
exceptionnelles  qui  entrent  violemment 
dans  la  mémoire  lorsqu'on  les  a  rencon- 
trées, et  dont  l'image  y  reste  soudée, 
comme  une  patte-fiche  dans  un  mur.  Il  n'y 
a  qu'au  versant  d'un  siècle,  au  tournant 
d'un  temps  dans  un  autre,  qu'on  trouve  de 
ces  physionomies  qui  portent  la  trace 
d'une  époque  finie  dans  les  mœurs  d'une 
époque  nouvelle,  et  forment  ainsi  de 
ginalités  qui  ressemblent  à  cet  airain  de 
Corinthe  fait  avec  des  métaux  différents. 
Elles  traversent  rapidement  les  points 
d'intersection  de  l'Histoire,  et  il  faut  se 
hâter  de  les  peindre  quand  on  les  a  vues, 
parce  que,  plus  tard,  rien  ne  saurait  don- 
ner une  idée  de  ces  types,  à  jamais  per- 
dus ! 

Le  baron  de  Fierdrap,  placé  entre  les 
deux  demoiselles  de  Touffedelys,  et  plus 
particulièrement   à    côté  de    la   sœur    de 


TROIS     SIECLES...  17 

l'abbé,  qui,  la  tête  sur  sa  tapisserie,  tirait 
sa  laine  de  chaque  point  avec  une  furie 
effrayante  pour  l'observateur  rétrospectif, 
car  elle  avait  dû,  autrefois,  faire  tout 
comme  elle  tirait  sa  laine  ;  le  baron  de 
Fierdrap,  Hvlas  de  Fierdrap,  était  assis, 
les  jambes  croisées,  une  main  sous  sa 
cuisse,  comme  le  grand  lord  Clive,  et  pré- 
sentait au  feu  la  semelle  d'un  pied  chaussé 
d'une  guêtre  de  casimir  noir.  C'était  un 
homme  d'une  taille  médiocre,  mais  vigou- 
reux et  râblé  comme  un  vieux  loup,  dont 
il  avait  le  poil,  si  l'on  en  jugeait  par  la 
brosse  hérissée,  courte  et  fauve  de  sa  per- 
ruque. Son  visage  accentué  s'arrêtait  dans 
un  profil  ferme:  un  vrai  visage  de  Nor- 
mand, rusé  et  hardi.  Jeune,  il  n'avait  été 
ni  beau  ni  laid.  Comme  on  dit  assez  drô- 
lement en  Normandie  pour  désigner  un 
homme  qu'on  ne  remarque  ni  pour  ses 
défauts  naturels,  ni  pour  ses  avantages  : 
"  11  allait  à  la  messe  avec  les  autres.  •• 
Il  exprimait  bien  le  modèle  sans  alliage  de 
ces  anciens  hobereaux  que  rien  ne  pouvait 
ni  apprivoiser  ni  décrasser,  et  qui,  sans 
la  Révolution,  laquelle  roula  cette  race  de 
granit  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre 
bout  sans  la  polir,    seraient   restés  dans 


lu     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

les  fondrières  de  leur  province,  ne  pensant 
même  pas  à  aller  au  moins  une  fois  à 
Versailles,  et,  après  être  montés  dans  les 
voitures  du  roi,  à  reprendre  le  coche  et  à 
revenir.  Chasseur  comme  tous  les  gen- 
tilshommes terriens,  chasseur  enragé,  quel 
que  fût  le  poil  de  la  bête  ou  la  plume,  il 
avait  fallu  cette  fin  du  monde  de  la  Révo- 
lution pour  arracher  Hylas  de  Fierdrap  à 
ses  bois  et  à  ses  marais.  Gentilhomme 
avant  tout,  dès  que  les  premières  que- 
nouilles eurent  circulé  dans  le  pays,  il 
offrit  à  l'armée  de  Condé  un  volontaire 
qui  savait  porter  gaillardement,  pendant 
trente  lieues  de  route,  un  fusil  à  deux 
coups  sur  la  carrure  de  son  épaule,  et 
qui,  des  balles  de  son  double  canon,  eût 
aussi  bien  coupé  le  bec  à  une  bécassine 
qu'abattu  un  sanglier,  en  le  frappant  entre 
les  deux  yeux.  Lorsque  l'armée  de  Condé 
avait  été  licenciée  et  qu'il  n'y  eut  plus 
rien  dans  la  poire  à  poudre  de  ce  dernier 
des  Chasseurs  du  Roi,  le  baron  de  Fier- 
drap  était  passé  en  Angleterre,  cette  terre 
de  l'excentricité,  et  c'est  là  qu'il  avait 
contracté,  disait-on,  ces  manières  d'être 
qui  le  firent  regarder,  sur  ses  vieux  jours, 
comme  un  original,  par  ceux  qui  l'avaient 


TROIS     SIÈCLES...  IO, 

connu  ressemblant  .7  tout  le  monde  dans  sa 
jeunesse. 

Le  fait  est  que,  comme  le  chat  du 
bonhomme  Misère,  autre  dicton  nor- 
mand, il  ne  ressemblait  plus  à  personne. 
Ayant  perdu  tout,  ou  à  peu  près,  de  sa 
fortune  patrimoniale,  il  vivait  comme  il 
pouvait  de  quelques  bribes,  et  de  la  mai- 
gre pension  qu'octroya  la  Restauration 
aux  pauvres  chevaliers  de  Saint-Louis  qui 
avaient  suivi  héroïquement  la  maison  de 
Bourbon  à  l'étranger  et  partagé  sa  triste 
fortune.  Il  avait  moins  souffert  que  bien 
d'autres  de  cette  vie  dénuée.  Ses  besoins 
n'étaient  pas  nombreux.  Il  avait  une  santé 
de  fer,  que  l'exercice  et  le  grand  air 
avaient  rendue  d'une  solidité  qui  parais- 
sait indestructible.  Il  habitait  une  petite 
maison,  aux  écarts  du  bourg  voisin  de 
Saint-Sauveur-le-Vicomte,  sans  domesti- 
que qu'une  vieille  femme  qui  allait  parfois 
balayer  son  logis,  et  on  ne  dira  pas  : 
"  faire  son  lit  »,  car  il  n'en  avait  pas,  et  il 
couchait  dans  un  hamac  qu'il  avait  rap- 
porté d'Angleterre.  Sobre  comme  un  ana- 
chorète et  presque  ichthyophage,  il  se 
nourrissait  de  sa  pèche,  étant  devenu. 
sur  le  tard  de  ses  jours,  un  pécheur  aussi 


20  LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

infatigable  qu'il  avait  été  un  indomptable 
chasseur  dans  la  première  moitié  de  sa 
vie.  Toutes  les  rivières  du  pays  le  connais- 
saient et  le  voyaient  incessamment  sur 
leurs  bords,  à  dix  lieues  à  la  ronde,  un 
paquet  de  longues  lignes  sur  son  épaule 
et  à  la  main  un  vase  de  fer-blanc,  d'une 
forme  allongée  comme  la  boite  au  lait  des 
laitières,  et  dans  lequel  il  mettait,  sous 
une  couche  de  terreau,  les  vers  de  jardin 
qu'il  accrochait  à  ses  hameçons.  Il  péchait 
aussi  à  la  mouche,  cette  chasse  écossaise, 
cette  chasse  en  marchant,  dont  il  avait 
pris  l'habitude  en  Ecosse,  et  qui  émer- 
veillait les  paysans  du  Cotentin,  à  qui 
cette  pêche  était,  avant  lui,  inconnue. 
quand  ils  le  voyaient  courir  sur  la  rive,  en 
remontant  ou  en  descendant  les  rivières. 
et  figurer  le  vol  de  la  mouche  en  mainte- 
nant toujours  son  hameçon  à  quelques 
pouces  du  fil  de  l'eau,  avec  un  aplomb  de 
main  et  de  pied  qui  tenait  vraiment  du 
prodige. 

Ce  soir-là,  comme  presque  tous  les 
soirs,  lorsqu'il  se  trouvait  à  Valognes  et 
que  ses  pèches  errantes  ne  L'entraînaient 
pas,  il  allait  passer  la  soirée  chez  ces 
demoiselles  de  Touffedelys.  Il  y  apportait 


TROIS    SIECLES...  21 

sa  boite  à  thé  et  sa  théière,  et  il  y  faisait 
son  thé  devant  elles,  ces  pauvres  primiti- 
ves, à  qui  l'émigration  n'avait  pas  donné 
de  ces  goûts  étonnants  comme  «  l'amour 
de  ces  petites  feuilles  roulées  dans  de  l'eau 
chaude  •■.  qui  ne  valaient  pas,  disaient- 
elles  d'une  bouche  pleine  de  sagesse,  «  la 
liqueur  verte  de  la  Chartreuse  contre  les 
indigestions  •■.  Infatigables  dans  leuréton- 
nement,  elles  retrouvaient  à  point  nommé 
l'attention  animale  des  êtres  qui  ne  sont 
pas  éducables,  en  regardant,  chaque  soir, 
de  leurs  deux  yeux  faïences,  grands  ouverts 
comme  des  ceils-de-bœuf,  cet  original  de 
Fierdrap  procédant  à  son  infusion  accou- 
tumée, comme  s'il  s'était  livré  à  quelque 
effrayante  alchimie  !  L'abbé,  cet  abbé  qui 
venait  d'entrer  comme  un  événement,  et 
dont  ces  dames  épiaient  la  parole,  trop 
lente  à  tomber  de  ses  lèvres,  comme  s'il 
eût  voulu  exaspérer  leur  curiosité  excitée, 
l'abbé  seul  osait  toucher  au  breuvage 
hérétique  du  baron  de  Fierdrap.  Lui,  aussi, 
comme  l'avait  dit  mademoiselle  Ursule  de 
TouffeJelvs,  était  allé  en  Angleterre.  Pour 
ces  sédentaires  de  petite  ville,  pour  ces 
culs-de-jatte  de  la  destinée,  c'eût  été 
comme  d'aller  à  la  Mecque,  si  de  la  Mec- 


2  2  LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

que  elles  avaient  jamais  entendu  parler!... 
ce  qui  était  plus  que  douteux.  L'abbé,  du 
reste,  n'avait  pour  personne  l'originalité 
caricaturesque  de  M.  de  Fierdrap,  lequel 
était  un  personnage  digne  du  pinceau 
d'Hogarth,  par  le  physique  et  par  le  cos- 
tume. Le  grand  air,  qui,  comme  on  l'a 
dit,  avait  rendu  le  baron  de  Fierdrap 
invulnérable  jusque  dans  le  fin  fond  de 
sa  charpente  et  de  sa  moelle,  avait  seule- 
ment teinté  le  marbre,  qu'il  avait  durci, 
et,  pour  toute  victoire  et  trace  de  son 
passage  sur  ce  quartz  impénétrable  de 
chair  et  de  peau  qui  n'avait  jamais  eu  ni 
un  rhume,  ni  un  rhumatisme,  avait  laissé. 
comme  une  moquerie  et  une  revanche 
pleine  de  gaieté,  trois  superbes  engelures 
qui  s'épanouissaient  du  nez  aux  deux 
joues  du  baron,  comme  le  trèfle  d'une 
belle  giroflée  en  fleurs  !  Etait-ce  averti 
par  cette  chiquenaude  taquine  du  grand 
air,  qu'il  bravait  tous  les  jours,  soit  dans 
les  brouillards  de  la  Douve,  soit  sous  les 
ponts  de  Carentan  et  partout  où  il  y  avait 
des  dards  et  des  tanches  à  récolter,  que 
M.  de  Fierdrap  portait  sept  habits,  les 
uns  sur  les  autres,  et  qu'il  appelait  ses 
sept  coquilles}  Personne   n'était  tente  de 


TROIS    SIECLES...  23 

justifier  ce  nombre  sacramentel  et  mysté- 
rieux... Mais  toujours  est-il  que,  même 
dans  le  salon  de  mesdemoiselles  de  Touf- 
fedelys, il  gardait  son  spencer  de  reps 
gris  doublé  de  peaux  de  taupe  par-dessus 
son  habit  couleur  de  tabac  d'Espagne,  à 
la  boutonnière  duquel  pendait,  sous  sa 
croix  de  Saint-Louis,  un  petit  manchon 
de  velours  noir  sans  fourrure,  dans  lequel 
il  aimait,  en  parlant,  à  plonger  les  mains, 
qu'il  avait  gourdes  comme  Michel  Mon- 
taigne. 

L'ami  et  le  compagnon  d'émigration  du 
baron  de  Fierdrap,  et  que  celui-ci  regar- 
dait alors  comme  Morellet  aurait  regardé 
Voltaire,  s'il  l'eût  tenu  chez  le  baron 
d'Holbach  dans  une  petite  soirée  intime, 
cet  abbé,  qui  complétait  les  trois  siècles 
et  demi  rassemblés  dans  ce  coin,  était 
bien  un  homme  de  la  même  race  que  le 
baron,  mais  il  était  bien  évident  qu"il  le 
dominait,  comme  M.  de  Fierdrap  dominait 
ces  demoiselles  de  Touffedelys  et  la  sœur 
de  l'abbé  elle-même.  De  ce  cercle,  l'abbé 
était  l'aigle,  et  d'ailleurs,  dans  tous  les 
mondes,  il  en  eût  été  un,  quand  même  le 
cercle,  au  lieu  de  ce  vieux  héron  de  Fier- 
drap, de  ces  oies  candides  de  Touffedelys 


24  LE    CHEVALIER     I)  E  S    TOUCHES 

et  de  cette  espèce  de  cacatoès  huppé  qui 
travaillait  à  sa  tapisserie,  aurait  été  com- 
posé, en  fait  de  femmes  charmantes  et 
d'hommes  rares,  de  flamants  roses  et 
d'oiseaux  de  paradis.  L'abbé  était  une  de 
ces  belles  inutilités  comme  Dieu,  qui  joue 
le  Roi  s'amuse  dans  des  proportions  infi- 
nies, se  plaît  à  en  créer  pour  lui  seul. 
C'était  un  de  ces  hommes  qui  passent, 
semant  le  rire,  l'ironie,  la  pensée,  dans 
une  société  qu'ils  sont  faits  pour  subju- 
guer, et  qui  croit  les  avoir  compris  et  leur 
avoir  payé  leurs  gages,  en  disant  d'eux  : 
«  L'abbé  un  tel,  monsieur  un  tel,  vous  en 
souvenez-vous  ?  était  un  homme  d'un  dia- 
ble d'esprit.  »  A  coté  de  ceux  dont  on 
parle  ainsi,  cependant,  il  y  a  des  illustra- 
tions et  des  gloires  achetées  avec  la  moi- 
tié de  leurs  facultés  !  Mais  eux,  l'oubli 
doit  les  dévorer,  et  l'obscurité  de  leur 
mort  parachevé  l'obscurité  de  leur  vie.  si 
Dieu  (toujours  le  Roi  s'amuse  !)  ne  jetait 
parfois  un  enfant  entre  leurs  genoux,  une 
tète  aux  cheveux  bouclés  sur  laquelle  ils 
posent  un  instant  la  main,  et  qui,  devenu 
plus  tard  Goldsmith  ou  Pielding,  se  sou- 
viendra d'eux  dans  quelque  roman  de 
génie    et    paraîtra  créer  ce    qu'elle   aura 


TROIS    SIECLES...  2^ 

simplement  copié,  en  se  ressouvenant  ! 
Cet  abbé,  qu'on  ne  nommerait  pas  si,  à 
cette  heure,  sa  famille,  dont  il  était  le 
dernier  rejeton,  n'était  éteinte,  du  moins 
en  France  (i),  portait  le  nom  de  ces  Percy 
Normands  dont  la  branche  cadette  a 
donné  à  l'Angleterre  ses  Xorthumberland 
et  cet  Hotspur,  auquel  il  venait  de  faire 
allusion.  l'Ajax  des  chroniques  de  Shake- 
speare. Quoiqu'il  n'eût  rien  dans  sa 
personne  qui  rappelât  son  héroïque  et 
romanesque  parentage,  quoiqu'on  sentit 
surtout  en  lui  les  amollissantes  influences 
et  les  égoïstes  raffinements  de  la  société 
du  dix-huitième  siècle,  dans  laquelle, 
jeune,  il  avait  vécu,  cependant,  l'em- 
preinte ineffaçable  d'un  commandement 
exercé  par  tant  de  générations  se  recon- 
naissait par  la  manière  dont  l'abbé  de 
Percy  portait  sa  tête,  plus  irrégulière  que 
celle  de  M.  de  Fierdrap,  mais  d'une  tout 
autre  physionomie.  L'abbé,  moins  laid 
que  sa  sœur,  laide  comme  le  péché  quand 
il  est  scandaleux,  était  laid,  lui,  comme 
le  péché  quand  il  est  plaisant.  Le  croira- 

(i)  L'auteur  s'était  trompé.  Le  dernier  descendant 
mâle  de  ces  nobles  Percy  vit  encore  dans  le  départe- 
ment du  Nord. 

le  fauteur.) 


26  I-  I      '    Il  1 .  \  A  II  I-  R      DES    TOUCHES 

t-on?  cet  abbé  recouvrait  le  plus  drôle 
d'esprit  de  manières  presque  majestueu- 
ses. C'était  là  le  signe  par  lequel  il  éton- 
nait et  charmait  toujours.  La  gaieté  qui  a 
de  la  grâce  a  rarement  de  la  dignité  et 
elle  semble  l'exclure.  Mais  chez  l'abbé 
de  Percy.  cette  gaieté  à  la  Beaumarchais. 
cette  gaieté  d'oncle  à  la  commendataire 
d'Almaviva  qui  aurait  battu  ce  polisson 
de  Figaro  dans  l'intrigue  et  dans  la  repar- 
tie, cette  verve  inouïe,  partant  d'un  fond 
de  grand  seigneur,  qui  ne  cessait  pas  un 
seul  instant  de  rayonner  dans  sa  per- 
sonne, causait  un  plaisir  d'autant  plus 
vif  par  le  contraste  et  faisait  de  lui  une 
de  ces  raretés  qu'on  ne  rencontre  pas 
deux  fois.  Hélas  !  au  point  de  vue  des 
ambitions  positives  de  la  vie.  cet  esprit 
ravissant  ne  lui  avait  servi  a  rien.  Au 
contraire,  il  lui  avait  nui,  comme  son 
blason. 

Victime  de  la  Révolution  autant  que 
son  ami  M.  de  Fierdrapj  victime  d'une 
thèse  grecque  en  Sorbonne,  qu'il  avait 
mieux  soutenue  que  son  autre  ami. 
M.  d'Hermopolis,  lequel  s'en  était  souvenu 
quand  il  avait  été  ministre  (les  haines  de 
clerc   à   clerc  sont  les    bonnes);    victime 


TROIS    SIECLES...  2~ 

enfin  de  son  esprit  trop  animé  et  trop 
charmant  pour  être  assez  sacerdotal,  l'abbé 
de  Percy  avait  manqué  sa  fortune  ecclé- 
siastique et  toutes  ses  fortunes,  et  n'avait 
pu.  malgré  le  crédit  de  son  cousin,  le  duc 
de  Xorthumberland.  qui  représentait 
l'Angleterre  au  sacre  du  roi  Charles  X. 
parvenir  à  autre  chose,  pour  les  jours  de 
sa  vieillesse,  qu'à  un  simple  canonicat  de 
Saint-Denis  de  second  degré,  avec  dis- 
pense de  résider  au  Chapitre.  Au  déclin 
de  l'âge,  la  Normandie  lui  était  repassée 
dans  le  souvenir,  parée  du  charme  des 
jours  évanouis,  et  lui,  qui  s'était  mêlé  aux 
plus  hautes  sociétés  de  France  et  d'An- 
gleterre et  qui  avait  joué  sa  partie 
d'homme  d'esprit  avec  les  plus  grands  et 
les  plus  brillants  esprits  qui  eussent  jouté 
en  Europe  depuis  quarante  ans,  il  était 
revenu  vivre  parmi  les  bonnes  judiciaires 
du  Cotentin,  claquemuré  dans  une  petite 
maison  ornée  avec  goût  et  qu'il  appelait 
son  hermilage.  Il  n'en  sortait  que  pour 
aller  passer  des  huitaines  chez  tous  les 
châtelains  des  alentours. 

C'était  un  grand  dîneur.  Mais  sa  nais- 
sance, son   formidable   esprit,  ses  manié- 
xcluaient  toute  idée  de  parasitisme 


23     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

dans  ce  modeste  piéton  qu'on  rencon- 
trait, comme  le  baron  de  Fierdrap,  non 
pas  au  bord  de  toutes  les  rivières,  mais 
sur  toutes  les  routes,  allant  faire  quelque 
pèlerinage  à  la  Notre-Dame  de  la  cuisine 
des  châteaux  les  plus  renommés  par  leur 
hospitalité  et  par  leur  bonne  chère. 

Ces  dîners,  qu'il  avait  toujours  aimés, 
avaient  foncé  la  teinte  d'écrevisse  cuite 
de  son  visage,  et  justifiaient  ce  qu'il 
disait  de  cette  éclatante  couleur  rouge, 
allumée  par  le  Porto  de  l'émigration  et  le 
Bourgogne  de  la  patrie  retrouvée  :  «  Il 
est  probable  que  voilà  la  seule  pourpre 
que  j'aurai  jamais  à  porter  !  » 

Le  front,  le  nez,  qu'il  avait  busqué  et 
immense,  un  nez  de  grande  maison,  les 
joues,  le  menton,  tout  était  de  cette 
magnifique  teinte  cardinalice,  qui  ne  con- 
trastait dans  ce  visage,  fiévreusement  taillé 
à  l'ébauchoir,  mais  saisissant  d'expres- 
sion, qu'avec  le  bleu  des  yeux,  un  bleu 
fantastique,  perlé,  scintillant,  acéré  ;  un 
bleu  qu'on  n'avait  vu  ètinceler  nulle  part, 
sous  les  sourcils  de  personne,  et  auquel 
un  peintre  de  génie,  qui  ne  l'aurait  pas 
vu,  croirait  seul. 

Les  veux  de    l'abbé  de   Perev   n'étaient 


TROIS    SIECLES...  2Q 

pas  des  yeux:  c'étaient  deux  petits  trous 
ronds,  sans  sourcils,  sans  paupière,  et  la 
prunelle  de  ce  bleu,  impatientant  à  regar- 
der (tant  il  était  vif!),  était  si  dispropor- 
tionnée et  si  large,  que  ce  n'était  pas  l'orbe 
de  la  prunelle  qui  tournait  sur  le  blanc  de 
l'œil, mais  la  lumière  qui  faisait  une  perpé- 
tuelle et  rapide  rotation  sur  les  facettes  de 
saphir  de  ces  yeux  de  lynx...  Les  verra-t-on 
d'ici,  ces  yeux-là  >...  Mais  quand  on  les 
avait  vus  en  réalité,  on  ne  pouvait  plus 
les  oublier.  Ce  soir-là,  ils  pétillaient,  sem- 
blait-il, encore  plus  qu'à  l'ordinaire  en 
regardant  les  curieuses  que  l'abbé,  tou- 
jours debout,  affolait  par  l'affectation  de 
son  silence.  Au  lieu  de  répondre  aux 
questions  haletantes  de  mesdemoiselles 
de  Touffedelys,  il  passait,  selon  son 
usage,  sa  langue  de  gourmet  sur  ses 
lèvres  épaisses  et  juteuses,  comme  s'il  y 
avait  cherché  des  saveurs  perdues.  Il 
venait  de  dincr  en  ville  et  il  avait  sa  tenue 
solennelle  et  officielle  de  tous  les  soirs.  Il 
portait  un  habit  noir  carré,  une  cravate 
blanche,  sans  rabat,  ni  manteau,  ni  calotte. 
Ses  longs  cheveux,  fins  et  blancs  comme 
le  duvet  d'un  cygne,  roulés  et  gonflés 
avec  une  coquetterie  qui  rappelait  celle  de 


^>  LE     CHEVALIER     DES    TOI'. 

Talleyrand,  —  de  Talleyrand  que,  par 
parenthèse,  il  abhorrait  moins  pour  toutes 

ses  autres  apostasies  que  pour  avoir  signé 
la  Constitution  civile  du  clergé,  —  ses 
cheveux  poudrés  et  floconneux  tombaient 

richement  sur  le  col  de  SOD  habit  unir,  et 
poudraient,  à  leur  tour,  de  leur  iris  par- 
fumé, le  large  ruban  violet,  liseré  de 
blanc,  qui  suspendait  à  son  cou  sa  grande 
croix  êmailiée  de  Chanoine  Royal.  Campé 
solidement  sur  ses  jambes  en  bas  de  soie. 
assez  bien  tournées,  mais  de  deux  galbes 
différents,  et  dont  il  appelait  l'une  Apol- 
lon et  l'autre  Hercule,  avec  une  fidélité  à 
la  mythologie  qui  avait  été  l'une  des  reli- 
erions de  sa  jeunesse,  il  aspirait  longue- 
ment sa  prise  de  tabac. 

«  Eh.  bien,  l'abbé,  as-tu  juré  de  faire 
damner  ces  dames  >  —  lui  dit  le  baron. 
qui  s'attendait  à  une  plaisanterie. —  Et 
nous  diras-tu  enfin  quel  revenant  tuas  vu. 
en  passant  tout  à  l'heure  sur  la  place  ? 

—  Ris  tant  que  tu  voudras,  Fierdrap, — 
reprit  l'abbé  imperturbable.  —  mais  ceci 
est  sérieux!  Le  revenant  que  j'ai  VU  était 
de  chair  et  d'os...  comme  toi  et  moi.  mais 
il  n'en  était  que  plus  épouvantable... 
C'était...  le  chevalier  Des  Touches!... 


:;     i     (le  Fierdi  ftp 
les    jambes 


il 


HELENE     ET     PARIS 


—  Le  chevalier  Des  Touches  !  — 
s'écrièrent  les  deux  demoiselles  de  Touf- 
fedelys,  avec  un  accord  si  parfait  d'into- 
aatioo  qu'on  aurait  dit  qu'elles  n'avaient 
qu'une  voix  à  elles  deux. 

—  Le  chevalier  Des  Touches  !  —  fit 
M.  de  Fierdrap  à  son  tour,  en  décroisant 
ses  jambes  comme  un  homme  surpris.  — 


3:  LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

Ma   foi!   si  tu  l'as   vu.   l'abbé,    c'est   un 

revenant  vrai,  celui-là!  et  qui  n'a  rien  de 
commun  avec  nous,  qui  ne  sommes  que 
des  émigrés  revenus... 

—  Sans  revenus!  —  interrompit  gaie- 
ment l'abbé,  jouant  sur  le  mot. 

—  Seulement,  tu  vas  me  forcer  —  con- 
tinua le  baron. —  à  partager  les  idées  de 
mademoiselle  Sainte  sur  les  fantômes  : 
car  ce  Des  Touches,  le  chevalier  Des 
Touches  de  Langotière,  qu'à  Londres, 
après  son  enlèvement  par  les  Douze,  nous 
appelions  en  plaisantant  la  Belle  Hélène, 
est  mort  parfaitement,  quelques  années 
plus  tard,  des  suites  d'un  coup  d'épée 
dans  le  foie,  à  Edimbourg. 

—  Je  le  croyais  comme  toi,  Fierdrap  ; 
mais  il  faut  décompter,  —  répondit  l'abbé 
de  Percy;  qui  regardait  circulairement 
ces  trois  dames,  figées  par  ce  nom  de  Des 
Touches,  l'un  des  héros  de  leur  jeu- 
nesse.—  Oui  !  je  croyais  qu'il  était  mort... 
Eh!  qui  ne  l'aurait  cru,  depuis  tant  d'an- 
nées que  le  silence  avait  succédé  au  bruit 
de  son  enlèvement  et  de  son  duel?  Mais, 
que  veux-tu?  je  n'ai  pas  la  berlue,  et  je 
viens  de  le  voir  sur  la  place  des  Capucins. 
et  même  de  l'entendre:   car  il  m'a  parlé  ! 


HELENE     ET     l'A  IUS 


33 


—  Pourquoi  donc,  en  ce  cas.  ne  l'as-tu 
pas  amené  avec  toi,  l'abbè?  —  dit  en  riant 
l'incorrigible  baron  de  Fierdrap,  qui  s'obsti- 
nait à  penser  que  son  ami  Percy  jouait  la 
comédie  pour  épouvanter  mademoiselle 
Sainte.  —  Nous  lui  aurions  offert  une  tasse 
de  thé  comme  à  un  ancien  compagnon 
d'infortune,  et  nous  nous  serions  régalés 
de  son  histoire,  qui  doit  être  curieuse,  si 
c'est  l'histoire  d'un  ressuscité  ? 

—  Curieuse  et  triste,  à  en  juger  par 
ce  que  j'ai  vu, —  dit  l'abbé,  qui  ne  se  lais- 
sait pas  entamer  par  le  ton  narquois  de 
son  ami  le  baron,  —  mais  en  attendant 
qu'il  te  la  raconte  lui-même,  fais-moi  donc, 
mon  cher,  le  plaisir  d'écouter  la  mienne  !  » 

Mesdemoiselles  de  Touffedelys  étaient 
plus  que  jamais  suspendues  aux  lèvres  de 
l'abbé,  et  mademoiselle  de  Percy  avait 
laissé  tomber  sa  tapisserie  sur  ses  genoux 
et  continuait  de  fixer  son  frère  avec  une 
attention  concentrée. 

•<  J'ai  diné  aujourd'hui  —  dit  l'abbé, 
toujours  debout,  —  chez  notre  vieil  ami  de 
Vaucelles  avec  Sortôvillc  et  le  chevalier 
du  Rifus,  lesquels,  après  le  dîner,  se  sont 
campés,  selon  leur  usage  des  vendredis,  à 
leur    whist    de    fondation,    et   même    ont 


3  1  LE     CH  EVALI1    R     D  ES    TOUC  II  I   S 

voulu  nie  garder,  moitié  pour  épargnera 

du  Rifus  l'ennui  de  faire  le  mort,  qu'il  fait 
1res  mal  avec  ses  distractions  perpé- 
tuelles, et  moitié  pour  moi,  à  cause  de 
la  pluie.  Mais  comme  mon  bougran  ne 
craint  pas  plus  l'eau  que  les  plumes  d'une 
sarcelle,  ils  ont  chanté  tout  ce  qu'ils  ont 
voulu  et  je  m'en  suis  allé  malgré  le  temps, 
un  temps  â  ne  pas  mettre  un  chien  dehors, 
comme  on  dit.  Or.  de  la  rue  de  Poterie  à 
la  rue  Siquet,  je  n'ai  rencontre  âme  qui 
vive,  si  ce  n'est  pourtant  le  perruquier 
Chélus,  ce  maître  ivrogne,  qui  marchait 
en  dessinant  des  tirebouchons  sous  la 
pluie  et  qui  m'a  grasseyé,  en  passant,  le 
bonsoir,  d'une  voix  barbouillée. __ Mais,  au 
sortir  de  la  rue  Siquet  et  quand  j'ai  tourné 
le  coin  de  la  place,  ramassé  sous  mon 
parapluie  pour  éviter  le  vent  qui  me  fouet- 
tait l'averse  au  nez,  j'ai  tout  à  coup  senti 
une  main  qui  m'a  saisi  le  bras  avec  vio- 
lence, et  je  t'assure,  Fierdrap,  que  cette 
main-là  avait  quelque  chose  de  très  corpo- 
rel, et  j'ai  vu.  à  deux  pouces  de  ma  ligure  et 
dans  le  rayon  de  ma  lanterne,  car  pres- 
que tous  les  réverbères  de  la  place  étaient 
éteints,  un  visage...  est-ce  croyable?-  sur 
mon    âme,   plus    laid    que    le    mien  !    un 


HELENE     ET     PARIS 


35 


visage  dévasté,  barbu,  blanchi,  aux  yeux 
étincelants  et  hagards,  lequel  m'a  crié 
d'une  voix  rauque  et  araère  :  -  Je  suis  le 
"  chevalier  Des  Touches:  n'est-ce  pas,  que 
«  ce  son!  Jes  ingrats  ?  - 

—  Mère  de  douleur!  —  s'écria  mademoi- 
selle Sainte,  devenue  blême.  —  Etes-vous 
bien  sur  qu'il  était  vivant'-... 

—  Sur.  —  répondit  l'abbé,  —  comme  je 
suis  sûr  que  vous  vivez,  mademoiselle! 
Voyez  plutôt  !  —  ajouta-t-il,  en  relevant  la 
manche  de  son  habit, — j'ai  encore  au  poi- 
gnet la  marque  de  cette  main  frénétique 
et  brûlante,  qui  m'a  lâché  après  m'avoir 
étreint!  Oui!  c'était  notre  belle  Hélène. 
Fierdrap  !  mais  dans  quel  état  de  change- 
ment, de  vieillesse,  de  démence  !  C'était 
le  chevalier  Des  Touches,  comme  il  le 
disait  !  Je  l'ai  bien  reconnu  à  travers  les 
haillons  du  temps  et  de  la  misère  !  J'allais 
lui  parler,  l'interroger...  quand,  d'un  souf- 
fle, il  a  éteint  la  lanterne  à  la  lueur  de 
laquelle  je  le  regardais,  saisi  d'un  éton- 
nement  douloureux,  et  il  a  comme  fondu 
dans  la  pluie,  la  rafale  et  l'obscurité. 

—  Et  alors  ?...  —  dit  M.  de  Fierdrap. 
devenu  pensif. 

—  Mais  cela  était  tout! —  fit  l'abbé:  et 


36  Li;     CHEVALIER     DES    T  O  r  C  II  E  S 

il  s'assit  dans  le  fauteuil  qui  lui  tendait 
les  bras.  —  Je  n'ai  plus  rien  vu,  rien 
entendu,  et  je  m'en  suis  venu  jusqu'ici 
dans  une  espèce  d'horreur  de  cette  appa- 
rition étrange.  Je  ne  me  rappelle  pas 
avoir  éprouvé  rien  de  pareil  depuis  le  jour 
où,  en  Sorbonne,  je  fis  la  gageure  d'aller 
tranquillement  planter  un  clou,  à  minuit, 
sur  la  tombe  d'un  de  nos  confrères,  enterré 
de  la  veille,  et  qu'en  me  relevant  de  cette 
tombe,  où  je  m'étais  agenouillé  pour 
mieux  enfoncer  mon  clou,  je  me  sentis 
pris  par  ma  soutane... 

—  Jésus  !  —  firent  les  deux  Touffedelys, 
par  le  même  procédé  de  voix  et  d'émotion 
jumelles. 

—  C'était  toi  qui  l'avais  clouée!  —  dit 
Je  baron  de  Fierdrap.  —  Je  connais  l'his- 
toire !  Si  ton  revenant  de  ce  soir  ressem- 
ble à  l'autre... 

—  Fierdrap,  tu  plaisantes  trop  mainte- 
nant! —  dit  le  majestueux  chanoine,  avec 
un  ton  qui  rendit  toute  autre  plaisanterie 
impossible. 

—  Ah!  si  tu  le  prends  ainsi,  l'abbé,  je 
deviens  sérieux  comme  un  chat  qui  boit 
du  vinaigre...  et  du  vinaigre  versé  par 
toi!  Mais,   voyons!   raisonnons,    tachons 


HELENE     ET     TARIS 


37 


Je  voir  clair,  malgré  ta  lanterne  soufflée... 
Pourquoi  Des  Touches  serait-il  à  Yalo- 
gnes,  par  cette  nuit,  sous  cette  apparence 
misérable?-... 

—  Il  doit  être  fou...,  —  dit  froidement 
M.  de  Percy,  parlant  sa  pensée  comme 
s'il  avait  été  seul.  —  Il  est  certain  qu'il 
m'a  produit  l'effet  d'un  insensé,  échappé 
de  quelque  hôpital...  Il  était  affreux! 

—  Ils  ont  une  manière  —  dit  profondé- 
ment M.  de  Fierdrap  —  de  récompenser 
les  services,  qui  pourrait  bien  faire  deve- 
nir fous  leurs  serviteurs. 

—  Oui,  —  dit  l'abbé,  suivant  la  pensée 
de  son  ami.  —  Nous  sommes  entre  nous, 
et  nous  les  aimons  assez  pour  pouvoir 
nous  en  plaindre.  Ils  ressemblent  aux 
Stuarts,  et  ils  finiront  comme  eux  !  Ils  en 
ont  la  légèreté  de  cœur  et  l'ingratitude. 
Quand  le  malheureux  que  je  viens  de  voir 
m'a  parlé  d'ingrats,  il  n'avait  pas  besoin 
de  les  nommer.  Je  l'avais  reconnu  et  je 
le  comprenais  !  » 

Ici,  il  y  eut  un  moment  de  silence.  Ces 
demoiselles  de  Touffedelys  ne  soufflaient 
mot  d'émotion  et  de  stupéfaction,  ou  peut- 
être  d'absence  de  pensée.  Mais  le  roya- 
lisme de  mademoiselle  de  Percy.  qui  avait. 


3"  LE     CHEVALIER     DES     TOUCHES 

disait-elle,  l.i  religion  de  la  royauté, 
jeta  un  cri,  qui  fut  comme  une  protesta- 
tion contre  les  dures  paroles  de  l'abbé: 

«  Ah!  mon  frère!  —dit-elle,  avec  un 
accent  de  reproche. 

—  Royaliste  quand  même!  héroïne  quand 
même!  C'est  bien  vous,  ma  sœur!  -  dit 
l'abbé,  en  tournant  sa  tête  blanche  vers 
elle.  —  Vous  portez  donc  toujours  vos 
caleçons  de  velours  rayé  et  vos  grosses 
bottes  de  gendarme,  et  vous  montez  tou- 
jours à  califourchon  votre  pouliche  pour 
la  maison  de  Bourbon?...  » 

Mademoiselle  de  Percy  avait  été  une 
des  amazones  de  la  Chouannerie.  Elle 
avait  plus  d'une  fois,  sous  des  vêtements 
d'homme,  servi  d'officier  d'ordonnance 
ou  de  courrier  aux  différents  chefs  qui 
avaient  insurgé  le  Maine  et  voulu  armer 
le  Cotentin.  Espèce  de  chevalier  d'Eon, 
mais  qui  n'avait  rien  d'apocryphe,  elle 
avait,  disait-on,  fait  le  coup  de  feu  du 
buisson  avec  une  intrépidité  qui  eût  été 
l'honneur  d'un  homme.  Bien  loin  que  sa 
beauté  ou  la  délicatesse  de  ses  formes 
pût  jamais  révéler  son  sexe,  sa  laideur 
avait  pu  même  quelquefois  effrayer  l'en- 
nemi. 


dloé    aujour- 
d'hui... »  —    dit    l'abbé, 
I  bout... 


40  LE   CHEVALIER    DES    TOLTII  ES 

»  Je  ne  suis  plus  qu'une  vieille  fille  inu- 
tile maintenant.  —  dit-elle  en  répondant 
avec  une  mélancolie  qui  n'était  pas  sans 
grâce  à  la  plaisanterie  de  son  frère,  —  et 
je  n'ai  pas  même  un  pauvre  petit  bout 
de  neveu  dans  les  Pages  à  qui  je  puisse 
léguer  la  carabine  de  sa  tante  ;  mais 
je  mourrai  comme  j'ai  vécu,  fidèle  à 
nos  maîtres  et  ne  pouvant  rien  entendre 
contre  eux  ! 

—  Tu  vaux  mieux  qu'eux  et  que  nous. 
Percy  !  »  dit  l'abbé,  qui  admirait  ce 
dévouement,  mais  qui  ne  le  partageait 
plus.  Il  appelait  toujours  sa  sœur  par 
son  nom  de  Percy,  comme  si  elle  avait 
été  un  homme,  et  il  y  avait  dans  cette 
habitude  de  langage  un  hommage  de  res- 
pect que  méritait  cette  vieille  lionne  de 
sœur  ! 

L'éloge  de  l'abbé  fut  comme  un  boute- 
selle  pour  l'amazone  de  la  Chouannerie... 
L'agitation  n'était  jamais  bien  loin,  d'ail- 
leurs, de  cette  nature  sanguine,  perpé- 
tuellement ivre  d'activité  sans  but.  depuis 
que  les  guerres  étaient  finies.  Elle  re- 
poussa impétueusement  sur  le  guéridon 
qui  supportait  la  lampe,  le  canevas  de 
cette  tapisserie  dans  laquelle  elle  clouait 


II ÉLÈ NE    ET    PARIS  .}I 

les  impatiences  de  son  âme,  depuis  qu'elle 
ne  clouait  plus  les  hérons  et  les  butors, 
tués  par  elle  à  la  chasse,  sur  la  grande 
porte  des  manoirs;  et,  se  levant  bruyam- 
ment de  sa  bergère,  elle  se  mit  à  mar- 
cher dans  le  salon,  malgré  ses  gouttes. 
l'œil  enflammé  et  les  mains  derrière  le 
des.  comme  un  homme: 

«  Le  chevalier  Des  Touches  à  Valo- 
gnes  !  — dit-elle,  comme  se  parlant  à  elle- 
même   bien  plus  qu'à  ceux  qui  étaient  là. 

Et,  parla  mort-Dieu  >  pourquoi  pas?  — 
ajouta-t-elle  :  car  elle  avait  rapporté  des 
vieilles  guerres  au  clair  de  lune  des  ju- 
rons et  des  mots  énergiques  qu'elle  ne 
disait  pas  d'ordinaire,  mais  qui  revenaient 
à  ses  lèvres,  quand  quelque  passion  la 
reprenait,  comme  des  oiseaux  sauvages 
et  effrontés  reviennent  à  quelque  ancien 
perchoir  abandonné  depuis  longtemps.  — 
Apres  tout,  ce  n'est  pas  impossible  !  Un 
homme,  qui  a  fait  la  guerre  des  Chouans 
et  qui  n'y  est  pas  resté,  a  la  vie  dure. 
Au  lieu  de  débarquer  à  Granville.  il  aura 
pris  terre  à  Portbail  ou  au  havre  de  Car- 
teret,  et  il  aura  passé  par  Valognes  pour 
retourner  dans  son  pays  :  car  il  est,  je 
crois,  du  côté  d'Avranches.   Mais,   mon 

6 


42  LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

frère,   —  continua- 1- elle,    en    s'arrêtant 

devant  lui  comme  si  elle  avait  été  encore 
dans  ces  grosses  bottes  dont  il  venait  de 
lui  parler,  et  qu'elle  eût  eu  sur  la  tête, 
au  lieu  de  son  baril  de  soie  orange  et 
violet,  le  tricorne  qu'elle  avait  porté  dan- 
sa jeunesse  sur  ses  cheveux  en  catogan  : 
—  mais,  mon  frère,  si  vous  êtes  sûr  que 
ce  fût  lui,  le  chevalier  Des  Touches,  pour- 
quoi Tavoir  laissé  vous  quitter  si  vite  et 
ne  l'avoir  pas  contraint,  du  moins,  à  vous 
parler  ? 

—  Suivi  !  parlé  !  —  répondit  gaiement 
l'abbé  au  ton  sérieux  et  passionné  de 
mademoiselle  de  Percy.  .Mais  on  ne  suit 
pas  un  coup  de  vent  quand  il  passe,  et 
on  ne  parle  pas  à  un  homme  qui.  comme 
un  farfadet,  pst!  pst!  est  déjà  bien  loin 
quand  on  commence  à  le  reconnaître,  et 
tout  cela  par  le  temps  qu'il  fait,  made- 
moiselle ma  sœur! 

—  Oh  !  vous  avez  toujours  été  un  peu 
damoiseau,  l'abbé  !— reprit  ce  singulier 
gendarme  en  cottes  bouffantes,  qui  n'avait. 
lui,  jamais  été  une  demoiselle.  —  Moi, 
j'aurais  suivi  le  chevalier  !  Pauvre  cheva- 
lier !  —  continua-t-clle  en  marchant  tou- 
jours, —  il  ne  se  doute  guère  que  vous 


HELENE     ET     PARIS 


43 


autres,  les  Touffedelys,  vous  n'avez  plus 
votre  château  de  Touffedelys,  notre  ancien 
quartier  général,  et  que  vous  êtes  deve- 
nues des  dames  de  Valognes,  chez  qui 
un  de  ses  sauveurs  est  maintenant  réduit 
à  venir  faire  de  la  tapisserie  tous  les 
soirs  ! 

—  Que  dites-vous  donc  là,  mademoi- 
selle de  Percy  >...  —  fit  le  baron  de  Fier- 
drap,  retirant  son  nez  littéralement  ense- 
veli au  fond  de  la  boite  de  fer-blanc  dans 
laquelle  il  enfermait  son  Tea-Pocket, 
comme  il  l'appelait;  et  il  le  tourna,  ce 
nez  frémissant  et  curieux,  vers  mademoi- 
selle de  Percy,  qui  marchait  toujours 
d'une  encoignure  à  l'autre  du  salon,  avec 
le  va-et-vient  de  quelque  formidable  pen- 
dule en  vibration. 

—  Ah  !  bien  oui  !  lu  ne  sais  pas  cela, 
toi,  Fierdrap!  — reprit  l'abbé  ;  —  mais  ma 
sœur,  que  tu  vois  là,  dans  la  splendeur 
de  tous  ses  falbalas,  est  un  des  sauveurs 
de  Des  Touches,  ni  plus  ni  moins,  mon 
cher  !  Elle  a  fait  partie,  pendant  que  nous 
chassions  le  renard  en  Angleterre,  de  la 
fameuse  expédition  des  Douze,  qui  nous 
parut  si  incroyablement  héroïque  quand 
Sainte-Suzanne  nous   la  raconta,  un  soir. 


4)  I.E    CHEVALIER     P  F  S    TOUCHES 

chez  mon  cousin,  le  duc  de  Northumber- 
land.  Te  le  rappelles-tu?...  Sainte-Suzanne 
ne  nous  dit  pas  que  ma  sœur  fut  un  de 

ces  braves.  Il  ne  le  savait  pas.  et  je  ne 
l'ai  su,  moi,  que  depuis  mon  retour  de 
Fémigration.  Elle  avait  si  bien  caché  son 
sexe,  ou  ces  messieurs  furent  si  discrets. 
qu'elle  fut  prise  pour  un  de  ces  gen- 
tilshommes qui  ne  se  connaissaient  pas 
tous  les  uns  les  autres,  mais  qui  s'appe- 
laient également  tous,  les  uns  pour  les 
autres  :  «  Cocarde  blanche  !  »  Aurais-tu 
jamais  cru  que  l'un  des  Paris  de  notre 
belle  Hélène  fût...  ma  sœur?... 

—  Vraiment  !  —  dit  M.  de  Fierdrap,  qui 
ne  prit  pas  garde  au  geste  comique  et 
théâtral  de  l'abbé  de  Percy  en  disant  ces 
dernières  paroles.  Les  yeux  gris-fauve  du 
baron  se  mirent  à  jeter  des  étincelles. 
comme  la  pierre  à  fusil,  dont  ils  avaient 
la  nuance,  quand  elle  tombe  dans  le  bas- 
sinet. —  Vraiment,  —  répéta-t-il,  —  made- 
moiselle, vous  faisiez  partie  de  la  fameuse 
expédition  des  Douze?  Alors,  permettez- 
moi  de  baiser  votre  vaillante  main.  car. 
sur  ma  parole  de  gentilhomme,  voilà  ce 
que  je  ne  savais  pas  !  » 

Et    il   se    leva,   alla  rejoindre  au  beau 


II  E  L  E  X  E     ET     PARIS 


45 


milieu  du  salon  mademoiselle  de  Percy, 
qu'il  prit  par  la  main,  une  main  un  peu 
forte  et  si  virginale  que  la  vieillesse  ne 
l'avait  pas  blanchie,  et  il  la  lui  baisa  avec 
un  sentiment  si  chevaleresque  qu'il  en 
aurait  été  tout  idéalisé  aux  yeux  d'un 
poète,  cet  antique  pécheur  à  la  ligne,  avec 
sa  mise  hétéroclite  et  son  nez  jaspé  ! 

Elle  la  lui  avait  donnée  comme  une 
reine,  et  quand  il  eut  fait  retentir  son  hom- 
mage, un  hommage  militaire,  car  le  baiser 
du  vieil  enthousiaste  fit  presque  le  bruit 
d'un  coup  de  pistolet,  ils  s'adressèrent 
mutuellement  une  de  ces  solennelles  révé- 
rences comme  la  tradition  nous  rapporte 
qu'on  en  faisait  une  avant  de  danser  le 
menuet. 

«  Ma  sœur  de  Percy,  —  dit  l'abbé, 
—  puisque  l'apparition  de  Des  Touches, 
dont  nous  aurons  sans  doute  des  nouvel- 
les demain,  nous  fait  tisonner  dans  son 
histoire,  au  coin  du  feu,  ici,  ce  soir,  pour- 
quoi ne  la  raconteriez-vous  pas  à  Fier- 
drap,  qui  ne  l'a  jamais  sue  que  de  bric 
et  Je  broc,  comme  nous  disons  en  Nor- 
mandie, par  la  très -bonne  raison  qu'il  ne 
l'a  jamais  entendue  que  dans  les  versions 
infidèles  et  changeantes  de  l'émigration? 


46     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

—  Je  le  veux  bien,  mon  frère, —  dit 
mademoiselle  de  Percy,  qui  rougit  de 
plaisir  à  la  demande  de  l'abbé,  si  cela 
pouvait  s'appeler  rougir  que  de  passer 
de  la  nuance  qu'elle  avait  à  une  nuance 
plus  foncée.  -  Mais  il  est  neuf  heures 
sonnées  à  la  pendule  et  mademoiselle 
Aimée  va  bientôt  venir;  c'est  son  heure. 
Or,  voilà  l'embarras  :  comment  raconter 
devant  elle  l'enlèvement  de  Des  Touches 
où  périt  son  fiancé  d'une  manière  si 
fatale  ?  Elle  a  beau  être  sourde  et 
préoccupée,  la  malheureuse  fille  !  il  y  a 
des  jours  où  le  rideau  tendu  par  la  dou- 
leur entre  elle  et  le  monde  est  moins  épais 
et  laisse  passer  les  bruits  et  la  parole,  et 
c'est  peut-être  un  de  ces  jours-là  qu'au- 
jourd'hui ! 

—  Si  l'air  est  très  fin.  dit  mademoi- 
selle Ursule  de  Touffedelvs.  qui  faisait 
la  médecine  des  pauvres,  et  qui  avait  des 
explications  à  elle  pour  expliquer  une 
irrégularité  organique  à  laquelle  les  méde- 
cins ne  comprenaient  rien,  —  si  l'air  est 
très  fin,  vous  pouvez  être  bien  tranquille, 
elle  n'entendra  pas  une  syllabe  de  tout 
ce  que  vous  nous  direz  ! 

—  Et    il   est  très  fin.  —  dit  l'abbé,  en 


HÉLÈNE     ET     PARIS  .\~ 

passant  ses  mains  le  long  de  ces  jambes, 
—  car  je  sens  une  vraie  tempête  de  vents 
coulis  sur  mes  bas  de  soie.  Quand  donc 
ferez-vous  descendre  votre  paravent  dans 
le  salon,  mesdemoiselles ? 

—  Eh  bien,  —  dit  le  baron  de  Fierdrap, 
suivant  son  idée,  —  ne  commençons  que 
quand  elle  sera  venue,  alin  de  n'avoir 
pas  à  nous  interrompre...  »  Et,  précisé- 
ment, la  pendule  se  mit  à  marquer  le 
quart  après  neuf  heures  avec  un  bruit 
sec... 

Cette  pendule  était  un  Bacchus  d'or 
moulu,  vêtu  de  sa  peau  de  tigre,  qui, 
debout,  tenait  sur  son  genou  divin,  ni 
plus  ni  moins  qu'un  simple  tonnelier  de 
la  terre,  un  tonneau  dont  le  fond  était  le 
cadran  où  l'on  voyait  les  heures,  et  dont 
le  balancier  figurait  une  grappe  de  raisin 
picorée  d'abeilles.  Sur  le  soc  enguirlandé 
de  pampres  et  de  lierres,  à  trois  pas  du 
dieu  aux  courts  cheveux  bouclés,  il  y 
avait  un  thyrse  renversé,  une  amphore  et 
une  coupe...  Drôle  de  pendule  chez  de 
vieilles  filles,  qui  ne  buvaient  guère  que 
du  lait  et  de  l'eau,  et  se  souciaient  moins 
que  l'abbé  de  mytholo 

Or,  presque  au  même  instant,  la  son- 


48 


LE    CHEVALIER     DES    TOI' 


nette  de  la  porte  répondit  au  tac  de  la 
pendule  en  tintant  avec  son  bruit  aigrelet 
au  fond  du  corridor  qui  conduisait  à  la 
rue  : 

«  La  voici!  Nous  n'avons  pas  eu  long- 
temps à  l'attendre.  »  ajouta  le  baron. 

Et  celle  qu'ils  nommaient  mademoiselle 
Aimée,  et  qui  allait  décider  de  leur  soirée, 
ouvrit  la  porte  sans  qu'on  l'annonçât,  et 
entra. 


(   u  damol- 


OUS    Aiim:  !  ! 

—  crièrent  du  plus  haut 
de  leuis  gosiers  les  deux 
Touffedelys... 


ni 


U N E    JEUNE     VIEILLE    AU     MILIEU    DE 
VÉRITABLES      VIEILLARDS 

«  C'est  vous.  Aimée!  — crièrent  du  plus 
haut  de  leurs  gosiers  lesdeoxTouffedelys, 
qui,  dans  leurs  bergères  capitonnées,  res- 
semblaient a  ces  montres  à  répétition  que 
l'on  plaçait  autrefois  sur  un  coussinet  de 
suie  piqué,  aux  deux  côtés  de  la  glace  de 
la  cheminée,  et  qui  auraient  sonné  l'heure 
en  même  temps.  —  .Mon  Dieu!  u'êtes-vous 


V  >  LE    Cil  1.  VA  LIER    DES    TOUi    I 

pas  traversée,  ma  chère?...  »  reprirent-elles 

d'une  seule  haleine,  toujours  confondant 
leurs  sonneries,  virant  toutes  deux  autour 
de  mademoiselle  Aimée,  tenant  leurs  écrans 
et  remuées  d'un  esprit  de  maltresse  de 
maison  qui  semblait,  à  leurs  agitations, 
souffler  en  elles  comme  un  Borée. 

