Manzoni, Alessandro
Le comte de Garmagnola
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LE COMTE
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LE COMTE
DE CARMAGNOLA
TRAGEDIE.
LE COMTE
DE CARMAGNOLA
TRAGÉDIE
EN CINQ ACTES ET EN VERS,
^raïïuite îic iîlanjoni
PAR
COBBESPONDANT DE l'iNSTITUT DES PAYS-BAS, MEMBBE DE PLtSIEl'RS SOCIÉTÉS
DES BEAUX-ARTS ET DE LITTÉRATURE,
CHEVALIER DES ORDRES DU LION NÉERLANDAIS ET DE LA COURONNE DE CULNE.
IMPRIMERIE DE J. DESOER, LIBRAIRE.
1851
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A 33 (^5
NOTICE HISTORIQUE.
François Biissone , comte de Carmagnola , célèbre capilaino
Italien, est ainsi appelé du nom d'une ville du Piémont, oîi il naquit
en 1390. Issu d'une famille obscure, voisine de l'indigence, réduit
même, dans son enfance, à la condition de porcher, il parvint ,
dans la suite, par son aptitude, son génie et ses services militaires,
à la haute dignité de général des troupes de Philippe-Marie Vis-
conti, duc de Milan. Dans ces temps-là , les États les plus grands
d'Italie, même les États vénitiens, n'avaient, pour composer leurs
armées , que des soldats mercenaires , qui portaient le nom do
condottieri. Parmi les plus renommés à la solde du duc de Milan ,
se fesait remarquer François Carmagnola , <iui se distinguait par
de brillantes conceptions stratégiques. Visconti ne tarda pas \\ re-
connaître cet homme extraordinaire , à l'anoblir , et à l'élever au
grade de général. Carmagnola , après la prise de Gênes , obtint le
commandement des troupes du duc , qui, en récompense de
ses services, lui accorda la main de sa fille. Mais les intrigues des
ennemis que lui avait faits son mérite lui attirèrent bientôt la
disgrâce du maître ambitieux et jaloux dont il avait affermi le
irône. Carmagnola, banni par son beau-père, réduit à la situation
de Thémistocle, choisit Venise pour sa retraite.
VI NOTICE HISTORIQUE.
Florence, vivement attaquée par le duc de Milan, réclamait alors
les secours de la République vénitienne. Le Sénat prolita de celte
circonstance pour mettre Carmagnola dans ses intérêts. Le Doge
l)roposa de l'entendre. On raccueiUit avec bienveillance, mais sans
cesser de le surveiller et de douter de sa foi. Un assassin, soudoyé
par Visconti , ayant attenté à la vie de Carmagnola, les Dix ne ba-
lancèrent plus; et il fut décidé que le comte serait entendu dans
une conférence. Carmagnola parla devant le Conseil en homme
passionné, qu'anime la soif de la vengeance ; il y exprima le désir
d'obtenir des armes, avec la permission d'unir sa propre cause à
celle de Venise, et de rencontrer l'occasion de prouver toute sa
reconnaissance h la République.
Venise et Florence déclarèrent ensemble la guerre au duc de
■Milan ; Carmagnola fut investi du commandement de l'armée ,
dans l'intérêt de l'Italie entière. Les Milanais furent vaincus, et
perdirent , dans un seul de leurs camps , forcé par Carmagnola ,
178 pièces de canon.
Les vainqueurs avaient l'habitude de ne voir, dans leurs prison-
niers , que des frères d'armes trahis par la fortune ; la plupart
avaient servi ensemble et contracté souvent des liens d'amitié ;
ceux que Carmagnola venait de prendre étaient presque
ions ses anciens stipendiés. Pendant la nuit qui suivit la
victoire , il leur rendit à tous la liberté. Cet acte de géné-
rosité n'éveilla point d'abord les soupçons des Dix ; mais un
funeste événement décida la perte du comte : la flotte de Venise
fut perdue en remontant le Pô. Carmagnola, qui ne soignait pas
assez sa réputation militaire , n'avait point trahi la République ;
mais le sort avait été contre lui dans cette entreprise. Il fut appelé
h Venise , oiî , après avoir été reçu avec tous les honneurs dans le
palais du Doge , des sbires , qui l'attendaient , le poussèrent dans
un couloir qui conduisait à un cachot. Pendant son procès, qui fut
très-long , on l'appliqua plusieurs lois sur la torture, jusqu'à ce
qu'il eût fciit les déclarations qu'on exigeait de lui :
La torture interroge et la douleur répond ,
a dit le poète, d'accord avec la nature; et, le 5 mai Li52 , Carma-
NOTICE HISTORIQUE. VU
gnola fui conduit, un bâillon dans la bouche, sur la place St. -Marc,
où sa tête tomba sous la hache du bourreau.
« Quand on se représente de graves personnages , dit uu itiu-
derne historien , vieillis dans les plus hauts emplois de la paix et
(le la milice , enfermés avec des bourreaux et un homme garrotté ,
fesant torturer celui dont la sentence était prononcée depuis huit
mois , sans qu'il eût été entendu; celui qui , la veille , était leur
collègue, l'objet de leurs respects, de leur flatterie, et, disaient-ils,
de leur reconnaissance ; comptant les cris de la douleur pour des
aveux , les aveux pour des preuves ; leurs propres soupçons pour
les crimes d'aulrui ; et puis , fesant tomber une tête illustre aux
yeux d'un peuple étonné, sans daigner môme énoncer l'accusation;
on se demande comment des hommes éminens, respectables, ont
pu accepter un pareil ministère ; comment ils abandonnent à ce
point le soin de leur réputation ; comment ils se réduisent à ne
pouvoir citer que des bourreaux pour témoins de leur impartialité!
Quel est donc l'intérêt public ou privé qui peut leur faire briguer
des fonctions plus odieu.ses que celles de l'exécuteur ? «
La monde Carmagnola, inutile à la politique de Venise , fut une
victoire pour Philippe Visconti. Tout le crime de cet illustre géné-
ral était d'avoir dit que la plupart des nobles vénitiens étaient des
.superbes dans la paix et des lâches dans la guerre.
Personnages.
Le comte DE CARMAGNOLA.
Antoinette YISCONTI , son épouse.
MATHILDE, leur fille.
Francesco FOSCARI , doge de Venise.
MARCO , sénateur vénitien.
MARINO , un des chefs du Conseil des Dix.
Ciovanni-Francesco GONZAGA , \
Paolo-Francesco ORSINI, condoltiers à la solde des Vé-
NicoLO DA TOLENTINO, ) niliens.
Carlo MALATESTI ,
Angelo DELLA pergola ,
Gl'ido TORELLO , I condoltiers à la solde du duc
FORTEBRACCHIO , ( de Milan
Francesco SFORZA ,
PERGOLA, tils,
Premier commissaire du camp vénitien.
Second commissaire.
Un soldat du comte.
Un soldat prisonnier.
Sénateurs, condotUers, soldats, prisonniers, gardes.
La scène se passe en Italie , au XF". siècle.
1". acle: Salle du Sénat, à Venise. Appartement du comte. — II', aile :
Partie du camp ducal avec des tentes. —Camp vénitien, tente du comte.
— nie. acte : Tente du comte. — IVe. acte : Salle des chefs du Conseil
des Dix. — Tente du comte.— V*. acte: Salle du Conseil des Dix illumi-
née. — Maison du comte. — Prison.
LE COmTE DE CARMAGNOLA
ACTE PREMIER.
(Salle du Sénat, à Venise).
SCÈNE PREMIÈRE.
LE DOGE, LES SÉNATEURS, assis.
Voici l'heure où Venise , illustres magistrats,
Enfin va décider , après de longs débats ,
S'il faut, de Visconti rabaissant l'insolence ,
Nous liguer désormais pour protéger Florence.
Florence nous implore avec des vœux ardens.
Mais s'il est parmi vous , hommes fermes , prudens ,
Quelqu'un qui doute encor des manœuvres infâmes
Dont Venise a saisi les odieuses trames ,
Venise , abri sacré de justice et de paix !
Ecoutez, Sénateurs, le comble des forfaits :
Un exilé, cachant sa lâche perfidie,
A sur Carmagnola déployé sa furie;
Mais le coup a manqué ; l'assassin dans les fers.
Soudoyé pour ce crime, a nommé le pervers:
C'est le duc de Milan! c'est ce prince lui-même,
Visconti , qui , souillant l'honneur du diadème.
Pour demander la paix nous envoyait hier
De ses ambassadeurs le cortège si fier.
Ht c'est notre amitié qu'il réclame , le traître !
Voilà comme la sienne enfin se fait connaître ,
10 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
El les gages sacrés qu'il ose nous offrir !
Mais laissons ce complot que sa main vient d'ourdir.
Le duc a pour le comte une haine inflexible :
Toute paix est, entre eux, désormais impossible.
Sur deux points seulement j'insiste auprès de vous :
Il le hait et le craint. — Dans son orgueil jaloux ,
Il tenta de briser ce bras dont la vaillance ,
Kii pesant sur son trône , ébranle sa puissance.
Il sait que cette paix, ces traités imprudens ,
Qu'il trahit sans pudeur, ne vivront pas longtemps;
Il sait enfin, ce duc, que les murs de Venise
Possèdent ce guerrier plein d'honneur, de franchise ,
Qui, parmi les premiers qu'honorent nos États,
S'élève au premier rang des plus braves soldats;
Qui, fort par son courage et grand par son génie ,
Peut de ses ennemis châtier l'infamie.
Les attaquer, les vaincre , et trouver le côté
Par où le coup mortel sera plus tôt porté.
Visconli , dans nos mains , voulut rompre cette arme ,
Qui nourrit dans son cœur une sinistre alarme;
Mais cette arme est à nous ; sachons nous en servir ;
En un mot, écoutons le comte avant d'agir ;
Et . si vous m'en croyez , nous ne pouvons attendre
Un plus sage conseil... — Vous plaît-il de l'entendre ?
(Signe d'adhésion. )
Gardes, qu'on fasse entrer le comte. — Le Sénat
Ne doit plus voir en lui qu'un appui de l'État.
SCÈNE DEUXIÈME.
LES MÊMES , LE COMTE.
Comte Carmagnola , Venise confiante
Vous donne , en ce moment une oreuve éclatante
ACTE PREMIER. il
Du prix que le Sénat met à vous écouter ;
Venise vous estime et veut vous consulter.
Plus une affaire est grave, et plus la République
A suivre un conseil grave et s'attache et s'applique.
Mais d'abord le Sénat, qui s'intéresse à vous ,
Se réjouit de voir que, détournant les coups ,
Le Ciel d'un grand péril a sauvé votre vie.
Nous ne laisserons pas cette audace impunie;
Et sur le noble front d'un si brave guerrier ,
Venise, avec orgueil, suspend son bouclier,
Terrible bouclier de veille et de vengeance !
Sérénissime doge , en ma reconnaissance ,
Le sol hospitalier qui m'accueille aujourd'hui ,
Qui m'accorde et m'assure un si puissant appui ,
A qui j'aime à donner le saint nom de patrie ,
A droit à tous mes vœux ! — Oh ! puisse celte vie ,
Par miracle échappée au poignard des méchans ,
Et qui ne compte encor que de tristes instans ,
Briller et s'enflammer d'un feu qui l'électrise ,
Pour la consacrer toute à défendre Venise ;
Afin qu'on dise un jour, dans la postérité ,
Que cette confiance et cette loyauté
Trouvèrent un cœur pur et digne de la gloire.
Qui du nœud des bienfaits couronna sa victoire !
LE DOGE.
Oui, comte; vos secours, votre profond savoir,
Nous seront toujours chers , vous êtes notre espoir.
Depuis longtemps Florence , en butte à mille alarmes ,
Contre son oppresseur implore en vain nos armes :
La balance est encore immobile en nos mains ;
Elle attend pour pencher le poids de vos desseins.
LE COMTE.
.Mon jugement, mon bras, et toute ma personne,
Sont à vous. Sénateurs, quand Venise l'ordonne :
J'2 LE COMTE DE CARMAGNOLA,
Puisque vous désirez mes conseils, j'obéis ;
Je vous les donnerai. Mais qu'il me soit permis
De vous dire d'abord quelques mots de moi-même ;
Cor mon âme, avant tout, sent un besoin extrême
Do s'ouvrir devant vous.
LE DOGE.
Parlez : tout Sénateur
Veut ([ue vous épanchiez librement votre cœur.
LE COMTE.
Sérénissime doge , et vous , noble assemblée,
Sur ma reconnaissance , en ce moment doublée ,
Le Sénat peut compter à jamais ! — Je ne puis
Vous demeurer fidèle en l'état où je suis ,
Sans être l'ennemi de l'homme qui naguère
Fut mon seigneur et maître ; et, dans mon caractère ,
Si, descendant en moi , je pensais aujourd'hui
Que le moindre lien dût m'attacher à lui ,
Je fuirais à l'instant vos enseignes sacrées ;
J'irais languir oisif bien loin de ces contrées ,
Plutôt que de le rompre et de souiller mes jours
Par une lâcheté qui me suivrait toujours I
^lais j'ai sondé mon cœur ; je n'éprouve aucun doute.
Le parti que j'ai pris m'a désigné ma route.
Le jugement d'autrui.... C'est tout ce que je crains. ..
Trop heureux le mortel , protégé des destins ,
Qui , trouvant sous ses pas un sentier honorable ,
Peut bannir de son sein la peur d'être coupable ,
Et , sûr d'être applaudi par la voix de l'honneur ,
iNc rencontre jamais un signe accusateur
Dans l'œil de l'ennemi qu'il doit combattre en face !....
Je sais que , dans la voie où le présent me place ,
Je risque de porter l'odieux nom d'ingrat ,
L'indélébile nom de traître et d'aposlal ;
Je sais que, chez les grands, c'est le cruel usage
De conserver pour eux ce funeste avantage ,
ACTE PItKMlER. 13
En se glorifiant, par leur orgueil absous ,
Des rncîmes actions qu'ils condamnent en nous ,
Et de garder pour ceux qui les ont accomplies
La part qui trop souvent échoit aux perfidies :
Récompense et mépris !... — Je le sais, Sénateurs,
Et je me sens peu fait pour de pareils honneurs.
Le seul prix que j'envie , oui , le seul où j'aspire ,
C'est votre seule estime ; et, j'ose ici le dire,
J'en suis digne ! — Je jure , en face de vous tous ,
Qu'entre le duc et moi tous liens sont dissous.
Je ne lui dois plus rien. Comptant mes sacrifices ,
S'il fallait entre nous comparer les services ,
Le monde entier saurait nommer le débiteur.
Mais laissons ce sujet. En loyal serviteur ,
Je fus fidèle au duc , ainsi qu'à ma parole ,
Jusqu'au jour où , sans foi, la sienne, qu'il viole ,
Me ravissant le grade acquis par ma valeur ,
Crut lâchement couvrir mon nom de déshonneur.
D'abord , je me plaignis à mon souverain maître.
Je reconnus bientôt qu'il ne cachait qu'un traître ;
Qu'il voulait m'immoler ! Il n'en eut pas le temps !
Mes jours, dont l'Éternel a compté les instans ,
Je ne veux les donner que dans la noble arène ,
Et non pas les livrer aux pièges de la haine.
Je suis venu chercher un asile chez vous ,
Et je m'y trouve en butte à son orgueil jaloux :
Je suis quitte envers lui ; je suis libre à Venise !
Je vous offre ma vie ; et , dans cotte entreprise ,
Je ne suis qu'un soldat dont le bras affermi
Combat avec justice un injuste ennemi !
LE ItOGE.
Comte, aussi comme tel le Sénat vous regarde.
Sujet vénitien , vous êtes sous sa garde.
Entre le duc et vous l'Italie a jugé :
De ce lien d'honneur vous êtes dégagé.
14 LE COMTE DE CARMAGXOLA.
Le duc vous a rendu votre serment sans tache ;
A nous seuls désormais ce serment vous attache.
Nous vous en tiendrons compte; et, pour le prouver mieux ,
Déjà votre conseil est pour nous précieux.
Je suis heureux et fier de ces marques d'estime. —
La guerre est nécessaire autant que légitime ;
C'est mon avis. Le sort a des coups incertains ;
Mais si parfois le Ciel les révèle aux humains ,
Sur nos prochains succès tout ici me rassure.
Plus nous nous hùterons , plus la victoire est sûre.
Florence par le duc est vaincue à moitié ;
Mais le vainqueur s'épuise et n'est plus appuyé.
Le trésor est à sec ; le trouble , l'épouvante ,
Parmi les citoyens incessamment augmente ;
Ecrasés de tributs , sur leurs armes couchés ,
Priant pour que les Cicux de leurs maux soient touchés ,
Ils ne nourrissent plus que la triste espérance
D'obtenir des revers la fin de leur soufl"rance.
