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Full text of "Le comte de Carmagnola; tragédie en cinq actes et en verse. Traduite de Manzoni par Auguste Clavareau"

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Manzoni,  Alessandro 

Le  comte  de  Garmagnola 


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LE   COMTE 

)E  CARMAGNOLE 

TRACiFf»>r 

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LE    COMTE 


DE  CARMAGNOLA 


TRAGEDIE. 


LE   COMTE 

DE  CARMAGNOLA 

TRAGÉDIE 

EN   CINQ    ACTES    ET   EN    VERS, 
^raïïuite  îic  iîlanjoni 

PAR 

COBBESPONDANT    DE  l'iNSTITUT    DES    PAYS-BAS,     MEMBBE  DE   PLtSIEl'RS    SOCIÉTÉS 

DES  BEAUX-ARTS  ET  DE  LITTÉRATURE, 

CHEVALIER  DES  ORDRES  DU  LION  NÉERLANDAIS  ET  DE  LA  COURONNE  DE  CULNE. 


IMPRIMERIE   DE   J.    DESOER,    LIBRAIRE. 
1851 


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A  33  (^5 


NOTICE  HISTORIQUE. 


François  Biissone  ,  comte  de  Carmagnola  ,  célèbre  capilaino 
Italien,  est  ainsi  appelé  du  nom  d'une  ville  du  Piémont,  oîi  il  naquit 
en  1390.  Issu  d'une  famille  obscure,  voisine  de  l'indigence,  réduit 
même,  dans  son  enfance,  à  la  condition  de  porcher,  il  parvint , 
dans  la  suite,  par  son  aptitude,  son  génie  et  ses  services  militaires, 
à  la  haute  dignité  de  général  des  troupes  de  Philippe-Marie  Vis- 
conti,  duc  de  Milan.  Dans  ces  temps-là  ,  les  États  les  plus  grands 
d'Italie, même  les  États  vénitiens,  n'avaient,  pour  composer  leurs 
armées  ,  que  des  soldats  mercenaires  ,  qui  portaient  le  nom  do 
condottieri.  Parmi  les  plus  renommés  à  la  solde  du  duc  de  Milan  , 
se  fesait  remarquer  François  Carmagnola  ,  <iui  se  distinguait  par 
de  brillantes  conceptions  stratégiques.  Visconti  ne  tarda  pas  \\  re- 
connaître cet  homme  extraordinaire  ,  à  l'anoblir  ,  et  à  l'élever  au 
grade  de  général.  Carmagnola  ,  après  la  prise  de  Gênes  ,  obtint  le 
commandement  des  troupes  du  duc  ,  qui,  en  récompense  de 
ses  services,  lui  accorda  la  main  de  sa  fille.  Mais  les  intrigues  des 
ennemis  que  lui  avait  faits  son  mérite  lui  attirèrent  bientôt  la 
disgrâce  du  maître  ambitieux  et  jaloux  dont  il  avait  affermi  le 
irône.  Carmagnola,  banni  par  son  beau-père,  réduit  à  la  situation 
de  Thémistocle,  choisit  Venise  pour  sa  retraite. 


VI  NOTICE   HISTORIQUE. 

Florence,  vivement  attaquée  par  le  duc  de  Milan,  réclamait  alors 
les  secours  de  la  République  vénitienne.  Le  Sénat  prolita  de  celte 
circonstance  pour  mettre  Carmagnola  dans  ses  intérêts.  Le  Doge 
l)roposa  de  l'entendre.  On  raccueiUit  avec  bienveillance, mais  sans 
cesser  de  le  surveiller  et  de  douter  de  sa  foi.  Un  assassin,  soudoyé 
par  Visconti ,  ayant  attenté  à  la  vie  de  Carmagnola,  les  Dix  ne  ba- 
lancèrent plus;  et  il  fut  décidé  que  le  comte  serait  entendu  dans 
une  conférence.  Carmagnola  parla  devant  le  Conseil  en  homme 
passionné,  qu'anime  la  soif  de  la  vengeance  ;  il  y  exprima  le  désir 
d'obtenir  des  armes,  avec  la  permission  d'unir  sa  propre  cause  à 
celle  de  Venise,  et  de  rencontrer  l'occasion  de  prouver  toute  sa 
reconnaissance  h  la  République. 

Venise  et  Florence  déclarèrent  ensemble  la  guerre  au  duc  de 
■Milan  ;  Carmagnola  fut  investi  du  commandement  de  l'armée  , 
dans  l'intérêt  de  l'Italie  entière.  Les  Milanais  furent  vaincus,  et 
perdirent ,  dans  un  seul  de  leurs  camps  ,  forcé  par  Carmagnola  , 
178  pièces  de  canon. 

Les  vainqueurs  avaient  l'habitude  de  ne  voir,  dans  leurs  prison- 
niers ,  que  des  frères  d'armes  trahis  par  la  fortune  ;  la  plupart 
avaient  servi  ensemble  et  contracté  souvent  des  liens  d'amitié  ; 
ceux  que  Carmagnola  venait  de  prendre  étaient  presque 
ions  ses  anciens  stipendiés.  Pendant  la  nuit  qui  suivit  la 
victoire  ,  il  leur  rendit  à  tous  la  liberté.  Cet  acte  de  géné- 
rosité n'éveilla  point  d'abord  les  soupçons  des  Dix  ;  mais  un 
funeste  événement  décida  la  perte  du  comte  :  la  flotte  de  Venise 
fut  perdue  en  remontant  le  Pô.  Carmagnola,  qui  ne  soignait  pas 
assez  sa  réputation  militaire  ,  n'avait  point  trahi  la  République  ; 
mais  le  sort  avait  été  contre  lui  dans  cette  entreprise.  Il  fut  appelé 
h  Venise ,  oiî  ,  après  avoir  été  reçu  avec  tous  les  honneurs  dans  le 
palais  du  Doge  ,  des  sbires  ,  qui  l'attendaient ,  le  poussèrent  dans 
un  couloir  qui  conduisait  à  un  cachot.  Pendant  son  procès,  qui  fut 
très-long  ,  on  l'appliqua  plusieurs  lois  sur  la  torture,  jusqu'à  ce 
qu'il  eût  fciit  les  déclarations  qu'on  exigeait  de  lui  : 

La  torture  interroge  et  la  douleur  répond  , 
a  dit  le  poète,  d'accord  avec  la  nature;  et,  le  5  mai  Li52  ,  Carma- 


NOTICE    HISTORIQUE.  VU 

gnola  fui  conduit,  un  bâillon  dans  la  bouche,  sur  la  place  St. -Marc, 
où  sa  tête  tomba  sous  la  hache  du  bourreau. 

«  Quand  on  se  représente  de  graves  personnages  ,  dit  uu  itiu- 
derne  historien  ,  vieillis  dans  les  plus  hauts  emplois  de  la  paix  et 
(le  la  milice  ,  enfermés  avec  des  bourreaux  et  un  homme  garrotté , 
fesant  torturer  celui  dont  la  sentence  était  prononcée  depuis  huit 
mois  ,  sans  qu'il  eût  été  entendu;  celui  qui  ,  la  veille  ,  était  leur 
collègue,  l'objet  de  leurs  respects,  de  leur  flatterie,  et,  disaient-ils, 
de  leur  reconnaissance  ;  comptant  les  cris  de  la  douleur  pour  des 
aveux  ,  les  aveux  pour  des  preuves  ;  leurs  propres  soupçons  pour 
les  crimes  d'aulrui  ;  et  puis  ,  fesant  tomber  une  tête  illustre  aux 
yeux  d'un  peuple  étonné,  sans  daigner  môme  énoncer  l'accusation; 
on  se  demande  comment  des  hommes  éminens,  respectables,  ont 
pu  accepter  un  pareil  ministère  ;  comment  ils  abandonnent  à  ce 
point  le  soin  de  leur  réputation  ;  comment  ils  se  réduisent  à  ne 
pouvoir  citer  que  des  bourreaux  pour  témoins  de  leur  impartialité! 
Quel  est  donc  l'intérêt  public  ou  privé  qui  peut  leur  faire  briguer 
des  fonctions  plus  odieu.ses  que  celles  de  l'exécuteur  ?  « 

La  monde  Carmagnola,  inutile  à  la  politique  de  Venise  ,  fut  une 
victoire  pour  Philippe  Visconti.  Tout  le  crime  de  cet  illustre  géné- 
ral était  d'avoir  dit  que  la  plupart  des  nobles  vénitiens  étaient  des 
.superbes  dans  la  paix  et  des  lâches  dans  la  guerre. 


Personnages. 


Le  comte  DE  CARMAGNOLA. 

Antoinette  YISCONTI  ,  son  épouse. 

MATHILDE,  leur  fille. 

Francesco  FOSCARI  ,  doge  de  Venise. 

MARCO  ,  sénateur  vénitien. 

MARINO ,  un  des  chefs  du  Conseil  des  Dix. 

Ciovanni-Francesco  GONZAGA  ,  \ 

Paolo-Francesco  ORSINI,  condoltiers  à  la  solde  des  Vé- 

NicoLO  DA  TOLENTINO,  )  niliens. 

Carlo  MALATESTI  , 

Angelo  DELLA  pergola  , 

Gl'ido  TORELLO  ,  I    condoltiers  à  la  solde  du  duc 

FORTEBRACCHIO  ,  (  de  Milan 

Francesco  SFORZA  , 

PERGOLA,  tils, 

Premier  commissaire  du  camp  vénitien. 

Second  commissaire. 

Un  soldat  du  comte. 

Un  soldat  prisonnier. 

Sénateurs,  condotUers,  soldats,  prisonniers,  gardes. 

La  scène  se  passe  en  Italie ,  au  XF".  siècle. 


1".  acle:  Salle  du  Sénat,  à  Venise.  Appartement  du  comte.  —  II',  aile  : 
Partie  du  camp  ducal  avec  des  tentes.  —Camp  vénitien,  tente  du  comte. 
—  nie.  acte  :  Tente  du  comte.  —  IVe.  acte  :  Salle  des  chefs  du  Conseil 
des  Dix.  — Tente  du  comte.—  V*.  acte:  Salle  du  Conseil  des  Dix  illumi- 
née. —  Maison  du  comte.  —  Prison. 


LE  COmTE  DE  CARMAGNOLA 


ACTE  PREMIER. 

(Salle   du   Sénat,  à    Venise). 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
LE  DOGE,  LES  SÉNATEURS,  assis. 


Voici  l'heure  où  Venise  ,  illustres  magistrats, 
Enfin  va  décider ,  après  de  longs  débats  , 
S'il  faut,  de  Visconti  rabaissant  l'insolence  , 
Nous  liguer  désormais  pour  protéger  Florence. 
Florence  nous  implore  avec  des  vœux  ardens. 
Mais  s'il  est  parmi  vous  ,  hommes  fermes  ,  prudens  , 
Quelqu'un  qui  doute  encor  des  manœuvres  infâmes 
Dont  Venise  a  saisi  les  odieuses  trames , 
Venise ,  abri  sacré  de  justice  et  de  paix  ! 
Ecoutez,  Sénateurs,  le  comble  des  forfaits  : 
Un  exilé,  cachant  sa  lâche  perfidie, 
A  sur  Carmagnola  déployé  sa  furie; 
Mais  le  coup  a  manqué  ;  l'assassin  dans  les  fers. 
Soudoyé  pour  ce  crime,  a  nommé  le  pervers: 
C'est  le  duc  de  Milan!  c'est  ce  prince  lui-même, 
Visconti ,  qui ,  souillant  l'honneur  du  diadème. 
Pour  demander  la  paix  nous  envoyait  hier 
De  ses  ambassadeurs  le  cortège  si  fier. 
Ht  c'est  notre  amitié  qu'il  réclame ,  le  traître  ! 
Voilà  comme  la  sienne  enfin  se  fait  connaître  , 


10  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

El  les  gages  sacrés  qu'il  ose  nous  offrir  ! 
Mais  laissons  ce  complot  que  sa  main  vient  d'ourdir. 
Le  duc  a  pour  le  comte  une  haine  inflexible  : 
Toute  paix  est,  entre  eux,  désormais  impossible. 
Sur  deux  points  seulement  j'insiste  auprès  de  vous  : 
Il  le  hait  et  le  craint.  —  Dans  son  orgueil  jaloux  , 
Il  tenta  de  briser  ce  bras  dont  la  vaillance  , 
Kii  pesant  sur  son  trône  ,  ébranle  sa  puissance. 
Il  sait  que  cette  paix,  ces  traités  imprudens  , 
Qu'il  trahit  sans  pudeur,  ne  vivront  pas  longtemps; 
Il  sait  enfin,  ce  duc,  que  les  murs  de  Venise 
Possèdent  ce  guerrier  plein  d'honneur,  de  franchise  , 
Qui,  parmi  les  premiers  qu'honorent  nos  États, 
S'élève  au  premier  rang  des  plus  braves  soldats; 
Qui,  fort  par  son  courage  et  grand  par  son  génie  , 
Peut  de  ses  ennemis  châtier  l'infamie. 
Les  attaquer,  les  vaincre  ,  et  trouver  le  côté 
Par  où  le  coup  mortel  sera  plus  tôt  porté. 
Visconli ,  dans  nos  mains ,  voulut  rompre  cette  arme , 
Qui  nourrit  dans  son  cœur  une  sinistre  alarme; 
Mais  cette  arme  est  à  nous  ;  sachons  nous  en  servir  ; 
En  un  mot,  écoutons  le  comte  avant  d'agir  ; 
Et .  si  vous  m'en  croyez  ,  nous  ne  pouvons  attendre 
Un  plus  sage  conseil...  —  Vous  plaît-il  de  l'entendre  ? 

(Signe  d'adhésion.  ) 
Gardes,  qu'on  fasse  entrer  le  comte.  —  Le  Sénat 
Ne  doit  plus  voir  en  lui  qu'un  appui  de  l'État. 

SCÈNE  DEUXIÈME. 
LES  MÊMES  ,   LE  COMTE. 


Comte  Carmagnola  ,  Venise  confiante 

Vous  donne  ,  en  ce  moment    une  oreuve  éclatante 


ACTE  PREMIER.  il 

Du  prix  que  le  Sénat  met  à  vous  écouter  ; 
Venise  vous  estime  et  veut  vous  consulter. 
Plus  une  affaire  est  grave,  et  plus  la  République 
A  suivre  un  conseil  grave  et  s'attache  et  s'applique. 
Mais  d'abord  le  Sénat,  qui  s'intéresse  à  vous  , 
Se  réjouit  de  voir  que,  détournant  les  coups , 
Le  Ciel  d'un  grand  péril  a  sauvé  votre  vie. 
Nous  ne  laisserons  pas  cette  audace  impunie; 
Et  sur  le  noble  front  d'un  si  brave  guerrier , 
Venise,  avec  orgueil,  suspend  son  bouclier, 
Terrible  bouclier  de  veille  et  de  vengeance  ! 


Sérénissime  doge  ,  en  ma  reconnaissance , 
Le  sol  hospitalier  qui  m'accueille  aujourd'hui , 
Qui  m'accorde  et  m'assure  un  si  puissant  appui , 
A  qui  j'aime  à  donner  le  saint  nom  de  patrie  , 
A  droit  à  tous  mes  vœux  !  —  Oh  !  puisse  celte  vie , 
Par  miracle  échappée  au  poignard  des  méchans  , 
Et  qui  ne  compte  encor  que  de  tristes  instans , 
Briller  et  s'enflammer  d'un  feu  qui  l'électrise  , 
Pour  la  consacrer  toute  à  défendre  Venise  ; 
Afin  qu'on  dise  un  jour,  dans  la  postérité  , 
Que  cette  confiance  et  cette  loyauté 
Trouvèrent  un  cœur  pur  et  digne  de  la  gloire. 
Qui  du  nœud  des  bienfaits  couronna  sa  victoire  ! 

LE  DOGE. 

Oui,  comte;  vos  secours,  votre  profond  savoir, 
Nous  seront  toujours  chers ,  vous  êtes  notre  espoir. 
Depuis  longtemps  Florence  ,  en  butte  à  mille  alarmes  , 
Contre  son  oppresseur  implore  en  vain  nos  armes  : 
La  balance  est  encore  immobile  en  nos  mains  ; 
Elle  attend  pour  pencher  le  poids  de  vos  desseins. 

LE   COMTE. 

.Mon  jugement,  mon  bras,  et  toute  ma  personne, 
Sont  à  vous.  Sénateurs,  quand  Venise  l'ordonne  : 


J'2  LE   COMTE   DE  CARMAGNOLA, 

Puisque  vous  désirez  mes  conseils,  j'obéis  ; 
Je  vous  les  donnerai.  Mais  qu'il  me  soit  permis 
De  vous  dire  d'abord  quelques  mots  de  moi-même  ; 
Cor  mon  âme,  avant  tout,  sent  un  besoin  extrême 
Do  s'ouvrir  devant  vous. 

LE  DOGE. 

Parlez  :  tout  Sénateur 
Veut  ([ue  vous  épanchiez  librement  votre  cœur. 

LE    COMTE. 

Sérénissime  doge  ,  et  vous  ,  noble  assemblée, 

Sur  ma  reconnaissance ,  en  ce  moment  doublée  , 

Le  Sénat  peut  compter  à  jamais  !  —  Je  ne  puis 

Vous  demeurer  fidèle  en  l'état  où  je  suis  , 

Sans  être  l'ennemi  de  l'homme  qui  naguère 

Fut  mon  seigneur  et  maître  ;  et,  dans  mon  caractère  , 

Si,  descendant  en  moi ,  je  pensais  aujourd'hui 

Que  le  moindre  lien  dût  m'attacher  à  lui , 

Je  fuirais  à  l'instant  vos  enseignes  sacrées  ; 

J'irais  languir  oisif  bien  loin  de  ces  contrées  , 

Plutôt  que  de  le  rompre  et  de  souiller  mes  jours 

Par  une  lâcheté  qui  me  suivrait  toujours  I 

^lais  j'ai  sondé  mon  cœur  ;  je  n'éprouve  aucun  doute. 

Le  parti  que  j'ai  pris  m'a  désigné  ma  route. 

Le  jugement  d'autrui....  C'est  tout  ce  que  je  crains.  .. 

Trop  heureux  le  mortel ,  protégé  des  destins  , 

Qui ,  trouvant  sous  ses  pas  un  sentier  honorable  , 

Peut  bannir  de  son  sein  la  peur  d'être  coupable , 

Et ,  sûr  d'être  applaudi  par  la  voix  de  l'honneur , 

iNc  rencontre  jamais  un  signe  accusateur 

Dans  l'œil  de  l'ennemi  qu'il  doit  combattre  en  face  !.... 

Je  sais  que ,  dans  la  voie  où  le  présent  me  place , 

Je  risque  de  porter  l'odieux  nom  d'ingrat , 

L'indélébile  nom  de  traître  et  d'aposlal  ; 

Je  sais  que,  chez  les  grands,  c'est  le  cruel  usage 

De  conserver  pour  eux  ce  funeste  avantage  , 


ACTE   PItKMlER.  13 

En  se  glorifiant,  par  leur  orgueil  absous  , 
Des  rncîmes  actions  qu'ils  condamnent  en  nous  , 
Et  de  garder  pour  ceux  qui  les  ont  accomplies 
La  part  qui  trop  souvent  échoit  aux  perfidies  : 
Récompense  et  mépris  !...  —  Je  le  sais,  Sénateurs, 
Et  je  me  sens  peu  fait  pour  de  pareils  honneurs. 
Le  seul  prix  que  j'envie ,  oui ,  le  seul  où  j'aspire , 
C'est  votre  seule  estime  ;  et,  j'ose  ici  le  dire, 
J'en  suis  digne  !  —  Je  jure ,  en  face  de  vous  tous , 
Qu'entre  le  duc  et  moi  tous  liens  sont  dissous. 
Je  ne  lui  dois  plus  rien.  Comptant  mes  sacrifices  , 
S'il  fallait  entre  nous  comparer  les  services  , 
Le  monde  entier  saurait  nommer  le  débiteur. 
Mais  laissons  ce  sujet.  En  loyal  serviteur  , 
Je  fus  fidèle  au  duc ,  ainsi  qu'à  ma  parole , 
Jusqu'au  jour  où  ,  sans  foi,  la  sienne,  qu'il  viole  , 
Me  ravissant  le  grade  acquis  par  ma  valeur  , 
Crut  lâchement  couvrir  mon  nom  de  déshonneur. 
D'abord  ,  je  me  plaignis  à  mon  souverain  maître. 
Je  reconnus  bientôt  qu'il  ne  cachait  qu'un  traître  ; 
Qu'il  voulait  m'immoler  !  Il  n'en  eut  pas  le  temps  ! 
Mes  jours,  dont  l'Éternel  a  compté  les  instans  , 
Je  ne  veux  les  donner  que  dans  la  noble  arène  , 
Et  non  pas  les  livrer  aux  pièges  de  la  haine. 
Je  suis  venu  chercher  un  asile  chez  vous  , 
Et  je  m'y  trouve  en  butte  à  son  orgueil  jaloux  : 
Je  suis  quitte  envers  lui  ;  je  suis  libre  à  Venise  ! 
Je  vous  offre  ma  vie  ;  et ,  dans  cotte  entreprise , 
Je  ne  suis  qu'un  soldat  dont  le  bras  affermi 
Combat  avec  justice  un  injuste  ennemi  ! 

LE    ItOGE. 

Comte,  aussi  comme  tel  le  Sénat  vous  regarde. 
Sujet  vénitien  ,  vous  êtes  sous  sa  garde. 
Entre  le  duc  et  vous  l'Italie  a  jugé  : 
De  ce  lien  d'honneur  vous  êtes  dégagé. 


14  LE   COMTE  DE   CARMAGXOLA. 

Le  duc  vous  a  rendu  votre  serment  sans  tache  ; 

A  nous  seuls  désormais  ce  serment  vous  attache. 

Nous  vous  en  tiendrons  compte;  et,  pour  le  prouver  mieux  , 

Déjà  votre  conseil  est  pour  nous  précieux. 


Je  suis  heureux  et  fier  de  ces  marques  d'estime.  — 

La  guerre  est  nécessaire  autant  que  légitime  ; 

C'est  mon  avis.  Le  sort  a  des  coups  incertains  ; 

Mais  si  parfois  le  Ciel  les  révèle  aux  humains  , 

Sur  nos  prochains  succès  tout  ici  me  rassure. 

Plus  nous  nous  hùterons  ,  plus  la  victoire  est  sûre. 

Florence  par  le  duc  est  vaincue  à  moitié  ; 

Mais  le  vainqueur  s'épuise  et  n'est  plus  appuyé. 

