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LE
COMTE DE GOBINEAU
ET
L'ARYAINISME HISTORIQUE
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et
de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède
et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie)
en mars 1903.
DU MEME AUTEUR, A LA MEME LIBRAIRIE
Études sur Ferdinand Lassalle, fondateur du parti socialiste alle-
mand. Un volume in-S" 7 fr. 50
{Couronné par l'Académie française, prix Marcellin Gucrin)
Littérature et Morale dans le parti socialiste allemand.
Essais. Un volume in-18 3 fr. 50
PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C»», 8, RUE GARANClÈRE. 4046.
LA PHILOSOPHIE DE L'IMPÉlUALlSiVlE. — 1.
LE
COMTE DE GOBINEAU
ET
L'ARYANISME HISTORIQUE
PAR
Ernest SEILLIÈRE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRK Q"
C i9o;î
Tous droits réservés
^t)3U(J
INTRODUCTION
LES ORIGINES DE L'ARYA:S1SME HISTORIQUE
L'aryanisme est une philosophie de l'histoire qui
attribue les acquisitions morales et matérielles de Thu-
manité à l'influence à peu près exclusive de la race
aryenne. Son corollaire, si 1 on transporte dans l'avenir
probable les conclusions sorties d'une telle conception
du passé, c'est 1 empire du monde promis à F Aryen.
— Il semblerait donc, au premier abord, que ces deux
thèses soient issues de l'examen du rôle joué dans le monde
par les Aryas de l'Inde, par leurs descendants et leurs
congénères, puisque le nom qu elles portent est emprunté
à ces lointains conquérants. En fait, 1 on sait que le
vocable « aryen » est l'un des plus ambigus qu'ait adoptés
la langue scientifique du dix-neuvième siècle. Et, dans
le cas particulier qui nous occupe, il exprime un abou-
tissement plutôt qu'une origine : 1 aryanisme et l'impé-
rialisme aryen (1) sont des extensions toutes contempo-
raines, fruits des vues mondiales qui naquirent récemment
^1) Kotons que dans le sein de l'iuipérialisme aryen on compte déjà des
dérivés anglais, américains, allemands, français même. Voir dans la revue
l'Européen la série d'études intitulée : Impéi'ialistes français. M. Dou-
mer, etc.)
Il INTRODUCTION
du progrès inouï des communications entre humains. Ces
théories ambitieuses et imposantes sous leur costume
exotique et dans leurs prétentions démesurées ont eu des
débuts modestes. On les a vues naître dans les différents
pays de l'Europe de considérations locales et restreintes,
puis grandir avec les succès de leurs fidèles, s'annexer peu
à peu les conquêtes de l'érudition moderne, les interpréter
au gré de leurs préventions, jusqu'à embrasser enfin le
globe entier dans leurs espérances d'avenir, comme dans
-leur vanités rétrospectives. — L'aryanisme historique est
parti du féodahsme au dix-huitième siècle, s'est appuyé
sur le germanisme au début du dix-neuvième et a endossé
un peu plus tard l'uniforme oriental, qui lui a laissé son
apparence définitive. Il garde naturellement quelques
traits persistants de son origine et de son éducation pre-
mière, au point que, le plus souvent, le vêtement hindou
s'écarte à nos regards pour laisser entrevoir soit les
formes vigoureuses de la doctrine pangermaniste, avec
tontes ses avidités conquérantes, soit la silhouette bien
reconnaissable de la pohtique féodale, fournissant un
effort désespéré pour rajeunir une fois de plus des charmes
bien fatigués par l'action du temps. Nous allons examiner
successivement ces trois racines différentes d'un arbre
assez vivace aujourd'hui, comme le constaterait quiconque
sait en reconnaître les fruits tentateurs, à l'étalage bariolé
de la production intellectuelle du temps présent.
Toutefois, avant de nous engager dans ces recherches
délicates, nous méditerons un instant sur cette pensée
salutaire, que toute philosophie est d'ordinaire un poème
personnel, dicté par des préoccupations et des intérêts
éminemment individuels, à ce point que les philosophes sont
peut-être les poètes les plus originaux de tous les temps.
IXTHODUCTION ru
Et la pliilosoplîie de l'histoire ne fait pas exception à cette
règle. C'est une remarque dès longtemps présentée par
les hébraïsanls, et consignée déjà par le jeune Renan
dans C Avenir de la science^ qu'on en pourrait chercher
l'origine dans les Apocalypses de l'Ancien Testament.
Daniel ou le Voyant de Pathmos ne se donnaient p^uère
pour des inspirc's, mais plutôt pour des exégètes, des his-
toriens armés de toutes les connaissances de leur temps. La
forme de la vision dont ils revêtaient leurs écrits n'était
qu'un scénario nécessaire, une rhétorique obhgée, une
technique d'art qui s'apprenait dans les écoles de l'Orient.
Eh bien! leurs continuateurs sur ce terrain difficile n'ont
pas abandonné leurs méthodes intellectuelles, s'ils ont dé-
laissé leurs procédés d'exposition. Apocalvpses, les œuvres
de Yico, de Rousseau, de Hegel, de Comte; apocalypses,
les livres plus récents que nous passerons en revue. Na-
guère, alors qu'un imprésario américain étalait à Paris
la plus belle collection de phénomènes humains qui ait
jamais été réunie, disaient les affiches, l'un d'entre eux,
r homme-squelette, fort intelligent et fort vaniteux, sou-
mit à l'approbation de savants visiteurs un livre spécu-
latif qu il avait écrit pour établir la signification décisive
et l'importance prépondérante de la monstruosité dans la
nature. Le squelettisme lui semblait la fleur de l'évolution
humaine. Notre âme est ainsi faite; ne l'oublions jamais,
afin de nous épargner des surprises pénibles et des indi-
gnations superflues à la rencontre de certains paradoxes
excessifs, ou de quelques contradictions trop flagrantes; et
munis de ce viatique, abordons l'examen des antécédents
de l'aryanisme comtemporaini
La philosophie de l'histoire, toujours au service des pas-
sions humaines, a dû borner tout d abord ses réflexions
IV INTRODUCTION
aux cadres nationaux et ses aspirations directrices à la
défense des intérêts de clocher. Plus tard seulement les
progrès du savoir, le développement des relations entre
peuples, ont étendu son regard et ses prétentions à l'Europe
d'abord, puis enfin au globe tout entier. Or, sur les pre-
miers essais de la réflexion historique, sur son évolution en
France depuis le lointain moyen âge, nous possédons une
étude véritablement classique dans les " Considérations »
qui ouvrent les Récits des temps mérovimjiens d'Augustin
Thierry, remplissant presque la moitié de l'ouvrage. Ces
pages magistrales mettent précisément en relief l'arya-
nisme au premier degré de son évolution, c'est-à-dire sous
sa forme féodale : en sorte qu'il nous pourrait suffire d'y
renvoyer le lecteur, s'il n'y avait intérêt à mettre en relief,
dans l'exposé de Thierry, des faits dont il n'a pu recon-
naître lui-même toute l'importance. Il croyait en effet
parler de controveises épuisées, raconter des dissenti-
ments éteints et accomplir en toute sécurité sur ces
matériaux déclassés une œuvre de pur historien. Or, les
antagonismes et les rancunes qu'ils jugeait expirés sous
le paternel éteignoir de la monarchie bourgeoise cou-
vaient cependant sous la cendre. Les événements de la
seconde moitié du dix-neuvième siècle les ont attisées de
nouveau, et elles ont alors jeté des flammes plus ardentes
(ju'elles ne l'avaient fait jusque-là. Un semblable réveil
change le point de vue de l'observateur du passé : il doit
souligner et dégager certaines tendances, que Thierry
nota sommairement à titre de curiosités intellectuelles,
mais qui ont prouvé par la suite leur vitalité persistante
et leur actuelle portée; peut-être même nous sera-t-il
permis d'interpréter différemment quelcpies-uns des résul-
tats de cette patiente enquête. Cherchons donc dans les
INTRODUCTION
Considérations sur Hiistoire de France ce qui pourra pré-
parer l'intelligence de notre sujet.
Thierry avait été amené à l'examen des temps mérovin-
giens, à l'étude de la lutte initiale entre les civilisations
barbare et romaine, par Finfluence de Chateaubriand et
par l'enthousiasme éveillé dans son âme juvénile à la lecture
des Martyrs; les guerriers francs y entonnent ((uelque part
un chant de guerre ossianique, dont le pathétique nous
laisse aujourdlnii aussi froids que les casques à aigrettes
des Romains de David; mais le rhétoricien de Blois qui
lisait en 1810 ces phrases redondantes en reçut comme un
choc électrique, quitta la place où il était assis et se mit à
parcourir la salle d'étude où il travaillait, faisant sonner
ses pas sur le plancher et récitant à haute voix l'invoca-
tion guerrière des Barbares à leur héros Pharamond. Sa
pensée mûrie layant amené par la suite à des svmpathies
plutôt romaines que franques (bien qu'il ait toujours
cherché l'impartialité et l'ait peut-être atteinte dans les
Considérations)^ il est curieux que son point de départ ait
été aussi romantique, aussi germain, aussi aryaniste même.
En commençant son examen des vues théoriques qui fleu-
rirent, au cours des siècles, sur les origines ethniques
et politiques de notre pays, il établit d'abord que les
érudits du moyen âge avaient, en général, oubhé les luttes
entre Francs et Gaulois romanisés, pour faire descendie
le peuple français, conçu comme un tout, de Francion, fils
d'Hector; et même que cette légende virgihenne garda
faveur jusqu'au dix-septième siècle auprès de quelques
attardés. Pourtant la noblesse conservait un impériahsme
instinctif, un vague souvenir de conquête, tout en suppo-
sant cette conquête chrétienne, apostohque, réahsée par
les preux de Charlemagne sur des mécréants plus ou moins
Ti INTRODUCTION
sarrasins. Et cette primitive philosopiiie historique servait
déjà de base à des tendances foncièrement pratiques; à
défaut de résistances durables de la part des manants, elle
se tournait surtout contre les empiétements du clergé.
Thierry cite une protestation des hauts barons en 1247,
dont le style est admirable de fermeté ironique dans la
revendication et d'aversion dédaigneuse contre le droit
écrit, cette charte des vaincus du cinquième siècle. Quoi,
les clercs, appuyés sur leurs momeries, prétendent se
tailler une part égale à celle des braves dont le sang fut
versé jadis pour s'emparer du royaume et le convertir à
la vraie foi ! « Qu'ils soient ramenés à l'état de la primitive
Église et que, vivant dans la contemplation pendant que
nous, comme il convient, nous mènerons la vie active, ils
nous fassent voir les miracles, qui, depuis longtemps, se
sont retirés du siècle ! »
Non moins présent demeurait à la mémoire de la
noblesse son privilège vis-à-vis de la royauté : l'élection
primitive du monarque par ses pairs; car les formules du
sacre rappellent, jusqu'au treizième siècle, cette institution
égahtaire et ce privilège de la chevalerie. En résumé,
Thierry lui-même accorde à cet ordre de la nation un
fonds d'esprit hbéral et un patriotisme véritable, étendu à
toute la France, que les autres classes ne possédaient pas
à cette époque! Mais, remarquons-le, ce patriotisme avait
uniquement en vue des intérêts de caste : c'est déjà l'éga-
lité au sein d'un groupe, d'ailleurs impérialiste vis-à-vis du
reste du monde.
La bourgeoisie gardait pour sa part le souvenir fort net
de l'origine romaine de ses constitutions municipales.
« Lorraine est jeune, et Metz ancienne, » proclamaient les
bourgeois de celte vieille cité, opposant à la conquête
INTRODUCTION vu
féodale les droits du premier occupant; et le tiers état
montrait en général un étroit mais vif sentiment de patrio-
tisme local. Quant au peuple des campajjnes, réduit en
servage bien avant la domination romaine, il ne possédait
null(^ tradition historique et ne trahissait que de loin en
loin son esprit de corps, par des soubresauts momentanés
de révolte. Mais alors, chose singulière, il pioclamait
parfois cette égalité de valeur humaine que lui déniaient
les fils des conquérants. " Les seigneurs ne nous font que
du mal, disent les vilains du roman de Rou; pourquoi nous
laisser tiaiter ainsi? Nous sommes des hommes comme
eux, nous avons la même taille^ la même jorce pour soiif-
frn\ et nous sommes cent contre un. »
Sur ce fonds d'obscures tendances divergentes, les légistes
vinrent, à dater du douzième siècle, jeter Tuniforme teinte
des traditions juridiques romaines; ils élevèrent piene
par pierre l'édifice de la monarchie absolue, qu'ils firent
l'héritière du procédé gouvernemental des Césars,
Pourtant, au seizième siècle, la Renaissance allait four-
nir de nouveau, et plus sûrement que par le passé, des
armes érudites aux intérêts matériels opposés, toujours
demeurés aux prises par des moyens divers, sans cesser
jamais la lutte féconde qui est la condition primordiale de
la vie pour les groupes humains comme pour les individus.
La science naissante ruina d'abord, non sans difficultés, la
thèse trovenne officielle, et établit sur ses débris deux
théories dont nous allons voir l'antagonisme croître dès
lors avec les années. La première rangeait les Francs ou
Français parmi les peuples de race germanique; l'autre
les faisait descendre de colonies gauloises émigrées d'abord
au delà du Rhin, puis ramenées plus tard dans leur
ancienne patrie par les événements, attribuant en somme
vin INTRODUCTION
à ces conquérants une origine exclusivement celtique ou
gallo-romaine, et les fondant de nouveau avec la masse
gauloise par un simple retour vers leurs premiers foyers.
Or, comme le remarque ici Thierry lui-même, en raison
des vicissitudes de notre histoire nationale, il y avait
quelque chose de vrai dans chacune de ces assertions diver-
gentes : la noblesse germanique, la bourgeoisie celtique,
le clergé chrétien, les légistes romains pouvaient tous
attester le passé en faveur de leurs doctrines contraires
sur la nature de la société et le gouvernement de l'h^tat^
« Il se trouvait sous chacune de ces croyances un fonds de
réalité vivace que le progrès scientifique pouvait modifier,
compléter, transformer, mais non pas détruire. » C'est
fort bien dit, et l'auteur des Considérations aurait dû
sonp er par la suite à cette prudente appréciation avant de
prononcer prématurément la clôture du débat vers 1840.,
Le premier écrivain de valeur qui mérite d'être encore
écouté de nos jours sur ce sujet intéressant se montre
nettement germaniste et antiromain. François Hotman,
dont le nom seul d'ailleurs et la conversion au protestan-
tisme font pressentir les affinités germaines, prit en égale
aversion la monarchie absolue et les empiétements parle-
mentaires. Dans sa Franco-Galiia (1574), il conçoit un
type de royauté subordonné à une grande assemblée natio-
nale, sorte de constitution anglaise, où la permanence eût
été concédée aux états généraux. Il eut seulement le tort,
assez fréquent chez tous les utopistes sociaux, de prendre
son rêve pour une réalité récemment évanouie, et d'assurer
que cet idéal avait été un fait jusque vers le miHeu du
quinzième siècle, malgré les usurpations incessantes delà
maison capétienne. " Notre chose publique, écrit-il, fondée
et établie sur la liberté, a duré onze cents ans dans son
INTRODUCTION '*
état primitif. » C'est trop diiv, mais l'inspiiation de ses
ligues leur survivra : l'intluence du livre de Ilotman fut si
durable qu'elle persista jusqu'au début du dix-buitièine
siècle, pour se voir remplacer, sans transition, par l'action
analogue du comte de Boulainvilliers.
^ D'autre part, la tbèse qui faisait des Francs un groupe
gaulois rentré dans son pays, inaugurant par là les pré-
tentions du celtisme contemporain, fut favorisée sous
Louis XIV par l'accalmie momentanée des discordes inté-
rieures, au lendemain de l'orage de la Fronde. Elle servait
admirablement et la vanité du pays et les intérêts natio-
naux, car elle appuyait tout à point, sur des titres histo-
riques, les conquêtes projetées par le monarque vers le
Rhin. La mode érudite décréta donc soudain les axiomes
suivants dont l'aspect est décidément celtiste : les Francs,
Gaulois d'origine, repassèrent le Pdiin pour délivrer leurs
frères de la servitude romaine; en moins de quarante ans,
ils y réussirent, et la faible résistance qu'ils rencontrèrent
chez l'indigène donne lieu de croire que cette entreprise
n'avait pas été faite sans la participation de ce dernier.
Donc, pas de conquête, sinon relativement à l'expulsion
des Romains oppresseurs, et nulle opposition de race dans
les limites de la France actuelle. Cette fusion se fait
d'ailleurs au détriment de la noblesse, se voit ramenée
au niveau ethnique de ses serfs. Mais ce résultat est alors
voilé par le succès de nos armes et de l'impériahsme fran-
çais; car bientôt ce celtisme envahissant se plut à faire
Gaulois les Vandales, les Burgundes, les Ilérules, les Huns
eux-mêmes, tant il est vrai que l'histoire est toujours la
servante des passions actuelles de ceux qui l'écrivent; et
de telles opinions furent considérées comme « des plus
glorieuses pour la nation » .
X INTRODUCTION
I.a réaction germaniste, impossible en France à cette
heure d'action commune et d'élan général, se produisit au
delà du Ehin, où elle naquit de la crainte des ambitions
françaises. Leibniz fut le plus autorisé parmi les inter-
prètes de ces protestations inquiètes. Il recula l'origine
des Francs jusqu'aux rives de la Baltique, à la grande
indignation de Thierry, qui s'échauffe sans sujet, car le
fait est certain, quelque long temps qu'ait duré d'ailleurs
cet exode des tribus germaniques envahissant l'Europe et
quels que soient les mélanges dont elles furent affectées
en chemin : seul le nom de « F'ranc » est peut-être né en
effet sur les rives du PJiin.
Après cet intermède celtique, le comte de Boulainvilliers
reprit, nous l'avons dit, la pensée de Hotman, mais en lui
donnant un sens nouveau qui va dominer le dix-huitième
siècle. Hotman était un bourgeois cultivé, Boulainvilliers
un grand seigneur : ce n'est donc plus le caractère égali-
taire, libéral et républicain du germanisme, généreusement
étendu à tout le peuple gaulois, que ce dernier va mettre en
relief; mais bien au contraire il en fera ressortir l'aspect
exclusif et féodal, en le restreignant à une classe et en
rejetant le reste des citoyens ou dans le celtisme ou dans
la romanité. Il reprend en un mot la pensée des grands
feudataires du treizième siècle et de quelques chroniqueurs
du même temps : celle de la conquête, qui aurait partagé
pour toujours la nation en vainqueurs et en vaincus, diffé-
rents par la race et par le sang.
Il faut nous arrêter un instant sur cette conception de
la conquête, qui est l'idée impérialiste par excellence, et
que nous retrouverons en conséquence sous mille formes
diverses au cours de nos études. L'impérialisme entendu à
la façon d'un Clovis ou d'un Cecil Rhodes est en somme la
INTRODUCTION
glorification des minorités énercjiijiies^ toujours prêtes à
« prendre la responsabilitc- » des masses de courage et de
culture inférieure. Renan, attaquant le suffrage universel,
a bien résumé un jour ce colloque éternel qui s'échange
entre les différents groupes humains (1). Le suffrage uni-
versel, disait-il, part de cette idée que le plus grand nombre
est un indice de force : cela serait vrai si le préjugé égali-
taire était en fait la loi de nature; mais la minorité peut
être plus énergique, phis douée, plus versée sans le manie-
ment des armes que la majorité. « Nous sommes vingt,
vous êtes un, dit le suffrage universel : cédez ou nous vous
forçons. — Vous êtes vingt, mais/'«/ raison, et à moi seul,
je peux vous forcer : ceV/er, dit l'homme armé » (2). Com-
bien cela est juste : non seulement la raison du plus fort
est toujours la meilleure, mais encore le plus fort a presque
toujours la conviction parfaitement sincère qu'il a raison
de façon absolue, qu'il agit par la volonté d'un dieu et
pour le bonheur de ses adversaires, dont la résistance le
remplit d'étonnement. Cette idée de la conquête est donc
de celles dont Thierry disait tout à l'heure que, fondées
dans les faits, elles doivent persister toujours. Il en cite en
effet quelques apparitions sporadiques au cours des âges;
mais, de même que le germanisme large et républicain du
protestant Hotman, que le celtisme extensif des sujets
savants de Louis XIV, cette dernière philosophie de l'his-
toire ne devait prendre d'importance et de retentissement
qu'à l'heure où elle pourrait servirquelque intérêt, soudain
(1) Réforme intrllecturlle et morale de la Fnince, p. 303.
(2) C'était le sentiment de Croiiiwell, ce précurseur puritain de 1 impéria-
lisme anglo-saxon. «Vous avez contre vous, lui disait-on, neuf hommes sur di.\
— Qu'importe si les neuf sont désarmés et si le dixième est armé jusqu'an.v
dent)!. " (Voir l'étude pénétrante de M. Filon, Revue des Deux Mondes, 15 no-
vembre 1902.)
XII INTRODUCTION
menacé dans sa quiétude. Ce fut le cas durant les pre-
mières années du dix-huitieme siècle, lorsque la haute
noblesse, jusque-là peu discutée dans ses prérogatives, vit
s'élever au-dessus d'elle des ministres bourgeois, des par-
lementaires entreprenants. Elle entendit aussi, pendant les
guerres de la succession d'Espagne, les sourdes protesta-
tions de l'opinion publique, réclamant quelque droit de
contrôle sur des entreprises qui engageaient à ce point,
dans un intérêt dynastique, la fortune et la prospérité
publique. Elle revint alors à ses titres historiques pour y
chercher quelque moyen de défense, et le comte de Bou-
lainvilliers se fit le porte-parole de ses frères de caste. Issu
d'une ancienne famille, dit Thierry, et très épris de l'illus-
tration de sa maison, il s'était adonné d'abord aux études ,
historiques pour rechercher les titres, les alliances, les m
souvenirs de ses propres aïeux. Il lut donc beaucoup avec
cette pensée, et, ayant éclairci à son gré ses antiquités
domestiques, il fut frappé des conséquences qu'il lui sem-
bla permis d'en tirer pour 1 interprétation de celles du pays.
Il avait compris la liberté des mœurs germaniques, et
s'était passionné pour elle : il la regardait comme l'ancien
droit de la noblesse de France et comme son privilège
héréditaire. Tout ce que les derniers siècles avaient suc-
cessivement abandonné au fait d'indépendance person-
nelle : le droit de se faire justice soi-même, la guerre
privée, le droit de guerre contre le roi, plaisait à son ima-
gination, et il voulait, sinon faire revivre tout cela, du
moins donner à ces réahtés, devenues presque incom-
préhensibles à des temps moins vigoureux, une place plus
éminente dans l'histoire nationale. « Misère extrême de
nos jours, » s'écrie-t-il avec une fierté dédaigneuse, dans
l'un de ses ouvrages inédits, « qui loin de se contenter de
INTRODUCTION xiii
la sujétion où nous vivons, aspire à porter Tesclavage
dans le temps où l'on n'en avait pas l'idée. » Mais il faut
remarquer qu'à ces élans d'ind(^pendance vis-à-vis du pou-
voir royal il joignait une « froideur imperturbable " à l'as-
pect de la servitude et des souffrances dn peuple au moyen
âge : en un mot, qu'il avait, pour le présent comme pour
le passé, la conviction d'une égalité native entre tous les
gentilshommes, et d'une immense inégalité entre eux et la
plus haute classe du tiers état. Retenons ces traits : ils
caractérisent ce que, faute d'un terme adopté par l'usage,
nous avons nommé le « féodalisme » du dix-huitième siècle.
Quant au système proprement historique de Boulainvilliers,
il sera bon pour nos études d'en retenir les propositions sui-
vantes. Parla conquête initiale, tous les Gaulois devinrent
sujets, les Franks ou Français d'origine demeurant exclu-
sivement et universellement nobles : ces derniers seuls sont
libres, égaux et compagnons. Clovis ne fut que le général
d'une armée volontaire qui l'avait choisi pour la conduire
dans des entreprises dont le profit devait être commun.
Charlemagne restitua à la nation française les assemblées
nationales, tombées en désuétude sous les derniers Mé-
rovingiens; mais elles pâlirent rapidement de nouveau,
puisque, bien loin que ce fût un parlement général qui
décernât la couronne à Hugues Capet, à l'exclusion de la
race carlovingienne, on peut dire qu'il eût été impossible,
par ce moyen légal, de transférer la royauté dans une
famille qui n'y avait aucun droit, si l'usage des parlements
nationaux avait subsisté dans son intégrité. 1/ « usurpa-
tion )' d'Hugues Capet jouera un grand rôle dans les con-
troverses historiques qui précéderont la période révolu-
tionnaire. Et il semble que c'ait été un descendant de ces
hommes libres, dépouillés de leur prérogative au dixième
XIV INTRODUCTION
siècle, qui, au dix-huitième, oublieux des services rendus
par la monarchie créatrice du pays, refusant d'accepter
une prescription millénaire, ait donné le signal des repré-
sailles dont l'échafaud de la place de la Concorde fut le
terme, aux heures tragiques de la terreur, BoulainvilUers
souligne en effet de tout son pouvoir Fégahté originaire
des membres de la noblesse conquérante : on ignorait, dit-
il, les distinctions de titres, depuis mises en usage; les
Français ne connaissaient point de princes parmi eux, (;t
même la parenté des rois ne donnait aucun rang(l). Ne sent-
on pas ici l'homme qui, à l'égal de Saint-Simon, a souffert
des honneurs de cour prodigués aux princes du sang, aux
^- « princes étrangers " , aux bâtards royaux? Deux événe-
ments néfastes, poursuit-il, ont amené la ruine graduelle
de cet état de choses : l'affranchissement des serfs et l'élé-
vation, les progrès, l'anoblissement de la bourgeoisie, cou-
ronnés enfin par son accession aux grands emplois sous les
derniers règnes. Car l'auteur de ces doléances sent bien
que Richeheu et Louis XIV ont été les plus rudes adver-
saires des fils des " Français " et que, pour l'abaissement
des grands, ces hommes ont plus fait en un demi-siecle que
toutes les entreprises des rois capétiens n'avaient pu faire
pendant huit cents ans. Aussi n'osa-t-il pas pubher du
vivant du grand roi des considérations si téméraires : elles
ne furent offertes au public qu'après la mort du monarque
et celle de l'auteur (1727). Système à deux faces, Vune
(i) Il est curieux de noter que ce fut l;i marquise de Boulainvilliers qui,
cinquante ans plus tard, recueillit la petite Jeanne de Saint-Rémy-Valois,
mendiant dans les rues de son domaine de Passy, et qui, ayant fait reconnaître
par d'Hozier " le sang des rois " dans cette aventurière, prépara de loin par
cette charité malheureuse l'affaire du collier et la chute de la royauté. Ajou-
tons que, chez la comtesse de La Motte, le sang royal avait subi d'humi)les
mélanges, sa mère et ses aïeules étant simples paysannes champenoises.
'^^'" INTRODUCTION xv
toute (lcinucrati<iii(', tounice vers la royauté^ l autre toute
aristocratique, du'i(/ée vers le peuple, dit Thierry. Ces deux
tendances restent caractéristiques de tout groupement
impérialiste : égalité au dedans, inégalité la plus considé-
rable possible vers le dehors. En considération de la pre-
mière de ces tendances, Thierry veut bien reconnaître à
ce grand seigneur comme à ses ancêtres du treizième siècle
un véritable instinct de la liberté politique. IJoulainvilliers
fut u Ihomme des états généraux » à la fin du règne de
Louis XÏV, et par là sa renommée de publiciste s'établit
indépendamment des autres propositions de son système :
il fut le premier champion des « libertés germaniques ^ ,
que d'autres se cliargeront de revendiquer pour les ordres
auxquels il les refusait, et par là devint, contre son gré,
l'un des premiers ouvriers de la Révolution. Ce mérite
comparatif apparaîtra mieux encore si on le rapproche du
duc de Saint-Simon, qui, tout en appréciant ses écrits,
rejeta la portion républicaine de ses vues, pour ne con-
server que la féodale. L auteur des Mémoires capitule
entre les mains de l'absolutisme, peut-être parce qu'en
dépit de ses prétentions au sang de Charlemagne il
n'ignore pas qu'il doit au seul caprice de fjouis XIII
l'élévation de sa maison. Eu conséquence, il nie la sou-
veraineté collective et l'égahté de tous les Eraucs : il
montre un roi barbare seul conquérant de la Gaule et
distribuant à ses guerriers les terres conquises, selon le
grade, la fidélité, les services de chacun; sans doute ces
K services " pourront même consister plus tard à ne point
trop cracher dans le cor de chasse du monarque, comme
Tallemant le dit du jeune Rouvroy avant son élévation à la
pairie. Mais les vrais féodaux n'avaient pas les mêmes
motifs pour partager les vues serviles de ce parvenu, que
XVI INTRODUCTION
rien ne préparait à garder la tradition de la conquête.
Une pareille thèse : « Il y a deux races d'hommes dans
le pays, " pour la première fois nettement soutenue, devait
susciter des discussions et des contradictions passionnées;
cette fois pourtant la réaction ne fut pas celtique et gau-
loise, comme après l'œuvre d'Hotman; partie du sein de
la bourp^eoisie parlementaire, héritière légitime des légistes
du moyen âge, elle se découvrit une tradition plus con-
sacrée et plus glorieuse pour lutter avec succès contre les
prétentions barbares : elle se fit toute romaine et clas-
sique, et c'est désormais ce caractère que présentera sur-
tout, en France, Tantithèse du féodalisme franc. En effet,
le tiers état, ramené dans son ensemble au niveau des serfs
du moyen âge par la théorie nouvelle, protesta, dès 1730,
par la plume d'un conseiller anonyme du parlement de
Rouen. Ce publiciste s'attache exclusivement aux restes de
la civilisation romaine comme à la seule base de notre
histoire nationale : il montre les libertés communales main-
tenues, le régime municipal subsistant sans interruption.
On ne saurait, dit Thierry, faire une abstraction plus
complète et plus dédaigneuse de ce qu'il y eut de germa-
nique dans les vieilles institutions et les vieilles mœurs de
la France. Nous croirions entendre l'accent d'un Syagrius,
d'un Sidoine Apollinaire pleurant sur la romanité près de
s'engloutir sous les flots de la barbarie. « Quelle désola-
tion pour les campagnes et les bourgades de ce pays d'y
voir exercer la justice par un caporal barbare à la place
d'un décurion romain! » Toutefois, avec le sentiment de
l'égahté civile, avec une aversion décidée pour les privi-
lèges de la naissance, le parlementaire normand garde,
comme il convient à sa caste, l'admiration de la richesse et
l'acceptation sans réserve des privilèges de l'argent.
INTRODUCTION xvii
L'abbé Dubos, fils d'un ('chevin de Beauvais, reprit et
soutint par des arguments plus scientifiques la thèse du
précédent écrivain, insista sur les origines toutes romaines
de la royauté comme de la bourgeoisie française, et, diplo-
mate de carrière et de tendances, crut écarter les préten-
tions conquérantes de Bonlainvilliers e,n voyant dans les
Francs les « alliés » des Gallo-llomains contre les autres
barbares de l'Est. Il faisait ainsi la fusion française par
traité et contre le germanisme, à l'inverse des celtistes du ,
dix-septième siècle, qui l'avaient réalisée contre Rome en
proclamant les Francs frères et alliés des Gaulois contre
l'oppression latine. Mais il faut avouer que cette seconde
alliance, si elle eut lieu en effet, avait ressemblé singu-
lièrement à un protectorat imposé, à une colonisation
armée, à une conquête, qui le paraît un peu moins pour
n'avoir pas rencontré de résistance sérieuse. Dubos y trou-
vait toutefois l'avantage de reporter du cinquième siècle
au dixième l'installation, dès lors abusive, de la noblesse
dans des privilèges que rien ne justifiait plus à cette
époque, et qui, en pleine paix, auraient fait de la Gaule un
véritable pays de conquête : il substituait par là, sur les
écussons féodaux, les couleurs odieuses de F « usurpation "
à l'éclat imposant de la victoire, sans expliquer d'ailleurs
comment une telle usurpation avait été possible. Usurpa-
tion, mot dangereux que Bonlainvilliers avait exploité
contre la royauté et que le tiers tournait à présent contre
toute la noblesse, s'efforçant de la rendre dans son ensemble
complice d'un abus de pouvoir et d'une flagrante illéga-
lité.
Lorsqu'en 174S, à la fin de iEsprit des lois, Montes-
quieu voulut donner son sentiment sur les origines de
notre histoire, il se trouva donc en présence des deuxinter-
xviii INTRODUCTION
prétations antagonistes de Boulainvilliers et de Dubos, qui
comptaient Tune et l'autre de chauds partisans. Il n'ac-
cepte, quant à lui, ni l'une ni l'autre, car la première
<c semble être une conjuration contre le tiers état et l'autre
une conjuration contre la noblesse » (1). Toutefois, il se
montre assez indulgent au fier gentilhomme, son demi-
frère de caste. « BoulainviUiers avait, dit-il, plus d'esprit
que de lumières, plus de lumières que de savoir, mais ce
savoir n'était point méprisable, parce que, de notre his-
toire et de nos lois, il savait très bien les grandes choses. "
Et cette sentence spirituelle s'appliquerait admirablement
au continuateur du théoricien féodal, dont ce livre a pour
objet d'étudier hi pensée. Quant à Dubos, le président au
parlement de Bordeaux le réfute avec quelque passion et
rétablit nettement contre les fades suppositions diploma-
tiques de l'abbé le fait de la conquête. Puis il ajoute cette
remarque dont nous aurons également l'occasion de recon-
naître la finesse : « ("-et ouvrage a séduit beaucoup de
gens, parce qu'il est écrit avec beaucoup d'art, parce qu'on
}' suppose éternellement ce qui est question... he lecteur
oublie qu'il a douté pour commencer à croire. » Et Thierry,
plus impartial que Dui)os, plus clairvoyant pour le côté
germanique de nos origines, mais attiré pourtant vers le
défenseur du tiers par de secrètes affinités, ajoutera à
propos de son méritoire effort d'érudition : « Dans un
ouvrage de ce genre, la passion pohti(|ue peut devenir un
I aiguillon puissant pour l'esprit de recherche et de décou-
\ verte; si elle ferme sur certains points rintelligence, elle
l'ouvre et l'excite sur d'autres; elle suggère des aperçus,
1; des divinations, parfois même des élans de génie auxquels
(1) Voir l'Esprit des lois, liv. XXX, chap. x et xxiii et suivants.
INTRODUCTION xix
l'étude désintéressée et le pure zèle de la vérité n'auraient
pas conduit. » Que cet aveu si franc chez le consciencieux
travailleur soit notre justification pour avoir poursuivi dans
leur prolongement, et même dans leur élargissement ambi-
tieux, les idées excessives, que, de bonne foi, il croyait à
jamais rejetées dans le néant par les clartés de 1 érudition
moderne !
Cependant, sous l'influence de ^Montesquieu, qui réta-
blissait et glorifiait en somme le fait de la conquête; sous
la poussée grandissante du tiers état, de plus en plus pré-
pondérant dans la nation, se produisit une philosophie de
1 histoire dont les résultats matériels furent immenses, car
elle nous conduit à la veille de la Révolution, qu'elle pré-
pare. C'est celle de Mably, popularisée par Rousseau.
Aux héros de Phitarque, dont maint trait de caractère
flattait les passions du temps, le bon Rollin venait
d appliquer un vernis chrétien et germanicjne qui préparait
admirablement 1 amalgame essayé par Mably. Ce dernier
revint à peu près à la conception de François Hotiuan :
étendre à tout le peuple français dès ses origines le béné-
fice des libertés germaniques, par le libre choix de son sta-
tut personnel, choix qu à tort d'ailleurs il supposait avoir
été accordé originairement à tous les citoyens, vainqueurs
ou vaincus. La tradition romaine, en somme bureaucra-
tique et despotique en Gaule, appui de la monarchie
plutôtque de la démocratie, se trouvait ainsi éliminée sans
aucun détriment pour la masse et pour la cause de la
liberté générale. Charlemagne devient sous la main de
Mably le restaurateur des droits politiques du peuple, un
monarque constitutionnel exemplaire; avec Dubos, il huit
voir a Tusurpation » de la noblesse après ce grand empe-
reur, vers le dixième siècle, et réclamer, à titre de remède,
XX INTRODUCTION
le rétablissement des champs « de Mai « sous leur nom
modernisé d'États généraux.
Cette tentative de réconciliation nationale dans le sein
de la liberté germanique, cette suppression pratique du
dangereux concept des deux races par Tidentification de
la plus humble et de la plus hautaine, dans une commune
prétention, rencontra une approbation presque univer-
selle. Voltaire a montré, lors du coup d'État de Maupeou
contre les Parlements, la cour et la ville discutant à l'envi
« des Capets les lois fondamentales " . Et les femmes du
monde se mêlent à la polémique; Mme d'Egmont, aidée
de son amie parlementaire Mme Feydeau de Mesmes,
envoyait au roi de Suède un mémoire sur les origines de
la monarchie française et les « usurpations » de la royauté.
La noblesse libérale se rallia faute de mieux aux vues de
^lablv; ce fut dans ses rangs qu'une femme, iNIlIe de
Lézardière, se leva pour opposer plus nettement encore
au despotisme impérial romain, incarné dans la monarchie,
la liberté franque étendue sans hésitation à la nation tout
entière. En effet, comme lavait proclamé son maître, elle
affirme à son tour que les Francs, en frappant d'une main
les Gaulois conquis, leur donnaient de l'autre au même
moment le partage de la souveraineté. Illusions humani-
taires de l'époque! C'est, conformément à l'esprit de Rous-
seau, l'oubli des brutaUtés de la vie sociale, l'idylle ratio-
naliste et le triomphe de la politique sentimentale.
Ainsi, avec cette école, triomphait à la veille de 1789,
dans la société cultivée, un féodalisme ou un germanisme
extensif, accueillant volontiers dans son sein toutes les
classes de la nation. Toutefois, aux yeux des agitateurs
sortis des couches inférieures du tiers état, une vue si con-
cihatrice servait malles haines et les rancunes accumulées
INTRODUCTION xxi
par les siècles contre les ordres privilcgiés de l'Etat. Les
violents, les combattifs, préfèrent s'attacher de nouveau à
l'idée de la conquête, mais en la retournant, conformé-
ment à l'équilibre alors transformé des puissances sociales,
mais en tirant de cette conception guerrière la condamna-
tion brutale de ceux-là mêmes qui 1 avaient imprudemment
évoquée. L abbé Sieyès écrivait dans son célèbre pamphlet
sur le rôle politique du tiers : « Le tiers état ne doit pas
craindre de remonter dans les temps passés. Il se rappor-
tera à l'année qui a j)récédé la coiujuète^ et, puisqu il est
aujourd'hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir,
sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne
renverrait-il pas dans les forêts de Franconie toutes ces
familles qui conservent la folle prétention d'être issues de
la race des conquérants et d'avoir succédé à des droits de
conquête? La nation, épurée alors, pourra se consoler, je
pense, d'être réduite à ne plus se croire composée que des
descendants des Gaulois et des Romains. En vérité, si l'on
tient à distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on
pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle qu ou tire
des Gaulois et des Romains vaut au moins autant que celle
qui viendrait des Sicambres, des Welches (1 1 et autres
sauvages sortis des bois et des marais de l'ancienne Ger-
manie?... Le tiers redeviendra noble en devenant conqué-
rant à son tour. » Voilà des paroles à retenir : elles
marquent la portée exacte de tout impérialisme, intérieur
ou extérieur, qui, s'appuyant sur la force, perd le droit
de protester contre ses retours et ses vicissitudes. Des
(1) Par une confusion as<ez plaisante, l'abbé prend ici pour un nom de tribu
germanique celui que les Germains donnent aux nations romanisées, et qu'au
dix-neuvième siècle les érudits d'outre-lUiin ont cru retrouver jusque chez
leurs ancêtres aryas. Ceux-ci nommaient Mletchha les races dont ils étaient
entourés.
XXII INTRODUCTION
accents analogues retenliiont plus d'une fois à nos oreilles,
car le féodalisme retourné lut souvent le caractère des
revendications démocratiques à notre époque. C'est en
somme la tradition gallo-romaine de Dubos qui prête ici
des armes au polémiste révolutionnaire; mais son collègue
Thouret, député du tiers état de Rouen aux Etats géné-
raux, prendra de toutes mains les réquisitoires contre
« l'usurpatiou >' . Dubos en accusa la noblesse, Boulainvil-
liers la monarchie, Mably l'une et l'autre; le conven-
tionnel justifiera par tous leurs arguments 1 exécution de
Louis XVI, comme les massacres de septembre; incertain
d'ailleurs si le meilleur fondement de la Révolution serait
romain ou germanique, mais décidé à appuyer de tous les
étais des convictions égalitaires, que n'ébranla pas la pers-
pective prochaine de la guillotine.
Il nous reste à suivre brièvement dans les premières
années du dix-neuvième siècle le prolongement de con-
troverses que la Révolution n'arrêta pas. Au lendemain de
la crise, le porte-parole de la noblesse et des survivants de
l'ancien régime fut le comte de Montlosier, dont les idées
exercèrent une grande influence sur la polémique des
partis entre 1814 et 182U. Ancien émigré, admirateur
enthousiaste d un monde féodal qu'il n'avait vu qu'en rêve
(trait que nous letrouverons chez ses continuateurs), cet
écrivain se montre encore plus violent dans les termes que
son précurseur Boulainvilliers. Toutefois, il n'adopte pas
précisément la thèse des deux races. D'une part, il sentait
maintenant trop mélangé ce parti ultra dont il incarnait les
passions, pour lui offrir dans son ensemble l'assurance
d'un origine franque. D'autre part, le sentiment national
avait été trop exalté par les guerres de la Révolution et de
INTRODUCTION xxiii
l'Empire pour que des Français eussent désormais bonne
(>Tâce à se réclamer d'ancêtres allemands. Aussi n'est-ce
plus deux races, mais deux « peuples » séparés par des
caractères non ethniques, mais politiques et économiques,
que Montlosier s'efforce d'opposer l'un àlaurre. Les inrds
Français^ incarnés maintenant dans la noblesse et ses par-
tisans, sont les fds d'hommes libres, issus indistinctement
d'ailleurs des trois races, gauloise, romaine et germaine.
Et les anciens eslaves, de toutes races également, employés
d'abord à l'exercice des métiers par leurs maîtres, sont les
pères du tiers état. En sorte qu'aux yeux de cet historien,
contre un peuple nouveau^ étranger pres((ue, la noblesse
a toujours raison dans ses revendications en quelque sorte
nationalistes, pour employer un mot tiré du vocabulaire
politique actuel. Pur déguisement en somme de la théoiie
de la conquête !
Celle-ci souiiait bien davantage à la bourgeoisie dans
toute sa crudité, parce que, consciente de sa force, la classe
moyenne y trouvait à la lois des armes morales poui' le
présent et des espérances pour l'avenir. Aussi est-ce cette
formule précise qui fait le thème du pamphlet de Guizot
intitulé : Du gouvernement de la France depuis la llestau-
ration et du gouvernement actuel, 1820. L'auteur semble
continuer directement Sieyès, lorsqu'en termes violents il
accepte à son tour la distinction des deux peuples, mal
fondus, amalgamés seulement en apparence avant 1789, et
qu'il appelle de ses vœux la revanche et la conquête des fils
d'esclaves. N'était-ce pas déjà la morale des esclaves
révoltés qui tient tant de place dans les spéculations de ce
début de siècle.
Parvenu en ce point de son exposition, Augustin Thierrv
se croit pourtant au terme de son œuvre- la thèse de
XXIV INTRODUCTION
Dubos, négative de l'exercice du droit de conquête par les
Francs, était reprise en partie par les aristocrates devenus
prudents dans le malheur; tandis que celle de Boulainvil-
liers, l'asservissement des Gallo-Romains, était acceptée
fièrement par la roture, et retournée contre ses auteurs.
Admirable expression philosophique du retournement des
forces sociales. « Cet étiange revirement devait être, et hit
en effet, leur dernier signe de vie, » conclut l'écrivain des
Considérations. Quelle erreur! La thèse de la conquête a
dominé au contraire, parfois sous d'autres noms, parfois à
visage découvert, toute la seconde moitié du dix-neuvième
siècle, comme nous essayerons de le démontrer. Mais le
bon Thierry s'imagine que, depuis 1820, la nouvelle école
historique des Guizot, des Mignet, avec ses méthodes
patientes et ses scrupules d'impartialité, atteint à l'objec-
tivité parfaite. Et en voici la preuve à ses yeux : elle
s'efforce, dit-il, d'établir le rôle vraiment libéral de la
royauté sous la troisième race, point de vue conforme à la
tradition des classes bourgeoises, qui, rejeté à tort par
l'école philosophique du dix-huitième siècle, a passé défi-
nitivement dans la science. Qui ne reconnaîtrait ici le point
de vue étroit non pas d'un discq^le de M. Guizot profes-
seur, mais surtout d'un des bons et fidèles électeurs censi-
taires du grand ministre de la monarchie de Juillet. C'est
tout simplement l'opinion d'un honnête partisan du « juste
milieu », pour qui 1830 « a fixé le sens des révolutions
antérieures » et que 1848 pénétrera de stupeur. Il applaudit
à l'importance attribuée enfin à la graude lutte des légistes
contre l'aristocratie féodale, à la réhabilitation de l'élé-
ment romain de notre histoire, cette vieille tradition du
tiers. Mais il reconnaît avec une parfaite bonne foi que le
point extrême de cette réaction antigermanique est un
INTRODUCTION xxv
excès : c'est ï Histoire du droit municipal en France, de
Renouard, un Provençal, pénétré de patriotisme méri-
dional. Cet écrivain, dit-il, n'a pas même lu V Histoire du
droit romain au moyen dcje, de Saviguy, publiée à Heidel-
berg de 1814 à 182G, et bien supérieure à son travail.
Condamnation impartiale, et réserve méritoire, qui établit
assez que Tbierry n'avait aucun droit d'arrêter à son épocpie
le tableau des pbilosopbies de 1 histoire de France dignes
d'occuper l'attention publique. Lui-même reste trop
engagé, malgré sa bonne volonté, dans les partis pris de
caste et d éducation pour assurer avec autorité que la pas-
sion a dit enfin son dernier mot.
Dans une très belle étude sur les Origines de la France
contemporaine de Taine, M. Brunetière écrivait en 1885 :
« Il n'est pas superflu d'ajouter que le libéral M. de Mont-
losier lui-même n'hésitait pas à reprendre la thèse de Saint-
Simon et de Boulainvilliers, et, contre tel hobereau dont les
ancêtres, comme ceux de M. Jourdain, avaient peut-être
vendu du drap à la porte Saint-Innocent, mais qui n'en
revendiquait pas moins au nom de la conquête franque ses
privilèges d'ancien régime, il fallait qu Augustin Thierry,
relevant l'attaque, reprit et commentât encore les fières
paroles de Sieyès. » Eh bien! ce retour offensif de Guizot
ou de Thierry n a pas terminé les hostilités et d autres
devront leur succéder dans le champ clos. Les penseurs
de 1820 eurent presque toutes les illusions qu ils condam-
naient chez leurs prédécesseurs au nom du sens historicjue;
à leur tour ils furent des hommes passionnés, dont les pas-
sions n'avaient changé que de nom. Ils crurent jugés sans
appel des procès qui traîneront longtemps encore; en
revanche, ils estimèrent près de sortir du néant des sen-
timents altruistes que l'humanité n'a jamais connus et ne
XXVI INTRODrCTION
connaîtra pas de sitôt. Non, Fesprit de la conquête, l'impé-
rialisme, n'est pas mort : il est seulement, avouons-le, tou-
jours prêt à changer de patrie et de parti, de mot d'ordre
et de drapeau : à passer des Celtes aux Germains, des
Latins aux Saxons, de Boulainvilliers à Sieyès, du château
à l'atelier, peut-être un jour de la famille blanche à la race
jaune; il garde son caractère dans ses voyages, et c'est
folie de l'oublier.
Et n'est-ce pas au fond l'esprit de conquête qui allait
susciter et nourrir tout d'abord une thèse historique des-
tinée à élargir, en se l'annexant jusqu'à un certain point, le
féodalisme ou germanisme français du dix-huitième siècle?
Nous voulons parler du germanisme national et allemand
du temps présent. Parallèlement à l'idée abstraite et clas-
sique d humanité, l'époque moderne a vu grandir la con-
ception de la nationalité et de la race. Après la rupture de
cette unité européenne au moins idéale qu'avaient créée au
moyen âge la catholicité et le Saint-F^mpire, chacun des
groupes ethniques mis en situation de faire entendre sa
voix dans le monde, par le crédit de ses savants, mais sur-
tout par la puissance de ses armes, incomparable résonna-
teur, comme les événements ne l'ont que trop démontré;
chacune des grandes nations culturales s'est empressée de
faire à son profit la philosophie de l histoire. Nous 1 avons
dit, ce furent, sous Louis XIV, les Celtomanes français qui
ouvrirent la marche, comme il seyait à l'état tenu parla
France dans le groupement européen de cette époque ; long-
temps le celtisme poursuivit sa carrière, et le premier gre-
nadier de France, La Tour d'Auvergne, avait été lui-même,
avant de prendre le mousquet pour appuyer efficace-
ment ses vues, l'un de ces érudits complaisants qui décou-
INTRonUCTION xxvii
vraient partout sur le globe des Celtes et des Gaulois (1).
La réaction germanique sortit, connue nous l'avons
indique, des guerres françaises sur le Rhin, et Leibniz en
fut le premier interprète. Elle grandit au dix-huitième siècle
avec 1 ère frédëricienne dont M. I--évy Bnihl a si bien
montré l'influence latente dans la préparation des idées
patriotiques et unitaires de l'Allemagne. Les luttes de la
Révolution, Foccupation napoléonienne, la porteront à
son comble et prépareront 1813. Un de ses apôtres les plus
écoutés fut Ilerder, qui, en dépit de son cosmopolitisme
critique, désirait tant pour l'Allemagne le retour à son ori-
ginahté première. A ses yeux, 1 histoire romaine est une
« histoire de démons n , Rome une caverne de lirigands : les
Latins ont apporté au monde une >< nuit dévastatrice ».
Xon moins funestes furent les effets de la renaissance clas-
sique du seizième siècle, écho de la coiitjuete latine.
« Depuis ce temps-là, dit-il, nous avons tout reçu des
mains des Latins... Plût au ciel que l'Allemagne à la fin du
moyen âge eût été une île comme hi Grande-Bretagne. »
Et il écrivait dans sa Philosophie de lltistoire de l' hunia-
nité (2) : " L histoire du monde enregistre avec bonheur
que le système des nations germaniques a protégé les
débris delà culture humaine contre les tempêtes des siècles,
développé l'esprit pubhc en Europe et étendu lentement,
silencieusement, son action sur toutes les contrées du
(1) La race ne s'en est jamais éteinte, si l'on juge par le .Iruidisme de
Georf;e Sand, par ces tliners « celti(jues " où Renan vieilli saluait avec un sou-
rire des Hongrois, des i^ithuaniens, des Hindous, des nèjjres inènie; par l'ou-
vrage récent de -M. ToLi.MRE, Celtes et Hébreux Paris, 1899 . où il est étaMi
qu'Homère fut un barde gaulois et Tolède la Jérusalem de la l'iljle. Sur un ton
plus sérieux, M. L.-Faul iJubois nous a dit récemment en de belles études le
réveil celtique de l'Irlande, et M. J. Hardouv attribue pour une part au sang
des (Celles la supériorité grandissante des Etats-Unis dans la lutte mondiale.
(2) T. XVIII, p. 6.
xxvm INTRODUCTION
globe. " Voilà la notion du passé et le programme de
l'avenir pour le germanisme. L Europe tout entière est
Toeuvre de la civilisation barbare, et le reste du monde
attend d'être repétri à son tour avec ce levain miracu-
leux. Car, pour Herder, le rôle futur de sa race est aussi
démesuré que celui des peuples latins est minime, malgré
les apparences. « Nous avons encore beaucoup à faire, au
lieu que d'autres nations entrent dans le repos après avoir
produit ce dont elles étaient capables. »
Ces idées, d'abord adoptées par la seule Allemagne
savante, allaient se répandre hors de ses frontières par les
mêmes causes qui avaient fait pour un temps le succès du
celtisme : supériorité militaire et prééminence intellec-
tuelle, armée prussienne et universités saxonnes. Nos bisto-
riens contemporains : uniiavisse, un Yandal, unSorel, ont
bien ville résultat inattendu des victoires, puis des désastres
français au début du dix-neuvième siècle. M. de Vogiié
Fa traduit dans une langue admirable (1); il a montré
ces missionnaires de la rédemption jacobine, partis pour
réformer et libérer le genre liumain, mais emportant avec
eux « l'irréductible et trouble dépôt d'animalité » qui som-
meille en chacun de nous et s'y réveille si vite par les
nécessités du combat : convoitises, violences, despotisme
du plus fort, oppression, concussions même. « Alors com-
mence le malentendu, qui serait presque comique si les
suites n en avaient pas été si tragiques pour nous. Nos
Français se flattaient de semer dans le monde l'idée abs-
traite de liberté; la graine change d espèce sous leurs
/doigts : ils y sèment lidée d indépendance nationale. » Et
de cette réaction contre la France impérialiste est sorti le
(i) Bévue des Deux Mondes, i" février 1900. « Au seuil d'un siècle. »
INTRODUCTION xxik
siècle des races et des nationalités. Une fois de plus, la
philosophie s allio alors aux intérêts matériels, aux avidités
politiques et économiques. « .1 ai pu, poursuit ^I. de
Vogiié, suivre sur place cette in.<^énieiise collaboration de
la politique et de la science, à l'époque où les petits peuples
des Balkans s éveillaient de leur loup sommeil et récla-
maient leur indépendance. Des tuteurs complaisants délé-
guaient chez ces peuples des savants qui ne l'étaient pas
moins... archivistes qui font métier de fournir aux familles
des généalogies somptueuses. Un délire de race, des ba-
tailles gagnées avec des glossaires, des cartulaires d'ar-
chives, des chansons de folk-lore, le sang généreusement
versé pour la restauration d'une légende historique, ces
phénomènes sans précédent ont caractérisé la mentalité
politique d'une partie de l'Europe au dix-neuvième siècle. »
C'est, sur un théâtre restreint, la réalisation de la pro-
phétie de Nietzsche, que la conquête du monde se fera au
nom de principes philosophiques. Mais, avant d'instruire
ces comparses, les premiers rôles avaient naturellement
commencé par mettre ordre à leur gré dans leurs propres
papiers de famille. Nous ne saurions faire ici 1 histoire du
grand mouvement germaniste. Rappelons seulement qu'au
lendemain de la guerre libératrice, à la voix de Fichte,
d'Arndt, de Kœrner, il s'exalta jusqu'aux ridicules du teu-
tonisme. On vit la jeunesse d'outre-Rhin affichant ses con-
victions dans son costume, porter la redingote noire serrée
à la taille, le cou nu au-dessus d'un grand col rabattu, les
cheveux lonjfs et flottants, la toque foncée aux plumes
éclatantes, de vastes bottes à revers, tandis que certains
proposaient pour les femmes 1 ajustement de Tusnelda,
qui laisse à nu le sein gauche; on entendit ces patriotes
naïfs jurer par Arminius et Barberousse, chanter les forêts
XXX INTRODUCTION
de la Germanie, accompagner de leurs acclamations les
fantaisies les plus étranges du monomane Jahn, le ïurii-
vater. Avec lui, ces jeunes enthousiastes voulaient séparer
TAllemagne de la France par une ceinture de déserts que
l'on peuplerait de bêtes fauves; ou encore, avec Gœrres,
ils juraient de raser la ville de Strasbourg, en ne laissant
debout que sa vieille cathédrale gothique pour parler à la
plaine d'Alsace de la grandeur allemande. A la Wartburg,
en 1817, ils brûlèrent quelques Uvres d'allure cosmopolite
un bâton de caporal, une natte de cheveux et un corset de
femme, unissant ainsi dans une commune flétrissuie hi
réaction politique, la sainte-alHance, le despotisme mili-
taire et la frivolité welche.
La philosophie du droit avec Hugo, Savigny, Midlcr,
Haller surtout, appuyait plus ou moins décidément ces
prétentions exaltées. Hegel, malgré ses tendances fran-
çaises et encyclopédiques, leur prêtait sur le tard l'appui
de son tout-puissant enseignement, en datant de la période
germanique de l'humanité ses étonnants progrès modernes.
Gervinus, Lassen, dont nous dirons l'influence, Feuerbacli,
marchaient sur ces traces. Et le u nitendu diplomatique
de 1840, qui fit craindre à l'Allemagne une nouvelle inva-
sion française, vint encore exalter à un degré insoupçonné
parmi nous les rancunes et les prétentions de nos voisins.
En 1842, Quinet lisait avec stupeur dans le ManucA de
l'histoire universelle de Léo cette phrase caractéristique :
« La race celtique, telle qu'elle s'est montrée en Irlande et
en France, est toujours mue par un instinct bestial {llne-
rischer Trieb)^ tandis que nous antres Allemands n'agis-
sons jamais que souslimpulsion dépensées et d inspirations
vraiment sacrées. " Enfin, en 1844, Amédée Thierry, en
tête de la troisième édition de son Histoire des Gaulois,
INTRODUCTION xxxi
avouait (jue ses conclusions sur les origines celtiques et
{gauloises de la Belgique avaient soulevé dans ce pays des
protestations indignées. Les Belges tiennent à se croire
Germains. « A laigreur qui perçait sons la critique, à l'ex-
cessive sévérité des jugements portés sur nos pères com-
parés aux anciens Teutons, il m'a été lacile de reconnaître
qu'on mêlait une question de politique contemporaine à
une question d'histoire spéculative, parfaitement désinté-
ressée dans mon livre. » Telles étaient les conséquences
de la propagande germaniste. Et déjàla sciencealleinande,
non contente de mettre en valeur ses propres titres histo-
riques, jetait un regard inquisiteur et jaloux dans ceux des
différents groupes ethniques de l'Europe. Par exemple, la
carrière de Fallmerayer, le savant historien deTrébizonde
et de la Morée, offre de la sorte un aspect tout politique :
il ne cessa de mettre son savoir au service de ses préjugés
de race contre la Russie, et de travailler en ce sens l'opi-
nion publique sur les difficiles problèmes de la question
d Orient. Il dénonçait, dans les Hellènes modernes, de purs
Slaves, mal venus à prétendre quelque chose sur l'héritage
de la Grèce classique. Cependant que 1 excellent Quinet,
s'abandonnant aux impulsions de son cœur, écrivait naïve-
ment : « Je crois comprendre mieux la figure de Philo-
pœmen, son ardeur de dangers, son esprit de stratagème,
depuis que j ai senti sur mes joues les moustaches fauves
de Nikitas. » Une autre lumière de l'érudition germanique,
rs'iebuhr, retrouvait de son côté et mettait en pleine lumière
dans la primitive histoire romaine la conception féoda-
liste des deux races, l'une conquérante et patricienne,
l'autre vaincue et plébéienne. Il peignait les luttes intes-
tines de ces deux nations juxtaposées dans TEtat latin et
finissait par étendre à tout le monde antique, à Sparte, à
xxxii INTRODUCTION
Athènes, à Carthage, les lois de cet impérialisme latent.
Entre les thèses ambitieuses du germanisme grandis-
sant et les dernières tentatives dn féodahsme français
expirant, la soudure aurait pu se faire assez logi(juement,
comme on le voit. Les revendications de la noblesse en
eussent été rendues européennes par la création d'une sorte
d'Internationale de Taristocratie d'origine barbare. Thierry
signale parmi les disciples de Boulainvilliers au dix-huitième
siècle le comte du Buat, qui, à l'aide d'une érudition pui-
sée en Allemagne, fait déjà quelque effort pour se détacher
des préjugés historiques de l'école française. Et le titre de
son livre : Des oriyuies de Cnncien (jouvernement de la
France^ de l Allemagne et de l Italie^ dit assez qu'en effet
son regard a dépassé nos frontières. Toutefois, le patrio-
tisme national était dès lors un sentiment trop exigeant
pour qu'il fût prudent de risquer ce pas compromettant.
^Les émigrés seuls devaient l'oser. Et ne trouvaient-ils pas
dans l'Allemagne, attardée et féodale encore, plus d'un
aspect flatteur à leurs passions politiques? L'un d'eux,
C-harles de Villers, se rallia d enthousiasme au germanisme
le plus naïf en ses vanités : il s'en fit l'apôtre à Paris et
périt d'ailleurs victime d'une tentative d'autant plus ingrate
qu'elle se produisait à l'heure d'Iéiia et de Leipzig (1). Par
la suite, il demeurera toujours comme un parfum d'émi-
gration sur ceux qui s'essayeront à suivre ses traces. Et
nous avons vu Montlosier, bien qu'émigré lui-même,
obligé, pour être écouté, de faire place égale aux Romains,
aux Gaulois et aux Germains parmi ses vrais Français :
un {{ermanisme avoué eût semblé trop nettement dirigé
contre l ensemble de la nation après les événements de
(i) Voir notre étude clans la Revue de Paris [i" octobre 1902\
INTRODUCTION xxxm
1815, Sur la possibilité de conclure une alliance si impo-
pulaire, la réaction française, quand elle n ijjnora pas,
recula.
Les savants de profession hésitèrent moins toutefois
dans une constatation historique à laquelle ils n'attachaient
plus de portée polémique pour leur part, et Thierry écri-
vait sans ambafTcs (1) : « Le mépris intraitable des derniers
conquérants de la Gaule pour ce qui n'était pas de leur
race a passé, avec une portion des vieilles mœurs germa-
niques, dans les mœurs de la noblesse du moyen âge.
L'excès d'orgueil attaché si longtemps au nom de gentil-
homme est né en France... C'est de là qu'il s'est propagé
dans les pays gei'maniques, où la noblesse antérieurement
se distinguait peu de la simple condition d'homme libre. »
De plus modernes observateurs diraient à Thierry que les
mêmes raisons ethniques ont agi en France et en Alle-
magne, un peu plus tardivement peut-être dans ce dernier
pays. Mais, quoi qu'il en soit, il reconnaît du moins ici l'ori-
gine germanique, conquérante, impérialiste, de l'aristo-
cratie européenne.
Au contraire, il y a dans i Ancien régime, de Tocqueville,
un bien curieux chapitre (2) dans lequel, tout en consta-
tant que l'Europe du moyen cage eut partout des institu-
tions identiques, et pourtant antiromaines, l'auteur se
refuse obstinément à prononcer le mot qui donnerait la
solution du problème, c'est-à-dire l'identité ethnique de la
classe ou de la race dirigeante, le fait d'une civilisation
" gothique » étendue sur l'Europe occidentale. « Mon but
n'est pas de le rechercher... il n'entre pas dans mon sujet
de le raconter... » Telles sont les échappatoires par les-
(1) Eécit des temps méroviugicn<i^ thap. v.
(2) Chap. IV.
XXXIV INTRODUCTION
quelles, dans sa défiance obstinée des théories de la race,
le fin penseur trompe sans cesse 1 impatience d'un lecteur
qui le presserait de révéler enfin le mot de l'énigme, s il
n'était suffisamment renseigné, d'autre part, grâce aux
leçons des Guizot et des Thierry. Aussi, Rémusat, recom-
mandant l'ouvrage de son ami aux abonnés de la Bévue
des Deux Mondes (1), ne fait-il pas difficulté de proclamer
pour sa part lorigine germanique de toute l'aristocratie
européenne. L Allemagne, malgré ses sourdes rancunes
contre l'ennemi héréditaire, avait alors retrouvé des sym-
pathies parmi nous, et au lendemain de son retentissant
échec politique de 1848, on ne la craignait pas en Europe.
De plus, Rémusat venait de lire l'œuvre d'un protégé de
Tocqueville, dont l'étude fait l'objet de ce volume, nous
voulons dire [Essai sur r inégalité des races humaines, du
comte de Gobineau. Là, la soudure est faite si nettement
entre féodalisme et germanisme, que les deux concepts en
deviennent difficiles à séparer l'un de l'autre. Gobineau les
avait toutefois amalgamés, noyés presque dans un troi-
sième dont il nous reste à indiquer l'origine : l'aryanisme
proprement dit.
Peu de temps après la naissance du germanisme alle-
mand apparurent sur l'horizon scientifique les premières
lueurs de l'indologie, appelée aune si rapide et si brillante
carrière. Ce n est point ici le lieu de retracer dans ses
détails la soudaine révélation à l'Europe des langues et des
littératures de l'Inde ancienne, à l'heure même où peut-
être elles allaient disparaître pour toujours, par la faute
de leurs négligents dépositaires orientaux. Les voyages
(1) 1" août 1856.
INTRODUCTION x\xv
audacieux, les trouvailles inespérées des AïKjuetil-Duper-
ron, des Jones, ouvrirent les sources cachées ; puis on vit
entrer en ligne les érudits géniaux de la première heure,
les Colebrooke, les Schlegel, les Bopp, les lliimboldt, les
Grimui, les Burnouf, les Lassen. Et, tout d'abord, 1 Occi-
dent éprouva une sympathie purement littéraire pour des
œuvres qu'il sentait confusément parentes de sa propre
pensée. Mais bientôt les découvertes de la philologie com-
parée révélèrent l'identité d'origine du sanscrit et des
grands idiomes européens : grec, latin, lithuanien, cel-
tique, gothique. Ce fut alors une sorte d'enivrement : hi
civilisation moderne crut avoir retrouvé ses titres de famille,
égarés durant de longs siècles, et l'aryanisme naquit, unis-
sant dans une même fraternité toutes les nations dont la
langue présentait quelques affinités sanscrites (1).
Toutefois, deux courants assez nettement délimités se
marquèrent bientôt dans le sein de ce fleuve un peu trouble
encore : le courant indo-européen, extensif, accueillaul,
embrassant tout l'Occident non sémitique dans sa sym-
pathie, et le courant indo-germanique, étroit, soupçon-
neux, désireux de réserver aux seuls Germains l'héritage
précieux du Véda, et cherchant, pour exclure les voisins
(1) Aujourdlmi la mode scieiuitique a tlian<;é : on affecte de n'admettre
entre les peuples dits aryens qu'une parenté de langue n'impliquant autiinc
consanguinité de race. On a rajeuni à l'extrême les monuments littéraire» ou
artistiques des civilisations hindoues et iraniennes, au point d'y voir plutôt des
suciédanes que des prototypes de la pensée grecque, romaine et germanique.
On affirme que l'idiome lillmanien est le plus ancien du groupe, que la culture
européenne est autochtone, peut-être mère de celle de l'Asie. (Woiv le Mira <}<■
oriental de M. Ileinarh.' En un niot, le concept aryen a singulièrement pâli,
en attendant que quelque réaction érudile lui apporte un éclat renouvelé, et
plus éblouissant peut-être que celui de son précédent zénith. C'est le cours
ordinaire des choses en ce.s matières. L'idée aryenne n'en a pas moins dominé
toute la philosophie historique du dix-neuvième siècle, servi de costume à
quelques-unes des passions éternelles de l'humanité, et ce point seul nous inté-
resse ici.
XXXVI INTRODUCTION
romans ou slaves dvi partage de ces dépouilles philoso-
phiques et morales, toutes les raisons bonnes ou médiocres
qui se montraient capables de servir son avidité jalouse.
Vers le milieu du dix-neuvième siècle, l'érudition française
se voyait obligée de protester contre ce qualificatif mes-
quin et mal conformé d' » indo-germanique » . Avouons
qu'il est cependant la traduction adéquate de la plupart
des nuances aryanistes que nous aurons à considérer.
Cependant, la première ivresse de cette reconnaissance
fraternelle une fois dissipée, on ne tarda pas à remarquer
que les descendants des Aryas de l'Inde différaient assez
sensiblement de leurs cousins occidentaux; les représen-
tants de la grande compagnie commerciale britannique qui
maintenaient en respect, avec Tappui d'une poignée
d'hommes, des centaines de millions d'indigènes n'étaient
pas d'humeur à considérer ces derniers comme des égaux;
et la senl(^ nuance de leur teint les tenait à distance de la
race anglo-saxonne, si chatouilleuse sur ce point, comme
l'indique encore le préjugé de couleur aux Etats-Unis. Or
le climat expliqnait bien jusqu'à un certain point ces modi-
fications d épidémie et de mentalité; mais, par l'étude
attentive des textes sanscrits, on crut s'apercevoir bientôt
qu elles avaient d'autres causes encore. Les Aryas s'étaient
introduits en conquérants dans le Pendjab; et, par toutela
péninsule, dont ils ne soumirent d'ailleurs qu une infime
portion, ils rencontrèrent d'innombrables populations abo-
rigènes plus ou moins nègres. Les grandes épopées sans-
crites, en confirmant ce dualisme originaire de la civilisation
védique, apportaient une nouvelle contribution à la théorie
des deux races (1), éclairaient les luttes initiales entre élé-
(1) Bien loin de pâlir dans la science conlenipoi-aine, la conception des deux
races est aujourd'hui considérée par d'éminents sociolofjues comme « une loi
INTRODUCTION xxxvii
ments ethniques antagonistes, mais aussi, par une nou-
veauté que nous allons voir féconde, laissaient presseutii'
les réconciliations ultérieures et les mélamjes rapidement
consommés. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, Pavie
résumait assez bien dans ses études sur X Inde ancienne et
moderne ces constatations récentes de la science indolo-
gique. Lisons avec lui dans le Maliâbliàvatn la description
des indigènes de Flnde, (|ui s y montrent peints sous les
traits de créatures anthropophages, terrifiantes par leur
vigueur et leur férocité. Les fils de Pandou, ayant abordé
la carrière des aventures, dans laquelle Ptama s'était illustré
avant eux, se trouvent, après quelques jours de marche
dans les solitudes des forêts vierges, en présence du rak-
chasa, qui est peut-être, dans la continuité du iolk-lore
aryen, le père lointain de l'ogre du Petit Poucet.
« Or, comme les Pandavas dormaient en ce lieu, ils
furent aperçus par un rakchasa, nommé Hidimba, venu
de la forêt voisine et qui avait pris position sur un arbre.
Cet être cruel, mangeur de chair humaine, très puissant,
doué d'une force immense, noir comme la nuée en la sai-
son des pluies, à l'œil fauve, à la forme horrible, à la bouche
armée de longues dents, avide de chair humaine et tour-
menté par la faim, aux hanches pendantes, au ventre pen-
dant, à la barbe et aux cheveux rouges, au cou et aux
épaules forts comme un gros arbre, aux oreilles en pointe,
naturelle de la formation des Étals » . On retrouve dans la plus lointaine his-
toire, dans celle de l'Egypte, du Mexique, du Pérou, une classe de conquérants
étrangers, dominant la plèbe du haut de ses châteaux forts. (Voir en particulier
les œuvres de Louis Gumplovvicz, surtout Allç. Staatsrecht, Innsbriick, 1897,
p. 68 et suivantes. Et peut-être est-il vrai que, sans la contrainte de la con-
quête, la raison grandissante n'aurait pa.s suffi à créer l'appareil de coercition
nécessaire à la constitution de la cité antique, plus encore des grands États
anciens et modernes. La raison émancipée a hérité tout faits ces vastes corp.s
hàtis par la force : aura-t-elle la force de les régir de façon durable; les expé-
riences du passé en pourraient faire douter.
XXXVIII IMRODUCTIOiX
hideux à voir, regardait à loisir ces fils de Pandou, héros
aux grands chars. Les doigts levés, grattant et secouant sa
rude chevelure, à plusieurs reprises, il ouvre sa bouche
avec un bâillement, le rakchasa à la grande gueule, après
avoir regardé en bas; et, tout joyeux, l'être au grand
corps, doué d'une grande force, qui vient de flairer la
chair humaine, dit à sa sœur : « La voilà trouvée enfin, la
« nourriture que je préfère. Ma langue s'humecte de la
« graisse qui en découle; elle lèche ma bouche tout à l'en-
" tour; mes huit dents aux pointes aiguës, dont l'étreinte
« est difficile à supporter, enfin je les plongerai dans ces
« corps bien gras et bien tendres... »
Il n'est pas superflu, comme on le verra, de contempler
un instant dans cette image réaliste le nègre indigène qui
va devenir l'ancêtre des générations ultérieures des Aryas.
("-ar précisément la sœur du rakchasa, ainsi interpellée par
le monstre, ne peut contempler les princes magnanimes
sans être touchée de leur beauté. Elle s'éprend du puis-
sant Bhimaséna : elle changera de forme pour lui plaire,
et cette transformation magique de la rakchasa est une
expression poétique de l'attrait exercé sur les guerriers
blancs par les filles de couleur, qui apparurent désirables
à leurs yeux. Celle donl il s'agit ici devient parfaitement
belle par les prestiges de son art infernal; son front délicat
se rougit de pudeur, et, après quelques péripéties, elle
obtient du héros pur un mariage temporaire, tandis qu il
se reposera pour un instant des fatigues de son existence
aventureuse. De cette union sort la race métisse, et, bientôt,
le teint foncé des mulâtres l'emportera jusque dans les
familles souveraines sur la blancheur distinguée des pre-
miers rois. Peu à peu, dit Pavie, dans la société indienne,
envahie par les éléments étrangers, se montreront les vices
INTRODUCTION xxxix
du sauvage : la colère, la violence, Tamoiir du jeu, la féro-
cité, les passions grossières dont on n'apercevait pas même
le germe dans l'âme si pure de Rama, et qui sedéveloppeni
au grand jour dans les héros du Mdhàh/iânitn. Ceux-ci
n'ont plus qu'une grandeur et une vertu relatives : la légende
a beau les élever au rang de fils des dieux pour voiler par
une agréable fiction la. faiblesse de leurs inères, ils ne sont
plus que des hommes, supérieurs au reste des mortels par
quelques côtés seulement. Ajoutons qu'ils conservent mal-
gré tout des traits assez voisins de ceux de la chevalerie
du moyen âge : rois pillards, barons cantonnés sur les
pics des montagnes, d où ilsnedescendentque pouropérer
des razzias dans la plaine; sorte de féodahté oppressive,
usant de la supériorité de sa valeur et de son armement;
et les descriptions d'armes, de bannières, d'armoiries
presque, abondent dans le Maliàbhàrata. Il conviendrait
même, afin d'être complet dans l'énumération des éléments
dont est sorti l'aryanisme historique, de jeter, sur la trinité
féodale, germanique et aryenne que nous avons décrite,
l'uniforme commnn du romantisme, si fort à la mode vers
1830, et qui s'adapte si parfaitement à ces truculents per-
sonnages. Le romantisme, c'est la réaction individualiste
extrême contre les empiétements d'une société de plus en
plus exigeante avec le progrès matériel. Il s'en va, par une
pente naturelle, chercher vers les origines, avant le res-
serrement dulien social, son idéal et ses modèles. Il remonte
avec Rousseau, son père authentique, jusqu'aux forêts
vierges peuplées d'hommes des bois. Sans retourner aussi
loin, l'aryanisme doit beaucoup à Jean-.lacques, et «jui-
conque regarde vers le passé emprunte quelque chose des
ridicules et des manies de ses innombrables disciples.
L'étude de la religion des Hindous appuyait dès lors les
XL liNTRODUCTION
conclusions tirées des transparents symboles de leurs
épopées. On reconnaissait, dans ce panthéon bigarré, à
côté des dieux aryens, personnifications assez pures des
forces naturelles, d'étranges fétiches de sauvages et de
grossiers démons indigènes. Krishna, que les brahmanes
confondirent plus tard à dessein avec leur Yishnou, est, à
l'origine, une divinité dont le nom même signifie îio«r; son
visage, de couleur foncée, a le reflet bleuâtre de Taile du
corbeau; ses images gardent la physionomie fortement
accentuée qui distingue les tribus d'extraction et de caste
inférieure, adonnées au travail des campagnes. C'est le
dieu lubrique des bergers grossiers qui se plaisent aux
cultes orgiaques. Il ouvre les portes du paradis à tous les
mortels sans acception de naissance, et il apparaît an
peuple sous les traits d'un héros de la race indigène, prêt
à s'émanciper de la tutelle brahmanique.
On pressentait même dès le milieu du dix-neuvième
siècle que l'hérésie bouddhiste n'était pas très différente
en ses origines de ces réactions indigènes contre la religion
des conquérants Aryas (l). Après la période des grandes
guerres épiques, la bourgeoisie productrice prit de l'im-
portance dans la société védique, et Cakya-Mouni sera son
homme, malgré sa naissance illustre, sorte de précurseur
de Mirabeau ou de Philippe-Égalité. A ce point que les
brahmanes orgueilleux, refoulés durant mille ans par la
doctrine libérale qui condamnait les castes, ne repren-
dront le dessus qu'à grand renfort de concessions aux ins-
tincts de la populace, et en remplissant de divinités
hideuses leurs temples dégradés. Par là, non seulement
(1) M. Sénart a montré depuis dans ses belles études bouddhiques la parenté
qui lie le krichnaïsnie au vischnouïsnie et au bouddhisme, simple épanouissement
du brahmanisme populaire, i^ Voir Renax, Nouvelles Études d'histoire reliyicuse.^
INTRODUCTION X'
rhistoire intérieure de la .«rande péninsule asiatique se
montre encore dominée par une lutte de races, non seule-
ment elle offre à son tour une série de compromis suc-
cessifs entre conquérants et conquis, mais, trait nouveau,
-ces compromis sont réglés par la fusion et le mélair^e
grandissant de deux peuples que rapprochent leur longue
cohabitation. Les idées fondamentales du féodalisme et du
germanisme se retrouvent à Fautre extrémité du globe :
Francs contre Gallo-Romains, Germains contre Latins,
Aryas blancs contre nègres autochtones font à peu près
même figure; et, de plus, un réactif particulièrement sen-
sible, la teinte de Tépiderme, révèle ici une opération chi-
mique mal aperçue dans les civilisations occidentales; le
renseignement de la couleur laisse soupçonner que les
vainqueurs furent vaincus par leur propre faiblesse, que
ieurs rigides règlements de castes furent une barrière insul^
fisante aux entraînements sensuels des individus, que les
maîtres s'abaissèrent par la mésalliance, en relevant d'au-
tant la valeur de leurs anciens esclaves. Nous allons voir
cette inspiration grandir dans une imagination complai-
samment disposée, et laryanisme historique et politique,
appuyé sur les deux précurseurs dont nous avons esquissé
le développement, complété par la théorie du mélange
pour la première fois nettement systématisée, sortir tout
armé du cerveau prédestiné du comte de Gobineau.
Penseur incomplet, sans doute, par quelques côtés puérils,
mais dont l'étude est très propre à servir au moins d in-
troduction dans une sphère intellectuelle où devront vrai-
semblablement s'acclimater les poumons des enfants du
vingtième siècle.
LE COMTE DE GOBINEAU
ORIGINES ET JEUNESSE
Il est un écrivain français, mort depuis plus de vingt ans,
qui, presque ignoré de son vivant dans son pays d'origine, y
demeurerait oublié pour jamais si certaines tendances de sa
pensée et, plus encore, certaines (^rconstances de sa vie
n'avaient appelé sur lui l'attention d'un des cénacles les plus
actifs de la pensée contemporaine : cénacle groupé au sein
d'une nation étrangère dont l'opinion et la voix se trouvent
avoir, pour plusieurs motifs, un retentissement exceptionnel
à l'heure présente. De la sorte, ce nom, déjà emporté au
loin sur les ailes du Temps, semble répercuté soudain par
un éclio puissant vers les lieux où jadis il se perdit dans
le tumulte de la foule, et les esprits attentifs se surprennent
à prêter l'oreille pour chercher la cause d un phénomène si
singulier.
La renommée allemande de notre compatriote le comte de
Gobineau est l'œuvre de Richard Wagner et de ses disciples.
Si les rares nouvelles qui en passèrent le Rhin n'ont trouvé
jusqu'ici en France qu'une fugitive attention, l'on connaîtra
bientôt les raisons d'une semblable réserve. Mais, au prix
de quelque effort d'objectivité, s'il est nécessaire, ne serait-il
pas intéressant d'examiner enfin les titres de cette gloire inat-
tendue, en se plaçant sur le terrain même où ses germes furent
semés dans l'obscurité longtemps avant que des mains exoti-
ques s'avisassent d'en exploiter, à leur bénéfice, les profuses
moissons. Et ce travail napparaitrait-il pas plus utile encore
si nous en devions voir non seulement satisfaite notre curiosité
2 LE COMTE DE GOBINEAU
légitime, mais encore accrue notre intelligence des problèmes
politiques et sociaux de notre âge?
Il existe depuis quelques années en Allemagne une " Asso-
ciation gobinienne " (Gobineau-Yereinigung), qui compte
parmi ses membres des Français (1) aussi bien que des Alle-
mands, mais à la tète de laquelle figurent le professeur Ludwig
Schemann, de Fribourg-en-Brisgau ; M. de Wolzogen, wagné-
rien plus célèbre encore que le précédent, et le prince Phi-
lippe Eulenburg, un fidèle, lui aussi, de Bayreuth. Cette énu-
mération établit suffisamment le caractère plutôt germanique
de la célébrité actuelle de l'écrivain français. Ces zélateurs
convaincus se proposent, à titre de but immédiat, la traduction
allemande des oeuvres principales du comte. Et déjà les Nou-
velles asiatiques^ la Renaissance et VEssai sui' rinéfjalité des
races humaines ont été mis à la portée de nos voisins dans leur
langue maternelle. — En exposant à ses concitoyens les
grandes lignes de ce projet d'édition, M. Schemann s'exprimait
de la sorte : « Grâce à la chaleureuse et infatigable propa-
gande de Richard Wagner, un petit groupe restreint, mais
choisi, est convaincu parmi nous depuis des années qu'on doit
considérer le comte de Gobineau non seulement comme un
précurseur, un initiateur dans les sphères les plus fécondes de
l'histoire culturale. » Ailleurs, dans l'introduction des Nou-
velles asiatiques, qu'il a traduites tout d'abord, le même publi-
ciste proclame Gobineau « l'un des hommes en tous points les
plus extraordinaires de ce siècle, pourtant riche en esprits
éminents " , ou encore " l'un des plus grands parmi ces héros
inspirés de Dieu, sauveurs et libérateurs envoyés par Lui à
travers les âges » (2). Que si l'on s'étonnait d'abord en
présence de telles effusions, nous rappellerions que l'on se
trouve en compagnie Avagnérienne; or c'est là le stvle habi-
(1) On peut en compter en 1901 une dizaine contre cent cinquante Alle-
mands.
(2) M. Schemann a publié dans la Revue des Deux Mondes des 15 octobre
et 1" novembre 1902 des lettres de Mérimée à Gobineau précédées d'une
introduction biographique qui peint son état d'esprit et ses sentiments vis-à-vis
de notre compatriote.
ORIGINES KT JEUNESSE 3
liiel de la liturgie dans une petite chapelle où les qualificatifs
pompeux sont de rijjueur et font partie du canon de l'office.
Qu'y a-t-il de mieux à faire cependant, en présence de sem-
blables promesses, que de tirer proHt, s'il est possible, d'en-
seignements théoriques qu'on nous annonce si précieux, et de
chercher notre part tardive en des jouissances artistiques
qu'on nous promet à ce point raffinées.
Le comte Joseph-Arthur de Gobineau naquit à Ville-d'Avray
le 14 juillet 1816 (1), et c'est une singulière ironie du destin
qui contraignit un ennemi si décidé de la Révolution française
à fêter tout ensemble chaque été l'anniversaire de sa naissance
et celui de la prise de la Bastille. Son père fut officier dans la
garde royale; son grand-père avait été conseiller au parlement
de Bordeaux, et cette famille de robe faisait néanmoins
remonter son origine à la maison féodale normande de
Gournay : généalogie audacieuse dont nous reparlerons lon-
guement, car elle a joué un rôle capital dans l'existence du
dernier rejeton mâle de la race. Trois tendances, qui, se
composant entre elles, imprimeront par leur résultante une
(1) Les uniques sources actuelles de la biographie de Gobineau sont, à part
'les confidences de ses ouvrajjes, quatre esquisses sorties de la plume d'ainis
personnels. Deux d'entre elles ont une orij^ine française : ce sont les introduc-
tions placées en tète de deux publications posthumes, la seconde édition de
VEssai sur iinéjalité des races (Paris, Didot, 1884) et le poènie à' Aniadis
(Pion, 1887). La signature de l'une est B., de l'autre, MUT.
En Allemagne, les Bayreuthcr Blalter ont consacré deux articles à la
mémoire du comte. Le premier, paru au lendemain de sa mort (1882, numéro
de novembre-décembre), est anonyme et intitulé : Graf Arthur Gobineau, eiii
Erinncrunqshild ans Wafutfried : iï repose évidemment sur des conversations
et des confidences iccueillies par le cercle wagnérien. Le second (1886, numéro
de mai), par Philippe von liertefeld : Fine Eriimerung an Graf Arthur Gobi-
neau, offre quelques souvenirs sur ses dernières années.
Le professeur Schemann prépare cependant une biographie définitive d'après
les papiers du comte, dont il est le dépositaire.
Enfin, au moment où notre volume allait être imprimé, a paru une étude du
docteur E. Krctzer : J. A. Graf von Gobineau. Sein Lcbcn iind sein Werke
(Leipzig, 1902). Au point de vue biographique, elle ne renferme presque rien
qui ne se trouve aux sources indiquées, mais nous a fourni pourtant quelques
détails utiles. Quant au point de vue critique, il y est assez voisin de l'attitude
adoratrice du professeur Schemann.
A LE COMTE DE GOBINEAU
direction toute particulière à son esprit, apparaissent déjà dans
son éducation. Tout d'abord le point de vue légitimiste, nobi-
liaire et calliolique. Son père, Louis de Goljineau, sortit de
France pendant les Gent-Jours et s'en alla à Gand comme offi-
cier d'ordonnance du comte d'Artois; aussi ce fidèle des fieurs
de lys con?idérait-il « Voltaire comme le diable, et Charles X
comme un saint". D'autre part, un oncle d Arthur de Gobi-
neau, Thibaut-Joseph, qui ne se maria point et le fit son
héritier à sa mort, survenue en 1855, exerça peut-être, dans
le même sens, une intluence plus grande encore sur son carac-
tère. Vers sa dix-neuvième année, Arthur fut en effet envoyé
à Paris vers ce parent singulier, qui après 1830, employant
toute son énergie à conspirer pour le rétablissement des Bour-
bons de la branche aînée, était devenu, sous l'empire de cette
idée fixe, un parfait original. Sans cesse plongé dans la lecture
des journaux, où il épiait le moindre indice favorable à ses espé-
rances, il accueillit tout d'abord son neveu sans lui adresser la
parole et le fit conduire à sa chambre par un domestique.
Durant trois semaines, le maniaque persista dans le même
mutisme vis-à-vis de son hôte, jusqu'à ce que ce dernier,
désespéré par une attitude si étrange, le menaçât de se tuer
sur place si pareille situation se prolongeait. A la suite de cette
énergique protestation, il obtint un traitement un peu plus
acceptable. Ajoutons enfin à ces impressions de jeunesse,
sur lesquelles le comte aimait à revenir dans ses dernières
années, que sa sœur unique se fit religieuse bénédictine à
l'abbave de Solesmes. Un tel ensemble de traditions et de
souvenirs n'est pas sans laisser après soi une trace ineffaçable :
la vie et la réfie.xion pourront détacher Gobineau de certains
préjugés, il se montrera toujours capable d'y revenir à l'im-
proviste, et c'est sans doute le secret de ces palinodies qui
surprennent au cours d'une étude attentive de son œuvre.
Le second élément original de sa formation intellectuelle
fut le contact germanique, alors assez exceptionnel pour un
de nos compatriotes. Le hasard, dit un de ses biographes
français, a permis que son précepteur ait été un ancien élève
de l'université d'Icna : il fut donc familiarisé de très bonne
ORIGINES KT JEUNESSE 5
heure avec les difficultés de la langue allemande et avec les
méthodes d'enseignement qui lui sont propres. A l'âge de qua-
torze ans, il fit en compagnie de sa mère un voyage dans le
grand-duché de Bade, au cours duquel un séjour de quelques
mois entre les murs d'un vieux burg lui laissa des impressions
profondes. Par là les idées qui devaient dominer sa vie
auraient dès lors commencé de s'esquisser dans son esprit, et
trois années d'études classiques au collège de Bienne, en Suisse,
ne firent qu'en confirmer le dessin et en arrêter les contours.
L'anonvme des Bayreuther Bldtter amplifie même ces rensei-
gnements et nous assure qu'il « passa son enfance en Alle-
magne II . Quoi qu'il en soit, l'impression de cette période
intellectuelle fut durable et l'érudition d'outre-Rhin resta le
phare de sa pensée historique.
Enfin, une troisième préférence se développa prématuré-
ment chez l'écolier : celle de l'Orient, des langues et des civi-
lisations asiatiques. Il a raconté sur le tard à ses amis de Bay-
reuth qu'il haïssait un de ses professeurs pour en avoir été
contraint à une trop grande assiduité dans l'étude de l'anti-
quité romaine. L'aversion instinctive de la latinité se serait
donc révélée en lui dès son aurore, car ce fut, assurait-d, aliii
de braver ce tvran et de lui démontrer que la paresse n'entrait
pour rien dans ses répugnances qu'il se plongea dans l'étude
de la philologie orientale. « En moi, tout était déjà personna-
lité, » ajoutait-il avec orgueil au souvenir de cette résolution
juvénile qui fait songer aux débuts d'un Stendhal. A douze
ans, les Mille et une inu'ts étaient à ses yeux le poème par
excellence, et son jeu favori consistait à mettre en action ces
récits merveilleux. Peu à peu, la famdiarité des conteurs
arabes avait communiqué à son langage un accent vif et
coloré; 11 s'exprimait volontiers en paraboles et improvisait
pour l'amusement de sa sœur et de ses amis les histoires les
plus fantaisistes : témoignage initial des dons Imaginatifs si
prépondérants dans son âme et qui réclameront leur rôle dans
ses plus arides recherches. Il exigeait même que son auditoire
s'assît autour de lui à la manière orientale et se revêtit de
costumes analogues à ceux de ses héros supposés. Aussi,
6 LE COMTE DE GOBINEAU
lorsque, pour complaire à son père, il se prépara sans grande
conviction aux examens de l'école de Saint-Gvr, les caractères
persans et sanscrits se substituèrent-ils trop souvent aux for-
mules algébriques sur les tableaux de l'école.
Il obtint enfin la permission de renoncer à la carrière des
armes et d'obéir à sa vocation savante ; mais le résultat d'une
formation intellectuelle si capricieuse fut de lui interdire les
grades universitaires les plus humbles, de le laisser en quelque
sorte un autodidacte, un fantaisiste, un amateur même. C'est
là une prédisposition à la vue incomplète des choses, une pro-
babilité grande d'erreur et de partialité, mais peut-être, en
revanche, la condition la plus favorable à Toriginalité de la
pensée.
Ajoutons qu'on trouvera beaucoup de romantisme en Gobi-
neau, trait peu surprenant si nul homme de sa génération n'a
entièrement échappé à cette mode intellectuelle, et si pourtant
la plupart de ses contemporains étaient moins préparés par
leur caractère et par leur milieu à en accepter la tyrannie.