Honteux de leur destin , dans leurs cœurs abattus,
L'antique souvenir des droits qu'ils ont perdus
Laisse encore un rayon d'un avenir moins sombre.
Chaque jour , en silence , en voit croître le nombre.
Visconti s'en alarme et connaît le danger;
Aussi vous le voyez, il veut vous ménager;
Son langage est plus doux ; il prend une autre voie ;
Il demande du temps pour déchirer sa proie ,
Pour mieux la dévorer ! — Feignons donc comme lui ;
Accordons-lui ce temps qu'il réclame aujourd'hui.
Tout est changé : Florence est domptée et soumise ;
Et , gorgés des trésors de la ville conquise ,
Avides de butin , vous verrez ses soldats ,
Comme de vils brigands, porter partout leurs pas.
Quel prince alors , craignant les coups de sa vengeance ,
Oserait refuser sa perfide alliance ?
ACTE PREMIER. 15
De nombreux bataillons renforceront ses rangs ;
Sa ruse choisira les propices momens
Pour venir lout-à-coup vous dtîclarer la guerre ;
Et vous resterez seuls en butte à sa colère.
Un homme courageux , par un revers blessé ,
Sent bouillir le courroux dans son cœur offensé ;
Mais lui , qui n'eût jamais rien de noble en son âme ,
C'est quand il est vainqueur que sa fureur s'enflamme.
Impatient d'agir quand son but est certain ;
.\ux périls , indécis ; n'aimant que le butin ;
Toujours loin des combats , pour les siens il se cache ;
Au fond de son palais relégué comme un lâche ,
Il s'occupe de chasse et d'opulent festin ,
Ou consulte, en tremblant, un oracle, un devin.
C'est l'instant de le vraincre, et l'oser est prudence.
LE DOGE.
Comte, sur ce parti , dont nous sentons l'urgence ,
Le Sénat va bientôt s'entendre et se fixer ;
Il sait que ce n'est plus l'instant de balancer;
Mais qu'il le suive, ou non, il vous en remercie ,
Et voit , dans vos conseils, l'amour de la pairie.
(Le comte sort )
SCÈNE TROISIÈME.
LE DOGE , LES SÉNATEURS , GARDES.
Sénateurs, je me range à ces sages avis.
Qui pourrait parmi nous demeurer indécis?
Vous l'avez entendu : nos frères nous implorent.
Volons à leur secours contre un chef qu'ils abhorrent.
Avec chaque Étal libre unissons notre sort.
Qu'un nœud sacré nous lie; et qu'un commun accord
Rende entre nous communs les risques et la gloire ;
Que tous, pour assurer une prompte victoire ,
IG LE COMTE DE CARMAGXOLA.
Se gardent d'ébranler, par quelque vain débat ,
Le fondement d'un seul : ne formons qu'un Éttit !
Hardi provocateur du plus faible qu'il brave ,
Ennemi de celui qui n'est pas son esclave,
Pourquoi le duc vient-il , avec empressement ,
Nous mendier la paix? — Pour choisir le rpoment
De mieux nous attaquer, de commencer la guerre !
Sénateurs, de tels faits sont dans son caractère.
Mais ce n'est point à lui que ce droit appartient ;
C'est à nous ! et prouvons, lorsque l'orage vient ,
Qu'il n'est point d'ennemis que nous n'osions combattre.
L'un après l'autre, il veut sous ses coups nous abattre :
Unis, marchons à lui ; déjouons son projet 1 —
Pour la première fois , le lion dormirait ,
Étendu sur le sol, aux sons d'un chant perfide;
Non , non : le lion veille et se lève intrépide !
D'une ligue entre nous déployons le signal ;
J'approuve ce conseil. Tout retard est fatal :
La guerre ! qu'à l'instant elle soit proclamée ,
VA que Carmagnola commande notre armée !
MARiNo , se levant.
Je ne me lève pas , dans cet auguste lieu ,
Pour rejeter la guerre et combattre un tel vœu ;
Mais je demanderai si , dans celte occurrence.
Le succès qu'on attend répond à l'espérance?
Le comte, je le sais, et nous le savons tous ,
Se vante de compter des amis parmi nous ,
Lt je puis assurer , dans ce moment suprême ,
Que nul ne l'aime plus que Venise elle-même.
Quant h moi , la patrie a mon cœur tout entier ,
Et , dès qu'il s'agit d'elle, il sait tout oublier.
Je regrette qu'ici, sérénissime doge.
Quelque doute se mêle à ce flatteur éloge.
Le comte est-il le chef que réclament nos droits ,
El l'honneur de l'État permet-il un lel choix?
ACTE PREMIER. 17
Je ne recherche pas pour quel motif sévère
Carmagnola du duc a quitté la bannière ;
Il était l'offensé. — Si l'outrage fut tel
Qu'il s'élève entre eux deux un rempart éternel ,
Je le crois ; je me rends à sa mâle éloquence.
Mais il importe ici d'agir avec prudence.
Le comte, songez-y, s'est peint dans ses discours.
Gouverner cet orgueil qui s'offense toujours ,
Cet esprit ombrageux, cette fierté blessée ,
N'est pas chose facile ; et c'est une pensée
Aussi grave, et d'un poids peut-être plus pesant
Que celle de la guerre! Ici, jusqu'à présent.
Chacun, docile au frein , connaît l'obéissance :
Avec lui , c'est une autre étude qui commence.
Lorsque sur notre épée il posera la main,
Dites, trouverons-nous, dans ce guerrier hautain ,
Un serviteur de plus ? Je suis franc et sincère :
En tout temps, il faudra se hâter de lui plaire.
Si quelque point douteux doit être discuté ,
Sénateurs , sera-t-il de notre dignité
Que, dans l'art des combats, notre conseil l'emporte?
Et si , lui , s'est trompé ? La faute , qui la porte ?
A lui, l'erreur ; à nous , la peine et le remords :
Il n'est point invincible! — Et pourrons-nous alors
Nous plaindre des revers? Accusateurs du comte ,
Devrons-nous endurer ses dédains et sa honte ?
Que faire? — Les souffrir? — Vous ne le voulez pas.
Je pense! Et si , plus lard, nous refusant son bras.
Il nous laisse , indigné , dans un temps de défaite ,
Pour offrir son épée au premier qui l'achète;
El s'il dévoile alors , dans ses ressentimens ,
Tout ce qu'il sait de nous, nos secrets et nos plans ,
Gardant pour nous le blâme et pour lui les louanges ,
Que ferez-vous?
l.E DOGE.
Du prince il quitta les phalanges;
18 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Mais quel prince ? un tyran qui tenait ses États
De la valeur du comte , et qui ne pouvait pas
S'estimer moins que lui ; vil moteur de pillage ,
Qu'une troupe plus vile entoure sans courage ;
Qui même ne sait pas, dominé par la peur,
Se défendre et cacher le trouble de son cœur;
Mais qui, ne connaissant que le métier de feindre ,
Fait semblant d'attaquer quand il ne sait que craindre.
Tel est le duc, tel est le despote abhorré
Dont le comte s'est fait un ennemi juré.
Grâce au Ciel, il n'est rien de pareil dans Venise ! —
Le coursier qu'une main rudement indécise.
Sans science du frein , sur le sol a lancé ,
Dans la fange, en courant, s'il jette un insensé ,
Est-ce à dire qu'un jour, plus prudent, plus habile ,
Un autre cavalier ne le rende docile ?
MARINO.
Puisque le doge est sûr du comte , je me tais.
Mais un seul mot encore, et dans nos intérêts:
Le doge veut-il être, excusez ma franchise,
La caution du comte ?
LE DOGE.
A question précise ,
Précise est ma réponse : être la caution
Du comte , ou bien d'un autre, en toute occasion -,
Je ne le serai pas ! Dans nos conseils augustes ,
Je réponds de mes faits : s'ils sont loyaux et justes ,
C'est assez. — Sénateurs , ai-je donc conseillé
Que le comte , en secret, ne fût pas surveillé ?
Que du sort de l'État son bras devînt l'arbitre ?...
Pourquoi le soupçonner ? De quel droit ? à quel titre '!
C'est mon idée !... Eh bien ! s'il osait nous trahir,
Nous manque-t-il des yeux pour nous en avertir?
Nous manque-t-il des bras pour frapper le coupable ?
MARCO.
Non ; mais pourquoi faut-il qu'un soupçon déplorable
ACTE PREMIER. 19
Attriste des projets commencés franchement ,
Et nous présage ici des maux sans fondement ,
Quand l'avenir qui s'ouvre au-devant de nos armes
Nous donne plus d'espoir que de sujets d'alarmes"?
Je ne vous dirai pas que son sort désormais
Est de rester chez nous dans la guerre et la paix ;
Mais il est un motif qui nous permet d'avance
De ne point près du comte user de méfiance :
C'est sa gloire présente et sa gloire à venir ,
Qui dans le droit sentier sauront le contenir.
Ru haut de sa fierté, son âme magnanime
Ne tombera jamais dans la fange du crime.
Si la prudence veut que l'on veille sur lui,
J'y consens ; mais comptons sur ce puissant appui ;
Qu'il soit reçu par nous avec la confiance
Qu'un cœur noble et loyal met dans la Providence.
PLUSIEURS SÉNATEURS.
Aux voix ! aux voix !
LE DOGE.
Eh bien , qu'on recueille les voix.
Sénateurs, vous savez la rigueur de nos lois :
Vous vous souviendrez tous qu'un mot , un geste même ,
Compromet les travaux de ce conseil suprême ;
Que si des imprudens trahirent ses secrets ,
Un châtiment soudain punit les indiscrets.
(Ils sortent. La scène change. )
SCÈNE QUATRIÈME.
(L'appartement du comte. )
LE COMTE, assis.
Transfuge — ou condotlier ! — ou traîner ma misère ,
Comme le vieux guerrier , sur la terre étrangère ;
Oisif, ne vivant plus que dans les jours passés ,
Avec le souvenir d'exploits presque effacés ;
20 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Priant Dieu , rendant grâce à la main charitable ,
Qui lui prête un moment un appui secourable ; —
Ou retourner encor dans le champ des combats ;
Sentir encor la vie ; et, bravant le trépas ,
Saluer de nouveau l'inconstante fortune ;
Dédaigneux du destin de la foule commune ,
Aux accens du clairon, se lever, commander !...
Oui , oui ! voici l'instant qui va me décider ! —
Si Venise pourtant, loin de courir aux armes ,
Préférait de la paix les douceurs et les charmes ,
Faudrait-il me cacher et rester dans ce lieu ,
Comme le criminel dans le temple de Dieu ?
( Il se lève. )
Quoi! celui qui d'un règne a fait la destinée
Voit dans l'obscurité la sienne condamnée !
Quoi ! dans cette Italie , au bruit de ses débats ,
Parmi tant de rivaux , ne trouverai-je pas
Un prince ambitieux qui veuille la couronne
De cet infâme duc que j'ai mis sur le trône ?
Des mains de dix tyrans je l'arrachai pour lui.
Que ne puis-je à son front la ravir aujourd'hui ,
Pour l'offrir au premier qui, servant ma vengeance ,
En employant mon bras laverait mon offense !..
Mais on vient. Je saurai si , rejetant la paix ,
Le Sénat veut la guerre et comble mes souhaits.
SCÈNE CINQUIÈME.
LE COMTE , MARCO.
LE COMTE.
f"h bien , mon cher Marco, sais-tu quelque nouvelle?
MARCO.
La guerre est résolue ; et c'est toi qu'on appelle
A commander l'armée.
LE COMTE.
Oh ! jamais ma valeur
N'attendit le combat avec autant d'ardeur.
ACTE PREMIER. 21
Le Sénat met en moi toute son espérance :
Je serai digne, ami, de tant de confiance ;
Je le jure ! ce choix a fixé mon destin !
Venise m'a reçu dans son glorieux sein :
Je le justifierai ce nom qu'elle me donne ,
Ce nom sacré de fils dont elle me couronne ;
Je veux l'être à jamais , et , dès cet heureux jour ,
Je voue à sa grandeur mon glaive et mon amour !
MARCO.
Doux projet ! Que du Ciel la puissance suprême
Ne le rompe jamais par le sort... ou toi-même !
LE COMTE.
Moi ! Comment ?
MARCO.
Cher ami , comme tous les grands cœurs
Qu'un moment la Fortune a comblés de faveurs ,
Font le destin d'autrui , surmontent les obstacles ,
Aux regards de la foule enfantent des miracles ,
Sans songer aux périls que leur œil ne voit pas ,
Et qu'un homme ordinaire aurait vus sous ses pas.
Carmagnola , crois-cn mes avis salutaires :
Tu comptes parmi nous beaucoup d'amis sincères ;
Mais tous ne le sont pas... Je ne dis rien de plus ;
Tu me comprends. — Ici , combien se sont perdus
Pour avoir trop parlé ! Mon amitié trop franche ,
En tremblant pour tous deux dans ton âme s'épanche ;
Mais, au moins , que ces mots , que ce cher entrelien ,
Echappés de mon cœur, ne sortent pas du tien.
LE COMTE.
Des ennemis ? j'en ai : crois-tu que je l'ignore ?
Peut-être je n'ai pu les distinguer encore :
Ils se cachent.
HARCO.
Sais tu ce qui te les a faits?
Tes talens , ton mérite et tes illusl; es laits ;
LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Plus cncor, Ion mépris ou ton indifférence
Pour ces morlels obscurs que blesse la présence.
Nul encor ne t'a nui ; mais il n'est pas trop tard.
Il ne faut qu'un seul jour , un moment , un hasard.
Tu ne l'occupes pas de leurs sourdes vengeances ;
Mais ils songent à loi bien plus que lu ne penses.
Un grand cœur, dont l'orgueil ne souffre point d'égal
Fait suivre d'un oubli le mépris d'un rival ;
Mais l'homme lâche et vil s'applaudit dans sa haine.
Avec de la prudence on peut la rendre vaine ,
L'éteindre , l'étouffer. — Cher comte , écoute-moi :
L'artifice , la ruse, est indigne de toi :
N'attends pas que jamais mon cœur te les conseille ;
Mais entre l'incurie et le soupçon qui veille ,
Il existe un milieu très-facile à saisir ,
Que l'homme le plus fier peut noblement choisir.
Il est une prudence et des soins nécessaires ,
Un art de dominer sur les âmes vulgaires,
Sans descendre à leur rang ; et cet art précieux ,
Tu peux dans ton bon sens le trouver, si tu veux.
Tu dis vrai. Ce conseil que j'estime et que j'aime ,
Je me le suis donné mille fois à moi-même.
Dès que je dois le suivre, il m'échappe toujours ;
Et j'appris, aux dépens du calme de mes jours ,
Que l'imprudent mortel qui sème la colère ,
Moissonne, tôt ou lard, le repentir sévère.
Ecole dure et vaine! — Enfin, las d'obéir
A ce fatal penchant qui sut trop m'asservir ,
Cher ami, j'ai pensé que c'est ma destinée
D'user une existence errante, empoisonnée,
D'être pris dans des nœuds que je ne puis briser ,
Et d'enfreindre les lois que je veux m'imposer;
J'ai pensé qu'il vaut mieux poursuivre ma carrière
Sans jeter vainement un regard en arrière.
ACTE PREMIER. 23
Ah ! j'en appelle à toi : les bons ne sont-ils pas
Entourés d'ennemis attachés à leurs pas ?
Tu n'en es point exempt, et tu le sais, sans doute.
Mais il n'en est pas un que ton âme redoute ;
Que dis-je? pas un seul qui, loin d'être flatté,
N'ait lu , dans ton regard , un mépris mérité.
Réponds-moi.
MARCO.
J'en conviens. — Ami , si , dans la vie ,
J'ai désiré jamais un sort digne d'envie,
C'est d'habiter des lieux où l'homme sans détour.
L'âme imprimée au front, peut marcher au grand jour.
Et se retrouver seul quand son mâle courage
Doit laisser la prudence et combattre l'orage.
Ne t'étonne donc pas si, prompte à s'épancher.
Mon âme connaît peu cet art de se cacher.
D'ailleurs , songe combien , dans cette circonstance ,
Le sort entre nous deux a mis de différence :
Contre mes ennemis l'État est mon rempart ;
Ma poitrine offre ici peu de place au poignard ;
Venise me protège ; et la raison publique
Sur ma tête suspend son égide civique.
Toi , simple condotlicr, toi , soldat valeureux ,
A la solde des grands , étranger en ces lieux ;
Toi , qui viens d'éveiller des vanités trompées ,
Qui, pour sauver l'État, possède mille épées ,
Sans en compter peut-être une seule pour toi !