Le  trésor  est  à  sec  ;  le  trouble  ,  l'épouvante  , 

Parmi  les  citoyens  incessamment  augmente  ; 

Ecrasés  de  tributs  ,  sur  leurs  armes  couchés  , 

Priant  pour  que  les  Cicux  de  leurs  maux  soient  touchés  , 

Ils  ne  nourrissent  plus  que  la  triste  espérance 

D'obtenir  des  revers  la  fin  de  leur  soufl"rance. 

Honteux  de  leur  destin  ,  dans  leurs  cœurs  abattus, 

L'antique  souvenir  des  droits  qu'ils  ont  perdus 

Laisse  encore  un  rayon  d'un  avenir  moins  sombre. 

Chaque  jour ,  en  silence ,  en  voit  croître  le  nombre. 

Visconti  s'en  alarme  et  connaît  le  danger; 

Aussi  vous  le  voyez,  il  veut  vous  ménager; 

Son  langage  est  plus  doux  ;  il  prend  une  autre  voie  ; 

Il  demande  du  temps  pour  déchirer  sa  proie  , 

Pour  mieux  la  dévorer  !  —  Feignons  donc  comme  lui  ; 

Accordons-lui  ce  temps  qu'il  réclame  aujourd'hui. 

Tout  est  changé  :   Florence  est  domptée  et  soumise  ; 

Et ,  gorgés  des  trésors  de  la  ville  conquise  , 

Avides  de  butin  ,  vous  verrez  ses  soldats  , 

Comme  de  vils  brigands,  porter  partout  leurs  pas. 

Quel  prince  alors  ,  craignant  les  coups  de  sa  vengeance  , 

Oserait  refuser  sa  perfide  alliance  ? 


ACTE  PREMIER.  15 

De  nombreux  bataillons  renforceront  ses  rangs  ; 

Sa  ruse  choisira  les  propices  momens 

Pour  venir  lout-à-coup  vous  dtîclarer  la  guerre  ; 

Et  vous  resterez  seuls  en  butte  à  sa  colère. 

Un  homme  courageux  ,  par  un  revers  blessé  , 

Sent  bouillir  le  courroux  dans  son  cœur  offensé  ; 

Mais  lui  ,  qui  n'eût  jamais  rien  de  noble  en  son  âme  , 

C'est  quand  il  est  vainqueur  que  sa  fureur  s'enflamme. 

Impatient  d'agir  quand  son  but  est  certain  ; 

.\ux  périls  ,  indécis  ;   n'aimant  que  le  butin  ; 

Toujours  loin  des  combats  ,  pour  les  siens  il  se  cache  ; 

Au  fond  de  son  palais  relégué  comme  un  lâche  , 

Il  s'occupe  de  chasse  et  d'opulent  festin , 

Ou  consulte,  en  tremblant,  un  oracle,  un  devin. 

C'est  l'instant  de  le  vraincre,  et  l'oser  est  prudence. 

LE   DOGE. 

Comte,  sur  ce  parti ,  dont  nous  sentons  l'urgence , 
Le  Sénat  va  bientôt  s'entendre  et  se  fixer  ; 
Il  sait  que  ce  n'est  plus  l'instant  de  balancer; 
Mais  qu'il  le  suive,  ou  non,  il  vous  en  remercie  , 
Et  voit ,  dans  vos  conseils,  l'amour  de  la  pairie. 

(Le  comte  sort  ) 
SCÈNE  TROISIÈME. 
LE   DOGE  ,  LES  SÉNATEURS  ,  GARDES. 


Sénateurs,  je  me  range  à  ces  sages  avis. 
Qui  pourrait  parmi  nous  demeurer  indécis? 
Vous  l'avez  entendu  :  nos  frères  nous  implorent. 
Volons  à  leur  secours  contre  un  chef  qu'ils  abhorrent. 
Avec  chaque  Étal  libre  unissons  notre  sort. 
Qu'un  nœud  sacré  nous  lie;  et  qu'un  commun  accord 
Rende  entre  nous  communs  les  risques  et  la  gloire  ; 
Que  tous,  pour  assurer  une  prompte  victoire  , 


IG  LE   COMTE   DE   CARMAGXOLA. 

Se  gardent  d'ébranler,  par  quelque  vain  débat , 

Le  fondement  d'un  seul  :  ne  formons  qu'un  Éttit  ! 

Hardi  provocateur  du  plus  faible  qu'il  brave  , 

Ennemi  de  celui  qui  n'est  pas  son  esclave, 

Pourquoi  le  duc  vient-il ,  avec  empressement , 

Nous  mendier  la  paix?  —  Pour  choisir  le  rpoment 

De  mieux  nous  attaquer,  de  commencer  la  guerre  ! 

Sénateurs,  de  tels  faits  sont  dans  son  caractère. 

Mais  ce  n'est  point  à  lui  que  ce  droit  appartient  ; 

C'est  à  nous  !  et  prouvons,  lorsque  l'orage  vient , 

Qu'il  n'est  point  d'ennemis  que  nous  n'osions  combattre. 

L'un  après  l'autre,  il  veut  sous  ses  coups  nous  abattre  : 

Unis,  marchons  à  lui  ;  déjouons  son  projet  1  — 

Pour  la  première  fois ,  le  lion  dormirait , 

Étendu  sur  le  sol,  aux  sons  d'un  chant  perfide; 

Non  ,  non  :  le  lion  veille  et  se  lève  intrépide  ! 

D'une  ligue  entre  nous  déployons  le  signal  ; 

J'approuve  ce  conseil.  Tout  retard  est  fatal  : 

La  guerre  !  qu'à  l'instant  elle  soit  proclamée  , 

VA  que  Carmagnola  commande  notre  armée  ! 

MARiNo ,  se  levant. 

Je  ne  me  lève  pas ,  dans  cet  auguste  lieu  , 
Pour  rejeter  la  guerre  et  combattre  un  tel  vœu  ; 
Mais  je  demanderai  si ,  dans  celte  occurrence. 
Le  succès  qu'on  attend  répond  à  l'espérance? 
Le  comte,  je  le  sais,  et  nous  le  savons  tous  , 
Se  vante  de  compter  des  amis  parmi  nous , 
Lt  je  puis  assurer ,  dans  ce  moment  suprême , 
Que  nul  ne  l'aime  plus  que  Venise  elle-même. 
Quant  h  moi ,  la  patrie  a  mon  cœur  tout  entier  , 
Et ,  dès  qu'il  s'agit  d'elle,  il  sait  tout  oublier. 
Je  regrette  qu'ici,  sérénissime  doge. 
Quelque  doute  se  mêle  à  ce  flatteur  éloge. 
Le  comte  est-il  le  chef  que  réclament  nos  droits  , 
El  l'honneur  de  l'État  permet-il  un  lel  choix? 


ACTE   PREMIER.  17 

Je  ne  recherche  pas  pour  quel  motif  sévère 

Carmagnola  du  duc  a  quitté  la  bannière  ; 

Il  était  l'offensé.  —  Si  l'outrage  fut  tel 

Qu'il  s'élève  entre  eux  deux  un  rempart  éternel , 

Je  le  crois  ;  je  me  rends  à  sa  mâle  éloquence. 

Mais  il  importe  ici  d'agir  avec  prudence. 

Le  comte,  songez-y,  s'est  peint  dans  ses  discours. 

Gouverner  cet  orgueil  qui  s'offense  toujours , 

Cet  esprit  ombrageux,  cette  fierté  blessée , 

N'est  pas  chose  facile  ;  et  c'est  une  pensée 

Aussi  grave,  et  d'un  poids  peut-être  plus  pesant 

Que  celle  de  la  guerre!  Ici,  jusqu'à  présent. 

Chacun,  docile  au  frein  ,  connaît  l'obéissance  : 

Avec  lui ,  c'est  une  autre  étude  qui  commence. 

Lorsque  sur  notre  épée  il  posera  la  main, 

Dites,  trouverons-nous,  dans  ce  guerrier  hautain  , 

Un  serviteur  de  plus  ?  Je  suis  franc  et  sincère  : 

En  tout  temps,  il  faudra  se  hâter  de  lui  plaire. 

Si  quelque  point  douteux  doit  être  discuté , 

Sénateurs  ,  sera-t-il  de  notre  dignité 

Que,  dans  l'art  des  combats,  notre  conseil  l'emporte? 

Et  si ,  lui ,  s'est  trompé  ?  La  faute ,  qui  la  porte  ? 

A  lui,  l'erreur  ;  à  nous  ,  la  peine  et  le  remords  : 

Il  n'est  point  invincible!  —  Et  pourrons-nous  alors 

Nous  plaindre  des  revers?  Accusateurs  du  comte , 

Devrons-nous  endurer  ses  dédains  et  sa  honte  ? 

Que  faire?  —  Les  souffrir?  —  Vous  ne  le  voulez  pas. 

Je  pense!  Et  si ,  plus  lard,  nous  refusant  son  bras. 

Il  nous  laisse ,  indigné  ,  dans  un  temps  de  défaite , 

Pour  offrir  son  épée  au  premier  qui  l'achète; 

El  s'il  dévoile  alors  ,  dans  ses  ressentimens , 

Tout  ce  qu'il  sait  de  nous,  nos  secrets  et  nos  plans  , 

Gardant  pour  nous  le  blâme  et  pour  lui  les  louanges  , 

Que  ferez-vous? 

l.E  DOGE. 

Du  prince  il  quitta  les  phalanges; 


18  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Mais  quel  prince  ?  un  tyran  qui  tenait  ses  États 
De  la  valeur  du  comte  ,  et  qui  ne  pouvait  pas 
S'estimer  moins  que  lui  ;  vil  moteur  de  pillage  , 
Qu'une  troupe  plus  vile  entoure  sans  courage  ; 
Qui  même  ne  sait  pas,  dominé  par  la  peur, 
Se  défendre  et  cacher  le  trouble  de  son  cœur; 
Mais  qui,  ne  connaissant  que  le  métier  de  feindre , 
Fait  semblant  d'attaquer  quand  il  ne  sait  que  craindre. 
Tel  est  le  duc,  tel  est  le  despote  abhorré 
Dont  le  comte  s'est  fait  un  ennemi  juré. 
Grâce  au  Ciel,  il  n'est  rien  de  pareil  dans  Venise  !  — 
Le  coursier  qu'une  main  rudement  indécise. 
Sans  science  du  frein  ,  sur  le  sol  a  lancé  , 
Dans  la  fange,  en  courant,  s'il  jette  un  insensé , 
Est-ce  à  dire  qu'un  jour,  plus  prudent,  plus  habile , 
Un  autre  cavalier  ne  le  rende  docile  ? 

MARINO. 

Puisque  le  doge  est  sûr  du  comte  ,  je  me  tais. 
Mais  un  seul  mot  encore,  et  dans  nos  intérêts: 
Le  doge  veut-il  être,  excusez  ma  franchise, 
La  caution  du  comte  ? 

LE   DOGE. 

A  question  précise  , 
Précise  est  ma  réponse  :  être  la  caution 
Du  comte  ,  ou  bien  d'un  autre,  en  toute  occasion  -, 
Je  ne  le  serai  pas  !  Dans  nos  conseils  augustes , 
Je  réponds  de  mes  faits  :  s'ils  sont  loyaux  et  justes , 
C'est  assez.  —  Sénateurs ,  ai-je  donc  conseillé 
Que  le  comte  ,  en  secret,  ne  fût  pas  surveillé  ? 
Que  du  sort  de  l'État  son  bras  devînt  l'arbitre  ?... 
Pourquoi  le  soupçonner  ?  De  quel  droit  ?  à  quel  titre  '! 
C'est  mon  idée  !...  Eh  bien  !  s'il  osait  nous  trahir, 
Nous  manque-t-il  des  yeux  pour  nous  en  avertir? 
Nous  manque-t-il  des  bras  pour  frapper  le  coupable  ? 

MARCO. 

Non  ;  mais  pourquoi  faut-il  qu'un  soupçon  déplorable 


ACTE   PREMIER.  19 

Attriste  des  projets  commencés  franchement  , 

Et  nous  présage  ici  des  maux  sans  fondement , 

Quand  l'avenir  qui  s'ouvre  au-devant  de  nos  armes 

Nous  donne  plus  d'espoir  que  de  sujets  d'alarmes"? 

Je  ne  vous  dirai  pas  que  son  sort  désormais 

Est  de  rester  chez  nous  dans  la  guerre  et  la  paix  ; 

Mais  il  est  un  motif  qui  nous  permet  d'avance 

De  ne  point  près  du  comte  user  de  méfiance  : 

C'est  sa  gloire  présente  et  sa  gloire  à  venir  , 

Qui  dans  le  droit  sentier  sauront  le  contenir. 

Ru  haut  de  sa  fierté,  son  âme  magnanime 

Ne  tombera  jamais  dans  la  fange  du  crime. 

Si  la  prudence  veut  que  l'on  veille  sur  lui, 

J'y  consens  ;  mais  comptons  sur  ce  puissant  appui  ; 

Qu'il  soit  reçu  par  nous  avec  la  confiance 

Qu'un  cœur  noble  et  loyal  met  dans  la  Providence. 

PLUSIEURS   SÉNATEURS. 

Aux  voix  !  aux  voix  ! 

LE   DOGE. 

Eh  bien  ,  qu'on  recueille  les  voix. 
Sénateurs,  vous  savez  la  rigueur  de  nos  lois  : 
Vous  vous  souviendrez  tous  qu'un  mot ,  un  geste  même  , 
Compromet  les  travaux  de  ce  conseil  suprême  ; 
Que  si  des  imprudens  trahirent  ses  secrets  , 
Un  châtiment  soudain  punit  les  indiscrets. 

(Ils  sortent.  La  scène  change.  ) 

SCÈNE    QUATRIÈME. 

(L'appartement  du  comte.  ) 

LE  COMTE,  assis. 

Transfuge  —  ou  condotlier  !  —  ou  traîner  ma  misère  , 
Comme  le  vieux  guerrier ,  sur  la  terre  étrangère  ; 
Oisif,  ne  vivant  plus  que  dans  les  jours  passés  , 
Avec  le  souvenir  d'exploits  presque  effacés  ; 


20  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Priant  Dieu  ,  rendant  grâce  à  la  main  charitable  , 

Qui  lui  prête  un  moment  un  appui  secourable  ; — 
Ou  retourner  encor  dans  le  champ  des  combats  ; 
Sentir  encor  la  vie  ;  et,  bravant  le  trépas  , 
Saluer  de  nouveau  l'inconstante  fortune  ; 
Dédaigneux  du  destin  de  la  foule  commune , 
Aux  accens  du  clairon,  se  lever,  commander  !... 
Oui ,  oui  !  voici  l'instant  qui  va  me  décider  !  — 
Si  Venise  pourtant,  loin  de  courir  aux  armes  , 
Préférait  de  la  paix  les  douceurs  et  les  charmes  , 
Faudrait-il  me  cacher  et  rester  dans  ce  lieu , 
Comme  le  criminel  dans  le  temple  de  Dieu  ? 

(  Il  se  lève.  ) 
Quoi!  celui  qui  d'un  règne  a  fait  la  destinée 
Voit  dans  l'obscurité  la  sienne  condamnée  ! 
Quoi  !  dans  cette  Italie  ,  au  bruit  de  ses  débats  , 
Parmi  tant  de  rivaux  ,  ne  trouverai-je  pas 
Un  prince  ambitieux  qui  veuille  la  couronne 
De  cet  infâme  duc  que  j'ai  mis  sur  le  trône  ? 
Des  mains  de  dix  tyrans  je  l'arrachai  pour  lui. 
Que  ne  puis-je  à  son  front  la  ravir  aujourd'hui  , 
Pour  l'offrir  au  premier  qui,  servant  ma  vengeance  , 
En  employant  mon  bras  laverait  mon  offense  !.. 
Mais  on  vient.  Je  saurai  si ,  rejetant  la  paix  , 
Le  Sénat  veut  la  guerre  et  comble  mes  souhaits. 

SCÈNE  CINQUIÈME. 
LE  COMTE ,  MARCO. 

LE   COMTE. 

f"h  bien ,  mon  cher  Marco,  sais-tu  quelque  nouvelle? 

MARCO. 

La  guerre  est  résolue  ;  et  c'est  toi  qu'on  appelle 
A  commander  l'armée. 

LE    COMTE. 

Oh  !  jamais  ma  valeur 
N'attendit  le  combat  avec  autant  d'ardeur. 


ACTE   PREMIER.  21 

Le  Sénat  met  en  moi  toute  son  espérance  : 
Je  serai  digne,  ami,  de  tant  de  confiance  ; 
Je  le  jure  !  ce  choix  a  fixé  mon  destin  ! 
Venise  m'a  reçu  dans  son  glorieux  sein  : 
Je  le  justifierai  ce  nom  qu'elle  me  donne  , 
Ce  nom  sacré  de  fils  dont  elle  me  couronne  ; 
Je  veux  l'être  à  jamais ,  et ,  dès  cet  heureux  jour , 
Je  voue  à  sa  grandeur  mon  glaive  et  mon  amour  ! 

MARCO. 

Doux  projet  !  Que  du  Ciel  la  puissance  suprême 
Ne  le  rompe  jamais  par  le  sort...  ou  toi-même  ! 

LE   COMTE. 

Moi  !  Comment  ? 

MARCO. 

Cher  ami ,  comme  tous  les  grands  cœurs 
Qu'un  moment  la  Fortune  a  comblés  de  faveurs , 
Font  le  destin  d'autrui ,  surmontent  les  obstacles  , 
Aux  regards  de  la  foule  enfantent  des  miracles  , 
Sans  songer  aux  périls  que  leur  œil  ne  voit  pas  , 
Et  qu'un  homme  ordinaire  aurait  vus  sous  ses  pas. 
Carmagnola  ,  crois-cn  mes  avis  salutaires  : 
Tu  comptes  parmi  nous  beaucoup  d'amis  sincères  ; 
Mais  tous  ne  le  sont  pas...  Je  ne  dis  rien  de  plus  ; 
Tu  me  comprends.  —  Ici ,  combien  se  sont  perdus 
Pour  avoir  trop  parlé  !  Mon  amitié  trop  franche  , 
En  tremblant  pour  tous  deux  dans  ton  âme  s'épanche  ; 
Mais,  au  moins  ,  que  ces  mots  ,  que  ce  cher  entrelien , 
Echappés  de  mon  cœur,  ne  sortent  pas  du  tien. 

LE    COMTE. 

Des  ennemis  ?  j'en  ai  :  crois-tu  que  je  l'ignore  ? 
Peut-être  je  n'ai  pu  les  distinguer  encore  : 
Ils  se  cachent. 

HARCO. 

Sais  tu  ce  qui  te  les  a  faits? 
Tes  talens ,  ton  mérite  et  tes  illusl;  es  laits  ; 


LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Plus  cncor,  Ion  mépris  ou  ton  indifférence 

Pour  ces  morlels  obscurs  que  blesse  la  présence. 

Nul  encor  ne  t'a  nui  ;  mais  il  n'est  pas  trop  tard. 

Il  ne  faut  qu'un  seul  jour  ,  un  moment ,  un  hasard. 

Tu  ne  l'occupes  pas  de  leurs  sourdes  vengeances  ; 

Mais  ils  songent  à  loi  bien  plus  que  lu  ne  penses. 

Un  grand  cœur,  dont  l'orgueil  ne  souffre  point  d'égal 

Fait  suivre  d'un  oubli  le  mépris  d'un  rival  ; 

Mais  l'homme  lâche  et  vil  s'applaudit  dans  sa  haine. 

Avec  de  la  prudence  on  peut  la  rendre  vaine  , 

L'éteindre ,  l'étouffer.  —  Cher  comte  ,  écoute-moi  : 

L'artifice  ,  la  ruse,  est  indigne  de  toi  : 

N'attends  pas  que  jamais  mon  cœur  te  les  conseille  ; 

Mais  entre  l'incurie  et  le  soupçon  qui  veille  , 

Il  existe  un  milieu  très-facile  à  saisir  , 

Que  l'homme  le  plus  fier  peut  noblement  choisir. 

Il  est  une  prudence  et  des  soins  nécessaires , 

Un  art  de  dominer  sur  les  âmes  vulgaires, 

Sans  descendre  à  leur  rang  ;  et  cet  art  précieux , 

Tu  peux  dans  ton  bon  sens  le  trouver,  si  tu  veux. 


Tu  dis  vrai.  Ce  conseil  que  j'estime  et  que  j'aime  , 
Je  me  le  suis  donné  mille  fois  à  moi-même. 
Dès  que  je  dois  le  suivre,  il  m'échappe  toujours  ; 
Et  j'appris,  aux  dépens  du  calme  de  mes  jours  , 
Que  l'imprudent  mortel  qui  sème  la  colère  , 
Moissonne,  tôt  ou  lard,  le  repentir  sévère. 
Ecole  dure  et  vaine!  —  Enfin,  las  d'obéir 
A  ce  fatal  penchant  qui  sut  trop  m'asservir , 
Cher  ami,  j'ai  pensé  que  c'est  ma  destinée 
D'user  une  existence  errante,  empoisonnée, 
D'être  pris  dans  des  nœuds  que  je  ne  puis  briser  , 
Et  d'enfreindre  les  lois  que  je  veux  m'imposer; 
J'ai  pensé  qu'il  vaut  mieux  poursuivre  ma  carrière 
Sans  jeter  vainement  un  regard  en  arrière. 


ACTE   PREMIER.  23 

Ah  !  j'en  appelle  à  toi  :  les  bons  ne  sont-ils  pas 

Entourés  d'ennemis  attachés  à  leurs  pas  ? 

Tu  n'en  es  point  exempt,  et  tu  le  sais,  sans  doute. 

Mais  il  n'en  est  pas  un  que  ton  âme  redoute  ; 

Que  dis-je?  pas  un  seul  qui, loin  d'être  flatté, 

N'ait  lu  ,  dans  ton  regard  ,  un  mépris  mérité. 

Réponds-moi. 

MARCO. 

J'en  conviens.  —  Ami  ,  si ,  dans  la  vie  , 
J'ai  désiré  jamais  un  sort  digne  d'envie, 
C'est  d'habiter  des  lieux  où  l'homme  sans  détour. 
L'âme  imprimée  au  front,  peut  marcher  au  grand  jour. 
Et  se  retrouver  seul  quand  son  mâle  courage 
Doit  laisser  la  prudence  et  combattre  l'orage. 
Ne  t'étonne  donc  pas  si,  prompte  à  s'épancher. 
Mon  âme  connaît  peu  cet  art  de  se  cacher. 
D'ailleurs ,  songe  combien ,  dans  cette  circonstance , 
Le  sort  entre  nous  deux  a  mis  de  différence  : 
Contre  mes  ennemis  l'État  est  mon  rempart  ; 
Ma  poitrine  offre  ici  peu  de  place  au  poignard  ; 
Venise  me  protège  ;  et  la  raison  publique 
Sur  ma  tête  suspend  son  égide  civique. 
Toi ,  simple  condotlicr,  toi ,  soldat  valeureux  , 
A  la  solde  des  grands ,  étranger  en  ces  lieux  ; 
Toi ,  qui  viens  d'éveiller  des  vanités  trompées  , 
Qui,  pour  sauver  l'État,  possède  mille  épées  , 

Sans  en  compter  peut-être  une  seule  pour  toi  ! 