Du  reste,  tout  le  petit  cercle  s'était  levé 
d'un  mouvement  unanime,  comme  s'il  eût 
cédé  à  la  pression  du  même  ressort. 
C'était  le  ressort  fort  et  doux  de  la  sym- 
pathie, un  acier  bien  fin  qui  ne  s'était  pas 
rouillé  dans  tous  ces  vieux  coeurs. 

«  Ne  vous  dérangez  donc  pas  !  —  lit  une 
voix  fraîche  du  fond  de  la  cape  rabattue 
d'un  mantelet;  car  la  nouvelle  arrivée 
était  entrée  dans  le  salon  comme  elle 
était  venue,  n'ayant  laissé  dans  le  corri- 
dor que  ses  patins.  Elle  répondait  plus 
aux  mouvements  qu'aux  paroles  de  ses 
amies.  — Je  ne  suis  pas  mouillée,  —  ajoutâ- 
t-elle. —  je  suis  venue  si  vite  et  le  couvent 
est  si  prés  !  » 

Et,  pour  prouver  ce  qu'elle  disait,  elle 
pencha,  dans  le  jour  ambré  de  la  lampe, 
son  épaule,  où  quelques  gouttes  d'eau  per- 
laient sur  la  suie  de  son  mantelet.  Le  man- 
telet était    d'un    violet  sombre,    l'épaule 


UNE     JEUKE    VIEILLE...  =5 1 


était  ronde,  et  les  gouttes  d'eau  trem- 
blaient bien,  à  cette  lueur  de  lampe,  sur 
cette  rondeur  soyeuse.  On  eut  dit  une 
grosse  touffe  de  scabieuses  où  fussent 
tombés  les  pleurs  du  soir. 

»  Ce  n'est  que  les  gouttes  du  larmier, 
fit  judicieusement  la  grande  observatrice, 
mademoiselle  Sainte. 

— ■  Aimée,  vous  êtes  une  imprudente. 
ma  Délicate-et-Blonde !  —  se  mit  à  rugir 
mademoiselle  de  Percy,  jouant  de  sa 
basse-taille  aux  oreilles  de  mademoiselle 
Aimée.  —  C'était  un  essai  :  l'entendrait- 
elle  ? —  La  sœur  de  l'abbé  tenait  beaucoup 
à  raconter  son  histoire  au  baron  de  Fier- 
drap,  et  elle  la  croyait  compromise... 
-  Vous  vous  êtes  exposée  —  continuâ- 
t-elle —  à  vous  rendre  malade  ;  car,  en 
venant,  si  vous  n'avez  pas  eu  la  pluie, 
vous  avez  eu  le  vent,  mon  amour  !  » 

.Mais,  pour  toute  réponse  à  cette  ton- 
nante observation,  machiavéliquement 
bienveillante,  la  Délicate-et-Blonde  avait 
détaché  l'améthyste  qui  agrafait  son  man- 
telet  autour  de  son  cou,  et,  des  plis  de- 
ce  dessus  reployé,  sortit  une  grande  per- 
sonne, blonde,  il  est  vrai,  mais  plus  forte 
cpie  délicate.  Quand  elle  se  retourna  après 


^2  LE     CHEVALIER     D  F  S    TOUCIIES 

avoir  jeté  là  Languissammcnt  son  man- 
telet  au  dos  d'une  chaise  et  qu'elle  vit 

mademoiselle  de  Perey.  rouge  comme  un 
homard  dans  son  court  bouillon,  et  qui 
de  sa  main  faisait  un  cornet: 

«  Pardon,  —  dit-elle,  —  mademoi- 
selle, car  je  crois  que  vous  me  parliez; 
mais,  ce  soir,  je  suis...  » 

Dans  sa  touchante  pudeur  d'infirme, 
elle  n'osa  pas  dire  le  mot  qui  exprimait 
son  infirmité.  Mais,  montrant,  d'un  geste 
triste,  son  oreille  et  son  front: 

■  Madame  est  dans  .t.7  t<ur.  au  plus  haut 
de  sa  tour,  —  dit-elle  en  souriant.  —  et  je 
crains  bien  que,  ce  soir,  elle  n'en  puisse 
descendre  !  •• 

Mot  poétique  et  enfantin  qu'elle  avait 
trouvé  et  qu'elle  répétait  les  jours  où  sa 
surdité  était  complète.  Elle  avait  une 
manière  de  les  prononcer,  qui  faisait  de 
ces  mots  :  ■  Madame  est  dans  sa  tour  -, 
tout  un  poème  de  mélancolie  ! 

«  Ce  qui  veut  dire  qu'elle  est  sourde 
comme  un  pot,  —  risqua  ['abbé  d'un  ton 
sarcastique  et  cynique.  —  Tu  auras  ton 
histoire.  Fierdrap  !  et  ma  sœur  ne  sera 
pas  obligée  d'avaler  sa  langue  comme  les 
sauvages...  ce  qui  doit  être  un   rude  sup- 


gûsAi 


' 


une   jeune    vieilli:...  s  S 

plice,  même  pour  les  héroïnes  de  votre 
force,  mademoiselle  de  Percy  !  » 

Pendant  qu'il  parlait,  la  cadette  des 
Touffedelys  avait  pris  par  ses  coudes, 
nus  au-dessus  de  ses  longues  mitaines. 
mademoiselle  Aimée,  et  l'avait  doucement 
poussée  dans  sa  bergère,  tandis  que 
mademoiselle  Ursule,  approchant  un  car- 
reau, avait  posé  aimablement  dessus  les 
pieds  de  cette  fille,  qui  semblait  si  bien 
porter  ce  nom  d'Aimée  qu'ils  lui  donnaient 
tous,  sans  y  ajouter  d'autre  nom. 

■  Mais  vous  voulez  donc  que  je  m'en 
retourne,  mes  trop  aimables  >...  —  fit 
celle-ci,  en  prenant  sur  ses  pieds  les  mains 
de  mademoiselle  Ursule  et  en  les  gardant 
dans  les  siennes.  —  Vous  voilà  tous 
debout  !  Vous  voilà  tous  en  l'air  parce 
que  j'arrive!  Est-ce  là  me  traiter  en 
voisine  et  en  amie  ?...  Sont-ce  là  nos 
conventions  ?  Vous  m'avez  autorisée  à 
venir  sans  cérémonie,  en  douillette  et  en 
pantoufles,  travailler  près  de  vous  chaque 
soir  ;  car  voici  le  mois  où  je  ne  puis 
rester  chez  moi  toute  seule,  quand  la  nuit 
est  tombée...  « 

Elle  dit  cela  comme  si  l'on  avait  su  ce 
qu'elle    voulait     dire  :    et,    de    fait,     les 


^()  LE    CREVAI  CHES 

deux  Touffedelys  s'inclinèrent  d'adhésion, 

comme  ces  magots  chinois  qui  baissent  la 
tête  ou  tirent  la  langue  quand  on  les  met 

en  branle  et  qu'on  les  approche...    Seule- 
ment, elles  s'arrêtèrent  au  premier  de  ces 
deux  mouvements. 
-  Vraimentje  regretterai  d'être  venue  — 

continua-t-elle  —  si  je  vois  que  je  vous 
dérange,  que  j'interromps  ce  que  vous 
disiez...  Avec  une  fille  d'aussi  peu  de  res- 
source que  moi  dans  la  causerie,  il  faut 
toujours,  mes  chères  amies,  faire  comme 
si  je  n'y  étais  pas  !  » 

.Mais  il  semblait  précisément  que  ce  ne 
fut  pas  si  facile  de  faire  ce  qu'elle  disait 
là  d'une  voix  légère  et  résignée  !  Ni  dans 
cette  partie  indifférente  du  monde  qui 
s'appelle  le  grand  ou  le  beau  mon  Je.  ni 
dans  le  petit  monde  de  l'intimité,  ni  nulle 
part  enfin  dans  la  vie,  cette  femme,  cette 
sourde,  cette  Aimée,  ne  pouvait  passer 
inaperçue.  Et,  bien  loin  qu'on  put  faire 
jamais,  quand  elle  était  là.  comme  si  clic 
n'y  était  pas,  on  sentait,  tant  elle  était 
charmante  !  que  même  là  où  elle  n'était 
plus,  elle  semblait  être  encore  et  rester 
toujours  ! 

Oui  !    elle     était    charmante,    quoique, 


UNE    JEUNE    VIEI1  S 7 


hélas!  aussi  sans  jeunesse.  Mais  parmi 
tous  ces  vieillards  plus  ou  moins  chenus, 
sur  ce  fond  de  chevelures  blanchies  éta- 
gées  autour  d'elle,  elle  ressortait  bien  et 
elle  se  détachait  comme  une  étoile  d'or 
pâlie  sur  un  glacis  d'argent,  qui  en  aurait 
relevé  l'or.  De  belle  qu'elle  avait  été,  elle 
n'était  plus  que  charmante;  car  elle  avait 
été  d'une  beauté  célèbre  dans  sa  province 
et  même  à  Paris,  quand  elle  y  venait  avec 
son  oncle,  le  colonel  Walter  de  Spens, 
vers  i8..,  et  quand  elle  accaparait,  en  se 
montrant  au  bord  d'une  loge,  toutes  les 
lorgnettes  d'une  salle  de  spectacle.  Aimée- 
Isabelle  de  Spens,  de  l'illustre  famille 
écossaise  de  ce  nom,  qui  portait  dans  son 
écu  le  lion  rampant  du  grand  Macduff, 
était  le  dernier  rejeton  de  cette  race  anti- 
que, venue  en  France  sous  Louis  XI  et 
dont  les  divers  membres  s'étaient  établis, 
les  uns  en  Guyenne  et  les  autres  en  Nor- 
mandie. Sortie  des  anciens  comtes  de 
Fife,  cette  branche  de  Spens  qui,  pour  se 
distinguer  des  autres  branches,  ajoutait  à 
son  nom  et  à  ses  armes  le  nom  et  les 
armes  de  Lathallan,  s'éteignait  en  la  per- 
sonne de  la  comtesse  Aimée-Isabelle, 
qu'on  appelait  si  simplement  mademoiselle 


58     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

Aimée  dans  le  salon   des  Touffedelys,  et 

devait  mourir   SOUS   les   bandeaux  blancs 
et  noirs  de  la  virginité   et  du   veuvage, 

ces  doubles  bandelette-  des  grandes  vic- 
times !  Aimée  de  Spens  avait  perdu 
fiancé  au  moment  où,  devenue  pauvre  par 
le  fait  de  la  spoliation  révolutionnaire, 
elle  cousait  elle-même  sa  modeste  robe  de 
noces  de  ses  mains  féodales  ;  et  même  on 
ajoutait  tout  bas  qu'elle  avait  fait  de  cette 
robe  inachevée  et  inutile  le  suaire  de  son 
malheureux  fiancé...  Depuis  ce  temps-là. 
et  il  y  avait  longtemps,  le  monde  intime 
au  sein  duquel  elle  vivait  l'appelait  sou- 
vent la  Vierge-Veuve,  et  ce  nom  expri- 
mait bien,  dans  ses  deux  nuances,  sa  des- 
tinée. Comme  il  faut  avoir  vu  les  choses 
pour  les  peindre  ressemblantes,  le  groupe 
de  vieillards  qui  l'entourait  et  qui  l'avait 
vue  en  pleine  jeunesse,  donnera  peut-être 
en  parlant  d'elle,  dans  cette  histoire,  une 
idée  de  sa  beauté  passée;  mais  il  parai; 
que  cette  beauté  avait  été  surnaturelle 

Lorsque  le  vent  de  la  poésie  romanti- 
que soufflait  dans  la  tête  classique  de 
l'abbé  de  Percy.  qui  était  poète,  mais  qui 
tournait  ses  vers  au  tour  01  Pair  de  Jac- 
ques  Delille,   il  disait,   sans  trop   croiie 


UNE     JEUNE     VIEIL!  5g 

tomber    dans    le    galimatias    moderne    : 

Ce  fui  longtemps  V Astre  du  jour  ; 

Mais   c'est   l'Astre  des  nuits  encore! 

Et,  quelle  que  fût  la  valeur  métaphorique 
de  ces  deux  vers,  ils  ne  manquaient  pas 
de  justesse.  En  effet,  Aimée,  la  belle 
Aimée,  était  une  puissance  métamorpho- 
sée, mais  non  détruite.  Tout  ce  qui  avait 
été  splendide  en  elle  autrefois,  tout  ce  qui 
foudroyait  les  yeux  et  les  cœurs,  était 
devenu,  à  son  déclin,  doux,  touchant, 
désarmé,  mais  suavement  invincible.  Sidé- 
rale d'éclat,  sa  beauté,  en  mûrissant, 
s'était  amortie.  Comme  les  rayons  de  la 
lune,  elle  s'était  veloutée... 

L'abbé  disait  d'elle  encore  ce  joli  mot 
à  la  l'ontenelle.  pour  exprimer  le  charme 
attachant  de  sa  personne  :  «  Autrefois, 
elle  faisait  des  victimes  ;  à  présent,  elle 
ne  fait  plus  que  des  captifs.  »  Le  foison- 
nant buisson  de  roses  s'était  éclairci,  les 
fleurs  avaient  pâli  et  se  dépouillaient, 
mais  en  se  dépouillant,  le  parfum  de  tant 
de  roses  ne  s'était  pas  évaporé.  Elle  était 
donc  toujours  Aimée...  L'outre-mer  de  ses 
longs  yeux  de  «  tille  des  flots  »,  qui  dis- 
tinguait, comme  un  signe  de  race,  cette- 
descendante   des  anciens   rois  Je  /.r  mer, 


60  T.  F.     CBEVALIE  R     DE  S    TOUI 

ainsi  que  les  Chroniques  désignent  les 
Normands,  nos  ancêtres,  n'avait  plus,  il 
est  vrai,  la  radieuse  pureté  de  ce  regard 
de  Fée,  onde  de  bleu  et  de  vert,  comme 
les  pierres  marines  et  comme  les  étoiles, 
et  où  semblaient  chanter,  car  les  couleurs 
chantent  au  regard,  la  Sérénité  et  l'Espé- 
rance !  Mais  la  profondeur  d'un  sentiment 
blessé,  qui  teignait  tout  de  noir  dans 
l'âme  d'Aimée,  y  versait  une  ombre  su- 
blime. Le  gris  et  l'orangé,  ces  deux  cou- 
leurs du  soir,  y  descendaient  et  y  jetaient 
je  ne  sais  quels  voiles  comme  il  y  en  a  sur 
les  lacs  de  saphir  de  l'Ecosse,  sa  primi- 
tive patrie.  Moins  heureuse  que  les  mon- 
tagnes, qui  ne  connaissent  pas  leur 
bonheur  et  qui  retiennent  longtemps  à 
leurs  sommets  les  feux  du  soleil  couchant 
et  les  caresses  de  la  lumière,  les  femmes, 
elles,  s'éteignent  par  la  cime.  lies  deux 
blonds  différents  qui  avaient,  pendant 
tant  d'années,  joué  et  lutté  dans  les  ondes 
d'une  chevelure  ••  du  poids  de  sa  dut  de 
comtesse  »,  disait  orgueilleusement  le 
père  d'Aimée  de  Spens  avant  sa  ruine,  le 
blond  mat  et  morne  l'emportait  mainte- 
nant sur  le  blond  ètincelant  et  joyeux  qui 
avait  jadis  poudré  son  front,  si  mollement 


ONE    JEUNE    VIEILLE...  (>I 

rose,  de  l'or  agaçant  de  ses  paillettes;  et 
c'est  ainsi  que,  comme  toujours,  le  feu, 
une  fois  de  plus,  mourait  sous  la  cendre! 
Si  mademoiselle  Aimée  avait  été  brune, 
pas  de  doute  que  déjà,  sur  ces  nobles 
tempes  qu'elle  aimait  à  découvrir,  quoique 
ce  ne  fût  pas  la  mode  alors  comme  aujour- 
d'hui, on  eût  pu  voir  germer  ces  premières 
fleurs  du  cimetière,  comme  on  dit  des  pre- 
miers cheveux  blancs  que  le  temps,  dans 
de  cruels  essais,  nous  attache  au  front 
brin  à  brin,  en  attendant  que  le  diadème 
mortuaire  qu'il  tresse  à  nos  têtes  condam- 
nées soit  achevé  !  Mais  mademoiselle 
Aimée  était  blonde.  Les  cheveux  blancs 
des  blondes  sont  des  cheveux  bruns,  qui, 
peu  à  peu,  viennent  tacher,  comme  de 
terre,  leurs  boucles  brillantes,  dèdorées. 
Ces  terribles  taches,  Aimée  les  avait  à  la 
racine  de  ses  cheveux  relèves,  et  l'âge  de 
cette  jeune  vieille  n'était  pas  seulement 
écrit  dans  ces  sinistres  meurtrissures... 

Il  l'était  ailleurs.  Il  l'était  partout.  A  la 
clarté  de  la  lampe  qui  frappait  oblique- 
ment sa  joue,  il  était  aisé  d'apercevoir 
les  ombres  mystérieuses  et  fatales  qui  ne 
tenaient  pas  au  jeu  de  la  lumière,  mais  à 
la  triste  action  de  la  vie.  et  qui    commen- 


62  LE     CHEVALIER     DES     TOUCHES 

çaient  à  tomber  dans  les  méplats  de  son 
visage  comme  elles  étaient  déjà  tombées 
dans  le  bleu  de  mer  de  ses  yeux.  La  robe 
de  soie  gris  de  fer  qu'elle  portait  et  les 
longues  mitaines  noires  qui  montaient 
jusqu'à  la  saignée  de  son  bras  rond  et 
vainement  puissant,  puisqu'il  ne  devait 
jamais  êtreindre  ni  un  pauvre  enfant, 
ni  un  homme  :  ce  bras  dont  la  chair  res- 
semblait de  tissu,  de  nuance  et  de  fer- 
meté, à  la  Heur  de  la  jacinthe  blanche: 
le  bout  de  dentelle  qu'elle  avait  jeté  pour 
sortir,  à  la  hâte,  par-dessus  son  peigne, 
et  qui,  noué  sous  son  menton,  encadrait 
modestement  l'ovale  de  ses  traits  ;  tous 
ces  simples  détails,  ajoutés  au  travail  du 
temps,  humanisaient,  faisaient  redevenir 
visage  de  femme  cette  céleste  figure  de 
.Minerve,  calme,  sérieuse,  olympienne, 
placide,  en  harmonie  avec  ce  sein  hardi- 
ment moulé  comme  l'orbe  d'une  cuirasse 
de  guerrière,  où  brûlait  chastement,  depuis 
plus  de  vingt  ans,  une  pensée  d'adoration 
perpétuelle.  Et  l'on  sentait,  en  voyant  ces 
premiers  envahissements  de  l'âge  et  ces 
traces  de  la  douleur,  que  si  cette  vierge, 
grandiose  et  pudique,  avait  toujours  été  la 
sagesse,  elle  n'était  pas  pour  cela  déesse. 


UNE     JEUNE     VIEILLE...  6} 

Elle  n'était  qu'une  fille  «  montée  en 
graine  »,  disaient  cyniquement  les  jeunes 
gentilshommes  de  la  contrée,  qui  ont  tous 
perdu,  au  contact  des  mœurs  nouvelles. 
la  galanterie  chevaleresque  de  leurs  pères. 
Mais  aux  yeux  de  qui  savait  voir,  cette 
vieille  lille  valait  mieux  à  son  petit  doigt 
sans  anneau  qu'à  tout  leur  corps,  dans 
leurs  robes  de  noce,  les  plus  jeunes  châ- 
telaines de  ce  pays,  dont  les  femmes  res- 
semblent pourtant  aux  touffes  de  roses 
des  pommiers  en  fleurs  !  Au  physique,  sa 
beauté  de  soleil  couché,  estompée  par  le 
crépuscule  et  par  la  souffrance,  pouvait 
encore  inspirer  un  grand  amour  à  une 
imagination  réellement  poétique  ;  mais, 
au  moral,  qui  aurait  pu  lutter  contre  elle  ? 
Qui.  sur  les  âmes  élevées,  aurait  eu  plus 
d'empire  que  cette  Aimée  de  quarante 
ans,  la  femme  de  son  nom  autrefois,  — 
car  personne  n'avait  jamais  inspiré  plus  de 
sentiments  ardents  et  tendres...  Richesse 
et  conquêtes  inutiles  !  Don  de  grâce  ironi- 
que et  cruel  !  qui  n'avait  jamais  rien  pu 
pour  son  bonheur,  mais  qui  avait  fait  de 
sa  vie  manquée  quelque  chose  de  plus 
beau  que  la  vie  réussie  des  autres  ! 

Le  petit  cercle  qui  venait  de  s'ouvrir  pour 


64  LE     CHEVALIER     DES     TOUCHES 

clic  et  qu'elle  avait  élargi,  s'était  refermé 
autour  de  la  cheminée.  Mademoiselle  Sainte 

de  Touffedclys  avait  pris  place  auprès  de 
sa  sœur.  La  nouvelle  arrivée,  installée  si 
aimablement  dans  la  bergère  de  made- 
moiselle Sainte,  avait  tiré  de  son  manchon 
la  broderie  commencée  chez  elle,  et  de 
ses  doigts  effilés,  qui  sortaient  de  ses 
mitaines  de  soie  comme  des  pistils  blancs 
d'une  fleur  noire,  elle  fit  quelques  points, 
puis,  relevant  sa  belle  tête  et  leur  jetant 
son  regard  langoureux  à  eux  tous,  qui  se 
préparaient  à  reprendre  leur  causerie 
interrompue  : 

«  A  la  bonne  heure  !  —  dit-elle  de  cette 
voix  dont  la  fraîcheur  avait  plus  résisté 
que  celle  de  ses  joues.  —  une  voix  de- 
rose  qu'il  faudrait  donner  au  guide  de 
l'aveugle  pour  le  consoler  de  n'y  voir 
plus  ;  —  à  la  bonne  heure  !  voilà  comme  je 
vous  aime  maintenant,  et  comme  je  vous 
veux.  Causez  entre  vous  et  oubliez-moi.  •> 

Et  elle  repencha  sa  tête  sur  son  ou- 
vrage, et  elle  se  replongea  dans  sa  préoc- 
cupation profonde,  ce  puits  de  V abîme  qui 
était  en  elle  et  que  gardait  sa  surdité  ! 

«  Et  à  présent,  ma  chère  Percy.  —  lit 
doctoralement  mademoiselle    Ursule . 


UNE     JEUNE     VIEILLE...  05 

vous  pouvez  dire  tout  ce  qu'il  vous  plaira 
sans  aucune  crainte.  Quand  sa  surdité  la 
reprend,  elle  devient  encore  plus  distraite 
que  sourde,  et,  c'est  moi  qui  vous  en 
réponds,  elle  n'entendra  pas  un  seul  mot, 
fendu  en  quatre,  de  votre  histoire. 

—  Oui  !  —  dit  l'abbe  :  —  seulement,  ma 
sœur,  vous  ferez  bien  de  vous  arrêter,  si 
votre  fougue  vous  le  permet,  quand  elle 
lèvera  la  tête  de  son  ouvrage  ;  car  ces 
diables  de  sourds  voient  le  son  sur  les 
lèvres,  et  les  mots  leur  arrivent  par  les 
yeux. 

—  Lignes  et  hameçon  !  —  dit  le  baron 
de  Fierdrap  étonné,  —  que  de  précautions 
pour  une  histoire  !  C'est  donc  quelque 
chose  de  bien  terrible  pour  mademoiselle 
Aimée,  ce  que  vous  allez  raconter.  J'avais 
bien  ouï  dire  autrefois  qu'elle  avait  perdu 
son  fiancé  dans  la  fameuse  expédition  des 
Douze,  et  qu'elle  n'avait  jamais,  à  cause 
de  cela,  voulu  entendre  parler  de  mariage, 
depuis  ce  temps-là,  malgré  les  bons  partis 
qui  se  présentèrent  :  mais,  bon  Dieu  !  où 
donc  en  sommes-nous,  si.  au  bout  de 
vingt  ans.  il  faut  prendre  des  ménage- 
ments pareils  pour  raconter  une  vieille 
histoire  devant  une...  devant  une... 


66  LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

Allons,  achève  !  devant  une  vieille 
Bile  !  —interrompit  l'abbé.  —Elle  ne  t'en- 
tend pas,  et  voilà  déjà  le  bénéfice  de  sa 

surdité  qui  commence!  .Mais,  mon  pauvre 
Fierdrap,  cette  vieille  tille,  comme  tu  dis, 
eùt-clle  l'âge  des  carpes  que  tu  pèches 
dans  les  étangs  du  Qucsnoy,  et  elle  est 
encore  loin  de  cet  âge  et  du  nôtre,  cette 
vieille  fille,  c'est  mademoiselle  Aimée  de 
Spens,  une  perle,  vois-tu  ?  qui  ne  se 
trouve  pas  dans  la  vase  où  tu  prends  tes 
anguilles  !  une  espèce  de  femme  rare 
comme  un  dauphin,  et  à  laquelle  un  vide- 
rivière  de  cormoran  comme  toi  n'est  pas 
troussé  pour  rien  comprendre,  pas  plus 
qu'à  ce  terrible  coup  de  filet  autour  du 
cœur,  qu'on  appelle  un  amour  fidèle  ! 

—  Pcuh  !  —  lit  le  baron,  sur  lequel  le 
mot  de  l'abbé  opéra  comme  un  clangor 
tubae,  qui  lui  sonnait  la  diane  de  sa  manie 
et  qui  lui  fit  enfourcher  son  dada.  —  j'ai 
péché,  il  y  a  environ  dix  ans,  sous  les 
ponts  de  Carentan  et  à  l'époque  de 
l'équinoxe  de  septembre,  un  poisson  de- 
là grosseur  d'un  fort  rouget,  qui  ressem- 
blait comme  deux  gouttes  d'eau  à  un  dau- 
phin, s'il  faut  en  croire  les  peintures,  les 
écussons  et  les  tapisseries  où  ce  phénix 


UNE    JEUNE     VIEILLE...  d~ 


des  poissons  est  représenté.  Comment  se 
tronvait-il  dans  la  Douve?  La  mer  l'avait- 
elle  rejeté  là  comme  elle  y  rejette  quantité 
de  saumons,  à  certaines  saisons  et  à  cer- 
taines marées?  Mais  le  fait  est  que  je  l'y 
trouvai  pris  à  une  de  mes  lignes  dorman- 
tes, au  bout  de  laquelle  il  tressautait 
vigoureusement,  comme  s'il  n'avait  pas  eu 
un  croc  dans  la  tête,  de  la  profondeur  de 
deux  doigts  !  De  ma  vie  ni  de  mes  jours 
je  n'avais  eu  un  pareil  poisson  dans  ma 
nasse;  non,  par  Dieu  et  ses  apôtres,  qui 
étaient  pêcheurs  !  ni  le  père  Le  Goupil, 
ni  M.  Caillot,  ni  M.  d'Ingouville, ni  aucun 
des  membres  de  notre  club  des  Pécheurs 
de  la  Douve  non  plus  ! 

«  Je  restai  d'abord  un  peu  ébahi  quand 
je  l'aperçus  ;  mais  bientôt  je  le  couchai 
mollement  sur  l'herbe,  et  je  me  mis  à 
braquer  sur  lui  mes  deux  lanternes,  —  et 
il  lit  un  geste  en  montrant  ses  deux  yeux, 
qu'il  cligna.  —  J'avais  retenu  de  mes 
livres  de  classe  que  le  dauphin  se  teignait, 
à  l'heure  de  la  mort,  de  toutes  les  nuances 
de  l'arc-en-ciel,  et  j'étais  curieux  de  voir 
cela.  Mais  c'est  probablement  une  de  ces 
bourdes  comme  nous  en  ont  fait  si  souvent 
messieurs    les   Anciens.    As-tn   jamais  pu 


68  II-     CHEVALIER      DES    TOUCHES 

croire  aux  Anciens,  toi,  l'abbé  >...  et  a 
leur  Pline?-...  et  à  leur  Yarron  >...  et  à  leur 
pince-sans-rire  de  Tacite  >...  tous  drôles 
qui  se  moquent  de  nous  à  travers  les 
siècles,  mais  à  qui,  du  moins,  l'histoire 
de  mon  poisson  allongea  un  bon  soufflet 
de  plus:  car.  mon  cher,  il  mourut  aussi 
bêtement  qu'une  huître  hors  de  son 
écaille...  sans  plus  changer  de  couleur 
que  la  première  tanche  ou  le  premier 
brochet  venu  !  Et  cependant,  quand  j'allai. 
de  mon  pied  mignon,  le  porter  au  bon- 
homme Lambert  de  Grenthéville,  qui  s'oc- 
cupait alors  d'histoire  naturelle,  il  me  jura, 
malgré  tout  ce  que  je  pus  lui  dire  de  la 
plate  mort  de  la  bête,  et  sur  son  honneur 
de  savant,  ce  qui  n'était  pas  pour  moi, 
du  reste,  chose  aussi  vénérable  que  le 
reliquaire  de  Saint-Lô,  oui  !  il  me  jura  que 
c'était  bien  là  le  dauphin  dont  les  anciens 
nous  ont  tant  parlé.  En  fait  de  dauphin, 
voilà,  l'abbé,  ce  que  j'ai  jamais  vu  de  ma 
vie,  et  tu  as  diablement  raison  —  diable- 
ment était  l'adverbe  favori  du  baron  de 
Fierdrap  —  si  tu  entends  par  là  quelque 
chose  de  rare  !  Quant  aux  amours  fidèles, 
c'est  différent...  et  plus  commun...  quoi- 
qu'il n'en  pleuve  pas  non  plus  des  potées, 


UNE    JEUNE     VIEILLE...  ÔQ. 

et  qu'à  ce  filet-là  comme  aux  autres  le 
temps  ôte  chaque  jour  quelque  maille,  par 
où  le  poisson  le  mieux  pris  ne  manque 
jamais  de  décamper  ! 

—  Eh  bien,  sceptique  !  —  reprit  l'abbé, 

—  sceptique  au  cœur  des  femmes  !  en 
voici  une  qui  soufflètera  aussi  tes  obser- 
vations et  tes  connaissances...  comme  si  tu 
étais  un  Ancien!  L'histoire  de  mademoi- 
selle Aimée  se  mêle  à  l'histoire  de  ma 
sœur  comme  une  guirlande  de  cyprès 
s'enlace  à  une  branche  de  laurier.  Écoute 
et  profite  !  et  ne  suspends  pas  plus  long- 
temps un  récit  que  tu  as  demandé  toi- 
même,  et  que  tu  oublies  à  parler  poisson, 
ô  le  plus  incorrigible  des  pêcheurs  ! 

—  Sur  mon  honneur,  c'est  la  vérité  ! 
j'ai,  là,  glissé  comme  une  anguille,  — 
dit  M.  de  Fierdrap.  Et,  se  tournant  vers 
mademoiselle  de  Percy,  littéralement  à 
l'état  d'outre,  gonflée  par  l'histoire  qu'elle 
était  obligée  de  retenir,  pendant  que 
ces  messieurs  parlaient  :  —  Excusez-moi, 

—  ajouta-t-il,  —  mademoiselle,  quoique  le 
plus  coupable  des  deux  soit  votre  frère. 
avec  son  dauphin  qui  m'a  rappelé  le  mien... 

—  Oui!  —  fit  l'abbé,  toujours  mytholo- 
gique, —  comme   Arion,   un   dauphin   t'a 


70  LE     CHEVALIER      DES     TOUCHES 

emporté  sur  sa  croupe  et  tu  as  bientôt 
gagné  le  large  dans  la  haute  mer  des  dis- 
tractions... 

—  Mais  je  suis  à  présent  tout  oreilles 
pour  vous  écouter,  mademoiselle,  •>  — 
continua  M.  de  Fierdrap  à  travers  la  plai- 
santerie de  l'abbé,  qui  ne  l'arrêta  pas. 

Mademoiselle  de  Percy,  dont  l'impa- 
tience ressemblait  à  une  menace  d'apo- 
plexie et  qui  débâtissait  convulsivement 
les  points  qu'elle  avait  faits  à  son  travail 
de  tapisserie,  repoussa  son  canevas  dans 
sa  corbeille;  et  tenant  ses  ciseaux,  les 
seules  armes  dont  sa  main  d'héroïne  fût 
maintenant  armée  et  dont  elle  tambouri- 
nait de  temps  en  temps  sur  le  guéridon 
contre  lequel  elle  était  accoudée,  elle  com- 
mença son  récit... 

Histoire  militaire,  digne  d'un  bien  autre 
tambour  ! 


...    Histoire    militaire, 
nu     bien    Butra 
lamboui  I 


...  «  Pendant  que 
i.à    truites 
Ecosse  | 
nerdrap...  • 


^%'0>it 


IV 


HISTOIRE    DES    DOUZE 


«  Pendant  que  vous  péchiez  des  truites 
en  Ecosse,  monsieur  de  Fierdrap,  et  que 
mon  frère,  ici  présent,  faisait  voir,  dans  sa 
personne,  la  grave  Sorbonne,  en  habit 
écarlate,  chassant  le  renard,  à  franc  ètrier, 
sur  les  domaines  de  notre  gracieux  cou- 
sin le  duc  de  Xorthumberland,  ces  demoi- 
selles de  Touffedelvs.  qui,  en  leur  qualité 


~2  LE    CHEVALIER     DES    IOH'111  > 

de  châtelaines  très  aimées  des  yens  de 
leurs  terres,  avaient  cru  pouvoir  se  dis- 
penser d'émigrer  ainsi  que  moi.  la  der- 
nière d'une  famille  nombreuse  et  depuis 
longtemps  déjà  dispersée,  nous  nous 
occupions,  de  ce  côté-ci  de  la  Manche,  à 
bien  autre  chose,  je  vous  assure,  qu'à 
filer  nos  quenouilles  de  lin,  comme  dit  la 
vieille  chanson  bretonne  !  Les  temps  pai- 
sibles, où  l'on  ourlait  des  serviettes 
ouvrées  dans  la  salle  à  manger  du  châ- 
teau, n'étaient  plus...  Quand  la  France  se 
mourait  dans  les  guerres  civiles,  les 
rouets,  l'honneur  de  la  maison,  devant 
lesquels  nous  avions  vu.  pendant  notre 
enfance,  nos  mères  et  nos  aïeules  assi- 
ses comme  des  princesses  des  contes 
de  Fées,  les  rouets  dormaient,  débandés 
et  couverts  de  poussière,  dans  quelque 
coin  du  grenier  silencieux.  Pour  parler 
à  la  manière  des  lileuses  cotentinaises  : 
nous  avions  un  lanfoû  plus  dur  à  peigner. 
Il  n'y  avait  plus  de  maison,  plus  de  famille, 
plus  de  pauvres  à  vêtir,  plus  de  paysannes 
à  doter  ;  et  la  chemise  rouge  de  made- 
moiselle de  Cdrday  était  tout  le  trousseau 
en  espérance  qu'à  des  filles  comme  nous 
avait  laissé  la  République! 


HISTOIRE    DES     DOUZE  73 

«  Gr,  à  l'époque  dont  je  vais  vous  par- 
ler,   monsieur    de   Fierdrap,    la    grande 

guerre,  ainsi  que  nous  appelions  la  guerre 
de    la    Vendée,    était    malheureusement 

finie.  Henri  de  La  Rochejaquelein,  qui 
avait  compté  sur  l'appui  des  populations 
andes  et  bretonnes,  avait,  un  beau 
matin,  paru  sous  les  murs  de  Granville  : 
mais,  défendu  par  la  mer  et  ses  rochers 
encore  mieux  que  par  les  réquisition- 
naires  républicains,  cet  inaccessible  per- 
choir aux  mouettes  avait  tenu  ferme  et,  de 
rage  de  ne  pouvoir  s'en  rendre  maître,  La 
Rochejaquelein,  à  ce  moment-là,  dit-on, 
i'ié  de  .la  vie,  était  allé  briser  son 
sur  la  porte  de  la  ville,  malgré  le 
canon  et  la  fusillade,  puis  il  avait  remmené 
ses  Vendéens.  Du  reste,  si,  comme  on 
l'avait  cru  d'abord,  Granville  n'avait  pas 
fait  de  résistance,  le  sort  de  la  guerre 
royaliste  aurait-il  été  plus  heureux  r...  Nul 
des  chefs  Normands  —  et  je  les  ai  tous  très 
bien  connus  —  qui  avaient,  dans  notre 
Cotentin,  essayer  d'organiser  une  Chouan- 
nerie à  l'instar  de  celle  de  l'Anjou  et  du 
Maine,  ne  le  pensait,  même  dans  ce 
temps  où  l'inflammation  des  esprits  ren- 
dait toute  illusion   facile.  Pour  le  croire. 


7}     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

ils  jugeaient  trop  bien  le  paysan  normand, 
qui  se  battrait  comme  un  coq  d'Irlande 
pour  son  fumier  dans  sa  basse-cour,  mais 
à  qui  la  Révolution,  en  vendant  à  vil 
prix  les  biens  d'émigrés  et  les  biens 
d'Eglise,  avait  précisément  offert  le  mor- 
ceau de  terre  pour  lequel  cette  race,  pil- 
larde et  conservatrice  à  la  fois,  a  toujours 
combattu,  depuis  sa  première  apparition 
dans  l'Histoire.  Vous  n'êtes  pas  Normand 
pour  des  prunes,  baron  de  Fierdrap,  et 
vous  savez,  comme  moi,  par  expérience, 
que  le  vieux  sang  des  pirates  du  Nord  se 
retrouve  encore  dans  les  veines  des  plus 
chétifs  de  nos  paysans  en  sabots.  Le 
général  Télétnaque,  comme  nous  disions 
alors,  c'est-à-dire,  sous  son  vrai  nom,  le 
chevalier  de  Montressel,  qui  avait  été 
chargé  par  M.  de  Frotté  d'organiser  la 
guerre  dans  cette  partie  du  Cotentin,  m'a 
souvent  répété  combien  il  avait  été  diffi- 
cile de  faire  décrocher  du  manteau  de 
la  cheminée  le  fusil  de  ces  paysans,  chez 
qui  l'amour  du  roi,  la  religion,  le  respect 
des  nobles,  ne  venaient  que  bien  après 
l'amour  de  leur  fait  et  le  besoin  d'avoir 
de  quay  sur   la  planche  (i).    «    Tous    les 

(i)  De  quoi  sur  la  planche. 


HISTOIRE    DES     DOUZE  75 

«  intérêts  de  ces  gens-là  sont  des    inté- 
«  rets,  »  me  disait,  dans  son  dépit,  le  che- 
valier,  qui  n'était  pas  de  Normandie.   Et 
il  ajoutait,  M.  de  Montressel  :  «  Si  la  chair 
de  Bleu  s'était  vendue  au  prix  du  gibier, 
sur    les   marchés    de    Carentan   ou    de 
Valognes,  pas  de  doute  que  mes  lam- 
bins   dégourdis    n'en    eussent    bourré 
leurs  carnassières,  et  ne  nous  eussent 
abattu,  à  tout  coin  de  haie,  des  répu- 
blicains, comme  ils  abattaient,  dans  les 
marais  de  Néhou,  des  canards   sauva- 
ges et  des  sarcelles  !  » 
«  Et  si  je  reviens  sur  tout  cela,  mon- 
sieur de  Fierdrap,  quoique  vous  le  sachiez 
aussi  bien  que  moi,  c'est  que  vous  n'étiez 
plus  là,  vous,  quand  nous  y  étions,  et  que 
je  me  sens  obligée,  avant  d'entrer  dans 
mon  histoire,  de    vous    rappeler   ce    qui 
se    passait  en  cette  partie  du    Cotentin, 
vers    la    fin    de    1799.  Jamais,  depuis  la 
mort   du  Roi  et  de  la  Reine,  et  depuis 
que    la    guerre    civile    avaient    fait   deux 
camps  de  la  France,  nous    n'avions    eu, 
nous  autres   royalistes,  le  courage,  sinon 
plus  abattu,    au   moins  plus  navré...   Le 
désastre   de    la  Vendée,  le  massacre  de 
Quiberon,  la  triste  fin  de   la  Chouannerie 


76     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

du  Maine,  avaient  été  la  mort  de  nos 
plus  chères  espérances,  et  si  nous  tenions 
encore ,  c'était  pour  l'honneur  ;  c'était 
comme  pour  justifier  la  vieille  parole  : 
«  On  va  bien  loin  quand  on  est  lassé!  » 
M.  de  Frotté,  qui  avait  refusé  de  recon- 
naître le  traité  de  la  Mabilais,  continuait 
de  correspondre  avec  les  princes.  Des 
hommes  dévoués  passaient  nuitamment  la 
mer  et  allaient  chercher  en  Angleterre, 
pour  les  rapporter  à  la  cote  de  France, 
des  dépêches  et  des  instructions.  Parmi 
eux,  il  en  était  un  qui  s'était  distingué 
entre  les  plus  intrépides  par  une  audace, 
un  sang-froid  et  une  adresse  incompara- 
bles :  c'était  le  chevalier  Des  Touches. 
"  Je  ne  vous  peindrai  pas  le  chevalier... 
le  disiez,  il  n'y  a  qu'un  instant,  à  mon 
frère,  vous  l'avez  connu  à  Londres  et  vous 
l'appeliez  I.t  Belle  Hélène,  beaucoup  pour 
son  enlèvement,  et  un  peu  aussi  pour  sa 
beauté;  car  il  avait,  si  vou  n  sou- 

venez, une  beauté  presque  féminine,  avec 
s;  m  teint  blanc  et  ses  beaux  cheveux  anne- 
lés.  qui  semblaient  poudrés,  tant  ils  étaient 
blonds!  Cette  beauté,  dont  tout  le  monde 
parlait  et  dont  j'ai  vu  des  femmes  jal  1 
cette  délicate  figure  d'ange  de  missel,  ne 


HISTOIRE    DES     DO  t:  7.  F. 

m'a  jamais  beaucoup  charmée.  J'ai  souvent 
raillé  sur  leurs  admirations  enthousiastes 
mesdemoiselles  de  Touffedelys  et  bien 
d'autres  jeunes  filles  de  ce  temps,  qui 
regardaient  le  chevalier  de  Langotiere 
comme  un  miracle,  et  l'auraient  volontiers 
nommé  la  belle  des  telles,  comme,  du 
temps  de  la  Fronde,  on  disait  de  la 
duchesse  de  Montbazon,  seulement,  tout 
en  raillant,  je  n'oubliais  pas  que  cette 
mignonne  beauté  de  fille  à  marier  était 
doublée  de  l'âme  d'un  homme  ;  que  sous 
cette  peau  fine,  il  y  avait  un  cœur  de 
chêne  et  des  muscles  comme  des  cordes 
à  puits...  Un  jour,  dans  une  foire,  à  Bric- 
quebec,  j'avais  vu  le  chevalier,  traité  de 
Chouan  avec  insolence,  sous  une  tente, 
faire  tête  à  quatre  vigoureux  paysans, 
dont  il  tordit  les  pieds  de  frêne  dans  ses 
charmantes  mains,  comme  si  ç'avaient  été 
des  roseaux  !  Je  l'avais  vu,  pris  brutale- 
ment à  la  cravate  par  un  brigadier  de 
gendarmerie  taillé  en  Hercule,  saisir  le 
pouce  de  cet  homme  entre  ses  petites 
dents,  ces  deux  si  jolies  rangs  de  perles  ! 
le  couper  net  d'un  seul  coup  et  le  souffler 
à  la  figure  du  brigadier,  tout  en  s'échap- 
pant  par  un  bond  qui  troua  la  f<mle  ameu- 


7'.  LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

tée  autour  d'eux;  et  depuis  ce  jour-là,  je 
l'avoue,  la  beauté  de  ce  terrible  coupeur 
de  pouce  m'avait  paru  moins  efféminée  ! 
Depuis  ce  jour-là  aussi,  j'avais  appris  à  le 
connaître,  au  château  de  Touffedelys, 
où,  comme  je  vous  le  disais,  baron, 
nous  avions  notre  quartier  général  le 
mieux  caché  et  le  plus  sûr.  Etes-vous 
allé  quelquefois  à  Touffedelys,  mon- 
sieur de  Fierdrap?...  Vos  domaines, 
à  vous,  n'étaient  pas  de  ce  coté,  et  de 
ce  pauvre  château  ruiné,  il  ne  reste  pas 
maintenant  une  seule  pierre!  C'était  un 
assez  vaste  manoir,  autrefois  crénelé,  un 
débris  de  construction  féodale,  qui  pou- 
vait abriter  une  troupe  nombreuse  entre 
ses  quatre  tourelles,  et  dont  les  environs 
étaient  couverts  de  ces  grands  bois,  le 
vrai  nid  de  toutes  les  Chouanneries!  qui 
rappelaient  par  leur  noirceur  et  les  déda- 
les de  leurs  clairières,  ce  fameux  bois  de 
Misdom  où  le  premier  des  Chouans,  un 
Condé  de  broussailles,  Jean  Cottereau. 
avait  toute  sa  vie  combattu.  Situé  à  peu 
de  distance  d'une  côte  solitaire,  presque 
inabordable  à  cause  des  récifs,  le  château 
de  Touffedelys  semblait  avoir  été  placé 
là.    comme    avec    la    main,    en  prévision 


HISTOIRE    DES    DOUZE  7'| 

de  ces  guerres  de  partisans  à  moitié 
éteintes  et  que  nous  essayions  de  rallu- 
mer! Tout  ce  qui  avait  résolu  de  repren- 
dre et  de  continuer  cette  malheureuse 
guerre  interrompue,  tout  ce  qui  repous- 
sait dans  son  âme  d'oppressives  pacifica- 
tions, tout  ce  qui  pensait  que  des  com- 
bats de  buisson  et  de  haie  pouvaient 
mieux  réussir  qu'une  guerre  de  grande 
ligne,  devenue  d'ailleurs  impossible,  tous 
ceux  qui  voulaient  brûler  une  dernière 
cartouche  contre  la  Fortune,  l'ignoble  et 
lâche  Fortune  !  et  s'enterrer  sous  leur 
dernier  coup  de  fusil,  venaient,  de  toutes 
parts,  se  réunir  et  se  concerter  dans  ce 
fidèle  château  de  Touffedelys.  Les  chefs 
de  cette  arrière-Chouannerie,  qui  eut  son 
dénoûment,  hideusement  tragique,  à  la 
mort  de  Frotté,  massacré  dans  le  fossé  de 
Verneuil,  y  arrivaient  sous  toutes  sortes 
de  déguisements,  et  maintes  fois  ils  s'y 
abouchèrent  avec  les  derniers  survivants 
de  la  Chouannerie  du  Maine  écrasée.  Afin 
de  désorienter  le  soupçon,  le  château, 
qui  n'avait  plus  que  deux  châtelaines, 
bien  peu  inquiétantes,  â  ce  qu'il  semblait, 
pour  la  République,  était  le  refuge  de 
quelques  femmes  de  la   contrée  dont    les 


80  1   E     CH  EVALIER      DES    TOI'' 

pères,  les  maris,  les  frères  avaient  èmi- 
t  qui,  n'ayant  voulu   ou  pu  les  sui- 
vre, évitaient,  en  vivant  à  la  campagne, 

au  milieu  des  paysans  chez  lesquels  un 
vieux  respect  pour  leurs  familles  existait 
encore,  ce  qu'elles  n'eussent  pas  évité 
dans  les  villes  :  le  gouffre  toujours  béant 
des  maisons  d'arrêt. 

«  Elles  y  vivaient  le  plus  obscurément 
qu'elles  pouvaient,  cherchant  à  se  faire 
nul- lier  des  représentants  du  peuple  en 
mission,  ces  épouvantables  inquisiteurs, 
mais  cherchant  à  renouer  les  mailles  du 
réseau,  si  souvent  brisé,  d'une  insurrec- 
tion à  laquelle  l'ensemble  a  trop  manqué 
toujours.  Ces  femmes,  dont  voici  quatre 
échantillons,  monsieur  de  Ficrdrap...  » 

Et,  des  ciseaux  qu'elle  tenait,  made- 
moiselle de  Percy  indiqua  les  deux  Touf- 
fedelys,  mademoiselle  Aimée,  et  enfin 
elle-même,  en  retournant  la  pointe  de  ses 
ciseaux  vers  les  redoutables  timbales  de 
son  corsage. 

«  Ces  femmes  étaient  dans  tout  l'éclat 
de  leur  fraîcheur  de  Normandes  et  dans 
toute  la  romanesque  ferveur  des  senti- 
ments de  leur  jeunesse;  mais  dressées  au 
courage  par  les  événements   mortels   de 


HISTOIRE    DES     DOUZE  tf  I 

chaque  jour,  perpétuellement  à  quelques 
pieds  de  leurs  têtes,  et  brûlant  de  ce 
Royalisme  qui  n'existe  plus,  même  dans 
vous  autres  hommes  qui  avez  pourtant  si 
longtemps  combattu  et  souffert  pour  la 
royauté  ;  elles  ne  ressemblaient  pas  à 
ce  qu'avaient  été  leurs  mères  au  même 
âge  et  à  ce  que  sont  leurs  filles  ou  leurs 
petites-filles  aujourd'hui  !  La  vie  du  temps, 
les  transes,  le  danger  pour  tout  ce  qu'elles 
aimaient,  avaient  étendu  une  frémissante 
couche  de  bronze  autour  de  leurs  cœurs... 
Vous  voyez  bien  Sainte  de  Touffedelys 
dans  sa  bergère,  qui  ne  traverserait  pas 
aujourd'hui  la  place  des  Capucins,  à 
minuit,  pour  un  empire,  et  sans  se  sentir 
la  mort  dans  les  veines...  eh  bien!  Sainte 
de  Touffedelys  —  n'est-ce  pas,  Sainte  ?  — 
venait  seule  avec  moi,  la  nuit,  par  les  plus 
mauvais  temps  d'orage,  porter  sur  cette 
côte  isolée  et  dangereuse  des  dépêches  au 
chevalier  Des  Touches,  déguisé  en  pêcheur 
de  congres,  et  qui,  dans  un  canot  fait  de 
trois  planches,  sans  aucune  voile  et  sans 
gouvernail,  se  risquait,  pour  le  service  du 
Roi,  de  la  côte  de  France  à  la  côte  d'An- 
gleterre, à  travers  cette  Manche  toujours 
grosse  de  quelque  naufrage...  aussi   froi- 


.°,2  LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

dément    que    s'il    se  fût  agi  d'avaler  un 
simple  verre  d'eau  ! 

—  Et  cela  pouvait  être  la  mer  à  boire  !  — 
interrompit  l'abbé,  qui,  comme  le  prince 
de  Ligne,  aimait  jusqu'aux  bêtises  de  la 
gaieté. 

—  Car  telle  était,  surtout,  —  continua 
mademoiselle  de  Percy,  trop  partie  pour 
s'apercevoir  de  l'interruption  de  son  frère, 
—  la  fonction,  parmi  nous,  du  chevalier 
Des  Touches.  Entre  les  gentilshommes 
qui  hantaient  le  château  de  Touffedelys 
et  qui  y  concertaient  la  guerre,  il  n'y 
avait,  malgré  le  courage  qui  les  distin- 
guait et  qui  les  égalisait  tous,  que  ce 
jeune  damoisel  de  chevalier  Des  Touches 
pour  se  mettre  ainsi  à  la  mer  comme  un 
poisson;  car,  vous  vous  en  souvenez, 
Sainte?  c'était  réellement  à  peine  un  canot 
que  cette  pirogue  de  sauvage  qu'il  avait 
construite  et  dans  laquelle  il  filait,  en 
coupant  le  flot  comme  un  brochet,  caché 
dans  l'entre-deux  des  vagues  et  déliant 
ainsi  toutes  les  lunettes  de  capitaines  qui 
surveillaient  la  .Manche  et  l'espionnaient, 
de  chaque  pointe  de  vague  ou  de  falaise, 
dans  ce  temps-là!  Vous  rappelez-vous, 
Sainte,  qu'un  soir  de  brume  qu'il  allait 


HISTOIRE     DES     DOUZE  83 

partir,  vous  voulûtes,  en  riant,  descendre 
dans  cette  frêle  pirogue,  et  que,  vous  si 
légère  alors,  poids  de  fleur  ou  d'oiseau, 
vous  manquâtes  de  la  faire  chavirer,  ma 
bergeronnette?  Et  pourtant,  c'était  dans 
une  pareille  coquille  de  noix  qu'il  passait, 
par  les  plus  exécrables  temps,  d'une  côte 
à  l'autre,  toujours  prêt  à  revenir  ou  à 
partir  quand  il  le  fallait,  —  toujours  à 
l'heure,  exact  comme  un  roi,  le  roi 
des  mers  !  Certes  !  parmi  ses  compa- 
gnons d'armes,  il  y  avait  des  cœurs  qui 
auraient  aussi  bien  que  lui  tenté  l'aven- 
ture, qui  n'avaient  pas  plus  peur  que  lui 
de  laisser  leurs  cadavres  aux  crabes,  et 
pour  qui  la  manière  de  mourir  était  indif- 
férente quand  il  s'agissait  du  Roi  et  de  la 
France;  mais,  tout  en  l'imitant,  nul  d'en- 
tre eux  n'eût  cru  réussir  et  n'eût  certaine- 
ment réussi!...  Pour  cela,  il  fallait  être 
un  homme  à  part,  plus  qu'un  marin!  plus 
qu'un  pilote  !  Il  fallait  enfin  être  ce  qu'il 
était,  cet  étonnant  jeune  homme  que  la 
guerre  civile  avait  pris  n'ayant  vu  la  mer 
que  de  loin,  et  n'ayant  jamais  fait  autre 
chose  que  de  tirer  des  mouettes  autour 
de  la  gentilhommière  de  son  père  !  Aussi 
les  vieux  matelots  du  port  de  Granville, 


»4  LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

amateurs  du  merveilleux,  comme  tous  les 
marins,  quand  ils  surent  la  périlleuse  vie 
du  chevalier  pendant  dix-huit  mois  de 
courses  à  peu  près  continuelles,  dirent- 
ils  qu'il  charmait  les  vagues,  comme  on  a 
dit  aussi  de  Bonaparte  qu'il  charmait  les 
balles  et  les  boulets.  Ils  se  connaissaient 
en  audace  !  l'audace  du  chevalier  ne  les 
troublait  donc  pas.  Mais  ils  avaient  besoin 
de  s'expliquer  son  bonheur  par  une  de 
ces  idées  superstitieuses  qui  sont  fami- 
lières aux  matelots. 