En résumé : atmosphère familiale imprégnée des effluves
féodaux du légitimisme intransigeant; contact prolongé avec
le germanisme, alors en plein épanouissement; sympathies
préparées par le commerce de l'Inde et de l'Iran avec les
ambitions de ce germanisme, occupé dès lors à se développer
en aryanisme universel; enfin romantisme instinctif (1) jusque
dans les aridités de la spéculation ethnographique, nous
retrouvons en cet esprit qui s'approche de sa maturité tous
les traits que nous avons signalés et analysés d'avance comme
les sources de l'aryanisme sous sa forme politique, historique
et ethnique.
Après 1830, Arthur de Gobineau, tenu à l'écart de toute
carrière officielle par les opinions immaculées des siens, vécut
(1) Il serait amusant de rapprocher à quelques points de vue Gobineau de
Barbey d'Aurevilly, le dernier-né du romantisme. Normand authentique, celui-
là, et se donnant, avec plus de raison que le comte, pour descendant des
« corsaires » du Nord; exagérant le catholicisme et le légitimisme fantaisistes,
et d'ailleurs unissant trop souvent la naïveté à la truculence. Il a, pour sa
part, ses fidèles au delà du Rhin. (Voir notre étude sur la réaction contre le
féminisme en Allemagne, Bévue des Deux Mondes^ 15 avril 1899.)
ORIGINES ET JEUNESSE 1
d'abord quelque temps au fond de la lîretagnc, dans un
milieu provincial « fort respectable, mais fort étroit, qui ne
pouvait qu'ennuyer un jeune homme déjà plein d'ardeur et de
curiosité d'esprit " . 11 dut pourtant trouver quelque distraction
à considérer avec intérêt, sinon avec sympathie, l'existence et
le caractère des paysans armoricains, car on rencontre dans
son grand ouvrage des observations précises sur leur constitu-
tion physique et morale. — "Vers 1835, il se rendit à Paris
auprès de l'oncle original dont nous avons parlé, et, réduit
pour toutes ressources financières aux libéralités intermittentes
de ce quinteux personnage, il mena jusqu'en 1848 une exis-
tence difficile et solitaire de travailleur acharné, poussant plus
avant ses études orientales et recueillant dès lors les matériaux
de son Essai sur l inégalité des races; car cette œuvre témoigne
d'une lecture considérable et n'a pu être improvisée durant
les loisirs de la carrière diplomatique, qu'il venait d'entamer,
lorsqu'il la publia en 1853 et 1855. — Sa collaboration était
acceptée bientôt par le Joiamal des Débats (1) et par la Revue
des Deux Mondes. Dans ce dernier recueil, on rencontre à la
date du 15 avril 1841 une étude sortie de sa plume sur Capo-
distrias, l'homme d'État grec qui venait de disparaître de la
scène politique. Il n'est pas superflu de s'arrêter un moment à
ce premier écrit : le style en est déjà assez personnel, quoique
affectant la tenue grave et gourmée mise à la mode par l'école
doctrinaire; les jugements montrent l'auteur fort au courant
de la question d'Orient et décidément opposé à l'action russe
dans la péninsule balkanique, ce qui était du reste la tendance
générale de l'Europe occidentale en ce temps. Mais, circons-
tance frappante si l'on songe à ses doctrines futures, il se révèle
dans ces pages assez peu sympathique aux façons autoritaires
de Capodistrias, assez indulgent à l'indiscipline foncière des
Grecs contemporains, en un mot très voisin de Stendhal.
a A un peuple joyeux, moqueur, ami de l'indépendance, il
voulut opposer les assimilations et les classifications qu'il avait
(V) Du moins sou biof;raplie de l'JB'.s'.frti l'affirme ; mais on ne trouve pas son
nom dans la liste des collaborateurs de cette feuille qu'a donnée le Livre du
Centenaire du Journal des Débats.
8 LE COMTE DE GOBINEAU
admirées dans le Nord... S'il eût tenu les yeux fixés non sur le
pouvoir absolu dans Nauplie, mais sur l'entrée d'un citoyen
chef d'autres citoyens dans Constantinople régénérée, un Tite-
Live, un Tacite, un Machiavel, eussent été fiers plus tard de
raconter ses actions... Vienne le jour où la France bien ins-
pirée se souviendra que la révolution grecque attend l'arme
au bras son signal pour continuer sa route, et le monde entier
verra qui doit l'emporter du bon droit ou de la rapacité des
vainqueurs de Beyrouth et de Saint-Jean-d'Acre. » Ces lignes,
qui sont d'un libéral philhellène à la mode du temps, feront
sourire quiconque connaît les œuvres de la maturité de Gobi-
neau. Il n'y a rien là de ses idées ultérieures, rien même des
vues ethniques contemporaines d'un Fallmerayer : et il n'est
pour ainsi dire pas un de ces qualificatifs bienveillants qui
n'eût plus tard révolté notre homme sous la plume de tout
autre publiciste. Ajoutons quà vingt-cinq ans on reficte plutôt
qu'on n'éclaire de ses propres rayons. La crise de 1818 et le
cours des années dégageront la personnalité du jeune pen-
seur. Si nous ajoutons à ces graves travaux quelques essais
poétiques sans intérêt (1) qu'il publia dès lors, inaugurant
par là une constante et assez malheureuse propension versifi-
catrice, nous aurons dit tout ce qui nous est connu de cette
(1) Ce sont : en ISt-V, un drame ultra-romantique en trois actes et un pro-
lojjue intitulé : les Adieux de don Juan., et portant en sus-titre cette indica-
tion mystérieuse : les Couains d'his; puis, en ISVG, la Chronique riméc de
Jean C/tonan et de ses compagnons, où les opinions légitimistes de l'anteur se
donnent libre cours par la peinture épique de la contre-révolution dans le
Maine. Le professeur Schemann indique encore parmi les œuvres du comte
trois romans sans date fixe : le Ptisonnier chanceux, dont nous n'avons pu
retrouver aucune trace bibliographique; Ternove, que le docteur Kretzer iden-
tifie assez vraisemblablement (en conséquence d'une communication verbale
mal comprise) avec le Voyage à Terre-Neuve de 1801, dont nous parlerons en
son lieu; enfin, les Aventures de Nicolas Belavoir. Les années 1852-1853 ont
vu paraître en effet sous ce dernier titre un roman en quatre volumes in-S",
dont l'auteur se dissimule sous le pseudonyme d'Ariel des Feux: c'est une imi-
tation de Dumas père, et l'intrigue qui se noue en 1588 rappellerait sans doute
assez exactement la Dame de Monsoreau. Mais Gobineau était plongé à cette
époque dans la préparation de son ouvrage capital : VEssai sur l'inégalité
des races humaines, qui parut en quatre volumes de 1853 à 1855; et on
ne l'imagine pas volontiers occupé simultanément de deux si dissemblables
besognes.
ORIGINES ET JEUNESSE 9
période de recueillement et de préparation dans son existence.
Les événements de février et de juin allaient modifier le
cours de sa destinée. Fréquentant quelques salons littéraires,
ceux des Rémusat, des de Serre, des peintres Ary et Henri
Scheffcr, il avait mérité le suffrage honorable et précieux
d'Alexis de Tocqueville. Et ce spéculatif, devenu pour un
moment ministre des affaires étrangères du prince Louis-Napo-
léon, donna à son jeune ami une haute marque de confiance et
de distinction en Tappelant au poste de chef de son cabinet.
Aussitôt après la chute de son protecteur, Gobineau obtint
comme compensation un poste de secrétaire à la légation de
Berne. Il ne cessa dès lors de poursuivre une carrière diplo-
matique qui le conduisit à travers l'Europe, l'Asie et l'Amé-
rique jusqu'à l'année 1877, époque de sa retraite définitive,
qui ne précéda sa mort que de cinq ans.
Ce fut pendant son séjour à Berne et à Francfort que ses
idées, stimulées et mûries plus rapidement encore par les con-
vulsions sociales du milieu du dix-neuvième siècle, se conden-
sèrent dans cet Essai sur l'ùit-galùé des races humaines, le
plus important de ses ouvrages, qui parut, par moitiés, chez
Didot en 1853 et 1855, et va nous arrêter longuement C'est en
effet le seul de ses écrits qui ait exercé une influence directe
sur certains ouvriers de la philosophie contemporaine. Les
autres, non moins intéressants par quelques côtés, nous feront
jjlutôt pressentir et comprendre des mouvements parallèles à
leur propre direction : ils ne sauraient prétendre à les avoir
suscités, au lieu que YEssai a été lu et commenté à diverses
reprises par les esprits actifs au sein de l'Europe pensante.
Nous nommerons la période théorique (on pourrait presque
dire utopique) de l'existence du comte, celle qui vit la prépara-
tion et la publication de ce travail important.
LIVRE PREMIER
PÉRIODE THÉORIQUE
L "ESSAI SUR L'INÉGALITÉ DES RACES HUMAINES
CHAPITRE PREMIER
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
C'est une entreprise fort difficile que de fournir une vue
nette sur cette œuvre touffue, dépourvue de proportions dans
ses parties, souvent contradictoire dans ses termes, qui s'ap-
pelle VEssai sia- l'inégalité des races. L'état d'âme qui s'y
révèle ne saurait être pénétré d'un seul coup d'œil : il est trop
éloigné de nos habitudes intellectuelles et de notre formation
classique ; on devra s'insinuer peu à peu dans la familiarité d'un
penseur aristocratique qui se montre médiocrement enclin
à faire les premiers pas vers les néophvtes. Ajoutons dès
à présent qu'on se verra récompensé d'une patience méritoire
par la profusion d'aperçus originaux et de suggestions impré-
vues qu'en apporte incontestablement le commerce. Pour
rompre plus rapidement la glace entre nouvelles relations,
nous nous efforcerons d'emplover fréquemment les termes
mêmes de Gobineau au cours de notre exposition de ses
théories. Son style nerveux et pittoresque peint à lui seul
sa personnalité si marquée et demeure souvent le costume
indispensable d'arguments qui, perdant leur aspect extérieur^
12 LE COMTE DE GOBINEAU
dépouilleraient du même coup toute puissance de persuasion.
Le livre est dédié au roi Georges V de Hanovre, dont la
maison souveraine, assise sur le trône de la Grande-Bretagne
depuis Georges I", régit, vers 1850, deux des rares nations
demeurées quelque peu aryennes à notre époque. Ce prince
est connu d'ailleurs dans l'histoire du dix-neuvième siècle
pour ses sentiments absolutistes, et le morceau qui lui est
adressé débute, comme il convient, par un double cri de
guerre germaniste et féodaliste : d'un côté, par une apologie
des peuples germains longtemps méconnus, mais se montrant
à nous " aussi grands et aussi majestueux que les écrivains du
Bas-Empire nous les avaient dits barbares» ; de Tautre, par un
défi jeté à Técole démocratique : " Puisque les faits positifs
abondent désormais, il n'est plus loisible d'aller avec les théo-
riciens révolutionnaires amasser des nuages pour en former
des hommes fantastiques et se donner le plaisir de faire mou-
voir artificiellement des chimères dans des milieux politiques
qui leur ressemblent. " L'horreur de l'égalité préchée par les
démagogues de tous les âges, voilà la raison d'être de VEssai
SU7' linégalité des races^ inscrite dans son titre même, et l'au-
teur y uisistera sans cesse. S'il démontre que la valeiu- intrin-
sèque d'un yjeuple dérive de son origine ethnique, on devra,
bon gré, mal gré, dit-il, restreindre, peut-être supprimer, tout
ce qu'on nomme égalité. Et il se fait fort de donner, pour éta-
blir l'inégalité des races humaines et la prééminence d'une
seule sur toutes les autres, des preuves » incorruptibles comme
le diamant » , sur lesquelles « la dent vipérine de l'idée déma-
gogique ne pourra mordre (1) » .
Vivant et incisif exorde, comme on le voit! Pourquoi faut-il
avouer aussitôt que les premières pages du livre, consacrées à
des considérations préliminaires sur les lois naturelles qui
régissent les sociétés, ne répondent pas à ce début, et laissent
au contraire une impression si vague qu'elles ne nous per-
mettent pas en somme de faire dès à présent la connaissance
du véritable Gobineau. L'auteur semble mal assuré de ses
(1) Essai, t. I, p. 221. (Nous citons d'nprès la 2'= édition. Didot, 1884.)
CHAPITRE PREMIER 13
forces et de la solidité du terrain sur lequel il s'avance : on
dirait ces lignes écrites avant 1848, peu après l'étude sur
Capodistrias, par un homme encore incertain de sa vocation
combative. En effet, s'il y étale une modération qu'il oubliera
souvent par la suite, il y porte en revanche une mollesse de
touche qui ne lui est pas habituelle. Et ses arguments sont
pour la j)Iupart médiocres et puérils, laissante peine discerner
les lignes fondamentales de son système sur l'origine et le
déclin des civilisations humaines (1).
Afin de déblayer un champ déjà trop encombré par les ten-
tatives de précédents théoriciens, l'auteur de VEssai passe
d'abord en revue les explications que nous devons rejeter
quand nous examinons les causes du progrès ou de la stagna-
tion d'un empire. ]N'en cherchons pas le secret dans des insti-
tutions plus ou moins rationnelles, comme le tenta trop sou-
vent le tlix-huitième siècle : les meilleures constitutions sont
impuissantes quand le peuple dont elles règlent les destinées
ne vaut rien. Voyez par exemple les iles Sandwich, où, en
dépit d'une chambre haute, d'une chambre basse, d'un minis-
tère responsable, tl'un roi légitime, les missionnaires améri-
cains protestants décident seuls, despotiquement, en dernier
ressort, et forment le rouage indispensable d'une machine où
leur place n'était point marquée. Yovez surtout Haïti, où,
deri'ière le pompeux décor de la législation européenne,
règne une anarchie nègre en tous points semblable à celle du
Dahomey-
Mais il est pour les vues ethniques de Gobineau une plus
dangereuse concurrence que celle de la panacée des deux
chambres : c'est la théorie des climats, des milieux physiques,
introduite dans la science historique par Montesquieu, Herder,
Hegel; et, en fait, telle en est la force persuasive que l'auteur
se voit contraint de lui faire, dès les premières pages, quelques
(l) C'est jiourtant ceUe partie lliéorùjue de l'Essai qui a inspiré au docteur
Paul Kleinecke une telle admiration qu'il vient de l'exposer dans une brochure
spéciale ((ioOineaus Rasseiitlieurie, Berlin, 1902) et presque dans les termes
mêmes de VEssai, afin d'appeler l'attention de ces compatriotes sur cet ouvrage
capital du « puissant penseur « français.
14 LE COMTE DE GOBINEAU
concessions dissimulées (1) et de lui accorder plus encore
dans la suite de ses travaux. Néanmoins, il se déclare, en
principe, son adversaire décidé. Le rôle d'un peuple dans
l'histoire demeure, à son avis, tout à fait indépendant des
lieux qu'il habite. Tvr et Sidon ne dressèrent-elles pas leurs
comptoirs sur une cote aride, rocailleuse, étroitement res-
serrée entre la mer et d'abruptes chaînes de montagnes?
Athènes est encore étouffée « dans la poussière blanchâtre qui
couvre ses campagnes et ses maigres oliviers » . Rome se dresse
dans la situation topographique la plus défavorable. Pourquoi
d'ailleurs verrait-on l'épanouissement, puis la décadence de la
culture au sein d'une région dont le climat n'a pas changé
dans l'intervalle? Où sont Ninive, Carthage, jadis reines du
monde? « Malgré le vent, la pluie, le froid, le chaud, la
stérilité, la plantureuse abondance, partout le monde a vu
î fleurir tour à tour et sur les mêmes sols la barbarie et la civili-
! sation » (2) . Non que la situation géographique ne joue quelque
rôle dans le destin d'une cité : Constantinople ou Alexandrie
sont parmi ces sites favorisés de la nature qu'on peut appeler
les clefs du monde. Mais le rôle préparé de la sorte par le
milieu, une nation « le joue bien, le joue mal ou même ne le
joue pas du tout suivant ce qu'elle vaut » . Prenez l'isthme de
Panama; bâtissez-y une ville et faites que les deux océans
s'unissent sous ses murs; puis soyez libre de la peupler d'une
colonie à votre gré : le choix auquel vous vous arrêterez
déterminera l'avenir de la cité nouvelle. Bien plus, que la race
soit vraiment digne de la haule fortune à laquelle elle aura été
appelée, et si l'emplacement choisi n'est pas propre à déve-
lopper tous les avantages de l'union des deux mers, « cette
population (3) le quittera et ira ailleurs déployer en toute liberté
les splendeurs de son sort. »
(1) C'est ainsi qu'il accepte l'action modificatrice du milieu au cours de ces
convulsions géologiques des premiers .îges décrites par Cuvier (t. I, p. 140), mais
croit que depuis lors la nature assagie a perdu son omnipotence; et il raillera
(t. II, p. 503 , à propos des indigènes américains, «cette solution bizarre que si
ces sauvages sont d'un jaune pâle, c'est que l'abri des forêts leur conserve le teint. »
(2) T. I, p. 37.
(3)T. I,p. 61.
CHAPITRE PREMIER )5
Indiquons des à présent le motif qui, renforcé sans doute
par des instincts originaires, porta cependant par sa propre
vertu 1 auteur de VEssai à restreindre outre mesure le rôle
externe du milieu, pour exagérer les conséquences du don inné
de la race : c'est la faible durée qu il attribue au passé du
glol»e. Dans sa dédicace au roi de Hanovre, il parle des Yédas,
où sont racontés des faits « bien proches du lendemain de la
création; et. dans sa conclusion, il fixera à sept mille ans envi-
ron 1 âge actuel de 1 humanité. Or. si la science contemporaine
a pu élargir 1 action du milieu jusqu à lui annexer avec une
probabilité suffisante les immenses inégalités de la race, c est
grâce à un bien autre recul, à une perspective infiniment plus
étendue vers les lointains du passé. ^lais en effet un esprit
prévenu de différente sorte, tel que fut celui de Gobineau dès
sa jeunesse, devait se révolter contre des conclusions qui
apparaissent à bon droit téméraires, contre des métamor-
phoses qu'on a raison de juger impossibles, au cours des
brèves périodes qu atteint 1 histoire positive, et qui enfer-
maient à ses yeux la totalité de l'évolution humaine. Il faut
de toute nécessité réduire en ce cas à un coefficient minime
l'action du milieu et se retourner avec un acte de foi très
humble vers une conception entièrement métaphysique de la
race.
Le milieu écarté tant bien que mal, il restait à discuter une
puissante influence, à laquelle la philosophie de l'histoire lais-
sait, depuis Bossuet, une action sinon exclusive, comme le veut
le Discours sur Ihistoire universelle^ du moins prépondérante :
la volonté du ciel et l'inspiration de la religion. Question déli-
cate pour Gobineau, dont nous avons dit que les traditions de
famille et même, nous le croyons volontiers pour le temps de
sa jeunesse, les convictions personnelles venaient ici traverser
les préférences théoriques. En effet, si. par la suite, nous nous
voyons obligé de présenter quelques réserves sur la nature et
la portée de ses sentiments chrétiens, il faut avouer que. dans
VEssai^ il se montre un fils docile de lEglise romaine; que,
dès la dédicace de l'ouvrage, il vante à titre de source histo-
rique les premiers chapitres du Livre saint, » cet abîme d'asser-
16 LE COMTE DE GOBINEAU
lions dont on n'admire jamais assez la richesse et la rectitude. "
Tandis que plus loin, le cœur soulevé de dégoût au spectacle
de la décadence romaine, il s'arrêtera néanmoins pour rendre
hommage aux Pères de l'Eglise, individualités admirables au
sein d'une foule abâtardie, « inspirés par un sentiment surhu-
main, illuminés par une flamme qui n'est pas terrestre. » Et
certes d'autres aryanistes, moins respectueux, ne se feront pas
faute d'interroger les Augustin, les Ambroise, les Tertullien
sur la race dont ils ont droit de se recommander. Enfin, con-
templant au terme de son étude les sombres destinées qu'il
prédit au genre humain. Gobineau s écrie avec amertume :
a Je naffirmerais pas non plus qu il fût bien facile de s inté-
resser avec un reste d'amour aux destinées de quelques poi-
gnées d'êtres dépouillés de beauté, de force, d intelligence, si
l'on ne se rappelait ({u'il leur restera du moins la foi religieuse,
dernier lien, unique souvenir, héritage précieux des jours
meilleurs. » Mais la lecture de ces lignes émues fait déjà pres-
sentir que leur auteur ne veut attribuer à la religion aucune
vertu civilisatrice cl, en somme, aucun rôle dans l'évolution
des sociétés; on dirait qu'il a senti d'instinct, sans se l'avouer
nettement, une vérité qu'établit de manière inébranlable
l'étude de l'arvanisme contemporain : à savoir que le chris-
tianisme est l'antithèse de cette conception historique trop
souvent tentée de coquetcr avec lui. Aussi, décidé à ne sacrifier
ni l'une ni l'autre de ses convictions antagonistes, Gobineau
a-t-il délibérément écarté l'une d'entre elles de son horizon
scientifique : son catholicisme n exercera aucune influence sur
ses jugements rétrospectifs, ne tiendra nulle place dans ses pré-
visions d'avenir. Ilaété jusqu à écrire un chapitre spécial pour
bien établir avant toutes choses que le christianisme « ne crée pas
et ne transforme pas l'aptitude civilisatrice » ; bien plus, qu'en
cela il a grandement raison, et qu'on fera justement « de le
désintéresser entièrement dans la question " . En un mot, " son
royaume n'est pas de ce monde (1). » Formule souverainement
(1) II est frappant que le sceptique Mérimée ait précisément félicité sur ce
point l'autuur de l'Essai après la lecture de son premier volume. » En atten-
dant, permettez-moi de vous féliciter du courage qu'en ce temps d'hypocrisie
CHAPITRE PREMIER 17
habile, mais évidente échappatoire; et quiconque cherche à
s'assurer de la sorte une ligne de retraite se résigne d'avance
à ne pas nous persuader en vainqueur.
Indiquons en passant que. sans la prendre corps à corps
comme les précédentes, Gobineau, guidé par un pressentiment
d'avenir, écarte encore une théorie historique d'origine fran-
çaise, mais dont l'élaboration se poursuivait entre les mains de
Karl Marx au moment même où se préparaient les pages de
VEssai : c'est la conception économique ou matérialiste de
l'histoire, qui devait fournir une si brillante carrière durant la
seconde moitié du dix-neuvième siècle. « Quand, dit-il, une
révolution durable se produit au sein des sociétés, c'est que les
passions des triomphateurs ont, pour rebondir, un sol plus
ferme que des intérêts persoiineh : sans quoi, elles rasent la
terre et ne montent à rien. » Et l'argument n'est pas beaucoup
meilleur que la plupart de ceux dont nous venons de passer la
revue.
Après ce carnage de forces morales ou physiques, le terrain
reste à la race qui apparaît sans conteste désormais comme
l'unique agent de l'histoire. Ce ne saurait être cependant la
race immobile et figée dans une résistance invincible aux
influences du dehors. Car elle ne fournirait point en ce cas le
secret des vicissitudes humaines. Si pourtant nous avons rejeté,
d'accord avec notre guide, la plupart des influences extérieures
qui sont d'ordinaire considérées comme façonnant les disposi-
tions innées des hommes et des peuples, quel sera donc le res-
sort de cette évolution de l'individu, qui commande elle-même
les transformations des empires? En ce point, apparaît l'idée
personnelle de Gobineau et le fondement de sa construction
historique. Ce ressort sera le mélange des races. Le mélange?
fixons donc dès à présent notre attention sur cet axe invariable
autour duquel tourneront désormais nos remarques, nos
acquiescements, nos rares satisfactions logiques, et plus souvent
nos éionnements, nos objections, nos réfutations nécessaires.
vous avez eu de dire que ni la superstition, ni l'athéisme, ni l'iinmoralité, ne
tuent les sociétés. (Revue des Deux Mondes, lue-, cit.)
18 LE COMTE DE GOBINEAU
Nous apprenons en débutant que ce mélange est nécessaire
à la naissance de la civilisation chez ses ouvriers futurs.
Seules en effet seront susceptibles de progrès les tribus qui
possèdent la tendance au croisement, tendance pour laquelle
l'homme éprouve par nature une " répugnance » analogue à
celle que montrent en ce sens les animaux, mais qu'il lui faut
vaincre s'il veut s'élever dans l'échelle des êtres. Il existe donc,
en faveur des races les mieux douées, une « loi d attraction 'i à
laquelle elles obéissent; et, dans ce cas seulement, elles
forment un peuple délite, un peuple souverain, armé connue
tel d'une propension marquée à se mêler à un autre sang (1) " .
Voilà qui est précis, semble-t-il, et qui permettrait de conclure
à l'utilité du mélange à la fois pour les deux parties intéressées.
Eh bien, quiconque s'arrêterait à l'impression de ces pages ini-
tiales se figurerait un Gobineau totalement différent du véri-
table. La propension aux unions mixtes qu'il marque ici du
caractère souverain sera pleurée par lui comme une fatalité
déplorable; ce croisement qu'il a proclamé salutaire, il con-
sacrera le reste de son livre et de sa vie à le maudire. C'est le
poison du mélange qui a dégradé, qui tuera l'humanité (2). Et,
par une préoccupation familière à l'aristocrate d'éducation
qu'il était, le mélange de la part des nations nobles ne sera plus
à ses veux que la « mésalliance » bientôt punie dans les enfants
des coupables.
Peut-être faudrait-il, il est vrai, en présence d'une contra-
diction qui deviendra bientôt évidente, l'expliquer par une
propriété singulière du mélange qui n'aurait de vertu qu à
petite dose; véritable remède homéopathique, dont on devrait
user par quantités infinitésimales, en évitant avec soin tout
abus d'un dangereux stimulant; et les races nobles ne seraient
condamnées que pour n'avoir pas su régler ce minutieux
(1)T. I, p. 30.
(2) Kant avait érrit déjà : « H est permis de juger avec vraisemblance que
le mélange des races, qui éteint peu à peu les caractères, n'est pas avantageux,
quoi qu'en dise une prétendue philanthropie. « (H. S. Chanilierlain, Grund-
lagen, p. 261.) Et Disraeli, dans Coningsby, par la voix de Sidonia : « La race
est tout : il n'y a pas d'autre vérité, et toute race doit périr, qui abandonne
imprudemment son sang à des mélanges. »
CHAPITRE PREMIER 19
dosage. Outre que nous trouverons quelques Indications en ce
sens au cours de VEssai, c'est aussi ce que paraît enseigner une
médiocre classification du premier livre, où sont précisées les
proportions acceptables du mélange. A côté du type ethnique
primaire, ou race pure de tout alliage, Gobineau distingue en
cet endroit un type ethnique secondaire, qui, méritant seul le
nom de nation, résulte de la fusion de deux peuples purs, rap-
prochés le plus souvent par la conquête; et c'est à peu près
l'idée de Boulainvilliers. Une telle combinaison se montrerait
capable d'atteindre à l'état d'équilibre stable, de grandeur incon-
testée. Mais il n'en est plus de même du type tertiaire, créé
par l'immixtion d'un troisième peuple, car un temps infini-
ment long est alors nécessaire pour réaliser l'équilibre du pro-
duit. Enfin, dans le type quaternaire, issu de l intrusion d'une
quatrième peuplade, la confusion devient le cachet indélébile
du résultat.
Or l'humanité paraît bien avoir dépassé ce dernier stade
peu après le début des âges historiques aux yeux de Gol)ineau,
si l'on en juge par les anathèmes que le mélange rencontre
d'ordinaire sous sa plume au cours de son livre. « J'ai indi-
qué, (lira-t-il plus tard (1), la double loi d'attraction et de
répulsion qui préside aux mélanges ethniques, et qui est, dans
sa première partie, tout à la fois 1 indice de l'aptitude à la
civilisation chez une race et Valent de sa décadence. »
Certes c'est un début assez approprié à l'étude de la pensée
de Gobineau, que la rencontre préalable d'une difficulté de
ce genre. Si, comme Renan l'écrivait vers le même temps,
dans l'Aveiiir de la science, il est bon de s'enhardir aux con-
tradictions, accompagnement nécessaire de la véritable philo-
sophie, l'auteur de VEssai fut incontestablement philosophe.
Néanmoins, il faut avouer que cette première antinomie, le
mélange tout à la fois ingrédient de civilisation et agent de
décadence, se résout assez facilement par la proposition con-
ciliatrice que voici : la civilisation est une décadence dès
qu'elle dépasse un certain degré rudimentaire. Et c'est bien
(Ij T. II, p. 381.
20 LE COMTE DE GOBINEAU
là le sentiment de notre homme. Comme les utopistes cham-
pêtres du dix-huitième siècle, comme les romantiques indivi-
dualistes du dix-neuvième, auxquels il tient par plus d'un lien,
il fait volontiers fî des conquêtes matérielles de la société con-
temporaine. Avec certains théoriciens allemands, il distin-
guera plus tard la civilisation de la culture, réunissant sous ce
dernier vocable ce qui lui agrée dans les acquisitions morales
de l'humanité, chargeant l'autre concept de toutes les dévia-
tions, de tous les inconvénients de la vie sociale. En effet,
supposons un Instant avec lui que nul mariage n'ait été con-
tracté entre les trois grands types blanc, jaune et noir; il n'y
aurait pas eu de civilisation sans doute. Mais une telle hypothèse
attriste-t-elle notre théoricien? Bien au contraire. En ce cas (1),
la suprématie serait toujours restée aux plus belles des trilnis
blanches et les variétés jaunes et noires auraient rampé étetmel-
lement aux pieds des moindres nations de cette race. "C'est un
état en quelque sorte idéal, puisque l'histoire ne l'a pas vu. »
Le comte concède encore, il est vrai, que tout n'eût pas été
gain dans cette situation idéale : le génie artistique n'aurait
pas surgi, comme nous le verrons; les races inférieures n'au-
raient pas été améliorées, ennoblies. Par malheur, si les petits
ont été élevés, les grands du même coup ont été abaissés,
(i mal que rien ne compense ni ne répare. " Et les avantages
du mélange demeurent ainsi des bénéfices illusoires, transi-
toires et trop chèrement achetés par la somme de ses incon-
vénients. Voilà cette fois le véritable point de vue de V Essai {^).
(1)T. l,p. 217.
(2) Pour compléter la liste des oublis nécessaires au lecteur des vues préli-
minaires de l'Essai, nous sijjnalerons la classification des peuples en nations
de tendances mâles et de dispositions femelles. Les Chinois, les Romains pri-
mitifs, les Germain;;, appartenant à la première caté^jorie; les Egyptiens, les
Assyriens, les Hindous, se rangeant dans la seconde. C'est là une assimilation
vague, puérile et décevante que la sociologie contemporaine a le tort d'utiliser
encore quelquefois et dont Gohineau a le bon goût de ne plus reparler, car il
y confondait sous une étiquette commune des races qu'il opposera constam-
ment, par la suite à tous les points de vue. Tout au plus peut-on discerner
dès ce moment une instinctive opposition entre septentrionaux et méridio-
naux, que nous montrerons à la base de toutes les théories de l'Essai, bien
qu'elle y demeure inconsciente la plupart du temps.
CHAPITRE PREMIER 21
Oublions donc les qualificatifs d' u élite " et de » souverai-
neté » d'abord si imprudemment accordés aux tribus portées
vers le mélange. Il est en définitive condamné comme un mal
certain qui offre quelques profits secondaires, mais immédiats.
L'on dirait de la sorte que, pour engager nos ancêtres dans
une voie de perdition, le génie de la décadence ait voulu tenter
par une manière de prime en argent comptant, à la façon des
sergents recruteurs du temps jadis, la jeune humanité blanche,
dépourvue d'expérience, de clairvoyance et de raison.
CHAPITRE II
LES TROIS RAGES FONDAMENTALES
Après ces fastidieux mais indispensables éclaircissements^
préliminaires, nous entrons dans le prologue immédiat du
drame historique retracé par VEssai, en abordant la classifica-
tion des races humaines. Non sans hésitation, non sans scru-
pules, il faut le reconnaître, Gobineau fait sienne la grande
division acceptée de son temps en familles noire, jaune et
blanche. En effet, malgré son dédain pour l'action des milieux,
il semble pressentir ici cette conviction de la science contem-
poraine que la couleur est un caractère fort secondaire, que le
noir, par exemple, n'est qu'une livrée commune étendue par le
climat des tropiques sous l'épiderme de peuples sans doute
fort différents dans leur extraction; que le blanc pourrait bien
être un semi-albinisme produit par la température humide et
modérée de certaines régions géographiques. Et il serait
injuste de lui reprocher sa classification résignée, car, aujour-
d'hui même, l'anthropologie, mieux renseignée, demeure bien
incapable d'en fournir une plus profonde, à moins de se perdre
dans des énumérations sans fin. Noirs, jaunes et blancs, accep-
tons donc cette première nomenclature, et passons à l'examen
d'une question fort agitée en ce temps. Pour obéir aux préoc-
cupations de cette époque antédarwinienne, le comte se
demande si ce sont là des races ou des espèces, s'il faut, en
d'autres termes, leur reconnaître ou non une origine com-
mune. C'était l'heure où l'Amérique esclavagiste, menacée
dans ses intérêts économiques par les progrès des idées éga-
litaires, applaudissait son hôte européen, Agassiz, affirmant
au nom de la science naturelle que les blancs ne sont pas les
CHAPITRE II 23
cousins des noirs. Gobineau serait volontiers de cet avis : à ses
yeux le Livre saint, en donnant Noé pour père à l'humanité
nouvelle, peut bien n'avoir « pas compté comme faisant partie
de l'espèce les créatures étrangères à la race blanche " , sortes
de brutes humâmes qui auraient survécu de leur côté dans
quelques tanières épargnées par les eaux du déluge. Néan-
moins, malgré sa répugnance visible, il se croit obligé de se
montrer unitaire sur la question des origines humaines et de se
soumettre en cela à l'autorité de la Bible; mais, une fois
son parti pris à ce sujet, il s'empresse du moins de distinguer
les trois races par des traits psychologiques nettement tran-
chés.
La variété mélanienne, qui est la plus humble et gît au bas
de l'échelle, ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus
restreint; si ses facultés pensantes sont médiocres ou même
nulles, elle possède toutefois dans le désir et par suite dans la
volonté une intensité souvent terrible, qui serait une force si
la violence n'en était balancée par une instabilité étonnante :
«On dirait que l'emportement même avec lequel le noir pour-
suit l'objet qui a mis sa sensitivité en vibration et enflammé
sa convoitise est un gage du prompt apaisement de l'une et
du rapide oubli de l'autre. » Ainsi, appétit aveugle, emporte-
ment des sens, instabilité du désir, voilà ce qvi'il importe de
retenir du caractère nègre. Et nous le résumerions volontiers
par ce seul mot : passion.
La race jaune présente comme l'antithèse de ce premier
type : des désirs faibles, une volonté plutôt obstinée
qu'extrême, un goût perpétuel mais tranquille des jouissances
matérielles; en toutes choses, tendance à la médiocrité,
amour de l'utile, respect de la règle. Gens pratiques au pre-
mier chef, les jaunes ne révent pas, n'estiment guère les
théories, inventent peu : ils forment une populace sans origi-
nalité, et comme une petite bourgeoisie mesquine, que tout
civilisateur désirerait pourtant choisir afin d'y asseoir sa
société, en considération de ses qualités d'obéissance et de
régularité. Dans ce jugement dédaigneux, Gobineau n'est que
l'interprète fidèle des idées de son temps : à 1 engouement du
24 LE COMTE DE GOBINEAU
dix-huitième siècle et de l'Encyclopédie pour le Céleste-
Empire, contemplé d'abord dans les peintures flatteuses des
missionnaires jésuites, avait succédé, durant la première
moitié du dix-neuvième siècle, une altitude plus critique.
Hepel analvsa longuement dans sa Philosophie de l'histoire
cette civilisation jaune qu'il juge vieillotte et figée, tandis qu'en
France il était de mode, sous la monarchie de Juillet, de
comparer à l'état de la Chine l'organisation bureaucratique
rêvée par les socialistes à demi bourgeois de ce temps. Quoi
qu'il en soit, le mot « utilitaire » , qui n'est ici qu'une exagéra-
tion de « raisonnable ') , résume congrûment l'impression de
Gobineau sur le deuxième acteur de son drame ethnique,
la race jaune, de même que " passionné " traduisait son
impression sur le premier comparse de l'histoire, l'homme
noir.
Mais voici venir le héros de la tragédie, l'homme blanc.
Nous aurons plus d'une fois à faire observer que la caractéris-
tique de ce dernier est sensiblement moins précise, son por-
trait infiniment plus nuageux que les précédents, malgré de
patientes et incessantes retouches. Le peintre se montre à ce
point rempli d'admiration devant son modèle qu à l'exemple
de certains artistes contemporains il semble l'apercevoir à
travers une gloire éblouissante, une vapeur dorée qui en
déforme capricieusement les contours. Considérons le premier
croquis qui nous en est offert; nous le donnons à titre d'indi-
cation, quitte à le compléter plus tard par les enseignements
du reste de l'ouvrage : de l'énergie réfléchie ou, pour mieux
dire, une intelligence énergique; le sens de l'utile, mais dans
une signification de ce mot beaucoup plus large, plus élevée,
plus courageuse, plus idéale que chez les nations jaunes; une
persévérance capable d'écarter à la longue tous les obstacles,
un instinct extraordinaire de l'ordre, en même temps qu'un
goût prononcé de la liberté extrême ; une hostilité déclarée
contre cette organisation formaliste où s'endorment volontiers
les Chinois, aussi bien que contre le despotisme hautain dont
les peuples noirs s'accommodent volontiers; enfin un premier
mobile d'action qui n'appartient qu'à eux seuls : l'honneur. A
CHAPITRE II 25
ces supériorités éclatantes, Gobineau se croit obligé, sans
{grande conviction, d'associer une infériorité unique : les
blancs se montreraient dans l;i lutte pour la vie beaucoup
moins doués que les jaunes et les noirs sous le rapport sensuel,
mais ils n'en seraient que » moins sollicités et moins absorbés
par l'action corporelle » . Est-ce dont bien une ombre au
tableau ? Elle est en tout cas pénétrée de rose plutôt que de
noir, comme les préfère la coquetterie peu clairvovante de
certains modèles féminins. iSous reviendrons sur celte physio-
nomie, qu'on se trouverait embarrassé cette fois de résumer
par un mot, malgré l'abondance des superlatifs qui l'illustrent.
S'il fallait pourtant le faire, ce serait, croyons-nous, non celui
d'apogée ou de « grandeur u , comme paraît le désirer l'auteur,
mais bien plutôt celui de juste milieu, si exécré des romanti-
ques de sa sorte, ou même celui d'opportunisme, non moins
honni en son temps, qui semblerait le plus convenable. Juste
milieu entre les deux extrêmes noirs etjaunes : passionné sans
excès pour des choses dignes d'amour, utilitaire sans bassesse
et sans sacrifice de la liberté individuelle au bien-être social,
tel apparaît le blanc sous la plume de Gobineau. Et les parti-
sans d'une égalité possible entre les races humaines pourraient
à bon droit lui faire observer qu'il les peindra bientôt toutes
trois fort analogues dans son exposition historique, en signa-
lant seulement chez deux d'entre elles des outrances qui ont
retardé leur évolution progressive, en réservant à celle qui
s'est montrée la mieux douée dans le passé le monopole de
l'équilibre heureux entre les diverses impulsions qui sollici-
tent l'àme humaine. Opinion qui est sans doute assez près de
la vérité.
Toutefois, une pareille précision de vues est loin d'appar-
tenir à notre psychologue, et ce serait fausser sa pensée fon-
damentale que d'en annoncer sous cette forme le dévelop-
pement dans ÏEssai. Il demeure entendu que la race blanche
garde au contraire le privilège d'une suprématie évidente et
d'une mission divine. Et ne nous étonnons pas trop de nous
heurter d'abord à quelques difficultés en ces subtiles matières :
les nombreux exemples empruntés par l'auteur de VEssai à
26 LE COMTE DE GOBINEAU
l'histoire universelle éclaireront seuls la réalité de sa pensée^
à mesure qu'ils se presseront dans les chapitres narratifs de son
œuvre. Voilà cependant les trois grandes familles humaines,
en possession de leur caractère propre, prêtes à entrer en con-
currence sur la surface du globe à l'aurore des âges histori-
ques. Observons encore que, pour brasser à son aise ses
mélanges fondamentaux et trouver des raisons claires aux
événements les plus mystérieux, Gobineau a soin d'étendre
préalablement sur le monde entier, ici une couche noire, là
un enduit jaune, presque partout même, et c'est évidemment
la préparation la plus favorable, une superposition de ces deux
teintes; ceci fait, la race blanche, venue d'ordinaire en con-
quérante, n'aura plus qu'à modifier différemment ces assises
ethniques, suivant les circonstances et les lieux. C'est ainsi
qu'on nous invite à admettre dès l'origine du monde une
immense diffusion de la famille noire vers le sud : toute
l'Afrique, toute l'Asie méridionale, sont d'abord couvertes de
nations mélaniennes. Pour les jaunes, qui, par une hypothèse
gratuite et justement combattue dès son apparition, viendraient
d'Amérique à travers le détroit de Behring, ils auraient ren-
contré, dans leurs migrations asiatiques, les nations blanches,^
cantonnées sur les hauts plateaux du centre de cette dernière
partie du monde; et alors, ruisselant sur les flancs d'un obstacle
pour eux insurmontable, ils inondèrent d'une part la Chine, de
l'autre l'Europe tout entière, où nous les retrouverons ulté-
rieurement.
Au contraire, les futurs organisateurs de tout empire
durable, les blancs, sont à cette heure établis dans une région
fort limitée, celle de l'Indou-Koush, et c'est dès lors un mer-
veilleux spectacle qu'ils offrent au regard du croyant aryaniste.
Affirmant en effet une conviction que l'on retrouve, sans
l'excuse de sa date ancienne, chez quelques-uns de ses disci-
ples, Gobineau proclame que ces peuples élus « n'ont jamais
connu la barbarie " . Dès leurs premiers pas dans le monde,
ils se montrent relativement cultivés et en possession des
principaux éléments d un état social supérieur : ils vivent
dans de grands villages ornés de pyramides, d'obélisques, de
CHAPITRE II 27
tumulus de terre ou de pierre; ils savent tisser les étoffes,
paître leurs troupeaux et combattre sur des chars de guerre.
Sauf ce dernier trait, nous avouons n'apercevoir pas là une
civilisation matérielle bien supérieure à celles que les explora-
teurs rencontrent actuellement vers le centre de l'Afrique.
Mais les destinées grandioses de ces peuples transfigurent leur
passé aux yeux de leur admirateur. « Cette race se montre à
nous placée vis-à-vis des autres familles humaines sur un tel
degré de supériorité qu'il nous faut dès à présent établir en
principe que toute comparaison est impossible, par cela seul
que nous ne trouvons pas trace de barbarie dans son enfance
même (1). » Inutile d'insister aujourd hui sur la puérilité d une
semblable illusion : la supériorité de la race ])lanche consiste
seulement dans son aptitude à un développement plus rapide
et plus complet peut-être que celui des deux autres, non pas
dans le privilège d'un point de départ différent et d'une civili-
sation tombée du ciel.
(1) T. I, p. 234. Voir aussi t. I, p. 514 et suivantes.
Gobineau croit trouver un argument en faveur de ces vues utopiques dans
une interprétation très hasardeuse et entièrement vieillie des monuments dits
tchoudes. Ces sortes de tumuli, découverts en grand nombre par les Russes
sur les plateaux de l'Asie centrale, et dont le contenu avait été réuni dans un
musée de Pétersbourg, lui apparaissent comme l'œuvre des blancs primitifs.
Leur origine est révélée à son regard perspicace par la représentation fréquente
du sjihinx, qu'on rencontre aussi en Egypte, en Assyrie, en Grèce sur les
croupes du Cilhéron, et qui serait comme le sceau de la race ariane. En effet,
grâce à cette npparilion si concordante au début des civilisations blanches, « il
devient possible de poser la main sur l'épaule de cette créature taciturne et
de lui dire, sinon qui elle est, du moins le nom ,de son maître. » Mais nous nous
permettrons de faire observer à notre historien que, s'il apercevait chez les
jaunes ou chez les noirs ce buste humain encore à demi engagé dans la croupe
d'une bète, il n'aurait pas assez de dégoût pour ce hideux symbole, propre tout
au plus à figurer la lente élévation des races inférieures vers une humanité plus
haute. Tels sont les effets d'une prévention et d'une partialité que notre analyse
commence sans doute de mettre suffisamment en évidence.
CHAPITRE III
PREMIÈRES MIGRATIONS BLANCHES AU SEIN DE LA RACE NÈGRE.
ORIGINE DE l'art ET DE LA DÉMOCRATIE >
Parmi ces hommes blancs des hauts plateaux de l'Asie cen-
trale, notre auteur distingue trois familles principales, aux-
quelles il conserve leurs noms bibliques de chamatique, sémi-
tique et japhctide : c'est une sous-famille des japhctides qui
portera le nom sacre d'Arians (1).
Pour les enfants de Cham, on peut s'étonner de les voir
pourvus d'un teint clair, à l'égal de leurs cousins germains, car
la Bible nous a inculqué une conception différente de leur
couleur. Mais nous allons apprendre que, blancs d'origine, ils
devinrent si vite nègres qu'ils justifièrent la dénomination
symbolique appliquée plus lard par l'Écriture à la race noire
tout entière. Les Ghamites furent en effet les premiers des
blancs qui descendirent de l'Indou-Koush vers la Mésopotamie,
chassés soit par quelque querelle intestine, soit même par la
poussée des masses jaunes qu'on nous a montrées pressant les
flancs des colonies blanches du côté du nord sans pouvoir les
entamer. Le premier acte du drame des mélanges va donc se
jouer dans la région assyrienne, où les blancs voyageurs ren-
contrèrent dès leur entrée en campagne les rangs épais de la
race noire : ils la réduisirent en esclavage et fondèrent par là
(1) Dans une note placée au début de son Histoire des Perses (p. 3), Gobi-
neau déclare maintenir cette forme et cette oi tbograplie, qui lui sont particu-
lières, mais qu'il préfère aux termes d'Ariens ou d'Aryens, bien plus fréquem-
ment usités autour de lui. Le son de ces derniers mots lui parait » désagréable» ;
et la confusion avec les sectateurs de l'hérésiarque Arius est mieux évitée par
sa version, d'ailleurs la seule d'accord à ses yeux avec l'étymologie exacte.
Nous écrirons désormais avec lui Arians tant que nous traiterons de sa doctrine.
CHAPITr.K m 29
une (le ces civilisations profjressives dont la présence du
san^j blanc et la juxtaposition de deux races, Tune conqué-
rante, l'autre conquise, forment, on le sait, la condition indis-
pensable. Ce fut l'empire cbamite, et la Bible en résume les
dynasties mal connues par le nom de Nemrod. Empire hypo-
thétique qui a été fort contesté à (jobineau et n'a pas acquis
un droit de cité bien assuré dans l'histoire positive (1). Mais,
au cours de la lecture de VEssai, il convient de s'abandonner
quelque peu, de renoncer aux oi)jections trop multipliées, si
l'on ne veut fermer le volume aussitôt après l'avoir ouvert.
Acceptons donc l'existence des Chamites et suivons le cours
de leurs destinées.
Avec quelle rapidité ces blancs conquérants se confondirent
et s'absorbèrent en quelque sorte dans la masse mélanienne
qu'ils avaient subjuguée, la méprise biblique en est un suf-
fisant témoignage. Le Livre saint n'impose-t-il pas à la race
nègre le nom de Cham, oubliant ainsi l'origine évidemment
blanche du fds de Noé? Ce fut donc un naufrage ethnique sans
précédent; mais ces résultats établissent en revanche les
admirables dons de la race élue, car on vit une puissante et
magnifique civilisation surgir inopinément sur un sol aupara-
vant stérile; ce premier empire assyrien, despotique comme
il convenait à une domination étal)Iie sur des nègres, fut relevé
par un art admirable, par une immense activité d'esprit; nous
reviendrons à loisir sur l'origine nègre de l'art, thèse chère à
Gobuieau, au moins dans \ Essaie et qui se trouve mentionnée
d'abord à l'occasion du mélange chamilo-noir. Indiquons seu-
lement que, séduit par les vagues données historiques qui lais-
sent dans une pénombre favorable à ses charmes ambigus la
silhouette de la civilisation chamite, et d'ailleurs encore assez
rapproché de son introduction pour n'en avoir pas totalement
oublié les leçons, Gobineau exalte pour la dernière fois les
(i) Ces Cliamitcs hypothétiques jouent pour Gobineau le rôle que la science
contemporaine réserve auv Suiiiéro-Accadiens, sans en .savoir beaucoup plus
que lui sur la provenance ethnique de ces peuples priniitifs, qu'on fait tantôt
jaunes, tantôt mulâtres, à son e.vemple.
30 LE COMTE DE GOBINEAU
résultats incomparables du mélange. Le monde, dit-il. n'a
jamais revu rien de semblable à la fusion de ces deux peuples
purs. Mais il nous faut supposer que presque aussitôt le métis-
sage dépassa la limite utile et permise, car il ne retrouvera
plus que bien rarement une indulgence relative dans VEssai; on
la verra toujours accompagnée désormais de réserves cha-
grines.
Après les Chamites blancs, les Sémites s'ébranlèrent à leur
tour, descendirent vers les mêmes régions et s'infiltrèrent len-
tement, par petits groupes, dans les rangs de leurs cousins, dès
lors presque entièrement noircis. Ceux-ci, gardant quelque
mémoire de leur origine noble, accueillirent volontiers dans
leur sein ces parents flatteurs à leur vanité. Abraham est le
type des Sémites pasteurs de troupeaux qui, s'avançant isolé-
ment vers le sud avec leur famille et leurs serviteurs, vinrent
régénérer pour un temps l'Assyrie, devenue trop mélanienne,
et créer les civilisations de ]Sinive, de Tyr, plus tard de Car-
thage. Il est assez important de noter dès à présent la physio-
nomie exacte de cet agent ethnique que Gobineau, après l'avoir
un instant exalté, flétrira désormais du nom de sémitique,
j L'objet de ses futurs anathèmes n'est nullement le Sémite
blanc primitif, on somme bien proche parent de l'Arian, ce
Jjéros de VEssai. Ne lentendrons-nous pas dire à propos des
Mèdes qu'il faut « éviter de tirer une ligne de démarcation
rigoureuse " entre les peuples blancs de différente extraction,
que ces Mèdes sont, « comme on voudra, les derniers des
Sémites ou les premiers des Arians " apparus sur l'horizon de
l'histoire (l). Et l'action des Sémites, à l'origine, lui inspire
en effet la plus grande sympathie (2] . « Ils usèrent de l'admirable
instinct qui n a jamais abandonné la race blanche, et, donnant
un exemple que })lus tard les Germains n'ont pas manqué de
suivre, ils s imposèrent l'obligation d'étayer la société chamite
vieillie et mourante à laquelle ils venaient associer la jeunesse
de leur sang... Même les collecteurs grecs d'antiquité asia-
(1) T. I, p. 290.
(2) T. I, p. 252.
CHAPITRE III 31
tiques leur ont fait Thonneur de la fondation de renipire d'As-
syrie, dont ils n'étaient (jue les restaurateurs. Krreur bien
honorable pour eux, et qui donne tout à la fois la mesure de
leur goût pour la civilisation et de la vaste étendue de leurs
travaux. » Par malheur, les Sémites blancs se fondirent rapi-
dement à leur tour dans la masse noire, qu'ils ne régénérèrent
qu'un instant, et dès lors, pour(ToV)ineau, la famdle sémitique
ne sera plus autre chose que la race nègre couverte de deux
alluvions blanches successives. C'est le premier des trois
mélanges simples qui soient possibles entre les tvpes blancs,
jaunes et noirs : le sémitisme, c'est le mélange blanc-noir (1).
Nousverronsquele blanc-jaune s'appelle de préférence celtique !
et le noir-jaune malais.
Pour confirmer cette vue insuffisamment établie par l'his-
toire, Gobineau offre un habile ou plutôt spécieux chapitre
linguistique, où, rapprochant les idiomes nègres de ceux que
parlèrent les Sémites, il prétend démontrer que les seconds
ont emprunté aux premiers leurs formes les |)lus caractéris-
tiques, en particulier celles de la conjugaison verbale ; et de
ces audacieux rapprochements philologiques il donne sans
hésiter cette précise interprétation ethnographique : la gram-
maire sémitique trahit " une origine blanche absorbée au sein
d'une proportion infiniment forte d'éléments mélaniens (2) " .
Par cette absorption, qui lui semble dès lors suffisamment évi- .
dente, les fils de Cham et Sem cessent pour jamais d'être au
premier rang des nations, dont ils formeront désormais le fond
corrupteur, et, par les privilèges de leur situation méditerra-
néenne prépondérante, ces demi-noirs contamineront succes-
sivement de leur alliance les Grecs et les Piomains, détermi-
nant ainsi le sens de l'évolution des deux grands peuples
classiques.
(1^ Cette singulière conception de Golnneau, ([ui n'a guère rencontré que
raillerie lors de son apparition, semble avoir depuis reçu droit de cité dans la
science, et Ranke Vulkerkunde, t. II, p. 399) la résume ainsi : « Les Sémites
appartiennent aux tvpes mulâtres et intermédiaires entre l)lancs et noirs. » Voir
H. S. Chamberlain, Grundlagen, p. 355.
(2^ Voir l'étude philosophico-mvstique de Gobineau sur la vie «sporadique»
du langage, expression de la race, et dont nous traiterons en son lieu (1868).
32 LE COMTE DE GOBINEAU
Arrétons-nous ici un moment pour étudier avec Gobineau
un double aspect très caracté.istique de cette première civili-
sation chamo-sémitique : sa politique et son art. Elle donne
en effet, grâce à la persistance des lois ethniques, le prototype
des destinées réservées à tous les peuples blancs-noirs qui
ont joué dans l'Europe méridionale, et par là dans le monde
entier, un rôle considérable.
Recherchons d'abord les origines de la conception sémitique
du gouvernement des nations. Gobineau admet que les Cha-
mites ])lancs, lors de leur apparition au milieu des nègres,
avaient été considérés comme des dieu.\ par ces races infé-
rieures, faites, nous 1 avons vu, pour » ramper éternellement à
leurs pieds " si ces dominateurs ne s'étaient dégradés par
leur propre imprudence. Les nouveau.v venus n'avaient nulle-
ment protesté contre cette flatteuse et utile confusion : c'est
une aventure qui arriva depuis au.x; Espagnols conquérants de
l'Amérique (1), et dont les explorateurs actuels de l'Afrique
bénéficient encore quelquefois. Ici, nous ne pouvons nous
empêcher de protester contre la fondamentale et volontaire
illusion d'un arvaniste aveuglé par son admiration pour la race
blanche. Tout au contraire, les documents primitifs de l'Inde,
et Gobineau on convient dans V Essai (:2), ou encore ceux de
l'Iran, et il le reconnaîtra dans VHisloire des Perses, indiqvient
que les blancs rencontrèrent chez les nègres vine résistance
acharnée, qu ils les craignirent au plus hautdegré, qu'ils se les
figurèrent comme des géants herculéens, féroces, redoutables,
mangeurs de chair humaine (3) ; qu'en un mot ils furent loin de
voir en ces rudes adversaires de timides et superstitieuses créa-
tures, agenouillées devant l'apparition grandiose de l'homme
pâle.
Admettons pourtant de bonne grâce que tel est le point de
départ du gouvernement chamitique, car sur ce théorème mal
(1) C'est, d'ailleurs, la vieille formule an{;lo-s<ixonne de l'inégalité des races
que cette remarque de lord Verulam, dans son Novmn organum : « Homo
homini deus. «
(2) T. I, p. 237.
(3) Voir notre citation du Mahâbâiatha dans l'introduction.
CHAPITRi: m 33
démontré d'injrénieuses déductions vont fleurir en séduisants
corollaires. La constitution de cet empire se réduisit donc'
d'abord à une théocratie, parce que le blanc fut dieu. Toute-
fois la « loi d'attraction .. , au double visage triste et souriant,!
fit bientôt son œuvre, et le nègre se prit à découvrir quelques
traces d'humanité dans le maître « que sa fille ou sa sœur avait
mis au monde » . Les métis, héritiers du pouvoir, ne pouvant
plus prétendre aux honneurs divins, se firent prêtres du passé
de la race pure : et le despotisme, pour avoir changé de
forme, n'en fut pas moins aveuglément vénéré par des popu-
lations qui ne sauraient s'en passer. Quand les Sémites appa-
rurent à leur tour parmi ces métis de teint foncé, ils ne purent
devenir des dieux, parce qu'ils trouvaient déjà chez leurs
sujets des souvenirs ou, surtout, du sang blanc, et que, « pré-
pondérants, ils ne l'étaient pas assez pour agir sur les imagina-
tions au degré nécessaire à l'apothéose. » Bien plus, les Cha-
mites noirs leur refusaient même l'entrée du sacerdoce, réservé
depuis tant de siècles à certaines familles privilégiées. Alors
les Sémites humibèrent la théocratie, et, plus haut qu'elle, ils
placèrent le pouvoir du sabre. De sacerdotale, monarchique
et absolue, la constitution devint aristocratique, républicaine,
mais non moins absolue, comme il convenait aux sujets
nègres. Encore ces réformateurs prudents firent-ils place aux
prêtres dans leurs cadres gouvernementaux, bien qu'au second
rang, et conservèrent-ils la royauté en la réduisant à un rôle
de parade. Telle est l'organisation tyrienne. « Pour les chefs
des grandes maisons collectivement, l'autorité n'avait pas de
bornes. Du moment qu'un accord conclu entre eux avait pris
le caractère impératif qui constitue la loi, tout devait plier
devant cette loi, dont les législateurs eux-mêmes étalent les pre-
mières victimes. » En aucun cas cette abstraction, la loi, ne
ménageait les situations personnelles; et c'est ici le grief
capital, maintes fois repris par Gobineau contre l'aristocratie
phénicienne et ses futurs imitateurs : c'est ce qu'il voit de plus
antiarian dans les constitutions sémitisées du bassin méditer-
ranéen. Devant la loi, autant d'hommes, autant d'esclaves.
(1 J'insiste, dit-il, sur cette sévère conception chamo-sémitique,
3
3i LE COMTE DE GOBINEAU
car, après avoir pénétré dans les constitutions de toute l'anti-
quité, elle ne recule provisoirement aujourd'hui que devant les
notions plus équitables et plus saines de la race germanique. "
Comme dans le langage, il lui parait facile de reconnaître der-
rière CCS règles politiques une double inspiration : en ce
qu'elles offrent de brutal et d'odieux, leur source est dans la
nature noire, « amie de l'absolu, facile à l'esclavage, s'attrou-
pant volontiers sur une idée abstraite, à qui elle ne demande
pas de se laisser comprendre, mais de se faire craindre et
obéir. )) Au contraire, « dans les cléments d'une nature plus
élevée qu'on ne peut y méconnaître, dans cet essai de pondéra-
tion entre la royauté, le sacerdoce et la nol)lesse armée, dans
cet amour de la règle et de la légalité, on retrouve les instincts
bien marqués que nous constaterons partout chez les peuples
de race blanche. »
Mais continuons de fixer nos regards sur ces antiques cités
sémitiques, et nous allons y contempler avec stupeur toute
l'évolution politique (jui s'est vingt fois répétée depuis lors
chez des peuples de constitution ethnique analogue. Appuyé,
suivant son habitude, sur l'érudition allemande de son temps,
sur Ewald et Movers principalement, et interprétant d'ailleurs
ces historiens au gré de son caprice et de son préjugé, Gobi-
neau brosse un vigoureux tableau des destinées tyriennes. Le
mélange, dit-il, étendait ses ravages dans les rangs de ces
hardis marins, et l'état aristocratique, dernier mot, terme
extrême du sentiment révolutionnaire (1) chez les rénovateurs
sémitiques, allait devenir insuffisant. Les idées démocratiques
commencèrent à poindre. Observons dès à présent qu il y a une
certaine naïveté dans cet aveu, car les Sémites eurent le « sen-
timent révolutionnaire " jusqu'au point précis qui leur donnait
le pouvoir aux dépens de la théocratie chamilique détrônée
par leurs mains. Pourquoi donc, les approuvant pleinement
jusque-là, tirer une ligne après cet épisode politique et ajouter :
« Les idées démocratiques commencèrent à poindre. " Non
pas, elles commencèrent de s'étendre vers le bas, voilà tout :
(1) T. I, p. 278 et suivantes.
CHAPITRE 111 35
raristocralie est une démocratie restreinte à ses mcml)res, pas
autre chose. Quoi qu'il en soit, on vit de prétendus réforma-
teurs, courtisans de la royauté d'abord, mais bientôt séduc-
teurs de la foule, agitateurs des « ouvriers de manufactures »
ou des « esclaves royaux d , on vit ces intrigants miner sourde-
ment l'autorité des grandes familles. Et nous croirions lire à
présent une amére analyse politique sortie de la plume d'un
Boulainvillicrs rajeuni de cent ans, une philosophie féodaliste
de l'histoire de France stigmatisant d'une part les empiéte-
ments de la monarchie absolue, de l'autre leur conséquence
inévitable, les désordres de la Révolution. Nous reconnaissons
Colbert dans tel parvenu phénicien ennemi des privilèges
féodaux; Louis XIV, dans tel suffète prompt aux abus de pou-
voir. Là, comme dans la France future, nous voyons la
noblesse défendre longtemps sa prérogative, grâce à son antique
habitude des affaires, à sa méfiance sagement ai'r/nisée de la
nature humaine, qui la fait, par instinct, hostile aux illusions du
libéralisme; en un mot, grâce à une sagesse pratique bien
supérieure aux roueries de ses plats rivaux. En fait, elle
aurait toujours vaincu si elle ne s'était trahie elle-même ;
écoulons encore ces considérations bien actuelles. » Dans les
États où le commerce donne la richesse, et la richesse l'in-
fluence, les mésalliances, pour user d'un terme technique, sont
toujours difficiles à éviter. Le matelot d'hier est le riche arma-
teur de demain, et ses filles pénètrent, à la manière de la pluie
d'or, dans le sein des plus orgueilleuses familles. " Songeons
ici aux sentiments d'un vrai grand seigneur du dix-huitième
siècle, qui voyait s'infiltrer dans les veines de la noblesse le
sang d'un Fouquet, d'un Samuel Bernard; à Marie-Antoinette,
élevée au sein des règlements de caste, et écrivant à sa mère
que la France ne connaît pas d'aristocratie. A Tyr, le sang se
gâtant de plus en plus, bientôt quelques nobles commencèrent
de goûter des doctrines mortelles à leur ordre. Ombres de
Mirabeau et de La Fayette, reconnaissez-vous sous les traits de
ces antiques transfuges sémitiques et vovez la cité reine des
mers se précipiter vers les abîmes. Après qu'une émigration
principalement aristocratique eut fondé Carthage, qui put pros-
36 LE COMTE BE GOBINEAU
pérer encore quelques siècles, en vertu de son origine sélec-
tive, la métropole démagogique se déchira elle-même durant
soixante-dix-neuf ans. Les ouvriers de ses fabriques se portè-
rent à des violences inouïes : elle devint Thorreur du Chanaan,
dont elle avait été la gloire, et toute la Syrie applaudit à la sen-
tence d'Alexandre, érigeant sur la croix les vaincus de ce
repaire. " C'était le supplice légal des esclaves révoltés : les
Tyriens n'étaient pas autre chose. »
Telle est la première leçon de politique que nous présente
l'histoire des grands mélanges humains : la Grèce, Rome et
plus d'un Etat moderne de constitution ethnique analogue
reproduiront, dans ses lignes principales, la même évolution.
Notons-y dès à présent l'impérialisme de la conquête; mais
remarquons une fois de plus que cet impérialisme offre un
double aspect : aristocratique quand on le regarde d'en bas, il
est démocratique et égalitaire déjà si on le contemple de haut :
trop démocratique même, à l'avis de notre individualiste, que
choque l'égalité des législateurs devant la loi. Oui, Gobineau
a tort de faire naître du mélange " l'idée démocratique » ; ses
grandes familles sémitiques la possèdent, mais ne la conçoi-
vent pas étendue à d'autres qu'à leurs propres membres : les
masses esclaves contenues par la terreur appartiennent sim-
plement à une autre espèce aux yeux de leurs maîtres, ne sont
j)as proprement des hommes, n'ont nul droit civique. Quant à
la théocratie née de 1 apothéose involontaire du blanc, c'est là
une illusion esthétique familière aux fervents de la race. Non,
des conquérants purent bien imposer par le glaive leur dieu
national, cristallisation à la fois des instincts sociaux du groupe,
de SCS sentiments d'exclusivisme et de ses terreurs supers-
titieuses; mais ils ne se virent pas promus divinités d'emblée
et par leur propre grâce. Tout au plus le furent-ils par des
générations ultérieures, à titre de personnages légendaires et
de héros éponymes. Pourtant, au cours des siècles, l'égalité se
prépare : par le fait des mélanges, affirme Gobineau ; par
l'action lente du milieu, par l'évolution économique, diront
d'autres penseurs; et la masse réclamant l'accession aux
droits de l'oligarchie conquérante, le terme de ces revendica-
CHAPITRE III 37
lions est évidemment la démocratie complète. Nous revien-
I drons à loisir sur ces considérations fondamentales.
Il serait intéressant d'examiner ici quel fut, aux yeux du
comte, le rôle de la nation hébraïque dans la civilisation sémi-
tique, dont Israël a paru si lonjjtemps résumer les acquisitions
intellectuelles et les aspirations morales. Ce rôle est très faible,
assure dès à présent notre homme, fidèle à sa conception de
l'influence intime des idées religieuses sur les destinées de
l'humanilé. Les Hébreux imitèrent de loin la Mésopotamie
assyrienne, comme les provinciaux français copient gauche-
ment les modes de Paris. « 11 est vraisemldable que, dans les
magnificences qui éblouissaient si fort Jérusalem, l'œil d'un
homme de goût venu de INinive n'aurait démêlé qu'une copie
faite de seconde main des belles choses qu'il venait de con-
templer en original dans les grandes métropoles mésopota-
miques. » En ces petits peuples sans puissance militaire, sans
crédit sur leur entourage, ne résidait pas l'excellence du
type (l).
C'est encore dans le cadre sémitique qu'il convient de placer
le chapitre consacré par V Essai à l'étude de l'Egypte antique;
nous l'examinerons sommairement, car il inspire moins heu-
reusement l'auteur, et ses conclusions seraient de nature à
affaiblir plutôt qu'à renforcer les impressions si nettes que
nous avons gardées de l'histoire tyrienne.
En effet, nous rencontrons de nouveau ici le ton blanc-noir,
car nous savons qu'il faut de toute nécessité du sang blanc
pour créer et conserver un empire aussi brillant et durable que
celui des Pharaons. En conséquence nous verrons dans la
vallée du Nil les noirs habitants primitifs subjugués deux fois :
d'abord par quelques Sémites venus d'Asie à travers l'isthme
(1) Nous avions pourtant lu d'abord (t. I, p. 59), quand il s'af[issait de com-
battre la théorie des milieux, que la Palestine aride nourrit « un peuple habile
en tout ce qu'il entreprit, un peuple libre, un peuple fort, un peuple inloiiigent,
et qui, avant de perdre bravement, les armes à la main, le titre de nation indé-
pendante, avait fourni au monde presque autant de docteurs que de marchands».
Nous pourrions même voir dans ce changement de ton et d'inspiration un
indice nouveau de ce fait que la partie initiale et théorique de l'Esaai est fort
antérieure à la partie descriptive, dont elle annonce mal les leçons effectives.
38 LE COMTE DE GOBINEAU
de Suez, mais surtout par des guerriers aryas hindous débarques
sur les rivages de la mer Rouge; cette dernière supposition,
alors accréditée, semble à présent mal fondée : elle fut en effet
inspirée à Tégyptologie naissante par la découverte de cer-
taines analogies religieuses, aujourd'hui mieux expliquées
d'autre façon; en sorte que la science l'a dès longtemps aban-
donnée. Gobineau s'efforce d'appuyer cette hypothèse par des
arguments philologiques aussi arbitraires (l) que ceux dont il
s'était servi précédemment dans une conjoncture analogue.
Mais, quoi qu il en soit, si l'on admet dans la vallée du Nil une
composition ethnique analogue à celle de la Mésopotamie,
comment comprendre alors que la suite des événements s'y
soit déroulée si différente? Comment expliquer ce que Renan
nommait quelques années plus tard le réalisme, la platitude,
le bon sens économique, les qualités domestiques de ces sujets
des Pharaons, supputant patiemment le nombre de leurs oies
ou celui de leurs ânes : toutes tendances qui feraient songer
moins à la passion nègre qu'à la raison jaune? Comment enfin
n'observa-t-on jamais nulle évolution démocratique chez le
fellah, qui demeure courbé sous les despotismes changeants
dont les siècles le dotent. C'est, dira Gobineau, que les Arians
hindous, fils de Japhet, introduisirent là des dispositions un peu
différentes de celles de leurs cousins noachides; ou encore que
les alluvions blanches n'ayant jamais été fort épaisses, la popu-
lace ne parvint pas à une telle amélioration de sang qu'elle
pût concevoir la pensée ambitieuse et acquérir la faculté de
s'élever jusqu'à ses maîtres. Faibles lueurs; on pressent ainsi,
dès les premiers pas de Gobineau, la pauvreté de son schéma
ethnique : sa palette est trop maigrement garnie des trois cou-
leurs fondamentales dont il dispose. Quand par surcroît il doit
se contenter en quelques sujets de deux tons, il devient tout à
fait incapable de traduire la riche diversité des spectacles de
l'histoire.
Sera-t-il plus heureux dans l'interprétation des arts de l'As-
syrie et de l'Egypte! On trouve, dit-il, des œuvres admirables
(1) Le philologue allemand Pott les réfuta peu après. (Voir plus loin.)
CHAPITRE III 30
chez ces deux nations, et les Grecs n'auront tout d'abord
qu'à imiter ces grands modèles. Mais un caractère fâcheux se
montre commun à leurs conceptions respectives du ])eau.
Elles voulaient toutes deux « du frappant, du terrible, du
gigantesque; elles se jetaient dans Teffroyablc et frottaient
leurs sensations mémo au dégoûtant " . Or, ces succès d'une
part, ces excès de l'autre, éveillent l'attention de notre obser-
vateur ethnogra})he. Si l'on admet avec les Grecs et les*''
juges les plus compétents en cette matière que l'exaltation et
l'enthousiasme sont la vie du génie et des arts; Ijien plus, que
ce génie, lorsqu'il est complet, confine à la folie, ce ne sera
dans aucun sentiment orcjanhateur et sage de notre nature que
nous en irons chercher la cause créatrice; en d'autres termes, \
ce ne sera point à l'élément blanc que nous nous adresserons
pour en expliquer la naissance. Dès lors se présente cette con-
clusion toute rigom^euse c[ne\di source dont les arts ont jailli est
cachée dans le sang des noirs! Parvenu en ce point, l'auteur
pressent que le lecteur va se récrier, a C'est, dira-t-on, une
bien belle couronne que je pose sur la tête difforme du nègre. »
Non pas précisément sur ce front-là, car, réduit à ses propres
forces, le noir grossier ne peut rien dans le domaine du beau,
pas plus d'ailleurs que le blanc divin. « Le génie de l'art est
également étranger aux trois grands tvpes (1). » Il surgit de
leur hymen et se manifeste alors avec une intensité variable,
avec une physionomie différente chez l'individu, suivant les
proportions constitutives de son sang. Un blanc bercé par l'air
charmant du mariage secret, Pi'ia que spunti in cieï ïaurora^
ne ressent pas les jouissances physiques et violentes d'un Bam-
bara hypnotisé par le rythme monotone d'un de ses airs natio-
naux; mais leur plaisir est de même ordre. Le noir possède \
seulement à un plus haut degré la faculté sensuelle sans \
laquelle il n'y a pas d'art possible; il lui manque en revanche
les aptitudes intellectuelles capables de raffiner pour l'Euro- j
péen sa jouissance.
i Aussi la puissance des arts sur la masse sera-t-elle toujours
(i; T. I, p. 218.
40 LE COMTE DE GOBINEAU
en raison directe de la quantité de sang noir qui coule dans
ses veines. Cette puissance fut maxima chez les Assyriens et
les Égyptiens; elle subsiste chez leurs descendants orientaux
et se manifeste en « éruptions volcaniques » , en « prodigieux
enthousiasmes « devant les représentations figurées. Pour ces
gens, « les arts du dessin sont la plus puissante des machines
démoralisatrices. " D'où les prohibitions nécessaires de Moïse
et de Mahomet, qui interdirent pareillement les images. En
sortant du cercle sémitique, on constate la même action des
représentations figurées, mais avec une intensité toujours
décroissante, chez les Hindous postérieurs à Bouddha, chez
les Grecs classiques, les Italiens du quattrocento, les Espagnols,
les Français modernes. Après quoi, " tirant une ligne, » Gobi-
neau n'admet plus rien que des « inspirations indirectes et des
produits d'une imitation savante » , sans écho dans les masses
populaires. De la sorte, toutes les nations germaniques se
trouvent exclues de ce singulier catalogue, et Richard Wagner
aurait eu plus tard à pardonner beaucoup à son ami si ce
dernier avait persisté dans son attitude de jeunesse vis-à-vis de
l'esthétique. Comment justifier en effet par une telle interpré-
tation elhni(|ue le rôle moral de la musique germanique, la
mission régénératrice de l'art de Bayreuth, les affinités toutes
populaires du théâtre renouvelé par le drame musical? Fau-
drait-il donc chercher des grands-pères nègres aux petits-fils
de Hans Sachs?
Et néanmoins celte théorie d'apparence ridicule est très
logiquement sortie des principes de Gobineau. L'effet presque
physique qu'il reconnaît à la musique sur les nerfs de l'audi-
teur, l'exemple tiré de Cimarosa qu'il apporte dans VEssai à
l'appui de cet effet, l'exaltation, « confinant à la folie, » éloignée
de tout sentiment organisateur et sage de notre nature, qu'il
observe chez les mélomanes, tout cela nous transporte direc-
tement dans l'Italie de Stendhal, patrie des arts aux temps
modernes, comme les péninsules méditerranéennes voisines le
furent en d'autres siècles. Or, même aux yeux du « Milanais »
Beyle, les sauvages paysans de la Calabre sont des « Africains » .
L'état d'âme qu'il admire en eux a sa vraie patrie sous les tro-
CIlAriTRE III Al
piques. Est-il donc surprenant qu'une âme froide et métho-
dique du Nord, contemplant avec stupeur la passion sans frein
du Midi, considérant volontiers ces enthousiasmes forcenés
comme des dispositions morales antérieures et inférieures à
celles de l'analyse scientifique et raisonnée, — voyez l'esthétique
d'un Leibniz (l) ! — reconnaisse en ces peuples artistes des pri-
mitifs attardés sur la voie de l'évolulion sociale et prononce
instinctivement, à l'aspect de la couleur dorée de leur épiderme,
que ce sont là des demi-nègres? Alors, par une association f
d'idées invincible, l'art méditerranéen se teinte et se brunit.
Nous l'avons dit, dans le style figuré du gobinisme, la passion
violente est noire; l'art l'est donc par son origine passionnée,
si le sang l)lanc, source de la pondération et de réf|uilil)re, ;
peut bien l'ennoblir, le relever, le porter vers les sommets de
l'idéal raisonnable.
Et cependant, bien que les races blanches « ne deviennent
artistes que par un contact quelconc[ue avec l'essence méla-
nienne (2) » , elles paraissent néanmoins posséder une dispo-
sition propre en ce sens, celle de la poésie épique, genre tem-
péré, qui s'adresse à la réfle.vion, au.v facultés supérieures de
l'être; on retrouve en effet l'épopée dans l'Inde héroïque, dans
la Grèce primitive, chez les Germains du moyen âge. Encore
ce privilège est-il précaire, et l'art épique " n'a-t-il tout son
feu (3), tout son éclat, que chez les nations de cette l^ranche
qui ont été atteintes par le mélange mélanien " . Le secret de
la réussite réside encore en ce cas dans les proportions du
sang : l'Egypte et l'Assvrie furent trop noires pour produire
un art parfait; afin d'assurer à la beauté une complète victoire,
il faudra plus de sang Idanc, une race douée d'infiniment
d'imagination et de sensilnlité unies à beaucoup d'intelligence.
(1) Lors de la récente constitution d'une académie officielle en Anjjletcrrc
(1902, on a observé avec stupeur sur le continent (jue la liste des preuiior.s
membres ne renfermait pas le nom dun seul littérateur d'imagination : pas un
poète, même Swiiiburne; pas un romancier, même Kipling : uni(juement des
philosophes, des historiens, des sociologues. Inspiration assez caractéristique,
et à la(|uelle le Gobineau de V Essai eût probablement applaudi.
(2) T. Il, p. 388.
(3) T. I, p. 355.
42 LE COMTE DE GOBINEAU
Cet exact dosage sera le lot de la Grèce et ne se réalisera-
qu'un peu plus tard dans les annales de l'humanité.
Nous n'insisterons pas davantage sur la bizarre esthétique
de Gobineau; ce fut chez lui une outrance logique de jeunesse
à laquelle il n'est resté fidèle ni dans ses jugements, ni dans la.
conduite de sa vie, puisque, de tout temps, poète et musicien,
il devint dans son âge mûr sculpteur passionnément épris de
son ciseau, et qu'il n'eût cependant avoué volontiers aucune
influence nègre dans son tempérament. Quant à nous, en
appliquant plus rigoureusement ses propres principes à l'ana-
lyse de sa ])ersonnalité, nous ne trouverons que trop d'occa-
sions de signaler quelque influence africaine chez ce Gascon.
Mais, à l'heure de VEssai^ tout entier dévoué à sa thèse nor-
dique, il adopte vis-à-vis de l'art, comme vis-à-vis du mélange
qui en est la source, une attitude faite de sympathie et de réserve
à la fois. 11 l'admire, et il en a peur, car il connaît son extrac-
tion douteuse et craint son action dissolvante. L'art véritable,,
qui doit chercher la grandeur, la force, et qu'une supériorité
de l'élément blanc peut seule engendrer, se lient sans cesse sur
la pente glissante qui le conduirait à servir aveuglément des
goûts de luxe et de volupté. Le génie lumineux de la beauté
se présente au penseur sous l'aspect d'un Janus à deux fronts
portant une face noire opposée à une hgure blanche : la pre-
mière le pénètre de dégoût, si la seconde le ravit d'enthou-
siasme; en contemplant le sourire divin de l'une, il ne parvient
pas à oublier la grimace bestiale de l'autre. Sans doute, élan
d'intelligence, ouverture de vues, envergure de génie (1), telle
est le bienfait du sang nègre infusé à petites doses dans les
veines des nations élues. Acquisitions peut-être? mais, à tout
prendre, ces avantages compensent-ils, si l'on y réfléchit l>ien,
la perte de cette froideur de raison, de cette rectitude de juge-
ment, en un mot de ces vertus politiques et organisatrices qui
L sont le patrimoine de l'espèce blanche dans sa pureté? « Cer-
tainement, dira-t-il à l'occasion (2), je conçois qu'on se mette
(1) T. I, p. 397.
(2) T. I, p. 554.
CHAPITRK III 4J
de la partie, dans le dédain ordinaire aux esprits vigoureux et
positifs pour les natures artistes, plutôt vouées à recueillir
des apparences qu'à saisir des réalités. " Sans cesse Gobineau
paraît ainsi donner et reprendre tour à tour les concessions un
instant arrachées à ses convictions nordiques par son tempéra-
ment méridional. Duel qui durera autant que sa vie dans son
cœur. Mais, en dernière analyse, il demeure certain que la
mésalliance ne porte pas de fruits véritablement savoureux et
qu'on puisse sans arrière-pensée détacher de l'arbre de la civi-
lisation : l'enveloppe est séduisante, la première sensation
flatteuse ; l'arrlère-goût se montre écœurant et décevant tout
ensemble.
CHAPITRE IV
LES ARYAS
Après avoir constaté les premiers services rendus à l'huma-
nité par l'avant-garde de la race blanche et, dans une triste
contre-partie, les épreuves infligées à ces organisateurs par
une destinée ingrate et cruelle, nous abordons maintenant sur
les pas de notre guide le théâtre des exploits du troisième
rameau blanc, les .laphétides. La prétendue apparition en
Egypte de quelques-uns de ses représentants ne nous a pas
fourni en effet de grandes lumières sur leurs dispositions natu-
relles.
(Les Japhétides détachent tout d'abord vers l'Europe, où
nous les suivrons plus tard, les Celtes et les Slaves (I), qui,
malgré la parenté des langues, ne sont donc pas des Aryens à
proprement parler aux yeux de Gobineau : il se range ici dans
l'école a indo-germanique » (2) par son opposition aux ten-
dances accueillantes de l'école » indo-européenne " . Ses
Arians n'auront pour enfants légitimes que les Aryas de l'Inde,
[les Iraniens, les Grecs hellènes ou homériques et les Sar-
Imates, pères eux-mêmes des Germains.
Arrêtons-nous un instant à contempler dans leur patrie
d'origine ces groupes prédestinés ; car c'est un merveilleux
spectacle, dont nous ne reverrons jamais l'analogue, et qui
proteste à lui seul par son charme et sa grandeur contre la
nécessité du mélange pour le bonheur, sinon pour le progrès
de l'espèce humaine. Examinons d'abord leur conformation
(1) T. I, p. 369 et 373.
(2) Rien qu'il proteste contre ce terme au point de vue philologique [t. I,
p. 369).
CHAPITUE IV 45
1 physique. <' Il n'y a pas de doute, c'était la plus belle dont on
'^ ait jamais entendu parler. » Ces héros formaient la plus splen-
dide espèce d'hommes dont la vue dit pu réjouir les astres et
\\la terre {\). Elojje dithyrambique, qui donne la mesure de
l'émotion esthétique, de la passion presque amoureuse que
suscite chez un aryaniste convaincu la seule évocation du type
de son choix : nous en trouverons d'autres exemples. Et si \'on\
objectait au plus décidé d'entre ces amoureux que la beauté
est affaire dégoût, que chaque race humaine, comme chaque
espèce animale, l'entend à sa manière, il réfuterait cette hérésie /
en affirmant de façon tranchante que le beau est " une idée
absolue et nécessaire » , comme l'a démontré Gioberti dans
un il admirable essai » (:2) ; or la race blanche réalise cette
idée mieux que toute autre. Voilà qui est péremptoire; mais,
chez Gobineau, nous noterons pourtant dès à présent une par-
ticularité assez caractéristique de son tempérament si profon-
dément personnel. Lorsqu'en effet l'on étudie de près
l'ensemble de ses écrits, on constate avec surprise que l'Aryen
ne revêt pas très nettement à ses yeux les caractères anthropo-
logiques que les savants contemporains s accordent à lui attri-
buer : haute stature, peau blanche, teint coloré, cheveux
blonds, œil bleu; le type germanique, en somme, qui en serait
le reflet le plus exact à notre époque. Sans doute, on remarque
toujours quelques-uns de ces traits dans ses descriptions, mais
avec des variantes qui choqueraient profondément les arya-
nistes plus récents, formés à l'école de la science naturelle.
C'est ainsi que le chevalier qui incarnera la noblesse ariane du
moven âge dans son roman de l'Abbaye de Typhaines a des
« yeux noirs bien fendus » et des cheveux bruns. Dans VHis-r
toire des Perses, il nous citera comme inspiré par des notions
arianes le témoignage d'auteurs musulmans qui considèrent
pourtant les yeux bleus comme un stigmate diabolique et
les notent chez l'odieux Kédar, un des meurtriers de la cha-
melle du prophète (:i). Dans les Nouvelles asiatiques, l héritier
(1) T. I, p. 374.
(2) T. I, p. 155.
(3) T. 1, p. 358.
4G LE COMTE DE GOBINEAU
contemporain de Théroïsme arian sera un Afghan aux che-
veux noirs, au teint chaudement basané, comme un fruit mûri
par le soleil; Harriett, l'Anglaise exquise des Pléiades^ mon-
trera des yeux noirs (1). Enfin, dans son dernier ouvrage, où il
s'élève au comble de l'exaltation aryaniste, le type idéal du
Germain, Amadis, a " de longs cheveux bruns » (2), et, loin de
se révéler par des formes athlétiques, sa force se dissimule
sous une apparence juvénile et «« peu robuste encore » .
L'explication de ces négligences ou même de ce parti pris est
assez facile à trouver. Gobineau ne tient pas grand compte
des caractères anthropologiques de l'Aryen, tout simplement
I parce qu'il ne les possédait pas lui-même. Or, comme il se
croyait sorti de la plus pure souche de cette race, comme il
estimait en avoir conservé ou renouvelé en lui toutes les éner-
gies, c'est donc que les traits physiques doivent présenter une
importance secondaire à titre de signalement, le moral, le
i côté ethnique demeurant prépondérant, a II était, dit son bio-
graphe, préfacier à.\irnadis^ grand, mince et très l»ien fait. Il
avait l'ovale de la figure allongé, le teint pâle, le front haut,
les traits réguliers, des cheveux qui, autrefois châtain clair,
devinrent de l>onnc heure chaudement argentés. Ses yeux
brun doré, très fendus, fixaient volontiers la lumière, etc. "
C'en est assez : un Arian ainsi doté par la nature fera pru-
demment de prêter une attention distraite au poil et aux pru-
nelles de ses frères.
Aussi, lorsqu'il s'efforce de nous présenter l'Arian primitif,
sera-t-il satisfait par une peinture qui s'applique évidemment
à des héros déjà métissés. Ecoutons la description des enfants
prédestinés que célèbre la légende bouddhique (3). a Ces pieux
récils montrent la divine créature, aux premiers jours de son
berceau, avec le teint blanc, la peau couleur d'or; sa tête doit
avoir la forme d'un parasol (c'est-à-dire être ronde et éloignée
de la configuration pyramidale (4) chez les noirs) ; ses bras
(1^ P. 40.
(2) P. 10.
(3) T. I, p. 374.
(4) L'anlliropologie aryaniste contemporaine reconnaît, au contraire, que le
CHAPITRE IV 47
'5ont longs, son front large, ses sourcils réunis, son nez proé-
minent. » Et sans doute, avouera-t-il, comme cette description,
postérieure au septième siècle avant Jésus-Christ, s'a[)plicjue à
une famille dont les meilleures branches étaient assez mélan-
gées déjà, on ne peut se montrer surpris d'y rencontrer » des
■exigences un peu anormales » , telles que la couleur d'or
souhaitée pour la peau du corj)s et les sourcils réunis. Néan-
moins elle lui paraît, tout compte fait, suffisamment caructé-
rislifjue de la race pure (l) et très propre à nous pénétrer de la
conviction que cette variété humaine était ainsi entourée (tioie
suprême beauté de corps, l'artageons de bonne grâce une admi-
ration peu compromettante jusqu'ici, vu l'antiquité de son
objet.
Comblés des avantages corporels, les Arians n'étaient pas
moins supérieurs par l'esprit, et ils avaient « à dépenser une
somme inépuisable de vivacité et d'énergie " . Leur première
organisation politique doit être examinée de près, car elle
•demeurera caractéristique de leur tempérament au cours de
l'histoire. Divisés en tribus concentrées dans de grands villages,
les hommes faits mettent à leur tête, au moyen de l'élection,
des chefs dont le pouvoir demeure extrêmement limité, les
viç patis. Ces magistrats ne possèdent qu'une délégation faible
€t précaire de la volonté générale, l'individu i-estant tout-puis-
sant et se montrant jaloux jusqu'à l'excès de sa liberté la plus
entière; en somme, une égalité parfaite entre chefs de famille
réunis par un lien social fort lâche, tel est le spectacle qui
frappe nos regards à l'aurore de la civilisation arianc. Leur
indomptable individualisme a marqué de son empreinte les
conceptions religieuses de ces peuples. Ils se jugent à peu de
chose près les égaux de la divinité, dont ils descendent, qu'ils
font à l'occasion trembler par leur courage, et cette camara-
nègre est dolichocépliale comme l'Aryen et que la tète ronde ou brachycépliale
est une marque d'inférioriK-.
(1) Tout en né(;ligeant les traits propres à l'Aryen des anthropolojp'stes,
Gobineau en a noté un qu'on ne rencontre pas ailleurs que dans V IJsxni : ce
serait un certain « renflement des chairs aux côtés de la lèvre inférieure « «piil
observe dans les portraits de Hubens et de Miéris. Il n'en reparlera jamais par
la suite, il est vrai.
48 LE COMTE DE GOBINEAU
derie entre ciel et terre semble particulièrement sympathique
à Gobineau, car il estime que » l'adoration, en tant qu hom-
mage rendu à la divinité, est un témoignage de respect un peu
excessif ^^ (1). D'ailleurs ce sentiment exagéré de sa dignité
n'inspire au cœur de l'homme blanc nul penchant vers l'im-
piété; bien au contraire, religieux par essence, les idées théo-
logiques le préoccupent à un très haut degré. Et, avançant
qu'on retrouve la racine Al (Elohim, Baal, Allah) dans le nom
des dieux nègres, le radical Dou (Dévas, The'os, Deus), dans
celui des dieux blancs, Gobineau écrit avec une complaisance
déjà marquée pour les vieux cultes arians, qu'il exaltera plus
encore par la suite : " Quand le Deus eut le dessus... l'erreur
s'est montrée moins vile, et, dans le charme que lui prêtèrent
des arts admirables et une philosophie savante, l'esprit de
l'homme, s'il ne s'endormit pas sans danger, le put du moins
sans honte. " Les fiers Arians avalent mis en quelque sorte le
ciel " en république " , et <i quelque peu de dieux, présidés
par Indra, dirigeaient plutôt qu'ils ne dominaient le monde » ,
tandis que le guerrier valeureux se tenait tout prêt à prendre
sa place dans leurs rangs. De là la facilité (prétendue) qu'ap-
portaient les nègres à reconnaître la divinité des conquérants
venus du Nord. Ceux-ci u supposaient de bonne foi la puissance
surnaturelle communicable à leur égard " . Et c'est une obser-
vation qui peut se faire dans l'existence commune « que les
gens sincères sont pris aisément pour ce qu'ils se donnent. "
Aphorisme qui peint à cru notre gentilhomme gascon : lui aussi
fut incontestablement sincère en ses prétentions personnelles,
qui vont tout près de la divinité, et ne douta jamais qu'on ne
le prit aisément pour ce qu'il prétendait.
Tandis qu'à l'origine de cette religion hautaine le chef de
famille, prètre-né, se jugeait capaljle de s'adresser sans inter-
médiaire à ses dieux, un sacerdoce distinct se développa pour-
tant peu à peu chez les Arians, et, par une aventure que nous
avons rencontrée plus d'une fois déjà dans VEssai, nous dis-
tinguons mal si ce fut là une déchance amenée par l'immixtion
(l)T. I, p. 312.
CHAPITRi: IV 49
nègre ou, tout à l'inverse, un progrès dû à l'initiative blanche.
Quoiqu'il en soit, l'auteur se montre fort svmpathiquc aux pre-
miers résultats de l'activité sacerdotale : la puissance laissée
aux collèges de prêtres était .. un hommage rendu à l'intelli-
gence !> , hommage dont ils se montrèrent dignes par l'orga-
nisation géniale des castes, dont Gobineau fait honneur aux
brahmanes.