Ah  !  sur  ton  avenir  dissipe  mon  effroi  ; 
Rassure  tes  amis  au  bruit  de  ta  louange  ; 
l.t  ne  leur  donne  pas,  si  ta  fortune  change, 
Le  soin  de  te  défendre  et  d'excuser  ton  bras. 
Peuvent-ils  être  heureux  si,  toi ,  tu  ne  l'es  pas? 

Tu  le  sais,  cher  ami,  cela  m'est  impossible 

Et  veux-tu  que  je  touche  une  corde  sensible. 
Qui  plus  profondément  résonne  dans  ton  cœur? 
Pense  aux  objets  chéris  dont  tu  tiens  le  bonheur, 


24  LE  COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

A  ta  femme ,  a  ta  fille ,  en  proie  à  la  souffrance  ; 
Toi,  leur  unique  appui,  toi,  leur  seule  espérance. 
Oh!  que  le  juste  Ciel,  les  guidant  ici-bas  , 
Embellisse  la  voie  où  se  portent  leurs  pas  ! 
Tu  seras  leur  soutien  ,  comme  époux,  comme  père  , 
Quand  l'homme  fort  a  dit  :  Je  veux  !  il  peut  tout  faire 
Il  sent  qu'il  est  son  maître  ,  et  que  sa  fermeté 
Peut  accomplir  des  faits  dont  il  avait  douté. 

LE    COMTE. 

Ce  langage,  Marco,  que  mon  âme  apprécie, 
Rend  à  mes  volontés  toute  leur  énergie. 
Puisque  le  Ciel  m'accorde  un  ami  tel  que  toi , 
Non,  je  n'en  doute  plus,  le  Ciel  est  avec  moi. 
Sur  ce  cœur  trop  ardent  la  victoire  est  certaine , 
Et  de  mes  ennemis  j'apaiserai  la  haine  : 
La  joie  et  le  bonheur  couronneront  mes  vœux. 
Partout,  sur  ma  conduite,  ouvre  toujours  les  yeux, 
Et ,  dans  mes  actions ,  si  j'ai  pu  te  déplaire , 
N'y  vois  que  le  défaut  d'un  bouillant  caractère , 
Un  mouvement  trop  prompt;  mais  jamais  un  oubli 
De  tes  sages  conseils. 

MARCO. 

Maintenant ,  cher  ami  , 
Pars  ,  et  que  la  victoire  à  ton  bras  soit  fidèle  ! 
Oh  !  que  le  messager  ,  porteur  de  la  nouvelle  , 
D'un  cœur  impatient  sera  reçu  de  nous  ! 
Il  s'agit  de  ta  gloire  et  du  salut  de  tous. 


FIN  DU  PREMIER  ACTE. 


ACTE  DEUXIEME. 


ACTE  DEUXIEME. 

(Partie  du  camp  ducal,  avec  dos  tentes.) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
MALATESTI,   PERGOLA. 


Vos  ordres  sont  remplis,  condottier;  nos  soldats 
Attendent  le  signal  pour  voler  aux  combats. 
Quand  le  duc  vous  commet  le  destin  de  nos  armes , 
.l'obéis  ;  mais  daignez  écouter  mes  alarmes  : 
Ne  livrez  point  bataille  ! 

MALATESTI. 

Oui ,  Pergola ,  je  sais 
Que  votre  nom ,  votre  âge  et  vos  exploits  passés 
Sont  de  poids  au  conseil;  mais  mon  avis  contraire 
Doit  ici  prévaloir  en  faveur  de  la  guerre. 
Voyez  Carmagnola,  d'un  pas  audacieux, 
Devant  Maclodio  s'avancer  sous  nos  yeux  ! 
Chaque  jour,  provoquant  notre  indolent  courage  , 
Il  semble  nous  jeter  et  l'insulte  et  l'outrage. 
Abandonnons  ce  camp  ,  ou  chassons  l'ennemi. 
Choisissons,  sans  retard ,  l'un  ou  l'autre  parti  : 
L'afl'ront  ou  la  victoire  ! 

PERGOLA. 

Aux  seuls  hommes  d'élile 
Est  réservé  le  droit  de  changer  de  conduite. 
Quand  leur  dessein  est  pris  ;  et  moi ,  tout  le  premier, 
J'aime  h  vous  reconnaître  un  tel  droit,  condottier. 


2<>  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Depuis  les  anciens  temps,  deux  pareilles  armées, 
Si  près  Tune  de  l'aulre,  cl  de  haine  enflammées, 
N'ont  point  de  l'Italie  attiré  le  regard; 
Mais  la  nôtre,  du  duc  est  le  dernier  rempart. 
I,a  fortune  toujours,  dans  les  faits  de  la  guewe. 
Veut  obtenir  sa  part  ;  mais  il  est  téméraire, 
Quand  il  s'agit  du  tout ,  d'oser,  dans  un  combat. 
Risquer ,  d'un  coup  de  dés  ,  le  salut  de  l'État  ; 
Et  si  son  inconstance  en  aveugle  commande, 
Ne  lui  cédons  jamais  plus  qu'elle  ne  demande. 
Avec  nos  bataillons  nous  pouvons  tout  sauver; 
Mais,  une  fois  perdus,  comment  les  retrouver? 
(".e  camp,  pour  leurs  exploits,  a  trop  peu  d'étendue; 
Ne  les  exposons  pas  dans  ces  lieux  sans  issue. 
L'ennemi  les  connaît;  et,  soyez-en  certain. 
S'il  nous  attire  ici,  ce  n'est  pas  sans  dessein. 
De  hauts  retranchcmens  divisent  les  armées. 
Dans  de  vastes  marais  leurs  bandes  parsemées 
Cernent  ce  camp  étroit  qui  nous  enferme  tous. 
Nous ,  hors  nos  logemens ,  quel  terrain  avons-nous  ? 
Sous  Philippe,  le  comte  a  combattu  naguère. 
A  ce  génie  ardent  la  ruse  est  familière  : 
Des  pièges  sont  tendus.  —  Peut-être  vaut-il  mieux 
Le  tenir  en  respect  en  conservant  ces  lieux , 
Jusqu'à  ce  que  ses  chefs,  las  de  le  reconnaître. 
Desserrent  dans  ses  mains  le  faisceau  d'un  tel  maîlre. 
S'il  faut  une  bataille  ,  ici,  le  champ  d'honneur 
N'ofiVe  guère  pour  nous  de  chance  h  la  valeur  : 
Quillons-le  !  choisissons  une  plus  vaste  arène. 
Provoquons  l'ennemi  ;  descendons  dans  la  plaine  ; 
Et  là  ,  que  dans  un  jour  notre  sort  soit  fixé  i 
Qu'entre  nous  l'avantage  au  moins  soit  compensé. 

MALATESTl. 

Deux  grands  pouvoirs  armés  s'observent,  se  menacent 
Leur  choc  sera  terrible  ;  et  les  haines  s'amassent  : 


ACTE   DEUXIEME. 

C'est  le  vuHi  de  Philippe.  Il  désire  ardemment 
Qu'un  combat  décisif  amène  un  dénoûment. 
Des  conseils  opposés  sont  ici  nécessaires  : 
Ne  quittons  pas  ce  camp  ;  déployons  nos  bannières. 
Tout  changement  de  lieu  nous  donnerait  la  mort. 
Qui  peut  dire  combien  les  caprices  du  sort 
Eclairciront  nos  rangs,  avant  que  notre  armée 
Ait  ailleurs  transporté  sa  valeur  comprimée  ? 
Quel  chef  pourra  demain  répondre  de  ses  coups  ? 
Aujourd'hui  la  victoire,  avec  elle,  est  à  nous. 

SCÈNE  DEUXIÈME. 

LES  MÊMES  ,  FORTEBRACCHIO  ,  SFORZA. 

MALATESTl. 

Soyez  les  bien-reçus  !  que  venez-vous  m'apprendre? 
Vous  avez  vu  le  camp  :  que  peut-on  en  attendre  '! 

SFORZA. 

Des  succès  assurés  !  —  Quand  ils  ont  entendu 

Que  le  jour  du  combat  enfin  était  venu , 

C'étaient  partout  des  cris  et  des  danses  de  joie  , 

Qui  témoignaient  l'ardeur  où  leur  cœur  se  déploie  ; 

Avec  enthousiasme  ils  couraient  à  l'appel  ; 

C'était  un  bruit  confus  ,  un  rire  universel  ; 

Et  quand  des  légions  je  parcourais  les  files  , 

Chacun  ,  fixant  sur  moi  ses  regards  immobiles  , 

Semblait  me  dire ,  avec  des  transports  enivrans  : 

Oui ,  condoltier ,  comptez  sur  moi  ;  je  vous  comprends. 

FORTEBRACCHIO. 

C'est  ainsi  qu'ils  sont  tous.  Dès  qu'ils  m'ont  vu  paraître  , 
Quels  éclats  dans  leurs  rangs  ma  présence  a  fait  naître! 
L'un  me  disait  :  Eh  bien!  le  clairon  des  combats 
Sonnera-t-il  bientôt?  D'autres:  Nous  sommes  las 
D'être  ici  bafoués!...  Tous,  d'un  cœur  qui  tressaille, 
Certains  de  la  gagner,  demandent  la  bataille.  — 


2<S  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Mes  braves  con.pagnons,  leur  ai-je  répondu  , 

11  ne  lardera  pas  ce  signal  attendu  ; 

Vous  vaincrez  avec  moi  ;  jurez-le  !  —  Ma  parole, 

Plus  prompte  que  l'éclair,  court  de  rangs  en  rangs,  vole. 

Les  casques,  à  ces  mots,  sur  les  lances  portés , 

S'agitent  dans  les  airs;  et  des  cris  répétés 

M'apportent  leurs  scrmens  dont  je  suis  fier  encore  !  — 

Et  sur  de  tels  appuis  ,  dont  Philippe  s'honore  , 

On  voudrait ,  sans  raison,  dans  un  effroi  honteux , 

Comme  de  vils  vaincus  abandonner  ces  lieux  ! 

Et  c'est  lorsque  nos  mains ,  sur  nos  glaives  posées , 

Des  rangs  de  l'ennemi  provoquent  les  risées  , 

Qu'on  irait ,  sans  respect  d'un  si  beau  dévoûment , 

Ordonner  la  retraite  et  partir  lâchement  ! 

Et  quel  chef  porterait  cet  imprudent  message?... 

PERGOLA ,  avec  ironie. 

Vraiment!  vous  m'apprenez,  par  un  nouveau  langage. 
Qu'aux  ordres  du  soldat  le  chef  doit  obéir  : 
J'ignorais  ce  devoir  ,  il  faut  en  convenir. 

FORTEBRACcHio,  élevant  la  voix. 

Pergola  !  mes  soldats,  connus  de  la  victoire , 
Disciplinés  par  moi ,  dans  les  champs  de  la  gloire , 
L'honneur  de  nos  drapeaux  ,  l'effroi  des  ennemis , 
Ne  sont  point  de  nature  à  souffrir  le  mépris. 

PERGOLA ,  de  même. 

Fortebracchio!  les  miens,  avec  obéissance, 
Disciplinés  par  moi,  mettent  leur  confiance 
Dans  les  ordres  du  chef  qui  guide  leur  valeur  , 
Et  ne  failliront  pas  au  sentier  de  l'honneur. 


Allons ,  vous  oubliez  que  peu  de  temps  nous  reste  : 
Condoltiers ,  laissons-là  ce  démêlé  funeste. 


1 


ACTE   DEUXIÈME.  29 

SCÈNE  TROISIÈME. 
LES    MÊMES ,    TORELLO. 


As-lu  vu  nos  soldats,  Torcllo  ?  Qu'en  dis-tu  ? 
As-tu  changé  d'avis  maintenant? 

TORELLO. 

J'ai  tout  vu, 
Et  leur  fougue  joyeuse  et  leur  bruyant  courage  ; 
Mais  j'ai ,  de  ces  transports  ,  détourné  le  visage , 
De  peur  que  ces  guerriers  n'y  lussent  l'avenir 
Qui  m'occupe  toujours  et  qui  me  fait  frémir  : 
Courte  et  fausse  allégresse,  où  leur  âme  irascible 
S'abandonne,  en  courant ,  à  leur  perte  infaillible  ! 
J'ai  longtemps  parcouru  la  lisière  du  camp  : 
J'ai  reconnu  de  loin  l'humide  et  vaste  champ 
Où  s'élèvent  du  sol  ces  épaisses  broussailles  , 
Pour  nos  ennemis  seuls  propices  aux  batailles  : 
Là,  le  piège  est  dressé  ;  j'en  suis  sûr.  —  J'ai  revu 
Ce  double  rang  de  chars  ,  sur  leur  ligne  étendu , 
Remparts  fortifiés,  qui,  dans  une  défaite  , 
Après  un  premier  choc,  assurent  leur  retraite  , 
Pour  revenir  bientôt ,  plus  nombreux  et  plus  forts  , 
Tenter  une  autre  chance  en  redoublant  d'efforts  ; 
Et  c'est  une  tactique ,  avec  art  exercée  , 
Qui  dérobe  au  vaincu  sa  première  pensée  : 

La  fuite  ! Pour  l'abattre  ,  alors  il  faut  deux  coups, 

Tandis  que  lui,  d'un  seul ,  il  nous  écrase  tous. 
Voilà  la  vérité.  Sur  ce  point  d'importance  , 
Ne  fermons  pas  les  yeux  ;  laissons-là  la  jactance. 
Ce  ne  sont  plus  ces  temps  où ,  lier?  de  leurs  exploits , 
Nos  guerriers  combattaient  pour  leurs  foyers  ,  nos  lois 
Qui  leur  rendaient  si  cher  le  saint  nom  de  patrie; 
Où  leur  chef  ne  pensait,  dans  sa  mâle  énergie, 


;iO  LE   COMTE   DE   CAK.MAGNOLA. 

Qu'à  se  choisir  un  poste  ,  y  rester,  ou  mourir. 

Ces  guerriers,  qui  savaient,  sur  un  signe,  obéir. 

Que  sont-ils  aujourd'liui?  Des  soldats  mercenaires, 

Qu'une  fougue  inconstante  a  rendus  téméraires. 

D'un  élan  belliqueux  ,  on  les  voit,  volontiers, 

Voler  à  la  victoire  et  cueillir  des  lauriers. 

Tarde-t-ellc  à  leurs  vœux:  une  chance  subite 

Ne  laisse-t-elle  plus  que  la  mort  ou  la  fuite  : 

Leur  choix  n'est  pas  douteux  ;  —  et  c'est  dans  ce  moment 

Que  nous  devons  prévoir  ce  triste  dénoûment. 

Aujourd'hui,  commander  est  chose  difficile  : 

Plus  la  gloire  se  perd  ,  plus  l'homme  est  indocile. 

Si  vous  voulez  tenter  les  hasards  des  combats , 

Je  vous  le  dis  encor  :  ce  champ  ne  convient  pas. 

MALATESTI. 

Eh  bien? 

TORELLO. 

Changeons  de  lieux.  Ici ,  notre  courage 
Ne  peut  des  ennemis  égaler  l'avantage. 
Prenons  place  du  moins  où  les  partis  rivaux 
Balanceront  le  sort  avec  des  poids  égaux. 

MALATESTI, 

Ainsi ,  je  vous  comprends  ,  Maclodio  cernée  , 

A  Venise,  en  cadeau  ,  serait  abandonnée  ; 

Et  nos  braves ,  pressés ,  enfermés ,  sans  secours  , 

Devraient  céder  au  nombre  et  se  rendre...  en  deux  jours? 

TORELLO. 

Qu'importe!  S'agit-il  ici  d'un  coin  de  terre. 
Ou  d'une  garnison  vaincue  ou  prisonnière  ? 
II  s'agit  du  salut  de  l'Etat. 

SFORZA. 

Et  de  quoi 
Se  compose  un  Etat  ?  lu  le  sais  comme  moi  : 
De  sol  !  de  citoyens  !...  Et  ces  villes  perdues  , 
Par  tant  de  sang  versé  vainement  défendues  1 


ACTE   DEUXIÈME.  «^l 

Binasco  ,  Quinzano  ,  Casai  ,  et....  compte-les; 

Car  mon  courroux  s'dchauffe  en  rappelant  ces  faits...  — 

Le  dépôt  que  le  duc  commit  à  notre  garde  , 

Est-ce  quand  l'Italie  entière  nous  regarde  , 

Que  nous  le  lui  rendrons  aux  yeux  de  nos  héros  , 

Sali  ,  couvert  de  honte  et  réduit  en  lambeaux  ï 

En  attendant  ce  jour  ,  dont  je  rougis  d'avance  , 

Envers  nous  l'ennemi  redoublant  d'insolence  , 

Par  de  nouveaux  affronts  répond  à  nos  retards. 

TORELLO. 

Preuve  qu'il  veut  combattre. 

SFORZA. 

A  l'abri  des  remparts 
Qui  protègent  les  siens  !...  Qu'espère-t-il  encore  ? 
Grâce  au  Ciel!  nous  flattons  l'orgueil  qui  le  dévore  : 
Ne  nous  chassc-t-il  pas ,  le  fer  dans  le  fourreau  ? 


Ce  qu'il  espère  encor  ?  —  Creuser  notre  tombeau  ! 
Dans  un  camp  resserré ,  sa  ruse  consommée 
Veut  que  nous  exposions,  en  un  jour  ,  notre  armée. 
Mes  amis,  sauvons-la  ;  mettons  en  sûreté 
Des  braves  que  perdrait  trop  de  témérité; 
Et  nous  saurons  plus  tard  reprendre  un  peu  de  terre  , 
Avec  notre  courage  et  nos  hommes  de  guerre  ! 

FORTEBRACCHIO  ,  ttVeC  fot'Ce . 

Reprendre  un  peu  de  terre?...  Est-ce  avec  des  soldats 
A  qui  vous  enseignez  à  craindre  les  combats  ? 
A  n'oser,  quand  ici  l'ennemi  nous  menace  , 
L'attaquer,  et  de  près  affronter  son  audace  ; 
A  laisser  lâchement  tuer  leurs  compagnons  ? 
Non  !  —  Mais  avec  des  bras  tels  que  nous  en  avons  , 
Pleins  de  feu  ,  de  bravoure  ,  impatiens  de  l'heure 
Oij  l'espoir  d'un  combat  ne  sera  plus  un  leurre. 


32  LE   COMTE  DE   CARMAGXOLA. 

Voilà  les  vrais  soldats  qu'il  faut  pour  réparer 
Les  perles  que  le  sort  nous  ferait  déplorer  ; 
Les  voilà  les  guerriers  que  choisit  la  victoire! 
El  leur  glaive  aiguisé  se  rouillerait  sans  gloire 


Craindrais-tu ,  Torcllo  ,  des  pièges  désastreux? 
Cet  excès  de  prudence  est  louable  à  mes  yeux. 
Autrefois ,  on  voyait  de  faibles  corps  d'armée  , 
Poursuivant ,  l'œil  au  guet ,  leur  marche  accoutumée  , 
Sonder  chaque  sentier  étroit  ou  tortueux  ; 
De  nos  jours  ,  une  armée ,  au  vol  impétueux  , 
Altaque  sa  rivale  en  s'élançanl  sur  elle  , 
El  dans  des  flots  de  sang  termine  la  querelle. 
On  peut  vaincre  une  armée  ,  on  ne  la  cerne  pas  ; 
Les  obstacles  partout  tombent  devant  ses  pas  ; 
Partout  sur  son  terrain,  malgré  son  ennemie, 
Elle  y  reste,  et  toujours,  tant  qu'elle  marche  unie  ! 

FORTEBRAccHio ,  à  Pergola  et  Torello. 

Etos-vous  convaincus? 

TORELLO. 

Permettez 

MALATESTI. 

Je  le  suis. 
De  ces  longs  désaccords  nous  sommes  trop  instruits. 
Mais  pour  le  bien  commun  n'ayons  qu'une  pensée  : 
Entre  deux  grands  périls  la  patrie  est  placée  ; 
A  de  fatals  débats  montrons-nous  étrangers. 
L'un  et  l'autre  partis  nous  offrent  des  dangers  ; 
Choisissons  donc  celui  que  la  gloire  conseille  : 
La  bataille  !...  —  A  son  poste ,  ici,  que  chacun  veille, 
.l'occupe  la  frontière  ,  et  Sforza  vient  après 
Pour  fermer  l'avanl-garde;  au  centre  ,  je  commets 
Fortebracchio  ;  serrons  notre  armée  intrépide  ; 
Ouvrons  leur  camp  ;  marchons ,  en  colonne  solide , 


ACTE   DEUXIÈME.  33 

jusiju'à  Maclodio.  —  Torello  ,  Pergola , 
Dont  la  bouillante  ardeur  souvent  se  signala  , 
Mais  qui  cédez  encore  à  de  vaines  alarmes , 
Je  vous  confie  aussi  le  succès  de  nos  armes. 

(A  d'autres  condotlicrs.) 
L'arrière-garde,  à  vous,  comme  un  puissant  appui. 
L'ennemi  dispersé,  portez  vos  coups  sur  lui  ; 
S'il  résiste,  accourez  au  secours  de  vos  frères  ; 
Car,  quel  que  soit  le  sort  qu'attendent  leurs  bannières, 
Vous  ne  les  verrez  pas  reculer  jusqu'à  vous. 

FORTEBRACCHIO. 

Jamais  !  nous  le  jurons  ! 

SFORZA. 

Oui  ,  nous  le  jurons  tous  ! 

FORTEBRACCHIO. 

Le  Ciel  en  soit  loué  !  nous  lirons  donc  nos  glaives  ! 
Tant  d'obstacles  jamais,  tant  d'inutiles  trêves. 
D'un  chef  impatient  n'ont  retenu  le  bras  ! 


Jouis,  Carmagnola  !  Tu  ne  t'abusais  pas  : 
La  jeunesse  l'emporte  ! 

FORTEBRACCHIO. 

Eh  !  souvent  la  prudence  , 
Celte  vertu  des  vieux ,  remplace  la  vaillance  ; 
Elle  croît  avec  l'âge  ;  elle  énerve  le  cœur  ; 
Et  devient  à  la  fin... 

PERC.OLA. 

Eh  bien  !  dites... 

FORTEBRACCHIO. 

La  peur! 


34  LE   COMTE   DE   CAR.MAGNOLA. 

Oui ,  la  peur  !  puisqu'il  faut  qu'ici  je  vous  le  dise. 

MALATESTI. 

Forlcbracchio  I 

PERGOLA. 