Ah ! sur ton avenir dissipe mon effroi ;
Rassure tes amis au bruit de ta louange ;
l.t ne leur donne pas, si ta fortune change,
Le soin de te défendre et d'excuser ton bras.
Peuvent-ils être heureux si, toi , tu ne l'es pas?
Tu le sais, cher ami, cela m'est impossible
Et veux-tu que je touche une corde sensible.
Qui plus profondément résonne dans ton cœur?
Pense aux objets chéris dont tu tiens le bonheur,
24 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
A ta femme , a ta fille , en proie à la souffrance ;
Toi, leur unique appui, toi, leur seule espérance.
Oh! que le juste Ciel, les guidant ici-bas ,
Embellisse la voie où se portent leurs pas !
Tu seras leur soutien , comme époux, comme père ,
Quand l'homme fort a dit : Je veux ! il peut tout faire
Il sent qu'il est son maître , et que sa fermeté
Peut accomplir des faits dont il avait douté.
LE COMTE.
Ce langage, Marco, que mon âme apprécie,
Rend à mes volontés toute leur énergie.
Puisque le Ciel m'accorde un ami tel que toi ,
Non, je n'en doute plus, le Ciel est avec moi.
Sur ce cœur trop ardent la victoire est certaine ,
Et de mes ennemis j'apaiserai la haine :
La joie et le bonheur couronneront mes vœux.
Partout, sur ma conduite, ouvre toujours les yeux,
Et , dans mes actions , si j'ai pu te déplaire ,
N'y vois que le défaut d'un bouillant caractère ,
Un mouvement trop prompt; mais jamais un oubli
De tes sages conseils.
MARCO.
Maintenant , cher ami ,
Pars , et que la victoire à ton bras soit fidèle !
Oh ! que le messager , porteur de la nouvelle ,
D'un cœur impatient sera reçu de nous !
Il s'agit de ta gloire et du salut de tous.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIEME.
ACTE DEUXIEME.
(Partie du camp ducal, avec dos tentes.)
SCÈNE PREMIÈRE.
MALATESTI, PERGOLA.
Vos ordres sont remplis, condottier; nos soldats
Attendent le signal pour voler aux combats.
Quand le duc vous commet le destin de nos armes ,
.l'obéis ; mais daignez écouter mes alarmes :
Ne livrez point bataille !
MALATESTI.
Oui , Pergola , je sais
Que votre nom , votre âge et vos exploits passés
Sont de poids au conseil; mais mon avis contraire
Doit ici prévaloir en faveur de la guerre.
Voyez Carmagnola, d'un pas audacieux,
Devant Maclodio s'avancer sous nos yeux !
Chaque jour, provoquant notre indolent courage ,
Il semble nous jeter et l'insulte et l'outrage.
Abandonnons ce camp , ou chassons l'ennemi.
Choisissons, sans retard , l'un ou l'autre parti :
L'afl'ront ou la victoire !
PERGOLA.
Aux seuls hommes d'élile
Est réservé le droit de changer de conduite.
Quand leur dessein est pris ; et moi , tout le premier,
J'aime h vous reconnaître un tel droit, condottier.
2<> LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Depuis les anciens temps, deux pareilles armées,
Si près Tune de l'aulre, cl de haine enflammées,
N'ont point de l'Italie attiré le regard;
Mais la nôtre, du duc est le dernier rempart.
I,a fortune toujours, dans les faits de la guewe.
Veut obtenir sa part ; mais il est téméraire,
Quand il s'agit du tout , d'oser, dans un combat.
Risquer , d'un coup de dés , le salut de l'État ;
Et si son inconstance en aveugle commande,
Ne lui cédons jamais plus qu'elle ne demande.
Avec nos bataillons nous pouvons tout sauver;
Mais, une fois perdus, comment les retrouver?
(".e camp, pour leurs exploits, a trop peu d'étendue;
Ne les exposons pas dans ces lieux sans issue.
L'ennemi les connaît; et, soyez-en certain.
S'il nous attire ici, ce n'est pas sans dessein.
De hauts retranchcmens divisent les armées.
Dans de vastes marais leurs bandes parsemées
Cernent ce camp étroit qui nous enferme tous.
Nous , hors nos logemens , quel terrain avons-nous ?
Sous Philippe, le comte a combattu naguère.
A ce génie ardent la ruse est familière :
Des pièges sont tendus. — Peut-être vaut-il mieux
Le tenir en respect en conservant ces lieux ,
Jusqu'à ce que ses chefs, las de le reconnaître.
Desserrent dans ses mains le faisceau d'un tel maîlre.
S'il faut une bataille , ici, le champ d'honneur
N'ofiVe guère pour nous de chance h la valeur :
Quillons-le ! choisissons une plus vaste arène.
Provoquons l'ennemi ; descendons dans la plaine ;
Et là , que dans un jour notre sort soit fixé i
Qu'entre nous l'avantage au moins soit compensé.
MALATESTl.
Deux grands pouvoirs armés s'observent, se menacent
Leur choc sera terrible ; et les haines s'amassent :
ACTE DEUXIEME.
C'est le vuHi de Philippe. Il désire ardemment
Qu'un combat décisif amène un dénoûment.
Des conseils opposés sont ici nécessaires :
Ne quittons pas ce camp ; déployons nos bannières.
Tout changement de lieu nous donnerait la mort.
Qui peut dire combien les caprices du sort
Eclairciront nos rangs, avant que notre armée
Ait ailleurs transporté sa valeur comprimée ?
Quel chef pourra demain répondre de ses coups ?
Aujourd'hui la victoire, avec elle, est à nous.
SCÈNE DEUXIÈME.
LES MÊMES , FORTEBRACCHIO , SFORZA.
MALATESTl.
Soyez les bien-reçus ! que venez-vous m'apprendre?
Vous avez vu le camp : que peut-on en attendre '!
SFORZA.
Des succès assurés ! — Quand ils ont entendu
Que le jour du combat enfin était venu ,
C'étaient partout des cris et des danses de joie ,
Qui témoignaient l'ardeur où leur cœur se déploie ;
Avec enthousiasme ils couraient à l'appel ;
C'était un bruit confus , un rire universel ;
Et quand des légions je parcourais les files ,
Chacun , fixant sur moi ses regards immobiles ,
Semblait me dire , avec des transports enivrans :
Oui , condoltier , comptez sur moi ; je vous comprends.
FORTEBRACCHIO.
C'est ainsi qu'ils sont tous. Dès qu'ils m'ont vu paraître ,
Quels éclats dans leurs rangs ma présence a fait naître!
L'un me disait : Eh bien! le clairon des combats
Sonnera-t-il bientôt? D'autres: Nous sommes las
D'être ici bafoués!... Tous, d'un cœur qui tressaille,
Certains de la gagner, demandent la bataille. —
2<S LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Mes braves con.pagnons, leur ai-je répondu ,
11 ne lardera pas ce signal attendu ;
Vous vaincrez avec moi ; jurez-le ! — Ma parole,
Plus prompte que l'éclair, court de rangs en rangs, vole.
Les casques, à ces mots, sur les lances portés ,
S'agitent dans les airs; et des cris répétés
M'apportent leurs scrmens dont je suis fier encore ! —
Et sur de tels appuis , dont Philippe s'honore ,
On voudrait , sans raison, dans un effroi honteux ,
Comme de vils vaincus abandonner ces lieux !
Et c'est lorsque nos mains , sur nos glaives posées ,
Des rangs de l'ennemi provoquent les risées ,
Qu'on irait , sans respect d'un si beau dévoûment ,
Ordonner la retraite et partir lâchement !
Et quel chef porterait cet imprudent message?...
PERGOLA , avec ironie.
Vraiment! vous m'apprenez, par un nouveau langage.
Qu'aux ordres du soldat le chef doit obéir :
J'ignorais ce devoir , il faut en convenir.
FORTEBRACcHio, élevant la voix.
Pergola ! mes soldats, connus de la victoire ,
Disciplinés par moi , dans les champs de la gloire ,
L'honneur de nos drapeaux , l'effroi des ennemis ,
Ne sont point de nature à souffrir le mépris.
PERGOLA , de même.
Fortebracchio! les miens, avec obéissance,
Disciplinés par moi, mettent leur confiance
Dans les ordres du chef qui guide leur valeur ,
Et ne failliront pas au sentier de l'honneur.
Allons , vous oubliez que peu de temps nous reste :
Condoltiers , laissons-là ce démêlé funeste.
1
ACTE DEUXIÈME. 29
SCÈNE TROISIÈME.
LES MÊMES , TORELLO.
As-lu vu nos soldats, Torcllo ? Qu'en dis-tu ?
As-tu changé d'avis maintenant?
TORELLO.
J'ai tout vu,
Et leur fougue joyeuse et leur bruyant courage ;
Mais j'ai , de ces transports , détourné le visage ,
De peur que ces guerriers n'y lussent l'avenir
Qui m'occupe toujours et qui me fait frémir :
Courte et fausse allégresse, où leur âme irascible
S'abandonne, en courant , à leur perte infaillible !
J'ai longtemps parcouru la lisière du camp :
J'ai reconnu de loin l'humide et vaste champ
Où s'élèvent du sol ces épaisses broussailles ,
Pour nos ennemis seuls propices aux batailles :
Là, le piège est dressé ; j'en suis sûr. — J'ai revu
Ce double rang de chars , sur leur ligne étendu ,
Remparts fortifiés, qui, dans une défaite ,
Après un premier choc, assurent leur retraite ,
Pour revenir bientôt , plus nombreux et plus forts ,
Tenter une autre chance en redoublant d'efforts ;
Et c'est une tactique , avec art exercée ,
Qui dérobe au vaincu sa première pensée :
La fuite ! Pour l'abattre , alors il faut deux coups,
Tandis que lui, d'un seul , il nous écrase tous.
Voilà la vérité. Sur ce point d'importance ,
Ne fermons pas les yeux ; laissons-là la jactance.
Ce ne sont plus ces temps où , lier? de leurs exploits ,
Nos guerriers combattaient pour leurs foyers , nos lois
Qui leur rendaient si cher le saint nom de patrie;
Où leur chef ne pensait, dans sa mâle énergie,
;iO LE COMTE DE CAK.MAGNOLA.
Qu'à se choisir un poste , y rester, ou mourir.
Ces guerriers, qui savaient, sur un signe, obéir.
Que sont-ils aujourd'liui? Des soldats mercenaires,
Qu'une fougue inconstante a rendus téméraires.
D'un élan belliqueux , on les voit, volontiers,
Voler à la victoire et cueillir des lauriers.
Tarde-t-ellc à leurs vœux: une chance subite
Ne laisse-t-elle plus que la mort ou la fuite :
Leur choix n'est pas douteux ; — et c'est dans ce moment
Que nous devons prévoir ce triste dénoûment.
Aujourd'hui, commander est chose difficile :
Plus la gloire se perd , plus l'homme est indocile.
Si vous voulez tenter les hasards des combats ,
Je vous le dis encor : ce champ ne convient pas.
MALATESTI.
Eh bien?
TORELLO.
Changeons de lieux. Ici , notre courage
Ne peut des ennemis égaler l'avantage.
Prenons place du moins où les partis rivaux
Balanceront le sort avec des poids égaux.
MALATESTI,
Ainsi , je vous comprends , Maclodio cernée ,
A Venise, en cadeau , serait abandonnée ;
Et nos braves , pressés , enfermés , sans secours ,
Devraient céder au nombre et se rendre... en deux jours?
TORELLO.
Qu'importe! S'agit-il ici d'un coin de terre.
Ou d'une garnison vaincue ou prisonnière ?
II s'agit du salut de l'Etat.
SFORZA.
Et de quoi
Se compose un Etat ? lu le sais comme moi :
De sol ! de citoyens !... Et ces villes perdues ,
Par tant de sang versé vainement défendues 1
ACTE DEUXIÈME. «^l
Binasco , Quinzano , Casai , et.... compte-les;
Car mon courroux s'dchauffe en rappelant ces faits... —
Le dépôt que le duc commit à notre garde ,
Est-ce quand l'Italie entière nous regarde ,
Que nous le lui rendrons aux yeux de nos héros ,
Sali , couvert de honte et réduit en lambeaux ï
En attendant ce jour , dont je rougis d'avance ,
Envers nous l'ennemi redoublant d'insolence ,
Par de nouveaux affronts répond à nos retards.
TORELLO.
Preuve qu'il veut combattre.
SFORZA.
A l'abri des remparts
Qui protègent les siens !... Qu'espère-t-il encore ?
Grâce au Ciel! nous flattons l'orgueil qui le dévore :
Ne nous chassc-t-il pas , le fer dans le fourreau ?
Ce qu'il espère encor ? — Creuser notre tombeau !
Dans un camp resserré , sa ruse consommée
Veut que nous exposions, en un jour , notre armée.
Mes amis, sauvons-la ; mettons en sûreté
Des braves que perdrait trop de témérité;
Et nous saurons plus tard reprendre un peu de terre ,
Avec notre courage et nos hommes de guerre !
FORTEBRACCHIO , ttVeC fot'Ce .
Reprendre un peu de terre?... Est-ce avec des soldats
A qui vous enseignez à craindre les combats ?
A n'oser, quand ici l'ennemi nous menace ,
L'attaquer, et de près affronter son audace ;
A laisser lâchement tuer leurs compagnons ?
Non ! — Mais avec des bras tels que nous en avons ,
Pleins de feu , de bravoure , impatiens de l'heure
Oij l'espoir d'un combat ne sera plus un leurre.
32 LE COMTE DE CARMAGXOLA.
Voilà les vrais soldats qu'il faut pour réparer
Les perles que le sort nous ferait déplorer ;
Les voilà les guerriers que choisit la victoire!
El leur glaive aiguisé se rouillerait sans gloire
Craindrais-tu , Torcllo , des pièges désastreux?
Cet excès de prudence est louable à mes yeux.
Autrefois , on voyait de faibles corps d'armée ,
Poursuivant , l'œil au guet , leur marche accoutumée ,
Sonder chaque sentier étroit ou tortueux ;
De nos jours , une armée , au vol impétueux ,
Altaque sa rivale en s'élançanl sur elle ,
El dans des flots de sang termine la querelle.
On peut vaincre une armée , on ne la cerne pas ;
Les obstacles partout tombent devant ses pas ;
Partout sur son terrain, malgré son ennemie,
Elle y reste, et toujours, tant qu'elle marche unie !
FORTEBRAccHio , à Pergola et Torello.
Etos-vous convaincus?
TORELLO.
Permettez
MALATESTI.
Je le suis.
De ces longs désaccords nous sommes trop instruits.
Mais pour le bien commun n'ayons qu'une pensée :
Entre deux grands périls la patrie est placée ;
A de fatals débats montrons-nous étrangers.
L'un et l'autre partis nous offrent des dangers ;
Choisissons donc celui que la gloire conseille :
La bataille !... — A son poste , ici, que chacun veille,
.l'occupe la frontière , et Sforza vient après
Pour fermer l'avanl-garde; au centre , je commets
Fortebracchio ; serrons notre armée intrépide ;
Ouvrons leur camp ; marchons , en colonne solide ,
ACTE DEUXIÈME. 33
jusiju'à Maclodio. — Torello , Pergola ,
Dont la bouillante ardeur souvent se signala ,
Mais qui cédez encore à de vaines alarmes ,
Je vous confie aussi le succès de nos armes.
(A d'autres condotlicrs.)
L'arrière-garde, à vous, comme un puissant appui.
L'ennemi dispersé, portez vos coups sur lui ;
S'il résiste, accourez au secours de vos frères ;
Car, quel que soit le sort qu'attendent leurs bannières,
Vous ne les verrez pas reculer jusqu'à vous.
FORTEBRACCHIO.
Jamais ! nous le jurons !
SFORZA.
Oui , nous le jurons tous !
FORTEBRACCHIO.
Le Ciel en soit loué ! nous lirons donc nos glaives !
Tant d'obstacles jamais, tant d'inutiles trêves.
D'un chef impatient n'ont retenu le bras !
Jouis, Carmagnola ! Tu ne t'abusais pas :
La jeunesse l'emporte !
FORTEBRACCHIO.
Eh ! souvent la prudence ,
Celte vertu des vieux , remplace la vaillance ;
Elle croît avec l'âge ; elle énerve le cœur ;
Et devient à la fin...
PERC.OLA.
Eh bien ! dites...
FORTEBRACCHIO.
La peur!
34 LE COMTE DE CAR.MAGNOLA.
Oui , la peur ! puisqu'il faut qu'ici je vous le dise.
MALATESTI.
Forlcbracchio I
PERGOLA.
Ce mot , Pergola le méprise.
Ton audace l'a dit devant un vieux guerrier
Qui , longtemps avant toi , cueillit plus d'un laurier ;
l.e premier lu l'as dit ..