Car il est temps de suivre dans les plaines de l'Inde les
Aryas proprement dits, séparés de la souche primitive à
laquelle nous donnons leur nom. Il faut en effet relever deu.x
traits véritablement intéressants dans les pages que rfA^aHeur
consacre : la glorihcation des castes et la condamnation du
bouddhisme.
u Le fait d'où le sacerdoce arian s'avisa de faire jaillir ses
destinées, loin d'être misérable ou ridicule, devait au contraire
lui gagner les sympathies intimes du génie delà race. " Car ce
groupe de prêtres philosophes, observant que les nations
arianes se trouvaient entourées de peuplades noires innombra- !
b'.es, que déjà les alliances conclues avec les indigènes ris- |
quaient de donner bientôt aux nobles Aryas le sort des Cha-/
mites imprudents, imagina de fonder tous les droits politi-|
ques et sociaux sur la pureté du sang, en sorte que renoncer
à ce privilège fut en quelque sorte se dégrader d'une façon j
aussitôt apparente et visible dans les faits. On sait que l'Inde '
moderne elle-même a conservé un sens redoutable à cette
expression a perdre sa caste ^ : cela est pire que la mort, et
les cipayes se révoltèrent jadis à la pensée que leurs cartou-
ches contenant de la graisse de vache sacrée, ils risquaient,
s'ils en faisaient usage, d'encourir celte disgrâce terrible aux
yeux de leurs congénères. Echo puissant d'une terreur sécu-
laire dont l'action n'a pas diminué sur les esprits!
Yoici la version fort discutable et discutée d'ailleurs que',
Gobineau nous fournit sur l'origine de ces cadres sociaux si 1
solidement forgés. Partant de cette observation établie pour \
eux sur des preuves irréfragables que toute supériorité était i
du côté des Arians, toute faiblesse, toute incapacité du côté
des noirs, les prêtres législateurs admirent comme consé-
4 i
50 LE COMTE DE GOBINEAU
quence logique que la « proportion de valeur intrinsèque "
chez tous les hommes était en raison directe de la pureté du
sang blanc ; et ils fondèrent leurs catégories sociales sur ce
principe. Pour former la première caste, celle des brahmanes,
ils réunirent donc les familles les plus brillantes, dont ils
« supposèrent d le sang plus arian, plus intact que celui de
toutes les autres : les Gautama, les Bhrigou, les Atri. Ce groupe
eut le monopole des fonctions sacerdotales, fut déclaré invio-
lable, sacré, voué à la méditation, à l'étude, à toutes les occu-
pations de l'esprit. Immédiatement au-dessous d'eux-mêmes,
ils établirent la catégorie des rois ou guerriers les plus émi-
nents, supposant que cette classe était déjà moins franche-
ment blanche que la leur, ou bien qu'égale en pureté elle
méritait néanmoins le second rang par l'infériorité de la
vigueur physique devant la vigueur intellectuelle et religieuse.
Ce fut la caste des kschattryas ou hommes forts.
Puis vinrent les vayçias, bourgeoisie riche et influente,
il supposée ') moins l)lanche que les deux catégories supé-
rieures, vouée au négoce, à l'agriculture, au.\ travau.x pacifi-
ques. En dehors de ce cercle, plus d'Arians, plus d'hommes
Il deu.x; fois nés " . Pour les populations indigènes, bien que
peut-être un peu ap})arentées déjà à leurs vainqueurs, pour
toute cette foule de manœuvres, d'ouvriers, de paysans qui
formaient la base de la société hindoue, les brahmanes compo-
sèrent une quatrième caste, celle des coudras, qui " reçut le
monopole de tous les emplois serviles " . On soumit ses mem-
bres à un état de tutelle éternelle, avec l'obligation pour les
hautes classes de les régir doucement, de les garder de la
famine et autres conséquences de la misère extrême : ils ne
furent pas considérés comme purs, et a rien de plus juste,
puisqu'ils n'étaient pas arians » . Gobineau ne se lasse pas de
revenir sur cette heureuse solution du problème social, trouvant
sans cesse de nouvelles formules admiratives pour en célébrer
les avantages. « Du grand nombre de ceux dont le cerveau
n'était éclairé que par des lueurs incomplètes, de tous ceux qui
n'avaient pas l'àme prête à subir sans faiblesse le choc du
danger, des gens trop pauvres pour vivre libres^ les brahmanes
CHAPITRE IV 51
composèrent un amalgame sur lequel ils jetèrent le niveau
d'une égale infériorité, et décidèrent que cette classe humble
gagnerait sa subsistance en remplissant ces fonctions pénibles
et même humiliantes qui sont cependant nécessaires dans les
sociétés établies. "
Derrière l'organisation des castes ainsi présentée, il n'est
pas difhcile de retrouver quelques souvenirs des trois ordres
du moyen ûge, assis sur les manants et les serfs. Et, en somme,
poursuit Gobineau, le problème politique avait par là « trouvé
sa solution idéale, car personne jie peut refuser son approbatioji
à un corps social ainsi organisé qu'il est gouverné par la
raison et servi par l'inintelligence (I) ■' . Le système des castes
appliqué avec logique et à l'humanité tout entière l'eût
sauvée de la décadence en préservant à jamais la race l)lanche
conquérante du mélange trop prépondérant des éléments infé-
rieurs. C'était là la promesse et le secret des destinées les plus
grandioses, si le règlement eût été emplové à temps, c'est-à-
dire à l'heure exactement propice où les avantages de la mésal- i
liance en équilibraient les menaces; mais, cette heure-là,
Gobineau ne nous a jamais appris à la déterminer, sinon parj
un instinct secret qui n'appartient qu'aux esprits de sa trempe.
En fait, toutes les nations l^lanches s'y sont prises trop tard :
c'est une observation qu'il a présentée déjà à propos des castes
moins strictes, de lignée paternelle seulement, que connut
l'Egypte des Pharaons. Et comment en serait-il autrement? La
prétention à s'isoler ne peut guère naître qu'après expérience
des inconvénients à éviter, et dès ce moment le mal est fait, le
sang pur contaminé. La réaction ne saurait aboutir qu'à un
effort plus ou moins impuissant. Considérons en effet le brah-
manisme lui-même, et notons à son égard un jugement bien
intéressant, si l'on songe à l'usage que voudraient faire des
doctrines philosophiques et morales de l'Inde de plus modernes
aryanistes. Le regard perçant de notre auteur y découvre sans
peine l'immixtion de l'inlluence noire. Sur ces prêtres géniaux,
groupés dans la caste la plus pure, plusieurs des facultés de la
(1) T. I, p. 388.
52 LE COMTE DE GOBINEAU
race nègre avaient cependant commencé de déteindre. On ne
leur reconnaît plus cette rectitude de jugement, cette froideur
de raison, patrimoine de l'espèce blanche sans mélange. On
s'aperçoit, à la gratideur même des plans de leur société, que
l'imagination (faculté noire, on le sait) tenait désormais une
grande place dans leurs calculs et exerçait une influence
dominante sur la combinaison de leurs idées. Comme (> élan
d'intelligence, ouverture de vues, envergure de génie » , ils
avaient gagné; ils avaient gagné par l'adoucissement de leurs
premiers instincts, devenus moins rigides et plus souples;
mais, en tant que métis, on ne leur trouve plus " qu'un dimi-
nutif des vertus souveraines » . Le premier effet de l'immixtion
du sang nègre, c'est d'efféminer le naturel, et si cette mollesse
ne fait pas des êtres sans courage, cependant elle « altère et
passionne la vigueur calme, et l'on pourrait dire compacte,
apanage du plus excellent des tvpes » . Par là disparaît
presque toujours, dans le groupe issu de cet hymen, i. le pou-
voir et le droit, sinon de briller beaucoup plus que l'espèce
blanche et de penser plus profondément, du moins de lutter
avec elle de patience, de fermeté, de sagacité (l). » Traits pré-
cieu.x pour la psychologie de l'Arian, et qu'il nous faut con-
! server avec soin dans notre mémoire.
I Après ces compromissions antérieures à leur établissement,
les règlements de caste se sont d'ailleurs montrés eux-mêmes
impuissants à brider les passions humaines, à combattre cet
attrait pernicieux que la chair colorée semble exercer sur les
.sens de l'homme blanc. Gobineavi note une confirmation écla-
tante de cet entraînement dans le Mahàbliârata, où l'on voit
les fils de Pandous, Arians purs, mais ignorants des avantages
de la caste, s'enlizer aussi rapidement que les Chamites au
sein de la noire population des provinces qu'ils conduisent.
Leurs adversaires brahmaniques durent tout au moins à leurs
règles sévères de faire vivre jusqu'à nos jours, et pour un
temps qu'on peut prévoir considérable encore, la société qu'ils
avaient fondée. C'a été sans doute au prix de concessions
(1) T I, p. 390.
CHAPITRE IV 53
incessantes à 1 esprit nèj>rc indigène, car du védisnie est né de
la sorte Tindouisme actuel, ce j)anthéon populaire grimaçant
et difforme qui remplit les temples de Jicnarès. « Jusque-là,
on disait que les dieux étaient beaux, beaux à la manière des
héros arians : on iTavait pas songé à les portraire. » Mais
l'homme noir et l'homme jaune veulent des sensations physi-
ques, et ne peuvent d'ailleurs bien comprendre que le laid,
<pie les idoles grotesques et repoussantes. Brahma, dieu des
prêtres, s'adjoignit donc Vischnou, dieu des guerriers, {)uis
Siva, dieu tles nègres.
Et quelques signes annonçaient, vers le septième siècle avant
Jésus-Christ, la corruption grandissante de la race. Il est amu-
sant de voir Gobineau signaler d'abord parmi ces symptômes
inquiétants la naissance d une littérature irrévérencieuse, vol-
iairienne en quelque sorte, ainsi qu'en témoigne cette anecdote
empruntée à Burnouf. Un brahmane avait embrassé le métier
d'homme de lettres. " Sa femme lui conseilla d'aller se mettre
sur le passage du rajah... et de lui réciter quelque chose qui
put lui être agréable. Le poète trouva l'idée ingénieuse et
suivit le conseil de la brahmani; il rencontra le roi au moment
où celui-ci allait faire sa promenade, assis sur le dos de son
éléphant. L'auteur vénal ne se piquait pas d'un grand respect :
Qui des deux louerai-je, se dit-il. Cet éléphant est cber et
agréable au peuple. Laissons là le roi : je vais chanter l'élé-
phant. » A oilà, conclut le narrateur, le " laisser aller de ce
qu'on nomme aujourd hui la vie d'artiste ou de journaliste » .
Ces façons d'indépendance préparaient le plus terrible assaut
qu'ait jamais subi l'organisation brahmanique des castes, c'est-
à-dire la naissance du bouddbisme.
Le bouddhisme, mal distingué du brahmanisme par les pre-
miers indologues et offrant aux occidentaux étonnés certaines
analogies chrétiennes, leur apparut d'abord comme une reli-
gion nettement aryenne, et même caractéristique des ten-
dances morales de cette race. C'est un spectacle que nous
donnerons en son lieu. Mais on commençait, vers le milieu du
dix-neuvième siècle, à revenir sur cette appréciation, à signaler
linlluence indigène, celle des basoes classes de la société,
LE COMTE DE GOBINEAU
dans le succès de la doctrine de Çakya-Mounl (1). A défaut du
mérite de l'initiative en ce mouvement d'opinion, on doit
laisser du moins à Gobineau celui de la netteté et de l'énergie
dans la proclamation du caractère antiarian qui marquerait le
bouddhisme. C'est, pour une part, sa protestation indignée qui
a rallié au brahmanisme, comme nous le verrons, les disciples
mêmes des premiers fanatiques du bouddhisme.
Avant le grand réformateur, un brahmane traître à son
ordre, Kapila, avait enseigné déjà le dédain des règlements
védiques et la pratique d'un ascétisme « individuel et arbi-
traire » . Çakva-Mouni, plus radical encore et oul^lieux de son
illustre origine, se prit à répandre dans le bas peuple des doc-
trines subversives et leur donna dès le début de sa prédication
leur véritable caractère en s'élevant contre la séparation des
castes. On conçoit l'abomination d'une pareille tentative au.x;
yeux de Gobineau : c'est tout simplement détourner la race
blanche du droit chemin pour la précipiter dans l'abime du
mélange, v engloutissant à sa suite toute la noblesse de
l'espèce. Digne disciple d'un tel maître, Ananda, cousin du
Bouddha et comme lui de la plus haute extraction, acceptera
bientôt de boire à la cruche d'une femme tchandala, c'est-à-
dire placée par sa naissance irrcgulière en dehors de toute
caste et, par suite, vivant svmbole du mélange uiterdit. Puis,
pour comble d'horreur, il épousera cette malheureuse. " Que
des novateurs de cette force exerçassent de la puissance sur
l'imagination du bas peuple, on le conçoit aisément, " s'écrie
avec dédain (/obineau, dont le sentiment chrétien eut pu
cependant évoquer ici l'admirable épisode de la Samaritaine.
Mais nous connaissons assez ses préjugés : il est tout à l'indi-
gnation que lui cause une mésalliance inouïe sur les bords du
Gange, et il s explique aisément dès lors les triomphes de la
propagande bouddhiste, u II était aussi flatteur que facile de
se glorifier de vertus intimes et inaperçues^ de débiter des dis-
cours de morale, et aussitôt d'être tenu pour saint et quitte du
(1) Pavie indique nettement dans ses études sur l'Inde antique, parues peu
après VEssai. que telle était alors la tendance de l'érudition indologique.
CHAPITRE IV 55
reste. " Quel est ce reste, sinon les quartiers de noblesse
blanche, nécessaire à la beauté visible du corps comme à la
valeur plus cachée du caractère? Le défaut du bouddhisme,
c'est que, procédant à l'inverse de ce « qui se volt dans les
véritables philosopbles " , au lieu de faire que la loi morale
découle de l'ontologie, il fait dépendre l'ontologie de la loi
morale. En d'autres termes, on n'est pas bon pour avoir bien
agi, mais on agit bien quand on est >• bon n au sens que
Nietzsche reconnaîtra à ce vocable après Gobineau dans sa
morale des maitres, c'est-à-dire bien né. Le châtiment mérité
de la doctrine nouvelle fut de montrer d'une manière
éclatante le peu que réussit à produire pour les hommes
et pour les sociétés " une doctrine politique et religieuse
qui se pique d'être basée uniquement sur la morale et la
raison i» . Il ne put s'établir de façon durable dans l'Inde.
Au sein de cet édifice social si merveilleusement cimenté par
les brahmanes, le Bouddha lui-même dut reconnaître sa fai-
blesse et se montrer infidèle à ses principes. Il fut obligé par
l'opinion de respecter les castes: il recula devant les consé-
quences de son propre enseignement en créant des motifs
d'exclusion phvsiques et moraux qui fermèrent l'entrée de sa
secte. Encore, malgré ces palinodies, la doctrine perverse se
vit-elle chassée de son pavs d'origine après une lutte de mille
ans; elle ne s'implanta que là où les castes sont ignorées,
dans certaines provinces de la Chine et du Thibet, et n'y dirige
même que >. les consciences des classes les plus viles » . Elle a
montré par son exemple a à quel point d'avilissement tombe
bientôt une théorie rationaliste qui s'aventure hors des écoles
et va entreprendre la conduite des peuples » . Le rationalisme
du dix-huitième siècle fut égalitaire comme le bouddhisme, et
les deux doctrines sont ici pareillement répudiées par l'arya-
nisme impérialiste.
Il faut bien avouer d'autre part que le brahmanisme a
décliné, lui aussi, sans interruption par suite de ses concessions
forcées aux lents progrès du sang noir. Néanmoins, telle est la
puissance des castes que, conquise à plusieurs reprises par
des races plus blanches, la société hindoue a toujours survécu
56 LE COMTE DE GOBINEAU
à ses maîtres, plus rapidement contaminés qu'elle-même. Et
Gobineau, étudiant dans un curieux paragraphe les métis
européens qui se produisent actuellement encore dans cette
grande colonie britannique, en fixe la valeur d'après l'intensité
du principe blanc transmis par le père. Suivant que celui-ci
est Anglais, Irlandais, Français, Italien ou Portugais, les varia-
tions sont notables : le sang anglais, qui a conservé tant d'affi-
nités avec l'essence ariane, produit d'ordinaire des métis beaux
et intelligents. Quant à ceux qui naquirent jadis de l'union des
Aryas et des jaunes vers le nord-est, les Mahrattes et les Bir-
mans, par exemple, ce sont de courageux soldats, et la famille
hindoue n'a pas eu à » gémir des parentés jaunes qu'elle s'est
données » autant que de ses alliances mélaniennes.
CIIAPIÏIIE y
LA RACE JAUNE
Venons donc à la race jaune, qui, pour la première fois,
apparaît nettement ici comme un des éléments du mélange
ethnique. Le problème de ses destinées est assez actuel pour
qu'il soit utile de l'examiner dès à présent sous l'originale
lumière que projeta la thèse aryaniste à ses débuts. L'Essai
accorde même à cette famille humaine une importance consi-
dérable dans le passé de notre propre race ; nous apprendrons
qu'elle couvrit d'abord l'Europe tout entière et n'a cessé de
jouer un rôle ethnique décisif en notre évolution occidentale.
Pour le moment, nous demeurons en Asie, a6n d'v examiner
la plus antique et la plus typique des civilisations issues de ce
groupe de peuples, l'empire chinois, et nous contemplons
d'abord le portrait physique de l'homme jaune que Gobineau
va brosser sous nos yeux. C'est une esquisse assez fantaisiste,
où la passion a plus de part que le sens historique. Les formes
du corps sont, dit-il, ramassées, trapues, sans beauté ni grâce,
avec quelque chose de grotesque et souvent de hideux. «Dans
la physionomie, la nature a économisé le dessin et les lignes;
sa libéralité s'est bornée à l'essentiel : un nez, une bouche, de
petits yeux sont jetés dans des faces larges et plates et semblent
tracés avec une négligence et un dédain tout à fait rudimen-
taires. » Evidemment, le Créateur n'a voulu faire qu'une
ébauche, poursuit notre homme, sans s'apercevoir qu'il prête
gratuitement au Créateur ses propres animosités, et il conclut
par ce trait admirable : » Les cheveux sont rares chez la plu-
part de ces peuplades; on les voit cependant, et comme par
réaction, effroyablement abondants chez quelques-unes et
58 LE COMTE DE GOBINEAU
descendant jusque dans le dos (1) . " Ces gens-là n'ont vraiment
de bonne grâce et de retenue en aucune chose.
Passons aux caractères moraux. Supérieurs aux nègres par
certaines facultés intellectuelles, les jaunes ne méritent guère
d'être placés au-dessus des noirs si l'on examine l'ensemble de
leur psychologie. L'absence d'imagination, les tendances uti-
litaires les distinguent, comme nous l'avons déjà dit. Ce sont
des races mâles par excellence en opposition aux prétendues
dispositions féminines du noir. Ils montrent beaucoup de téna-
cité et de suite dans leurs vues, et ce trait les rapprocherait
des blancs, s'ils n'appliquaient ces qvialités à des idées terre à
terre ou ridicules. De cette disproportion entre le but et les
moyens naît à la fois leur orgueil profondément convaincu et
leur médiocrité non moins caractéristique. Après tout, «il faut
aussi en convenir, cette tendance générale et unique vers les
choses humblement positives et la iixilé de vues, conséquence
de l'absence d'imagination, donnent aux peuples jaunes plus
d'aptitudes à une sociabilité grossière que les nègres n'en
possèdent. Les p>lus ineptes esprits n'ayant pendant des siècles
qu'une seule pensée dont rien ne les distrait, celle de se
vêtir et de se loger, finissent par obtenir clans ce genre des
résultats plus complets que des gens qui, naturellement non
moins stupides, sont encore dérangés sans cesse des réflexions
qui pourraient leur venir par des fusées d'imagination. » Grâce
à ces qualités relatives, les jaunes se sont trouvés de tout temps
propres à former au moins la j)artie passive de civilisations
d'un ordre élevé.
Voyons-les en action « à la Chine " , comme écrit Gobineau
par un souvenir du dix-huitième siècle. Une première difficulté
se présente devant notre systématique historien : il a professé
qu'une civilisation durable ne saurait s'établir sans la collabo-
ration du sang blanc. Il s'efforce donc de sou mieux à rajeunir
contre toute évidence la culture chinoise, afin de pouvoir la
faire sortir, comme l'égyptienne, de l'Inde ariane. Puis il
affirme alors, sur la foi de vagues documents, que l'Empire
(1;T. I,p, 454.
CHAPITIU-; V 5»
céleste fut en effet conquis et organisé tout d'abord par une
bande éniigrée de kschattryas ou guerriers bindous réfrac-
taires aux empiétements sacerdotaux du bralimanisme et
décides à abandonner à jamais une patrie sans reconnaissance
et sans égards pour la valeur de leur bras. Et, produisant ici
l'un des argviments les plus saugrenus de sou répertoire, Gobi-
neau va même nous expliquer par cette dernière circonstance
l'opposition si évidente des institutions cbinoises et védiques.
En haine de leur ingrate patrie, ces kscbattryas bilieux impo-
sèrent à leurs sujets jaunes des lois absolument inverses de
celles dont ils avaient souffert. C'est ainsi qu'ils intronisèrent
l'égalité civique pour protester contre les règlements de
castes, et la noblesse ascendante (c'est-à-dire remontant à
l'occasion des enfants aux parents), afin de narguer ces privi-
lèges du sang qui formaient le fondement de la société brah-
manique!
Toutefois, l'autorité politique établie par eux ne trahit pas
le même esprit de paradoxe que leur code, car elle vient
directement du génie de la race blanche et s'adapte seidement
aux dispositions des jaunes à la Chine, comme aux besoins des
nègres en Assyrie. Ici se place un ingénieux développement
qui fixe assez nettement les vues gouvernementales de Gobi-
neau. Le législateur blanc, dit-il, prit toujours pour type do
l'autorité le droit du père de famille sur ses enfants, et consi-
déra comme analogue à ce droit celui du monarque sur les sujets,
parce que le souverain avait à remplir les mêmes devoirs de
])atronage et de direction : conception patriarcale qui résvdte
de l'importance accordée dans la race blanche à la famille
comme cellule sociale, et aux pouvoirs de son chef, véritable
autocrate à son fover. Par la domination universelle de la race
noble, cette vue primordiale s'est imposée aux deux autres;
mais, dans son interprétation, toutes trois se séparent nette-
ment, révélant par là l'essence de leur caractère.
L'Arian pur pense aussitôt. Cette paternité royale est une
fiction; un chef d'Etat n'est pas un père, parce qu'il ne saurait
porter le même Intérêt permanent au bien de sa famille
innombrable, et cet homme de sens d'arrêter « tout court le
60 LE COMTE DE GOBINEAU
1 développement de la théorie patriarcale « . Ses monarques
seront donc des ma^jistrats électifs, pères de leurs sujets dans
I un sens très restreint, exerçant une autorité fort surveillée par
des gentlemen qui nourrissent déjà dans leur cœur un lointain
idéal de constitution anglaise.
Le nègre, réduit en servitude par les armes et insensible à
tout autre argument que celui de la violence, traduit la for-
mule patriarcale par le despotisme sanguinaire, dont le type
fut créé en Mésopotamie lors des premiers contacts blancs-
noirs. Son roi est un père qui, aimant bien peut-être, châtie
plus sûrement encore. « Q" un souverain d'Assyrie se plon-
geât dans des cruautés exorbitantes... le peuple en souf-
frait sans doute; mais comme les têtes s'exaltaient devant de
tels tableaux, comme au fond le Sémite (devenu noir) com-
prenait bien rexagération passionnée des actes de la toute-
puissance, et comme la férocité la plus dépravée en grandis-
sait encore à ses yeux l'image gigantesque (I)! » Un prince
doux et tranquille ris({uait chez ces gens-là de devenir un
objet de dédain. Barbier n'a-t-il pas écrit pour des nations que
Gobineau apparentera à ce Sémite :
Ainsi passez, passez, monarques débonnaires.
Doux pasteurs de l'humanité...
Le peuple perdra voire nom,
Car il ne se souvient (jue de riiomme qui tue
Avec du sabre et du canon.
Notre prosateur apporte, lui aussi, une certaine puissance
oratoire dans une analvse d'ailleurs souvent arbitraire : et nous
aurons plus d'ime fois à faire observer que VEssai revêt, en
somme, les allures d'un poème épique et symbolique.
Voici venir par contraste, afin de faire comprendre les dis-
positions politiques de la troisième race, une scène de famille
qui pourrait fournir un amusant sujet de décoration pour une
potiche à fond vert. Les (Ihinois, en effet, ne conçurent pas le
principe d'autorité comme les nègre^. Esprits très prosaïques,
(1) T. I, p. 470.
CIIAI'ITRE V 61
l'excès leur faisait horreur en toutes choses, et Tahiis de pou-
voir n'échappait pas à celte réprohation instinctive. Le senti-
ment publie en était révolté; le monarque qui s'en rendait
coupable perdait aussitôt tout })restige, détruisait tout respect
pour son gouvernement. Aussi, le patriarcat arian, tout en
prenant parmi ces jaunes la forme du pouvoir absolu, (pii
exprimait le fait de la conquête blanche, demeura bénin dans
la pratique parce que le sens des sujets «n'appelait pas de trop
grosses démonstrations d'arrogance». Le souverain peut théo-
riquement tout ce qu'il veut, « mais dans la pratique, s'il veut
une énormitc, il a bien de la peine à l'accomplir. La nation se
montre irritée, les mandarins font entendre des représenta-
tions, les ministres, prosternés au pied du trùne impérial,
gémissent tout haut des aberrations du père commun; et le
père commun, au milieu de ce tollé général... se voit isolé et
n Ignore pas que, s'il continue dans la route où il s'engage,
l'insurrection est au bout. " Ce serait donc là, en somme, bien ,
qu à un degré moindre que chez les blancs peut-être, le gou-i
vernemcnt de l'opinion et un commencement de parlementa-
risme.
Aussi le spectacle de la Chine arrache-t-il à Gobineau un
aveu bien flatteur pour le bon sens jaune, c'est que l'apogée v fut
atteint en matière d'organisation pralitpie; à ce point de vue,
le Céleste-Empire a obtenu des résultats plus parfaits et sur-
tout plus durables qu'on ne le voit dans les pays de l'Europe
moderne. Il est impossible « de se défendre de la réflexion que,
si les doctrines des écoles que nous appelons socialistes venaient
jamais à s appliquer età réussir parmi nous, le ncc j)lns ultra du
bien serait d'obtenir ce que les Chinois sont parvenus à immo-
biliser chez eux » . Ce rapprochement était de mode au milieu
du di.x-neuvième siècle, et l'auteur de ÏEssai remarque mali-
cieusement que les fondateurs des écoles égalitalres en Europe
n ont pas le moins du monde repoussé la condition première
et indispensable du succès de leurs idées, qui est la théo-
cratie. Fourier et Proudhon, chefs d'État, seraient bientôt
amenés à instituer un mandarinat revêtu d'une investiture
religieuse. Inutile, d'ailleurs, d'insister sur les sentiments de
62 LE COMTE DE GOBINEAU
Gobineau devant ce spectacle a sans l)eauté et sans dignité " .
J'avoue, dit-il, que tant de bienfaits, conséquences de tant de
^conditions, ne me paraissent pas séduisants. " Sacrifier sur la
huche du boulanger, sur le seuil d'une demeure confortable,
sur le banc d'une école primaire ce que la science a de trans-
cendantal, la poésie, de sublime; les arts, de magnifique... c'est
trop, c'est trop donner aux appétits de la matière. » Ce ton,
qui rappelle assez celui de Stendhal parlant d'Edimbourg ou de
Philadelphie, paraît, il faut lavouer, quelque peu puéril; sans
doute il est facile au philosophe déjuger de la sorte quand les
appétits de la matière sont chez lui préalablement rassasiés;
mais ceux qui n'ont pas le même avantage possèdent vraiment
quelques excuses pour placer le pain, le logis et l'école au-
dessus des envolées de la poésie, fût-ce celle de l'auteur
à'Amadis. Une fois de plus notre Gascon trahit en ces lignes
le fonds un peu noir de son tempérament, et l'excès de la
raison utilitaire parait le choquer plus encore que les dange-
reuses exaltations de la passion artistique. Mais ces convictions
raisonnées parlent après ses préférences instinctives; malgré le
jugement dédaigneux que nous venons de rapporter, Gobineau
ne se montre pas trop sévère à la Chine dans son appréciation
d'ensemble. Et pour explifjuer des mérites qu'il ne peut nier,
il préfère reconnaître dans cette constitution pondérée et
durable une grande part de collaboration blanche. Il écrira à
l'occasion les « Arians chinois » (l), et c'est le plus beau titre
d'honneur dont il dispose; tandis que précédemment il les
honorait de la qualification de peuple mâle, en compagnie des
Germains et des premiers Romains, à la différence des Arians
hindous. En effet, la durée considérable de l'Empire du Milieu,
plus stable encore que l'édifice social du brahmanisme, le
pénètre d'une admiration singulière : il croit ce corps politique
éternel, et l'annonce vigoureux encore quand l'Europe aura
dés longtemps passé à d'autres chimères réformatrices que
celles du temps présent. Or, au regard de ce conservateur
décidé, la durée apparaît en général comme le critérium de la
(1)T. II, p. 6.
CHAPITRE V 03
A-aleur : il n'a qu'aversion pour notre mobilité occidentale, dont
on pourrait cependant prétendre, en comparant l'état actuel
de TEurope à celui de l'Asie jaune, qu'elle forme la condition
nécessaire de la vie et du progrès.
Quant au Japon, féodal encore à l'heure de VEssai, Gobi-
neau le voit à peu près dans la situation où se trouva la Chine
sous les descendants immédiats des kschattrvas réfractaires.
C'est dire qu'à ses yeux la haute société tout au moins y
doit contenir des éléments blancs assez prépondérants, car
féodalité et aryanisme sont synonymes à son avis. Il v a quelque
mérite dans cette vue prophétique en somme, et que les dis-
ciples du comte n'auront qu'à amplifier pour expliquer l'état
de chose actuel et l'incroyable essor de ce peuple nouveau
depuis sa révolution de 1870. Le développement certain de
l'imagination et du sentiment artistique dans larchipel ^Nippon
pourra de son côté se voir justifier par des éléments noirs,
qu'on rencontre encore assez purs au nord de ses îles et qui
doivent exister aussi vers le sud, car on les trouve bien plus
prépondérants vers le midi de la Chine, où leur union avec les
jaunes a produit la famille malaise. C'est là, notons-le en pas-
sant et sans nous y arrêter plus longuement que le comte, le
deuxième des mélanges simples de races, le noir-jaune, comme
nous avons vu le Sémite blanc-noir. Les Malais, paisibles et
bien doués, formeront l'élément passif des civilisations de
rExtréme-Orient et de l'Amérique, mais ne joueront toutefois
aucun rôle important dans les destinées du globe, parce qu'il
manque à leur sang l'infusion noble.
CHAPITRE VI
LA GRECE
Négligeant pour un moment la civilisation iranienne, assez
sacrifiée dans VEssai, et que nous retrouverons comme thème
d'un ouvrage spécial de Gobineau, V Histoire des Pej^ses, nous
abordons avec lui les rivages dentelés de la Grèce, où va se
jouer l'un des plus émouvants épisodes du drame des mé-
langes.
L'origine de la civilisation grecque doit être recherchée
dans le mouvement migratoire d'une tribu ariane, les Hellènes,
qui, abandonnant pour des raisons inconnues la pairie primi-
tive, vint par le nord occuper la péninsule des Balkans. Les
Hellènes s'avancèrent en conquérants; et il est fort important
de déterminer dès à présent la nature ethnique des peuplades
qu'ils soumirent. Là, comme partout, en somme, car Gobineau
a introduit un peu de jaune jusqu'en Assyrie (1), et beaucoup
de noir même en Chine, ce furent d'une part des populations
jaunes alors maîtresses de l'Europe entière, comme nous le
verrons, et tout au plus un peu relevées déjà par des alliances
japlîétiques, celtes et slaves; d'autre part, des éléments méla-
niens ou sémitiques, apportés par les flots complaisants de la
Méditerranée (:2), la mer propice aux rapprochements dange-
reux, la véritable entremetteuse des nations de son bassin.
Ces prémices sont établies par une analvse fort ingénieuse
des plus anciens mvthes de la poésie hellénique. Gobineau est
(1) T. I,p. 271.
(2) Gobineau fut sans doute entraîné en ces pactes par les vues excessives de
Movers sur le séniitisine uiediicrranéen. M. Y. Bérard vient de reprendre avec
talent ces études grcco-pîiéniciennfs.
CHAPITRE VI
véritablement à son aise dans la fable, dont il manie avec une
dextérité remarquable les values et mobiles éléments : qualité
acquise sans aucun doute à l'école de l'érudition allemande,
(jui la possédée à un si liant degré. Observons donc avec bu
dans sa valeur ethnique ce Deucalion, dont les petits-enfants
fondèrent les différentes tribus grecques. Il était fils de Promé-
tbéc, un Titan, c'est-à-dire un Arian, mais aussi de Clvmène,
issue de l'Océan, autrement dit une Sémite méditerranéenne.
Voilà le mélange attaché aux premiers pas de la race conqué-
rante. De plus, Deucalion épousa Pyrrha, fille de Pandore, et
cette belle-mère du héros éponyme avait été formée du limon
de la terre; traduisez une autochtone d'origine tinnique. Déjà,
à la Chine, on nous avait montré l'homme blanc façonnant lui-
même d'autres hommes du limon de la terre, car <» la pensée
ariane grecque et ariane chinoise n'a trouvé, à des distances
immenses, que le même mode de manifestation pour repré-
senter deux idées complètement identiques : le mélange d'un
rameau arian avec des aborigènes sauvages et l'appropriiAion
de ces derniers aux notions sociales " . Pour comble d'impru-
dence, le fils de Deucalion, Hellen, père de tous les chefs de
tribus grecques, épousa, lui aussi, une autochtone, car son nom,
Orséis, veut dire la Montagnarde.
De la sorte, les Titans arians furent, dès l'origine, souillés
aussi bien de noir que de jaune, et les trois ingrédients néces-
saires à la commodité de la psychologie gobinienne se trouvent
heureusement préparés sur la palette de l'écrivain. Ces héros
des temps mythiques n'en conservèrent pas moins une bonne
part de l'énergie blanche, en sorte qu'on les divinisa justement
par la suite. Leurs descendants demeurèrent plus semblables
à eux-mêmes, plus valeureux, plus consciencieux dans le uord
de rilellade, parce qu'ils y furent moins exposés aux apports
sémitiques de la Méditerranée. Si ces provinces septentrio-
nales, douées de peu d'imagination et de talents, ne fournirent
presque rien à l'art, elles se distinguèrent en revanche par les
instincts militaires et rudes de leurs citoyens, ainsi (jue par
leur génie pratique : « double caractère dû incontestablement
à un hymen de l'essence blanche ariane avec des principes
66 LE COMTE DE GOBINEAU
jaunes, » par lequel fut préparée la grandeur macédonienne et
les soldats de la phalange.
Dans le sud cependant se développait la civilisation bril-
lante qui nous est connue par les poèmes d'Homère. Achille,
hlond, aux yeux bleus, est un Arian presque pur. Thésée, par-
courant le monde Tépée à la maui, semble " un vrai Scandi-
nave 1) , un cousin des Vikings. Pour Ulysse, (jobineau nous
offre une bien jolie analyse de son caractère, considéré comme
celui d'un Arian sémitisé, d'un homme qui » nommerait cer-
tainement dans sa généalogie plus de mères chananéennes que
de femmes arianes » . Sa faculté de compréhension est éton-
nante, et sans bornes sa ténacité dans ses projets ; sous ce double
rapport, il est arian. On le voit non seulement ingénieux dans
la conception, inébranlable dans la résolution, mais encore
habile à gouverner ses passions autant qu'à tempérer celles
des autres, modéré quand il le veut, modeste parce que l'or-
gueil est une enflure maladroite de la raison; et tout cela,
avec un peu de bonne volonté, peut encore passer pour florai-
sons de la souche noble. Mais, courageux seulement quand il le
faut, astucieux par préférence, prêt à séduire de sa parole
dorée tout imprudent qui l'écoute plaider, c'est le sang sémi-
tique qui parle en lui; Ulysse trahit plus nettement encore les
faiblesses de ses pères par son sens artistique : il est sculpteur,
ayant taillé lui-même son lit nuptial dans un tronc d'olivier
et incrusté merveilleusement d'ivoire cette œuvre délicate.
L'auteur de ces lignes ne songeait certes pas en les écrivant
que lui-même se passionnerait un jour pour cet art d'origine
ambiguë. Enfin il nous eût été précieux d'avoir une psvchologie
aussi détaillée d'Ajax, «véritable Arian finnois (1), " mais nous
devons nous contenter de cette brève indication ou la compléter
nous-même à notre fantaisie. Notons seulement que la nuance
du type grec à laquelle appartient le fils de Laërte est des-
tinée à une plus haute, plus rapide, mais aussi plus fragile
fortune que sa congénère. La gloire intellectuelle de la Grèce
sera l'amvre de la fraction ariane alliée au sang sémitique,
(1) T. II. p. 10.
GHAPITIIE VI 67
tandis que la grande prépondérance extérieure de ce pays
au temps d'Alexandre résultera de l'action des » populations
quelque peu mongolisécs du nord d .
La description de la vie ariane grecque vers les temps homé-
riques est fort brillante dans YEssai. Le principe de la société
réside dans la liberté personnelle, comme il est de tradition
chez cette race d'élite. Le gouvernement est monarchique,
mais limité par l'autorité des pères de famille, parla puissance
<ies traditions, par le crédit des prescriptions religieuses. On y
remarque de fortes traces de cette hiérarchie féodale propre
à l'esprit arlan, et préservatif assez efficace contre les incon-
Yénients principaux du « fractionnement " né de l'esprit d'in-
dépendance. Pour bien comprendre ce qu'était un roi grec
aux prises avec les sentiments égalitaires de ses sujets, il n'est
rien de mieux que d'étudier le coup d'Etat d'Ulysse contre les
amants de Pénélope. « On y voit sur quel terrain scabreux
opérait l'autorité du prince, même ayant de son côté le droit
et le bon sens. » En effet, des hommes si avides d'honneur,
•de gloire, d'indépendance, étaient naturellement portés à se
mettre au-dessus les uns des autres et à réclamer des distinc-
tions extraordinaires. Or, pour atteindre l'idéal proposé, il n'y
avait pas d'autre moyen que d'être " le plus arian possible »,
de résumer le plus certainement les vertus de la race. D'où
l'importance attachée à la pureté des généalogies. Par là, le
sceptre, bien que donné en principe à l'élection, trouva cepen-
dant dans le " respect dont on entourait les grands lignages »
une forte cause de se transmettre exclusivement au sein de
quelques descendances. Telle serait en général l'origine de la
monarchie héréditaire chez les Arians; conciliation du prin-
cipe électif et de la superstition du sang.
Quant à l'idée de caste, on en rencontre aussi quelques ves-
tiges, mais l'hellénisme « eut intérêt aux mésalliances " et
d'autres fols «se vit forcé de les subir •> Néanmoins, le classe-
ment des citoyens se lit longtemps d'après la valeur de chaque
descendance. Les vertus individuelles venaient après. On se
souvient que le renversement de cette hiérarchie morale si pro-
fondément ariane forma le grief principal de Goljineau contre
(;8 LE COMTE DE GOBINEAU
le bouddliisnie. Admirons encore dans la Grèce homérique la
p^rande situation faite à la femme par les Arians, ces féministes
avant l'heure, qui méritent toutes les sympathies du beau sexe.
Clytemnestre offre un type excellent de ces matrones hautaines,
de ces noljles et généreuses créatures, sœurs lointaines de la
femme alticre, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, aux bras
blancs, que les épopées hindoues montrent aux côtés des Pan-
davas et que nous retrouverons dans les forêts germaniques.
Pour ces héroïnes, " l'obéissance passive n'était pas faite. »
l'Ile était faite au contraire pour les populations aborigènes
soumises par le glaive arian; mais l'esclavage qui leur est
imposé garde, on nous lassure du moins, un caractère de
douceur marquée, de patronage bénévole. Le maître « met la
main à la pâte » dans tous les genres de travaux et le serf ne
« subit d'autre malheur réel que celui d'être dominé » . C'est
en général une préoccupation familière aux aryanistes ou
impérialistes que de pallier autant que possible, pour les
époques qu'ils admirent, pour les territoires qu'ils détiennent,
le caractère de brutalité de la conquête. Esclaves helléniques,
manants du moyen âge ou coloniaux britanniques seront pro-
clamés les gens les plus heureux du monde sous leurs seigneurs
féodaux, comme sous leurs mentors du Civil Service. Pourtant,
en ce qui concerne le cas présent, il faut avouer qu'on perçoit
dans Hésiode, par exemple, l'écho de tout autres sentiments
(juc ceux de la satisfaction, et que les plaintes des petites gens
résonnent dès lors avec une amertume presque révolution-
naire. iMais Gobineau rapporterait sans doute ces criailleries
sans conséquence aux progrès de la sémitisation méditerra-
néenne.
Il peul négliger ces murmures, mais une autre face de l'es
clavage grec primitif l'embarrasse davantage, de même que
l'AngleteiTC rencontre dans l'Afrique du Sud des problèmes
plus ardus que dans l'Inde. C'est la servitude de l'homme
blanc, lorsqu'il est prisonnier de guerre. En principe, dit-il,
dans la patrie asiatique, il n'était pas permis de réduire en ser-
vage un Arian, c'est-à-dire un homme, et l'oppression réservée
aux individus de race noire et jaune (qui n'avaient pas droit à
CHAPITP.E VI C9
ce dernier litre) n'était pas censée constituer une violation
d'un dogme de la loi naturelle. Mais, après la séparation des
tribus blanches, chacune, « s'imaginant seule de son espèce, »
ne se fit aucun scrupule d'user des prérogatives de la force
dans toute son étendue, même sur les parents que l'on rencon-
trait et qui n'étaient plus reconnus pour tels. On eut donc des
esclaves blancs et métis, et la restriction égalitaire ne s'ap-
pliqua plus qu'aux membres de la cité.
Quittant à regret cette noble Grèce arianc, au.\ traits si impo-
sants, nous allons entamer l'étude de la Grèce sémitique, qui
lui succéda, et qui, après les républiques chananéenncs, va
nous offrir le second e.\eniple de l'action délétère du sang
noir, au moins sur les qualités politiques des blancs. Tandis
que les alliances dangereuses croissaient en nombre sur les
rivages dentelés de la Méditerranée, on vit d'abord la religion
se compliquer et s'abaisser tout à la fois. Cette u fièvre d'ido-
lâtrie » est appelée dans les écoles l'aurore de la civilisation.
(1 Je nV contredis pas, dit Gobineau; il est certain que le génie
asiatique était aussi mûr et même pourri que le génie arian
grec était inexpérimenté et ignorant de ses voies futures. Ce
dernier, encore étourdi de la longue traite que venaient de
fournir ses mâles auteurs à travers tant de pays et tant de
hasards, n'avait pas encore trouvé le loisir de se raffiner. Je
ne doute pas cependant que, s'il avait eu assez de temps pour
se reconnaître avant de tomber sous Hinfluencc assyrienne, il
eût mieux agi, et de façon à devancer la civilisation euro-
péenne. Peut-être aurait-il donné moins de hauteur aux
triomphes artistiques des Grecs, mais leur vie politique, plus
noble, plus respectable, aurait été beaucoup plus longue. » C'est
donc toujours la durée plutôt que l'éclat qui est proposée
comme idéal aux institutions d'un peuple. Mais pourquoi s'at-
tarder à regretter ce qui ne devait pas voir le jour? Le contraire
de ce beau rêve fut réalisé: l'esprit asiatique se vit bientôt en
état d'imposer à ce qui restait d'esprit arian un compromis
conforme à ses exigences. Même il put, tant il était fort, ne
laisser à son associé que des apparences, capables de leurrer
sans le satisfaire un goût de liberté si indélébile dans la nature
70 LE COMTE DE GOBINEAU
blanche que, quand la chose n'existe pas, c'est alors surtout
qu'on s'efforce de mettre le mot en relief. La démocratie
grecque fut donc l'expression de l'esprit sémitique demi-noir,
revêtu d'un masque arian; et si l'on songe que, par l'intermé-
diaire de Plularque, cette démocratie-là a singulièrement
déteint sur nos sociétés modernes, on conviendra que l'analyse
présente un intérêt tout particulier.
Le génie de Sem noirci poussait à l'absolutisme complet;
mais qui donc allait devenir le dépositaire de ce pouvoir sans
contrepoids. Un roi? c'était maintenant demander l'impossible
à des groupes hétérogènes qui n'avaient plus assez de cohé-
sion ethnique pour se réunir sur un terrain aussi étroit. D'une
part, l'absolutisme sous forme monarchique répugnait aux
traditions libérales des Arians, encore écoutées chez leurs
descendants; d'autre part, l'esprit sémitique « n'avait pas de
fortes raisons de s'y tenir " , étant habitué dès lors aux formes
républicaines en vigueur sur la côte de Chanaan. Incapables de
se plier à la régularité de l'hérédité dynastique, les Sémites
noirs ne souhaitaient pas une institution qui, chez eux, n'avait
jamais puisé son origine dans le choix libre du peuple, mais
toujours dans la conquête ou dans la violence, et souvent dans
la violence étrangère.
On imagina donc en Grèce de couronner une personne
fictive, la Patrie^ et on ordonna au citoyen, par tout ce que
l'homme peut imaginer de plus sacré et de plus redoutable,
par la loi, le préjugé, le prestige de l'opinion publique, de
sacrifier à cette abstraction ses goûts, ses idées, ses habitudes,
jusqu'à ses relations les plus intimes. ]Sous retrouvons ici,
comme on le voit, le procédé cher à Gobineau et déjà utilisé par
lui dans l'Inde et à la Chine, qui consiste à traduire les insen-
sibles résultats des nécessités vitales et des faits sociaux par
l'intention préconçue et persévérante don ne sait quel légis-
lateur anonyme, d'esprit compliqué ou baroque. La constitu-
tion despotique de la cité grecque, le dévouement sans bornes
du citoyen à la Patrie comme les exigences sans limites de la
Patrie du citoyen, sortirent en réalité de l'état anarchique de
ces régions exposées à tant d'incursions diverses; l'individu,
CHAPITRE VI 71
sentant sa faiblesse, sacrlHa tout au {groupement, qui seul le
pouvait sauver à Theure du danger. Mais, sans argumenter,
savourons les suggestives imprécations de VEssai contre la
conception « sémitique " de la Patrie. La l^atric se réservait
le monopole de l'éducation de l'individu. " Devenu homme,
elle le mariait quand elle voulait; quand elle vovdait aussi,
elle lui reprenait sa femme pour la transmettre à un autre, ou
lui attribuait des enfants qui n'étaient pas de lui; ou encore,
ses enfants propres, elle les envoyait continuer une famille
près de s'éteindre... Enfin, le bruit se répandait-il que le triste
citoyen ainsi morigéné obéissait trop bien aux caprices inces-
samment renouvelés de son despote nerveux et acariâtre; en
un mot, pouvait-on, non pas même prouver, mais penser <|u'il
était immodérément honnête homme, la Patrie, perdant pa-
tience, le faisait jeter hors de ses frontières. " Ce « triste
citoven » se flattait pourtant d'être libre parce qu'il n'était pas
soumis à un homme et que, « s'il rampait avec une servilité
sans égale, » c'était aux pieds de la Patrie. Tels furent les
effets délétères dus à l'importation de cette « monstruosité
chananéenne » . De quelle ironie les mots ne sont-ils pas
capables, et combien ils changent de valeur selon les passions
de parti qui les vivifient! La Patrie, création oppressive de
l'esprit sémitique, voilà une thèse historique qui étonnerait
fort certains de nos contemporains (1).
Cependant, comme il fallait des représentants en chair et
en os à cette abstraction gouvernementale, le sentiment arian
fut (1 assez séduit " par la proposition de confier la délégation
suprême aux plus nobles familles de l'Etat. « A la vérité, dans
les époques où il avait été livré à lui-même, il n'avait jamais
admis que les vénéral>les distinctions de la naissance consti-
tuassent un droit exclusif au gouvernement des citoyens. »
Désormais, il était assez perverti pour subir les doctrines abso-
lues. Aussi institua-t-on soit des rois, soit des archontes, ou
des conseils de nobles; mais, de façon ou d'autre, l'adminis-
(1) A notre é|>ofjue féodale, dit le rornte (t. II, p 29), on n'employait guère
le mot pali-ie. C'est avec le triomphe des couches gallo-romaines que le patrio-
tisme a recommencé à être une vertu.
72 LE COMTE DE GOBINEAU
tratlon des cités grecques se modela complètement sur celle
des villes phéniciennes.
Les résultats politiques d'une telle organisation rendent
Gobineau fort indulgent au despotisme sans voiles, à la tyrannie
personnelle, si fréquente dans les villes helléniques; car, dit-il,
l'expérience de tous les siècles a montré qu'il n'est pire op-
pression que celle qui s'exerce au profit de fictions, déléguant
leurs pouvoirs à des mandataii'cs. Ceux-ci, n'étant pas supposés
agir par égoïsme, acquièrent le droit de commettre impuné-
ment les plus grandes énormités. Au lieu que l'aventurier qui,
par un coup de force ou d'adresse, s'emparait de temps à autre
du pouvoir dans une république grecque, non seulement ne
faisait jamais rien que la Patrie n'eût fait avant lui, mais se
montrait généralement plus doux et plus humain. Pourtant,
en dépit des services que ces tyrans pouvaient rendre et de la
légèreté de leur joug, "le point d'honneur voulait (ju'ils fussent
maudits;» malgré l'analogie de leurs procédés avec ceux du
gouvernement ordinaire, on se rabattait sur ceci que les excès
de l'usurpateur ne profitaient qu à lui, et que les sacrifices
demandés par les souverains à tête multiple revenaient au
bien général. L'objection est a assez vide " , poursuit Gobineau,
l'absolutisme d'un ou de plusieurs ayant les mêmes effets, du
moment qu'on n'a plus la conscience d'être un homme, de
relever en dernier ressort de la raison et de l'équité. « Auprès
de Pisistrate, une fantaisie inattendue peut me perdre; auprès
des Alcméonides, c'est un hasard de majorité. » Fai])lc avan-
tage (1)! Avec ou sans tyrannie, le gouvernement des cités
grecques était n exécrable, honteux, parce que, dans quelque
(1) Ainsi, plutôt un lion tyran qu'un {gouvernement d'opinion trop miniilieux.
C'est là, quoi qu'en pense notre aryaiiiste, un trait profondément méditerranéen
dans son caractère, et que nous verrons s'épanouir dans sa bizarre partialité
pour les empiétements despotiques d'Alexandre en Asie. On reconnaît ici
l'individualisme excessif, prompt à passer d'un extrême à l'autre et à préférer
une tyrannie sans nul contrôle à une délégation gouvernementale, qu'il ne sait
pas maintenir dans de justes limites. La pondération entre l'individualisme et
le sens social, le libéralisme en un mot, est le grand art des peuples germa-
niques. Les Grecs ont péri pour avoir mérité des tyrans, mais non pour les
avoir combattus.
CHAl'ITllE VI 73
main qu'il louihàl, il ne supposait pas rcxislencc d'un droit
inhérent à la personne du gouverné... parce qu'il venait en
droite ligne de la théorie assyrieîiîie, parce que ses racines
premières, certaines hien qu'inaperçues, plongeaient dans
Tavilissanle conception que les races noires se font de l'auto-
rité (l) » •
De ce déplorable spectaltle, on peut se délasser par l'aspect
reposant de la Grèce septenlrionale. Là, les voisins n'étant
pas Sémites, mais Celles ou Slaves finniscs, le contact de leurs
éléments blancs mêlés de jaune ne produisit pas les consé-
quences à la fois «' fél»riles et débilitantes » qui caractérisent
les immixtions asiatiques du Sud et la promiscuité méditerra-
néenne. La royauté subsista : on se gouverna nol)lement avec
des notions de liberté qui « possédaient en utilité réelle l'équi-
valent de ce qu'elles avaient de moins en arrogance... Ainsi
le flambeau arian, j'entends le flaml)eau poliiifjue, brûlait réel-
lement, bien que sans éclairs et sans éclats, dans les montagnes
macédoniennes » .
Dans le Sud, au contraire, comme jadis à Tvr et par les
mêmes voies, allait s'accomplir jusqu au bout l'évolution dé-
mocratique. Un jour vint où l'on se demanda pourquoi les
nobles représentaient seuls la l'alrie et pourquoi les riches
n'en pouvaient faire autant. Question fort logique, puisque les
nobles ne possédaient guère plus de noljlesse à cette heure
que le reste de leurs concitoyens et que, si le sang sémitique
dominait dans les chaumières, il n'avait pas moins envahi les
palais, la mésalliance avant là aussi fait son œuvre, par la
nécessité de redorer périodiquement les Idasons. " Très
promptement, les grandes familles helléniques, considérant
rinlluence et les gros revenus de certaines races plébéiennes,
s'étaient alliées à elles et ainsi dégradées (2). » Dans ces con-
ditions, les riches n'avaient pas tort de prétendre au gouver-
nement de l'État, mieux placé après tout entre leurs mauis
qu'il le fut plus tard entre celles des matelots du [*irée cl des
(1)T. n, ,..36.
(2^ T. II. ]). 38, CM n )te.
74 LE COMTE DE GOBINEAU
fainéants déguenillés du Pnyx. Car bientôt ceux-ci réclamèrent
leur part d'influence, et ils l'obtinrent en effet. Ce fut alors le
règne de l'anarchie démocratique dans toute son horreur.
Triste bilan, soupire notre philosophe, et, pour en faire l'objet
de l'admiration des siècles, il n'a fallu rien moins que l'élo-
quence admira])le des historiens nationaux. « Sous peine de
passer pour des monstres, ces habiles artistes n'étaient pas
libres de discuter, bien moins encore de blâmer le révoltant
despotisme de la Patrie. Je ne crois même pas que la magni-
ficence de leurs périodes aurait suffi à elle seule pour égarer
le ]jon sens des époques modernes dans une puérile extase, si
l'esprit tordu des pédants et la mauvaise foi des rhéteurs théo-
riciens ne s'étaient ligués pour obtenir ce résultat et recom-
mander l'anarchie athénienne à l'imitation de nos sociétés.
On trouva la chose plus belle parce qu'elle était exj)liquée en
grec. » Ce qui se fait sans les Athéniens est perdu pour la
gloire, disait le proverbe antique, mais la gloire cpie dispensent
les Athéniens n'a pas, on le voit, le privilège d'éblouir notre
aryanistc. Son dégoût va jusqu'à le rendre sévère au culte
olympique de la beauté, de la vigueur du corps, auquel cer-
tains aryanistes plus modernes rattachent précisément tous
leurs espoirs d'avenir; il établit par là une fois de plus que la
nuance de son aryanisme propre fut bien plutôt intellectuelle
et ethnique que phvsique ou anthropologique, a .le ne dis
rien, écrit-il, des concours déjeunes filles nues dans le Stade;
je n'insiste pas sur cette exaltation officielle de la beauté phv-
sique, doni le but reconnu était d'étal)lir pour l'Etat des haras à
citoyens vertement taillés, corsés et vigoureux; maisje dis que
la fin de toute cette bestialité était de créer un ramas de misé-
rables sans foi, sans pudeur, sans humanité, capables de toutes
les infamies, et façonnés d'avance, esclaves qu'ils étaient, à
l'acceptalion de toutes les turpitudes. "
Cependant le peuple grec, « parce qu'il était anan avait
trop de bon sens, et parce qu'il était sémite avait trop d'esprit "
pour ne pas sentir que sa situation ne valait rien. Mais l'énergie
lui manqua pour les mesures radicales; il ne sut employer
que des palliatifs secondaires. Ainsi Socrate, qui avait vu le
CMAIMTRE M 75
mal ot l'avait dénonce un peu trop haut en se déclarant
l'anta^joniste du patriotisme absolu, fut frappé pour sa sincérité
déplaisante. On se repentit ensuite de ce crime, et l'on eûl
voulu ressusciter le sage; mais c'était surtout le « rossignol
des Muses » que l'on regrettait, l'homme élocpient, controver-
siste amusant, logicien ingénieux. Le dilctlantisme artistique
seul pleurait; pour le sens politique, il était « inconvertis-
sahle, parce qu'il fait partie intime, intégrante, de la nature
même des races » et retlète leurs défauts comme leurs qua-
lités.
Considérons du moins un moment ce " dilettantisme artis-
tique 1) , l'unique façade ensoleillée de Thellénisme, et consta-
tons qu'ici Gobineau s'incline de bonne grâce, indiquant seu-
lement par une légère réserve la nature exacte de ses sentiments.
Il s'est, dil-il, montré assez peu admirateur des Hellènes au
point de vue des institutions sociales pour avoir maintenant le
droit de parler avec une admiration sans bornes de celte nation
sur le terrain du l)eau. « Je minclinc avec sympathie devant
les arts, qu'elle a si l)ien servis .. tout en réservant mon respect
pour des choses plus essentielles (1). " Moins mélanisés que les
Chamites, les Grecs les imitèrent en les perfectionnant dans
les arts plastiques et dans la poésie Ivrique. Car Homère et
Hésiode, encore arians, cultivèrent la Muse épique et didac-
tique, positive et raisonnable personne dont le commerce
convient au caractère de la race blanche. L'effusion Ivrique
qui vint ensuite et, sans doute, la tragédie qui sortit du
lyrisme révèlent déjà « quelque chose de Texaltation nègre » .
N'évoquons pas trop tôt cette déplaisante image; l'auteur de
r^^^ae accorde que, pour un instant, grâce à une pondération
délicate de l'élément arian et sémitique avec une certaine
proportion de principes jaunes, l'épanouissement de l'art grec
éblouit à bon droit le monde. Il demeurera à jamais sans
rival, « parce que des combinaisons de races pareilles à celles
qui le causèrent ne peuvent plus se représenter. » Pourquoi
donc sans rival, nous permettrons-nous d'objecter ici? Sans
(1) T. II, p. 45.
76 LE COMTE DE GOBINEAU
analogue, tout au plus, car, si la même combinaison ne peut
en effet reparaître, pourquoi n'en verrait-on pas surgir une
autre qui fût encore plus favorable à Fart : cela n'est aucune-
ment expliqué.
Nous passerons rapidement sur les luttes de la Grèce contre
l'Asie, parce que nous les retrouverons bien plus longuement
décrites dans VHistoire des Perses. Dès lors, les succès mili-
taires des Hellènes apparaissent à Gobineau tout à la fois
exagérés par la vanité nationale et insignifiants parleur portée
pratique. Les héros de Salamine, « du moment qu'ils n'étaient
pas plus arians qu'à Suze, » devaient être vaincus tôt ou tard
par les masses innombrables des soldats du grand Roi. Sans
doute, ils débutèrent par des succès, d'ailleurs immérités, dis
eurent beau s'abandonner les uns les autres, commettre des
lâchetés impardonnal)les et les plus lourdes fautes, le roi
Xerxès s'obstina à être plus fou qu'ils n'étaient maladroits.,
et alla se faire battre, à la stupéfaction générale, par des gens
plus étonnes que lui de leu?' bonheur, et qui n'en sont jamais
revenus » . L'éloquence a lirodé sur ce thème avec une abon-
dance qui ne peut surprendre de la part d'une nation si spiri-
tuelle. " Comme déclamation, c'est enthousiasmant, mais, à
parler sensément, tous ces beaux triomphes ne furent qu'un
accident. » A la longue, la Perse était assurée d avoir le des-
sus, et l'eut en effet.
Ce résultat fatal ne fut retardé que d'une heure par la péri-
pétie inattendue de la conquête macédonienne. Nous avons
dit les réserves d'énergie blanche accumulées dans le Nord.
La phalange mit d'abord la main sur la Grèce, puis, plus
ariane que la Perse, la soumit sans effort. Seulement, beau-
coup moins nombreux que les Iraniens zoroastriens, qui
s'étaient contaminés assez lentement au contact de l'Assvrie
sémitique, les Macédoniens, pour leur part, s'engloutirent
tout d'un coup dans leurs vénéneux triomphes (1) et dispa-
rurent dans la masse mélanisée de leurs sujets asiatiques. Et
dès lors l'Egypte, l'Assyrie, la Grèce, demeurèrent fondues en
(1) T. II. p. 60.
CHAPITRE VI '.-i
un tout presque homogène. Ce l'ut la civilisation « hellénis-
tique » des Ptolcniées, des Séleucides, à demi noire, sous son
vernis athénien, et dont la faculté principale, bien éloignée
du pouvoir créateur, a été justement nommée récleclisme
« Elle ambitionna constamment le secret de concilier des
éléments inconciliables, débris des sociétés dont la mort faisait
sa vie. » On la voit coudre et recoudre en soupirant des lam-
beaux bizari'cs et usés qui ne peuvent tenir ensemble. «Le
premier peuple un peu plus énergique qui lui met la main sur
réj)aulc déchire sans peine le fragile et prétentieux tissu. »
Nous quitterons, sur cette belle image, un chapitre rempli
de courage intellectuel dans le parti pris et de détails ingé-
nieux dans la prévention puérile : œuvre d'un esprit singuliè-
rement souple et hn, mis au service dune conviction trop
exclusive. On ne peut refuser à son auteur le tribut d'une
admiration méritée. }>ous retrouverons la civilisation hellénis-
tique quand elle commencera l'œuvre de la corruption de-
Rome.
CHAPITRE VII
LES CELTES
Le début du cinquième livre de VEssai n'est pas moins
babile que la conclusion du quatrième, bien qu'utilisant des
matériaux tout différents : là les productions achevées de l'an-
tiquité classique, ici les fuyantes données de la tradition
populaire. Il traite des habitants primitifs de l'Europe, et son
auteur déploie la plus grande industrie pour nous convaincre
que ces premiers occupants furent des ya«?ie5. Dans une hypo-
thèse toute gratuite, qui a été dédaigneusement repoussée par
les savants dès son apparition, mais qui est sans inlluence sur
la valeur de sa théorie ethnique, Gobineau tire des peuples
jaunes d'Amérique. Ils auraient traversé le détroit de Behring
et la Sibérie, pour couvrir à la fois l'Asie septentrionale et
tout le sol européen aux temps préhistoriques. Ces jaunes ou
Finnois seraient le peuple des cités lacustres et des dolmens,
monuments mystérieux qu'on retrouve partout sur leurs pas.
Et notre auteur appuie son assertion d'une analyse fort ingé-
nieuse, trahissant l'influence allemande par l'intelligence sym-
pathique qui s'y révèle pour les créations de Tàme populaire
et pour les données du " folklore " ; car les frères Grimm eu
Allemagne, devançant La Yillemarqué en France, avaient
donné les modèles de ce genre d'érudition. Gobineau retrouve
pour sa part dans le nain des légendes rustiques la personnifi-
cation du Finnois, petit de taille, habile dans l'art du forgeron,
souvent voleur d'enfants blancs, parce qu'il entend les marier
plus tard à ceux de sa race afin de l'améliorer. Richard Wagner
a mis quelque chose de ces caractères dans le Mime de Sieg-
fried, dont la cosmogonie rudimentaire place aussi sous la
CHAPITRK Vil 79
terre, dans les cavernes, les ISiebelun^en, nains forgerons;
au clair soleil, les Géants arians; dans les nuées, les dieux,
parents de ces héros, leurs dignes adversaires et leurs futurs
compagnons. Remarquez que les nains sont souvent chauves
dans les contes, et souvenez-vous que la dél)ilité du système
pileux est un trait spécifique chez la plupart des jaunes; ces
derniers se montrent grossièrement sensuels, et » toutes les
histoires d'ondines amoureuses, dépouillées des ornements
que la poésie y a joints, sont aussi peu édifiantes que possil)lc »
On retrouve quelques traits de ces nains dans les Pygmées
d'Homère et jusque dans ceux d'Aristotc, bien que ce philo-
sophe les place aux sources du Nil, ce qui n'est pas précisé-
ment européen. Mais Gobineau ne s embarrasse pas pour si
peu de chose et attribue cette méprise au fait que le précep-
teur d'Alexandre vivait » à une époque où la mode scienti-
fique voulait que tout vînt de 1 Egvpte" . Il relégua donc au delà
•des cataractes des nains qu'il ne savait pas situer bien exacte-
ment.
Les faunes de la fable, le dieu Pan, aux allures grossières,
nous sont encore donnés comme allégories de l'homme jaune
■et comme témoignages de son immense diffusion européenne.
Enfin, un développement linguistique éblouissant de verve et
d'abondance, mais dont les profanes même pressentent les
gratuites audaces, achève la mise au jour de la base finnique,
sur laquelle reposerait l'édifice ethnique de l'Europe contem-
poraine.
Ces tribus jaunes se virent de bonne heure conquises par
des nations blanches, soit arianes, telles que lesThraces et les
lllyriens, pères des Albanais; soit encore slaves, telles que les
Ibères et les Etrusques, qui joueront un rôle capital dans la
fondation de Rome. Retenons donc que ces derniers sont des
Slaves finnisés. Leur religion à elle seule trahirait la présence
assurée du sang jaune, si l'on acceptait cette ingénieuse ana-
lyse morale : a Tandis que le prêtre chaldéen, monté sur une
des tours dont le relief de Babylone ou de Ninive était hérissé,
suivait la marche des astres et apprenait à calculer leur orbite,
Je devin étrusque, gros, gras, à large face, errant, triste et
XO LE COMTE DE GOBINEAU
effaré, dans les forêts et les marécages salins qui bordent la
mer tvrrhénienne, interprétait le bruit des échos, pâlissait aux:
roulements de la foudre, frissonnait quand le bruissement des
feuilles annonçait à sa gauche le passage d'un oiseau, et cher-
chait à donner un sens aux mille accidents vulgaires de la
solitude. " Qui ne reconnaîtrait là l'esprit chinois, tendant « à
l'hébétement, comme le sémite tend à l'affolement (1) " . Nous
l'avons dit : pour Gobineau, la préhistoire du blanc dans le
Nord apparaît aussi évidemment teintée de jaune qu'elle l'est
de noir vers le Midi.
Mais l'alluvion blanche qui modifia surtout ces tribus mon-
goliques fut déposée à la suite de la conquête celtique ou gal-
lique. Ce sont ici nos ancêtres qui entrent en scène, et nous
devons nous arrêter quelque temps à leur psychologie,
comme à celle du plus important mélange blanc-jaune, du
fondement ethnique de l'Europe occidentale, mère elle-même
de la civilisation contemporaine.
Les Celtes primitifs ou Galls devraient, en bonne logique,
embarrasser assez sérieusement Gobineau. De corps, ce sont
de véritables Arians, si l'on en croit les textes classiques, qui
les montrent grands, blonds, de peau très blanche. Et ceci
n'est pas surprenant au sortir de la pureté asiatique, où tous
les blancs devaient avoir à peu de chose près le même aspect,
les Arians proprement dits n'étant guère distincts de leurs
frères celtes et slaves, de leurs cousins sémites et chamites.
Mais pour le tempérament les choses se gâtent, et l'interpré-
tation ethnique devient fort gênante. Les Celtes apparaissent,
d une part, courageux jusqu'à l'excès; de l autre, légers et
changeants jusqu'à la frivolité. Ainsi les a dépeints César; ainsi
les voit jusqu'aux temps modernes un élève de Nietzsche qui
cherchait hier encore leur rôle dans le mélange européen (2).
(i) T. II, p. 122.
(2) Driesmaxs, Da<; Kellentum, Leipzig, 1900. Voici une anecdote caracté-
ristique sur la légèreté du Celte Richelieu. » Au cours d'une délibération
importante sur les affaires de l'Etat, en présence de la reine-mère Marie de
Médicis, il imagina soudain d'exécuter un pas de danse frivole, une sorte de
cancan. Et la souveraine fut si choijuée de cette attitude qu'elle ne voulut plus
rien avoir à faire avec Richelieu. » ;^P. 20.)
CHAPITRE VII 81
Or, d'après les enseignements que nous avons recueillis déjà
de la bouche de notre guide, ces deux tendances nous feraient
pressentir a priori rinfluence du sang nègre, venu pour pas-
sionner le courage impassible du blanc, pour rendre mobile et
instaljle son ferme bon sens. Et cependant les Celtes blancs
n'ont rencontré jusqu'ici que des jaunes sur le sol européen.
Comment donc expliquer la brillante valeur de nos ancêtres,
si, nous crovons nous en souvenir, u le sentiment belliqueux
diminue dans un peuple à mesure que le sang jaune y
augmente? » Une proposition incidente, glissée dans la phrase
d'un air dégagé, va répondre à cette première objection. Ces
nations étaient « guerrières et belliqueuses sans doute, mais,
en définitive, beaucoup moins qu'onne le suppose généralement -i-: ,
et leurs invasions en Italie ou en Grèce furent convulsions
passagères de multitudes que des circonstances transitoires
jetaient hors de leurs voies naturelles. Quant à leur « redou-
tal)le inconsistance d'humeur i? , elle s'efface insensiblement
dans \ Essai devant une prétendue tendance utilitaire et com-
merciale. Ce sont d'avides marchands, d'excellents négociants,
célèbres dans l'antiquité pour leur aptitude aux affaires. Un
dernier obstacle se présente devant les pas assurés de la
théorie du mélange jaune : c'est la littérature celtique, qui est
gênante à titre de témoignage ethnique, car il est difficile de
lui refuser les prestiges de l'imagination, les hagiographes
bretons ou les premiers chantres de la Table Ronde ayant
défravé les âmes romanesques durant tout le cours du moyen
âge. Gobineau tente néanmoins de plaider ce mauvais procès.
L'esprit cellique, dit-il, aime Y exactitude, l'alfirmation posi-
tive : il est descriptif, elliptique, concis. Il tend à produire
l'émotion u non pas tant par la façon de dire, comme les Sé-
mites, qiie par la valeur intrinsèque, soit tristesse, soit énergie,
de ce qu'il annonce " . Et, grâce à cette austérité de forme, il
atteint dailleurs à une sorte de mélancolie vague et facilement
svmpathique, qui fait encore le charme de nos poésies popu-
laires. Que de finesse critique et d'hal)ileté verbale dépensées
au service d'une cause douteuse!
Acceptons pourtant l'origine blanche-jaune du Celte histo-
82 LE COMTE DE GOBINEAU
rique, qui nous est affirmée avec tant d'insistance, car elle four-
nit matière à des pages brillantes et ingénieuses ; tel ce dévelop-
pement sur les sacrifices humains, que les Finnois pratiquent
comme les nègres (les blancs demeurant déchargés, au moins
dans YEssai (1), du soupçon même d'une pareille infamie).
Tandis qu'en Assyrie le rite sanglant s'accomplit sur la place
publique, au grand soleil de 1 Orient, dans les Gaules, on le
pratique la nuit, sous la voûte consacrée du feuillage humide,
qui laisse à peine tomber sur cette scène terrible « la clarté
douteuse d'une lune occidentale " . Le Chamite sortait de ses
boucheries hiératiques ivre de carnage, rendu insensé par
l'odeur du sang « dont on venait de lui gonfler les narines et
le cerveau " . Le Gall revenait de la solennité nocturne « sou-
cieux et comme hébété d'épouvante » . A l'un la férocité active
et brûlante du principe mélanlen, à l'avitre la cruauté froide
et triste de l'élément jaune; d'une part le brillant des couleurs
éblouit, de l'autre, " tout se passe sur un fond froid, v II est
permis, n'est-il pas vrai, de refuser son adhésion scientifique,
mais non pas son suffrage littéraire, à ces pages vibrantes.
Malgré leurs compromissions ethniques avec les vaincus
jaunes, les Celtes ou Galls conservaient pourtant des serfs,
dans lesquels il faut reconnaître la population finnlque primi-
tive, peu ou point relevée par lalllagc blanc. Et ceci est pour
(iobineau inic nouvelle occasion d affirmer ses opinions sur
l'esclavage, sujet particulièrement brûlant à la veille de la
guerre de Sécession. L'esclavage, dit-il, de même que toutes
les institutions humaines, repose sur d'autres conditions encore
que le fait de la contrainte. Une civilisation avancée peut
avoir des raisons philosophiques à apporter an secours des 7'ai-
sons ethniques^ les seules profondes et agissantes, afin de sup-
primer cette institution. Il n'est pas moins incontestable que
l'esclavage a parfois sa légitimité, etonsex'ait presque autorisé
à affirmer qu'en ce cas il résulte tout autant du consentement
de celui qui le subit que de la prédominance morale et physique
(1) h'Iiistoire des Perses abandonnera, d'ailleurs, de bonne grâce cette
restriction tout à fait insoutenable et nous montrera les Arians pratiquant de
toute antiquité le meurtre rituel.
CHAPITRK VU 83
de celui qui riuiposc. On le voit, c'est toujours, avec moins
d'exagération pourtant, la conception du Manc accepté comme
un dieu par les races inférieures, homo homini dctis. Mais,
poursuit notre auteur, la servitude ne se maintient jamais dans
une société dont les éléments divers se sont tant soit peu fon-
dus; longtemps avant que l'amalgame approche de sa perfec-
tion, cette institution se modifie, puis s'abolit. Bien moins
encore est-il possible que la moitié d'une race homogène dise
à son autre moitié : " Tu me serviras, )> et que l'autre obéisse.
Ce que le poids des armes pourrait consacrer un moment
n'étant jamais ratifié par la conscience des opprimés, le fragile
et vacillant édifice s'anéantirait bientôt. On peut tout faire
avec des baïonnettes, excepté s y asseoir, disait le prince de
Talleyrand, et l'on voit que Gobineau est de son avis. En
d'autres termes, l'esclavage n'existe qu'en conséquence de
grandes inégalités dans le sang ou dans la valeur ethnique,
qu'à la condition que l'esclave soit véritablement d'une autre
espèce que le maître. Hardie et séduisante hypothèse, qui est
le fondement théorique et qui serait la justification pratique
de l'aryanisme et de l'impérialisme arien!
Quoi qu'il en soit, voici une application immédiate de ce
principe par où s'éclairent à la fois les origines féodalistes et
les tendances impérialistes de la thèse gobinienne. De ces
esclaves jaunes, de plus en plus alliés de blanc, est sortie la
population actuelle de nos campagnes; et Broca baptisera en
effet du nom de celtiques les bruns moyens du plateau central
de la France et des régions alpines, si différents des Celtes de
César. Or, par un phénomène de substitution que viendront
nous expliquer dans la suite d'autres aryanistes mieux armés
des instruments de la science contemporaine, la psvchologie
jaune de Gobineau, défectueuse pour le Celte remuant du
temps de la guerre des Gaules, va se trouver remarquablement
exacte pour les groupes paisibles qui en portent aujourd'hui le
nom, à tort ou à raison. Ses séjours en Bretagne lui avaient
appris déjà que " certains Bas-Bretons, avec leur taille courte
et ramassée, leur tête grosse, leur face carrée et sérieuse,
généralement triste, leurs yeux souvent bridés et relevés à
84 LE COMTE DE GOBINEAU
l'angle extrême, trahissent, pour l'observateur le moins exercé,
la présence irrécusable du sang finnique à forte dose " . 11
généralisa ces appréciations par la suite et vit dès lors dans
la population des campagnes françaises une race très particu-
lière, surtout mongolique, et fermée par so7i extraction même à
la civilisation contemporaine, dont l'origine est surtout germa-
nique aux veux du comte. L'âme du paysan est autrement
façonnée que celle des classes supérieures, impénétrable à
leur culture, en sorte que quelques civilisés vivent aujourd'hui
campés au sein dune masse barbare (I). Cet homme qui
laboure son champ sous votre regard a son horizon moral par-
ticulier, sa religion secrète, faite de superstitions héritées du
lointain paganisme, religion qu il nie d'ailleurs en toutes cir-
constances, sur laquelle il refuse obstinément la discussion,
mais qui garde sa confiance inébranlable. De là l'attitude taci-
turne des paysans vis-à-vis du bourgeois des villes. « Ils se
regardent comme d'une autre espèce, à les en croire opprimée,
fail)le. qui doit avoir recours à la ruse, mais qui garde aussi
son orgueil, très tenace, très méprisant... Les événements les
plus tragiques ont ensanglanté le pays sans que la nation agri-
cole y ait cherché une autre part que celle qu'on la forçait d'y
prendre. Là où son intérêt personnel et direct ne s'est pas
trouvé en jeu, elle a laissé passer les orages sans s'y mêler,
même par la sympathie. Effrayées et scandalisées à ce spec-
tacle, beaucoup de personnes ont prononcé que les paysans
étaient essentiellement pervers. C'est à la fois une injustice et
une très fausse appréciation. Les pavsans nous regardent
presque comme des ennemis; ils n'entendent rien à notre civi-
lisation, ils n'v contribuent pas de leur gré, et, tant qu ils le
peuvent, ils se croient autorisés à profiter de ses désastres. Si
on les considère en dehors de cet antagonisme, quelquefois
actif, on ne révoque plus en doute que de hautes qualités
morales, quoique souvent très singidièrement appliquées, ne
résident chez eux. » En résumé, si on disait qu'en France dix
(1) Le crime de Brierre à Corancez et son attitude ultérieure fourniraient
des arguments à quelque continuateur de Gobineau sur ce point.
CHAPITRE VII 85
millions d'âmes « a^^issent clans notre sphère de sociabilité »
et que vingt-six millions restent en dehors, on serait au-dessous
de la vérité. De ces considérations pessimistes, il convient
toutefois d'excepter nos populations du nord-ouest, qui tiennent
de beaucoup plus près que toutes les autres à la race germa-
nique. On fera prudemment de ne pas traiter avec dédain une,
thèse si saugrenue, car certaine école savante du temps pré-
sent y voit, comme nous le dirons, un pressentiment génial de
Tune des découvertes capitales de lanlhropologie moderne.
Il est même possil)le que dans le mélange blanc-jaune cel-
tique l'élément finnois tienne une place plus prépondérante
que l'apport mélanien dans le mariage blanc-noir, parce que le
rôle masculin lui appartient. En effet, entraîné peut-être par
son concept d'une race jaune maie, opposée à une espèce
nègre féminine, Gobineau établit une singulière distinction
entre les préliminaires de ces deux sortes d'unions. Tandis que
les Chamiles, Sémites et Arians, chassés de leur patrie par les
hordes mongoles, venaient, " fugitifs heureux, » s'allier en con-
quérants et en maîtres aux négresses du sud, les Celtes et les
Slaves blancs, demeurés plus longtemps sur les hauts plateaux
de l'Asie, au contact de leurs ennemis mongols, en furent assail-
lis, tourmentés, et » commencèrent l'hymen en opprimés » .
Ce fut bon gré, mal gré, qu'ils s'unirent, d'abord aux petits
hommes venus d Amérique avant l'époque de leurs migrations
européennes, a II est douteux que les nègres, maîtres de choi-
sir, eussent beaucoup envié l'alliance du blanc ; il ne lest pas que
les jaunes l'aient ardemment souhaitée (1). » La première partie
de cette phrase est absolument contredite par les faits; nous
avons vu l'amour de la noire sœur du Rakchasa pour les héros
blancs dans le Mahàbhàrala, tandis qu'au sud des États-Unis,
là où noirs et blancs vivent aujourd'hui sur un pied d'égalité
au moins légale, ce sont aussi les nègres masculins qui mettent
souvent en défaut, et aux risques de subir la brutale loi de
(1) T. II, ]). 554. L'ori{;ine jaune ilcs classes rurales a plus d'un iiartisan
dans retlino/napliic conteniporainc. On retrouve cette idée jusque dans les
note.^ de M. Paul IJourget sur l'.Vnjjlcterre ; mais il la tient sans doute directe-
ment de Gobineau.
86 LE COMTE DE GOBINEAU
Lynch, cette remarque psychologique du comte. Quant à la
seconde proposition, elle est plus vraie, parce que la limite
entre jaunes et blancs demeure profondément incertaine dans
VEssai, comme nous le verrons, et qu'on a pu nous y montrer
déjà de façon symbolique les nains des légendes volant des
enfants blancs pour améliorer leur propre sang. Au total la tra-
duction précise de ces confuses indications de Gobineau paraît
être que, dans les deux grands mélanges primordiaux, ce fut
surtout l'homme blanc qui s'unit à la femme noire, et l'homme
jaune à la femme blanche; la race noble offrant une fois de
plus ici l'aspect d'une sorte d'intermédiaire et de juste milieu
entre tempérament màlc et instincts féminins. Quoi qu'il en
soil, déjà contaminés de jaune, en opprimés, dans leur patrie
asiatique par leurs assaillants finnois, les Celtes et les Slaves
eurent d'autant moins de raison en Europe de répugner à la
promiscuité des premiers occupants qu'un ancien degré de
parenté les liait préalablement.
Consacrons ici quelques lignes à ces Slaves, qui, en compa-
gnie des Celtes, servent de base à nos sociétés modernes, à ce
point que l'anthropologie naissante les unit tout d'abord dans
la communauté d'une famille celto-slave. Les Slaves ne se
distinguent, dans V Essai, de leurs voisins de 1 ouest que par une
proportion plus forte encore de sang jaune, sans cesse accru
dans leurs veines par leur séjour oriental et par leur contact
ininterrompu avec l'Asie mongole, dont le voisinage dégradant
les a faits ce qu ils sont. Vers 1850, la russophobie florissait en
France, et les ancêtres des Moscovites vont, sous la plume de
Gobineau, se ressentir des dispositions défavorables de l'opi-
nion publique à leur égard. Leurs tendances, nous dit-il,
furent utilitaires, commerciales, agricoles surtout. Spécula-
teurs moins intelligents que les Chananéens, ils devinrent
tout aussi riches dans l'antiquité, quoique « d'une façon plus
terne » , et ils se résignèrent sans peine à subir des conquérants
qui étendaient les relations d'affaires de leurs vaincus à me-
sure qu'ils poussaient plus loin leurs exploits. De la sorte,
l'instinct commercial <i devient l'apôtre le plus ardent de cette
fraternitc universelle que des sentiments wi peu pUis nobles y
À
CHAPITRE VII 87
des opinions plus clairvoyantes, repoussent comme n'étant
autre chose que la mise en commua de tous les vices et
l'avènement de toutes les servitudes " . Par de telles disposi-
tions, les Slaves ont tenu dans l'Europe orientale le même
emploi d'influence muette et latente, mais irrésistible, que
remplissaient en Asie les masses sémitiques. Comme ces der-
nières, ils ont formé le marais stajjnant où s'engloutissaient
après quelques heures de triomphe toutes les supériorités
ethniques. « Immobile comme la mort, actif comme elle, ce
marais dévorait dans ses eaux dormantes les principes les
plus chauds et les plus généreux, sans en éprouver d'autre
modification, quant à lui-même, que çà et là une élévation
relative du fond, mais pour en revenir finalement à une
corruption générale plus compliquée (1). » C'est ainsi que, dans
les mélanges dont il avait paru d'abord juger plus équitable-
ment les conséquences, le sentiment aristocratique de Gobi-
neau persiste en somme à ne rien voir que diminution pour
les bons; et bien rarement prétera-t-il quelque attention au
perfectionnement relatif que les médiocres y doivent pourtant
puiser en revanche.
Laissons comme lui les Slaves à « leurs humbles travaux »
et jetons un dernier coup d'œil d'ensemble su r les conséquences
morales pour l'humanité des deux grands mélanges de races,
le blanc-noir et le blanc-jaune. C'est encore là une page bril-
lante, sinon parfaitement raisonnée, et dont il faut goûter la
saveur psychologique. Si l'on consulte, dit Gobineau, les
moralistes pratiques les mieux écoutés par les deux catégories,
on est frappé de l'éloignement de leurs points de vue. Pour
les penseurs de l'Asie sémitique et mélauisée, la sagesse
véritable est de se soumettre au plus fort, de ne pas contredire
qui peut vous perdre, de se contenter à bon marché pour
braver en sécurité la mauvaise fortune. L'homme vivra dans
sa tête ou dans son cœur, touchera la terre comme une ombre,
y passera sans attaches, la quittera sans regrets. L'ascétisme :
brahmanique, bouddhique, stoïque, chrétien peut-être, est
(1) T. II, p. 180.
8g LE COMTE DE GOBINEAU
donc ici nettement rapporté à l'alliage nègre, et il importe de
retenir cet aveu.
Les guides de la pensée occidentale, celtique et finnisée
ne donnent pas à leurs disciples de pareilles leçons. Ils les
engagent à savourer Texistence le mieux et le plus longtemps
possible. La haine de la pauvreté est le premier article de
leur foi, tandis que le travail et l'activité en forment le second;
se défier des entraînements du cœur et de la tête est la maxime
dominante, jouir, l'initial et suprême mot d'ordre. Si, moyen-
nant l'enseignement sémitique, on fait du plus l)eau pays un
désert, en suivant le conseil finnois on couvre le sol de charrues
et la mer de vaisseaux. Mais un jour, méprisant l'esprit et ses
jouissances impalpables, on tend à mettre le paradis ici-bas,
et finalement à s'avilir (1).
Ainsi, l'aboutissement de l'alliage noir serait l'ascétisme
mystique, tandis que celui du mélange jaune serait le maté-
rialisme économique. Il reste pour l'instinct blanc le paradis
dans lau-delà, l'esprit » avec ses jouissances impalpables »
Impalpable à plus juste titre nous apparaît cette première
ébauche de la psychologie blanche, et la suite de VEssainc
nous renseignera pas beaucoup davantage. Résumons-en les
leçons actuelles. Après avoir englouti Chamites et Sémites
dans le noir, Gobineau a impitoyablement submergé dans le
jaune une partie des Japhétides, les Celtes et les Slaves, réser-
vant par là aux seuls Arians la représentation désormais exclu-
sive de la pure énergie blanche. Encore la plupart de ces
héros se sont-ils enlizés déjà, soit dans le jaune en gagnant la
Chine, soit dans le noir en touchant l'Inde, l'Iran, l'Egypte, la
Hellade. Les Germains, descendants des Sarmates, vont enfin
demeurer l'unique aristocratie du monde, jusqu'à l'heure où
ils s'enfonceront à leur tour dans les boues du celtisme jauni
et de la romanité noircie.
(i) Sémites rêveurs contre Celtes utilitaires, voilà qui nous embarrasserait si
nous sonj^ions pour fixer nos idées à Israël et à Arnior. Il faudrait mettre en
jeu bien des causes secondes pour expliquer de pareilles exceptions aux règles
ethniques de V Essai.
CHAPITRE VIII
R03IE ITALIOTE ET HOME SÉMITIQUE
Mais avant de venir à ces héros de YEssai il reste à écarter
de leur chemin glorieux une concurrence déloyale, dont notre
éducation classique ne nous porte que trop à écouter les
réclames insidieuses. Il faut éclairer le rôle de Home et de
son empire dans l'histoire de l'humanité.
Ayant préparé le terrain ethnique dans l'Europe occidentale
par l'étude des destinées cclto-jaunes, Gohineau aborde, en
effet, le récit de l'expansion latine, qui étendit ses alluvions
conquérantes sur cette base primordiale. Et, tout d'abord, il
semble que l'absence d'Arians nettement caractérisés dans
cette région géographique humanise un peu l'exclusivisme aris-
tocratique du comte : la mésalliance n'cst-eile pas plus excu-
sable chez de petits gentilshommes que chez de très grands
seigneurs? Par un retour imprévu vers les thèses conciliantes
de son premier livre, il avoue pour un instant, sans répugnance
trop visible, l'utilité des mélanges et les bienfaits du sémitisme.
Tant qu'un groupe de peuples demeure réduit à 1 élément
blanc-jaune, il ne cesse de « tourner dans cette spirale de
perfectionnements limités dont la Chine a atteint le sommet» .
Bien plus, les nations occidentales, bornées à leurs premiers
composants, n'eussent même pas atteint cette altitude rela-
tive : parvenues peut-être à une civilisation voisine de celle du
Céleste-Empire, elles n'auraient pas connu le même calme. Trop
d'affluents divers se confondaient déjà dans leur essence, et
surtout trop d'apports blancs y avaient trouvé place. Les pas-
sions militaires devaient à chaque instant bouleverser une telle
société, vouée par sa constitution ethnique à une culture
90 LE COMTE DE GOBINEAU
médiocre, à de longs et inutiles contlits. Par fortune, les inva-
sions du sud apportèrent aux peuples européens ce qui leur
manquait. Sans détruire tout d'abord leur originalité, cette
heureuse ini?nixtio?i alluma «l'âme qui les fit marcher et le
flambeau qui, en les éclairant, les conduisit à associer leur
existence au reste du monde (1) » .
Retenons ces aveux, car ils contrastent étrangement avec
les imprécations qu'inspire quelques pages plus loin à leur
auteur l'afflux bientôt trop rapide à son gré du sang sémitique
dans les veines latines. Difficile problème, en vérité, pour la
race blanche, quand même elle eût été de bonne heure cons-
ciente de ses destinées futures, que de satisfaire par le choix
et la proportion précise de ses alliances aux préceptes de cet
exigeant mentor.
A l'aurore de l'histoire, on distingue dans la péninsule ita-
lique des peuples fort divers : Ibères, lUyriens, Étrusques,
Celtes et Slaves : tous blancs mélangés de jaune, quelques-
uns peut-être de base ariane ; on peut tout au moins le pré-
sumer pour les lUyriens. Mais, en fin de compte, pas une de
ces physionomies véritablement pures et majestueuses, telles
qu'en offraient les Hellènes mvthiques; et surtout rien d'ho-
mogène, de nettement délimité. «Il n'a jamais existé au monde
de nation romaine, de race romaine (^). » En revanche, des
aptitudes sérieuses à une civilisation estimable, quoique sans
éclat : par exemple, cette qualité finnoise qui sera la source
de la vertu romaine, le respect accordé à la personne du
magistrat et capable de le suivre hors de sa charge. Tandis
que les Sémites ne vénèrent que la fonction abstraite et
revêtue des prérogatives de la force, les Italiotes n'acceptent
pas « qu'il soit loisible d'ouvrir même respectueusement la
robe du juge pour frotter de boue le cœur de celui qui la
porte » .
A ces blancs-jaunes assez ternes, les Tyrrhéniens, Pélasges
sémitisés de la côte ionienne, apportèrent l'élément noir, qui
(1) T. II, p. 206.
(2) T. II, p. 262.
CHAPITRE VIII 91
manquait encore au mélange ; et, dès lors, Gobineau dispose
des trois cordes de l'instrument complaisant sur lequel il va
nous jouer sa mélodie ethnique ordinaire; refrain que certains
esprits chagrins pourraient traiter de rengaine, mais qui ne
saurait lasser des oreilles vraiment ariancs.