Ce  mot ,  Pergola  le  méprise. 
Ton  audace  l'a  dit  devant  un  vieux  guerrier 
Qui ,  longtemps  avant  toi ,  cueillit  plus  d'un  laurier  ; 
l.e  premier  lu  l'as  dit  .. 

MALATESTI. 

Carmagnola  s'avance... 
Celui  qui ,  parmi  nous  ,  pour  laver  une  offense, 
Pergola  !  compterait  d'autre  ennemi  que  lui , 
Je  le  dis  à  dessein,  serait  traître  aujourd'hui. 

PERGOLA. 

Je  comprends.  —  A  l'instant,  que  le  signal  se  donne; 
Qu'on  livre  la  bataille  :  au  sort  je  m'abandonne. 
Qu'importe  qu'il  soit  tel  que  je  vous  le  prédis? 
Battons-nous  !  le  premier  je  suis  prêt. 

MALATESTI. 

J'applaudis 
A  ces  beaux  sentimens  ;  mais  que ,  sur  d'autres  têtes , 
Un  oracle  plus  sûr  détourne  les  tempêtes  ! 

PERGOLA. 

Fortebracchio  !  tu  m'as  offensé. 

MALATESTI. 

Finissons. 

FORTEBRACCHIO. 

Fil  bien,  si  tu  le  crois,  soitl  nous  nous  revorrons. 
Si  ce  mot  t'a  blessé  ,  loi-même  ou  bien  tout  autre, 
Je  le  maintiens. 

MALATESTI. 

Guerriers,  quel  débat  est  le  vôtre? 
Qui  demeure  fidèle  au  duc  ,  à  son  pays , 
Qu'il  me  suive  ! 

PERGOLA. 

Un  moment!  nos  discords  sont  finis. 


ACTE  DEUXIÈME.  35 

Nul  de  nous  au  combat  n'apportera  d'entraves, 
Et  nous  remplirons  tous  notre  devoir  en  braves. 
Fortebracchio  !  l'honneur  te  défend  d'ajouter 
La  honte  au  différend  que  tu  fis  éclater  : 
Oui ,  tu  m'as  offensé ,  je  te  le  dis  encore  ; 
Mais  par  un  seul  moyen  ce  débat  peut  se  clore , 
En  sauvant  mon  honneur  et  le  tien. 

FORTEBRACCHIO. 

Que  veux-tu  ? 
J'écoute. 

PERGOLA. 

Donne-moi  ton  poste  !  Il  est  connu 
Que  tu  veux  la  bataille  ;  et  moi ,  je  vais  paraître 
Oii  devant  l'ennemi  je  me  terai  connaître. 
Tu  m'entends? 

FORTEBRACCHIO. 

Il  suffit;  et  mon  poste  est  k  loi. 
Prends-le  ;  je  suis  content.  —  Cœur  noble  ,  écoute-moi  : 
Il  m'est  doux  maintenant ,  Pergola ,  de  te  dire 
Que  je  n'ai  pas  voulu  l'offenser  ;  que  j'admire 
Avec  quel  zèle  ardent ,  craignant  pour  ion  Seigneur, 
Tu  défendis  sa  cause  en  soldat  plein  d'honneur. 
Mais  la  crainte  qui  tremble  et  fait  aimer  la  vie , 
Qui,  par  des  lâchetés  ,  mène  à  l'ignominie , 
Tu  ne  la  connais  pas  !...  Non ,  tu  n'as  pu  penser 
Qu'un  frère  qui  t'estime  ait  voulu  t'offenser. 

(  Il  lui  serre  la  main.) 

PERGOLA. 

Va  !  je  n'ai  rien  pensé.  —  Ton  généreux  langage 
Est  digne  de  ton  cœur,  digne  de  ton  courage. 

(A  Malatesli.) 
Seigneur,  vous  consentez?... 

MALATESTI. 

Je  suis  joyeux  de  voir, 
A  l'heure  du  combat,  que  tout  cède  au  devoir  : 
J'y  consens. 


LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

TORELLo,  à  Sforza. 

Pergola  fut  mon  compagnon  d'armes  ; 
Dès  longtemps,  tous  les  deux  nourris  dans  les  alarmes, 
Souffrez  qu'à  ses  côtt's 

SFORZA. 

Oui ,  je  comprends  ton  vœu  : 
Sois  donc  à  l'avant-garde.  Eh  !  qu'importe  le  lieu  ? 
Ou  premiers,  ou  derniers,  notre  ardeur  est  pareille. 

MALATESTI. 

Allons  !  ne  tardez  plus.  Sur  les  braves  Dieu  veille  ! 

(  Ils  sortent.  La  scène  change.  ) 

SCÈNE  QUATRIÈME. 

(Camp   vénitien.  —  Tente  du  comte.  ) 
LE  COMTE  ,  puis  un  Soldat. 

LE  SOLDAT. 

Seigneurs,  les  ennemis  ont  quitté  leurs  quartiers. 
L'avant-garde  est  en  marche. 

LE  COMTE. 

Où  sont  les  condotliers  ? 

LE  SOLDAT. 

Les  chefs,  hors  de  leur  tente,  observent  en  silence. 
Ils  allcndent  votre  ordre. 

LE  COMTE. 

Eh  bien  ,  fais  diligence  ; 
Qu'ils  entrent. 

(Le  soldat  sort.) 


ACTE  DEUXIÈME.  37 

SCÈNE  CINQUIÉiME. 

LE  COMTE,  seul. 

Voici  donc  l'instant  si  désiré  !  — 
Ce  jour  où  Visconti,  par  sa  haine  inspiré, 
Me  fermant  toute  entrée  auprès  de  sa  personne  , 
Méprisa  ma  prière  et  m'éloigna  du  trône  ; 
Ce  jour  plus  que  jamais  se  réveille  en  mon  cœur  ; 
Et  ma  secrète  joie  égale  ma  fureur  ! 
«  Tu  te  repentiras,  prince  ingrat,  lui  disais-je. 
»  Je  pars;  mais  que  le  Ciel  me  venge  et  me  protège  , 
»  Et  tu  me  reverras  terrible  combattant  !  »  — 
Ce  n'était  là  qu'un  rêve....  Il  s'accomplit  pourtant  ! 
Nous  allons  donc  nous  voir,  nous  mesurer  en  face  !.... 
Mon  pays  !...  devant  moi ,  ton  image  s'efface... 
Mon  cœur  bat...  Si  jamais...  Non  ;  chassons  cet  effroi. 
Visconti  l'a  voulu....  La  victoire  est  à  moi  ! 

SCÈNE  SIXIÈME. 

LE  COMTE,  GONZAGA,  ORSINI,  TOLENTINO,  autres  Conuottiers. 


Compagnons ,  apprenez  la  joyeuse  nouvelle  : 
Mes  vœux  sont  accomplis;  l'ennemi  nous  appelle  ; 
Soyons  au  rendez-vous  !  Le  soleil,  de  retour, 
Eclaire  nos  exploits  et  notre  plus  beau  jour. 
Nul  de  nous,  je  le  sais,  n'attend  une  victoire 
Pour  se  faire  un  grand  nom  consigné  dans  l'histoire  ; 
Mais  on  nous  citera  ,  ce  soir  ,  avec  honneur. 
Orsini ,  tes  guerriers  sont-ils  prêts  ? 

ORSINI. 

Oui ,  Seigneur. 

LE    COMTE. 

Le  mot  qui  désormais  sonnera  plus  illustre  , 
Le  mot  dont  notre  nom  empruntera  son  lustre  , 


38  LE   COMTE   DE   CAllMAGXOLA. 

Sera  :  Maclodio  !  —  Vers  leurs  relranchemens  , 
Sur  la  droite  ,  Orsini ,  tourne  tes  mouvemens  , 
Et  loi ,  Tolenlino  ,  pour  protéger  tes  frères  , 
Vers  la  gauche  ,  en  avant ,  dirige  tes  bannières. 
Là,  tous  deux  ,  l'arme  au  bras  ,  attendez  l'ennemi. 
S'il  vient  à  vous  ,  marchez  ,  et ,  d'un  pas  affermi  , 
Brisez  ses  rangs  ,  courez  sur  ses  ailes  rompues. 
S'il  voulait  rallier  ses  bandes  éperdues  ,  — 
Je  serai  près  de  vous,  —  tombez,  tombez  dessus  : 
Dans  l'attaque  ou  la  fuite,  ils  seront  tous  vaincus  ! 

(A  Gonzaga.  )  (Aux  autres  condoltiers.) 

Toi,  reste  à  mon  côté.  —  Vous,  vous  saurez  vos  places 
Sur  le  champ  de  bataille.  Allons,  et,  sur  mes  traces  , 
Compagnons,  soyez  tous  comme  des  murs  d'airain. 
En  avant  !  tenons  ferme,  et  le  reste  est  certain. 

(  Ils  sortent.  ) 

CHOEUR. 

Entendez-vous  là-bas  le  clairon  qui  résonne? 
De  tous  côtés  ,  l'écho  répond  ;  la  charge  sonne. 
De  leurs  piétinemens ,  fantassins  ,  cavaliers  , 
Frappent  le  sol  sonore  !  Un  étendard  s'avance, 
Un  autre  ,  devant  lui ,  s'approche  et  se  balance  : 
L'horizon  est  couvert  d'un  amas  de  guerriers. 

Tout  se  meut  :  le  terrain  se  resserre  et  s'efface. 

Le  cliquetis  du  fer  retentit  dans  l'espace. 

Le  sang  coule  à  grands  flots;  les  coups  suivent  les  couits. 

Quels  sont  ces  combattans  ?  quel  bras ,  quelle  furie  , 

Les  conduit  à  la  mort  ?  et  pour  quelle  patrie 

Ces  barbares  soldats  arment-ils  leur  courroux  ?  — 

Les  Alpes  et  la  mer  ont  marqué  leurs  frontières  ; 
Leur  langage  est  commun;  on  les  nomme  des  frères  ; 
Ils  ont  les  mêmes  traits;  llls  d'un  même  pays  , 
Que  le  même  soleil  réchauffe  de  sa  flamme  , 
Tous,  d'une  même  mère,  et  qu'un  seul  cri  réclame, 
Vont  déchirer  le  sein  qui  les  a  tous  nourris  ! 


ACTE   DEUXIÈME.  39 

Qui  des  deux  ,  le  premier,  s'arma  contre  son  frère? 
0  forfaits  !  qui  des  deux  alluma  celte  guerre? 
Quelle  exécrable  cause  enflamme  ces  soldats? 
Pour  tuer  ou  mourir,  ils  sont  là  dans  la  plaine. 
A  leur  maître  vendus  ,  sans  colère  et  sans  haine  , 
Pourquoi  se  battent-ils?  —  Ils  ne  le  savent  pas! 

Malheureux  !  n'oni-ils  pas  des  épouses  ,  des  mères, 
Pour  arracher  ce  glaive  à  leurs  bras  mercenaires  ? 
Les  vieillards,  qui,  des  ans  traînant  le  lourd  fardeau, 
Nourrissent  dans  leurs  cœurs  des  penscrs  plus  sublimes , 
Sans  paroles  de  paix  ,  laissent-ils  ces  victimes 
De  leurs  coupables  mains,  se  creuser  un  tombeau?... 

Tels  que  le  laboureur,  sous  un  tranquille  ombrage, 
D'un  ouragan  lointain  raconte  le  ravage. 
Ainsi,  loin  du  danger,  tous  ceux  qui  les  ont  vus. 
Vous  diront  ces  combats,  effroyables  mêlées. 
Et  le  nombre  des  morts,  et  les  villes  brûlées , 
Et  tous  les  maux  affreux,  partage  des  vaincus  ! 

Là,  des  fils  suspendus  aux  lèvres  maternelles  , 
Apprennent ,  au  récit  de  ces  luttes  cruelles  , 
Quels  ennemis  un  jour  tomberont  sous  leurs  coups; 
Ici ,  voyez  aux  mains  de  femmes  dans  la  joie 
Ces  perles,  ces  colliers  qu'à  leur  sanglante  proie. 
Au  milieu  du  pillage,  ont  ravis  leurs  époux  ! 

Malheur  !  malheur!  malheur  !  les  morts  couvrent  hi  terre  ; 

Partout  le  sang  ,  les  cris  ,  la  rage  meurtrière  ! 

Mais  des  rangs  éclaircis  déjà  l'ordre  est  troublé. 

Dans  un  effroi  secret  déjà  des  bandes  cèdent  ; 

Le  désespoir  s'accroît  ;  les  fuyards  se  succèdent , 

Et  l'amour  de  la  vie  en  leur  cœur  a  parlé. 

Comme  le  grain  lancé  par  le  van  qui  l'agile  , 
L'armée  ,  aux  lianes  ouverts  ,  éparpille  sa  fuite. 


40  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

L'implacable  vainqueur  l'atteint  dans  les  sentiers. 
Aussi  prompt  que  re'clair  ,  le  cavalier  s'élance  , 
Et ,  frappant  les  vaincus  du  glaive  et  de  la  lance  , 
Sous  les  pieds  des  chevaux  les  foule  par  milliers. 

Ils  se  rendent  !  —  Les  cris  que  l'allégresse  exhale 

Etouffent  des  mourans  le  sombre  et  dernier  râle. 

Porteur  de  la  victoire ,  un  courrier  est  parti. 

Son  coursier  bondissant,  dans  des  flots  de  poussière, 

Sous  l'éperon  aigu  dévore  la  carrière  ; 

Le  bruit  de  son  passage  a  partout  retenti. 

Peuple  nombreux,  pourquoi  couvrez-vous  les  campagnes  ? 
Pourquoi  descendez-vous  de  vos  hautes  montagnes? 
D'où  vient  ce  cavalier?  qu'apporte-l-il  ?  —  Hélas  ! 
Vous  les  connaissez  tous  ces  nouvelles  amères  : 
Les  frères,  ô  délire  !  ont  massacré  leurs  frères  ! 
Voilà  quelles  horreurs  il  sème  sur  ses  pas  !  — 

Et  déjà  l'on  entend  de  joyeux  chants  de  fête; 
Les  temples  sont  ouverts  ;  et,  sous  leur  vaste  faîte  , 
Uetentissent  des  voix  que  maudissent  les  Cieux. 
Le  regard  des  vainqueurs  se  tourne  vers  l'arène , 
Où  le  sang  coule  encore  ;  et  leur  joie  inhumaine 
Raconte  leur  triomphe  et  leurs  faits  glorieux  ! 

Hâtez-vous  ;  reformez  vos  phalanges  guerrières  ; 
Suspendez  tous  ces  jeux  ;  rentrez  sous  vos  bannières. 
L'étranger  reparaît  rallumant  son  courroux  ; 
Il  revient,  espérant  des  chances  plus  heureuses  : 
H  revient  provoquer  vos  bandes  orgueilleuses , 
Aux  lieux  où  votre  frère  est  tombé  devant  vous. 

Toi ,  qui  de  l'étranger  dois  subir  la  menace  , 
Toi ,  qui  pour  tes  enfans  n'eus  point  assez  d'espace  , 
Toi  ,  qui  ne  peux  en  paix  les  nourrir  sous  tes  lois , 
Sol  fatal  !  l'ennemi  qui  t'insulte  et  t'outrage  , 
Qui  fait  de  ta  dépouille  un  insolent  partage  , 
Vient  arracher  le  glaive  au  côté  de  tes  rois  ! 


ACTE   DEUXlÈiME.  41 

Ah  !  quel  peuple  est  heureux  par  le  sang  ,  le  carnage  ? 
L'insensé  !...  Les  vaincus  ne  font  pas  seuls  naufrage  ? 
Le  plaisir  de  l'impie  est  près  du  repentir. 
Si  Dieu  ne  l'abat  point ,  sa  droite  le  désigne  , 
D'une  chute  prochaine  irrévocable  signe  ; 
Et  la  vengeance  éclate  à  son  dernier  soupir  ! 

Tous  ,  fils  d'un  Seul  ,  créés  à  sa  divine  image  , 
D'une  seule  rançon  tous  restés  en  otage  , 
En  tous  lieux ,  quels  que  soient  notre  sol ,  notre  ciel , 
Respirons  l'air  vital  ,  unis  comme  des  frères  : 
Malheur  aux  orgueilleux  ,  malheur  aux  téméraires 
Qui  détruiraient  le  pacte  aux  yeux  de  l'Immortel  ! 


FIN   DU   DEUXIEME   ACTE. 


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ACTE   TROISIÈME.  43 


ACTE   TROISIÈME. 

(Tente du  comte.) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
LE  COMTE  ,  LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

LE   COMTE. 

Êtes-YOus  satisfait? 

LE   PREMIER   COMMISSAIRE. 

Au  bruit  de  la  victoire  , 
Saluer  la  patrie  ,  être  fier  de  sa  gloire  ; 
Les  premiers  en  porter  la  nouvelle  à  l'État  ; 
Voir,  de  ses  propres  yeux,  cet  immortel  combat; 
Voir  fuir  les  ennemis ,  tandis  que  notre  oreille 
Croit  encore  écouter  leur  orgueil  de  la  veille  ; 
Voir  enfin  la  patrie ,  objet  de  notre  amour , 
Hors  du  péril ,  briller,  comme  l'astre  du  jour , 
Qui,  dans  tout  son  éclat,  sort  vainqueur  du  nuage  ; 
Non,  il  n'est  point  de  joie,  il  n'est  point  de  langage  , 
Dans  un  pareil  moment  dignes  de  vous.  Seigneur , 
Pour  peindre  ces  succès ,  dus  à  votre  valeur. 
Mais  vous  verrez  le  peuple ,  en  sa  reconnaissance , 
Vous  porter  du  Sénat  la  juste  récompense  : 
Il  tarde  à  tous  les  cœurs,  qu'embrase  un  feu  nouveau 
De  vous  offrir  le  pr;y  d'un  triomphe  si  beau. 

LE    COMTE. 

Je  l'ai  déjà  reçu  •.  la  patrie  est  sauvée  ! 
D'accomplir  mon  serment  l'heure  était  arrivée; 


4i  LE   COMTE   DE   CARMAGXOLA. 

Et  ringrut  aujourd'hui ,  qui  m'avait  oublié  , 
Se  souviendra  longtemps  d'un  glaive  humilid. 
J'ai  vaincu! 

LE    PREMIER   COMMISSAIRE. 

Recueillons  les  fruits  de  la  journe'e. 

LE   COMTE. 

C'est  mon  soin  le  plus  cher. 

LE   PREMIER   COMMISSAIRE. 

La  bataille  est  gagnée  ; 
Et  nous  espérons  tous  que  votre  bras  ,  Seigneur  , 
Ouvrira  tout  entier  ce  chemin  au  vainqueur  , 
Et  qu'il  saura  ravir,  par  sa  mâle  vaillance  , 
Au  dernier  ennemi  sa  dernière  espérance. 

LE   COMTE. 

Quand  le  temps  sera  là. 

LE   PREMIER   COMMISSAIRE. 

Quoi  !  vous  ne  voulez  pas 
Poursuivre  les  fuyards  échappés  à  nos  bras? 

LE   COMTE. 

Peut-être.  Maintenant,  je  ne  veux  pas. 

LE    PREMIER  COMMISSAIRE. 

Qu'entends-jc? 
Mais....  le  Sénat  le  croit....  celte  conduite  étrange, 
Seigneur,  quand  nous,  certains  que  vous  accompliriez 
Des  devoirs  que  l'honneur  vous  avait  confiés , 
Nous  l'avons  assuré,  qu'achevant  la  victoire 

LE   COMTE. 

Vous  étiez  bien  pressés. 

LE   PREMIER    COMMISSAIRE. 

Comte,  que  va-t-il  croire? 


ACTE   TROISIÈME.  43 

Que  va-t-il  dire  ? 

LE   COMTE. 

Eh  bien  !  il  dira  qu'il  vaut  mieux 
Donner  sa  confiance  au  chef  victorieux 
Qui  combattit  pour  lui. 

LE   PREMIER   COMMISSAIRE, 

Mais....  que  voulez-vous  faire? 

LE   COMTE. 

Tantôt  je  l'aurais  dit  avec  moins  de  mystère  ; 
Mais  je  veux  cependant  vous  l'apprendre  :  je  veux  , 
Avant  que  mes  soldats  s'éloignent  de  ces  lieux  , 
Emporter  ces  rochers  dont  le  front  nous  menace  ; 
Je  veux  un  ennemi  que  je  regarde  en  face. 

LE  PREMIER  GOMMISSAinE. 

Ainsi  donc  ,  nos  désirs 

LE    COMTE. 

Eh  !  vos  désirs  ,  Seigneur  , 
Sont  encor  plus  hardis  que  le  fer  du  vainqueur  , 
Plus  prompts  que  les  coursiers  de  mes  braves..  ..  J'avoue 
Que  mon  expérience  auprès  de  vous  échoue. 
Pour  la  première  fois  je  m'entends  dire  ici 
Que  je  dois  me  presser. 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

Mais  avez-vous  aussi 
Réfléchi  miîrcment? 


Vous  croyez  donc  peut-être 
Que  l'orgueil  d'un  succès  de  moi  soit  assez  maître  , 
Pour  tromper  ma  prudence  et  fasciner  mes  yeux  ? 
Ce  qu'il  faut  faire  ici,  je  le  sais  et  le  veux. 


4.(1  LE    COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

SCÈNE  DEUXIÈME. 
LES  ilÈMES  ,  LE  SECOND  COMMISSAIRE. 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Seigneur,  voire  pouvoir  nous  devient  nécessaire. 
Des  traîtres  sont  cachés  :  leur  dessein  téméraire 
S'efforce  à  rendre  vains  nos  succès  éciatans; 
Ils  ont  même ,  en  partie ,  exécuté  leurs  plans. 

LE    COMTE. 

Comment  ? 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Les  prisonniers  sortent  du  camp  en  troupe. 
Chaque  moment  en  voit  partir  un  nouveau  groupe. 
Condottiers  ni  soldats  ne  les  retiennent  plus. 
Votre  ordre  seul  peut  mettre  un  terme  h  cet  abus. 

LE   COMTE. 

Mon  ordre? 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Hésitez-vous,  comte? 

LE    COMTE. 

C'est  un  usage 
De  la  guerre.  —  Apprenez  qu'après  l'affreux  carnage. 
Quand  le  vainqueur  calmé  sent  mourir  son  courroux  , 
Pardonner  aux  vaincus  est  un  plaisir  bien  doux  ; 
Et  je  ne  puis  penser  qu'aucun  de  vous  l'envie 
A  ceux  qui  pour  vous  tous  ont  exposé  leur  vie. 
Hier,  ils  se  battaient  en  guerriers  courageux  ; 
Hier,  braves,  cruels...  aujourd'hui,  généreux. 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

11  peut  l'être  celui  qui  combat  pour  lui-même. 
Seigneur;  mais  nos  soldats  ont  un  devoir  suprême 
Que  leur  dicte  l'honneur  :  ils  sont  soldes  par  nous; 
Les  prisonniers  qu'ils  font  nous  appartiennent  tous. 