MALATESTI.
Carmagnola s'avance...
Celui qui , parmi nous , pour laver une offense,
Pergola ! compterait d'autre ennemi que lui ,
Je le dis à dessein, serait traître aujourd'hui.
PERGOLA.
Je comprends. — A l'instant, que le signal se donne;
Qu'on livre la bataille : au sort je m'abandonne.
Qu'importe qu'il soit tel que je vous le prédis?
Battons-nous ! le premier je suis prêt.
MALATESTI.
J'applaudis
A ces beaux sentimens ; mais que , sur d'autres têtes ,
Un oracle plus sûr détourne les tempêtes !
PERGOLA.
Fortebracchio ! tu m'as offensé.
MALATESTI.
Finissons.
FORTEBRACCHIO.
Fil bien, si tu le crois, soitl nous nous revorrons.
Si ce mot t'a blessé , loi-même ou bien tout autre,
Je le maintiens.
MALATESTI.
Guerriers, quel débat est le vôtre?
Qui demeure fidèle au duc , à son pays ,
Qu'il me suive !
PERGOLA.
Un moment! nos discords sont finis.
ACTE DEUXIÈME. 35
Nul de nous au combat n'apportera d'entraves,
Et nous remplirons tous notre devoir en braves.
Fortebracchio ! l'honneur te défend d'ajouter
La honte au différend que tu fis éclater :
Oui , tu m'as offensé , je te le dis encore ;
Mais par un seul moyen ce débat peut se clore ,
En sauvant mon honneur et le tien.
FORTEBRACCHIO.
Que veux-tu ?
J'écoute.
PERGOLA.
Donne-moi ton poste ! Il est connu
Que tu veux la bataille ; et moi , je vais paraître
Oii devant l'ennemi je me terai connaître.
Tu m'entends?
FORTEBRACCHIO.
Il suffit; et mon poste est k loi.
Prends-le ; je suis content. — Cœur noble , écoute-moi :
Il m'est doux maintenant , Pergola , de te dire
Que je n'ai pas voulu l'offenser ; que j'admire
Avec quel zèle ardent , craignant pour ion Seigneur,
Tu défendis sa cause en soldat plein d'honneur.
Mais la crainte qui tremble et fait aimer la vie ,
Qui, par des lâchetés , mène à l'ignominie ,
Tu ne la connais pas !... Non , tu n'as pu penser
Qu'un frère qui t'estime ait voulu t'offenser.
( Il lui serre la main.)
PERGOLA.
Va ! je n'ai rien pensé. — Ton généreux langage
Est digne de ton cœur, digne de ton courage.
(A Malatesli.)
Seigneur, vous consentez?...
MALATESTI.
Je suis joyeux de voir,
A l'heure du combat, que tout cède au devoir :
J'y consens.
LE COMTE DE CARMAGNOLA.
TORELLo, à Sforza.
Pergola fut mon compagnon d'armes ;
Dès longtemps, tous les deux nourris dans les alarmes,
Souffrez qu'à ses côtt's
SFORZA.
Oui , je comprends ton vœu :
Sois donc à l'avant-garde. Eh ! qu'importe le lieu ?
Ou premiers, ou derniers, notre ardeur est pareille.
MALATESTI.
Allons ! ne tardez plus. Sur les braves Dieu veille !
( Ils sortent. La scène change. )
SCÈNE QUATRIÈME.
(Camp vénitien. — Tente du comte. )
LE COMTE , puis un Soldat.
LE SOLDAT.
Seigneurs, les ennemis ont quitté leurs quartiers.
L'avant-garde est en marche.
LE COMTE.
Où sont les condotliers ?
LE SOLDAT.
Les chefs, hors de leur tente, observent en silence.
Ils allcndent votre ordre.
LE COMTE.
Eh bien , fais diligence ;
Qu'ils entrent.
(Le soldat sort.)
ACTE DEUXIÈME. 37
SCÈNE CINQUIÉiME.
LE COMTE, seul.
Voici donc l'instant si désiré ! —
Ce jour où Visconti, par sa haine inspiré,
Me fermant toute entrée auprès de sa personne ,
Méprisa ma prière et m'éloigna du trône ;
Ce jour plus que jamais se réveille en mon cœur ;
Et ma secrète joie égale ma fureur !
« Tu te repentiras, prince ingrat, lui disais-je.
» Je pars; mais que le Ciel me venge et me protège ,
» Et tu me reverras terrible combattant ! » —
Ce n'était là qu'un rêve.... Il s'accomplit pourtant !
Nous allons donc nous voir, nous mesurer en face !....
Mon pays !... devant moi , ton image s'efface...
Mon cœur bat... Si jamais... Non ; chassons cet effroi.
Visconti l'a voulu.... La victoire est à moi !
SCÈNE SIXIÈME.
LE COMTE, GONZAGA, ORSINI, TOLENTINO, autres Conuottiers.
Compagnons , apprenez la joyeuse nouvelle :
Mes vœux sont accomplis; l'ennemi nous appelle ;
Soyons au rendez-vous ! Le soleil, de retour,
Eclaire nos exploits et notre plus beau jour.
Nul de nous, je le sais, n'attend une victoire
Pour se faire un grand nom consigné dans l'histoire ;
Mais on nous citera , ce soir , avec honneur.
Orsini , tes guerriers sont-ils prêts ?
ORSINI.
Oui , Seigneur.
LE COMTE.
Le mot qui désormais sonnera plus illustre ,
Le mot dont notre nom empruntera son lustre ,
38 LE COMTE DE CAllMAGXOLA.
Sera : Maclodio ! — Vers leurs relranchemens ,
Sur la droite , Orsini , tourne tes mouvemens ,
Et loi , Tolenlino , pour protéger tes frères ,
Vers la gauche , en avant , dirige tes bannières.
Là, tous deux , l'arme au bras , attendez l'ennemi.
S'il vient à vous , marchez , et , d'un pas affermi ,
Brisez ses rangs , courez sur ses ailes rompues.
S'il voulait rallier ses bandes éperdues , —
Je serai près de vous, — tombez, tombez dessus :
Dans l'attaque ou la fuite, ils seront tous vaincus !
(A Gonzaga. ) (Aux autres condoltiers.)
Toi, reste à mon côté. — Vous, vous saurez vos places
Sur le champ de bataille. Allons, et, sur mes traces ,
Compagnons, soyez tous comme des murs d'airain.
En avant ! tenons ferme, et le reste est certain.
( Ils sortent. )
CHOEUR.
Entendez-vous là-bas le clairon qui résonne?
De tous côtés , l'écho répond ; la charge sonne.
De leurs piétinemens , fantassins , cavaliers ,
Frappent le sol sonore ! Un étendard s'avance,
Un autre , devant lui , s'approche et se balance :
L'horizon est couvert d'un amas de guerriers.
Tout se meut : le terrain se resserre et s'efface.
Le cliquetis du fer retentit dans l'espace.
Le sang coule à grands flots; les coups suivent les couits.
Quels sont ces combattans ? quel bras , quelle furie ,
Les conduit à la mort ? et pour quelle patrie
Ces barbares soldats arment-ils leur courroux ? —
Les Alpes et la mer ont marqué leurs frontières ;
Leur langage est commun; on les nomme des frères ;
Ils ont les mêmes traits; llls d'un même pays ,
Que le même soleil réchauffe de sa flamme ,
Tous, d'une même mère, et qu'un seul cri réclame,
Vont déchirer le sein qui les a tous nourris !
ACTE DEUXIÈME. 39
Qui des deux , le premier, s'arma contre son frère?
0 forfaits ! qui des deux alluma celte guerre?
Quelle exécrable cause enflamme ces soldats?
Pour tuer ou mourir, ils sont là dans la plaine.
A leur maître vendus , sans colère et sans haine ,
Pourquoi se battent-ils? — Ils ne le savent pas!
Malheureux ! n'oni-ils pas des épouses , des mères,
Pour arracher ce glaive à leurs bras mercenaires ?
Les vieillards, qui, des ans traînant le lourd fardeau,
Nourrissent dans leurs cœurs des penscrs plus sublimes ,
Sans paroles de paix , laissent-ils ces victimes
De leurs coupables mains, se creuser un tombeau?...
Tels que le laboureur, sous un tranquille ombrage,
D'un ouragan lointain raconte le ravage.
Ainsi, loin du danger, tous ceux qui les ont vus.
Vous diront ces combats, effroyables mêlées.
Et le nombre des morts, et les villes brûlées ,
Et tous les maux affreux, partage des vaincus !
Là, des fils suspendus aux lèvres maternelles ,
Apprennent , au récit de ces luttes cruelles ,
Quels ennemis un jour tomberont sous leurs coups;
Ici , voyez aux mains de femmes dans la joie
Ces perles, ces colliers qu'à leur sanglante proie.
Au milieu du pillage, ont ravis leurs époux !
Malheur ! malheur! malheur ! les morts couvrent hi terre ;
Partout le sang , les cris , la rage meurtrière !
Mais des rangs éclaircis déjà l'ordre est troublé.
Dans un effroi secret déjà des bandes cèdent ;
Le désespoir s'accroît ; les fuyards se succèdent ,
Et l'amour de la vie en leur cœur a parlé.
Comme le grain lancé par le van qui l'agile ,
L'armée , aux lianes ouverts , éparpille sa fuite.
40 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
L'implacable vainqueur l'atteint dans les sentiers.
Aussi prompt que re'clair , le cavalier s'élance ,
Et , frappant les vaincus du glaive et de la lance ,
Sous les pieds des chevaux les foule par milliers.
Ils se rendent ! — Les cris que l'allégresse exhale
Etouffent des mourans le sombre et dernier râle.
Porteur de la victoire , un courrier est parti.
Son coursier bondissant, dans des flots de poussière,
Sous l'éperon aigu dévore la carrière ;
Le bruit de son passage a partout retenti.
Peuple nombreux, pourquoi couvrez-vous les campagnes ?
Pourquoi descendez-vous de vos hautes montagnes?
D'où vient ce cavalier? qu'apporte-l-il ? — Hélas !
Vous les connaissez tous ces nouvelles amères :
Les frères, ô délire ! ont massacré leurs frères !
Voilà quelles horreurs il sème sur ses pas ! —
Et déjà l'on entend de joyeux chants de fête;
Les temples sont ouverts ; et, sous leur vaste faîte ,
Uetentissent des voix que maudissent les Cieux.
Le regard des vainqueurs se tourne vers l'arène ,
Où le sang coule encore ; et leur joie inhumaine
Raconte leur triomphe et leurs faits glorieux !
Hâtez-vous ; reformez vos phalanges guerrières ;
Suspendez tous ces jeux ; rentrez sous vos bannières.
L'étranger reparaît rallumant son courroux ;
Il revient, espérant des chances plus heureuses :
H revient provoquer vos bandes orgueilleuses ,
Aux lieux où votre frère est tombé devant vous.
Toi , qui de l'étranger dois subir la menace ,
Toi , qui pour tes enfans n'eus point assez d'espace ,
Toi , qui ne peux en paix les nourrir sous tes lois ,
Sol fatal ! l'ennemi qui t'insulte et t'outrage ,
Qui fait de ta dépouille un insolent partage ,
Vient arracher le glaive au côté de tes rois !
ACTE DEUXlÈiME. 41
Ah ! quel peuple est heureux par le sang , le carnage ?
L'insensé !... Les vaincus ne font pas seuls naufrage ?
Le plaisir de l'impie est près du repentir.
Si Dieu ne l'abat point , sa droite le désigne ,
D'une chute prochaine irrévocable signe ;
Et la vengeance éclate à son dernier soupir !
Tous , fils d'un Seul , créés à sa divine image ,
D'une seule rançon tous restés en otage ,
En tous lieux , quels que soient notre sol , notre ciel ,
Respirons l'air vital , unis comme des frères :
Malheur aux orgueilleux , malheur aux téméraires
Qui détruiraient le pacte aux yeux de l'Immortel !
FIN DU DEUXIEME ACTE.
■ c^tSx^^»-
ACTE TROISIÈME. 43
ACTE TROISIÈME.
(Tente du comte.)
SCÈNE PREMIÈRE.
LE COMTE , LE PREMIER COMMISSAIRE.
LE COMTE.
Êtes-YOus satisfait?
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Au bruit de la victoire ,
Saluer la patrie , être fier de sa gloire ;
Les premiers en porter la nouvelle à l'État ;
Voir, de ses propres yeux, cet immortel combat;
Voir fuir les ennemis , tandis que notre oreille
Croit encore écouter leur orgueil de la veille ;
Voir enfin la patrie , objet de notre amour ,
Hors du péril , briller, comme l'astre du jour ,
Qui, dans tout son éclat, sort vainqueur du nuage ;
Non, il n'est point de joie, il n'est point de langage ,
Dans un pareil moment dignes de vous. Seigneur ,
Pour peindre ces succès , dus à votre valeur.
Mais vous verrez le peuple , en sa reconnaissance ,
Vous porter du Sénat la juste récompense :
Il tarde à tous les cœurs, qu'embrase un feu nouveau
De vous offrir le pr;y d'un triomphe si beau.
LE COMTE.
Je l'ai déjà reçu •. la patrie est sauvée !
D'accomplir mon serment l'heure était arrivée;
4i LE COMTE DE CARMAGXOLA.
Et ringrut aujourd'hui , qui m'avait oublié ,
Se souviendra longtemps d'un glaive humilid.
J'ai vaincu!
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Recueillons les fruits de la journe'e.
LE COMTE.
C'est mon soin le plus cher.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
La bataille est gagnée ;
Et nous espérons tous que votre bras , Seigneur ,
Ouvrira tout entier ce chemin au vainqueur ,
Et qu'il saura ravir, par sa mâle vaillance ,
Au dernier ennemi sa dernière espérance.
LE COMTE.
Quand le temps sera là.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Quoi ! vous ne voulez pas
Poursuivre les fuyards échappés à nos bras?
LE COMTE.
Peut-être. Maintenant, je ne veux pas.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Qu'entends-jc?
Mais.... le Sénat le croit.... celte conduite étrange,
Seigneur, quand nous, certains que vous accompliriez
Des devoirs que l'honneur vous avait confiés ,
Nous l'avons assuré, qu'achevant la victoire
LE COMTE.
Vous étiez bien pressés.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Comte, que va-t-il croire?
ACTE TROISIÈME. 43
Que va-t-il dire ?
LE COMTE.
Eh bien ! il dira qu'il vaut mieux
Donner sa confiance au chef victorieux
Qui combattit pour lui.
LE PREMIER COMMISSAIRE,
Mais.... que voulez-vous faire?
LE COMTE.
Tantôt je l'aurais dit avec moins de mystère ;
Mais je veux cependant vous l'apprendre : je veux ,
Avant que mes soldats s'éloignent de ces lieux ,
Emporter ces rochers dont le front nous menace ;
Je veux un ennemi que je regarde en face.
LE PREMIER GOMMISSAinE.
Ainsi donc , nos désirs
LE COMTE.
Eh ! vos désirs , Seigneur ,
Sont encor plus hardis que le fer du vainqueur ,
Plus prompts que les coursiers de mes braves.. .. J'avoue
Que mon expérience auprès de vous échoue.
Pour la première fois je m'entends dire ici
Que je dois me presser.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Mais avez-vous aussi
Réfléchi miîrcment?
Vous croyez donc peut-être
Que l'orgueil d'un succès de moi soit assez maître ,
Pour tromper ma prudence et fasciner mes yeux ?
Ce qu'il faut faire ici, je le sais et le veux.
4.(1 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
SCÈNE DEUXIÈME.
LES ilÈMES , LE SECOND COMMISSAIRE.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Seigneur, voire pouvoir nous devient nécessaire.
Des traîtres sont cachés : leur dessein téméraire
S'efforce à rendre vains nos succès éciatans;
Ils ont même , en partie , exécuté leurs plans.
LE COMTE.
Comment ?
LE SECOND COMMISSAIRE.
Les prisonniers sortent du camp en troupe.
Chaque moment en voit partir un nouveau groupe.
Condottiers ni soldats ne les retiennent plus.
Votre ordre seul peut mettre un terme h cet abus.
LE COMTE.
Mon ordre?
LE SECOND COMMISSAIRE.
Hésitez-vous, comte?
LE COMTE.
C'est un usage
De la guerre. — Apprenez qu'après l'affreux carnage.
Quand le vainqueur calmé sent mourir son courroux ,
Pardonner aux vaincus est un plaisir bien doux ;
Et je ne puis penser qu'aucun de vous l'envie
A ceux qui pour vous tous ont exposé leur vie.
Hier, ils se battaient en guerriers courageux ;
Hier, braves, cruels... aujourd'hui, généreux.
LE SECOND COMMISSAIRE.
11 peut l'être celui qui combat pour lui-même.