Kome se crée d'exilés et de fugitifs sortis de toutes les cités
de l'Italie moyenne; en sorte qu'on ne peut imaginer, au point
de vue de l'homogénéité du sang, une plus médiocre extrac-
tion. Et, appuyé sur ^'iebuhr (I) et 0. Mûller, notre historien
développe à propos des origines latines un roman politique
fort habilement composé. Un peu confus et fastidieux cepen-
dant, parla faute de l'ingrate matière qu'il s'agit de pétrir; car
Rome italiote ne rend vraiment rien au point de vue ethnique,
et de plus son peintre lui est trop peu sympathique pour en
saisir la ressemblance. Quelle ironie sarcastique dans cette
interprétation de la fière pauvreté des premiers sages de la
République! «Après s'être félicité de la liberté acquise (lors
de l'expulsion des Tarquins), on n'eut d'autre ressource aue de
s'accommoder de la misère qui en fut la conséquence, et d'en
faire l'éloge sous le nom de vertu austère : on se loua judi-
cieusement d'une pareille vie, faute de pouvoir l'échanger
contre une meilleure. "
Cette situation, qui « ne valait pas grand'chose » , était meil-
leure tout compte fait que celle de la Grèce de ce temps,
grâce à l'esprit utilitaire jaune de la population. Ainsi, à côté
de la Patrie, qui fut également divinisée, quoique conçue de
façon moins concrète, on révéra la Loi, en la considérant non
plus comme une émanation actuelle de la Patrie, faite et défaite
chaque jour au gré de cette fiction, mais comme ne s'abro-
geant pour ainsi dire jamais, toujours vivante, toujours agis-
sante. C'est un peu le droit coutumier cher aux féodaux, et la
Patrie, demeurant dès lors dans un état d'effacement calculé,
« n'eut pas le droit de s'engouer tous les matins de quelque
mauvais révolulionnaire nouveau, u A cette sagesse politique
(1) Nous avons dit (Introduction) que iNiebuhr avait mis eu relief la lutte de
deu.\ races antagonistes dans les dissensions qui opposèrent le putrioiat à la
plèbe au sein de la lioine priuutive.
92 LE COMTE DE GODINEAU
relative, les Romains joignaient incontestablement le courage
militaire; néanmoins, afin de n'avoir pas à trop admirer la
valeur des premiers légionnaires, Gobineau insinue que les
Celtes gaulois vinrent fort à propos aider la ville à vaincre le
Latium, en occupant les Etrusques tyrrhéniens par d'inces-
santes diversions sur leurs derrières. Une fois lEtrurie an-
nexée, Rome n'eut plus devant elle que Celtes, Grecs, Sici-
liens, Carthaginois, tous peuples moins blancs qu'elle-même.
Elle dut ses victoires à cette supériorité relative sur son
entourage immédiat, et plus encore à son éloignement fortuit
des grandes civilisations arianes; car elle n'aurait pu perdre
la prépondérance que « si son territoire, au lieu d'être situé
dans l'occident du monde, l'avait faite voisine de la civilisation
brahmanique » , ou encore si les Germains se fussent montrés
dès lors à l'horizon. Cette confiance dans la vertu du sang
n'est-elle pas merveilleuse?
Cependant, une fois de plus, les flots perfides de la Méditer-
ranée, sans cesse en contact plus intime avec la république
grandissante, accompliront leur œuvre. De la Rome sabine ou
italiote se dégage rapidement par les mélanges la Rome sémi-
tique; le goût du lu.ve et des arts fait son apparition : le
vainqueur prend dès lors et pour toujours dans ses rapports
intellectuels avec la Grèce dédaigneuse « cette humble et
niaise attitude du provincial devenu riche qui veut passer pour
connaisseur» . Mummius, vainqueur des Corinthiens, expédiait
tableau.v et statues vers ses villas, en signifiant aux voituriers
qu'ils auraient à remplacer les chefs-d'œuvre endommagés
sur la route; a Saluons ce digne et vigoureux descendant des
confédérés d'Amiternum. Il n'était pas dilettante, mais avait
la vertu romaine, et l'on ne riait que tout bas dans les villes
grecques, qu'il savait si bien prendre. » La civilisation hellé-
nistique étendit donc sur l'Italie son manteau rapiécé, ses
oripeaux de charlatan; et la tentative du patricien Sylla pour
reconstituer l'aristocratie romaine échoua non pas devant
lanlagonisme du a bestial " Marius, mais devant la loi d'airain
de la situation ethnique nouvelle. Un symptôme bien frappant
de cet état de choses fut la naissance d'une littérature » mar-
CHAPITRE VIII 93
quce d'un sceau particulier, et f|ui mentait à linstinct italiote
déjà par cela seul qu'elle existait v . Et voici des accents de
mépris que la Grèce n'avait subis du moins que sur le terrain
|)olitique, mais qui ne sont pas éparjjnés dans le domaine de
lart à sa maladroite élève. <i De la plèl)e la plus vile ou de la
bourgeoisie la plus huml>le, exposées surtout à l'action des
apports sémitùe's, sortirent les plus beaux génies qui ont fait la
gloire de Rome... Ces hommes étaient de grands esprits, mais
non pas des Romains à parler chimie. Quoi (ju'il en soit, la
littérature naquit, et avec elle une bonne part, sans contredit,
de l'illustration nationale, avec la cause du bruit qu'a fait le
reste; car on ne disconviendra pas que la masse séniitisée d'où
sont sortis les poètes et les historiens latins dut à son impureté
seule le talent d'écrire avec éloquence, de sorte que ce sont
les doctes emphases de bâtards collatéraux qui nous ont mis sur
la voie d'admirer les hauts faits d'ancêtres qui, s'ils avaient pu
reviser et consulter leurs généalogies, n'auraient rien eu de plus
pressé à faire que de renier ces respectueux descendants. » En
effet, la richesse, source des mésalliances, avait commencé ses
ravages; après avoir reçu dans ses veines le sang de mères
orientales et d'affranchis grecs ou syriens, le marchand, riche
de son trafic ou de ses extorsions, montait aux premiers rangs
de la société. On ne « savait doù sortaient tant dopulents
personnages » , mais l'on épousait leurs fdles, et l'on faisait de
leurs fils des chevaliers romains.
Le sud de la Gaule, et il importe de retenir cette leçon pour
comprendre les destinées de la France, participa largement à
cette recrudescence de la corruption méditerranéenne. Les
populations phocéennes, très sémitisées, avaient commencé là
l'œuvre néfaste, et « l'homme de la Provincia fut peut-être le
spécimeyi le plus mauvais de tous les alliages opérés dans le
sein de la fusion romaine » . La fusion, c'est là le caractère
propre de la domination latine aux yeux de Gobineau ; c'est
son péché originel, pour ainsi dire, puisqu'il s'était exprimé
dans sa naissance même : c'est son crime en tout cas que
d'avoir hàlé l'amalgame ethnique entre les fractions de l'hu-
manité qu'elle avait soumises par les armes et auxquelles elle
94 LE COMTE DE GOBINEAU
assura le dangereux bienfait de la paix romaine. Voyez les
municipes gaulois, par exemple, où allaient et venaient à la fois
des légionnaires syriens ou égyptiens, de la cavalerie cata-
phracte recrutée en Thessalie, des troupes légères débarquées
de la Numidie et des frondeurs baléares. Tous ces guerriers
ou fonctionnaires exotiques, au teint cuivré de mille nuances,
ou même coloré jusqu'au noir pur, passaient incessamment du
Rhin aux Pyrénées et modifiaient la race à tous les étages de
la société.
D'un pareil brassage d'éléments hétéroclites, accompli
simultanément dans toutes les provinces de l'Empire, est enfin
sorti ce chaos des peuples, cet objet du suprême dégoût de
Gobineau, dont le vocable injurieux a fait fortune, car nous le
retrouverons largement exploité sous la plume d'aryanistcs
plus récents. Ce terme méprisant est devenu dans le langage
spécial de l'école un synonyme de celui de Romanité, qui n'est
pas prononcé d'ailleurs avec moins de dédain. Et le comte
nous affirme que les faits sociaux traduisirent bientôt claire-
ment cet état de choses. Ainsi l'hérédité monarchique ne régla
jamais la succession au trône des Césars, parce qu' « à dix
lieues de Rome on n'aurait ni compris ni admis l'illustration
d'une race sabine » . Au lieu que dans l'Asie hellénistique, si
mélanisée pourtant, on n'oubliait pas, malgré tout, l'ancien
pi'cstige des vieilles souches macédoniennes, et on ne leur
contestait ni la gloire supérieure ni les prérogatives domina-
trices; c'est par Aa5«/Y/ seulement que les pi-emiers empereurs
furent enfants de la Ville. Bientôt se succédèrent dans la
pourpre Italiotes, Espagnols, Africains, Syriens, Arabes, Pan-
noniens... tous les pouvoirs de Vimperiiim furent prodigués à
un homme, jamais à une famille ou à une race. Autre argu-
ment contre le chaos des peu})les : le droit romain, si vanté
comme l'œuvre propre du génie latin, est en réalité syrien
d'origine : 11 est né sous le patronage de la « Providence » ,
cette divinité vague et éclectique, commode à des voisins «qui
ne veulent pas se disputer (1) « . Les éléments de cette légis-
(1) T. II, p. 266.
CHAPITRE VIII 95
lation ayant été réunis chez des nations vieillies et, partanl,
expérimentées, .il se pourrait à la rigueur qu'ils résumassent
une sagesse plus générale que ne faisait chacune des législa-
tions antérieures. Mais, loin d'être universel, le droit romain
n'a jamais convenu qu'aux peuples romanisés. En Angleterre,
en Suisse, dans telle contrée de l'Allemagne, les mœurs le
repoussent. Ce n'est pas la raison écrite, comme on l'a dit
ambitieusement : c'est la raison d'un temps, d'un lieu, vaste
sans doute, mais loin de l'être autant que la terre (I). »
Enfin, le point culminant de cette revanche du monde sémi-
tique engloutissant ses vainqueurs fut atteint le jour où Sep-
tlme-Sévère commença d'élever un monument pompeux à la
mémoire d Annibal, et où Carthage. « la malheureuse Car-
tilage, une vague de cet Océan sémitique, put savourer aussi
son heure de joie dans le triomphe collectif et dans l'outrage
posthume appliqué sur la joue de la vieille Rome. »
Convenons qu'il est fort beau dans son amertume, ce cha-
pitre sur la décadence romaine. Gobineau se sent à l'aise dans
l'imprécation hautaine et dédaigneuse : cet héritier de Bou-
lainvilliers stigmatise de main de maître en ces pages brû-
lantes les siècles qui ont préparé la romanisation de la Gaule.
C'est bien l'homme qui, au soir de sa vie, relisant les épreuves
de son Essai pour les rendre au public dans une édition nou-
velle, écrira cet aveu : u Je n'ai pas estimé que je pusse me
connaître sans savoir quel était le milieu dans lequel je venais
vivre, et qui, en partie m'attirait à lui par la sympathie la plus
passionnée et la plus tendre, en partie me dégoûtait et me
remplissait de haine, de mépris et d'horreur, n Ces parties
sont faciles à discerner dès à présent : ce sont les survivances de
l'aryanisme, germanisme ou féodalisme d'un côté; celles du
sémitisme, romanisme ou égaliiarisme de l'autre. Et emporté
(1) Dans son étude magi.strale sur Jnstinien (Paris, Leroux, 1901), M. Diehl
apprécie le Di^jeste en ces termes : « C'est l'idée de l'Etat con.stitué par une
savante hiérarchie de fonctionnaires obéissant à un chef absolu, qui gouverne
sans contrôle, et dont l'autorité est de droit divin. Par là, Justinicn était bien
l'héritier des Césars, » et aussi, dirait Gobineau, l'héritier de la conception
sémitique et théocratiijue du {jouvernement des peuples.
93 LE COMTE DE GOBINEAU
par ses préférences impétueuses, notre auteur ne peut se tenir
de rompre une lance contre les historiens trop favorables à la
tradition romaine et au tiers état qui en est sorti : il provoque
nominativement Augustin et Amédée Thierry. « Les politi-
ques, dit-il, comme les poètes, les historiens comme les mora-
listes ont déversé leur mépris sur les immondes populations
auxquelles on ne pouvait faire accepter un autre régime. C'est
là un procès que des esprits d ailleurs émincnts, des hommes
d'une érudition vaste et solide s'efforcent aujourd'hui de faire
reviser. Ils sont emportés à Unir insu par une sympathie bien
naturelle et que les rapproclicmenls ethniques n'expliquent
que trop. " Un Etat sans noblesse, c'est le rêve de bien des
époques. Ne vaut-il pas mieux pour les différents groupes
humains perdre tout ce qui peut les séparer, les différencier?
A ce titre, en effet. 1 âge impérial est une des plus belles
périodes que l'humanité ait jamais parcourues! La naissance
d autres érudits explique plus facilement encore leur attitude :
tel Raynouard, l'auteur d'une Histoire du droit municipal en
France : homme de cabinet, et d'origine provençale, son sang
le prédispose de façon irrésistible à se montrer l'admirateur
des procédés romains; tel Leber, qui a touché le même sujet,
mais qui, né dans une province moins complètement latinisée,
se montre beaucoup plus prudent dans l'apologie de la Roma-
nité.
Enfin, avant de quitter ce terrain fécond en beautés d'ordre
satirique, il faut goûter le passage exquis où Gobineau signale
en moraliste clairvoyant l'un des dangers propres aux cultures
avancées : la profusion des demi-grands hommes, la naissance
d'une foule d'individualités " fortuitement pourvues de trop
de forces " . C est un problème qui revient fréquemment dans
les considérations aryanistes ou impérialistes en général, que
celui du rule des grands hommes, de la signification des héros
à la façon de Carlyle et de l'estime qui leur est due. Nous
apprenons ici à les différencier nettement dans une civilisation
homogène et dans une civilisation mélangée.
Dans la première l'individu ne peut se distinguer de la
masse que par u lopulence plus grande " dans laquelle il en
CHAPITRE VIII 97
possède les mérites ordinaires. C'est donc là une grandeur
bien réelle, fort rare, pas toujours brillante, mais utile en tout
cas. Démêlant mieux (|ue les autres la voie naturelle du peuple
qui les entoure, de telles personnalités sont comprises, suivies
sans trop de résistance, résument leur époque et leur nation.
Même, si l'on est encore dans l'âge de l'épopée, à l'heure
propice au.\ créations mythiques, le chef se confondra si
bien avec ses soldats que les analystes ne pourront dégager
plus tard sa physionomie propre de celle de son clan tout
entier.
Quand les mélanges ont altéré l'homogénéité du type, les
grands hommes fourmillent au contraire, parce qu'on recon-
naît comme tel aussi bien le guerrier qui étend les bornes
d'un empire que le joueur de violon qui " réussit à faire
grincer d'une manière acceptable deux notes jusque-là enne-
mies » . Des légions de gens acquièrent la renommée, et toute
cette cohue s'élance au-dessus d'une multitude en perpétuelle
fermentation, pour la tirer tantôt à droite, tantôt à gauche, et
faire pulluler les causes de désordre. « Chacun, ne sachant
plus que croire, ni qu'admirer, ni que penser, écoute volon-
tiers celui qui l'interpelle, et ce n'est même plus ce que dit
l'histrion qui plaît, c'est comme il le dit; et non pas s'il le
dit bien, mais s'il le présente d'une manière nouvelle; et pas
même nouvelle, mais bizarre; et pas toujours bizarre, seule-
ment inattendue. De sorte que, pour obtenir les bénéfices du
mérite, il n'est pas nécessaire d'en avoir, il suffit de l'affirmer,
tant on à affaire à des esprits appauvris, engourdis, hébétés,
dépravés. » Sortie virulente, qui rappelle le mot profond d'un
auteur dramatique contemporain (l), mettant en scène un
artiste vieux jeu dont l'expérience se résume par ce conseil à
la jeunesse : « Ayez d'abord du talent : le succès viendra tou-
jours à son heure. — Non, reprend un Méridional exubérant
en qui Gobineau reconnaîtrait le sang mélanien à haute dose,
ayez d'abord du succès : il y aura toujours des imbéciles pour
vous trouver du talent. "
(1) Edouard Pailleron dans Cabotins.
gg LE COMTE DE GOBINEAU
Encore une fois, le rôle de Rome fut d'éparpiller dans son
empire les notions et les croyances nées de chacune de ses
parties de hâter puissamment l'amalgame des fractions de
r humanité tombées dans son orbite, de préparer enfin une
première période d'égalité ethnique dans le bassin méditer-
ranéen.
CHAPITRE IX
LES ARIANS GERMAINS ROME GERMANIQUE
Il est temps de détourner nos regards de ce spectacle cré-
pusculaire, pour les porter vers le côté de l'aurore, vers les
Arians germains, si indignement calomniés par l'école latine.
« Ces malheureux barbares, on les fait apparaître au cinquième
siècle comme des monstres en délire qui, se précipitant en
loups affamés sur l'admirable organisation romaine, la dé-
chirent pour la déchirer, la brisent pour la briser, la ruinent
uniquement pour en faire des décombres. )> Que la vérité est
différente! Les Germains furent les seules forces vives, les
soutiens dissimulés de l'Empire durant la plus grande partie
de son existence. Seuls ils sauvèrent du sein des débris accu-
mulés par sa chute pitoyable ce qui méritait de durer.
Mais avant de le démontrer, faisons bonne justice d'insi-
nuations odieuses, en rapprochant pour un instant, en com-
parant de sang-froid les deux êtres dont on voudrait faire,
d'une part, une intéressante victime, et de l'autre, un brutal
destructeur. Qu'était donc au physique et au moral un llomain
du troisième ou du cinquième siècle? « Un homme de taille
moyenne, faible de constitution et d'apparence, généralement
basané, ayant dans les veines un peu du sang de toutes les races
imaginables, " se croyant le premier personnage de l'univers et,
pour le prouver, insolent, rampant, ignoi'ant, voleur, dépravé...
En face de cet être méprisable, qu'était le barbare? Un
homme à blonde chevelure, au teint blanc et rosé, large
d'épaules, grand de stature, vigoureux comme Alcide, témé-
raire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au
100 LE COMTE DE GOBINEAU
monde et la mort moins que le reste. «Ce Léviathan possédait
sur toutes choses des idées justes ou fausses, mais raisonnées,
intelligentes et ne demandant qu'à s'étendre. Ce n'était nul-
lement l'enfant tapageur que l'on s'imagine d'ordinaire, mais
un adolescent bien éveillé sur ses intérêts positifs. » Il est
impossible de ne pas noter une fois de plus combien Gobineau
est au fond embarrassé dans le portrait moral de l'Arian : des
traits vagues, parfois presque dignes de M. de La Palisse, voilà
ce qu'il nous offrira plus d'une fois encore : seule surnage
dans ce fatras la nuance utilitaire, qu'il accentuera par la
suite, et qu'il nous a pourtant appris à considérer comme
jaune, à moins que ce ne soit par instants la force physique
toute pure, comme dans le développement que voici. Quand
le Romain vaniteux et misérable opposait sa fourberie à
ï astuce rivale du barbare, qui décidait de la victoire? Le poing
du second. En tombant comme une masse de fer sur le crâne
du pauvre neveu de Rémus, ce poing musculeux lui apprenait
de quel côté était passée la force. Et comment se défendait
alors le Romain écrasé? Il pleurait et criait d'avance aux
siècles futurs de venger la civilisation opprimée en sa personne.
Pauvre vermisseau!... Il mentait, et ceux qui, dans le monde
moderne, pai^ haine de nos origines germaniques et de leurs
conséquences sociales au moyen âge, ont amplifié ces hâbleries
n'ont pas été plus véridiques. Eh quoi? parce que la littérature
à la mode, les traités de grammaire, la rhétorique, les poèmes
lippogrammatiques et toutes les gentillesses de même sorte
(jui faisaient les délices des beaux esprits du temps trouvaient
sans exception les rudes guerriers du ^ovà plus froids que
leurs glaces polaires, il faudrait proclamer ces héros sans
âme? Certes, ils étaient barbares, ces frustes dominateurs, qui,
iiourris des chants nerveux de la Germanie, restaient insen-
sil)les à la lecture comme à l'aspect de ces madrigaux écrits en
forme de lyre ou de vase, devant lesquels se pâmaient d'admi-
ration les gens bien élevés d'Alexandrie ou de Rome. Les
classes lettrées ou soi-disant telles se sentaient en quelque
sorte fondées à déclarer que leur César rhénan manquait de
goût. Pour la postérité, elle aurait pu en juger autrement et
CHAPITRE IX 101
prononcer que le barbare existait en effet, mais non pas sous la
cuirasse du Germain.
En réalité, loin de détruire la civilisation, l'homme du Nord
a sauvé le peu qui en survivait; et ce fut pour préserver la
société civile et religieuse d'une ruine totale que Dieu donna
au monde ancien des " nations de tuteurs » . L'origine de ces
groupes élus va nous occuper tout d'abord, avant que nous les
contemplions à l'œuvre dans la régénération temporaire de la
Rom a ni té.
A côté des Aryas proprement dits, des Iraniens et des Hel-
lènes, on distingue dans la patrie primitive de la race pure un
quatrième groupe de nations apparentées aux précédentes, et
dont les noms se retrouvent dans les anciens monuments
chinois et hindous. Les Khou-te chinois ou Khetas védiques
furent les ancêtres des Gètes et plus tard des Goths. Les Szou
ou Sakas, avant de baptiser la Scandinavie, engendrèrent les
Scythes, que Gobineau a cru d'abord jaunes, sur la foi de
Ritter et de Humboldt, mais qu'il préfère reconnaître pour
arians après avoir luen examiné le problème ; nous le verrons
tirer un parti surprenant de ces peuplades dans V Histoire des
Perses. Enfin, auprès des Gètes et des Scythes, on aperçoit
dans les sources grecques les Sarmates, nés d'une alliance
entre les Sakas ou Scythes, et les Amazones, mot qui signifie
mère des Ases ou des Arians. Ces Sarmates, qui «ressemblaient
assez bien déjà aux paladins du moyen âge germanique, dont
ils étaient les lointains ancêtres» , habitèrent quelque temps la
région du Caucase, dont ils régénérèrent les tribus, laissant chez
les Circassiens la trace impérissable de leur passage; car le
nom de caucasique, proposé d'abord par la science moderne
pour toute la famille européenne, a son origine dans l'admi-
ration universellement suscitée par le beau type blanc de ces
montagnards. Puis, poursuivant leur route, sous le nom
d'Alains ou de Roxolans, ces émigrants fondèrent au huitième
siècle avant notre ère, dans la Russie centrale, « un État stable
et régulier, dont la mémoire, dont les dernières splendeurs
projettent encore à travers l'obscurité des temps un éclat vif
€t glorieux sur l'aurore des nations Scandinaves. » Il s'agit du
102 LE COMTE DE GOBINEAU
Gardarike, dont la capitale se nomma Asgard, la ville des
Ases ou des Arians. « C'était probablement un grand village
orné de palais à la façon des anciennes résidences des premiers
conquérants de l'Inde et de la Bactriane. Dans cette royale
cité, les pères des dieux, les dieux eux-mêmes exerçaient avec
grandeur la plénitude de leur puissance souveraine, rendant
la justice, décidant la paix ou la guerre, traitant avec une hos-
pitalité splendide et leurs guerriers et leurs hôtes.» Tous traits
un peu vagues, on en conviendra, et justifiant mal l'admiration
passionnée que professe Gobineau pour le premier empire
arian germain, perdu dans son brouillard de légende. Il en est
ainsi chaque fois que le comte prône la race élue. Mais dans
le cas particulier d'Asgard cette admiration s'appuie tout à la
fois sur des motifs théoriques que nous pressentons assez, et
sur des raisons personnelles que nous apprendrons à connaître;
il importait donc d'en noter avec soin la première et naïve
expression.
Ce n'est pas qu'un aveu inquiétant ne se glisse déjà sous les
fleurs de ces louanges hyperboliques : des « alliances ethni-
ques » furent dès lors contractées, et elles étaient « inévi-
tables " (1). Mais, tout à l'ivresse de la contemplation esthé-
tique qui nous est proposée , nous aurions tort de nous
appesantir pour le moment sur ce détail. Au quatrième siècle
avant Jésus-Christ ce merveilleux royaume fut renversé, malgré
le courage et l'énergie de ses fondateurs, probablement par
les Scythes, leurs cousins. Les nobles nations roxolanes re-
montèrent donc dans leurs lourds chariots d'émlgrants et se
dirigèrent vers le nord-ouest, seule voie ouverte sans trop de
difficultés à leur passage, car elles n'y rencontraient pas
d'autres Arians capables de les arrêter en chemin. Parvenues
à un certain point de la route, elles se divisèrent en deux
groupes : l'un s'établit dans la Poméranie et la Suède méri-
dionale, pour y reprendre le nom antique de Khetas ou de
Goths. L'autre se rendit par terre en Norvège et y reprit la
dénomination de Sakas, baptisant ainsi la Scandinavie. Pour
tl) T. II, p. 342.
CHAPITRE IX leî
le mot Germain, il vient d'Ariman ou homme arian; celui de
Teuton ou de Teusch, qui désigne l'Allemagne contemporaine,
est purement celtique et fut accepté par les générations
ultérieures des Arians à la suite d'un emprunt, assez justilié
d'ailleurs au point de vue ethnique, comme nous le verrons.
La proximité de si nobles voisins se fit bientôt sentir aux
Celtes plus ou moins Hnnisés répandus dans la région qui fut
plus tard la Germanie. Les Cimbres et les Teutons en furent
d'abord touchés et en devinrent capables de vaincre Rome,
car « cette première alluvion fit grand bien aux nations qu'elle
pénétra » . Vercingétorix était un de ces Celtes arianisés, et
dans Arioviste, dont le nom signifie «hôte des Arians » , simple
titre générique des chefs d'expédition, il faut reconnaître un
Arian plus pur encore, puisque, noble, intelligent, courageux,
l'adversaire de César se révèle comme « un conquérant poli-
tique de la plus haute espèce " . Néanmoins, tous ces brillants
guerriers, les premiers parvenus aux frontières de l'Empire,
furent rapidement celtisés ou slavisés et disparurent en régé-
nérant légèrement les masses alourdies qu'ils atteignirent.
Mais ils ne formaient que l'avant-garde des Arians germains.
La vraie source des grandes invasions est Scandinave et go-
thique, et sa cause doit être cherchée dans les agressions des
Huns, d'ailleurs assez arians eux-mêmes, car les troupes
d'Attila et des conquérants inconnus qui furent ses prédéces-
seurs ont dû contenir de nombreux éléments blancs, proba-
blement scythiques : sinon, leurs victoires initiales sur les
Germains ne sauraient s'expliquer dans le système arianiste.
Qu'importe, au surplus, l'aspect de ces vainqueurs asiatiques,
puisque Gobineau n'a de tendresse que pour les vaincus, et
nous assure que ses favoris ont conservé sous l'orage « leur
grandeur entière " , que leurs rois « ne dégénèrent pas de la
souche divine à laquelle remontait leur maison " . Nous accep-
tons volontiers ses affirmations bienveillantes ; mais si l'Orient
européen, vidé de Germains, retourna aux Slaves, qui s'y
finnisèrent à loisir; si l'Occident, voire les îles Britanniques,
concentrèrent de plus en plus les forces de l'essence pure, il
faut avouer que la cause de cette accumulation n'est pas
104 LE COMTE DE GOBINEAU
précisément martiale, et qu'un ennemi des Arians l'interpré-
terait malignement de la sorte. Après avoir cédé devant les
jaunes en Asie, les Scythes à Asgard, les Huns vers la Baltique,
ils peuplèrent les rives de l'Atlantique parce qu'ils ne purent
pas fuir plus loin.
Sans nous arrêter à une si perfide insinuation, énumérons
les branches principales de ces fuyards , envahisseurs de
l'Empire. On distinguait parmi eux les Goths proprement dits,
qui, « par les derniers tressaillements de leur énergie, inspi-
rèrent l'orgueil de la noblesse espagnole; " les Vandales, qui
allaient se mélaniser dans l'Afrique du Nord, mais préparer
quelques qualités à ces Kal)yles (1) (que l'Es.faz trouvait aux
prises avec nos troupes d'Algérie) ; les Lombards, restés plus
purs quoique un peu ccltisés; les Burgundes, dont le sort fut
analogue à celui des précédents, mais qui eurent du moins
l'avantage de se trouver voisins des Francs. Noble race que
ces derniers barbares, dont la tribu royale, les Mérowings,
descendait certainement d'Odin, bien que les généalogies ne
mentionnent pas cette origine; mais c'est omission pure, sans
aucun doute, et les titres authentiques existaient s'ils ne sont
pas parvenus jusqu'à nous, car l'extraction divine est une
circonstance essentielle, aux regards des nations germaniques,
pour fonder des droits à la royauté. Enfin, les Saxons demeu-
rèrent les plus purs des Germains, grâce à leur situation orien-
tale isolée, qui les préserva du contact de la Romanité. ils
eurent moins d'éclat que les Francs, plus tôt civilisés par
1 Empire, mais en revanche plus de longévité; et leurs des-
cendants, les Anglo-Saxons, représentent, parmi les peuples
sortis de la péninsule Scandinave, le seul qui, dans les temps
modernes, ait conservé une certaine » portion apparente « de
l'essence ariane. C'est V unique nation de ce sang qui, à propre-
ment parler, vive encore de nos jours.
Par malheur, la confusion qui présida à l'invasion fut fatale
aux destinées germaniques, car si à la surface «apparaissaient
(1) Gobineau reconnaissait sans doute plus «l'un trait arian chez ces monta-
gnards (voir l'étude de Renan sur la société berbère).
CHAPITliE IX 1():>
de grandes causes de régénération, dans les profondein^s tom-
baient de nouveaux éléments ethniques d'abaissement et de
ruine (jue favenir allait avoir beau jeu à développer » . Pour
parler plus clairement, le « chaos des peuples » réduit en ser-
vage, mais non détruit par les conquérants, préparait les
revanches contemporaines de la llomanité. Retenons ce juge-
ment, qui résume toute la philosophie arvaniste de l'histoire
moderne.
Il importe à présent de pénétrer dans l'intimité morale des
peuples germains afin de mieux comprendre leur rôle au sein
de la société européenne. C'est, de plus, un beau chapitre (jue
nous avons à parcourir, et l'une des réussites de la plume de
Gobineau. Soutenu par son enthousiasme snicère, il nous a
donné de ceux qu'il regarde comme ses ancêtres une image
non exempte sans doute de prévention et d'excès, mais dont
les proportions outrées ont du moins le mérite de graver mieux
dans la mémoire des traits véritablement empruntés à la réalité.
Par exemple, l'individualisme germanique est loin d'être une
découverte de sa perspicacité : il donne en revanche un relief
singidier à son expression. Dans le monde barbare, dit-il,
l'homme est tout et la nation peu de chose : on y aperçoit
lindividu avant de voir la masse associée. Circonstance fonda-
mentale, qui excitera d'autant plus d'intérêt qu'on prendra
soin de la comparer avec le spectacle offert par les agréga-
tions de métis sémitiques, helléniques, romains, celtes, slaves.
Chez ceux-là, l'on ne voit guère que les multitudes : l'homme
ne compte pour rien, et il s'efface d'autant plus que, le mélange
ethnique auquel il appartient étant plus compliqué, la confu-
sion y est devenue plus considérable. L'Arian germain, cette
« créature puissante » , attire d'abord l'examen sur lui-même
avant de permettre de le porter sur le milieu qui l'entoure.
Voyez à quel point ses idées religieuses reflètent l'indépen-
dance de son caractère. Pour lui la nature est éternelle, la
matière infinie : les dieux n'ont que des fonctions d'organisateurs
ici-bas. Nés après la matière vivante et intelligente, ils devront
mourir un jour, ce qui les rapproche des humains et encourage
les plus braves d'entre ces derniers à se dire les descendants
106 LE COMTE DE GOBINEAU
des dieux. Les Germains pourtant rejettent un anthropomor-
phisme trop précis : ils aiment à se figurer les êtres célestes
« planant à demi cachés au sein des nuages rougis par les
lueurs du couchant » , ou révélant leur présence dans le bruit
mystérieux des forêts. Ils ignorent, en conséquence, Tadora-
tion des images, et si les Lombards honorent un serpent d'or,
les Saxons quelque chimère composite, c'est, nous assure leur
avocat empressé, « qu'ils vénèrent une émanation de la nature
des dieux dans certains objets précieux pour eux. » Qui donc
oserait encore les accuser d'idolâtrie après une explication si
satisfaisante? En général, tout ce qui est bas et grossier dans
le Panthéon et dans le culte Scandinave vient des Celtes et des
Finnois. Tels les sorciers et les devins, qui firent peu à peu
dévier le culte de sa pureté primitive; tel l'usage des sacrifices
humains. Encore cette dernière pratique ne fut-elle chez les
Germains qu'une mesure de défense sociale, les arrêts de la
justice criminelle étant de la sorte exécutés par les prêtres.
Nous avons déjà dit que Gobineau fera plus tard amende
honorable sur ce point, et qu'après avoir rejeté avec horreur
dans VEssai la possibilité de telles abominations parmi les
Arians purs, il l'avouera sans ambages dans V Histoire des
Perses.
On s'est demandé, avec plus ou moins de raison, poursuit-il,
SI les nations sémitiques avaient eu à l'origine une idée bien
nette de l'autre vie? Pour les Arians, cela n'est pas douteux;
la mort ne fut jamais à leurs yeux qu un passage étroit à la
venté, mais insignifiant, ouvert sur un autre monde. Quant au
sort qui attend l'homme dans l'au-delà, nous retrouvons encore
chez les Germains cette notion si ariane : la défiance des
mérites purement personnels et la propension à fonder la
morale sur l'ontologie, qui nous ont été signalées chez les
Aryas hindous avant le bouddhisme. « L'homme de noble
race, le véritable Arian arrivait par la seule puissance de son
origine à tous les honneurs du Walhalla, tandis que les pauvres,
les captifs, les esclaves, en un mot les métis, et les êtres d'une
naissance inférieure tombaient indistinctement dans les té-
nèbres glaciales du ÎNiflheimz. » Les destinées de l'autre vie
CHAPITRr IX 107
n'étaient donc pas le moins du monde déterminées par les
mérites de la vertu ou le châtiment qu'aurait dû recevoir le vice.
Toutefois, et cette réserve aurait été applaudie par l'école du
matérialisme historique, une telle doctrine ne fut évidemment
de mise que pendant les époques où toute gloire, toute puis-
sance, toute richesse se trouvèrent concentrées entre les mains
des Arians, où nul Arian ne fut pauvre, en même temps que nul
métis ne fut riche. Par la suite, on accepta des opinions plus
conformes à la distribution contemporaine des qualités morales
dans les individus.
Non moins intéressante que la relifjion, non moins riche en
révélations psychologiques et en conséquences d'avenir était
la constitution de la propriété chez les Germains. On y dis-
tingue deux modes principaux qui, répondant à des besoins
divers, portèrent chacun des fruits caractéristiques de leur
origine. Le plus ancien incontestablement est celui dont l'idée
constitutive avait été apportée de la Haute Asie : c'était
l'odel (1), « qui implique les idées de noblesse et de possession
si intimement combinées que l'on est fort embarrassé de
découvrir si l'homme était propriétaire parce qu'il était no]>le,
ou inversement. » En effet, au début, l'Arian étant seul un
homme au sens propre du mot, on ne voyait de propriété
régulière et légale qu'entre ses mains, et, d'autre part, on
n'imaginait pas d'Arian privé de cet avantage. Le domaine,
ainsi constitué en odel, appartenait sans restriction aucune à
son maître : il formait une véritable souveraineté où la nue
propriété, l'usufruit et le haut domaine se confondaient al)S0-
lument. Le sacerdoce en était inséparable, et inséparable aussi
la juridiction à tous ses degrés, au civil comme au criminel.
En d'autres termes, et cette conviction transparaîtra souvent
chez Gobineau, dans une telle organisation sociale, le chef de
famille est roi au sens absolu du mot. « Femmes, enfants,
serviteurs, esclaves, ne reconnaissaient que lui, ne vivaient
que par lui, ne rendaient compte qu'à lui seul, qui nen rendait
à personne. "
(1) Telle est l'orthographe de Gobineau : OEdel serait plus exact.
108 LE COMTE DE GOBINEAU
La nation est donc une fédération de rois; c'est ce dernier
titre que se donneront les pirates normands embarqués avec
les seules forces de leur odel : ils seront les rois de la mer. Et,
quand l'organisation féodale dont nous allons parler aura
définitivement triomphé au moyen âge, les alleux, anciens
odels, sembleront si bien des souverainetés que telle sera l'ori-
gine de la légendaire et sym])olique royauté d'Yvetot. Les
rapports de pareils potentats avec leur tribu se réduisaient,
comme on le conçoit, à peu de chose. Un magistrat élu sous
le nom de drottinn ou f]Tajj\ mais choisi d'ordinaire dans les
races les plus anciennes, dont la généalogie remontait aux
dieux, exerçait une autorité des plus précaires, analogue ù celle
viç-pati des Aryas; et chaque guerrier possesseur d'odel n'était
guère mieux lié à son voisin d'une même nation « que ne le
sont entre eux les différents États formant un gouvernement
fédératif » .
Le défaut d'une telle constitution est bien aperçu des lors
par son apologiste : c'est sa faiblesse défensive; elle exalte
l'héroïsme individuel, mais les forces humaines ont des limites,
et les descendants des dieux succombent eux-mêmes devant
le nombre et la discipline d'adversaires chez qui l'union fait
la force. Pour laisser régner en paix cette brillante poussière
de héros, il fallait des populations esclaves numériquement
faibles, ou encore » complètement sul)juguées par la cons-
cience de leur infériorité » , état d'esprit que notre auteur
aime à imaginer, du moins au début, chez les races inférieures,
promptes à accueillir comme des dieux leurs conquérants de
souche plus noble, mais qu'il sait aussi peu durable, ne serait-
ce que par la conséquence des mélanges, relevant rapidement
le niveau des vaincus.
C'est pourquoi, dans l'état de guerre ou de conquête, il
fallait trouver d'autres cadres sociaux, et l'Arian avait trop de
bon sens pratique pour ne pas résoudre le problème en con-
ciliant la puissance de l'association avec les idées d'indépen-
dance personnelle, qui, avant toutes choses, lui tenaient à
cœur. De là naquit, à côté de l'odel, le féod, père de l'organi-
sation féodale. Ici, Gobineau, un peu embarrassé pour expliquer
CHAPITRE IX 109
un état social si différent du précédent, sans trop diminuer
son individualiste Arian, nous présente cette innovation avec
toutes sortes de ménagements. Cn guerrier connu, dit-il, mais
non pas nécessairement très noble (il suffisait qu'il eût fait ses
preuves dans des expéditions antérieures), se présentait à l'as-
semblée des chefs et proposait une nouvelle campagne. Pour
réussir à en faire décider lentrcprise, il lui fallait, « outre un
passé quelque peu digne d'estime, » un véritable don d'élo-
quence. H s'agissait en effet de s'assurer l'avantage du com-
mandement dans cette sorte de débat ou de surenchère bien-
tôt établie entre les candidats au titre de général et des i'uerriers
qui demeuraient absolument libres de prêter ou de refuser
à volonté leur concours. Il fallait surtout une libéralité sans
limites, une réputation de générosité bien reconnue, car un
contrat personnel devait se conclure entre le chef de guerre et
chacun de ses compagnons; or ceux-ci avaient, nous le savons
déjà, « les yeux bien ouverts sur leur intérêt personnel. »
Aussi, pour symboliser cette grandeur d'âme vis-à-vis de ses
soldats, le général prenait-il volontiers le surnom d' » ennemi
de l'or 1) ou d' a hôte des Arians » . Si quelque privilégié réu-
nissait de pareilles qualités, alors, l'Arian libre, l'Arian sou-
verani absolu dans son odel, abdiquant pour un temps donné
l'usage de la plupart de ses prérogatives, devenait, sauf le
respect des engagements réciproques, Vlwmme de son c/ief,
dont l'autorité pouvaitaller jusqu'à disposer de sa vie sil man-
quait aux engagements qu'il avait contractés. On sent percer
en tout ce développement un certain éloignement pour le chef
de guerre, une méfiance d'aristocrate pour le «soldat parvenu,
sans ancêtres (1)') , que cet aventurier était trop souvent; et sans
cesse, en Gobineau, nous constaterons ce singulier mélange
d admiration de la force et de dédain pour ses dépositaires,
quand ils ne possèdent pas, par surcroît, la noblesse du sang.
Lorsque l'expédition était heureuse, le général d'armée
devenait le konungr du pays conquis, qui se nommait le Rik
(Reich), dénomination dégradante, que la Norvège, pavs d'odels,
(1 Voir le Théophraste de son poème d'Amailis que nous analyserons.
110 LE COMTE DE GOBINEAU
repoussa aussi longtemps que la suprématie d'un konungr. Ce
dernier, une fois installé dans sa dignité nouvelle, concédait
des biens-fonds à ses compagnons, mais, par une nécessité mili-
taire dirimante en territoire ennemi, ceux-ci n'en jouissaient
qu'aussi longtemps qu'ils demeuraientyî^è/e5 à leur conducteur.
Le domaine ainsi possédé à condition s'appelait yeoc/. Il offrait
plus d'avantages que l'odel pour le développement de la puis-
sance germanique, parce qu'il contraignait l'humeur indépen-
dante de TArian à laisser au pouvoir dirigeant une autorité
plus grande. Il préparait même l'avènement d'institutions
propres à mettre d'accord les droits du citoyen et ceux de
l'Etat sans détruire les uns au profit des autres. On reconnaît
dans tout ce développement que l'auteur est partagé entre les
deux sentiments antagonistes qui se combattaient alors dans
son cœur en attendant que le premier triomphât décidément
du second : d'une part, un individualisme ombrageux qui se
complaît aux infinies libertés de l'odel; de l'autre, une claire
vue des nécessités de la vie des grands Etats modernes, au
moins à titre de développement prudent des institutions féo-
dales du moyeu âge.
Mais il est évident que les liens de cette dernière organisa-
tion, si hal)ilement pondérés qu'ils soient, imposent malgré
tout un lourd sacrifice à l'esprit d'indépendance de l'Arian. Le
féod fut peu recherché tout d'abord ; le service militaire à la
solde d'un chef continua de répugner à nombre d'hommes
libres, et surtout à ceux de haute naissance.
Ces âmes arrogantes trouvaient de l'humiliation à recevoir
des dons de la main de leurs égaux et quelquefois même de
ceux qu'ils considéraient comme leurs inférieurs en pureté
d'origine. Ils préféraient garder l'action plénière de leur indé-
pendance et combattre avec les seules forces de leur odel. Ce
furent donc surtout des tribus demi-germaniques qui virent,
au début de l'ère chrétienne, sortir de leurs rangs d'innom-
brables chefs, riches, vaillants, éloquents, populaires, promo-
teurs d'expéditions heureuses. Ceux-là seulement furent
konungrs, ou rois au sens vulgaire du mot; encore n'étaient-ils
pas reconnus pour tels par d'autres que par leurs compagnons.
CHAPITRE IX jll
C'est pourquoi la monarchie militaire, qui est la monarchie
moderne, issue des chefs de guerre germaniques, s'établit très
difficilement dans les pays Scandinaves, où les jarls, descen-
dants des dieux, croissaient en considération à mesure que
diminuait la race pure, exposée surtout au hasard des batailles.
Dans les riks, au contraire, le jarl se vit rapidement abaissé
sous le faix de la royauté grandissante et bientôt » tom ba ù rien » .
Bien plus, les odels en ces régions furent des domaines fictifs,
constitués suivant l'ancienne forme, mais dépendant de la
volonté du souverain.
En présence de cette répugnance instinctive devant l'orga-
nisation féodale, qui lui semble le premier pas de l'Arian sur
la voie des concessions à la vie communautaire, il est temps
de souligner un des traits saillants du caractère de Gobineau.
Sur son compte, ou débute presque nécessairement par une
erreur; son attitude dédaigneuse vis-à-vis de son temps, sa
partialité pour les castes, sa prédilection pour les termes signi-
ficatifs de « mésalliance " , de u parvenus " , d' a exclusivisme
chapitrai » , éveillent l'Idée d'un talon rouge impénitent, d'un
contemporain intellectuel de l'émigration. En fait, il est tout
autre chose, et serait rangé parmi les républicains extrêmes
plus congrûment que parmi les chevau-légers de l'ancien régime.
Réactionnaire assurément, il retarde de trois mille ans, et non
pas de cent, ou même de cinq cents, car il n'est féodal que
par résignation. Son idéal, c'est l'individualisme extrême, les
droits souverains du possesseur d'odel dans le Gardarike. Ajou-
tons que ce point de vue fait son originalité relative et parfois
son attrait réel. De semblables préférences sont en effet si peu
pratiques, elles touchent de façon si lointaine les questions à
l'ordre du jour, qu'elles n'apparaissent nullement inquiétantes
au premier abord pour notre organisation sociale présente ou
pour quelque opinion politique que ce soit. Leur intérêt
demeure tout philosophique. On a devant soi un fantaisiste
intrépide, un utopiste amusant dont les vues excessives ne
manquent ni de piquant dans la critique, ni de force dans le
précepte moral. Pourquoi ne pas le dire, on trouve dans sa
fréquentation quelque chose du plaisir que les hommes du
112 LE COMTE DE GOBINEAU
dix-huitième siècle éprouvaient à vivre en inia^fination près
des bons sauvages décrits par les missionnaires, désireux
d'édifier, ou par les voyageurs soucieux d'étonner leur auditoire.
Oui, l'enthousiasme de Gohineau pour les charmes de l'odel
nous transporte de façon assez imprévue dans cette atmosphère
philosophique des lecteurs de l'^meYe contre laquelle il semble
en réaction tout d'ahord, mais où nous avons montré déjà sin-
gulièrement à l'aise son instinctive défiance contre la civilisa-
tion, née du mélange des races. Et c'est ici le lieu de le rap-
procher, en quelques traits sommaires, d'un précurseur plus
illustre que lui-même, dont il évoque invinciblement la
mémoire; il n'est guère autre chose, en effet, qu'un Rousseau
aristocrate, qui raisonne pour un groupe restreint, la race
blanche, comme le philosophe de Genève argumente pour
l'humanité en général. L'auteur du discours sur les sciences et
les arts, ce véritable père du romantisme, n'a-t-il pas débuté,
lui aussi, en prônant les Scythes, les premiers Perses, les Ger-
mains de Tacite; en condamnant la corruption athénienne, la
décadence romaine, la renaissance perfide du seizième siècle.
Au total, l'horreur du mélange ressemble étrangement à l'exé-
cration de la société. Les conséquences de ces périlleuses
nouveautés sont exactement les mêmes aux regards de nos
deux utopistes : d'une part la vie sociale, de l'autre la mésal-
liance, sont rendues responsables de la naissance des sciences
et des arts perfides. Aucun d entre eux, il est vrai, n'ose pros-
crire entièrement l'ingrédient dangereux qui l'inquiète; par
une flagrante contradiction, il faut un peu de société à Rous-
seau comme un peu de mélange à Gobineau. Mais à dose
honiéo])athique pour Dieu; sinon voici l'Arian qui dégénère
dans ÏEssai sur l'inégalité des races, aussi bien que l'homme
bon et heureux de la forêt primordiale dans le Discours sur
lorigine de l'inégalité parmi les hommes. Enfin mélange et
société ont encore ce point commun de ne révéler leur action
délétère que par l'usage et par l'expérience, c'est-à-dire quand
il est trop tard pour en arrêter les ravages. Si Gobineau aper-
çoit phitôt comme mélange le phénomène que son précurseur
appelle association pure, c'est que, disciple de Boulainvilliers,
CHAPITRE IX 113
il est en conséquence mieux éclairé sur le rôle joué parla force
et par la conquête dans les origines sociales. Mais, au sein de
l'humanité vraie qui est la race blanche, il répugne tout autant
que Rousseau à accepter la lutte, et surtout resclavage, qu'il y
proclame interdit par droit naturel. Hien plus, dans ce cercle
restreint il va réintroduire à son tour un contrat social restreint
et limité il est vrai; telle est précisément l'origine qu'il donne
au féod, cette convention entre égaux, non sans verser quelques
larmes sur une première dégénérescence, comme le fit jadis
son maître.
Citoyen d'Asgard, au fond de son ccrur, (robineau sent en
effet vivement que l'hommage lige est une déchéance : il y
trouve néanmoins un reste de grandeur et défend de son mieux
ses héros, par exemple contre la haine a consciencieuse et
sans exemple " dont l'éditeur savant du Polyptique d'Irminon,
Guérard, poursuit les nations germaniques, se fondant princi-
palement sur les conditions du service militaire pour refuser
aux Goths d'Hermanrik comme aux Francs des premiers
Mérovingiens toute iiotion véritable de liberté politique. Ne
voit-on pas, riposte notre auteur, en Amérique, dans le Ken-
tucky ou dans l'Alabama, les Anglo-Saxons, ce dernier
rameau, « bien défiguré il est vrai, mais encore quelque peu
authentique, » de l'ancienne souche germaine, sans croire
porter la moindre atteinte à « leurs principes de sauvage répu-
blicanisme » , s'engager à la solde des pionniers qui s'offrent à
leur faire tenter fortune vers l'ouest? En toute situation, le
barbare resta du moins étranger au sens municipal du Slave,
du Celte et du Romain, par la haute idée qu'il avait de sa
valeur personnelle et le goût disolement qui en est la suite :
il continua de haïr les villes et leurs prétendues libertés parce
qu'il redoutait les associations trop étroites. Il sut échapper à
l'asservissement jusque dans la vie militaire, grâce aux stipula-
tions du contrat passé entre chaque soldat et son général. Il
conserva jalousement l'institution du wehrgeld, de l'amende
payée pour meurtre, « née des difficultés dirimantes qui héris-
sent toujours le redressement des torts d'un souverain envers
son égal. »
8
114 LE COMTE DE GOBINEAU
La tolérance naquit chez lui de l'excès même de son indé-
pendance. Comme il considère tous les étrangers, « fussent-ils
de son penjAe, sous un jour à peu près égal, " il est assez libre
de préjugés natifs contre qui l'aborde. Il sera douxau.\ Celtes
et aux Slaves de son féod et les laissera devenir riches,
ouvrant ainsi la voie à sa propre décadence. Car les conquêtes
germaniques, malgré les excès des premiers moments, d'ail-
leurs (i un peu exagérés par l'éloquence latine des écrivains
de l'Histoire auguste » , furent en définitive assez bénignes,
médiocrement redoutées des peuples et. sans nulle compa-
raison, infiniment plus humaines et moins ruineuses que les
colonisations brutales des légionnaires et l'administration
féroce des proconsuls.
Contemplons un mstant ces conquérants généreux dans l'in-
timité de leur vie privée. Ici le romantique parle plus haut que
le puritain dans le cœur de Gobineau, et pour ne pas ternir
l'éclat de sa palette il se gardera d'emprunter ses couleurs
au pamphlet de circonstance qui naquit de la mauvaise humeur
de Tacite contre ses concitoyens.
Il se méfie des « bandits philosophes » , dessinés de fan-
taisie, dans le style stoïcien, par le gendre d'Agricola, uni-
quement désireux de présenter à la corruption romaine une
sorte de morale en action. La maison de l'odel ne ressemblait
guère aux sordides demeures, à demi-enfouies dans la terre,
que l'auteur de la Germanie se plaît à décrire: ces tristes
chaumières existaient sans doute, mais pour servir d'abri aux
races celtiques à peine germanisées. Les hommes libres, les
guerriers arians, " étaient mieux logés, et surtout moins à
l'étroit. » Nous ne reproduirons pas les descriptions somp-
tueuses qui se placent en ce lieu, mirant le palais de 1 odel
dans les eaux du Sund et plus tard dans celles de la Somme (1),
tel que l'avaient reflété jadis les flots de TEuphrate ou ceux de
la Caspienne; nous glisserons sur la peinture haute en cou-
leurs du festin des braves, où les assistants, s'exaltant jusqu'à
(1) Où Gobineau crut le reconstituer un jour par l'acquisition du château
de Trye (Oise).
CHAPITRE IX ii;
la folie (ce qui est un peu mélanien), enlre-choquaient leurs
armes pour mieux célébrer leur allcjjressc : ce sont là des
« délassements de lions » . Ce banquet, assez peu platonicien,
est pourtant présidé de la façon la plus aimable par l'épouse
{germanique, dont la situation priviléjjiée forme un trait propre
à la cbevalerie ariane. Modèle de ^;râce imposante et de majesté,
noble créature, » cbarmante femme » même, telle apparaît
dans VEssai celle que Renan nommait vers la même époque
une « furie Scandinave » en songeant à Gudruna et à Chrim-
liilde. Elle se retire après le repas proprement dit et avant le
commencement de l'orgie, comme c'est encore l'usage en
Angleterre, ce pays qui a le mieux conservé les débris des
usages germaniques.
Et un détail amusant nous permet ici de souligner la partia-
lité trop évidente de notre auteur, captivé par les charmes du
spectacle qui se déroule devant sa vive imagination. Il nous a
parlé ailleurs avec dégoût des prophétesses celtiques, telles
que la Velléda druidique. Leurs « manifestations popula-
cières » lui semblaient un héritage évident de la race jaune,
car les hordes mongoliques. tout en «repoussant leurs femmes
et leurs filles dans un profond état d'abjection et de servilité,
les emploient volontiers aujourd'hui encore aux œuvres
magiques » . L'extrême irritabilité nerveuse de ces créatures
les rend propres à cet usage. « Elles sont en effet, des trois
races qui composent l'humanité, les femmes les plus soumises
aux influences et aux maladies hystériques (1). » Or, après que
nous avons pris notre parti de cette appréciation sévère, quelle
n'est pas notre stupéfaction à constater que la « charmante
femme" de tout à l'heure n'en est pas moins à l'occasion une
« sibylle de famille » qui rend « dans le séjour particulière-
ment intime de la chambre nuptiale » des oracles écoutés du
mari, en qui on «admet l'esprit divinatoire». L'auteur sem-
ble avoir entièrement oublié ses précédents dégoûts. C'est
là ce qui s'appelle avoir deux poids et deux mesures; mais,
parvenus en ce point de notre étude, nous estimons que
(1)T. II, p. 176.
116 LE COMTE DE GOBINEAU
nul de nos lecteurs ne s'en étonnera plus que nous-méme.
Cet intéressant chapitre se termine par un fort habile para-
jjraphe sur le rùle de l'Eglise vis-à-vis de la religion et de la
civilisation germaniques. Oobineau, place entre deux puis-
sances dont il entend ménager l'une et dont il veut exalter
l'autre, fait des prodiges de conciliation, révèle des trésors de
larges sympathies. Sans doute, des « nécessités d'un ordre
supérieur" contraignirent d'abord le clergé à se montrer hos-
tile à l'odinisme; mais, la victoire étant restée à la bonne
cause, nul ne s'occupa mieux que l'Eglise à sauver les précieux
débris du passé païen. « Avec cette tendre considération
qu'elle a toujours montrée pour les œuvres de l'intelligence,
même les plus opposées à ses sentiments, noble générosité
dont on ne lui sait pas assez de gré, elle fit pour les livres ger-
maniques exactement ce qu'elle faisait pour les livres profanes
des Grecs ou des Romains, " elle arracha ces trésors à l'oubli.
Non moins magnanime vis-à-vis des femmes barbares, qui,
assure Gobineau, se montrèrent particulièrement attachées
aux antiques superstitions et opposées aux nouveautés chré-
tiennes, l'Église sut jouer un rôle de modération et d'indul-
gence. « Le christianisme, qui, fidèle à son désintéressement
de toutes formes et de toutes comlnnaisons temporelles, avait
su ennoblir cette situation en y faisant entrer l'esprit de sacri-
fice; le christianisme, qui avait aj)pris à sainte Monique à se
faire de l'obéissance conjugale un échelon de plus vers le ciel,
était loin de i^épugner aux notions îiouvelles et évidemment beau-
coup j)lus pures que les Arians germains Introduisaient dans
son sein... Il ne perdit rien de sa bienveillance pour des con-
ceptions très nobles : en les épurant, il s'y prêta et ne contribua
pas peu à les conserver dans les générations successives où
désormais les mélanges ethniques tendent à les faire dispa-
raître, surtout chez les peuples du midi de l'Europe. "
Nous voici donc amenés sur le terrain de la fusion entre les
notions romaines, chrétiennes et barbares sous les murs de la
Rome germanique. A partir de l'an 250, tout est germain dans
l'Empire. L'invasion des barbares, qu'on s'imagine trop faci-
lement violente et dévastatrice, avait été et allait être de plus
CHAPITRE IX li-
en plus une sorte de colonisation extensive, qui parut toujours
à peu près légale et fut régularisée juridiquement là où elle
résulta de la conquête armée. De tels « revirements de pro-
priété 1) n'étaient-ils pas d'ailleurs parfaitement légitimes sui-
vant les notions romaines. L'Etat et 1 empereur, qui le repré-
sentait, avaient le droit de tout faire au monde : il n'existait
pas de moralité pour eux. C'était le princijje sémitique. De leur
côté, les (jcrmains eurent Ihabilcté de laisser à l'élément civil
et romain une prépondérance au moins fictive ; les chefs bar-
bares, demeurant konungrs vis-à-vis de leurs compagnons,
devinrent consuls ou patrices pour leurs nouveaux sujets, et
firent par là subsister côte à côte les deux nationalités, persis-
tant dans le rôle conservateur inauguré par les empereurs
d'origine barbare. On organisa un svstème de tenures où
féods et odels (alleux) prirent un aspect légèrement latin. Et
l'Empire ne sembla pas défait par la disparition de l'empe-
reur de Rome après Augustule. Le Basileus de Constan-
tinople en tint provisoirement le sceptre, et quand les Ger-
mains furent assez justifiés par leurs services aux veux de la
ïlomanité, Charlemagne releva sans peine la couronne d'Occi-
dent, d'après la loi sabque de sa race, parce que le trône tom-
bait alors en quenouille sur le Bospliore. Les Erancs, récem-
ment régénérés par l'invasion austrasienne, tenaient à cette
heure le premier rang parmi les Barbares, et l'empereur uni-
versel ne pouvait être autre, ethniqucment parlant, que le roi
des Auslrasiens, l'Austrasie étant bien réellement alors le
cœur du monde. Voilà une ellinologie qui est levée de bon
matin, comme les métapliores de M. van Buck! Et loin d'être
le co'ur du monde de ce temps, lAustrasie était tout au plus le
germe d'un monde futur. Mais revenons à l'organisation sociale
romano-germanique. Il v eut bien quelques excès dans la prise
de possession Ijarljare. Toutefois, si l'on songe aux difficultés
que les nouveaux venus rencontraient à chaque pas dans cette
Babel ethnique où ils s'étaient fourvovés, ofi n accuse plus, on
admire. Grâce à leurs ménagements {jénéreux. le droit germa-
nique développa sans heurt les bienfaits de ses conceptions
hautaines. Les droits de l'homme libre pris individuellement v
118 LE COMTE DE GOBINEAU
furent ce qu'avaient été les droits de la cité dans le monde
romain. Et l'âme de ce statut personnel resta le mouvement,
l'indépendance, la vie, l'appropriation facile à toutes les cir-
constances ambiantes (1), tandis que l'âme du droit civique
s'appelait Servitude, comme sa suprême vertu, Abnégation.
Cette infusion d'idées nouvelles a engendré notre civilisation
contemporaine, qui ne fût jamais née sans leur concours, et
que n'eût pu produire par ses propres forces la romanité pas-
sive, dominée, contrainte, jamais sympathique. Voilà le cri du
cœur, l'exclamation caractéristique sous la plume de Gobi-
neau : on v reconnaît assez que ses objections à la Romanité
sont d'ordre passionnel et sentimental bien plutôt que rationnel
et politique.
Supposons un instant, dit-il, que les Germains n'eussent
pas été ébranlés vers cette époque })ar les troupes à demi
arianes elles-mêmes des conquérants hunniques. Aujourd'hui,
l'Europe aurait peine à maintenir une sociabilité quelconque
et en serait à peu près au point de décomposition pulvérulente
où sont arrivées les provinces méridionales du royaume de
Naples et la plupart des territoires de l'Asie antérieure. Ou
plutôt, puisque les Barl)ares cantonnés au delà du Rhin seraient
entrés tôt ou tard en contact avec l'Empire, ils y auraient
trouvé une civilisation plus énervée encore, dont l'influence
morale et physique les eût moins touchés : le sang germain se
(1) Ces distinctions d'appnrpnce subtile peuvent ;i l'occpsion reprendre vie et
actualité. Lors de la discussion de la loi sur les associations (1901), nous nous
souvenons avoir entendu exposer par un parlementaire distingué ce <jui avait
été appelé à la Chambre la conception romaine et la conception jjermaine du
droit de l'Etat vis-à-vis des associations. La première, considérant l'individu
connue rien, la cité comme tout, faisait dépendre l'existence d'un groujie de
l'autorisation accordée par l'Etat, et jugeait que les associations non autorisées
n'étant pas nées juridiquement, leurs biens étaient rcs inillius, confiscables au
profit de la lîépublique. Tanilis que la seconde considérait l'individu et les
personnes morales comme existant au même titre légitime. Toutefois, recon-
naissant que dix personnes associées sont plus fortes que les dix mêmes prises
i-iolcment, elle accordait à l'État un droit de surveillance spécial, à la i-igueur
celui de dissolution; mais eu tout cas les biens revenaient en cette hypothèse
aux sociétaires, comme ayant vécu légalement par le fait même de leur cons-
titution en soriélé et par la seule expression de leur volonté personnelle en
ce sens.
CHAPITRE IX HQ
fût mieux défendu ; on aurait vu un moyen âge prolon^ré ; un
genre de culture comparable à celui qui a régné du dixième
au treizième siècle environ aurait commencé ])eaucoup plus
tôt et duré beaucoup plus longtemps. Néanmoins, telle est
l'action inélucta]>lc des lois du mélange ethnique que tout se
serait passé de même à la longue, que le Germain se fût usé
au contact du chaos des peuples et que, « bref, par un autre
chemin, l'humanité serait arrivée identiquement au résultat
qu'elle a obtenu. » Si, en effet, on avait demandé aux sages de
la décadence romaine laquelle survivrait, de la barbarie enva-
hissante ou de la Romanité fière de sa culture supérieure en
apparence, ils eussent répondu que la seconde triompherait
après une passagère éclipse. Eh bien! ils ne se seraient trompés
que sur le temps nécessaire, en l'estimant trop court; car, à la
longue, la Romanité allait en réalité « user sa dominatrice
comme les Ilots usent le rocher., et, finalement, lui survivre.
Les nations germaniques ne devaient pas éviter de se dissoudre
un jour dans les détritus accumulés et puissants des races qui
les enserraient de toutes parts. Seulement, par un reste de
fortune, a cette révolution ne pouvait jamais être si radicale
que de ramener la société européenne à son point de départ
sémitisé, .. et la trace ne disparut pas entièrement de la
suprême infusion du sang arian.
CHAPITRE X
LES NATIONS M 0 D li K N E S
La lente absorption des Germains par les couches ethniques
sous-jacentes fournit la raison d'être de tous les mouvements
importants des sociétés européennes. Néanmoins, à cette
hardie et suggestive philosophie de l'histoire moderne, Gobi-
neau accole tout d'abord une habile restriction qui témoigne
en faveur de sa clairvoyance d'une part, de sa confiance opi-
niâtre en ses principes d'autre part. «Je ne me dissimule pas
non plus, dil-il, que la lil)re action des lois organiques,
auxquelles je borne mes recherches, est souvent retardée par
l'immixtion d'autres mécanismes qui lui sont étrangers. Il faut
passer sans étonnement par-dessus ces perturljations momen-
tanées qui ne sauraient changer le fond des choses. A travers
les détours où les causes secondes peuvent entraîner les con-
séquences ethniques, ces dernières finissent toujours par retrou-
ver leurs voies. »
Un auteur aussi averti ne s'est pas aventuré à entreprendre
un tableau achevé du moyen âge et des temps modernes. Il a
senti combien ces causes secondes qu'il affecte de traiter dédai-
gneusement jouent aux époques contemporaines un rôle pré-
pondérant. Le mélange est trop complet ou les événements
trop proches encore et trop peu classés par le temps pour que
son système donne ici de bons résultats de détail. U a cepen-
dant laissé transparaître plus d'une fois au cours de ïEssai son
, opinion sur les différentes nationalités qui composent aujour-
[ d'hui l'Europe, et il a jeté çà et là des traits de lumière qu'il
est utile de réunir en faisceau. Unis aux leçons plus précises
de ses derniers chapitres, ils ne contribueront pas peu à éclai-
CHAPITRE X 121
rer les sentiments de son âge mûr et les thèses de ses succes-
seurs en aryanisme.
Il faut nous rappeler tout d'abord la loi générale dont nous
avons rencontré déjà de frappantes applications. Toute société /
se fonde sur trois classes priniilivcs, représentant chacune une ,'
variété ethnique : la noblesse, image i>his ou moùis ressem-
blante de la nation conquérante; Ki bourgeoisie, composée de
métis qui présentent quelques-unes des qualités de la race
dominante; le peuple, esclave ou, du moins, fort déprimé, en
tant qu'issu d'une variété humaine inférieure, nègre dans le
sud, finnoise dans le nord. Ces « notions radicales » se sont
brouillées de bonne heure dans les intelligences européennes,
mais l'esprit de sagesse qui avait fait d'elles la base de l'orga-
nisation sociale existante demeura vivant. Il l'est encore; il ne
s'est jamais donné de démenti à /ui-méme, et il se montre
aujourd'iiui aussi sévèrement logique que jamais, là du moins
où il a encore sa raison d'être.
Par contre, là où les supériorités ethniques disparaissent
par le mélange, la société nouvelle ne tolère pas longtemi)s
l existence des institutions faite jiour l'ancicn/ie et qui lui sui^-
vivent. Cette phrase ne pourrait-elle résumer toute la pre-
mière ])arlie des Origines de la France contemporaine? On
n'admet pas de façon dural)le la fiction en politique : après
avoir abrogé le nom distinctif des vaincus, on met à néant
l'aristocratie et, par contre-coup l'esclavage. Abaisser les
sommets, exhausser les fonds, voilà l'œuvre des siècles dans
l'humanité comme dans la nature. Aujourd hui, l'âge de l'éga-
lité est revenu pour lu plus grande partie des populations de
l'Europe. Formule significative et énergique. VA nous allons i
constater avec surprise qu aux yeux de ce légitimiste et de ce '
catholique d'éducation le trône et l'autel portent en grande
partie la responsabilité de la rapide évolution ethnique qui se
révèle dans le spectacle de l'Europe moderne. i
Avouons pourtant que le jugement de Gobineau sur l'insti-
tution royale, dont il parait condamner souvent les résultats,
est assez diflicilc à dégager nettement. Si son idéal s'incarne
dans la répuljlique égalilaire des Arians primitifs, il reconnaît
12-2 LE COMTE DE GOBINEAU
néanmoins qu'après la conquête du monde parla race Ijlanche
le sens de l'ordre, qui est propre à ce sang, devait l'amener à
faire aboutir l'exercice du droit de suffrage à la fondation
d'une monarchie régulière, appuyée sur le principe d'hérédité,
mais équilibrée par une grande liberté individuelle. Le sceptre,
donné en principe à l'élection, trouva, <i par le respect dont on
entourait les grands lignages, une forte cause de se perpétuer
dans quelques descendances, » sans qu'il y eût pourtant tout
d'abord rien d'al)Solu dans cette règle : l'absolu en ce sens
étant nègre ou chananéen. Livré à lui-même, l'Arian n'a
jamais admis que " les vénéral)les distinctions de la naissance
constituassent un droit exclusif au gouvernement des ci-
toyens » . Ainsi nulle trace de droit divin dans cette concep-
tion, car on pourrait dire que chez Gobineau, comme chez
Rousseau, le droit divin n'appartient qu'à la race pure dans
son ensemble et dans chacun de ses mem])res. Son idéal est la
monarchie déléguée, constitutionnelle, à l'anglaise en un mot :
maintenue avec soin dans une même famille, mais non pas
assurée à une individualité déterminée, comme on l'a vu dans
les révolutions modernes de la Grande-Bretagne. Si la royauté
est acceptalde quand elle est conçue de la sorte, les mélanges
empêchèrent qu'elle ne fût adoptée sous cette forme par toute
l'Europe et que ces règles prudentes ne dirigeassent les desti-
nées du continent. Là, la monarchie joua le })lu8 souvent un
rôle néfaste. Car, dans leurs riks nouvellement subjugués, les
konunjjs d'origine pure se souillèrent et " comj)rirent la
llomanité » . Ils n'aperçurent (jue trop bien les avantages de
l'autocratie sémitique. L'incertitude de leur autorité germaine,
précaire, dlfiicile et fatigante à maintenir, par la nécessité
constante de flatter l'opinion et de la persuader avec peine,
les amena ])ien vite à préférer leur magistrature romaine, si
commode, leur préparant de si dociles esclaves, grâce à la
théorie mélanienne de l'autocratie et au devoir de conscience
qui s'imposait à tout bon citoyen d'obéir à la loi émanée du
pouvoir régulier.
Les rois sont donc les premiers coupables! toutefois la
monarchie n'est peut-être pas seule responsable de l'abaisse-
CHAI'ITJIE X 12:j
ment des grands lljjnages, et, parvenu en ce point, Gobineau
ne peut s'empêcher de faire une courte allusion aux consé-
quences de ridée chrétienne quant à la fusion des races et des
rangs (I). Sujet hrùlant qu'il évite avec soin d'ordinaire, mais
qu'il aborde ici pour constater que la dignité épiscopale, si
éminente et qui fut bientôt recherchée par les conquérants
germains, se donnait par l'élection même à des serfs. Ceux-ci
« s'en trouvèrent fort relevés » . Et, d'autre part, les évéques,
gallo-romains par le sang le plus souvent, j)laidcrent auprès
des souverains de sang germanique la cause des municipalités
urbaines de leur ville métropolitaine. Par là, ces sénats de
riches marchands devinrent infiniment plus importants (|u'ils
ne l'avaient jamais été; et comme, dans les villes, la religion
et les études avaient leur siège, les sanctuaires les plus vénérés
attiraient et fixaient une foule dévote, les criminels se réunis-
saient par centaines pour profiter du droit d'asile des églises et
monastères; on vit les Arimans se complaii'e dans les cités, y
prendre pied, s'y fixer, parachever enfin ce changement d'idées
et d'humeur qui aurait tant indi(pé leurs aïeux. Voilà un
réquisitoire détourné, (|ui en dit long sur les confiits nés dans
le cœur du comte entre la religion égalitaire de son enfance
et le culte aristocratique de son âge viril.
Mais, sans nous attarder davantajje à déterminer des res-
ponsaltilités attristantes, satisfaits d'avoir défini l'atmosphère
saturée de germes de corruption où se sont développées les
grandes nations modernes, il nous reste à caractériser de notre
mieux ces dernières, telles (ju'elles apparaissent au miroir de
VEssdi, dans une revue rapide de leurs vicissitudes passées
comme de leurs destinées probables.
La Scandinavie, vidée de ses éléments nobles })ar l'émigra-
tion conquérante, réduite en quelque sorte à son fond finnois,
celte et slave, dut renoncer à jouer dans l'histoire le rôle
})répondérant que semjjlait lui assigner, à l'aurore du moven
âge, la multiplicité de ses éléments arians. Toutefois, (juelques
Germains y revinrent après leurs courses aventureuses; ceux
(1) T. II, p. 438 et suivantes.
124 LE COMTE DE GOBIXEAU
iqui étaient demeurés défendirent bien leur sanj^. C'est donc
encore en Suède, et surtout en Norvège, qu'on peut trouver
aujourd'hui le plus de traces physlologi(|ues, linguistiques et
politiques de l'existence disparue de la race élue par excel-
lence. Gustave-Adolphe, Charles XII, en ont, à l'occasion,
dignement représenté le souvenir, et si les habitants de ces
régions étaient plus nombreux, l'esprit d'initiative qui ne les a
pas abandonnés pourrait n'être pas sans conséquences dans le
monde.
La lîussie, par contre, est fort dédaigneusement appréciée
dans VEssai. Ce pays n'avait alors en France aucune popula-
rité, et les théories de Gobineau ne le portaient guère à en réha-
biliter les dociles populations. Nous avons laissé avec lui les
Slaves de l'antiquité à « leurs humbles travaux » ; nous les
retrouvons dans les temps modernes formant un empire doué
de (juelquc cohésion uni([uement par la grâce des dynasties
varègues normandes du haut moyen âge, par l'effet de l'ac-
<juisition plus récente des provinces germano-baltiques, de
l'avènement au troue de princes allemands, enfin par le cou-
cours d'un ensemble de cadres administratifs et militaires alle-
mands ou français. Il faudrait être aveugle pour redouter en
Europe un péril russe (l), les Slaves étant « une des familles
les plus vieillies, les plus usées, les plus mélangées, les plus
dégénérées. Ils étaient épuisés avant les Celtes » . Les cadres
étrangers que nous venons de signaler ne pourront d'ailleurs
modifier les destinées du ])avs, parce qu'ils valent au fond peu
de ciiose, et que, riches d'expérience, rotnpus à la routine fie
la civilisation, mais dépourvus d inspiration et d'initiative, ils
ne sauraient donner à leurs élèves ce qu'ils ne possèdent pas
eux-mêmes. Le rôle véritable des Slaves sera de servir d'inter-
médiaires entre les jaunes et les Européens. Ils maintiennent
cette chaîne ininterrompue d alliances ethniques qui fuit le
tour (le l hémisphère boréal. Et nous verrons plus tard que,
(1) Nouveau point de contact avec Rousseau, car tel est aussi, dans le Con-
trai social (liv. II. cliap. viii^, son jugement sur l'œuvre de Pierre le Grand,
mais pour une raison précisément iiiver.sc : loin d'être usés, les Ilusses n étaient
pas mûrs pour la " police " .
CHAPITRE X 12.->
dans la pensée de Gobineau, cet emploi passif d'intermédiaires
intellectuels menacera ffuelque jour de redevenir actif, les
Russes devant à son avis conduire l'Asie jaune à l'assaut de
l'Europe épuisée.
L'Espa{i;ne, après avoir longtemps gardé, comme nous l'avons
dit. quelque chose de la valeur gothique, posséda en propre
une dose d'énergie et d'enflure toute sémiti(|ue, «une espèce
de délire africain, » (|ui produisit encore de très grandes
choses, sans approcher de la a force musculeuse » concentrée
dans la barbarie germanique.
Dans l'Italie du nord, le sang lombard céda peu à peu
devant l'ascension lente de la romanilé. Mais, lùen qu'à l'état
évanouissant, il fournit précisément sa sève et sa vitalité à la
Renaissance, comme on a appelé avec tant de raison la résur-
rection du fond romain. Orijjine germanique latente de l'in-
grate Renaissance classique; nous retrouverons la thèse ail-
leurs avec plus de développement. Toutefois, l'apport romain
fut prépondérant dans ce soulèvement de l'écorce ethnique.
Instincts politiques plus assouplis, concentration plus grande
des forces gouvernementales, préoccupation exclusive du bien-
être et du luxe : ce sont des caractères qui ne trompent pas.
L'Italie remonta donc au premier rang : on ne jura plus que
par les Latins et les Grecs, «ces derniers compris bien entendu
à la façon latine. » On redoubla de haine pour tout ce qui
sortait de ce cercle : on ne voulut reconnaître ni dans la phi-
losophie, ni dans la poésie, ni dans les arts, les apports de la
culture germanique. Ce fut une croisade impitoyable et fré-
nétique contre l'œuvre accomplie durant un millier d'années :
on <i pardonna à peine au christianisme » . Telle est la concep-
tion aryaniste, ou plutôt germaniste, de la Renaissance dans
toute sa pureté.
Cependant quand il s'agit de passer de l'abstraction à la
pratique sociale, il fallut reconnaître la nécessité d'un reste
d'inspiration germanique pour équilibrer la tendance fonciè-
rement anarchiste du chaos des peuples. Par une formule
d'une magnifique ironie, Gobineau assure que l'Italie se trouva
l>ientôt trop romaine pour servir la cause romaine et dut
126 LE COMTE DE GOBINEAU
« passer la main à la France » , sa plus proche parente. Celle-ci,
qui gardait qvielque cohésion par la vigueur de ses éléments
francs, tout en se montrant facilement entraînée dans l'orhite
de la Renaissance par la portion latine de son sang, « poursuivit
l'œuvre avec une vivacité de procédés qu'elle seule pouvait
employer. » Yéritahle héritière de ce don d'amalgamer qu avait
possédé l'Empire, elle «dirigea et exécuta en chef l'absorption
des hautes positions sociales au sein d'une vaste confusion de
tous les éléments ethniques » . C'est là une conception du rôle
de notre pays que nous retrouverons, recueillie et développée
par d'autres penseurs.
Et voici que reparaît, de façon assez singulière, et trop évi-
demment pour les besoins actuels de la cause, l'aspect méla-
nien que nous avions reconnu dans le caractère gaulois, et qui
avait été nié forcément d'abord, puisque jaunes et ])lancs seuls
se trouvaient en présence dans l'Europe préhistorique. Faut-il
donc supposer (juelque obscure infiltration sémitique parmi les
compagnons de Yercingétorix? En tout cas c'est le spectacle de
Tyr qu'évoque maintenant dans l'esprit de Gobineau la légèreté
inconsistante, les tendances à la fois démocratiques et scrviles
de nos premiers ancêtres. Incapables d'indépendance, préfé-
rant à tout un maître étranger (trait de caractère qui reparaî-
tra dans leur engouement pour le méditerranéen Bonaparte),
ds 7i'avaient (jne des qualilés martiales, mais il faut avouer
qu'ils les possédaient à un degré supérieur. Acceptant pour
eux-mêmes le joug et l'aiguillon, ils servirent donc à y façonner
les autres, « ne sollicitant, en retour de leurs complaisances,
que les honneurs soldatesques et les émotions de la caserne ! On
leur prodigua ces biens par surcroît. « Dédaigneuse condes-
<;endance pour les traîneurs de sabre, les officiers en demi-
solde, où l'on croirait percevoir l'écho de rancunes mal assou-
pies chez le fils de l'officier de Gand.
Surce sang gaulois mal équilibré déjà, l'invasion barbare n'agit
guère que dans le Nord et dans la Normandie, où la supériorité
ethnique, après s'être conservée longtemps, transparaît encore
quelque peu (nous avons dit que cette province est celle où le
comte croit retrouver l'origine de sa famille). Le Midi de-
CHAPITRE X \l~i
meiira sans principes sérieux, pénétré cruniversellc indiffé-
rence, de scepticisme, d'esprit railleur, peuplé en un mol des
di.;;nes fils de ce citoyen de la Provincia dont nous savons qu'il
fut peut-être le spécimen le plus odieux du chaos des peuples.
Dans ces réf[ions, naquit l'hérésie albigeoise, manichéisme
licencieux, dénué de valeur morale, profondément antisocial,
ce ((ui lui vaut d'ailleurs la sympathie des écrivains révolu-
tionnaires contemporains, surtout en Allemagne (1). Pourtant,
tant que le nord de la France demeura prépondérant dans la
direction politique du pays, la féodalité domina. Mais les croi-
sades firent une première saignée à l'élément noble; et ce
recours au facteur de la « sélection sociale » est un intéressant
pressentiment de théories largement épanouies depuis lors.
Bientôt, le quatorzième siècle vit commencer la grande bataille
qui, « sous le couvert des guerres anglaises, fut de nouveau
livrée aux éléments germanisés. " Le pays d'outre-Loire
ayant restauré l'indépendance nationale sous Charles VIL la
prépondérance appartint dès lors à ses inspirations gallo-
romaines. De là ce goût de la vie militaire et des conquêtes
extérieures, bien particulier à la race celtique, joint à l'amour
de l'autorité, héritage direct de Rome. On vit naître à ce
moment une nouvelle conception de l'honneur. Chez les
nations arianes primitives, plus tard dans le Saint-Empire, et
jusqu'à nos jours en Angleterre, l'honneur était » une théorie
du devoir qui s'accordait assez bien avec la dignité du guer-
rier libre » . Elle enfermait en effet « la haute obligation de
maintenir ses prérogatives personnelles au-dessus des plus
puissantes attaques (2) » . Sentiment digne du Roxolan, souve-
(1) T. I, p. 207. Allusion à Lenau. probablement.
(2) Cette doctrine prit, on le sait, en Espajjne une couleur toute particulière.
M. Martinenche a écrit {Comédie espagnole, Paris, 1901), à propos des lois
du « Pundonor » : » L'exaltation de la volonté aboutit ainsi à une manière de
fanatisme forcené. A force de vouloir se dresser au-dessus de la nature hu-
maine, on finit par en sortir. L'honneur espagnol devient une sorte de théo-
logie froide et repoussante, dont tous les dogmes demandent du sang, encore
du sang, toujours du sang. » Ne croirait-on pas lire une page de Gobineau sur
les héritiers des sacrihcateurs du Chanaan. Et de Corneille, plus germanique
assurément comme bourgeois rouennais, M. Martinenche dira : « L'homme de
son époque n'est pas en proie à quelque mystérieuse Némésis. Il n'obéit pas
128 LE COMTE DE GOBINEAU
rain dans son odel! « Le gentilhomme français fut au con-
traire sommé de reconnaître que les obligations strictes de
l'honneur Tastreignaient à tout sacrifier à son roi : ses biens,
sa liberté, ses membres, sa vie... Cette doctrine, comme toutes
celles qui s'élèvent à l'absolu, ne manquait certainement pas
de beauté ni de grandeur... Iille était eml)ellie par le plus
brillant courage ; mais ce n'était réellement qu'un placage
germanique sur des idées impériales fromaincsj. Sa source, si
l'on veut la chercher à fond, n'était pas loin des inspirations
sémitiques, et la noblesse française, en l'acceptant, devait
tomber à la fin dans des habitudes bien voisines de la servi-
lité. » Yodà un lier langage, et digne d'un jarl Scandinave.
Combien pâlissent en comparaison les velléités d'indépen-
dance féodale, les vagues souvenirs des pairs de Charlemagne
qui hantent la mémoire d'un Saint-Simon, humilié aux pieds
du maître dans son petit appartement de Versailles!
Pendant le seizième siècle, les progrès de ces idées nouvelles
préparèrent le terrain sur lequel les compagnons aquitains de
Henri IV. moins celtiques et plus sémitisés, vinrent en 1599
" placer une autre et plus grosse pierre du pouvoir absolu » (1).
Enfin Gobineau pourrait ici mentionner l'apport de concep-
tions gouvernementales absolutistes, dont la régente espa-
gnole Anne d'Autriche porte la responsabilité. La monarchie
du Roi-Soleil fut la fleur de cette évolution vers la tvrannie
chananéenne, et elle n'échappa pas d'ailleurs à sa destinée
aveuoléaient à la loi terrihle (jui lui inipuse un incessant encliaineaient de
meurtres. Sa personnalité, plus consciente d'elle-même, ne se résout à la ven-
geance qu'après l'avoir discutée et acceptée. Elle n'y voit plus un ordre divin,
mais une revendication de sa propre dignité. » L'auteur de V lissai n'eût pas
analysé d'autre manière les senliuients d'un héros arian. Et peut-être eût-il
expli(jué la recrudescence des folies du pimdonor aux seizième et dix-septième
siècles par les alliances mauresques ou même juives que presque toutes les
grandes maisons castillanes contractèrent vers cette époque.
(1) L'intéressant ouvrage du vicomte d'Avenel sur la noblesse au temps de
Richelieu apporterait plus d'une continuation de détail à ces vues d'ensemble.
On y retrouve la rapide extinction des survivances féodales, les mésalliances,
la servilité grandissante à la cour. L'auteur, avec une prudence bien légitime
chez un historien scrupuleux, ne donne pas à ces transformations d'autre origine
que » l'e.-sprit du temps » . Gobineau prononcerait plus énergiquement : réap-
parition du sang romain sémitisé.
CHAPITRE X 129
nécessaire. La prépondérance de Paris, mélangeant, comme
jadis Babylone ou Rome, dans les bas-fonds de ses faubourgs
le sang venu de tous les points de l'horizon, a parachevé la
préparation démagogique et préparé le li Juillet 178!). Tels
sont les traits suggestifs qu'il est permis de tirer des pages de
VEssai sur la philosophie de l'histoire de France. Nous en
retrouverons les éléments essentiels sous la plume d'autres
penseurs, plus ou moins directement inspirés de Gobineau ou
de ses propres sources. Ajoutons que, malgré ces prévisions
peu favorables, le pays situé au nord de la Seine est encore
enfermé par le comte dans cet îlot privilégié qu'il dessine sur
la carte au nord de l'Europe, et dans les limites duquel se
concentrent aujourd hui l'activité du sang arian et les restes
de son énergie (1).
Quant aux chapitres qui traitent de l'Allemagne, les sugges-
tions en sont, il faut l'avouer, moins actuelles, et il est même
surprenant de voir ce pays s entiiousiasmer, comme nous
l'avons dit, et comme nous le dirons mieux encore, pour un
homme dont l'œuvre maîtresse l'a si cavalièrement traité. C'est
que le familier de Wahnfried répara si bien plus tard, tout au
moins par des paroles, les égratignures de sa plume, qu'on ne
lui en garde pas rancune au delà du Rhin, où sa partialité
pour les ancêtres gothiques a fait oublier son dédain pour les
grands-pères de 1850. Il est certain que le spectacle de l'Alle-
magne n'était guère imposant au lendemain de l'avortement du
Parlement de Francfort; mais, cette fois, notre représentant
près du Bundestag n'a pas su s'élever au-dessus des impres-
sions du moment présent pour prévoir les destinées, si pro-
chaines cependant, de ses hôtes. Nous avons vu qu'il ne pense
pas grand bien de la France moderne ; or, à ses yeux, l'Allema-
gne est encore bien au-dessous de ce niveau si médiocre déjà.
Les forces phvsiques de ses fds sont moindres que celles des
populations françaises, douées de qualités « supérieures à
celles de la famille allemande, qui leur permettent de braver
sans mourir les neiges de la Russie comme les sables brûlants
(1) T. II, p. 491.
130 LE COMTE DE GOBINEAU
de TEgypte » . La lan};ue de Gœthc, si vanté, par un Herder ou
un Fichte pour son orijjinalité, sa sincérité, exceptionnelles, n'est
pour le comte qu'une métisse sans pureté, faite de celtique et
de gothique, trahissant la présence d'une épaisse population
kjairique sous \e petit nombre d'éléments germaniques demeurés
au delà du Rhin. Et Nietzsche refusera de même à ses compa-
triotes le titre d'héritiers des Germains parce que ces derniers
ont fui presque en totalité leurs forêts, leurs sahles et leurs
marécages. Déjà bien longtemps avant cet exode, les Barbares
« avaient dû prendre énormément des Celtes (1) » ; puis,
lorsque les Slaves, poussés par les compatriotes d'Attila, vin-
rent à leur tour imposer leur alliance aux Teutons, ils les trou-
vaient dès lors « peu germaniques {"2) " . Tout en porte témoi-
gnage : <i les institutions commerciales, les habitudes rurales,
les superstitions populaires, la physionomie des dialectes, les
variétés physiologiques... Le naturel doux et peu actif de l'Au-
trichien et du Bavarois n'a rien de cet esprit de feu qui animait
le Frank ou le Longobard. » Vers la lin du moyen âge, l'élé-
ment celtique reparut plus particulièrement dans l'élément
romain composite au centre de l'Europe : et ce fut sous cette
influence médiocre que l'Allemagne tout entière " se chercha
et maria plus étroitement ses intérêts autrefois si sporadiques» .
L'unité germaine repose donc sur un fondement (jui n'est pas
arian. Quelque chose de grossier, de commun s'infiltra partout,
qui n'appartenait ni à l'élément barbare ni au sang hellénisé.
Retenons bien cette classification qui oppose dès lors le Celle
hnnisé du plateau central au Germain resté pur et au Médi-
terranéen sémitisé : nous la verrons saluer chez Gobineau par
ces disciples comme le pressentiment génial des plus impor-
tantes conquêtes de la science contemporaine
En conséquence de ce changement d'orientation morale, les
^ chansons de geste du haut moyen âge furent remplacées sur
/les bords du Rhin parles compositions railleuses, bassement
obscènes, lourdement grotesques de la bourgeoisie des villes.
(1) ï. II p. ICI.
(2) T. II, p. 449.
CHAPITRE X 131
« Les populations se complurent aux trivialités de Hans
Sachs. » Appréciation sévère que le fervent de Richard Wagner
dut regretter plus tard, en applaudissant, dans les Maures
Chanteurs, le cordonnier-poète comme un prototype de la saine
bourgeoisie allemande! La gaieté de cet artisan, dit VEssai,
ressemblait à celle que nous appelons « si justement la gaieté
gauloise, et dont la France produisit à la même époque le plus
parfait spécimen, comme elle en avait en effet le droit inné» .
Enfin, en signalant la haute culture intellectuelle que pos-
sédaient à son avis les anciens Germains, en faisant remarquer
que tous les mots de leur langue originelle qui se rapportent
à l'écriture sont purement gothiques, Gobineau résume dans
une formule lapidaire son impression sur leurs prétendus des-
cendants (1). « Si l'allemand moderne a emprunté au latin
l'expression schreiben, écrire, cest que les Aliematids ne sont
pas d'essence germanique. » Il changera d'avis sans doute, mais
sous l'influence du succès, et les vainqueurs de 1870, moins
enivrés par la fumée de son encens arianiste, auraient quel-
ques raisons de juger cet amoureux bien tardif à reconnaître
les mérites éminents de la dame de ses pensées, et ce théori-
cien bien facilement égaré par ses principes, puisqu'il fallut
un événement foudroyant pour l'amener à corriger de son
mieux des dédains peu prophétiques.
Tandis^£ue l'Allemagne est à peine germanique dans VEssai,
«n revanche l'Angleterre l'est au plus haut degré. Si l'auteur
a montré d'abord une certaine réserve dans son admiration
pour la Grande-Bretagne, s'il a raillé finement Guizot pour
s'être vu conduit par sa définition de la civilisation à « ne con-
sidérer comme vraiment civilisée dans le passé et dans le pré-
sent que la seule nation anglaise (2) i. , c'était en ces premières
pages du livre dont nous avons dit l'arianisme encore hési-
tant et timide. <i Certainement, écrit alors le prudent historien,
je suis plein de respect et d'admiration pour le grand peuple
dont la victoire, l'industrie, le commerce, racontent en tous
(1) T. II, p. 387 (note).
(2j T. I, p. 80.
132 LE COMTE DE GOBINEAU
lieux la puissance et les prodiges; mais je ne me sens pas dis-
posé à ne respecter et à n'admirer que lui seul. » Plus tard, il
aura moins de scrupules ; il se laissera entraîner, après Guizot,
à invoquer ^ le génie radieux de la Grande-Bretagne " ; il pro-
clamera qu'elle est " à proprement parler la seule nation ariane
qui vive encore de nos jours (1) '> : et c'est là le plus haut
témoignage d'estime qu'il soit en possession d'accorder.
Néanmoins, par le satisfecit qu'il concède au présent bri-
tannique, il n'entend pas s'engager pour l'avenir, et les
réserves vont venir après les compliments. C'est qu'à la dif-
férence d'anglophiles plus déterminés que nous apprendrons
à connaître il n'a pas hésité à étendre sur les îles bretonnes
comme sur le reste de l'Europe aux temps préhistoriques une
couche primitive de populations finnoises et de nations celti-
ques très dégradées; plus tard, un peu de romanité s'y super-
posa par endroits, et il faudrait même voir dans cette circons-
tance y origine du titre impérial donné parles Anglais modernes
à leur Etat et à leur Parlement, Dès lors, le danger ethnique
sera toujours présent, n'attendant qu'une occasion favorable
pour se révéler au grand jour. Par bonheur ces assises perni-
cieuses furent ensevelies d'abord sous d'incessantes alluvions
germaines, danoises ou saxonnes. Aussi, " le goût de la vie
agricole, Tabandon graduel de la plupart des villes, l'accrois-
sement du nombre des villages, surtout des métairies isolées;
le maintien solide des franchises de l'homme libre, l'influence
soutenue des conseils représentatifs, furent-ils autant de traits
par lesquels l'esprit arian se donna à reconnaître et témoigna
de sa persistance. » Toutefois, l'absence presque totale de
l'élément romanisé laissait cette nation sans éclat et l'éloi-
.gnait de ce que " nous appelons notre civilisation » ; tandis
que les groupes fmnois-celtes du fond lui imposaient un esprit
très utilitaire et une « honteuse pauvreté » dans le domaine
de l'intelligence. Ce furent les Normands, déjà modifiés par le
contact gallo-romain, qui apportèrent le grain de sel de l'inspi-
ration latine et suscitèrent une brillante période chevale-
(1) T. II, p. 360.