«  Il  aurait  dû,  en  effet,  vingt  fois  être 
pris  ou  succomber  dans  ces  terribles 
passages  !  Ce  bonheur  insolent  et  con- 
stant, cette  imprudence  si  souvent  recom- 
mencée et  d'un  résultat  toujours  assuré, 
donnaient  à  Des  Touches  une  importance 
considérable  parmi  les  autres  officiers  de 
la  Chouannerie  du  Cotentin.  On  sentait 
que  s'il  périssait,  on  ne  le  remplacerait 
pas  !  D'ailleurs,  il  n'était  pas  qu'un  cour- 
rier infatigable  et  intrépide,  qui  savait 
son  détroit  de  mer  comme  certains  guides 
pyrénéens  savent  leurs  montagnes.  Par- 
tout, dans  le  hallier,  dans  l'embuscade. 
au  combat,  lorsqu'il  fallait  jouer  de 
la  carabine  ou  s'estafiler  corps    à  corps 


HISTOIRE    DES    DOUZE  K5 

avec  le  couteau,  c'était  un  des  Chouans 
les  plus  redoutables,  l'effroi  des  Bleus, 
qu'il  étonnait  toujours,  en  les  épouvantant, 
quand,  dans  une  affaire,  il  déployait  tout 
à  coup,  à  travers  ses  formes  sveltes  et 
élégantes,  la  force  terrassante  du  taureau  ! 
C'est  la  guêpe  !  disaient-ils,  les  Bleus,  en 
reconnaissant  dans  la  fumée  des  rencon- 
tres cette  taille  fine  et  cambrée,  comme 
celle  d'une  femme  en  corset  :  —  Tirez  à  la 
guêpe  !  Mais  la  guêpe  s'envolait  toujours, 
ivre  du  sang  qu'elle  avait  versé;  car  elle 
avait  une  vaillance  acharnée  et  féroce. 
En  toute  occasion,  ce  mignon  de  beauté 
était  et  restait  l'homme  du  pouce  si  cruel- 
lement mordu  et  coupé  à  la  foire  de  Bric- 
quebec,  le  visage  blanc,  à  la  lèvre  large 
et  rouge,  signe  de  cruauté,  dit-on,  et 
qu'il  avait  aussi  rouge  que  le  ruban  de 
votre  croix  de  Saint-Louis,  monsieur  de 
Fierdrap  !  Ce  n'était  pas  seulement  le 
fanatisme  de  sa  cause  qui  l'exaltait  quand, 
avant  ou  après  le  combat,  il  se  montrait 
implacable.  Il  était  Chouan,  mais  il  ne 
semblait  pas  de  la  même  nature  que  les 
autres  Chouans.  Tout  en  se  battant  avec 
eux,  tout  en  jouant  sa  vie  à  pile  ou  face 
pour  eux,  il  ne  semblait  pas  partager  les 


86     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

sentiments  qui  les  animaient.  Peut-être 
chouannait-il  pour  chouanner,  lui,  et  était- 
ce  tout>...  Ces  compagnons,  ces  guérillas, 
ces  gentilshommes,  n'avaient  pas  unique- 
ment Dieu  et  le  Roi  dans  leur  cœur.  A 
côte  du  Royalisme  qui  y  palpitait,  il  y 
avait  d'autres  sentiments,  d'autres  pas- 
sions, d'autres  enthousiasmes.  La  jeu- 
nesse ne  sonnait  pas  vainement,  en  eux, 
son  heure  brûlante.  Comme  les  chevaliers 
leurs  ancêtres,  ils  avaient  tous  ou  presque 
tous  une  J.ime  de  leurs  pensées  dont 
l'image  les  accompagnait  au  combat,  et 
c'est  ainsi  que  le  roman  allait  son  train  à 
travers  l'Histoire  !  .Mais  le  chevalier  Des 
Touches  !  Je  n'ai  jamais  revu  dans  ma 
vie  un  tel  caractère.  A  Touffedelys,  où 
nous  avons  tant  brodé  de  mouchoirs  avec 
nos  cheveux  pour  ces  messieurs  qui  nous 
faisaient  la  galanterie  de  nous  les  deman- 
der, et  qui  les  emportaient  comme  des 
talismans  dans  leurs  expéditions  noctur- 
nes, je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  ait  eu  un 
seul  de  brodé  pour  lui.  Qu'en  pensez- 
vous,  Ursule  >...  Toutes  les  recluses  de 
cette  espèce  de  couvent  de  guerre  l'inté- 
ressaient fort  peu,  quoiqu'elles  fussent  la 
plupart  fort  dignes  d'être  aimées,   même 


HISTOIRE    DES    DOUZE  87 

par  des  héros  !  Nous  pouvons  bien  le 
dire  aujourd'hui  que  nous  voilà  vieilles. 
Et,  d'ailleurs,  je  ne  parle  pas  pour  moi, 
Barbe-Pétronille  de  Percy,  qui  n'ai  jamais 
été  une  femme  que  sur  les  fonts  de  mon 
baptême,  et  qui,  hors  de  là,  ne  fus  toute 
ma  vie  qu'un  assez  brave  laideron,  dont 
la  laideur  n'avait  pas  plus  de  sexe  que  la 
beauté  du  chevalier  Des  Touches  n'en 
avait  ! 

■  Mais  je  parle  pour  ces  demoiselles  de 
Touffedelys  ici  présentes,  alors  dans  toute 
la  splendeur  de  la  vie,  deux  cygnes  de 
blancheur  et  de  grâce,  auxquels  il  fallait 
mettre  un  collier  différent  autour  du  cou 
pour  les  reconnaître  !  Je  parle  pour  Hor- 
tense  de  Vély,  pour  Elisabeth  de  Manne- 
ville,  pour  Jeanne  de  Montevreux,  pour 
Yseult  d'Orglande,  et  surtout  pour  Aimée 
de  Spens,  devant  qui  toutes  les  autres, 
si  radieuses  fussent-elles,  s'effaçaient 
comme  un  brouillard  de  rivière  devant  le 
soleil.  Aimée  de  Spens  était  de  beaucoup 
la  plus  jeune  de  nous  toutes.  Elle  avait 
seize  ans  quand  nous  en  avions  trente. 
C'était  une  enfant,  mais  tellement  belle, 
monsieur  de  Fierdrap,  qu'excepté  ce  cœur 
de  brochet,  le  chevalier  Des  Touches,    il 


Ua  LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

n'y  eut  peut-être  pas  un  seul  des  hommes 
de  cette  époque  qui  la  vit  sans  l'aimer, 
cette  Aimée  la  bien-nommée,  comme  nous 
l'appelions  !  Du  moins  les  onze  gen- 
tilshommes de  l'expédition  des  Douze, 
puisque  le  douzième  était  une  femme,  — 
votre  servante,  baron  de  Fierdrap  !  — 
avaient-ils  tous  pour  elle  une  passion 
romanesque  et  déclarée;  car  tous,  les 
uns  après  les  autres,  ils  avaient  demandé 
sa  main  ! 

—  Quoi!  ils  l'ont  aimée  tous  les  onze? 
—  dit  le  baron,  qui  partit  comme  une 
bonde  à  ce  trait,  frappé  de  ce  détail  sin- 
gulier dans  une  histoire  où  les  événements 
étaient  aussi  étonnants  que  les  person- 
nages. 

—  Oui  !  tous,  baron  !  —  reprit  mademoi- 
selle de  Percy,  —  et  les  sentiments  inspirés 
par  elle  ont  plus  ou  moins  duré  en  ces 
âmes  fortes.  Quelques-uns  d'entre  eux 
sont  restés  amoureux  et  fidèles.  Vous 
vous  en  étonneriez  peu,  du  reste,  si  vous 
aviez  connu  l'Aimée  de  cette  époque,  une 
femme  qui  n'a  pas  eu  de  peintre,  et  comme 
vous  n'en  avez  peut-être  jamais  rencon- 
tré, vous  qui  avez  tant  couru  le  monde. 

—  Halte!  —  fit   M.  de    Fierdrap,    qui 


HISTOIRE    DES     DOUZE  89 

avait  été  uhlan  en  Allemagne.  —  Halte  ! 
—  répéta-t-il,  comme  s'il  avait  eu  toute 
sa  compagnie  de  uhlan  s  sur  les  talons. — 
J'ai  connu  en  180...  lady  Hamilton,  et  par 
les  sept  coquilles  que  je  porte  !  made- 
moiselle, je  vous  jure  que  c'était  une 
commère  à  faire  comprendre,  même  à  un 
quaker,  les  satanées  bêtises  que  l'amiral 
Nelson  s'est  permises  pour  elle  ! 

—  Je  l'ai  connue  aussi,  —  dit  à  son 
tour  l'abbé  ;  —  mais  mademoiselle  Aimée 
de  Spens,  que  tu  vois  là,  était  encore  plus 
belle.  C'était  comme  le  jour  et  la  nuit... 

—  Corne  de  cerf!  —  lit  le  baron  de 
Fierdrap  surexcité,  —  je  vis  un  jour  cette 
lady  Hamilton  en  bacchante... 

—  Par  exemple,  —  interrompit  railleu- 
semcnt  l'abbé,  —  voilà  comme  jamais  tu 
n'aurais  pu  voir  mademoiselle  Aimée  de 
Spens,  Fierdrap  ! 

—  Et  je  te  jure...  —  dit  le  baron,  qui 
n'écoutait  plus  et  qui  voulait  raisonner. 

—  ...  Que  cela  n'allait  pas  mal  à  cette 
grande  fille  d'auberge,  —  interrompit 
encore  l'abbé.  —  Parbleu  !  je  le  crois 
bien.  Elle  avait  versé  de  son  robuste  bras 
rose  hâlé  assez  de  cruches  de  bière  aux  pa- 
lefreniers du  Richmond  pour  jouer  de  l'am- 


Ç)0  LE    CHEVALIER  lus 

phore...    et    du   reste,   avec  grâce!  Mais 

mademoiselle  Aimée  de  Spens  n'était  pas 
de  cet  acabit  de  beauté-là.  Ne  t'avise 
jamais,  Fierdrap,  de  lui  comparer  per- 
sonne! Ma  sœur  a  raison.  On  ne  vit  pas 
assez  longtemps  pour  rencontrer  dans  sa 
vie  deux  femmes  comme  celle-là  a  clé... 
La  beauté  unique  de  son  temps,  mon  cher  ! 
Et  elle  aura  eu  le  sort  de  tout  ce  qui  est 
absolument  beau  ici-bas  !  il  n'y  aura  pas 
d'histoire  pour  elle...  pas  plus  que  pour 
les  onze  héros  qui  l'ont  aimée.  Elle  n'en 
aura  déshonoré  aucun;  elle  ne  sera  entrée 
dans  la  baignoire  d'aucune  reine;  elle  ne 
comptera  point  parmi  les  intéressantes 
ravageuses  de  ce  monde,  qui  le  boule- 
versent du  vent  de  leurs  jupes  !  Pauvre 
magnifique  beauté  perdue,  qui  n'entend 
même  pas  ce  que  je  dis  d'elle,  ce  soir,  au 
coin  de  cette  cheminée,  et  qui  n'aura  été 
dans  toute  sa  vie  que  le  solitaire  plaisir 
de  Dieu  !  » 

Pendant  que  l'abbé  de  Percy  parlait,  le 
baron  de  Fierdrap  regardait  celle  qu'il 
avait  appelée  le  solitaire  plaisir  de  Dieu, 
travaillant  alors  à  sa  broderie  avec  ses 
deux  mains  de  madone.  Il  clignait  de 
l'œil,  Al.  de  Fierdrap.  C'était  son  tic  et  il 


un  ]o»ir  cette 
lady    Haro  11  ton    en  bac- 


92 


LE    chevalier    r>rs    TOf  Cil  ES 


en  faisait  une  finesse.  De  son  autre  œil 
qu'il  ne  fermait  pas,  de  son  œil  gris  éme- 
rillonné,  l'ancien  uhlan  allait  du  beau 
front  d'Aimée  couronné  de  ses  cheveux 
d'or  bronze,  de  ce  beau  front  à  la  Monna 
Lisa,  au  centre  un  peu  renflé  duquel  le 
rayon  de  la  lampe  qui  y  luisait  attachait 
comme  une  féronnière  d'opale,  jusqu'à  ces 
opulentes  épaules  moulées  dans  la  soie 
gris  de  fer  collant  au  corsage,  et  peut- 
être  pensait-il,  en  voyant  tout  cela,  que. 
malgré  le  temps,  malgré  la  douleur,  mal- 
gré tout,  il  restait  du  pLiisir  solitaire  de 
Dieu  d'assez  riches  miettes  pour  que  les 
hommes,  et  les  plus  difficiles  des  hommes, 
pussent  faire  encore  une  ripaille  de  roi. 

Mais  il  ne  dit  pas  ce  qu'il  pensait...  Si 
des  incongruités  zigzaguèrent  un  instant 
dans  son  cerveau,  il  les  contint  sous  sa 
perruque  aventurine,  et  mademoiselle  de 
Percy  reprit  son  histoire,  en  haletant, 
comme  une  locomotive  qui  repart  : 

«  Comme  elle  était  une  orpheline,  et, 
malheureusement,  la  dernière  de  sa  race, 
Aimée  de  Spcns  passait  une  partie  de  ses 
jours  avec  nous,  graves  filles  de  trente 
ans,  qui  lui  faisions  comme  une  troupe 
de   mères...    Depuis   quelque    temps,   elle 


HISTOIRE    DES     DOUZE 


habitait  Touffedelys,  quand  elle  y  vit  pour 
la  première  fois  ce  jeune  inconnu  qu'elle 
a  aimé,  et  dont  nous  avons  toujours 
ignoré  le  vrai  nom,  le  pays  et  les  aven- 
tures. A-t-elle  su  tout  cela,  elle?  Dans  les 
longues  heures  passées  front  à  front  sous 
les  profondes  embrasures  de  chêne  de  la 
grande  salle  de  Touffedelys,  où  nous  les 
avons  tant  laissés  causer  à  voix  basse 
dès  que  nous  eûmes  appris  qu'ils  s'étaient 
promis  l'un  à  l'autre,  lui  aura-t-il  révélé 
le  secret  de  sa  vie?  Mais  si  cela  fut,  elle 
l'a  bien  gardé.  Tout  est  enterré  dans  ce 
cœur  avec  son  amour!  Ah!  Aimée  de 
Spens,  c'est  une  tombe,  mais  une  tombe 
sous  une  plate-bande  de  muguets  calmes! 
Tenez  !  monsieur  de  Fierdrap,  regardez 
l'air  placide  de  cette  fille  finie,  dont  la  vie, 
depuis  vingt  ans,  est  désespérée  et  si 
simple,  de  cette  créature  digne  d'un  tronc. 
et  qui  mourra  pauvre  Daine  en  chambre 
du  couvent  des  Bernardines  de  Valognes. 
Elle  n'entend  plus;  elle  écoute  à  peine; 
elle  n'a  pour  tout  que  ce  sourire  char- 
mant qui  vaut  mieux  que  tout  et  qu'elle 
met  par-dessus  tout.  Elle  ne  vit  que  dans 
sa  pensée,  que  dans  ses  souvenirs,  qu'elle 
n'a  jamais  profanés  par  une  confidence! 


94     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

oubliant  le  monde  et  résignée  à  l'oubli 
du  monde,  ne  voyant  que  l'homme  qu'elle 
a  aimé... 

—  Non  !  Barbe,  non  !  elle  ne  le  voit  pas  ! 
—  fit  ingénument  mademoiselle  Sainte, 
toujours  au  seuil  du  monde  surnaturel,  et 
qui  prit  au  pied  de  la  lettre  la  métaphore, 
assez  modeste  pourtant,  de  mademoiselle 
de  Percy.  —  Depuis  qu'il  est  mort,  elle  ne 
l'a  jamais  vu,  mais  elle  n'en  est  pas  moins 
hantée...  et  c'est  plus  particulièrement  au 
mois  dans  lequel  il  a  été  tué,  qu'il  revient  ! 
C'est  pour  cela  qu'elle  ne  peut  pas,  pen- 
dant ce  mois-là,  rester  seule  dans  sa 
chambre  quand  la  nuit  est  tombée.  Toute 
sourde  et  archi-sourde  qu'elle  est,  elle  y 
entend  très  bien  alors  des  bruits  étranges 
et  effrayants.  On  y  soupire  dans  tous  les 
coins  et  il  n'y  a  personne  !  Les  anneaux 
de  cuivre  des  rideaux  grincent  sur  leurs 
tringles  de  fer,  comme  si  on  les  tirait 
avec  violence...  Une  fois,  je  les  ai  en- 
tendus avec  elle,  et  je  lui  dis  tout  épeu- 
rée,  car  les  cheveux,  m'en  grigeaient  sur 
le  front  :  «  C'est  bien  sûr  son  âme  qui  re- 
«  vient  vous  demander  des  prières,  Ai- 
«  mée  !  »  Et  elle  me  répondit  gravement  et 
moins  troublée  que  je  n'étais  :   «  Je   fais 


HISTOIRE    DES     DOUZE  Q) 

«  toujours  dire  une  messe  à  l'autel  des 
■■  morts,  le  lendemain  des  soirs  où  j'en- 
«  tends  cela,  Sainte  !  »  Or,  c'était  bien 
vrai  que  c'était  sa  messe  qu'/7  voulait, 
car,  une  fois,  Aimée  ayant  tardé  d'un 
jour  à  la  faire  dire  comme  d'habitude  le 
lendemain  des  bruits,  ils  devinrent  affreux 
la  nuit  suivante.  Les  rideaux  semblèrent 
fous  sur  leurs  tringles,  et  toute  la  nuit  les 
meubles  craquèrent  comme  des  marrons 
qu'on  n'a  pas  coupés  et  qui  sautent  hors 
du  feu  ! 

—  Eh  bien,  —  reprit  mademoiselle  de 
Percy,  mécontente  d'avoir  été  pendant  si 
longtemps  interrompue,  —  cette  Aimée 
qui  croit  aux  fantômes,  mais  pas  comme 
vous,  Sainte  !  —  elle  lui  payait  par  ce  petit 
mot  de  mépris  son  interruption,  à  cette 
pauvre  et  benoîte  brebis  du  bon  Dieu,  qui 
avait  bêlé  hors  de  propos,  —  cette  Aimée 
qui  peut  très  bien  croire  à  ceux-là  qu'elle 
voit  dans  son  cœur,  a  toujours  été  et  est 
encore  pour  nous,  monsieur  de  Fierdrap, 
un  mystère,  plus  profond  et  plus  étonnant 
que  le  mystère  de  son  fiancé.  Lui,  n'a  fait 
que  paraître  et  disparaître.  Quoi  donc 
d'étonnant  à  ce  que  nous  n'en  ayons  ja- 
mais rien  su?...  Mais  nous  avons  vécu 


O/j  LE     CHEVALIER     DES    TODCHES 

vingt-cinq  ans  avec  elle,  et  nous  n'en  sa- 
vons pas  sur  elle  beaucoup  davantage  ! 
Quand  cet  inconnu,  resté  pour  nous  un 
inconnu,  vint  au  château  de  Touffedelys, 
il  fut  précisément  amené  par  notre  che- 
valier Des  Touches.  Aimée  connaissait  le 
chevalier.  Elle  l'avait  vu  à  plusieurs  re- 
prises dans  l'Avranchin,  chez  une  de  ses 
tantes,  madame  de  la  Roche-Piquet,  — 
une  vieille  Chouanne,  qui  ne  pouvait  pas 
chouanner  comme  moi,  car  elle  était  cul- 
de-jatte,  mais  qui  chouannait  à  sa  ma- 
nière, en  cachant,  le  jour,  des  Chouans 
dans  ses  celliers  et  dans  ses  granges 
pour  les  expéditions  de  nuit.  Aimée  avait 
retrouvé  le  chevalier  à  Touffedelys,  et 
moi  qui,  dés  lors,  avec  ma  laideur  cra- 
moisie, n'avais  qu'à  observer  l'amour... 
dans  les  autres,  j'avais  craint  parfois, 
mais  sérieusement,  qu'elle  ne  l'aimât... 
Du  moins,  toujours,  quand  le  chevalier 
était  là...  était-ce  l'effet  de  la  beauté 
éblouissante  de  cet  homme,  peut-être  plus 
fémininement  beau  qu'elle?...  j'avais  re- 
marqué sur  les  paupières  obstinément 
baissées  de  la  belle  et  noble  Aimée  un 
frissonnement,  et,  sur  son  front  rose,  un 
ton  de  feu,  qui  m'avaient  souvent  inquié- 


HISTOIRE    DES     DOUZE  C)~ 

tée...  Ame  de  ma  vie!  ils  auraient  fait, 
cela  n'est  pas  douteux,  un  superbe  cou- 
ple. Mais  outre  que  le  petit  chevalier  de 
Langotière  n'était  pas  de  souche  à  épou- 
ser une  de  Spens,  il  semblait,  à  ma  .Mi- 
nerve, à  moi,  qu'un  homme  comme  Des 
Touches  devait  être  terrible  à  aimer  ! 

Dieu  y  para.  Elle  ne  l'aima  point. 
Celui  qu'elle  aima  fut,  au  contraire,  ce 
compagnon  du  chevalier,  qui  arriva  avec 
lui  une  nuit  à  Touffedelvs,  par  une  de  ces 
épouvantables  tempêtes  que  Des  Touches 
préférait  au  calme  des  nuits  claires,  pour 
ses  passages. 

"  Vous  souvient-il  de  cette  nuit-là,  Ur- 
sule }...  Nous  ne  dormions  pas;  nous 
étions  dans  le  grand  salon,  occupées, 
vous  et  Aimée,  à  faire  de  la  charpie,  et 
moi  à  fondre  des  balles,  car  je  n'ai  jamais 
aimé  les  chiffons;  veillant  comme  ce  soir, 
mais  moins  tranquilles.  Tout  à  coup,  le 
cri  de  la  chouette  s'entendit  et  tous  deux 
entrèrent,  dans  leurs  peaux  de  bique 
ruisselantes,  semblables  à  des  loups  tom- 
bés dans  la  mer.  Le  chevalier  Des  Tou- 
ches nous  présenta  son  compagnon 
comme  un  gentilhomme  qui  avait  fait 
longtemps    la   guerre  du  Maine  sous  le 


<)"  LE     I    11  IV  ALIER     IitS    TOUI    HES 

nom  de  M.  Jacques  qu'on  lui  donnait  en- 
core... 

—  Par  Dieu  !  —  lit  le  baron  de  Fierdrap, 
qui  tressaillit  à  ce  nom  comme  à  un  coup 
de  carabine.  —  il  est  bien  connu,  ce 
pseudonyme-là,  dans  le  Maine!  Il  y  a  in- 
surgé assez  de  paroisses  !  Il  y  a  fait  lever 
assez  de  ferles  !  Il  y  est  resté  assez  glo- 
rieux !  M.  Jacques!  .Mais  Jambe-d'Argent 
lui-même  se  courbait  devant  l'intrépidité 
et  le  génie  de  général  de  M.  Jacques  ! 
Seulement,  mademoiselle,  il  devait  être 
mort  vers  cette  époque,  si  c'était  celui- 
là?... 

—  Oui  !  on  l'avait  cru  mort,  —  reprit 
mademoiselle  de  Percy,  —  mais,  après 
avoir  échappé  aux  Bleus,  il  s'était  réfugié 
en  Angleterre,  où  les  princes  l'avaient 
chargé  d'une  mission  personnelle  auprès 
de  M.  de  Frotté.  Et  c'est  pour  cela  qu'il 
était  venu  de  Guernesey  à  la  côte  de 
France  dans  ce  canot  de  Des  Touches, 
où  il  ne  pouvait  tenir  qu'un  seul  homme, 
et  qui  faillit  cent  fois  sombrer,  sous  le 
poids  de  deux  !  Pour  supprimer  tout  far- 
deau inutile,  ils  avaient  ramé  avec  leurs 
fusils... 

■  M.  de  Frotté  était  alors  sur  les  confins 


harpie... 


IOO  LE    CHEVALIER     DES     T  O  D  C  II  E  S 

de  la  Normandie  et  de  la  Bretagne,  cher- 
chant à  ranimer  des  insurrections  expi- 
rantes... M.  Jacques  alla  seul  l'y  joindre 
et  revint  quelque  temps  après  à  Touffe- 
delys,  grièvement  blesse.  En  y  revenant, 
il  avait  été  obligé  de  se  glisser  entre  les 
tronçons  épars  des  Colonnes  Infernales 
qui  pillaient  et  massacraient  le  pays,  et 
il  avait  essuyé  je  ne  sais  combien  de 
coups  de  feu,  dont  les  derniers  tirés  L'at- 
teignirent. Quand  il  rentra  à  Touffedelys 
sur  son  cheval,  blessé  comme  lui,  le 
cheval  et  l'homme,  rouges  de  sang,  tom- 
bèrent, le  cheval  mort  sous  l'homme 
mourant  et  sans  connaissance.  Les  balles 
dont  il  était  criblé  le  clouèrent  longtemps 
à  Touffedelys.  Ses  blessures,  qu'il  fallut 
soigner,  l'y  retinrent.  Elles  étaient  nom- 
breuses et  nous  pûmes  les  compter;  car 
nous  les  pansâmes  toutes,  ma  foi  !  de  nos 
mains  de  demoiselles.  On  ne  faisait  pas 
de  pruderie  dans  ce  temps-là.  La  guerre, 
le  danger,  avaient  emporté  toutes  les 
affectations  et  les  petites  mines.  Il  n'y 
avait  pas  de  chirurgiens  au  château  de 
Touffedelys  :  il  n'y  avait  que  des  chirur- 
giennes.  J'étais  la  chirurgienne  en  chef. 
On   m'appelait:   ■  le    Major»,   parce   que 


HISTOIRE    DES     DOUZE  lui 

je  savais  mieux  débrider  une  blessure 
que  toutes  ces  trembleuses... 

—  Tu  la  débridais  comme  tu  l'aurais 
faite  !  ■•  dit  l'abbé. 

Pour  mademoiselle  de  Percy,  cette  vieille 
héroïne  inconnue,  l'opinion  de  l'abbé  repré- 
sentait la  Gloire.  Elle  devint  plus  pivoine 
que  jamais  à  l'observation  de  son  frère. 

«  Oui  !  elles  m'appelaient:  ■  le  Major  », 

—  continua-t-elle,  avec  la  gaieté  de  l'or- 
gueil flatté,  —  et  comme  c'était  moi  qui 
faisais  d'ordinaire  l'inventaire  des  bles- 
sures que  nous  avions  à  fermer,  je  me 
rappelle  que  quand  je  vis  l'épouvantable 
hachis  du  corps  de  M.  Jacques,  étendu 
devant  nous,  je  regardai  circulairement 
tout  mon  groupe  d'aides,  alors  très  pâles, 
et  comme  j'ai  toujours  été  un  peu  saint 
Jean  bouche  d'or... 

-  Et  plus  bouche  d'or  que  sainte,  — 
glissa  encore  l'abbé. 

—  ...  Je  leur  dis  gaillardement,  pour  leur 
donner  du  courage,  en  leur  désignant  le 
blessé    évanoui  :    ■  Mort  de    ma    vie  !    si 

-  nous  le  sauvons,  quel  beau  bijou  guil- 
••  loche  ce  sera  pour  celle  de  vous  qui 
••  voudra  se  le  passer  autour  du  cou, 
■•  mesdemoiselles  !   ■ 


102         LE    CHEVALIER     DFS    TOUCHES 

«  Elles  se  mirent  à  rire  comme  des 
folles,  mais  Aimée  resta  sérieuse  et  en 
silence.  Elle  avait  rougi. 

«  Elle  rougit  aussi  pour  Des  Touches  ! 
—  pensai-je.  —  Laquelle  donc  de  ces 
deux  rougeurs  est  l'amour?... 

■•  C'était,  du  reste,  comme  le  chevalier 
Des  Touches,  un  homme  que  je  n'aurais 
jamais  songé  à  aimer,  ce  M.  Jacques,  si 
j'avais  été  bâtie  pour  les  sentiments  ten- 
dres !  Il  n'avait  pas  la  beauté  féminine  et 
cruelle  du  chevalier,  mais  quoique  la 
sienne  fut  plus  virile,  plus  brune  et  plus 
ardente,  elle  avait  aussi  son  côté  femme: 
la  mélancolie.  Les  hommes  mélancoliques 
me  sont  insupportables.  Je  les  trouve 
'moins  hommes  que  les  autres  hommes. 
M.  Jacques  était  ce  qu'on  a  appelé  long- 
temps :  un  beau  ténébreux.  Or,  je  suis  de 
l'avis  de  cette  coquine  de  Ninon,  qui 
disait  :  «  La  gaieté  de  l'esprit  prouve  sa 
«  force.  »  Je  me  moque  de  l'esprit...  et  n'y 
tiens  pas,  mais  cela  est  certain  que  la 
gaieté  est  un  courage...  un  courage  de 
plus!  M.  Jacques,  que  ces  dames,  qui  ne 
pensaient  pas  comme  moi.  appelaient,  a 
Touffedelys,  pour  le  poétiser:  -  le  beau 
Tristan  »,  m'aurait   donné   sur   les   nerfs, 


HISTOIRE    liES     DOUZE  lo-j 

avec  son  impatientante  mélancolie,  —  si  une 
grosse  iille  de  mon  calibre  pouvait  avoir 
des  nerfs  !  Que  voulez-vous  ?  il  faut,  pour 
moi,  que  les  héros  eux-mêmes  soient  de 
bonne  humeur,  et  rient  à  la  ligure  de  tous 
les  dangers  ! 

—  Oh  !  vous  avez  toujours  été,  made- 
moiselle de  Percy,  —  lit  l'abbé,  —  un  vrai 
Roger  Bontemps,  qui,  dans  une  autre 
époque  qu'une  époque  de  révolution, 
aurait  inquiété  sa  famille.  Ce  n'était  pas 
seulement  des  héros  qu'il  vous  fallait,  à 
vous,  c'étaient  des  lurons  d'héroïsme  ! 
Dieu  a  bien  fait  de  vous  faire  laide,  et 
tous  les  matins  je  l'en  remercie  à  la 
messe;  car  peut-être  l'honneur  des  Percy 
cùt-il  couru  grand  risque,  sans  cette  pré- 
caution ! 

—  Riez  toujours!  riez!  allez,  mon  frère  ! 

—  répondit-elle,  riant  elle-même,  mon- 
trant combien  elle  aimait  la  gaieté  par  la 
façon  dont  elle  accueillait  la  plaisanterie. 

—  Tout  vous  est  permis  contre  votre 
cadette.  N'étes-vous  pas  le  chef  de  notre 
maison  ? 

—  C'est  vrai,  —  glissa  alors  mademoi- 
selle Ursule,  qui  n'avait  rien  dit  jusque-là 
et  qui  intervint  dans  la  causerie,  pendule 


|.>J         LE    CHEVALIER     DLS    TOUCHES 

retardée  qui  sonnait  !  —  c'est  vrai  qu'il 
n'était  pas  très  aimable,  ce  M.  Jacques, 
il  était  triste  comme  un  bonnet  de  nuit. 

—  Comme  un  bonnet  rouge,  plutôt  !  — 
interrompit  l'impétueuse  mademoiselle  de 
Percy.  —  Les  révolutionnaires  de  tous  les 
pays  se  ressemblent.  Les  jacobins  français 
étaient  aussi  rechignes,  aussi  solennels, 
aussi  pédants  que  les  puritains  d'Angle- 
terre. Je  n'en  ai  pas  connu  un  seul  qui 
fût  gai,  tandis  que  tous  l'étaient  parmi 
les  royalistes  qui  avaient  gardé  l'esprit 
du  pays  qu'on  nommait  autrefois:  «  la 
gave  France  »,  parmi  ces  tiers  gars  qui 
avaient  tout  perdu  et  même  l'espérance, 
mais  qui  se  consolaient  de  tout  par  la 
guerre,  par  le  piquant  inattendu  de  l'aven- 
ture et  la  risette  des  coups  de  fusil  ! 

—  Mais,  s'il  était  triste,  —  dit  made- 
moiselle Ursule,  qui  reprit,  comme  la 
fourmi  reprend  son  brin  de  paille,  sa  petite 
idée  interrompue  par  cette  fanfare  d'en- 
thousiasme militaire,  qui  venait  de  passer 
sur  son  cerveau  comme  une  trombe  sur 
une  couche  à  cornichons,  —  s'il  était 
triste,  vous  savez  bien,  ma  chère  Percy, 
qu'on  disait  qu'il  avait  des  raisons  paur 
l'être  !   Vous   savez   bien   qu'on   se   disait 


HISTOIRE    DES     DOUZE  lu^ 

dans  le  tuyau  de  l'oreille  qu'il  était  un 
commandeur  de  Malte,  et  qu'il  avait  pro- 
noncé ses  vœux... 

—  Oui!  —  répondit  mademoiselle  de 
Percy,  admettant  l'objection,  —  cela  se 
chuchotait,  et  si  réellement  il  était  comman- 
deur de  Malte,  l'idée  de  ses  vœux  dut  le 
faire  cruellement  souffrir  quand  il  devint 
amoureux  de  cette  Aimée  qu'il  ne  pouvait 
pas  épouser;  caries  chevaliers  de  Malte 
étaient  tenus  à  célibat  comme  les  prêtres... 
.Mais,  de  cela,  quelle  preuve  avons-nous 
jamais  eue?...  si  ce  n'est  cette  affreuse 
pâleur  de  mort  qui  lui  couvrit  tout  à  coup 
le  visage  le  jour  où,  à  table,  au  dessert, 
Aimée  nous  apprit  qu'elle  s'était  engagée, 
en  vous  disant,  Ursule,  devant  nous 
toutes,  rose  de  pudeur  et  de  l'effort  que 
lui  coûtait  cet  aveu,  qui,  pour  nous, 
était  une  nouvelle  : 

••  —  Ma  chère  Ursule,  je  vous  en  prie, 
«  donnez  des  fraises  à  mon  fiancé  !  • 

«  Il  devait  être  heureux  d'un  tel  mot,  et 
il  devint  livide...  Mais  toutes  les  pâleurs 
ne  se  ressemblent-elles  pas?  Qui  peut 
reconnaître  la  pâleur  d'un  homme  heureux 
de  celle  d'un  traître?  S'il  en  était  un,  si 
vraiment  il   avait  menti   avec    Aimée,   le 


IOÔ        LE    CHEVALIER    DES    TOUI    H] 

coup  de  feu  qui  l'abattit  à  mes  pieds.  la 
nuit  de  l'enlèvement,  a  fait  à  la  pauvre 
fille  moins  de  mal  que  ce  qui  l'attendait, 
s*il  était  revenu  avec  nous.  Elle  a  gardé 
l'illusion  qu'il  pouvait  être  à  elle,  et  lorsque 
je  lui  rapportai  le  bracelet  qu'elle  lui 
avait  fait  devant  nous  des  plus  belles 
tresses  de  sa  chevelure,  elle  ne  sut  pas, 
et  depuis  elle  n'a  su  jamais,  que  le  sang 
dont  il  était  couvert  pouvait  être  celui 
d'un  homme  qui  l'avait  trompée. 

—  Mais  Des  Touches  !  mais  Des  Tou- 
ches?—  fitM.de  Ficrdrap,  qui,  depuis 
sa  remembrance  sur  lady  Hamilton,  n'avait 
plus  rien  dit,  et  qui  regardait  mademoi- 
selle de  Percy  comme  il  devait  regarder 
le  liège  de  sa  ligne,  quand  le  poisson  ne 
mordait  pas.  Il  avait  les  deux  plus  belles 
patiences  du  monde  :  celle  du  pécheur  à 
la  ligne  et  celle  du  chasseur  à  l'affût,  et  il 
en  avait  aussi  la  double  obstination. 

—  Fierdrap  a  raison,  —  dit  l'abbé  tou- 
jours taquin.  —  Tu  Végailles  trop,  ma 
sœur.  Vieille  habitude  de  Chouanne  !  Tu 
chouannes...  jusque  dans  ta  manière  de 
raconter. 

—  Ta,  ta,  ta! —  fit  mademoiselle  de 
Percy,  —   contenez  vos  jeunesses  !   Des 


HISTOIRE    DES     DOUZE  107 

Touches?  je  vais  y  arriver;  mais,  mort- 
Dieu  !  je  ne  puis  pas  en  venir  à  Des  Tou- 
ches et  à  son  enlèvement,  sans  vous  parler 
d'un  homme  qui  a  joué  le  plus  grand  rôle 
dans  cette  crânerie,  puisque  c'est  le  seul 
qui  y  soit  resté! 

—  Ce  n'est  pas  une  raison,  cela,  —  dit 
gravement  l'abbé.  —  Dans  une  expédition 
pareille,  il  y  a  plus  important  que  de  bien 
mourir. 

—  Il  y  a  réussir,  —  repartit  la  vieille 
amazone,  qui  avait  gardé  sous  ses  cottes 
grotesques  le  génie  de  l'action  virile.  — ■ 
Mais  il  a  réussi,  mon  frère,  puisque  nous 
avons  réussi  et  qu'il  était  avec  nous! 
D'ailleurs,  quoique  je  ne  me  soucie  guère 
de  ce  beau  Tristan,  comme  on  disait  à 
Touffedelys,  qui  a  laissé  sa  tristesse  sur 
la  vie  d'Aimée,  je  n'en  serai  pas  moins 
juste  envers  lui.  Il  n'y  allait  pas  gaiement, 
mais  il  y  allait  !  C'est  lui,  c'est  ce  senti- 
mental, qui.  Lors  du  premier  emprisonne- 
ment de  Des  Touches  à  Avranchcs,  prit 
une  torche  dans  sa  languissante  main, 
entra  résolument  dans  la  prison  et  n'en 
sortit  que  quand  tout  fut  à  feu  ! 

—  Comment,  à  Avranches?  —  objecta  le 
baron  de  Fierdrap  étonné.  —  Mais  c'est  à 


](iP>         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

Coutances    que    vous    avez   délivré    Des 
Touches,  mademoiselle  ! 

—  Ah  !  —  lit  mademoiselle  de  Pcrcv, 
heureuse  d'une  ignorance  qui  donnait  de 
l'inattendu  à  son  histoire.  —  Vous  étiez 
en  Angleterre  en  ce  temps-là,  vous  et 
mon  frère,  et  vous  n'avez  su  que  l'enlè- 
vement qui,  de  fait,  eut  lieu  à  Coutances. 
Mais  avant  d'être  emprisonné  dans  cette 
ville,  c'est  à  Avranches  qu'il  l'avait  été, 
et  il  ne  fut  même  transféré  à  Coutances 
que  parce  qu'à  Avranches  nous  avions 
tenté  de  brûler  la  prison. 

—  Très  bien  !  —  dit  le  baron  de  Fierdrap 
apaisé.  —  Je  ne  savais  pas,  mais  j'en  suis 
enchanté,  que  le  chevalier  Des  Touches 
eût  autant  coûté  à  la  République  ! 

—  Laisse-la  donc  conter,  Fierdrap.  - 
fit  l'abbé,  qui,  de  tous,  était  celui-là  qui 
avait  le  plus  interrompu  la  conteuse, 
et  qui  se  montrait  le  plus  animé  contre 
ceux  qui  avaient  son  vice,  selon  la  cou- 
tume de  tous  les  vicieux  et  de  tous  les 
interrupteurs. 

—  C'était  donc  vers  la  fin  de  l'année 
179g,  —  reprit  l'historienne  du  chevalier 
Des  Touches.  —  Il  y  avait  plusieurs  mois 
que  M.  Jacques  était   avec   nous,   à  peu 


HISTOIRE   DES    DOUZE  1 OO, 

près  guéri,  mais  affaibli  et  souffrant  encore 
de  ses  blessures.  Pendant  cette  longue 
convalescence  de  M.  /ao/wesàTouffedelys, 
—  où  il  vivait  caché,  comme  on  vivait. 
dans  ce  temps-là,  quand  on  ne  se  trouvait 
pas,  le  fusil  à  la  main,  au  grand  air,  sous 
le  clair  de  lune,  —  Des  Touches,  lui,  le 
charmeur  de  vagues,  était  repassé  peut- 
être  vingt  fois  de  Normandie  en  Angle- 
terre et  d'Angleterre  en  Normandie.  Nous 
ne  le  voyions  pas  à  chacun  de  ses  passa- 
ges. Souvent,  il  débarquait  sur  des  points 
extrêmement  distants  les  uns  des  autres. 
pour  dépister  les  espions  armés  et  achar- 
nés qui,  tapis  sous  chaque  dune,  aplatis 
dans  le  creux  des  falaises,  couchés  à  plat 
ventre  au  fond  des  anses,  le  long  de  ces 
côtes  dentelées  de  criques,  cernaient  la 
mer  de  toutes  parts  et  faisaient  coucher 
à  fleur  de  sol  des  baïonnettes  et  des 
canons  de  fusil  qui  ne  demandaient  qu'à 
se  lever!  Plus  il  allait,  ce  chevalier  Des 
Touches,  traqué  sur  mer  par  des  bricks, 
traqué  sur  terre  par  des  soldats  et  des 
gendarmes  ;  plus  il  allait,  cet  homme  qui 
caressait  le  danger  comme  une  femme 
caresse  sa  chimère,  ce  rude  joueur  qui 
jouait  son  va-tout  à  chaque  partie,  et  qui 


110         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

gagnait,  plus  il  était  obligé  cependant, 
malgré  son  impassible  audace,  d'user  de 
précautions  et  d'adresse;  car  le  bonheur 
inouï  de  ses  passages  avait  exaspéré 
l'observation  de  ses  ennemis,  pour  lesquels 
il  était  devenu  l'homme  de  son  nom  :  la 
Guêpe  !  La  guêpe,  insaisissable  et  affo- 
lante, l'ennemi  invisible,  le  plus  provo- 
cant et  le  plus  moqueur  des  ennemis  !  Il 
ne  faisait  plus  L'effet  d'un  homme  en  chair 
et  en  os,  mais,  comme  je  l*ai  souvent  oui 
dire  aux  gens  de  mer  de  ces  rivages, 
«  d'une  vapeur,  d'un  farfadet!  •  Il  y  avait 
entre  les  Bleus  et  lui,  —  et  les  Bleus,  ne 
l'oubliez  pas  !  c'était  tout  le  pays  organisé 
contre  nous,  groupes  de  partisans  épar- 
pilles à  sa  surface,  qui  ne  nous  rattachions 
les  uns  aux  autres  que  par  des  fils  faciles 
à  couper;  —  il  y  avait  entre  les  Bleus 
et  lui  un  sentiment  d'amour-propre  excité 
et  blessé,  plus  redoutable  encore,  à  ce 
qu'il  semblait,  que  l'implacable  haine  de 
Bleu  à  Chouan!...  La  guerre  entre  eux 
était  plus  que  de  la  guerre,  c'était  de  la 
chasse!...  C'était  le  duel  que  vous  con- 
naissez, monsieur  de  Fierdrap,  entre  la 
bête  et  le  chasseur!  Déjà  plus  d'une  Fois, 
racontait-on  dans  les  cabarets  et  les  1er- 


HISTOIRE    DES    DOUZE  III 

mes  du  pays,  dont  cet  homme  est  peut- 
être  encore  la  légende,  il  avait  été  sur  le 
point  d'être  pris.  On  lui  avait  tenu, 
disaient  les  paysans  narquois,  la  main 
diablement  près  des  oreilles...  On  rappor- 
tait même  un  fait,  mais  celui-là  était  avéré, 
—  il  avait  eu  la  notoriété  d'un  combat  en 
règle,  — c'est  qu'une  fois,  au  cabaret  de  la 
Faux,  dans  les  terres  entre  Avranches  et 
Granville,  il  s'était  battu,  seul,  contre  une 
troupe  de  républicains,  enfermé  et  barri- 
cadé dans  le  grenier  du  cabaret  comme 
Charles  XII  à  Bender,  et  qu'après  avoir 
tiré  toute  la  nuit  par  les  lucarnes  et  mis 
par  terre  une  soixantaine  de  Bleus,  il 
avait  disparu  au  jour,  par  le  toit...  On 
ne  savait  comment,  —  disaient  les  femmes, 
dont  il  frappait  l'imagination  supersti- 
tieuse, —  mais  comme  s'il  eût  eu  des 
ailes  au  dos  et  sur  la  langue  du  trèfle  a 
quatre  feuilles  ! 

•<  Ainsi,  il  n'était  pas  un  farfadet  que  sur 
la  mer;  il  l'était  aussi  sur  le  plancher  des 
vaches.  Beaucoup  d'expéditions  de  terre, 
dont  il  avait  fait  partie,  l'avaient  prouvé, 
du  reste.  Seulement,  il  ne  pouvait  pas 
l'être  toujours  !  La  martingale  qu'il  jouait 
devait  nécessairement  avoir  un  terme,  et 


LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 


Le  danger  qu'il  courait  sous  les  deux 
espèces,  il  devait  y  succomber,  à  la  lin. 
Or,  cet  espoir  de  prendre  Des  Touches, 
de  tenir  I.r  Guêpe,  et  de  pouvoir  bien 
l'écraser  sous  son  pied,  avivait  et  trans- 
portait jusqu'au  délire  ces  âmes  irritées. 
et  créait  pour  lui  un  péril  si  certain  et 
tellement  inévitable  que,  dans  l'opinion 
des  hommes  de  son  parti  comme  dans 
celle  de  ses  ennemis,  sa  prise  ou  sa  mort 
n'était  plus  qu'une  question  de  temps,  et 
que,  quand,  à  Touffedelys,  on  vint  nous 
dire  cette  terrible  nouvelle  :  «  Des  Tou- 
■<  ches  est  pris  !  »  nous  n'eûmes  pas  même 
un  étonnement. 

"  Celui  qui  vint  nous  la  dire,  à  Touffe- 
delys, cette  terrible  nouvelle,  était  un 
jeune  homme  de  cette  ville-ci,  dont  vous 
ne  savez  probablement  pas  le  nom,  quoi- 
que vous  soyez  du  pays,  monsieur  de  Fier- 
drap;  car  il  n'était  pas  gentilhomme.  Il 
s'appelait  Juste  Le  Breton.  L'un  des  pré- 
jugés que  les  Bleus  ont  le  plus  odieuse- 
ment exploités  contre  nous,  c'est  que, 
dans  la  guerre  des  Chouans,  nous  n'étions 
que  des  gentilshommes  qui  remorquaient 
leurs  paysans  au  combat,  et  rien  n'est 
plus  faux!    Nous    avions    avec  nous  des 


histoire   riES   boi'ZE  113 

jeunes  gens  des  villes,  dignes  de  porter 
e  qu'ils  maniaient  très  bien,  et  Juste 
Le  Breton  était  de  ceux-là...  Il  avait  été 
anobli  par  l'épée  des  gentilshommes  qui 
l'avaient  traité  en  égal,  en  croisant  le  fer 
avec  lui,  dans  plusieurs  de  ces  duels 
comme  on  en  avait  alors  à  Valognes,  où 
le  duel  a  été  longtemps  une  tradition... 
Aussi,  quand  la  Chouannerie  éclata,  il 
vint  à  nous,  cet  anobli  par  l'épée,  et  il 
nous  apporta  la  sienne  !  La  sienne  était 
au  bout  d'un  bras  d'Hercule.  Juste  était 
fort  comme  le  chevalier  Des  Touches, 
mais  il  ne  cachait  pas  sa  forme  sous  les 
formes  sveltes  et  élancées  du  chevalier, 
qui  faisait  toujours  cette  foudroyante 
surprise  quand,  tout  à  coup,  il  la  mon- 
trait! Non!  c'était  un  homme  trapu  et 
carré,  blond  comme  un  Celte  qu'il  était; 
car  son  nom  de  Le  Breton  disait  son 
nri,Lrine..C 'était  un  Breton  mêlé  de  Nor- 
mand. Sa  famille  avait  passé  en  Norman- 
die, et  elle  y  avait  oublié  ses  rochers  de 
Bretagne  pour  les  pâturages  de  cette 
terre  qui  a  des  griffes  pour  retenir  qui  la 
touche  ;  car  qui  la  touche  ne  peut  s'en 
détacher  !  B  semblait  qu'il  aurait  fallu, 
pour    tuer   ce  Juste  Le  Breton,  lui  jeter 


114         '  '-    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

une  montagne  sur  la  tête,  et  il   est  mort 

en  duel,  après  la  guerre,  comme  nous 
avions  cru  jusqu'à  ce  soir  que  Des  Tou- 
ches était  mort  lui-même,  et  il  est  mort 
d'un  misérable  coup  d'épée  dans  l'aine,  le 
croira-t-on  ?  sans  profondeur.  Je  l'ai  vu 
cracher  le  sang  six  mois  et  mourir  épuisé 
comme  une  fille  pulmonique,  avec  une 
poitrine  qui  ressemblait  à  un  tambour  ! 
Juste  savait,  à  n'en  pouvoir  douter,  que 
Des  Touches  était  pris;  mais  il  ignorait 
encore  comment  il  avait  été  pris.  Avec  un 
pareil  homme,  nous  dit-il,  et  nous  pen- 
sions comme  lui,  il  fallait  qu'il  y  eut  eu 
de  la  trahison  ! 

••  Il  y  en  avait  eu,  en  effet,  je  l'ai  su 
plus  tard,  et  ce  fut  même  là,  comme  vous 
le  verrez,  une  bonne  occasion  pour  juger 
du  granit  coupant  qu'avait  dans  le  ventre 
ce  beau  et  délicat  Des  Touches,  qui 
m'avait  fait  un  instant  peur  pour  Aimée, 
quand,  à  ses  rougeurs  incompréhensi- 
bles, je  m'étais  imaginé  qu'elle  pouvait 
l'aimer! 

«  —  Un  homme  comme  Des  Touches  — 
•<  dit  M.  Jacques  —  ne  peut  jamais  être 
«  pris,  tant  qu'il  y  a  un  Chouan  debout, 
■•  avec  un  fusil  et  une  poire  à  poudre. 


HISTOIRE    DES    DOUZE  1 1 5 

«  —  Il  n'en  faut  pas  même  tant,  —  fit 
<•  tranquillement  Juste. —  Avec  nos  seules 
«  mains  vides,  nous  le  reprendrions  !  » 

«  C'était  dans  les  environs  d'Avranches 
que  Des  Touches  avait  été  enveloppé  et 
saisi  par  une  troupe  tout  entière,  on  disait 
tout  un  bataillon,  et  c'est  dans  la  prison 
de  cette  ville  qu'il  avait  été  déposé,  en 
attendant  son  exécution,  qui  serait  certai- 
nement bientôt  faite  :  car  la  République 
n'y  allait  jamais  de  main  morte,  et  ici,  il 
fallait  qu'elle  y  allât  de  main  très  vive  si 
elle  ne  voulait  pas  que  cet  homme,  l'idole 
de  son  parti  et  doué  du  génie  des  res- 
sources, échappât  à  ses  bourreaux!...— 
"  La  chouette  a  sifflé  du  côté  de  Touffe- 
«  delys  !  »  —  ajouta  Juste  Le  Breton,  et 
le  soir  même,  à  la  tombée,  nous  vîmes 
arriver  au  château,  sous  des  déguisements 
divers  de  colporteurs,  de  mendiants,  de 
rémouleurs  et  de  marchands  de  para- 
pluies, —  car  cette  guerre  de  Chouans 
était  nocturne  et  masquée,  —  une  grande 
quantité  de  nos  gens,  qui,  au  premier 
bruit  de  la  prise  de  Des  Touches,  s'étaient 
juré  de  le  délivrer  ou  d'y  périr. 

"  Il  en  vint  même  trop.  Ce  fut  une  folie 
que  ce  grand  nombre,  dirigé  sur  un  point 


II  Cl         if    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

unique  et  venant  aboutir  à  Touffedelys. 
Mais  cela  vous  donnera  une  idée  de 
l'importance  du  chevalier  Des  Touches, 
que  les  Chouans,  qui  avaient  la  prudence 
au  même  degré  que  la  bravoure,  aient 
pu  compromettre  un  instant,  par  un  zèle 
trop  vif,  l'existence  d'un  quartier-général 
aussi  commode  pour  les  guérillas  comme 
eux  que  le  château  de  Touffedelys. 

•■  Vous  ne  vous  doutez  pas,  monsieur 
de  Fierdrap.  ni  vous  non  plus,  mon  frère, 
de  ce  que,  dans  l'intérêt  de  notre  cause  et 
de  ses  défenseurs,  nous  avions  fait  de 
Touffedelys,  et  si  je  ne  vous  le  disais  pas, 
mon  histoire  serait  incomplète.  Nous 
avions  transformé  ce  vieux  château 
démantelé,  sans  pont-levis  et  sans  herse, 
qui  n'était  plus,  depuis  longtemps,  un  châ- 
teau fort,  mais  qui  était  encore  une  noble 
demeure,  en  un  château  humilié  et  paisi- 
ble auquel  la  République  pouvait  par- 
donner. Nous  en  avions  fait  combler  les 
fossés,  baisser  les  murs,  et  si  nous  n'en 
avions  pas  abattu  les  tourelle^,  nous  les 
avions  du  moins  découronnées  de  leurs 
créneaux,  et  elles  ne  semblaient  plus  que 
les  quatre  spectres  blancs  des  anciennes 
tourelles    décapitées  !    Partout    où    elles 


histoire  des   Dorzn  117 

brillaient  autrefois,  sur  la  grande  façade 
du  château,  dans  les  coins  des  plafonds, 
sur  les  hautes  plaques  des  cheminées,  et 
jusque  sur  les  girouettes  des  toits,  nous 
avions  fait  effacer  ces  armoiries  char- 
mantes et  parlantes  des  Touffedelys,  qui 
portent,  comme  vous  le  savez,  de  sinople 
à  trois  touffes  de  lys  d'argent,  avec  la 
devise,  au  jeu  de  mots  héroïques  :  ils  ne 
filent  pas.  Hélas  !  les  pauvres  lys,  ils 
avaient  filé  !  Ils  s'en  étaient  allés  jusque 
de  ce  jardin  où,  de  génération  en  géné- 
ration, on  en  cultivait  d'immenses  cor- 
beilles, qui  faisaient  de  loin  ressembler 
le  vaste  parterre  à  une  mer  couverte  de 
l'albâtre  de  ses  écumes  !  Nous  avions 
partout  remplacé  les  lys  par  des  lilas. 