Seigneur; mais nos soldats ont un devoir suprême
Que leur dicte l'honneur : ils sont soldes par nous;
Les prisonniers qu'ils font nous appartiennent tous.
ACTE TROISIÈME. 47
LE COMTE.
Et VOUS pouvez le croire? — Ah! ceux dont le courage
Est sorti de la lutte avec tant d'avantage;
Qui, tantôt, à regret, sans pitié ni merci ,
Abattaient leurs rivaux , ne pensent pas ainsi !
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Est-ce donc un tournoi, Seigneur, un jour de fêle,
Que ce combat terrible ?... Ainsi , cette conquête ,
Qui devait de Venise assurer le destin ,
N'est qu'un combat sans fruit , un jeu stérile et vain?
Ah ! ce reproche amer , c'est le bruit monotone
De l'insecte chassé qui revient et bourdonne :
Je l'ai trop entendu. — N'ai-je pas triomphé?
El le complot du duc n'est-il pas étouffé ?
De cadavres épars la campagne est semée.
J'ai vaincu , dispersé , l'élite d'une armée,
D'une armée intrépide, emblème de valeur,
Qui comptait dans ses rangs des hommes pleins d'honneur ;
Que le monde aurait vue , k mes soldats unie ,
De succès en succès parcourir l'Italie. —
Nos affronts effacés; et quatre chefs hautains,
Battus et par la fuite échappés à nos mains.
Eux dont hier encore on nous vantait Tépée !
La terreur de leur nom à moitié dissipée;
Leurs bataillons détruits; nous, plus forts (jue jamais ;
La guerre favorable à nos vastes projets ;
Et le camp des vaincus au pouvoir de nos armes ;
-N'est-ce donc rien, Seigneurs? D'où naissent vos alarmes?
Ces soldats renvoyés, croyez-vous donc vraiment
Qu'ils retournent au duc? Que leur attachement
Soit moins douteux pour lui que pour vous? — Leur bannière
N'est qu'un signe adopté par leur ardeur guerrière.
A celui qui le suit, crie, au fond de son cœur.
Une puissante voix : Combats et sois vainqueur 1
48 LE COMTE DE CARMAGNOLÂ.
La bataille perdue , alors chacun est libre.
L'appât seul du butin aiguillonne leur fibre ;
Ils vont se vendre ailleurs : voilk comme ils sont tous :
Achetez-les demain , demain ils sont à vous.
l-E PREMIER COMMISSAIRE.
Lorsque sous nos drapeaux nous enrôlons ces braves ,
Nous , nous ne croyons pas acheter des esclaves.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Venise en vous , Seigneur, voit un fils , un appui ;
Et, dans sa confiance , elle attend aujourd'hui
Que vous preniez à cœur son salut et sa gloire.
LE COMTE.
C'est mon désir.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Seigneur, nous aimons à le croire,
Vous pouvez tout ici.
LE COMTE.
Je suis tout h l'État;
Mais cet usage antique et si cher au soldat.
Je ne puis l'abolir.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Eh quoi! lorsqu'à Venise,
La volonté de tous vous est déjà soumise ;
Que rien ne vous résiste; et que l'on ne peut voir
Si c'est par amitié , par crainte ou par devoir;
Est-il donc une loi que vous n'osiez prescrire
Dans ce camp où, Seigneur, vous avez tant d'empire?
Cela ne se peut pas, je crois vous l'avoir dit.
Je dirai maintenant : Je ne veux pas! — Sufiii ;
ACTE TUOISIKME. ii)
N'en parlons plus. — Je cède à de justes prières ;
Mais je m'oppose aux vœux qui me semblent contraires.
C'est ma vieille habitude, et je n'en change pas.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Quel est votre dessein?
LE COMTE.
(Appelant : un soldat entre. )
Vous le verrez. — Soldats !
Combien de prisonniers nous reste-t-il?
UN SOLD.\T.
Peut-être
Quatre cents, général.
LE COMTE.
Bien ! je veux les connaître.
Va , préviens-les; les plus importans Sans délai ,
( Le soldat sort.)
Qu'ils viennent devant moi. — Dans mon camp, il est vrai ,
Mes ordres sont suivis sans résistance aucune ;
Mais mes braves guerriers, compagnons de fortune,
Qui tous ont partagé ma joie et mes périls ,
Qui m'ont commis leur sort, — Seigneurs, que diraient-ils
Si je les trahissais ? Si , moi , leur capitaine ,
J'avilissais la gloire où ma voix les entraîne V
Je vous parle en soldat et lidèle et loyal;
Mais si vous prétendiez, par un ordre illégal ,
M'enlevcr leur amour quand il répond au nôtre.
Me réduire à n'avoir d'autre appui que le vôtre ,
Vous me feriez douter
SCÈNE TROISIÈME.
LES MÊMES, PLUSIEURS prisonniers, parmi lesquels se TROUVt
Pergola fils.
le comte.
0 vous, nobles vaincus ,
Dont la valeur tenta des efforts superflus;
50 LE COMTE DE CARMAGXOLA.
Tandis qu'au champ d'honneur la gloire nous signale,
A vous seuls aujourd'hui la fortune est fatale;
A languir dans les fers vous êtes destinés.
UN PUISONNIER.
Seigneur, à ce malheur sommes-nous condamnés ?
Ah! lorsque devant vous on nous dit de paraître ,
De notre liberté l'instant nous parut naître.
Tombés dans d'autres mains , beaucoup d'autres guerriers
L'ont obtenue, et nous
LE COMTE.
Qui vous fit prisonniers ?
UN PRISONNIER.
Nous fûmes les derniers h mettre bas les armes.
Le reste en fuite, ou pris, — nous , bravant les alarmes ,
Seuls, non vaincus encore, avec acharnement,
Nous soutînmes le choc jusqu'au dernier moment.
Par votre ordre, à la (in, cernés sans espérance ,
Nous cessâmes, Seigneur, une vaine défense.
LE COMTE.
Ah 1 c'est donc vous'? Je suis content de vous revoir,
Mes rmis; vous avez tous fait votre devoir ;
Et si tant de valeur n'eût pas été trahie ,
Si le sort, décidant celte lutte hardie ,
N'eût choisi pour vous vaincre un chef égal à vous,
Vous affronter en face et repousser vos coups ,
Je puis en faire foi , n'eût pas été facile !
UN PRISONNIER.
Ainsi donc, en trouvant un vainqueur moins habile,
Moins célèbre que vous, — dans leur calamité ,
Nos frères vanteront sa générosité , —
Et nous , notre malheur , après cette journée ,
Est d'avoir en vos mains mis notre destinée.
ACTE TROISIÈME. ol
En vain nous demandons qu'on nous laisse partir :
Dans votre camp, Seigneur, nul n'ose y consentir
Sans un ordre de vous. — « Si vous pouviez paraître ,
Nous ont-ils dit, devant notre généreux maître ,
» Avec quelle bonté vous seriez entendus 1
» Il n'aggravera pas le malheur des vaincus ,
» Lui , qui voudrait plutôt , dans sa justice austère ,
» Alléger au soldat les rigueurs de la guerre. «
Vous l'avez entendu , Seigneurs ? Que dites-vous ?
Que ferez-vous ?... Eh bien ! moi , je serais jaloux
Qu'un autre , quel qu'il fût, pût penser de moi-même
Plus hautement que moi. — Par mon ordre suprême,
Soyez libres , guerriers , et suivez vos destins.
Adieu ! — Si la fortune , en ses jeux incertains ,
Parmi mes ennemis un jour vous range encore- .
Nous nous reverrons ! —
(Signe de joie parmi les prisonniers ,
qui partent. Le comte observe Pergola,
fils , et l'arrête. )
Toi , jeune homme , dont j'ignore
Le nom et les exploits, mais qui n'appartiens pas
Au commun de la foule , et, parmi ces soldats ,
Ne portes ni l'habit ni les traits du vulgaire ,
Tu ne dis rien '
PERGOLA , fils.
Seigneur , le vaincu doit se taire.
LE COMTE.
Tu subis tes revers , digne d'un sort meilleur.
Parle ; quel est ton nom ?
l'EltCiLA , fils.
Un nom qui , idein d'honneur ,
52 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
A celui qui le porte impose un devoir grave:
Mon nom est Pergola.
Toi , le fils de ce brave ?
PERGOLA , fils.
Je le suis.
LE COMTE.
De ton père embrasse un vieil ami.
Pergola ne fut pas toujours mon ennemi.
Oui , j'étais comme toi quand , aux champs du courage ,
De la guerre avec lui je fis l'apprentissage ;
11 me souvient encor de ces temps plus heureux ,
De ces jours pleins d'espoir et de faits glorieux
Sois vaillant comme lui ! —La fortune , sans doute ,
M'offrit , plus qu'à ton père , une épineuse route ;
Mais salue , en mon nom , au nom de l'amitié ,
Ce loyal compagnon à qui je fus lié.
Dis-lui combien je sais que sa noble franchise
D'un combat si douteux condamna l'entreprise.
PERGOLA, fils.
Ah : ce fut malgré lui qu'ils tentèrent le sort :
Ses conseils méconnus échouèrent d'abord.
Va , ne t'afflige point : au chef revient la honte.
Quand le danger est là , le guerrier qui l'aftYontc
Est digne de la gloire. — Allons , viens avec moi.
Parmi nos condolliers je serai près de loi :
l.à , je te remettrai ton glaive en leur présence.
( Aux commissaires. )
Adieu , Seigneurs. — Louez ou blâmez ma clémence ;
Mais souvenez-vous bien que , pour vos ennemis ,
Je n'aurai de pitié que lorsqu'ils sont soumis.
( Il sort avec Pergola, tiis. ';
ACTE TROISIEME.
SCÈNE QUATRIÈME.
PREMIER ET SECOND COMMISSAIRES.
(Moment de silence.)
LE SECOND COMMISSAIRE.
El vous direz encor que je suis trop facile
X prévoir des dangers? que cet homme indocile
N'a jamais mérité qu'on soupçonnât sa foi ?
Que la haine que sais-je ! a parlé trop en moi ?
Que , s'il est dédaigneux, ardent , — son caractère ,
Qui peut nous être utile, est loyal et sincère?
Que si nos volontés disposent de son bras,
Sa superbe hauteur ne résistera pas?
Et que le doute enfin sur son obéissance
N'est qu'un rêve ?.... Ceci vous suffira, je pense.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Ah ! j'en sais trop. — Il faut poursuivre les vaincus ,
Disiez-vous. — Sa fierté répond par un refus.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Et pourquoi ?
LE PREMIER COMMISSAIRE .
Des rochers qui dominent la plaine ,
Il voudrait s'assurer.... il craint....
LE SECOND COMMISSAIRE .
Excuse vaine !
Après un tel triomphe il se montre prudent,
Et sa duplicité nous trompe en nous frondant.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Il parlait malgré lui ; sa parole sévère ,
Comme à des indiscrets, cachait quelque mystère.
53
54' LE COMTE DE CARMAGNOI.A.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Mais l'a-t-il révéld cet important secret?
Par ce détour adroit vous a-t-il satisfait ?
Est-ce donc un motif que celui qu'il vous donne ?
Le seul vrai ?
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Je ne sais. Bien que je le soupçonne.
Je n'y réfléchis pas : je ne vis devant moi
Qu'un homme audacieux qui veut faire la loi,
Proférant des discours qui durent me surprendre ,
Kl qu'on n'a pas ici l'habitude d'entendre.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Nous avons tout h craindre : à son ancien Seigneur,
De sa célébrité, lui , le premier auteur , —
S'il voulait revenir et montrer k ce maître,
Contre lui ce qu'il peut, pour lui ce qu'il peut être ;
S'il regrettait ce trône où son orgueil blessé
Était, après le duc, au plus haut rang placé;
Kl si Philippe enfin, avide de conquête,
Inhabile à régner, a besoin d'une léte
Qui le guide avec art quand lui-même , indécis ,
Croit avoir inventé les plans qu'il a suivis ; —
Pour un ambitieux n'est-il pas préférable
De sembler obéir à ce prince incapable,
Que d'être condottier sous les lois d'un Sénat ,
Qui veut commander seul et gouverner l'État?
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Oui , je m'attends à tout de son orgueil extrême.
LE SECOND COMMISSAIRE.
Renfermons toutefois nos soupçons en nous-mèmo.
Observons sa conduite : il trame, c'est certain.
Mais le traître qui croit jouir de son dessein ,
ACTE TROISIÈME. ''>5
Le dévoile souvent : par lui-même trahie ,
Sa parole imprudente est bientôt plus hardie ;
Et qui méprise un maître, — infidèle à l'honneur, —
En a déjà changé dans le fond de son cœur ,
On veut l'être à son tour. — Mon doute se dissipe :
Non ! le comte n'est pas détaché de Philippe.
L'hymen à cette race a lié son destin ;
Ces nœuds lui sont trop chers. Le fruit de cet hymen ,
Croyez-moi , dans l'absence , occupe sa pensée.
Dans cette jeune fille , en son cœur retracée.
Le sang des Visconti ne circule-t-il pas ?
LE PREMIER COMMISSAIRE.
Comme il nous a parlé ! comme , après ses éclats ,
Se calmant tout à coup , avec insouciance ,
Son orgueil affectait la désobéissance !
Envoyés du Sénat, devrons-nous supporter
Que dans notre camp même on nous vienne insulter?
N'étaient-ils pas à nous , ces vaincus qu'il renvoie?
Quels insolens regards se mêlaient à leur joie!
Comme ils nous affrontaient , nous , muets spectateurs
Du peu de prix qu'on met à des ambassadeurs !
Nous , témoins de cet acte inoui dons l'histoire ,
Qui jette aux vents les fruits d'imc illustre victoire ;
Nous , témoins des égards et de l'appui fatal
Que le Sénat accorde au fils de son rival !...
Cela ne peut durer : quel avis est le vôtre ?
LE SECOND COMMISSAIRE.
Je vous en soumets deux : je n'en connais point d'autre :
Dissimuler , souffrir ; ne rien lui demander
Que son superbe orgueil ne nous puisse accorder ;
Dans tous nos entretiens voiler la méfiance ,
El sembler condescendre après la résistance ; —
Ou bien , ouvertement devant nous l'accuser
D'un outrage sanglant qu'il ne peut excuser,
î)ti LE COMTE DE CAR.MAGNOLA.
Kl lui monlrcr la voie , ouverte à sa prudence ,
Qui peut seule l'absoudre et rc'parcr l'offense ;
En dcrire au Conseil , et , sans bruit , sans éclat ,
Veiller, en attendant les ordres du Sénat.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
La haute mission qui nous fut confiée
Sera-l-ello, Seigneur, ainsi justifiée?
Que dira-t-on de nous ?
LE SECOND COMMISSAIRE.
Qu'importe ! A mon avis ,
Tout poste est glorieux quand on sert son pays.
Les chefs et les soldats sont portés pour le comte.
Ses hauts faits, qu'à l'envi chaque bouche raconte,
Sont admirés de tous; tous vantent sa valeur;
D'obéir à sa voix tous se fesant honneur.
Sans lui porter envie attachés sur sa trace ,
Aspirent à briller à la seconde place.
El quelle force aurait cette imposante voix,
Cette voix révérée après de grands exploits ,
Si , tonnant tout à coup, elle osait faire entendre
Ce mot si redouté , si rapide h s'étendre ,
Et que tous aujourd'hui nourrissent dans le cœur ;
Ce mot , affreux signal : La révolte! — Ah ! malheur !
Ici , chez l'ennemi, ce mot, caché dans l'ombre.
Partout , prêt à surgir , peut compter sur le nombre.
LE PREMIER COMMISSAIRE.
JLiis sommes-nous à temps , quand déjà des soupçons?...
LE SECOND COMMISSAIRE.
Nul doute ! — Mais encor dans le calme, agissons.
Eux sont armés; eux seuls ! — Prodigues de leur vie,
Tous , dans une entreprise , ou certaine, ou hardie ,
ACTE TROISIÈME. 57
Quels que soient les périls , ne regardent jamais ,
En volant aux combats, que l'espoir du succès.
Endurcis dans les camps, ils sont plus que des braves.
Ah ! si , nuls pour le reste , ils étaient moins esclaves ,
Par un gcsle , un seul mot , si nous ne pouvions pas
Nous en servir à temps , disposer de leurs bras ,
Où serions-nous alors? à la merci des traîtres ,
X qui serait l'épée? et serions-nous les maîtres ?
LE PREMIER COMMISSAIRE.
C'est bien : ce parti seul doit ici prévaloir.
Qu'il réussisse ou non,.... fesons notre devoir.
FIN DU TROISIEME ACTE.
ACTE QUATRIÈME. 59
ACTE QUATRIEiVIE
(Salle des chefs du Conseil des Dix. )
SCÈNE PREMIÈRE.