CHAPITRE X 133
resquc, sans que cet apport se fît cependant à ce moment
dans des proportions danjjereuses. Les couches supérieures
seules en subirent l'action, et, là comme ailleurs, elles étaient
soumises d'autre part à d'innombrables causes d'étiolement et
de disparition, circonstance qui tint encore une fois en bride
ie principe périlleux. Or, il en est de l'inliltration d'une race
civilisée, l)ien que corrompue au milieu de masses énerjjiques,
mais {grossières, comme de l'emploi des poisons à faible dose
dans la médecine : le résultat n'en saurait être que salutaire.
Amusante illusion, que nous avons signalée déjà chez l'auteur
de VEssai : c'est à dose homéopathique qu'il eût souhaité par-
tout l'action de sang nègre dans les veines des blancs; à cette
condition le monde aurait été sauvé peut-être. Mais, toujours,
le mélange a dépassé la limite que ce conseiller avisé lui per-
mettrait à la rigueur d'atteindre. Seule au monde l'Angleterre
donna pour un temps l'exemple d'une si heureuse proportion.
D'ordinaire, les éléments nobles s'infiltrent dans les gâtés et
s'y perdent sans bénéfice appréciable pour ces derniers, du
moins devant le regard prévenu d'un aryaniste. C'est à la pro-
cédure inverse, à l'introduction d'éléments excitants dans un
milieu sain et pondéré par ailleurs, qu'Albion a dû, avec la
lenteur de son évolution sociale, la solidité de son empire. Elle
resta surtout germanique et ne donna jamais à la féodalité la
directioîi servile qui lui fut imprimée sur le continent.
Malgré tout, cette situation privilégiée ne devait pas se pro-
longer sans fin. A partir du seizième siècle, les guerres reli-
gieuses et bientôt la révocation de l'édit de Nantes apportèrent
dans le Royaume-Uni un nouvel afflux d'éléments français qui,
cette fois, n osèrent plus rentrer dans les classes aristocratiques,
sans doute retenus par le sentiment de leur propre dégénéres-
cence, et jetèrent une forte proportion de sang romanisé au
sein des masses plébéiennes, où le terrain anglo-saxon fut dès
lors fortement entamé. Les progrès de la grande industrie don-
nèrent des alliés à ces intrus dans les Irlandais, les Italiens,
les Allemands celtisés ou slavisés qui accoururent en foule sur
le sol insulaire. En conséquence, les Anglais, jadis portés vers
la Hollande et les Flandres par leurs affinités ethniques, corn-
134 LE COMTE DE GOBINEAU
mencèrent à mieux comprendre la France, cultivèrent la litté-
rature, prirent le {^oùt des statues, des tableaux, de la musique.
Ils recueillirent même « une certaine gloire en ce genre, bien
qu'avec une sorte de rudesse et de barbarie » . Voilà qui est
dédaigneusement parler de Fielding et de Gainsborough,
sinon de Dickens et de Turner. Au temps de ces derniers, il
est vrai, le mal avait crû prodigieusement, et Gobineau songe
surtout dans ses anathèmes à un homme dont les préférences
méridionales, peut-être aussi les boutades révolutionnaires, le
remplissent d'une aversion instinctive. « Celte société, jadis si
compacte, si logique, si forte, n'aurait pu naguère assister sans
horreur à la naissance d'un Byron, » d'un fds des jarls capable
de nommer ses propres vers :
Harsh runic copy of the south's sublim !
(Dédicace de la Prophétie de Dante.)
Aussi, le système des lois anglaises a-t-il perdu depuis deux
siècles une grande partie de sa solidité première. Des réforma-
teurs ne sont pas loin dont les Pandectes forment l'idéal. " La
démocratie jadis inconnue proclame des prétentions qui n'ont
pas été inventées sur le sol anglo-saxon... Tout révèle la pré-
sence d'une cause de transformation apportée du continent;
l'Angleterre est en marche pour entrer à son tour dans le milieu
de la romanitë! » L'avenir dira si cette audacieuse prophétie
doit se réaliser : les courants présents en semblent contrarier
jusqu'à un certain point révénement; mais des indices sensi-
bles se montrent encore en sa faveur et pourraient bien quel-
que jour lui donner enfin raison.
Vers le temps de la rédaction de VEssai, on discernait à côté
des anglophiles de l'école de Guizot, si nombreux autour de
Gobineau, un autre groupe, encore plus familier peut-être au
protégé de Tocqueville, celui des américanistes, qui, détour-
nant les yeux de la vieille Europe, les portaient pleins d'espoir
vers les jeunes démocraties transatlantiques. Voyons jusqu'à
quel point notre penseur s'est laissé entraîner à partager leurs
rêves.
Gobineau professe sur les origines américaines une convie-
CHAPITRE X 135
tion fort arbitraire et qui fut nettement repoussée dès son
apparition par les ethnolo{i[istes de son temps. Nous l'avons
dil, il fait sortir la race jaune du nouveau monde par le détroit
de Behring et les mers boréales, pour l'envoyer peupler l'Asie
et l'Europe aux temps préhistoricpics. Dans les savanes et les
pampas ne demeurèrent donc que des « traînards jaunes » ,
comme l'Allemagne des invasions n'avait conservé que des
traînards germains. Les alliances que des nègres venus par le
Pacilique contractèrent avec ces attardés créèrent la race
rouge, (jui sort ainsi des mêmes éléments que la malaise, bien
que les proportions en soient probablement différentes. l'our-
tant des empires durables et susceptibles de quelque éclat se
sont formés, au Mexique, au Pérou et ailleurs peut-être, sur
cet immense continent. Or on sait, à jn-iori, que l'élément
blanc est seul capable de fournir la force de cohésion néces-
saire à un tel résultat. II le faut donc trouver à tout prix, et la
chose n'est pas impossible, grâce aux traditions Scandinaves.
Ce furent les Normands de l'Islande et du mystérieux Winland
qui, plus ou moins directement, par leurs descendants purs ou
par leurs métis aventureux, créèrent les trois grandes civilisa-
tions que les conquérants espagnols ont rencontrées sur le sol
de l'Amérique : celles des Alléghaniens, des Mexicains et des
Incas. Le nouveau monde fut ainsi fécondé préalablement par
les rois de la mer, comme si la Providence avait voulu ciu'au-
cune gloire ne manquât à la plus noble des races. A quel point
pourtant cet élément blanc, en quelque sorte évanouissant dès
son origine, si nous cmj)loyons une expression chimique chère
à Gobineau, avait été dilué par l'action du temps vers le début
du seizième siècle, c'est ce que démontre avec évidence le peu
de solidité de ces royaumes mystérieux. Il a suffi de l'appari-
tion et du séjour d'une poignée de métis ibériques sur leur
terrain pour les « précipiter immédiatement au sein du néant" .
Néant relatif, à vrai dire, car, ainsi qu'il arrive après toute
conquête, la race inférieure vaincue continua de vivre pour se
venger plus tard, en corrompant lentement ses vainqueurs.
Et, des mélanges ainsi préparés par les événements du seizième
siècle sont nées les républiques sud-américaines, dont le
136 LE COMTE DE GODINF.AU
compte sera réglé en peu de mots clans VEssai. Les Espagnols,
sémitisés pour la plus grande part de leurs personnes, légère-
ment jaunes aussi par quelques côtés, se marièrent volontiers
à ces sortes de Malais qu'ils trouvaient dans leurs nouvelles
provinces. N'avaient-ils pas eux-mêmes, grâce à leur origine,
une certaine portée malaise? De même les Français du
Canada, Bretons et Normands pour la plupart, rencontrant
des sauvages plutôt jaunes d'extraction vers lo nord de l'Amé-
rique et se souvenant eux-mêmes, sans en avoir nettement
conscience, de leurs ancêtres finnois, ne s'étaient pas montrés
trop rebelles aux unions indiennes, alors que, moins sémitisés
que les Espagnols, ils s'y refusèrent absolument vis-à-vis des
populations plus nègres du midi. Et voici comment Gobineau
résume en termes énergiques le résultat obtenu par les com-
plaisances des compagnons de Cortez ou de Pizarre. Dans
l'Amérique du Sud, dit-il, le général improvisé qui vise à la
présidence etle Botoendo anthropophage ne sont pas identiques
peut-être, mais à coup sûr ils sont cousins. Ces gens «se com-
prennent donc à merveille et peuvent vivre ensemble » , au
prix de quelques petits massacres périodiques et sans consé-
quence (1). Aussi, de tels gouvernements ne sont guère com-
parables qu'à la monarchie d'un Soulouquc, et leur avenir est
certain. Puisqu'il faut nécessairement un joug à cet amas de ""
métis, quelques esprits clairvoyants enfin désabusés des illu-
sions égalitaires " indiquent déjà du doigt avec un sourire
satisfait le point de l'horizon d'où viennent les envahisseurs
prédestinés; ils montrent les Anglo-Saxons des Etats-Unis
d'Amérique » . Avouons que les faits ont singulièrement con-
firmé, surtout au cours de ces dernières années, les vues pro-
phétiques de Gobineau sur une partie du monde en voie d'évo-
lution si rapide, où les contrastes de races sont plus saisissants,
plus efficaces aussi que dans l'ancien continent. La conquête
des Philippines et de Cuba, la conduite de l'Union vis-à-vis de
ses nouveaux sujets, son attitude dans la mer des Antilles,
(1) Le Temps du 21 février 1902 (dans son supplément du soir) a publié
un spirituel récit du dernier coup d'Etat au Paraguay qui aura fait tressaillir
d'aise les mânes du comte de Gobineau.
en API THE X 137
autant d'événements qui donnent pleinement raison aux pro-
nostics du comte. Nous reviendrons sur ce point en suivant les
traces d'autres théoriciens de l'aryanisme. Il faut à présent
compléter la carte ethnique de l'Amérique par le dessin de
cette constellation aux étoiles éclatantes, qui semhle prédes-
tinée à tout entraîner dans son orl)ite; et peut-être V Essai
n'aura-t-il pas tiré un horoscope moins exact en s'attachant
cette fois à prévoir les destinées intérieures du peuple nouveau
qui grandit sous ce signe amhilieux.
« Anglo-Saxons des Etats-Unis, " disions-nous en terminant
notre dernière citation; admettons d'ahord qu'ils le soient en
effet, ces Yankees, au même titre que les colons anglais qui
formèrent le noyau de leur république, et examinons les dis-
positions morales qui résultent pour eux de cette origine.
Observons en particulier leur attitude vis-à-vis des Peaux-
Rouges, si différente de celle qu'adoptèrent leurs voisins espa-
gnols ou français. Le sang de ces squatters est aussi éloigné
que possible de celui des aborigènes. » Ce n'est pas qu'on ne
pût trouver dans leur essence quelques traces d'affinités fin-
niques; mais elles sont contre-balancées par la nature germa-
nique, à la vérité ossifiée, un peu Jlétrie, dépouillée de ses
côtés grandioses, toutefois rigide encore et vigoureuse, qui
survit en leur organisme. " C'est pourquoi, bien que ce dernier
représentant soit déjà légèrement déchu, // anéantit nécessaire-
ment l'indien. » Sa nature raisonnante et amie des formes
légales lui a fait trouver mille subterfuges povir concilier le cri
de l'équité et le cri plus impérieux encore d'une rapacité sans
bornes. Il a inventé des mots, des théories, des déclamations
pour innocenter sa conduite. Peut-être a-t-il reconnu au fond
du dernier retrait de sa conscience l'impropriété de ces tristes
excuses. Il n'en a pas moins persévéré dans l'exercice du di^oit
de tout envahir qui est sa première loi et la plus nettement
gravée dans son cœur, d lîaptores orhis, c'est la devise des
Arians acclamés par leurs plus récents admirateurs, c'est là
le fond de rimpérlalisme germanique.
Sur le terrain s[)irituel, les Américains de l' Union ne se
montrent pas moins les fils de la grande race ; s'ils sont religieux
138 LE COMTE DE GOBINEAU
par essence, ils n'acceptent ni « les terreurs, ni le despotisme
de la foi » ; ils discutent librement la divinité sans la nier
jamais; semblables encore en ceci à leurs aïeux arians, ils
savent demeurer dans « ce remarquable milieu qui, touchant
à la superstition d'une part, à l'athéisme de l'autre, se main-
tient avec un égal dégoût, une horreur égale, au-dessus de ces
deux abîmes " . Ils sont de préférence agriculteurs et guerriers
comme leurs pères. Je dis guerriers et non pas militaires, leur
goût d'indépendance s'y oppose, spécifie Gobineau, toujours
préoccupé de sa distinction fondamentale entre le champion
arian autonome et le légionnaire courbé sous le bâton du cen-
turion. Leurs magistratures électives et temporaires, leur
jalouse surveillance du chef de l'Etat, leur goût pour le frac-
tionnement fédéralif, rappellent fort bien les rapports des
Hindous primitifs avec leurs viç-paitis. Il n'est pas jusqu'à la
constitution de la propriété foncière qui n'ait encore chez
eux plus d'un trait de la théorie de l'odel. En un mot, si l'on
veut jeter les veux sur tous les commencements d'Etat créés
par la race blanche, on aura identiquement le même spectacle
qu'à New-York, où le selj-governmeîit n'est pas aujourd'hui
plus triomphant qu'il ne le fut jadis à Paris, au temps des
Francs (1). On attache donc d'ordinaire une importance incon-
sidérée à la crise où brilla Washington; cette répétition géné-
rale de la Révolution française ne dit rien qui vaille à Gobineau
et inspire peut-être aujourd'hui les mêmes méfiances à quel-
ques impérialistes transatlantiques. Aussi bien que les événe-
ments de 1789 d'ailleurs, l'émancipation des colonies britan-
niques ne fut pas une fondation, mais une consécration des
résultats ethniques, et " la véritable année climatérique des
Etats-Unis n'est pas encore arrivée » .
Pourtant, cette « démocratie " , si ariane qu'on nous la
dépeigne, ne risque-t-elle pas de nous rappeler par son nom
seul ces constitutions chananéennes ou helléniques si fort
abhorrées par notre auteur? Non, et la distinction est ici capitale.
Deux traits caractérisent ce peuple républicain, qui tranchent
(1) T. I, p. 164.
CHAPITRK X 13»
d'une manière complète avec les tendances naturelles à toutes
les démocraties issues de l'excès des mélanges. Ce sont, d'une
part, le goût pour la tradition ; de l'autre, la soif des distinctions
sociales que tous veulent posséder : u le nom de citoyen n'est
pas plus popularisé parmi eux qiic le titre chevaleresque de
squire, » et cette disposition à se rehausser fait un contraste
bien complet avec les goûts tout opposés des révolutionnaires
de l'ancien monde. Bien des objections pourraient être pré-
sentées sans doute à une antithèse que l'on prétend fonder
sur des détails si insignifiants, et d'ailleurs si inexactement
conservés, mais la conclusion tirée par Gobineau est du moins
révélatrice. Le groupe anglo-saxon ne représente donc pas
parfaiiement ce qu'on entend de ce côté de l'Atlantique par le
mot démocratie. C^est plutôt un état-major sans troupes. Ce
sont des hommes propres à la domination qui ne peuvent
exercer cette faculté sur leurs égaux, mais qui la feraient volon-
tiers sentir à leurs inférieurs. Ils sont sous ce rapport dans
une situation analogue à celle des nations germaniques peu de
temps avant le cinquième siècle. Ce sont des aspirants à la
royauté, à la noblesse, armés des moyens intellectuels de légi-
timer leurs vues. « Yeut-on aujourd'hui considérer en face et
examiner à son aise l'homme redouté qui s'appelle le Barl)are
dans le langage des peuples dégénérés qui le craignent? Quon
se place à côté du Mexicain, qu'on l'écoute parler, et, suivant
la direction de son regard effrayé, on contemplera le chasseur
du Kentucky. » Celui-là est la dernière expression du Ger-
main; c'est le Franc, le Longobard de nos jours, et le Mexi-
cain peut avoir raison à son point de vue en le qualifiant de
Barbare sans héroïsme ou sans générosité ; mais « il ne faut
pas sans doute qu'il soit sans énergie et sans puissance» . Cette
prévision à longue échéance de l'actuel impérialisme américain
est véritaldement remarqualde; et de ces considérations se
dégagent d'elles-mêmes les probabilités brillantes d'un avenir
prochain pour les États-Unis.
Cependant, si, pour un instant, nous nous prenons à regarder
plus loin dans le futur, v verrons-nous les lois ethniques re-
nonçant à suivre leur cours inexorable devant cette suprême
140 LE COMTE DE GOBINEAU
et grandiose apparition ariane? Non pas, dit Gol)ineau; Dieu
n'agit point ici-bas par des volontés particulières, et, loin qu'ils
nous permettent un moment d'espérer, les destins du Yankee
sont dès à présent « scellés " . Nous l'avons supposé jusqu'ici
anglo-saxon. Pure concession à l'opinion vulgaire, car, s'il en
fut ainsi dans le passé, pour le présent rien n'est plus Hctif. Le
dix-neuvième siècle a vu sur ces rivages un afflux incessant
d'émigration européenne : des Irlandais par essaims famé-
liques, des Allemands, tant de fois métis; des Français qui ne
le sont pas moins, des Italiens, pires que tout le reste. Dans
ces divers apports, pas un élément fécond à dégager, et bien
plutôt l'assurance d'un désordre certain, qui n'ira pas jusqu'à
abaisser l'Union au niveau des autres républiques américaines,
mais qui Végalùera vis-à-vis de PEurope. Acceptons-en l'augure
pour nous consoler sur notre vieux monde d'une inégalité qui
s'accentue encore chaque jour dans la période actuelle. Gobi-
neau, dans une attitude d impassi]>ilité attristée qui a sa gran-
deur, « assiste avec intérêt, bien qu'avec une sympathie
médiocre, au grand mouvement des instincts utilitaires en
Amérique. » Il en connaît trop bien la source mongole : il sait
qu'une humanité rajeunie n'en peut naître, comme les opti-
mistes se l'imaginent. Garthage a jeté un éclat qui sera diffici-
lement égalé par New-York : elle avait été plus favorisée à sa
naissance que la colonie des puritains d'Angleterre, car ses
fondateurs étaient » les rejetons des familles les plus pures du
Chanaan m . Et pourtant " elle n'a pas ajouté la valeur d'un
grain à la civilisation sémitique, ni empêché sa décadence d'un
jour. » A peine les Etats-Unis auront-ils le loisir de réaliser la
•conquête des pavs qui les entourent. Quant au renouvellement
de la société humaine, quant à la création d'une civilisation
supérieure, ou du moins différente, « ce qui, au jugement des
masses intéressées, revient toujours au même, » ce sont là des
phénomènes qui ne sont produits que par la présence d'une
race relativement jeune et pure; cette condition n'existe pas en
Amérique, et le simple transfert d'un point ne régénère pas les
familles humaines plus qu'à demi é})uisées!
Le protégé de Tocqueville a-t-il vu plus juste que son chef
CHAPITRE X lil
hiérarchique, si peu favorable quant à lui aux ex[)Iications
tirées de la race, et si plein de confiance au total dans ses amis
du nouveau monde? Nous croyons pour nous que, dans son
symbolisme inconscient, Gobineau a probablement exprimé,
ici comme d'ordinaire, par des allégories de mélange, par la
coloration future des épidermes physiques ou moraux, l'avenir
imposé véritablement au monde saxon par l'évolution écono-
mique. Rien d'ailleurs n'irrite davantage les fervents de
l'impérialisme nordique qu'une philosophie de l'histoire qui
montre les Saxons attardés seulement sur la voie fatale où les
Latins se sont engagés avant eux. Rudyard Kipling, incarnant
les Français dans les singes menteurs et vantards de la jungle,,
leur fait tenir ce même langage, à ses yeux souverainement
ridicule : « Un jour tous les habitants de la jungle seront sem-
blables à nous. )> Prophétie excessive peut-être, car les diffé-
rences de tempérament et de caractère, héritages de passés
distincts, donneront sans doute des reliefs et des nuances
variées à deux évolutions dont les directions fondamentales
resteront cependant parallèles. Mais ce progressif resserrement
du lien social, que Gobineau interprète par l'égalisation
ethnique, paraît bien devoir être d'un côté de l'Atlantique
comme de l'autre l'avenir assuré du genre humain.
CHAPITRE XI
CONCLUSION ET ENSEIGNEMENTS DE l'« ESSAI )>
Il y aurait encore bien des suggestions frappantes à glaner
çà et là dans VEssai, mais il faut laisser quelque chose au
lecteur désireux d'explorer en personne cette construction his-
torique qui joint une indiscutable ampleur à une surprenante
finesse de détail. Abordons, en conséquence, la conclusion du
livre, qui, à la ressemblance de son début, affaiblit malheu-
reusement quelque peu l'impression d'ensemble et l'estime
méritée sans conteste par ce puissant et consciencieux effort.
Elle rétlète, en effet, un pessimisme peu familier aux esprits
du dix-neuvième siècle, si facilement éblouis par les conquêtes
matérielles de cette période privilégiée, et trop généralement
portés à admettre comme probable la continuité ininterrompue
d,u progrès. Elle présente la conclusion impitoyablement lo-
gique de thèses que les ingénieux arguments de leur inventeur
avaient établies peu à peu dans la conviction du lecteur, mais
qui, conduites à leurs dernières conséquences, révoltent enfin
notre vanité européenne de maîtres du monde. Au lendemain
de 1848, l'arvanisme historique, tourné d'un air chagrin vers
le passé, n'osait encore formuler pour l'avenir les espoirs
impérialistes de régénération que suscita 1870, et le noir
tableau que l'auteur de YEssai a tracé de l'avenir du globe a
grandement fait tort à sa réputation de clairvoyance et de
sérieux. Après n'avoir pas su ou voulu annoncer clairement,
au début de son œuvre, ses préjugés contre la mésalliance, ses
préférences secrètes pour la pureté sans alliage de l'espèce
blanche, il leur a donné en revanche une expression outrée
vers le terme de son plaidoyer. En annonçant que le mélange,
CHAPITRE XI 143
non content d'abaisser l'humanité, la mettra quelque jour au
tombeau, il a rebuté des néophytes atterrés par les sombres
doctrines d'une relijjion à ce point désespérante.
Tne comparaison pittoresque et brillante annonce mal tout
d'abord les voiles crépusculaires qui vont descendre sur le
monde à la voix de ce prophète de malheur. Les deux variétés
inférieures de notre espèce, dit-il, la race noire et la race
jaune, forment le fond grossier, le coton et la laine que les
familles secondaires de la race blanche assouplissent au
préalable, en y mêlant la trame de leur soie; tandis que bien-
tôt le groupe arian, faisant circuler ses filets plus minces à
travers les générations ennoblies, aj)pliquc à leur surface en
éi)louissant chef-d'œuvre les arabesques d'or et d'argent. Mais
ce merveilleux travail de la nature est depuis longtemps inter-
rompu : désormais les fils précieux font défaut pour le pousser
davantage, et l'avenir, qui commence à le faner, ne pourra
qu'en ternir chaque jour les chatoyantes couleurs. Les Ger-
mains étaient les derniers des Arians. Ils se le tinrent pour dit :
ils achevèrent la découverte du globe et sa mise en valeur.
Leur tâche est terminée, l'amalgame va se continuer à leurs
dépens, en accentuant leur décadence. On aura vu se succéder
l'âge des dieux, où l'espèce blanche fut absolument pure ;
l'âge des héros, où les mélanges furent modérés de force et de
nombre; Tàge des noblesses, où des facultés grandes encore
n'étaient plus renouvelées par des sources taries. Nous mar-
chons vers Tàge de V égalité universelle, de l'unité définitive.
Alors le sang blanc représentera bien un tiers du mélange dans
les veines de chacun, mais il aura passé préalablement par
d'innombrables et dégradants métissages. En ce temps-là, a les
troupeaux humains, accablés sous une morne somnolence,
vivront engourdis dans leur nullité comme les buffles qui
ruminent dans les flaques stagnantes des marais Pontins. »
Peut-être, malgré tout, se jugeroiU-ils pliis sages et plus
habiles que leurs devanciers. Nous-mêmes, lorsque nous con-
templons ces grands monuments de l'Inde et de l'Egypte que
nous serions si incapables d'imiter, ne sommes-nous pas con-
vaincus que notre impuissance même établit notre supériorité?
144 LE COMTE DE GOBINEAU
Nos honteux descendants n'auront pas de peine à trouver
quelque argument analo{;ue « au nom duquel ils nous dispen-
seront leur pitié et s'honoreront de leur barbarie » . A cette
heure, la vigoureuse nature reconquerra l'universelle domi-
nation de la terre, et la créature humaine ne sera plus devant
elle un maître, mais seulement un hùte, comme les habitants
des forêts et des eaux. Gobineau s'efforce même de préciser le
terme assigné par le destin pour ces événements lamentables.
Sept mille ans s'étant écoulés à son avis entre la formation
actuelle du globe et la naissance du Christ, qui marque à peu
près l'apogée des siècles purs pour la race ariane, on peut
admettre que le même temps sera nécessaire à l'achèvement
de sa décadence. C'est donc environ cinq mille ans qui demeu-
rent à notre espèce avant d'exhaler son dernier soupir. Bien
plus, n'est-on pas en droit d'appeler fin du monde celte époque
moins lointaine (jui verra déjà l'al^aissement complet de l'hu-
manité! Ici, toutefois, un souvenir religieux eflleure pour un
instant la pensée de ce désespéré, mais combien fugitif et
dénué de vertu consolatrice! Je n'affirmerai pas, dit-il, qu'il
fût bien facile de s'intéresser avec un reste d'amour aux des-
tinées de quelques poignées d'êtres dépouillés de l)eauté, de
force, d'intelligence, «si l'on ne ^e rappelait qu'il leur restera
du moins la foi religieuse, dernier lien, unique souvenir, héri-
tage précieux des jours meilleurs. » Enfin, voici que cette
suprême lueur s'éteint et que le trépas de l'espèce, déjà
artificiellement rapproché de nous tout à l'heure, semble appa-
raître maintenant tout proche à cette imagination frappée, à
cette àme ulcérée par ses propres chimères. « La prévision
attristante, ce n'est pas la mort, c'est la certitude de n'y
arriver que dégradés; et peut-être cette honte, réservée à nos
descendants, nous pourrait-elle laisser insensibles si nous
n'éprouvions, par une secrète horreur, que les mains rapaces
de la destinée sont déjà posées sur nous. »
Appréhension vraiment maladive; et, si nous voulions mar-
quer le danger de ce pessimisme excessif, il nous suffirait
de recourir aux leçons mêmes de VEssai en y découpant ce
passage où l'auteur signale, parmi les symptômes les plus
CHAPITRE XI 145
frappants de la déchéance morale des métis sémltisés, ce dégoût
effrayé de l'avenir, qui est iiti vialheur avilissant pour les
sociétés (1).
La plupart des disciples de Gol)ineau lui ont, en effet, tout
emprunté, sauf ces prévisions déplorables, et sans cesse ils ont
trouvé quelque échappatoire pour se déroherà de si navrantes
conclusions.
Parvenus de la sorte au terme de notre analvse, nous jette-
rons derrière nous un coup d'œil d'ensemi)le sur l'ouvrage
dont nous avons tenté de résumer la pensée, et nous avouerons
que, tout paradoxal, partial et sul>jcctif qu'il soit sans conteste,
il abonde en vue originales et profondes, comme en pages
pénétrées de vie. Nous n'hésitons pas à proclamer sur ce
point notre jugement : si intéressante que nous paraisse à
quelques titres l'œuvre ultérieure de Gobineau, nous estimons
qu'il n'a pas tenu les promesses de son début et que VEssai
demeure son coup de maître. Le style, on a pu s'en apercevoir
par les nombreux emprunts que nous avons faits au texte du
livre, offre une saveur piquante et particulière. Le caractère
en est la passion contenue : à le lire on évoque parfois un
Saint-Simon (2) moins grand seigneur, obligé à plus de mé-
nagements, mais capable lui aussi " d'asséner une prunelle
étincelante » sur quelque démocrate chananéen, comme le
duc et pair la dardait sur les robins, humiliés à ses pieds par
le cérémonial du lit de justice. Gobineau se permet des négli-
gences incessantes, des répétitions à deux ou trois mots d'in-
tervalle, des incorrections vérital^les, dont l'une des plus par-
ticulières, et qui témoigne le mieux du bouillonnement de la
passion intérieure, consiste dans l'interversion de l'épithète,
appliquée soudain à un substantif différent de celui qu'elle
devrait qualifier. Par exemple, il dira que les traits des jaunes
furent tracés par le Créateur avec « un dédain tout à fait rudi-
mentaire » ; or, évidemment, ce sont ici les traits, et non pas
le dédain, qui méritent cet adjectif; et l'on retrouve plus
(1)T. II, p. 275.
(2) Nous verrons dans Ottar Jarl que Gobineau s'est découvert une lointaine
parenté de sang avec l'auteur des Mémoires.
10
U6 LE COMTE DE GOBINEAU
d'une fois chez le comte cet emportement dans le mépris qui
lui fait adresser à faux ses invectives.
S'agit-il ailleurs de récuser un témoignage qui le gène,
vovez de quelle ardeur il se porte à la rencontre de son adver-
saire. Quelques voyageurs ont admiré au Me.\ique d'imposants
édifices dont les ruines dorment ensevelies dans les forêts du
Yucatan. Or le sang nègre a bien pu préparer là quelque dis-
position artistique, mais l'apport blanc n'y fut pas assez large
pour que notre homme soit disposé à concéder une grande
valeur à ces manifestations incomplètes. « Le voyageur, dit-
il (1), qui, après plusieurs jours de marche à travers les forets
vierges de Chiapa, le corps fatigué par les difficultés de la
route, l'àme émue par la conscience de mille dangers, l'esprit
exalté par cette inlerminahle succession d'arbres séculaires, les
uns debout, les autres tombés, d'autres encore cachant la
poussière de leur vétusté sous des monceaux de lianes, de
verdures et de fleurs étincelantes; l'oreille remplie du cri des
bêtes de proie et du frissonnement des reptiles, ce voyageur,
qui, à travers tant de causes d'excitation diverses, arrive à ces
débris inespérés de la pensée humaine ne mériterait pas sa
fortune si son enthousiasme ne lui jurait quil a sous les yeux
des beautés incomparables . » Ne dirait-on pas qu'il s'agit ici de
se préparer un auditeur étourdi, comme l'explorateur le fut
sans aucun doute pour avoir jugé si favorablement un produit
jaune-noir? Le style, qui est " l'homme même » , établit donc à
lui seul que la faculté maîtresse de Gobineau s'appelle l'ima-
gination passionnée, et une fois de plus cet Aquitain trahit
peut-être par là plus de sang sémitique qu'il ne serait disposé
à en avouer.
Après avoir ainsi rendu une exacte justice à la forme de
VEssai, revenons au fond pour nous efforcer d'en conserver
une impression d'ensemble. Et remarquons d'abord que, par
d'habiles préparations ethniques, Gobineau se fit en vérité la
tâche assez facile; car toute civilisation, ainsi que tout individu
qui ne réalise pas une impossible perfection, péchera d'ordi-
(1) T. II, p. 509.
CHAPITRE XI 147
naire par deux vices opposés : tantôt par un excès de passion,
d'imagination, de rêve, d'enthousiasme hasardeux, qui conduit
à l'utopie périlleuse; tantôt, au contraire, par une outrance de
raison, de sanj^^-froid et de méthode, qui engendre l'indiffé-
rence vis-à-vis des idées élevées, des conceptions progressives,
et restreint tout effort à la satisfaction présente des instincts
matériels.
Si donc, avec Gobineau, nous convenons de dire que le
premier inconvénient, la passion sans frein, dont les résultats
politiques s'appellent l'anarchie ou le despotisme, soit le ré-
sultat de la présence du sang noir; que le second défaut, la
raison sans idéal, apparaisse la conséquence de l'action du sang
jaune ; enfin que l'heureux mélange de la passion stimulante
et de la raison régulatrice, la perfection en un mot, demeure
le privilège du sang blanc; si, de plus, ayant pris la précaution
de mettre, au sud, du noir à la base, avec du jaune comme
alluvion première; au nord, du jaune uniforme bientôt recou-
vert par des migrations noires, enfin de jeter sur le tout quelque
apport blanc plus ou moins compact, nous admettons que,
durant les âges historiques au moins, il n'existe nul peuple de
la zone moyenne et civilisatrice qui n'ait porté dans ses veines
un peu des trois liquides composants, en proportions variables,
l'interprétation de l'histoire en sera tout à fait simplifiée vrai-
ment; et il faudra que d'ingénieuses remarques de détail
viennent sans cesse réveiller notre attention sous la plume qui
entreprit cette tâche philosophique pour qu'elle ne semble pas,
dans de pareilles conditions, une occupation assez puérile. Afin
d'expliquer, en effet, toutes les révolutions du passé, on nous
assurera imperturbablement que telle ou telle de ces trois
hérédités parle, pour l'heure, sur le ton le plus haut, au sein
de la société qui les unit dans son essence, et il n'y aura là
désormais qu'une sorte de symbolisme commode, appliquant
des noms de races assez arbitrairement choisis aux tendances
communes en leur fond à l'humanité tout entière, et dont
elles dirigent tour à tour les destinées. Les Chinois primitifs
avaient-ils quelque grandeur? Sang blanc venu de l'Inde! Les
Grecs montrent-ils une période artistique brillante jointe à
148 LE COMTE DE GOBINEAU
une foncière incapacité politique? Sang noir venu par les
Sémites méditerranéens! Les Macédoniens du Nord se révèlent
plus pratiques dans la conduite de leurs affaires : sang jaune
autochtone! Les Romains furent des utilitaires : il importe
donc que leurs ancêtres étrusques aient été finnois, et Gobi-
neau, avec le regard de la foi, leur trouve en effet les yeux
bridés dans leurs monuments, bien qu'une simple promenade
au Louvre suffise à nous convaincre de la gratuité de cette
assertion. Enfin, s'il eût pu contempler, à l'Exposition univer-
selle de 1900, l'antique art japonais, admirable de largeur et
de {jravité noble, il n'eût montré sans doute aucun embarras :
là aussi le sang nègre n'est-il pas tout proche dans les îles
malaises? Et les Kchattryas qui ont créé la Chine n'ont-ils pas
envoyé des détachements de reproducteurs dans l'archipel
Nippon? Par là le génie blanc-noir se justifie dans ce milieu
jaune. Tel est le secret des triomphes contemporains de VEssai.
Ce livre offre une traduction habile dans le langage à la mode
du jour, celui de la science ethnique, des ressorts moraux de
l'histoire universelle. Par là, nous le verrons, il apparaît à
certains comme une révélation miraculeuse (1); et en ajoutant
que le fondement solide de cette allégorie réside dans une
remarque aussi judicieuse que banale : la prédominance, au
nord, de la raison froide et de l'épiderme clair; au sud, de la
passion brûlante et du teint bronzé, nous aurons toute l'expli-
cation de la vérité relative du gobinisme.
Il est une confirmation assez frappante de l'interprétation
que nous venons de proposer : c'est que, si la psychologie
noire et la jaune sont bien nettement définies dans VEssai, par
le contraste moral de la raison et de la passion, il n'en est pas
de même de la psychologie blanche, qui en devrait être cepen-
dant le sujet principal. Juste milieu, avons-nous dit, en ce sens
que la famille noble évite les tendances extrêmes signalées
dans les groupes inférieurs. Mais telle n'est pas la conclusion
de Gobineau, qui jugerait une supériorité de ce genre tout à
(1) Voyez les effusions de Schemann, de Leusse, Kretzer, Hentschell, sans
parler des disciples inavoués que nous signalerons.
CHAPITRE XI 149
fait insuffisante à fonder la gloire presque surhumaine des
Arians. Seulement, sa conception des mérites de la race
blanche n'est pas fort claire : on le reconnaît déjà par l'insis-
tance avec laquelle il croit devoir revenir sur ce sujet délicat,
sans cesse atténuant une touche pour en hasarder une autre, re-
prenant et corrigeant son ouvrage. Uien ici de la helle assurance
avec laquelle il a campé sous nos yeux les silhouettes de la
brute nègre et du magot jaune. Essayons pourtant de réunir
quelques-unes de ses indications. Sera-ce le courage guerrier,
qui est })roprement blanc, ainsi que l'a cru l'un des premiers
lecteurs (l)? Mais Oobincau a des pages entières pour écarter
cette hypothèse (:2). Le courage, dit-il, ne prouve rien en
faveur de la virilité d'une race. Le paysan de Beaucc, plein
d'aversion pour le service militaire et d'amour pour sa charrue,
n'est certes pas le rejeton d'une souche héroïque, mais il est
à coup sûrhien plus réellement brave que l'Arabe guerrier des
■environs du Jourdain. On l'amènera facilement, ou plutôt il
K s'amènera lui-même en un besoin à faire des actions d'une
intrépidité admirable pour défendre ses fovers et, une fois
enrégimenté, son drapeau n . Au lieu que tel Oriental dont la
guerre est l'unique métier « n'affrontera que le danger le plus
petit ') , en répétant à part lui l'adage favori du guerrier asia-
tique : Se battre n'est pas se faire tuer. En un mot, tous les
peuples sont braves sous une direction appropriée à leur
instinct.
Aussi, la supériorité du blanc est-elle ailleurs, et réside-
t-elle dans l'énergie, qualité essentiellement distincte du cou-
rage. " Ce n'est pas que l'énergie ne le produise aussi, mais
■d'une façon bien reconnaissable. Fondamentalement, il n'y a
que l'espèce blanche qui soit énergique. On ne rencontre que
chez elle la source de cette fermeté de la volonté produite par
la sûreté du jugement... Tout aussi obstinée quand elle attend
du travail intellectuel ou matériel un résultat précieux... elle
est surtout pratiquement intelligente et perçoit plus distincte-
(1) Qdatref.^gkS, dans l'article analysé plus loin.
(2) T. II, !>. 319.
150 LE COMTE DE GOBINEAU
ment son but. Une nature énergique veut fortement par la
raison qu'elle a fortement saisi le point de vue le plus avanta-
î^eux et le plus nécessaire. Dans les arts de la paix, sa vertu
s'exerce aussi naturellement que dans la fatigue d'une exis-
tence belliqueuse (1). » Voilà qui est plus précis; mais, bien
que ce caractère ait une certaine valeur distinctive, il y a
quelque partialité à réserver au blanc le monopole de l'énergie
et de l'intelligence pratique, et nous ne saurions accepter ces
traits pour un caractère bien précis de la race : tout au plus
est-il vrai de dire que ses succès témoignent qu'elle fut mieux
pourvue que les autres à ce double point de vue.
Si nous passons à l'examen des mœurs, nous apprendrons
qu'ici la supériorité blanche n'est pas davantage dans un déve-
loppement exceptionnel et constant de qualités morales qui
n'appartiendraient qu'à elle seule. Sa prééminence réside seu-
lement dans " une plus grande provision des principes d'où
ces qualités découlent (2) », C'est donc encore un privilège de
degré. L'arian est toujours, sinon le meilleur des hommes
dans la pratique, du moins " le plus éclairé sur la valeur intrin-
sèque en ce genre des actes qu'il commet ». Faible mérile, et
qui prépare une condamnation plutôt qu'un éloge, s'il est vrai
que l'injustice tient partout grande place dans les mouvements
des sociétés humaines, et que nous devrons dès lors la sup-
poser consciente et voulue chez le blanc.
Enfin, si nous en crovons son avocat, il faudrait lui attri-
l)uer dès l'origine, outre l'intelligence pratique, une u ardente
curiosité intellectuelle :? . Ces Germains, que Tacite a le défaut
de juger d'après des tribus pauvres et mélangées, en écrivant :
Littejarwn sécréta viri pariter ac Jeminœ igjwrant, furent
au contraire habiles à lire les runes, à les écrire, préoccupés
des plus hauts problèmes et passionnés pour les émotions
esthétiques de la poésie. C'est là une des convictions les plus
fermes de leur descendant, homme de lettres. Ainsi, particu-
(1) ?sotons cette définition de l'énergie fjobinienne, qui est l'opposé de celle
de Stendhal, les éléments en étant la sûreté du jugement, la persévérance de
la volonté, l'utilitarisme du but. l'atmosphère pacifique autant que belliqueuse.
^2) T. II, p. 363.
CHAPITRE XI 151
larités vagues, discutables, Insignifiantes ou notoirement ima-
ginaires, voilà tout ce que ÏEssai nous offre sur nos grands
parents arians.
En réalité, Gobineau ne pouvait tracer une psychologie spé-
ciale de la race blanche à ses origines, par la raison dirimante que
cette psychologie-là n'existe pas, toutes les familles humaines
ayant débuté à peu de chose prés par les mêmes appétits et
les mêmes tendances et leurs différences s'étant marquées au
cours des âges soit en vertu de facultés évolutives plus réelles,
soit par l'action de quelques hasards heureux. C'est surtout en
cette question délicate des origines que le comte fut entravé,
comme la plupart de ses contemporains, par le trop court
recul de sa préhistoire. De nos jours, la géologie calcule par
millions d'années l'âge actuel de l'humanité; l'archéologie
elle-même, rencontrant dans la Chaldée vers l'an 4500 une
civilisation remarquable, doit avouer qu' «à cette distance nous
sommes encore à une distance infinie des origines (1) ». IS'ac-
ceptant que six à sept mille ans avant l'ère chrétienne pour la
formation actuelle du globe, l'auteur de VEssai est amené non
seulement à refuser à laction d'un temps si bref le pouvoir de
façonner Tâme des peuples, mais encore à repousser pour les
blancs toute période de sauvagerie primitive, toute u aurore
privée des clartés de l'intelligence (2) » ; à les faire naitre en
quelque manière égaux aux dieux; en un mot à leur attribuer
par une sorte d'opération de la grâce des qualités qui se sont
dévelop})ées chez eux graduellement, comme conséquence
d'une supériorité faible au début, mais appuyée de circonstances
favorables. Aussi par la suite a-t-il reculé devant une rétrac-
tation meurtrière à son enseignement, et récusé sans examen,
raillé même avec amertume les découvertes de l'archéologie
préhistorique, qui, sur ce point, renversait en effet complète-
ment son système (3).
Mais, en dépit de ses préventions assez excusables pour leur
temps, nous allons démontrer que l'acuité de son observation,
(1) M, M.\SP,jino, Journal des Débats, 28 septembre 1901.
. (2) T. I, p. 464.
(3) Préface de la 2'' ('dilioii de VEssai.
152 LE COMTE DE GOBINEAU
la clarté de son coup d'œll psychologique, l'ont amené à rendre,
malgré lui, un hommage éclatant à la probable vérité histo-
rique; à montrer, en dépit de ses efforts, dans ses blancs, pré-
tendus fils des dieux, des noirs ou des jaunes perfectibles et
perfectionnés; puis à peindre enfin, avec une belle incons-
cience, des peuplades auxquelles il refuse toute parenté noble,
les Peaux-Rouges, d'origine noire-jaune, comme de véritables
frères de l'Arlan germain.
Parce que Gobineau s'était pénétré à cette époque de senti-
ments septentrionaux, la parenté des instincts originels entre
noirs et blancs primitifs est, à vrai dire, la moins sensible dans
YEssai. Le nègre y demeure en général à une distance incal-
culable du blanc et semble un être à peine dégagé de l'ani-
malité. Néanmoins nous avons vu le comte fort embarrassé à
expliquer la grandeur des Chamites noirs par leur prétendue
blancheur primitive; et sa théorie de l'art demi-nègre est un
monument de sa gêne en présence des origines méridionales
de l'art et de la médiocrité des habitants du Pamir, pères des
Hellènes, dans le domaine de l'imagination (1).
Si pourtant le nègre demeure après tout suffisamment dis-
tingué du bliinc nordique, qui est le héros de VEssai, la race
jaune, antithèse morale de la noire, va se trouver rapprochée
d'autant de la famille germanique, au point de se confondre
fréquemment avec elle dans notre esprit. Toutes deux nous sont
données comme à peu près également utilitaires (2), et l'ariane
(i) On pourrait noter qu'après avoir donné l'héroïsme en face de la souf-
france et le mépris de la mort comme un trait de la famille noble, après avoir
assuré que cette disposition heureuse est « toujours et partout corrélative à la
plus ou moins {jrande aljondance de sang arian dans les veines d'un peuple ",
le comte débutera dans la psycliolojjie du nègre par cette assertion «qu'il tient
également à sa vie et à celle d'autrui », et que, devant la souffrance, il est
a tantôt d'une lâcheté qui se réfu{;ie volontiers dans la mort, tantôt d'une
impassibilité monstrueuse « . Monstrueuse est ici surtout la prévention de
l'oltservateur. (Voir t. I, p. 215 et 432.)
^2 11 faut même avouer que les civilisations chanio-sémitiqucs de tendances
prétendues mélanienncs furent aussi fort « utilitaires " , et que Renan avait
quelques raisons de réunir dans le même temps sous cette commune rubricjue
Gouschites et Chinois {Langues sémiliciufS, p. 502). Il est vrai que quelques
savants contemporains voient jaunes les Suméro-Accadiens, que Gobineau nom-
mait Chamites.
CHAPITRE XI 153
ne conserve guère que l'avantage de posséder <; uii sens plus
élevé de l'utile " , d'adopter cette tendance " avec plus de
réserve (1) », la finnoise l'appliquant de préférence à des des-
seins « terre à terre ou ridicules (2) " . Faut-il rap[)eler l'amu-
sante confusion que nous avons signalée dans le pouvoir
magique et divinatoire attribué aux femmes de part et d'autre,
bien que si diversement interprété par la passion germaniste
de l'auteur, qui se contente ici une fois de plus de faire jaune
au nord, comme au midi noir, tout le préhistorique blanc.
Plus suggestive encore est la difficulté qu'il rencontre pour
distinguer les tribus finnoises des arianes à leurs débuts dans
l'histoire, difficulté que trahissent clairement ses variations au
sujet des Scythes. Il les a d'abord proclamés jaunes, sur les
témoignages de l'antiquité, déjà interprétés en ce sens par
Humboldt et Ritter, et, durant les premiers chapitres de
rf^^rtî, il a raisonné «dans ce sens routinier» (3). Mieux éclairé
dans les derniers, il oppose quelques passages d'Hérodote aux
dires d'Hippocrate; il reconnaît sur les médailles des rois
scvthes le pur type arian, et, convaincu par ces vagues indices,
il n'hésite plus à identifier les vaillants cavaliers du Nord hellé-
nique aux Sakas des frontières de l'Inde et aux futurs Scandi-
naves, les plus purs des Arians. Il fallait véritablement que les
traits initiaux, distinctifs, fondamentaux des deux races fussent
bien peu déterminés dans son propre esprit pour lui imposer
ces hésitations regrettables et, quand il eut pris une fois son
parti, ces confusions amusantes que nous retrouverons bien plus
marquées dans son Histoire des Perses.
En un mot, nous résumerons toutes les précédentes remar-
ques par cette unique observation que le noir au sud, le jaune
au nord, sont à la fois dans (îobineau le passé du blanc et son
avenir. Son passé, puisque le comte se montre aussi embar-
rassé à distinguer au midi les Ghamites blancs de son utopie
des Ghamites nègres de la Bible, qu'au septentrion les Scythes
pères des Germains, des tribus mongoles de la Gaspienne. Son
(1) T. I, p. 533.
(2) T. I, p. 454.
(3) T. II, p. 329.
154 LE COMTE DE GOBINEAU
avenir, puisque, éliminant le san^ blanc par la progression
constante des mélanges, il prédit tantôt aux nations blanches
du nord (Angleterre, Russie, États-Unis) le destin qu'ont
obtenu les races jaunes livrées à peu près à elles-mêmes, celui
de la Chine; tantôt aux peuples blancs du sud (républiques
sud-américaines, royaume bourbonien de Naples ou musul-
mans de l'Asie Antérieure) le sort des nègres devenus maîtres
de leur gouvernement, c'est-à-dire celui de l'empire de Sou-
louque ou du royaume dahoméen (1). Encore une fois, le blanc
est bien de la sorte un pur idéal philosophique, et son règne
apparaît comme un bref intermède, accordé par le ciel à la
terre indigne, ici, entre deux utilitarismes jaunes; là, entre
deux anarchies noires.
On pourrait encore dire qu'entre l'individualisme outré du
rnéridional, qui le force d'osciller de l'anarchie à l'esclavage
sous des despotes plus ou moins conquérants, et l'instinct
social du nordique, développé par les difficultés de son climat
au point de l'amener à la vie de ruche ou de fourmilière
comme en Chine, le blanc idéal interpose son libéralisme fon-
cier, heureuse pondération des indépendances individuelles
associées à des concessions sociales restreintes et déterminées;
et le comte aurait seulement le tort comme méridional et
comme nerveux d'insister outre mesure sur Taspect individua-
liste de cette belle harmonie, de prôner l'odel de préférence
au féod, le Parthe plus volontiers que le Spartiate, les origines
égrenées plutôt que l'avenir possible des nations fortifiées par
leur cohésion.
C'est ainsi que dans ces délicats problèmes de morale et
(1) Un des systèmes etliniqnes les plus singuliers qui aient été récemment
éditiés sur les assi.ses goljiniennes, celui du docteur W. Hentscliell (^Va?-uua,
Leipzig, 1901}, semble inconsciemment pénétré des vérités que nous venons de
mettre en évidence. Ce savant n'admet, en effet, que deu.v races primordiales,
l'étliiopique noire et la touranienne jaune. Il les mêle après son inspirateur
pour en former la race malaise; et c'est de cette dernière que, sous l'influence
du climat nordique, il fait naître par .sélection, vers la Baltique, le groupe con-
quérant des Aryens. Puis, au cour.s de l'histoire, ceux-ci deviennent, comme
dans l'Essai^ les victimes de l'étliiopisation au sud et de la touranisation au
nord, retournant, suivant les latitudes, à l'un des composants du mélange
initial dont ils sont sortis.
CHAPITRE XI 155
d'organisation sociale on pourrait se divertir à constituer une
série de triades hégéliennes, j)résentant thèse, antithèse et
synthèse, et auxquelles nous donnerions volontiers la forme
suivante : noir, jaune, hianc; sud hrûlant, nord glacé, zone tem-
pérée ; passion, raison, conciliées par énergie, générosité ou
encore opportunisme; individualisme ou anarchisme, instinct
social outré ou socialisme, libéralisme; despotisme de la
conquête, communisme de la ruche, féodalité ou parlementa-
risme; monarchie absolue, démocratie, aristocratie héréditaire
ou élective; égotisme, humanitarisme, impérialisme. Enfin,
comme on le voit dans l'école anthroposociologique, dolicho-
noirs, brachycéphales bruns, dolicho-blonds. Mais revenons à
des développements moins abstraits.
Pour comble d'étourderie, Gobineau fournit encore à son
insu un décisif témoignage en faveur de la ressemblance origi-
naire qui se montre entre toutes les races primitives, dominées
par les mêmes instincts vitaux, façonnées par des nécessités
analogues; et cela, dans sa psychologie de l'Indien d'Amé-
rique, que nous avons négligée à dessein tout à l'heure, afin
d'en souligner ici les enseignements.
Après nous avoir donné les Peaux-Rouges comme des jaunes
mâtinés de noir, « au type finnois bien reconnaissable, " notre
auteur se trouve tout à coup dans un eml)arras comique devant
la noble attitude des vieux sachems, célébrée depuis tant d'an-
nées par la littérature des vovageurs ou des romanciers, popu-
larisée en dernier lieu par la plume magique de Chateau-
briand. Il Je voudrais, écrit-il, restant dans la vérité stricte, ne
dire ni trop de bien ni trop de mal des indigènes américains.
Certains observateurs les représentent comme des modèles de
fierté et d indépendance, et leur pardonnent à ce titre quelque
peu d' anthropophagie . D'autres, au contraire, en faisant sonner
bien haut des déclamations contre ce vice, reprochent à la
race qui en est atteinte un développement monstrueux de
l'égoïsme, d'où résultent les habitudes les plus follement
féroces. " En fait, (iobineau se décide sans effort pour le second
point de vue. L'opinion sévère, poursuit-il, a l'appui des plus
anciens historiens de l'Amérique, qui sentaient ses habitants
156 LE COMTE DE GOBINEAU
« plus profondément mauvais que les autres hommes » , et
n'avaient pas tort en cela, la férocité de l'Américain ayant
pour caractère " l'impassibilité qui en fait la base et la durée
du paroxysme, aussi long que sa vie » . Mais, ici, l'aryaniste se
laisse évidemment égarer une fois de plus par ses préventions.
C'est à peu près le contraire de son opinion qui est la vérité,
et Quatre fages lui reprochait à bon droit, peu après l'apparition
de VEssai\ d'avoir suivi le sentiment d'auteurs tels que Martius
et Spix, par exemple, qui, dans leurs voyages au Brésil, n'ont
guère vu que les débris de tribus traquées depuis la conquête,
ou encore de malheureux sauvages abrutis par la persécution
et par un véritable esclavage. Autant vaudrait, ajoutait l'émi-
nent naturaliste, juger la race celtique d'après les écrits de
certains organistes et les exploits nocturnes des white-bovs
irlandais. C'est aux premiers voyageurs européens, aux anciens
missionnaires, qu'il fallait s'adresser, en lisant par exemple sur
les Séminoles l'histoire de l'expédition de Sotto, ou sur la Flo-
ride les souvenirs de Bartram. Ajoutons qu'au temps même
de la rédaction de VEssai débutait la publication de la grande
enquête officielle dirigée par Schoolcraft sur les indigènes des
Etals-Unis (imprimée à Philadelphie à partir de 1851), qui en
eut rectifié plus d'une assertion hasardeuse; enfin, le code
noir des provinces méridionales de l'Union, si dur aux nègres
à cette époque, accordait expressément à l'Indien une certaine
égalité vis-à-vis du blanc en faveur de son courage : précieux
témoignage d'estime pour cette race vaincue, que le suffrage
de son vainqueur anglo-saxon.
Les observateurs d'origine anglaise, bien loin de partager le
dédain de Gobineau, avaient au contraire rapproché depuis
longtemps le caractère et la civilisation des Peaux-Rouges de
celle des (îermains de Tacite; et c'est en marchant sur les
traces de lloberts et de Gibbons que Guizot s'était complu, au
début de son Histoire de la civilisatioîi en France (l), à accoler
en vingt et un paragraphes numérotés des citations choisies
d'une part dans Tacite, de l'autre dans les voyageurs et mis-
(1) 1" vol., p. 195.
CHAPITRE XI 157
sionnuires du nouveau monde, afin d'établir que l'état social
des Germains du premier siècle et celui des sauvages rouges
de notre temps présentaient de grandes analojjies. Bien qu'il
dût être averti par ces précédents, Gobineau n'a pas laissé de
tracer en toute bonne foi un portrait méj)risant du guerrier
des savanes; mais, ce qui fait le piquant de cette tentative,
c'est qu'en dépit des préventions du peintre on croirait presque
revoir la silbouette de 1 Arian dans son odel. Ecoutons en
effet : « Son grand principe politique, c'est l'indépendance :
non pas celle de sa nation ou de sa tribu, mais la sienne
propre, celle de V individu morne. Obéir le moins possible
pour avoir peu à céder de sa fainéantise et de ses goûts,
c'est la grande préoccupation du Guarani comme du Chi-
nook. w Sans doute un motif bas est ici substitué au noble
désir de l'indépendance morale, mais il ne faut pas oublier que,
dans le camp adverse, Tliierry avait de son coté stigmatisé
l'oisiveté dii Germain (l), qui se trouverait ainsi rapproché du
Peau-Rouge par une commune paresse. Poursuivons : "Tout
ce qu'on prétend démêler de nol)lc dans le caractère indien
vient de là. Cependant, plusieurs causes locales ont, dans quel-
ques tribus, rendu la présence d'un chef nécessaire, indispen-
sable. On a donc accepté le chef, mais on ne lui accorde que
la mesure de soumission la plus petite possible, et c'est le subor-
donné qui la fixe. On lui dispute jusqu'aux bribes d'une auto-
rité si mince : on ne la confère que pour un temps; on la
reprend quand on veut. Les sauvages d'Amérique sont des
républicains extrêmes. "
V.ii\ voilà précisément le spectacle qui fut offert à notre
admiration dans les colonies initiales de la race blanche : c'est
l'autorité élective, révocable, précaire toujours du viç-pati;
seulement, nulle épithète laudative ne vient ici nous avertir
(1) Et l'on pourrait ajouter l'anecdote oarartéristiqne de PlntarqTie (Vie de
Lycurtjue) sur ce Lacédéinonien qui, accoutumé à " vivre noblement » , c'est-
à-dire à ne rien faire, s'étonnait à Athènes de voir un citoyen condamné pour
oisiveté, et accordait le tribut de son admiration à ce gentillioiinne méconnu
par SCS plats compatriotes. Il est vrai que Sparte n'est pas très ariane aux yeux
de Gobineau, mais cette cité est le tvpe même de l'aryanisme pour (juelques-
uns de ses successeurs, moins prévenus et plus soucieux des faits.
158 LE COMTE DE GOBINEAU
d'une sympathie qui demeure en effet loin du cœur de Técri-
vain.
Évoquons enfm pour un instant dans notre mémoire cette
habile analyse de la situation du chef de guerre germain, sou-
vent soldat sans ancêtres, mais éloquent, persuasif, généreux,
et devenant par ces mérites le « konungr " du « rik " après la
conquête. Et lisons ensuite ces lignes qui semblent s'appliquer
si parfaitement à son cas (1) : " Dans cette situation, les
hommes à talents, ou qui croient l'être, les ambitieux de toute
volée, emploient Tintelligence qu'ils possèdent, et j'ai dit
qu'ils en avaient, à persuader leur peuplade d'abord de l'indi-
gnité de leurs concurrents, ensuite de leur propre mérite... il
leur faut user d'un perpétuel recours à la persuasion et à l'élo-
quence pour maintenir cette influence si faible et si précaire,
seul résultat pourtant auquel il leur soit permis d'aspirer. De
là cette manie de discourir et de pérorer qui possède les sau-
vages ... (2). 1) Il convient d'ajouter que Gobineau croit pou-
voir distinguer entre l'indépendance apache, d'origine jaune,
et l'indépendance roxolane, de source blanche : la première
(1) T. II, p. 500.
(2) Les idées de Gobineau sur l'éloquence sont caractéristiques de sa tour-
nure d'esprit. Chez les Arians, elle est, à son avis, l'instrument de la liberté et
de la safresse : tel debatter anglais pratique et précis en fournirait encore
aujourd'hui le type. « Mais l'éloquence politique ornée, verbeuse, cultivée
comme un talent spécial, élevée à la hauteur d'un art, c'est toute autre chose.
On ne saurait la considérer que comme un résultat direct du fractionnement
des idées chez une race, et de l'isolement nKjral où sont tombés tous les es-
prits... Le talent de la parole, cette puissance en définitive grossière puisque
ses œuvres ne peuvent être conservées qu'à la condition rigoureuse de passer
dans une forme supérieure à celle où elles ont produit leurs effets, (pii a pour
but de séduire, d'entraîner, de tromper, beaucoup plus que de convaincre, ne
saurait naître et vivre que chez des peuples égrenés, qui nont p/iis de volonté
commune, de but défini, et qui se tiennent, tant ils sont incertains de leurs
voies, à la disposition du dernier qui parle. » (T. II, p. 512.)
Ces traits assez piquants, bien qu'excessifs, visent évidemment les races
sémitisées du midi. Au lieu qu'un parlementaire anglais se vante de voter à
l'occasion contre son opinion pour toujours marcher avec son parti, et qu'un
des plus célèbres de ce siècle résumait ainsi son expérience des effets permis à
l'éloquence politique dans une enceinte où elle a pourtant rencontré ses modernes
classiques : « A la Chambre des communes, j'ai entendu dans ma vie bien des
discours : il n'y en a pas trois qui aient changé mon sentiment, et pas un qui
ait changé mon vote. »
CHAPITRE XI 150
ne tendant qu a satisfaire des penchants purement matériels :
le besoin de man^jer, de lutter contre les intempéries; la
seconde se proposant, nous l'avons vu, des a buts intellec-
tuels " . Mais c'est là une preuve nouvelle de son incapacité
à délimiter les domaines blanc et jaune dans le nord, et qui-
conque ne se sent pas absolument convaincu que les runes
fussent la principale préoccupation des jarls refusera peut-
être d'accepter cette distinction trop subtile. En reconnaissant
ici une curieuse analogie de mœurs issue de modes d'existence
analoj^fues, l'on cherchera tout au plus, avec la précise école
contemporaine des milieux, la raison de certaines différences
qui subsistent, même en ces stades inférieurs de la civilisa-
tion, dans la vie pastorale d'une part, dans la pratique exclu-
sive de lâchasse d'autre part (1).
Les remarques précédentes auront donné, nous l'espérons,
la clef du symbolisme si persuasif de VEssai : c'est un poème
allégorique, bâti avec une constance et une ingéniosité remar-
quable, relevé par de véritables réussites dans les détails psy-
chologiques, qui retiennent et qui font penser.
(i) Le docteur Hentschell, tirant, nous l'avons dit, les Arians des Malais^
expliquerait sans peine l'analogie des sachems noirs-jaunes et des jarls Scan-
dinaves.
CHAPITRE XII
l' Il ESSAI» DEVANT SES PREMIERS CRITIQUES
Il faut reconnaître que VEssai ne sollicita pas grandement
l'attention publique lors de son apparition. Néanmoins quel-
ques savants français et surtout allemands entreprirent d'en
discuter les leçons; et un rapide examen de leurs sentiments
éclaircira mieux encore l'importance symptomatique de la
réaction qui s'est produite depuis lors en faveur de cette œuvre
originale.
Paul de Résumât, ami de l'auteur, le cite en passant dans
une étude j)ubliée par la Revue des Deux Mondes du 15 mai
1854, alors que la première partie de VEssai avait seule
paru; mais il consacre à peine quelques mots à cet ouvrage
" plein de sagacité et d'instruction " , et il se garde d'en
reparler le l"aoùt 1856, lorsqu'il analyse au même lieu l'An-
cien Régime, de Tocqueville, et rappelle pourtant l'origine
germanique de toute l'aristocratie européenne. La seconde
partie de l'ouvrage l'avait-elle étonné et déconcerté par son
ardeur germanophile?
Remarquons encore que, le 15 novembre 1860, Littré, discu-
tant dans le même recueil périodique l'œuvre d'un celtomane
écossais sur Shakespeare considéré comme un Celte, écrit
quelques phrases caractéristiques, d'où l'on peut conclure ou
qu'il n'a pas lu VEssai, ou qu'il le ju;je indigne d'une réfuta-
tion. Il semblerait même que les polémiques de la Restaura-
tion, rafraîchies par le résumé d'Augustin Thierry, fussent bien
oubliées vingt ans plus tard, à lire les lignes que voici : " Pen-
dant que M. O'Connell attribue aux Celtes et aux Français
une supériorité de race, il semble curieux de rappeler qu'à la
CHAPITRE XII 161
fin du premier Empire... il fut, dans quelque recoin de rérudi'
tion allemande, question de nous coninie d'une race inférieure,
brutale, indigne d'être européenne... Bvron a raillé ceu.x qui,
dans la nation anglaise, s'inquiéteraient de savoir s'ils sont de
descendance normande ou sa.vonne ; à peu près comme si
quelqu'un de nous s'inquiétait en France de savoir s'il est
d'origine gauloise, ou latine, ou franque, ou hurgunde, ou
Avisii'jOthe : depuis longtemps, tous ces éléments sont confondus
dans un seul corps, la nation française. "
Enfin Gobineau a insinué plus tard que Renan, sinon Taine,
avait puisé dans l'arsenal de ses idées et de ses arguments.
Mais il serait difficile de démontrer un pareil emprunt, bien
que les deux penseurs aient assurément interprété parfois de
façon analogue les mêmes documents français et allemands
qui passèrent pour la plupart entre leurs mains.
Si, dans la patrie de l'auteur, VEssfU ne fi.\a pas d'abord
l'attention des historiens et des philosophes, il intéressa en
revanche un des naturalistes les plus en vue de l'époque.
Quatrefages, qui lui consacra un article entier dans la Revue
des Deux Mondes du 1" mars 1857 sous ce titre plutôt scienti-
fique : Du croisement des races humaines. Or, nous l'avons
indiqué déjà, c'est précisément le côté faible de YEssai que
son aspect anthropologique, Gobineau n'avant aucune prépa-
ration en ce sens et possédant de plus des raisons toutes per-
sonnelles pour esquiver ce point de vue. Les objections de
Quatrefages sont donc, en ces matières, assez topiques et méri-
tent d'être relevées. La question, alors très discutée, du mono-
génisme ou du polygénisme de l'humanité l'arrête tout
d'abord : ayant, quant à lui, défini de son mieu.v, à cette heure
prédarwinienne, les notions d'espèce et de race, il se déclare
monogéniste, c'est-à-dire partisan de l'unité d'origine pour
tout le genre humain, et il constate que Gobineau l'imite en
somme, puisque le mot de <i races "> humaines est emplové
dans le titre même de ÏEssai. Seulement, faute d'avoir une
idée clan-e du sens de ce terme de « race ", 1 auteur, dit-il, a
paru trop souvent partager 1 humanité en espèces distinctes.
Dans sa conception des mélanges, il fait encore preuve d'une
11
!62 LE COMTE DE GOBINEAU
véritable ignorance physiologique : on dirait à le lire que le
fruit d'une union mixte soit une moyenne exacte entre les par-
ticipants, quelque chose comme le produit d'une addition
d'eau dans de l'alcool. Et, en effet, nous avons constaté que
Gobineau écrit volontiers : ii à parler chimie, " lorsqu'il ana-
lyse les éléments ethniques du chaos des peuples, par exem-
ple (1) ; or, les lois du métissage sont infiniment plus com-
plexes et plus mystérieuses que celle des réactions atomiques.
Et tout ceci est exact. Mais Quatrefages, passant dès à présent
sur le terrain sociologique, où nous dirons son insuffisance,
croit devoir prendre en cet endroit la défense des mulâtres,
dont il admire l'œuvre à la Jamaïque, aux Philippines, au
Brésil; tandis que, sur ces derniers points, les événements
semblent avoir donné grandement raison, malgré tout, au
théoricien de VEssai.
Une réclamation en faveur de linfluence du milieu est pré-
sentée avec modération et justesse par le naturaliste, car
Gobineau concède en réalité plus qu'il ne veut bien le dire à ce
facteur de l'histoire, surtout vers cette époque, vaguement
entrevue par lui, des grands cataclysmes géologiques qui
auraient agi avec une intensité et une rapidité inconnues depuis
lors sur les êtres vivants soumis à leur inHuence. C'étaient les
vues de son temps sur nos origines; mais, par là, il se rappro-
che des probabilités actuellement admises; s'il est exact, en
effet, que le milieu ait façonné les races, comme le pense
la science contemporaine, ce fut précisément durant les
périodes préhistoriques, qu'on les suppose d'ailleurs brèves
ou prolongées. Et cette dernière hypothèse restreint en quel-
que sorte le pouvoir du milieu tout en lui rendant justice, car
elle établit que l'action en est trop lente pour modifier radica-
lement en quelques siècles une famille humaine, pour détruire
en un instant un ouvrage de longue haleine sorti des mains
patientes de la nature ; en un mot, que la race demeure un
facteur essentiel dans les prévisions sociales à brève, à pra-
tique échéance.
(1) T. II, p. 251.
CHAPITRE XII 103
Et malgré ses réserves Quatrefages accorde que, dans un
domaine scientifique à peine exploré, comme Tétait rethno-
logie de son temps, de vastes essais de svnthèse, fussent-ils
])rématurés, ont toujours une valeur réelle, parce que leur
mérite est d'orienter les explorateurs. h'Essai de Gobineau
témoigne d'un savoir étendu comme d'une grande hardiesse
de spéculation. Lien que, faute de préparation physiologique
suffisante, l'auteur dût nécessairement s'égarer en chemin.
Jusque-là, le spécialiste est dans les limites de son territoire
et reste digne d'être écouté. Ici toutefois s'arrête la valeur de
sa critique. Sur le terrain purement historique, il se montre à
son tour mal armé pour combattre les vues de Gobineau, et
entièrement ignorant de ses précurseurs. Il s'étonne devant
un mépris de la Romanité et de la Renaissance qui lui apparaît
■comme une lubie singulière, devant une admiration bizarre
pour ces squatters anglo-saxons « que la haine de tout frein
exde au fond des forêts» . lia beau jeu d'ailleurs pour signalei
« ces opinions absolues qui sont amendées quelques pages
plus loin, au point que la correction va jusqu'à la contradic-
tion » ; pour réclamer en faveur de la Grèce artistique, de la
Gaule celtique, enfin et surtout pour railler le pessimisme
outré de la conclusion de VEssai. Car ces faiblesses choque-
ront toujours à la lecture d'une œuvre dont elles ne doivent
pas masquer pourtant les mérites réels.
Si la critique de Quatrefages demeure assez étroite en
somme, par la faute de son inspiration purement scientifique,
il faut avouer que l'Allemagne, sans avoir la même excuse,
parut d'abord comprendre moins encore une œuvre plutôt
sévère à son présent, et dans laquelle elle n'était pas suffisam-
ment préparée par la faveur des événements à considérer
l'apothéose de son passé comme un présage de son avenir,
plutôt que comme un reproche de déchéance. En outre, par
une conséquence naturelle de l'intervalle assez long qui sépara
la publication des deux premiers volumes (1853) de l'appari-
tion des deux derniers (1855), les appréciations principales ne
portèrent, au delà du Rhin, que sur le début de l'œuvre.
164 LE COMTE DE GOBINEAU
Dans ces conditions fut rédigée celle d'E\vald, dont Gobineau
écrira dans l'avant-propos de la deuxième édition du livre, en
1882 : Il Le savant E^vald émettait l'avis que cet ouvrage était
une inspiration des catholiques extrêmes. " Allusion au compte
rendu qui fut inséré dans les GoettingiscJie Gelehrte Anzeigen
(1854, 1" et 4 mai) par Térudit historien du peuple d'Israël,
peu après 1 apparition de la première moitié de l'ouvrage.
E\vald ne put en effet se sentir séduit par le germanisme de
l'auteur, qui apparaît moins nettement dans ces chapitres que
dans les suivants, et il fut choqué avec quelque raison, à la
lecture du premier livre, par ces considérations théoriques à
la fois hésitantes et négligées qui sont la partie la plus faible
de VEssai. Excuses insuffisantes cependant pour n'avoir porté
dans sa critique ni la largeur de vues désirable, ni même la
simple intelligence du sujet traité et des intentions de l'auteur
qu'on serait en droit d'attendre d'un éruditde cette envergure.
Il voit à juste titre dans \ Essai une intention réactionnaire, un
écho des événements de 1848, mais il assure n'avoir pas trouvé
cette intention nettement exprimée, tandis qu'elle l'est plu-
sieurs fois, en termes énergiques. Or, à son avis, on peut
éviter les excès des théoriciens égalitaires sanscesser de tendre
à une raisonnable égalité, et son vœu personnel serait que
l'humanilé tout entière format dans l'avenir un peuple unique
en acceptant le culte du vrai Dieu. Ce désir donne la notion
exacte de son état d'esprit : c'est une étroite logique de prédi-
cateur protestant (l), qui égare la discussion entreprise et la
conduit vers la ridicule erreur que Gobineau ne signala pas,
gageons-le, sans un secret sourire d'ironie. Ewald aurait dû
voir, en effet, dans l'auteur de VEssai, avec tout homme qui
sait lire entre les lignes, un catholique de tradition et de raison
plus que de sentiment, un chercheur audacieux, s'efforçant à
se couvrir de son mieux, sur le terrain scientifique, contre les
scrupules d'une orthodoxie trop exigeante, bien plutôt qu'u un
de ces nombreux Parisiens qui, depuis 1848, montrant une
(1) Renan signale dans ses Etudes d'histoire relif/ieuse (78) le u fanatisme
chrétien » de l'historien du peuple d'Israël, sa « polémique acerbe " , ses façons j
de « prédicant et de sectaire " . '
CHAPITRE XII 165
foi inébranlable dans le catholicisme romain » , se font les
esclaves du pape, a les valets de l'Église >. et les admirateurs
des jésuites au Paraguay ou partout ailleurs. La raison de ces
reproches, c'est que, dans son e'vidente partialité pour le poly-
génisme, Gobineau, qui voudrait bien ne faire descendre
d Adam que la race blanche, se résigne cependant, sur l'auto-
rité' de la Bible interprétée par Rome, à accepter une origine
commune pour tout le genre humain. Mais c'est là pure con-
cession de forme. Il suffît de le lire pour s'en convaincre, et
Quatrefages ne s'y était pas trompé, u Je n'insiste pas en ce
moment sur cette idée (polygéniste)... Je ne veux pas entrer
en lutte apparente même avec de simples interprétations, du
moment qu'elles sont accréditées (1), " voilà son stvle plein de
réticences en ces matières. Malgré tout, une telle faiblesse
devant l'autorité dogmatique, un péché de cette imporlancc
contre le droit de libre examen, suffisent à fâcherie professeur
de Goettingen, sans que d'ailleurs l'interprétation qu'il fournit
lui-même du récit biblique sur le couple primitif nous paraisse
beaucoup plus large, puisque, à son avis, l'Écriture veut
enseigner par l'exemple des habitants de l'Éden .> la vertu
primordiale de la monogamie " . Au total, malgré le ton cour-
tois dont il ne se départit pas vis-à-vis de Gobineau, réservant
ses injures directes aux jésuites et à leurs suppôts, il montre
assez combien l'Allemagne de 1850 comprit mal l'homme qui
rencontre aujourd'hui chez ses nationaux de si dévoués par-
tisans.
Une œuvre de polémique beaucoup plus étendue, que sus-
cita peu après, chez nos voisins, l'apparition de VEssai, n'est
pas faite pour modifier notre opinion à cet égard. Nous vou-
lons parler du livre de Pott, professeur de philologie générale
à l'Université de Halle, savant estimé que Renan cite fré-
quemment dans ses œuvres d'érudition pure. Le titre, un peu
développé, à l'allemande, en est le suivant : a l'Inégalité des
races humaines, principalement au point de vue de la science
hnguistique, avec examen spécial de l'œuvre du même nom
(1)T. I, p. 121.
l(i(i 1-K COMTi: DE GOBINKAU
par le comte de Gobineau (1). " Cet ouvraf;e fut écrit, lui
aussi, après la lecture des deux premiers volumes de VEssat
seulement; le troisième et le quatrième ne sont discutés que
sommairement dans une introduction peu développée, et la
hâte de toute cette critique nuit sensiblement à sa portée.
L'épigraphe, tirée de l'étude de (ruillaume de Humboldt sur la
langue kawi, dit à elle seule l'inspiration du volume. " Il faut
traiter l'Humanité comme un grand Tout, sans distinction de
religion, de nation et de couleur. ^ Après une telle profession
de foi, il est inutile de chercher dans ces pages une véritable
intelligence de la pensée de Gobineau. Elles offrent une dis-
cussion décousue et prolixe, écrite sur un ton à la fois gron-
deur, pompeux et légèrement prudliomniesque : le philologue
s'attarde volontiers aux détails les plus insignifiants, comme
en ce passage où, désireux d'établir la supériorité de notre
civilisation actuelle, il célèbre les merveilles du télégraphe et
croit devoir nous donner en note les caractères de l'alphabet
Morse. Les rectifications linguistiques présentent seules quelque
intérêt sous la plume de ce spécialiste autorisé. Encore a-t-il
trop beau jeu sur ce terrain, car, à vrai dire, on ne réfute pas
Gobineau par des arguties d'érudition. Sa philosophie de
l'histoire est un u schéma " , comme le disait récemment un
critique allemand, ou plutôt un poème dont il faut comprendre
et goûter l'inspiration d'ensemble. h'Essai n'a rien d'une
monographie précise qui viserait à l'exactitude de l'informa-
tion. C'est un drame symbolique, portant à la scène trois types
humains distingués par la couleur de leur épidémie et la tour-
nure de leur esprit, afin de leur faire jouer sous nos yeux une
tragédie ingénieuse et passionnante. C'est, si l'on veut, par
quelques côtés, une épopée moderne en l'honneur de l'Arian,
poème adapté au goût scientifique du jour, mais soutenu par
endroits d'un élan d'enthousiasme sincère, égal à celui des
aèdes homériques. Livre bien français, dit Pott ironiquement,
malgré les autorités allemandes dont il s'étaye et qui lui
méritent seules l'attention! Livre catholique aussi, aux yeux
(1) Lemgo et Detmold, 1856.
CHAPITRE XII 107
du professeur de Halle, mais, cette lois, pour avoir attaqué le
bouddhisme, ce protestantisme de l'Inde ; pour vouloir défendre
la théocratie brahmanique, si fort analogue à la hiérarchie
romaine; en un mot pour persécuter Luther en Bouddha! Nous
renonçons à nous appesantir davantage sur une réfutation, qui
peut bien offrir quclrpie intérêt à l'érudition philologique,
mais qui n'en conserve aucun pour l'historien des idées.
11 est juste d'ajouter que Gol)ineau rencontra dès lors en
Allemagne des lecteurs mieux disposés. Schopenhauer aconnu
VEssai dans ses dernières années, puisqu'il le cite (1), pour
une phrase insignifiante, il est vrai, tout incidente dans le
livre, qui y surprend même et n'en résume nullement les
leçons, mais dont la couleur pessimiste l'avait séduit. « Gobi-
neau, dit-il fDes Eaces /iu7nai7iesj,a nommé l'homme l'animal
méchant par excellence (2), ce que les gens prennent mal
parce qu'ils se sentent atteints au bon endroit; mais il a raison, "
Fallmerayer de son côté rendait justice à la valeur de lou-
vrage, assurant « qu'on s'en servait plus souvent et plus large-
ment qu'on n'était disposé à en convenir (3) » .
Enfin, le préfacier d'Amadis nous raconte que, peu après
la publication de la première partie de V Essai, Gobineau,
envoyé à Francfort, fut présenté au comte Prokesch-Osten,
président de la Confédération germanique fUnndestatjJ. Cet
homme, éminemment distingué et versé dans les sciences, lui
demanda aussitôt : « Ce monsieur de Gobineau qui a écrit
sur les races humaines est-il de vos parents? — C'est moi,
monsieur. — A'ous? et si jeune! " Ce dialogue fut le point de
départ d'une de ces liaisons qui résistent à l'éloignement et ne
finissent qu'avec la vie.
En revanche, Drouyn de Lhuys, comme chef et comme ami,
n'avait pas caché son sentiment à l'imprudent écrivain. » Un
livre scientifique de cette portée, lui dit-il, ne vous sera pas
(1) Parerga, t. I, p. 18J. Sur réthvjuc.
{2) Essai, t. II. p. 363.
(3) 2' édition ile V Essai . Avant-propos. Pas plus que le dernier biographe
de Gobineau, le docteur Kretzer, nous n'avons retrouvé le passage de Fallme-
rayer ici indiqué.
jgg LE COMTE DE GOBINEAU
Utile pour votre carrière; il peut au contraire vous faire beau-
coup d'ennemis (1). " En sorte que ces deux diplomates, mieux
que les critiques de profession, ont pressenti et incarné l'atti-
tude de leurs deux nations respectives vis-à-vis de 1 œuvre
étrange, incomplète, téméraire, mais non pas indifférente à
coup sûr, qui venait de voir le jour.
(i) Biographie en tête de la 2^ édition de VEssai.
LIVRE II
LA PÉRIODE ASIATIQUE
Le comte de Gobineau n'était plus en Europe lorsque
parurent les deux derniers volumes de la première édition de
VEssai (1855). Après ses postes de Berne, de Hanovre et de
Francfort, il avait reçu, dès 1854, sa nomination de premier
secrétaire en Perse et s'était acheminé, à la fin de Tannée,
vers sa destination nouvelle. Il ne revit sa patrie qu'au prin-
temps de 1858; puis, après trois années de séjour en France,
encore interrompues par une mission spéciale à Terre-Neuve,
notre diplomate reprit le chemin de Téhéran à l'automne de
1861, cette fois comme ministre plénipotentiaire et chef de
mission. A son retour, on l'envova au même titre à Athènes,
en 1864, et, durant les quatre années qu'il nous représenta en
Grèce, il s'occupa principalement d'achever la mise en œuvre
des matériaux de toute espèce qu il avait rapportés d'Orient.
En sorte que ces quinze années de sa vie méritent bien le nom
de période asiatique par lequel nous en résumons la pensée
dominante et la j)réoccupation presque ininterrompue.
Elles offrent un intérêt d'un autre ordre que les heures qui
virent la préparation, puis la rédaction de VEssai, et qu'on
peut nommer la période théorique, livresque, utopique même,
dans la vie intellectuelle de Gobineau. Cet intérêt, moins direct
pour la sociolojjie. est en effet plus considérable pour l'obser-
vateur du cœur humain. Que deviennent, au contact des faits,
no LE COMTE DE GOBINEAU
à répreuve de la vie, au voisina{i[e de cet Orient où fut décidé
le sort de Thumanilé ariane, les convictions tranchantes et les
dogmes entiers qui s'étalent dans le livre de jeunesse dont
nous avons feuilleté les pages, si rayonnantes d'assurance pro-
voquante. Problème attachant par son énoncé même, à lui
seul capable de rendre attentif aux solutions éveillées par l'ob-
servalion personnelle et directe dans l'esprit si bien préparé
qui en abordait l'étude.
Gobineau a renfermé ses premières et fraîches impressions
de l'Orient dans un volume intitulé : Trois ans en Asie (1),
dont son ami Prokesch-Osten lui écrivait le 20 novembre 1859 :
a C'est une promenade sous les sycomores de Schoubra; c'est
la marche à travers une prairie parsemée de roses comme un
lanis de Perse, où les parfums et les couleurs, frères jumeaux
d'une jeune mère, vous enguirlandent tout joyeu.x. » Sans
mériter peut-être de se voir couronnées par ces Heurs de rhé-
torique orientale, les pages de ces souvenirs de route sont rem -
j)lies de gracieuses et fines sensations pittoresques et intellec-
tuelles. Nous nous servirons donc de leur contenu pour
caractériser l'état d'esprit du jeune dii)lomate durant cette
période de son existence et sa vision de l'Orient.
Nous compléterons les renseignements que nous fourniront
ses Ti^ois ans en Asie par quelques traits empruntés à deux
autres écrits asiatiques du comte : le Traité des écrilnres cunéi-
formes (18G4) et les Bel ig ions et p/iilosophies dans VAsie cen-
trale (18G5); ce dernier ouvrage, qui est le moins discutal»le et
fut le mieux accueilli de tous ses livres, a été réédité en 11)00
par M. Schemann. Mais nous nentreprendrons pas d'analyser
et d'étudier en détail ces pages éruditcs. Elles ne touchent pas
en effet à l'arvanisme politique, qui surtout nous intéresse par
ses tendances impérialistes; et, de plus, pour les apprécier, il
nous faudrait aborder l'étude de l'aryanisme religieux. Or, si
peut-être nous devons trouver l'occasion de revenir accessoi-
rement à ce sujet, nous avouerons que cet aryanisme-là nous
semble infiniment moins intéressant que son congénère, car
(1) Paris, Hachette, 1859.
LIVRE n m
l'opposition des races aryennes aux sémitiques dans le domaine
moral nous paraît une des spéculations les plus infécondes et
les moins rémunératrices où se soit laissé entraîner trop souvent
l'érudition contemporaine. Gobineau pourrait servir mieux que
tout autre penseur à établir cette vérité, car l'étude attentive
des religions orientales l'amène au total à en nover plus ou
moins consciemment les origines dans un chaldéisme, ou
même dans un asiatisme commun, qui laisse fort peu de place
aux distinctions et aux oppositions instructives. Les communi-
cations intellectuelles ont été trop faciles et trop fréquentes de
toute antiquité dans cette immense bassine sud-asiatique, ou
furent brassées et triturées vingt races prebistoriques, pour
qu'il ne s'y soit pas formé de temps immémorial une sorte de
fonds commun de conceptions métaphysiques et morales dans
lequel chaque peuple, chaque individualité puisa par la suite
à sa fantaisie. Bien qu'il se soit judicieusement approché de
cette vue d'ensemble, Gobineau na pas laissé d'apporter dans
le détail quelques pierres à l'édifice capricieux des oppositions
sémitiques et aryennes en philosophie; il Ta fait sans succès,
comme ses prédécesseurs et ses successeurs, et nous ne le sui-
vrons pas dans des tâtonnements sans résultat possible.
V Histoire des Perses (18G9) nous fournira, en revanche, la
pensée mûrie de son auteur sur le passé politique des peuples
qu'il a si consciencieusement observés. Enfin les Nouvelles
asiatiques (1876) apporteront l'impression d'une sorte de coup
d'œil rétrospectif jeté par ce mobile esprit sur la période orien-
tale de son existence, alors qu'il sera fort engagé déjà dans
une troisième époque de sa carrière, dont l'inspiration est assez
différente.
CHAPITRE PREMIER
LES IMPRESSIONS ORIENTALES DU COMTE DE GOBINEAU
C'était, vers 1854, une assez rude expédition qu'un voyage en
Perse, et le comte de Gobineau l'ayant entrepris en compagnie
de sa femme et de sa petite fille, âgée de cinq ans, il faut
saluer un véritable courage, une réelle énergie dans la bonne
humeur philosophique qu'il déploya pour supporter des inci-
dents, fâcheux souvent, parfois tragiques, dont le souvenir
ne jeta nul voile sur son regard, ne mêla nulle amertume en
ses jugements.
Et d'abord, par une sorte de présage d'effrayant augure, ce
fut la nuit même de son départ de Marseille qu'eut lieu, dans
ces parages, le célèbre naufrage de la Sérnillanle, immortalisé
par un conte de Daudet; puis le climat torride de la mer Rouge
éprouva, comme il arrive d'ordinaire, les passagers du Victo-
ria. Mais surtout le chemin de terre entre le golfe Persique
et la ville de Téhéran montra des difficultés capables de rebuter
un voyageur assez novice en somme. Le comte en a retracé
les multiples péripéties d'un crayon fin et spirituel qui ne vise
pas aux effets de lumière rendus par le pinceau prestigieux
d'un Fromentin, mais qui mêle agréablement les croquis humo-
ristiques aux scènes émouvantes. Depuis cette punaise indi-
gène, dont une seule morsure peut être fatale, jusqu'à la ren-
contre de ces tribus nomades, qui, lorsqu'elles n'attaquent pas
directement le voyageur, échangent du moins des coups de fusil
par-dessus sa tête et vident leurs différends sans égards pour les
passants éventuels, tout est danger sur ces routes primitives.
Leur but atteint, nos compatriotes trouvèrent d'autres périls,
car, durant leur séjour dans la capitale persane, sévit une épi-
CHAPITRE PREMIEU n3
demie de choléra qui exerça des ravages terribles; cinq Fran-
çais de la mission, et parmi eux le deuxième secrétaire de
la légation, furent emportés j)ar le Héau. Il lallut, afin d échap-
per à la contagion, camper de longs mois dans le désert, à
vingt lieues de toute agglomération humaine. Enfin le retour
en Europe ne devait pas laisser des souvenirs plus favorables
au jeune père de famille, car, s'étant décidé à nietlre tout
d'abord les siens, sinon lui-même, à l'abri de la mortalité gran-
dissante, il vit sa petite fille tomber dangereusement malade
durant la route, dans une bourgade du nord de la Perse, et dut
s'y arrêter un mois, loin de tout secours, sans garder presque
aucun espoir de sauver l'enfant. Le comte ne se souvenait pas
sans « vm frisson secret " de ces « heures funèbres » où sa
famille ne fut préservée que par la faveur de la Providence et
par une inspiration de l'amitié, l'amiral lord Lyons ayant
envové tout exprès de Constantinople dans la mer Noire une
frégate britannique, le Vultur, qui arriva juste à temps pour
recueillir ce petit groupe de désespérés perdu dans des con-
trées fiévreuses et désolées.
Eh bien! malgré ces impressions d angoisse si intimement
mêlées, semble-t-il, à ses sensations d'Orient, nous allons trouver
sous la plume de cet observateur magnanime un éloge ininter-
rompu, parfois de véritables ditbvrambes en l'honneur de ce
peuple etde ce pavs peu hospitaliers. En Gobineau, l'orientaliste
d'instinct reprend soudain le pas sur l'aryaniste utopique, au
seul aspect du décor prestigieux des Mille et une nuits qu'il
aima tant; et, à vrai dire, jusqu'à l'apparition de V Histoire des
Perses tout au moins, on soupçonnerait difficilement que le
même homme qui signa VEssai porte la parole dans ses écrits
asiatiques. Ne séjourne-t-il pas, en effet, dans cette région du
monde où, suivant ses leçons, le mélange des races fut le plus
incessant, le plus radical; c'est l'antique territoire des grands
empires sémitiques, le théâtre de toutes les invasions anar-
chiqucs, de la grande mêlée des peuples. N'en devrait-il pas
condamner à plus juste titre que d;ms le sud-itahen la « décom-
position pulvérulente»? Il l'a peint jadis en termes précis, ce
sol corrompu sur lequel marchent triomphalement les envahis-
1-4 l.E COMTE DE GOBINEAU
seurs successifs, " n'enfonçant tout d'abord dans la boue que
jusqu'aux chevilles (1), » mais pour connaître sans retard une
immersion qui dépassera la tète. N'importe, il nous faut oublier
tout cela, car notre diplomate en belle humeur seml>le d'abord
n'en avoir gardé nulle mémoire. Le souvenir lui reviendra
plus tard, il est vrai, fragmentaire et intermittent; mais l'utopie
de jeunesse ne reprendra jamais dans son esprit la belle assu-
rance et l'imposante unité de jadis. L'observation personnelle,
l'intuition directe, comme dit Schopenhauer, ^a pris la place
du i-aisonnement abstrait, qui pourra relever la tête, mais ne
retrouvera plus un pouvoir incontesté.
Quoi de plus singulier en premier lieu, chez un analyste si
délicat de la race que cette sorte de parti pris qui, dès ses
premiers pas vers l'Orient, l'engage à juger en bloc les vertus
et les défauts des habitants de toute l'Asie, à oublier les
nuances marquées par YEssai entre des peuples si profondé-
ment divers, comme s'il préférait s'abandonner sans effort au
charme de l'impression du moment, à la paresse de la jouis-
sance sensuelle, à la caresse brûlante du soleil méridional?
Il Voilà comment les Asiatiques aiment leurs enfants, et cela
depuis l'Adriatique jusqu'à la mer de Chine (2), » proclament
les premières pages de Trois ans en Asie par une définition
géographique singulièrement large. Et, résumant en 18G5 les
expériences de ses voyages dans le premier chapitre des Reli-
gions dans l'Asie centrale, intitulé : u Caractère moral et reli-
gieux des Asiatiques, » l'auteur insistera encore pour com-
prendre dans une même esquisse psychologique « tous " les
habitants de l'Asie (3).