«  Des  lilas,  c'est  peut-être  des  lys  en 
deuil?  Oui!  nous  avions  accompli  tous 
ces  sacrilèges,  nous  avions  consommé 
toutes  les  petites  bassesses  de  la  ruse 
qui  joue  la  soumission  résignée,  pour 
conserver  à  nos  amis  ce  lieu  de  réunion 
et  d'asile,  doux  et  désarmé  comme  son 
nom,  qui  semblait  la  maison  de  l'Inno- 
cence, et  dans  laquelle  on  voyait  moins 
les  hommes  et  les  armes,  derrière  ces 
robes  de  femmes  qui  y  flottaient  toujours. 


Il"         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

Excepté  les  jardiniers,  il  n'y  avait  que 
des  femmes  à  Touffedelys.  Nous  étions 
servis  par  des  femmes. 

•<  C'est  à  l'aide  de  toutes  ces  précau- 
tions, de  toutes  ces  coquetteries  de  dou- 
ceur, que  nous  avions  pu  faire  de  notre 
nid  de  palombes  effrayées  une  aire  momen- 
tanée pour  ces  aigles  de  nuit  qui  s'y  abat- 
taient, comme  Des  Touches  et  comme 
.1/.  Jacques.  Seulement,  vous  le  compre- 
nez bien,  la  sécurité  de  tout  cela  n'existait 
qu'à  la  condition  que  les  Chouans,  qui 
s'abouchaient  là  pour  comploter  leur 
guerre  d'embuscade,  n'y  fussent  jamais 
très  nombreux. 

«  La  prise  de  Des  Touches  fut  l'unique 
dérogation  qui  ait  été  faite  à  cette  règle. 
Mais  les  chefs  comprirent  l'imprudence 
d'une  grande  réunion,  et  ils  égaillèrent 
leurs  hommes.  Quand  un  pays  tout  entier 
est  hostile,  les  petites  troupes  valent 
mieux  que  les  grandes.  Elles  sont  plus 
résolues,  leurs  efforts  plus  ramasses  cl 
plus  puissants,  leur  action  plus  rapide. 
leur  marche  plus  cachée.  Quelques  hom- 
mes suffisaient  pour  enlever  Des  Touches, 
et  ceux  qu'on  choisit  à  Touffedelys  étaient 
hommes  à  aller  le  reprendre  sous  le  Iran- 


IIIST01  R  E    DES    DOUZE  I  I<^ 

chant  de  la  guillotine  ou  à  la  gueule  de 
l'enfer...  Ce  sont  ceux-là  que.  depuis,  on 
a  appelés  les  Douze,  et  qui  ont  perdu. 
dans  ce  nom  collectif  des  Douze,  leur 
nom  particulier,  qua  personne  ne  sait  à 
cette  heure. 

—  Parfaitement  vrai  !  —  dit  M.  de  Fier- 
drap  intéressé,  qui  décroisa  ses  jambes 
de  cerf,  et  refit,  en  sens  inverse,  l'X  qu'elles 
formaient.  —  Nous  n'avons  pas  entendu 
dire  un  seul  de  leurs  noms  en  Angleterre, 
n'est-ce  pas,  l'abbé  ?  et  Sainte-Suzanne 
lui-même  ne  les  savait  pas. 

—  Et  quand  celle  qui  vous  raconte  cette 
histoire  au  coin  du  feu,  dans  cette  petite 
ville  endormie,  —  reprit  mademoiselle  de 
Percy,  —  sera  couchée  dans  sa  bière,  sous 
sa  croix,  dans  le  cimetière  de  Valognes,  il 
n'y  aura  plus  personne  pour  dire  ces  noms 
oubliés  à  personne...  Ceux  qui  les  ont 
portés  étaient  trop  fiers  pour  se  plain- 
dre de  l'injustice  ou  de  la  bêtise  de  la 
gloire. 

«  Aimée,  que  vous  voyez  d'ici  abimée  en 
elle-même  bien  plus  que  dans  sa  broderie, 
s'est  absorbée  dans  son  M.  Jacques,  et 
Sainte  et  Ursule  de  Touffedelys  ne  vous 
diraient    peut-être    pas   tous    les    douze 


[30         LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

noms  des  Douze.  Mais  moi,  je  le  puis,  je 
les  sais  !  Et,  après  ma  mort,  —  ajoutâ- 
t-elle, presque  belle  d'enthousiasme  mé- 
lancolique, elle  qui  n'était  qu'un  laideron 
joyeux,  —  tout  le  temps  que  je  ne  serai 
pas  tout  à  fait  dissoute  en  poussière,  on 
n'aura  qu'à  ouvrir  mon  cercueil  pour  les 
savoir,  ces  noms  qui  méritaient  la  gloire 
et  qui  ne  l'ont  pas  eue  !  On  les  trouvera 
dans  mon  cœur. 


...   Les   chouans,    jr.n- 
lulsaronto,  s« 
rendent  au    chatc.-iu   de 
TonHMel] 


hAteau  Ue 
Touffedi  I: 


LA    PREMIERE    EXPEDITION 

«  Le  château  de  Touffedelys  —  continua 
mademoiselle  de  Percy,  après  un  moment 
de  silence  ému  que  les  personnes  qui  l'en- 
touraient avaient  respecté,  —  n'était  pas 
à  beaucoup  plus  de  trois  heures  démarche 
d'Avranches,  pour  un  homme  allant  d'un 
bon  pas.  Entouré,  du  côté  de  cette  ville, 
des  masses  profondes  de  ces  grands  bois 

16 


122  II.     C  11  EVA  II  I   R     DES 

dans  lesquels  les  Chouans  aimaient  à  se 
perdre  pour  se  retrouver  dans  leurs  clai- 
rières, et,  du  côté  opposé,  par  ces  espèces 
de  dunes  mouvantes  nommées  bougues 
qui  aboutissaient  à  la  mer  et  à  ces  falai- 
ses dont  les  hautes  et  étroites  jointures 
avaient  été  souvent,  pour  Des  Touches  et 
son  esquif,  des  havres  sauveurs,  ce  châ- 
teau, qui  avait  le  double  avantage  des 
bois  et  de  la  mer.  fut  choisi  naturellement 
par  les  Douze  comme  point  de  retraite  ou 
Je  refuge  dans  l'expédition  qu'ils  proje- 
taient, et  il  fut  convenu  parmi  eux  qu'on 
y  ramènerait  le  chevalier  Des  Touches,  si 
on  parvenait  à  l'enlever. 

— ■  Mais  leurs  noms,  mademoiselle. 
leurs  noms  !  — dit  M.  de  Fierdrap,  qui. 
de  curiosité  et  d'impatience,  piétinait  le 
parquet  de  son  pied  guêtre. 

—  Leurs  noms!  baron!  —  répondit  la 
conteuse,  —  ah  !  n'allez  pas  croire  que  je 
pense  à  vous  les  cacher!  Je  suis  trop 
heureuse  de  les  dire.  Il  y  a  eu  assez  d'ano- 
nymes et  de  pseudonymes  comme  cela 
dans  cette  guerre  de  sublimes  dupes  que 
nous  avons  faite,  et,  par  la  mort-Dieu  !  je 
n'en  veux  plus.  Croyez-le  bien,  vous  m'en 
auriez  laissé  le  temps  qu'ils  auraient   tous 


L  A     PREMIÈRE     EXPÉDITION  I23 

trouvé  leur  place  dans  l'histoire  que  je 
vous  raconte  !  .Mais,  puisque  vous  le  dési- 
rez, je  m'en  vais  vous  les  défiler,  tous  ces 
noms,  tous  ces  grains  d'un  chapelet  d'hon- 
neur qu'après  moi  ne  dira  plus  personne  ! 
Ecoutez-les  :  C'étaient  La  Valesnie,  ou. 
comme  disaient  les  paysans,  La  Varesnc- 
rie,  La  Bochonnière,  Cantilly,  Beaumont, 
Saint-Germain,  La  Chapelle,  Campion, 
Le  Planquais,  Desfontaines  et  Vinel- 
Royal-Aunis,  qui  n'était  que  Yinel,  en 
son  nom,  mais  qui  s'appelait  Royal-Aunis, 
du  nom  du  régiment  dans  lequel  il  avait 
été  officier.  Les  voilà  tous,  avec  Juste  Le 
Breton  et  M.  Jacques  !  Comme  Af.  Jacques, 
dont  le  nom  vrai  s'est  perdu  sous  le  sobri- 
quet de  bataille,  ils  avaient  tous  aussi 
leur  nom  de  guerre,  pour  cacher  leur 
véritable  nom  et  ne  pas  faire  guillotiner 
leurs  mères  ou  leurs  sœurs,  restées  à  la 
maison,  et  trop  vieilles  ou  trop  faibles 
pour  faire  comme  moi  la  guerre  avec 
eux.  » 

En  entendant  ces  noms,  qui  n'étaient 
pas  tous  des  noms  nobles  cependant,  pro- 
noncés par  un  sentiment  si  profond  qu'il 
donnait  presque  à  cette  vieille  fille,  coiffée 
de    son  baril    de  soie  jaune  et   violet,  la 


12.}         LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

majesté  d'une  Muse  de  l'histoire,  l'abbé 
de  Percy  et  M.  de  Fierdrap  eurent,  d'ins- 
tinct de  sang,  le  même  mouvement  de 
gentilshommes.  Ils  ne  pouvaient  pas  se 
découvrir,  puisqu'ils  étaient  tête  nue, 
mais  ils  s'inclinèrent  à  ces  noms  d'une 
troupe  héroïque,  comme  s'ils  avaient 
salué  leurs  pairs. 

«  Par  la  pèche  miraculeuse!  —  clama  le 
baron  de  Fierdrap.  —  il  me  semble  que 
j'en  connais  plusieurs,  de  ces  noms-là, 
mademoiselle  !  Et  même.  —  ajouta-t-il, 
tombant  dans  la  rêverie  et  comme  cher- 
chant dans  le  fouillis  de  ses  souvenirs,  — 
et  même  aussi  je  crois  avoir  rencontré,  je 
ne  sais  plus  trop  où.  plusieurs  de  ceux 
qui  les  portèrent.  La  Varesnerie,  Cantilly. 
Beaumont,  je  les  ai  connus.  Seulement, 
lorsque  je  les  ai  rencontrés,  ni  allusion, 
ni  mot,  d'eux  ou  de  personne,  ne  m'a 
averti  une  seule  fois  que  j'avais  là,  devant 
moi,  de  ces  hardis  partisans  qui  avaient 
délivré  Des  Touches  !...  Mais,  mademoi- 
selle, —  fit-il  encore,  en  se  ravisant,  — 
je  vous  demande  pardon  !  je  n'y  pensais 
pas...  En  fait  de  héros,  les  Chouans  comp- 
taient donc  treize  à  la  douzaine,  puisque 
vous  n'avez   pas   dit   votre  nom  parmi  les 


LA     PREMIÈRE     EXPÉDITION  I  2  5 

noms  des  Douze,  et  que  pourtant  vous  en 
étiez  ? 

—  Non!  —  répondit  la  vieille  historio- 
graphe sans  plume,  et  qui  ne  l'était  que 
de  bec,  —  je  n'en  étais  pas,  monsieur  de 
Fierdrap.  Je  ne  fus  point  de  la  première 
expédition  des  Douze.  Je  n'ai  été  que  de 
la  seconde,  et  vous  saurez  pourquoi,  tout 
à  l'heure,  si  vous  me  permettez  de  conti- 
nuer. 

«  La  première  ne  parut  d'abord  dou- 
teuse à  personne.  On  ne  comptait,  pour 
toute  garnison,  à  Avranches,  que  ce  batail- 
lon de  Bleus  qui  avaient  pris  Des  Tou- 
ches et  l'avaient  amené  à  la  prison  de  cette 
ville,  la  plus  rapprochée  de  l'endroit  où 
ils  l'avaient  surpris  et  capturé  ;  car,  vertu 
de  ma  vie  !  lorsqu'on  parle  de  ce  Des 
Touches,  qui  valait  bien  dans  ce  moment- 
là  le  prix  d'un  vaisseau  de  ligne  pour  le 
Roi  de  France,  on  peut  bien,  ma  foi  !  dire 
capturé.  Des  Touches  n'était  pas  un  sim- 
ple prisonnier,  c'était  une  capture  !  Juste 
Le  Breton  se  cassait  la  tête  pour  savoir 
comment  ils  avaient  pu  le  prendre,  lui,  ce 
Samson  sans  Dalila  !  lui,  la  Guêpe!  lui,  le 
Farfadetl  Mais  le  fait  était  là...  Il  avait  été 
pris  !  Juste  disait  l'avoir  vu  entrer  dans 


I2Ô         LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

Avranches,  porté  au  centre  du  bataillon 

des  Bleus  massés  autour  de  lui,   armes 

II  l'avait  vu.  ayant  aux  pi 
des  chaînes  en  fer  au  lieu  de  menottes, 
bâillonné  avec  une  baïonnette  qui  lui  cou- 
pait les  coins  de  la  bouche,  durement 
couché  sur  une  civière  de  fusils,  aux  canons 
desquels  on  l'avait  bouclé  avec  des  cein- 
turons de  sabre,  et  moins  fou  de  fureur 
de  tous  ces  supplices  que  de  sentir  contre 
son  visage  le  contact  du  drapeau  exécré 
de  la  République,  dont,  en  marchant,  ces 
Bleus  insolents  souffletaient,  pour  l'humi- 
lier, son  front  terrible.  Certes  !  de  tels 
défendraient  avec  acharnement  le  cheva- 
lier Des  Touches  contre  ceux  qui  tente- 
raient de  le  leur  reprendre  :  mais  il  n'y 
avait,  en  somme,  avec  eux,  qu'une  brigade 
de  gendarmerie  et  une  garde  nationale 
mal  armée,  qui  comptait,  disait-on,  un 
grand  nombre  de  royalistes  dans  ses 
rangs.  Enfin,  ce  qui  donnait  surtout  à  nous 
autres  le  grand  espoir  de  réussir,  c'est 
qu'il  allait  y  avoir  le  lendemain,  à  Avran- 
ches, une  grande  foire  de  bœufs  et  de  che- 
vaux qui  durait  trois  jours,  et  que,  d'une 
vingtaine  d  à  l'entour,    il   vien- 

drait s'empiler  et  s'accumuler  dans  cette 


LA     PREMIERE    EXPEDITION  I  2 ~ 

petite  ville  proprette  une  masse  compacte 
de  bêtes  et  de  gens  qui  rendrait  la  sur- 
veillance d'une  police  bien  plus  difficile  et 
qui  devait  augmenter  épouvantablcment 
le  désordre  à  l'aide  duquel  on  voulait 
exécuter  l'enlèvement.  Il  s'agissait,  en 
effet,  de  provoquer  une  de  ces  rixes 
qui  sont  contagieuses,  qui  finissent  par 
entraîner  les  plus  calmes  dans  la  violence 
électrique  de  leur  tourbillon.  Les  Douze 
eurent  bientôt  leur  plan  fait...  Ils  quittè- 
rent Touffedelys  un  à  un,  et  gagnèrent 
Avranches  par  les  bois.  Pour  n'être  pas 
reconnus,  ces  hommes  suspects,  et  décon- 
certer l'oeil  allumé  des  espions  de  la  Répu- 
blique, ils  avaient  résolu  d'entrer  dans  la 
ville  par  douze  côtés  différents,  habillés 
en  blatiers,  vêtus  comme  eux  de  vareuses 
blanches  et  coiffés  de  ces  grands  cha- 
peaux, dits  couvertures  à  cuve,  qui  englou- 
tissent une  figure  comme  dans  l'ombre 
d'une  caverne.  Ils  les  avaient  saupoudrés 
de  fleur  de  farine. 

«  — Puisque  nous  ne  pouvons  pas  porter 
«  l'autre,  ce  sera  toujours  une  espèce  de 
«  cocarde  blanche,  à  laquelle  nous  nous 
«  reconnaîtrons  dans  la  foule.  »  —  avait 
dit  Vinel-Roval-Aunis. 


I2o         I.E     CHEVALIER     DES    TOI' 

«  Il  n'y  avait  pas  eu  moyen  d'emporter 
des  fusils  ou  des  carabines.  Mais  quel- 
ques-uns d'entre  eux  avaient  glissé  dans 
une  ceinture,  sous  leur  vareuse  blanche, 
des  couteaux  et  des  pistolets...  Tous,  du 
reste,  tous  s'étaient  ceints,  de  l'épaule  à 
la  hanche,  de  ce  redoutable  fouet  des  bla- 
tiers,  lesquels  ont  toujours  deux  ou  trois 
chevaux  chargés  de  sacs  de  blé  ou  de 
farine  à  conduire;  arme  effroyable,  au 
manche  d'épine  durci  au  feu,  faite  de 
lanières  de  cuir  tressées,  avec  une  mor- 
dante courgèe  de  six  pouces,  dont  chaque 
coup  creusait  un  sillon.  Et,  à  la  main,  ils 
avaient  le  pied  de  frêne  familier  à  toute 
main  normande,  le  bâton-massue  de  la 
Normandie,  avec  lequel  des  hommes  de 
ce  poignet  et  de  cette  vaillance  auraient 
pris,  Dieu  me  damne!  des  pièces  de 
canon. 

•<  C'est  armés  ainsi  que  nous  les  vîmes 
partir.  Ils  s'égrenèrent  et  disparurent  iso- 
lément dans  les  bois,  comme  s'ils  allaient 
à  la  pipée.  Et  ils  y  allaient,  en  effet,  à 
une  pipée  sanglante  !  M.  Jacques  partit  le 
dernier.  Ses  blessures,  son  amour  pour 
Aimée,  la  pensée  mystérieuse  qui  semblait 
lui  manger  le  cœur,  —  car  pourquoi  être 


LA     PREMIERE     EXPEDITION  I  20, 

triste  comme  il  l'était,  avec  l'amour  d'Ai- 
mée, avec  la  possession  certaine  de  cette 
merveille  de  corps  qui  lui  avait  juré 
d'être  sa  femme  à  son  retour  ?  —  toutes 
ces  choses  avaient-elles  énervé  l'éner- 
gie, prouvée  en  tant  de  rencontres,  de 
71/.  Jacques?...  Sa  belle  fiancée  alla  le  con- 
duire à  plus  d'une  demi-lieue  dans  les 
bois,  jusqu'à  ce  vieil  abreuvoir  où  une 
source  bleuissait  sur  un  fond  d'ardoises 
et  qu'on  appelait  :  «  la  Fontaine-aux-Bi- 
ches  »,  parce  qu'entre  deux  battements  de 
cœur  et  dans  le  crochet  d'une  course  for- 
cée, les  biches  venaient  en  aspirer,  en 
frissonnant,  l'eau  frissonnante.  Quand 
Aimée  revint  seule  à  Touffedelys,  ah  ! 
elle  fut  bien  de  Spens!...  Elle  fut  bien 
d'une  race  où  les  femmes  ne  pleurent  pas 
parce  que  les  hommes  sont  à  la  guerre  ! 
Nous  ne  lui  surprimes  pas  une  larme, 
mais  son  front  d'aurore  était  devenu  pâle 
comme  l'écorce  d'un  bouleau.  J'en  eus  plus 
pitié  que  les  autres.  Vous  savez,  j'étais 
la  chirurgienne-major.  Je  savais  toucher 
les  blessures.  Pour  donner  de  la  force  à 
ce  cœur  qui  saignait  et  ne  se  plaignait  pas, 
je  lui  dis,  sans  savoir  ce  que  je  disais  et 
comme  si  j'avais  eu  le  sort  dans  ma  main. 


I30         LE     CHEVALIER     DES    TOT  Cil  FS 

-  mais  ce  n'est  jamais  qu'avec  des  mots 
insensés  qu'on  peut  apaiser  les  âmes 
folles  ! 

«  —  N'ayez  peur,  Aimée  !  dans  quatre 
«  jours  ils  seront  tous  ici  pour  votre 
••  mariage,  et  Des  Touches  sera  votre 
••  témoin  !  ■ 

«  Dieu  de  ma  vie  !  à  ce  mot  de  témoin, 
de  la  pâleur  de  l'ivoire  vert,  son  teint 
passa,  comme  un  éclair,  à  la  pourpre  d'un 
incendie.  Son  front,  sa  joue,  son  cou,  ce 
qu'on  apercevait  de  ses  épaules,  jusqu'à 
la  raie  nacrée  de  ces  étincelants  cheveux 
d'or,  tout  s'infusa,  s'inonda  de  ce  subit 
vermillon  de  flamme  ;  et  c'était  à  se 
demander  si  tout  ce  qu'on  ne  voyait  pas 
de  sa  personne  se  colorait  comme  ce  qu'on 
voyait,  tant  cette  rougeur  semblait  par- 
tout !  tant  elle  en  était  immergée  ! 

«  C'était  toujours  la  même  question  : 
Pourquoi  rougissait-elle  ?...  —  •<   .Mort  de 

de  mon  âme  !  —  me  dis-je  en  moi-même. 

—  je  ne  suis  guère  qu'un  homme  man- 
qué, et  on  le  voit  à  ma  figure;  mais 
homme  manqué  ou  non,  je  veux  bien 
que  le  diable  m'emporte  sans  confes- 
sion, si  je  suis  assez  femme  pour  com- 
prendre cela  !  ■• 


1    \     PREMIERE     EXPEDITION  1 3 1 

—  Eh!  eh!  -  dit  l'abbé,  —  je  suis 
oblige  de  t'avertir  que  tu  n'es  plus  au 
temps  de  tes  dragonnades  au  clair  de 
lune,  et  que  tu  continues  à  jurer  comme 
un  dragon,  mademoiselle  ma  sœur! 

—  Influence  des  temps  de  guerre  civile 
sur  les  époques  calmes  !  -  répondit-elle 
avec  une  brusquerie  comique,  en  riant  dans 
ses  moustaches  grises  ébouriffées...—  Tu 
es  plus  sévère  que  le  curé  d'Aleaume, 
l'abbé  !  Est-ce  que  je  ne  me  suis  pas 
battue  assez  de  temps  en  l'honneur  de 
Dieu  et  de  sa  sainte  Eglise,  pour  qu'il 
ne  puisse  me  passer  très  bien  de  mauvai- 
ses habitudes  contractées  à  son  service  et 
qu'il  ne  s'en  formalise  pas  ?... 

■ —  Vous  me  rappelez,  mademoiselle,  — 
dit  alors  M.  de  Fierdrap,  —  le  mot  fameux 
de  Louis  XIV  après  la  bataille  de  Malpla- 
quet  :  «  J'avais  —  dit-il  —  rendu  à  Dieu 
«  assez  de  services  pour  avoir  le  droit 
•<  d'espérer  qu'il  se  conduirait  mieux  avec 
«  moi  !  » 

—  Et  il  ne  fut  jamais  —  repartit  vive- 
ment l'abbé  —  meilleur  chrétien  que  quand 
il  a  dit  cela,  Louis  XIV!  c'est  moi  qui  te 
le  certifie,  moi  qui  suis  un  ancien  docteur 
de   Sorbonne  !  La  foi   sincère  a  souvent 


I}2         LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 


de  ces  familiarités  avec  Dieu,  que  des  sots 
prennent  pour  des  irrévérences  ridicules, 
et  des  âmes  de  laquais  ou  de  philosophes 
pour  de  l'orgueil.  Laissons  jaboter  ces 
gens-là.  Mais  entre  nous  autres,  gen- 
tilshommes, â  qui  le  respect  pour  le  Roi 
n'a  jamais  ôté,  que  je  sache,  l'aisance 
avec  le  Roi... 

—  C'est  toi  qui  interromps  maintenant  ! 
—  fit  M.  de  Fierdrap,  enchanté  de  rendre 
sa  petite  leçon  à  l'abbé  et  de  lui  couper 
sa  théorie.  Laisse  donc  ta  théologie  et  ta 
Sorbonne,  et  vous,  mademoiselle,  — 
ajouta-t-il  avec  une  déférence  flatteuse,  — 
puisque  c'est  pour  moi  particulièrement 
que  vous  racontez  cette  histoire,  je  vous 
écoute  de  mes  deux  oreilles,  et  je  regrette 
de  n'en  avoir  pas  quatre  à  vous  offrir  ; 
daignez  continuer!  » 

Elle  fut  flattée  et  se  panacha,  et  les 
ciseaux  ayant  un  peufo////  aux  champ*  sur 
le  guéridon  de  vieille  laque,  elle  reprit  : 

«  Aimée  rentra  bientôt  dans  sa  pâleur 
d'âme  en  peine.  Elle  devait,  en  effet,  plus 
souffrir  que  nous  pendant  les  trois  jours 
qui  suivirent  le  départ  des  Douze.  Nous, 
nous  n'avions  pour  les  Douze,  et  même  pour 
le    chevalier  Des   Touches,   que  le  genre 


LA     PREMIERE     EXPEDITION  1 33 

d'affection  et  de  sympathie  qu'on  a,  quand 
on  est  femme  et  jeune,  pour  de  nobles 
jeunes  hommes  dévoués  à  leur  cause,  une 
cause  qui  représentait  l'honneur,  la  reli- 
gion, la  royauté,  cette  triple  fortune  de  la 
France,  et  qui,  pour  elle,  s'exposaient 
journellement  à  mourir  !  Nous  avions  pour 
ces  Douze  l'intérêt  véhément  qu'on  se 
porte  entre  gens  de  même  parti  et  de 
même  drapeau  !  Mais  enfin  nos  coeurs 
n'étaient  pas  pris  comme  celui  d'Aimée  et 
le  coup  de  fusil  d'un  Bleu  ne  pouvait  pas 
y  atteindre  à  travers  un  autre  cœur... 

«  Nous  nous  préoccupions  sans  doute 
de  l'événement  qui  devait  se  produire  à 
Avranches,  nous  en  attendions  l'issue  avec 
anxiété,  moi  surtout,  dont  le  sang  a  tou- 
jours été  turbulent  dans  mes  grosses 
veines,  quand  il  s'est  agi  de  coups  à  don- 
ner et  à  recevoir!  Mais  ce  n'étaient  pas 
là,  ce  ne  pouvaient  pas  être  les  transes 
d'Aimée.  Elle  ne  les  disait  pas.  Elle 
engloutissait  ses  tortures  dans  ce  cœur 
qui  a  tout  englouti.  Mais  je  les  devinais  à 
la  fièvre  de  ses  mains  brûlantes,  au  feu 
sec  de  ses  regards.  Une  fois,  pendant  ces 
jours  d'alarme  où  nous  vivions  dans 
l'ignorance  et   l'incertitude   sur  le  de-tin 


134         LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

de  nos  amis,  je  fus  obligée  de  lui  arra- 
cher son  feston;  car  elle  coupait  avec  ses 
ciseaux  dans  la  chair  de  ses  doigts, 
croyant  couper  autour  de  sa  broderie,  et 
le  sang  coulait  sur  ses  genoux  sans  qu'elle 
sentit,  dans  sa  préoccupation  hagarde, 
qu'elle  se  massacrait  ses  belles  mains  !  Je 
finis  par  ne  plus  la  quitter.  Nous  ne  nous 
parlions  pas,  mais  nous  restions  les  mains 
étreintes  à  nous  regarder  fixement  dans 
les  yeux.  Nous  y  lisions  la  même  pensée, 
la  question  éternelle  de  l'inquiétude  :  «  A 
«  présent,  que  font-ils  ?  »  cette  question  à 
laquelle  on  ne  répond  jamais  :  car  si  on 
pouvait  y  répondre,  on  ne  la  ferait  pas,  et 
ce  ne  serait  plus  l'inquiétude  !  A  quel 
travail  de  vrille  cet  horrible  sentiment 
ne  se  livre-t-il  pas  dans  nos  cœurs  !  Pour 
nous  soustraire  à  ce  rongement  perpétuel,  à 
ce  creusement  sur  place,  qu'on  croit  dimi- 
nuer en  s'agitant,  nous  allions  ensemble 
sur  la  route  qui  passait  au  pied  du  châ- 
teau de  Touffedelys,  espérant  y  rencon- 
trer quelque  roulier.  quelque  marchand 
forain,  quelque  voyageur  quelconque  qui 
nous  donnerait  des  nouvelles,  qui  nous 
parlerait  de  cette  foire  d'Avranches  où  se 
jouait  un  drame  qui,   pour  nous,  pouvait 


LA     TREMIE  RE     EXPEDITION  1 35 

être   une   tragédie  !  Mais   ce   mouvement 
que  nous  nous  donnions  était  inutile. 

«  Ceux  qui,  des  paroisses   circonvoisi- 
nes,  avaient  eu  affaire  à  la  foire,  étaient 
passés  et  ils  n'en  revenaient  pas  encore. 
Les  routes  étaient  désertes.  On  ne  voyait 
peindre  personne  au  bout  de   leur  long 
ruban  blanc  solitaire.  Nulle  âme  qui  vive 
n'apparaissait  sur  cette  ligne    droite  qui 
s'enfonçait  dans  le   lointain  et  ne  venait 
nous  dire  ce  qui   se   faisait  tout    là-bas, 
derrière  l'horizon,  du  côté  de  cette  ville 
dont  on  n'apercevait  rien  dans  les  fumées 
de  l'éloignement,  et  d'où    nous  croyions 
quelquefois,  à  l'intensité  de  notre  atten- 
tion, à  l'effort  de  nos  oreilles  pour  recueil- 
lir  la   moindre    des    ondes   sonores    qui 
agitait  l'espace,  entendre  sonner  et  bour- 
donner comme  un  bruit  vague  de  cloches 
lointaines.  Illusion  de  nos  sens,  qui  nous 
trompaient  à  force  de  se   tendre  !  Il  n'y 
avait  pas  même  de  cloches  en  ce  temps-là. 
On  les  avait  descendues  de  tous  les  clo- 
chers, et  on  les  avait  fondues  en  canons 
pour  la  République.  On  ne  sonnait  donc 
pas  ;  ce  n'était  donc  pas  le  tocsin.  Nous 
rêvions,  les  oreilles  nous  tintaient.  Et  si 
la  générale  battait,  —  la  générale,  ce  toc- 


[^6         LE     CHEVALIER     DES    TOC' 

sin  du  tambour!  —  il  nous  était  impossi- 
ble d'en  démêler  les  sons  contre  le  vent,  à 
cette  distance,  au  milieu  de  tous  ces  bruis- 
sements d'insectes  et  de  ces  mille  fermen- 
tations de  la  terre  qui  semble  susurrer, 
sous  nos  pieds,  à  certains  jours  chauds, 
et  nous  étions  dans  ces  jours-là.  Ah  !  nous 
nous  dévorions...  moi,  de  curiosité,  elle, 
d'angoisse.  Lasses  d'écouter  à  fleur  de 
sol  et  de  regarder  sur  cette  route  aban- 
donnée et  muette,  allongée  platement  dans 
son  immobile  poussière,  nous  voulions 
parfois  écouter  et  voir  mieux,  écouter  de 
plus  haut  et  voir  plus  loin,  et  nous  mon- 
tions alors  sur  la  plate-forme  la  plus 
élevée  des  tourelles,  et  nous  regardions 
de  là,  oh  !  nous  regardions  de  tous  nos 
yeux  !  Mais  nous  avions  beau  les  allon- 
ger et  les  écarter  sur  les  longs  massifs 
de  bois  qui  s'étendaient  indéfiniment  du 
côté  d'Avranches,  nous  ne  voyions  jamais 
que  des  abimes  de  feuillage,  que  des 
océans  de  verdure,  sur  lesquels  le  regard 
lassé  se  perdait...  De  l'autre  coté,  entre 
deux  récifs,  c'était  la  mer  bleue,  s'éten- 
dant  lentement  comme  une  huile  lourde 
sur  la  grève  silencieuse,  sans  une  seule 
voile  qui  piquât  d'un  flocon  blanc  et  ani- 


LA     PREMIÈRE     EX  P  1 1)  I  Tl  ON  I  37 

mât  son  azur  monotone.  Et  ce  calme  de 
tout,  pendant  que  nous  étions  si  agitées, 
redoublait  nos  agitations,  agaçait  nos 
nerfs  par  cette  indifférence  des  choses  et, 
par  moments,  nous  jetait  dans  l'état 
suraigu  qui  doit  précéder  la  folie  ! 

«  La  nuit  même,  nous  restions  perchées 
sur  le  haut  de  notre  tourelle,  cet  obser- 
vatoire d'où  l'on  ne  voyait  rien,  si  ce  n'est 
le  ciel,  que  nous  ne  regardions  seulement 
pas!  genre  de  supplice  auquel  nous  reve- 
nions, parce  qu'à  chaque  instant,  nous 
nous  imaginions  qu'il  allait  cesser.  Le 
soir  du  deuxième  jour  de  cette  foire 
d'Avranches,  qu'on  appelait,  je  crois,  la 
Saint-Paterne,  et  qu'ils  ont  pu,  depuis. 
appeler  la  Flambée,  nous  vîmes,  en  tres- 
saillant, monter  à  l'horizon  une  longue 
flamme  rouge,  et  des  tourbillons  de 
fumée  épaisse,  apportés  par  le  vent, 
déferlèrent  et  s'étagèrent  sur  la  cime  des 
bois,  que  la  lune  éclairait. 

«  —  Aimée,  —  lui  dis-je,  —  c'est  le  feu  ! 
«  Nos  hommes  brûleraient-ils  Avranches 
«  pour  ravoir  Des  Touches  ?  Il  vaut  bien 
«  Avranches  !  Ce  serait  beau  !  > 

■  Nous  écoutâmes...  et,  pour  cette  fois, 
nous  crûmes  entendre,  mais  nous  avions  la 


1  }8         11         il  EY  A  Ll  E  R     D  l  S    TOUC  il  I  s 

tête  montée,  des  cris  indistincts,  et  comme 
une  masse  de  sons  confus  qui  seraient 
sortis  d'une  ruche  immense  !  Mon  oreille 
de  Chouanne  exercée,  car  j'avais  déjà 
fait  la  guerre  et  je  me  connaissais  à  la 
musique  de  la  poudre,  cherchait  à  dis- 
tinguer les  coups  de  fusil  sur  la  basse 
continue  de  ce  grand  tumulte  éloigné  et 
assourdi  par  l'éloignement  ;  mais,  ton- 
nerre de  Dieu!  je  n'étais  sûre  de  rien... 
Je  ne  distinguais  pas.  Je  m'étais  penchée 
sur  la  plate-forme  !  J'avais  mis  la  tête  hors 
de  mon  capuchon  granvillais,  que  j'avais 
pris  contre  le  froid  de  la  nuit  pour  mon- 
ter si  haut  et  tête  nue,  l'oreille  au  vent, 
l'œil  à  la  flamme  qui  se  réverbérait  en 
tons  d'incarnat  dans  les  nuées,  calculant 
que  si  c'était  Avranches  qui  brûlait,  dans 
deux  heures,  pas  une  minute  de  plus,  le 
temps  juste  pour  revenir  à  Touffedelys, 
ils  y  seraient  de  retour,  vainqueurs  ou 
vaincus,  je  le  dis  vivement  à  Aimée... 

•<  J'avais  calculé  avec  une  précision 
militaire.  Juste  deux  heures  après...  nous 
haletions  toujours  sur  notre  plate-forme 
et  nous  voyions  s'éteindre  le  feu  lointain, 
ce  feu  qui  n'était  pas  l'incendie  d'Avran- 
ches  :     car    Avranches    à    brûler    aurait 


LA     PREMIERE     EXPEDITION' 


*39 


demandé  plus  de  temps,  —  voilà  que  tout 
à  coup  nous  entendîmes  sous  nos  pieds, 
au  bas  de  la  tourelle,  le  hou-hou  mesuré 
de  la  chouette,  et,  magie  de  l'amour  ! 
Aimée  reconnut  tout  de  suite  de  quelles 
paumes  de  mains  était  parti  ce  hou-hou. 
qui  me  parut  sinistre,  à  moi,  tant  il  était 
plaintif  !  et  qui  lui  parut  joyeux  et  triom- 
phant, à  elle,  parce  qu'il  lui  annonçait 
l'homme  qui  était  devenu  sa  vie  et  qui  lui 
rapportait  la  sienne  ! 

«  —  C'est  lui  !  >•  —  s'écria-t-elle,  et  nous 
descendîmes  de  la  tourelle  avec  la  rapi- 
dité de  deux  hirondelles  qui  plongent  d'un 
toit  vers  le  sol. 

«  Et,  en  effet,  c'était  M.  Jacques  !  M.  Jac- 
ques, le  visage  noirci,  les  cheveux  brûlés, 
l'air  d'un  démon,  ou  plutôt  d'un  damné 
échappé  de  l'enfer  :  car  les  démons  y 
restent... 

■•  — Ah!  — lui  dis-je,  incorrigible,  tou- 
•  jours  prête  à  rire,  même  dans  les 
«  malheurs  !  —  parti  blanc  comme  un  sac 
■<  de  farine,  revenu  noir  comme  un  sac  de 
»  charbon  ! 

«  —  Oui!  —  répondit-il  en  mordant  sa 
«  lèvre,  —  noir  de  deuil.  Le  deuil  de  la 
«   défaite  !  Le  coup  a   manqué,  mademoi- 


140         LE     CHEVALIER     DES    TOUCII'ES 


«  selle...  Il  faut  recommencer  demain.  » 
•<  Le  coup  était  manqué,  et  pourtant,  — 
reprit  la  vieille  Chouanne,  animée  de  plus 
en  plus,  en  montrant  une  verve  qui  fit 
prendre  à  l'abbé  son  frère  voluptueuse- 
ment une  prise  de  tabac,  —  pourtant  l'af- 
faire n'avait  pas  été  mal  menée,  comme 
vous  allez  pouvoir  en  juger,  monsieur  de 
Fierdrap... 

«  ...  C'est  midi  sonnant,  au  plus  fort  du 
tohu-bohu  de  lafoire,  que  les  Douze  entrè- 
rent dans  Avranches.  Ils  y  marchèrent 
d'abord  vers  le  champ  de  foire,  éparpillés, 
nonchalants,  flânant,  les  bras  ballants, 
guignant  les  sacs  de  blé  ou  de  farine  mis 
à  cul  sur  le  sol,  déficelés  et  ouverts,  pour 
que  l'acheteur  jugeât  la  marchandise, 
jouant  leur  rôle  de  blatiers  qui  ont  le 
temps  d'acheter,  qui  ne  se  pressent  pas, 
qui  attendent,  en  vrais  Normands,  que 
les  prix  fléchissent  ;  mais,  du  fond  de 
leurs  grands  chapeaux  rabattus  qui  leur 
tombaient  sur  les  épaules,  se  reconnais- 
sant sans  avoir  l'air  de  se  reconnaître,  se 
comptant,  se  coudoyant,  et  sentant  le 
coude  ami  qui  frémissait  contre  leur  coude. 
Ils  nous  dirent  plus  tard  ces  détails  et  ces 
sensations...  Il  v  avait,  et  cela  leur  parut 


LA    PREMIERE     EXPEDITION  I  \  I 

de  bon  augure,  un  monde  fou  à  la  foire 
de  cette  année-là  !  La  ville  encombrée 
était  pleine  de  gens,  d'animaux  et  de  voi- 
tures de  toute  forme  et  de  toute  grandeur. 
Les  auberges  et  les  cabarets  regorgeaient 
d'Augerons,  de  bouviers,  de  porchers, 
qui  amenaient  leurs  bêtes  pour  la  foire  et 
dont  les  troupeaux  s'amoncelaient  dans 
les  rues,  rendant  le  passage  impossible, 
bouchant  la  porte  des  maisons,  menaçant 
les  fenêtres  des  rez-de-chaussée,  qu'on 
avait,  dans  beaucoup  d'endroits,  calfeu- 
trées de  leurs  contrevents,  par  peur  d'en- 
foncement des  vitrages  sous  la  corne  de 
quelque  bœuf  en  courroux  ou  la  croupe 
reculante  de  quelque  cheval  effaré.  Un 
instant  retardées  par  leur  accumulation 
aux  angles  des  rues,  au  resserrement  des 
venelles  et  aux  tourniquets  des  carrefours, 
ces  puissantes  troupes  de  boeufs  et  de 
chevaux  reprenaient  bientôt  leur  marche 
lente  sous  les  pieds  de  frêne  de  leurs  con- 
ducteurs, et  s'avançaient  serrées  si  dru 
les  unes  contre  les  autres,  qu'on  eût  dit 
un  fleuve  qui  coulait.  Le  mouvement  de 
ces  masses  de  bêtes  et  de  gens  se  faisait 
surtout  dans  un  sens,  dans  la  direct!' in 
du  champ    de    foire,    qui   était  la  place  du 


142  LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

marché,  à  l'un  des  angles  de  laquelle 
s'élevait  la  prison  où  était  renfermé  Des 
Touches. 

«  Il  semblait  que  ce  fût  là  une  circons- 
tance menaçante  pour  le  dessein  des 
Douze,  que  cette  foule  épaisse,  qui,  cei- 
gnant la  prison  de  tous  les  côtés,  augmen- 
tait la  difficulté  d'y  pénétrer  ou  d'en  sortir; 
mais  cela  leur  parut,  au  contraire,  un  heu- 
reux hasard,  à  ces  énergiques  cœurs, 
tournés  à  l'espérance  !  Avec  le  génie  des 
petites  troupes  résolues,  n'avaient-ils  pas 
toujours  compté,  pour  faire  leur  coup,  sur 
l'cntrcmélerne-nt  du  grand  nombre,  dont 
il  est  si  aisé  défaire  un  chaos?  D'ailleurs, 
il  y  avait  cela  d'absolument  bon  dans  cette 
circonstance  de  la  situation  de  la  prison 
sur  le  champ  de  foire,  que  le  bataillon  des 
Bleus  qui  y  avait  conduit  Des  Touches. 
et  qui,  tout  à  coté,  s'y  était  bâti  avec  des 
planches  un  corps  de  garde,  avait  été 
obligé  de  transporter  ce  corps  de  garde  à 
l'autre  extrémité  de  la  place  et  dégager 
un  endroit  spécialement  réservé  aux  che- 
vaux de  la  foire,  qu'on  rangeait  contre 
la  longue  muraille  de  la  prison,  dans  toute 
sa  longueur,  et  qu'on  attachait  par  de 
eros  anneaux  en  fer  scellé?  entre  les  fortes 


T.  A     PREMIERE     EXPEDITION  I(} 

pierres...  D'abord,  ces  Bleus  avaient  fait 
des  façons,  vous  vous  en  doutez  bien, 
quand  on  leur  avait  signifié  d'aller  planter 
ailleurs  leur  corps  de  garde.  Ils  n'avaient 
qu'une  idée,  eux,  c'est  que  Des  Touches 
pouvait  s'échapper!  Mais  les  tranquilles 
Normands,  qui,  dans  toute  autre  circons- 
tance, pourraient  s'en  laisser  imposer  par 
répugnance  pour  le  dérangement,  consé- 
quence de  toute  lutte,  ne  s'en  laissent 
plus  compter  et  ne  craignent  plus  leur 
peine  quand  le  moindre  intérêt  est  en  jeu, 
et  sur-le-champ  voilà  qu'ils  redeviennent 
les  âpres  contendants  connus,  les  chica- 
neurs terribles  dont  le  cri  de  guerre  sera 
jusqu'à  leur  dernier  soupir  :  Gaignaige  ! 
L'écurie  en  plein  vent  rapportait  de  l'ar- 
gent à  la  ville.  Puis  c'était  là  une  cou- 
tume autant  qu'un  péage.  Coutume  et 
péage,  toute  la  Normandie  tient  dans  ces 
deux  mots  !  les  Bleus  virent  bien  qu'ils  ne 
seraient  pas  les  plus  forts...  Ils  avaient 
dégagé  la  prison. 

«  Cette  prison,  monsieur  de  Fierdrap, 
nos  douze  blatiers  eurent  tout  le  temps  de 
la  regarder  et  de  l'étudier  en  gens  de 
guerre,  de  la  place  du  marché,  qu'elle 
dominait,  et  qui  était  alors  couverte  de 


]    |  |  LE     CH  E  VA  MER     II  ES     TOT'    Il  I    s 

tentes,  rangées  en  files  comme  les  mai- 
sons des  rues,  entre  lesquelles  s'agitait 
et  écumait  le  flot  de  la  population  foraine, 
aux  rayons  d'un  soleil  cuisant  qui  était 
aussi  un  avantage;  car  il  faisait  bouillir 
ce  tas  de  cerveaux,  excités  déjà  par  le 
débat  des  prix  et  le  cidre  en  bouteille  qui 
allument  si  bien  les  têtes  normandes,  ces 
têtes  que,  ce  jour-là  précisément,  il  fallait 
faire  sauter  comme  des  poudrières,  si 
l'on  voulait  enlever  Des  Touches  !  Là 
étaient,  en  effet,  tout  le  secret  et  le  moyen 
de  l'enlèvement  :  jeter,  n'importe  comment, 
toute  cette  multitude,  les  uns  contre  les 
autres,  à  travers  les  tentes  renversées  et 
les  animaux,  fous  d'épouvante  !  Et.  pen- 
dant cette  immense  ruée  qui  pouvait  pren- 
dre les  proportions  d'une  bataille  d'aveu- 
gles et  devenir  une  tuerie,  se  glisser  à 
trois  ou  quatre  dans  la  prison,  y  délivrer 
le  chevalier  et  se  replier  vivement  sur  les 
bois,  tel  était  le  plan,  simple  et  hardi, 
convenu  à  Touffedelys,  mais  que  l'aspect 
de  la  prison  pouvait  cependant  modifier. 
—  Hure  de  saumon  !  je  le  crois  bien!  — 
fit  en  s'exclamant  le  baron  de  Fierdrap.— 
Je  la  connais,  votre  prison,  mademoiselle! 
J'ai  eu  longtemps  à  Avranches  un  vieux 


L A     I'  R  EMIERE     EXPUDITI  0  N 


145 


compagnon  de  l'armée  de  Condé,  qui  s'ap- 
pelait le  chevalier  de  la  Champagne,  lequel, 
revenu  au  pigeonnier  comme  moi  et  n'ayant 
plus  de  poudre  à  brûler,  s'était  mis  à 
aimer  les  vieilles  pierres,  comme  moi  je 
me  suis  mis  a  aimer  le  poisson.  Eh  bien, 
c'est  à  lui  que  je  dois  ma  connaissance  de 
la  prison  d'Avranches  ;  car  il  m'a  assez 
trimbalé,  le  damné  maniaque  d'antiquaire 
qu'il  était  !  par  les  escaliers  en  colimaçon 
de  cette  forteresse,  pour  que  je  me  la 
rappelle  parfaitement  et  que  les  jambes 
me  chantent  encore  une  chansonnette  en 
pensant  à  la  hauteur  de  ses  deux  tours, 
qui  résisteraient,  Dieu  me  pardonne  !  à  du 
canon. 

—  Oui  !  —  reprit  mademoiselle  de  Percy. 
—  ces  deux  tours  étaient  formidables. 
Reliées  ensemble  par  d'anciens  bâtiments 
faisant  poterne,  elles  étaient  flanquées  de 
constructions,  d'une  date  plus  récente, 
qui.  certes!  n'auraient  pas  résisté  à  une 
attaque  vigoureusement  poussée.  Mais 
avec  les  tours  !  les  massives  tours  qui  les 
épaulaient...  bernicle  !  En  les  examinant, 
les  Douze  comprirent  qu'on  ne  pouvait 
pénétrer  là  dedans  que  par  stratagème... 
Il  fallait  ruser.   Ce  fut  Vinel-Roval-Aunis 


I46         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

qui  fut  chargé  de  la  geôlière  :  car  encore 
un  bonheur,  à  ce  qu'il  semblait,  pour  les 
Douze,  —  il  n'y  avait  pas  de  geôlier.  Seule- 
ment, monsieur  de  Fierdrap,  à  la  guerre,  le 
hasard  est  souvent  un  traitre.  Vous  verre/ 
tout  à  l'heure  que  la  geôlière  de  la  prison 
d'Avranches  pouvait  faire  tête  d'homme 
et  même  plus!  On  la  nommait  la  Hocson. 
C'était  une  femme  de  quarante-cinq  à  cin- 
quante ans.  sur  qui  avaient  couru  dans  le 
temps  des  bruits  dont  on  n'était  pas  sur, 
mais  épouvantables.  On  avait  dit,  entre  le 
haut  et  le  bas,  qu'elle  avait  été  poissarde 
au  faubourg  du  Bourg-l'Abbé,  à  Cacn,  et 
qu'elle  avait  goûté  au  cœur  de  .M.  de  Bel- 
zunce,  quand  les  autres  poissardes  du 
Bourg-l'Abbé  et  de  Yaueelles  avaient, 
après  l'émeute  où  il  fut  massacré,  arraché 
le  cœur  à  ce  jeune  officier  et  l'avaient 
dévoré  tout  chaud...  Etait-ce  vrai,  cela> 
On  en  doutait,  mais  il  para^que  la  figure 
de  la  Hocson  ne  démentait  pas  ces  bruits 
affreux.  Son  mari,  jacobin  violent,  était 
mort  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  de 
geôlier  à  Avranches,  et  elle  lui  avait  suc- 
cédé. Louve  sinistre,  devenue  chienne  de 
garde  de  la  République,  ce  fut  à  Yinel- 
Aunis  qu'il  échut  de  l'apprivoiser...  Cela 


LA     PREMIERE     EXPEDITION'  1 47 

ne  devait  pas  être  facile.  Mais  Vinel-Aunis 
était  Vinel-Aunis  !  Son  surnom  parmi  nous 
était  :  Doute  de  rien  !  et  il  le  portait  comme 
un  panache.  Il  passait  pour  ce  qu'on 
appelle  un  loustic  de  régiment,  mais  il 
était,  par-dessus  le  marché,  un  beau  gar- 
çon bien  découplé,  d'une  tournure  d'offi- 
cier superbe,  et  qui,  pour  l'instant,  faisait 
un  blatier  très  faraud  aux  larges  épaules. 
comptant  sur  trois  choses  qu'il  estimait 
irrésistibles,  même  séparées  :  primo,  par 
Dieu!  ses  avantages  physiques;  secundo, 
une  langue  à  laquelle  il  faisait  tout  dire 
et  comme  de  ma  vie  je  n'en  ai  revu  une 
pareille  à  personne  ;  et  tertio,  une  bonne 
poignée  d'assignats.  C'était  un  gaillard 
toujours  prêt  à  tout.  Il  n'avait  qu'un  mot: 
•<  A  la  guerre  —  disait-il  —  comme  à  la 
«  guerre  !  »  Probablement,  le  morceau 
qu'on  lui  jetait  ne  le  ragoûtait  pas,  mais  il 
sauta  lestement  par-dessus  ses  répugnan- 
ces. Il  eut  l'aplomb  de  se  présenter  à 
cette  geôlière  d'Avranches,  dont  la  phy- 
sionomie était  aussi  atroce  que  la  renom- 
mée, avec  la  fleur  de  fatuité  qu'en  France, 
les  blatiers  peuvent  avoir  comme  les  offi- 
ciers, et  ce  génie  impayable  de  la  Plai- 
santerie, qu'il  avait  développé  dans  Royal- 


1  i"         LE     CHEVALIER     r>  E  S    TOUCHES 

Aunis.  Et  malgré  l'horreur  1res  légitime 

que  devait  lui  inspirer  une  créature  qui 
pouvait  encore  avoir  aux  lèvres  du  sang 
de  Belzunce,  il  débuta  par  s'élancer  sur 
elle  et  par  l'embrasser,  paf!  paf!  paf  !  sur 
les  joues,  à  la  manière  normande,  par  trois 
fois. 

«  —  Et  bonjour,  ma  cousine  !  —  lui  dit- 
il,  à  cette  femme  étonnée,  figée  d'éton- 
nement  et  qui  se  laissa  faire  de  stupé- 
»  faction. —  Comment  vous  portez-vous, 
ma  chère  et  honorable  cousine  >...  Vous 
ne  me  remettez  donc  pas>...  Je  suis 
■  votre  cousin  Trépied  de  Carquebu,  qui 
n'a  pas  voulu  venir  à  votre  foire  d'Avran- 
ches  sans  vous  souhaiter  bien  des  pros- 
pérités et  vous  embrasser  !  » 
«  Il  avait  dit  Trépied,  cet  improvisateur 
au  pied  levé,  parce  qu'elle  avait  un  trépied 
devant  elle,  sur  lequel  elle  récurait,  avec 
une  poignée  de  paille,  un  chaudron! 
«  —  En  fait  de  trépied,  je  ne  connais  que 
cha,  —  fit-elle  avec  colère  en  lui  mon- 
trant celui  de  son  chaudron,  —  et  vous 
mériteriez  bien  que  je  vous  l'envoyasse 
par  la  figure  pour  vous  punir  de  vos 
insolentes  josleries,  méchant  attrapeur  !  » 
«  Mais  Vinel-Aunis  n'était  pas  homme  à 


LA     PREMIÈRE     EXPÉDITION  1 41  ) 

avoir  peur  d'un  trépied  manœuvré  par  la 
main  d'une  vieille  femme,  et  il  prouva 
qu'il  avait  raison  de  croire  à  sa  langue, 
comme  il  disait;  car  il  soutint,  mais  mor- 
dicus, à  la  Hocson,  qu'elle  avait  des 
parents  de  ce  nom  de  Trépied  à  Carquehu 
et  qu'il  était  bel  et  bien  de  ces  Trépied-là. 
Puis  il  enfila  une  longue  histoire  sur  ces 
Trépied  de  Carquebu,  lesquels  lui  avaient 
si  souvent  parlé  de  leur  cousine  d'Avran- 
ches,  avant  son  départ,  à  lui,  pour  l'armée, 
lors  de  la  première  réquisition,  que  depuis 
qu'il  avait  pu  revenir  à  Carquebu  repren- 
dre le  fouet  de  blatier  qu'avait  toute  sa 
vie  fait  claquer  son  père,  il  s'était  promis 
de  profiter  de  la  première  foire  à  Avran- 
ches  pour  venir  saluer  sa  cousine  et  faire 
connaissance  et  amitié  avec  elle.  Et,  par 
ma  foi  !  il  en  dit  tant,  il  eut  l'air  si  sur  de 
ce  qu'il  disait,  il  fut  si  précis  dans  toutes 
les  circonstances,  il  versa  enfin  à  la  Hoc- 
son, restée  le  bec  cloué  et  aplati  devant 
ce  torrent  de  paroles,  une  telle  douche  de 
phrases  sur  la  tête,  qu'en  écoutant  son 
cousin  Trépied  elle  oublia  l'autre,  qu'elle 
laissa  tranquille  sous  son  chaudron,  et 
qu'elle  tomba  assise  sur  un  banc,  persuadée . 
domptée,  confondue.  Elle  était  si  cbmplè- 


1^0  LE     CHEVALIER     DES     TOUCHES 

tement  hébétée,  qu'elle  finit  même  par 
inviter  ce  cousin,  qui  lui  tombait  de  Car- 
quebu,  à  boire  une  chopine  et  à  manger 
du  cornuei  de  la  foire,  et  Vinel-Royal-Aunis 
s'attabla.  Il  se  crut  maître  de  la  place. 
Il  crut  qu'il  tenait  son  Des  Touches  ! 
.Mais...  il  se  trompait. 