ACTE   TROISIÈME.  47 

LE   COMTE. 

Et  VOUS  pouvez  le  croire?  —  Ah!  ceux  dont  le  courage 
Est  sorti  de  la  lutte  avec  tant  d'avantage; 
Qui,  tantôt,  à  regret,  sans  pitié  ni  merci  , 
Abattaient  leurs  rivaux  ,  ne  pensent  pas  ainsi  ! 

LE    PREMIER   COMMISSAIRE. 

Est-ce  donc  un  tournoi,  Seigneur,  un  jour  de  fêle, 
Que  ce  combat  terrible  ?...  Ainsi ,  cette  conquête , 
Qui  devait  de  Venise  assurer  le  destin  , 
N'est  qu'un  combat  sans  fruit ,  un  jeu  stérile  et  vain? 


Ah  !  ce  reproche  amer ,  c'est  le  bruit  monotone 

De  l'insecte  chassé  qui  revient  et  bourdonne  : 

Je  l'ai  trop  entendu.  —  N'ai-je  pas  triomphé? 

El  le  complot  du  duc  n'est-il  pas  étouffé  ? 

De  cadavres  épars  la  campagne  est  semée. 

J'ai  vaincu  ,  dispersé  ,  l'élite  d'une  armée, 

D'une  armée  intrépide,  emblème  de  valeur, 

Qui  comptait  dans  ses  rangs  des  hommes  pleins  d'honneur  ; 

Que  le  monde  aurait  vue ,  k  mes  soldats  unie , 

De  succès  en  succès  parcourir  l'Italie.  — 

Nos  affronts  effacés;  et  quatre  chefs  hautains, 

Battus  et  par  la  fuite  échappés  à  nos  mains. 

Eux  dont  hier  encore  on  nous  vantait  Tépée  ! 

La  terreur  de  leur  nom  à  moitié  dissipée; 

Leurs  bataillons  détruits;  nous,  plus  forts  (jue  jamais  ; 

La  guerre  favorable  à  nos  vastes  projets  ; 

Et  le  camp  des  vaincus  au  pouvoir  de  nos  armes  ; 

-N'est-ce  donc  rien,  Seigneurs?  D'où  naissent  vos  alarmes? 

Ces  soldats  renvoyés,  croyez-vous  donc  vraiment 

Qu'ils  retournent  au  duc?  Que  leur  attachement 

Soit  moins  douteux  pour  lui  que  pour  vous?  —  Leur  bannière 

N'est  qu'un  signe  adopté  par  leur  ardeur  guerrière. 

A  celui  qui  le  suit,  crie,  au  fond  de  son  cœur. 

Une  puissante  voix  :  Combats  et  sois  vainqueur  1 


48  LE   COMTE   DE  CARMAGNOLÂ. 

La  bataille  perdue ,  alors  chacun  est  libre. 

L'appât  seul  du  butin  aiguillonne  leur  fibre  ; 

Ils  vont  se  vendre  ailleurs  :  voilk  comme  ils  sont  tous  : 

Achetez-les  demain ,  demain  ils  sont  à  vous. 

l-E  PREMIER  COMMISSAIRE. 

Lorsque  sous  nos  drapeaux  nous  enrôlons  ces  braves , 
Nous ,  nous  ne  croyons  pas  acheter  des  esclaves. 

LE  SECOND   COMMISSAIRE. 

Venise  en  vous ,  Seigneur,  voit  un  fils ,  un  appui  ; 
Et,  dans  sa  confiance  ,  elle  attend  aujourd'hui 
Que  vous  preniez  à  cœur  son  salut  et  sa  gloire. 

LE  COMTE. 

C'est  mon  désir. 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Seigneur,  nous  aimons  à  le  croire, 
Vous  pouvez  tout  ici. 

LE   COMTE. 

Je  suis  tout  h  l'État; 
Mais  cet  usage  antique  et  si  cher  au  soldat. 
Je  ne  puis  l'abolir. 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Eh  quoi!  lorsqu'à  Venise, 
La  volonté  de  tous  vous  est  déjà  soumise  ; 
Que  rien  ne  vous  résiste;  et  que  l'on  ne  peut  voir 
Si  c'est  par  amitié ,  par  crainte  ou  par  devoir; 
Est-il  donc  une  loi  que  vous  n'osiez  prescrire 
Dans  ce  camp  où,  Seigneur,  vous  avez  tant  d'empire? 


Cela  ne  se  peut  pas,  je  crois  vous  l'avoir  dit. 
Je  dirai  maintenant  :  Je  ne  veux  pas!  —  Sufiii  ; 


ACTE   TUOISIKME.  ii) 

N'en  parlons  plus.  —  Je  cède  à  de  justes  prières  ; 

Mais  je  m'oppose  aux  vœux  qui  me  semblent  contraires. 

C'est  ma  vieille  habitude,  et  je  n'en  change  pas. 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Quel  est  votre  dessein? 

LE   COMTE. 

(Appelant  :  un  soldat  entre.  ) 
Vous  le  verrez.  —  Soldats  ! 
Combien  de  prisonniers  nous  reste-t-il? 

UN    SOLD.\T. 

Peut-être 
Quatre  cents,  général. 

LE   COMTE. 

Bien  !  je  veux  les  connaître. 

Va  ,  préviens-les;  les  plus  importans Sans  délai , 

(  Le  soldat  sort.) 
Qu'ils  viennent  devant  moi.  —  Dans  mon  camp,  il  est  vrai , 
Mes  ordres  sont  suivis  sans  résistance  aucune  ; 
Mais  mes  braves  guerriers,  compagnons  de  fortune, 
Qui  tous  ont  partagé  ma  joie  et  mes  périls , 
Qui  m'ont  commis  leur  sort,  —  Seigneurs,  que  diraient-ils 
Si  je  les  trahissais  ?  Si ,  moi ,  leur  capitaine , 
J'avilissais  la  gloire  où  ma  voix  les  entraîne  V 
Je  vous  parle  en  soldat  et  lidèle  et  loyal; 
Mais  si  vous  prétendiez,  par  un  ordre  illégal , 
M'enlevcr  leur  amour  quand  il  répond  au  nôtre. 
Me  réduire  à  n'avoir  d'autre  appui  que  le  vôtre  , 
Vous  me  feriez  douter 

SCÈNE   TROISIÈME. 

LES  MÊMES,   PLUSIEURS  prisonniers,  parmi  lesquels  se  TROUVt 

Pergola  fils. 

le  comte. 
0  vous,  nobles  vaincus  , 
Dont  la  valeur  tenta  des  efforts  superflus; 


50  LE   COMTE   DE   CARMAGXOLA. 

Tandis  qu'au  champ  d'honneur  la  gloire  nous  signale, 
A  vous  seuls  aujourd'hui  la  fortune  est  fatale; 
A  languir  dans  les  fers  vous  êtes  destinés. 

UN  PUISONNIER. 

Seigneur,  à  ce  malheur  sommes-nous  condamnés  ? 

Ah!  lorsque  devant  vous  on  nous  dit  de  paraître , 

De  notre  liberté  l'instant  nous  parut  naître. 

Tombés  dans  d'autres  mains  ,  beaucoup  d'autres  guerriers 

L'ont  obtenue,  et  nous 

LE   COMTE. 

Qui  vous  fit  prisonniers  ? 

UN  PRISONNIER. 

Nous  fûmes  les  derniers  h  mettre  bas  les  armes. 

Le  reste  en  fuite,  ou  pris,  —  nous ,  bravant  les  alarmes , 

Seuls,  non  vaincus  encore,  avec  acharnement, 

Nous  soutînmes  le  choc  jusqu'au  dernier  moment. 

Par  votre  ordre,  à  la  (in,  cernés  sans  espérance  , 

Nous  cessâmes,  Seigneur,  une  vaine  défense. 

LE  COMTE. 

Ah  1  c'est  donc  vous'?  Je  suis  content  de  vous  revoir, 

Mes  rmis;  vous  avez  tous  fait  votre  devoir  ; 

Et  si  tant  de  valeur  n'eût  pas  été  trahie  , 

Si  le  sort,  décidant  celte  lutte  hardie , 

N'eût  choisi  pour  vous  vaincre  un  chef  égal  à  vous, 

Vous  affronter  en  face  et  repousser  vos  coups , 

Je  puis  en  faire  foi ,  n'eût  pas  été  facile  ! 

UN  PRISONNIER. 

Ainsi  donc,  en  trouvant  un  vainqueur  moins  habile, 
Moins  célèbre  que  vous,  —  dans  leur  calamité  , 
Nos  frères  vanteront  sa  générosité  ,  — 
Et  nous ,  notre  malheur ,  après  cette  journée  , 
Est  d'avoir  en  vos  mains  mis  notre  destinée. 


ACTE   TROISIÈME.  ol 

En  vain  nous  demandons  qu'on  nous  laisse  partir  : 
Dans  votre  camp,  Seigneur,  nul  n'ose  y  consentir 
Sans  un  ordre  de  vous.  —  «  Si  vous  pouviez  paraître  , 
Nous  ont-ils  dit,  devant  notre  généreux  maître  , 
»  Avec  quelle  bonté  vous  seriez  entendus  1 
»  Il  n'aggravera  pas  le  malheur  des  vaincus  , 
»  Lui ,  qui  voudrait  plutôt ,  dans  sa  justice  austère  , 
»  Alléger  au  soldat  les  rigueurs  de  la  guerre.  « 


Vous  l'avez  entendu  ,  Seigneurs  ?  Que  dites-vous  ? 
Que  ferez-vous  ?...  Eh  bien  !  moi  ,  je  serais  jaloux 
Qu'un  autre  ,  quel  qu'il  fût,  pût  penser  de  moi-même 
Plus  hautement  que  moi.  —  Par  mon  ordre  suprême, 
Soyez  libres  ,  guerriers  ,  et  suivez  vos  destins. 
Adieu  !  —  Si  la  fortune  ,  en  ses  jeux  incertains  , 
Parmi  mes  ennemis  un  jour  vous  range  encore-  . 
Nous  nous  reverrons  !  — 

(Signe  de  joie  parmi  les  prisonniers  , 

qui  partent.  Le  comte  observe  Pergola, 

fils ,  et  l'arrête.  ) 

Toi  ,  jeune  homme  ,  dont  j'ignore 
Le  nom  et  les  exploits,  mais  qui  n'appartiens  pas 
Au  commun  de  la  foule  ,  et,  parmi  ces  soldats  , 
Ne  portes  ni  l'habit  ni  les  traits  du  vulgaire  , 
Tu  ne  dis  rien  ' 

PERGOLA  ,  fils. 
Seigneur  ,  le  vaincu  doit  se  taire. 

LE    COMTE. 

Tu  subis  tes  revers ,  digne  d'un  sort  meilleur. 
Parle  ;  quel  est  ton  nom  ? 

l'EltCiLA  ,   fils. 

Un  nom  qui  ,  idein  d'honneur  , 


52  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

A  celui  qui  le  porte  impose  un  devoir  grave: 
Mon  nom  est  Pergola. 


Toi  ,  le  fils  de  ce  brave  ? 

PERGOLA  ,  fils. 
Je  le  suis. 

LE   COMTE. 

De  ton  père  embrasse  un  vieil  ami. 
Pergola  ne  fut  pas  toujours  mon  ennemi. 
Oui  ,  j'étais  comme  toi  quand  ,  aux  champs  du  courage  , 
De  la  guerre  avec  lui  je  fis  l'apprentissage  ; 
11  me  souvient  encor  de  ces  temps  plus  heureux  , 
De  ces  jours  pleins  d'espoir  et  de  faits  glorieux 
Sois  vaillant  comme  lui  !  —La  fortune  ,  sans  doute  , 
M'offrit ,  plus  qu'à  ton  père  ,  une  épineuse  route  ; 
Mais  salue  ,  en  mon  nom  ,  au  nom  de  l'amitié  , 
Ce  loyal  compagnon  à  qui  je  fus  lié. 
Dis-lui  combien  je  sais  que  sa  noble  franchise 
D'un  combat  si  douteux  condamna  l'entreprise. 

PERGOLA,  fils. 

Ah  :  ce  fut  malgré  lui  qu'ils  tentèrent  le  sort  : 
Ses  conseils  méconnus  échouèrent  d'abord. 


Va  ,  ne  t'afflige  point  :  au  chef  revient  la  honte. 
Quand  le  danger  est  là  ,  le  guerrier  qui  l'aftYontc 
Est  digne  de  la  gloire.  —  Allons  ,  viens  avec  moi. 
Parmi  nos  condolliers  je  serai  près  de  loi  : 
l.à  ,  je  te  remettrai  ton  glaive  en  leur  présence. 

(  Aux  commissaires.  ) 
Adieu  ,  Seigneurs.  —  Louez  ou  blâmez  ma  clémence  ; 
Mais  souvenez-vous  bien  que  ,  pour  vos  ennemis  , 
Je  n'aurai  de  pitié  que  lorsqu'ils  sont  soumis. 

(  Il  sort  avec  Pergola,  tiis.  '; 


ACTE  TROISIEME. 

SCÈNE  QUATRIÈME. 

PREMIER  ET  SECOND  COMMISSAIRES. 

(Moment  de  silence.) 

LE   SECOND     COMMISSAIRE. 

El  vous  direz  encor  que  je  suis  trop  facile 

X  prévoir  des  dangers?  que  cet  homme  indocile 

N'a  jamais  mérité  qu'on  soupçonnât  sa  foi  ? 

Que  la  haine que  sais-je  !  a  parlé  trop  en  moi  ? 

Que ,  s'il  est  dédaigneux,  ardent ,  —  son  caractère  , 
Qui  peut  nous  être  utile,  est  loyal  et  sincère? 
Que  si  nos  volontés  disposent  de  son  bras, 
Sa  superbe  hauteur  ne  résistera  pas? 
Et  que  le  doute  enfin  sur  son  obéissance 
N'est  qu'un  rêve  ?....  Ceci  vous  suffira,  je  pense. 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

Ah  !  j'en  sais  trop.  —  Il  faut  poursuivre  les  vaincus , 
Disiez-vous.  —  Sa  fierté  répond  par  un  refus. 

LE    SECOND   COMMISSAIRE. 

Et  pourquoi  ? 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE . 

Des  rochers  qui  dominent  la  plaine  , 
Il  voudrait  s'assurer....  il  craint.... 

LE  SECOND  COMMISSAIRE  . 

Excuse  vaine  ! 
Après  un  tel  triomphe  il  se  montre  prudent, 
Et  sa  duplicité  nous  trompe  en  nous  frondant. 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

Il  parlait  malgré  lui  ;  sa  parole  sévère  , 

Comme  à  des  indiscrets,  cachait  quelque  mystère. 


53 


54'  LE   COMTE   DE   CARMAGNOI.A. 

LE   SECOND    COMMISSAIRE. 

Mais  l'a-t-il  révéld  cet  important  secret? 
Par  ce  détour  adroit  vous  a-t-il  satisfait  ? 
Est-ce  donc  un  motif  que  celui  qu'il  vous  donne  ? 
Le  seul  vrai  ? 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

Je  ne  sais.  Bien  que  je  le  soupçonne. 
Je  n'y  réfléchis  pas  :  je  ne  vis  devant  moi 
Qu'un  homme  audacieux  qui  veut  faire  la  loi, 
Proférant  des  discours  qui  durent  me  surprendre  , 
Kl  qu'on  n'a  pas  ici  l'habitude  d'entendre. 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Nous  avons  tout  h  craindre  :  à  son  ancien  Seigneur, 

De  sa  célébrité,  lui ,  le  premier  auteur  ,  — 

S'il  voulait  revenir  et  montrer  k  ce  maître, 

Contre  lui  ce  qu'il  peut,  pour  lui  ce  qu'il  peut  être  ; 

S'il  regrettait  ce  trône  où  son  orgueil  blessé 

Était,  après  le  duc,  au  plus  haut  rang  placé; 

Kl  si  Philippe  enfin,  avide  de  conquête, 

Inhabile  à  régner,  a  besoin  d'une  léte 

Qui  le  guide  avec  art  quand  lui-même ,  indécis , 

Croit  avoir  inventé  les  plans  qu'il  a  suivis  ;  — 

Pour  un  ambitieux  n'est-il  pas  préférable 

De  sembler  obéir  à  ce  prince  incapable, 

Que  d'être  condottier  sous  les  lois  d'un  Sénat , 

Qui  veut  commander  seul  et  gouverner  l'État? 

LE  PREMIER   COMMISSAIRE. 

Oui ,  je  m'attends  à  tout  de  son  orgueil  extrême. 

LE    SECOND    COMMISSAIRE. 

Renfermons  toutefois  nos  soupçons  en  nous-mèmo. 
Observons  sa  conduite  :  il  trame,  c'est  certain. 
Mais  le  traître  qui  croit  jouir  de  son  dessein  , 


ACTE   TROISIÈME.  ''>5 

Le  dévoile  souvent  :  par  lui-même  trahie  , 

Sa  parole  imprudente  est  bientôt  plus  hardie  ; 

Et  qui  méprise  un  maître,  —  infidèle  à  l'honneur,  — 

En  a  déjà  changé  dans  le  fond  de  son  cœur , 

On  veut  l'être  à  son  tour.  —  Mon  doute  se  dissipe  : 

Non  !  le  comte  n'est  pas  détaché  de  Philippe. 

L'hymen  à  cette  race  a  lié  son  destin  ; 

Ces  nœuds  lui  sont  trop  chers.  Le  fruit  de  cet  hymen , 

Croyez-moi ,  dans  l'absence  ,  occupe  sa  pensée. 

Dans  cette  jeune  fille ,  en  son  cœur  retracée. 

Le  sang  des  Visconti  ne  circule-t-il  pas  ? 

LE   PREMIER   COMMISSAIRE. 

Comme  il  nous  a  parlé  !  comme ,  après  ses  éclats , 
Se  calmant  tout  à  coup ,  avec  insouciance  , 
Son  orgueil  affectait  la  désobéissance  ! 
Envoyés  du  Sénat,  devrons-nous  supporter 
Que  dans  notre  camp  même  on  nous  vienne  insulter? 
N'étaient-ils  pas  à  nous  ,  ces  vaincus  qu'il  renvoie? 
Quels  insolens  regards  se  mêlaient  à  leur  joie! 
Comme  ils  nous  affrontaient ,  nous ,  muets  spectateurs 
Du  peu  de  prix  qu'on  met  à  des  ambassadeurs  ! 
Nous ,  témoins  de  cet  acte  inoui  dons  l'histoire  , 
Qui  jette  aux  vents  les  fruits  d'imc  illustre  victoire  ; 
Nous  ,  témoins  des  égards  et  de  l'appui  fatal 
Que  le  Sénat  accorde  au  fils  de  son  rival  !... 
Cela  ne  peut  durer  :  quel  avis  est  le  vôtre  ? 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Je  vous  en  soumets  deux  :  je  n'en  connais  point  d'autre  : 

Dissimuler  ,  souffrir  ;  ne  rien  lui  demander 

Que  son  superbe  orgueil  ne  nous  puisse  accorder  ; 

Dans  tous  nos  entretiens  voiler  la  méfiance , 

El  sembler  condescendre  après  la  résistance  ;  — 

Ou  bien  ,  ouvertement  devant  nous  l'accuser 

D'un  outrage  sanglant  qu'il  ne  peut  excuser, 


î)ti  LE   COMTE   DE   CAR.MAGNOLA. 

Kl  lui  monlrcr  la  voie  ,  ouverte  à  sa  prudence  , 
Qui  peut  seule  l'absoudre  et  rc'parcr  l'offense  ; 
En  dcrire  au  Conseil ,  et ,  sans  bruit ,  sans  éclat , 
Veiller,  en  attendant  les  ordres  du  Sénat. 

LE    PREMIER   COMMISSAIRE. 

La  haute  mission  qui  nous  fut  confiée 
Sera-l-ello,  Seigneur,  ainsi  justifiée? 
Que  dira-t-on  de  nous  ? 

LE   SECOND   COMMISSAIRE. 

Qu'importe  !  A  mon  avis  , 
Tout  poste  est  glorieux  quand  on  sert  son  pays. 
Les  chefs  et  les  soldats  sont  portés  pour  le  comte. 
Ses  hauts  faits,  qu'à  l'envi  chaque  bouche  raconte, 
Sont  admirés  de  tous;  tous  vantent  sa  valeur; 
D'obéir  à  sa  voix  tous  se  fesant  honneur. 
Sans  lui  porter  envie  attachés  sur  sa  trace  , 
Aspirent  à  briller  à  la  seconde  place. 
El  quelle  force  aurait  cette  imposante  voix, 
Cette  voix  révérée  après  de  grands  exploits  , 
Si ,  tonnant  tout  à  coup,  elle  osait  faire  entendre 
Ce  mot  si  redouté ,  si  rapide  h  s'étendre , 
Et  que  tous  aujourd'hui  nourrissent  dans  le  cœur  ; 
Ce  mot ,  affreux  signal  :  La  révolte!  —  Ah  !  malheur  ! 
Ici ,  chez  l'ennemi,  ce  mot,  caché  dans  l'ombre. 
Partout ,  prêt  à  surgir ,  peut  compter  sur  le  nombre. 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

JLiis  sommes-nous  à  temps  ,  quand  déjà  des  soupçons?... 

LE     SECOND    COMMISSAIRE. 

Nul  doute  !  —  Mais  encor  dans  le  calme,  agissons. 
Eux  sont  armés;  eux  seuls  !  —  Prodigues  de  leur  vie, 
Tous  ,  dans  une  entreprise  ,  ou  certaine,  ou  hardie  , 


ACTE   TROISIÈME.  57 

Quels  que  soient  les  périls  ,  ne  regardent  jamais  , 
En  volant  aux  combats,  que  l'espoir  du  succès. 
Endurcis  dans  les  camps,  ils  sont  plus  que  des  braves. 
Ah  !  si ,  nuls  pour  le  reste  ,  ils  étaient  moins  esclaves  , 
Par  un  gcsle  ,  un  seul  mot ,  si  nous  ne  pouvions  pas 
Nous  en  servir  à  temps  ,  disposer  de  leurs  bras , 
Où  serions-nous  alors?  à  la  merci  des  traîtres  , 
X  qui  serait  l'épée?  et  serions-nous  les  maîtres  ? 

LE  PREMIER  COMMISSAIRE. 

C'est  bien  :  ce  parti  seul  doit  ici  prévaloir. 
Qu'il  réussisse  ou  non,....  fesons  notre  devoir. 


FIN   DU    TROISIEME   ACTE. 


ACTE   QUATRIÈME.  59 


ACTE   QUATRIEiVIE 

(Salle  des  chefs  du  Conseil  des  Dix.  ) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

MARCO ,  MARINO. 