MARCO , MARINO.
Par le Conseil des Dix appelé près de vous ,
Je me rends à ses vœux.
MARINO.
Je parle au nom d'eux tous
Une mission grave et de haute importance
Loin d'ici vous attend ; et votre conscience
Aujourd'hui vous dira si Venise , Seigneur ,
Place sa confiance en un homme d'honneur.
Si je ne la dois pas à mon faible génie ,
Ma loyauté répond du choix de la patrie ;
Mais confiance entière et digne - de mon cœur.
La patrie est un nom bien doux , plein de grandeur ,
Pour qui l'aime ardemment et ne vit que pour elle ,
Mais qu'on ne doit jamais, se couvrant d'un faux zèle ,
Prononcer sans trembler quand on se croit permis
D'être d'intelligence avec ses ennemis.
MARCO.
El moi ....
60 LK COMTE DE CAUMAGXOLA.
Dans le Schiat , est-ce pour la pairie
(jue vous parliez laiitôl avec lanl d'énergie?
Qui vous les inspirait ces craintes , ces transports?
Et qui , si chaudement , défendiez-vous alors ?
Vous , oui , vous seul !
Je sais devant qui je me trouve.
Ma vie est en vos mains : votre discours le prouve.
Mais ma conviction m'appartient, et je croi
Qu'elle ne doit avoir d'autre juge que moi.
Ce sentiment du cœur ne peut être coupable
Que de m'avoir menti ; si j'en suis responsable,
J'en saurai rendre compte : on peut m'interroger ,
Seigneur.
Tout ce qui met la patrie en danger,
A ses larges desseins oppose une barrière.
Les soupçons sont alors notre devoir sévère ;
Et si, dans ce moment , vous ignorez pourquoi
Vous êtes par les Dix appelé devant moi ,
Ou s'il vous plaît ici de l'ignorer , de feindre ,
Ecoutez : ces soupçons , vous les devez éteindre :
On parle d'aujourd'hui ; le Conseil , sans détour ,
Ne veut de votre vie interroger qu'un jour.
Eh quoi ?.... Mais je crains peu tous ces bruits que l'on sème;
Ma conduite
Est connue h nous plus qu'à vous-même.
De votre esprit le temps peut effacer des faits ;
Mais notre livre est là : lui , n'oublia jamais.
ACTE QUATRIÈME. 61
MARCO.
Je puis tout expliquer ; il faudra qu'on m'entende.
MARINO.
Vous vous expliquerez si l'on vous le demande ;
Jusque-là , rien de plus. — Lorsqu'on vit le Sénat
Au comte confier la gloire de l'État ,
Sur sa fidélité les uns se reposèrent;
On put y croire alors ! — Les autres en doutèrent. —
Que fait Carmagnola quand nous sommes vainqueurs ?
Il renvoie , au mépris de nos ambassadeurs ,
Ces mille prisonniers dont Venise était flère ,
Et dans l'oisiveté laisse une armée entière !
L'œil le moins exercé pénètre son dessein.
Comptant sur des secours qu'il lui demande en vain ,
Sur les ondes du Pô le Trévisan s'avance.
Des deux côtés d'abord la victoire balance ;
Accablé par le nombre , il réclame des bras
Pour soutenir l'attaque ; il ne les obtient pas I
Le soldat s'en indigne en brandissant son glaive ;
Mais à peine une voix en sa faveur s'élève.
Crémone va céder ; il suffit d'y courir :
Le comte est dans son camp et n'en veut point sortir :
Nous venons de l'apprendre. — Un défenseur lui reste ;
El sa chaude amitié , peut-être trop funeste ,
En lui voit un héros , digne de nos bienfaits ,
Dont la fortune seule a trahi les projets.
Le comte est innocent ; ce n'est pas la justice
Qui l'accuse aujourd'hui de fourbe et d'artifice ;
C'est la haine , l'envie, et l'orgueil ombrageux ,
Qui ne pardonnent pas à ce guerrier fameux ,
Ce guerrier qui se tait , mais qui, plein d'arrogance ,
Avec des faits nous crie , à travers son silence :
Je suis plus grand que vous ! — Le Conseil , irrité ,
Nagi.èrc l'entendit ce langage effronté ,
62 LE COMTE DE CARMAGXOLA.
El tous les Sénateurs, muets à tant d'audace ,
Dans leur étonnement détournèrent la face ,
Pour savoir d'où parlait celle insolei 3 voix
Qui venait les frapper pour la première fois ,
Et si quelque étranger , de son pied téméraire ,
Violait du Sénat l'auguste sanctuaire ! —
Déclaré traître , on veut lui ravir tout pouvoir ;
Mais , se voyant privé d'un criminel espoir ,
Il frémit , il s'emporte , et , traître à la patrie ,
Ne craint pas d'ajouter l'insulte à l'infamie.
Fort d'un glaive par nous remis entre ses mains ,
FI brave impunément nos ordres souverains ;
Nos armes sont à lui ; nos bandes intrépides
Sont les siennes ; il veut , dans ses projets perfides ,
Les tourner contre nous ! — Il serait insensé
D'attendre qu'il agisse ou qu'il ait commencé :
Nous l'avons prévenu. Contre la force ouverte,
Trop souvent le péril conduit à notre perte.
Nous ne reculons pas devant cet ennemi ,
Et Venise jamais ne punit à demi.
Il reste à la justice une voie assurée
Pour imposer un frein à cette âme enivrée :
C'est l'art avec lequel on trompe le trompeur.
Il nous force à le suivre; et le Conseil vengeur
L'a tantôt résolu par un vote unanime. —
Et que fit son ami pour déguiser ce crime ?
Vous ne le savez plus ? — Je vous le dirai , moi ;
Car votre cœur alors ne vit pas sans effroi
Cet œil qui surveillait votre étrange conduite.
D'une indiscrète ardeur franchissant la limite ,
Dans un discours hardi, vous avez oublié
Ce que vous commandait une sage amitié ,
Et les moins clairvoyans ouvrirent leur paupière
Sur des faits qui pour nous n'étaient plus un mystère
Tous pensèrent qu'alors, pour les secrets d'État ,
Un homme était de trop dans le sein du Sénat.
ACTE QUATRIÈME. 63
Seigneur, ce que je suis devant vous, je l'ignore ;
Mais je n'oublîrai pas le litre qui m'honore :
Je suis patricien ! — Je ne puis vous celer
Qu'un tel cloute m'offense ; et , puisqu'il faut parler ,
La cause de l'État est la mienne, est la nôtre,
Et son secret m'importe à moi comme à tout autre.
MARINO.
Le Sénat voit en vous un obstacle à ses plans ;
Un homme que l'on craint : à ses yeux vigilans , —
Vous voulez le savoir? — voilà ce que vous êtes !
A vous absoudre encor les voix sont toutes prêtes :
Détruisez nos soupçons; l'occasion vous sert.
Et promet la clémence à celui qui se perd.
MARCO.
De quoi m'accuse-t-on? D'être l'ami du comte?
Je ne m'en cache pas. Eh bien , si j'en dois compte ,
Je rends grâces au Ciel , qui me donne aujourd'hui
La force d'avouer un ami tel que lui.
Mais il est l'ennemi, dit-on, de la patrie? —
Qu'on me le prouve; il est le mien ; je le renie.
Quel est son crime ? — Il a , de son autorité ,
A ceux qu'il a vaincus rendu la liberté?
D'autres l'ont fait aussi. — Mais , malgré les prières ,
II n'a point empêché ces ordres arbitraires? —
Il ne le pouvait pas, si même il l'eût voulu :
C'est un droit du vainqueur : l'excuse a prévalu ;
Et le comte, entouré d'unanimes hommages,
D'estime et de respects reçut des témoignages. —
Trévisan demandait qu'on vînt le protéger?
Le comte refusa , prévoyant le danger.
D'ailleurs , sans l'avertir, on conçut l'entreprise.
On réclama trop tard des secours à Venise :
L'exil de Trévisan est là pour l'attester.
La faute en est à lui ; lui seul doit la porter.
04 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Crémone? — Qui voulait la prise de Crémone? —
Le comte le premier. L'attaque , qu'il ordonne ,
Soulève, tout à coup, tout un peuple éperdu.
Sa troupe se disperse au choc inattendu.
Le comte rentre au camp sans la perte d'un homme !
Est-il d'autres méfaits? Parlez; qu'on me les nomme.
Il jugea plus prudent de ne plus méditer
Ce siège dangereux qu'il venait de tenter.
Parmi ses faits guerriers , qu'on ne peut méconnaître ,
C'est le seul malheureux. Mais quand fut-il un traître?
Jamais ! — Il est altier, arrogant , dites-vous ;
Son langage hautain s'exhale avec courroux;
Notre honneur est taché par sa main sacrilège ....
Et nous le laverions en lui tendant un piège ! —
Si désormais des nœuds , qu'on se plut à flatter ,
Entre Venise et lui ne peuvent exister ,
Brisez-les ; choisissez une plus noble issue
Pour rompre une amitié si noblement conçue. —
Est-ce un nouveau danger ? Ses talens , sa valeur ,
L'amour de ses soldats, inspirent-ils la peur ?...
Si c'est un crime ici d'honorer le mérite ;
Pour des craintes sans nom , que l'envie accrédite ,
S'il faut indignement trahir la vérité,
Ilefuser son hommage à la fidélité ;
Ah ! notre honneur alors est de chasser le comte. —
Soyons dignes de nous ; et redoutons la honte
D'entendre dire un jour qu'un seul homme , un soldat,
Mit Venise en péril et brava le Sénat !
Laissons ces tristes soins aux tyrans ; c'est leur rôle.
Là , le pouvoir s'émeut d'un fait, d'une parole ;
Là , porté par un seul , le sceptre est ombrageux,
Quand souvent il suffit d'un guerrier courageux ,
Entraînant , sur ses pas , la foule qu'il caresse ,
Pour l'arracher aux mains d'un maître qu'on délaisse. -
Que tenterait le comte? Un retour à Milan?
Lui , se trouver cncor sous le joug d'un tyran ,
ACTE QUATRIÈME. 65
D'un despote jaloux qu'il plaça sur le trône ,
Et dont son bras naguère ébranla la couronne !
Après l'avoir vaincu, mendier l'amitié
De ce duc qui l'avait lâchement oublié ,
Et serrer celte main qui , soudoyant le crime,
Voulut, sous son poignard, égorger sa victime !....
Ah ! pour flétrir des jours si purs, si glorieux ,
La haine seule ourdit ces complots ténébreux.
Quel que soit le motif, la cause qui me cite
Devant ce tribunal , Seigneur , je sollicite
Une grande faveur de votre intégrité :
Celle de faire entendre cncor la vérité.
Laissez-lui son erreur si mon âme s'abuse.
Oui, oui, la haine aveugle et l'attaque et l'accuse.
La haine seule a pu , de celle trahison ,
Elever, propager, tolérer le soupçon.
Le comte a parmi nous des ennemis , sans doulc.
Pourquoi ? je n'en sais rien ; mais plus d'un les écoule.
Lorsque, dans le Sénat, pour le bien général ,
.l'ai démasqué la haine et poursuivi le mai ,
Fidèle à mon mandai comme à ma conscience ,
D'un ami je n'ai pas embrassé la défense ;
Mais lorsque j'entendis, dans ce même Conseil,
Gronder des passions le sinistre réveil ;
Sous un voile odieux cachant un vil manège ,
Proposer d'attirer le comte dans un piège ;
Alors, je l'avoùrai
MARINO.
Vous n'avez plus pensé
Qu'à l'ami
MARCO.
J'en conviens. Honteusement blessé ,
Repoussant loin de moi cette action infâme ,
Je sentis tout à coup se soulever mon âme
Contre un lâche conseil Ah ! s'il était suivi !....
.\lors , je vis l'honneur de Venise avili ;
66 LE COMTE DE CARMAGXOLA.
J'entendis s'élever , comme des flétrissures ,
I.e cri des ennemis et des races futures ;
J'éprouvai ce dégoût, ce sentiment d'horreur
Qu'inspire une infamie à tout homme d'honneur —
Ne pensez pas qu'alors, animant mon courage ,
L'intérêt personnel a dicté mon langage:
Si mon cœur trop ardent , à la noble amitié.
Pour un brave sans tache a mêlé la pitié ,
Pouvais-je l'étouffer? — Non ! — Si je suis coupable ,
C'est d'avoir indiqué le chemin honorable
Qui seul devait conduire au salut de l'État :
Voilà ce que j'ai fait ; voilà mon attentat !
C'est assez. Jusqu'au bout j'ai voulu vous entendre -,
Pour vous connaître mieux et pour mieux vous comprendre.
Indulgent envers vous r t tardif à sévir ,
Le Conseil vous laissa le temps de réfléchir :
Il crut vous ramener à des pensers plus sages ;
Vain espoir ! .. Et j'irais , endurant vos outrages ,
Plus longtemps , devant vous , justifier ici
L'iirévocable arrêt qui vous accuse aussi !....
Songez , songez à vous , et non à la patrie :
A de plus pures mains le Sénat la confie.
Telle est sa volonté : nous saurons l'accomplir.
Sur sa décision il ne peut revenir.
Je ne veux plus de vous qu'une réponse claire :
Qu'en pensez-vous?
MARCO.
J'ai dit. — Je désire me taire.
MARINO.
Je comprends. Vous trempez dans un vaste projet ;
Votre plus cher désir est qu'il marche en secret.
N'esl-il pas vrai?
ACTE QUATRIÈME. 67
Faut-il que je vous le redise?
Je tiendrai le serment que j'ai fait à Venise.
Qu'importe le désir? 11 s'agit du devoir.
Quel garant, s'il vous plaît, donnez-vous au pouvoir?
Au nom du tribunal , je réclame ce gage ;
Si vous le refusez , sans autre témoignage ,
Il vous déclare traître ; et vous savez la loi
Qui vous punit alors !
MARCO.
Moi !.... Que veut-on de moi ,
Seigneur ?
MARINO.
Reconnaissez que votre cœur préfère
Au salut de l'État une amitié trop chère.
Mais ce n'est qu'à regret que , sur ses fils ingrats,
La pairie offensée appesantit son bras.
Elle n'atteint jamais que ceux dont l'imprudence
A longuement lassé son auguste indulgence.
Effaçant elle-même un triste souvenir ,
Elle vous ouvre encor la voie au repentir.
MARCO.
Au repentir! Comment? et quelle est cette voie?
MARINO.
Le cruel Musulman , qui convoite sa proie ,
Menace Salonique ; un navire est tout prêt ;
Vous partez aujourd'hui : le reste est un secret.
Vous recevrez là-bas les ordres de Venise.
MARCO.
J'obéirai.
MARINO.
Pour gage , avant celte entreprise ,
liS LE COMTE UE CARMAGXOLA.
On veut que vous juriez , en atleslant les Cieux ,
Que , par parole ou geste , ici , dans d'autres lieux ,
Rien ne transpirera, par fourbe ou par contrainte,
Sur tout ce qui s'est fait ou dit dans celte enceinte.
Voici votre serment : signez.
( Il lui présente un papier. )
MARCO , lisant sans le prendre.
Seigneur! Eh quoi?...
H ne suffit donc pas?...
Enfin , écoutez-moi.
Le comte est rappelé. Par son obéissance ,
Il peut de la justice espérer la clémence.
S'il refuse , s'il tarde , ou conçoit des soupçons ,
Entendez un secret que nous vous confions ,
Et qu'il demeure en vous : sa mort est résolue ;
Et c'est son conseiller qui lui-même le tue.
Plus de retard : signez.
(Marco prend le papier et le signe )
— Bien ! mon doute a cessé.
Le devoir est vainqueur, et tout est effacé.
C'est à votre prudence à ne pas compromettre
Deux têtes qu'en vos mains ce jour vient de remettre !
(Il sort.)
SCËNE DEUXIÈME.
M.\RCO , seul.
C'en est fait, je suis vil et traître... Quel secret
Je viens de découvrir !... J'ai commis un forfait ;
J'ai laissé lâchement un ami dans l'abîme ;
J'ai vu le fer levé derrière la victime ,
Sans frémir, sans crier : ami , prends garde à toi !
Que le Ciel m'en punisse et n'accable que moi 1
ACTE QUATRIÈME. 69
Je ne dois plus songer à garantir sa vie ,
Et mon affreux serment a comblé l'infamie.
La crainte m'a saisi ; j'ai perdu l'innocent ;
J'ai signe? sa sentence, et j'ai part dans son sang !
La vie ? — Eh bien , on peut la conserver sans crime.
Ne le savais-tu pas, âme pusillanime ?
J'ai tremblé ; mais pour qui ?... — Pour moi , déshonoré ,
Ou pour le noble front qui dût m'être sacré ?...