«  Il  continuait  cependant  d'aller  de  cette 
langue  infatigable.  Il  but  une  chopine. 
puis  un  pot,  puis  un  autre  pot,  et  voyant 
que  la  Hocson  buvait  comme  lui,  aussi 
ferme  que  lui,  devenant  plus  sombre  seu- 
lement à  mesure  qu'elle  buvait,  mais  res- 
tant froide  sous  ces  libations  sans  vertu, 
il  voulut  faire  à  sa  cousine,  l'aimable  bla- 
tier,  la  politesse  de  l'eau-de-vie,  et  il  en 
envoya  chercher  au  cabaret  voisin  par 
une  petite  fille  que  la  Hocson  appelait  : 
«  la  petiote  à  son  fils  ».  Mais  cette  femme, 
cette  Hocson,  nous  dit-il  plus  tard  à  Touf- 
fedelys,  était  plus  difficile  à  mettre  à  feu 
que  la  prison  d'Avranches,  qui  y  était  trois 
heures  après.  C'est  que  cette  femme, 
monsieur  de  Fierdrap,  avait  dans  le  cœur 
ce  qui  empêche  l'ivresse,  —  l'ivresse  qui, 
dit-on  (ceux  qui  boivent),  est  un  oubli, 
une  illusion,  une  autre  vie  dans  la  vîe. 
Elle  avait  un  souvenir  dans  le   cœur  plus 


LA     PREMIERE     EXPEDITION  î  S I 

fort  que  l'ivresse,  qui  glaçait  l'ivresse  et 
que  l'ivresse  ne  noyait  pas.  Et  ce  n'était 
pas.  non  !  le  souvenir  du  sang  de  Bel- 
zunce,  si  réellement,  comme  on  le  disait. 
elle  y  avait  goûté,  mais  un  souvenir  à 
tuer  celui-là.  à  l'empêcher  de  penser  même 
à  ce  crime,  si  elle  l'avait  commis,  et  d'en 
effacer  le  remords.  C'était,  enfin,  dans  le 
fond  de  son  cœur  une  plaie  si  large,  que 
toute  la  mer  changée  en  eau-de-vie  pour 
la  faire  boire  à  cette  femme,  dont  l'âme 
entière  n'était  plus  qu'un  trou  de  bles- 
sure, y  aurait  passé  comme  dans  un  crible, 
sans  rien  engourdir  et  sans  rien  fermer  !  •• 

La  pléthorique  mademoiselle  de  Percy, 
que  son  histoire  oppressait,  s'arrêta  une 
minute  pour  reprendre  haleine  ;  mais 
l'abbé  et  le  baron,  pris  par  l'histoire,  res- 
tèrent silencieux.  Ils  ne  plaisantaient 
plus. 

«  Et  si  je  vous  parle  ainsi  de  cette  femme, 
monsieur  de  Fierdrap,  —  reprit  mademoi- 
selle de  Percy,  —  si  je  m'arrête  un  instant 
sur  cette  créature,  qui  était  peut-être  une 
scélérate,  mais  qui,  ce  jour-là,  eut  aussi, 
comme  les  Douze,  sa  grandeur,  c'est  que 
cette  femme  fut  la  cause  unique  du  malheur 
des    Douze  dans   cette   première   expédi- 


\^2  1   I      CHEVALIER     DES     TOUl    «ES 

tion.  Sans  elle,  et  sans  elle   seule,   notez 

bien  ce  mot-là  !  pas  le  moindre  doute 
que  les  Douze,  qui  mirent  si  effroya- 
blement Avranches  sens  dessus  des- 
sous, dans  ce  jour  dont  on  se  souviendra 
longtemps,  n'eussent  repris  le  chevalier 
Des  Touches.  Pour  moi,  je  le  pense,  ils 
auraient  réussi.  .Mais  elle  leur  opposa  une 
volonté  aussi  forte  que  ces  murailles  de- 
là prison  qui  étaient  des  blocs  de  granit. 
Vinel-Aunis  avait  essayé  de  l'enivrer;  il 
essaya  de  la  corrompre.  Il  s'y  prit  avec 
elle  comme  on  s'y  prend  avec  tous  les 
geôliers  de  la  terre  depuis  qu'il  y  a  des 
geôliers.  .Mais  il  trouva  une  àme  imprena- 
ble parce  qu'elle  était  gardée  par  la  haine, 
et  la  plus  implacable  et  la  plus  indestruc- 
tible des  haines:  celle  qui  est  faite  avec 
de  l'amour!  La  Hocson  avait  eu  son  lils 
tué  par  les  Chouans;  non  pas  tué  au  com- 
bat, mais  après  le  combat,  comme  on  tue 
souvent  dans  les  guerres  civiles,  en  ajou- 
tant à  la  mort  des  recherches  de  cruauté 
qui  sont  des  vengeances  ou  des  repré- 
sailles. Tombé  dans  une  embuscade,  après 
une  chaude  affaire  où  les  Bleus  avaient 
couché  par  terre  beaucoup  de  Chouans, 
car  ils  avaient  avec  eux  une  pièce  de  canon. 


LA     PREMIERE     EXPEDITION  I53 

ce  jeune  homme  avait  été  enterré  vivant, 
lui  vingt-quatrième,  jusqu'à  cet  endroit  du 
cou  qu'on  appelait,  dans  ce  temps-là,  la 
place  du  collier  de  la  guillotine.  Quand 
ils  virent  ces  vingt-quatre  têtes,  sortant 
du  sol,  emmanchées  de  leurs  cous  et  se 
dressant  comme  des  quilles  vivantes,  les 
Chouans  eurent  l'idée  horrible  de  faire 
une  partie  de  ces  quilles-là  avant  de  quit- 
ter le  champ  de  bataille,  et  de  les  abattre 
à  coups  de  boulet!  Lancé  par  leurs  mains 
frénétiques,  le  boulet,  à  chaque  heurt 
contre  ces  visages  qui  criaient  quartier, 
les  fracassait  en  détail...  et  se  rougissait 
de  leur  sang  pour  revenir  les  en  tacher 
encore.  C'est  ainsi  que  le  fils  Hocson  avait 
péri.  Sa  mère,  qui  avait  su  cette  mort, 
avait  à  peine  pleuré...  Mais  elle  voyait 
toujours  cette  quille  sanglante...  et  elle 
nourrissait  pour  les  Chouans  une  haine 
contre  laquelle  tout  devait  se  briser...  et 
Vinel-Aunis  s'y  brisa. 

«  —  Ah  !  —  lui  dit-elle,  —  tu  m'as  donc 
gouaillée  !  Tu  n'es  qu'un.  Chouan,  et  tu 
viens  pour  le  prisonnier.  Oh  !  je  n'ai  pas 
peur  que  tu  me  tues,  —  il  avait  pris  un 
pistolet  sous  sa  vareuse.—  Il  y  a  long- 
temps que  je  désire  la  mort  !  Petiote  !  — 


1^1         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

«  cria-t-elle,  —  va  vite  au  corps  de  garde 
■•  me  chercher  les  Bleus  !  » 

..  —  Je  l'aurais  bien  tuée,  —  nous  dit 
••  Vinel-Aunis,  —  mais  je  ne  savais  pas 
«  même  dans  laquelle  des  tours  était  Des 
••  Touches.  Cela  aurait  fait  du  bruit.  J'au- 
■  rais  perdu  du  temps.  » 

«  Et  il  jeta  un  escabeau,  qui  se  trouvait 
là,  dans  les  jambes  de-  la  petite,  pour 
l'empêcher  de  sortir  en  la  faisant  tom- 
ber. 

«  Mais  le  temps  de  son  mouvement  avait 
suffi  à  la  Hocson  pour  s'échapper,  par  un 
couloir  noir  comme  de  l'encre  où  Vinel- 
Aunis  se  perdit  pendant  qu'il  l'entendait 
grimper  quatre  à  quatre  l'escalier  d'une 
des  tours,  ouvrir  la  porte  de  la  prison 
et  s'y  enfermer  à  la  clef  avec  le  prison- 
nier. 

—  Diable  !  —  fit  M.  de  Fierdrap. 

—  Peste  !  —  dit  l'abbé. 

—  Or,  pendant  que  tout  ceci  se  passait  à 
la  prison,  —  continua  la  vieille  amazone, 
qui  ne  prit  pas  garde  aux  deux  exclama- 
tions, —  l'aiguille  du  cadran  qui  surmon- 
tait la  façade  de  la  Maison  Commune,  sise 
au  fond  de  la  place  du  Marché,  arrivait  au 
chiffre  de  l'heure  marquée  par  les  Douze 


LA     PREMIERE     EXPEDITION 


'55 


pour  agir.  Incapables,  quoi  qu'il  advint, 
d'hésiter  une  minute  quand  une  résolution 
était  prise  : 

«  —  C'est  à  nous  de  commencer  la 
'  danse  !»  —  dit  gaiement  Juste  Le  Breton 
à  La  Varesnerie. 

«  Et  ils  entrèrent  tous  deux  sous  une 
des  tentes  de  la  foire  où  il  y  avait  le  plus 
de  monde  et  où  l'on  buvait.  Ils  y  entrèrent 
nonchalamment,  mais  ils  avaient  leurs 
bâtons  gaufrés  à  la  main.  Autour  d'eux, 
on  n'avait  nulle  défiance.  Le  monde  qui 
était  là  resta,  les  uns  assis,  les  autres 
debout,  quand  Juste  Le  Breton,  s'appro- 
chant  de  la  grande  table  de  ceux  qui 
buvaient,  coucha  délicatement  son  bâton 
sur  une  rangée  de  verres  pleins  jusqu'aux 
bords,  et  dit,  de  sa  voix  qu'il  avait  très 
claire  : 

••  —  Personne  ne  boira  ici  que  nous 
"  n'ayons  bu  !  » 

••  Tout  le  monde  se  retourna  à  cette 
voix  mordante,  et  les  deux  blatiers  devin- 
rent le  point  de  mire  de  mille  regards  où 
l'étonnement  annonçait  une  colère  qui 
n'était  pas  loin. 

Es-tu  fou,  blatier>  —  dit  un  paysan. 
Ote-moi  ton  bâton  de  delà  !  et  earde- 


KO    LE  CHEVALIER  PIS  TOUCHES 

«  le  pour  défendre  tes  oreilles!  »  Et,  pre- 
nant par  le  bout  le  bâton  que  Juste  avait 
couché  sur  la  rangée  de  verres,  mais  qu'il 
tenait  toujours  par  la  poignée,  il   l'écarta. 

«  C'était  là  l'insulte  que  Juste  cherchait. 
Il  ne  dit  mot,  il  resta  tranquille  comme 
Baptiste;  mais  il  releva  subitement  son 
bâton  à  bras  tendu  par-dessus  sa  tête,  et. 
de  cette  main  qu'il  avait  aussi  adroite  que 
vigoureuse,  il  l'abattit  sur  toute  cette 
ligne  de  verres  pleins,  en  file,  qu'il  cassa 
d'un  seul  coup,  et  dont  les  morceaux  volè- 
rent de  tous  les  côtés  de  la  tente.  Ce  fut 
le  signal  du  branle-bas.  Tout  le  monde  fut 
debout,  criant,  menaçant,  mêlé  déjà,  les 
pieds  dans  le  cidre,  qui  coulait,  en  atten- 
dant le  sang.  Les  femmes  poussaient  ces 
cris  aigus  qui  enivrent  de  colère  les  hom- 
mes et  leur  prennent  sur  les  nerfs  comme 
des  fifres...  Elles  voulaient  fuir  et  ne  pou- 
vaient, dans  cette  masse  impossible  à 
percer,  et  qui  se  ruait  sur  les  deux  blaticrs 
pour  les  étouffer. 

«  —  Vous  avez  eu  l'honneur  du  premier 
«  coup  d'archet,  monsieur,  —  dit  à  Juste 
«  Le  Breton  M.  de  La  Varesnerie,  avec 
«  cette  élégante  politesse  qui  ne  le  quitta 
«  jamais.  -     mais  si   nous  voulons  exécu- 


*V 


...  Les  Chouans  eurent 
i' Idée  horrible  de  la  1  re 
une  parlie  de  ces  quilles- 


!v"'         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

«  ter  tout  le  morceau,  il  faut  que  nous 
»  tâchions  de  sortir  de  cette  tente,  où 
••  nous  n'avons  pas  assez  d'espace  pour 
«  faire  seulement,  avec  nos  bâtons,  un 
■  moulinet.  » 

«  Et  de  leurs  épaules,  de  leurs  têtes  et 
de  leurs  poitrines,  ils  essayèrent  de  trouer 
cette  foule,  compacte  à  crever  les  toiles 
de  la  tente,  où  ce  qui  venait  de  se  passer 
faisait  accourir  du  monde  encore.  Mais, 
cette  marée  d'hommes  montant  toujours, 
ils  poussèrent  alors,  pour  qu'on  vint  les 
dégager  du  dehors,  le  cri  que  leurs  amis, 
autour  de  la  tente,  attendaient  comme 
un  commandement  : 

«  —  A  nous,  les  blatiers  !  » 

■<  Ce  dut  être  un  curieux  spectacle  !  Les 
blatiers  répondirent  à  ce  cri  par  le  claque- 
ment de  leurs  fouets  terribles,  et  ils  se 
mirent  à  sabrer  cette  foule  avec  ces  fouets 
qui  coupaient  les  figures  tout  aussi  bien 
que  des  damas.  Ce  fut  une  vraie  charge, 
et  ce  fut  aussi  une  bataille  !  Tous  les  pieds 
de  frêne  furent  en  l'air  sur  une  surface 
immense,  la  foire  s'interrompit,  et  jamais, 
dans  nulle  batterie  de  sarrasin,  les  fléaux 
ne  tombèrent  sur  le  grain  comme,  ce  jour- 
là.  les  bâtons  sur  les  tètes.  Dans  ce  temps- 


LA     PREMIÈRE     EXPEDITION  I  ^Q 

là,  la  politique  était  à  fleur  de  peau  de 
tout.  Le  moindre  coup  faisait  jaillir  du 
sang  dont  on  reconnaissait  la  couleur,  à 
la  première  goutte.  Le  cri  :  ••  Ce  sont  les 
••  Chouans  !  ■  partit  de  vingt  côtés  à  la  fois. 
A  ce  cri,  la  générale  battit.  Cette  générale, 
que  nous  n'avions  pas  entendue  du  haut 
de  la  tourelle  de  Touffedelys,  couvrit 
Avranches  et  le  souleva.  Le  bataillon  des 
Bleus  voulut  passer  à  la  baïonnette  à  tra- 
vers cette  masse  qui  roulait  dans  le  champ 
de  foire  comme  une  mer,  mais  impossible  ! 
Il  aurait  fallu  percer  un  passage  dans  cette 
foule  d'hommes,  d'enfants  et  de  femmes 
qui  s'agitaient  là,  et  qui,  à  eux  seuls,  de 
leur  pression  et  de  leur  poids,  pouvaient 
écraser  cette  poignée  de  Chouans.  Les 
Douze,  ou  plutôt  les  Onze,  car  Vinel- 
Royal-Aunis  était  à  la  prison,  les  Onze, 
qui  semblaient  un  tourbillon  qui  tourne 
au  centre  de  cette  mer  humaine  dont  ils 
recevaient  la  houle  au  visage,  les  Onze, 
ramassés  sous  leurs  fouets  et  sous  le  mou- 
linet de  leurs  bâtons,  avaient  bien  calculé. 
Us  abattaient  autour  d'eux  ceux  qui  les 
poussaient,  et  qui  leur  rendaient  coup 
pour  coup... 

••  Partout  ailleurs,   ce  n'était,   dans   ce 


I  (V)         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

champ  de  foire,  qu'un  désordre  sans  nom, 
un  ètouffement,  l'ondulation  immense 
d'une  foule  au  sein  de  laquelle,  affole  par- 
les cris,  par  le  son  du  tambour,  par  l'odeur 
du  combat  qui  commençait  à  s'élever  de 
cette  plaine  de  colère,  quelque  cheval 
cabré  montrait  les  fers  de  ses  pieds  par- 
dessus les  têtes,  et  où,  çà  et  là,  des  trou- 
pes de  bœufs  épeurês  se  tassaient,  en 
beuglant,  jusqu'à  monter  les  uns  sur  les 
autres,  l'échiné  vibrante,  la  croupe  levée, 
la  queue  roide,  comme  si  la  mouche  piquait. 
Mais  à  l'endroit  où  les  Onze  tapaient,  cela 
n'ondulait  plus.  Cela  se  creusait.  Le  sang 
jaillissait  et  faisait  fumée  comme  fait  l'eau 
sous  la  roue  du  moulin  !  Là  on  ne  marchait 
plus  que  sur  des  corps  tombés,  comme  sur 
de  l'herbe,  et  la  sensation  de  piler  ces  corps 
sous  leurs  pieds  leur  donna,  à  tous  les 
Onze,  la  même  pensée;  car,  tout  en  tapant, 
ils  se  mirent  tous  les  Onze  à  chanter 
gaiement  la  vieille  ronde  normande  : 

Pilovs,  pilons,  pilotis  l'herbe  ; 
L'herbe  piUe  reviendra  ! 

••  Mais  elle  n'est  pas  revenue  !  A  Avran- 
ches,  on  vous  montrera,  si  vous  voulez,  à 
cette  heure  encore,  la  place  où  ces   rudes 


...    Lt    i.U.    ÇJ    et    là,   -ir-3 

troupes  de  t»/-uf- 
se  lassaient.. 


[6a     LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

chanteurs  combattirent.  L'herbe  n'a  jamais 
repoussé  à  cette  place.  Le  sang  qui,  là, 
trempa  la  terre,  était  sans  doute  assez 
brûlant  pour  la  dessécher. 

••  Ils  y  tinrent  à  peu  près  deux  heures... 
mais  Cantilly  avait  le  bras  cassé,  La  Vares- 
ncrie  la  tête  ouverte,  Beaumont  les  clavi- 
cules rompues,  presque  tous  les  autres 
blessés,  plus  ou  moins,  mais  tous  debout 
encore  dans  leurs  vareuses,  qui  n'étaient 
plus  blanches  comme  le  matin,  et  qu'une 
rosée  de  sang  poudrait  maintenant  à  la 
place  de  fleur  de  farine.  Tout  à  coup. 
M.  Jjcjiws  tomba,  au  cri  de  joie  de  ces 
paysans  électrisés,  qui  crurent  avoir  abattu 
un  de  ces  blatiers  du  diable,  solides  comme 
des  piliers  que  l'on  pouvait  battre  comme 
plâtre,  mais  qu'on  ne  pouvait  renverser. 
M.  Jacques  n'était  pas  même  blessé.  Tout 
en  combattant,  il  avait  vu,  à  la  hauteur 
du  soleil  qui  commençait  à  baisser  et  à 
prendre  la  place  en  écharpe,  qu'il  était 
l'heure  d'aller  à  Des  Touches  et  de  rejoin- 
dre Vinel-Aunis...  Aussi,  avec  la  souplesse 
du  chat  sauvage,  se  glissa-t-ilen  rampant 
à  travers  les  jambes  de  ces  hommes,  qui 
ne  faisaient  guère  attention  dans  ce  mo- 
ment-là qu'au  jeu  terrible  de  leurs  mains,  et, 


LA     PREMIÈRE      EXPÉDITION  163 

comme  un  plongeur  qui  disparait  à  un 
endroit  de  l'eau  pour  ailleurs  reparaître, 
il  se  retrouva  assez  loin  de  l'espace  où 
l'on  se  battait  et  dans  une  tourbe,  à  cet 
endroit-là,  moins  ardente  qu'épouvantée. 
Comment  passa-t-il  ?  Il  avait  jeté  son  grand 
chapeau  à  couverture  à  cuve  qui  l'aurait 
gêné  ;  mais  comment  ne  fut-il  pas  reconnu 
à  sa  vareuse  sanglante,  tué,  mis  en  piè- 
ces ?  Lui-même  n'a  jamais  su  le  dire.  Il  ne 
le  savait  pas,  et  cela  doit  paraître  incroya- 
ble. Mais  vous  avez  fait  la  guerre,  baron, 
et  à  la  guerre,  ce  qui  est  incroyable  arrive 
tous  les  jours.  Fascination  de  la  terreur  ! 
Quand  il  se  releva,  dans  cette  foule  qu'il 
avait  traversée  en  s'aplatissant,  on  se  mit 
à  fuir  devant  cet  homme  qui  lui-même 
semblait  fuir,  et,  dans  le  pêle-mêle  de  la 
place,  il  put  parvenir  à  la  prison  où  Vinel- 
Royal-Aunis  avait  dû  préparer  la  délivrance 
de  Des  Touches.  Mais  à  la  prison,  au  pied 
de  la  prison,  il  trouva...  les  Bleus. 

•  Oui  c'étaient  les  Bleus  ! 

«  Voyant  qu'ils  ne  pouvaient  ni  s'avan- 
cer ni  manœuvrer  dans  ce  champ  de  foire, 
pleine  à  regorger,  et  où  d'ailleurs  les 
paysans  de  l'Avranchin  les  remplaçaient 
et  ne  faisaient  pas  mal  leur  besogne,   les 


I(\l         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

Bleus,  au  premier  cri  :  «  Ce  sont  les 
«  Chouans  !  »  s'étaient  portés  au  pas  de 
charge  sur  la  prison  ;  car  officiers  et 
soldats  maintenant  ne  doutaient  plus  que 
la  bataille  qui  se  donnait  au  fond  de  la 
place  n'appuyât  une  tentative  sur  Des 
Touches.  Or,  à  la  prison,  si  vous  n'en 
avez  pas  oublié  la  construction,  monsieur 
de  Fierdrap,  les  Bleus  avaient  trouvé  la 
lourde  porte  de  l'espèce  de  bâtiment 
moderne  qu'occupait  la  Hocson  très  forte- 
ment barricadée,  et  comme  la  petite  fdle,  à 
qui  Vinel-Aunis  avait  jeté  l'escabeau  dans 
les  jambes  pour  la  faire  tomber,  à  moitié 
évanouie  de  peur,  ne  soufflait  mot  sous  la 
bouche  du  pistolet  de  Vinel,  et  que  tout 
paraissait,  à  l'intérieur,  silencieux  et  tran- 
quille, ils  crurent  naturellement  que  la 
Hocson,  dont  ils  connaissaient  l'énergie, 
avait  pris  ses  précautions  de  défense  au 
premier  bruit  de  tumulte  populaire  et  de 
Chouannerie.  Et,  sûrs  qu'elle  tenait  son 
prisonnier,  ils  se  réservèrent  pour  le  cas 
d'attaque  ou  de  sortie,  si  quelques  Chouan  s 
avaient  été  assez  hardis  pour  se  glisser 
dans  la  prison  qui  devait  être  pour  eux 
une  souricière,  et  ils  se  déployèrent  paral- 
lèlement â  cette    longue   muraille,  où  les 


LA     PREMIÈRE     EXPÉDITION  [65 

chevaux  amenés  pour  être  vendus  à  la 
foire  étaient  rangés  et  attachés  aux 
anneaux  de  fer  dont  je  vous  ai  déjà  parlé. 
Ils  furent  seulement  obligés  de  se  déployer 
assez  loin  de  ces  chevaux,  qui  répondaient 
à  la  tempête  de  cris  et  de  mugissements 
de  la  place  par  des  hennissements  de 
colère  et  des  ruades  furieuses,  et  ils 
s'étaient  établis  prudemment  hors  de  la 
portée  de  cette  effrayante  ligne  de  pieds 
ferrés,  toujours  en  l'air  comme  des  pro- 
jectiles, et  qui  leur  auraient  cassé  les 
reins.  M.  Jacques  avait  vu  tout  cela.  C'était 
un  homme,  après  tout,  que  ce  mélancoli- 
que !  Le  jour  baissait.  Il  attendit,  caché 
par  la  multitude,  qu'il  fût  tombé  un  peu 
d'ombre...  Les  fouets  claquaient  toujours 
au  fond  de  la  place.  Il  prit  son  temps,  et 
il  eut  le  sang-froid  et  l'audace  de  faire, 
sous  le  ventre  de  ces  chevaux  frémissants 
et  devenus  presque  sauvages,  ce  qu'il 
avait  fait  sous  les  pieds  des  hommes  dans 
la  foule.  Il  se  coula  entre  la  muraille  et  les 
Bleus.  Il  ne  pouvait  pas  douter,  lui,  que 
Vinel-Aunis  ne  fût  dans  la  prison...  La 
porte  barricadée  le  lui  prouvait.  C'était 
Vinel-Aunis  qui,  à  tout  événement,  l'avait 
barricadée...  Aux  approches  de  la  nuit,  la 


l66         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

multitude,  qui  s'étouffait,  sans  voir,  sur  le 
champ  de  foire,  comprit  enfin  qu'il  fallait 
s'écouler  par  les  rues  ;  mais  son  courant 
y  rencontrait  un  contre-courant  contre 
lequel  elle  se  heurtait,  et  partout  c'étaient 
des  congestions  et  des  rebondissements 
de  foule  nouvelle.  On  entendait  dans  la 
nuit  la  générale  battant  sur  tous  les  points 
d'Avranches,  entrecoupée  du  cri  bref  : 
■  Aux  armes  !  »  La  garde  nationale,  la 
gendarmerie,  avaient  voulu,  comme  les 
Bleus,  pénétrer  jusqu'à  l'endroit  où  l'on 
s'égorgeait,  mais,  comme  les  Bleus,  elles 
avaient  trouvé  l'invincible  résistance  de 
ce  monde  aggloméré,  pressé  et  trop  épais 
pour  qu'on  pût  s'y  faire  un  passage...  à 
moins  de  tout  massacrer.  Cette  circon- 
stance, que  les  Douze  avaient  prévue  et 
calculée  et  qui  les  avait  protégés  jus- 
que-là contre  la  baïonnette  et  la  fusillade. 
allait  cependant  se  retourner  contre  eux. 
Pris  dans  ces  cercles  redoublés  d'une 
foule  qu'ils  échancraient  à  coups  de  fouet 
et  de  bâton,  qu'ils  élargissaient,  mais 
qu'ils  ne  brisaient  pas  comme  on  brise  un 
cuvier  dont  on  abattrait  les  douvelles,  ils 
ne  pouvaient  ni  faire  retraite,  ni  s'égail- 
ler. Et.  c'était  la  l'anxiété   de  .V.  Jacques. 


LA     PREMIÈRE     EXPÉDITION  IÔ7 

Tapi  à  terre  sous  la  poterne,  il  grimpa 
dans  les  vieux  lierres  qui  couvraient  les 
murs  de  la  prison  jusqu'à  un  trou  grillé, 
par  lequel  il  envoya,  en  le  modulant  basse- 
ment, son  cri  de  chouette,  pour  avertir 
Yinel-Aunis.  qui  l'entendit  et  doucement 
débarricada  la  porte. 

«  —  Et  Des  Touches  >  •■  lui  fit  M.  Jacques. 
Mais  Vinel-Royal-Aunis  donna  à  M.  Jac- 
ques le  froid  de  la  défaite,  en  lui  racon- 
tant comment  la  geôlière  lui  avait  échappé 
et  comment  elle  avait  eu  la  hardiesse  de 
s*enfcrmer  sous  clef,  tête-à-téte  avec  le 
prisonnier,  dans  la  tour. 

«  —  Des  Touches,    sans  ses  fers,     la 

romprait    sur    son  genou   comme    une 

baguette  !    —  ajouta    Royal-Aunis,   — 

mais  il  est  enchainé...  On  n'entend  rien 

à   travers   cette   sacrée   porte,  —  et  la 

Hocson  est,  par  Dieu  !  bien  femme  à  le 

tuer,  à  coups  de  couteau. 

-   —  Nous   le   saurons  demain  !  — -  dit 

«  M.  Jacques,  avec  la  rapidité  de  décision 

•■  de  l'homme  de  guerre  qu'il  avait,  ce  beau 

-  ténébreux,  malgré  sa  langueur.—  Mais, 

••  ce  soir,  il  faut  sauver  ceux  qui  se  bat- 

«  tent  là-bas...  Il  faut  les  dégager  et  faire 

■■  retourner  la  tête  à  cette  foule,  et  il  n'y 


IÔ8         LE    CHEVALIER    DES    T0UCII1  S 

«  a  qu'un  moyen...  Mettons   le  feu  à  la 
••  prison  !  » 

—  Bravo!  —  dit  M.  de  Fierdrap,  avec 
l'enthousiasme  du  connaisseur.—  Militai- 
rement, le  moyen  était  bon,  mais,  ventre 
de  carpe!  ça  ne  devait  pas  être  chose 
facile  que  de  mettre  le  feu  à  la  prison 
d'Avranches,  une  geôle  de  granit  humide, 
à  peu  près  inflammable  comme  le  fond 
d'un  puits  ! 

—  Aussi,  ce  qui  brûla,  baron,  —  reprit 
mademoiselle  de  Percy,  —  fut  le  grand 
bâtiment  de  date  plus  moderne  qui  reliait 
les  tours,  et  dans  lequel  habitait  la  geô- 
lière. Il  y  avait  dans  le  haut  de  ce  bâti- 
ment un  immense  grenier  à  foin  pour  la 
gendarmerie  de  la  ville,  et  c'est  là  que 
M.  Jacques  et  Vinel-Aunis  mirent  intrépide- 
ment le  feu,  avec  deux  coups  de  pistolet. 
En  un  clin  d'œil,  parle  temps  sec  et  chaud 
qu'il  faisait,  la  flamme  s'élança  de  cet 
amas  de  foin,  et,  sortant  avec  une  brus- 
querie convulsive  du  toit  dont  elle  lit 
voler  en  éclats  les  ardoises,  tant  elle  était 
intense  !  elle  embrasa  instantanément  les 
épais  tapis  de  lierre  séculaire  qui  enve- 
loppaient les  tours,  et  elle  les  couvrit 
d'une  robe  de  feu.  Ces  deux  tours   devin- 


LA     PREMIÈRE     EXPÉDITION  l60, 

rent  tout  à  coup  deux  monstrueux  flam- 
beaux-colosses,  qui  éclairèrent  la   place 

de  l'un  à  l'autre  bout  et  tirent,  comme 
l'avait  dit  M.  Jacques,  retourner  les  mille 
tètes  de  la  foule.  A  cette  lueur  soudaine, 
un  frisson  de  terreur  immense  passa  élec- 
triquement sur  ces  mille  têtes  comme  un 
sillon  de  foudre,  malgré  la  colère  du  com- 
bat :  car  il  ne  s'agissait  plus  d'une  poignée 
de  Chouans  à  réduire,  mais  d'Avranches, 
d'Avranehes  qui  pouvait  brûler  tout 
entier  !  La  prison,  en  effet,  touchait  aux 
premières  maisons  de  la  vieille  ville,  qui 
n'étaient  pas  de  granit,  elles  !  et  qui  au- 
raient pris  comme  de  l'amadou.  Des  fentes, 
comme  il  s'en  entr'ouvre  dans  des  murs 
qui  vont  crouler,  se  firent  subitement  en 
ce  gros  d'hommes  amoncelés,  et,  chose 
horrible  !  les  bœufs  qui  étaient  tassés  et 
avaient  jusque-là  été  contenus  par  la  den- 
sité de  la  foule  sur  la  place,  les  bœufs, 
enragés  par  cette  violence  écarlate  de  l'in- 
cendie qui  leur  donnait  dans  les  yeux,  se 
mirent  à  fuir  par  ces  fentes  qu'ils  agran- 
dirent, écrasant  des  pieds  et  des  cornes 
tout  ce  qui  leur  était  obstacle.  Ce  fut  là 
une  autre  tuerie,  pire  que  celle  des  Onze, 
qui  continuaient  imperturbablement  leur 


17')         LE    CHEVALIER    DES 

massacre  a  l'extrémité  du  champ  de  foire. 
et  que  cette  intervention  inattendue  de 
l'incendie  allait  sauver  :  car  ils  n'en  pou- 
vaient plus...  Leurs  fouets  claquaient  tou- 
jours, mais  le  claquement  de  ces  fouets 
était  moins  sonore.  Il  devenait  de  plus  en 
plus  mat  à  chaque  coup  frappé  dans  cet 
amas  de  chairs  sanglantes  qui  faisait  boue 
autour  d'eux,  et  qu'ils  envoyaient  a  la 
figure  de  leurs  ennemis  en  éclaboussures. 

«  —  Sabre-tout.  —  fit  Saint-Germain  à 
«  Lampion,  en  l'appelant  par  son  nom  de 
"  guerre,  —  assez  sabré  pour  aujour- 
.  d'hui!  - 

«   Et.  gai  comme  pinson,  il  ajouta  : 

«  —  Nous  étions  frits  sans  l'incendie, 
■  mais  voilà  qui  va  nous  dégager.  Dans 
«  cinq  minutes,  ils  y  seront  tous. 

«  —  Faisons-nous  dos  à  dos,  messieurs. 
«  —  dit  La  Yaresnerie,  —  et  sortons  de 
«  cette  place.  Une  fois  dans  les  rues  nous 
■•  chouannerons.  Les  rues  d'Avranches 
•-  vont  valoir  le  buisson,  cette  nuit.  » 

•<  Et  ils  exécutèrent  leur  manœuvre  de 
dos  à  dos,  couverts  de  ces  fouets  et  de 
ces  bâtons  qu'ils  maniaient  en  maîtres.  Et, 
marchant  au  pas.  ils  s'avancèrent  à  travers 
cette  foule  qui   se   dépaississait.   distraite 


LA     PREMIERE      EXPEDITION'  I  7  I 

par  le  feu,  culbutée  et  broyée  par  les 
bœufs  qui  couraient  ça  et  là  comme  une 
tempête  fauve,  et  c'est  ainsi  qu'ils  purent 
enfin  quitter,  sans  avoir  perdu  un  seul 
homme,  cette  place  où,  depuis  trois  heu- 
res, ils  avaient  du  sang  jusqu'au  jarret,  et 
ou.  comme  nous  le  dit  Le  Planquais  quel- 
ques jours  plus  tard  :  «  ils  avaient  battu 
«  le  beurre,  à  pleine  baratte,  comme  on 
«  sait  le  battre  dans  le  Cotentin  !  - 

—  Sais-tu  bien  que  c'est  aussi  beau 
que  Fontenoy,  cela,  Fierdrap  >...  —  fit 
l'abbé,  profondément  pensif,  pendant  que 
sa  bouillante  sœur,  dont  la  tête  devait 
fumer  sous  son  baril  violet  et  orange, 
respirait. 

—  C'est  même  plus  beau  !  —  dit  le 
baron.  —  Leur  petit  carré  n'a  pas  été 
enfoncé,  à  eux,  à  ces  Onze  !  Et  ce  sont 
eux.  au  contraire,  qui  ont  enfonce  le  grand 
carré  des  paysans  qui  les  tenaient  de 
tête,  de  queue  et  des  deux  flancs,  et  qui 
l'ont  enfoncé  avec  de  simples  fouets  pour 
toutes  pièces  de  canon.  Le  diable  m'em- 
porte!  c'est  plus  beau.  •■ 

L'héroïne  de  la  Chouannerie  s'associait 
tellement  à  ses  compagnons  d'armes, 
même    pour  les   batailles   où    elle    n'était 


1  72         1  E    I    n  E  V  \  1  1  E  R     DES    Ter.    HES 

pas,  qu'elle  sourit  aimablement  au  vieux 
uhlan  pour  le  remercier  de  son  opinion, 
et  elle  reprit  : 

«  Une  fuis  dans  les  rues,  ils  essuyèrent 
bien  quelques  coups  de  fusil  épars...  Mais 
la  lune  n'était  pas  encore  levée,  et.  d'ail- 
leurs, elle  l'aurait  été.  que  la  fumée  rou- 
geâtre  de  l'incendie  qui  se  mit  à  couvrir 
la  ville  comme  d'un  dais  sombre,  en  eût 
intercepté  la  lumière.  Il  faisait  noir 
dans  ces  rues  étroites,  qui  n'avaient  pas 
alors  de  réverbères  comme  aujourd'hui. 
Ils  sentirent  bien  siffler  quelques  balles 
qui  rebondissaient  contre  les  angles  des 
pignons,  mais  ce  fut  tout,  et  ils  purent, 
sans  nouveau  combat,  sortir  des  faubourgs 
de  la  ville,  alors  tout  entière  à  l'incen- 
die, et  se  rallier,  comme  d'avance  ils  en 
étaient  convenus,  sous  l'arche  d'un  vieux 
pont  qui  n'avait  plus  que  cette  arche,  et 
qu'on  appelait  le  Pont-au-Prêtre  (peut- 
être  à  cause  de  la  couleur  de  ses  pierres. 
qui  étaient  noires).  Il  coulait  sous  cette 
arche  solitaire  un  filet  de  rivière  profon- 
dément encaissée,  et  ce  fut  là  qu'ils  se 
comptèrent...  Or,  comme  ils  ne  savaient 
rien  du  sort  de  Des  Touches  et  qu'ils 
avaient  sur    le   cœur   le  poids  affreux   de 


LA     PREMIERE     EX  P  EDITION  ]~T, 

l'absence  des  amis  qui  manquent  à  l'appel, 
ils  résolurent  de  rentrer  à  Avranches,  et 
ils  y  rentrèrent.  Ils  laissèrent  sous  l'arche 
du  Pont-au-Prêtre  leurs  vareuses  san- 
glantes qui  les  auraient  trahis,  et  comme 
des  ouvriers  des  faubourgs  de  la  ville  qui 
auraient  couru  au  feu  en  toute  hâte  et  en 
manches  de  chemise,  ils  y  allèrent  ainsi, 
et  sans  leurs  grands  chapeaux,  la  tète 
ceinte  de  leurs  mouchoirs,  qu'ils  avaient 
mouillés  dans  cette  rivière,  où  ceux  qui 
étaient  blessés  parmi  eux  lavèrent  leurs 
blessures.  Cantilly  seul  resta  à  attendre 
ses  compagnons,  couché  sur  le  monceau 
de  vareuses  sanglantes;  car  son  bras 
cassé  le  faisait  cruellement  souffrir.  Mais 
il  ne  les  attendit  pas  longtemps.  Ils  revin- 
rent vite.  En  entrant  sur  la  place  où  la 
foule  avait  roulé  sa  masse  en  sens  inverse 
et  travaillait  encore  à  éteindre  l'incendie. 
ils  avaient  vu  que  tout  était  perdu  et  fini... 
La  Hocson,  qui.  par  la  fenêtre  grillée  Je 
la  prison  léchée  par  les  flammes,  n'avait 
pas  cessé  de  repaitre  ses  yeux  de  ce  qui 
se  passait  sur  la  place,  venait  d'ouvrir 
aux  Bleus  la  porte  de  ce  cachot  où  elle 
s'était  renfermée  avec  son  prisonnier. 
«  —  Tenez  !    -  leur  avait-elle   dit   en    le 


174    ,F  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

■■  leur  montrant  garrotté  de  ebaineset  cou- 
-  ché  par  terre  sur  la  dalle,  —  le  voilà,  le 
»  brigand  !  Je  les  ai  bien  entendus  four- 
.•  gonner  dans  la  porte  pour  la  mettre  a 
«  feu  :  mais  ils  auraient  fait  un  four  a 
■■  chaux  de  cette  geôle,  que  je  m'y  serai- 
•■  laissé  cuire  avec  lui.  vivante,  plutôt  que 
«  de  le  rendre  à  un  autre  qu'au  valet  du 
>   bourreau  à  qui  il  appartient!  » 

••  .V.  Jacques  et  Vinel-Royal-Aunis  s'é- 
taient, en  effet,  obstinés  à  vouloir  brûler 
cette  porte  épaisse,  résistante  à  l'action 
du  feu  comme  à  l'action  du  levier.  Ils  s'y 
obstinaient  encore,  quand  la  foule,  deve- 
nue maîtresse  de  l'incendie,  s'élança  dans 
le  couloir  et  les  escaliers  de  la  prison. 
Alors,  ils  s'étaient  jetés,  tête  baissée,  en 
avant,  la  torche  et  le  pistolet  à  la  main. 
et.  grâce  à  la  flamme,  à  la  fumée  et  au 
désordre  de  l'invasion  dans  la  prison  dé- 
cès Bleus,  qui  couraient,  comme  des 
fous,  au  cachot  de  Des  Touches,  ils  avaient 
passé. 

■■  C'est  au  moment  où  il  sortait  de  là 
que  nous  avions  revu  M.  Jacques.  L'idée 
d'Aimée,  sans  doute,  le  fit  revenir  plus 
vite  à  Touffedelys  que  ses  autres  compa- 
gnons, mais  douze  heures  après,  à  l'excep- 


LA     PREMIÈRE     EXPEDITION  1 75 


tion  de  Vinel-Aunis,  ils  y  étaient  tous. 
M.  Jacques  ignorait  le  sort  de  Vinel-Au- 
nis. Nous  crûmes  qu'il  était  mort.  Il  ne 
l'était  pas.  Il  avait  reçu  dans  le  ventre  un 
coup  furieux  de  la  baïonnette  d'un  Bleu, 
et  il  avait  eu  l'énergie  de  faire  plus  d'un 
quart  de  lieue  dans  le  bois,  contenant 
avec  sa  main  ses  entrailles  près  de 
s'échapper,  et.  dans  cet  état,  de  gagner 
la  cahute  d'un  sabotier  Chouan...  Ces 
détails,  que  nous  avons  sus  plus  tard. 
nous  les  ignorions.  Nous  pensions  qu'il 
avait  laissé  sa  vie  dans  cette  affaire,  et 
cela  nous  paraissait  une  chose  si  simple, 
que  bientôt  nous  n'en  parlâmes  plus. 
Mais  il  n'en  était  pas  de  même  de  Des 
Touches.  Qu'était  devenu  Des  Touches:-... 
Pour  recommencer  demain,  comme  l'avait 
dit  .V.  Jacques,  il  fallait  avoir  des  nou- 
velles de  Des  Touches.  Il  n'en  venait 
aucune  à  Touffedelys.—  Une  femme  ins- 
pire moins  de  défiance  qu'un  homme.  Je 
proposai  à  ces  messieurs  d'aller  a 
Avranehes  en  chercher. 

■  Ils  acceptèrent,  et  j'y  allai,  muiisieur 
de  Fierdrap.  Je  n'étais  pas  novice,  je  v<>u< 
l'ai  dit:  j'avais  bien  des  fois  porté  des 
dépêches  aux  chefs  des  différentes  parois- 


17')        LE    CH  K  Y  A  LIE  H     DES     fOUCHES 


scs.  sous  imites  sortes  de  déguisements. 
Pour   me    mêler    mieux   aux    gens  de   la 

ville  et  pour  détourner  tout  soupçon,  je 
me  déguisai  en  femme  du  peuple.  Je  passai 
un  déshabillé  de  droguet  ;  je  posai  sur 
mes  cheveux,  qui,  depuis  la  guerre,  ne 
connaissaient  plus  qu'une  espèce  de  pou- 
dre. —  celle  avec  laquelle  on  frise  l'en- 
nemi !  —  cette  coiffe  des  Granvillaises  qui 
ressemble  à  une  serviette  pliée  en  quatre 
qu'on  se  plaquerait  sur  la  tête.  On  mit  des 
hottes  sur  une  de  nos  juments  poulinières. 
et  un  panneau  couvert  de  peau  de  veau 
avec  son  poil;  et  assise  de  côté  là-dessus, 
un  de  mes  pieds  en  sabots  dans  une  de 
mes  hottes,  l'autre  pendant  sur  le  cou  de 
ma  jument,  je  m'en  allai  vers  Avranches 
d'un  bon  trot  d'allure.  J'avais,  pour  les 
vendre  au  marché,  mes  hottes  pleines  de 
beaux  pains  de  beurre  enveloppés  dans 
des  feuilles  de  vigne.  Vous  parliez  de  mon 
caleçon  de  velours  rayé,  il  n'y  a  qu'un 
moment,  mon  frère,  et  de  mes  grandes 
bottes  à  l.i  Frédéric  '.'  —  ajouta-t-elle  avec 
la  seule  coquetterie  qui  lui  lut  possible, 
la  coquetterie  d'avoir  porté  de  pareilles 
bottes;  —  mais  ce  jour-là,  votre  sœur, 
mon   frère,  la  cousine  des   Northumber- 


L  A     PREMIE  R  E     EXPEDITIO  N  1  77 

Iand,  était  tout  simplement  une  beurriére 
des  faubourgs  de  Granville.  Oui  !  voilà  ce 
qu'était,  pour  le  quart  d'heure,  Barbe- 
Pétronille  de  Percy-Percy  ! 

—  Barbe,  sans  barbe  !  —  dit  l'abbé,  qui 
se  prit  à  rire,  —  mais  digne  de  la  porter. 

—  Elle  m'est  venue  depuis,  —  dit-elle, 
en  riant  aussi,  —  mais  trop  tard,  depuis 
que  je  n'en  ai  que  faire,  et  que  j'ai  repris, 
pour  ne  plus  les  quitter,  ces  ennuyeux 
jupons  qui  me  vont  à  peu  près  comme  à 
un  grenadier.  Je  n'avais  alors  qu'un  petit 
bout  de  moustache  brune  qui,  avec  ma 
figure  à  la  diable,  me  donnait  l'air  assez 
dur  sous  ma  serviette  pliée  en  quatre,  et 
justifiait  le  mot  d'un  drôle  d'Avranches, 
qui  faisait  les  beaux  bras  au  marché  et 
qui  se  permit  de  mettre  ses  deux  mains 
autour  de  ma  grosse  taille.  Je  lui  avais 
allongé  sur  les  doigts  le  meilleur  coup 
du  manche  de  mon  couteau  à  beurre. 

«  —  Ne  fais  pas  tant  ta  mijaurée  !  — 
«  m'avait-il  dit  furieux  ;  —  il  n'y  a  pas  de 
«  quoi.  Après  tout,  tu  n'es  pas  si  fraîche 
«  que  ton  beurre,  la  grosse  mère  ! 

«  —  Mais  je  suis  plus  salée  !  —  lui  répon- 
•<  dis-je,  le  poing  sur  la  hanche,  comme 
«  une  vraie  harangere  de  Bréhat,  —  et  si 

23 


17'''         LE     '    Il  E\  A  II  I    R     Df  S     TOUCHES 

>  tu  veux  y  goûter,  polisson,  tu  vas   le 

savoir  !  » 

«  C'est  à  cela  seul  que  se  bornèrent  tous 
les  dangers  que  courut,  à  Avranches, 
l'honneur  de  votre  sœur,  mon  frère.  J'y  fis 
ce  qu'on  appelle  un  bon  marché.  Tout  en 
vendant  mes  pelotes  de  beurre,  j'arrondis 
ma  pelote  de  nouvelles.  Je  ramassai  tous 
les  bruits,  tous  les  commérages  de  la 
ville.  Elle  n'était  pas  remise  de  la  chaude 
alarme  que  nos  Douze  lui  avaient  donnée. 
On  ne  parlait  partout  que  des  faux  blatiers 
et  du  feu  mis  à  la  prison.  On  disait,  en 
les  exagérant  peut-être,  le  nombre  des 
personnes  qui  avaient  péri  dans  cette  bat- 
terie. On  montrait  encore,  sur  le  champ 
de  foire,  des  mares  de  sang...  «  Mais,  au 
«  moins.  —  criaient  les  trembleurs,  — 
«  nous  sommes  délivrés  du  l>es  Tou- 
..  ches  !  "  Cet  appât  ne  devait  plus  faire 
revenir  les  Chouans.  La  nuit  du  lende- 
main de  ce  jour  terrible,  dont  les  événe- 
ments avaient  si  profondément  bouleverse 
Avranches,  on  avait  fait  quitter  secrète- 
ment la  ville  au  prisonnier.  On  l'avait 
jeté  avec  ses  fers  dans  une  petite  char- 
rette recouverte  de  planches,  et,  tout  le 
bataillon    des    Bleus    l'escortant,   il  était 


LA     PREMIÈRE     EXPÉDITION  17') 

parti,  sans  tambour  ni  trompette,  pour 
Coutances,  où  il  devait  être  jugé,  et  cer- 
tainement condamné  à  mort. 

«  Je  revins  grand  train  à  Touffedelys 
apprendre  à  qos  amis  ce  changement  de 
prison  de  Des  Touches,  qui  le  plaçait  plus 
loin  de  notre  portée  et  dans  des  condi- 
tions de  captivité  plus  dures  à  surmonter 
que  les  premières  ;  car  à  la  guerre,  toute 
tentative,  avortée  une  fois,  devient  plus 
difficile  de  cela  seul  qu'elle  a  avorté  : 
l'ennemi  est  prévenu,  il  veille  davantage. 
M.  Jacques  avait  dit  la  pensée  de  tous  ses 
compagnons,  en  disant  qu'il  fallait  recom- 
mencer l'entreprise. 

••  —  Messieurs,  —  ajouta-t-il,  —  prenez 
«  aujourd'hui  pour  panser  vos  blessures. 
■  Nous  tâcherons  de  les  rendre  à  l'ennemi 
«  demain.  Il  faut  que  dans  deux  jours 
«  nous  soyons  sous  Coutances,  pour 
«  rejouer  la  partie  que  nous  avons  perdue. 
«  Coutances  est  une  ville  plus  forte 
«  qu'Avranches,  et  nous  sommes,  nous, 
«  moins  forts  que  nous  n'étions...  Nous 
••  ne  sommes  plus  que  onze... 

<•  —  Vous  êtes  toujours  douze,  mon- 
•  sieur,  —lui  dis-je.  —  Onze  est  un  mau- 
••  vais  compte.  Il  nous  porterait  malheur. 


i8o 


Il      CHEVALIER     DES    TOIT  il  i   s 


«  Puisque  M.  Vinel-Âunis  n'est  pas  revenu, 
«  je  m'offre  pour  le  remplacer.  Dame  !  je 
»  n'ai  jamais  été  la  plus  belle  tille  du 
"  monde,  mais  la  plus  belle  ne  donne 
•■  encore  que  ce  qu'elle  a.  » 

«  Et  c'est  ainsi,  baron,  que  je  fis  partie 
de  la  seconde  expédition  des  Douze,  et 
que  je  vis,  de  mes  deux  yeux,  qui  ne  rever- 
ront jamais  pareilles  choses,  ce  qui  me 
reste  à  vous  conter.  •• 


.  .  .    Mademoiselle    île 

l'.i.x    en  iBarcheiide  (le 
beurre,  ;«  M  i  mi  lu 


...  Minuit,  l'heure,  — 
dit-on,  —  des  spectres, 

...  et  n'étaient-ce  pas 
des  spectres,  en  effet,  que 
les  gens  du  passé 


VI 


UN  F  HALTE  ENTRE  LES  DEUX  EXPEDITIONS 


Mademoiselle  de  Percy  s'arrêta  un  in- 
stantencore.  LeBacchus  d'or  moulu  sonna 
de  son  timbre  flûte  et  argentin.  Il  s'en 
allait  dérivant  vers  minuit,  l'heure,  dit-on, 
des  spectres...  et  n'étaient-ce  pas  des 
spectres,  en  effet,  que  ces  gens  du  passé, 
rassemblés  dans  ce  petit  salon  à  l'air  anti- 
que, et  qui    parlaient  entre    eux   de    leur 


l82         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

jeunesse  évanouie  et  des  nobles  choses 
qu'ils  avaient  vues  mourir  ?...  Ursule  et 
Sainte  de  Toulïedelys  pouvaient  bien, 
elles  surtout,  faire  l'effet  de  deux  spec- 
tres; pauvres  fantômes  doux!  Pâles  et 
séchèes  sous  leurs  cheveux  pâles,  elles 
tenaient  toujours  dans  leurs  doigts  amin- 
cis ces  écrans  transparents  dont  la  gaze 
verte,  tamisant  la  lueur  du  feu  qui  s'étei- 
gnait, jetait  à  leurs  visages  exsangues  un 
reflet  de  lune  de  cimetière...  Le  baron  de 
Fierdrap,  l'abbé  et  sa  sœur,  d'une  couleur 
plus  chaude,  d'yeux  plus  brillants,  sem- 
blaient plus  vivants,  plus  passionnés  ; 
mais,  au  fond,  n'agitaient-ils  pas  des  sou- 
venirs aussi  vains  que  ces  fantômes  de 
nuit  qui  se  dissipent  à  l'aube?...  Et  Aimée 
elle-même,  la  plus  jeune  d'entre  eux,  dont 
la  beauté  disait  éloquemment  qu'elle  était 
moins  avancée  dans  la  vie,  Aimée  penchée 
sur  son  feston  auquel  elle  ne  pensait  pas. 
Aimée  la  solitaire  et  la  silentiaire  par  la 
surdité,  dont  l'âme  cherchait  une  autre 
âme  dans  la  mort,  n'était-elle  pas  encore, 
d'eux  tous,  la  plus  morte  et  la  plus  du 
pays  des  rêves  ? 