Par  le  Conseil  des  Dix  appelé  près  de  vous , 
Je  me  rends  à  ses  vœux. 

MARINO. 

Je  parle  au  nom  d'eux  tous 
Une  mission  grave  et  de  haute  importance 
Loin  d'ici  vous  attend  ;  et  votre  conscience 
Aujourd'hui  vous  dira  si  Venise  ,  Seigneur  , 
Place  sa  confiance  en  un  homme  d'honneur. 


Si  je  ne  la  dois  pas  à  mon  faible  génie  , 

Ma  loyauté  répond  du  choix  de  la  patrie  ; 

Mais  confiance  entière  et  digne  -  de  mon  cœur. 


La  patrie  est  un  nom  bien  doux  ,  plein  de  grandeur  , 
Pour  qui  l'aime  ardemment  et  ne  vit  que  pour  elle  , 
Mais  qu'on  ne  doit  jamais,  se  couvrant  d'un  faux  zèle , 
Prononcer  sans  trembler  quand  on  se  croit  permis 
D'être  d'intelligence  avec  ses  ennemis. 

MARCO. 

El  moi  .... 


60  LK   COMTE   DE   CAUMAGXOLA. 


Dans  le  Schiat  ,  est-ce  pour  la  pairie 
(jue  vous  parliez  laiitôl  avec  lanl  d'énergie? 
Qui  vous  les  inspirait  ces  craintes  ,  ces  transports? 
Et  qui ,  si  chaudement ,  défendiez-vous  alors  ? 
Vous  ,  oui  ,  vous  seul  ! 


Je  sais  devant  qui  je  me  trouve. 
Ma  vie  est  en  vos  mains  :  votre  discours  le  prouve. 
Mais  ma  conviction  m'appartient,  et  je  croi 
Qu'elle  ne  doit  avoir  d'autre  juge  que  moi. 
Ce  sentiment  du  cœur  ne  peut  être  coupable 
Que  de  m'avoir  menti  ;  si  j'en  suis  responsable, 
J'en  saurai  rendre  compte  :  on  peut  m'interroger  , 
Seigneur. 


Tout  ce  qui  met  la  patrie  en  danger, 
A  ses  larges  desseins  oppose  une  barrière. 
Les  soupçons  sont  alors  notre  devoir  sévère  ; 
Et  si,  dans  ce  moment ,  vous  ignorez  pourquoi 
Vous  êtes  par  les  Dix  appelé  devant  moi  , 
Ou  s'il  vous  plaît  ici  de  l'ignorer  ,  de  feindre  , 
Ecoutez  :  ces  soupçons  ,  vous  les  devez  éteindre  : 
On  parle  d'aujourd'hui  ;  le  Conseil  ,  sans  détour  , 
Ne  veut  de  votre  vie  interroger  qu'un  jour. 


Eh  quoi  ?....  Mais  je  crains  peu  tous  ces  bruits  que  l'on  sème; 
Ma  conduite 


Est  connue  h  nous  plus  qu'à  vous-même. 
De  votre  esprit  le  temps  peut  effacer  des  faits  ; 
Mais  notre  livre  est  là  :  lui ,  n'oublia  jamais. 


ACTE   QUATRIÈME.  61 

MARCO. 

Je  puis  tout  expliquer  ;  il  faudra  qu'on  m'entende. 

MARINO. 

Vous  vous  expliquerez  si  l'on  vous  le  demande  ; 

Jusque-là  ,  rien  de  plus.  —  Lorsqu'on  vit  le  Sénat 

Au  comte  confier  la  gloire  de  l'État , 

Sur  sa  fidélité  les  uns  se  reposèrent; 

On  put  y  croire  alors  !  —  Les  autres  en  doutèrent.  — 

Que  fait  Carmagnola  quand  nous  sommes  vainqueurs  ? 

Il  renvoie  ,  au  mépris  de  nos  ambassadeurs  , 

Ces  mille  prisonniers  dont  Venise  était  flère  , 

Et  dans  l'oisiveté  laisse  une  armée  entière  ! 

L'œil  le  moins  exercé  pénètre  son  dessein. 

Comptant  sur  des  secours  qu'il  lui  demande  en  vain  , 

Sur  les  ondes  du  Pô  le  Trévisan  s'avance. 

Des  deux  côtés  d'abord  la  victoire  balance  ; 

Accablé  par  le  nombre  ,  il  réclame  des  bras 

Pour  soutenir  l'attaque  ;  il  ne  les  obtient  pas  I 

Le  soldat  s'en  indigne  en  brandissant  son  glaive  ; 

Mais  à  peine  une  voix  en  sa  faveur  s'élève. 

Crémone  va  céder  ;  il  suffit  d'y  courir  : 

Le  comte  est  dans  son  camp  et  n'en  veut  point  sortir  : 

Nous  venons  de  l'apprendre.  —  Un  défenseur  lui  reste  ; 

El  sa  chaude  amitié  ,  peut-être  trop  funeste  , 

En  lui  voit  un  héros  ,  digne  de  nos  bienfaits  , 

Dont  la  fortune  seule  a  trahi  les  projets. 

Le  comte  est  innocent  ;  ce  n'est  pas  la  justice 

Qui  l'accuse  aujourd'hui  de  fourbe  et  d'artifice  ; 

C'est  la  haine  ,  l'envie,  et  l'orgueil  ombrageux  , 

Qui  ne  pardonnent  pas  à  ce  guerrier  fameux  , 

Ce  guerrier  qui  se  tait ,  mais  qui,  plein  d'arrogance  , 

Avec  des  faits  nous  crie  ,  à  travers  son  silence  : 

Je  suis  plus  grand  que  vous  !  —  Le  Conseil ,  irrité  , 

Nagi.èrc  l'entendit  ce  langage  effronté  , 


62  LE   COMTE   DE   CARMAGXOLA. 

El  tous  les  Sénateurs,  muets  à  tant  d'audace  , 
Dans  leur  étonnement  détournèrent  la  face  , 
Pour  savoir  d'où  parlait  celle  insolei  3  voix 
Qui  venait  les  frapper  pour  la  première  fois  , 
Et  si  quelque  étranger ,  de  son  pied  téméraire  , 
Violait  du  Sénat  l'auguste  sanctuaire  !  — 
Déclaré  traître  ,  on  veut  lui  ravir  tout  pouvoir  ; 
Mais ,  se  voyant  privé  d'un  criminel  espoir  , 
Il  frémit ,  il  s'emporte ,  et ,  traître  à  la  patrie , 
Ne  craint  pas  d'ajouter  l'insulte  à  l'infamie. 
Fort  d'un  glaive  par  nous  remis  entre  ses  mains  , 
FI  brave  impunément  nos  ordres  souverains  ; 
Nos  armes  sont  à  lui  ;  nos  bandes  intrépides 
Sont  les  siennes  ;  il  veut ,  dans  ses  projets  perfides  , 
Les  tourner  contre  nous  !  —  Il  serait  insensé 
D'attendre  qu'il  agisse  ou  qu'il  ait  commencé  : 
Nous  l'avons  prévenu.  Contre  la  force  ouverte, 
Trop  souvent  le  péril  conduit  à  notre  perte. 
Nous  ne  reculons  pas  devant  cet  ennemi , 
Et  Venise  jamais  ne  punit  à  demi. 
Il  reste  à  la  justice  une  voie  assurée 
Pour  imposer  un  frein  à  cette  âme  enivrée  : 
C'est  l'art  avec  lequel  on  trompe  le  trompeur. 
Il  nous  force  à  le  suivre;  et  le  Conseil  vengeur 
L'a  tantôt  résolu  par  un  vote  unanime.  — 
Et  que  fit  son  ami  pour  déguiser  ce  crime  ? 
Vous  ne  le  savez  plus  ?  —  Je  vous  le  dirai ,  moi  ; 
Car  votre  cœur  alors  ne  vit  pas  sans  effroi 
Cet  œil  qui  surveillait  votre  étrange  conduite. 
D'une  indiscrète  ardeur  franchissant  la  limite  , 
Dans  un  discours  hardi,  vous  avez  oublié 
Ce  que  vous  commandait  une  sage  amitié  , 
Et  les  moins  clairvoyans  ouvrirent  leur  paupière 
Sur  des  faits  qui  pour  nous  n'étaient  plus  un  mystère 
Tous  pensèrent  qu'alors,  pour  les  secrets  d'État , 
Un  homme  était  de  trop  dans  le  sein  du  Sénat. 


ACTE   QUATRIÈME.  63 


Seigneur,  ce  que  je  suis  devant  vous,  je  l'ignore  ; 

Mais  je  n'oublîrai  pas  le  litre  qui  m'honore  : 

Je  suis  patricien  !  —  Je  ne  puis  vous  celer 

Qu'un  tel  cloute  m'offense  ;  et ,  puisqu'il  faut  parler  , 

La  cause  de  l'État  est  la  mienne,  est  la  nôtre, 

Et  son  secret  m'importe  à  moi  comme  à  tout  autre. 

MARINO. 

Le  Sénat  voit  en  vous  un  obstacle  à  ses  plans  ; 
Un  homme  que  l'on  craint  :  à  ses  yeux  vigilans ,  — 
Vous  voulez  le  savoir?  —  voilà  ce  que  vous  êtes  ! 
A  vous  absoudre  encor  les  voix  sont  toutes  prêtes  : 
Détruisez  nos  soupçons;  l'occasion  vous  sert. 
Et  promet  la  clémence  à  celui  qui  se  perd. 

MARCO. 

De  quoi  m'accuse-t-on?  D'être  l'ami  du  comte? 
Je  ne  m'en  cache  pas.  Eh  bien ,  si  j'en  dois  compte , 
Je  rends  grâces  au  Ciel ,  qui  me  donne  aujourd'hui 
La  force  d'avouer  un  ami  tel  que  lui. 
Mais  il  est  l'ennemi,  dit-on,  de  la  patrie?  — 
Qu'on  me  le  prouve;  il  est  le  mien  ;  je  le  renie. 
Quel  est  son  crime  ?  —  Il  a ,  de  son  autorité , 
A  ceux  qu'il  a  vaincus  rendu  la  liberté? 
D'autres  l'ont  fait  aussi.  —  Mais ,  malgré  les  prières  , 
II  n'a  point  empêché  ces  ordres  arbitraires?  — 
Il  ne  le  pouvait  pas,  si  même  il  l'eût  voulu  : 
C'est  un  droit  du  vainqueur  :  l'excuse  a  prévalu  ; 
Et  le  comte,  entouré  d'unanimes  hommages, 
D'estime  et  de  respects  reçut  des  témoignages.  — 
Trévisan  demandait  qu'on  vînt  le  protéger? 
Le  comte  refusa  ,  prévoyant  le  danger. 
D'ailleurs  ,  sans  l'avertir,  on  conçut  l'entreprise. 
On  réclama  trop  tard  des  secours  à  Venise  : 
L'exil  de  Trévisan  est  là  pour  l'attester. 
La  faute  en  est  à  lui  ;  lui  seul  doit  la  porter. 


04  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Crémone?  —  Qui  voulait  la  prise  de  Crémone?  — 

Le  comte  le  premier.  L'attaque  ,  qu'il  ordonne , 

Soulève,  tout  à  coup,  tout  un  peuple  éperdu. 

Sa  troupe  se  disperse  au  choc  inattendu. 

Le  comte  rentre  au  camp  sans  la  perte  d'un  homme  ! 

Est-il  d'autres  méfaits?  Parlez;  qu'on  me  les  nomme. 

Il  jugea  plus  prudent  de  ne  plus  méditer 

Ce  siège  dangereux  qu'il  venait  de  tenter. 

Parmi  ses  faits  guerriers ,  qu'on  ne  peut  méconnaître  , 

C'est  le  seul  malheureux.  Mais  quand  fut-il  un  traître? 

Jamais  !  —  Il  est  altier,  arrogant ,  dites-vous  ; 

Son  langage  hautain  s'exhale  avec  courroux; 

Notre  honneur  est  taché  par  sa  main  sacrilège  .... 

Et  nous  le  laverions  en  lui  tendant  un  piège  !  — 

Si  désormais  des  nœuds ,  qu'on  se  plut  à  flatter , 

Entre  Venise  et  lui  ne  peuvent  exister  , 

Brisez-les  ;  choisissez  une  plus  noble  issue 

Pour  rompre  une  amitié  si  noblement  conçue.  — 

Est-ce  un  nouveau  danger  ?  Ses  talens  ,  sa  valeur  , 

L'amour  de  ses  soldats,  inspirent-ils  la  peur  ?... 

Si  c'est  un  crime  ici  d'honorer  le  mérite  ; 

Pour  des  craintes  sans  nom  ,  que  l'envie  accrédite  , 

S'il  faut  indignement  trahir  la  vérité, 

Ilefuser  son  hommage  à  la  fidélité  ; 

Ah  !  notre  honneur  alors  est  de  chasser  le  comte.  — 

Soyons  dignes  de  nous  ;  et  redoutons  la  honte 

D'entendre  dire  un  jour  qu'un  seul  homme  ,  un  soldat, 

Mit  Venise  en  péril  et  brava  le  Sénat  ! 

Laissons  ces  tristes  soins  aux  tyrans  ;  c'est  leur  rôle. 

Là ,  le  pouvoir  s'émeut  d'un  fait,  d'une  parole  ; 

Là  ,  porté  par  un  seul ,  le  sceptre  est  ombrageux, 

Quand  souvent  il  suffit  d'un  guerrier  courageux  , 

Entraînant ,  sur  ses  pas  ,  la  foule  qu'il  caresse  , 

Pour  l'arracher  aux  mains  d'un  maître  qu'on  délaisse.  - 

Que  tenterait  le  comte?  Un  retour  à  Milan? 

Lui ,  se  trouver  cncor  sous  le  joug  d'un  tyran , 


ACTE   QUATRIÈME.  65 

D'un  despote  jaloux  qu'il  plaça  sur  le  trône  , 

Et  dont  son  bras  naguère  ébranla  la  couronne  ! 

Après  l'avoir  vaincu,  mendier  l'amitié 

De  ce  duc  qui  l'avait  lâchement  oublié  , 

Et  serrer  celte  main  qui ,  soudoyant  le  crime, 

Voulut,  sous  son  poignard,  égorger  sa  victime  !.... 

Ah  !  pour  flétrir  des  jours  si  purs,  si  glorieux  , 

La  haine  seule  ourdit  ces  complots  ténébreux. 

Quel  que  soit  le  motif,  la  cause  qui  me  cite 

Devant  ce  tribunal ,  Seigneur ,  je  sollicite 

Une  grande  faveur  de  votre  intégrité  : 

Celle  de  faire  entendre  cncor  la  vérité. 

Laissez-lui  son  erreur  si  mon  âme  s'abuse. 

Oui,  oui,  la  haine  aveugle  et  l'attaque  et  l'accuse. 

La  haine  seule  a  pu  ,  de  celle  trahison  , 

Elever,  propager,  tolérer  le  soupçon. 

Le  comte  a  parmi  nous  des  ennemis ,  sans  doulc. 

Pourquoi  ?  je  n'en  sais  rien  ;  mais  plus  d'un  les  écoule. 

Lorsque,  dans  le  Sénat,  pour  le  bien  général , 

.l'ai  démasqué  la  haine  et  poursuivi  le  mai , 

Fidèle  à  mon  mandai  comme  à  ma  conscience  , 

D'un  ami  je  n'ai  pas  embrassé  la  défense  ; 

Mais  lorsque  j'entendis,  dans  ce  même  Conseil, 

Gronder  des  passions  le  sinistre  réveil  ; 

Sous  un  voile  odieux  cachant  un  vil  manège  , 

Proposer  d'attirer  le  comte  dans  un  piège  ; 

Alors,  je  l'avoùrai 

MARINO. 

Vous  n'avez  plus  pensé 
Qu'à  l'ami 

MARCO. 

J'en  conviens.  Honteusement  blessé , 
Repoussant  loin  de  moi  cette  action  infâme  , 
Je  sentis  tout  à  coup  se  soulever  mon  âme 

Contre  un  lâche  conseil Ah  !  s'il  était  suivi  !.... 

.\lors  ,  je  vis  l'honneur  de  Venise  avili  ; 


66  LE  COMTE  DE   CARMAGXOLA. 

J'entendis  s'élever  ,  comme  des  flétrissures  , 
I.e  cri  des  ennemis  et  des  races  futures  ; 
J'éprouvai  ce  dégoût,  ce  sentiment  d'horreur 
Qu'inspire  une  infamie  à  tout  homme  d'honneur  — 
Ne  pensez  pas  qu'alors,  animant  mon  courage , 
L'intérêt  personnel  a  dicté  mon  langage: 
Si  mon  cœur  trop  ardent ,  à  la  noble  amitié. 
Pour  un  brave  sans  tache  a  mêlé  la  pitié  , 
Pouvais-je  l'étouffer?  —  Non  !  —  Si  je  suis  coupable  , 
C'est  d'avoir  indiqué  le  chemin  honorable 
Qui  seul  devait  conduire  au  salut  de  l'État  : 
Voilà  ce  que  j'ai  fait  ;  voilà  mon  attentat  ! 


C'est  assez.  Jusqu'au  bout  j'ai  voulu  vous  entendre  -, 

Pour  vous  connaître  mieux  et  pour  mieux  vous  comprendre. 

Indulgent  envers  vous  r  t  tardif  à  sévir  , 

Le  Conseil  vous  laissa  le  temps  de  réfléchir  : 

Il  crut  vous  ramener  à  des  pensers  plus  sages  ; 

Vain  espoir  !  ..  Et  j'irais  ,  endurant  vos  outrages  , 

Plus  longtemps  ,  devant  vous  ,  justifier  ici 

L'iirévocable  arrêt  qui  vous  accuse  aussi  !.... 

Songez ,  songez  à  vous  ,  et  non  à  la  patrie  : 

A  de  plus  pures  mains  le  Sénat  la  confie. 

Telle  est  sa  volonté  :  nous  saurons  l'accomplir. 

Sur  sa  décision  il  ne  peut  revenir. 

Je  ne  veux  plus  de  vous  qu'une  réponse  claire  : 

Qu'en  pensez-vous? 

MARCO. 

J'ai  dit.  —  Je  désire  me  taire. 

MARINO. 

Je  comprends.  Vous  trempez  dans  un  vaste  projet  ; 
Votre  plus  cher  désir  est  qu'il  marche  en  secret. 
N'esl-il  pas  vrai? 


ACTE   QUATRIÈME.  67 


Faut-il  que  je  vous  le  redise? 
Je  tiendrai  le  serment  que  j'ai  fait  à  Venise. 
Qu'importe  le  désir?  11  s'agit  du  devoir. 


Quel  garant,  s'il  vous  plaît,  donnez-vous  au  pouvoir? 
Au  nom  du  tribunal ,  je  réclame  ce  gage  ; 
Si  vous  le  refusez  ,  sans  autre  témoignage  , 
Il  vous  déclare  traître  ;  et  vous  savez  la  loi 
Qui  vous  punit  alors  ! 

MARCO. 

Moi  !....  Que  veut-on  de  moi  , 
Seigneur  ? 

MARINO. 

Reconnaissez  que  votre  cœur  préfère 
Au  salut  de  l'État  une  amitié  trop  chère. 
Mais  ce  n'est  qu'à  regret  que ,  sur  ses  fils  ingrats, 
La  pairie  offensée  appesantit  son  bras. 
Elle  n'atteint  jamais  que  ceux  dont  l'imprudence 
A  longuement  lassé  son  auguste  indulgence. 
Effaçant  elle-même  un  triste  souvenir  , 
Elle  vous  ouvre  encor  la  voie  au  repentir. 

MARCO. 

Au  repentir!  Comment?  et  quelle  est  cette  voie? 

MARINO. 

Le  cruel  Musulman  ,  qui  convoite  sa  proie  , 
Menace  Salonique  ;  un  navire  est  tout  prêt  ; 
Vous  partez  aujourd'hui  :  le  reste  est  un  secret. 
Vous  recevrez  là-bas  les  ordres  de  Venise. 

MARCO. 

J'obéirai. 

MARINO. 

Pour  gage  ,  avant  celte  entreprise  , 


liS  LE   COMTE   UE   CARMAGXOLA. 

On  veut  que  vous  juriez ,  en  atleslant  les  Cieux , 
Que ,  par  parole  ou  geste ,  ici ,  dans  d'autres  lieux , 
Rien  ne  transpirera,  par  fourbe  ou  par  contrainte, 
Sur  tout  ce  qui  s'est  fait  ou  dit  dans  celte  enceinte. 
Voici  votre  serment  :  signez. 

(  Il  lui  présente  un  papier.  ) 

MARCO  ,  lisant  sans  le  prendre. 

Seigneur!  Eh  quoi?... 
H  ne  suffit  donc  pas?... 


Enfin ,  écoutez-moi. 

Le  comte  est  rappelé.  Par  son  obéissance  , 

Il  peut  de  la  justice  espérer  la  clémence. 

S'il  refuse  ,  s'il  tarde ,  ou  conçoit  des  soupçons  , 

Entendez  un  secret  que  nous  vous  confions  , 

Et  qu'il  demeure  en  vous  :  sa  mort  est  résolue  ; 

Et  c'est  son  conseiller  qui  lui-même  le  tue. 

Plus  de  retard  :  signez. 

(Marco  prend  le  papier  et  le  signe  ) 
—  Bien  !  mon  doute  a  cessé. 

Le  devoir  est  vainqueur,  et  tout  est  effacé. 

C'est  à  votre  prudence  à  ne  pas  compromettre 

Deux  têtes  qu'en  vos  mains  ce  jour  vient  de  remettre  ! 

(Il  sort.) 

SCËNE  DEUXIÈME. 

M.\RCO  ,  seul. 

C'en  est  fait,  je  suis  vil  et  traître...  Quel  secret 
Je  viens  de  découvrir  !...  J'ai  commis  un  forfait  ; 
J'ai  laissé  lâchement  un  ami  dans  l'abîme  ; 
J'ai  vu  le  fer  levé  derrière  la  victime  , 
Sans  frémir,  sans  crier  :  ami ,  prends  garde  à  toi  ! 
Que  le  Ciel  m'en  punisse  et  n'accable  que  moi  1 


ACTE   QUATRIÈME.  69 

Je  ne  dois  plus  songer  à  garantir  sa  vie  , 

Et  mon  affreux  serment  a  comblé  l'infamie. 

La  crainte  m'a  saisi  ;  j'ai  perdu  l'innocent  ; 

J'ai  signe?  sa  sentence,  et  j'ai  part  dans  son  sang  ! 

La  vie  ?  —  Eh  bien  ,  on  peut  la  conserver  sans  crime. 

Ne  le  savais-tu  pas,  âme  pusillanime  ? 