Nous n'aurons donc pas à nous étonner si un concept à ce
point élastique dissimule en son sein quelques contrastes, sou-
dainement révélés par surprise. Mais ils sont singulièrement
atténués par ce fait que notre aryaniste farouche de YEssai se
montre, sous le costume de touriste, entièrement sémitisé de
goûts, sinon de raison. Son ânier du Caire a d'abord emporté
(1) Essai, t. I, p. 294.
(2) P. 11.
(3) P. 5.
CHAPITRE PREMIER i::,
<l'assaut tous ses préjugés, car c'était .. un gamin exquis, fin et
joli dans ses membres comme une petite fille " , dont les yeux
pétillants d'intelligence disaient assez u qu'il avait dix fois plus
d'esprit que vous quel que vous fussiez » . Non moins sédui-
sante lui paraît en Egypte la courtoisie condescendante et par-
faite des marchands du bazar, hommes de bonne compagnie
qui savent exercer le commerce sans déroger, ou encore la
dignité naturelle des Arabes nomades, soudards brutaux à l'oc-
casion, mais plus estimables au fond que les Turcs, qui sem-
blent de vulgaires parvenus auprès de ces nobles du désert. Il
est vrai qu'en ce dernier cas il salue peut-être inconsciemment
le Sémite originaire, sans mélange, frère de l'Arian. F.nfin,
rappelant avec complaisance qu'un Parsi de l'Inde a été
récemment élevé à la dignité de baronnet du Royaume-Uni, il
ajoutera (1) : a C'est beaucoup assurément que de voir la
noblesse anglaise conférée à un étranger, à un Asiatique : c'est
prodi(/ieu.v, honorable des deux paris, mais bien propre à
donner une haute estime pour les Parsis. ^i
Ce sont là les notations fugitives d'un rapide passap^e :
voyons les jugements mûris d'une longue familiarité. Le diplo-
mate français a contemplé sans doute la Perse de très haut,
dans une situation éminente et flatteuse à ses petites vanités
aristocratiques, situation relevée encore vers ce temps par le
prestige de la France napoléonienne en Orient, aux jours
brillants de la Crimée, de la Syrie, bientôt de la Chine. De
plus, il fut certainement sympathique à ses hôtes non seule-
ment par la connaissance qu'il possédait, dès son arrivée, de
leur langue et de leur civilisation, mais encore })ar cette curio-
sité, plus rare en somme qu'on ne pense chez les diplomates
européens, même finement cultivés, pour la vie sociale et
morale de leur entourage exotique. L'accueil qu'il rencontra
le disposa donc à l'indulgence; il ne s'interrogea pas sur la
sincérité des sentiments chez un peuple dont il définira pour-
tant si bien les habitudes de dissimulation raffinée (2) ; ce fut
(1) Essai, t. I, |). 86.
(2) Voir dans les Relicjioiis sa définition du Kelinân : c'est œuvre pie que de
176 LÉ COMTE DE GOBINEAU
franchement et sans réserves qu'il alla vers eux, et qu'il leur
donna tout d'abord sa confiance.
Examinons avant les autres ses appréciations sur les classes
dirigeantes, avec qui ses fonctions officielles le mirent principa-
lement en rapports, et qu'il eut l'occasion d'observer de près.
Déjà, durant son voyage d'aller, le vizir de l'iman de Mascate
lui paraît un " homme exquis " dont les rapports idylliques et
patriarcaux avec son maître n'ont rien de la bassesse obsé-
quieuse qu'on attendrait peut-être du favori d'un despote sans
contrôle. Il voit devant lui des amis éprouvés, de vieux cama-
rades, rapprochés par la dignité grave comme par les égards
réciproques (l). " Évidemment, cet homme d'État était le
confident de son souverain, et l'était devenu par une grande
similitude d'intelligence. Tous deux, sans doute, devaient voir
les choses de la vie et de la nature humaine sous le même
aspect et avaient tiré de leur expérience des affaires des con-
clusions à peu près pareilles. " Touchante unité morale dans
les rapports d'un tyran oriental avec son esclave.
Les ministres gouvernants de la Perse ne seront pas moins
favorisés par son crayon bienveillant. On trouve dans les Reli-
gions une silhouette charmante de l'un d'entre eux, que Gobi-
neau n'a connu pourtant que par tradition. Hadjy-Mirza-
Aghassy, le vieux précepteur de Mohammed-Shah, que ce
souverain vénérait à l'égal d'un dieu, est une véritable figure
des Mille et une nuits, a Son plaisir particulier était de passer
des revues de cavaliers, où il réunissait, dans leurs plus somp-
tueux équipages, tous les khans nomades de la Perse. Quand
ces belliqueuses tribus étaient rassemblées dans la plaine, on
voyait arriver lehadjy, vêtu comme un pauvre, avec un vieux
bonnet pelé et disloqué, un sabre attaché de travers sur sa
robe et monté sur un petit âne. Alors, il faisait ranger les
assistants autour de lui, les traitait d'imbéciles, tournait en
ridicule leur attirail, leur prouvait qu'ils n'étaient bons à rien
et les renvoyait chez eux avec des cadeaux, car son humeur
mentir à l'intulèle, de le tromper sur ses propres convictions et de le maintenir
dans son erreur en ayant l'air de la partaj^er (p. 15).
(1) Trois ans en Asie, p. 101.
CHAPITRE PREMIER I77
sarcastique s'assaisonnait de générosité. ). A la mort de son
élève royal, ci chassé d'un pouvoir dont il avait passé son temps
à se moquer, il employait ses derniers jours à faire des niches
aux mouUahs et un peu aussi à la mémoire des saints martyrs. »
Ce houffon spirituel fut donc remplacé, lors de l'avènement
du roi Nasr-Eddin-Shah, dont Paris a gardé le souvenir popu-
laire, par a un des hommes de valeur que l'Asie a produits dans
ce siècle » , Mirza-Taghi-Khan, caractère énergique, qui, dési-
reu.\ de réprimer quelques désordres dans les rues de la capi-
tale, fit maçonner les coupahles jusqu'aux épaules dans la
muraille de la mosquée, après quoi on leur arracha la tête à
l'aide de cordes tirées par des chevaux au galop. Cet homme
à poigne périt lui-même de mort violente, destinée fréquente
en Orient et que traduit la menace évangélique : Celui qui frappe
avec l'épée périra parl'épée; il dut s'ouvrir les veines dans un
bain par ordre du shah. Ce fut le successeur de ces deux vizirs,
Mirza-Agha-Khan, qui entra en rapports diplomatiques avec le
comte et lui inspira une véritable admiration pour son pro-
fond sentiment du devoir, sa grande loyauté politique, son sin-
cère désir du bien et du juste, a J'ai conçu, dit Gobineau, et
conserverai toujours pour lui une affection très particulière. "
Cette affection s'étendit encore à beaucoup d'autres Persans
de marque. Il faut lire dans Trois ans en Asie certaine pein-
ture d'un repas assaisonné de conversations philosophiques,
qui, avec quelque bonne volonté, ferait songer au délicieux
raffinement intellectuel du Banquet de Platon. Les assistants
étaient tombés d'accord avant toutes choses afin de donner
pleine licence à quiconque voudrait manger avec ses doigts;
faculté précieuse pour la grande majorité des convives, qui
n'avaient jamais vu d'instruments pareils à nos fourchettes.
Autour de la table avaient pris place, entre autres personnages
de distinction : Riza-Khouli-Khan, ambassadeur à Bokhara,
« un des hommes les plus spirituels et les plus aimables que
j'aie jamais rencontrés dans aucune partie du monde, » dit
Gobineau ; puis Mirza-Thaghy, sorte de poète lauréat de la
Perse, un savant dont la mémoire invraisemblable retrouvait
à volonté les dates du règne de Dagobert ou le poids exact,
1-2
n8 LE COMTE DE GOBINEAU
d'après la Bible, des armes de Goliath ; enfin le prince afghan
Myr-Mohammed-Eleni-Khan, délicieux jeune homme de vingt-
quatre ans, d'une beauté remarquable, d'une rare distinction
de formes et d'esprit et sachant beaucoup. L'autorité de ce
dernier servira plus tard à son ami d'Europe pour asseoir la
thèse fondamentale de V Histoire des Perses, c'est-à-dire la qua-
lité ariane des Touraniens (1) ; et le jeune héros méritera dans
le même ouvrage une touchante oraison funèbre : afin de ne
pas avoir la honte d'hésiter devant une cinquantaine de pil-
lards turcomans. il partit avec trois hommes pour aller les
combattre et laissa sa tète dans cette lulte folle, mais tout à
fait digne d'un chevalier du moyen âge et d'un guerrier
partlie (2). De même que dans les portraits des convives, il
règne peut-être une légère ironie dans le récit des conversa-
tions qui furent échangées entre ces esprits délicats et fiers,
mais c'est une moquerie toute souriante, indulgente, bienveil-
lante même. Les grands seigneurs de l'Orient ont souvent
conquis de la sorte le suffrage des aristocraties moins raffinées
de l'Occident, et la cour de Louis XIV se laissa séduire dès
1699 par les propos parfumés à l'eau de rose qu'on prétait à
l'ambassadeur extraordinaire du sultan du Maroc, Abdallah ben
Aischa, venu à Versailles pour demander au nom de son maître
la main de la princesse de Gonti. En Perse, dès l'âge de six
ans, les enfants de l)onne maison se montrent capables de
remplir une mission de courtoisie, car c'était l'âge du fils du
gouverneur de Kaschan, envoyé en 1854 au-devant de la léga-
tion de France pour porter les compliments de son père. Le
bambin parlait comme un sage sur tous les sujets et ne finis-
sait pas ses phrases sans v ajouter une formule ol)ligeante (3).
Voilà })Our le milieu politique : la partialité de Gobineau
est plus marquée, plus surprenante encore lorsqu'il traite de
la science orientale, et nous constaterons plus d'une fois qu'il
lui attribue même une importance dont elle n'a pas droit de
se targuer. Ne trouve-t-on pas dans les Religions en Asie cen-
(1) Histoire des Perses, t. I, p. 322.
{Z)Ibid., t. II, p. 622.
(3j Trois ans en Asie, p. 233.
CHAPITRE PREMIER I79
traie une longue énuniération des philosophes qui honorèrent
la Perse depuis deux cents ans, et qui méritent tous quelque
épithètelaudative; l'un d'entre eux se voit même comparera
Kent pour ses habitudes de vie, et le plus jeune de la lignée,
le saA-ant rabbin Mulla-Lalazâr, Hamadany, devint le collabo-
rateur assidu du diplomate français dans ses travaux sur la
pensée orientale. D'ailleurs les classes moyennes dans leur
ensemble ne l'ont pas moins favorablement impressionné que
l'aristocratie. Traçons d'abord à sa suite les frontières morales
des races parmi cette mosaïque de peuples. Voici les Turcs, à
demi nomades, un peu lourds, mais seuls doués de qualités
gouvernementales, et capables en conséquence de fournir et
de soutenir toutes les dynasties de la Perse; d'une moralité
supérieure, ils ont le dessous dans les discussions de mots avec
ces gavroches, presque parisiens, que sont volontiers leurs
voisins ou sujets, les Farsis. Ceux-là, profondément sémitisés,
quoique ayant reçu parfois des alluvions de sang arian, comme
nous le verrons dans YHistoire des Perses, se partagent eux-
mêmes en deux groupes : d'abord les montagnards, hommes
splendides, intrépides, intelligents, fournissant à l'occasion au
monde asiatique des chefs admirables, tels que Saladin et
àSadir; en revanche indisciplinables, doués d'une imagination
de feu, de nerfs excitables au plus haut degré, professant un
culte du point d'honneur qui rappelle l'Espagne du dix-sep-
tième siècle : au total incapables de s'appliquer sérieusement à
quelque chose que ce soit et peu disposés à quitter l'abri de
leurs montagnes. Puis, ce sont les Farsis urbains, des fai-
néants, tous gens d'esprit, sceptiques, spirituels, artistes, plu-
tôt malhonnêtes, et sans cesse gouvernés par des étrangers en
conséquence de leur défaut de cohésion. Ces Turcs et ces
Farsis composent par leur juxtaposition la nation iranienne,
« comme nous appelons nation française le groupe des popula-
tions néo-latines et gallo-germaniques vivant entre les Pyré-
nées et la frontière belge. « Ici, il semble bien que l'aryaniste
assoupi entr'ouvre un instant la paupière, tandis qu'en sa
<;ompagnie se réveille à l'occasion le critique de la démocratie
«uropéenne, dont le reflet fallacieux ou même l'image frap-
180 LE COMTE DE GOBINEAU
pante surgissent parfois sous ses yeux comme des fantômes dans
les ruelles boueuses de Téhéran. Mais notre diplomate juge
plus volontiers avec une pleine indulgence les types caracté-
ristiques de cette société vieillie. Bien souvent on croirait
entendre Henri Beyle chantant les louanges de ses chers Mila-
nais, car les analogies sont frappantes entre tous Méridionaux,
qu'ils soient transalpins et transcaucasiques, et n'avons-nous
pas dit tout à l'heure que, pour le Gobineau de Trois ans en
Asie, cette partie du monde commence à l'Adriatique?
Voyez les mirzas, ces gentlemen en quête d'emploi, ayant
les vices et les vertus des solliciteurs de tous pays, beaucoup
de patience, de la souplesse, infiniment d'amabilité, de la dis-
position à prendre le temps comme il vient, un grand scepti-
cisme pratique, de la gaieté, de la finesse, de l'esprit d'à-propos.
Véritables Qil Blas, u ils aiment le plaisir à la rage, ont des
mœurs telles quelles et se croiraient dupes s'ils n'étaient un
peu perfides, un peu fripons. " U"el joli portrait fait de clair-
vovance et de sympathie, qui caresse en dévoilant et s'em-
presse à fournir l'excuse presque aussitôt que le reproche !
Près des mirzas, dans leurs rangs même, se rencontrent les
courtiers d'affaires, innombrables en ce pays, où tout le
monde a fait ce métier ou le fera. Il y faut " de la finesse, de
la ruse, une sorte d'éloquence et de force persuasive de hou.
aloi (l). C'est une école d' expérience et partant de sagesse " .
L'aimable secrétaire de la légation française recourut plus
souvent qu'un autre avix bons offices de ces intermédiaires,
indispensables aux amateurs de curiosités archéologiques, et
il ne laisse pas de s'en louer, bien que la critique historique (2)
et même son propre aveu démontrent qu'il fut parfois leur
victime et qu'ils abusèrent sans scrupule de sa naïveté occi-
dentale, a Je désire, écrit-il (3), que deux membres de cette
corporation, qui d'ailleurs ne liront jamais ces pages, trouvent
ici l'expression de ma reconnaissance pour les bons moments
qu'ils m'ont fait passer. Que INasroullah puisse toujours ren-
(1) Trois ans en Asie, p. 391,
(2) Voir Archiv fur fteli/jionsivissenscltaft, t. IV, p. 1.
(3) Trois ans en Asie, p. 400.
CHAPITRE PREMIER 181
contrer des acheteurs complaisants et Oustad-A{ja, son com-
père, des vendeurs peu exigeants. » Une tolérance charmante
règne en effet là -bas dans les questions d'argent, si fort
àprement réglées sous nos climats qu'elles effacent relations
d'amitié ou parenté de sang. A Téhéran, « un homme criblé
de dettes est très loin de se trouver dans la situation difficile et
malheureuse où serait son pareil à Paris. Ses amis et voisins
le plaignent; ceux à qui il doit cherchent à améliorer sa posi-
tion pour qu'il puisse jjagner quelque chose et leur en faire
part; en somme, il porte assez gaiement le poids du jour, d
Les négociants sont d ailleurs aussi honnêtes que riches. Les
artisans, pleins de goût, et même d'ardeur au travail quand la
tâche amuse leur imagination, n'ont que le tort de n'y pas per-
sévérer plus qu'il n'est immédiatement nécessaire à leurs
besoins. Et Gobineau montre ealin une intelligence surpre-
nante de la justice et de la sécurité réelles qui s'allient, au fond
des choses, avec un désordre et une iniquité incroyables à la
surface, en ce pays où la ruse équilibre si exactement la vio-
lence. Il faut lire, pour apprécier cette finesse de vues, le tableau
chatoyant qu'il a tracé de la perception des impôts au village :
menaces, cris, coups, désespoirs, imprécations; puis tout s'ar-
rangeant bientôt au mieux des intérêts des parties, et chacun
trouvant son compte à ces singuliers procédés de finance.
Pour achever de souligner la nuance d'ironie presque ten-
dre qui caractérise les rapports de Gobineau avec les classes
dirigeantes de la Perse, nous citerons cette étonnante descrip-
tion du cérémonial usité dans les visites de politesse entre
gens bien élevés (1). On se met en route avec un cortège im-
posant de serviteurs, et l'on pénètre, non sans formalités pro-
longées, jusque dans Tappartement de réception, n Quant cha-
cun est casé, vous vous tournez d'un air aimable vers votre
hôte, et vous lui demandez si, grâce à Dieu, son nez est gras? \\
vous répond : Gloire à Dieu, il l'est, par l'effet de votre bonté. —
(doire à Dieu, répliquez-vous! Cette cérémonie, qui se répète
à l'égard de toutes les personnes de la maison amie, ne laisse
(1) Tiois dits en Asie, p. 449 et suivantes.
182 LE COMTE DE GOBIAEAU
pas de durer quelque temps. Quand elle est finie, vous reve-
nez à votre hôte, et il n'est j)as mal de lui redire, avec un air
de fête tout à fait caressant, et comme si vous ne l'aviez pas vu
depuis quinze jours : Votre nez est-il gras, s'il plaît à Dieu?
J'ai vu répéter la même question trois ou quatre fois de
suite par des gens très polis, et j'ai entendu citer avec éloge
l'exemple du feu Imam Djumê, ou chef de la relijjion à
Téhéran, qui, lorsqu'il allait cliez quelques grands seigneurs^
ne remontait pas à cheval sans s'être assuré de la façon la plus
aimable que le nez du soldat on faction à la porte était tel
qu on devait le désirer. " Cette scène longuement développée
est assurément d'un haut comique et dépasse en ridicule
toutes les bouffonneries turquoises de Molière pour nos senti-
ments européens. Elle inspire pourtant à son témoin édifié les
surprenantes conclusions que voici et dont la manière demi-
ironique et adroitement railleuse ne voile pas l'accent con-
vaincu : (i Je ne veux pas absolument faire l'éloge de cette
manière excessive de comprendre la politesse. Mais j'ai cru
m'apcrcevoir que, spirituels comme sont les Persans, ils
savaient facilement donner à tous ces compliments un peu
exubérants une tournure qui allait à la plaisanterie; que, de
proche en proche, de ce terrain d'exagération il sortait assez
souvent des saillies et des mots qui ne manquaient m de
finesse ni d'agrément; qu'à force de subtiliser sur des absur-
dités on rencontrait parfois des choses très spirituelles, et
enfin que, dans des occasions et avec des gens qui rendaient
difficile ou impossil)le un entretien raisonnable, toutes ces
conversations-là étaient en définitive moins plates, beaucoup
plus animées et plus gaies que la conversation qu'on appelle
chez nous de la pluie et du beau temps. " On sent, il est vrai,
que Gobineau apporte ici une certaine coquetterie à nous
prouver jusqu'à quel point il a pénétré les raffinements de
l'âme orientale; mais le passage est caractéristique de tout ce
qu'il y a cru trouver de rare et d'exquis sous des apparences
puériles et sous des formules risibles. Et il a poussé si loin
l'intelligence des méthodes logiques de ces esprits trop raffinés
qu'on le soupçonne enfin d'avoir introduit à leur exemple,
CHAPITRE PREMIER 1S3
SOUS les formes l)anales et sous les mots fortuits, des pensées
compliquées et des vues étranges que ces paroles ne recou-
vrirent nullement dans l'intention de leur auteur.
Deux classes de personnes restent en dehors du cercle hos-
pitalier de sa bienveillance : ce sont les femmes d'abord, qu'il
n'a pu connaître par lui-même, puisque lusage laisse ijjnorer ù
rétrnu<;cr jusqu'à l'aspect de leur visage, mais que, sur les
dires du sexe fort, il juge frivoles, violentes, et d'ailleurs infini-
ment plus indépendantes et influentes que nous ne l'imaj^i-
nons d'ordinaire, dans nos illusions sur les lois sévères du
harem. Ce sont, en second lieu, les chrétiens d'Orient qui ont
eu également la mauvaise fortune de s'attirer son mépris, n Le
mieux est de n'en pas parler : dans l'abjection complète où
ils sont tombés, eux et leur clergé, il serait bien à désirer pour
l honneur du no7n quils souillent qu'on les vît disparaître (1). »
Leur orthodoxie ne court d'ailleurs aucun risque au milieu
des sectes innombrables de la Perse, car leur esprit n'est pas
même assez éveillé pour leur permettre aujourd'hui d' u errer
en matière de foi" . Et ce dernier jugement ne fait-il pas rêver
sous la plume du catholique extrême que crovait discerner en
Gobineau le perspicace Ewald? Enfin (2), a leur dégradation
est si réelle et si générale, la morale même, chose à peine
croyable, se montre chez ces malheureux si inférieure de tous
points à celle des musulmans, qu'on ne sait comment s'expli-
quer des ïérités si tristes. Pour moi, après y avoir longuement
réfléchi, je serais tenté de croire que la cause en est dans la
bassesse originelle des classes sociales auxquelles appartien-
nent primitivement les chrétiens... Ce qui est demeuré chré-
tien, c'est ce qui ne valait pas la peine d'être converti, n Voilà
du moins une confirmation éclatante de cette thèse fondamen-
tale de VEssai que le christianisme n'est pas civilisateur. Aux
Juifs, en revanche, coreligionnaires de son savant ami MuUa
Lalajas, le comte se montre en général assez favorable, et 11
constate chez eux avec u ce laisser aller extérieur, ce délabre-
(1) Melif/ions, p. 309.
(2) Ibid., p. 64..
1^4 LE COMTE DE GOBINEAU
ment de vlsaye et de vêtements, qui ne leur ont valu nulle part
ni beaucoup de sympathie ni beaucoup d'estime " , quelque
chose encore de « cette énergie morale, de cet orgueil reli-
gieux qui les élève et les fait surnager sur tant de catastro-
phes » .
Il nous reste à parler des relations du diplomate avec les
gens du bas peuple, dont il observe attentivement le carac-
tère. Nous avons dit déjà son admiration pour les hommes des
tribus nomades : ceux-là montrent du reste des sentiments de
grands seigneurs, quelle que soit leur misère apparente, car ils
ont ces façons généreuses qui ne découlent que de bonne
source. Écoutez cette anecdote : lorsque, dans les bagages
d'une caravane qu'ils ont pillée se trouve par exemple du
sucre ou de l'indigo, ils le transportent sur le bord d'un ruis-
seau et envoient un des leurs au prochain village. Celui-ci ras-
semble les paysans pour leur dire : « Par la générosité de tels
et tels, Bakthvarvs, vous allez voir couler de la couleur bleue
OU du sorbet à flots ; c'est à vous qu'on le donne : admirez la
bravoure et la magnanimité de ces hommes terril)les. " Et
durant tout le jour le ruisseau se teinte d'azur ou apporte de
l'eau sucrée aux cruches des paysannes.
Nomades aussi d'une autre sorte sont ces voyageurs de pro-
fession qui parcourent en tous sens les pays d'Orient, vivant
sans peine et sans efforts de la charité publique et s'arrétant
scrupuleusement aux frontières des territoires administrés à
l'européenne, car ce sont des régions barbares, où les agents
de l'autorité exigent papiers ou passeport, où l'hospitalité
n'est ])as gratuite, où le sage et le saint ne se sentent plus esti-
més à leur valeur. En effet l'on voit principalement des dervi-
ches s'adonner à ces pérégrinations aventureuses dont le but
avoué est quelque lointain pèlerinage : le tombeau des Imans
ou le temple du Feu de Bakou. Austères et dignes person-
nages, qui, admis en présence du Padischah lui-même, auront
le courage de le traiter pour ce qu'il est aux yeux des bons
musulmans, c'est-à-dire pour un simple usurpateur sur le
trône des Imans Alides. On l'accepte comme un maître et
comme un protecteur imposé par le droit du sabre, mais on le
CHAI'ITI'.E PREMIER 185
tient pour un intrus dans l'héritage des monarques lé^jitinies,
pour un usufruitier sans titre, à qui rien n'appartient en pro-
pre dans son palais, pas même le tapis sur lequel il vous offre
de vous asseoir et dont il convient d'éviter soigneusement le
contact. Voici le portrait de l'un de ces derviches, qui frappa
particulièrement Gobineau (1) : « J'ai rencontré, dans une
masure en ruine, aux environs de Rei, l'ancienne Rhagès, un
derviche venu de Lahore qui passa là plusieurs jours. Le lieu
lui avait semblé agréable : un matin, il disparut et je ne le
revis jamais. C'était un homme d'une rco'e ùisti^uction, d'un
langage recherché et fleuri, connaissant beaucoup de livres,
ayant au moins soixante ans et l'expérience de beaucoup de
catastrophes qu'il avait heureusement traversées. Son élégance
était tout intellectuelle. Il était vêtu d'une robe de coton
blanc tombant en lambeaux, les pieds, la tête nus, les cheveux
flamboyants, la barbe grise en désordre, la peau calcinée et
sillonnée de rides, mais l'air souriant et les yeux pleins de
feu. '> Et l'observateur svmpathique de ces personnages mys-
térieux discerne fort clairement le grand rôle politique et
surtout religieux qu'ils jouent dans l'ombre, alimentant ce
continuel travail d'hérésie religieuse et de fermentation
sociale dont le monde musulman est tourmenté tout comme la
vieille Europe. Ce sont les journalistes de l'Orient, dirions-
nous volontiers, et ce terme de comparaison ne s'imposait-il
pas à Renan lorsqu'il parlait des prophètes, ancêtres lointains
des derviches persans.
Les voyageurs qui montrent plus d'exigences et réclament
plus de confort que ces pieux pèlerins doivent s'adresser aux
muletiers, organisateurs de caravanes; et Gobineau de s'exta-
sier devant ce nouveau tvpe populaire. Cet homme, que ses
services indispensables pourraient rendre exigeant et rapace,
en un pays où les routes tracées sont inconnues, où c'est œuvre
pie de ménager les ponts et de passer à côté pour ne pas les
user quand leur secours n'est pas indispensable, où la police
des chemins n'existe pas, même à l'état embryonnaire, cet
(1) Trois U71S, p. 4J7.
ISG LK COMTE DE GOBINEAU
homme est le plus souvent un modèle de droiture, d'énergie
et de tact. En route, il a les qualités d'un bon capitaine à son
bord : il est despotique, il commande, il veut être obéi, mais
c'est pour le bien de ses clients. Au gîte d'étape, nul n'est plus
modeste, plus serviable et plus patient.
Enfin, pour le commun du peuple, notre auteur n'a pas des
regards moins favorables. Il ne se lasse jamais d'admirer chez
les Persans «leur air de bonne santé et de bonne humeur (1) » ,
Il leur discrétion enjouée et respectueuse (2). » Dans les villes
ce sont des paresseux sans doute, mais en revanche des gens
d'esprit, et « les sots sont si rares en Asie qu'on ne saurait
faire une catégorie de leurs contraires » . Il n'est pas permis
peut-être de leur accorder beaucoup de bon sens, mais u il est
certain que cette faculté morale nous déprime pour le moins
aussi salivent qu'elle fious guide (3) " . Et voilù qui nous entraîne
bien loin de l'Arian utilitaire que nous avions appris à admirer
jadis. « Je ne dirai pas que rien n'y est vulgaire, lisons-nous à
propos du théâtre persan, car en aucune chose je n'ai jamais
aperçu la vulgarité en Asie (4). »> Enfin, un trait frappant du
caractère iranien, c'est le goût de l'histoire nationale chez les
gens du commun. En Perse, on ne rencontre jamais un homme
de la plus humble condition qui ne connaisse au moins les
traits principaux de ces interminables annales, commençant
avec le monde et se ramifiant jusqu'au souverain actuel; le
passé de la nation est pour la populace elle-même un thème
favori d'entretien, et, a dans sa pensée, c'est à la fois bien
employer ses loisirs, et en même temps d'une manière
agréable, que d'écouter soit la lecture d'un livre, soit, et ceci
paraît encore supérieur, les récits de quelque personne ins-
truite. " C'est ainsi qu'à ce « camp du choléra » , qui fut long-
temps le séjour de la légation française, fuyant la capitale em-
pestée, les serviteurs indigènes se réunissaient le soir sous la
tente d'un des pichkhedmets ou maîtres d'hôtel. On y faisait
(1) Trois a)is, p. 187.
^2) Ibid., p. 232.
(3) Relifjions, p. 5.
(4) Ibid., p. 392.
CHAPITRE PREMIER 18"
des lectures, on v discutait sur tel ou tel événement de Tliis-
toire ancienne. Les habitants du camp étaient fort assidus à
ces réunions, où les plus hahiles parlaient, tandis que les igno-
rants écoutaient et lâchaient de retenir, u II n'était pas jus-
qu'aux soldats qui ne voulussent avoir leur part de ces graves
délassements. Bien souvent, on est venu me prendre pour
arbitre d'une discussion. " Suffrage flatteur, et qui témoigne
assez de la réputation éminente du Français sans morgue que
Ton savait versé comme un mouUah dans les antiquités natio-
nales. Aussi, comme il regrette, quand il va les quitter, ces
aimables compagnons! Pour rentrer en Europe, il traverse le
territoire turc. « Nous ne trouvions plus désormais cet air
jovial et poli auquel nous étions habitué, mais un aspect sombre
et des figures patibulaires, ignobles dans leur déférence... J'eus
l'honneur de contempler dans le caïd du lieu une des figures
les plus bassement ignobles que j'aie observées de ma vie. »
Sévérité soudaine éveillée à quelques lieues de distance par
un contraste qui fait honneur à ceux dont il confirme le
charme.
Sans doute nous avons négligé les ombres en ce portrait
éclatant des hôtes de Gobineau : il en met quelques-unes à
l'occasion, mais comme pour faire mieux ressortir les points
lumineux placés en évidence.
Et seule une véritable conquête opérée par les charmes
magiques de l'Asie est capable d'expliquer ces phrases échap-
pées, après si peu d'années, de la même plume qui traça les
pages de VEssai, qui tracera celles d'Ottar Jarl. <i Non, rien qui
ressemblât aux tristes impressions des climats du nord, rien qui
rappelât ces navigateurs sauvages et terribles des mers septen-
trionales, dont les navires ne fendirent les flots que pour courir
au pillage et au massacre... Ici, la mémoire évoquait sans peine
les liottesde 7y?'etde Sidon, cellesdes royaumes hindous, qui,
montées par de pieu.v bouddhistes (I), " s'en allaient commercer
avec l'Occident. Pas un mot en tout cela qui ne doive faire
bondir un adepte de l'aryanisme ethnique; il en est de même
(1) Tiois ans, p. 90.
188 LE COMTE DE GOBINEAU
de ces invectives inattendues à l'adresse des Européens con-
quérants et coloniaux : » Pour ce genre d'esprits l'Europe
représente l'ombilic de l'univers, et ce qui n'en est pas existe
sans droits et vole sa part d'air et de soleil. Dans leur igno-
rance superbe, ce sont ces gens-là qui applaudissent à tous les
abus de la force, sans en comprendre l'odieux, et qui couron-
nent des victoires dont ils n'aperçoivent pas linanité. Cruels
comme l'enfance imbécile, tout Asiatique ruiné, fusillé ou
pendu est à leurs yeux une hostie légitimement placée sur
l autel de l'avenir Aux yeux d un juge qui déciderait de
l'importance et de la valeur des races par leur fécondité, ils
remporteraient de beaucoup sur nous. "
Décidément, c est un autre homme, c'est un Hercule Scandi-
nave, filant, aux pieds d'une Omphale à la paupière allongée
de kohl, un fuseau de sentences libérales et d'ol)jurgations
humanitaires. Ajoutons qu'il a gardé d'Ispahan un a tendre
souvenir», et qu entendant les Persans proclamer leur admi-
ration pour leur pays, le prôner comme de beaucoup le plus
agréable, le plus fertile, le plus sain de tous, répéter à satiété :
«L'Iran est un bon pays (Iran khoub memleket est), " l'homme
qui faillit perdre femme et enfants sous ce ciel enchanteur
note dans l'accent de ces patriotes « un certain attendrissement
par lequel on se laisse gagner^ car leur opinion a beaucoup de
vrai » . Larme discrète, qui pourrait provenir du regret des
calomnies passées aussi bien que du sentiment des jouissances
présentes. Et nous verrons qu'à certaines heures de sa vieil-
lesse, souhaitant de terminer ses jours dans ce féerique
Orient, il aurait peut-être dicté lui aussi une épitaphe analogue
à celle de Stendhal : « Arthur de Gobineau, Iranien (I). "
(1) Il faut lire, d.ms V Histoire des Pertes (t. II, p. 391), cette jolie descrip-
tion du paysage de 1 Iran : « Le ciel n'est pas bleu comme dans le midi de
l'Europe; il n'est pas de ce blanc de fournaise teinté de gris qui appartient à
l'atmosphère égyptienne; le Hnnament qui s'étend sur l'Attique y ressemble
seul dans les jours particulièrement clairs et sereins; encore ne peut-on établir
de similitude parfaite, attendu que le voisinage de la mer dissout constamment
dans le plus pur éther athénien une légère mais visible vapeur, tandis que le
climat sec de la Perside laisse au ciel toute sa pureté, n'y souffre que le coloris
de la turquoise la plus limpide et, dans la nuit, entoure la lune, les constella-
CHAPITRE PREMIER 180
Aussi, les conclusions des deux ouvrages auxquels nous
avons emprunté surtout ces traits caractéristiques sont-elles
également indulgentes. Trois ans en Asie se termine par un
rapprochement entre les méthodes intellectuelles de l'Occi-
dent et celles de TOrient, rapprochement qui tourne, sans
ambages, à l'avantage des pays du soleil. On v manque de cri-
tique sans doute, mais c'est peut-être là précisément une con-
dition de la fécondité perpétuelle par où ces régions furent la
source et le réservoir des grands systèmes philosophiques et
religieux qui ont guidé l'humanité noble. Si nous autres Occi-
dentaux avons raison à notre point de vue sur ces sujets, les
Asiatiques n'ont pas tort, et " leur façon d'être semble égale-
ment avoir droit au respect " . Pour conclure, une syml)0-
lique anecdote résume avec bonheur le sentiment de notre
compatriote sur les mérites de ses hôtes d'un temps. C'était
dans le camp du choléra, qui a laissé à Gobineau de si vifs
souvenirs; des tribus nomades passaient de temps à autre à
proximité des abris européens. " Un jour, des Alavends, tribu
turque, vinrent planter trois ou quatre de leurs tentes noires
de l'autre côté du ruisseau. Tandis que les hommes allaient
chasser et que les femmes s'occupaient de leurs travaux
domestiques, un enfant de dix à douze ans, maigre, noirci par
le soleil, à demi nu, ayant la figure la plus intéressante et la
plus triste, s'approchait de la rive opposée à la nôtre. Il ne
nous regardait pas, et tous les jours il revenait de même et ne
nous regarda jamais. 11 ramassait des pierres sur le bord, les
tenait dans sa main et les considérait avec attention, puis les
rejetait dans l'eau loin de lui. Quelquefois, il examinait plus
longtemps un de ces cailloux, et, le mettant à part, il repre-
nait son travail et continuait à chercher... Ce petit infortuné
avait été frappé du soleil et avait perdu la raison... Il ne son-
geait plus qu'à chercher un trésor, de la nature duquel il ne
pouvait rendre compte, mais pour lequel il oubliait tout ce qui
au monde est réel. "
lions, les étoiles, d'une profondeur si merveilleuse que l'on voit les clarté.s
célestes se iléga{»er et se mouvoir suspendues comme d'innombrables lampes au
milieu de l'espace sans bornes, sans taches, sans mystères. »
190 LE COMTE DE GOBINEAU
Or Tenfant turc représentait à ce voisin raffiné que le hasard
lui avait donné pour un moment le génie dominant de l'Asie.
« Il a sans doute ramassé dans les ruisseaux bien des cailloux
sans valeur, quelques-uns, par fortune, d'une merveilleuse
beauté'... il a persévéré toujours, et toujours il persévère;
c'est là une puissance dont le reste du monde devrait être
reconnaissant, puisqu'il lui doit en somme tout ce qu'il pos-
sède et a possédé jamais du haut domaine intellectuel. "
Puis, en achevant son volume sur les religions dans l'Asie
centrale par une description enthousiaste du théâtre persan, il
se pose enfin ce problème : une nation, dans sa vieillesse, peut-
elle produire de pareilles œuvres? Elle est vieille pourtant,
usée en apparence. « J'ai posé la difficulté, conclut-il, mais
comme je ne sais absolument que dire pour la résoudre, et que
je ne pourrais me livrer là-dessus qu'à d'assez pauvres raison-
nements, je laisse la question à un plus sagace. "
(Juelle est donc cette subite timidité spéculative? Ainsi
l'homme qui, dans la conclusion de VEssai^ se voyaitàla veille
de la déchéance irrémédiable de l'humanité tout entière et
sentait avec un frisson d'horreur les mains rapaces de la des-
tinée posées déjà sur les races arianes elles-mêmes, cet
homme, à peine vieilli de quelques années, n'ose même plus
conclure à la déchéance définitive d une des nations les plus
sémitisées qui soient au monde . Nous le verrons suivi dans cette
voie nouvelle, comme s il devait avoir l'honneur de les ouvrir
toutes à 1 aryanisme contemporain. Et telle fut 1 action, pres-
que incroyable sur un esprit à ce point systématique, d'un con-
tact intime et prolongé avec les peuples de l'Asie antérieure.
Si nous voulions faire saillir davantage cette étonnante par-
tialité, il nous suffirait de jeter les yeux sur les sensations con-
temporaines de diplomates britanniques qui, aux côtés de
Gobineau, rédigèrent pour leur part les impressions suscitées
dans leur àme saxonne par le spectacle de la Perse de Nasr-
Eddin-Shah. Le Journal of a Dî'plowate's three years' Resi-
de7ïce m Persia (1860-1863), par M. East^vick (1), et aussi
(1 London, 1804, 2 vol.
CHAPITRE PREMIER 191
des souvenirs anonymes puMics sous le titre de >' Persian
Papers " dans la revue Dickens' s Ail ilie year round (1) vers
le même temps vont nous fournir une note bien différente
de celle qui résonna si mélodieuse en somme à notre oreille
charmée. Combien Eastwick se montre moins sympathique à
ses hôtes d un temps! Les dispositions d'esprit qui inspirent
ses croquis de voyageur forment à elles seules un parfait con-
traste avec cette bonne humeur devant les difficultés, avec ce
parti pris de l)icnvcillance légèrement ironique qui nous a
séduit chez notre compatriote. C'est ici une mauvaise humeur
évidente, mal contenue par une rigide tension du sentiment
du devoir : c'est le ton d une bouderie maussade sans cesse
exaspérée par le climat odieux et les horizons désolés de ce
"bon pavs' d'Iran. Le gentleman exilé soulignera par exemple
la tristesse des campagnes désertes que son confrère nous
montrait si joliment peuplées de joveux compagnons; il stig-
matisera ces ruines accumulées dans les vieilles cités par la
négligence orientale, mais que Gobineau savait excuser avec
un si vif sentiment artistique (2). « Il ne faut pas non plus se
plaindre trop amèrement des ruines, disait ce dernier... leur
présence fait partie nécessaire de la phvsionomie d'une cité
persane... Je le confesse encore, il ne m'ennuie pas de voir,
auprès d'un édifice scintillant d'émanx de toutes couleurs et
étalant la plus coquette magnificence, un écroulement de
briques crues, couvertes de poussière, au milieu desquelles
dorment péle-méle les chiens du bazar avec leurs pelits. »
Misères inouïes dans les villes, s'exclame encore 1 Anglais; la
vraie misère est inconnue sous ce ciel clément, nous assure
pour sa part le Français (3), car la vie à bon marché, la cha-
rité universellement exercée, ne lui laissent pas de prise : et
l'on ne remarque en Perse ni haines de classes ni exaspération
du pauvre contre le riche. Gobineau jugeait que la liberté poli-
tique demeure considérable en une constitution qui limite
(1) Volumes VII, IX etX. Ces deux publications ont été analysées par Forgues
(hevue des Deux Mondes, 15 mai 1864).
(2^ Trois uns, p. 219.
{Z)Ibid., p. 412.
192 LE COMTE DE GOBINEAU
légalement l'action de l'autorité sur tous les points (1), " où
les privilèges des moullahs, ceux des nomades, ceux des mar-
chands, ceux des corporations arrêtent sans cesse aussi bien la
volonté du roi que celle des gouverneurs de province. " East-
Avick ne met, pour sa part, en évidence que le côté brutal du
despotisme oriental, le droit du monarque à faire couper les
têtes sur un signe. Après s'être fait expliquer, raconte-t-il, les
droits constitutionnels du roi d'Angleterre, Nasr-Eddin lui
repartit un jour : n Peut-être un pareil pouvoir est-il durable,
mais il n'offre pas de grandes jouissances. Le mien n'a de
limites que ma volonté. . . Je puis faire couper la tête à tous ces
personnages, même aux plus éminents, continuait-il en dési-
gnant ses principaux officiers; n'est-ce pas vrai, ce que je dis
là? " Et celui qu'il interrogeait répondit prosterné : " Idole du
monde, rien de plus facile si cela peut vous être agréable. "
Les deux points de vue sont exacts bien qu'antithétiques en
apparence (2), mais le choix particulier qu'en font les deux
témoins demeure révélateur.
Contemplez, dans le miroir anglo-saxon, ces derviches que
Gobineau juge si pittoresques et si sages : pour Eastwick, ce
sont des drôles faméliques et impudents, contre qui tout est
permis quand il s'agit de se soustraire à leurs importunités
odieuses. L'un d'eux, confiant dans les privilèges de sa profes-
sion, n'eut-il pas un jour l'audace de se venir loger, en plein
air, au milieu des jardins de la légation de Sa Gracieuse
Majesté! Et, en effet, ses hôtes forcés n'osèrent le jeter bruta-
lement à la rue; mais le ministre imagina cet aimable strata-
gème d'emmurer l'intrus durant son sommeil, en sorte que
l'infortuné, terrifié au réveil par l'aspect de la prison déjà
presque refermée sur lui, s'échappa comme il put de ce petit
(1) Trois (ins, p. 411.
(2) Gobineau raconte aussi bien qu'Eastwick la brutale exécution du kalantar ou
maire de Téhéran à la suite des émeutes de mars 1861. Mais, dans l'Histoire
des Perses (t. II, p. 41 , il explique ainsi cette antinomie apparente : arbitraire
complet du souverain, privilèges assurés des sujets. Le monarque persan, dit-il,
a des droits absolus sur ses « domestiques " , premier ministre compris. Il ne
peut toucher, en dehors des prescriptions légales, à un m.archand, un artisan, à
plus forte raison à un homme de tribu.
CHAPITRE PREMIER Ijj
territoire européen, si reconnalssable aux aventures qu'y ren-
contraient les pieux voyageurs. L" Anglais nous assure pour-
tant qu'il eut de son côté les rieurs de Téhéran dans cette
occasion (1).
Il stigmatise encore aigrement l'ignorance des classes infé-
rieures, que l'auteur de Trois ans en Asie nous peignait si
délicatement lettrées. Il se sent derrière les murs de sa
demeure comme un prisonnier d'État livré sans cesse au
caprice possible d'une foule bestiale, à la même heure peut-
être où son confrère français présidait gravement, au milieu
d'un cercle populaire, une soirée de discussions historiques et
de controverses philosophiques. Il éprouve un morne ennui
faute de s'intéresser à ce qui l'entoure; enfin, pour résumer
ses impressions, il ne reconnaît chez ses hôtes que deux mo-
biles moraux : la crainte des coups et l'espoir du lucre. Voilà
la Perse aux yeux de ce fils d'Albion; et si, comparant à ce
mépris glacial les chaudes appréciations que nous avons lues
tout à l'heure, nous nous avisions d'appliquer à ces symptômes
intellectuels les théories de YEssai^ ne faudrait-il pas avouer
que le gentilhomme français trahit peut-être son origine gas-
conne et ses antécédents sémitiques par ses imprudentes svm-
pathies?
Chose singulière, on retrouverait sous la plume d'un obser-
vateur tout récent, de nationalité allemande, une vision très
proche de celle de notre compatriote, dont il apparaît comme
le disciple. M. Hermann Franck, dans son ouvrage sur l'Orient
et l'Occident (2), souligne à son tour tout ce que l'Europe
(1) Ces deux conceptions opposées du derviche sont peut-être, d'ailleurs,
éjjalcment défendables, de même que Tétaient tout à l'heure celles de l'autorité
royale chez nos deux écrivains. Renan les unissait vers le même temps dans
son appréciation des Séances de Haiiri éditées en arabe par Sacy [Essais de
morale et de critujuc). Culture intellectuelle et bassesse morale .sont lea traits
du pèlerin inendiant (pii est le héros de cette œuvre classique du onzième siècle,
toujours populaire en Orient, et à laquelle l'édition critique du savant français
venait d'apporter un re;;ain d'actualité dans son propre pavs d'origine. Ce sont
les Croisés, {;rands-pères d'Eastwick, qui ont réduit Abou-Zeid à demander son
pain à la ruse, et ses corelijjionnaires, à l'exemple de Gobineau, sont pleins
d'indulfjence pour ses friponneries colorées de rhétorique.
(2) Leipzig, Seemann, 1901.
13
194 LE COMTE DE GOBINEAU
devrait, à l'en croire, retenir des enseignements de l'Asie. La
force brutale nous y donne une temporaire prépondérance,
mais il faut nous garder de dédaigner pour cela les mérites
d'une conception de la vie si différente de la nôtre. Et
M. Franck reconnaît de nouveau chez les Persans la dignité,
l'empire sur soi-même, la patience dans la poursuite d'un des-
sein une fois formé, la modération dans les désirs, le don des
langues. L'homme du peuple, dit-il, goûte davantage Hafis ou
Saadi que le paysan allemand n'apprécie Gœthe et Schiller.
Enfin, il voudrait nous mettre à Técole des soufis, afin de
résoudre chez nous la question sociale, de même que Gobi-
neau nous eût volontiers conduits pour le même objet vers les
disciples du Bâb (1). Une fois de plus, la pensée allemande,
celtisée ou roraanisée si l'on veut, se montre donc ici bien
plus proche de la française que celle des Arians d'Outre-
Manche.
(1) i?e/tyto»is, p. 356.
CHAPITRE JI
l'hISTOIIIE des l'ERSES
RETOUR A L iRYANISME
Après tous les témoignages que nous avons fournis dans oe
sens, on pourrait donc croire Gobineau oublieux pour jamais
des théories de la race, converti par son séjour en Orient à
une plus large conception de Thumanité progressive, se livrant
en un mot sans arrière-pensée aux molles séductions des jar-
dins d'Ispahan. On commettrait pourtant une erreur, et ce
serait mal juger un esprit à ce point complexe et imaginatif. Il
faudra peu de chose pour réveiller dans lorientaliste le ger-
maniste qui sommeille. Bien plus, certains indices font supposer
que ce dernier s'agitait dans son sommeil narcotique, vers la
fin de la mission du ministre de France à Téhéran. Déjà, dans
l'ivresse de ses premières impressions asiatiques, alors qu'il
évoque sans pudeur, sur les flots qui le portent, les galères
tyriennes pour les préférer aux barques normandes, il a des
retours sur lui-même : il contemple quelques spectacles qui
I avertissent de se tenir sur ses gardes, de ne pas se laisser
emporter par les ardeurs d'un enthousiasme prématuré, de ne
pas étouffer imprudemment l'impérialiste en son cœur. L'équi-
page anglais du Victoria, ce bateau de la Compagnie des Indes
qui l'emporte de Suez vers le golfe Persique, fait contraste
avec les lascars de Bombay qui sont emplovés aux gros ouvra-
ges du navire, sous le soleil de feu de la mer Rouge. « En face
106 LE COMTE DE GOBINEAU
d'un pareil effet, il semble difficile de croire à l'égalité des
races... Vingt générations de lascars poussés sur les bords de
la Tamise n'en feront rien de comparable à ces gaillards
anglais, doubles par la hauteur comme parla grosseur : autant
penser que la postérité d'une grenouille pourra égaler celle
d'un bœuf. " Mais c'est principalement vers la fin du séjour du
comte que la bonne entente semble se troubler peu à peu
entre les deux moitiés de ce ménage si singulièrement appa-
reillé : nation sémitisée et théoricien aryaniste. Ce dernier
est trop impressionnable, trop nerveux, comme il le dit lui-
même, pour supporter longtemps la vie commune. Après les
galanteries de la lune de miel, résumées dans Ti'ois ans en
Asie, non sans se prolonger encore à plusieurs reprises dans
les Religions, comme nous l'avons assez démontré, quelle
surprise de rencontrer tout à coup, en feuilletant ce dernier
ouvrage, des appréciations telles que celles-ci : non seule-
ment le contact des idées européennes est incapable de régé-
nérer l'Asie, mais il en naîtra probablement n des dangers
qui ne seront j)as médiocres pour nous " . Il se produira
Il dans ce grand marécage intellectuel quelque combustion
nouvelle de princi})es, d'idées, de théories pestilentielles, et
Vinfection qui s'en exhalera se communiquera par le contact
d'une manière plus ou moins prompte, mais certainement
assurée. L'histoire entière nous en répond » . Sont-ce donc là
les trésors que trouvait tout à l'heure l'enfant symbolique dans
le torrent du Demawend? Cependant, poursuit le comte, comme
la chose est inévitable, on doit en prendre son parti et n'en
pas faire un sujet de gémissements inutiles, mais un objet
d'études curieuses. Il nous avait confié déjà que, dans sa sym-
pathie pour la pensée orientale, il avait traduit et publié en
langue persane, avec l'aide de son savant ami le rabbin Mulla
Lalazar et la haute approbation de S. M. ISasr-Eddin-Shah,
le Discours sur la méthode de Descartes. Intention bienveil-
lante, avons-nous songé d'abord à ce récit; service utilement
rendu, tentative méritoire pour introduire dans le désordre
de l'imagination iranienne quelque chose de la pondération
systématique du père de la philosophie moderne en Europe;
CHAPITRE II 197
en un mot, intelligent et rare emploi des loisirs d'un jeune
diplomate qui s'efforce h faire rayonner, dans le lieu de son
exil momentané, l'iniluence de la pensée française. Non pas,
nous répond l)rusquement l'auteur des Religions dans F Asie
centrale : mauvaise plaisanterie froidement combinée, ironie
cruelle d'humoriste impitoyable, jouissance satanique ou bau-
delairienne à égarer un voyageur sous prétexte de le guider vers
la lumière. Lisez ces lignes singulières (I) : a Rien ne saurait
faire concevoir l'anarcbie de pensée et d'opinions que les croi-
sements incessants des théories les plus antipathiques engen-
drent en Asie, et cela tous les jours; ce sont des pensées, ce
sont des opinions d'où rien d'heureusement pratique ne saurait
sortir, et qui frappent l'observateur désintéressé d'une sorte
d'étonnement voisin de l'admiration par leur hardiesse et par
leur nombre, par leur fécondité et leur vitalité terrible... Il est
intéressant de voir s'augmenter sans cesse on du moins se sou-
tenir ce désordre, et l'on y prend un certain plaisir nerveux...
Dans certaines situations données, où l'on peut soi-même com-
pliquer le nœud qu'ils cherchent à résoudre, il j a du plaisir à
la faire. Cet antique et mystérieux pontife qui s'amusa jadis à
attacher le joug de Gordes au timon d'un char d'une telle
façon que peu de gens assez subtils pour défaire le nœud pou-
vaient être supposés, ce vénérable prêtre, j'imagine, ne laissa
pas que d'avoir dans sa vie ?<n tnotnent de malice bien satis-
faite... Il m'a paru qu'il y aurait un intérêt de curiosité à four-
nir aux gens de l'Asie centrale quelque nouvelle pâture intel-
lectuelle pour redoubler leur activité et produire de nouvelles
comijinaisons philosophiques, n'importe lesquelles. J'ai donc
procuré aux Persans le Discours sur la méthode. Il m'a paru
que, dans toute notre philosophie, rien ne pouvait avoir chance
de produire des résultats plus singuliers parmi eu.x. En réalité,
il est impossible de deviner ce qu'ils en feront, mais ils en
feront probablement quelque chose. » Le choix seul du livre
en question proteste contre cette interprétation bizarre et pres-
que maladive d'un effort qui fut certainement bienveillant
(1) Les Religions et les philosophies dans l'Asie centrale, p. 138.
198 LE COMTE DE GOBINEAU
dans son principe, et la pensée d'une mystification possible n'a
sans doute germé qu'ultérieurement dans le cerveau du fan-
tasque traducteur.
Quoi qu'il en soit, ce sont là les premiers mouvements, à
peine conscients, par où se manifestent à nouveau des senti-
ments aryanistes qu'on pouvait croire à jamais terrassés sous
le rude assaut des séductions iraniennes, et qui se relevèrent
pourtant à peu près intacts, quoique peut-être différemment
nuancés. Toute cette période du second Empire, la plus bril-
lante, au moins par les apparences, qu'ait connue la France du
dix-neuvième siècle (après 1815), Gobineau la passa dans un
rêve de haschisch, amusé par ses voyages, rassuré par le
triomphe de Tordre, délivré des préoccupations financières
qui assombrirent le début comme le terme de sa carrière :
l'esprit libre en somme, sans craintes et sans haines. Il se
réveille aux approches de 1870, comme s'il entendait gronder
l'orage intérieur et extérieur sur la France impériale et pres-
sentait pour lui-même les approches d'une crise morale aussi
rude que celle de 1848 le fut à sa studieuse jeunesse. V Histoire
des Perses (18G9) est un effort pour se ressaisir enfin, pour rap-
porter tant bien que mal à la source ariane tout ce qu'il avait
connu de bon, de sympathique en Asie, pour justifier en un
mot devant sa propre conscience ses trop peu conséquents
accès d'orientalisme. Et cela, en dépit de contradictions évi-
dentes, de dislocations périlleuses du sens logique et d'im-
possibilités matérielles de plus en plus frappantes à mesure
qu'il avancera dans sa tâche historique et se rapprochera
des âges modernes. Aussi l'ouvrage sorti de cette préoccu-
pation est-il au total un roman beaucoup plus paradoxal
encore que V Essai, dont il n'a ni la portée ni la valeur; et
on le considérerait à bon droit comme une simple fantaisie
de dilettante, presque de maniaque, si la séduction exercée
malgré tout par la personnalité de Gobineau n'appelait l'atten-
tion sur la totalité de son oeuvre, si surtout certains chapitres
n'en devenaient symptomatiques par leurs excès même, par
l'imprévu de leurs rapprochements comme de leurs distinc-
tions, de leurs ferveurs comme de leurs colères.
CHAPITRE II 199
Peut-être Gobineau fut-il aussi ramené vers ses premières
amours par la fréquentation d'un véritable aryaniste persan,
dont il a esquissé à deux reprises (1) la curieuse silbouette.
Hussein-Kouly-Agha avait fait ses études militaires à Saint-
Cyr; ce fut sous l'uniforme populaire de notre école spéciale
militaire qu'il assista aux événements de 1848, et mit sous les
verrouxdeses propres mains quelques émeutiers parisiens; en
sorte qu'il possédait u sur l'état de notre société française des
vues plus complètes qu'il n'aurait pu en acquérir en temps de
calme " .
De retour en Perse, il se sentit beaucoup plus choqué que
le ministre de France par le spectacle de son propre pays et
se prit d'une belle passion pour les antiquités de sa nation.
(i Sa haine pour l'islamisme n'avait pas de bornes : il voyait
dans cette religion l'importation et la marque de l'oppres-
sion arabe dans son pays; et toute sa sympathie, tout son
amour était pour la foi des Guèbres, sous laquelle la Perse à
été si grande... Quant au christianisme, il ne s'en occupait en
aucune manière. En somme, il ne voyait d'avenir et de salut
pour sa patrie que dans le retour aussi complet que possible
aux choses du passé le plus ancien et ce qu'il imaginait, dans
ses théories archéologiques fort approximatives, avoir été la
religion et la philosophie de ses plus anciens aïeux. » Les
réserves de ces lignes atteignent en plein leur auteur, moins
clairvoyant vis-à-vis de lui-même que devant les fail)lesses du
Persan réformateur, et nous estimons que Hussein était digne
d'écrire V Histoire des Perses, digne au moins d'inspirer à son
émule occidental en archéologie ethnique la pensée de 1 écrire.
Si nous en jugeons par certaines allusions des Nouvelles asia-
tiques, l'existence de cet utopiste fut d'ailleurs lamentable, et
il rencontra chez ses compatriotes un accueil plus dur incon-
testablement que celui dont Gobineau vieilli se plaignait de la
part des siens. Qu'on nous excuse d'avoir évoqué sa mémoire
au moment d'entrer dans une atmosphère intellectuelle telle
que dut être à peu près celle où il se complut.
(1) Religions, p. 133. Nouvelles asiatiques. Guerre des Turcomans.
200 LE COMTE DE GOBINEAU
II
LES sounc ES
Dès 1858, l'actif secrétaire d'ambassade, qui revenait de son
premier voyage en Perse, publiait chez Didot le résultat de ses
études sommaires sur la Lecture des textes cunéiformes :
résumé fort technique, que devaient compléter quelques
années après les deux gros volumes du Traité des écritures
cunéi fortnes , dont nous parlerons plus loin. L'envers de la
brochure portait cependant : pour paraître prochainement :
Histoire généalogique des nations iraniennes . Or, cette promesse
prématurée ne fut réalisée que onze ans plus tard par la publi-
cation de V Histoire des Perses, où les généalogies de personnes
tiennent une grande place, comme dans la conception aryanisle
et nobiliaire en général, et dont les généalogies de peuples
forment, en effet, l'objet principal.
Cette histoire fut écrite, si nous en croyons les indications
de son sous-titre, » d'après les auteurs orientaux, grecs et
latins, et particulièrement d'après les manuscrits orientaux
inédits, les monuments figurés, les médailles, les pierres
gravées, etc. " Donnons un instant à l'examen de ces diverses
sources, afin d'apprécier au préalable la portée possible de
l'œuvre qui prétend tirer son autorité de la leur.
Nous pourrions négliger sans trop d'injustice les médailles
et les pierres gravées, dont Gobineau avait recueilli toute une
collection qu'il nomme d'ordinaire son u cabinet ' à la mode
du dix-huitième siècle. Car, outre qu'il avoue lui-même avoir
été souvent trompé par ses vendeurs (et la critique confirme
cet aveu), il n'a vraiment tiré qu'un parti insignifiant de ce
genre de documents. Qu'il prétende fournir par la description
de trois cylindres artistiques en jaspe vert " la preuve maté-
rielle d'une accession des populations helléniques aux dogmes
orientaux (1) » , c'est là un argument qu'un Roeth n'aurait
(1) Histoire des Perses, t. II, p. 46.
CHAPITRE II 201
peut-être pas cote très haut parmi les témol^jnagcs à l'appui de
ses théories helléno-levantiues. Que plus lard il trouve dans
celte précieuse collection, parmi les innombrables pièces qu'il
rapporte à l'époque arsacide (1), le reflet des conflits d'in-
fluences étrangères au sein du royaume parthe, on peut lui
accorder ce délicat plaisir d'archéologue, mais non sans cons-
tater que, d'ordinaire, il voit dans les vagues sujets de ses
cornalines exactement ce qu'il lui plaît d'y voir. lùiHn, si cette
sorte de documents convient à merveille, de même que les
mvthcs primordiaux, à sa tournure d'esprit Imaginative et
partiale, leur emploi ne saurait porter dans l'àme du lecteur
une conviction aussi complaisante que dans la sienne.
Les " monuments figurés 'i l'inspirent moins bien encore; il
pourrait peut-être tirer quelque chose des plaques de marbre
sculpté qui décorent les palais en ruine dont la vallée du
Tigre " est encombrée " ; un Maspéro ne s'en est pas fait faute.
^lais, toujours préoccupé, comme dans VEssai, de raccourcir
le passé historique du monde, afin de maintenir intactes ses
théories de races, de mélange, et sa chronologie ariane, il se
refuse à voir dans ces débris l'œuvre des temps antérieurs à
Cyrus : il faudrait à son avis les reporter vers une date posté-
rieure au cinquième siècle avant Jésus-Christ, et cela pour
cette raison capitale qu'ils représentent des machines de
siège. Or les historiens ne disent pas que Cyrus ait employé
béliers ou tortues pour réduire Sardes. Et comment ce grand
roi eût-il i^rnoré des movens connus de ses iirédécesseurs
sémitiques? La poliorcélique est, de toutes les sciences hu-
maines, celle qui résiste le mieux aux vicissitudes des con-
quêtes et des révolutions (2). Par cette argumentation victo-
rieuse, voilà toute une catégorie de précieux témoignages
récusés sans appel, rejetés en un siècle où ils n'ont plus de sens
possible et privés ainsi de leur signification normale au cours
de l'exposé de Gobineau. Ces méthodes de critique lui sont si
ordinaires qu'il était bon d'en signaler ici un exemple frapj)ant.
(1)T. Il, p. 511.
(2} T. I, p. 395, et t. 11. p. 266.
202 LE COMTE DE GOBINEAU
Venons aux » auteurs grecs et romains '» : ils lui ont fourni
au total la trame et le fond de son récit, tout ce qui en est
solide et réel, mais il ne laisse pas de les dédaigner et de les
morigéner en mainte occasion. Hérodote a paru lui inspirer
d'abord quelque sympathie, parce qu'il est un Grec d'Ionie,
demi-asiatique à ce titre, et fort propre à servir d'introducteur
dans l'étude des annalistes orientaux. N'a-t-il pas comme eux_
l'absolu désintéressement, l'absence de passion, la capacité
d'enregistrer froidement les versions les plus opposées, la
franchise d'accepter pour incontestable cette débilité fonda-
mentale qui s'attache à tout témoignage humain. Et des senti-
ments qui laissent tant de latitude à l'imagination chez les his-
toriens de seconde main ne sont pas à dédaigner. Mais, en fait,
l'écrivain de Vllistoù^e des Pet'ses tantôt néglige l'auteur des
n Muses " , tantôt le réfute dédaigneusement. Gambyse épouse-
t-il ses deux sœurs, fidèle à une vieille coutume ariane d'adel-
phogamie pour laquelle Gobineau a toujours montré une
complaisance évidente, Hérodote prouve deux fois son u ab-
surdité 1) , et en prétendant que c'était là une nouveauté dans
l'Iran, et en assurant que les juges royaux tournèrent la loi en
faveur du souverain dans cette circonstance, ce qui est impos-
sible en i)ays arian (1).
Un grand seigneur coupable de conspiration contre Darius
se voit-il condamner à mort avec tous les mâles de sa famille,
et sa femme, ayant obtenu pourtant par ses supplications de
sauver l'un des siens, choisit-elle son frère plutôt que son
enfant : u Hérodote ne voit là qu'un jeu d'esprit, il en est
fi'appé comme devait l'être Vitnagination puérile d'un Grec.
Mais l'Iranienne ne subtilisait pas : elle considérait que la
maison dont elle était issue allait s'éteindre, et ce malheur, le
plus grand qui puisse frapper cette existence collective repré-
sentée par une race noble, lui était si insupportable à envisager
qu'elle lui préférait encore le sacrifice de ses affections les
plus naturelles et même la lignée de son mari. » C'est ainsi
que, du haut de ses sentiments nobiliaires, Gobineau défend
(1) T. I, p. 558.
CHAPITRE II 203
ses lointains parents arians contre l'inintelligence vulgaire des
Hellènes sémitiscs. Enfin, Hérodote raconte-t-il la guerre
scythique de Darius, là encore, il passe à côté de la vérité
puisqu'il fait des Perses d'avides barbares, et des Scythes une
race de philosophes contents de peu. Nous serons surabon-
damment édifiés tout à l'heure sur le ridicule d'une pareille
bévue.
Nous verrons aussi comment sont traités les témoignages de
Thucydide et ceux de Xénophon, car la Retraite des dix mille
sera l'objet d'une diatribe particulière, tandis que la Cyropédie
est jugée tout simplement comme un u ennuyeu.x roman n .
C'est qu'en général on ne saurait se fier au.x écrivains grecs
lorsqu'ils apprécient les choses de la Perse. Leur parti est
pris là-dessus, u Ils raconteront froidement que ces peuples
condamnaient avant tout le mensonge, regardaient comme
déshonorés leurs débiteurs incorrigibles , croyaient devoir
épargner leurs ennemis vaincus, n'accordaient à personne,
pas même au souverain, le droit de mettre à mort qui que ce
fût pour une seule faute, ni de traiter rudement les esclaves.
Tout cela, si différent de leur manière d'agir, leur semble insi-
gnifiant : ils ne s'arrêtent pas à y réfléchir, et les Perses restent
pour eux des Barbares (1). " Aussi de semblables témoignages
ne méritent-ils pas moins de défiance que ceux de Tacite sur
les Germains, comme pareillement émanés d'observateurs sé-
mitisés qui se mêlent d'apprécier les notions arianes sans les
comprendre. Enfin, nous ne dirons rien des documents romains
sur les Parthes, car ils tiennent une place infime dans V Histoire
des Perses.
Bien au contraire, les " auteurs orientaux " , dernière source
indiquée par son titre, sont évidemment les favoris de Gobi-
neau. Parmi ceux qui sont le plus généralement connus, le
Vendidad, pour les origines iraniennes, et le Shah-lSameh ou
Poème des Rois de Ferdousy, pour l'apogée de la puissance per-
sane, lui servent fréquemment de guides. Mais les conseillers
qui possèdent toutes ses complaisances, ce sont les " manus-
(1) T. I, p. 403.
204 LE COMTE DE GOBINEAU
crits orientaux inédits " , fruits de ses recherches propres, con-
tribution personnelle de son activité érudite aux renseigne-
ments jusque-là possédés par l'Occident. A ce titre, la tradition
orale, de toutes la plus inédite, est aussi la plus précieuse, et
nous avons dit que le chevaleresque prince afghan Mir-Elem-
Khan fournit à son ami un renseignement capital que nous
retrouverons tout à l'heure. Gobineau écrira aussi à l'occasion :
«La première fois que celte anomalie me fut signalée (il s'agit
d'une tradition favorable à la domination sémitique dans l'Iran
antéhistorique), ce fut par un cavalier nomade de la tribu des
Kourdljatjehs, appelé Mohammed-Taghy. " Voilà du moins
une source pittoresque, et ce document-là possédait sans doute
des procédés de persuasion qui ne laissaient, pas mettre osten-
siblement en doute son autorité historique. Mais les monu-
ments écrits fournissent, on le conçoit, des résultats plus
étendus : ils entrent donc en ligne à leur tour, et l'on demeure
stupéfait de voir quelle portée notre voyageur reconnaît à ces
divagations musulmanes; il y admire beaucoup d'art, une
réelle impartialité, car les flatteries obligées à l'égard du sou-
verain actuel disparaissent après sa mort; et dans les JSamehs,
véritables chansons de geste, l'aspect seul est islamique, tandis
que le fond demeure nettement iranien. Ce sont ces qualités
qui lui font goûter par exemple un annaliste du treizième siècle
de notre ère, " rhumblc AI)doullah-Mohammed, (Ils de Has-
san, fds d'isfendvar, ■' dont les notes sur son temps pourraient
en effet présenter quelque intérêt (1), mais dont les renseigne-
ments sur le lointain passé de sa race ont à peu près, à notre
avis, la valeur qu'il faudrait attribuer à ceux de son contempo-
rain Joinville, si, non content de nous peindre en traits exquis
son souverain, le sénéchal de Champagne nous eût exposé les
origines de la monarchie franque. Il est trop probable que
Francion, fils d'Hector, tout au plus les douze pairs de Char-
lemagne, eussent fait les frais du récit; et Abou-Taher ne nous
éclairera pas plus utilement sur la généalogie d'Alexandre,
qu'il s empresse de faire proche parent de Darius.
(1) T. I, p. 263.
CHAPITRE II 20ô
Toutefois, le plus singulier des engouements de Gobineau
porte sur un poème qu'il eut l'honneur de découvrir, et que,
dans ses dernières années, se'paré de ses souvenirs persans par
bien des vicissitudes intellectuelles, il songeait encore à tra-
duire et à publier m extenso (1). Nous voulons parler du
Koush-Natneh, dont il raconte en termes émus la précieuse
conquête. Ce trésor lut découvert à Tabriz, entre les mains
d'un juif, et défendu à grandpeine contre les convoitises des
amateurs indigènes d'antiquités nationales. C'est un des plus
beaux manuscrits qu'on ait jamais vus (2), copié sur « ce (^ros
papier de soie épais comme du parchemin qu'on nomme
papier de Kambalow et qui ne se fabrique plus nulle part en
Asie avec la même perfection. Ce papier est jaune nankin,
d'un grain serré et si fin qu'il est naturellement lustré et que
la plume de roseau y court sans peine " . L'écriture est admi-
rablement lisible, les frontispices furent peints avec l'amour le
plus minutieu.\ et le mieux inspiré : il est impossible de voir
" plus de goût, un goût plus sévère " , et les ex-libris, dont
l'un semble royal, ajoutent à la valeur de ce morceau de choix.
Mais la perfection de son extérieur parait avoir malheureuse-
ment trompé Gobineau sur les qualités historiques de son
contenu. Les satisfactions du bibliophile et celles du critique
ne vont pas toujours de pair. Ici, le héros, qui n'est autre que
Cyrus, porte le nom significatif de Koush Pvldendan, c'est-à-
dire Koush aux dents d'éléphant. Il est, en effet, doté de dent*
énormes et proéminentes, d'oreilles larges et tombantes, de
poil et de cheveux rouges. Ses yeux pourtant sont bleus, mais
parce qu'à l'avis de l'auteur musulman du poème c'est une
monstruosité de plus; les populations sémitiques ou sémitisées
professent, en effet, pour cette particularité une répugnance
marquée, à ce point qu'un pareil trait fut toujours considéré
parmi elles comme u le signe infaillible d'une incurable per-
versité 11 . Ajoutons que les Chinois reconnaissent de leur côté
dans l'a/.ur de l'iris une preuve de l'origine diabolique des-
^^l) Bio{iraphie en tête d'Amadis.
(2} T. I, p. 35V.
206 LE COMTE DE GOBINEAU
Européens, et qu'à leur exemple un spirituel critique fran-
çais (1), peu flatteur d'ordinaire aux Anglo-Saxons, sans doute
parce qu'il les voit de trop près, nous l'assurait récemment :
nul regard ne peut contenir plus de méchanceté froide que
celui de certains yeux bleus d'outre-Manche. Quoi qu'il en
soit, à part cet unique trait arian, tout le reste de la personne
de Koush incarne le nègre féroce et terrible qui s'opposa aux
premières conquêtes blanches, le dyw de la légende iranienne
dont nous connaîtrons tout à l'heure les particularités repous-
santes. Et c'est à un poète qui aperçoit sous cette forme
odieuse le héros des siècles purs, l'homme le plus décisif de
l'histoire du monde, comme nous le verrons, que notre arya-
niste s'en va demander, sans scrupules, de précieux, d' » ines-
timables matériaux u pour une construction purement arianc!
Est-il permis de pousser aussi loin la légèreté du jujjement,
l'auto-suggestion même? Et la possibilité d'une semblable
erreur, commise en parfaite bonne foi, n'éclaire-t-elle pas d'un
jour éclatant certains traits passés et futurs de la physionomie
morale de Gobineau? En fait, il ne tire rien du Koush-Nameh,
sinon de vagues scènes de féeries orientales et, à propos de la
mort apocalyptique du héros Cyrus, une démonstration du
grand souvenir laissé par ce monarque dans la mémoire des
hommes. Résultat de mince intérêt pour lequel nous n avions
pas besoin des fumeuses fantaisies et des u moments de dé-
lire (2) 1' avoués par son admirateur lui-même chez l'auteur
de cette épopée fantastique.
III
LA MÉTHODE
A mesure qu'il avance dans son œuvre, l'historien des
Perses se permet d'ailleurs un usage de plus en plus bizarre et
(1) M. Augustin FILO^.
(2) T. I, p. 502.
CHAPITRE II 207
forcé des légendes musulmanes (1), et finit par en faire passer
jusqu'à la méthode dans les pages de son livre ériidit. Comment
donc expliquer autrement que par la familiarité de ces dange-
reux conseillers les déclarations de principe que nous allons
lire? Sommes-nous tentés, par exemple, d'attril>uer quelque
valeur à une exacte chronologie, voici de quoi nous guérir de
ce préjugé septentrional (2). » Le caractère précis, arrogant,
rigoureusement déterminé qui est propre ù un chiffre, ne
paraît que Vinsolence de l'erreur, et, en vérité, n'est pas autre
chose. 1' Nous autres Occidentaux, « nous voulons de la pré-
cision, fût-elle factice, et des assertions directes et rigoureuses,
fussent-elles fausses. » N'a-t-on pas vu un archéologue fran-
çais placer précisément en 1885 avant Jésus-Christ le tremble-
ment de terre qui sépara l'Ossa de l'Olympe, ajoute le comte
d'un air vainqueur? Exagération sans doute, lui répondront
les esprits conciliants, mais combien moins périlleuse après
tout que la disposition contraire : V Histoire des Perses suffirait
à l'établir au besoin.
Quant à l'appréciation morale des faits, ainsi ordonnés au
préalable d'une main indulgente, (lobineau sait trop bien
•qu'on écrit toujours l'histoire sous l'empire de la passion pour
essayer de réagir contre un mal inévitable. Tite-Live et Tacite
offrent de frappants exemples de partialité : les moines du
moyen âge péchèrent par un dangereux mépris des choses de
<;e monde, tandis qu'ils dénigraient cette active société féo-
dale, qui incarnait la vie sous leurs yeux, en demeurant
aveugles j)our ses mérites, et forgeaient de leurs mains " les
armes cruelles dont les historiens du dix-huitième siècle ont
meurtri la mémoire des chevaliers (3) " . Si Boulainvilliers fut
peut-être un penseur inexact en » invectivant pour la no-
blesse " , Augustin Thierry, de son côté, en voyant a matière à
pamphlet dans l'héroïsme normand vainqueur de l'Angleterre,
n'a produit que des plaidoyers en faveur du tiers éiat». En
(1) Voir t. II, p. 232, noie, l'extraordinaire analyse des éléments prétendus
historiques renfermés dans le Baliman-Nameh.
(2 T. I, p. ;i36.
(3) T. I, p. 244.
208 LE COMTE DE GOBINEAU
général, V homme ne ment pas; il ne cherche pas volontaire-
ment, sciemment, à travestir les faits : seulement il s'abuse
aisément sur leur caractère, sur leur nature, sur leur portée,
et a il introduit ainsi cet élément réfractaire que ni les écri-
vains philosophes, ni les conteurs, ni même les chroniqueurs
ne réussissent à dompter " . Bien plus, pour les Arians, c'est
une sorte de fatalité intellectuelle qui les conduit dans cette
voie toute subjective, car l'histoire n'est à leurs yeux qu'une
matière première, et on ne la traite comme elle doit l'être (1)
Il qu'en 1 emplovant à toute autre chose qu'elle-même » .
C'est trop évidemment là un plaidoyer pro clomo sua chez
Gobineau, à qui Ton accorderait peut-être qu'il est permis de
se résignera la partialité comme à un inconvénient inévitable,
mais non sans maintenir, contre son avis, qu'il est dangereux
d'en accepter délibérément l'iniluence et de l'ériger pour
ainsi dire en principe d'action, comme il la fait dans les lignes
suivantes : " Puisque l'homme n'est jamais assuré de bien voir,
alors, dit-il (-),je prends mon parti, je me préoccupe avec
assez peu d'exigence de la réalité matérielle des faits, je me
contente de la réalité relative dont il m'est impossible de dou-
ter, et, dès lors, je nie sens maître d' écrire une histoire qui, ne
dédaignant rien, prenant tout, enregistrant avec la conscience
de son droit les assertions les plus invraisemblables ef, si l'on
veut, les plus folles, sera beaucoup moins celle des faits que
celle de l'impression produite par ces faits sur l'esprit des
hommes. " Il résultera de cette nouvelle conception quelque
chose de semblable à une statue a de proportions en vérité assez
grandes et assez nobles, bien que d'attitude peut-être un peu
étrange, et qui méritera sans doute d'occuper une place dans
un coin quelconque de l'arc triomphal de l'humanité " . Voilà
qui est peu sérieux, et pourtant, avouons-le, la discussion de
principes qui accompagne cette caractéristique profession de
foi est en vérité du meilleur Gobineau ; il s'v montre à la fois
fin et spécieux, pénétrant et excessif, modéré par endroit et
(i; T. II, p. 299.
(2')ï. I, p. 265.
CHAPITRE 11 209
soudain tranchant : c'est un grand seigneur qui expose au
public le [)lan de ses nobles récréations intellectuelles, l'invi-
tant à s'y associer sans chicanes mesquines s'il est vraiment
digne d'en prendre sa part. ]Nous n'aurons plus le droit de nous
étonner, après de tels avertissements, si l'on nous insinue que,
Il même en maniant les éléments de la légende avec la plus
grande discrétion, il serait prudent d'en e.ilraùe tout le con-
traire de ce qu'elle affirme (1); " ou encore si nous vovons
un personnage féminin de la chronique iranienne dépouillé
soudain de son sexe pour devenir u évidemment " (2) le chef
d'une des grandes divisions de l'armée d'Alexandre!
IV
LA FÉODALITÉ EX ORIEXT
Oui, V Histoire des Perses est bien un roman aussi capricieux
et peu cohérent dans le détail que hasardeux par son inspira-
tion fondamentale, on pourrait dire par son leitmotiv^ pour
emprunter un terme technique cher au fondateur de la
renommée de Gobineau, Richard Wagner. Ce thème est l'in-
cessante assimilation de la constitution iranienne antique à
l'organisation féodale du moven âge germanique. Sans doute,
tout n'est pas illusion dans ce rapprochement inattendu (3),
(i)T. I, p. 328.
(2) T. II, p. 448.
(3) Renan le reprenait quelques années plus tard dans son étude sur le
Shanamek (^Mélanges d'histoire et de voyages\ « L'ancienne Perse... res-
semblait singulièrement à notre époque carlovingienne. » De tout temps une
classe de dikhan, restes d'une noblesse féodale, conserva les souvenirs, le
génie de la Perse et son antique idiome. Une véritable réaction persane se
produisit encore sous les Sassanides et les Gaznévides, vers le onzième siècle de
notre ère, et produisit le poème de Ferdousy, qui n'est pas un Arabe, conclut
Renan, mais « un des nôtres», témoignant de la persistance obstinée du génie
indo-européen au travers des plus tristes aventures de l'histoire asiatique.
Il faut observer ici que bien des traits que Renan signale comme indo-euro-
péens dans le poète du Shancnneh sont antiarabes à ses veux, sans doute, mais non
antisémitiques à la façon de Gobineau. Et l'on ne peut s'empêcher de soup-
çonner, dans ces lignes un peu excessives, une influence cachée de l'Histoire des
14
210 LE COMTE DE GOBINEAU
car une réelle quoique lointaine parenté de race et surtout des
conditions d'existence analogues en justifient plus d'une fois
les tendances générales. Lesprit allemand ressentit peut-être
quelque intuition de ce cousinage, puisqu'on l'a vu, vers le
temps du romantisme, se délecter aux arômes enivrants de la
poésie orientale (1), qui inspira à Gœthe quelques-uns de ses
plus délicats morceaux; à moins qu'on ne préfère apercevoir
dans cet engouement une preuve de ce fait d'expérience que
les contrastes s'attirent dans les caractères, et que le soleil du
Midi ou de l'Orient a toujours séduit l'homme du Nord. Quoi
qu'il en soit, au lecteur de Gobineau telle aventure de Rous-
tem avec un dragon rappellera certainement les vieux romans
de la Table ronde; et l'on retrouverait jusqu'aux moments de
frayeur du héros çamide, que le comte juge indigne d'un Arian
pur, dans les naïfs récits de nos trouvères, où les preux cheva-
liers ne se montrent pas mieux à l'abri de la panique, surtout en
présence des trahisons de la magie. Peut-être les impressions
rapportées des croisades pourraient-elles expliquer, mieux que
toute communauté de sang, certaines analogies littéraires de
cette espèce.
Qu'il en ait ou non le droit bien étal)li, l'historien des Perses
«e plaît à tracer un incessant parallèle entre les deux civilisa-
tions, iranienne et germanique, et quand cette préoccupation
ne se traduit pas dans les mots, on la sent cependant présente
en sa pensée, ressort caché de l'entreprise et raison d'être de
l'ouvrage tout entier. Dès ses premières pages, il rapprochera
la cité des antiques Persans, le bouloug, du borough anglais,
et, en décrivant minutieusement les dispositions, il ajou-
tera (2) : «J'insiste avec d'autant plus de plaisir sur ces détails
qu'ils rappellent vivement les demeures des Arians germains,
nos ancêtres. Les grandes métairies mérovingiennes des bords
Perses, qui, pas plus que les Religions dans l'Asie centrale, n'est sans doute
demeurée inconnue au membre actif de la Société asiatique que fut l'auteur
de la Vie de Jésus.
(1) Voir Remy, Influence of India and Persia on the poetrj of Germany.
New-York, 1902.
(2) T. 1, p. 28.
CHAPITRE II 211
de la Somme et de l'Oise étalent encore bâties à peu de choses
près sur le plan inventé jadis par les ancêtres de la haute
Asie (1). » L'existence, principalement a^jrlcole, n'était pas
moins semblable de pari et d'autre, et, tandis que les Ira-
niens tenaient cet emploi de ractivité humaine pour le plus
noble, le plus digne du guerrier et de Ihomme de haute nais-
sance, tous les « gentilshommes de l'Kuropc occidentale jus-
qu'au jour présent ont reçu un pareil préjugé de leurs ancêtres
issus de la souche arlane, ou fiers de le faire croire ^^ . Le comte
songe-t-il à lui-même dans cette dernière réserve? En tout cas,
il retrouve facilement sur les armes des compagnons de Gyrus
le blason héréditaire (2), nomme volontiers manoirs ('^) leurs
retraites montagneuses de l'Elbourz, reconnaît le combat des
Trente (4) dans la lutte de onze paladins persans contre autant
de guerriers scythes, et dira des sujets iraniens de Darius, en
style du dix-septième siècle, que u ces jeunes gentilshommes
ne suivaient guère que le parti des armes (5) v . Gyrus lui appa-
raît comme un autre Charlemagne, entouré de ses pairs (6) :
Roustem en est Roland; Shegad, le Danelon. Ges chefs arians
n'étaient pas, dit-il, par un de ces euphémismes un peu naïfs
dont il est coutumier, u plus disposés à la mièvrerie que ne le
furent plus tard leurs arrière-neveux Geoffroy Grise-Gonelle,
comte d'Anjou, et Hugues Pille-Avoine, seigneur de Ghau-
mont en Vexln. » Enfin, décrivant d'après une de ses pierres
gravées le a noble faucon arsacide^ , il ajoutera que ce mélék-
è-tayfeh, successeur légitime, de l'antique vie ampatl, et roi
héréditaire de son domaine, était bien a de toutes pièces, de
sentiment comme de position, de droits comme de volonté, un
v}-ai baron de notre moyen âge (7) w . Ges rapprochements sou-
(1) Gobineau son{»e sans doute ici avec une certaine complaisance à son
château de Trye, près deGournay, dans le pays de Bray, dont nous verrons les
vicissitudes dans OUar Jail.
^2) T. I, p. 296et44f).
(3j T. I, p. 257
(4) T. 1, p. 453.
(5) T. II, p. 20.
(6J T. I, p. 376.
(7) T. II, p 486
212 LE COMTE DE GODINEAU
vent arbitraires le plongent d'ailleurs dans une sorte d'atten-
drissement assez semblable aux émotions touchantes que lui
procura parfois ce Jjon pays de la Perse moderne. Remarquant
en effet dans les Nameli un amour de l'aventure analogue à
celui d'où sortirent les romans de la Table ronde, il poursuit :
il Cette tournure bien particulière de l'intelligence iranienne est
précisément celle des nations germaniques, et il en ressort une
preuve de plus, ])ien frappante, bien imposante, j'ajouterai
bien séduisante et bien chère, de la parenté antique des feuda-
taires de Cyrus avec les vainqueurs du monde romain (1). »
La familiarité de ces paladins orientaux a produit une con-
séquence plus importante dans la pensée théorique de Gobi-
neau. Elle l'a réconcilié pleinement avec la féodalité, qui nous
était apparue dans VEssai comme une déviation de l'odel,
comme un mal nécessaire, comme une adaptation forcée de la
conception ariane au gouvernement de vastes conquêtes, les
résultais heureux qui en purent résulter provenant encore de la
source plus pure dont elle n'avait pas entièrement souillé les
flots bienfaisants. En Orient, l'odel semble oublié dès l'origine,
et avant toute extension de territoire (2), dans un état de
société aussi absolument militaire et agricole que l'était celui
de l'Iran jusqu'à Cyrus, « l'unique forme de liberté })0ssil)le
était la féodalité, " qui met l'homme et tout ce qu'il possède,
tout ce qui le complète et lui donne le sentiment de sa valeur,
au-dessus des caprices despotiques des majorités. Cette organi-
sation accordait en somme à chaque guerrier arian, sous des
règles fixes, immuables, " échappant à la pression de toute
volonté » et que u personne n'avait qualité pour changer (3) » ,
ce qui se pouvait maintenir par l'emploi incessant du courage.
Situation violente sans aucun doute, mais un peuple sous les
armes » ne hait pas et surtout ne méprise pas " une pareille
situation : il éprouve un grand plaisir à faire ce qu'il veut,
tt une tendance flatteuse à rester à perpétuité en contemplation
de ses droits personnels, plus disposé à les exagérer qu'à les
(1) T. I, p. 439.
(2) T. I, p. 480.
(3) T. I, p. 585.
CHAPITRi: 11 213
laisser abaisser. > Amusante transcription en beau, en idéal,
n'est-il pas vrai, d'un état social dans la réalité fort précaire et
troublé, comme nous verrons Oobincau contraint d'en con-
venir lui-même vers la fin de son œuvre, en présence de l'exa-
gération féodale des Arsacidcs.
Bien plus, l'existence de la féodalité iranienne une fois pro-
clamée, Gobineau lui a|)plir|ue avec une logique intrépide
jusqu'aux institutions de détail du code chevaleresque de notre
moven âge. L'aurore de cette période brillante lui fournit déjà
plus d'un point de comparaison; car, en présence des disposi-
tions dernières de Cvrus, on pense » assister au testament de
quelque roi mérovingien faisant la part d'un de ses lils (l) d .
Un monarque perse, nous aflirme-t-on plus loin, n'eût pas eu
meilleure grâce à réclamer d'un de ses vassaux ce que ce der-
nier considérait comme son bien légitime, que Clovis à chi-
caner sur sa part de butin le possesseur du vase de Soissons {'2) .
Enfin, dans telle intervention politique d'un grand seigneur
çamide, on croirait voir ii les Mérovingiens abâtardis ne soute-
nant plus l'empire et le héros de la maison d'Austrasie violen-
tant à la fois les bras et le sceptre de ses suzerains (3) " .
Sur l'extraction des grandes maisons féodales de l'Orient,
Gobineau montre des susceptilùlités nobiliaires vraiment risi-
bles. L'une des plus populaires dans la légende persane est
celle des Gawides : or, ces seigneurs avouaient tirer leur ori-
gine de Gaweh, simple forgeron d'Ispahan, qui, ayant aidé
Férydoun, le premier roi national, à secouer le joug sémitique
de l'Assyrien Zohak, devint l'un des principaux fcudataires de
la monarchie restaurée par son bras. Le tablier de cuir de
l'artisan avait été le drapeau du soulèvement patriotique des
Iraniens de la Bonne Loi et demeura le symbole de l'indé-
pendance reconquise. Cette origine roturière indigne d'abord
le comte, qui la révoque nettement en doute (4). "Qu'un
homme du bas peuple se soit trouvé à la tète d'une insurrec-
(1) T. I, p. 482.
(2) T. I, p. 402.
(3^ T. I, p. 317.
(4) T. I, p. 280.
2U LE COMTE DE GOBINEAU
tion iranienne et s'y soit maintenu, que ce même homme ait
réussi à s'élever au rang de puissant vassal de Férydoun et à
devenir le chef et l'ancêtre de la maison la plus considérable
de l'Iran occidental... de pareilles fortunes sont communes
dans l'Asie moderne et dans les pays où les races sont très
mélangées... Mais elles sont invraisemblables dans l'Iran de
Férydoun, où un homme tie valait que par sa généalogie. »
Gobineau convient pourtant ailleurs qu'on a toujours créé
après coup de brillants aïeux à quiconque avait eu l'audace
heureuse de révéler quelque valeur personnelle en dehors des
races antiques. Et cette regrettable coutume le porte, après un
moment de révolte, à enregistrer avec résignation l'humble
condition de Gaweh, « faute de moyens suffisants pour l'atta-
quer (1). » Ajoutons à sa décharge qu'il est revenu plus tard
sur cette appréciation puérile, et qu'il a fait amende honorable
au héros de l'Iran sous la forme la plus éclatante. Fut-ce les
pages brillantes du premier acte de Siegfried et la noblesse
évidente de l'art du forgeron dans la légende odinique qui
réconcilièrent le \vagnérien, l'hôte de Wahnfried, avec l'ancê-
tre des Gawides? Toujours est-il qu'il lui a donné place dans
son poème à'Amadis, sur le Parnasse symbolique où sont divi-
nisés les plus grands des héros arians (2). Aux côtés d'Indra,
d'Apollon et de Thor, seul humain cité par son nom près de
cette trinllé céleste, on admirera
Kaweli, forgeron invincible !
Le métier plébéien se trouve ainsi mentionné dans la charte
d'apothéose : la réparation est vraiment complète.
D'ailleurs, par une de ces inconséquences qui lui sont fami-
(1) Il oiU pu < lier à 1 appui de son scepticisme cette curieuse léfjende du bas
inoven àf[e recueillie par Dante lors de son séjour à Paris, et qui faisait d'IIuf;ues
Capet, fondateur de la dvnastie régnante, le Hls d'un boucher de la capitale
française.
Fij;liiiol fui d'un bcccajo di Pariai {Purgaiinre, ch. XX).
Cette tradition venait de la puissance de cette corporation, de son dévoue-
ment à la royauté et de l'union déjà dessinée de cette dernière avec le tiers
contre la féodalité, hostile à son afjrandissement.
(2) P. 357.
CHAPITRE II -215
Hères, Gobineau nous affirme d'autre part que la noblesse ira-
nienne de la grande époque, celle de Cyrus et de Darius,
s'était constituée seulement du temps de Férydoun, aussi bien
que la maison gawide, mais qu'elle cherchait à se rattacher à
l'aristocratie plus antique de l'empire djcmshydite, comme
« la chevalerie française du douzième siècle aux leudes de
Clovis (1) " . C'eût donc été pure mauvaise foi, véritable sno-
bisme chez les autres seigneurs persans, s'ils avaient cru devoir
dédaigner, à l'exemple de leur historien, les fils d'un homme
qui fut une sorte de Jeanne d'Arc masculin dans son pays.