••Ce   fut   grand  jour  à  Touffedelys, 
reprit  mademoiselle  de    Percy.     -  que    le 


UNE     HALTE...  lM^ 

jour  qui  précéda  notre  départ  pour  Cou- 
tances,  et,  pour  moi,  je  vivrais  cent  ans, 
que  je  me  rappellerais  le  plus  léger  détail 
de  cette  espèce  de  veillée  d'armes  !  On 
commença,  bien  entendu,  par  panser  les 
blessés,  les  blessés  qui  plaisantaient  et 
riaient  de  leurs  blessures,  la  meilleure 
manière  de  s'en  parer!  Le  plus  blessé  de 
tous,  et  pour  cette  raison  celui  qui  de 
tous  plaisantait  et  piaffait  davantage,  était 
M.  de  Cantillv,  à  qui,  par  parenthèse, 
vous  donnâtes  si  joliment  votre  mouchoir 
à  la  Marie-Antoinette,  ma  chère  Sainte  ! 
Vous  le  rappelez-vous  >  Oui  !  n'est-ce  pas  ? 
11  n'eut  qu'à  vous  dire  galamment.  «  Si 
■•  vous  voulez  que  mon  bras  ne  me  fasse 
«  plus  souffrir,  mademoiselle,  donnez-moi 
••  votre  mouchoir  de  cou  pour  en  faire  une 
«  écharpe.  Mon  autre  bras  n'en  ira  que 
«  mieux  !  »  Et  vous,  sans  vous  faire  prier 
davantage,  vous  l'ôtâtes  de  votre  cou, 
mon  innocente,  et  vous  le  lui  donnâtes, 
tiède  de  vos  épaules.  Après  les  blessés, 
on  s'occupa  des  armes.  Ces  armes  que 
nous  avions  cachées,  et  en  réserve,  dans 
ce  château,  tombé,  à  ce  qu'il  semblait,  en 
quenouille,  furent  mises  en  état  de  bien 
faire.    Une    vingtaine    de    belles     mains 


lf.4         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 


parmi  lesquelles  il  y  avait  les  deux  belles 
qui  festonnent  là-bas,  sous  cette  lampe. 
monsieur  de  Fierdrap,  se  noircirent  à 
faire  des  cartouches  pour  nos  hommes. 
Nous  étions  à  peu  près,  à  ce  moment-là, 
une  quinzaine  de  femmes  à  Touffedelys. 
Quoique  les  Douze  n'eussent  pas  réussi 
dans  leur  entreprise  sur  Des  Touches, 
nous  avions — l'inquiétude  sur  leur  sort 
une  fois  passée  et  l'événement  connu  — 
repris  cette  gaieté  qui  nous  revenait  tou- 
jours après  les  catastrophes,  et  qui  est 
peut-être  l'obstination  de  l'espérance  ! 
Toutes,  nous  avions  foi  en  nos  héros. 
"  Ils  n'ont  pas  réussi  hier,  eh  !  bien,  ils 
•■  réussiront  demain  !  »  disions-nous,  et 
chacune  de  vous  autres,  qui  étiez  plus 
femmes  que  moi,  mesdemoiselles,  retrou- 
vait les  rires  et  les  légers  propos  de  la 
jeunesse,  au  milieu  de  nos  guerrières 
occupations. 

«  Aimée  elle-même,  toujours  sérieuse 
comme  une  reine,  mais  qui  avait  vu  revenir 
de  la  première  expédition  son  fiancé  sans 
une  seule  blessure,  s'épanouit  malgré  sa 
réserve,  dans  un  sentiment  qui  était  plus 
que  de  l'amour,  qui  était  de  la  fierté  heu- 
reuse !  Oui  !  le  seul  jour  où  j'aie  vu  Aimée, 


UNE    HALTE...  l8) 

cette  magnifique  rose  fermée  et  toute  sa 
vie  restée  en  bouton,  nous  montrer  un  peu 
de  l'intérieur  de  son  calice,  fut  ce  jour 
qui  précéda  notre  départie  pour  Coutances 
et  le  malheur  qui  allait  la  frapper. 

«  Nul  pressentiment  ne  l'avertit  de  ce 
qui  devait  si  tôt  suivre...  et  quand  M.  Jac- 
ques, triste  ce  jour-là  plus  que  les  autres 
jours  parmi  ses  compagnons  joyeux,  nous 
dit,  à  lui,  son  pressentiment,  c'est-à-dire 
qu'il  mourrait  dans  cette  seconde  expé- 
dition... 

—  Oui  !  —  interrompit  mademoiselle 
Ursule  de  Touffedelys,  —  c'est  à  moi 
qu'il  le  dit  et  à  Phcebé  de  Thiboutot,  qui 
étions  ses  voisines  de  table,  au  souper 
après  lequel  vous  deviez  partir  dans  la 
nuit.  On  était  au  dessert.  Tous  ces  mes- 
sieurs, très  animés,  parlaient  du  lende- 
main comme  d'un  jour  de  fête.  On  avait 
bu  à  la  santé  du  Roi  et  à  l'enlèvement  du 
chevalier  Des  Touches.  Lui  seul,  M.  Jac- 
ques, restait  sombre,  son  verre  plein. 
Phœbé  de  Tiboutot,  qui  n'était  que  depuis 
peu  à  Touffedelys,  et  qui,  d'ailleurs,  était 
.ment  follette,  lui  dit,  comme  une 
enfant  qu'elle  était  :  —  «  Pourquoi  êtes- 
«  vous  si  triste,  vous  ?  Vous   ne    croyez 


l86    LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

•<  donc  pas  au  succès  de  l'enlèvement  du 
••  chevalier?-...  »  —  Et  il  lui  répondit  en 
regardant  Aimée,  comme  si  cela  expliquait 
tout  :  —  «  Pardon,  mademoiselle  ;  je  crois 
.  très  fort  à  l'enlèvement  de  Des  Touches, 
•■  mais  je  suis  sûr  que  j'y  mourrai.  — 
<•  Alors,  pourquoi  y  allez-vous  ?  »  —  lui 
dis-je.  Car  après  tout  ce  qu'il  avait  fait  et 
ce  qu'on  racontait  de  lui,  dans  le  Maine, 
il  n'y  avait  pas  à  douter  de  sa  grande 
bravoure.  Mais  je  me  sentis  coupée  par 
le  ton  qu'il  prit,  et  je  me  souviendrai  tou- 
jours de  l'expression  de  sa  figure,  quand 
il  me  répondit  :  —  »  Mademoiselle,  c'est 
«  une  raison  de  plus!  •• 

—  Eh  bien,  —  reprit  mademoiselle  de 
Percy,  —  ce  pressentiment  de  M.  Jacques, 
qui  fut  un  avertissement  de  sa  destinée. 
ce  pressentiment  dont  j'aurais  haussé  les 
épaules  alors  et  auquel  j'ai  bien  pensé 
sérieusement  depuis,  Aimée  ne  le  partagea 
pas,  et  elle  crut,  sans  doute,  qu'elle  pour- 
rait le  lui  ôter  du  cœur  en  réalisant, 
comme  elle  fit  ce  soir-là,  l'idée  qui  devait 
le  plus  enivrer  un  homme  épris  comme  il 
l'était  et  lui  faire  oublier  toutes  les  chan- 
ces de  l'avenir  dans  la  minute  présente, 
qui  lui  apportait  un  tel  bonheur  !  A  partir 


UNE     HALTE...  I87 

du  jour  où  elle  nous  avait  appris,  avec  la 
simplicité  d'un  amour  si  résolu  et  si 
dévoué  dans  une  âme  aussi  pudique  que 
l'était  la  sienne,  que  sa  foi  était  engagée 
à  M.  J.icques,  tout  avait  été  dit  entre 
elle  et  nous...  Elle,  elle  était  trop  impo- 
sante dans  sa  réserve,  et  nous,  nous 
étions  trop  confiants  dans  la  noblesse 
de  son  âme,  pour  lui  adresser  jamais  la 
moindre  question  sur  M.  Jacques.  Quoi 
qu'il  fût,  il  avait  l'honneur  d'être  le  fiancé 
d'Aimée  de  Spens,  et  cela  suffisait... 
Mais  ce  jour-là,  Aimée  voulut  qu'il  fut 
davantage.  Elle  voulut  qu'il  fut  son  mari 
aux  yeux  de  tous,  et  que  le  mariage, 
impossible  dans  ce  temps,  où  il  n'y  avait 
plus  de  chapelle  à  Touffedelys  pour  le 
faire  et  à  dix  lieues  à  la  ronde  de  prêtre 
pour  le  célébrer,  s'accomplit  au  moins, 
parla  promesse  et  par  le  serment,  devant 
ces  dix  hommes,  ses  frères  d'armes,  avec 
qui,  peut-être,  le  lendemain,  il  allait 
mourir. 

—  Eh  !  elle  commence  à  m'intéresser, 
votre  demoiselle  Aimée!--  fit  candide- 
ment le  baron  de  Fierdrap. 

—  C'est  bien  heureux  !  —  dit  plaisam- 
ment  l'abbé.  —   Préfcres-tu  encore    ton 


l88         LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

dauphin,  qui  n'en  était  pas  un,  ô  pêcheur 
plein  de  sagacité  >... 

—  Ah!  clic  vous  intéresse?...  —  dit  impé- 
tueusement mademoiselle  de  l'erev.  qui 
tira  son  histoire  des  parenthèses  de  l'in- 
terruption, comme  elle  tirait  son  aiguille  à 
laine  de  sa  tapisserie.  —  Je  ne  m'en 
étonne  pas,  monsieur  de  Fierdrap  !  Nous 
n'avons  vu  agir  qu'une  fois  cette  Aimée, 
et  c'était  ce  soir-là,  et  je  vous  jure  que, 
ce  soir-là,  elle  ne  descendit  pas  sa  race... 
Cette  soirée  paya  toute  sa  vie.  Toute  sa 
vie  depuis  a  été  le  malheur,  le  veuvage, 
la  surdité,  un  bout  de  feston  derrière 
lequel  on  cache  sa  rêverie  et  la  pauvreté 
d'une  violette  au  pied  d'un  tombeau  ; 
mais,  ce  soir-là,  où  elle  voulut  se  fiancer 
publiquement  à  M.  Jacques  comme  si  elle 
s'y  était  déjà  fiancée  en  secret,  elle  nous 
donna  en  une  fois  la  mesure  de  ce  qu'elle 
aurait  pu  être  si,  comme  à  tant  d'autres, 
le  cadre  des  circonstances  ne  lui  avait 
pas  manqué  et  n'eût  pas  été  plus  petit 
qu'elle  ! 

■  Ce  qu'elle  avait  voulu  eut  lieu  comme 
elle  l'avait  voulu,  et  donna  un  caractère 
d'exaltation  nouvelle  à  cette  journée  d'en- 
thousiasme et  de  joie  virile.  Aimée  n'avait 


UNE     HALTE...  1 89 

dit  à  personne  le  projet  qui  devait  donner 
à  l'homme  dont  elle  était  aimée  un  bonheur 
à  essuyer  toutes  ses  tristesses  et  à  lui 
mettre  au  front  les  rayonnements  des 
cœurs  heureux. —  Avait-elle  entendu  ce 
que  M.  Jacques  vous  avait  répondu, 
Ursule,  ou  même  avait-elle  besoin  de 
l'entendre  pour  savoir  ce  qu'il  y  avait 
dans  ce  cœur  triste  où  elle  vivait  >...  Mais 
toujours  est-il  qu'elle  se  leva  de  table  peu 
d'instants  après,  et  que  sa  meilleure  amie, 
Jeanne  de  Montevreux,  la  suivit.  On  n'y 
prit  pas  garde  ;  on  parlait  de  l'expédition 
du  lendemain  et  de  ce  départ  attendu, 
souhaité,  qui  aurait  lieu  dans  quelques 
heures...  lorsque,  au  bout  d'un  certain 
temps  qu'on  ne  calcula  pas,  elle  rentra 
avec  Jeanne  de  Montevreux  dans  la  salle 
de  Touffedelys.  En  rentrant,  dés  le  seuil, 
elle  nous  fit  l'effet  d'une  apparition.  Ce 
n'était  plus  la  même  femme.  Elle  était 
toute  en  blanc  et  en  voile...  Et,  par  la 
manière  dont  elle  marcha  vers  la  table  où 
nous  étions,  nous  sentîmes,  et  moi  toute 
la  première,  baron,  que  quelque  chose  de 
grand  allait  se  passer. 

«  —   Messieurs,  —   dit-elle   d'une   voix 
«  altérée,  pleine  d'émotion,  mais  de 


IQO         I-E    CHEVALIER     D  F  S    TOUCHES 

lution  aussi,  —  vous  allez  partir  tout  à 
l'heure.  Quand  reviendrez-vous  et  com- 
bien reviendrez-vous  >...  Dieu  seul,  le 
sait.  Un  de  vous,  de  douze  que  vous 
étiez,  n'est  pas  revenu  d'Avranches.  Il 
peut  en  manquer  encore  un...  peut-être 
plusieurs,  à  votre  prochain  retour.  Eh 
bien,  j'ai  voulu,  pendant  que  vous  êtes 
tous  ici  encore,  vous  prier  d'être  les 
témoins  de  mon  mariage  avec  M.  Jac- 
ques... Acceptez-vous  ?...  » 
••  Elle  dit  si  bien  cela,  cette  Aimée  !  elle 
fut  si  bien  la  comtesse  Aimée-Isabelle  de 
Spens,  en  disant  ces  simples  paroles,  que, 
sous  le  dais  féodal  de  sa  maison,  elle 
n'aurait  pas  été  plus  comtesse...  et  que 
tous,  romanesques  comme  des  héros,  se 
levèrent  spontanément  et  l'acclamèrent, 
quoique  plusieurs  d'entre  eux  fussent  deve- 
nus pâles  :  car,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  mon- 
sieur de  Fierdrap,  tous  l'aimaient...  avec 
un  espoir  fou  ou  sans  espoir...  mais  tous 
l'aimaient  ;  et,  je  crois  vous  l'avoir  dit 
encore,  sa  cousine,  madame  de  Porte- 
lance,  m'a  assuré  qu'ils  avaient  tous 
demandé  sa  main. 

«  Quand  elle  eut  fini  de  parler,  je  regar- 
dai   M.   Jacques.   Vous  savez  !    il   ne  me 


UNE     HALTE...  JÇ)I 

plaisait  pas.  Mais,  dans  ce  raoment-là, 
j'en  fus  contente  ;  sa  physionomie  était 
indescriptible.  Dieu  m'est  témoin  que  si 
elle  lui  avait  mis  une  couronne  de  roi  sur 
la  tête,  il  n'aurait  pas  eu  l'air  plus  fier  !... 
••  Surpris,  plus  surpris  qu'eux,  il  s'était 
levé  avec  les  autres,  et  il  alla,  en  chance- 
lant, à  elle... 

«  —  Voici  ma  main  qui  est  à  vous  !  » 
lui  dit-elle  en  la  lui  tendant. 

•<  Peut-être  .serait-il  tombé  de  joie  et 
d'orgueil  à  ses  pieds,  mais  il  se  retint  à 
cette  main. 

•■  —  Soyez  témoins,  messieurs,  ■ —  dit- 
•<  elle,  encore  plus  touchante  etplusmajes- 
«  tueuse  à  chaque  mot,  —  que  moi,  Aimée- 
«  Isabelle  de  Spens,  comtesse  de  Spens, 
«  marquise  de  Lathallan,  ici  présente,  je 
«  prends  aujourd'hui  pour  époux  et  pour 
«  maître  M.  Jacques,  actuellement  soldat 
"  au  service  de  Sa  Majesté  notre  Roi. 
«  Forcée  par  la  nécessité  de  ces  tristes 
«  temps,  qui  n'ont  plus  ni  églises,  ni  prê- 
tres, d'attendre  des  jours  meilleurs  pour 
■•  ratifier  et  consacrer  l'engagement  solen- 
••  nul  que  je  contracte  aujourd'hui,  j'ai 
-  voulu  au  moins  devant  vous,  qui  êtes 
«  des  chrétiens  et  des  gentilshommes,  — 


]<i:  LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

••  et  des  chrétiens,  en  temps  d'épreuve, 
•<  sont  presque  des  prêtres!  —  jurer,  en 
"  pleine  liberté  d'âme,  obéissance  et  fidé- 
«  lité  à  M.  Jacques,  et  lui  engager  ma  foi 
■  et  ma  vie.  « 

••  Ils  se  tenaient,  tous  deux,  l'un  à  côté 
de  l'autre,  elle  splendide,  et  lui  comme 
éclairé  de  sa  splendeur. 

-  —  Et  —  dit-elle  avec  la  tristesse  du 
«  regret  —  il  n'y  a  pas  seulement  une  croix 
«  sur  laquelle  je  puisse  prononcer  mon 
•   serment  ! 

«  —  Si  !  madame,  —  reprit  fougueuse* 
•■  ment  Beaumont;  qui  eut  une  idée  de 
»  soldat.  —  Croise  ton  èpèe  avec  la 
"  mienne  !  »  dit-il  à  La  Varesnerie,  qui 
était  en  face  de  lui. 

«  Et  ils  les  croisèrent.  Et  cela  fit  une 
croix. 

«  Et  devant  ces  deux  lames  nues  entre- 
croisées qui  pouvaient  être  rouges  dans 
quelques  heures,  Aimée  de  Spens  et 
M.  Jacques  se  jurèrent  l'un  à  l'autre  ce 
qu'ils  se  seraient  juré  devant  un  autel,  si  à 
Touffedelys  i!  y  avait  eu  un  autel  encore. 
Et  tout  cela  fut  si  rapide  et  si  sublime 
dans  sa  rapidité,  monsieur  de  Fierdrap, 
qu'après    trente    ans  ce   moment-là  m'est 


i  lui  dit-elle 


194        LE    Cli  i:  VA  II  I.  i Il  i  s 


reste  flamboyant  dans  la  pensée,  comme 

l'cclair  de  ces  deux  épées  qui  leur  tomba 
sur  le  front,  à  ces  deux  fiancés  d'avant  la 
bataille,  défiances  par  la  mort,  le  lende- 
main ! 

»  —  Voilà  de  belles  noces  !  —  lit  La 
«  Bochonniere,  qui  était  le  plus  jeune  des 
«  Douze.  —  Mais  on  danse  aux  noces.  Si 
•<  nous  dansions?  ■> 

«  Cette  idée  tomba  comme  une  étincelle 
sur  la  poudre  dans  ces  esprits  qui  flam- 
baient à  toute  étincelle.  En  un  clin  d'œil, 
la  table  fut  enlevée  et  chacun  d'eux  sur 
place,  tenant  sur  le  poing  sa  danseuse. 
S'il  y  avait  là  des  cœurs  brisés,  les  jam- 
bes ne  l'étaient  pas,  et  ils  dansèrent... 
comme  ils  s'étaient  battus  à  la  foire 
d'Avranches ;  et  ils  cassèrent  des  bras 
encore,  mais  ce  furent  les  deux  miens... 

—  Comment?...  —  lit  le  baron  de  Fier- 
drap,  qui,  de  ce  coup,  ne  comprit  pas. 
et  dont  le  nez  devint  le  plus  beau  point 
d'exclamation  qui  ait  jamais  dessiné  son 
crochet  sous  la  giroflée  d'une  engelure. 

—  Oui  !  baron,  —  reprit-elle  :  —  car  c'est 
moi  qui  les  ils  danser  comme  des  perdus 
jusqu'à  trois  heures  du  matin,  sans 
reprendre    haleine.    C'est  moi    qui    fus    le 


UNE     HALTE...  IQ"; 

ménétrier  de  cette  noce.  Quoique  je  ne 
fusse  pas  alors,  grâce  à  la  guerre,  aussi 
ventripotente  qu'aujourd'hui,  je  n'avais 
pas  cependant,  dès  ce  temps-là,  une  taille 
de  danseuse,  et  je  n'étais  guère  bonne 
qu'à  faire,  dans  un  coin  de  bal,  un  méné- 
trier. Je  jouais  assez  bien  du  violon,  comme 
beaucoup  de  femmes  de  ma  jeunesse;  car 
vous  vous  rappelez,  baron,  que  les  femmes 
du  siècle  passé  eurent  un  jour  la  fantaisie 
de  jouer  du  violon,  et  qu'elles  inventèrent 
même  une  manière  d'en  jouer  qu'elles 
appelaient  -.jouer  par-dessus  viole,  et  qui 
consistait  à  tenir  son  instrument  sur  le 
genou,  maintenu  par  la  main  gauche  qui 
arrondissait  le  bras,  pendant  que  la  droite 
menait  magistralement  l'archet,  dans  une 
pose  de  sainte  Cécile.  C'était  même  assez 
gracieux,  cela,  quand  on  était  jolie  ;  mais 
vous  vous  doutez  bien  que  ce  n'était  pas 
ainsi  que  je  jouais.  J'aurais  fait,  moi, 
une  drôle  de  sainte  Cécile  !  Je  n'étais  pas 
si  fière  de  montrer  mon  gros  bras,  qu'on 
voyait  déjà  bien  assez,  et  je  n'avais  pas  de 
menton  à  gâter.  Je  tenais  donc  mon  vio- 
lon et  j'en  jouais  comme  j'ai  fait  tant  de 
choses...  comme  un  homme.  Et  c'est  ainsi 
que  j'en  jouai  à  cette  noce  d'Aimée,  qui  a 


IQ'l         LE    CIIEV  A  LIER     DES     Toi 


été  mon  dernier  coup  d'archet  dans  ce 
monde.  Je  ne  touche  plus  maintenant 
à  cet  alto  qui  allait  si  bien  à  ma  figure 
de  polichinelle,  disiez-vous,  mon  frère,  et 
je  me  suis  punie,  en  l'accrochant  à  mon 
lambris,  d'avoir,  à  cette  noce  d'Aimée, 
si  follement  accompagné  les  derniers 
moments  de  son  bonheur  et  sonné  si 
joyeusement  une  agonie. 

—  Tu  es  une  bonne  fille,  après  tout, 
Percy,  que  le  bon  Dieu  a  mise  dans  le 
fond  d'un  vaillant  homme!  —  dit  l'abbé, 
que  sa  sœur  touchait,  malgré  lui...  Elle 
n'avait  plus  sa  fanfare  de  voix.  Les  ciseaux 
ne  battaient  plus  aux  champs. 

—  Et  en  effet.  —  reprit-elle.  —  c'était  une 
agonie,  mais  qui  donc,  excepté  .1/.  Jacques, 
qui  peut-être  n'y  pensait  plus,  aurait  eu 
l'idée  de  la  mort  sous  la  joie  de  ce  singu- 
lier bal  de  noces,  animé  par  l'enthousiasme 
des  cœurs  et  les  grandioses  illusions  du 
courage  r...  Aimée,  selon  l'usage,  l'avait 
ouvert  en  dansant  la  première  contredanse 
avec  celui  dont  elle  venait  de  faire  son 
époux.  Elle  avait  désiré  qu'on  ne  l'appe- 
lât cette  nuit-là  que  Madame  Jacques,  et 
nous  ne  lui  donnâmes  pas  d'autre  nom. 
Elle  y  resta,  éblouissante,  dans  cette  robe 


UNE    HALTE...  107 

de  mariée,  dont  elle  a  fait  plus  tard  un 
suaire  pour  l'homme  heureux  qu'elle  tenait 
alors  par  la  main...  Vers  trois  heures  du 
matin,  il  fallut  songer  au  départ  et  à 
l'expédition  projetée.  Je  changeai  tout  à 
coup  l'air  de  la  contredanse  que  je  jouais  : 

»  —  Voici  la  diane  qui  sonne,  mes- 
«  sieurs  !  »  —  leur  dis-je,  en  attaquant 
brusquement  un  air  militaire  et  royaliste 
que  nous  avions  souvent  chanté. 

■•  En  trois  secondes,  chacun  fut  prêt. 
J'allai  prendre  les  vêtements  de  Chouan 
sous  lesquels  j'avais  fait,  en  divers  temps, 
plus  d'une  expédition  nocturne.  Le  seul 
plan  que  nous  eussions  alors  était  de 
marcher  réunis  jusqu'au  grand  jour,  pour 
nous  disperser  et  nous  rejoindre  près  de 
Coutances,  dans  la  campagne,  une  place 
que  La  Varesnerie,  qui  connaissait  bien  le 
pays,  nous  indiqua,  chez  des  paysans 
sûrs,  Chouans  même  à  l'occasion,  et  où 
nous  pourrions  cacher  nos  armes.  Deux 
ou  trois  au  plus  d'entre  nous  devaient  se 
risquer  dans  la  ville  et  prendre  des  ren- 
lements  sur  le  prisonnier  et  sur  la 
prison. 

«  C'était  à  la  tombée  de  la  nuit  que  nous 
avions  résolu  de  nous  armer  et   d'entrer 


!(>0, 


LE     'Il  EVA1  1ER     DES     TOUi    H  ES 


dans  Coutances  ;  car  avec  une  ville  aussi 
calme,  où  la  moindre  chose  était  toujours 
sur  le  point  de  faire  événement,  et  qui, 
de  plus,  avait  pour  se  garder  une  forte 
garnison  d'infanterie,  ce  n'était  vraiment 
que  pendant  la  nuit  et  par  surprise  qu'on 
pouvait  enlever  Des  Touches. 


...  Ce  n'était  vraiment 
que  par  surprise  et  pen- 
dant la  nuit  qu'un  DOUVBtt 

enlever     Des    Touches... 


^nt 


désertes ,    pas    un    chat 
n'y  passait... 


VII 


LA    SECONDE    EXPEDITION 


«  Rien  de  particulier,  monsieur  de  Fier- 
drap,  ne  marqua  l'espèce  de  marche  for- 
cée que  nous  fimes  de  Touffedelys  à  Cou- 
tances,  —  continua  la  vieille  chroniqueuse, 
qui  avait  repris  son  aplomb,  un  instant 
troublé,  à  présent  et  à  mesure  qu'elle 
entrait  dans  le  récit  d'un  fait  de  guerre 
auquel  elle  avait  pris  part  et  qui  lui    fai- 


200         LE     CHEVALIER    D  E  S    TOUCHES 

sait  dire  nous  avec  un  bonheur  qui  tou- 
chait presque  à  la  sensualité.  -  Dan-  ces 
temps-là,  les  routes  étaient  plus  mauvaises 
qu'aujourd'hui,  et,  pour  cette  raison,  bien 
moins  fréquentées.  D'ailleurs,  ce  n'était 
pas  la  route  départementale,  qu'on  appe- 
lait la  grande  route,  que  nous  avions  prise. 
La  grande  route  voyait  deux  fois  par  jour 
la  diligence,  escortée  de  gendarmes  à 
cheval  ;  car  les  Chouans  avaient  une  idée 
qui  motivait  cette  bandoulière  de  gendar- 
mes :  c'est  que  la  guerre  paye  partout  la 
guerre,  et  que  l'argent  du  gouvernement 
qu'ils  voulaient  mettre  par  terre  leur 
appartenait.  Malgré  ce  principe,  ce  jour-là 
nous  avions  évité  soigneusement  cette 
diligence  et  ses  gendarmes  protecteurs  et 
nous  avions  pris  la  traverse,  qu'en  notre 
qualité  de  Chouans  nous  connaissions 
1res  bien,  pour  l'avoir  longtemps  prati- 
quée... Nous  arrivâmes  donc  d'assez  bonne 
heure  chez  les  paysans  de  La  Yaresnerie. 
et  bien  nous  prit  de  n'avoir  rencontré  sur 
notre  route  personne  de  contrariant  et 
d'avoir  eu  la  jambe  assez  leste,  malgré  la 
danse  d'où  nous  sortions,  puisque,  à  notre 
arrivée,  ces  paysans,  qui  demeuraient  à  un 
quart    de  lieue  des  faubourgs  de  la  ville, 


LA     SECONDE     EXPEDITION  20 1 

nous  apprirent  que  Des  Touches  avait  été 
condamné  la  veille  au  soir  par  le  tribunal 
révolutionnaire  de  Coutances,  et  qu'il 
devait  être  raccourci  le  lendemain.  Il 
paraît,  du  reste,  qu'il  s'était  conduit  avec 
le  tribunal  révolutionnaire  de  manière  à 
exaspérer  davantage  un  fanatisme  de 
haine  politique  qui  n'avait  pourtant  pas 
besoin  d'être  exaspéré.  Du  caractère 
incompressible  qui  était  le  sien  et  qu'il 
ne  démentit  jamais,  il  avait  dédaigné  de 
répondre  aux  questions  des  juges,  et  il 
était  resté  fermé  et  rebelle  à  toutes  les 
interrogations  et  même  à  toutes  les  sup- 
plications de  ceux-là  qui  semblaient  pren- 
dre intérêt  à  son  destin,  leur  opposant  un 
silence  qu'il  ne  rompit  point,  même  par  un 
cri  ou  par  un  soupir,  et  une  impassibilité 
de  sauvage...  De  pareilles  nouvelles,  con- 
firmées d'ailleurs  par  les  deux  ou  trois 
d'entre  nous  qui  étaient  entrés  dans  Cou- 
tances, et  qui  avaient  vu  la  guillotine 
déjà  dressée  et  prête  sur  la  place  des 
exécutions,  nous  mettaient  dans  la  néces- 
sité d'agir  comme  la  foudre  et  de  ne  plus 
compter  que  sur  l'énergie  seule,  l'énergie  en 
ligne  droite  et  courte,  qui  n'avait  plus  le 
temps  de  se  replier  dans  la  ruse   (comme 

26 


LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 


on  l'avait  fait  à  Avranches),  et  qui  devait 
tout  simplifier,  comme  le  coup  droit  dans 
le  maniement  de  l'épée,  par  la  rapidité  de 
son  action. 
<•  —  Il  n'y  a  pas  deux  partis  à  prendre, 
—  nous  dit  M.  Jacques,  et  c'était  à  tous 
notre  avis. —  Il  faut,  cette  nuit,  à  l'heure 
où  la  ville  commencera  d'être  endormie, 
tenter  d'ensemble  une  brusque  entrée 
dans  la  prison  et  y  prendre  ou  y  déli- 
vrer Des  Touches  par  la  force.  Ce  sera 
rude,  messieurs  !  La  prison  est  située 
au  centre  de  trois  cours  spacieuses  qui 
s'enveloppent  les  unes  les  autres.  Dans 
la  première  et  la  plus  extérieure  de  ces 
cours,  est  une  sentinelle  qui,  en  tirant 
son  coup  de  fusil,  fera  sortir  tout  le 
corps  de  garde  placé  dans  la  rue  à 
côté,  lequel,  en  faisant  décharge  sur 
nous,  fera  venir  à  son  tour  toute  la 
garnison  de  la  ville.  Si  les  bourgeois 
s'en  mêlent,  ils  peuvent  nous  jeter  par 
leurs  fenêtres  les  premières  choses  qui 
leur  tomberont  sous  la  main,  ou  par 
leurs  portes  entre-bâillées  nous  fusiller 
au  détour  de  ces  rues  dont  nous  ne 
connaissons  pas  le  réseau. 
«  —  Bourreau  !  —  s'écria  Desfontaines, 


LA     SECONDE     EXPEDITION 


203 


dont  c'était  le  juron,  —  quel  programme  ! 

—  Il  trouvait  Vinel-Aunis  charmant  et 
il  l'imitait.   Il  en   était  le   clair  de  lune. 

—  Nous  dansions  hier  soir,  camarades,  — 
ajouta-t-il,  —  nous  pourrions  bien  la 
danser  cette  nuit. 

«  —  Vous  faites  le  plan  de  l'ennemi, 
monsieur,  —  dit  La  Varesnerie  à  M.  J.ic- 
ques,  —  mais  le  nôtre,  monsieur,  quel 
est-il  ? 

"  —  Le  nôtre  —  répondit  M.  Jacques  — 
est  celui  des  boulets,  des  obus  et  des 
balles,  qui  entrent  partout  et  brisent 
tout,  quand  ils  ne  sont  pas  aplatis. 
«  —  Eh  bien,  —  dit  Juste  Le  Breton, 
dont  le  surnom   était   «  le  Téméraire  », 

—  soyons  donc  des  projectiles,  et 
entrons  !  •> 

«  J'ai  toujours  dans  les  oreilles  —  con- 
tinua mademoiselle  de  Percy  —  la  voix 
claire  de  Juste  Le  Breton,  quand  il  dit  ce 
mot  Centrons  !  qui  fut  réalisé  quelques 
heures  après  ;  car  nous  entrâmes,  et  même 
nous  sortîmes,  ce  qui  était  plus  fort.  Je 
n'ai  jamais  entendu  de  plus  joyeux  son  de 
trompette  !  Juste  Le  Breton  était  vraiment 
heureux  de  ce  que  venait  de  dire  M.  Jac- 
ques.  Nous  autres,    les  dix  autres,  nous 


20  |         LE    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

n'en  souffrions  pas;  nous  n'en  tremblions 
pas  ;  mais  Juste,  il  en  était  heureux. 
C'était  un  contempteur  absolu  de  toute 
prudence,  que  ce  Juste  Le  Breton.  L'idée 
qu'il  n'y  avait  plus  dans  cette  question 
de  l'enlèvement  de  Des  Touches  que  de 
la  force,  et  qu'en  fait  de  stratagèmes  et 
de  précautions  humaines  nous  étions  au 
bout  du  fossé  et  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à 
sauter,  cette  idée,  formidable  aux  plus 
braves,  le  ravissait  !  J'ai  vu  bien  des  gens 
braves  dans  ma  vie,  je  n'en  ai  pas  vu 
exactement  de  ce  genre  de  bravoure-là. 
M.  Jacques,  qui  avait  le  génie  du  général 
sous  l'officier  intrépide,  Des  Touches  lui- 
même,  cet  homme  inouï  parmi  les  énergi- 
ques, qui  n'a  peut-être  jamais  senti  en 
toute  sa  vie  un  seul  battement  de  cœur 
dans  sa  poitrine  de  marbre,'  admettaient, 
en  une  foule  de  circonstances,  la  prudence 
humaine  ;  mais  Juste  Le  Breton,  jamais  ! 
Ils  l'appelaient  le  Téméraire  ;  ils  auraient 
tout  aussi  bien  pu  l'appeler  :  -  Rien  d'im- 
possible !  ••  Voulez-vous  en  juger  ?  Un 
jour,  ici,  sur  la  place  du  Château,  il  était 
entré  à  cheval  chez  un  de  ses  amis,  qui 
logeait  Hôtel  de  la  Poste,  et,  ayant  monté 
ainsi  les  quatre   étages,   il   avait    forcé   à 


T.  A     SECONDE     EXPEDITION  20} 

sauter  par  la  fcnctre  son  cheval,  qui,  en 
tombant,  se  brisa  trois  jambes  et  s'ouvrit 
le  poitrail,  mais  sur  lequel  il  resta  vissé, 
les  éperons  enfoncés  jusqu'à  la  botte, 
n'ayant  pas,  pour  son  compte,  une  ègrati- 
gnure ! 

—  Deux  secondes  de  sensation  d'hip- 
pogriphe,  —  dit  l'abbé  ;  —  mais  l'hippo- 
griffe avait  des  ailes,  ce  qui  fait  le  Roger 
de  l'Arioste  d'un  mérite  moins  grand  que 
ton  héros,  mademoiselle  ma  sœur. 

—  Une  autre  fois,  —  reprit-elle,  toute 
palpitante  du  succès  de  celui  que  son 
frère  venait  d'appeler  son  héros,  —  s'en- 
riuyant  chez  un  de  ses  amis  un  jour  de  pluie 
(je  crois  que  c'était  chez  ce  coq  batailleur 
de  Fermanville),  il  lui  dit  :  «  Si  nous  nous 
«  battions  pour  passer  le  temps?  »  car,  à 
cette  époque-là,  on  était  ainsi  à  Valo- 
gnes  :  on  y  tuait  le  temps  à  coups  d'épée. 
Et  Fermanville  n'ayant  pas  d'autre  objec- 
tion à  faire  à  cette  proposition  qu'il  n'y 
avait  là  qu'un  seul  sabre  :  «  Prends  la  lame 
"  et  laisse-moi  le  fourreau,  >•  dit  Juste  ;  et 
comme  l'autre,  qui  avait  du  cœur,  ne  vou- 
lait pas  de  ce  partage,  Juste  Le  Breton  le 
força  bien  à  se  servir  de  la  lame;  car  il  se 
jeta  sur  lui  et  l'écharpa  avec  le  fourreau. 


206         LE    CHEVALIER    DFS    TOUCHES 

—  Je  ne  ferai  plus  de  réflexions,  Percy, 
—  dit  l'abbé  éternellement  taquin,  — 
parce  que  tu  me  donnerais  encore  une 
anecdote  sur  ton  favori  Juste,  etFierdrap, 
qui  tortille  son  manchon  d'impatience, 
attendrait  son  histoire  trop  longtemps. 

—  J'ai  fini,  —  dit-elle,  —  mais  ce  n'était 
pas  une  digression,  mon  frère.  Il  fallait 
bien,  dans  l'intérêt  même  de  mon  histoire, 
que  je  vous  fisse  comprendre  ce  Juste  Le 
Breton,  qui  aimait  le  danger,  non  pas 
comme  on  aime  sa  maîtresse  ;  car  on  la 
trouve  toujours  assez  jolie... 

—  Et  assez  dangereuse,  —  fit  cette  fine 
langue  d'abbé. 

—  Tandis  que  lui,  —  continua-t-elle,  — 
ne  trouvait  jamais  le  danger  assez  grand, 
comme  il  le  prouva,  du  reste,  une  fois  de 
plus,  ce  jour-là,  dans  cette  affaire  de  Des 
Touches,  où  il  l'augmenta  par  une  impru- 
dence qui  fut  la  cause  de  la  mort  de 
M.  Jacques,  et  qui  pouvait  nous  faire,  dans 
les  murs  de  Coutances,  massacrer  tous 
jusqu'au  dernier  !  • 

Elle  dit  cela  ardemment,  comme  elle 
disait  tout,  cette  vieille  lionne  ;  mais  au 
ton  qu'elle  avait,  on  voyait  bien  qu'elle 
ne    -ardait  pas    grande   rancune    à     son 


LA     SECONDE    EXPÉDITION  207 

sublime  cerveau  brûlé  de  Juste  Le  Breton  ! 

■<  C'est  entre  onze  heures  et  minuit  — 
reprit-elle  —  que  nous  quittâmes  la  ferme 
des  Mauger,  ces  paysans  de  La  Yares- 
nerie  qui  nous  avaient  donné  asile.  Nous 
la  quittâmes  pour  n'y  pas  revenir.  Si  nous 
réussissions,  nous  ne  pouvions  ramener 
Des  Touches  dans  un  endroit  si  près  de 
la  ville  ;  si  nous  ne  pouvions  pas  réussir, 
nul  des  Douze  ne  devait  revenir,  ni  là 
ni  ailleurs.  Nous  avions,  chacun,  une 
bonne  carabine  très  courte,  avec  de  la 
poudre  et  des  balles  en  suffisance,  et,  à 
la  ceinture,  un  couteau  à  éventrer  les 
sangliers.  Seul,  Cantilly,  à  cause  de  son 
bras  en  écharpe,  dans  votre  mouchoir, 
Sainte,  avait  des  pistolets  au  lieu  de  cara- 
bine. Il  marchait,  lui,  le  pistolet  à  la  main. 
Lorsque  nous  sortîmes  de  la  ferme  des 
Mauger,  un  traître  de  clair  de  lune  fit 
dire  à  notre  loustic  en  second  de  Desfon- 
taines : 

«  —  Phœbé  pour  Phœbé,  j'aimerais 
•■  mieux  pour  cette  nuit  mademoiselle 
•■  Phœbé  de  Thiboutot  que  celle-là  !  •• 

»  Cette  lune  de  mauvais  augure  pou- 
vait, en  effet,  nous  jouer  plus  d'un  méchant 
tour.   Mais,    en  nous   approchant    de   la 


208  LE     CHEVALIER     DES     TOUCHES 

ville,  nous  fûmes  un  peu  rassures  par  un 
petit  brouillard  qui  commença  à  s'élever 
du  sol,  comme  la  fumée  d'un  feu  de  tour- 
bière dans  un  champ.  Nous  eûmes  l'espoir 
que  ce  brouillard  s'épaissirait  assez,  du 
moins,  pour  qu'on  ne  pût  rien  distinguer 
de  bien  net  dans  ces  rues  de  Coutances, 
plus  étroites  que  celles  d'Avranches,  par 
conséquent  plus  plongées  dans  l'ombre 
tombant  des  maisons.  Nous  entrâmes  dans 
la  ville  à  minuit  moins  un  quart,  qui  tinta 
à  la  Cathédrale  et  que  répétèrent  pour 
les  échos  seuls  les  autres  horloges  de 
cette  ville,  qui  dormait  comme  une  assem- 
blée de  justes,  quoique  ce  fût  une  ville 
de  coquins  révolutionnaires.  Les  rues 
étaient  muettes  ;  pas  un  chat  n'y  passait. 
Que  fût-il  arrivé  de  nous  tous,  de  Des 
Touches,  de  notre  projet,  si  nous  avions 
rencontré  seulement  une  patrouille?  Nous 
savions  bien  ce  qui,  dans  ce  cas,  serait 
arrivé  ;  mais  nous  n'avions  la  liberté 
d'aucun  choix  :  il  fallait  aller,  s'exposer  à 
tout,  jouer  son  va-tout  enfin,  ou,  pas  de 
milieu,  demain  Des  Touches  serait  guillo- 
tiné !  Heureusement,  nous  n'aperçûmes 
pas  l'ombre  d'une  patrouille  dans  cette 
ville,  morte  de  sommeil.  Des  réverbères 


LA     SECONDE     EXPÉDITION' 

très  rares,  et  à  de  grandes  distances  les 
uns  des  autres,  tremblaient  au  vent  à 
l'angle  des  rues.  Suspendus  à  de  longues 
perches  noires  transversalement  coupées 
par  une  solive,  et  figurant  un  T  inachevé. 
ils  avaient  assez  l'air  de  potences.  Tout 
cela  était  morne,  mais  peu  effrayant. 
Nous  enfilâmes  une  rue,  puis  une  autre. 
Toujours  même  silence  et  même  solitude. 
La  lune,  qui  se  brouillait  de  plus  en  plus, 
se  regardait  encore  un  peu  dans  les  vitres 
des  fenêtres,  derrière  lesquelles  on  ne 
voyait  pas  même  la  lueur  d'une  veilleuse 
expirante.  Nous  assoupissions  le  bruit  de 
s  en  marchant. 
••  Le  moment  était  pour  nous  si  solen- 
nel, monsieur  de  Fierdrap,  que  j'ai  gardé 
loindres  impressions  de  cette  noc- 
turne entrée  dans  Coutances  et  le  long  de 
ces  rues  où  nous  avancions  comme  sur 
une  trappe  dont  on  se  défie  et  qui  peut  s'ou- 
vrir tout  à  coup  et  vous  avaler,  et  que  je 
me  rappelle  parfaitement  une  vieille  femme 
en  cornette  de  nuit  et  en  serre-tête,  le 
seul  être  vivant  de  cette  ville  ensevelie 
tout  entière  dans  ses  maisons  comme  dans 
des  tombes,  laquelle,  à  la  fenêtre  d'un 
haut  étage,  vidait,  au  clair  de  la  lune,  une 

27 


LE     CHEVALIER     DES     TOUI    H  ES 


cuvette  avec  précaution  et  mystère,  et 
mettait  à  cela  une  telle  lenteur,  que  les 
gouttes  du  liquide  qu'elle  versait  auraient 
eu  le  temps  de  se  cristalliser  avant  de 
tomber  sur  le  sol.  s'il  avait  fait  un  peu 
plus  froid.  Elle  en  accompagnait  la  chute 
de  l'avertissement  charitable  :  «  Gare 
Veau!  gare  Veau .'  »  prononcé  d'une  voix 
tremblotante,  qu'elle  veloutait  pour  n'éveil- 
ler personne,  et  qui  disait  à  quel  point 
elle  était  consciencieuse  dans  ce  qu'elle 
faisait,  et  même  timorée.  A  chaque  goutte 
qui  tombait  ou  qui  ne  tombait  pas,  elle 
répétait  du  même  ton  dolent  son  «  Gare 
■■  l'eut  !  ■■  monotone...  Nous  nous  rangeâ- 
mes contre  le  mur  d'en  face,  craignant 
qu'elle  ne  nous  aperçut...  .Mais,  trop 
occupée  pour  cela,  elle  continua  d'épan- 
cher sa  source  éternelle,  en  disant  tou- 
jours son  «  Gare  Veau  !  » 

■•  —  Dans  mon  pays.    -  dit  a  voix  I 
«  La  Bochonniere.  —  les   moulins    à  eau 
<    s'appellent  des    Écoute-s'il-pleul  :  mais. 
«  du  diable  !  en  voilà  un  comme  je  n'en 
«  avais  jamais  vu. 

«  —  Cela  l'étonnerait  un  peu  si.  d'une 
«  balle,  on  lui  cassait  sa  cuvette  au  rez 
«  de  la  main.  »    lit   Cantilly,    très   fort  au 


LA     SECONDE     EXPEDITION"  211 

pistolet,  qui  jetait  en  l'air  une  paire  de 
Liants  et  la  perçait  d'une  balle  avant 
qu'elle  ne  fût  retombée. 

«  Nous  rimes  et  nous  passâmes,  oubliant 
la  bonne  femme  en  tournant  le  coin  de  la 
rue  et  en  nous  trouvant  nez  à  nez  avec  la 
guillotine,  droite  et  menaçante  devant 
nous,  attendant  son  homme...  Embuscade 
funèbre  !  C'était  la  place  des  exécutions. 
La  prison  n'était  pas  loin  de  là.  Nous  des- 
cendîmes, comme  des  gens  qui  dévalent 
à  l'abime,  cette  rue  qui  va  de  la  prison  à 
la  place  de  l'échafaud,  et  qu'on  appelle 
dans  toute  la  ville  la  rue  Monte-à-Regret, 
cette  rue  qu'il  nous  fallait  empêcher  Des 
Touches  de  monter  le  lendemain  !  La  pri- 
son blanchissait  au  bout  de  cette  espèce 
de  boyau  sombre,  sur  une  autre  place. 
Nous  nous  arrêtâmes...  le  temps  de  res- 
pirer. » 

Elle  contait  comme  quelqu'un  qui  a 
vécu  de  la  vie  de  son  conte.  L'abbé  et  le 
baron,  eux,  ne  respiraient  plus. 

■■  Ah  !  c'était  le  moment,  —  lit-elle,  — 
le  moment  terrible  où  l'on  va  casser  le 
vitrage  et  où  l'on  serait  perdu  si,  en  la 
brisant,  une  seule  vitre  allait  faire  du 
bruit  !...   La  sentinelle,  dans   sa  houppe- 


212  LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

lande  bleue,  se  promenait  nonchalamment, 
son  fusil  penché  dans  l'angle  de  son  bras, 
de  l'un  à  l'autre  côté  du  porche,  comme 
un   chapier  .   à  vêpres.    Le    der- 

nier rayon  vacillant  de  cette  lune,  qui 
devait  ressembler  une  heure  après  à  un 
chaudron  de  bouillie  froide  et  qui  nous 
rendit  ce  dernier  service,  tombait  à  plein 
dans  la  figure  du  soldat  en  faction  et 
l'empêchait  de  distinguer  nos  ombres 
mobiles  dans  l'ombre  arrêtée  des  mai- 
sons. 

«  —  Je  me  charge  de  la  sentinelle.  » 
dit  à  voix  basse  Juste  Le  Breton  à 
M.  Jacques,  et  d'un  bond  il  fut  sur  elle 
et  l'enleva,  houppelande,  fusil,  homme  et 
tout,  et  disparut  avec  ce  paquet  sous  le 
porche  de  la  prison,  en  nous  faisant  le 
passage  libre.  Comment  s'y  était-il  pris, 
ce  diable  de  Juste  ?...  Mais  la  sentinelle 
n'avait  pas  poussé  un  seul  cri. 

«  —  Il  l'aura  poignardée  !  —  fit  M.  Jac- 
«  ques.  —  Allons  !  c'est  à  notre  tour,  mes- 
<■  sieurs.  Nous  pouvons  avancer...  » 

«  Et  tous,  avec  lui.  serrés  les  uns  contre 
les  autres  comme  les  grains  d'une  grappe, 
nous  nous  précipitâmes  dans  la  première 
cour  de  la  prison  . 


LA     SECONDE     EXPÉDITION  2  I  } 

«  C'était  une  cour  parfaitement  ronde, 
dont  l'enceinte  intérieure  ressemblait  à  la 
cour  d'un  cloître,  avec  des  arcades  très 
basses  et  des  piliers  trapus.  Elle  était 
vide.  Où  était  passé  Juste?...  Nous  fouil- 
lâmes du  regard  sous  ces  arcades  noires 
où  l'on  ne  voyait  rien,  entre  ces  piliers 
blancs  où  il  avait  porté  peut-être  la  senti- 
nelle égorgée  ;  mais,  bah  !  il  saurait  bien 
nous  retrouver,  et  nous  franchîmes  au 
pas  accéléré  la  deuxième  cour,  aussi 
déserte  que  la  première,  pour  arriver 
d'une  haleine  à  la  prison,  qui  était  au  fond 
de  la  troisième...  Ah!  nous  allions  vite. 
Nous  avions  aux  reins  la  pique  de  la  néces- 
sité !  Nous  vîmes  vaciller  une  lueur  à  un 
petit  corps  de  bâtiment  avancé  attenant  â 
la  geôle,  et  qui  ressemblait  à  ce  qu'on 
appelle,  en  terme  de  construction  mili- 
taire, une  poivrière.  Le  geôlier  n'était  pas 
couché.  Ce  n'était  plus  l'énergique  Hoc- 
son  d'Avranches,  avec  son  cœur  dés 
implacable  ;  c'était  tout  simplement,  celui- 
là,  une  béte  brute  à  bonnet  rouge,  savetier 
pour  les  gens  de  la  ville,  entre  deux 
tours  de  clef.  Comme  c'était  jour  de  décade 
ce  jour-lâ,  et  qu'il  avait  à  livrer  le  lende- 
main  des  chaussures  à  ses  pratiqi 


214         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

veillait...  Sa  femme  et  sa  fille,  une  enfant 
de  treize  ans,  dormaient  dans  une  espèce 
de  soupente  très  élevée  et  à  laquelle  on 
montait  avec  une  échelle.  Nous  vîmes 
tout  cela  à  travers  une  vitre  crasseuse 
qu'une  lampe  à  crochet  éclairait  d'un  jour 
rouge  et  fumeux...  Nous  ne  le  prévînmes 
pas;  nous  ne  l'appelâmes  pas:  nous  ne  frap- 
pâmes pas  doucement  à  sa  porte  ;  mais, 
poussés  par  une  nécessité  d'agir  à  la 
manière  des  boulets,  comme  l'avait  dit 
M.  Jacques,  des  onze  crosses  de  nos  cara- 
bines, qui  ne  firent  qu'un  seul  coup  dans 
cette  porte,  nous  la  finies  voler  sur  ses 
gonds  et  nous  tombâmes  comme  un  ton- 
nerre sur  cette  homme,  terrassé  d'abord, 
puis  relevé  de  terre,  mis  sur  ses  pieds  et 
tenu  au  collet  par  deux  poignes  vigou- 
reuses, avec  injonction,  le  couteau  sur 
le  cœur,  de  livrer  ses  clefs  et  de  nous 
conduire  à  Des  Touches.  Vous  le  savez, 
monsieur  de  Fierdrap,  les  Chouans  avaient 
une  renommée  sinistre,  et  parfois  ils 
l'avaient  méritée.  On  les  voyait  toujours 
un  peu  à  la  lueur  des  horribles  feux  qu'ils 
allumaient  sous  les  pieds  des  Bleus. 
L'épouvante  publique  leur  donnait  un  des 
noms  du  diable  :    on   les   appelait   drille- 


LA     SECONDE     EXPÉDITION  2  I  S 

pieds.  Nous  profitâmes  de  cette  affreuse 
réputation  des  Chouans  pour  terrifier  le 
misérable  que  nous  tenions,  et  Campion, 
qui  avait  les  sourcils  barrés  et  la  face 
terrible,  le  menaça  de  le  faire  griller 
comme  un  marcassin  de  basse-cour  si 
seulement  il  osait  résister.  Il  ne  résista 
pas.  Il  était  dissous  par  la  surprise  et  par 
la  peur,  une  peur  idiote  et  livide.  Il  livra 
ses  clefs,  et,  trainé  par  deux  d'entre  nous, 
il  nous  mena  au  cachot  de  Des  Touches. 
Sa  femme  et  sa  fille  étaient  restées,  plus 
mortes  que  vives,  dans  leur  soupente; 
mais  pour  qu'elles  n'en  descendissent  pas 
et  n'allassent  avertir,  nous  renversâmes 
l'échelle.  La  terreur  leur  coupait  la  gorge. 
Elles  ne  crièrent  pas  ;  mais  elles  auraient 
crié,  que  peu  nous  importait  !  Ce  n'était 
pas  comme  la  sentinelle.  Les  murs  de  la 
prison  étaient  épais.  Il  y  avait  trois  cours, 
toutes  trois  désertes.  On  n'aurait  pas 
entendu  leurs  cris. 

••  —  Vive  le  Roi  !  ••  fimes-nous  en  en- 
trant dans  le  cachot  de  Des  Touches... 
Prisonnier  une  semaine  â  Avranches,  pri- 
son nier  à  Coutances  depuis  quelques  jours, 
maltraité  par  ses  ennemis,  qui  voulaient 
broyer  son  énergie  sous  les  tortures  de  la 


2l6         LE    CHEVALIER     lus    TOUCHES 

faim  et  le  montrer  sur  l'échafaud  dans 
une  déshonorante  faiblesse,  Des  Touches 
était  assis  sur  une  espèce  de  sôul 
nient  de  pierre  tenant  au  mur  de  la  prison 
et  qui  avait  la  forme  d'une  huche,  lié  de 
chaînes,  mais  fort  calme. 

«  Il  savait  les  chances  de  la  guerre 
comme  il  savait  les  inconstances  de  la 
vague,  ce  partisan  et  ce  pilote  !  Pris  un 
jour,  délivré  l'autre,  repris  peut-être  !  il 
avait  usé  cette  pensée... 