J'ai  tremblé  ;  mais  pour  qui  ?...  —  Pour  moi ,  déshonoré  , 

Ou  pour  le  noble  front  qui  dût  m'être  sacré  ?... 

Que  sais-je?  je  m'ignore...  Un  refus  eût  peut-être. 

Sans  détourner  le  coup,  hâté  le  bras  d'un  traître... 

Grand  Dieu ,  toi  qui  vois  tout ,  révèle-moi  mon  cœur  ; 

De  l'abîme  où  je  suis  découvre-moi  l'horreur  ! 

Suis-je  lâche,  ou  jouet  de  l'aveugle  fortune  ?... 

Et  toi ,  Carmagnola ,  sans  défiance  aucune  , 

Quand  le  Sénat  l'ordonne  et  te  rappelle  ici , 

Tu  viendras  ;  tu  diras  :  Marco  m'invite  aussi. 

Et  c'est  moi  qui  te  perds  !...  —  Il  parlait  de  clémence  , 

Ce  Marino ,  qui  joint  l'envie  à  l'impudence  : 

Clémence  pour  celui  dont  l'éclat  l'a  blessé  , 

Et  que  son  bras  puissant  dans  le  piège  a  poussé  ; 

Clémence  pour  celui  qui ,  vaillant  et  fidèle  , 

Défendit  la  patrie  et  triompha  pour  elle  ! 

0  honte  !  et  je  l'ai  cru  !...  —  Comme  il  vit  que  la  peur 

N'était  point  pour  mon  âme  un  moyen  corrupteur  , 

Il  mêla  la  clémence  à  ses  viles  paroles. 

Les  traîtres!  comme  ils  ont  distribué  leurs  rôles  ! 

A  ceux-ci ,  le  sourire  ;  à  ceux-là ,  le  poignard  ; 

Aux  autres  la  menace....  Et ,  pour  comble  de  l'art , 

Ils  m'imposent  le  mien  :  faiblesse  et  tromperie  ! 

Et  j'ai  pu  l'accepter  !...  Ah  !  mon  ignominie 

Surpasse  encor  la  leur...  Il  était  mon  ami  ! 

Je  n'en  étais  pas  digne  ;  oh  !  non  !  je  l'ai  trahi  ! 

Ses  exploits  ,  son  renom  ,  son  noble  caractère  , 

Tout  m'attira  vers  lui.  Mon  cœur,  franc  et  sincère, 

D'abord  ne  pensa  point,  dans  un  lien  si  beau , 

Qu'une  illustre  amitié  souvent  c:  l  un  fardeau. 


70  LE  COMTE  DE  CARMAGNOLA. 

Pourquoi  ne  l'ai-je  pas  ,  lui ,  cher  à  la  patrie , 
Laissé  parcourir  seul  sa  glorieuse  vie  ? 
Je  lui  tendis  la  main  :  ami  sûr  et  loyal , 

Il  me  serra  la  mienne  ; et  quand  le  sort  fatal 

L'atteint  dans  son  sommeil ,  —  de  lui  je  la  détache  ; 
Il  se  lève  ,  il  me  cherche;  et  je  fuis  comme  un  lâche  ! 
Il  me  méprise  et  meurt  !  —  Reproches  superflus  !  — 

Qu'ai-je  fait?  rien  encor j'ai  signé,  rien  de  plus. 

Le  serment  qu'on  arrache  est  scellé  par  un  crime, 
Et  l'enfreindre  est  vertu  dans  celui  qu'on  opprime. 
Je  suis  au  bord  du  gouffre  oii  l'on  sut  m'attirer; 
Je  le  vois  ;  et  je  puis  encor  me  retirer. 
N'est-il  pas  un  moyen?...  Oui!...  mais  si  Je  le  tue? 
Peut-être  ils  ont  tantôt  voulu  cette  entrevue 

Pour  m'effrayer Qui  sait?...  Je  reste  confondu 

Quel  piège  abominable  ils  m'ont  ici  tendu  ! 
Plus  de  sage  conseil  !  Dans  ce  noir  labyrinthe  , 
Je  marche  dans  le  crime  ou  frémis  dans  la  crainte. 
0  doute  horrible  1...  —  Allons  ,  j'accepte  mon  destin. 
Perfides  !  grâce  à  vous  ,  je  cours  sur  un  chemin 

Queje  ne  choisis  pas à  mon  âme  asservie  , 

Vous  l'avez  indiqué  ;  je  vous  en  remercie  !  — 
0  terre  oti  je  naquis,  adieu  donc  pour  toujours  1 
Puissé-je,  loin  de  toi,  voir  s'éteindre  mes  jours  , 
Sans  entendre  parler  du  sort  qu'on  te  préparc  1 
C'est  la  pitié  du  Ciel  qui  de  toi  me  sépare. 
Que  m'importe  aujourd'hui  ta  gloire  et  ta  grandeur? 
Tu  m'as  pris  deux  trésors  que  possédait  mon  cœur  : 
L'un  était  la  vertu  sur  qui  l'honneur  se  fonde  ; 
L'autre  était  un  ami  :  je  n'ai  plus  rien  au  monde! 

(  Il  sort ,  la  scène  change.  ) 


ACTE   QUATRIÈME.  71 

SCÈNE  TROISIÈME. 

(Tente  du  comte.  ) 
LE  COMTE  ,  GONZAGA 

I.E  COMTi.. 

Eh  bien  ,  cher  Gonzaga  ,  qu'a-t-on  dil?  que  suis-tu? 


J'ai  rempli  tes  désirs  comme  tu  l'as  voulu. 
J'ai  vu  les  envoyés,  et  j'ai  plaidé  ta  cause. 
Je  leur  ai  démontré  que  la  haine  en  impose  ; 
Que  les  vaisseaux  vaincus  ne  pouvaient  être  aidés; 
Que  la  faute  est  au  chef  qui  les  a  commandés  ; 
Que,  sans  te  consulter,  on  conçut  l'entreprise; 
Et  que,  si  des  revers  ont  affligé  Venise  , 
("est  qu'on  ne  voulut  pas  confier  à  tes  mains 
Le  soin  d'accomplir  seul  de  périlleux  desseins. 

LE   COMTE. 

Qu'onl-ils  dit? 

C0^•7,AGA. 

Convaincus  par  mou  discours  sévère, 
Ils  gardent  toutefois  une  pensée  amère  : 
Crémone  abandonnée  et  nos  vaisseaux  perdus. 
Mais  ils  sont  satisfaits  et  ne  l'accusent  plus. 
De  quelque  part  enfin  que  cette  faute  vienne  , 
Ils  disent  hautement  qu'elle  n'est  pas  la  tienne, 
El  (jue  ,  pour  l'effacer  ,  l'Etat  compte  sur  toi. 

LE   COMTE. 

Tu  le  vois,  Gonzaga  ;  quand  on  ajoute  foi 
Aux  propos  du  vulgaire,  il  faut  beaucoup  d'adresse 
Près  de  ces  orgueilleux  que  notre  gloire  blesse. 
Je  suis  resté  le  même  avec  eux  :  franchement , 
Sur  leurs  prétentions  j'ai  dit  mon  sentiment; 


LE   COMTE   DE   CARMAGXOI.A. 

J'ai  fait  descendre  un  peu  du  faîte  de  leur  trône 

Ces  grands  que  l'esclavage  en  tout  temps  environne. 

Ils  savent  à  quel  prix  je  veux  bien  consentir 

A  reconnaître  un  chef  quand  il  faut  obéir. 

Envers  moi  depuis  lors  ,  usant  de  ddférence  , 

Ils  m'ont  toujours  comblé  d'égards,  de  bienveillance. 

GONZAGA 

Cependant  cette  marche  offre  plus  d'un  danger  : 
Je  ne  conseille  pas  à  d'autres  d'y  songer. 
La  gloire  et  la  fortune  ont  illustré  ta  route  : 

On  flatte  la  valeur peut-être  on  la  redoute. 

Tu  t'es  justifié  ;  c'est  vrai  ;  mais  le  soupçon 
Ne  peut-il  inventer  quelque  autre  trahison  ? 

LE    COMTE. 

Et  quel  doute  aurais-tu? 

GONZAGA. 

Toi,  quelle  certitude  ? 
Je  vois  bien  des  dehors  feignant  la  gratitude. 
Des  signes  d'amitié;  mais  la  haine  qui  craint 
Poursuit  toujours  son  but  tant  qu'il  n'est  pas  atteint. 

LE    COMTE. 

Laissons  de  tels  pensers.  Régner  est  leur  science  : 
Ils  se  garderont  bien  ,  dans  leur  froide  prudence  , 
Ue  demander  le  moins  à  qui  donne  le  plus. 
Et  puis,  ami,  crois-moi ,  de  près  je  les  ai  vus  : 
Cet  art  profond,  fertile  en  obscures  menées, 
Ces  détours  mensongers ,  ces  feintes  combinées  , 
Qui  tendent  sous  nos  pas  leurs  immenses  lliets , 
Cette  garde  qui  veille  et  ne  s'endort  jamais, 
Dont  le  monde  abusé  les  loue  ou  les  condamne, 
Ne  sont  pas  ce  qu'ils  sont  aux  regards  du  profane. 

r.ONZAf.A. 

Et  voilà  justement  le  comble  du  pouvoir. 

LE    COMTE. 

Avec  les  yeux  d'autrui  cesse  donc  de  les  voir. 


ACTE   QlATRiiiME.  73 

Juge-les  parles  tiens ,  tu  penseras  de  même. 

Certe,  il  est  au  Sénat  plus  d'un  homme  que  j'aime , 

Plus  d'une  âme  élevée  et  pleine  de  grandeur , 

Que  nul  n'ose  approcher  sans  être  homme  d'honneur , 

Ame  noble,  âme  fière  ,  en  qui  tu  ne  peux  lire 

Sans  éprouver  l'amour  que  le  respect  inspire. 

Va  ,  ne  crains  plus  pour  moi:  quand  il  en  sera  temps  , 

Je  saurai  dévoiler  les  complots  des  méchans. 


Ah!  plût  au  Ciel! 

LE  COMTE. 

Je  suis  fatigué  d'une  guerre 
Sans  résultats,  sans  fruits,  à  mes  projets  contraire. 
Quand  je  n'étais  encor,  dans  la  foule  perdu, 
Qu'un  simple  aventurier,  qu'un  soldat  inconnu. 
Quand  mon  cœur  ,  resserré  dans  sa  prison  obscure  , 
Rêvait ,  en  bondissant,  une  gloire  future  ; 
Qui  m'aurait  dit  qu'un  jour,  partageant  mes  exploits  , 
Tant  de  braves  soldats  marcheraient  à  ma  voix  ; 
Que  des  chefs  glorieux  ,  fiers  de  leur  renommée  , 
Reconnaîtraient  en  moi  le  chef  de  leur  armée  , 
Et  qu'au  sein  des  honneurs  qui  couronnent  mes  vœux  , 
Mon  sort,  cher  Gonzaga  ,  ne  serait  point  heureux  ? 

UN  SOLDAT  (entrant  et  présentant  un  papier.) 

Seigneur,  cette  dépêche  arrive  de  Venise. 

(Le  soldat  sort.) 

LE  COMTE ,  [ironanl  la  dépêche. 

(Après  avoir  lu.  ) 

Voyons.  —  De  Visconli  la  licrlé  s'est  soumise. 
FI  demande  la  paix.  Je  te  l'avais  bien  dit  ; 
Je  n'eus  près  du  Sénat  jamais  plus  de  crédit  : 


LE   COiMTE   DE   CARMAGNOLA. 

Pour  conférer  ensemble,  il  m'attend,  il  m'appelle. 
Viendras-tu  ? 


Je  te  suis. 


Cette  grande  querelle 
Va  donc  se  terminer!  Qu'en  dis-tu  ? 

GONZAGA. 

Le  Sénat 
Commande  en  maître  ;  et  moi,  j'obéis  en  soldat. 


Mais  était-ce  une  guerre?—  0  ma  femme!  ô  ma  fille 
Je  pourrai  donc  bientôt  embrasser  ma  famille, 

Retrouver  mes  amis Momens  délicieux  !.... 

Et  pourtant,  Gonzaga,  mon  cœur  n'est  pas  joyeux. 
Qui  sait,  quand  sur  mon  front  tant  de  gloire  rayonne 
Si  mes  yeux  reverront  ce  camp  que  j'abandonne? 


FIN  DU  QUATRIEME   ACTE. 


ACTE  CINQUIÈME. 


ACTE  CINQUIEME. 

(Il  esl  nuit.  Salle  du  Conseil  des  Dix  illuminée.) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

LE  DOGE  ,    LES  DIX ,  LE  COMTE  ,    tous  assis. 

LE  DOGE ,  au  comte. 

Le  duc  offre  la  paix  ,  et  le  Conseil  des  Dix 
Sur  ces  conditions  demande  votre  avis. 


Quand  je  fus  appelé  dans  celte  auguste  enceinte  , 

Je  m'expliquai,  Seigneur,  sans  détour ,  sans  contrainte 

Et  je  promis  beaucoup.  Cela  vous  plut  alors. 

Si  déjà  quelques  fruits  couronnent  mes  efforts  , 

Si  je  ne  vous  fis  pas  des  promesses  frivoles, 

Les  faits  sont  encor  loin  de  répondre  aux  paroles  , 

Je  ne  le  cèle  pas.  Mon  avis  toutefois 

Fut  celui  d'un  soldat  qui  défendait  vos  droits. 

Aujourd'hui  que  l'on  vient  m'en  demander  un  autre, 

Je  m'en  tiens  au  premier,  qui  fut  aussi  le  vôtre. 

Si  vous  voulez  la  guerre,  il  en  est  encor  temps  ; 

Ne  tardons  plus  ;  marchons  ;  profitons  des  inslans  ; 

Mais  il  la  faut  complète ,  ardente;  résolue, 

Et  nos  premiers  succès  en  présagent  l'issue. 

Le  duc  veut  vous  céder  Bergamc  et  Brescia  : 

Que  vous  accorde-t-il  ?  —  Sans  doute,  il  oublia 

Qu'elles  sont  bien  à  vous  ;  nos  armes  les  ont  prises  ; 

Et  ce  n'est  point  assez  de  ces  villes  conquises. 


7b  LE   COMTE   DE   CARMAGNOf.A. 

Mais  ,  —  fidèle  au  serment  qu'à  rÉtat  j'ai  prOté  , 
Vous  n'entendrez  de  moi  rien  que  la  vdrité  :  — 
Si  sur  les  mêmes  plans  la  guerre  continue  , 
A  ces  conditions  que  la  paix  soit  conclue. 


Vous  indiquez  beaucoup  ,  mais  vous  expliquez  peu. 
Parlez  plus  clairement  ;  remplissez  notre  vœu. 

LE   COMTE. 

Eh  bien  !  écoutez-moi  :  sans  arrière-pensée  , 

Que  votre  confiance  en  un  chef  soit  placée  ; 

Qu'il  puisse  tout  oser  ;  et  que  ,  dès  aujourd'hui , 

Nul  projet  ne  se  forme  ou  se  tente  sans  lui  ; 

Que  son  pouvoir  soit  large, et  qu'il  en  rende  compte. 

Votre  décision  doit  être  franche  et  prompte. 

Qu'on  me  nomme  ,  ou  tout  autre  ,  il  ne  m'importe  point 

Maisje  veux  seulement  insister  sur  ce  point  : 

Attendez  peu  d'un  chef  dont  l'épée  enchaînée  , 

A  rentrer  au  fourreau  se  verrait  condamnée. 

LE    DOGE. 

iN'étiez-vous  donc  pas  chef  lorsque  ces  prisonniers  , 
Relâchés  par  votre  ordre  ,  ont  revu  leurs  foyers  ? 
La  guerre  marcha-t-elle  avec  plus  de  constance  ? 
Vous  n'aviez  pas  alors  une  entière  puissance  : 
Maître  et  chef  dans  le  camp  ,  vous  ne  l'eussiez  pas  fait. 

LE    COMTE. 

J'aurais  fait  plus  !  j'aurais  poursuivi  mon  projet  ; 
Le  duc  serait  tombé....  Peut-être  ,  sur  son  trône  , 
Un  autre  ,  en  ce  moment  ,  porterait  la  couronne. 

LE   DOGE. 

Vous  avez  des  desseins  bien  vastes  ! 

LE   COMTE. 

C'est  à  vous 
De  les  accomplii'.  Oui  !  je  vous  le  dis  à  tous , 


ACTE   CINQUIÈME. 

Ils  le  seraicnl  déjà  si  voire  ordre  contraire 
Ne  retenait  oisif  le  bras  qui  peut  le  faire. 


Mais  un  autre  motif,  qui  nous  est  garanti. 
C'est  qu'aux  mallieurs  du  duc  vous  avez  compati  ; 
Que  cette  haine  enfin  de  votre  âme  offensée, 
Sur  vos  maîtres  nouveaux  vous  l'avez  reversée. 

LE   COMTE. 

On  vous  l'a  rapporté?....  C'est  un  bien  grand  mallicur 
Pour  le  chef  d'un  État  d'écouter,  d'un  menteur, 
Les  rêves  impudens  qu'il  se  plaît  à  répandre , 
Et  qu'un  simple  sujet  dédaignerait  d'entendre  1 

LE   DOGE. 

II  est  fâcheux  pour  vous,  comte,  que  ce  rapport. 
Avec  votre  conduite  en  tout  point  soit  d'accord  ; 
Et  que,  dans  ce  Conseil,  votre  imprudent  langage 
Vienne  nous  l'afTirmer  encore  davantage. 

LE   COMTK. 

Je  respecte  le  rang  pour  vous-même,  Seigneur, 
Mais  non  pour  le  hasard  qui  vous  fit  cet  honneur  ; 
Et  ce  m'est  un  garant,  je  me  plais  à  le  croire  , 
Que  vous  ne  voulez  pas  avilir  une  gloire 
Que  j'acquis  par  le  choix  dont  je  fus  honoré  ; 
Vous  pensez  autrement,  et  je  suis  rassuré. 

LE   DOGE. 

Notre  pensée  est  une,  et  tous  l'ont  maintenue. 

LE   COMTE. 

Laquelle  ? 

LE  DOGE. 

Vous  l'avez  loul-à-l'heurc  entendue. 

LE  COMTE. 

Ainsi,  cette  pensée  est  celle  du  Conseil  ! 

Et  le  vote  de  tous  sur  mon  compte  est  pareil  ! 


LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

LE    DOGE. 

Vous  en  croirez  le  Doge- 

LE   COMTE. 

Et  ce  doute  sans  preuve.... 

LE  DOGE. 

Il  n'en  est  plus.  Le  fait  a  confirmé  l'épreuve. 

LE    COMTE. 

El  c'est  pour  m'accuser  de  semblables  horreurs 
Que  je  suis  appelé  devant  vous,  mes  Seigneurs  1 
Et  vous  avez  gardé  jusqu'ici  le  silence! 

LE   DOGE. 

Oui  ;  c'est  pour  vous  punir  et  vous  ôter  la  chance 
D'assurer  le  succès  de  votre  trahison. 

LE   COMTE. 

Ainsi,  c'est  décidé;  ce  n'est  plus  un  soupçon. 

Moi,  traître!...  je  commence  enfin  à  vous  comprendre. 

On  m'avait  averti  :  je  m'y  devais  attendre. 

Traître  !  ce  nouveau  titre  est  infâme  à  mes  yeux. 

A  qui  l'a  mérité,  laissez  ce  titre  affreux; 

Non ,  ce  n'est  pas  le  mien  !  —  Quand  mon  glaive  est  encore 

Teint  du  sang  ennemi ,  d'un  fait  qui  déshonore. 

Vous  osez  ! Telle  est  donc  ma  destinée  ici  ! 

Mais  je  ne  voudrais  pas  en  changer...  Dieu  merci , 

La  mienne  est  la  plus  digne  !  —  Ah  !  quand  je  me  rappelle 

Cette  époque  oii  j'étais  votre  soldat  tidèle  , 

Je  ne  vois  qu'un  chemin  tout  parsemé  de  fleurs. 

Vous  m'avez  tous  comblé  d'éloges  ,  de  faveurs. 

Désignez-moi  le  jour  où  je  parus  un  traître  , 

Le  jour  où  ces  soupçons  commencèrent  à  naître  ? 

Que  vous  dire  de  plus?  Parmi  vous  je  m'assis  ; 

De  cet  insigne  honneur  je  reconnus  le  prix  ; 

Je  sentis  ,  dans  mon  cœur,  l'amour ,  la  confiance  , 

S'unir  plus  fortement  à  ma  reconnaissance  : 


ACTE   CINQUIÈME.  79 

Je  m'ouvris  tout  à  vous.  —  Qui  peut  se  méfier , 

Quand  à  de  tels  amis  il  vient  se  confier  ?  — 

Et  me  voilà  pourtant  en  présence  du  piège  ! 

J'y  tombe  ;  c'est  mon  sort  !  —  Mais  le  Ciel  me  protège  : 

Les  masques  sont  jetés ,  et  je  suis  parvenu 

Sur  un  terrain  caché  qui  m'est  enfin  connu. 

A  vous  de  m'accuser  ;  à  moi  de  me  défendre. 

Dites  mes  trahisons  ;  je  voudrais  les  entendre. 

LE   DOGE. 

Le  collège  secret  est  chargé  de  ce  soin. 

LE   COMTE. 

Je  le  récuse...  Quoi  !  quand  l'armée  est  témoin 

De  tout  ce  que  j'ai  fait  au  grand  jour  ,  c'est  dans  l'ombre  , 

Dans  l'ombre  d'un  collège  insidieux  et  sombre  , 

Que  j'en  dois  rendre  compte  et  me  justifier? 

Jamais  1  Le  guerrier  seul  est  juge  d'un  guerrier. 

Calme ,  d'un  tel  Conseil  j'attendrai  la  sentence  , 

Et  je  veux  que  le  monde  entende  ma  défense. 

LE  DOGE. 

Plus  de  vouloir! 

LE  COMTE,  se  levant  pour  sortir. 

Eh  bien  !  puiscju'on  me  force  ici... 
Jles  gardes  ! 

LE   DOGE. 

Ils  sont  loin.  —  Vos  gardes  ,  les  voici  ; 
Soldats  ! 

(Des  soldats  entrent.) 

LE    COMTE. 

Je  suis  trahi  ! 

LE    DOGE. 

C'était  prudent  et  sage 
De  supposer  qu'un  traître  ,  ajoutant  h  l'outrage  , 
Pùl  devenir  rebelle. 


80  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

LE   COMTE. 

Aussi  rebelle?  —  Bien! 
Comme  il  vous  plaît,  parlez  ,  ne  ménagez  plus  rien. 

LE   DOGE. 

Au  tribunal  secret ,  vous ,  soldats  ,  qu'on  l'emmène. 

LE   COMTE. 