Malgré des mésaventures et des palinodies inévitables avec
un tel parti pris, le comte persiste du reste à apercevoir au tra-
vers de lunettes tout européennes la hiérarchie féodale de
l'Iran. Au sommet sont les grands feudataires, souverains, rois
ou shahs dans leur domaine, et possédant le droit de battre
monnaie. Le monarque est seulement le premier d'entre eux,
de même que Louis XIV sera contraint, malgré ses tendances
absolutistes, de s'avouer le premier gentilhomme de son
royaume; et c'est simplement ce fait qu'exprime à l'origine le
titre officiel de padishah, maître des rois, ou shahinshah, roi
des rois, dans lesquels notre ignorance démocratique persiste
à voir des formules d'orgueil, alors qu'ils exprimeraient plutôt
un rappel à l'humilité (2). Au-dessous de ces shahs viennent les
ratons ou grands gentilshommes, parmi lesquels se recrutent
souvent ces maîtres de la cavalerie, acpapaitis, qui deviennent
généraux, satrapes, ministres. Puis ce sont les hommes libres,
les Iraniens proprement dits, cartons les Iraniens sont nobles :
imaginez les hommes d'armes du moyen âge, les c lances »
qui marchaient au combat entourées de leurs tenanciers, ou
encore, pour mieux dire, les chevaliers immédiats du Saint-
Empire germanique, et leur héros Franz de Sickingcn. N'aper-
çoit-on pas nettement dans cette esquisse sociale la constitution
que le duc de Saint-Simon prétendait restaurer en France
(tout en sacrifiant trop pour sa part à la servilité du jour) et
(i) T. I, p. 486.
(2; T. I. p. 464.
216 LE COMTE DE GOBINEAU
qui eût mis l'État aux mains des seigneurs, dominant les gen-
tilshommes, placés eux-mêmes au-dessus des simples noljles.
Le duc de Bourgogne ne fut empêché que par la mort de
satisfaire en quelque chose les amhitions archéologiques de
son conseiller écouté.
Gohineau recourt encore maintes fois aux usages féodaux
pour éclaircir à sa façon certains points des annales ira-
niennes. Par exemple, à ses yeux, la Perside, province d'im-
portance médiocre, sous-Kef de la Médie et fort sémitiséc, n'a
donné son nom à l'empire de Cyrus dans les documents grecs
que pour avoir été le fief propre de la famille de ce prince
avant son élévation. D'autre part, Cyrus n'y résida pourtant pas
et fixa sa capitale à Suse ou à Echatane parce que « son père,
encore vivant, avait le droit de garder le fief de la maison (1) d .
Plus tard, Darius ne déhuta au contraire que comme gouver-
neur de la Perside pour les Grands Rois, u dont c'était le fief
personnel (2). n Notre auteur aime surtout à faire parade de sa
Il courtoisie " aux dépens des historiens helléniques et à les
humilier par la démonstration de leur ignorance de manants
en matière de droit féodal. Ainsi, Ctésias raconte (3) que
Crésus, vaincu par (^yrus, fut humainement traité et reçut
pour résidence la ville de Barène ou Varéna : indication trop
peu précise, qui laisserait supposer une petite souveraineté
concédée au roi de Lydie à titre de consolation. Or il fut évi-
demment interné dans ce canton, sans aucun droit d'y com-
mander, car le pays faisait partie des fiefs du seigneur de
Baglia, et a en conséquence le roi ne pouvait en aucune façon
en disposer " . Hérodote est encore plus maltraité pour ses
commérages ridicules sur les débuts de Cyrus. " Je suis moins
révolté de l'histoire du lièvre (4) que je ne le suis de voir
Cyrus, du vivant de son père, se faire passer aux yeux des
Perses pour leur gouverneur, institué par Astyage. Ni Astyage
(1^ T. I, p. 428.
(2) T. H, p. 8.
(:i)T. 1, p. 397.
(4) Dans les entrailles duquel flarpage fit passer un message tle révolte
Cyrus, t I, p. 370.
CHAPITRE II 217
n'avait le droit d'intervenir dans les questions de souveraineté
chez ses vassaux, ni Cyrus la possibilité de se substituer à son
père avant la mort de celui-ci. Je conçois que les Grecs aient
mal apjrrécié cette condition de l'existence féodale, mais nous
ne pouvons la traiter aussi légèrement queux. " Cette confiance
dans la bonne règle chevaleresque est admirable après le récit
de tous les passe-droits bizarres que nous a déjà contés l'histo-
rien des Perses parvenu en ce point de son œuvre; car les
coups de force furent toujours plus fréquents en Orient que
partout ailleurs, même entre parents unis par les liens les plus
étroits du sang.
Jusqu'au bout notre homme persistera néanmoins dans ses
appréciations fantaisistes. Xerxès convoque " une cour des
pairs en règle et suivant Vidcal des assises de Jériisalem (I) " .
Alexandre réunit à son tour à Zariaspe un u Parlement» afin de
prendre l'opinion de la haute noblesse iranienne, d'agir en
conformité de vues avec elle; et l'on v vit arriver a avec leur
maison particulière et leurs troupes tous les grands gentils-
hommes de l'Est (2) 1) . Enfin, si les satrapes, d'origine sémi-
tique pour la plupart, s'affublent néanmoins de noms iraniens
lors de leur entrée en place, ils ne réussissent pas à donner le
change par ce subterfuge. C'est absolument comme chez nous,
où les ministres bourgeois de la monarchie dévoyée, un Col-
bert, un Le Tellier, a n'ont pas manqué de se faire agréger à
la noblesse (3). » Dernier écho des sentiments d'un Saint-
Simon dans ce drame oriental qui, par ses sous-entendus sati-
riques à l'adresse de la société moderne comme par sa couleur
locale affectée, prend parfois, contre le gré de l'auteur, l'aspect
d'une bouffonnerie renouvelée de Molière, où des Européens
grimés se promèneraient sous le cafetan pour l'ébahissement
de quelque lecteur proche parent de M. Jourdain.
(1) T. H, p. iô!>.
(2) T. II, i>. .V18.
(3) T. II, p. 300.
218 LE COMTE DE GOBINEAU
LES IRASIEXS DE LA BOX NE LOI
Pourtant, la préoccupation germaniste ne fournit guère que
le costume extérieur dans V Histoire des Perses, qui contient en
son fond maints renseignements utiles à recueillir comme con-
tribution à la connaissance parfaite de son auteur. Afin de tirer
quelques clartés de ce chaos de faits assez confusément pré-
sentés, nous tracerons d'abord la silhouette sommaire de l'Ira-
nien })ur, lors de son ap{)arition sur le seuil de l'histoire, puis
nous compléterons son portrait en l'opposant aux six races qui
se présentèrent à peu j)rès successivement à son contact :
nègres autochtones, Scythes touraniens, Sémites babyloniens.
Grecs, Macédoniens et Romains. Aussi bien, nous l'avons
reconnu déjà, la négative et, à l'occasion, l'invective sont plus
favorables à l'aryanisme gobinien que la description positive
et directe des mérites du héros blanc.
Lorsqu'il se retrouve en face de l'homme prédestiné, à peine
sorti de ce paradis qui fut le séjour primitif de la race blanche,
les dithyrambes de VEssai reviennent d'eux-mêmes se placer
sur les lèvres de notre enthousiaste. L'Iranien est un Arian
sans conteste puisque son langage est si voisin du sanscrit
que certains j)hilologues estiment la différence de ces deux
idiomes à peu près égale à celle qui sépare le français de
l'italien. Il suffit au surplus de contempler le mode d'existence
de cette fomille d'élite pour prendre une idée exacte de sa
fierté, de sa moralité supérieure. C'est avec a une gravité
singulière, une espèce d'étonnement admiratif » , qu'Hérodote
parle de ces anciens Perses, déjà bien morts de son temps,
qui estimaient avant tout la bravoure et la sincérité. Au centre
de leurs villes fortifiées s'élevait l'autel du feu sacré, le
Pyrée, perpétuellement entretenu et d'où l'on tirait la flamme
des foyers particuliers. Car l'instrument ingénieux nommé
CHAl'ITHE II 21»
pramanlha, qui donna naissance au mythe de Prométhée (1),
permettait sans doute de rallumer le brasier éteint, mais, pour
plus de sûreté, on préférait garder sans cesse une étincelle de
la source divine de lumière et de chaleur. A côté du Pyrée,
Ton creusait un bassin protégé contre la malpropreté par des
lois sévères, et les prescriptions les plus rigoureuses sont
encore édictées en Perse afin d'éviter toute souillure à l'eau
potable. La sécurité générale était assurée par les chiens, ani-
maux qui tiennent une grande place dans la vie iranienne
antique et ont mérité par les services rendus à leurs maîtres
une sorte de consécration mvstique.
La religion de ces peuples, par certains côtés pourtant si
grossière, si proche de l'animisme sauvage et si pénétrée de
naïve barbarie, n'en inspire pas moins à Gobineau de vérita-
bles transports. L'àme de leur société, dit-il, et le pivot de
toutes leurs actions était de se tenir dans une communion
incessante avec tout ce qui nous semblera être le monde sur-
naturel, et qui n'était pour eux que le monde même dans
lequel ils croyaient vivre. Et nous retrouvons ici les euphé-
mismes si plaisants quelquefois par lesquels la plume pas-
sionnée de noire auteur, conduite avec une sorte d'habile
négligence, métamorphose insensiblement les défauts en vertus
dans les objets de son amour aveugle. Vovez comment il trans-
figure les vestiges trop évidents de terreur magique ou d'ap-
préhension superstitieuse devant les fantômes des morts, qu'il
est facile de signaler dans la Bonne Loi. " S'estimant comme
des créatures d'ordre décidément supérieur, il ne leur coûtait
pas d'avouer qu'au-dessus d'eux il existait encore d'autres
forces; et d'autant moins que, s'imaginant leurs ancêtres au
milieu de celles-ci, ils ne doutaient pas de pouvoir s'élever à
leur tour à une telle égalité; et dès lors ils considéraient avec
respect sans doute, mais non pas avec crainte, non pas avec
servilité, c<?.ç dieux, leurs futurs compagiinns. S'ils les rabaissaient
par de telles opinions, c'était en cela seulement qu'ils s'exal-
(1) Voir dnn.< la Revue des Deux Mondes du 15 août 1862 une étude de
M. Béville sur ce sujet.
220 LE COMTE DE GOBINEAU
taient eux-mêmes sans mesure. Ils se rangeaient sans scrupule
dans les limites du monde supérieur (l). " Cette Interprélation
a pour objet de justifier et d'anoblir pai' avance l'exclusivisme
non seulement hautain, mais encore haineux, qui est demeuré
au fond de Tarvanisme impérialiste et se montre à cru chez les
premiers Aryans : non pas du tout comme un trait particulier
de cette race, ainsi que Tinsinuc son apologiste, mais comme
une survivance imiverselle de l'état de nature et de l'égoïsme
violent du sauvage. " La foi qu'ils portaient à ce monde supé-
rieur était aussi le résultat de leur mépris et de leur haine pour
tout ce qui n'était pas eux dans l'humanité ou pour les formes
de la création qu'ils reconnaissaient comme impures ou haïssa-
bles. » Cette doctrine par laquelle l'univers et son contenu
sont séparés en deux parties u antagonistiques " nécessaire-
ment odieuses 1 une à lautre est « le point le plus capital, le
plus saillant, le plus vital, de la religion primitive des peuples
blancs " . En supprimant l'inutile épithèle de blanc et en
avouant que le cœur de l'homme ne change guère au cours des
siècles, on serait, crovons-nous, assez près de la vérité et l'on
pourrait juger à la fois le fort et le faible de certain impéria-
lisme excessif. ^ Aimer ce qui est pur, détester ce qui ne l'est
pas, voilà le premier principe, je dis le plus ancien : voilà la
base sur laquelle s'est développée toute la morale humaine. »
Remarque singulièrement profonde, si l'on s'empresse d'y
ajouter cependant que chaque peuple, sans en excepter les
])lus jaunes et les plus noirs, s'estime parfaitement pur et con-
sidère volontiers l'étranger comme un démon vomi par l'enfer.
Le Chinois d'aujourd'hui ne le cède nullement sur ce point à
l'Iranien du temps jadis, car les diables européens, à l'œil
infernalement bleu, provoquent chez le Célesle les mêmes
réactions de dégoût et d'horreur que nous verrons suscitées
par le nègre bestial dans l'âme du guerrier de la Bonne Loi.
Et pourtant, malgré la ténacité de préventions favorables
que nous retrouverons encore plus marquées quand il opposera
les Perses à leurs rivaux, Gobineau a fait quelques découvertes
(1}T. 1, p.38.
CHAPITRE II 221
et consenti quelques concessions depuis YEssai. Sur certains
points de détail tout d'abord : ainsi il considérait jadis comme
un caractère propre aux Khorréens, ces nèf^res dégradés que
mentionne l'Ecriture, le fait d'habiter dans des cavernes, dans
les trous de la terre et des rochers, comme les animaux farou-
ches. Mais il a cru reconnaître en Perse que les Arians prati-
quaient ce mode d'habitation, et tout aussitôt il se souvient
que les hommes du moyen âge germanique ont bâti « presque
autant sous la terre qu'à la surface - ; il juge ces demeures
souterraines " vastes, aérées, chaudes l'hiver et fraîches Tété " ,
et, entraîné par son ardeur, transformant sa précédente invec-
tive en acclamation enthousiaste, il ajoute fièrement : <i Les
Sémites n'ont jamais rien fait de semblable (1). " De même, le
travail obscur des mines, jadis réservé aux seuls Finnois, est ici
ennobli, comme ayant été autorisé par les sévères lois arianes
dès la plus haute antiquité. Une correction plus importante est
celle qui concerne les sacrifices humains. L'Essai les considé-
rait comme inconnus des Arians; tout au plus, quand on ne
pouvait les nier, les devait-on regarder comme des exécutions
judiciaires remises au ministère des prêtres : au pis aller,
comme des emprunts malheureux faits à quelque race infé-
rieure. Dès à présent (2), voilà ces abominations pourvues du
droit de cité chez les anciens peuples arians u dans les stages (sic)
les plus purs de leur existence (3) " . Bien mieux, cette dévo-
tion redoutable a été reconnue a par l'universalité de la race
comme étant la plus vénérable» , à ce point qu'on y voulait des
victimes de choix, kchattryas, brahmanes, membres de la
famille des Atri même, parce que cette maison était particuliè-
rement sacrée.
Enfin, nous allons voir que la thèse des mélanjjes elle-même,
cette forteresse du théoricien de VEssai, a subi insensiblement
quelques brèches et laissé passage à de traitesses restrictions.
(1) T. I, p. 26.
(2; T. I, p. 46.
(3) T. I, p. 43-46.
222 LE COMTE DE GOBINEAU
VI
I. E s NEGRES D Y AV S
Il est temps en effet de considérer en présence des Iraniens
leurs premiers adversaires, les nègres, qui couvraient alors,
nous le savons, toute l'Asie occidentale (1). Ce sont, dans les
documents antiques, les dy^vs ou djinns, qui, plus tard seule-
ment, devinrent par une déformation légendaire ces génies de
Tair, ces « impurs démons des soirs " chantés dans les Orien-
tales de Victor Hugo. Au début, ils n'ont rien de surhumain
et ne sont terrifiants que parce qu'ils ont le type nègre, u Tout
homme étranger à la race ariane était à la vérité un monstre
qui n avait de notre espèce que la ressemblance. Encore se
sentait-on disposé à la nier pour s'attacher de préférence, et
avec tout l'emportewent de la haine, aux traits divergents . "
Cette créature odieuse qu'est le dvw apparaît u dans une sta-
ture qui dépasse la mesure commune du corps humain : elle a
les dents longues et saillantes; plus tard on a dit que ses
oreilles étaient grandes et détachées de la tête : c'est pourquoi
on lui a donné le titre d'Oreilles d'éléphants " . Avec de pareils
traits, " le portrait du nègre est complet et la ressemblance
absolue. " Quand on songe que Gobineau a prêté une grande
autorité à cette source musulmane, le Koush-Nameh, dont
nous avons dit le sujet et qui peint précisément sous la forme
hideuse du dy\v le plus grand roi arian qui ait vécu, Cyrus, on
ne saurait assez admirer la confusion d'idées que fit naître dans
le cerveau du comte la recherche de l'aryanisme en Orient.
Et voici qu'il nous peint en effet les Iraniens tellement frappés
par la laideur de leurs antagonistes, par leur aspect différent
de celui de la race blanche, par leurs vices, par leur résistance
emportée et obstinée à la conquête, par les dangers et les péri-
(1) Sous le nom de néqritos, la science contemporaine leur laisse encore
un rôle dans cette lointaine histoire. (Voir les travaux de M. Maspero.)
CHAPITRE II 223
péties de la lutte, que, loin d'ouhller ces dernières, ils en exa-
gèrent continuellement le souvenir (1). En sorte que la créature
effroyable et haie finit par l' apothéose, ce qui explique le dégui-
sement noir de Cyrus peut-élre. Mais dans ÏEssai c'était le
blanc qui éprouvait une telle destinée, et cette interversion
inattendue des rôles est vraiment surprenante de la part de
guerriers si dédaigneux de ce qui n'était pas eux-mêmes. Nous
y verrions volontiers, plus conséquent que Gobineau lui-même
avec ses propres principes, le résultat de la prédominance
rapide du sang noir dans les veines de l'Iranien comme jadis
du Chamite : il aurait alors glorifié bientôt, avec une sorte de
terreur sacrée, son plus direct ancêtre ; mais en ce cas l'histoire
ariane des Perses se clorait à son premier chapitre, et nous
devons nous empresser de rejeter une telle supposition. Quelle
que soit la raison de leur fortune surnaturelle, les djinns des
Mille et une nuits sont bien les nègres autochtones, et, à qui
en douterait, Gobineau offrirait de contempler les « cornalines
de son cabinet» . Sur ces gemmes, les génies dyws sont toujours
figurés dansant, aies jambes pliées, les bras avancés, les mains
pendantes, dans l'attitude bestiale que réclament la plupart des
danses africaines (2). ^ Yoilà qui est convaincant.
Au total, nous n'avons fait qu'exagérer tout à l'heure, dans
notre supposition irrévérencieuse sur la divinisation du djinn,
des événements ethniques que Gol)ineau s'empresse d'avouer.
Comme il arrive après toutes conquêtes, dit-il, les dyws ne
furent pas le moins du monde exterminés, mais se mélangèrent
rapidement à levirs vainqueurs. Une fois de plus se révéla la
terrible faiblesse du blanc pour la femme de couleur, qui est la
cause réelle de la dégénérescence humaine. Car, chose singu-
lière, les femelles de ces dyws repoussants n'étaient pas tou-
jours laides, mais au contraire se signalaient souvent par un
charme séducteur, ainsi qu'on le reconnut à vivre ensemble.
(1)T. l,p. 19.
(2) Qu'eût dit le comte s'il avait appris que vinfjt ans après sa mort la
bamboula nègre ferait fureur clans les salons de New- York et de Londres sous
le nom de Cake Walk, ses attitudes bestiales à peine corrifjées par les bien-
séances.
224 LE COMTE DE GOBINEAU
De plus, nous l'avons annoncé tout à l'heure, voici qu'à l'action
jadis omnipotente du mélange s'associe maintenant à titre
d éclaircissement historique une influence purement sociale
des races inférieures qui en diffère sensiblement. Les dyws,
nous laisse entendre Gobineau, agirent dans l'Iran non seule-
ment par leur sang, mais par les habitudes de paresse et de
mollesse dont ils favorisèrent le développement chez leurs
maîtres : il accepte donc ici un nouveau ressort dans la philo-
sophie de l'histoire, qui ressemble de façon frappante à
l'action du milieu et ne touche plus directement à la race.
En effet, nous apprenons qu'entouré désormais d esclaves
empressés le guerrier de la Bonne Loi négligea sans scrupules
une quantité de soins matériels qui jadis ne lui semblaient
j)as au-dessous de sa dignité. La u fille " de la maison ne fut
plus, selon l'étymologie arianc du mot, " celle qui trait les
vaches (1)," mais au contraire "la jeune héritière iranienne
se fit gloire de laisser des soins fatigants, communs ou vul-
gaires au travail des filles dyws... On cultiva plus de terre, on
obtint plus de produit; de la richesse, on passa à P opulence^
et on employa ces ressources à augmenter le nombre des
dépendants afin d'accroître l'ancien pouvoir et les respects qui
s'y attachaient " . Ne crovons-nous pas lire inopinément un
chapitre de Marx sur les origines du Capital, et l'action toute
puissante des facteurs économiques dans l'évolution humaine?
Bien plus, la religion, devenant, par ses prescriptions étroites
sur les professions défendues, un obstacle à l'industrie, on
s'avisa d'apprendre les métiers dégradants aux dyws, déjà
impurs sans cela, en sorte que le progrès matériel fut aussi
rapide que la décadence morale. Enfin, et c'est là une obser-
vation qui, cette fois, rappelle l)ien la manière habituelle de
Gobineau, on vit les rois, comme cela a toujours lieu en
pareilles circonstances^ constater que les gens de demi-sang
étaient des serviteurs plus soumis, plus dévoués et surtout
plus dépendants que les feudataires d'origine pure; ils cher-
chèrent donc et réussirent à en tirer un certain nombre de
(1)T. I,p. 93.
CHAPITRE 11 225
l'abjection. C'est encore le reproche de V Essai aux Konungrs
germains devenus patrices ou consuls, et celui d'un Saint-Simon
ou d'un Boulainvilliers à la monarchie d'un Louis XIV : s'ap-
puyer sur la roture pour asseoir l'absolutisme.
VII
LES SCYTHES TOU RAMEES
Ces dangers étaient fort menaçants pour l'avenir. Toutefois
si, devant leurs pas, les Iraniens rencontrèrent les dv\vs,
et bientôt, comme nous le verrons, les bâtards des dvAvs,
les Sémites noircis, ils laissaient en revanche derrière eux,
mais non pas tout à fait hors de leur portée, une source
inépuisable de rajeunissement et de vigueur : véritable fon-
taine de Jouvence, dont Gobineau nous assure qu'ils usèrent
durant tout le cours de leur histoire et dont la vertu miracu-
leuse manqua rarement de répondre à leur attente. Nous vou-
lons dire l'ensemble des tribus arianes demeurées plus proches
de la patrie originelle et mieux protégées contre les contacts
dégradants, en un mot les Scythes, qui représentaient à cette
heure lointaine le groupement, encore asiatique, des futures
nations germaniques. Cette conviction est la raison d'être de
l'aryanisme oriental de Gobineau et la clef de VHistoire des
Perses. Sans doute, il a fallu quelques sacrifices logiques pour
l'asseoir. Nous avons lu dans VEssai que, sur la foi d'autorités
scientifiques éminentes, l'auteur avait d'abord considéré les
Scythes comme des jaunes apparentés aux tribus mongoles,
mais qu'il avait trouvé dès lors quelque commodité à les blan-
chir, trahissant même, par la facilité de cette opération, l'ana-
logie foncière de la psychologie blanche et de la jaune à l'heure
des origines. Dans l'histoire iranienne, une difficulté nouvelle
vient compliquer cette assimilation indispensable pourtant :
c'est la tradition invétérée qui pousse les historiens perses à
opposer brutalement le Touran scythique à l'Iran pur, comme
si ces deux régions étaient peuplées de créatures plus étrangères
15
226 LE COMTE DE GOBINEAU
encore les unes aux autres que pouvaient l'être dyws et guer-
riers de la Bonne Loi. Cette distinction a passé jusque dans la
science européenne, où le Touranien fut longtemps considéré
comme l'ancêtre des bruns enfants de Bohême (1) . INous savons
d'avance que Gobineau ne s'eml)arrassera pas pour si peu. Il
tient du chevaleresque scrdar afghan Kandahary, Mir-Eleni
klian, que le mot « touranien " veut dire dans sa patrie
homme de race noire, et non pas de race jaune (2). Il n'en
faut pas davantage : cette divergence avec les autorités grec-
ques suffit pour enlever au ternie en litige tout caractère d'une
désignation de race; il est évident dès lors aux yeux de noire
historien que l'Iran l'ajjpliquait tout simplement à ses ennemis
(lu nord-ouest, remuants et gênants sans aucun doute, mais en
somme frères par le sang des guerriers perses et demeurés,
grâce à la faveur des circonstances, plus purs que les conqué-
rants blancs déjà gâtés par leurs victoires.
Cette découverte de Gobineau, qui flatta singulièrement ses
complaisances orientales et fut probablement l'origine de son
entreprise d'histoire généalogique, se trouva fortement appuyée
dans son esprit par certaines descriptions du Koush-Nameh, ce
poème du treizième siècle de notre ère qui représente Cyrus
sous l'apparence d'un dyw, mais qui est devenu néanmoins
bien cher au diplomate français pour l'indication précieuse
que nous allons reproduire.
Après une longue et assez confuse énumération géographique
des contrées voisines de l'Iran antique, dans laquelle Gobineau
découvre néanmoins toutes sortes d'analogies, ingénieusement
déduites, avec le mythe eschylien du voyage d'Io, le poète du
Koush-Nameh conduit son lecteur vers un rovaume scvthique
du voisinage de la Caspienne, dont la capitale, Bésila, est " un
des séjours les plus brillants, une des places les plus fortes du
monde » ; et c'est là un renseignement que, seul, il fournit
parmi les annalistes persans.
(1) Et c'est encore le nom qu'un disciple de Gobineau dont nous avons
parlé, le docteur Hentscuell, dans Varuna, emploie pour désigner la race
jaune.
(2) T. I, p. 322.
CHAPITRE II 227
Ici, le Iratlucteur passionné du Koush-Nameh s'efforce d'abord
■d'atténuer dans notre esprit l'étonnement qui y pourrait naitre
à la mention de ces splendeurs et de cette civilisation raffinée
au sein de la froide Hyrcanie (1). D'après les « idées w que les
(i modernes » se sont faites des Scythes et de leur prétendue
barbarie, une pareille description d'une ville de l'extrême
Nord, à des époques aussi éloifjnées que celles dont il s'agit
dans le Koush-Naweh, » a tout sujet de choquer la vraisem-
blance. " Mais le témoignage persan est confirmé de bien des
manières. En premier lieu, les Grecs ne pensaient pas des
Scythes autant de mal que nous; et cette insinuation est amu-
sante, car elle suppose que nous possédons sur les Scythes des
préjugés personnels et des données différentes de celles que
nous ont fournies les historiens helléniques. Mais voilà qui est
plus spécieux encore : Hérodote parle de ces peuples avec une
estime respectueuse et vante leur justice, ce qui, dayis le lan-
gage du temps, s applique mieux «à la régularité des institutioi^s
qu'on remarquait chez ces peuples qu'à des notions générales et
naturelles d'équité " . Cet argument est un pur jeu de mots.
Quoi qu'il en soit de la civilisation de Bésila, le Koush-
Nameh nous apprend qu'on y professait la même religion que
dans l'Iran, c'est-à-dire, conclut le comte, celle de la patrie
commune des premiers Arians, et ce fait est u l'un des plus
importants de l'histoire du monde " , car il explique Viden-
tité (?) des opinions de nos aïeux germains, descendants des
Scythes touraniens, avec les doctrines premières de la Perse
et de l'Inde. Dans ces conditions, Bésila ou quelque ville voi-
sine ne serait-elle pas la cité d'Asgard(2), forteresse des futurs
Scandinaves, séjour radieux où, nous le verrons plus tard,
Gobineau aimait à placer ses propres ancêtres directs en ligne
paternelle? Quelle surprise et quelle joie, quelle « image
séduisante » , que de trouver ces demi-dieux germaniques, les
Ases, en relation avec l'Iran chevaleresque, fournissant à plu-
sieurs reprises des épouses aux Grands Rois et, d'après le
(1)T. 1,1). 198.
(a) T. I, p. 528.
228 LE COMTE DE GOBINEAU
Shah-Name/i, engendrant la mère de Férydoun aussi bien que
celle de Cyrus (1), que le Koush-Nameh a, par contre, la
malheureuse inspiration de donner pour une dyw; mais Gobi-
neau néglige ce trait de son auteur favori. La psychologie de
ce dei^nier conquérant va nous renseigner, d'ailleurs, sur l'es-
time respective que son historien accorde aux deux races dont
il est issu, la scythique et l'iranienne (2). Hérodote raconte
qu'un des chevaux blancs sacrés qui couraient libres dans les
rangs de l'armée s'étant noyé dans le Gyndès, affluent du Tigre,
Cyrus jura de châtier la rivière coupable et de l'humilier pour
jamais : il la fit, en effet, détourner par un système de canaux
qui n'y laissa qu'un étiage insignifiant. Plus tard, quand Xerxès
en marche pour son expédition hellénique fera corriger l'Hel-
lespont de trois cents coups de fouet, Gobineau révoquera en
doute la véracité de cette anecdote, " qui ressemble à une
calomnie grecque (;3). » Par une de ces contradictions dont il
est coutumier, il fait pourtant à Cyrus, d'une action tout à fait
analogue, un mérite religieux et un titre de noblesse. Sans
doute, dit-il, rien n'était moins conforme aux notions de la
théologie mazdéenne (Irano-sémitique), même la plus an-
cienne (4), qu'une telle vénération du cheval et surtout qu'une
offense à l'eau, élément sacré par excellence : l'Iran devait y
voir une impiété au premier chef. " Mais, si l'on se place dans
lordre des notions scytliiques, il n'en est plus ainsi, et Cyrus
vcnpe noblement et justement un des êtres les plus vénéral)les
du monde. Le cheval de guerre mérite toute attention, tout
respect : on ne saurait trop faire pour lui. En outre, l'honneur
du chef a le droit de s'en prendre à qui que ce soit au monde :
il se sent à la hauteur du respect et de la vénération universelle. »
Loin de faire tort à ce héros, son acte puéril doit nous fournir,
au contraire, une induction de plus en faveur de son origine à
demi scythique, et, en tout cas, l'on voit nettement par ces
(1) T. I, p. 352.
(2) Qu'il fût un métis, c'est ce qui est certain : un « mulet » , disaient avant
sa naissance les présages rapportés par les auteurs grecs.
(3) T. II, p. 184.
(4) T. I, p. 423.
niAPlTP.E II 220
lignes que Gobineau met les Scythes l.ien au-dessus des Ira-
niens pour la pureté de leurs notions arianes, qu'il préfère
encore leur religion à cette » Bonne Loi » du Vendidad dont il
dit, d'ailleurs, tant de bien quand il la compare aux idées
sémitiques. A ses yeux, les Touraniens sont à peu près aux
Perses ce que les Normands rois de la mer du neuvième siècle
seront aux Germains déjà mélangés de l'empire carlovingien.
Et, lorsqu'il nous parlera de la plus grande maison féodale de
l'Iran, celle des Çamidcs, princes du Seystan, il nous la pré-
sentera comme d'origine scythique et s'en vantant (1), et le
prouvant par sa résistance aux empiétements des prêtres du
mazdéisme et aux prétentions des satrapes, ces créatures d'un
parvenu tel que Darius.
En conséquence, notre auteur aura souvent recours à ce
voisinage précieux. Pour régénérer le sang des rois ou des
peuples iraniens, il tire à l'occasion du Touran quelque prin-
cesse (2) ou quelque tribu ariane, peu embarrassé, on le sait,
dans ce genre de déduction et capable au besoin de changer
le sexe d'un personnage pour le faire servir à ses desseins
ethniques. Peut-être même les Ases auraient-ils exercé une
action plus directe et plus considérable encore sur les desti-
nées de l'Orient s'ils n'avaient rencontré devant eux ce grand
homme, issu en partie de leur sang et dont nous venons de
dire les nobles sentiments. Cyrus, par ses guerres scythiques
et la terreur de son nom, ferma pour jamais aux Touraniens le
chemin du sud, et, pour ce fait, il faut voir en lui la plus
grande figure du ?nonde. « Dans les Hébrides, sous les
chaumes de la plus lointaine Thulé et depuis qu'il existe une
Amérique, tout ce qui a appartenu aux races européennes n'a
pas manqué de répéter ce même nom d'un monarque asiatique
(1) T. II, p. 121.
(2) M. Faguet a écrit de Phèdre (Débats, 27 juillet 1902) : « Phèdre est, entre
nous, d'une assez vilaine famille. Hippolyte est d'une race très pure : il est tils
d'une amazone. Il y a quelque chose dans Phèdre de l'amour d'une Méridio-
nale, d'une... mettons d'une quarteronne pour un jeune Anglo-Saxon. » Gobi-
neau eût signé volontiers ce spirituel couplet. On sait que Phèdre dit de la
mère de son beau-fils :
Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.
230 LE COMTE DE GOBINEAU
avec lequel il semlDlait pourtant qu'on n'avait rien à démêler »
Argument exquisement gobinien, car il est trop clair qu'on en
peut dire autant de tout personnaf^e classique, de Nabuchodo-
nosor ou de Galigula. N'importe, ici la renommée est en tout
cas plus justifiée qu'ailleurs, car l'histoire de l'humanité civi-
lisée fut transformée par l'intervention victorieuse du héros
métis. Au lieu de descendre indéfiniment vers le Sud, comme
ils avaient commencé de le faire, poussant déjà jusqu'en Egypte
leurs colonnes volantes, les Arians, effrayés, prirent la route
de l'Ouest, chassèrent vers le Nord leurs frères, les Ases Scan-
dinaves, dès lors établis sur la basse Volga, Ceux-ci, au lieu
de s'absorber, comme ils en étaient menacés, dans le sein des
masses slaves environnantes, remontèrent vers le pôle et
créèrent dans la Suède, la Norvège et le Julland cette féconde
agglomération qu'on put nommer à bon droit au cinquième
siècle de notre ère la vagina gentium. Sans Gyrus, il n'y aurait
pas eu de Germains, ni de Rome germanique, ni de société
barbare, et l'Europe actuelle n'eût jamais existé. A sa place,
on n'aurait contemplé qu'une prolongation continuée jusqu'à
nos jours de la putridité impériale. En revanche, les Arians
eussent régénéré les bords du Nil, les rivages de l'océan
Indien. Nous pouvons à peine apercevoir les impulsions inat-
tendues que l'humanité pensante aurait eu à subir, car le
centre du monde fût resté dans la Mésopotamie, et Londres et
Paris n'auraient pas connu leur gloire. « Il n'y a rien d'un
intérêt aussi intense dans toutes les annales du passé. » En
d'autres termes, ce que nous sommes, nous, Européens du
dix-neuvième siècle, c'est à Gyrus que nous le devons. Voyez
Alexandre, qui a hâté la fusion hellénico-orientale, il n'a rien
changé d'essentiel, non plus qu'Auguste ou Gharlemagne.
Cyrus n eut jamais son égal ici-bas, et l'on ne peut qu'applau-
dir quand on voit nos livres saints déclarer qu'il est le Ghrist (I).
Sans doute, ce grand roi ne se rendit pas compte de son rôle^
mais il en est toujours ainsi, et « c'est un privilège des têtes
(1) T. I, p. 514. On sait que c'est là une expression figurée d'Isaïe dans (a
reconnaissance pour le monarque qui mit fin à la captivité de Babylone.
GHAI'ITUE H 231
pensantes de mettre au jour de ces productions grosses de
mérites inaperçus même de ceux qui les donnent au monde »,
qu'ils soient, ajouterons-nous, écrivains comme Gol)ineau ou
hommes d'Etat comme Koiish aux dents d'éléphant. En somme,
le héros perse se volt reconnaître un u mérite » dans son inter-
vention victorieuse et le germanisme de son historien l'emporte
donc en cette circonstance, puisqu'il paraît savoir gré à Cyrus
pour avoir septentrionulisé les Arians. Toutefois, une sorte de
regret, à peine conscient, se trahit dans 1 hypothèse que « ce
sang vigoureux, généreux, régénérateur, eût pu afiluer vers le
Midi », et dans 1 assurance qu'en ce cas les Germains, por-
teurs peut-être d'un autre nom, « n'eussent pas plus fait défaut
à leur mission divine » au fond du golfe d'Oman qu'aux rives
de la Baltique. Par là, les deux préférences du comte, son
germanisme de raison et son orientalisme d'imagination (qui
n'est qu'un méridionalisme déguisé), se fussent mariés sans
désaccord : il n'aurait pas souffert des incertitudes et des
tiraillements que le séjour de la Perse réveilla dans son esprit,
partagé entre une hérédité gasconne et des prétentions nor-
diques. Ou plutôt, pourquoi lui supposer d'impossibles satis-
factions? L'action du milieu eût-elle donc cessé en sa faveur
de se faire sentir? Non! Ces Germains devenus Méridionaux
n'auraient bientôt offert à ses yeux qu'une seconde édition de
l'empire chamite ou de la civilisation hellénistique. Il lui fau-
drait chercher de nouveau vers le Nord, auprès d'autres tribus
baptisées par lui arianes, c'est-à-dire nobles, la raison éner-
gique et la pondération froide qui le séduisent dans le gouver-
nement des peuples, sans parvenir à satisfaire l'instinct secret
de ses préférences artistiques. Quoi qu'il en soit, Cyrus lui ravit
cette bonne fortune ou cet embarras, et c'est pourquoi il va
continuer à rouler de son mieux ce rocher de Sisyphe, l'arya-
nisme scythique, sur la pente de plus en plus glissante que lui
prépare le sémitisme sans cesse accru de l'Iran.
232 LE COMTE DE GOBINEAU
VIII
LESSÉMITES
Déjà, dans les pages purement descriptives qu'il a consa-
crées à la Perse contemporaine, nous avons signalé l'embarras
du diplomate observateur en présence des mélanges trop évi-
dents du sang chez des gens qui lui sont malgré tout sympa-
thiques et qu'il voudrait trouver plus dignes en tous points de
leurs ancêtres arians. Même dans une œuvre historique res-
treinte à l'antiquité, il était difficile de demeurer fidèle aux
préférences de VEssai et de nier la part prépondérante de la
collaboration sémitique dans lefflorcscence de ces civilisations
grandioses de l'Asie antérieure, éducatrices de l'Occident
moderne. Gobineau l'a tenté d'abord avec courage, puis il a
paru se fatiguer de son effort, lâcher pied insensiblement,
céder du terrain à l'adversaire blanc-noir pour arriver enfin à
lui rendre les armes; quitte à les reprendre, d'ailleurs, avec
une belle absence de mémoire, quand il en aura la fantaisie.
Donnons-nous, comme jadis Bossuet, le spectacle de ces varia-
tions d'un protestant en matière ethnique, qui a le tort de
s'abandonner beaucoup trop à l'inspiration individuelle et
actuelle, négligeant les avertissements de l'histoire et les
routines souvent utiles de l'opinion.
Dès leurs premiers pas vers l'Ouest, aussitôt les dyws soumis
à leur empire, les guerriers de la Bonne Loi se trouvèrent en
présence des masses sémitiques de la Mésopotamie. Et, devant
cette antithèse vivante, Gobineau retrouve d'abord les senti-
ments exclusifs et les distinctions puériles de VEssai. Écoutons-
le célébrer les nobles agriculteurs iraniens, fiers de remuer la
terre, mais dédaignant les métiers qui font déroger. Jamais
préoccupation semblable n'a existé dans les sociétés ^emm^we^,
sémitisées ou romanisées, ni par suite dans les basses classes des
sociétés modernes, qui ont constamment approuvé, considéré
avec faveur et admiration les moyens d'augmenter la richesse
et le bien-être de l'homme, sans distinguer aucunement la
CHAPITRE II 233
valeur morale respective des moyens. Les industries les plus
notoirement avilissantes pour ceux qui s'y livrent, les genres
de commerce les moins propres à relever l'homme, toutes les
façons de spéculer sur les passions, les vices et les faiblesses
des multitudes ont plu à l'esprit de lucre, à la soif de bien-être
et de faste de ces populations a])àtardies; la seule et unique
fraction de l'humanité qui ait considéré le travail comme une
vertu ennoblissante, comme un acte religieux, etflétrila paresse
comme un vice dégradant fut la race ariane (1), la partie sémi-
tique ou finnique n'ayant jamais accepté la contention d'esprit
et de corps que comme la vengeance la plus terrible dont le
ciel ait pu s'aviser pour châtier les crimes des humains, et
ayant tiré de cette doctrine " le droit d'appliquer indifférem-
ment des efforts toujours regrettés à n'importe quel genre
d'occupation » . Cette fraction-là, « de beaucoup la plus
nombreuse, est tombée (Taccordavec elle-même au elle était le plus
(ligne d'éloges et de sympathie (2)» . Voilà de l'excellent Gobi-
neau; jamais son style n'a montré tant de hauteur mordante,
ni sa pensée tant de prévention aveugle. Plus monstrueuse
encore est cette formule qui résume l'impression du comte sur
les religions primitives des deux races qu'il se plaît à opposer :
la prière est ariane et les enchantements, sémitiques! Non pas,
s'il vous plait : les Arians furent d'abord fort préoccupés des
enchantements aussi bien que tous les peuples primitifs, dont
les initiales notions religieuses ont partout un air de famille (3' ;
(1) C'est à peu près une contre-vérité. Voyez Lacédémone et l'anecdote que
nous avons déjà citée sur l'oisiveté obli{;atoire du guerrier Spartiate.
(2) T 1, p. 31.
(3) Il est curieux de iioler (|ue quelques années plus tard, et, par une sin-
{julière coïncidence, à propos de la littérature persane le Shaunmeh dans ses
Mélaiifjes d' Instoire et de voya/jes), Renan écrivit précisément le contraire.
« La ina{]ie, si antipathique aux peuples monothéistes (c'est-à-dire à ses yeux
sémitiques), qui y voient non sans raison une impiété, une façon de disposer de
la nature sans l'aveu de Dieu, est au fond de toute la \.\\co\o^^\e indo-europécune .
Lisez les Tuutrax de l'Inde, les Tablas (juf/uhines. Ces sinf;ulicre.s recettes pour
forcer Dieu viennent toutes d'une mèuie idée, c'est que l'iionuue commaiidi.' à
la nature et réussit par certains procédés à picmdre le rùli' que le uKinuthéisme
attribue à Dieu seul... En tout cas, les deux antipodes du monothéisme sont
bien la science et la majjie, toutes deux renilant la prière inutile. »
234 LE COMTE DE GOBINEAU
l'on ne saurait en aucun cas distinguer, lors de ces débuts
pénibles de la pensée métaphysique, d'une part un tiésor de
poésie, de l'autre un abîme de perversion, sous peine d'en
venir à des sophismes de ce genre : « Dans le culte arian, les
sacrifices et les cérémonies rituelles constituaient des hom-
mages et des marques d'adoration dont les dieux avaient le
droit de se montrer jaloux. » Dans le culte sémitique, « ces
mêmes sacrifices exerçaient sur les puissances célestes une
action savamment combinée à laquelle celles-ci n'échappaient
pas. » Ici un Dieu bon, là un Dieu fort et capricieux. Et, à
l'image de leur dieu, les Arians seraient, en effet, beaucoup
plus doux, plus modérés que les Sémites, à ce point qu'après
la révolte de Babylone contre Darius ils crucifièrent seulement
trois mille hommes (1) : ce n'est vraiment pas la peine d'en
parler et la " douceur iranienne » demeure un des thèmes
favoris de V Histoire des Perses. Aussi, de si ingénieuses oppo-
sitions alimentant ses antipathies théoriques, notre auteur est
amené ù retirer en définitive l'une des concessions de VEssai
vers laquelle il ne laisse pas de pencher encore parfois (2j,
l'origme commune des Sémites et des Arians. Il serait peut-être
dangereux, conclut-il, d'admettre que cette identité ait été
entière au déltut, et que le mélange survenu dans les veines
des descendants de Sem par l'action des populations noires
autochtones ait suffi à lui seul « pour donner à leur intelligence
une direction si complètement étrangère à celle qui paraît
avoir été naturelle aux Arians (3) " .
Quoi qu'il en soit de la supériorité de ces derniers, presque
à leur premier pas dans le monde, aussitôt après le fabuleux
empire des Djemshidiles, les Iraniens de la Bonne Création
commencèrent par subir pour tnille ans (moins un jour) la
domination sémitique personnifiée dans leurs traditions légen-
daires ])ar le règne du chef assyrien Zohak. Il faut même noter
ici que, si Gobineau n'avait pas l'intention de poursuivre à
(1)T. II, p. 98. L'antisémitisme de notre temps ne célèbre-t-il pas, lui ausgi,.
l'Aryen « bon garçon » et trop indulgent à ses exploiteurs?
(2) T. I, p. 122".
(3) T. I, p. 119.
CHAPIÏRi: II 235
tout prix et pour longtemps encore son roman aryanlste sur le
sol de llran, il devrait de bonne foi en interrompre dès à pré-
sent le développement. A quel autre peuple accorderait-il que
mille ans d'une domination étrangère et antagoniste lui ont
laissé le sang assez pur pour être susceptible encore de quelque
réveil? Un argument spécieux vient pourtant le tirer d em-
barras : si les Iraniens réduits en esclavage ont conservé la
mémoire des débauches monstrueuses de Zohak, le roi sémite,
s'ils le représentent les épaules dévorées par deux serpents
bourgeonneant de sa propre chair, d'autre part, ils n'ont pas
gardé mauvais souvenir de ses ménagements pour l'honneur
conjugal de ses sujets de la Bonne Loi. Zohak u a toujours res-
pecté la vertu des femmes iraniennes (1) " , et c'est ce rensei-
gnement précieux qui fut transmis à Gobineau par un cavalier
nomade de la tribu des Kourbatjehs, Mohammed-Taghy.
Admettons donc que les dames de la Perse n'eurent point trop
à souffrir des empressements de leurs vainqueur.^, mais il est
un fait avoué par notre auteur lui-même, c'est (jue l'Iran se
laissa tenter de bonne heure par le grandiose spectacle de la
civilisation sémitique (2), choquante par sa démoralisation
profonde, autant que séduisante par sa force redoutable, par
la discipline et la cohésion des populations assyriennes. Les
armées permanentes et obéissantes de Zohak avalent vaincu
les paladins des premiers empereurs de l'Iran, les Djems,
comme plus tard les légionnaires trappus subjugèrent d'abord
les Germains trop amis du combat en ordre dispersé. L'Iranien
« dut penser que l'organisation inventée par ses aïeux était
loin de donner les beaux résultats dont il admirait les fruits
chez ses voisins de 1 Ouest" . A distance, il n'apercevait pas l'im-
piété fondamentale, le pouvoir absolu de la force sans autre
contrepoids que la force elle-même, l'absence de droits chez
le gouverné, la discipline de fer. Il ne réfléchissait pas à la
noblesse des institutions qu'il allait perdre : il ne se souvenait
plus que, chez lui, le roi avait à respecter à la fois les droits des
(1^ T. I, p. 277.
(2) T. I, p. 145.
236 LE COMTE DE GOBINEAU
dieux et ceux de son peuple; que la puissance souveraine,
contrôlée par les grands, était partout limitée, et par le pouvoir
féodal, et par les lois religieuses; que le père de famille était
un personnage si vénérable qu'il était lui même son prêtre, et
que, dans cette société libre, la moralité était si haute, la
notion de l'indépendance, du droit personnel, si vaste, que rien
ne pouvait les embrasser ni les contenir! Voilà un bel hymne
à la société ariane, en attendant que Gobineau accorde sa lyre
pour célébrer Torganisation sémitique, comme nous le lui
verrons faire tout à Iheure, quand il aura un peu oublié cette
précédente inspiration de sa muse. Pour Tinstant il est encore
tout entier au regret de voir les Arians séduits par le vice et
désertant la vertu : c est que, dira-t-il plus tard (1), s ils tenaient
à l'immutabilité de leurs institutions politiques, par une incon-
séquence naturelle chez des hommes libres, ils aimaient et
recherchaient les nouveautés dans les idées, dans les mœurs,
dans les habitudes, sans apercevoir les dangers auxquels les
exposait cette imprudence. Plaintes trop justifiées par le spec-
tacle de l'histoire et que nous verrons plus dun disciple de
Gobineau reprendre à son compte pour pleurer sur les Ger-
mains égarés par le voisinage lalln.
Une première réaction se produisit cependant dans les rangs
du peuple pur après mille ans (moins un jour) de patience, et
la cause principale en aurait été l'impiété sémitique. <• La
population d Ispahanne supportait qu'avec colère les sacrifices
humains, imposés par Zohak (2), » écrit imperturbablement
Gobineau, qui paraît avoir oublié déjà tout ce qu'il a concédé
quelques pages auparavant sur l'origine essentiellement ariane
de cette institution. En général, l'antagonisme des deux reli-
gions était trop marqué : l'Iranien, mazdéen, voulait exposer
ses morts, et il les offrait en pâture aux animaux des champs et
aux oiseaux de l'air. Au contraire, FAssyrien, prêt à souiller
sans scrupules le sein vénérable de la terre, inhumait les siens.
Il faisait pis : il pratiquait les embaumements, sources de mille
(1) T. II, p. 47.
(2) T. I, p. 274.
CHAPITRE 1 I 231
profanations. Ce qui était plus impie et plus effroyable encore,
il II s'en prenait au feu de bien des manières » , ainsi qu'à
l'eau : en un mot, il ne montrait aux éléments purs aucun res-
pect. Enfin, grief particulier aux féodau.x iraniens, ceux-ci se
révoltaient devant les « hommes de rien " que l'omnipotence
royale assyrienne plaçait sans cesse au-dessus d eux. Les
Sémites, de leur côté, considéraient leurs voisins et sujets de
l'Est comme des barbares pauvres, ignorants, à peine diffé-
rents des Scythes, avec lesquels ils les confondaient dans un
mépris égal, et tempéré seulement par une crainte salutaire
devant les possibles retours offensifs de ces montagnards
remuants.
G est sous l'empire de ces rancunes, accrues de part et
d'autre au cours des siècles, que se produisit la grande insur-
"rection iranienne où s'illustra le forgeron GaAveh et qui fut
suivie de la restauration du pouvoir des Grands Rois par
Abtyn et Férvdoun, les héros de l'épopée nationale. L'Iran ne
devait plus dès lors être soumis par les armes sémitiques, tout
au contraire, mais il allait l'être à nouveau par riatluence de
ces voisins insinuants. En effet, à dater des victoires de Cyrus,
qui étendent démesurément les frontières du rovaume perse,
les vaincus assyriens commencent à conquérir leurs vain-
queurs, appuyés qu'ils sont par des nécessités sociales de plus
en plus évidentes avec le temps (1). Car ces provinces sémi-
tisées, arrachées à Crésus par le Grand Roi iranien, ne seront
pas soumises par lui au régime féodal, qu'elles sont inca-
pables de comprendre : il va les gouverner par des satra-
pes, simples représentants de sa personne, révocables d'un
geste, véritables domestiques dont on nous a dit que, dans
les monarchies orientales, ils étaient plus esclaves du caprice
du maître que le moindre artisan ou le plus humble com-
merçant, défendu par la coutume et la coalition des inté-
rêts analogues au sien. La satrapie fut dès lors le régime de
toute l'Asie antérieure, et les Grecs, qui n ont guère aperçu
que cet aspect de 1 empire perse, se sont en conséquence
(1) Voir t. I, p. 278.
238 LE COMTE DE GOBINEAU
trompés radicalement sur ses origines, sa constitution fonda-
mentale et sa véritable force, l'organisation administrative
qu'ils voyaient de près n'ayant été d'abord qu'une infidélité
nécessaire à la conception gouvernementale ariane. Il faut le
reconnaître pourtant, les Grands Rois l'adoptèrent d'autant
plus volontiers qu'ils en aperçurent bien vite les avantages :
c'était la prépondérance désormais assurée à leur volonté vis-
à-vis des grands feudataires; c'était l'absolutisme remplaçant
la monarchie limitée de linstitution féodale, et ces conquêtes
dangereuses devaient avoir des conséquences vitales pour l'em-
pire. Voilà qui est assez plausiblement déduit par un bon disciple
de Boulainvilliers, mais, en chargeant le sémitisme de toute la
responsabilité morale dans le développement du despotisme
centralisateur, Gobineau oublie qu'il a découvert lui-même
une autre origine à ce phénomène social, origine purement
ariane, celle-là, et fondée seulement sur la nécessité toute mili-
taire de la cohésion et de la discipline, au sein d'une race dési-
reuse de conquêtes et d'agrandissements. Comme on nous la
prouvé dans VEssai pour les Germains, les Iraniens ont dû
connaître dès leurs premières campagnes deux formes d'auto-
rité : celle du magistrat ou roi élu, gouvernant avec les pou-
voirs limités que lui accordent les chefs de famille; mais aussi
celle du général d'armée menant despotiquement ses bandes,
au nom des exigences mêmes du salut commun, a De là, dit
en propres termes l'historien des Perses, découleront plus tard
les principes contendants de la liberté des hommes et du » des-
potisme des princes " . C'est ])ar une évolution analogue que,
chez les Barbares germains, le féod, né du rik, deviendra la
mort de l'odel et de ses libertés souveraines. Tout au plus est-
il donc permis d'accepter le sémitisme comme un auxiliaire du
despotisme grandissant, grâce à la prédisposition supposée de
ses représentants pour les acceptations serviles. Et ces deux
principes, individualisme et centralisation, qui se combattront
chez les Arians avec des fortunes diverses suivant les lieux et
les temps, finiront par donner la victoire à l'absolutisme, car
Il ainsi le voudront les mélanges du sang et l'oblitération
généalogique des races fortes > , dit Gobineau, mais aussi,
CHAPITRK II 239
ajouterait un spectateur moins prévenu, les conséquences éco-
nomiques et sociales de la civilisation matérielle grandissante.
Né sous Gyrus, ce fut principalement sous les Achéménides
que se développa le système administratif des satrapies. Héro-
dote nous raconte le conseil délibératif tenu, au lendemain
même de l'élévation de Darius, par les sept seigneurs perses
vainqueurs de Smerdis le Mage, afin de déterminer la forme
du futur gouvernement de l'empire; et Gobineau donne une
interprétation caractéristique de cette mémorable discussion
constitutionnelle. On se trouvait, dit-il, à un tournant de l'his-
toire iranienne, car il s'agissait de concilier autant que pos-
sible Arians et Sémites. L'isonomie (égalité des droits), motion
d'Otanès, était-elle à admettre? Sans aucun doute pour une
partie des intéressés; les Iraniens de vieille souche, ou inieu.v
encore ceux qui se réclamaient parmi eux d'une origine scy-
thique devaient la comprendre dans tous ses avantages et la
préférer, bien qu'ils fussent loin de la concevoir à la manière
grecque, les villes n'étant rien chez eux, et les campagnes,
tout. Il ne s'agissait pas, comme à Athènes ou à Argos, d une
communauté de citovens décidant de tout sur un agora, en
présence de métèques et d'esclaves impuissants, mais d'un
peuple de propriétaires ruraux, de seigneurs féodaux, maîtres
chez eux à différents degrés el obéissant à des lois coutumières
que personne n'avait qualité ■pour changer ; l'isonomie toute
ariane qu'ils concevaient ne pouvait donc convenir à la majorité
sémitisée des sujets de l'empire.
Quant à l'oligarchie, amendement de Mégabyze, c'était
manifestement le gouvernement par les grands feudataires
réunis en conseil, quelque chose comme cette cour des pairs
que rêvait encore le duc de Saint-Simon; et il faut admirer
ici combien Gobineau se montre plus indépendant, plus égali-
taire au sens arian du mot, que le grand seigneur de Versailles.
Evidemment, dit-il, cette doctrine n avait aucune chance de
succès; les hommes libres. Iraniens et Scythes, devaient la
repousser avec horreur, tandis que d'autre part les Occiden-
taux sémitiques, désireux d'un maître unique, n'y pouvaient
rien comprendre.
2',0 LE COMTE DE GOBINEAU
La monarchie fut donc préférée, mais il est à remarquer
que, clans l'extension qu'on allait lui donner, extension que
l'état (les choses rendait inévitable, chacun des membres du con-
seil délibératif, Darius lui-même, qui en profitait, savait tout ce
qu'un Arian y trouvait de répugnance, et que, suivant la tra-
dition, le roi n'avait droit qu'à une sorte de présidence au
milieu des autres chefs (1). Aussi, des exemptions, des privi-
lèges, des garanties de dignité et d'indépendance furent-elles
stipulées en faveur de ceux qui avaient délivré l'Iran de la
domination des Mages chaldéens.
A part ces concessions légères, imposées à la monarchie des
Achéméiiides par les débris des grands lignages arians, affaiblis
au cours des siècles, le gouvernement passa dès lors aux mains
des satrapes, délégués directs du roi, qui développa tant qu'il
put leurs attributions. La société iranienne faisait peu de
chose pour ses rois et ne trouvait pas en elle les moyens défaire
davantage. Une fidélité militaire exacte, mais limitée aux
courtes périodes de service actif; une obéissance conditionnelle,
que restreignait le prestige de ces lois immuables auxquelles
les souverains devaient être les premiers soumis, et qui consti-
tuaient l'autorité suprême dans la nation; un respect qui
s'adressait plus au sang et à la famille du monarque qu'à lui-
même, voilà ce que le vassal iranien pouvait el, bien plus, « ce
qu'il voulait donner (2). » Les populations sémitiques, au con-
traire, plus savantes, plus intelligentes des choses de la vie,
plus industrieuses et plus riches que les nobles militaires de
l'Est et que les vassaux agriculteurs de ces derniers, offraient
une soumission complète, absolue, au libre arbitre du souverain
et ne demandaient en retour que la protection, la paix et le
moins possible d'occupations guerrières. De son côté, le Grand
Roi, devenu souverain de l'Occident sémitique, voulait plus
d'obéissance, et elle était évidemment devenue nécessaire, dit Gobi-
neau, par une concession aux exigences du milieu et du moment
qu'il n'eût peut-être pas consenti dans VEssai. Aussi les sujets
(1) T. II, p. 17.
(2) T. II, p. 39.
CHAPITRE II 241
disposés à accorder sous ces conditions cette obéissance four-
nirent-ils des administrés dociles aux satrapes, parvenus sans
dignité qui sont admis comme Haman aux plus intimes faveurs
de la familiarité du maître, « mais pour se laisser attacher sans
résistance à la potence qui les attend au dehors en sortant du
hanquet de la reine. » Il ne se peut rien de plus commode pour
l'autocratie; de tels hommes "plaisent par leur néant même» (1).
On songe en souriant, à la lecture de ces lignes, que Haman,
devenu le favori de certains antisémites, tels que le docteur
Duehring, pour son attitude décidée vis-à-vis des Israélites,
est ici replacé par le regard averti de notre aryaniste au rang
qu'il mérite dans les bas-fonds de la servilité sémitique. Gobi-
neau a cru reconnaître au sein de la Perse contemporaine les
successeurs des satrapes dans ces gouverneurs de province,
périodiquement destitués et restitués après avoir rendu gorge ; il
a noté qu'aujourd'hui encore cette vie d'incertitude, de hasards,
d'intrigues dénoncées et brusquement tranchées, de succès
extraordinaires et de chutes subites convient à la mobilité de
l'esprit asiatique et forme « l'élément où ces imaginations tra-
vailleuses aiment à vivre » . Par là en effet, il n'est pas d'am-
bition interdite à qui que ce soit; le plus mince des vagabonds
peut prétendre à tout s'il a le courage de tout tenter, s'il a con-
fiance en son étoile.
La réforme religieuse de Zoroastre (2) vint hâter la fusion
des deux races, jadis antagonistes; tout au moins dans le centre
de l'empire, l'Orient demeurant toujours le réservoir de
l'énergie scythique, et le sanctuaire des vieux cultes. Car
Gobineau voit avec raison dans la doctrine de l'Avesta une
tentative de conciliation entre les idées iraniennes et babylo-
niennes. Ainsi, le prophète refit, pour commencer, l'ancienne
théorie géographique, devenue trop étroite ; autrefois tout ce
qui était en dehors des contrées primitivement iraniennes
demeurait voué aux influences du mauvais esprit, et cette inter-
prétation violente ne convenait évidemment plus dans l'em-
(1) T. II, p. 40.
(2) Ce nom, dit Gobineau, 8if;nifie astre d'or et n'e»t qu'un titre d'honneur,
ou pour mieux dire « une caresse dévote » . (T. II, p. 52.)
16
242 T,E COMTE DE GOBINEAU
pire agrandi. Le dualisme apparut en revanche dans la méta-
physique par l'opposition tranchée entre le principe du bien et
celui du mal, car, jusque-là, la nature, essentiellement bonne,
était tourmentée par accident seulement d'influences malfai-
santes qui ne méritaient pas une personnification. On en vint
de plus à accepter les images des dieux, « excès abhorrant à
l'ancienne notion religieuse; » puis le ministère des prêtres ou
mages, intrusion évidente dans les droits de chef de famille.
On songea aux rémunérations et aux châtiments éternels, tan-
dis qu'auparavant le fait seul de cesser d'être Iranien, c'est-à-
dire d'avoir commis tel manquement que cette qualité fût en
quelque sorte effacée, livrait le coupable au destin qui atten-
dait sûrement le^ créatures étrangères à la Bonne Création,
<i dans lesquelles les vertus ne se supposaient même pas. »
Toutes ces innovations égalitaires, poursuit Gobineau, l'en-
semble de cette tentative conciliatrice ne cessa d'ailleurs de
répugner aux principes exclusifs de la race ariane, qui fait tout
reposer sur le droit de la naissance, tandis que le prosélytisme
est un des caractères du sémitisme. L'on vit les grands feuda-
taires du Seystan, les Çamides, descendants du Roland iranien
Roustem, après avoir été un instant contraints par Darius à
une conversion apparente, reprendre bientôt les armes en faveur
de la religion du passé (1). Ces protestations demeurèrent
isolées toutefois, aussi bien que les survivants de la race pure,
et la doctrine zoroastrienne servit fort bien en général les inten-
tions gouvernementales des Achéménides, par l'unification
morale qu'elle assura.
A l'imitation de ces politiques, leur historien lui-même
semble dès lors effacer de son mieux les traits dont il s'était
efforcé jusqu'ici de souligner le contraste. Cette attitude devient
en effet indispensable à ce peintre prévenu pour se donner et
pour nous procurer l'illusion qu'il a devant les yeux un modèle
encore quelque peu arian ; il importe de nier dorénavant un
sémitisme par trop débordant dans les faits. Voyez ce que les
sculptures de Persépolis, interprétées sans précaution, nous
(1) T. II, p. 121.
CHAPITRE II 24S
apprendraient sur les rois et généraux achcménides issus de
sang nol)le quoique mélangé. Les physionomies présentent « un
type très sémîtisé, cfiine grande beauté, il est vrai, mais d'une
beauté qui a surtout conservé de l'extraction septentrionale la
vigueur des mernhres et emprunté aux hymens méridionaux la
chevelure abondante et bouclée, les yeux allongés, le nez très
aquilin et la lèvre épaisse et sensuelle (1) ". Ainsi, tout ce
qu'on peut noter encore d'arian chez ces malencontreux per-
sonnages, c'est la vigueur des membres; trait bien fail)lement
caractéristique, si l'on songe que les dyws noirs, ancêtres des
métis blancs de ces régions, nous furent présentés jadis comme
des créatures gigantesques, terrifiantes par leur force et leur
vigueur bestiale. Et l'on ne voit pas sans surprise Gobineau
frappé et véritablement émerveillé en retrouvant chez les no-
bles cavaliers bakhtyarys du sud de la Perse les traits des
héros de pierre de Béhistoun. Voilà un émerveillement
bien peu arian dans ses causes; nous avons dit l'indifférence
du comte pour les caractères anthropologiques de la race, mais
c'est vraiment dépasser la mesure que de s'enthousiasmer à
l'improviste pour l'apparence physique de gens qu'on a si sou-
vent injuriés. Nous allons constater que cette émotion agréa-
ble n'est pas éveillée par le seul aspect corporel de Sémites
baptisés Arians.
Déjà, lors des premières campagnes de Gyrus contre Baby-
lone, nous avions appris à connaître 1' «admirable agriculture"
de la Mésopotamie, la puissance des fortifications et la splen-
deur des monuments de la capitale assyrienne; l'avilissement
moral de ses habitants sans doute, mais aussi l'éclat de leur
science et de leurs arts; leur panthéisme « non pas grossier,
mais transcendant, leur philosophie, source de toute la sagesse
occidentale » . Il faut les évoquer peut-être avec l'appareil
entier de leurs petits intérêts, de leurs petites suffisances, de
leurs petits vices, mais après tout, c'est le « bagage ordinaire
<ies gens très cultivés " .
Tout à l'heure, la majorité sémitique introduite dans l'Em-
(1) T. II, p. 1.
244 LE COMTE DE GOBINEAU
pire par les progrès de la conquête menacera d'engloutir dans
ses masses profondes les représentants de la civilisation ira-
nienne. Et, au lieu des accents d'indignation que nous atten-
dons, c'est un hymne de dévotion (1) qui retentit. Contem-
plons la race araméenne, si forte en matière de civilisation, si
.çi/^érzeure à ses conquérants, la famille sémitique toute-puissante
par son rare développement intellectuel, représentant la seule
création artistique qui fût alors au monde, ayant acquis une
telle influence sur les guerriers féodaux de l'Est que non seule-
ment elle bâtissait et ordonnait leurs demeures, mais encore
leur prescrivait leur costume et façonnait le luxe de leurs
armes. Enfin nous trouverons l'achèvement inattendu et frap-
pant de cette inconsciente conversion sémitique quand nous
en viendrons au récit des aventures d'Alexandre.
Ainsi, jamais Gobineau ne s'est plus désespérément débattu
entre ses deux tendances maîtresses, d'une part son individua-
lisme exclusif qui en fait un utopiste à la Rousseau, prêt à con-
damner la civilisation pour les sacrifices qu'elle impose à la
dignité humaine, pour ses maux et ses excès inévitables;
d'autre part ses goûts artistiques si développés, qui rinclinent
malgré lui devant les triomphes de la pensée et de l'imagina-
tion créatrice. Où tracer avec sécurité la ligne de démarcation
entre la « culture » permise à l'humanité noble et la " civilisa-
tion » corruptrice qui lui demeure interdite? Nous verrons plus
d'une fois encore ces frontières artificielles fléchir et varier
capricieusement dans l'œuvre d'un esprit sincère, tout entier
livré à l'impulsion du moment.
Vers la fin de VHistoire des Perses, en effet, Gobineau
retrouve avec satisfaction le cliché sémitique pour expliquer
la chute définitive de l'Iran : on pourrait lui faire observer là,
comme en présence de la conclusion pessimiste à^YEssai, que
la couche sombre qu'il étendit tout dabord à plaisir sur le
monde méridional fut trop épaisse, qu'elle transparaîtra jus-
qu'à la fin des siècles sous les glacis blancs incapables de la
dissimuler plus d'un moment : après cette préparation impru-
(1)T. II,p. 48.
CHAPITRE II 245
dente vers le Sud, rhumanité blanche qu'il nous v peint res-
semble à ces vieilles toiles de maîtres qui poussent au noir
malgré les soins pieux de leur possesseur, parce que l'artiste
abusa, pour faciliter ses effets, des bitumes aux renaissances
traîtresses. Ce sont les Sassanides qui reçoivent l'investiture de
cet Iran décidément dégradé, oà l'influence sémitique^ celle
des races secondaires {^.) , devint à jamais prépondérante (1) : et
l'auteur s'arrête au moment où la proche parenté cesse enfin
d'exister à ses yeux entre les Européens et les dominateurs do
la Perse. Il fut longtemps pour ces derniers un cousin com-
plaisant, peu sévère à leurs mésalliances flagrantes, à leurs
splendeurs de douteux aloi, et il ne les renie officiellement
qu'à l'heure où ils cessent de jeter dans le monde quelque
éclat susceptible de flatter sa vanité familiale.
Pour compléter cette esquisse instructive des rapports entre
primitifs et civilisés, entre Iraniens et Sémites, il nous reste à
dire quelques mots des Juifs, qui, rarement touchés par Gobi-
neau, tiennent cependant une petite place dans VHistoire des
Perses. Et les quelques traits qui se rapportent à leur caractère
méritent d'être relevés, car ils sont révélateurs de l'attitude
future des aryanistes les plus éclairés en cette matière, où
Gobineau ne s'est pas montré moins précurseur qu'en tant
d'autres sujets. 11 apparaît un sentiment très juste et très péné-
trant de la vérité historique dans cette remarque que les idées
des premiers Hébreux a paraissent avoir eu beaucoup plus
d'analogies avec celles des Ariai^s qu'avec celles des autres
Sémites (2) " . Leur religion initiale, non moins que celle de la
famille noble, est un pur naturalisme, un peu plus philoso-
phique seulement, » plus tourmenté, plus inquiet, plus com-
pliqué, plus sombre, allant aux profondeurs et ne se conten-
tant pas des surfaces, moins sympathique, moins affectueux,
moins confiant, moins pittoresque. '' Et, dans la partialité qu'il
conserve malgré tout pour les adeptes de la Bonne Loi, Gobi-
neau se laisse aller à écrire (3) : « Le Dieu de la Bible est assu-
(1) T. II, p. 037.
(2) T. II, p. 121.
(3; T. I, p. 27.
246 LE COMTE DE GOBINEAC
rément bien grand, mais son peuple, en comparaison des gen&
que l'on voit ici écoutant de pareilles leçons, est bien humble,
et je ne sais quel ressentiment d honneur s'aperçoit dans ces
passages du Vendidad qui n'ont rien de commun sans doute
avec les combinaisons cauteleuses, les calculs étroits et égoïstes,
les mensonges, les perfidies et les bassesses rampants sous la
tente des patriarches. " Étroitesse et égoïsme, voilà pourtant
des défauts dont ne nous parurent pas fort éloignés ces Arians,
pour qui tout être étranger à leur race était un monstre
" n'ayant de notre espèce que la ressemblance, qu'encore se
sentait-on disposé à nier, pour s'attacher avec tout Femporte-
ment de la haine aux traits divergents » . La sévérité de Gobi-
neau s'accroît au cours des siècles vis-à-vis de l'enfant disraël,
dont il pressent l'évolution ethnique vers le Juif, mûri dans la
captivité; évolution que nous verrons minutieusement étudiée
par certains de ses successeurs. Quand Cyrus permit aux exilés
de revoir Jérusalem, les plus pauvres, sous la conduite des
plus exaltés, retournèrent seuls vers le pays des ancêtres. Les
meilleurs restèrent à Babylone ; les Israélites riches ne bougè-
rent pas de leurs belles maisons de Suze, car, pour beaucoup
d'entre eux sans doute, une somme raisonnable d'indifférence
pratique se mêlait à une grande effervescence cérébrale quand
il s'agissait de religion : et c'est là « un état d'esprit très ordi-
naire chez les Sémites » ! Puis, racontant la reconstruction du
temple par Esra et Néhémie sur un ton plus léger et plus iro-
nique que celui d'un Renan, qui fait du moins profession de
respecter ce qu'il critique, Gobineau se montre fort opposé à
cette première tentative de sionisme dont les conséquences
morales furent si grandes pour le monde. Qu'une nation agis-
sant dans la plénitude de sa vie, dit-il, se choisisse un territoire
et s'v établisse par la force des armes ou le droit du premier
occupant, ce génie d'une race qui parle et qui opère, cette
existence collective qui se réalise mérite la plus profonde
attention et la plus entière sympathie. Mais qu'un " groupe de
théoriciens, s'inspirant non de ce qui est, mais de ce qui a été,
s'armant non de forces vives, mais de théorèmes, prétende au
moyen de la faveur des rois ou de celles des peuples établir un
CHAPITRE II 247
corps politique, fonder un Etat, rien n'est plus méprisable » : il
ne peut sortir d un tel effort qu'un monstre comparable à ceux
que les sorciers du moyen âge tiraient du fond de leurs alam-
bics. Et on ne lira pas sans stupeur sous la plume d'un catho-
lique avoué les lignes suivantes : « Si la seconde Jérusalem
n'avait pas existé, il n y aurait rien en de moin^dans le monde,
sinon une de ces excroissances maladives dont il paraît pourtant
que la nullité pratique a son genre d utilité par cela seul qu'elle
est (1). )) Bien mieux, u l'amas de pédants, de prêtres hypo-
crites et ignorants et la longue queue de mendiants qui les
entouraient ne fût pas vetiue se donner pour centre au monde
futur. !) Cela est profondément arian, mais peu chrétien, il faut
l'avouer ; et pourtant le même homme écrira à quelques pages
de distance : «■ S'il m'est permis de comparer un pareil dogme
(celui du dualisme des Parsis), qui ne me touche en rien, avec
un autre dogme auquel je porte toute vénération, l'Immaculée
Conception...» Ces contrastes étonnent notre logique? Pour-
quoi tant de respect vis-à-vis des enseignements actuels de
l'Église, et tant d'animosité pour les origines chrétiennes?
Sans doute un croyant n'est pas obligé dadmettre que la venue
du fils de Dieu fût en rien liée aux circonstances qui entourè-
rent la vie terrestre de Jésus; mais, tout de même, il y a quel-
que singularité à juger si sévèrement le milieu d'où jaillit la
lumière évangélique : et le » catholique extrême » d'Ewald
apparaît en ce lieu sous un jour remarquablement hétérodoxe.
C'est ici d'ailleurs l'apogée de son antijudaïsme, et il ne
reviendra plus dès lors sur une opposition qui fait tout l'arya-
nisme de certains de ses successeurs.
IX
LES GRECS
Il faut maintenant le suivre auprès de certains personnages,
qui lui sont plus antipathiques encore que les iils d'Israël :
(1) T. II, p. 265.
248 1-E COMTE DE GOBINEAU
nous voulons dire les enfants dégénérés de Deucalion; et là
du moins il a le privilège de l'originalité entière et de l'isole
ment parfait. Car nous ne croyons pas qu'on puisse ti'ouvcr
ailleurs (sauf chez Duehring peut-être) des accents qui pré-
sentent une analogie même lointaine avec ceux que nous allons
noter sur sa lyre ariane, les germanistes s'étant d'ordinaire
rattachés de leur mieux à l'hellénisme, bien loin de le répu-
dier.
Une seule période des annales grecques ne saurait provo-
quer ses brocards : ce sont les siècles antéhistoriqucs qu'il a
déclarés purement arians dans VEssai et persiste à voir tels
dans VHistoire des Perses. Mais il a trouvé un ingénieux pro-
cédé pour en ravir du moins la gloire à la péninsule hellénique.
C'est en effet avant l'émigration des Arians Hellènes, c'est
dans la 'i très lointaine» Asie qu'il faut placer toute la légende
grecque; on doit renvover bien loin dans l'Est et les dynasties,
et les champions, et même les montagnes, les fleuves, les villes
(lui figurent dans les récits des temps fabuleux (l). Notre
homme cherche à le prouver, principalement par l'interpréta-
tion du vovage d'io dans le Promélhée d'Eschyle, qui lui a
déjà rendu quelques services pour établir l'aryanisme des Scy-
thes ; et Ton sait son adresse à manier les mythes brumeux des
origines.
Ceci fait, entre l'éjjoque héroïque et les âges historiques, il
constate une " immense lacune " que des généalogies visible-
ment fausses ne sauraient combler et qui fut en réalité rem-
plie par les mélanges et la dégénérescence. Les Hellènes
méditerranéens tiennent donc à ces anciennes races pures dont
ils ont conservé la mémoire obscure, mais à titre de collaté-
raux tout au plus; il ne faut ni surfaire leur sang, ni se trom-
per sur leur mérite : des Celtes mâtinés de Finnois, c'est ainsi
(jii'il convient de se figurer le peuple d'Orchomène et du
Copaïs.
Considérons Lacédémone, par exemple, en qui certains
arvanistes plus récents que Gobineau aiment à voir la cité
^l; T. I, p. 518, ei t. II, p. 239.
CHAPITRE II ■J40
aryenne par excellence : leur précurseur n'en pense guère que
du mal. De l'organisation l'éodale, ce Irait essentiel de la
famille ariane, les Spartiates ne « se sont, jamais doutés fl) " .
Lorsqu'on expliqua à Cyrus la constitution de ce peuple, il
n'en conçut pas une haute estime, et se retournant du côté des
députés, il leur dit : a Je n'ai jamais eu grand souci de cette
sorte de gens qui ont au milieu de leur ville une place publique
où ils se réunissent afin de se tnentir et de se parjurer {'■2) . » En
effet, bien qu'à Sparte on se fût piqué de garder le plus long-
temps possible le sang dorien à l'abri des pollutions du sang
indigène, les sémitisés n'avaient pas tardé à dominer. Nous nous
en apercevons assez à e'couter le jugement de notre auteur sur
les grands hommes des rives du Taygète. Lysandre seul trouve
grâce devant ses yeux; il faut noter avec soin cette distinction
unique dans toute l'histoire grecque, et singulièrement flatteuse
en conséquence pour celui qui en est l'objet (3). L'amiral
héraclide était pauvre, et, « par une exception presque inouïe
chez les siens, » son désintéressement était complet : excellent
officier au surplus, car Cyrus le Jeune lui confia une sorte de
régence lors de son absence de Sardes. « C'était une situa-
tion matérielle irrésistible, et moralement si grande qu'aucun
Grec n'avait jamais rien rêvé de pareil, n Ne croirait-on pas
lire une phrase des Mémoires de Saint-Simon sur une soudaine
fortune de cour échue à quelque petit gentilhomme étranger et
justifiée peut-être par les services rendus, mais malgré tout
presque choquante par sa grandeur inusitée. C'est évidem-
ment ce témoignage décisif de la part du Grand Roi qui vaut
à Lysandre l'estime de l'ennemi de sa race; et peut-être aussi
cette particularité que les armes du chef lacédémonien abatti-
rent pour toujours la puissance d'Athènes, ce qui, nous allons
(1) T. I, p. 239.
(2) T. I, p. 407.
(3) Encore, par une sorte de dilettantisme de la contradiction, Lysandre
fi{;urera-t-il dans l'avant-propos de la 2'" édition de l'Essai (1882) en compa-
gnie de Caton, comme un duo « d'a.ssez méchantes gens » , incarnant le " bandit
Spartiate " à côté de « l'usurier romain » . Véritablement, un autre nom aurait
pu venir ici sous la plume de Gobineau afin de ménager un peu le sens lof;ique
de ses lecteurs.
2i0 LE COMTE DE GOBKNEAU
le voir, doit être véritablement considéré comme une œuvre
pie. Examinons d'abord de quelle manière sont traités ceux des
compatriotes de Lysandre qui ne peuvent fournir de sembla-
bles références. Pausanias, Héraclide pourtant lui aussi, mais
« toujours acheté ce qu'on veut le payer, ressemble aussi peu
que possible à un honnête homme et encore moins à un
héros » ; et le vainqueur de Platée, devenu traître à sa patrie,
prendra le costume perse et imitera la vie fastueuse des chefs
asiatiques, autant que « pouvait le faire un soudard de son
espèce " . Ne parlons p..is d'Agésilas; ce « vieux pillard » est
devenu un grand homme à bon compte par l'unique puissance
des phrases bien cadencées de Xénophon : en sorte que, trans-
portant à sa valeur morale ré])igramme tournée par Boileau
sur la valeur littéraire de la tragédie de Corneille, nous pour-
rions soupirer au sens propre du mot :
Après r « Agesilas » ,
Ilelas!
Si Lacédémone rencontre peu d indulgence chez Gobineau,
Athènes est bien autrement maltraitée par lui. Car, au total,
la rudesse soldatesque des Spartiates, leurs « grandes préten-
tions nobiliaires « , leur gravité, leur silence, laissaient des
illusions plus avantageuses sur leur caractère que la hâblerie,
les effusions démocratiques et 1 étalage de cynisme ordinaire
aux protégés de Minerve. Aussi Cyrus méprisait-il tout parti-
culièrement ces derniers. Au temps d'Hérodote leur cité n'était
qu'un village, habité par des gens dont la «crédulité rustique»
étonne l'homme d'Halicarnasse lui-même : une misérable
bourgade, réunion imparfaite d'habitations éparses au milieu
des plantations d'oliviers. 11 est vrai que, plus tard, à l'aide de
mensonges et d'interpolations qui ne respectaient pas plus le
texte d'Homère que les oreilles de toutes les classes d'audi-
teurs, Athènes tenta de se créer une légende à laquelle sa
population ancienne, faite de laboureurs grossiers et de dé-
sœuvrés sans conscience, n'avait jamais prétendu. Mais « un
mensonge monstrueux, rehaussé d'autres mensonges " tels que
ceux qui forment la trame de l'histoire attique, ne saurait
CHAPITRE II 25t
tromper le regard avisé d'un aryanisle. El si, comme nous le
fîmes pour Sparte, nous voulons juger la cité de Minerve par
le caractère de ses grands hommes, nous apprendrons que
Miltiade fut une « espèce de condottiere, transfuge du service
perse » ; Thémistocle, un renégat encore plus avéré qui entre-
tenait des intelligences avec les envahisseurs de sa patrie et
finit par se donner à eux. On sait même qu'après une odyssée
lamentable de proscrit rejeté par tous ses hôtes grecs, l'homme
de Salamine en vint à se réfugier dans les Etats du (Jrand Roi.
Une fois sur le sol persan, « se trouvant en pavs civilisé, » il
vécut paisiblement et se fit bientôt asiatique et courtisan de
la tête aux pieds. Il se maria même avant de mourir en exil;
mais ce fut avec quelque métisse syrienne sans aucun doute,
car un Iranien de sang noble n aurait jamais donné sa fille à un
j)areil aventurier (1).
Cette admirable réflexion montre assez les sentiments de
Gobineau sur la grande r respective de la Perse et de la Grèce ;.
c'est Tanlithèse des impressions que nos études classiques ont
laissées dans notre mémoire. Pour lui, la Grèce est tout au plus
vis-à-vis de Suse une province médiocre et imitatrice, une lune
argentée, tirant son pâle éclat des rayons du soleil persan :
quelque chose comme Jérusalem comparée à Babylone. Lisons
ce rapprochement si instructif entre les troubles suscités aux
deux extrémités de l'empire de Darius, d'un côté par les
grands vassaux à demi scythiques de l'Est, de l'autre par les
démocrates sémitisés de l'Ouest. Les premiers avaient contre
les Achéménides des griefs respectables et très définis. Les
principes auxquels ils se référaient, les lois dont ils déploraient
l'abrogation tacite ou déclarée, n'étaient pas le produit d'une
conveîition fortuite : c'était le chef-d'œuvre de l'esprit national
élaboré par le temps. Comme pour la constitution anglaise, il
ne s'agissait pas de savoir si les droits et les devoirs étaient
inscrits quelque part; tout le monde les connaissait, tout le
monde s v rattachait (^ . Peut-être les mécontents féodaux ne
(i) T. II, p. 250.
(2) Si, d'une part, les préférences du comte pour l'individualisme absolu de
l'odel nous faisaient sonjjcr à Rousseau dans VEssai, d'autre part son goût,.
252 LE COMTE DE (GOBINEAU
tenaient-ils pas un compte suffisant des nécessités de l'époque,
des convenances de tant de nations étrangères à leur sang et
forcées de vivre dans l'enceinte commune. Ils avaient tort,
nous le voulons, mais du moins n'étaient-ils ni des séditieux,
ni des faiseurs d'utopies. Un long passé leur affirmait que la
pratique de leurs idées, ayant eu lieu pendant les siècles, était
réalisable, et, " tandis que le point de départ de toutes les
théories iraniennes était de ne pas mentir, de ne pas voler, de
travailler la terre, de respecter les femmes et de se respecter
soi-même, celui des doctrines ioniennes (grecques) était de
prendre ce qu'on pouvait prendre, de chercher uniquement le
profit et par n'importe quelle voie. // est donc évident que les
uns étaient d'homiêtes gens qui pouvaient avoir tort, tandis que
les autres étaient des aventuriers bien dignes du sort qui les a
poursuivis. » Cette analyse est le chef-d'œuvre de l'aveugle-
ment volontaire et du parti pris enfantin ; et il en faut dire autant
des longs développements auquel se complaît Gobineau sur la
<i douceur systématique » (1) des Perses, leur indulgence infa-
tigable, leur régime gouvernemental le plus sage et le plus
éclairé qu'ait connu l'antiquité. Cyrus le Jeune incarne un
instant aux yeux de notre enthousiaste le noble Iranien, anti-
thèse du vil Hellène. C'était pourtant un Arsacide assez sémi-
tisé vraisemblablement que ce frère d'Artaxerxès Memnon et
ce fils de Darius ; son portrait physique rappellerait sans doute
les sculptures murales de Béhistoun. iN'importe, Cyrus fut
plus sensible dans Vllistoire fies Perses pour les lois coutuuiières immuables de
la féodalité, ce lien social si puissant par ses restrictions mêmes que nul n'avait
qualité pour chaïKjer, qui exclut la «liberté de i-onscience » à son égard et,
par suite, l'anarchie intellectuelle des démocraties sémitisées, ce goût rapproche
Gobineau d'Auguste Comte, avec qui il partage l'estiine du moyen âge hiérar-
chisé et la méHance de la Renaissance, comme de ses conséquences révolu-
tionnaires. Et, en effet, la constitution anglaise, qui sert de prototype à la
constitution ariane supposée dans le passé, demeure forte par la conciliation
de l'individualisme avec la discipline sociale, acceptée une fois pour toutes sur
certains points bien définis. Notre penseur, qui sent davantage la nécessité des
notions sociales quand il lui faut expliquer les grandes civilisations de l'Orient,
avec les traits qui le charment malgré tout dans leur aspect, arrête du moins
ses préférences à celles de ces notions qui offrent un point d'appui stable et
•des chances de durée à une organijation politique.
(1) T. II, p. 144.
CHAPITRE II 253
avant tout un homme qui avait de ThounGur, ce qui ne se trou-
vait alors dans le monde entier que chez les Scythes et chez les
Perses. Ce trait seul le rend admirable, et non pas d'avoir été
sobre et de passions contenues comme les Spartiates et Xéno-
phon l'en ont tant loué; car nombre de soi-disant héros grecs
« ont eu ces qualités et n'en ont pas mieux valu pour cela» .
A l'exemple de ce preux, tous les Iraniens nobles n'éprou-
vaient que mépris pour « le flux de paroles et la parcimonie
d'actions raisonnables dont les Grecs s'accommodaient " . Et
(Tobineau, frère par le cœur de ces gentilshommes, n'entend
pas demeurer en arrière; il ne se lasse pas d'accumuler les
injures sur les tètes odieuses des Hellènes, stigmatisant tour à
tour et leur soif inextinguible d'intrigues, et la « niaiserie »
dont leur imagination est si souvent entachée (l), et leur soi-
gneuse recherche de toutes les occasions propres à faire des
phrases. En général, le moindre Grec était désireux d'aller à
Suse, dans l'espoir d'v tromper quelqu'un, de prendre de
l'argent et, au retour, de se faire passer dans les bavardages
de l'agora pour un ami personnel et intime des Grands Rois (2).
Les guerres helléno-perses sont cependant propres à causer
quelque embarras au fanatique de l'Iran, penseront volontiers
parmi nous ceux qui ont gardé quelques souvenirs de leurs
humanités. C'est bien mal connaître les ressources de son ima-
gination complaisante! Les campagnes les plus célèbres des
Grecs ne sont à l'en croire que des excursions de maraude,
dont les Grands Rois laissaient le]soin aux sntrapes de la fron-
tière. « Rien de plus semblable aux expéditions actuelles des
Gourkhas et des Népalais sur les limites nord de l'Inde bri-
tannique; aux attaques de telles bandes d'Arabes insoumis sur
des tribus algériennes du Sahara français. Sans doute, vers les
régions de l'Himalaya et dans quelques douars africains, on
parle de pareils exploits avec exaltation, mais Londres et Pans
les ignorent (3). » Voilà le cas qu'il convient de faire des
récits d'Eschyle ou de Xénophon, et les plus illustres parmi
(1) T. I, p. 485.
(2) T. II, p. 288.
(3) T. II, p. 289
i>54 LE COMTE DE GOBINEAU
les prétendues victoires helléniques ne troublent pas un instant
l'ami des Perses dans sa sérénité. Marathon fut « une échauf-
fourée et rien de plus » . Tout ce qu'on peut affirmer de mieux
en faveur des Grecs, c'est qu'il n'y eut ni vainqueurs ni vain-
cus. Aux Thermopvles, le passage fut, après tout, forcé par les
envahisseurs. Salamine est plus embarrassant par celle raison
que Thémistocle resta ferme pour une fois dans sa fidélité à la
<îause nationale, parce qu'il avait reçu trente talents des
Eubéens, à la condition de leur donner le temps de se mettre
en sûreté; on sait quel fut le résultat de dispositions excep-
tionnelles chez ce traître. Mais, aux yeux de Xerxès, cette affaire
ne put raisonnablement passer ponr un échec : s'il recula, c'est
qu'il se dégoûtait précisément à la même heure d'une guerre
sans intérêt. Après le départ de sa flotte seulement, les Athé-
niens prirent d eux-mêmes l'opinion que la poésie a si heureu-
sement mise en oeuvre : ils se hasardèrent timidement à sortir
de leur abri, et c'est ce qu'ils appelèrent plus lard avoir pour-
s uivi les Perses. Enfin, Platée est une de ces affaires qui ne
font honneur à personne : la victoire des Grecs doit être attri-
buée à des causes tout accidentelles, et quant à la gloire, « la
forfanterie hellénique en décida plus tard (1). »
Tout cela est bien amusant; mais le triomphe de Gobineau
dans le gen»'e dénigrant, c'est son interprétation de la Retraite
des dix mille. Il commence par récuser le témoignage récent
de Grote en faveur des compagnons de Xénophon, car « la
partialité pédantesque pour le grec et le latin a toujours
enlevé aux |)Ius grands esprits jusqu'à la possibilité du discer-
nement» . Puis il taille sa meilleure plume, et voici le spectacle
auquel nous assistons. Les Dix Mille sont des « routiers pil-
lards » qui ne se battent qu'à la dernière extrémité; une tourbe
qui passe le temps à se tromper, à se trahir, à se quereller, ne
(i) On peut comparer ces appréciations à celles de M. Paul Bourget, fami-
lier de Gobineau pourtant, et si aAcrti des données de la sociologie contempo-
raine, si finement préoccupé des nuances de races. Il célèbre à l'occasion
{Idylle t?agi(jite) « la Grèce primitive et héroïque, celle qui arrêta l'invasion
<le l'Asie par la seule vertu de l'élite, de la race supérieure mise en présence
■des races inférieures et de leurs hordes innombrables » .