«  —  Eh  bien, —  dit-il  avec  son  beau  sou- 
..  rire.  —  ce  ne  sera  pas  pour  demain  encore! 
«  Tenez  !  —  ajouta-t-il,  —  déferrez  cette 
«  main  et  je  vous  aiderai  pour  le  reste.  » 

••  Il  avait  tordu  la  chaîne  qui  attachait 
ses  deux  bras.  mais,  pinces  dans  des  bra- 
celets d'acier  qui  paralysaient,  en  les 
comprimant,  le  jeu  de  ses  muscles,  il 
n'avait  pas  pu  la  briser. 

«  —  Non  !  chevalier.  —  lui  dit  .V.  Jac- 
••  ques,  —  scier  tout  cela  serait  trop  long. 
•■  Nous  sommes  pressés,  nous  vous  enle- 
•<  verons  avec  vos  fers  !  •> 

«  Et  comme  il  avait  été  dit,  il  fut  fait, 
baron  de  Fierdrap  !  Trois  d'entre  nous  le 
prirent  sur  leurs  épaules  et  l'emportèrent, 
comme  sur  un  pavois. 


...  Le  pi  Ireoi   nu   leim 
si  l'emportèrent... 


LA    SECONDE     EXPÉDITION  2IQ 


«  Nous  roulâmes  sur  la  dalle  de  cette 
prison,  à  la  place  de  Des  Touches,  le  geô- 
lier, auquel  nous  laissâmes  la  vie,  mais 
que,  par  prudence,  nous  enfermâmes  â 
double  tour  dans  le  cachot.  Je  mets  plus 
de  temps  à  vous  conter  toutes  ces  choses 
que  nous  n'en  mîmes  à  les  exécuter.  Les 
gs  de  1  éclair  ne  sont  pas  plus  rapi: 
des.  Nous  traversâmes  les  trois  grandes 
cours,  toujours  solitaires;  mais  à  la  rue... 
à  la  rue,  le  danger  allait  recommencer  ! 

«  Et  cependant,  tout  était  au  mieux  ! 
Nous  tenions  Des  Touches  !  La  lune  n'était 
plus  qu'un  œil  vide.  Elle  tachait  le  ciel 
au  lieu  de  l'éclairer,  et  le  brouillard  com- 
mençait à  mettre,  entre  les  objets  et  nous, 
comme  une  espèce  de  voile  de  soie...  Les 
profils  des  maisons  fondaient  dans  la 
vapeur.  Nous  reprîmes  les  rues  qne  nous 
avions  suivies  déjà,  toujours  sans  ren- 
contrer personne.  Hasard  prodigieux  ! 
C'était  presque  de  la  féerie  !  Cette  ville, 
immobile  dans  son  sommeil,  semblait 
enchantée.  Quand  nous  repassâmes  dans 
la  rue  de  la  bonne  femme  qui  vidait  sa 
cuvette,  elle  était  encore  à  la  même  place, 
faisant  le  geste  de  la  vider  toujours.  Nous 
la  vîmes   moins   à  cause   du  brouillard  : 


220    LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

mais  elle  disait,  sans  discontinuer,  son 
«  (Lire  Veau  !  ■■  prudent  et  plaintif.  Etait- 
ce  une  statue  qui  parlait  ?  Ce  que  nous 
entendîmes  tout  à  coup  l'interrompit-elle  r 
Dans  l'immense  silence  de  la  ville,  un  coup 
de  fusil  éclata. 

«  — Armons  nos  carabines,  messieurs. 
«  et  garde  à  nous  !  —  dit  M.  Jacques. 

••  —  Et  gare  les  balles!  —  dit  Desfon- 
«  taines.  —  Ce  n'est  plus  :  ••  Gare  Veau  !  • 

«  Presque  au  même  instant,  une  autre 
détonation  plus  âpre  déchira  plus  cruel- 
lement l'air  et  fit  vibrer  l'espace. 

«  —  Ceci  est  la  carabine  de  Juste  Le 
«  Breton  !  »  —  dit  M.  Jacques,  qui  la 
reconnut  avec  son  oreille  militaire. 

«  Il  n'avait  pas  prononcé  ces  mots,  que 
Juste,  lancé  comme  un  tigre,  tombait 
parmi  nous  et  nous  disait  de  sa  voix  claire  : 

«  —  Doublez  le  pas!  voici  les  Bleus!  » 

"  Or,  sachez  ce  qui  s'était  passé,  mon- 
sieur de  Fierdrap  !  Le  -  Téméraire  »,  qui 
n'avait  pas  volé  son  nom,  au  lieu  de  poi- 
gnarder la  sentinelle,  ainsi  que  l'instinct 
de  la  guerre  l'avait  fait  croire  à  .V.  Jacques, 
l'avait  portée  vivante,  à  bout  de  bras, 
sous  les  arcades  de  la  prison.  Sur  de  sa 
force  et  aimant  à  jouer  avec  elle,   il  avait 


LA    SECONDE    EXPEDITION'  221 

eu  le  dédain  généreux  de  ne  pas  tuer 
cet  homme,  et  il  l'avait  tenu  dans  l'impos- 
sibilité absolue  de  pousser  un  cri,  tant  de 
sa  formidable  main  il  l'avait  étreint  à  la 
gorge!  et  il  était  resté  ainsi,  l'étreignant, 
tout  le  temps  que  nous  avions  mis  à  enle- 
ver Des  Touches.  Du  fond  de  son  arceau 
et  de  ces  ténèbres,  il  nous  avait  vus  repas- 
ser dans  la  cour  avec  le  prisonnier,  et, 
pour  nous  donner  le  temps  de  faire  sûre- 
ment notre  retraite,  il  avait  continué  de 
maintenir  la  sentinelle  dans  cette  situa- 
tion, terrible  pour  tous  les  deux.  Quand 
il  nous  crut  assez  loin  de  la  prison  pour 
n'avoir  plus  rien  à  craindre,  il  la  lâcha  et 
pensa  l'avoir  étouffée.  En  effet,  ruse  ou 
douleur  d'avoir  senti  si  longtemps  le  car- 
can de  cette  main  de  fer,  elle  était  tombée 
aux  pieds  de  Juste,  qui  s'en  alla.  Mais, 
une  fois  parti,  la  sentinelle,  fidèle  à  sa 
consigne,  s'était  relevée,  avait  ramassé 
son  fusil  et  tiré  pour  appeler  le  corps  de 
garde  aux  armes. 

«  Juste  était  alors  au  haut  de  la  rue 
Monte-à-regret. 

-  —  Ah  !  —  pensa-t-il,  —  j'ai  fait  une 
«  faute  d'avoir  épargné  cette  canaille,  mais 
■•  elle  va  la  payer  !  > 


LE     CHEVALIER     DES     TOI    • 


«  Et  il  redescendit  la  rue,  et,  à  soixante 
pas.  malgré  le  brouillard,  il  étendit  raide 
morte  la  sentinelle  qui  rechargeait  son 
arme,  et  il  prit  sa  volée  pour  nous  rejoin- 
dre et  nous  avertir. 

■■  Mais  le  feu  était  à  la  poudre  !  On 
entendait  des  roulements  de  tambour  du 
coté  du  quartier  de  la  ville  que  nous 
venions  de  quitter.  Nous  hâtions  le  pas. 

«  Derrière  nous,  à  l'extrémité  d'une  des 
rues  que  nous  enfilions,  nous  vîmes  une 
troupe  que  nous  crûmes  les  gens  du  corps 
de  garde,  et  c'étaient  eux  probablement. 
Ils  s'avançaient  avec  précaution  ;  car  ils 
ne  savaient  pas  notre  nombre...  «  Qui 
rive!  »  firent-ils  en  s'approchant,  mais 
tous,  excepté  ceux  qui  portaient  Des  Tou- 
ches, nous  leur  répondîmes  par  une 
décharge  de  carabines,  qui  leur  dit,  du 
reste,  avec  une  clarté  suffisante,  que  nous 
étions  les  Chasseurs  du  Roi! 

«  Eux  aussi  tirèrent.  Nous  sentîmes  le 
vent  de  leurs  balles,  qui  ricochèrent  contre 
les  murs,  mais  ne  nous  tuèrent  personne. 
Il  était  évident  pour  nous,  à  la  mollesse 
de  leur  poursuite,  que  ces  hommes  qui 
marchaient  sur  nous  attendaient  du  ren- 
fort de  la  garnison  reveillée,  et   cette    cir- 


LA     SECONDE     EXPÉDITION'  223 

constance  nous  donna  de  l'avance,  et 
probablement  nous  sauva.  Tout  en  mar- 
chant presque  à  la  course,  partout  où  nous 
apercevions  un  réverbère,  d'un  coup  de 
feu  il  était  cassé  !  L'obscurité  pleuvait 
donc  dans  ces  rues  étroites,  où  la  plus 
forte  troupe  n'aurait  pu  déployer  qu'un 
très  petit  front.  C'était  là  pour  nous  un 
avantage.  Ceux  qui  portaient  Des  Touches 
étaient  couverts  par  les  neuf  autres,  qui, 
de  minute  en  minute,  se  retournaient  et 
tiraient,  en  se  retournant.  Nous  touchions 
à  la  porte  du  faubourg  de  la  ville,  et  il 
était  temps.  Au  centre  de  Coutances  s'éle- 
vait un  grand  tumulte.  On  entendait  dis- 
tinctement les  cris  :  «  Aux  armes  !  «  La 
ville  était  debout.  Ceux  qui,  derrière  nous, 
avançaient,  ne  prenaient  que  le  temps  de 
recharger  leurs  armes.  A  la  dernière 
décharge  qu'ils  firent  sur  nous,  fatalité  ! 
M.  Jacques  s'abattit,  après  avoir  tourné 
sur  lui-même  comme  une  toupie.  J'étais 
près  de  lui  quand  il  tomba. 

«  —  Oh  !  son  pressentiment  !  »  —  pen- 
sai-je.  Et  l'idée  d'Aimée  me  traversa  le 
cœur. 

■•  —  Est-il  mort>  —  dis-je  à  Juste  Le 
m.  qui  l'avait  relevé. 


::  |         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

«  —  Mort  ou  non,  —  répondit-il,  — 
«  nous  ne  le  laisserons  pas  aux  Bleus,  qui 
••  se  vengeraient  de  nous,  en  fusillant  son 
■  cadavre  !»  —  Et  le  levant,  de  ses  deux 
bras  d'Hercule,  il  le  coucha  sur  les  épau- 
les de  ceux-là  qui  portaient  Des  Touches, 
lequel  eut  ainsi  un  camarade  de  pavois  ! 

<•  Vingt  minutes  après,  la  ville  était 
déjà  loin,  noyée  dans  son  brouillard  et 
dans  son  bruit,  et  nous  en  pleine  campa- 
gne, avec  notre  double  fardeau.  Nous 
n'avions  été  ni  traqués,  ni  coupés,  mais 
nous  allions  l'être,  si  la  rue  du  faubourg 
n'avait  pas  fini.  Dans  la  campagne,  le 
brouillard  était  encore  plus  épais  que  dans 
la  ville.  Une  fois  sortis  des  rues,  les  Bleus 
qui  nous  poursuivaient,  ne  pouvaient 
savoir  la  direction  que  nous  allions  pren- 
dre. D'ailleurs,  la  campagne,  le  hallier.  le 
buisson,  les  routes  perdues,  tout  cela  nous 
connaissait.  Nous  étions  des  Chouans! 

«  La  Varesnerie,  qui  savait  le  pays  par 
cœur,  nous  fit  prendre  par  les  terres 
labourées.  Puis  nous  ouvrimes  une  ou  deux 
barrières  fermées  seulement  avec  des  cou- 
ronnes de  bois  tors,  et  nous  entrâmes 
dans  des  chemins  qui  ressemblaient  à  des 
ornières.  Au  bout  de  deux  heures  de  mar- 


I     ME     EXPEDITION  2  2^ 

che  à  peu  près,  nous  descendîmes  dans 
un  bas-fond  où  coulait  une  rivière  au  bord 
de  laquelle  était  amarré  un  grand  bateau 
destiné  à  charrier  cet  engrais  que  dans  le 
pays  on  nomme  langue  et  qu'on  tire  au 
grelin,  le  long  d'un  chemin  de  halage, 
parallèle  à  la  rivière  dans  toute  ,sa  lon- 
gueur. 

■  G*est  dans  ce  grand  bateau  que  ceux 
qui  portaient  Des  Touches  et  M.  Jacques 
les  déposèrent,  et  c'est  là  que  nous  restâ- 
mes à  attendre  le  jour,  heureux  d'avoir 
délivré  l'un,  mais  le  cœur  glacé  d'avoir 
perdu  l'autre.  Quand  le  jour  vint  nous 
prendre,  nous  pûmes  juger  de  la  blessure 
de  M.  Jacques.  Il  avait  reçu  une  balle  en 
plein  cœur.  Nous  l'enterrâmes  au  bord  de 
cette  rivière  inconnue,  cet  inconnu  dont 
nous  ne  savions  rien,  sinon  qu'il  était  un 
héros  !  Avant  de  l'étendre  dans  la  fosse 
que  nous  lui  creusâmes  avec  nos  couteaux 
de  chasse,  je  coupai  à  son  bras  le  brace- 
let que  lui  avait  tressé  Aimée,  de  ses  che- 
veux plus  purs  que  l'or,  et  dont  le  sang 
qui  le  couvrait  allait  faire  pour  elle  une 
relique  sacrée.  Sans  prêtres,  loin  de  tout, 
nous  lui  rendîmes  le  seul  honneur  que  des 
soldats  puissent  rendre  à  un  soldat,  en  le 


22Ô         11      CHEVALIE1      DES     TOUCHES 

saluant  une  dernière   fois  du   feu  de   nos 

carabines,  et  en  parfumant  le  gazmi  sous 
lequel  il  allait  dormir  de  cette  odeur  de  la 
poudre  qu'il  avait  toujours  respirèe  ! 

—  Il  n'est  pas  à  plaindre,  —  dit  M.  de 
Fierdrap,  qui  crut  répondre  à  la  pensée 
secrète  de  mademoiselle  de  Percy. —  Il 
est  mort  de  la  mort  d'un  Chouan  et  il  a 
été  enterré  au  pied  d'un  buisson  comme 
un  Chouan,  sa  vraie  place  !  tandis  que  Des 
Touches,  que  l'abbé  vient  de  voir  sur  la 
place  des  Capucins,  est  probablement 
fou.  errant,  misérable,  et  que  Jean  Cotte- 
reau,  le  grand  Jean  Cottereau,  qui  a 
nommé  la  Chouannerie  et  qui  est  reste- 
seul  de  six  frères  et  sœurs,  tués  à  la 
bataille  ou  à  la  guillotine,  est  mort  le  cœur 
brisé  par  les  maîtres  qu'il  avait  servis, 
auxquels  il  a  vainement  demande,  pauvre 
grand  cœur  romanesque,  le  simple  droit, 
ridicule  maintenant,  de  porter  l'épèe  1 
L'abbé  a  raison  :  ils  mourront  comme  les 
Stuarts.  >• 

.Mademoiselle  de  Percy  n'eut  pas  le  cou- 
rage de  protester  une  seconde  fois  contre 
l'opinion  de  ces  blessés  de  la  Fidélité 
atteints  au  cœur,  qui,  comme  l'abbé  et  le 
baron,  se  plaignaient  entre  eux  des  Bour- 


LA     SECONDE     EXPEDITION  2  2" 

comrae  on  se  plaindrait  d'une  mai- 
tresse  ;  car  se  plaindre  de  sa  maîtresse 
est  peut-être  une  manière  de  plus  de  l'ado- 
rer ! 

«  Après  les  derniers  devoirs  rendus  à 
M.  Jacques.  —  reprit  la  conteuse,  —  nous 
pensâmes  à  délivrer  de  ses  fers  le  cheva- 
lier Des  Touches,  que  nous  avions  assis 
et  appuyé,  dans  le  bateau  à  tangue,  contre 
le  mât  auquel  on  attache  le  grelin.  Ceux 
qui  l'avaient  pris  lui  avaient  fait  comme 
une  espèce  de  camisole  de  force  avec  des 
chaînes  croisées  et  recroisées,  et  ils  les 
avaient  serrées  au  point  de  produire  l'en- 
gourdissement le  plus  douloureux  en  cet 
homme  svelte  et  souple,  dans  les  membres 
duquel  dormait  une  force  qui  avait  ses 
réveils,  comme  le  lion.  Avec  son  instinct  et 
son  amour  du  combat,  il  avait  dû  furieuse- 
ment souffrir  d'entendre  passer  les  balles 
autour  de  lui  sur  les  épaules  de  ses  compa- 
gnons, et  de  n'en  pouvoir  cracher  une 
seule  à  l'ennemi  ;  mais  la  marque  distinc- 
tive  du  courage  de  Des  Touches,  c'était  la 
patience  de  l'animal  ou  du  sauvage  sous 
la  circonstance  qui  l'écrase.  C'était  un 
Indien  que  cet  homme  de  Granville  !  Il 
avait  jusque-là.  dans   la  marche   et   dans 


228         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

la  nuit,  souffert  de  ces  chaînes  en  silence, 
mais  depuis  qu'il  faisait  jour  et  que  nous 
n'avions  plus  l'ennemi  aux  talons,  il  devait 
avoir  hàtc  d'être  délivré  du  poids  écrasant 
de  ses  fers.  Tout  à  l'heure,  il  faudrait 
reprendre  notre  route,  et  lui,  libre,  serait 
un  fier  soldat  de  plus,  si  nous  étions  atta- 
qués, d'aventure,  dans  notre  retour  à 
Touffedelys.  Nous  essayâmes  donc  de 
forcer  et  de  rompre  toute  cette  ferraille  ; 
mais,  n'ayant  que  nos  couteaux  de  chasse 
et  les  chiens  de  nos  carabines,  une  telle 
besogne  menaçait  d'être  longue  et  peut- 
être  impossible,  quand  un  de  ces  hasards 
comme  il  ne  s'en  rencontre  qu'à  la  guerre, 
nous  tira  de  l'embarras  dans  lequel  nous 
nous  trouvions  alors. 

—  Ah  !  c'est  l'histoire  de  Couvai!  !  » 
dit  en  se  remuant  voluptueusement 
dans  sa  bergère  mademoiselle  Sainte  de 
Touffedelys,  comme  si  on  lui  avait  débou- 
ché sous  le  nez  un  flacon  de  l'odeur  qu'elle 
eût  préférée. 

On  voyait  que  cette  histoire,  dont  l'hé- 
roïsme n'agitait  pas  beaucoup  son  cerve- 
let, tombait  enfin  dans  des  proportions 
qui  lui  plaisaient.  Tout  est  relatif  dans 
ce  monde.    Le    temps    avait    croisé    le 


LA    SECONDE    EXPEDITION  1 2Q 

cygne  des  anciens  jours  d'une  pauvre  oie, 
qui  n'eût  pas  sauvé  le  Capitole.  Mademoi- 
selle de  Touffedelys  s'était  presque  ani- 
mée... Couyart  était  son  horloger. 

Il  est  venu  encore  ce  matin  remon- 
ter la  pendule,  »  dit  profondément  cette 
observatrice  ineffable. 

Elle  portait  un  vieil  et  grand  intérêt  à 
ce  Couyart,  qui  croyait  aux  revenants 
comme  elle  et  qui  l'entretenait  perpétuel- 
lement, lorsqu'il  venait  remonter  le  Bac- 
chus  d'or  moulu,  de  tous  ceux  qu'il  voyait 
partout  ;  car  cela  lui  était  habituel,  à  ce 
brave  homme.  Il  ne  pouvait  sortir  même 
dans  sa  cour  pour  ce  que  vous  savez, 
sans  en  voir!  C'était  un  homme  timide, 
scrupuleux,  au  parler  doux,  qui  parlait 
comme  il  marchait,  dans  des  chaussons  de 
velours  de  laine  qu'il  portait  toujours,  par 
respect  pour  le  glacis  du  parquet  des 
salons  dont  il  remontait  les  pendules.  Il 
était  délicat  et  nerveux,  blanc  de  visage 
comme  une  vieille  femme,  et  quoique 
chauve  du  front  et  du  crâne,  coiffé  assez 
drôlement  à  la  titus  d'un  reste  de  cheveux 
sur  l'occiput  et  sur  les  oreilles,  qu'il  pou- 
drait, par  l'unique  raison  que  c'était  la 
mode  des  gens  comme  il  faut,  avant  celle 


23O    LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 

malheureuse  révolution...  Il  avait,  disait-il, 
toujours  été  aristocrate.  Avec  ses  prati- 
ques, et  c'était  toute  la  noblesse  de  Valo- 
gnes,  il  était  de  cette  timidité  qui  flatte 
les  princes  quand  un  homme  ne  sait  plus 
trouver  ses  mots  devant  eux.  Exquise 
flatterie  !  Elle  lui  était  naturelle. 

Il  coupotaii  ses  phrases  des  hem  !  hem  ! 
de  l'embarras,  et  les  commençait  par  des 
Or  donc  impossibles:  ce  qui  prouvait  que 
les  rouages  de  la  mécanique  ne  donnent 
pas  les  habitudes  du  raisonnement.  Lors- 
qu'il ne  travaillait  pas  à  ses  montres, 
assis,  debout,  en  marchant,  il  frottait  éter- 
nellement, avec  satisfaction,  l'une  contre 
l'autre,  ses  mains  mollettes  et  pâlottes 
d'horloger,  accoutumées  à  tenir  des  cho- 
ses délicates  et  fragiles,  et  il  faisait  le 
bonheur  des  enfants  de  la  rue  Siquet  et 
de  la  rue  des  Religieuses,  quand,  en  reve- 
nant de  l'école,  ils  se  groupaient  au  vitrage 
de  sa  boutique  pour  le  voir,  devant  son 
établi  couvert  d'un  papier  blanc  et  de 
verres  à  pattes  sous  lesquels  il  mettait  les 
rouages  de  ses  montres,  absorbé  tout 
entier  dans  sa  loupe  et  cherchant  ce  qu'il 
appelait  un  échappement. 


*M 


...  Jû  l'ai   toujours  ' 

le  imjliic,    Ci 


VIII 


LE    MOULIN    BLEU 

.Mademoiselle  de  Percy  passa  naturelle- 
ment par-dessus  la  réflexion  de  l'ingénue 
mademoiselle  Sainte  de  Touffedelys,  et 
elle  continua  : 

«  Pendant  que  nous  nous  efforcions, 
baron,  de  délivrer  Des  Touches  de  ses 
chaînes,  et  je  vous  jure  que  cela  nous 
parut    un    instant   plus  difficile   que   son 


2-J2         II      CHEVALIER    DES    TOUCHES 

enlèvement,  nous   vîmes  poindre  de  loin 

un  homme  le  long  du  chemin  de  halage. 
Saint- Germain,  qui  avait  l'œil  d'une 
vedette,  l'avisa  le  premier  qui  s'en  venait 
tranquillement  de  notre  côté,  et  quand  je  dis 
tranquillement,  je  dis  trop:  il  n'était  déjà 
plus  tranquille.  Ce  groupe  d'hommes  que 
nous  formions  de  si  bon  matin,  au  bord 
de  cette  rivière  qui  ne  voyait  pas  d'ordi- 
naire grand  monde  sur  ses  bords,  ce 
groupe  armé,  dont  le  soleil  qui  se  levait, 
en  dissipant  le  brouillard,  faisait  étinceler 
les  carabines,  inquiétait  cet  homme  aux 
pas  circonspects  et  presque  cauteleux  ; 
car  vous  savez  comme  il  marche,  Sainte  ? 
Je  l'ai  toujours  vu  le  même,  ce  Couyart  ! 
Il  était  là,  au  bord  de  cette  rivière  où  je 
le  voyais  pour  la  première  fois,  comme 
ici,  dans  votre  salon,  quand  il  y  vient 
pour  la  pendule.  Oui  !  notre  groupe,  dont 
il  ne  se  rendait  pas  de  loin  très  bien 
compte,  l'inquiétait  et  le  fit  même  se 
retourner,  comme  un  chat  prudent  qui 
voit  le  danger  et  qui  l'évite,  et  remonter 
le  chemin  de  halage. 

«  —  On  ne  s'en  va  pas  comme  cela,  mon 
••  mignon,  —  dit  Saint-Germain,  —  quand 
••  on    a  le    bonheur    de   rencontrer    des 


LE    MOULIN     BLEU  2^3 

•<  Chasseurs  du  Roi  avant  son  déjeuner, 
«  et  je  te  promets  que  tu     n'iras  dire  à 
«  personne  ce  matin  que  tu  nous  as  vus  !  » 
«  Et  il  arma  sa  carabine  et  il  l'ajusta. 
«  Il  allait  lui  mettre  certainement  une 
balle  au   beau  milieu  des  deux  épaules, 
quand    La  Varesnerie,   qui   travaillait  à 
casser  une  vis,  avec  le  dos  de   son  cou- 
teau de  chasse,  dans  un   des  ferrements 
de  Des  Touches,  releva  de  ce  couteau  le 
canon  de  la  carabine  : 
»  —  Laisse  cette  bécasse  !  —  lui  dit-il.  — ■ 
Ce  n'est  pas  un  espion.  C'est  Couyart, 
Couyart     de    Marchessieux,    qui     s'en 
revient  de  Marchessieux  à  Coutances, 
où  il  est   compagnon  horloger  chez  Le 
Calus,   sur  la  place  de  la  Cathédrale, 
vis-à-vis  de  l'hôtel  de  Crux.  Je  le  connais, 
c'est  un  royaliste.  Il  m'a  bien  des  fois 
remonté  ma  montre  de  chasse.  Il  arrive 
comme  la  marée  en  carême  !  C'est  peut- 
être  Dieu  qui    nous    l'envoie  ;    car    un 
ouvrier   horloger    doit    toujours    avoir 
quelque   outil  ou   quelque    ressort    de 
montre  dans  sa  poche,  et  il  va  proba- 
blement nous  donner  le  coup  de  main 
■  dont  nous  avons  besoin  dans  l'endiablée 
besogne  de  cette  ferraille.  •• 


234         IE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

«  Et  comme  il  voyait  que  l'homme,  crai- 
gnant quelque  encombre,  s'était  retourné, 
il  éleva  la  voix  et  courut  à  lui  : 

«  —  lié  !  Couyart,  —  fit-il.  —  hé  !  hé  ! 
«  Couyart!  Ce  sont  des  amis  !  » 

•<  L'horloger  s'arrêta;  et,  deux  secondes 
après,  nous  le  vîmes,  chapeau  bas,  devant 
La  Varesnerie,  qui  l'amena  à  nous,  tou- 
jours chapeau  bas. 

«  Il  n'était  pas  encore  très  rassuré  ;  mais 
quand  son  petit  œil  d'oiseau  pris,  que  l'on 
tient  dans  sa  main,  eut  fait  circulairement 
le  tour  de  notre  groupe  : 
«  —  Eh  !  mon  Dieu  !  —  dit-il,  —  c'est 
donc  vous  aussi,  monsieur  de  Beaumont? 
et  vous  aussi,  monsieur  Lottin  de  La 
Bochonnière>  (qui,  de  vrai,  s'appelait 
Lottin)  et  c'est  vous  aussi,  monsieur 
Desfontaines  ?  Or  donc,  j'ai  l'honneur 
de  vous  présenter  mes  très  humbles 
civilités  et  respects,  et  je  vous  prie  de 
croire,  or  donc,  que  je...  hem  !  ne  pen- 
sais du  tout  pas...  hem!  hem!  à  vous 
rencontrer  de  si  bon  matin. 
«  —  Oui  !  c'est  un  peu  jour  pour  nous, 
qui  sommes  les  chevaliers  de  la  Belle- 
Étoile,  —  dit  La  Varesnerie,  —  mais 
avant  tout,  le  service  du  Roi!  C'est  le 


LE    MOULIN     BLET  23) 

service  du  Roi  qui  nous  a  fait  passer  la 
nuit  à  Coutances,  et  voilà  pourquoi 
nous  ne  sommes  pas  encore  rentrés 
quand  le  soleil  qui  se  lève  marque  l'heure 
de  notre  couvre-feu,  à  nous.  Vous  êtes 
un  bon  royaliste,  Couyart,  et  vous 
apprendrez  avec  plaisir  que  nous  avons 
fait  de  la  besogne  cette  nuit  à  Coutan- 
ces; mais,  mon  brave  Couyart,  nous 
avons  besoin  de  vous,  ce  matin,  pour 
l'achever. 

«  —  De  moi,  monsieur?-  —  lit  l'horloger, 
cette  créature  de  douceur  et  de  paix, 
qui  se  voyait  au  milieu  de  nous  tous, 
appuyés  sur  des  carabines. —  Je  ne  vois 
pas,  hem  !  très  bien,  hem  !  hem  !  com- 
ment je...  pourrais...  Est-ce  pour  l'heure  > 

—  fit-il  en  se  ravisant.  —  Or  donc,  j'ai 
l'heure, —  et  il  lança  la  plaisanterie  inféo- 
dée à  l'horlogerie  depuis  la  fabrication 
de  la  première  horloge  :  —  Je  règle  le 
soleil. 

«  —  Tenez  !  Couyart,  — dit  La  Varesne- 
rie;  —  écartez-vous  un  peu,  messieurs! 

—  car  nous  lui  cachions  le  bateau  à  tan- 
gue et  Des  Touches.  Et  il  montra  alors 
à  l'horloger  ébahi,  dont  les  yeux  devin- 
rent ronds  ainsi  que  sa  bouche,  le  che- 


236  LE     CHEVALIER     DES     TOUCIILS 

•-  valier  comme  emmailloté  dans  ses  fers. 
Tenez  !  voila  notre  besogne  et  la 
vôtre  !  Vous  devez  certainement  avoir 
des  outils  de  votre  état  sur  vous,  quel- 
que lime  ou  un  ressort  de  montre,  ce 
qui  vaudrait  encore  mieux.  Eh  bien!  mon 
fils,  limez-nous  toute  cette  enragée  fer- 
raille-là, et  vous  pourrez  vous  vanter, 
quand  le  Roi  reviendra,  d'avoir  été  l'un 
des  libérateurs  de  Des  Touches  !  • 
«  Et  voilà,  baron,  comme  il  le  fut,  à  sa 
manière,  ce  Couyart,  comme  nous,  nous 
l'avions  été  à  la  notre  !  La  Varesnerie 
avait  prévu  juste.  Couyart,  il  nous  le  dit. 
avait  toujours  un  tas  d'outils  dans  ses 
poches. 

«  —  Travaillez  donc,  mon  brave  garçon. 
—  fit  La  Varesnerie,  —  et  soyez  tran- 
quille ;  je  vous  jure,  par  Dieu  et  par  tous 
les  saints  du  calendrier,  que  personne 
ne  vous  donnera  de  distractions  pen- 
dant que  vous  travaillerez  !  Vous  ne 
serez  pas  interrompu,  allez  !  Ceci  nous 
regarde,  de  vous  préserver  des  impor- 
tuns. » 

«  Et  nous  battîmes  un  peu  l'estrade 
autour  de  lui  pendant  qu'il  travaillait.  Ce 
travail,  que  nous  n'aurions  jamais  pu  faire 


LE    MOULIN     BLED  2^7 

sans  lui,  dura  une  moitié  de  journée. 
Jamais  montre  ou  horloge,  prétendit-il, 
ne  lui  avait  donné  plus  de  tablature  et  de 
tintouin  que  ces  maudites  chaînes  ;  mais 
il  y  mit  la  patience  d'un  homme  patient, 
qui  m'étonne  toujours  beaucoup,  moi,  et 
il  y  ajouta  celle  d'un  horloger,  qui  m'est, 
pour  celle-là,  tout  à  fait  incompréhensi- 
ble !  Ce  fut  dur,  mais  il  y  parvint.  Il  s'en 
tira  à  son  honneur.  Mais  la  peine  que  cela 
lui  coûta  marqua  tellement  dans  sa  vie,  à 
ce  pauvre  diable  de  Couyart,  que  depuis 
ce  temps-là,  quand  il  voulait  parler  ou 
d'un  raccommodage  compliqué  dans  ses 
horlogeries,  ou  de  quelque  chose  de  pro- 
digieusement difficile  en  soi,  il  disait  inva- 
riablement toujours  :  «  C'est  dificile,  ça, 
«  comme  de  scier  les  fers  Je  Des  Touches!  •■ 
"  Tout  cela  est  à  présent  bien  loin  de 
nous,  monsieur  de  Fierdrap,  et  le  temps, 
qui  a  mis  son  éteignoir  sur  nos  jeunesses, 
a  si  bien  éteint  l'éclat  que  nous  avons  eu 
et  le  bruit  que  nous  avons  fait  dans  les 
jours  lointains  d'autrefois,  que  cette  locu- 
tion de  Couyart  :  ■  difficile  comme  de  scier 
les  fers  de  Des  Touches  »,  cette  locution 
qui  passe  pour  un  tic  de  langage  du  pau- 
vre homme,  personne  ne  sait  plus  ce  qu'elle 


23"  LE     CHEVALIER     DES     TOUCHES 

veut  dire;  mais,  nous  trois,  Ursule,  Sainte 
et  moi,  nous  le  savons  !  » 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'une 
note  mélancolique  vibrait  dans  l'histoire 
de  cette  noble  vieille  fille,  d'ordinaire  si 
peu  mélancolique  ;  mais  ce  n'était  là 
jamais  qu'une  note  qui  passait  vite  dans 
ce  récit,  animé  par  la  gaieté  d'un  cœur 
si  vaillant. 

«  Quant  au  chevalier  Des  Touches,  — 
reprit-elle  après  le  temps  d'étouffer  seule- 
ment un  soupir,  —  dès  qu'il  fut  rentré 
dans  sa  liberté  et  dans  sa  force,  il  nous 
remercia  avec  courtoisie.  Il  nous  serra  la 
main  à  tous.  Quand  il  prit  la  mienne,  comme 
à  l'un  des  Douze,  il  me  reconnut  sous  ces 
habits  d'homme  que  j'avais  déjà  portés 
dans  d'autres  circonstances,  mais  sous 
lesquels  il  ne  m'avait  pas  vue  encore.  Il 
ne  s'en  étonna  pas.  Qui  s'étonnait  de  quel- 
que chose  dans  ce  temps?  Il  savait  que 
j'aimais  les  fusils  plus  que  les  fuseaux. 
Et  quelle  meilleure  occasion  pour  satis- 
faire ce  goùt-là,  que  la  nécessité  de  vivre 
de  cette  vie  armée  de  partisans,  qui  était 
alors  notre  vie  ? 

■•  —  Messieurs,  —  nous  dit-il.  —  le  Roi 
«  vous  doit  un  serviteur  qui  va  recommen- 


LE    MOULIN     BLEU 


239 


cer  son  service.  Ce  soir,  j'aurai  repris  la 
mer.  Le  soleil  va  bientôt  décliner;  mais 
il  est  trop  haut  encore  pour  que  nous 
puissions  nous  montrer  sur  les  chemins 
réunis  et  en  armes.  Il  faut  nous  égailler. 
Seulement,  dans  deux  heures,  nous  pou- 
vons nous  rejoindre  à  ce  moulin  à  vent 
qui  est  ici  à  votre  droite,  sur  une  hau- 
teur, et  qui  la  couronne,  et  je  vous  y 
donne  rendez-vous. 

«  —  C'est  le  Moulin  bleu.  —  dit  La 
Varesnerie. 

«  —  Bleu,  en  effet,  —  reprit  sombrement 
Des  Touches  ;  —  car  c'est  dans  ce  mou- 
lin-là, messieurs,  que  les  Bleus  m'ont 
pris  par  trahison  et  vous  ont  donné  la 
peine  de  me  reprendre.  J'ai  juré  dans 
mon  cœur  que  je  leur  payerais,  argent 
comptant,  cette  peine  qu'ils  vous  ont 
donnée.  J'ai  juré  —  fit-il  d'une  voix  écla- 
tante comme  le  cuivre  —  que  je  venge- 
rais la  mort  de  M.  Jacques.  Vous  verrez 
si  je  tiendrai  mon  serment  !  Avant  que 
ce  soleil,  qui  dit  trois  heures  d'après- 
midi,  ait  disparu  sous  l'horizon,  et  moi 
dans  la  brume  des  côtes  d'Angleterre, 
je  vous  donne  ma  parole  de  Chouan  que 
le  Moulin  bleu  sera   devenu   le  Moulin 


240         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

•  muge,  et  que,  dans  la  mémoire  des  -eus 
••  de  ces  parages,  il  ne  portera  plus  d'au- 
•<  tre  nom  !  » 

«  Je  le  regardais  pendant  qu'il  parlait, 
et  jamais,  avec  sa  taille  étreinte  dans  la 
ceinture  de  sa  jaquette  de  pilote,  il  n'avait 
été  plus  l'homme  de  son  nom  de  guerre, 
la  Guêpe;  la  guêpe  qui  tirait  son  dard  et 
qui  veut  du  sang!  Il  me  rappelait  aussi 
ces  lions  passant  de  blason,  au  râble  étroit 
et  nerveux  comme  celui  des  plus  Unes 
panthères,  et  ongle,  à  ce  qu'il  semble,  pour 
tout  déchirer.  Sa  figure  de  femme,  et  que 
je  n'aimais  pas,  mais  que  je  ne  pouvais 
m'empècher  de  trouver  belle,  respirait, 
soufflait,  aspirait  avec  une  telle  férocité 
la  vengeance,  qu'elle  était  cent  fois  plus 
terrible  que  si  elle  avait  été  de  la  plus 
crâne  virilité. 

«  Tous  les  Douze,  nous  tombâmes  sous 
l'action  de  ce  visage  de  Némésis.  Mais  La 
Varesnerie  eut  probablement  la  prévision 
de  quelque  chose  d'épouvantable,  qui 
devait  amener  d'abominables  représailles 
et  noircir  un  peu  davantage  la  noire  répu- 
tation des  Chouans,  qui  l'était  bien  assez 
comme  cela. 

«  —  Et  si  nous  n'allions   pas   à   votre 


LE     MOULIN     BLEU  2\\ 

«  rendez-vous,  monsieur,  —  dit  La  Vares- 
«  nerie,  —  qu'en  arriverait-il  ? 

«  —  Rien,  monsieur!  »  —  fit  fièrement 
lies  Touches,  et  dans  le  gonflement  de 
ses  narines  je  vis  passer  comme  le  vent 
de  l'épée.  «  — Je  vous  voulais  pour  témoins 
«  d'une  justice,  mais  je  n'ai  besoin  de  per- 
-  sonne  pour  faire  moi-même  ce  que  j'ai 
••   résolu.  •> 

«  La  Varesnerie  réfléchit  un  instant.  Il 
v  avait  du  chef  dans  cette  tête  de  La 
Varesnerie.  Il  était  jeune.  Quelque  temps 
après  cette  époque,  M.  de  Frotté  le  nomma 
major. 

«  —  Seul  contre  plusieurs  peut-être,  — 
«  murmura-t-il.  —  Non  !  monsieur,  nous 
«  vous  avons  sauvé  et  nous  vous  devons 
«  au  Roi,  Nous  irons  tous  ;  n'est-ce  pas, 
•-  messieurs  ?  » 

«  Nous  en  convînmes,  baron,  et  nous 
nous  quittâmes,  en  prenant  des  sentiers 
différents.  Je  m'en  allai,  moi,  avec  ce  Juste 
Le  Breton,  que  vous  appelez  mon  favori, 
mon  frère.  Vous  avez  raison;  il  l'était,  et 
je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  le  honni  soit 
qui  mal  y  pense  !  car  avec  les  grâces  de 
ma  personne,  qui  pouvait  mal  penser  de 
moi  ?  Juste  me  disait  en  marchant  : 


;  i;  Il      CHEVALIER     DES     rOUCHES 

«  —  Que  va-t-il  faire,  le  chevalier  Des 
■  Touches  rTI  a  les  outrages  de  deuxempri- 
«  sonnements  accumulés  sur  un  cœur 
«  diablement  allier.  ■ 

«  Juste,  comme  moi,  s'intéressait  à  I>es 
Touches  parce  qu'il  ne  voyait  en  lui  que 
ce  que  j'y  voyais  uniquement  :  l'homme  de 
guerre,  indifférente  tout  ce  qui  n'était  pas 
la  guerre  et  ses  farouches  ambitions! 

••  —  Ils  l'ont  pris  par  trahison.  —  conti- 
•■  nuait  Juste.  —  Il  a  été  livré  aux  Bleus. 
■•  mais  quand?-  et  comment >  et  à  quel 
•<  moment?  Car  Des  Touches,  c'est  la  vi- 
«  gilance  et  c'est  l'insomnie  !  » 

•■  Nous  étions  si  préoccupes  de  ce  qui 
allait  suivre,  que  nous  remontâmes,  sans 
nous  apercevoir  de  la  longueur  du  chemin, 
les  pentes  de  la  hauteur  où  se  trouvait 
perché  le  Moulin  bien,  comme  on  l'appe- 
lait dans  le  pays.  En  proie  au  magnétisme 
de  la  curiosité,  de  l'idée  fixe,  du  lieu  qu'on 
n'a  pas  vu  et  qu'on  veut  voir,  attirés  par 
ce  lieu,  presque  aspires,  comme  un  enfant 
qui  tombe  dans  la  vague  du  bord  est 
aspiré  par  la  mer,  nous  arrivâmes  les  pre- 
miers au  lieu  du  rendez-vous,  et  nous  nous 
tinmes  à  quelque  distance  du  moulin  à 
vent  en    question,  attendant   nos   compa- 


LE    MOULIN     BLEU  2  J ^ 

gnons,  et,  probablement  avant  eux.  Des 
Touches. 

•<  C'était  un  endroit  bien  tranquille.  Sa 
hauteur  était  le  résultat  d'un  mouvement 
de  terrain  très  doux,  mais  très  continu, 
qui.  par  conséquent,  ne  semblait  rien  poul- 
ies pieds  une  fois  qu'on  l'avait  atteinte, 
mais  qui  était  beaucoup  pour  les  yeux, 
quand,  en  se  retournant,  on  regardait 
derrière  soi  la  route  par  laquelle  on  était 
venu.  La  surface  de  toute  cette  hauteur 
était  revêtue  d'une  herbe  courte,  mais 
assez  verte.  Il  y  paissait  chichement  deux 
ou  trois  brebis.  Il  n'y  avait  là  ni  un  arbre, 
ni  un  arbuste,  ni  une  haie,  ni  un  fossé,  ni 
une  butte,  ni  quoi  que  ce  soit  qui  pût 
faire  obstacle  au  vent,  qui  était  roi  la,  qui 
jouait  la  parfaitement  à  son  aise  et  faisait 
tourner  son  moulin  avec  un  mouvement 
d'une  lenteur  silencieuse.  Rien  ne  craquait 
ni  ne  grinçait  dans  ce  moulin  aux  vastes 
ailes,  dont  les  toiles  tendues  palpitaient 
parfois,  a  certains  souffles  plus  forts, 
comme  des  voiles  de  navire  !  C'était  donc 
là  le  Moulin  bleu.  Pourquoi  l'appelait-on 
bleu?...  Etait-ce  parce  que  la  porte,  les 
volets,  la  roue  qui  fait  tourner  le  toit,  et 
jusqu'à  la  girouette,  tout  était   de  ce  bleu 


:  )  1  LE    CH  BVA  LIER    !■  I.  ^     TOUCHES 

qu'on  a  nommé  Longtemps  bleu  de  perru- 
quier, par  la  raison  que  les  perruquier-. 
depuis  saint  Louis,  dit-on.  en  badigeon- 
naient leurs  boutiqui 

«  Tout  ce  qui  n'était  pas  la  muraille  du 
moulin  et  ses  ailes,  était  de  ee  bleu  pim- 
pant et  joyeux  qui  paraissait  plus  clair 
dans  le  bleu  plus  foncé  du  ciel  et  dans 
cette  chaude  lumière  que  lui  envoyait  un 
soleil  de  cinq  heures  du  soir,  qui  ne  le 
dorait  pas  encore.  Pourquoi  tout  ce  bleu, 
inconnu  aux  moulins  ù  vent  de  la  Nor- 
mandie? Etait-ce  pour  justifier  le  jeu 
de  mots,  recherché  de  tous  les  popu- 
laires ?  C'était  le  Moulin  bleu,  c'est-à-dire 
le  moulin  qui  n'était  pas  blanc  !  Le  moulin 
patriote!  La  porte  coupée  faisait  en  même 
temps  porte  et  fenêtre,  et  la  partie  qui 
faisait  fenêtre  était  ouverte.  Lu  reste,  per- 
sonne: ni  meunier,  ni  meunière:  rien  que 
le  moulin  dans  son  large  tournoiement 
solitaire,  dont  la  rotation  semblait  s'ac- 
complir au  fond  d'un  sac  d'ouate,  tant 
elle  glissait  dans  le  silence!  et  dont  les 
ailes  courant  comme  les  heures,  les  unes 
après  les  autres,  dans  ce  tournoiement 
placide  et  mesuré,  ne  tremblaient  même 
pas  ! 


LE     MOULIN     BLEU  2J5 

_  ne  fut  pas  long3  ce  silence...  Un 
pizzicato  de  violon  s'entendit  et  passa  par 
la  porte  a  moitié  ouverte.  Maigre  et  aigre, 

c'était  une  chanterelle  qui  s'éveillait  sous 
une  main  qui  dormait  encore...  une  main 
de  meunier  qui  a  de  la  farine  de  son  mou- 
lin dans  les  oreilles,  et  qui  pour  cela  ne 
s'entend  pas  ! 

«  —  Quel  bon  air  a  ce  moulin  de  la  trahi- 
•>  son  !  —  dit  Juste. —  Je  ne  suis  pas  sur- 
«  pris  que  Des  Touches  lui-même  s'y  soit 
••   trompé  !  » 

«  Cependant,  le  pizzicato  continuait 
incertain,  vague,  endormi,  et  perceptible 
seulement  à  cause  du  profond  silence  de 
cette  après-midi  d'été  et  de  ce  moulin,  qui 
semblait  tourner  dans  le  vide  !  Il  y  avait 
vraiment  de  quoi  vous  faire  partager  cette 
sensation  de  somnolence  dans  laquelle  évi- 
demment se  trouvait  plongé  ce  meunier 
invisible,  qui  rêvait  de  jouer  plutôt  qu'il 
ne  jouait. 

1  'est  à  ce  moment  d'une  sensation 
unique  pour  moi,  monsieur  de  Fierdrap, 
quand  je  pense  à  ce  qui  l'a  suivi,  que  Des 
Touches,  que  nous  attendions  avec  impa- 
tience, parut  seul  sur  la  piètre  pelous 

hauteur.  Il  devançait  les  dix  autres 


2(6         LE     CHEVALIER     DES    T  O  V  C  II  E  S 

des  Douze,  mais  il  vit  que  nous  étions  la. 
Juste  Le  Breton  et  moi.  Il  nous  fit  le 
signe  du  silence.  Il  était  sans  armes  et  il 

avait  les  mains  vides.  Depuis  que  nous 
Taxions  quitté,  il  n'avait  pas  arraché  dans 
une  haie  de  quoi  se  faire  seulement  un 
bàt<m  ! 

»  Il  ouvrit  la  porte  au  loquet  du  moulin 
et  entra...  Nous  n'entendîmes  plus  le  piz- 
zicato... cela  s'arrêtant  comme  une  mon- 
tre qui  faisait,  il  n'y  a  qu'une  minute,  tac, 
/.7c'.  et  qui  ne  va  plus... 

—  Eh  bien,  ni  toi  non  plus!  —  dit 
l'abbé  a  sa  sœur,  qui  s'était  arrêtée. 
humant  l'impression  qu'elle  produisait  : 
car  elle  voyait  bien  qu'elle  en  produisait 
une  sur  M.  de  Fierdrap  et  sur  son  frère. 
—  Va  donc!  ma  sœur.  Va  donc!  et  ne 
m  m-  brûle  pas  a  petit  feu. 

■■  —  Ce  sont  nos  amis.  •>  lit  Juste  Le 
Breton,  qui  les  vit  venir.  —  reprit-elle.  — 
a  cet  instant  que  je  puis  appeler  suprême  a 
présent,  mais  qui  n'était  alors  rempli  que 
d'une  anxiété  sans  nom. 

••  Quand  ils  arrivèrent  sur  la  hauteur  et 
qu'ils  nous  aperçurent  : 

Nous  venons  au  rendez-vous,   —  dit 
•■   La  Varesnerie.       Où  est  le  chevalier  > 


LE    MOL'  LIN    BLE!  2  \~ 

«  —  Le  voici  !  -  —  lui  répondis-je,  at- 
tendu que  depuis  qu'il  était  dans  le  moulin, 
mes  yeux  n'avaient  cessé  de  rester  bra- 
qués sur  la  porte  laissée  ouverte  derrière 
lui. 

«  Il  en  sortait.  .Mais  pouvait-on  dire 
qu'il  était  avec  quelqu'un  ?  Il  tenait  par  le 
cou,  dans  ses  deux  mains  dont  il  lui  faisait 
une  cravate,  le  meunier  du  Moulin  bleu, 
grand  et  pansu,  et  qu'il  traînait  ainsi  après 
lui,  dans  la  poussière. 

«  —  Diable  !  —  fit  Desfontaines  (toujours 
»  Vinel-Aunis)  ;  —  le  moulin  n'est  plus  bleu 
«  tout  seul,  c'est  aussi  le  meunier!  » 

«  Quand  Des  Touches  parut  sur  le  seuil 
du  moulin  silencieux,  d'où  personne  ne 
sortit  que  lui  et  ce  meunier,  qui  ne  sem- 
blait pas  peser  aux  mains  qui  l'agra- 
faient, nous  crûmes  que  c'était  fini...  qu'il 
l'avait  tué...  et  c'était  déjà  assez  tragique, 
n'est-ce  pas,  baron  ?  Mais,  bah  !  nous 
allions  avoir  tout  à  l'heure  un  bien  autre 
tragique  sous  les  yeux  ! 

«  Le  meunier   s'était  évanoui    sous    les 
serres    de    Des   Touches.  Son    sang,   - 
c'était  comme  un  tonneau  plein  jusqu'à  la 
bonde  que   cet    homme   apoplectique,  — 
son   sanc  Fétouffait,  mais  il  vivait  sans 


:  l".         LE     CHEVALIER     DES     I  "I 

connaissance  et  le  chevalier  lies  Touches, 
qui  connaissait  la  proportion  de  la  force 

de  son  effort  à  la  force  de  SOIl  ennemi,  le 
chevalier  Des  Touches  savait  que  cet 
homme  immobile  vivait... 

«  —  Messieurs,  —  dit-il,  —  c'est  le  trai- 
•  tre,  c'est  le  Judas  qui  m'a  livré  aux 
«  Bleus!  Tout  ce  qui  a  été  massacré  à 
«  Avranehes.  Vinel-Aunis  probablement 
«  tué,  .V.  Jacques  frappé  cette  nuit  et 
«  enterré  par  vous  ce  matin,  et  quinze 
«  jours  où  ils  m'ont  fait  boire  l'outrage 
«  comme  l'eau  et  dévorer  comme  du  pain 
«  les  plus  infâmes  traitements,  tout  cela 
■■  doit  être  mis  au  compte  de  cet  homme 
"  que  voilà,  et  dont  le  supplice  m'appar- 
■•  tient...  » 

«  Nous  écoutions,  croyant  qu'il  allait 
faire  appel  à  nos  carabines,  mais  il  tenait 
toujours  dans  ses  mains  fermées  le  cou 
de  cet  homme,  dont  le  corps  pendait  sur 
le  sol  et  dont  il  avait  la  tête  énorme 
appuyée  sur  sa  cuisse,  comme  si  c'eût  été 
un  tambour. 

•>  — Messieurs,  —  reprit-il  ;  il  avait  peut- 
»  être,  avec  la  lucidité  du  sang-froid  qu'il 
«  gardait  au  milieu  de  tout  cela,  vu  quel- 
«  ques-unes  de  nos   mains  se  crisper  sur 


LE     MO  U  LIN     BL1   0  2  \<  ) 

le  canon  de  nos  carabines,  —  gardez 
votre  poudre  pour  des  soldats...  Souve- 
nez-vous, monsieur  de  La  Yaresnerie, 
que  je  n'ai  voulu  les  Douze  de  la  Déli- 
vrance que  pour  être  les  témoins  de  la 
Justice  !  Moi  seul,  je  me  charge  du  châ- 
timent... Pierre  le  Grand,  qui  me  valait 
bien,  que  je  sache,  a  été  souvent,  dans 
sa  vie,  à  la  même  minute,  le  juge  et  le 
bourreau.  » 

■■  Nul  de  nous,  qui  l'entendions  et  qui  le 
regardions,  ne  comprenait  ce  qu'il  vou- 
lait faire;  mais  pour  tenter  seulement  de 
faire  ce  à  quoi  il  pensait,  il  fallait  être. 
un  miracle  de  force...  il  fallait  être  ce  qu'il 
était  !...  Il  resta,  d'une  main  tenant  cette 
tête  de  taureau  du  meunier,  et  il  la  plaça 
entre  ses  deux  genoux,  en  montant  bruta- 
lement à  cheval  sur  sa  nuque...  Nous  crû- 
mes qu'il  allait  la  luxer.  Mais  ce  n'était 
pas  cela  encore,  monsieur  de  Fierdrap  ! 
Ce  meunier  avait  une  ceinture,  une  de  ces 
ceintures  comme  en  portent  encore  les 
paysans  de  Normandie,  tricots  flexibles  et 
forts  qui  soutiennent  les  reins  de  ces 
hommes  de  peine,  et  nous  dîmes  :  «  Il 
«  va  l'étrangler!  »  en  lui  voyant  dénouer 
cette   ceinture  de   son   autre  main.  Mais 


LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

à  chaque    geste,    nous   nous    trompions  ! 

«  Non!  ce  fut  quelque  chose  d'inattendu 
et  de  stupéfiant.  Il  prit,  ayant  l'homme 
entre  les  genoux,  une  des  ailes  du  moulin 
qui  passait  et  il  l'arrêta  net  dans  son  pas- 
sage !  Ce  fut  si  magnifique  de  force  que 
nous  nous  écriâmes... 

■<  Il  tenait  toujours  son  aile  entre  ses 
deux  mains. 