Que sais-je? je m'ignore... Un refus eût peut-être.
Sans détourner le coup, hâté le bras d'un traître...
Grand Dieu , toi qui vois tout , révèle-moi mon cœur ;
De l'abîme où je suis découvre-moi l'horreur !
Suis-je lâche, ou jouet de l'aveugle fortune ?...
Et toi , Carmagnola , sans défiance aucune ,
Quand le Sénat l'ordonne et te rappelle ici ,
Tu viendras ; tu diras : Marco m'invite aussi.
Et c'est moi qui te perds !... — Il parlait de clémence ,
Ce Marino , qui joint l'envie à l'impudence :
Clémence pour celui dont l'éclat l'a blessé ,
Et que son bras puissant dans le piège a poussé ;
Clémence pour celui qui , vaillant et fidèle ,
Défendit la patrie et triompha pour elle !
0 honte ! et je l'ai cru !... — Comme il vit que la peur
N'était point pour mon âme un moyen corrupteur ,
Il mêla la clémence à ses viles paroles.
Les traîtres! comme ils ont distribué leurs rôles !
A ceux-ci , le sourire ; à ceux-là , le poignard ;
Aux autres la menace.... Et , pour comble de l'art ,
Ils m'imposent le mien : faiblesse et tromperie !
Et j'ai pu l'accepter !... Ah ! mon ignominie
Surpasse encor la leur... Il était mon ami !
Je n'en étais pas digne ; oh ! non ! je l'ai trahi !
Ses exploits , son renom , son noble caractère ,
Tout m'attira vers lui. Mon cœur, franc et sincère,
D'abord ne pensa point, dans un lien si beau ,
Qu'une illustre amitié souvent c: l un fardeau.
70 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Pourquoi ne l'ai-je pas , lui , cher à la patrie ,
Laissé parcourir seul sa glorieuse vie ?
Je lui tendis la main : ami sûr et loyal ,
Il me serra la mienne ; et quand le sort fatal
L'atteint dans son sommeil , — de lui je la détache ;
Il se lève , il me cherche; et je fuis comme un lâche !
Il me méprise et meurt ! — Reproches superflus ! —
Qu'ai-je fait? rien encor j'ai signé, rien de plus.
Le serment qu'on arrache est scellé par un crime,
Et l'enfreindre est vertu dans celui qu'on opprime.
Je suis au bord du gouffre oii l'on sut m'attirer;
Je le vois ; et je puis encor me retirer.
N'est-il pas un moyen?... Oui!... mais si Je le tue?
Peut-être ils ont tantôt voulu cette entrevue
Pour m'effrayer Qui sait?... Je reste confondu
Quel piège abominable ils m'ont ici tendu !
Plus de sage conseil ! Dans ce noir labyrinthe ,
Je marche dans le crime ou frémis dans la crainte.
0 doute horrible 1... — Allons , j'accepte mon destin.
Perfides ! grâce à vous , je cours sur un chemin
Queje ne choisis pas à mon âme asservie ,
Vous l'avez indiqué ; je vous en remercie ! —
0 terre oti je naquis, adieu donc pour toujours 1
Puissé-je, loin de toi, voir s'éteindre mes jours ,
Sans entendre parler du sort qu'on te préparc 1
C'est la pitié du Ciel qui de toi me sépare.
Que m'importe aujourd'hui ta gloire et ta grandeur?
Tu m'as pris deux trésors que possédait mon cœur :
L'un était la vertu sur qui l'honneur se fonde ;
L'autre était un ami : je n'ai plus rien au monde!
( Il sort , la scène change. )
ACTE QUATRIÈME. 71
SCÈNE TROISIÈME.
(Tente du comte. )
LE COMTE , GONZAGA
I.E COMTi..
Eh bien , cher Gonzaga , qu'a-t-on dil? que suis-tu?
J'ai rempli tes désirs comme tu l'as voulu.
J'ai vu les envoyés, et j'ai plaidé ta cause.
Je leur ai démontré que la haine en impose ;
Que les vaisseaux vaincus ne pouvaient être aidés;
Que la faute est au chef qui les a commandés ;
Que, sans te consulter, on conçut l'entreprise;
Et que, si des revers ont affligé Venise ,
("est qu'on ne voulut pas confier à tes mains
Le soin d'accomplir seul de périlleux desseins.
LE COMTE.
Qu'onl-ils dit?
C0^•7,AGA.
Convaincus par mou discours sévère,
Ils gardent toutefois une pensée amère :
Crémone abandonnée et nos vaisseaux perdus.
Mais ils sont satisfaits et ne l'accusent plus.
De quelque part enfin que cette faute vienne ,
Ils disent hautement qu'elle n'est pas la tienne,
El (jue , pour l'effacer , l'Etat compte sur toi.
LE COMTE.
Tu le vois, Gonzaga ; quand on ajoute foi
Aux propos du vulgaire, il faut beaucoup d'adresse
Près de ces orgueilleux que notre gloire blesse.
Je suis resté le même avec eux : franchement ,
Sur leurs prétentions j'ai dit mon sentiment;
LE COMTE DE CARMAGXOI.A.
J'ai fait descendre un peu du faîte de leur trône
Ces grands que l'esclavage en tout temps environne.
Ils savent à quel prix je veux bien consentir
A reconnaître un chef quand il faut obéir.
Envers moi depuis lors , usant de ddférence ,
Ils m'ont toujours comblé d'égards, de bienveillance.
GONZAGA
Cependant cette marche offre plus d'un danger :
Je ne conseille pas à d'autres d'y songer.
La gloire et la fortune ont illustré ta route :
On flatte la valeur peut-être on la redoute.
Tu t'es justifié ; c'est vrai ; mais le soupçon
Ne peut-il inventer quelque autre trahison ?
LE COMTE.
Et quel doute aurais-tu?
GONZAGA.
Toi, quelle certitude ?
Je vois bien des dehors feignant la gratitude.
Des signes d'amitié; mais la haine qui craint
Poursuit toujours son but tant qu'il n'est pas atteint.
LE COMTE.
Laissons de tels pensers. Régner est leur science :
Ils se garderont bien , dans leur froide prudence ,
Ue demander le moins à qui donne le plus.
Et puis, ami, crois-moi , de près je les ai vus :
Cet art profond, fertile en obscures menées,
Ces détours mensongers , ces feintes combinées ,
Qui tendent sous nos pas leurs immenses lliets ,
Cette garde qui veille et ne s'endort jamais,
Dont le monde abusé les loue ou les condamne,
Ne sont pas ce qu'ils sont aux regards du profane.
r.ONZAf.A.
Et voilà justement le comble du pouvoir.
LE COMTE.
Avec les yeux d'autrui cesse donc de les voir.
ACTE QlATRiiiME. 73
Juge-les parles tiens , tu penseras de même.
Certe, il est au Sénat plus d'un homme que j'aime ,
Plus d'une âme élevée et pleine de grandeur ,
Que nul n'ose approcher sans être homme d'honneur ,
Ame noble, âme fière , en qui tu ne peux lire
Sans éprouver l'amour que le respect inspire.
Va , ne crains plus pour moi: quand il en sera temps ,
Je saurai dévoiler les complots des méchans.
Ah! plût au Ciel!
LE COMTE.
Je suis fatigué d'une guerre
Sans résultats, sans fruits, à mes projets contraire.
Quand je n'étais encor, dans la foule perdu,
Qu'un simple aventurier, qu'un soldat inconnu.
Quand mon cœur , resserré dans sa prison obscure ,
Rêvait , en bondissant, une gloire future ;
Qui m'aurait dit qu'un jour, partageant mes exploits ,
Tant de braves soldats marcheraient à ma voix ;
Que des chefs glorieux , fiers de leur renommée ,
Reconnaîtraient en moi le chef de leur armée ,
Et qu'au sein des honneurs qui couronnent mes vœux ,
Mon sort, cher Gonzaga , ne serait point heureux ?
UN SOLDAT (entrant et présentant un papier.)
Seigneur, cette dépêche arrive de Venise.
(Le soldat sort.)
LE COMTE , [ironanl la dépêche.
(Après avoir lu. )
Voyons. — De Visconli la licrlé s'est soumise.
FI demande la paix. Je te l'avais bien dit ;
Je n'eus près du Sénat jamais plus de crédit :
LE COiMTE DE CARMAGNOLA.
Pour conférer ensemble, il m'attend, il m'appelle.
Viendras-tu ?
Je te suis.
Cette grande querelle
Va donc se terminer! Qu'en dis-tu ?
GONZAGA.
Le Sénat
Commande en maître ; et moi, j'obéis en soldat.
Mais était-ce une guerre?— 0 ma femme! ô ma fille
Je pourrai donc bientôt embrasser ma famille,
Retrouver mes amis Momens délicieux !....
Et pourtant, Gonzaga, mon cœur n'est pas joyeux.
Qui sait, quand sur mon front tant de gloire rayonne
Si mes yeux reverront ce camp que j'abandonne?
FIN DU QUATRIEME ACTE.
ACTE CINQUIÈME.
ACTE CINQUIEME.
(Il esl nuit. Salle du Conseil des Dix illuminée.)
SCÈNE PREMIÈRE.
LE DOGE , LES DIX , LE COMTE , tous assis.
LE DOGE , au comte.
Le duc offre la paix , et le Conseil des Dix
Sur ces conditions demande votre avis.
Quand je fus appelé dans celte auguste enceinte ,
Je m'expliquai, Seigneur, sans détour , sans contrainte
Et je promis beaucoup. Cela vous plut alors.
Si déjà quelques fruits couronnent mes efforts ,
Si je ne vous fis pas des promesses frivoles,
Les faits sont encor loin de répondre aux paroles ,
Je ne le cèle pas. Mon avis toutefois
Fut celui d'un soldat qui défendait vos droits.
Aujourd'hui que l'on vient m'en demander un autre,
Je m'en tiens au premier, qui fut aussi le vôtre.
Si vous voulez la guerre, il en est encor temps ;
Ne tardons plus ; marchons ; profitons des inslans ;
Mais il la faut complète , ardente; résolue,
Et nos premiers succès en présagent l'issue.
Le duc veut vous céder Bergamc et Brescia :
Que vous accorde-t-il ? — Sans doute, il oublia
Qu'elles sont bien à vous ; nos armes les ont prises ;
Et ce n'est point assez de ces villes conquises.
7b LE COMTE DE CARMAGNOf.A.
Mais , — fidèle au serment qu'à rÉtat j'ai prOté ,
Vous n'entendrez de moi rien que la vdrité : —
Si sur les mêmes plans la guerre continue ,
A ces conditions que la paix soit conclue.
Vous indiquez beaucoup , mais vous expliquez peu.
Parlez plus clairement ; remplissez notre vœu.
LE COMTE.
Eh bien ! écoutez-moi : sans arrière-pensée ,
Que votre confiance en un chef soit placée ;
Qu'il puisse tout oser ; et que , dès aujourd'hui ,
Nul projet ne se forme ou se tente sans lui ;
Que son pouvoir soit large, et qu'il en rende compte.
Votre décision doit être franche et prompte.
Qu'on me nomme , ou tout autre , il ne m'importe point
Maisje veux seulement insister sur ce point :
Attendez peu d'un chef dont l'épée enchaînée ,
A rentrer au fourreau se verrait condamnée.
LE DOGE.
iN'étiez-vous donc pas chef lorsque ces prisonniers ,
Relâchés par votre ordre , ont revu leurs foyers ?
La guerre marcha-t-elle avec plus de constance ?
Vous n'aviez pas alors une entière puissance :
Maître et chef dans le camp , vous ne l'eussiez pas fait.
LE COMTE.
J'aurais fait plus ! j'aurais poursuivi mon projet ;
Le duc serait tombé.... Peut-être , sur son trône ,
Un autre , en ce moment , porterait la couronne.
LE DOGE.
Vous avez des desseins bien vastes !
LE COMTE.
C'est à vous
De les accomplii'. Oui ! je vous le dis à tous ,
ACTE CINQUIÈME.
Ils le seraicnl déjà si voire ordre contraire
Ne retenait oisif le bras qui peut le faire.
Mais un autre motif, qui nous est garanti.
C'est qu'aux mallieurs du duc vous avez compati ;
Que cette haine enfin de votre âme offensée,
Sur vos maîtres nouveaux vous l'avez reversée.
LE COMTE.
On vous l'a rapporté?.... C'est un bien grand mallicur
Pour le chef d'un État d'écouter, d'un menteur,
Les rêves impudens qu'il se plaît à répandre ,
Et qu'un simple sujet dédaignerait d'entendre 1
LE DOGE.
II est fâcheux pour vous, comte, que ce rapport.
Avec votre conduite en tout point soit d'accord ;
Et que, dans ce Conseil, votre imprudent langage
Vienne nous l'afTirmer encore davantage.
LE COMTK.
Je respecte le rang pour vous-même, Seigneur,
Mais non pour le hasard qui vous fit cet honneur ;
Et ce m'est un garant, je me plais à le croire ,
Que vous ne voulez pas avilir une gloire
Que j'acquis par le choix dont je fus honoré ;
Vous pensez autrement, et je suis rassuré.
LE DOGE.
Notre pensée est une, et tous l'ont maintenue.
LE COMTE.
Laquelle ?
LE DOGE.
Vous l'avez loul-à-l'heurc entendue.
LE COMTE.
Ainsi, cette pensée est celle du Conseil !
Et le vote de tous sur mon compte est pareil !
LE COMTE DE CARMAGNOLA.
LE DOGE.
Vous en croirez le Doge-
LE COMTE.
Et ce doute sans preuve....
LE DOGE.
Il n'en est plus. Le fait a confirmé l'épreuve.
LE COMTE.
El c'est pour m'accuser de semblables horreurs
Que je suis appelé devant vous, mes Seigneurs 1
Et vous avez gardé jusqu'ici le silence!
LE DOGE.
Oui ; c'est pour vous punir et vous ôter la chance
D'assurer le succès de votre trahison.
LE COMTE.
Ainsi, c'est décidé; ce n'est plus un soupçon.
Moi, traître!... je commence enfin à vous comprendre.
On m'avait averti : je m'y devais attendre.
Traître ! ce nouveau titre est infâme à mes yeux.
A qui l'a mérité, laissez ce titre affreux;
Non , ce n'est pas le mien ! — Quand mon glaive est encore
Teint du sang ennemi , d'un fait qui déshonore.
Vous osez ! Telle est donc ma destinée ici !
Mais je ne voudrais pas en changer... Dieu merci ,
La mienne est la plus digne ! — Ah ! quand je me rappelle
Cette époque oii j'étais votre soldat tidèle ,
Je ne vois qu'un chemin tout parsemé de fleurs.
Vous m'avez tous comblé d'éloges , de faveurs.
Désignez-moi le jour où je parus un traître ,
Le jour où ces soupçons commencèrent à naître ?
Que vous dire de plus? Parmi vous je m'assis ;
De cet insigne honneur je reconnus le prix ;
Je sentis , dans mon cœur, l'amour , la confiance ,
S'unir plus fortement à ma reconnaissance :
ACTE CINQUIÈME. 79
Je m'ouvris tout à vous. — Qui peut se méfier ,
Quand à de tels amis il vient se confier ? —
Et me voilà pourtant en présence du piège !
J'y tombe ; c'est mon sort ! — Mais le Ciel me protège :
Les masques sont jetés , et je suis parvenu
Sur un terrain caché qui m'est enfin connu.
A vous de m'accuser ; à moi de me défendre.
Dites mes trahisons ; je voudrais les entendre.
LE DOGE.
Le collège secret est chargé de ce soin.
LE COMTE.
Je le récuse... Quoi ! quand l'armée est témoin
De tout ce que j'ai fait au grand jour , c'est dans l'ombre ,
Dans l'ombre d'un collège insidieux et sombre ,
Que j'en dois rendre compte et me justifier?
Jamais 1 Le guerrier seul est juge d'un guerrier.
Calme , d'un tel Conseil j'attendrai la sentence ,
Et je veux que le monde entende ma défense.
LE DOGE.
Plus de vouloir!
LE COMTE, se levant pour sortir.
Eh bien ! puiscju'on me force ici...
Jles gardes !
LE DOGE.
Ils sont loin. — Vos gardes , les voici ;
Soldats !
(Des soldats entrent.)
LE COMTE.
Je suis trahi !
LE DOGE.
C'était prudent et sage
De supposer qu'un traître , ajoutant h l'outrage ,
Pùl devenir rebelle.
80 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
LE COMTE.
Aussi rebelle? — Bien!
Comme il vous plaît, parlez , ne ménagez plus rien.
LE DOGE.
Au tribunal secret , vous , soldats , qu'on l'emmène.
LE COMTE.