Un  instant.  —  Vous  voulez  ma  perle  ;  elle  est  certaine  ; 
Mais  vous  avez  aussi ,  par  ce  lâche  métier  , 
Voulu  votre  infamie  aux  yeux  du  monde  entier. 
Sur  nos  tours  ,  au-delà  de  l'ancienne  limite  , 
Le  drapeau  du  Lion  se  déploie  et  s'agite  ; 
L'Europe  attestera  que,  moi,  je  l'y  plantai  ! 
Si  tout  se  tait  ici,  dans  ce  lieu  redouté  , 
Autour  de  vous,  partout,  où,  de  votre  puissance , 
La  terreur  et  le  joug  n'imposent  point  silence, 
Libre  au  moins ,  on  dira  les  bienfaits  d'un  soldat , 
Et  l'opprobre  éternel  qui  s'attache  h  l'ingrat. 
Le  jour,  le  jour  viendra,  dans  ce  temps  difficile , 
Oii  le  bras  d'un  guerrier  pourra  vous  être  utile  : 

Qui  voudra  vous  servir? —  Il  est  des  mécontens  ; 

On  obéit  encor....  sera-ce  pour  longtemps?— 

Souvenez-vous  qu'ici,  ce  n'est  point  ma  patrie. 

A  des  amis,  là-bas,  ma  gloire  était  unie. 

Un  peuple  belliqueux  vcrra-t-il  sans  courroux, 

Un  frère  ,  plein  d'honneur,  sacrifié  par  vous? 

Non  !  L'affront  est  commun  ,  et  sa  vengeance  est  prête 

Sur  vous ,  de  deux  côtés,  grondera  la  tempête  ; 

Sur  vous  ,  de  deux  côtés  ,  tomberont  ses  éclats  ! 

Moi!  traître!  pensez-y  :  vous  ne  le  croyez  pas. 

LE   DOGE. 

Il  est  trop  tard.  —  Auteur  d'un  crime  abominable  , 
Vous  saviez  quelle  était  la  peine  du  coupable; 
Vous  connaissiez  le  bras  qui  devait  le  punir. 
C'était  alors,  pour  vous,  l'instant  de  réfléchir. 


ACTE  CINQUIÈME.  ol 

LE   COMTE. 

Indigne  !  le  guerrier  tremble-t-il  pour  sa  vie? 

Tu  verras  comme  on  meurt  pur  de  toute  infamie  ! 

Tu  verras  comme  on  meurt,  quand,  sous  l'affreux  couteau , 

L'innocent,  d'un  pas  ferme  ,  approche  du  bourreau  ! 

Va  ,  sur  ton  lit  funèbre  ,  à  ton  heure  dernière, 

Quand  la  mort  posera  son  doigt  sur  ta  paupière. 

Tu  ne  la  verras  pas  avec  ce  même  front 

Que  je  porte  en  marchant  dans  un  calme  profond, 

A  ce  vil  tribunal  de  vengeance  et  de  haine , 

A  cette  injuste  mort  où  ton  arrêt  me  traîne. 

(Le  comte  sort  entouré  de  soldats.  —  La  scène  change.  ) 

SCÈNE  DEUXIÈME. 

(  Maison  du  comte.  ) 
ANTOINETTE  ,  MATHILDE. 

MATHILDE. 

L'aurore  a  reparu.  Mon  père  ne  vient  pas. 

ANTOINETTE. 

Savons-nous  quel  motif  a  retenu  ses  pas? 

Chère  enfant,  un  bonheur  qu'ardemment  on  espère, 

Vient  lard....  et  pas  toujours  !  crois-en  ta  pauvre  mère. 

Le  malheur  seul  se  presse  :  k  peine  on  l'aperçoit , 

Qu'avec  un  bras  de  fer  il  fond  sous  notre  toit. 

Mais  la  nuit  est  passée  ;  et  la  pénible  veille 

Va  s'oublier  au  jour  qui  déjh  se  réveille. 

L'heure  de  l'allégresse  est  bien  près  de  sonner  : 

Il  ne  tardera  plus.  Loin  de  m'en  étonner  , 

Ces  délais  sont  pour  moi  d'un  favorable  augure. 

Une  paix  si  souvent  est  lente  à  se  conclure  ! 

Il  revient  pour  longtemps. 


S2  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 


Oh!  je  l'espère  aussi. 
Ce  n'est  pas  vivre  ,  hélas  !  que  de  gémir  ainsi  ! 
Tant  de  jours  dans  l'espoir  !  tant  de  nuits  dans  les  larmes  ! 
Il  est  temps  de  bannir  ces  mortelles  alarmes  ; 
De  ne  plus  éprouver  un  horrible  frisson  , 
Au  premier  cri  du  peuple,  aux  accens  du  clairon; 
Et  de  ne  p!us  nourrir  ,  dans  notre  âme  oppressée, 
Ce  noir  pressentiment ,  celte  affreuse  pensée  : 
Celui  que  vous  aimez  peul-ctre  ne  vit  plus  ! 

ANTOINETTE. 

Oh  !  rends  plutôt  le  calme  à  mes  sens  éperdus  ; 

N'écoute  plus  la  crainte  où  Ion  âme  est  en  proie  : 

C'est  avec  la  douleur  que  s'achète  la  joie  ! 

Ne  te  souvient-il  plus  que  ,  sur  un  char  d'honneur , 

Ton  père  par  les  grands  fut  salué  vainqueur  , 

Et  qu'au  temple  de  Dieu,  de  ses  mains  triomphantes  , 

II  porta  des  vaincus  les  enseignes  flottantes  ? 

MATHILDE. 

Ma  mère!  quel  jour  ! 

ANTOINETTE. 

Tous  devant  lui  s'éclipsaient; 
De  son  glorieux  nom  les  airs  retentissaient  ; 
Et  nous ,  ma  chère  enfant ,  loin  de  la  foule  immense  , 
Sur  un  siège  élevé  ,  nous  voyions  ,  en  silence  , 
Ce  mortel,  échappé  des  belliqueux  hasards  , 
Et  sur  qui  tout  un  peuple  attachait  ses  regards  ! 
Comme  nos  cœurs  émus  ,  pleins  d'orgueil  et  d'ivresse  , 
Répétèrent  alors ,  tout  bas  ,  avec  tendresse  : 
Ce  guerrier  est  à  nous  ! 

MATHILDE. 

0  moment  solennel  ! 

ANTOINETTE. 

Méritions-nous  ,  Mathilde,  un  tel  bienfait  du  Ciel  * 


ACTE   CINQUIÈME.  83 

Entre  mille,  il  choisit  et  la  mère  et  la  fille; 
Il  grava  sur  ton  front  un  beau  nom  de  famille. 
D'un  don  si  précieux,  qui  ne  serait  jaloux  ? 
Le  flot  de  ses  bontés  est  descendu  sur  nous. 
Mais  combien  un  grand  nom  est  entouré  d'envie  , 
Et  qu'il  faut  le  payer  du  repos  de  sa  vie  ! 

MATHiLDE,  regardant  au  dehors. 

Nos  craintes  vont  finir....  écoute..  .  sur  les  eaux  , 
J'entends,  dans  le  lointain,  la  voix  des  matelots.... 
La  rame  retentit....  j'entends  un  sourd  murmure..  . 
Plus  de  doute  !  c'est  lui  !...  j'aperçois  une  armure.... 
C'est  mon  père  !...  c'est  lui  !  —  Dieu  veilla  sur  ses  jo  irs  ! 

ANTOINETTE. 

Quel  autre  pourrait-ce  être  ?  0  mon  époux ,  j'accours  ! 

(Elle  remonte  la  scène  ) 

SCÈNE   TROISIÈME. 

LES    MÊMES,    GONZAGA. 
ANTOINETTE. 

Gonzaga!...  Mon  époux?...  Eh  bien!  point  de  réponse? 
Est-ce  un  nouveau  malheur  que  votre  aspect  m'annonce? 

GONZAGA. 

Il  est  trop  vrai ,  madame  ! 

MATHILDE. 

Et  pour  qui  ce  malheur  ? 

GONZAGA. 

Son  ami  devait-il  combler  votre  douleur  ! 


84  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

ANTOINETTE. 

0  Gonzaga  !  cessez  d'accroîire  ma  souffrance  : 
Où  donc  est  mon  époux  ?...  Ah  !  rompez  ce  silence  1 

GONZAGA. 

Le  comte.... 

MATHILDE. 

Est-il  au  camp  ? 

GONZAGA. 

Il  n'y  retourne  plus. 
Il  subit  du  Conseil  les  ordres  absolus  ; 
II  est  pris. 

ANTOINETTE. 

Pris  !  pourquoi  ? 

GONZAGA. 

Comme  traître  on  l'accuse. 

ANTOINETTE. 

Lui  traître  ! 

MATHILDE. 

Ciel  !  mon  père  ! 

ANTOINETTE. 

Impossible  !  on  m'abuse. 
Continuez...  Quel  sort  veut-on  lui  réserver? 
Je  m'attends  à  leurs  coups. 

GONZAGA. 

Je  ne  puis  achever. 
ANTOINETTE,  sc  jetant  dans  les  bras  de  sa  fille. 
Ils  ont  tué  ton  père  ! 


Est  prononcée. 


ACTE   CINQUIÈME.  85 


Il  vit;  mais  sa  sentence 


ANTOINETTE. 


Il  vil  !  un  rayon  d'espérance, 
Ma  fille  ,  luit  cncor  !  —  Vous  ,  homme  généreux  , 
A  qui  le  Ciel  remet  deux  êtres  malheureux , 
Avant  qu'il  soit  trop  tard  ,  courons  devant  ses  juges  ; 
Dans  la  justice  et  Dieu  cherchons  nos  seuls  refuges. 
Ne  vous  fatiguez  pas  à  nous  plaindre  aujourd'hui. 
Il  était  votre  ami  :  ne  pensons  plus  qu'à  lui. 
C'est  le  moment  d'agir.  Il  est  époux  et  père  ; 
Venez  !  il  est  encor  de  la  pitié  sur  terre. 
Ses  juges  sont  aussi  des  pères,  des  époux.... 
Deux  femmes ,  à  leurs  pieds ,  les  prirent ,  à  genoux  , 
De  révoquer  l'arrêt  injuste  ,  sanguinaire  , 
Qui  condamne  à  la  mort  une  tête  si  chère. 
Ils  frémiront  !  L'aspect  d'une  grande  douleur 

Émeut,  touche,  attendrit  le  moins  sensible  cœur 

Ce  brave ,  dans  sa  noble  et  superbe  énergie , 

Ne  voudra  pas  descendre  à  disculper  sa  vie; 

Il  ne  les  prîra  pas;  mais  nous,  nous  le  ferons  ; 

Par  nos  pleurs,  par  nos  cris ,  nous ,  nous  les  supplirons  ! 


Ah  !  que  ne  puis-je  au  moins  vous  laisser  l'espérance  ! 
Vous  n'attendrirez  pas  ce  Conseil  de  vengeance. 
Ces  juges,  inconnus,  sont  sourds  pour  le  malheur. 
La  foudre  éclate ,  tombe ,  et  le  bras  destructeur , 
Redoutable,  invisible,  est  caché  dans  la  nue. 
Toujours  ce  tribunal  dans  l'ombre  frappe  et  tue  ! 
Je  viens  vous  prévenir  qu'il  vous  reste  pourtant 
La  consolation  de  le  voir  un  instant , 

De  l'embrasser  cncor Du  courage,  madame  ! 

Le  Dieu  des  malheureux  inspirera  votre  âme. 


85  LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA. 

ANTOINETTE. 

Plus  d'espoir  !  ô  Malhilde  ! 

(Ils  sortent  ;  la  scène  chnn;?f. 

SCÈNE  QUATRIÈME. 

(  La  prison  ) 
LE  COMTE  ,    seul. 

Elles  savent  mon  sort. 
Que  n'ai-je  pu  mourir  en  leur  cachant  ma  mort  ! 
La  nouvelle  ,  il  est  vrai  ,  leur  serait  plus  terrible  , 
Mais  tout  serait  fini  !  —  Maintenant ,  l'heure  horrible  , 
Seconde  par  seconde,  —  expirant  mille  fois  ,  — 
Nous  la  devons  encor  traverser  tous  les  trois  I... 

(  Moment  de  silence.  ) 
0  ciel  pur  !  ô  soleil  !  ô  bruit  aimé  des  armes  1 
0  cris  des  combattans  !  ô  périls  pleins  de  charmes  ! 
0  mon  noble  coursier  !...  comme  il  m'eût  été  doux  , 
Comme  il  m'eût  été  beau  de  mourir  parmi  vous  1 
Abattu  ,  désarmé  ,  je  reviens  de  la  joute  , 
Et ,  comme  un  criminel ,  je  sème  ,  sur  ma  route  , 
En  marchant  vers  la  mort,  sous  mes  pas  chancelans  , 
D'inutiles  regrets  et  des  vœux  impuissans  !  — 
Et  Marco  !  que  fait-il  ?  0  cher  Marco  ,  toi-même  , 
Me  trahis-tu?....  Quel  doute!....  Avant  l'instant  suprtMne  , 
De  ce  cœur  qui  l'aima  ne  puis-je  le  bannir  V  — 
Mais  tout  ici  pour  moi  ne  va-t-il  pas  finir  ? 
Pourquoi  jeter  encore  un  regard  en  arrière , 
Lorsque  mon  dernier  pas  s'est  posé  sur  la  terre  V 
El  loi ,  Philippe ,  et  toi ,  que  mon  bras  a  vaincu  , 
Comme  tu  vas  jouir!  Qu'importe?  j'ai  connu 
Ces  funestes  plaisirs,  et  je  les  apprécie.  — 
Mais  revoir  ,  embrasser  sa  famille  chérie, 


ACTE   CINQUIÈME.  87 

Entendre  leurs  sanglots,  ce  cri  triste  et  profond 

De  ce  dernier  adieu,  de  ces  voix  qui  s'en  vont  ; 

M'arracher  de  leurs  bras  serrés  avec  délire  !... 

Ah  !  les  voilà  1...  Je  tremble ,  et  mon  courage  expire  !... 

SCÈNE  CINQUIÈME  ET  DERNIÈRE. 

LE  COMTE  ,  ANTOINETTE ,  MATHILDE  ,  GONZAGA. 

ANTOiKETTE  ,  sc  jctaut  dans  ses  bras. 
0  mon  époux  ! 

MATHILDE ,  dc  mômc. 
Mon  père  ! 

ANTOINETTE. 

Ainsi ,  tu  m'es  rendu  ! 
C'est  donc  là  ce  moment  si  longtemps  attendu  ! 


Malheureuses  !  pour  vous  ce  moment  m'est  terrible. 
J'ai  vu  souvent  la  mort  d'un  regard  impassible  : 
La  contempler,  l'attendre,  est  le  sort  d'un  soldai  ; 
Mais  je  me  sens  faiblir  à  ce  dernier  combat. 
Pour  vous  seules  mon  cœur  a  besoin  de  courage  ; 
Oh  !  ne  me  l'ôtez  pas  !  —  Dans  notre  court  passage , 
Quand  le  Ciel ,  sur  les  bons ,  fait  tomber  le  malheur  , 
Il  leur  donne  une  force  égale  à  leur  douleur  : 
Que  la  vôtre  aujourd'hui  surpasse  tant  de  peines  ! 
Epanchons  cet  amour ,  dont  nos  âmes  sont  pleines  , 
Dans  ces  enibrassemens  qui  sont  un  don  des  Cieux.  - 
Ma  fille  ,  tu  gémis  ;  et  loi ,  femme  !...  Ah  !  ces  nœuds  . 
Formés  ,  chère  Antoinette  ,  en  une  paix  profonde  , 
Te  firent  do  mon  sort  la  compagne  en  ce  monde  ; 


LE   COMTE   DE   CARMAGNOLA, 

Et  bientôt.  ..  Cette  idée  empoisonne  ma  mort  !... 

J'attends  de  ton  amour  un  généreux  effort  : 

uh  !  cache-moi  combien  je  te  rends  malheureuse  ! 

ANTOINETTE. 

Cher  époux  ,  ces  beaux  jours ,  dont  j'étais  si  joyeuse , 
C'est  toi  seul  qui  les  fis.  —  Tu  vois  couler  mes  pleurs  ; 
Dans  d'horribles  tourmens  je  sens  que  je  me  meurs  ; 
Mais  ,  malgré  ce  poignard  qui  vient  percer  mon  âme  , 
Je  ne  regrette  pas  d'avoir  été  ta  femme. 


Ah  !  je  connais  ma  perte  en  marchant  au  trépas  ; 
Mais,  au  moins  ,  par  pitié,  ne  la  redouble  pas. 

MATHILDE. 

Oh  î  les  monstres  ! 


Mathilde  !  Ah  1  qu'un  cri  de  vengeance 
Ne  s'élève  jamais  du  cœur  de  l'innocence  ! 
Partout  la  Providence  est  avec  ses  enfans. 
Garde-toi  de  troubler  ces  suprêmes  instans  ; 
Ils  sont  sacrés  !  Ta  perte  est  grande  ;  mais  pardonne. 
La  véritable  joie  est  celle  que  Dieu  donne. 
La  mort  vient  tôt  ou  tard.  L'homme  le  plus  cruel 
Ne  l'a  point  inventée  ;  elle  nous  vient  du  Ciel. 
Oui ,  le  Ciel  l'accompagne  ;  et  rien  ne  peut  défendre 
Le  mortel  qu'elle  enlève  et  qu'elle  ne  peut  rendre. 
Mathilde  ,  chère  enfant ,  entends  mes  derniers  mots  : 
Ils  vont  tomber  amers  à  travers  tes  sanglots. 
Ecoute  cependant  :  quand  le  soir  vous  rassemble  , 
Vous  trouverez  du  charme  h  les  redire  ensemble. 
0  femme,  promets-moi  d'avoir  soin  de  tes  jours  : 
Elle  réclame  encor  tes  précieux  secours. 
Toi,  qui  fus  tant  aimée  au  sein  de  ta  famille  , 
Retourne  chez  les  tiens  ,  ramène-s-y  ta  fille. 


ACTE  CINQUIÈME.  89 

Longtemps  la  politique  affaiblit  et  troubla 

L'amour  des  Visconti  pour  les  Carmagnola  ; 

Mais  le  malheur  te  frappe,  et  toute  haine  cesse.  — 

Toi ,  jeune  et  tendre  fleur,  si  chère  à  ma  tendresse  , 

Qui  venais  m'égaycr  d'un  regard  caressant , 

La  tempête  mugit  et  te  courbe  en  naissant. 

Je  sens  tes  pleurs  brûlans  couler  sur  ma  poitrine, 

Et  je  mouille  des  miens  ta  tête  qui  s'incline  ! 

Je  ne  puis  rien  pour  toi  ;  mais  ,  au-dessus  de  nous  , 

Quand  ton  père  le  quitte  ,  est  le  père  de  tous. 

Sois  confiante  en  Lui  !  sur  ta  belle  jeunesse  , 

Il  ne  verserait  pas  des  torrens  de  tristesse  , 

S'il  ne  te  réservait ,  après  tant  de  chagrins  , 

Un  bonheur  moins  rapide  et  des  jours  plus  sereins. 

Compte  sur  sa  pitié  ;  vis  ,  enfant  adorée  , 

Pour  toi ,  pour  consoler  celte  mère  éplorée  !...  — 

(  A  Gonzaga.  ) 

A  toi  ,  je  l'offre,  ami ,  la  main  d'un  vrai  soldat , 
Que  lu  pressas  souvent  au  moment  du  combat , 
Quand  ,  lancés  dans  l'arène  au  lever  de  l'aurore , 
Nous  doutions  si ,  le  soir  ,  nous  nous  verrions  encore. 
Au  nom  de  l'amitié,  remplis  mon  dernier  vœu  : 
Mon  brave  compagnon  ,  promets-moi  ,  devant  Dieu  , 
Que  tu  ne  quitteras  et  ma  femme  et  ma  fille, 
Qu'au  jour  où  toutes  deux  reverront  leur  famille. 

GONZAGA  ,  lui  serrant  la  main. 
Je  le  jure! 


Tu  sais  que  je  meurs  innocent. 
Porte  aux  amis  l'adieu  d'un  cœur  reconnaissant; 
Embrasse-les  pour  moi!  loi ,  témoin  de  ma  vie, 
Confident  de  mon  âme,  ah  !  dis-leur,  je  t'en  prie. 
Que  mon  épée  est  pure,  et  que  la  trahison 
N'a  jamais  attaché  l'infamie  îi  mon  nom.  — 


90  LE   COMTE   DE  CARMAGNOLA. 

Cn  jour  ,  quand  sonneront  les  trompettes  guerrières  , 
Que  dans  les  airs  troublés  flotteront  nos  bannières  , 
Pense  ,  dans  la  bataille  ,  à  ton  ancien  ami  ; 
Et  quand,  après  la  lutte  où  tomba  l'ennemi, 
Avec  des  chants  de  mort ,  sur  la  sanglante  arène  , 
Le  prêtre  bénira  cette  lugubre  scène  , 
Oh  !  donne  à  ma  mémoire  encore  un  souvenir  ; 
Car  c'est  là  ,  Gonzaga  ,  que  je  voulais  mourir  ! 

ANTOINETTE. 

Pitié  pour  nous,  mon  Dieu! 


Dans  une  autre  demeure  , 

Dieu  nous  réunira Quittons-nous;  voici  l'heure  ; 

Antoinette!...  Mathilde!... 


(On  entend  du  bruit  au  dehors.  ) 
Oh!  jamais!...  Écoutez!... 

LE   COMTE. 

Encore  sur  mon  cœur et,  par  pitié,  partez! 

ANTOINETTE. 

Non  !  s'ils  n'entendent  pas  nos  larmes  suppliantes. 
Ils  devront  de  tes  bras  nous  arracher  mourantes  ! 

MATHILDE. 

(  Le  bruit  s'approche.  ) 
Quelle  rumeur! 

ANTOINETTE. 

Grand  Dieu  ! 

(  La  porte  du  fond  s'ouvre  ;  des  soldats  armés  se 
présentent  ;  leur  chef  s'avance  vers  le  comte; 
les  deux  femmes  s'évanouissent.  ) 


ACTE  CINQUIÈME.  91 


Sois  béni,  Dieu  clément! 
Tu  leur  as  dérobé  ce  terrible  moment!... 
Ami ,  protége-Ies.  —  Pendant  leur  léthargie  , 
Enlève-les  d'ici  pour  les  rendre  à  la  vie  ; 
Et  quand  leurs  yeux  éteints  s'ouvriront  près  de  toi , 
Dis-leur qu'elles  n'ont  plus  rien  à  cramdre  pour  moi  ! 

(Il  sort  avec  les  soldats;  la  toile  tombe.  ) 


Manzoni,  Alessandro 

Le  comte  de  Garmagnola 


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