«  —  On  vous  cite,  monsieur  Juste  Le 
••  Breton,  —  lui  dit-il,  —  comme  un  des 
••  plus  forts  poignets  de  tout  le  Cotentin. 
«  Eh  bien,  seriez-vous  homme  à  me  tenir 
••  une  seule  minute  cette  aile  de  moulin 
••  que  je  viens  d'arrêter  >...  •• 

•■  Juste  ne  résista  pas.  Des  Touches  le 
saisissait  par  son  amour,  son  idolâtrie  de 
sa  force,  par  cet  enivrement  de  la  Force 
dont  il  a  été  puni  plus  tard,  en  tombant 
sous  une  blessure  de  rien...  Juste  prit  avec 
orgueil  l'aile  du  moulin  des  mains  du  che- 
valier, et,  sous  le  coup  de  cette  rivalité  qui 
décuple  les  forces  humaines,  il  la  contint 
pendant  le  temps  que  Des  Touches  lia  avec 
sa  ceinture  le  meunier,  qu'il  avait  couché 
sur  toute  la  longueur  de  cette  aile,  laquelle, 
dés  qu'elle  ne  fut  plus  contenue,  reprit  son 
grand  mouvement,  mesuré   et  silencieux. 


LE     M  OC  LIN     BLEU  2}I 

Ah  !  c'était  là  un  carcan  étrange,  n'est- 
il  pas  vrai,  baron?  une  exposition  comme 
on  n'en  avait  jamais  vu,  que  cet  homme 
lié  sur  son  aile  de  moulin,  qui  tournait 
toujours  !  Le  mouvement,  l'air  qu'il  cou- 
pait en  décrivant  ainsi  dans  les  airs  le 
grand  orbe  de  cette  aile,  qui  l'y  faisait 
monter  tout  à  coup  pour  en  redescendre, 
et  en  redescendre  pour  y  monter  encore, 
le  firent  revenir  à  lui.  Il  rouvrit  les  yeux. 
Le  sang  qui  menaçait  de  lui  faire  éclater 
la  face  comme  le  vin  trop  violent  fait  écla- 
ter le  muid,  lui  retomba  le  long  de  son 
corps  et  il  pâlit...  Des  Touches  eut  un 
mot  de  marin. 

«  —  C'est  le  mal  de  mer  qui  commence,  » 
fit-il  cruellement. 

«  Le  meunier,  qui  avait  d'abord  ouvert 
les  yeux,  les  referma  comme  s'il  eût  voulu 
se  soustraire  à  l'horrible  sensation  de  cet 
abime  d'air  qu'il  redescendait  sur  l'aile, 
l'implacable  aile  de  ce  moulin,  remontant 
éternellement  pour  redescendre,  et  redes- 
cendant pour  remonter...  Le  soleil,  qui 
brillait  en  face,  dut  mêler  la  férocité  de 
son  éblouissement  à  la  torture  de  cet 
étrange  supplicié,  qui  allait  ainsi  par  les 
airs  !  Le  malheureux  avait  commencé   par 


2S2 


LE     CHEVALIER     DES    TOI' (Mis 


crier  comme  une  orfraie  qu'on  égorge, 
quand  il  avait  repris  connaissance;  mais 
bientôt,  il  ne  cria  plus...  Il  perdit  l'énergie 
même  du  cri...  l'énergie  du  lâche!   et   il 

s'affaissa  sur  cette  tuile  blanche  de  l'aile  du 
moulin,  comme  sur  un  grabat  d'agonie.  Je 
crois  vraiment  que  ce  qu'il  souffrait  était 
inexprimable...  Il  suait  de  grosses  gouttes, 

que  l'on  voyait  d'en  bas  reluire  au  soleil 
sur  ses  tempes...  Ces  messieurs  regar- 
daient, les  yeux  secs,  la  lèvre  contractée, 
impassibles.  .Mais  moi,  monsieur  de  Fier- 
drap  —  et,  mort-Dieu  !  c'était  la  première 
fuis  de  ma  vie  !  —  je  sentais  que  je  n'étais 
pas  tout  à  fait  aussi  homme  que  je  le 
croyais.  Ce  qu'il  y  axait  de  femme  cachée 
en  moi  s'émut,  et  je  ne  pus  m'empêcher 
de  dire  à  ce  terrible  vengeur  de  chevalier 
Des  Touches  : 

-Pour  Dieu!   chevalier,  abrégez   un 
"   pareil  supplice.  » 

••   Et  je  lui  tendis  ma  carabine,  a  lui  qui 
était  désarmé. 

»   Pour  Dieu  donc  et  pour  vous,   made- 
«  moiselle  !  répondit-il.    -   Vous   avez 

-  fait  assez  cette  nuit  même,  pour  que  je 
«   ne  puisse  VOUS  rien  refuser.  ■ 

»    Et  se  plaçant   bien    en   face,  a   trente 


: 

,/fe   : 


...  Que   cet 
sur  son   aile    M    moulin, 

qui  tournait   ■ 


2yl         LE     CHEVALIER    DES    TOI 


pas.  avec  l'adresse  d'un  homme  qui  luait 
au  vol  les  hirondelles  de  mer  dans  un 
canot  que  la  vague  balançait  comme  une 
escarpolette,  il  tira  son  coup  de  carabine 
si  juste,  quand  l'aile  du  moulin  passa 
devant  lui,  que  l'homme  étendu  sur  cette 
cible  mobile  fut  percé  d'outre  en  outre, 
dans  la  poitrine. 

«  Le  sang  ruissela  sur  la  blanche  aile 
qu'il  empourpra,  et  un  jet  furieux  qui  jail- 
lit, comme  l'eau  d'une  pompe,  de  ce  corps 
puissamment  sanguin,  tacha  la  muraille 
d'une  plaque  rouge.  Il  n'avait  pas  menti, 
le  chevalier  Des  Touches  !  Il  venait  de 
changer  ce  riant  et  calme  Moulin  bleu  en 
un  effrayant  moulin  rouge.  S'il  existe 
encore,  ce  moulin,  qui  fut  le  théâtre  du 
supplice  d'un  traître  dont  la  trahison  dut 
avoir  des  détails  que  nous  n'avons  jamais 
sus.  mais  bien  horribles,  pour  rendre  un 
homme  aussi  implacable,  on  doit  l'appeler 
encore  le  Moulin  du  Sang...  On  ne  sait 
plus  probablement  la  main  qui  l'a  versé; 
on  ne  sait  plus  pourquoi  il  fut  versé,  ce 
sang  qui  tache  ce  mur  sinistre  ;  mais  il 
doit  y  être  visible  toujours,  et  il  parlera 
encore  longtemps,  dans  un  vague  terrible, 
d'une  chose   affreuse  qui  se  sera  passée 


LE    MOULIN     BLEU  2 5 ^ 

là,   quand    il  n'y   aura  plus  personne  de 
vivant  pour  la  raconter  ! 

—  C'était  décidément  un  rude  homme 
que  la  belle  Hélène!  —  fit  pensivement 
l'abbé. 

—  Le  rude  homme,  mon  frère,  n'était 
pas  encore  apaisé  après  cette  vengeance 
et  ce  supplice,  —  continua  mademoiselle 
de  Percy. —  Nous  crûmes  qu'il  l'était...  Il 
nous  trompa  quelques  instants  après. 
Nous  quittâmes  ensemble  cette  hauteur 
pour  retourner,  les  uns  à  Touffedelys,  les 
autres  où  ils  voudraient,  puisque  nous 
avions  réussi  dans  notre  seconde  expédi- 
tion. C'étaient  les  derniers  pas  que  nous 
faisions  en  troupe.  Comme  l'avait  dit  cet 
exact  chevalier  Des  Touches,  le  soleil  n'était 
pas  encore  tombé  sous  l'horizon.  Déjà  loin 
sur  les  routes  d'en  bas,  moi  qui  marchais 
à  côté  de  Juste  Le  Breton,  je  me  retournai 
et  jetai  un  dernier  regard  sur  la  hauteur 
abandonnée...  Le  soleil,  qui  rougissait 
comme  s'il  eût  été  humilié  de  se  baisser 
vers  la  terre,  envoyait  comme  un  regard 
de  sang  à  ce  moulin  de  sang...  Le  vent 
qui  venait  de  la  mer,  de  cette  mer  qu'allait 
tout  à  l'heure  reprendre  Des  Touches, 
faisait  tourner  plus  vite  dans  le  lointain  les 


;V' 


LE  CH  F  \  A  1. 1  F.  R     D  ES    TOUC  II  ES 


ailes  de  ce  moulin  à  vent  qui  roulait  dans 
l'air  assombri  son  cadavre,  quand  je  crus 
voir.de  son  toit  pointu,  se  lever  des  colon- 
nettes  de  fumée.  Je  le  dis  dans  les  rangs. 

<•  —  Il  n'y  a  que  le  feu  qui  purifie!  »  — 
dit  Des  Touches. 

«  Et  il  nous  apprit  qu'il  avait  rais  le  feu 
dans  l'intérieur  du  moulin,  et  le  Chouan. 
qui  ne  défaillait  jamais  en  lui,  ajouta  avec 
le  joyeux  accent  de  la  guerre  : 

«  —  Ce  sera  de  la  farine  de  moins  pour 
■•  le  diner  des  patriotes  !  ■ 

«  Le  feu  avait  couvé  depuis  que  nous 
étions  partis,  et  quand  la  flamme  s'élança 
de  l'amoncellement  de  fumée  qui  s'était 
fait  tout  à  coup  sur  la  hauteur  et  qui 
l'avait  cachée  : 

«  —  On  allume  des  cierges  pour  les 
«  morts, —  dit  Des  Touches;  —  voici  le 
«  mien  pour  M.  Jacques!  Cette  nuit  dans 
••  les  brumes  de  la  Manche,  j'aimerai  à  en 
«  suivre  longtemps  la  lueur.  » 


~?»2> 


•  ...  Cette  rult,  dais 
les  brumes  Aj  !a  Macc  u\ 
l'aimerai  à  co  suivra 
longtemps  la  lueur...  » 


-?~«. 


...     >..'iis     ]e     simin 

1 


IX 


HISTOIRE     D    UNE     ROUGE  U  B 


«  Cependant,  après  avoir  marché  quelque 
temps  encore,  — continua  toujours  made- 
moiselle de  Percy,  —  nous  arrivâmes  à 
une  étoile  formée  par  plusieurs  routes  qui 
se  croisaient  et  qui  conduisaient  aux  diffé- 
rentes villes  et  bourgades  de  la  contrée. 
C'était  là  qu'on  devait  se  séparer,  après  la 
dernière   poignée  de  main.  Les  uns  pri- 

33 


258         LE     CHEVALIER    DES    T  O  L  < 

rein  La  route  de  Granville  et  d'Avranches, 
les  autres  s'en  allèrent  du  côté  de  Vire  et 
de  Mortain.  On  convint  de  se  réunir  à 
Touffedelys.  s'il  devait  y  avoir  bientôt  une 
nouvelle  levée  d'armes.  Des  Touches  prit. 
lui,  la  route  qui  menait  directement  à  la 
côte.  Juste  Le  Breton  et  moi  fûmes  les 
seuls  d'entre  les  Douze  qui  restâmes  jus- 
qu'au dernier  moment  avec  cet  homme. 
l'objet  pour  nous  d'un  intérêt  devenu  tra- 
gique et  d'une  curiosité  qui  n'a  jamais  été 
entièrement  satisfaite.  Nous  devions  reve- 
nir à  Touffedelys  par  les  Miellés,  comme 
on  appelle  ces  grèves,  et  en  suivant  la 
mer  et  sa  longue  ligne  sinueuse.  Quand 
nous  sortîmes  des  terres  labourées  pour 
entrer  dans  les  sables,  la  nuit  était  tombée 
et  la  lune  avait  eu  le  temps  de  se  lever. 
C'était  le  chevalier  qui  nous  menait,  comme 
quelqu'un  qui  sait  où  il  va.  Avec  son  expé- 
rience de  marin,  il  connaissait,  à  une 
minute  près,  l'heure  de  la  marée  qui 
devait  le  porter  en  Angleterre.  Nous  avions 
pensé,  sans  avoir  eu  besoin  de  nous  le 
dire,  qu'il  avait  à  son  commandement 
quelque  pécheur  dévoué  sur  cette  cote 
écartée.  Mais  quel  ne  fut  pas  notre  èton- 
nement,  quand  la  dernière  dune  que  nous 


II  I  S  T  O  I  R  F.     D    UNE     ROUGEUR  2  ^Q 

montâmes  avec  lui  nous  permit  de  décou- 
vrir la  mer,  battant  son  plein,  brillante  et 
calme,  sur  une  ligne  immense,  mais  pro- 
fondément solitaire.  Il  n'y  avait  là  ni  un 
être  vivant  qui  attendit  Des  Touches,  ni 
une  barque,  couchée  à  la  grève,  qu'on  put 
mettre  à  flot  et  qui  pût  l'emporter. 

«  —  Ah  !  —  dit-il  presque  joyeusement. 

—  aujourd'hui  je  suis,  par  Dieu  !  bien  sûr 
qu'il  n'y  a  pas  d'espions  dans  la  grève. 
Depuis  ma  prison,  ils  ont  pu  dormir,  et 
ils  n'ont  pas  encore  eu  la  nouvelle  de 
ma  délivrance,  qui  va  les  réveiller  du 
péché  de  paresse.  Ils  me  croient  guillo- 
tiné de  ce  matin,  et  prennent  campos, 
messieurs  les  gardes-côtes  ! 

—  Quels  veaux  marins  !  —  interrompit 
M.  de  Fierdrap,  qui,  en  sa  qualité  de 
grand  pêcheur,  ne  pouvait  souffrir  aucune 
surveillance  maritime,  de  quelque  nature 
qu'elle  pût  être. —  Ils  ont  toujours  été  les 
mêmes,  sous  tous  les  régimes,  ces  soldats 
amphibies  !  Avant  la  Révolution,  il  fallait, 
pour  obtenir  la  croix  de  Saint-Louis,  si 
l'on  n'avait  pas  fait  d'action  d'éclat,  vingt- 
cinq  ans  de  service  comme  officier  ;  mais 
dans  les  gardes-côtes,  il  en  fallait  cin- 
quante. Cela  les  classait. 


200         II      CHEVA1  II   K     DES    TOUCHES 

—  Oui!  —  dit  mademoiselle  Ursule 
assez  indifférente  pour  l'instant  à  l'hon- 
neur militaire,  et  qui  dit  oui  comme  elle 
aurait  dit  non;  —  mais  qu'ils  avaient  donc 
un  joli  uniforme,  avec  leurs  habits  blancs 
à  retroussis  vert  de  mer  !  »  —  ajouta-t-elle, 
rêveuse.  Elle  revoyait  peut-être  cet  uni- 
forme-là sur  quelque  tournure  qui  lui 
avait  plu  dans  sa  jeunesse,  et  tout  cela 
passait  comme  une  mouette  dans  une 
brume,  au  fond  du  brouillard  gris  de  ses 
pauvres  petits  souvenirs. 

Mais  mademoiselle  de  Percy  se  souciait 
bien  des  rêves  de  mademoiselle  Ursule  et 
des  haines  méprisantes  du  baron  de  Fier- 
drap  !  Elle  passa  donc  outre  et  reprit  : 

•-  —  Mais  comment  vous  embarquerez- 
«  vous,  chevalier  ?  -  lui  dis-je,  —  je  ne 
«  vois  pas  une  planche  sur  cette  grève, 
.•  et  vous  n'avez  pas  le  projet  peut-être 
«  d'aller  de  la  côte  de  France  à  la  cote 
»  d'Angleterre  à  la  nage  ? 

«  —  On  pourrait  y  aller.  —  me  dit-il 
«  sérieusement  ;  qui  sait  s'il  ne  s'en  sen- 
•■  tait  pas  la  force  ?  —  Mais,  mademoiselle, 
•<  s'il  n'y  a  pas  de  planches  sur  la  grève, 
•■  il  y  en  a  dessous.  » 

"  Alors,  nous  connûmes  la  prudence   et 


histoire    d'une    rougeur         261 

l'esprit  de  ressource  de  cet  homme,  né 
pour  la  guerre  de  partisan.  Il  avait  cette 
mémoire  des  lieux  qui  fait  le  pilote,  et  il 
ne  l'avait  pas  que  sur  la  mer.  Il  s'orienta 
sur  le  sol  où  nous  étions,  et  tira  de  la  cein- 
ture de  sa  jaquette  une  serpette  qu'il  avait 
prise  dans  le  moulin,  sans  doute  ;  car  les 
Bleus  n'auraient  pas  osé  laisser  à  un 
pareil  homme  seulement  la  pointe  d'une 
lame  de  couteau.  Et  il  se  mit,  avec  cette 
serpette,  à  creuser  le  sable,  comme  font 
les  pêcheurs  de  lançon. 

—  On  ferait  mieux  de  dire  les  chas- 
seurs, —  interrompit  M.  de  Fierdrap, 
sérieux  comme  un  dogme. —  Je  n'ai  jamais 
compris  la  pêche  sans  de  l'eau. 

—  En  quelques  secondes,  —  reprit  la 
conteuse,  —  Des  Touches  eut  déterré  une 
bêche,  et  dix  minutes  après,  il  eut  déterré 
son  canot.  C'est  lui-même  qui  l'avait  ensa- 
blé à  cette  place  lors  de  son  dernier  débar- 
quement. C'était  sa  coutume,  nous  dit-il. 
II.  ne  se  confiait  jamais  à  personne. 

••  Obligé  d'entrer  dans  les  terres  pour  y 
porter  à  tel  ou  tel  endroit  les  dépêches 
dont  il  était  chargé,  il  ne  pouvait  laisNer 
ce  canot,  qu'il  avait  fait  lui-même,  à  un 
amarrage  quelconque,  où  les  gardes-côtes 


2Ô2         LE     CHEVALIER    DES    T  OU  ri!  PS 

l'auraient  surpris. —  Quand  il  l'eut  déterré, 
il  le  porta  à  la  mer,  et  pour  cela  il  n'eut 
pas  besoin  de  toute  sa  force.  C'était  une 
plume  que  ce  canot.  Il  sauta  sur  cette 
plume,  qui  se  mit  à  danser  mollement  sur 
la  vague.  Il  était  déjà  redevenu  ■  la 
Guêpe  •  ;  il  allait  redevenir  ••  le  Farfadet  !  ■■ 
«  Il  maintenait  de  sa  rame,  piquée  dans 
le  sol,  la  barque  qui  s'enlevait  sur  la  vague 
comme  un  cheval  ardent  qui  piaffe. 
«  — Adieu,  mademoiselle!  etvous aussi, 
monsieur  Juste  Le  Breton  !  —  nous  dit- 
il,  debout  sur  l'avant  de  sa  barque,  et 
il  nous  salua  de  la  main. —  Quand  nous 
reverrons-nous?  et  même  nous  rever- 
rons-nous?  Les  paysans  sont  las;  la 
guerre  fléchit.  Ne  parlent-ils  pas  là-bas 
de  pacification  encore?-...  Il  faudrait 
qu'un  des  princes  vint  ici  pour  tout 
rallumer...  et  il  n'en  viendra  pas!  — 
ajouta-t-il  avec  une  expression  mépri- 
sante qui  me  fit  mal,  et  que  j'ai  bien 
des  fois  rencontrée  sur  les  lèvres  de 
serviteurs  pourtant  fidèles  —  (et  elle 
jeta  un  regard  de  reproche  à  son  frère  . 
—  Je  n'en  amènerai  pas  un  à  cette  côte 
dans  ce  canot  qui  y  apporta  .1/.  Jjc- 
jues.   Si  cette  guerre  finit,  que  devien- 


HISTOIRE    I. 'une    rougeur         263 

«  drons-nous?  du  moins,  moi,  qui  ne  suis 
«  propre  qu'à  la  guerre.  J'irai  me  faire 
«  tuer  quelque  part,  et  cette  cote-ci  n'en- 
«  tendra  plus  parler  de   Des  Touches  !  » 

•  Nous  lui  renvoyâmes  son  adieu. 

«  —  Il  est  temps  de  partir,  —  lit-il.  — 
«  voici  le  reflux.  • 

«  Il  cessa  de  maintenir  la  barque  mobile 
sur  le  flot  écumeux  du  bord,  et  d'un  de 
ces  nerveux  coups  de  rames  comme  il 
savait  en  donner,  il  la  fit  monter  sur  cette 
mer  qui  le  connaissait  et  disparut  entre 
deux  vagues,  pour  reparaître,  comme  un 
oiseau  marin,  qui  plonge  en  volant  et  se 
relevé,  en  secouant  ses  ailes.  C'était  à  se 
demander  qui  des  deux  reprenait  l'autre  : 
si  c'était  lui  qui  reprenait  la  mer,  ou  si  la 
mer  le  reprenait  !  Nous  le  suivîmes  des 
yeux  par  ce  clair  de  lune,  qui  rendait  les 
ondulations  de  l'eau  lumineuses;  mais  la 
houle,  qu'il  trouva  quand  il  fut  au  large, 
linit  par  nous  cacher  cette  espèce  de  pirogue 
de  si  peu  de  bois  qu'il  montait,  ce  mince 
canot  presque  fantastique  !  Le  Farfadet 
s'était  évanoui...  Nous  nous  dirigeâmes 
vers  Touffedelys  par  les  dunes  ;  il  faisait 
superbe.  J'ai  vu  rarement,  dans  ma  vie  de 
Chouanne  à  la  belle  étoile,  une  plus  belle 


2f>4         II      CH  1.  VA  l'i  E  R     DES 

nuit.  Nous  entendions  de  moins  en  moins 
le  bruit  de  la  mer,  qui  s'éloignait  et  qui 
commençait  à  découvrir  ses  premières 
roches.  Du  côté  des  terres,  tout  était 
calme  :  la  brise  de  la  mer  mourait  à  la 
grève,  les  arbres  étaient  immobiles.  Sur 
la  hauteur,  dans  le  lointain  bleuâtre, 
achevait  de  brûler,  en  silence  et  sans 
secours,  le  moulin  solitaire  que  l'incendie 
avait  mutilé  et  qui  n'avait  plus  que  trois 
ailes,  qui  tournaient  encore.  Placées  de 
manière  à  être  atteintes  les  dernières  par 
la  flamme,  elles  avaient  fini  par  s'enflam- 
mer. L'une  d'elles  avait  brûlé  plus  vite 
que  les  autres,  mais  les  trois  autres  avaient 
pris  aussi,  et  elles  flambaient,  et,  en  tour- 
nant, leur  roue  faisait  pleuvoir  des  étin- 
celles, comme,  dans  l'après-midi,  elle  avait 
fait  pleuvoir  du  sang.  Quoiqu'il  fût  déjà 
loin  en  mer  à  cette  heure,  le  terrible  brû- 
leur de  ce  moulin  pouvait  le  voir  se  consu- 
mant dans  cet  air  sans  vent,  avec  sa 
flamme  droite  comme  celle  d'un  flambeau, 
par  cette  nuit  transparente  qui  n'avait  pas 
une  vapeur,  —  chose  rare  sur  la  Manche, 
cette  mer  verte  comme  un  herbage  dont 
les  brumes  seraient  la  rosée.  Je  ne  sais 
quelle  tristesse  me  saisit,  moi.  la   grosse 


histoire    d'une    rougeur         265 

rieuse.  La  femme  que  j'avais  sentie  en  moi. 
quand  j'avais  vu  Des  Touches  si  cruel, 
je  la  ressentis  encore  qui  revenait  sous 
mes  habits  de  Chouan...  La  pitié  m'inon- 
dait le  cœur  pour  Aimée,  à  qui  j'allais 
avoir  à  apprendre  la  mort  de  M.  Jacques, 
cette  mort  que  Des  Touches  avait  ven 
ce  qui  ne  la  consolerait  pas  !  » 

Mademoiselle  de  Percy  s'arrêta  de  cette 
fois,  comme  quelqu'un  qui  a  fini  son  his- 
toire. Elle  rejeta  les  ciseaux  dont  elle 
avait  gesticulé  dans  les  tapisseries,  empi- 
lées avec  leur  laine  sur  le  guéridon. 

Voilà,  baron,  —  dit-elle  à  M.  de  Fier- 
drap,  —  cette  histoire  de  l'enlèvement  de 
Des  Touches  que  mon  frère  vous  avait 
promise. 

—  Et  que  vous  avez   fort    bien   narrée, 
ma   chère   Percy,    >•    —   fit  mademoiselle 
Sainte,    qui,    voulant  être    aimable,    lui 
envoya   de   sa  bouche    innocente   1' 
cruel  de  ce  mot  déshonorant. 

Mais  le  baron  de  Fierdrap,  qui  avait 
parlé  si  légèrement  du  chagrin  d'Aimée, 
l'anti-sentimental  pécheur  de  dards,  — 
qui  ne  se  souciait  guère  de  ceux  de 
l'amour,  disait  l'abbé,  quand  il  était  en 
verve  de  calembredaines,  —  le  baron  était 


J"         LE    CHEVALIER  CHES 

devenu  tendre:  il  était  redevenu  le  baron 
llykis.  et  il  voulut  qu'on  lui  parlât  d'Ai- 
mée. 

«  Ce  fut  moi  —  lui  dit  donc  mademoi- 
selle de  Perey  —  qui  lui  appris  la  mort  de 
son  fiancé.  Elle  pâlit  comme  si  elle  allait 
mourir  elle-même,  et  elle  s'enferma  pour 
cacher  ses  larmes.  Chez  Aimée,  vous  l'avez 
vu,  baron,  tout  porte  en  dedans,  et  le 
dehors  ne  perd  jamais  son  calme.  La  seule 
chose  extérieure  de  ce  chagrin,  renfermé- 
dans  son  cœur  comme  une  relique  dans 
une  chasse  scellée,  fut  la  funèbre  fantaisie 
de  faire  déterrer  celui  qu'elle  appelait  son 
mari  du  pied  du  buisson  où  nous  l'avions 
couché,  et  de  le  rouler  dans  cette  robe  de 
noces  qu'elle  avait  portée  un  seul  soir  et 
qu'elle  lui  tailla  en  linceul. 

•<  Plus  tard,  lorsque  les  prêtres  furent 
revenus  et  les  églises  rouvertes,  pieuse 
comme  elle  est,  ne  pouvant  supporter 
l'idée  de  ne  pas  reposer  un  jour  près  de 
lui,  elle  le  fit  transporter  en  terre  sainte. 
Tout  cela  eut  lieu,  baron,  sans  éclat,  --ans 
retentissement,  pour  l'apaisement  de  son 
cœur,  dont  elle  couvre  le  navrement 
sous  des  sourires  qui  entrouvriraient  le 
ciel  à  des  malheureux  moins  malheureux 


HISTOIRE     D'UNE     ROUGEUR  I     " 


qu'elle.  Quand,  au  milieu  de  son  déses- 
poir et  de  cette  pâleur  qu'elle  a  gardée 
toujours  depuis  cette  époque,  —  car  elle 
n'a  jamais  repris  entièrement  cet  incarnat 
de  cœur  de  rose-mousse  entr'ouvertc  qui 
la  faisait  la  rose  reine  des  roses  de  Valo- 
gnes,  où  la  moindre  des  filles  des  rues 
éblouit  de  fraîcheur,  —  on  lui  apprit  que 
Des  Touches  était  sauvé,  elle  eut  encore 
ce  coup  de  soleil  inexplicable  qui  la  fai- 
sait devenir  une  statue  de  corail  vivant. 

«  Et  inexplicable  elle  est  restée,  mon- 
sieur de  Fierdrap,  cette  rougeur  inouïe  ! 
Les  années  sont  venues,  le  temps  a  mar- 
ché, la  vie  n'est  plus  pour  elle  qu'un  grand 
silence  dans  une  seule  pensée,  la  surdité. 
l'isolante  surdité,  a  bâti  son  mur  entre 
elle  et  les  autres  et  l'a  renfermée  dans  sa 
tour,  comme  elle  dit.  Eh  bien  !  que  le  nom 
de  Des  Touches,  dont  on  parle  bien  peu 
maintenant,  soit  dit  par  hasard  devant 
elle,  et  que  ce  jour-là  soit  aussi  un  jour 
où  elle  entende,  la  rougeur  reparaîtra 
brûlante  sur  ces  tempes  d'une  pureté  de 
fille  morte  vierge,  et  où  les  cheveux 
blancs,  si  elle  n'était  pas  blonde,  auraient 
commencé  à  glisser  leurs  pointes  argen- 
tées. C'est  incroyable,  baron,   mais    cela 


268         LE    CHEVALIER     DES    TOTCIIES 


est.  Tenez!  je  ne  voudrais  jamais  lui 
faire  volontairement  la  moindre  peine,  a 
cette  noble  fille,  mais  si  je  n'étais  pas 
retenue  par  cette  crainte,  et  que,  me  levant 
de  ma  place,  j'allasse  jusqu'à  elle  qui 
travaille  à  son  feston  sous  cette  lampe 
depuis  trois  heures  sans  avoir  entendu  un 
seul  mot  de  ce  que  nous  avons  dit,  et  que 
je  lui  criasse  à  l'oreille  : 

«  —  Aimée,  le  chevalier  Des  Touches 
<■  n'est  pas  mort  !  L'abbé  vient  de  le  ren- 
■•  contrer  sur  la  place...  •• 

•  Parions,  baron,  que  la  rougeur,  l'inex- 
plicable rougeur  reparaîtrait  sur  le  visage 
de  la  fiancée  de  M.  Jjcjucs,  qui  n'a  jamais 
aimé  que  lui... 

—  Je  ne  dis  pas  non,  —  dit  l'abbé  pro- 
fondément.  —  Cela  est  sûr  qu'elle  aimait 
M.  Jacques.  Mais  qui  sait  —  fit-il  en  bais- 
sant la  voix,  précaution  inutile  pour  elle, 
mais  comme  s'il  avait  craint  pour  lui- 
même  ce  qu'il  disait...  —  si,  par  impossi- 
ble, elle  n'était  pas  aussi  pure...  » 

Et  il  s'arrêta,  n'osant  pas  achever,  ayant, 
cet  abbé  grand  seigneur,  non  plus  peur 
seulement  de  sa  parole,  mais  de  sa  pen- 
sée. 

■•Oh!   mon    frère  !...»  — dit   mademoi- 


histoire    d'une    rougeur         26g 

selle  de   Percy,  avec  un  cri  mélangé  du 

sentiment  de  l'horreur  et  de  l'impossibilité 
de  la  chose,  en  frappant  le  parquet  d'un 
pied  de  reine  Berthe,  indigné. 

Et  les  deux  Touffedelys  elles-mêmes, 
devenues  des  sensitives,  car  la  bêtise  a 
parfois  de  ces  moments-là  où  elle  devient 
sensible,  avaient  reculé  leurs  fauteuils 
avec  une  énergie  de  croupe  vertueuse  qui 
disait  combien  la  pensée  de  l'abbé  les 
scandalisait. 

L'abbé  n'acheva  pas...  Il  en  avait  assez 
dit.  Le  prêtre  est  toujours  le  plus  profond 
des  moralistes.  Le  regard,  aiguisé  par  la 
confession,  va  toujours  plus  avant  que 
celui  des  autres  hommes.  Le  Zahuri,  dit- 
on,  voit  le  cadavre  à  travers  les  gazons 
qui  le  couvrent.  Le  prêtre,  c'est  le  Zahuri 
de  nos  cœurs. 

Il  regarda  le  baron  de  Fierdrap,  qui 
cligna,  mais  qui,  lui  aussi,  n'ajouta  pas 
une  syllabe.  Ce  fut  un  point  d'orgue  sin- 
gulier. Le  tonneau  de  Bacchus  sonna 
deux  heures.  Les  chiens  de  M.  Mesnil- 
houseau  ne  hurlaient  plus.  Le  silence, 
que  ne  fouettait  plus  la  pluie,  s'entassait 
au  dehors  et  tombait  dans  ce  salon,  dont 
le  feu  était  éteint  et  dont  le  grillon,  cette 


2~0         LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

cigale  de  l'âtre   que   mademoiselle  Sainte 
appelait  un  criquet,  s'était  endormi. 
«  Tiens  !  —  dit    le   baron   de  Fierdrap. 

—  je  n'ai  pas  pris  mon  thé,  de  toute  cette 
histoire  !  —  Il  ouvrit  sa  théière  et  y  plon- 
gea son  nez.  L'eau,  a  force  de  bouillir, 
s'était  évaporée. 

—  Image  de  tout  !  —  fit  l'abbé  très  grave. 

—  Allons-nous-en.  Fierdrap  !  laissons  ces 
demoiselles  se  coucher.  Nous  avons  fait 
une  vraie  débauche  de  causerie,  ce  soir. 

—  Il  n'est  pas  tous  les  jours  fétc.  —  dit 
le  baron.  —  Seulement,  j'ai  une  diable 
d'envie  d'être  à  demain.  Puisque  tu  es 
sûr  de  l'avoir  vu  ce  soir  sur  la  place  des 
Capucins,  nous  aurons  peut-être  demain 
des  nouvelles  du  chevalier  Des  Tou- 
ches. » 

Et  ils  s'en  allèrent,  mademoiselle  de 
Percy  ayant  englouti  sa  vaste  personne 
et  son  baril  oriental  sous  son  coqueluchon 
de  tiretaine.  L'abbé,  qui  avait  plus  raison 
que  jamais  de  l'appeler  ••  son  gendarme  », 
lui  prit  le  bras  d'autorité,  et  lui  chantonna 
à  demi-voix,  en  traînant  ses  sabots  par 
les  rues,  les  premières  paroles  d'une 
chanson  qu'il  avait  faite,  un  jour,  pour 
elle  : 


HISTOIRE     DUNE     ROUGEUR  2  ~  I 

Je  connais  un  militaire 
Qui  va  disant  son  bréi 
Et  qui,  dans  son  régiment, 
.Va  qu'un  soldat,  seulement... 
C'est  une  plie  un  peu  / 
Plan,  r'iantanplan  plan  .' 

Le  baron  avait  allumé,  comme  l'abbé, 
sa  lanterne,  et  tous  les  trois  ils  recondui- 
sirent pompeusement  jusqu'à  son  couvent 
mademoiselle  Aimée,  à  laquelle,  par  défé- 
rence pour  une  telle  pensionnaire,  les 
Dames  Bernardines  avaient  accordé  la 
permission  de  rentrer  tard.  L'abbé,  sa 
sœur  et  le  baron  étaient  plus  ou  moins 
impressionnés  par  cette  histoire  d'un  des 
héros  de  leur  jeunesse,  mais  ils  l'étaient 
moins  à  coup  sur  qu'une  autre  personne 
qui  était  là,  et  dont  je  n'ai  rien  dit  en- 
core. Dans  l'attention  qu'ils  donnaient  à 
ce  qu'ils  disaient,  ils  l'avaient  oubliée  etj'ai 
fait  comme  eux...  Cette  autre  personne 
n'était  qu'un  enfant,  auquel  ils  n'avaient 
pas  pris  garde,  tant  ils  étaient  à  leur  his- 
toire !  et  lui,  tranquille,  sur  son  tabouret, 
au  coin  de  la  cheminée  contre  le  marbre 
de  laquelle  il  posait  une  tête  bien  préma- 
turément pensive.  Il  avait  environ  treize 
ans,  l'âge  où,  si  vous  êtes  sage,  on  oublie 
de  vous  envover  coucher   dans   les  mai- 


2~:         LE     CHEVALIER    DES    TOUCHES 

sons  où  l'on  vous  aime  !  Il  l'avait  été,  ce 
jour-là,  par  hasard  peut-être,  et  il  était 
resté  dans  ce  salon  antique,  regardant  et 
gravant  dans  sa  jeune  mémoire  ces 
figures  comme  on  n'en  voyait  que  rare- 
ment dans  ce  temps-là,  et  comme  mainte- 
nant on  n'en  voit  plus,  s'intéressant  déjà 
à  ces  types  dans  lesquels  la  bonhomie. 
la  comédie  et  le  burlesque  se  mêlaient, 
avec  tant  de  caractère,  à  des  sentiments 
hauts  et  grands!  Or,  si  elle  vous  a  inté- 
ressé, c'est  bien  heureux  pour  cette  his- 
toire ;  car  sans  lui  elle  serait  enterrée 
dans  les  cendres  du  foyer  éteint  des  de- 
moiselles de  Toulïedelys,  dont  la  famille 
n'existe  plus  et  dont  la  maison  de  la  rue 
des  Carmélites,  à  ces  cousines  de  Tour- 
ville,  est  habitée  par  des  Anglaises  en 
passage  à  Yalognes,  et  personne  au  monde 
n'aurait  pu  vous  la  raconter  et  vous  la 
finir  !  puisque,  vous  venez  de  le  voir. 
cette  histoire  n'est  pas  finie.  Mademoi- 
selle de  Percy  ne  l'avait  pas  achevée,  et 
elle  ne  l'acheva  jamais.  Elle  en  était 
restée  à  cette  rougeur  sur  laquelle  l'abbé 
avait  mis,  avec  un  seul  mot,  une  lumière 
qui  avait  révolté  sa  sœur.  Mademoiselle 
de  Percy  avait  foi  en  Aimée,  et  les   senti- 


histoire    d  une   rougeor        :;} 

ments  de  cette  âme  robuste  ne  chance- 
laient point.  Aimée  de  Spens  garda  son 
secret,  et  mademoiselle  de  Percy  garda 
son  respect  pour  Aimée.  Elle  mourut  la 
croyant  la  Vierge-Veuve,  comme  elle  l'ap- 
pelait, digne  d'entrer  au  ciel  avec  deux 
palmes,  les  deux  palmes  des  deux  sacri- 
fices accomplis  !  L'abbé,  qui  avait  le  tact 
d'un  grand  esprit,  ne  lit  jamais  une  ré- 
flexion et  ne  parla  jamais  du  chevalier 
Des  Touches  à  mademoiselle  de  Spens. 
qui.  ayant  perdu  les  Touffedelys  après 
mademoiselle  de  Percy,  se  cloitra  sans 
prendre  le  voile  et  ne  sortit  plus  de  son 
couvent. 

.Mais  l'enfant  dont  j'ai  parle  grandit,  et 
la  vie,  la  vie  passionnée  avec  ses  distrac- 
tions furieuses  et  les  horribles  dégoûts 
qui  les  suivent,  ne  purent  jamais  lui  faire 
oublier  cette  impression  d'enfance,  cette 
histoire  faite,  comme  un  thyrse,  de  deux 
récits  entrelacés,  l'un  si  fier  et  l'autre  si 
triste  !  et  tous  les  deux,  comme  tout  ce 
qui  est  beau  sur  la  terre  et  qui  périt  sans 
avoir  dit  son  dernier  mot,  n'ayant  pas 
eu  de  dénoûment  !  Qu'était  devenu  le 
chevalier  Des  Touches  ?...  Le  lendemain, 
sur  lequel  le  baron  de  Fierdrap  comptait 


374         '  l:    CHEVALIER     DES    TOUCHES 

pour  avoir  de  ses  nouvelles,  n'en  donna 
point.  Nul  dans  Valognes  n'avait  connais- 
sance du  chevalier  Des  Touches,  et  ce- 
pendant l'abbé  n'était  pas  un  rêveur  qui 
voyait  à  son  coude  ses  rêves,  comme  mes- 
demoiselles de  Touffedelys  et  Couyart. 
Il  avait  vu  Des  Touches.  C'était  donc  une 
réalité.  Il  était  donc  passé  par  Valognes. 
Mais  il  était  passé...  D'un  autre  côté, 
quelle  était  dans  la  vie  de  cette  belle  et 
pure  Aimée  de  Spens  cet  autre  mystère 
qui  s'appelait  aussi  Des  Touches:-...  Deux- 
questions  suspendues  éternellement  au- 
dessus  de  deux  images,  et  auxquelles. 
après  plus  de  vingt  années,  vaincue  par 
l'acharnement  du  souvenir,  la  circon- 
stance répondit.  Qui  sait?-  A  force  dépen- 
ser à  une  chose,  on  crée  peut-être  le  ha- 
sard ! 

Le  hasard  m'apprit,  en  effet,  parce  que 
je  n'avais  jamais  cessé  de  penser  à  cet 
homme  et  de  m'informer  de  son  destin, 
qu'il  vivait...  et  que  mon  grand  abbé  de 
Percy  ne  s'était  pas  trompé  quand  il 
l'avait  vu  et  qu'il  l'avait  pris  pour  un  fou. 
De  Valognes,  qu'il  avait  traversé,  comme 
le  roi  Lear,  par  la  pluie  et  par  la  tem- 
pête,   revenant  d'Angleterre,    échappé   a 


HISTOIRE     D'UNE     ROUGEUR  2" 

ceux  qui  le  gardaient  et  le  ramenaient 
dans  son  pays,  il  était  allé  tomber  dans 
une  famille  qu'il  avait  épouvantée  de  la 
folie  furieuse  dont  il  était  transporté. 
L'ambition  trahie,  les  services  méconnus, 
la  cruauté  du  sort,  qui  prend  parfois  les 
mains  les  plus  aimées  pour  nous  frapper, 
tout  cela  avait  fait  de  cet  homme,  froid 
comme  Claverhouse,  un  fou  à  camisole 
de  force,  dont  la  vigueur  irrésistible  of- 
frait le  danger  d'un  fléau.  On  l'avait  té- 
nébreusement  interné  dans  une  maison 
de  fous,  où  il  vivait  depuis  plus  de  vingt 
ans.  Je  sus  tout  cela  peu  à  peu,  par  lam- 
beaux, comme  on  apprend  les  choses 
qu'on  vous  cache.  Mais  quand  je  le  sus, 
je  me  jurai  de  me  donner  la  vue  de  cet 
homme,  qu'une  femme  qui  l'avait  connu 
avait  mis  sa  force  d'impression  à  me 
peindre  comme  me  l'eût  peint  un  poète. 
L'état  dans  lequel  je  trouverais  cet 
homme  héroïque,  mort  tout  entier  et 
pourrissant  dans  le  plus  affreux  des  sé- 
pulcres :  une  maison  de  fous  !  était  une 
raison  de  plus  pour  m'en  donner  le  spec- 
tacle. C'est  si  bon  de  tremper  son  cœur 
dans  le  mépris  des  choses  humaines,  et 
entre  toutes  de  la   gloire,    qui    gasconne 


276         LE     CHEVALIER     DES    TOUCHES 

avec  ceux  qui  se  tient  à  elle  et  qui  croient 

qu'elle  ne  peut  tromper  ! 

Il  fut  donc  un  jour  où  je  pus  le  voir,  ce 
chevalier  Des  Touches,  et  raccorder  dans 
ma  pensée  sa  forme  jeune,  sveite  et  ter- 
rible, comme  celle  de  Persée  qui  coupe 
la  tète  à  la  Gorgone,  et  la  figure  d'un 
vieillard  dégradé  par  l'âge,  la  folie,  tous 
les  écrasements  de  la  destinée.  Ce  que 
je  fis  pour  cela  est  inutile  à  dire,  mais  je 
pus  le  voir...  Je  le  trouvai  assis  sur  une 
pierre,  car  depuis  longtemps  il  n'était  plus 
fou  à  lier,  dans  une  cour  carrée,  très 
propre  et  très  blanche,  avec  des  arceaux 
à  l'entour.  Depuis  qu'/7  n'était  fins  mé- 
chant, on  l'avait  retiré  des  cabanons  et 
on  le  laissait  vaguer  dans  cette  cour,  où 
des  paons  tournaient  autour  d'un  bassin, 
bordé  de  plates-bandes  qui  étalaient  des 
nappes  de  fleurs  rouges.  Il  les  regardait. 
ces  fleurs  rouges,  avec  ses  yeux  d'un 
bleu  de  mer.  vides  de  tout,  excepté  d'une 
flamme  qui  brûlait  là  sans  pensée,  comme 
un  feu  abandonné  où  personne  ne  se 
chauffe  plus.  La  beauté  de  la  belle  Hélène, 
de  cet  homme  qui  avait  été  plus  céleste- 
raent  beau  que  la  belle  Aimée,  avait  dit 
mademoiselle    de    Percv,    était    détruite. 


HISTOIRE     D'UNE     ROUGEUR  1~~ 

radicalement  détruite,  mais  non  sa  force. 
Il  était  encore  vigoureux,  malgré  l'épuise- 
ment de  vingt  ans  de  folie,  qui  auraient 
consumé  tout  homme  moins  robuste.  Il 
était  vêtu  tout  en  molleton  bleu,  avec  des 
boutons  d'os  et  un  foulard  de  Jersey  au 
cou,  comme  un  matelot  ;  et  c'était  bien 
cela  :  il  avait  l'air  d'un  vieux  matelot,  qui 
attend  à  terre  et  qui  s'y  ennuie.  Le  mé- 
decin me  dit  que  l'âge  venant  et  les  furies 
ayant  été  remplacées  par  de  la  démence, 
le  désordre  le  plus  profond  et  le  plus  ir- 
rémédiable s'était  fait  dans  ses  facultés  ; 
qu'il  se  croyait  gouverneur  de  ville,  âgé 
de  deux  mille  ans,  et  que  certainement 
je  n'en  tirerais  pas  un  éclair  de  lucidité. 
Mais  je  n'y  allai  point  par  quatre  che- 
mins, et,  d'emblée,  je  lui  dis  brusquement  : 

«  C'est  donc  vous,  chevalier  Des 
Touches  !  » 

Il  se  leva  de  son  arceau  comme  si  je 
l'eusse  appelé,  et  m'ôtant  sa  casquette  de 
cuir  verni,  il  me  montra  un  crâne  chauve 
et  lisse,  comme  une  bille  de  billard. 

«  C'est  singulier,  —  dit  le  docteur, 
—  je  n'aurais  jamais  pensé  qu'il  eût  ré- 
pondu à  son  nom,  tant  il  a  perdu  la 
mémoire  !  » 


:7;'>         LE    CHEVALIER    DES    TOUCHES 

Mais  moi  que  ceci  animait  : 

«  Vous  souvenez-vous  —  lui  dis-je  à 
bout  portant  —  de  votre  enlèvement  de 
Coutances,  monsieur  Des   Touches  ?...  » 

Il  regardait  dans  l'air  comme  s'il  y 
^  oyait  quelque  chose. 

«    Oui!...   —  dit-il,   cherchant    un    peu. 

—  Coutances  !  et,  —  ajouta- t-il  sans  cher- 
cher, —  et  le  juge  qui  m'a  condamné  à 
mort,  le  coquin  de...  !  •> 

Il  le  nomma.  C'était  encore  un  nom 
porté  dans  la  contrée,  et  son  œil  bleu  de 
mer  darda  un  rayon  de  phosphore  et  de 
haine  implacable. 

•<  Et  d'Aimée  de  Spens,  vous  en  sou- 
venez-vous ?  »  fis-je  encore,  coup  sur 
coup,  craignant  que  le  fou  ne  revint  et 
voulant  frapper  de  ce  dernier  souvenir 
sur  le  timbre  muet  de  cette  mémoire  usée, 
qu'il  fallait  réveiller. 

Il  tressaillit. 

«  Oui  encore,  aussi!...  —  fit-il,  et  ses 
yeux  avaient  comme  un  afflux  de  pensées. 

—  Aimée  de  Spens,  qui  m'a  sauvé  la  vie  ! 
La  belle  Aimée  !   » 

Ah  !  je  tenais  peut-être  l'histoire  que 
mademoiselle  de  Percy  n'avait  pas  finie... 
Et  cette  idée  me  donna  la  volonté  magné- 


n' 


■0i 


.  Elle  se  mit  toute  i 


HISTOIRE     D'UNE     ROUGEUR  l"l 

tique  qui  dompte  une  minute  les  fous  et 
les  fait  obéir. 

«  Et  comment  s'y  prit-elle  pour  cela, 
monsieur  Des  Touches?-  Allons,  dites! 

—  Oh  !  —  dit-il  (je  lui  avais  enfin  passé 
mon  âme  dans  la  poitrine,  à  force  de  vo- 
lonté !)  —  nous  étions  seuls  à  Bois-Frelon, 
vous  savez  >...  près  d'Avranches...  Tout 
le  monde  parti...  Les  Bleus  vinrent  comme 
ils  venaient  souvent,  à  petits  pas...  Ils  cer- 
nèrent la  maison...  C'était  le  soir.  Je  me 
serais  bien  fait  tuer,  risquant  tout,  tirant 
par  les  fenêtres  comme  à  la  Faulx,  mais 
j'avais  mes  dépêches.  Elles  me  brûlaient... 
Frotté  attendait.  Ils  l'ont  tué,  Frotté, 
n'est-ce  pas  vrai?...  » 

Je  tremblai  que  l'idée  de  Frotté  ne  l'en- 
traînât trop  loin  de  ce  que  je  voulais 
qu'il  me  dit. 

«  Tué,  fusillé  !  —  lui  dis-je.  —  Mais 
Aimée  !...  » 

Et  je  lui  secouai  durement  le  bras. 

«Ah  !  —  reprit-il,  —  elle  pria  Dieu... 
entr'ouvrit  les  rideaux  pour  qu'ils  la  vis- 
sent bien...  C'était  l'heure  de  se  coucher... 
Elle  se  déshabilla.  Elle  se  mit  toute  nue. 
Ils  n'auraient  jamais  cru  qu'un  homme 
était  là,  et  ils  s'en   allèrent.  Ils  l'avaient 

56 


282    11   CHEVALIER  DES  TOUCHES 

vue...  Moi  aussi...  Elle  était  bien  belle  !... 
rouge  comme  les  fleurs  que  voilà!  »  — 
désignant  les  fleurs  du  parterre. 

Et  son  oeil  redevint  vide  et  atone,  et  il 
se  remit  a  divaguer. 

Mais  je  ne  craignais  plus  sa  folie.  Je  tenais 
mon  histoire  !  Ce  peu  de  mots  me  suffisait. 
Je  reconstituais  tout.  J*étais  un  Cuvier! 
Il  était  donc  vrai,  l'abbé  avait  tort.  Sa  sœur 
avait  raison.  La  veuve  de  M.  Jacques  était 
toujours  la  Vierge-Veuve  !  Aimée  était  pure 
comme  un  lys!  Seulement  elle  avait  sauve 
la  vie  à  Des  Touches  comme  jamais 
femme  ne  l'avait  sauvée  à  personne... 
Elle  la  lui  avait  sauvée  en  outrageant  elle- 
même  sa  pudeur.  Quand,  à  travers  la 
fenêtre,  les  Bleus  virent,  du  dehors  où  ils 
étaient  embusqués,  cette  chaste  femme 
qui  allait  dormir  et  qui  ôtait,  un  à  un.  ses 
voiles,  comme  si  elle  avait  été  sous  l'œil 
seul  de  Dieu,  ils  n'eurent  plus  de  doute; 
personne  ne  pouvait  être  là.  et  ils  étaient 
partis:  Des  Touches  était  sauvé!  Des 
Touches,  qui,  lui  aussi,  l'avait  vue,  comme 
les  Bleus...  qui.  jeune  alors,  n'avait  peut- 
être  pas  eu  la  force  de  fermer  les  yeux  pour 
ne  pas  voir  la  beauté  de  cette  fille  sublime. 
qui  sacrifiait,  pour  le  sauver,  le  velouté 


histoire    d'une    RODGEDR  2'\t, 

immaculé  des  fleurs  de  son  âme  et  la  divi- 
nité de  sa  pudeur!  Prise  entre  cette 
pudeur  si  délicate  et  si  fière  et  cette  pitié 
qui  fait  qu'on  veut  sauver  un  homme,  elle 
avait  hésité...  Oh  !  elle  avait  hésité,  mais. 
enfin,  elle  avait  pris  dans  sa  main  pure  ce 
verre  de  honte  et  elle  l'avait  bu.  Made- 
moiselle de  Sonihreuil  n'avait  bu  qu'un 
verre  de  sang  pour  sauver  son  père  ! 
Depuis,  peut-être,  Aimée  avait  souffert 
autant  qu'elle  ?...  Ces  rougeurs,  quand 
Des  Touches  était  là,  et  qui  la  couvraient 
tout  entière  a  son  nom  seul,  qui  ne  l'avaient 
jamais  inondée  d'un  flot  plus  vermeil  que 
le  jour  où  mademoiselle  de  Percy  avait 
dit,  sans  le  savoir,  le  mot  qui  lui  rappelait 
le  malheur  de  sa  vie  :  «  Des  Touches  sera 
votre  témoin'.  »  ces  rougeurs  étaient  le 
signe,  toujours  prêt  à  reparaître,  d'un 
supplice  qui  durait  toujours  dans  sa  pen- 
sée, et  qui,  à  chaque  fois  que  le  sang 
offensé  la  teignait  de  son  offense,  rendait 
son  sacrifice  plus  beau  ! 

J'avoue  que  je  m'en  allai  de  cette  maison 
de  fous  ne  pensant  plus  qu'a  Aimée  de 
Spcns.  J'avais  presque  oublié  Des  Tou- 
ches... Avant  de  sortir  de  sa  cour,  je  me 
retournai  pour  le  voir...   Il   s'était  rassis 


284 


LE    CI!  EVAL1  E  K     DKS    TO  feu  1  S 


sous  son  arceau,  et.  de  cet  œil  qui  avait 
percé  la  brume,  la  distance,  la  vague,  le 
rang  ennemi,  la  fumée  du  combat,  il  ne 
regardait  plus  que  ces  fleurs  rouges  aux- 
quelles il  venait  de  comparer  Aimée,  et 
dans  l'abstraction  de  sa  démence,  peut- 
être  ne  les  voyait-il  pas... 


n  dans  l'abstraction 
de  mi  démence,  p  nt> 
.  n.  n<  les  voyait-Il  pas 


Table 


I.          Trois  siècles  dans  un  petit  coin i 

H.        Hélène  et  Paris 31 

III.  Une  jeune   vieille   au    milieu    de  véritables 

vieillards 49 

IV.  Histoire  des  Douze 71 

V.  La  première  expédition 121 

VI.  Une  halte  entre  les  deux  expéditions.   ...  1S1 

VII.  La  seconde  expédition 199 

VIII.  Le  .Moulin  bleu 231 

IX.  Histoire  dune  rousreur 257 


* 


Cl     V  O  I.  U  M  r. 

n  été  imprime',  grave  et  broché 

dans  les  ateliers  de  Edouard  Guillaume 

Imprimeur-Editeur  de  la  Collection  Giu'Haun 

10;,  boulevard  Brune.   105 

PARIS 


pzro 


Edouard  Guillaume,  Imp.-édit.,  105,    boulevard  Brune,  Paris. 


#05