Un instant. — Vous voulez ma perle ; elle est certaine ;
Mais vous avez aussi , par ce lâche métier ,
Voulu votre infamie aux yeux du monde entier.
Sur nos tours , au-delà de l'ancienne limite ,
Le drapeau du Lion se déploie et s'agite ;
L'Europe attestera que, moi, je l'y plantai !
Si tout se tait ici, dans ce lieu redouté ,
Autour de vous, partout, où, de votre puissance ,
La terreur et le joug n'imposent point silence,
Libre au moins , on dira les bienfaits d'un soldat ,
Et l'opprobre éternel qui s'attache h l'ingrat.
Le jour, le jour viendra, dans ce temps difficile ,
Oii le bras d'un guerrier pourra vous être utile :
Qui voudra vous servir? — Il est des mécontens ;
On obéit encor.... sera-ce pour longtemps?—
Souvenez-vous qu'ici, ce n'est point ma patrie.
A des amis, là-bas, ma gloire était unie.
Un peuple belliqueux vcrra-t-il sans courroux,
Un frère , plein d'honneur, sacrifié par vous?
Non ! L'affront est commun , et sa vengeance est prête
Sur vous , de deux côtés, grondera la tempête ;
Sur vous , de deux côtés , tomberont ses éclats !
Moi! traître! pensez-y : vous ne le croyez pas.
LE DOGE.
Il est trop tard. — Auteur d'un crime abominable ,
Vous saviez quelle était la peine du coupable;
Vous connaissiez le bras qui devait le punir.
C'était alors, pour vous, l'instant de réfléchir.
ACTE CINQUIÈME. ol
LE COMTE.
Indigne ! le guerrier tremble-t-il pour sa vie?
Tu verras comme on meurt pur de toute infamie !
Tu verras comme on meurt, quand, sous l'affreux couteau ,
L'innocent, d'un pas ferme , approche du bourreau !
Va , sur ton lit funèbre , à ton heure dernière,
Quand la mort posera son doigt sur ta paupière.
Tu ne la verras pas avec ce même front
Que je porte en marchant dans un calme profond,
A ce vil tribunal de vengeance et de haine ,
A cette injuste mort où ton arrêt me traîne.
(Le comte sort entouré de soldats. — La scène change. )
SCÈNE DEUXIÈME.
( Maison du comte. )
ANTOINETTE , MATHILDE.
MATHILDE.
L'aurore a reparu. Mon père ne vient pas.
ANTOINETTE.
Savons-nous quel motif a retenu ses pas?
Chère enfant, un bonheur qu'ardemment on espère,
Vient lard.... et pas toujours ! crois-en ta pauvre mère.
Le malheur seul se presse : k peine on l'aperçoit ,
Qu'avec un bras de fer il fond sous notre toit.
Mais la nuit est passée ; et la pénible veille
Va s'oublier au jour qui déjh se réveille.
L'heure de l'allégresse est bien près de sonner :
Il ne tardera plus. Loin de m'en étonner ,
Ces délais sont pour moi d'un favorable augure.
Une paix si souvent est lente à se conclure !
Il revient pour longtemps.
S2 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Oh! je l'espère aussi.
Ce n'est pas vivre , hélas ! que de gémir ainsi !
Tant de jours dans l'espoir ! tant de nuits dans les larmes !
Il est temps de bannir ces mortelles alarmes ;
De ne plus éprouver un horrible frisson ,
Au premier cri du peuple, aux accens du clairon;
Et de ne p!us nourrir , dans notre âme oppressée,
Ce noir pressentiment , celte affreuse pensée :
Celui que vous aimez peul-ctre ne vit plus !
ANTOINETTE.
Oh ! rends plutôt le calme à mes sens éperdus ;
N'écoute plus la crainte où Ion âme est en proie :
C'est avec la douleur que s'achète la joie !
Ne te souvient-il plus que , sur un char d'honneur ,
Ton père par les grands fut salué vainqueur ,
Et qu'au temple de Dieu, de ses mains triomphantes ,
II porta des vaincus les enseignes flottantes ?
MATHILDE.
Ma mère! quel jour !
ANTOINETTE.
Tous devant lui s'éclipsaient;
De son glorieux nom les airs retentissaient ;
Et nous , ma chère enfant , loin de la foule immense ,
Sur un siège élevé , nous voyions , en silence ,
Ce mortel, échappé des belliqueux hasards ,
Et sur qui tout un peuple attachait ses regards !
Comme nos cœurs émus , pleins d'orgueil et d'ivresse ,
Répétèrent alors , tout bas , avec tendresse :
Ce guerrier est à nous !
MATHILDE.
0 moment solennel !
ANTOINETTE.
Méritions-nous , Mathilde, un tel bienfait du Ciel *
ACTE CINQUIÈME. 83
Entre mille, il choisit et la mère et la fille;
Il grava sur ton front un beau nom de famille.
D'un don si précieux, qui ne serait jaloux ?
Le flot de ses bontés est descendu sur nous.
Mais combien un grand nom est entouré d'envie ,
Et qu'il faut le payer du repos de sa vie !
MATHiLDE, regardant au dehors.
Nos craintes vont finir.... écoute.. . sur les eaux ,
J'entends, dans le lointain, la voix des matelots....
La rame retentit.... j'entends un sourd murmure.. .
Plus de doute ! c'est lui !... j'aperçois une armure....
C'est mon père !... c'est lui ! — Dieu veilla sur ses jo irs !
ANTOINETTE.
Quel autre pourrait-ce être ? 0 mon époux , j'accours !
(Elle remonte la scène )
SCÈNE TROISIÈME.
LES MÊMES, GONZAGA.
ANTOINETTE.
Gonzaga!... Mon époux?... Eh bien! point de réponse?
Est-ce un nouveau malheur que votre aspect m'annonce?
GONZAGA.
Il est trop vrai , madame !
MATHILDE.
Et pour qui ce malheur ?
GONZAGA.
Son ami devait-il combler votre douleur !
84 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
ANTOINETTE.
0 Gonzaga ! cessez d'accroîire ma souffrance :
Où donc est mon époux ?... Ah ! rompez ce silence 1
GONZAGA.
Le comte....
MATHILDE.
Est-il au camp ?
GONZAGA.
Il n'y retourne plus.
Il subit du Conseil les ordres absolus ;
II est pris.
ANTOINETTE.
Pris ! pourquoi ?
GONZAGA.
Comme traître on l'accuse.
ANTOINETTE.
Lui traître !
MATHILDE.
Ciel ! mon père !
ANTOINETTE.
Impossible ! on m'abuse.
Continuez... Quel sort veut-on lui réserver?
Je m'attends à leurs coups.
GONZAGA.
Je ne puis achever.
ANTOINETTE, sc jetant dans les bras de sa fille.
Ils ont tué ton père !
Est prononcée.
ACTE CINQUIÈME. 85
Il vit; mais sa sentence
ANTOINETTE.
Il vil ! un rayon d'espérance,
Ma fille , luit cncor ! — Vous , homme généreux ,
A qui le Ciel remet deux êtres malheureux ,
Avant qu'il soit trop tard , courons devant ses juges ;
Dans la justice et Dieu cherchons nos seuls refuges.
Ne vous fatiguez pas à nous plaindre aujourd'hui.
Il était votre ami : ne pensons plus qu'à lui.
C'est le moment d'agir. Il est époux et père ;
Venez ! il est encor de la pitié sur terre.
Ses juges sont aussi des pères, des époux....
Deux femmes , à leurs pieds , les prirent , à genoux ,
De révoquer l'arrêt injuste , sanguinaire ,
Qui condamne à la mort une tête si chère.
Ils frémiront ! L'aspect d'une grande douleur
Émeut, touche, attendrit le moins sensible cœur
Ce brave , dans sa noble et superbe énergie ,
Ne voudra pas descendre à disculper sa vie;
Il ne les prîra pas; mais nous, nous le ferons ;
Par nos pleurs, par nos cris , nous , nous les supplirons !
Ah ! que ne puis-je au moins vous laisser l'espérance !
Vous n'attendrirez pas ce Conseil de vengeance.
Ces juges, inconnus, sont sourds pour le malheur.
La foudre éclate , tombe , et le bras destructeur ,
Redoutable, invisible, est caché dans la nue.
Toujours ce tribunal dans l'ombre frappe et tue !
Je viens vous prévenir qu'il vous reste pourtant
La consolation de le voir un instant ,
De l'embrasser cncor Du courage, madame !
Le Dieu des malheureux inspirera votre âme.
85 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
ANTOINETTE.
Plus d'espoir ! ô Malhilde !
(Ils sortent ; la scène chnn;?f.
SCÈNE QUATRIÈME.
( La prison )
LE COMTE , seul.
Elles savent mon sort.
Que n'ai-je pu mourir en leur cachant ma mort !
La nouvelle , il est vrai , leur serait plus terrible ,
Mais tout serait fini ! — Maintenant , l'heure horrible ,
Seconde par seconde, — expirant mille fois , —
Nous la devons encor traverser tous les trois I...
( Moment de silence. )
0 ciel pur ! ô soleil ! ô bruit aimé des armes 1
0 cris des combattans ! ô périls pleins de charmes !
0 mon noble coursier !... comme il m'eût été doux ,
Comme il m'eût été beau de mourir parmi vous 1
Abattu , désarmé , je reviens de la joute ,
Et , comme un criminel , je sème , sur ma route ,
En marchant vers la mort, sous mes pas chancelans ,
D'inutiles regrets et des vœux impuissans ! —
Et Marco ! que fait-il ? 0 cher Marco , toi-même ,
Me trahis-tu?.... Quel doute!.... Avant l'instant suprtMne ,
De ce cœur qui l'aima ne puis-je le bannir V —
Mais tout ici pour moi ne va-t-il pas finir ?
Pourquoi jeter encore un regard en arrière ,
Lorsque mon dernier pas s'est posé sur la terre V
El loi , Philippe , et toi , que mon bras a vaincu ,
Comme tu vas jouir! Qu'importe? j'ai connu
Ces funestes plaisirs, et je les apprécie. —
Mais revoir , embrasser sa famille chérie,
ACTE CINQUIÈME. 87
Entendre leurs sanglots, ce cri triste et profond
De ce dernier adieu, de ces voix qui s'en vont ;
M'arracher de leurs bras serrés avec délire !...
Ah ! les voilà 1... Je tremble , et mon courage expire !...
SCÈNE CINQUIÈME ET DERNIÈRE.
LE COMTE , ANTOINETTE , MATHILDE , GONZAGA.
ANTOiKETTE , sc jctaut dans ses bras.
0 mon époux !
MATHILDE , dc mômc.
Mon père !
ANTOINETTE.
Ainsi , tu m'es rendu !
C'est donc là ce moment si longtemps attendu !
Malheureuses ! pour vous ce moment m'est terrible.
J'ai vu souvent la mort d'un regard impassible :
La contempler, l'attendre, est le sort d'un soldai ;
Mais je me sens faiblir à ce dernier combat.
Pour vous seules mon cœur a besoin de courage ;
Oh ! ne me l'ôtez pas ! — Dans notre court passage ,
Quand le Ciel , sur les bons , fait tomber le malheur ,
Il leur donne une force égale à leur douleur :
Que la vôtre aujourd'hui surpasse tant de peines !
Epanchons cet amour , dont nos âmes sont pleines ,
Dans ces enibrassemens qui sont un don des Cieux. -
Ma fille , tu gémis ; et loi , femme !... Ah ! ces nœuds .
Formés , chère Antoinette , en une paix profonde ,
Te firent do mon sort la compagne en ce monde ;
LE COMTE DE CARMAGNOLA,
Et bientôt. .. Cette idée empoisonne ma mort !...
J'attends de ton amour un généreux effort :
uh ! cache-moi combien je te rends malheureuse !
ANTOINETTE.
Cher époux , ces beaux jours , dont j'étais si joyeuse ,
C'est toi seul qui les fis. — Tu vois couler mes pleurs ;
Dans d'horribles tourmens je sens que je me meurs ;
Mais , malgré ce poignard qui vient percer mon âme ,
Je ne regrette pas d'avoir été ta femme.
Ah ! je connais ma perte en marchant au trépas ;
Mais, au moins , par pitié, ne la redouble pas.
MATHILDE.
Oh î les monstres !
Mathilde ! Ah 1 qu'un cri de vengeance
Ne s'élève jamais du cœur de l'innocence !
Partout la Providence est avec ses enfans.
Garde-toi de troubler ces suprêmes instans ;
Ils sont sacrés ! Ta perte est grande ; mais pardonne.
La véritable joie est celle que Dieu donne.
La mort vient tôt ou tard. L'homme le plus cruel
Ne l'a point inventée ; elle nous vient du Ciel.
Oui , le Ciel l'accompagne ; et rien ne peut défendre
Le mortel qu'elle enlève et qu'elle ne peut rendre.
Mathilde , chère enfant , entends mes derniers mots :
Ils vont tomber amers à travers tes sanglots.
Ecoute cependant : quand le soir vous rassemble ,
Vous trouverez du charme h les redire ensemble.
0 femme, promets-moi d'avoir soin de tes jours :
Elle réclame encor tes précieux secours.
Toi, qui fus tant aimée au sein de ta famille ,
Retourne chez les tiens , ramène-s-y ta fille.
ACTE CINQUIÈME. 89
Longtemps la politique affaiblit et troubla
L'amour des Visconti pour les Carmagnola ;
Mais le malheur te frappe, et toute haine cesse. —
Toi , jeune et tendre fleur, si chère à ma tendresse ,
Qui venais m'égaycr d'un regard caressant ,
La tempête mugit et te courbe en naissant.
Je sens tes pleurs brûlans couler sur ma poitrine,
Et je mouille des miens ta tête qui s'incline !
Je ne puis rien pour toi ; mais , au-dessus de nous ,
Quand ton père le quitte , est le père de tous.
Sois confiante en Lui ! sur ta belle jeunesse ,
Il ne verserait pas des torrens de tristesse ,
S'il ne te réservait , après tant de chagrins ,
Un bonheur moins rapide et des jours plus sereins.
Compte sur sa pitié ; vis , enfant adorée ,
Pour toi , pour consoler celte mère éplorée !... —
( A Gonzaga. )
A toi , je l'offre, ami , la main d'un vrai soldat ,
Que lu pressas souvent au moment du combat ,
Quand , lancés dans l'arène au lever de l'aurore ,
Nous doutions si , le soir , nous nous verrions encore.
Au nom de l'amitié, remplis mon dernier vœu :
Mon brave compagnon , promets-moi , devant Dieu ,
Que tu ne quitteras et ma femme et ma fille,
Qu'au jour où toutes deux reverront leur famille.
GONZAGA , lui serrant la main.
Je le jure!
Tu sais que je meurs innocent.
Porte aux amis l'adieu d'un cœur reconnaissant;
Embrasse-les pour moi! loi , témoin de ma vie,
Confident de mon âme, ah ! dis-leur, je t'en prie.
Que mon épée est pure, et que la trahison
N'a jamais attaché l'infamie îi mon nom. —
90 LE COMTE DE CARMAGNOLA.
Cn jour , quand sonneront les trompettes guerrières ,
Que dans les airs troublés flotteront nos bannières ,
Pense , dans la bataille , à ton ancien ami ;
Et quand, après la lutte où tomba l'ennemi,
Avec des chants de mort , sur la sanglante arène ,
Le prêtre bénira cette lugubre scène ,
Oh ! donne à ma mémoire encore un souvenir ;
Car c'est là , Gonzaga , que je voulais mourir !
ANTOINETTE.
Pitié pour nous, mon Dieu!
Dans une autre demeure ,
Dieu nous réunira Quittons-nous; voici l'heure ;
Antoinette!... Mathilde!...
(On entend du bruit au dehors. )
Oh! jamais!... Écoutez!...
LE COMTE.
Encore sur mon cœur et, par pitié, partez!
ANTOINETTE.
Non ! s'ils n'entendent pas nos larmes suppliantes.
Ils devront de tes bras nous arracher mourantes !
MATHILDE.
( Le bruit s'approche. )
Quelle rumeur!
ANTOINETTE.
Grand Dieu !
( La porte du fond s'ouvre ; des soldats armés se
présentent ; leur chef s'avance vers le comte;
les deux femmes s'évanouissent. )
ACTE CINQUIÈME. 91
Sois béni, Dieu clément!
Tu leur as dérobé ce terrible moment!...
Ami , protége-Ies. — Pendant leur léthargie ,
Enlève-les d'ici pour les rendre à la vie ;
Et quand leurs yeux éteints s'ouvriront près de toi ,
Dis-leur qu'elles n'ont plus rien à cramdre pour moi !
(Il sort avec les soldats; la toile tombe. )
Manzoni, Alessandro
Le comte de Garmagnola
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