CHAPITRE II 255
se mettant d'accord que pour mal faire ou se tirer d'un mau-
vais pas. Le voisinage des Perses, leurs alliés, les affole
d'abord de terreurs « entièrement imaginaires » . Car vit-on
jamais compagnon plus débonnaire que l'excellent Tissa-
pherne, qui va fournir une frai)panle illustration de la fameuse
« douceur iranienne » ? Le chef asiatique, « avec sa bonhomie
habituelle (I), » et même « plus affable que jamais (2) », fait
bien mettre à mort quatre généraux grecs, vingt capitaines et
deux cents soldats qui avaient répondu à une invitation amicale
de sa part. Mais cela ne compte pas aux yeux de Gobineau; il
persiste à nous affirmer que son Iranien n'en voulait pas aux
autres Hellènes, et que ceux-ci avaient le plus grand tort de
s'effrayer. Ainsi Venise punit plus tard le seul Carmagnola et
n'inquiéta pas ses subordonnés. Sans doute, ol)jecterons-nous,
mais on ne peut vraiment reprochera Xénophon d'avoir ignoré
ce précédent futur. En tout cas, il se trompait dans ses alarmes
ridicules : « ce coup frappe', l'harmonie la plus parfaite se
serait rétablie sans peine entre les satrapes et les bandes, si
la peur dont celles-ci étaient travaillées depuis Cunaxa ne les
avait poussées à des extravagances qui les couvrirent d'une gloire
immortelle i^i). » En effet, se croyant menacés sans aucun sujet,
les malheureux, a toujours préoccupés non d'un danger présent
assez petit, mais d'un danger futur qu'ils se représentaient
comme accablant, » s'enfuirent vers leur patrie sans rep^arder
derrière eux. Tissapherne, charmé d'en être débarrassé, les
poursuivit mollement, et ils ne trouvèrent de périls à courir
que quelques rencontres avec les intrépides tribus du Kurdis-
tan, arianes pour la plupart. Encore n'eurent-ils jamais sérieu-
sement affaire qu'à des montagnards surpris et fâchés de les
voir, mais satisfaits dès qu'ils avaient quitté les limites de leur
territoire. Et ils étaient dix mille parfaitement armés, et tous
homme de guerre par profession! Voilà une caricature bien
plaisamment tracée, et Gobineau persistera jusqu'au bout dans
son parti pris sur la bravoure ionienne. Car il voit des héros
(i) T. II, p. 319.
(2) T. II, p. 320.
(3) T. II, p. 322.
256 LE COMTE DE GOBINEAU
du même ^enre que ceux de l'Aîiabase dans ces stipendiés
grecs qui prennent avec le temps une place de plus en plus
grande sur les rôles des armées persanes. La presque totalité
de ces capitaines étrangers étaient « des butors effrontés, des
pillards sans conscience et sans entrailles " ; mais « on avait
admis à l'état de lieu commun que ces gens avaient appris un
métier fort difficile et qu'eux seuls le pouvaient exercer, parce
qu'ils avaient grand soin de ne pas savoir autre chose » .
Arrêtons ici la peinture de l'ignominie grecque, en remar-
quant que ces lignes ont été écrites peut-être, publiées en tout
cas sans modification par Gobineau après sa mission à Athènes
(1864-18G8). Il est même vraisemblable qu'il dut retarder par
prudence jusqu'à la fin de son séjour près de l'Acropole l'ap-
parition de V Histoire des Passes (18G0). Car, offenser les héros
de Plutarque, c'est déjà toucher au point sensible les sujets du
roi Georges, qui n'auraient pas pardonné ses sarcasmes à notre
ministre plénipotentiaire; et, de plus, les Grecs modernes ne
sont pas moins maltraités à l'occasion dans son ouvrage que
leurs prédécesseurs sur le sol balkanique. Ce n'est pas à
Constantinople seulement que Gobineau retrouve maint écho
des traditions iraniennes d'étiquette et de gouvernement.
« Dans le rovaume hellénique, tout chrétien qu'il est, tout
européen qu'il aspire à devenir, des traces vraiment persanes
se font encore apercevoir dans les noms, dans les mots, dans
les choses et même dans les mœurs. " Il est vrai que, de la
part de son auteur, si fort indécis sur les apports sémitiques et
sur les survivances arianes dans la psychologie iranienne, ce
rapprochement pourrait passer à la rigueur pour un compli-
ment. Mais voici qui est plus nettement ironique; il s'agit
d établir que les Orientaux, gênés par leur imagination gros-
sissante, n'ont aucune capacité de calcul précis ou d'apprécia-
tion de sang-froid. J'ai vu, dit notre représentant (1), se former
à Athènes un corps de volontaires destiné à Candie, sans que
personne ait jamais pu savoir si ce corps qui paradait sous les
yeux de tout le monde était fort de six cents hommes ou de
(1)T. II, p. m.
CHAPITRE II 257
quatre-vingts. « Les témoignages officiels pas plus que les récits
particuliers ne sont parvenus à donner sur ce sujet, en appa-
rence si facile, un résultat positif.» C'est le ton d'About dans le
Roi des montagnes. Enfin, en soulageant sa bile échauffée par
la reconstruction du temple de Jérusalem, il écrit sans sour-
ciller : « Ainsi, nous avons imaginé les républiques du Sud
de l'Amérique et la renaissance du peuple hellène; nous
avons voulu faire sortir une Ilellade de fantaisie du détritus
des Paléologues ! (1) » Que nous voilà loin de la sage étude de
la Revue des Deux Mondes sur Capodistrias, dont l'auteur
souhaitait l'entrée d'un citoyen de la Hellade, « chef d'autres
citoyens, dans Gonstantinople i^égénérée ! »
Pour comble d'animosité, Gobineau revient encore sur la
question de l'art grec, qui semblait tranchée dans VEssai en
faveur d'Athènes, et il se montre cette fois beaucoup moins
indulgent (2). Lorsque, dit-il, après les guerres médiques, le
sang se mêla de plus en plus, à Athènes principalement, un fait
se produisit quia fait illusion au monde : des artistes excellents
apparurent. Cet âge d'or ne régna pas longtemps : il ne fut pas
non plus très fécond. Incontestablement, il « atteignit au
suprême degré de la perfection dans ce qu'il sut faire » ; mais
l'art égyptien est plus profond et plus fort, l'art assyrien plus
majestueux, l'art du moyen âge et celui de la renaissance
donne une conception plus haute du génie humain. Et per-
sonne n'hésitera à placer Dante, Mic/iel-Aîige, Shakespeare et
Gœthe sur des trônes dont Phidias et Pindare ne touchent pas le
marchepied. Voilà une prière sur l'Acropole qui est assez ger-
maniste (3), n'est-il pas vrai, et ne rappelle guère le ton de
Renan. Les historiens, les philosophes classiques, excepté
Aristote, né dans une ville barbare, ont été des artistes, et seu-
lement des artistes. Tout ce que Platon enseigna de sérieux
eut son prototype dans F Asie occidentale (4). Et laissant parler
(1) T. II, p. 265.
(2) T. II, p. 239.
(3) Nous verrons qu'aux yeux des aryanistes esthéticiens, Dante et Michel-
Ange sont incontestablement des Germains.
(4; T. II, p. 143.
17
258 LE COMTE DE GOBINEAU
en exclamations alternées tantôt la passion trop écoutée de son
cœur, tantôt la protestation désespérée de son bon sens et de
sa raison, notre fougueux jouteur poursuit. «Encore une fois
cette gloire ne vécut pas longtemps, mais elle fut... Impossible
d'imaginer une nation plus vile... mais encore une fois, elle
a eu un siècle de génie... Il eût dû suffire de l'admirer comme
on admire un grand acteur (1)... »
Ce qu'il y a de stupéfiant dans une pareille diatribe, c'est
qu'elle vit le jour de la publicité après que d'autres écrits avaient
déjà indiqué la réconciliation de l'aryaniste adouci par l'âge
avec la beauté grecque, qui fut la consolation de sa vieillesse.
De son séjour à Athènes, de la familiarité des chefs-d'œuvre
antiques datent ses premiers essais de sculpture, occupation
qui tiendra la plus grande place dans la dernière partie de sa
vie. La même année que V Histoire des Perses, mais avant cet
ouvrage, parut un recueil de vers du comte, placé sous l'invo-
cation de la sainte « Aphroessa », le navire qui portait
d'Athènes à Délos les offrandes du peuple de Minerve : et,
dans l'introduction de ce volume on ne perçoit pas autre chose
que l'accent ému d'un fervent de l'antiquité plastique. Le pré-
facier à'Amadis écrira de l'auteur du poème : « Il ne pouvait
se détacher de cette terre classique. La plaine de l'Attique,
l'Acropole, étaient devenues nécessaires à son existence. " Et
en effet, son épopée symbolique fait du Parnasse, cette cime
méditerranéenne, le séjour d'élection des héros arians divinisés
en compagnie d'Amadis. Pourquoi donc cette contradiction
gratuite et cette imprudente coïncidence que fut, en 1869, la
publication des pages antihelléniques que nous venons de
résumer? Ce sont là les sautes de vent imprévues de la passion
qui ne raisonne pas.
(1) T. II, p. 240.
CHAPITRE II 259
X
LES MàCEDOSIENS
Nous allons rencontrer d'ailleurs une plus surprenante [)ali-
nodic en abordant la période macédonnienne de l'Iran. L'ap-
préciation du rôle d'Alexandre, telle que nous l'offre Vllistoire
des Perses, est le j)li s beau monument de l'incohérence gobi-
nienne, l'éclatante illustration des dangers de l'inspiration per-
sonnelle, en matière de psychologie rétrospective.
\JEssai nous avait appris que les Macédoniens demeurèrent
très arians, qu'ils n'étaient nullement des Grecs, qu'ils tenaient
surtout, par le sang, aux Illyriens et aux Thraces. Leurs rois
se disaient Héraclides, il est vrai, et ce serait là un fâcheux
cousinage entre Alexandre et Agésilas, si le héros du Nord,
en quelque sorte conscient de ce danger pour sa mémoire,
n'avait préféré se proclamer « ^Eacide par sa mère » . Nous
avouons d'ailleurs que la différence ne nous semble pas grande
au point de vue de l'hellénisme de ses origines. Quoi qu'il en
soit, il demeura toujours, d'une part, odieux aux Grecs, incapa-
bles de comprendre sa grandeur; de l'autre, cher seulement à
ses sujets naturels et plus encore aux Iraniens, qui l'adoptèrent
d'enthousiasme et l'ont de mille manières rattaché à leurs pro-
pres rois dans leurs annales.
Suivons donc le jeune capitaine dans son héroïque équipée.
Et, tout d'abord, V Histoire des Perses n'ajoute rien de nouveau
au récit traditionnel des conquêtes macédoniennes, sauf une
évidente partialité pour Alexandre, qui va jusqu'à le décharger
de l'incendie de Persépolis. Pure légende que cette catas-
trophe, car Gobineau, explorant les ruines de la cité, rebâtie
de son propre aveu par les Sassanides, " chercha avec soin les
traces du feu et n'en trouva nulle part. » Allez donc retrouver
les vestiges de l'incendie de Rome par Néron en vous prome-
nant sur le Forum !
Mais ceci n'est qu'un détail : l'inattendu dans les apprécia-
260 LE C031TE DE GOBINEAU
lions du comte débute avec le séjour de l'armée d'invasion à
Hécatompylos des Parthes. C'est là qu'Alexandre se trans-
forma en Grand Roi perse, qu'il prit l'habit oriental, s'entoura
de mélophores et ressuscita à son profit tout l'appareil fas-
tueux de la cour achéménide. Qu'une telle métamorphose ait
eu son utilité politique, comme celle qui fit de Darius un sou-
verain tout sémitique, on le peut soutenir, à la condition de la
présenter comme une habile et prudente concession à des
nécessités ethniques, nées de la conquête. Mais c'était le décor
de la vie d'Alexandre qui devait seul changer en ce cas, et non
pas son àme ariane. On sait, au contraire, qu'il prit fort au
sérieux son autocratie et, peu après, sa divinité. Comment
donc Gobineau va-t-il nous raconter les épisodes caractéris-
tiques qui marquent la scission morale entre les généraux
macédoniens et leur capitaine asiatisé, c'est-à-dire les conspi-
rations de Philotas, de Parménion et bientôt le meurtre de
Clitus, interprète imprudent de la pensée nationale"? Si nous
essayions d'en supposer les termes d'après les enseignements
tant de fois répétés du comte, voici quel serait le schéma de
son récit probable. Les chefs macédoniens, arians de ten-
dance, plus ou moins imbus de la pensée féodale, seront pro-
fondément choqués par les allures despotiques, les façons
efféminées de leur suzerain, qui tourne de manière si patente
au despote sémitique. Tout, plutôt que de subir la honte
a d'être fouetté par les verges des Perses » et de s'adresser à
ces vaincus pour obtenir accès auprès de leur frère d'armes,
tandis qu il s'enferme dans son harem et repousse ses compa-
gnons naturels! Et pourquoi donc les Arians de l'Ouest eus-
sent-ils accepté des usages qui choquaient à bon droit un
Gamide ou un Gawide de l'Est? Alexandre va donc être con-
damné sans ménagement, et rappelé par son juge à ses fonc-
tions précaires de président couronné d'une république ariane.
Eh bien, nous lisons tout le contraire. Avec une éloquence
foudroyante, Gobineau prend le parti du nouveau Grand Roi
et accable d'invectives ses téméraires subordonnés. Voici
d'abord l'argument politique que nous avons accepté en prin-
cipe, mais qui est ici présenté sur un ton significatif. On a
CHAIMTRE II 261"
Llâmé Alexandre du changement de son attitude et les « rhé-
teurs de tous les temps )> ont considéré cette façon d agir
comme une preuve que les grands esprits succombent à
l'ivresse de la fortune. Mais il eut raison de se montrer
» Ihomme de la fusion » . Fallait-il donc imposer à l'Iran les
<i lois brutales de Lycurgue avec leur pratique éhontce » ou
<i les lois sentimentales de Solon avec leurs applications déma-
gogiques )i . Pourquoi introduire de pareils ferments d'anarchie
dans la popiileuse, floj^i'ssante, savante et vieille Asie (l)? Qui
ne verrait que l'antihellénisme de Gobineau lui fait oublier en
ce lieu jusqu'à son antisémitisme, et qu'ayant jadis montré à
satiété la vieille et savante Asie corruptrice de la Grèce, il
nous présente soudain l'exemple de la Grèce comme dange-
reux pour la florissante Asie.
Mais écoutez la scène du meurtre de Clitus. Ce frcrc de la
nourrice d'Alexandre était particulièrement aimé du roi et
commandait Tune des deux divisions des hétaires. Il avait
pourtant de longue main l'habitude, quand il se trouvait avec
les autres chefs, de dénigrer son bienfaiteur à cœur joie.
C'était la maladie grecque (2). Un jour, à la table du souve-
rain, se trouvant « plus ivre que de coutume » , il prétendit
démontrer que les exploits accomplis en Asie appartenaient
bien moins à Alexandre qu'aux Macédoniens, dont le courage
avait tout fait. Et s'exaltant de plus en plus 11 poursuivit :
" Voilà cette main qui t'a sauvé du Granique. Dis ce qui te
plaît, mais n'invite plus désormais d'hommes libres à ta
table. Contente-toi de barbares et d esclaves pour baiser le
bord de ton habit et adorer ta ceinture. » On sait le reste, et
qu'Alexandre, fou de colère, arracha la lance des mains d'un
garde du corps pour en percer l'audacieux protestataire. N'im-
porte, c'était là une belle scène d'indépendance ariane, et Gobi-
neau devrait frémir d'aise à de si nobles accents, qu'il n'a pas
même l'excuse de croire sincèrement helléno-démocratiques,
puisque les Macédoniens sont des Arlans à ses yeux. Malgré tout
(1) T. II, p. 406.
(2) T. II, p. 421.
262 LE COMTE DE GOBIINEAU
il les dira maintenant Grecs, c'est-à-dire méprisables, et
plaindra l'infortuné despote. « Etre un héros, le plus grand des
hommes, avoir soumis et réglé l'Europe et l'Asie... et se voir
Jiarcelé comme une bête fauve par les injures, les grossièretés
et les opprobres d'un soldat ivre, interprète maladroit mais sin-
cère de l'esprit A'envie et de basse opposition répandu dans le
camp, ce n'était pas possible... En principe Alexandre était
dans son droite dans la justice : c'était une fois par hasard la
grandeur mettant le pied sur la bassesse, et, pour la rareté du
fait, il n'y a rien là que de très beau (1) ! » Les pareils de Clitus
méritaient-ils donc quelque ménagement \iO\iv\c\\v% prétentions
soldatesques et potir ce qu'il leur plaisait de nommer la liberté
grecque. Le sophisme est vraiment ici trop visible : écrire
partout «soldatesque» au lieu de a féodal», «grec» au lieu de
« macédonien » , voilà le secret pour transformer la noblesse
blanche en abjection nègre, l'aryanisme en sémitisme, et un
preux du Nord de l'Hellade en un condottiere du Sud.
Plus puéril encore sera le plaidoyer de Gobineau en faveur
des prétentions divines de son favori. Car il nous déclare tout
d'abord qu'Alexandre se croyait sincèrement dieu (2), et trou-
vait en se contemplant lui-même des raisons si fortes et si
])ersonnelles de penser ainsi, que nul être au monde ne pouvait
en avoir de pareilles. Si nous songeons que ce privilège était
accordé volontiers dans VEssai aux héros arians des premiers
âges, nous concéderons que le roi de Macédoine semble bien
digne, en effet, d'hériter d'une pareille fortune, même après
l'heure des mélanges, et cette appréciation aura du moins à
nos yeux le mérite de la franchise. Pourquoi donc, un peu
plus loin, oubliant, selon son habitude, ses précédentes décla-
rations, notre homme va-t-il soudain plaider les circonstances
atténuantes et assimiler de son mieux les honneurs divins
réclamés par le « fils d'Ammon » à une simple formule de
politesse? Avec quelle amusante mauvaise foi d'enfant pris en
défaut et niant contre l'évidence, que l'on en juge par ce qui
(1) T. II, p. 423-424.
(2) T. II, p. 387.
CHAPITRE II 263
suit! II insinue tout d'abord qu'Alexandre « désirait » ces
hommages religieux, mais ne les "imposa pas » ; que d'ailleurs
les Grecs l'eussent satisfait plus volontiers sur ce point que les
Perses, puisqu'ils rendaient sans scrupules de tels honneurs
aux morts illustres, aux athlètes défunts du stade même, et
que toute la question était pour eux de savoir si on pouvait
faire une exception en faveur d'Alexandre vivant; tandis que
chez les Perses une telle profanation répugnait également aux
partisans de l'antique doctrine de l'Iran et aux mazdéens de
religion modernisée. Aussi bien, tout ce qu'Alexandre réclama
de ses sujets. Grecs ou autres, ce fut, non pas un culte véritable
comme le crurent les premiers dans leur orgueil, mais sim-
plement la « prosternation » (l). Or, la prosternation n'était
qu'une formule d'urbanité en Asie, n'y avait pas d'autre sens
que «je suis à vos pieds », ou encore « votre serviteur», et
constituait en un mot le salut usité dans la bonne compagnie.
Les Assyriens en avaient répandu l'habitude, et comme ils
avaient longtemps passé pour les arbitres des belles manières^ on
leur avait emprunté autour d'eux cette coutume . Quant aux
faits que les Assyriens étaient des Sémites, à l'a me rampante,
il vaut mieux n'y pas songer pour le moment; nous sommes
tout à la joie d'avoir expliqué un malentendu regrettable. Ce
sont les Grecs qui ont mal compris leur héros, et ce qui n'était
chez lui que simple exigence de maître de maison sachant
vivre. « En voyant les Macédoniens et les Grecs lui refuser un
acte de déférence devenu d'ailleurs assez banal^ les Asiatiques
pouvaient en induire que le Grand Roi n'exerçait pas sur tous
ses alentours indistinctement une égale autorité (2). » Tour-
nons quelques pages, et voici pourtant de nouveau l'aveu sans
ambages des aberrations du prétendu fils d'Ammon. Il avait
« le sens du divin » et voulait qu'on le crût dieu, « parce qu'il
était convaincu de l'être. » Les devins l'entouraient; nuit et
jour avaient accès dans sa tente quelques-unes de ces femmes
prophètes, àoni V Essai non^ sl dit l'hystérie finnoise ou méla-
(1) T. II, p. 425 et suivantes.
(2) T. II, p. 465.
264 LE COMTE DE GOBINEAU
nienne. En un mot, Alexandre était ivre de Dieu, et les Asia-
tiques, « toujours préoccupés de cet ordre d'idées, Tont re-
connu pour un des leurs, v Triste honneur qu'une telle natu-
ralisation pour un héros de l'aryanisme (1)!
C'est un curieux problème psychologique que cette appro-
bation obstinée des faits et gestes d'un grand homme évi-
demment déséquilibré. En cette circonstance plus encore qu'en
toute autre, notre fantaisiste écrivain perd de vue la logique
et se complaît dans l'incohérence. Douze ans avant l'apparition
de YHistoire des Perses, appréciant Y Histoire grecque de ce
même Grote que Gobineau récuse pour ses sentiments philhel-
léniques, Mérimée le trouvait plutôt sévère, mais juste malgré
tout, envers la mémoire d'Alexandre. « A ses yeux, il fut seu-
lement un grand destructeur, comme Attila, Gcngiskhan et
Tamerlan; et, si nous le mettons au-dessus de ces terribles
fléaux de l'humanité, c'est peut-être parce que notre éducation
occidentale nous a laissé une admiration traditionnelle pour
les vertus chevaleresques. Dans Alexandre, nous voyons le type
accompli de ces preux du moyen âge à qui nous passons tout
en faveur de leurs beaux coups de sabre. » Il y a certainement
quelque chose de ce sentiment au point de départ de l'en-
thousiasme de Gobineau, qui, tout jeune encore, avait fait
d'Alexandre le héros d'une tragédie en cinq actes dont nous
reparlerons. Plus tard, malgré le progrès de ses théories
ethniques, la seconde partie de la vie du Macédonien ne lui
parut pas inconciliable avec la première, surtout en consé-
quence de cette illusion d'optique, née de son séjour en Asie,
dans laquelle il s'est complu jusqu'à se fausser le regard, et
qui lui montre à présent la Grèce odieuse jusque dans ses
(1) Par un assez singulier contraste, un penseur que Gobineau jugerait à
bon droit fort sémisé, Spinoza, s'est servi précisément de l'exemple d'Alexandre
pour condamner cette inspiration politique familière aux tyrans usurpateurs et
qui les porte à se donner pour enfants des dieux. Alexandre, dit-il, le fit
surtout pour les Perses et les Indiens, tandis qu'il cherchait à s'en excuser
auprès de ses Macédoniens. "Mais ceux-ci étaient trop éclairés pour être dupes,
et il n'est pas d'hommes (à moins qu'ils ne soient entièrement barbares) qui se
laissent tromper si grossièrement et qui, de sujets, consentent à devenir esclaves
et à renoncer à eux-mêmes. » {Tractatus theologico-politicus , ch. XVII.)
CHAPITRE II 265
faubourgs macédoniens, la Perse aimable jusque dans sa
décadence sémitique. Il paye donc par une évidente et presque
ridicule palinodie l'excès de ses préventions irréfléchies. Rien
ne fait mieux connaître que cette aventure malencontreuse le
point faible en une intelligence par certains côtés si brillante,
le défaut de la cuirasse en une armure scientifique de si belle
apparence parfois.
Et les conséquences mêmes de l'œuvre politique d'Alexandre
n'auraient-elles pas dû avertir l'avocat intransigeant de ce dieu
néfaste qu'il faisait fausse route dans son panégyrique. Rien
ici d'une action favorable sur l'avenir de l'humanité ariane, la
seule digne d'intérêt comme chacun sait; rien qui rappelle,
par exemple, la grandiose mission de Cyrus. Bien au contraire,
Alexandre, de l'aveu de Gobineau, hellénisa définitivement
l'Asie, souda le monde araméen à la société ionienne, jeta
sur tout rOrlent la teinte uniforme d'une administration
grecque; mince vernis d'ailleurs et dissimulant mal les maté-
riaux assyriens qui lui servaient de support. Qu'v a-t-11 donc
là de glorieux ou de providentiel? Et n'est-ce pas plutôt, à
l'égard des rares vestiges de l'aryanlsme iranien, si affaibli
déjà, une déplorable et presque satanlque besogne? Sans
doute le vainqueur du dernier des Achéménldes trouva plus
tard l'approbation des Parthes féodaux, dont nous allons voir
l'entrée en scène; mais ce fut de son courage juvénile qu'ils
se réclamèrent, et non pas des faiblesses maladives de ses
derniers jours. Ainsi, nul sophisme, nul témoignage spécieux
ne lavera Gobineau du reproche d'inconséquence en ce lieu;
et sans compromettre peut-être sa réputation d'intuitif, que
certains de ses fidèles trouvent plus justifiée que jamais dans
Y Histoire des Perses, il est évident qu'il y laisse en route les
restes de sa bonne renommée de logicien.
2tiG LE COMTE DE GOBINEAU
XI
KO M AIN s ET PAR THES
Les annales de la Perse ariane pourraient une fois de plus
s'arrêter à ce chapitre qui nous apprend l'entière hellénisalion
de l'Asie antérieure. Elles sont continuées néanmoins avec une
nouvelle ardeur parce qu'au contact des Romains conqué-
rants l'Iran pur parait se retrouver un instant debout dans le
royaume tout féodal des Parthes et sous leurs souverains, fds
d'Aresh. Ce fut là une de ces réactions salutaires, suscitées par
les montagnards de l'Elhourz et les paladins scythisés de l'Est,
comme on nous en a déjà donné plusieurs fois le spectacle.
Gobineau atténue de son mieu.v ce fait que l'insurrection des
Arsacides contre les rois macédoniens, descendants des com-
pagnons d'Alcvandre, s'appuya principalement sur l'appel au.v
souvenirs de l'hellénisme; car ce serait avouer une déchéance
de l'idée féodale et faire une péni])lc concession à la soi-disant
liberté grecque Non, en réalité, l'hellénisme des Parthes
«était fort court», et nous pouvons même nous remémorer
tout à pomt, après l'avoir si profondément oublié au temps de
Clitus, que les soldats macédoniens, établis en colons dans
l'Iran et principaux artisans du soulèvement contre leurs
dynasties nationales, " avaient vu quelque chose d'analogue
au système féodal dans leur pays (I). » De plus, au bout de
trois générations, ces nouveaux venus étaient déjà pénétrés de
sang Scythe. En sorte qu'il faut voir une fois de plus la main
de ces frères des Ases dans la restauration des coutumes
féodales par les Parthes. Ces dispositions d'esprit leur assurent
a priori, comme bien on pense, la partialité de Gobineau, qui
ne cache pas sa sympathie pour le « noble faucon arsacide » .
Précisément il possède dans son cabinet une pierre gravée oîi
l'on voit un cavalier parthe portant sur un poing un gerfaut
(1) T. II, p. 473.
CnAPITRK IT 26T
« L'oiseau semble appartenir à cette race forte, à dos {^ris, à
Acntrc hlanc, avec l'iris de l'œil jaune, que l'on tire aujour-
d'hui des pays orientaux de la Caspienne. » Les possesseurs de
ces rapaces avaient quelque chose de leurs instincts de proie.
Les rois arsacides ne jouirent parmi leurs sujets que d'une
autorité précaire, due à la seule valeur de leur bras; le gou-
vernement demeura toujours entre les mains du « Sénat des
Parthes >' , comme disaient les Romains, incapables de com-
prendre le fonctionnement de la constitution féodale. Ces
réactionnaires retournèrent aussi à l'antique doctrine reli-
gieuse, par la suppression du prêtre, par la restitution au chef
de famille de ses droits de sacrificateur.
Tout cela est bien séduisant pour un aryaniste. Et cepen-
dant Gobineau a vu se dérouler sous ses yeu.v attentifs des
spectacles trop différents de cette barbarie guerrière pour
goûter maintenant sans arrière-pensée un romantisme si chè-
rement payé, ^ous lui trouvons, ô surprise, l'oreille ouverte
et le cœur pitoyable aux doléances du bourgeois des bonnes
villes. En effet, les cités de l'Iran eurent » horreur de ce gou-
vernement bridai n. Il est vrai, jusqu'à nos jours, sans cohé-
sion, sans idées communes, elles demeureront malgré elles
dans la main des tribus nomades, homogènes et plus capables
d'enthousiasme; ne se laissent-elles pas opprimer à l'heure
actuelle par une dynastie de Turcs Kadjars, issus précisément
des environs d'Asterabad, qui est situé en plein pays parthe?
Mais les victimes de ce régime violent ne s'y sont jamais rési-
gnées sans protestations; déjà les lois votées par les grands
vassaux des Arsacides « ne convenaient nullement à une
société devenue très complexe et très cultivée, à ces villes
magnifiques, de grandeur surhumaine » .
Et voici que les restrictions se pressent à présent sous une
plume jadis si habile à innocenter la hiérarchie nol)iliaire de
ses plus évidents méfaits. Tout d'abord, les rois fils d'Aresh
eurent le tort d'adopter par anticipation le système politique
des Capétiens et surtout des Valois, en substituant des princes
de leur famille aux grands feudataires, étrangers à leur parenté.
Or, si les vassaux avaient pratiqué la résistance, les cousins
268 LE COMTE DE GOBINEAU
s'élevèrent jusqu'à la compétilion. Ainsi l'on verra plus tard
en France les princes de la fleur de lys aspirer à toutes les
usurpations et ne trouver rien de trop haut pour leurs préten-
tions ou leurs espérances. Dans l'Iran, les mêmes causes affai-
blirent à l'excès la maison rovale, et, comme la faiblesse se
montre volontiey^s disposée à la violence^ la seconde dynastie
arsacide, iranienne par une femme, scythe par ses autres
attaches, accentua les défauts de ce système anarchique et
restaura avec une vigueur malheureiise\e génie guerrier, l'esprit
d'indépendance personnelle, le goût de la résistance au pou-
voir supérieur! Appliquer l'épithète de « malheureux » à de
tels sentiments, quel progrès cela révèle dans l'instruction
politique de notre aryaniste! Bientôt on atteignit à « l'idéal»
du fractionnement de l'autorité, à l'apogée du désordre; on
restitua les anciennes institutions avec iine passion en définitive
aveugle^ et le terme de comparaison qui revient à plusieurs
reprises dans ces pages découragées est celui de République
polonaise. Oui, 1 analogie se poursuit jusque dans l'existence
auprès de chaque seigneur d'un officier héréditaire, comman-
dant l'armée par droit de naissance, et qui, aux côtés du Grand
Roi, sous le nom de souréna, n'était « pas autre chose que le
grand maréchal des diètes de Pologne » . Un disciple de Gobi-
neau pourra résumer plus tard cette clairvoyante appréciation
par une phrase significative. L'excès de l'acclamation gothique,
c'est le liherum veto!
En résumé, « on n'a jamais vu se présenter dans le monde
et se balancer sur une aussi grande échelle et avec tant de
ressources, de puissance et d'éclat, les avantages et les incon-
vénients du régime féodal. » Poussé jusqu'aux dernières li-
mites, il créa le désordre et l'anarchie; sous ce rapport, la
monarchie parthe ressemble assez à ce que fut le royaume de
Jérusalem sous les princes croisés : le mal qu'on en peut citer
est patent^ et les reproches sont sans réplique! Sans réplique?
Un instant, car ici se réveille, sous sa propre injure, le Gobi-
neau de VEssai tout prêt à riposter. « Est-on bien malheureux
quand on est si vivace? » Et il s'empresse à répliquer, malgré
son aveu momentané d'impuissance. Oui, la liberté excessive/
cil API ÏR M II 20!)
et le dogme de V individualité portèrent du moins tous leurs
fruits « bons et mauvais » durant cette période énergique.
Concédons qu'il n'y eut pas d'ordre, pas de repos, que les
petits pâtirent cruellement. En revanche, la force de l'indé-
pendance fut si immense qu'elle suffit à tout, même à corriger
quelquefois ses propres excès. Et puis « le mal dura cinq cents
ans » (toujours le critérium laudatif de la durée, même en mal)
et n'empêcha, comme on l'a vu, ni la richesse exubérante de se
développer, ni l'esprit de tout embrasser. 1^' anarchie fut par-
tout, la médiocrité nulle part. La mort frappa souvent, mais en
pleine floraison de la vie, et il n'y eut pas de langueur jusqu'à
la fin. Ce jut l'excès même de leur ynérite qui tua les Ai^sacides.
Ainsi ce médecin philosophe se console de la mort d'un patient
chéri par l'assurance que le malade succombe à une pléthore
de santé.
Voilà certes une belle oraison funèbre, et l'on conçoit que
les pâles adversaires de pareils héros, les Romains soient traités
sans plus de façon que les soldats de Thémistocle. Triompher
des Arsacides, c'était l'objectif constant des empereurs de
Rome, tout aussi bien que recueillir l'héritage de Valentine de
Milan, prendre pied en Italie fut le rêve désastreux des Valois.
Les armes des Césars ne recueillirent sur ce terrain ingrat que
« des triomphes d'apparat » , et les entreprises de Crassus,
de Marc- Antoine, de Césennius Pœtus, tournèrent à la honte
de ces généraux, quand même elles n'empiétèrent pas sur l'Iran
proprement dit, mais se bornèrent à l'Arménie, ce champ res-
treint des ambitions latines.
Gobineau retrouve aujourd'hui avec sympathie les traits des
Parthes chez les guerriers afghans, sans s'arrêter à cette parti-
cularité gênante qu'à l'exemple des Arsacides, se donnant pour
les descendants d'Abraham, les gentilshommes de Kandahar
prétendent à des origines sémitiques et se considèrent comme
une tribu juive. Mais leur organisation est restée celle «de la plus
pure et de la plus orgueilleuse féodalité » , et c'en est assez, avec
le souvenir du chevaleresque Mir-Elem-Khan, pour leur mériter
un brevet d'aryanisme patent, que nous retrouverons dûment
contresigné, au bout de quinze ans, dans les NouveUes asiatiques.
270 LE COMTE DE GOBINEAU
Les dernières pages de Vllisloire des Pei'ses sont consacrées
à la réaction sassanide. Entreprise au nom du mazdéisme et de
ses prêtres hiérarchisés, elle eut à satisfaire au besoin d'ordre
et de repos des populations non iraniennes ou à demi ira-
niennes, fatiguées de subir le contre-coup de discordes féodales
où elles ne prenaient nul intérêt. A beaucoup d'égards, ce fut
une jacquerie; les nobles furent massacrés ou se retirèrent du
côté de rinde, vers les régions scythiques d'où ils étaient sortis.
Et, sur l'antique conquête de Zohak, le sémitisme règne enfin
de façon définitive aux yeux de Gobineau, tenu seulement en
échec par quelques restes du j)assé arian, « ce qui a lieu encore
aujourd'hui d'une manière assez curieuse. » Ces prétendues
survivances scythiques forment la spécieuse excuse que se
ménage cet aryaniste inconstant pour répondre aux scrupules
éveillés dans sa propre conscience par ses irrésistibles sympa-
thies orientales.
La conclusion de YHistoire des Perses était difficile à for-
muler, elle le fut pourtant, mais non sans garder quelque reflet
de l'incohérence qui caractérise ses prémisses. Le rôle de
l'Iran, assure Gobineau en terminant, a été de mettre en con-
tact l'Inde avec la Grèce, et de préparer par là un échange fécond
de notions, d'impressions, de croyances, d'idées qui opéra un
incomparable élargissement des esprits et ne permit plus désor-
mais aux nations « d'en revenir aux étroits et grossiers berceaux
où Phocionet Publicola les auraient à jamais tenues assoupies " .
Ceci n'est-il pas l'efflorescence la plus outrecuidante du sémi-
tisme qui végétait à l'état latent, durant tout le cours de l'ou-
vrage, sous les futaies, de plus en plus éclaircies par le temps,
de la féodalité ariane? Oui, ce rôle d'intermédiaire intellectuel,
si inévitablement lié à celui d'entremetteuse ethnique, fut sans
cesse attribué par V Essai à l'Asie mélanisée, par V Histoire des
Perses elle-même à l'Assyrie servile. Comment donc coudre ce
jugement à celui qui l'accompagne immédiatement, a C'est
une nécessité de faire figurer dans la liste de nos aïeux les
Parthes, qui nous ressemblent si fort par la façon dont ils ont
compris la dignité personnelle de l'homme, notion très étran-
CHAPITRE II 2-1
gère aux Grecs comme aux Romains; ces Partlies qui avaient
pris une si haute conception clans riiérilage de nos aïeux com-
muns, les Arlans du INord. » Aucun lien entre ces deux actions
parallèlement exercées sur riiumanilé; la première appartient
à une race, la seconde à Tautre. Gobineau prétend faire hon-
neur aux Iraniens d'une fusion morale qui prépara pourtant la
naissance d'un chaos oriental des peuples, source empoi-
sonnée du chaos occidental, dont il reproche si durement aux
Romains la paternité. Puis, d'une même haleine, il vante ces
hommes pour leur dignité rigide, leur exclusivisme aristocra-
tique, par OH nous voyons trop que la fusion finale se fit en
effet malgré eux et contre eux.
Il est donc impossible de méconnaître une fatigue de plus
en plus sensible de la faculté logique vers la fin de VHistoire
des Perses; lassitude attribuable en partie aux difficultés du
sujet, à cette sorte de gageure qui consiste à montrer un
prétendu triomphe de la féodalité ariane au fover même des
grandes civilisations sémitiques et urbaines de l'antiquité, une
inspiration nordique dans le méridionalisme le plus flagrant;
en partie peut-être à l'état de santé de l'auteur, qui traversa
précisément vers 1869 une crise de maladie et de décourage-
ment, causée par son ambassade à Rio-de-Janeiro. Aussi bien,
parla suite, semble-t-11 n'avoir plus compris lui-même le sens
et la portée de VHistoire des Perses et préféré de nouveau le
schéma préconçu que lui fournissaient les théories de VEssai
aux conclusions formelles que lui avait enfin imposées le spec-
tacle des faits d'Orient. En effet, on ne lit pas sans stupéfac-
tion, dans lavant-propos de la deuxième édition de son grand
ouvrage, ces lignes, les dernières peut-être qui soient sorties de
sa plume (1882) : a J'ai écrit VHistoire des Perses pour montrer
par l'exemple de la nation ariane, la plus Isolée de ses congé-
nères, combien sont impuissantes pour changer ou brider le
;;énie d'une race les différences de climat, de voisinage^ et les
circonstances de temps. " Il oublie donc à la fois, et ce réservoir
inépuisable d'énergie ariane si complaisamment disposé par
lui au contact de l'Iran dans les tribus scythiques, et l'action,
puissante toujours, victorieuse enfin, du sémllisme urbain sur
•272 LE COMTE DE GOBINEAU
la féodalité montagnarde, en un mot, l'influence du milieu
social, tellement plus évidente en cette évolution que celle de
la race. Nous proposerions en conséquence cette restitution
du texte trompeur de l'avant-propos : « J'ai écrit V Histoire des
Perses pour montrer, malgré moi peut-être, par l'exemple de la
nation ariane, la moins isolée de ses congénères, combien sont
puissantes pour changer ou brider le génie d'une race les diffé-
rences de voisinage et les circonstances de temps. »
XII
DE LA POnTÉE DE l'hISTOIRE DES PERSES
Demi-roman encore une fois, œuvre de l'imagination cons-
tructive, travaillant sur une idée fixe et ne cédant que de façon
intermittente aux représentations du bon sens, tel est le résul-
tat de ce grand effort d'interprétation historique. Il était dans
la nature de Gobineau de juger arian tout ce qui lui paraissait
noble et sympathique dans l'humanité; et c'est d'ailleurs un
trait commun à toute l'école aryaniste. Or VEssai avait assez
largement semé par le monde les germes de la race élue pour
permettre à l'auteur de moissonner au besoin à toutes les
extrémités du globe le bon grain de ses féodales moissons. Nous
nous sommes plu quelquefois à supposer notre diplomate
envoyé vers 1855 à Pékin par son ministre, et à prévoir l'ou-
vrage qui en ce cas serait probablement sorti de ses études
ethniques sur son entourage; un esprit à ce point systématique
devant partout se plaire à placer de gré ou de force dans le
cadre de ses principes théoriques ses croquis de la civilisation
ambiante. Et les peaux couleur de safran n'eussent pas été,
après tout, plus réfractaires aux opérations de la chimie ariane
que les épidermes basanés de l'Iran.
Le laboratoire était mieux préparé même, plus richement
doté peut-être de cornues baroques, d'alambics complaisants
et de réactifs ingénieux que les régions montagneuses du vague
Caucase eschylien. Ne nous avait-on pas énuméré avec soin
CHAPITRE II 2-3
dans YEssai ces tribus arianes de l'Ouest, que les vieux Célestes
nommaient Szou ou Khou-te, en réalité les ancêtres des Scan-
dinaves et des Goths (1)? Ajoutons les Kschattryas réfractaires
en politique et protestants en religion à l'égal des premiers
Iraniens, qui vinrent fonder la civilisation jaune. Par la même
opération qui éclaircit pour d'autres fins le teint des Huns et
des Scythes, il eût suffi de blanchir intrépidement ces Toura-
niensde l'Ouest, du Nord ou du Sud pour que chacune des incur-
sions barbares en Chine pût donner le signal d'un rajeunisse-
ment ethnique, d'une vaccination nobiliaire, d'une réaction
ariane. Cependant que la noblesse, le luxe et les tendances
platement utilitaires auraient afflué sans cesse du réservoir
jaune oriental.
Dans ce programme, l'époque toute féodale des Chao Tar-
tares (2) (1200-255 avant Jésus-Christ) eût remplacé la période
iranienne héroïque qui court de Férydoun à Cyrus, en succé-
dant, par un nouveau trait de parallélisme, au règne de huit
cents ans d'un Zohak jaune. En ce temps-là, le noble conduit
son char de guerre, dont les quatre chevaux sont garnis de
cottes de mailles et de caparaçons; lui-même est vêtu de peau
de buffle, une cotte de mailles sur la poitrine, une fourrure de
tigre sur les épaules, l'épée au flanc, le trident à la main, la tête
abritée par un casque orné de coquilles et surmonté d'une ai-
grette. Quoi de plusarian? Ce paladin montre d'ailleurs la valeur
impétueuse, l'amour des aventures, l'esprit chevaleresque, et
tout à la fois le respect des rites, la politesse raffinée, le goût
éclairé des lettres, qui en font incontestablement un grand-
oncle des jarls nordiques. Son dévouement au suzerain, père
du clan, est sans bornes ; et la jolie légende de l'orphelin de
Chao nous montre un groupe de vassaux sacrifiant leur vie et
celle de leurs enfants pour assurer le salut du rejeton de leur
seigneur.
(1) M. d'Ujfalvi, le savant historien des Aryens actuels de l'Hindou-Koush,
a récemment confirmé ces vues : Mémoires xur les Ifitiis blancs. Dans VAntliro-
pologie, 1898), ainsi que d'autres spécialistes.
(2) Voir en particulier les excellentes notes du marquis de La Mazelière sur
l'Histoire de la Chine (Pion, 1901).
18
274 LE COMTE DE GOBINEAU
On trouverait facilement une tendance plus jaune sous la
dynastie des Hans qui voit s'établir l'influence de Confucius :
bientôt une action noire avec le bouddhisme mystique qui
gagne alors le sud de la Chine. Puis, comme les sujets des
Arsacides, ceux des Thangs retrouvent quelque chose de la
vertu ariane des ancêtres. L'empire jouit alors d'une paix rela-
tive, grâce à la terreur de ses armes, et d'incessantes expédi-
tions contiennent victorieusement les barbares du Nord. Voici
un fragment d'un poète de cette époque, Li-tai-pé (1), en qui
l'on reconnaîtra sans peine un cousin authentique de nos trou-
vères. On dirait le portrait du sire châtelain de Victor Hugo :
Sa main difjne
Quand il siyne
Egrafigne
Le vélin.
(I L'homme des frontières en toute sa vie n'ouvre pas même
un livre. Mais il sait courir à la chasse : il est adroit, fort et
hardi... Quel air superbe et dédaigneux! Son fouet sonore
frappe la neige ou résonne dans l'étui doré. Animé par un vin
généreux, il appelle son faucon et sort au loin dans la cam-
pagne. Son arc, arrondi par un effort puissant, ne se détend
jamais dans le vide. Deux oiseaux tombent souvent ensemble
abattus par la flèche sifflante. Les gens au bord de la mer se
rangent tous pour lui faire place, car sa vaillance et son
humeur guerrière sont bien connues dans le Kobi. Combien
nos lettrés diffèrent de ces promeneurs intrépides, eux qui
blanchissent sur les livres derrière leurs rideaux tirés! Et, en
vérité, pourquoi faire? »
C'est pourtant la culture finnique de ces lettrés superficiels
qui prend peu à peu le dessus comme la civilisation sémitique
dans l'Iran. Elle amène à la longue l'énervement des courages,
le triomphe du sensualisme, jusqu'à ce que la conquête des
Mongols, descendants des Huns blancs, régénère pour quel-
ques siècles encore le Céleste-Empire. Par la lente usure du
(1) Hebvey-Saikt-Denys, Poésies de Vépoque des Thangs, Paris, 1862.
CHAPITRE II 215
sang noble, la Chine tombe enfin dans la décadence dont nous
avons actuellement le spectacle, à peine interrompue un ins-
tant par l'énergie des premiers conquérants mandchous, dont
les règlements de caste ont encore aujourd'hui quelque chose
de très arian (I).
Et voilà le |)lan sommaire d'une Histoire des Chinois que
nous nous permettons de recommander à quelque jeune diplo-
mate qui serait un disciple fervent de notre ancien ministre en
Perse, tel qu'on affirme qu'il en trouva de son vivant (2).
XIII
CABBALE ET MYSTICISME
Afin d'établir mieux encore à quelle puissance d'illusion
volontaire atteignit parfois cette intelligence de tournure si
particulière, et pour apprendre à excuser à l'occasion les
erreurs de bonne foi auxquelles le put entraîner un parti pris
d abord arrêté dans son esprit, ce serait peut-être ici le lieu de
consacrer quelques lignes au plus important ouvrage de sa
période asiatique, après Y Histoire des Perses, le Traité des écri-
tures cunéiformes (en deux gros volumes in-octavo). Il le
publia après avoir dit à TÔrient un adieu définitif, en i864;
mais il l'avait annoncé dès la fin de son premier séjour en Perse
par une brochure préliminaire : la Lecture des textes cunéi-
formes (1858). Nous aurons peut-être l'occasion de revenir aux
thèses d histoire religieuse que renferment ces livres (ainsi que
les Religions dans l Asie centrale). Indiquons seulement que le
projet principal de l'auteur était de recommander \\n nouveau
mode d'interprélation de monuments jusque-là fort discutés.
(1) C'est par une réforme toute récente (1902) que l'impératrice douairière
vient (le permettre aux « jjens des hauuières » , descendants plus ou moins
authentiques des conquérants inandi'liuus, de s'unir aux Chinois proprement
dits.
(2^ (Biographie de VEssai. p. XXIV). M. de Tîocliechonart, dont il est
question en ce lieu pour son ouvrage : Pékin et l'iiiti-rieiir f/'> lu Chine (1878),
ne nous parait pas avoir subi de façon bien apparente l'influence de Gobineau.
aiG LE COMTE DE GOBINEAU
En s'appuyant sur l'étude de la u talismanique » , et guidé dans
cette voie dangereuse par son savant ami le rabbin Moulla
Lalazar Hamadany, il confondit trop évidemment les com-
mentaires raffinés et puérils d'une érudition pour ainsi dire
sécliée dans sa racine par les préoccupations purement verbales
de l'Orient moderne avec une interprétation originale et solide
de ces lointains documents du passé : il crut tenir dans quel-
ques formules magiques de bienveillance ou de haine la clef si
longtemps cherchée en vain de l'épigraphie mésopotamienne.
Et, en conséquence de cette erreur, le plus grand effort peut-
être de sa vie érudite a mérité d'être apprécié comme nous
allons le dire par un des maîtres de la science, aujourd'hui
fixée, des écritures cunéiformes. Dans son article Cunéiformes
de la Grande Encyclopédie^ M. .1. Oppert (contre qui Gobineau
polémiquait dès 1858) raconte les doutes qui accueillirent à la
première heure les efforts consciencieux des RaAvlinson et des
Grotefend sur ce terrain ardu. Renan lui-même ne niait-il pas
en 1858, dans le Journal des savants^ les résultats positifs déjà
obtenus à cette époque? Les choses paraissent aujourd'hui si
claires, ajoute le vétéran de l'érudition orientale, que les jeunes
assyriologues ne veulent même plus admettre qu'il ait jamais
plané sur ces questions quelque mystère, et ignorent de parti
pris les luttes soutenues par leurs aines pour le triomphe de la
vérité. Puis il ajoute en propres termes : « Dans ce temps
d'incrédulité au sujet de découvertes réelles, il se produisit des
essais d'interprétations oubliés depuis à juste titre, mais qui,
dans le temps, n'en contribuèrent pas moins à retarder l'heure
de la justice. Nous citons les travaux de M. de Gobineau, qui
déchiffra quatre fois de suite les mêmes textes cunéiformes,
chaque fois d'une manière toute différente, mais toujours avec
un égal succès, et qui lut le même texte de sept manières diffé-
rentes de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas, de
bas en haut, diagonalement de droite à gauche, diagonalement
de gauche à droite, et enfin symboliquement (1). » On ne peut
(1) Les lettres de Mérimée à Gobineau nous apprennent l'accueil peu favo-
rable que les professionnels firent dès le premier abord (1859) aux fantaisies du
comte sur la lecture des textes cunéiformes.
CHAPITRE II 277
nier que ces lignes sévères ne contiennent une critique justifiée
des méthodes trop souvent appliquées par notre aryaniste aux
sujets les plus divers. A ses yeux, comme à ceux de ses profes-
seurs orientaux, la contradiction logique n'existe pas, la passion
seule voit juste, et c'est le secret de bien des traits de caractère
que nous aurons encore à découvrir dans sa complexe personna-
lité. Ajoutons, pour être juste, que ces défauts réels ne devaient
nulle part saillir davantage que sur le terrain de l'érudition
exacte. Il perd là tous ses avantages, tandis que, dans les études
psychologiques, la méthode passionnelle et intuitive peut
donner parfois des résultats au moins curieux et suggestifs,
dévoiler des horizons que la raison serait plus paresseuse à
entrevoir et plus lente à explorer.
EnHn, nous pensons qu'il est à propos de joindre à ses écrits
d'inspiration asiatique unEssai philosophique que notre ministre
à Athènes rédigea en allemand, durant Tannée 18G7, et publia
en 1868 dans \si Zeitschrift fur Philosophie wid philosophische
Krilih (volumes 52 et 53) sous ce titre : Recherches sur différents
phénomènes de la inesporadigue. Il donne expressément ces pages
comme un appendice nécessaire à l'épilogue de VEssai sur l'iné-
galité des races, qui n'a jamais été bien compris par les lecteurs.
Nous avons vu en effet que les considérations apocalyptiques qui
terminent son ouvrage de jeunesse firent grand tort à l'impres-
sion d'enseml)le laissée par cette vaste svnthèse : elles furent
raillées et facilement réfutées. Or l'auteur avait eu, dit-il, l'iji-
tention d'y établir (1) l'existence d'une âme véritable de la race,
vivant de sa vie propre et possédant une individualité définie.
Ainsi Fechner rajeunissait alors pour l'Allemagne philoso-
phique la vieille doctrine babylonienne qui attribue des âmes
aux planètes et aux corps célestes. Par une sorte de réalisme,
renouvelé du moyen âge mystique, qui fut disciple lui-même
de l'Orient par Alexandrie et les Arabes, le comte prête expres-
sément la vie aux concepts abstraits que le nominalisme de la
philosophie moderne a ramenés à leur juste portée. Omne con-
cipiendum vivit, et la vie « sporadique " est cette sorte d'exis-
(1) Voir Essai, t. II, p. 546.
278 I.E COMTE DE GOBINEAU
tence spiritique, dégagée des liens de la matière, que mènent
dans l'azur les créations de l'intelligence humaine. Car si elles
apparaissent en effet vers la fin de VEssai, il faut constater que
Gobineau a singulièrement précisé et développé ces idées
fumeuses parle commerce des sages de Téhéran et les conver-
sations de Mulla Lalazar, sinon par la lecture de cet Hegel,
qu'il a nommé lui-même un pur Asiatique. A ses yeux, ce ne
sont pas seulement les idées qui mènent une vie propre et
indépendante de celle de l'esprit humain, mais ce sont surtout
les langues, expressions directes des races. Et par là il marie
avec délices ses vues favorites en ethnographie aux antiques
spéculations orientales sur le Logos. Les langues sont des
habitants vivants, constitués par leur propre activité, de ce
milieu spirituel qui est l'esprit humain, propice, selon les indi-
vidus et les races, à la naissance et à la prospérité de tels con-
cepts, de tels mots particuliers. Transformé profondément
dans sa constitution par le mélange des races, un pareil milieu,
spirituel ne pourra plus nourrir les mêmes conceptions intel-
lectuelles et les mêmes existences sporadiques. Voyez le fran-
çais des nègres de Haïti, le jargon allemand des Juifs alsaciens.
Car l'esprit n'a pas d'action directe sur cet Être-Langage et ne
peut s'efforcer de l'adapter à ses besoins, comme il le fait des
animaux domestiques, incapable qu'il est de le modilier dans
son essence. Et, en présence de cette suggestive comparaison,
Ton songe involontairement à ces contemporains de Sénèque
qui discutaient gravement sur ce problème : les Vertus sont-
elles des animaux? Tel est l'aboutissement du réalisme alexan-
drin. Poursuivant ses Ingénieuses déductions, Gobineau
accepte non seulement la survie et l'immortalité des âmes,
humaines ou idéelles, en possession de leur pleine conscience;
mais encore il suppose que dans l'au-delà elle mèneront une
existence plus heureuse etplus parfaite, en sorte que la Langue,
le Logos, nourri dans l'empyrée par un plus puissant afflux
d'idées, prendra lui-même une ampleur et une perfection
suprême au sein d'un milieu amélioré et désormais si bien
adapté à sa prospérité. Ce sera sans doute le règne glorieux du
Verbe-Race.
CHAPITRE II 279
Les disciples du dix-huitième siècle français raillaient déjà
au début de dix-neuvième le mysticisme allemand mis à la
mode par les Ancillon et les Cousin avec ces ^[énies volant
entre ciel et terre qui « magnétisent nos âmes (1) » • Les voilà
ressuscites pour une revue d'outre-llhin par un Français qui
est retourné s'abreuver à la source levantine de ces rêves. Ces
pages sont précieuses pour nous faire comprendre mieux
encore à quel point cette plastique intelligence subit, pour un
temps, l'influence du milieu oriental où elle se plongeait avec
délices. Ajoutons qu'on ne passe pas impunément par des
écarts de température morale aussi excessifs. Nous retrouve-
rons dans plusieurs des écrits ultérieurs du comte quelques
traces d'égarement mystique.
(1) Voir Stendhal, Armatice.
CHAPITRE III
LES " NOUVELLES ASIATIQUES i)
Après quelques années d'infidélité à TOrient, Gobineau y
transporta une dernière fois sa pensée vers 1876, par la rédac-
tion des Nouvelles asiatiques. Le plus accompli peut-être de
ses ouvrages, au point de vue littéraire (c'est du moins l'opi-
nion d'un bon juge, celle de M. André Hallays) (1), ce livre
porte la marque d'une évolution sensible dans la pensée de son
auteur; évolution que nous étudierons tout à l'heure plus à
loisir. Gobineau, qui écrit maintenant à Stockholm, est entré
dans cette période de sa vie que nous nommerons ascétique,
et durant laquelle son impérialisme de jeunesse reparaît pour
s'exaspérer jusqu'à prendre le ton d'un individualisme hautain.
Aussi, ne voit-il plus du même œil ses gracieux amis persans;
non qu'il leur soit tout à fait infidèle, puisque, dans les tris-
tesses de ses dernières années, il songera de nouveau à s'en aller
terminer ses jours au milieu d'eux; mais il se montre du moins
plus sévère à leur égard et réserve maintenant ses faveurs à ce
qu'il croit purement arian dans l'Asie occidentale.
Examinons en effet les trois nouvelles qui ont l'Iran pour
théâtre, et les sujets de Nasr-Eddin-Shah pour acteurs. En
chacune d'elles, nous retrouvons quelque figure de connais-
sance, et plus d'un trait de mœurs rencontré jadis dans les
pages de Trois ans en Asie. L'Illustre magicien est certaine-
ment inspiré par l'aventure véridique d'un prince de la famille
joyale qui fut berné par un charlatan sans scrupules. Gamber
Aly n'incarne pas un personnage moins réel, car nous avions
(i) Voir son étude sur Gobineau àAmlQ Journal des Débats {% octobre 1899).
CHAPITRE III 281
lu dans les souvenirs de voyage du comte une partie de ses
aventures. Enfin la Guerre des Tiircomans est une page de
rhisloire persane contemporaine, et nous y reconnaissons, à
peine déguisé, cet aryanistc iranien, qui fut d'abord élève de
Saint-Gyr, ne récolta dans sa patrie que disgrâces ou tribula-
tions et devint la victime d'acquisitions morales tout à fait
déplacées dans son milieu ethnique. Seulement, une nuance
indéfinissable frappe bientôt un spectateur attentif de ces
tableaux, tracés maintenant de mémoire, où les concours s'es-
tompent par l'effet de la distauce et du temps écoulé. La phy-
sionomie des personnages, leurs tendances dominantes, leurs
faiblesses plus ou moins vénielles, sont ici tout autrement trai-
tées que dans les notes au jour le jour du jeune diplomate. Le
ton s'est fait plus ironique, l'appréciation plus dénigrante; une
certaine indulgence dédaigneuse se joue encore à la surface
de ces récits humoristiques; l'âme du narrateur nest plus la
même.
Au cours de sa préface, il nous donne son livre comme un
complément à l'œuvre d'un de ses collègues de la légation bri-
tannique, Morier, qui, dans l'excellent roman Hadjy-Baha^ a
peint surtout la légèreté, l'inconsistance desprit, la ténuité des
idées morales chez les Persans; qui, en un mot, à l'exemple
d'EastAvick, dont nous avons dit la sévère appréciation de ses
hôtes, s'est montré de parti pris ironique et mordant. Gobineau
entend bien mettre en relief le même aspect des âmes asia-
tiques, car il en reconnaît expressément la vérité, mais il veut
souligner aussi " la bravoure des uns, l'esprit sincèrement
romanesque des autres, la bonté native de ceux-ci, la probité
foncière de ceux-là; chez tels, la passion patriotique poussée
au dernier excès; chez tels, la générosité complète, le dévoue-
ment, l'affection; chez tous un laisser aller incomparable et la
tyrannie du premier mouvement n . Excellente intention, et
qui ferait revivre les indulgences de sa jeunesse si, par malheur,
elle ne s'appliquait bien qu'à l'ensemble du livre. En fait, nous
y verrons réellement héroïques, probes et chevaleresques celte
fois parmi les Asiatiques, non pas des Persans, mais des Arians
supposés plus authentiques : Caucasiens dans la Danseuse de
282 LE COMTE DE GOBINEAU
Sliamaka ou Afghans dans les Amants de Kandahar: L'Iran pro-
prement dit apparaît au contraire intellectuellement ridicule
dans l Illusti'e Magicien^ moralement dégradé dans Gamher Aly,
menant une véritable parodie militaire dans la Guerre des Tur-
comans. En un mot, par l'effet du recul et du temps, la distinc-
tion s'est faite plus nettement devant le regard du comte entre
les éléments ethniques qu'il se plaisait jadis à évoquer dans
une aimable confusion, et les Persans ne sont plus parmi les
élus de son cœur. Examinons par exemple la Guerre des Tur-
comans : l'impression qui s'en dégage, malgré quelques traits
d'indulgence relative, est certes celle d'une cruelle satire de la
défense nationale en Perse. El dans Trois ans en Asie on lisait
cette appréciation du soldat persan, précisément à propos de
cette même expédition désastreuse (1) : u II est admirable d'in-
telligence, et je dirai aussi de courage, car il me paraît beau que
des hommes ainsi traités, marchant pieds nus, ayant des fusils
sans chiens, et conduits par des officiers comme ceux qui les
mènent, aient cependant attaqué les Anglais à la baïonnette
dans la dernière guerre. » Ou ailleurs (2) : a On aurait grand tort
de croire que le courage militaire manque à ce peuple; il en a
beaucoup, mais il lui faut une raison pour se battre et repousser
une invasion étrangère. » On dira qu'entre les deux jugements
les différences sont surtout dans le ton et dans l'impression
finale qu'ils nous laissent, puisque les éléments du procès sont
demeurés les mêmes. Mais cette dissonance-là est du moins
sensible; à la lune de miel a succédé l'heure des clairvoyances
amicales.
Les heureux objets des sympathies orientales demeurées in-
tactes chez Gobineau habitent, nous l'avons dit, hors des fron-
tières de l'Iran. C'est, tout d'abord, une jeune fille lesghy, la
danseuse de Shamaka, dont les compatriotes forment une peu-
plade montagnarde du Caucase oriental, et pourraient élever en
effet quelques prétentions arianes. Nous avons lu dans V Essai (^i)
que, vers le dixième siècle avant notre ère, les Sarmates, der-
(1) P. 408.
(2) P. 289.
(3) T. II, p. 338.
CHAPITRE III 2»'J
mers venus des Arians et demeurés les plus purs, gardèrent
longtemps pour point d'appui de leurs opérations conquérantes
les deux abrupts versants du Caucase. Les populations de cette
région durent à cette circonstance l'origine de leur intégrité
ethnique, et à l'àpreté de leur territoire sa persistance à travers
les âges ainsi que l'honneur d'avoir été choisies d'al)ord par la
science anthropologique pour représenter le type le plus ac-
compli de la famille blanche, baptisée dans son ensemble du
nom de race caucasique. Les habitants actuels de ces montagnes
continuent d'être célèbres pour leur beauté corporelle, leur
génie guerrier; loin de dégénérer, ils ont par leur alliance plus
ou moins forcée « réchauffé " à plusieurs reprises le sang de&
Osmanlis comme celui des Persans, et fourni sans relâche des
hommes éminents à l'Islam, entre autres ces beys circassiens
^^ ^Egypte dont l'existence se déroula si romantique en plein
dix-neuvième siècle. Les belles populations de la vallée du
Phase sont encore douées d'une distinction et d'une grâce
extrêmes; « leurs mains sont charmantes, leurs pieds sont ado-
rables; la forme, les attaches, tout en est parfait. »
En visitant le Caucase, qu'il traversa ainsi que la Russie
tout entière lors de son second retour de Perse, Gobineau
pouvait donc croire à bon droit contempler l'un des points du
globe où la race chère à son cœur a le plus puissamment mar-
qué son empreinte. Un voyageur qui parcourait ces territoires
vers la même époque, Dulaurier, a écrit ces lignes caractéris-
tiques (1) : « Le privilège de la noblesse du sang est maintenu
avec une rigueur extrême chez les Tcherkesses; aussi chacun
de ceux à qui le titre de pché (roi) est légitimement acquisse
montre-t-il très sévère dans le choix de ses alliances matrimo-
niales et dans le soin de conserver intact son arbre généalo-
gique. Un mariage contracté dans une classe inférieure serait
une tache dégradante, et qui lui attirerait le mépris général. "
Régis par des coutumes non écrites (adat), ils sont légalement
égaux entre eux; toutefois, les plus influents sont les princes
qui ont le plus grand nombre de parents, d'amis, de vassaux
(1) La Russie dans le Caucase.
284 LE COMTE DE GOBINEAU
prêts à prendre les armes. Jadis, chaque cavalier avait à ses
côtés un compagnon appartenant à la noblesse inférieure et
équipé comme lui, à l'exception de la cotte de mailles. Ce com-
pagnon, comme les écuyers de nos preux du moyen âge, où
l'auxiliaire placé aux côtés de l'Arya sur son char de guerre,
devait suivre partout son seigneur, le défendre, et mourir s'il
le fallait pour lui et avec lui, sous peine d'un déshonneur
éternel. Enfin, tout prince ou noble peut être appelé à la tête
d'une expédition guerrière, et ce choix, décidé dans un congrès
général, tombe sur le plus renommé par sa bravoure et son
expérience, son hégémonie demeurant d'ailleurs strictement
limitée au temps que dure l'expédition. Et, ajoute Dulaurier,
c'est précisément cette constitution égalitaire et féodale qui,
entravant la concentration de leurs forces, les a soumis aux
armes russes. Rien de plus arian qu'un tel spectacle; on con-
çoit qu'il ail frappé Gobineau, qui, toutefois, choisit pour
héroïne de sa nouvelle caucasienne, non pas une Tcherkesse,
mais une Lesghy, fille de ces tribus montagnardes reléguées
vers l'Est, que Dulaurier considère comme plus sauvages,
moins brillantes et moins chevaleresques que leurs voisins
occidentaux. Plus sémitisés, dirons-nous, caril semble qu'Omm-
Djéhane, malgré ses veux bleus, professe l'aversion du Nord et
subisse la nostalgie du Midi. Cette fille ariane pourrait être la
compagne d'un brigand des Calabres. Pénétrée de haine pour
la tyrannie russe, déchirant à coups de couteau le visage des
petites filles moscovites avec lesquelles elle est élevée, prête à
poignarder sur la place tout Européen dont elle se croit offensée,
la sauvage enfant finit par aimer éperdument un Espagnol, un
Catalan « descendant des Almogavares » , parce qu'il comprend
mieux son tempérament qu'un homme du Nord. L'origine gas-
conne de Gobineau transparaît ainsi de manière assez plaisante
dans ses préférences quand il cesse de se surveiller, et cette
tendance est certes plus visible encore dans la nouvelle qui
a pour objet l'apothéose des Afghans, un des morceaux les
plus accomplis d'ailleurs qui soient sortis de sa plume, les
Amants de Kandaha7\
Les tribus caucasiques englobées par le grand empire slave
CHAPITRE m -285
dans son expansion asiatique sont désormais sans avenir poli-
tique. Ce fut donc vers les Arians voisins des frontières orien-
tales de la Perse que, dans ses combinaisons de politique con-
temporaine, comme dans les spéculations ethniques de V Histoire
des Perses^ Gobineau reporta ses espoirs, rêvant à un renouveau
de l'énergie ancestrale. Son biographe de V Essai {\) raconte
qu'il avait projeté de faire équilibre par l'action de l'influence
française aux compétitions alors naissantes de la Russie et de
l'Angleterre dans l'Asie centrale, et comptait sur ses rapports
exceptionnellement amicaux avec les dépositaires de la science
asiatique pour ouvrir à nos émissaires le chemin difficile des
khanats afghans. Il fut méconnu pourtant, éconduit par des
chefs qui le jugeaient u chimérique " , non sans de bonnes rai-
sons peut-être, et il dut épancher dans le domaine de la fiction
littéraire le trop-plein de ses sympathies afghanes. Nous l'avons
vu vers la fin de Y Histoire des Perses s'efforcer de nous faire
reconnaître dans ces féodaux contemporains les descendants
authentiques des Parthes. Cette conviction chère à sa fantaisie
soutient ici son inspiration créatrice et le héros des Amants de
Kandahar, sans doute issu du souvenir de Mir-Elem-Khan, nous
apparaît comme le type masculin le plus accompli qu'ait façonné
l'imagination du comte, aussi bien qu'Akrivie Phrangopoulo,
avec qui nous lierons bientôt connaissance, sera le portrait
féminin le mieux venu qu'ait tracé notre aryaniste.
Pas plus que d'ordinaire, il ne faudrait toutefois rechercher
trop scrupuleusement en Mohsen les caractères anthropolo-
giques de la race indo-européenne. Il a le teint un peu foncé,
mais non pas de a cette teinte sombre et terreuse, résultat cer-
tain d'une origine métisse " . Ses joues se montrent « chaude-
ment basanées comme un fruit mûri au soleil » , tandis que ses
cheveux sont noirs, ses regards doux et profonds. Ce fils de
noble race vit dévoué tout entier aux vendettas de sa famille ;
il a le culte farouche de l'honneur, et la « fierté brillante » qui
éclate sur son visage est " le reflet des exigences de son âme" .
Il passe donc son existence à se surveiller, lui et les autres, tou-
(1) T. I, p. XXV.
286 LE COMTE DE GOBINEAU
jours en soupçon, « tenant son honneur devant lui » pour ne
pas le perdre de vue. Susceptible à l'excès, et jaloux d'une
ombre, le jeune preux sait d'avance combien ses jours seront
peu nombreux, car a ils sont rares, les hommes de cette race
qui, avant quarante ans, n'ont pas reçu le coup mortel, à force
d'avoir atteint et menacé les autres » . En une scène charmante,
l'indomptable Mohsen succombe pourtant devant la toute-puis-
sance de l'amour, et s'incline jusque sous le pied vainqueur de
sa petite cousine Djémylèh. Mais, par cette faiblesse qui l'en-
chaîne à la fdle d'un ennemi de son père, il a trahi l'héritage
de haines et de rancunes dont sa naissance lui imposa le far-
deau. A compter de cette heure, il est pour ainsi dire hors la
loi dans sa patrie, rejeté à la fois par deux partis irréconci-
liables, et en révolte contre toutes les conceptions morales de
sa race. Il tombera donc aux côtés de son amante dans une
lutte héroïque et inégale; et, certes la peinture de sa défense
épique offre un spectacle imposant; l'état d'àme du jeune héros
dans le fort de la bataille n'a rien de banal. « Les sentiments
les plus forts qui puissent occuper un cœur régnaient là sans
partage; aucune sensation mesquine ne se tenait à leur côté.
Aimer, haïr, et cela dans une atmosphère d'intrépidité héroïque,
avec l'oubli le plus absolu des avantages de la vie et des amer-
tumes supposées de la mort, il n'y avait pas autre chose qui
planât sur les têtes. "
Combien vils au regard de ses paladins apparaissent les
bourgeois pusillanimes qu'on nous laisse entrevoir poussant
des gémissements lamentables au spectacle des coups qui
s'échangent de toutes parts, se terrant dans leur boutique,
assurant que " le commerce est perdu pour jamais » . Ainsi
firent jadis les sujets impatientés des Parthes, et Gobineau
semblait leur avoir donné raison. Ici, il n'exprime que dédain
pour ces descendants des « colons persans, dont on n'estime
pas la naissance, bien qu'on fasse cas de leur richesse et, à
l'occasion, de leurs talents » .
Oui, Mohsen apparaît dans une auréole de valeur surhu-
maine; mais c'est précisément l'humanité qui manque un peu
dans tout cela; on y sent trop bien 1' « enflure sémitique » que
CHAPITRE III 287
l'auteur devait nécessairement rencontrer chez un ])euple qui
se proclame lui-même issu des patriarches bihliques. L'inspi-
ration de Mohsen, c'est le pundonor espagnol, dont nous avons
dit l'absurde code de violence froide et de sauvagerie calculée.
L'atmosphère qu'il res[)ire est celle de l'Italie de la Renais-
sance, chère à l'individualisme et au romantisme méridional
d'un Stendhal.
Arrêtons-nous un instant pour souligner dès à présent chez
ces Afghans une sorte d'ascétisme, d'ordre très particulier, qui
se trahit dans cette conception outrée du devoir à laquelle
Gobineau s'arrête avec tant de com[)laisance. Nous montrerons
en effet qu'à Theure de la rédaction des Nouvelles asiatiques
son esprit s'était engagé dans une voie nouvelle, dont tous ses
écrits de ce temps portent l'empreinte. Et nous appellerons
ascétique cette période de son activité intellectuelle. Nous par-
lions ici tout à l'heure de point d'honneur à l'espagnole. Scho-
penhauer, qui aimait tant les compatriotes de don Balthazar
Gracian, semble avoir voulu donner dans le Monde comme
volonté (l) la théorie des principes que les frères de caste de
Mohsen mettent si bien en pratique. Il prétend en effet nous
montrer un premier degré de l'ascétisme, une sorte d'appel
intérieur à la justice immanente, dans le cas, si fréquent en
Espag/ne, d'un homme qui se résigne à mourir sûrement lui-
même pour assurer sa vengeance. N'étant guidé désormais par
nul intérêt terrestre, un tel exalté paraît vouloir seulement
qu'un forfait scmldalde à celui qu'il punit ne se puisse plus
perpétrer après l'exemple qu'il va donner. Il a le désir que
l'Idée (platonicienne) de l'homme demeure pure à l'avenir
d'une pareille souillure morale, et c'est là une inspiration par
quelques côtés transcendante, un beau trait de caractère. Sans
doute, mais assez inattendu chez un Arian de la façon de
Gobineau, qui nous a peint jadis des conquérants trop avisés,
trop avertis sur leurs intérêts bien entendus, trop normands
en un mot, pour entrer dans ces farouches considérations.
C'est que le Gobineau de VEssai, jeune et vibrant dans le pré-
[l) T. I, p. 424 (édition Reclain).
2^S LE COMTE DE GOBINEAU
sent, en dépit de son pessimisme d'avenir, a fait place en 1876
à un penseur assombri et fatigué de la vie. Les Amants de Kan-
dahar rappellent les légendes de Roméo et Juliette, ou de
Tristan et Iseult, et nous verrons que certaine école aryaniste
proclame d'ailleurs très germanique la conception du triomphe
dans la mort. Comme si le comte avait été prédestiné à ouvrir
de sa main toutes les sources de ce mouvement contemporain
des esprits.
Par la même fortune qui nous est échue au sujet de l'Iran,
nous possédons à propos de l'Afghanistan deux témoignages
anglais, l'un antérieur au séjour de Gobineau en Asie, l'autre
contemporain de sa mission, qui pourront nous éclairer sur la
valeur de ses appréciations et sur le degré d'aryanisme de ses
favoris (1). Le premier document vient d'Elphinstone, qui fut
au début du dix-neuvième siècle l'un des promoteurs de l'in-
fluence anglaise sur les frontières de l'Inde, L'autre émane
d'un médecin militaire, H. W. Belle^v, qui accompagna en 1857
une mission britannique envoyée pour soutenir l'émir de Kan-
dahar dans sa lutte contre la Perse et préparer la répartition
des subsides qui lui fournissait l'Angleterre, déjà préoccupée
à cette époque de combattre l'influence russe au voisinage de
sa grande colonie asiatique.
Elphinstone avait trouvé avant Gobineau quelque chose de
sympathique à son tempérament dans l'esprit guerrier de ces
tribus indomptables, qui e'voquaient dans son imagination les
vieux clans de l'Ecosse. L'émir exerce, dit-il, un pouvoir
presque illimité sur les villes et sur les territoires urbains : il
tient encore dans une sujétion plutôt précaire les clans très
voisins des cités, mais les plus éloignés jouissent d'une indé-
pendance presque absolue. Cet ordre de choses, poursuit l'An-
glais, a ses inconvénients, il faut l'avouer, et l'on peut se
demander s'il engendre la même somme de bon ordre, de
tranquillité, de bonheur par conséquent, que peut fournir une
monarchie absolue, même constituée à l'asiatique ; mais en
posant ainsi la question, on se placerait à un point de vue
(i) Voir l'étude de Forgues, Revue des Deux Mondes, 1" noTembre 1863.
CHAPITRE III 289
erroné. Les A%hans aiment leur constitution populaire, l'in-
térêt qu'elle apporte dans leur existence agitée, les notions
d'indépendance et de dignité personnelle qu'elle aide à main-
tenir parmi eux : le courage, l'intelligence qu'elle les oblige à
déployer et l'élévation de caractère que cette activité noble
ne peut manquer de leur procurer. Peut-être un tel état de
chose engendre-t-il maint désordre secondaire, mais il met un
peuple à l'abri des révolutions générales, de ces irrémédiables
calamités auxquelles en Asie les pays de despotisme sont si
fréquemment exposés. Dans la Perse ou dans l'Inde, les pas-
sions d'un souverain vicieux se font sentir à chaque portion de
ses Etats; au contraire, un certain noml)re de petites répnldi-
ques, solidement organisées et animées d'une ardeur soigneu-
sement entretenue, se trouvent toujours j)rétes à défendre
contre les entreprises d'un tyran leur territoire naturellement
fortifié. Et le voyageur britannique, interrogeant un vieillard
sur les inconvénients de la constitution nationale, en obtenait
cette réponse : a La discorde, nous l'acceptons, les alarmes
de même; le sang versé, nous y pouvons souscrire... Ce dont
nous ne voudrons jamais, cest d'un maître, n
Toutefois, si Elphinstone nous fait ainsi pressentir Gobineau
et le fier Mobsen, il en est de Bellew en Afghanistan comme
d Eastwick dans l'Iran, et la peinture qu'il a donnée de ses hôtes
d'un temps les montre sous un jour déplorable (1). Il décrit
ces prétendus gentilshommes " hérissés de préjugés, vindica-
tifs à l'excès, avares jusqu'à la parcimonie " , masquant seule-
ment ces vices du caractère national par des dehors affables,
un empressement de commande, une franchise apparente qui
sont autant de pièges pour la confiance de l'étranger. Les
spectacles qu'il assure avoir contemplés de ses yeux confirment
assez bien, il faut l'avouer, cette appréciation sévère. Il a vu
des dissensions sanglantes fomentées à dessein par l'autorité
entre l'élément civil et le parti militaire afin de mieux contenir
l'un par l'autre; il a entendu les gémissements des malades et
des pauvres, ostensiblement pillés [)ar les gardes du prince
(1) Jottinal of a political Mission to A/i/lianistan. London, ISGSi
19
290 LE COMTE DE GOBINEAU
héritier, et surtout il a noté des pratiques odieuses de faux
monnavap^e officiel, répétées jusqu'à cinq fois au cours de sa
brève mission. Pourtant, à son tour, il ne laisse pas d'admirer
la sauvage indépendance, le patriotisme ombrageux, l'orgueil
national qui maintiennent quelque cohésion parmi ses bandits.
Mais il attribue en partie ces qualités à un motif peu flatteur,
qui avait été souligné par Gobineau dans le caractère persan
malgré sa partialité pour l'Iran. Ces gens préfèrent, ditBellew,
souffrir le dommage qui leur est infligé par une force supé-
rieure, pourvu qu'ils conservent l'espoir de se trouver quelque
jour en situation de dominer à leur tour et d'éc7-aser un plus
faible qu'eux-mêmes. C'est en somme le véritable état de nature,
et un pèlerinage hygiénique sur les plateaux afghans eût été
salutaire à Rousseau. Ajoutons que l'importance de plus en
plus considérable qui est échue dans la politique de l'Extrême-
Orient à cet État tampon interposé entre les colosses mosco-
vites et britanniques a rappelé souvent depuis lors l'attention
de l'Europe sur la psvchologie de ses habitants. L'émir
Abdour-Rahman a fait publier avec un plein succès une traduc-
tion anglaise de son journal intime, et ses lecteurs se sont
généralement trouvés d'accord pour voir en ce monarque non
pas précisément un preux des anciens âges, mais plutôt un habile
et rusé diplomate, prêt à prendre de toutes mains, en accor-
dant le moins possible en retour (l).
Les Nouvelles asiatiques se terminent par la Vie de voyage,
qui, nous ignorons pour quelle raison, n'a pas trouvé place
dans la traduction allemande de AL Schemann (2). Ces pages
sont cependant d'un intérêt singulier pour l'étude du carac-
tère de leur auteur et forment, avec leurs contradictions sub-
tiles, leurs élans de svmpathie, leurs reculs pleins de frayeur
vague, la véritable conclusion de sa période asiatique.
Il conduit, dans ces régions qu'il a tant parcourues lui-
même, un jeune ménage napolitain. Pourquoi napolitain?
(1) Ses instnictioas à son fils, envoyé par lui en mission auprès de la reine
"Victoria, sont aussi un morceau de haut goût. '^Montlily lievicw, juillet 1901.)
(2) INon plus que la Danseuse de Shainaka.
CHAPITRE III 291
L'opposition qu'il va souligner tout à l'heure entre âmes euro-
péennes et caractères asiatiques en sera moins justifiée, si
nous nous souvenons de ses leçons, car c'est précisément à
l'état social de l'Asie antérieure qu'il a comparé dans VEssai
la « décomposition pulvérulente » du royaume bourhonnien
de l'Italie méridionale. Et, à en juger par son enseignement
théorique, les cerveaux seraient faits pour s'entendre aux
deux extrémités du bassin méditerranéen, étant nourris par un
sang mélangé de part et d'autre dans des proportions analo-
gues (1). Mais l'auteur a besoin de donner à son héros et à son
héroïne un tempérament « fin, pénétrant, impressionnable et
rare » , tel que le sien propre, et, par une sorte d'instinct irré-
sistible, il a choisi des méridionaux (2). C'est que savoir
voyager est un art délicat qui n'est pas l'affaire de tout le
monde : il y faut la connaissance du passé, le sentiment juste
du présent et le goût de la flânerie délicieuse, sans souci
matériel, sans but tyrannique. " J'ai connu cette vie, soupire
le narrateur, et je la pleure éternellement ; c'est la seule et
unique qui soit digne d'un être pensant. "
Valerio Conti et son épouse voyagent de la sorte à travers
l'Asie Mineure et retrouvent au passage toutes les impressions
de leur devancier, l'auteur de Trois ans en Asie. C'est le mule-
tier autoritaire, mais honnête, et les pèlerins orientaux singu-
liers, et les non moins étranges aventuriers européens, échoués
dans ces régions lointaines, et les dangers de maladie que le
diplomate français avait si tragiquement éprouvés dans les
siens, et les incidents guerriers ou humoristiques du chemin.
Toutefois, ces épisodes ne fournissent que le décor du drame
(1) Cette parenté n'est pas sans transparaître parfois dans les portraits orien-
taux tracés par Gobineau. Le khan AIjbas-Khouly [Tivis ans, p. 497), dont la
mendicité effrontée se drape si plaisamment de gentilhommerie, est tout à fait
une figure picaresque, et Gamher Ali a, dit-on, des cousins sur la Canebière.
« Il croyait plus qu'à moitié ce qu'il venait d'inventer à la minute même. » [Nou-
velles asiatiques, p. 179.)
[2) Peut-être faut-il voir aussi dans le choix de Morcno au Caucase et des
Conti en Anatolie pour représenter l'Europe ariane, comme dans d'autres
traits analogues des écrits contenqiorains du comte, la conséquence d'une
amitié précieuse qui entoura sa vieillesse, et dont le foyer était italien : celle
de Mme la comtesse de la Tour, née Brimont.
292 LE COMTE DE GOBINEAU
psychologique qui fait le sujet de la nouvelle et se joue dans
l'esprit de la jeune femme européenne. D'abord amusée par la
superficie changeante et bariolée des choses et des hommes,
Lucie ressent bientôt une impression d'isolement terrifiant,
une sorte de vertige d'effroi à se sentir environnée de per-
sonnes morales si profondément différentes d'elle-même. Elle
ipnore quels mécanismes font mouvoir, sur ses pas, les intelli-
gences et les volontés, quels incendies subitement éclos pour-
raient embraser les imaginations bizarres de ces créatures
étrangères; elle redoute en ses compagnons de hasard de sou-
dains réveils des férocités ancestrales, quand même ils appa-
raîtraient inoffensifs et pitoyables, quand même ils pratique-
raient sous ses yeux les plus délicates vertus du cœur. Elle est
en proie à « une réaction qui se produit assez souvent en Asie
chez les gens peu ou mal trempés » . S'ils s'abandonnent
alors, c'est la panique incessante, l'hallucination de l'assassinat
menaçant, prochain; ils entendent des pas suspects dans les
corridors; ils discernent des poignards entre des doigts inof-
fensifs; leurs membres se couvrent d'une sueur froide, et ils
devront fuir à tout prix pour s'arracher à la démence immi-
nente.
On ne peint pas de traits aussi précis une crise à ce point
surprenante sans en avoir éprouvé quelque chose. Dès ses pre-
miers pas vers l'Orient, Gobineau ne voyait-il pas dans ses
lascars embarqués sur le Victoria » une masse silencieuse et
d'apparence très douce " , mais perfide comme la femme de
Shakespeare et fort capable de massacrer un équipage euro-
péen pour le jeter par-dessus bord jusqu'au dernier mousse (1)?
Et nous avons encore indiqué que, vers la fin de ses études
philosophiques persanes, il éprouvait une invincible sensation
d'effroi devant les exhalaisons pestilentielles du marécage asia-
tique, un plaisir « nerveux » à en augmenter le désordre. A
force de subtiliser sur la race, aux lieux les moins favorables
de tous à des classifications précises en cette matière, il est
arrivé, comme dans ses spéculations sur la talismanique, à une
(1) Trois ans en Asie, p. 51.
CHAPITRE III 293
sorte d'affolement final, et il a sagement fait de détourner doré-
navant ses regards de spectacles pernicieux à sa santé morale;
non sans avoir donné toutefois par la bouche de Lucie un der-
nier témoignage de tendresse à cet Orient « qui éveille au
milieu de ses souvenirs les sensations les plus heureuses, les
plus brillantes, les plus inoubliables qu'il ait jamais éprouvées » .
— Hélas! objecte Valério, vous oubliez, ma chère, que ces
sensations vous tuaient, et que la fin n'en est pas venue trop
tôt.
— Madame, ajoute un autre personnage de la nouvelle, l'or-
ganisme humain garde aussi bien 1 empreinte d'un plaisir qui
lui faisait mal que celui d'une maladie grave qui pouvait le
briser.
LIVRE III
PÉRIODE ASCÉTIQUE
CHAPITRE PREMIER
ÉCRITS DE TRANSITION
Lorsqu'il se fut éloigné sans retour de cet Orient perfide et
charmant, le comte de Gobineau, tout en mettant la dernière
main aux ouvrages qu'il y avait préparés, donna quelques écrits
d'une inspiration différente. Ce fut, en I<S(31, un Voyagea Terre-
Neuve^ car l'intervalle entre ses deux séjours persans avait été
rempli par une mission diplomatique sur le French Shore.
Nous aurons l'occasion d'étudier tout à l'heure de façon plus
opportune ces nouvelles impressions de route.
Puis, en 1867, un roman historique vit le jour; c est l'Abbaye
de Typhaines, étude assez dramatique, mais sans grande valeur
littéraire, sur la formation des communes au temps des pre-
miers Capétiens. Nous avons même conçu, pour expliquer
l'insignifiance trop évidente de ce livre, une hypothèse peut-
être audacieuse à formuler sans preuves, mais que nous allons
appuyer du moins par quelques indices. Ce doit être, à notre
avis, une œuvre de la jeunesse du comte, d'une inspiration
antérieure à la conception mûrie des thèses de VEssai\ que son
état d'accalmie aryaniste lui permit, aux belles heures du
second Empire, de rehre, de remanier peut-être sans trop de
296 LE COMTE DE GOBINEAU
modifications et de publier sans scrupules (sans doute pour
l'éducation de ses enfants, alors en âge de s'y plaire). En effet,
le mouvement communal n'est pas présenté sous de riantes
couleurs dans ces pages, mais pourtant l'auteur ne charge pas
outre mesure ces bourgeois avides d'obtenir une charte libérale.
Ils lui apparaissent avec « lair probe et résolu » , les yeux
« brillants du désir de comprendre, de s expliquer clairement " ,
et ils nous font songer parfois sous sa plume au.x héros giron-
dins de cet autre roman historique échafaudé par Lamartine.
D'autre part, si la noblesse garde bien dans ces pages les traits
de courage aveugle, de franchise outrée, que Gobineau aime à
mettre en relief, mais qui sont surtout des souvenirs de son
éducation légitimiste et n'appartiennent pas en propre à sa
conception de l'histoire, en revanche, rien n'est ici tenté pour
nous convaincre des bienfaits du régime féodal et de l'heureuse
condition des petites gens au moyen âge : cette thèse de VEssai
que nous retrouverons dans Ottar-Jarl. Car les seigneurs
du voisinage de Tvphaincs traitent leurs serfs avec une exces-
sive barbarie, allant jusqu'à les accrocher vivants aux bois de
leurs daims de chasse, cependant que Philippe de Cornchaut,
le héros du récit, " ressemble à un génie fatal à cette race
misérable. » On lit encore avec surprise des phrases telles que
celle-ci :
« Né dans la nol)lesse, Paven aurait rivalisé avec Philippe,
mais jeté par sa naissance dans les rangs de la bourgeoisie... »
C'est donc qu'il n'y aurait plus d inégalité de sang et de vertu
native entre conquérants et conquis? Bien mieux, par une
négligence que Ion retrouve il est vrai dans l'œuvre entière de
Gobineau, et que nous avons rapportée à laspect peu germa-
nique de sa propre personne, il risque ce véritable paradoxe
anthropologique de donner au chevalier Philippe de Cornehaut
des cheveux bruns et des « yeux noirs bien fendus » , tandis
que la femme et la fdle du marchand Simon, sorte d Etienne
Marcel avant la lettre, et chef reconnu des roturiers commu-
naux, nous offriront des pupilles d'azur (1). Enfin, si le roman se
(Ij 11 est vrai que nous verrons Gobineau revenir sur le tard, par un détour
CHAPITRE PREMIER 297
termine par la rude répression des manants qui ont attaqué
d abord avec succès les moines de Ty|)haines et leurs alliés
seigneuriaux, il associe pourtant le tiers état à la noblesse
dans une commune apotbéose, car Pbilij)pe de Cornebaut
devient commandeur du Temple, tandis que Payen, un des
meneurs bourgeois, sera son écuyer et le compagnon de ses
exploits, comme de sa mort héroïque en pavs sarrasin. En un
mot, le sujet et le ton nous ramènent au Gobineau de 1840,
lecteur encore docile de Tbierry et de Guizot, admirateur de
l'insurrection bellénique. L'œuvre n'aurait sa place en 18()7
que par une inconséquence de jugement et de sentiment dont
notre indulgence se refuse à cbarger l'auteur, malgré les
bonnes raisons que, par ailleurs, d peut nous avoir données
de mettre en doute sa fermeté logique (l).
Que dire de VApIiroessa (1869), sinon y relever la nuance
pbilbellénique de l'introduction qui annonce le Gobineau
artiste et athénien des dernières années? C'est un volume de
vers ; or, il semble que notre penseur devienne un autre
homme quand il enfourche Pégase, et que la platitude de son
style le conduise alors sans remède à l'insignifiance de l'idée (2).
N est-il pas tout à fait singulier qu'en parlant de Brennus, ce
inattendu, à ce ùénigrement de la noblesse et à cette apolojjie de la roture
^dans son Otlar-Jarl), mais ce sera pour une période et dans des circonstances
ethni(jues bien différentes.
i] Le docteur Kretzer nous apprend que ce roman fut traduit en anj^lais en
1869, et il reproduit la lettre à Gobineau qui sert d'inti'oduction à ce volume et
qui est sif^née Cli. D. Meigs, Emeriîus Professer at Jcfferson Collège. Phila-
delphia. Le préfacier se déclare un admirateur passionné de VEssai sur I inéga-
lité des races, qu'il a lu dix fois et compte lire ainsi jusqu'à la tin de ses jours,
mais il ne fait pas la moindre tentative pour rapporter aux théories de cet
ouvrajje le contenu de l'abbave de Tvpliaincs.
(2) On trouve dans les lettres de Mérimée à Gobineau yJievue des Deux
Mondes, 1" novembre 1902 son jugement sur V Aphrocssa, jugement assez
sévère si l'on songe qu'il est adressé directement à l'auteur; il n'approuve guère
que la composition, la simplicité du plan dans ces petits ])oèmes; en revanche
il reproche au versificateur de nombreuses négligences, des rimes insuffisamment
riches, des expressions à la fois recherchées et conventionnelles, en somme trop
peu de sévérité pour lui-même ; et la justification qu'essaya le comte ne modifia
pas le sentiment de son correspondant.
208 LE COMTE DE GOBINEAU
Celte; de Samson, ce Sémite; d'Achille, cet Arian, le poète ne
révèle pas un instant ses ordinaires préoccupations de race, ne
mette jamais à profit les excessives, mais fines et plastiques
observations morales de VEssai? Brennus recule devant
Camille; il rend les armes à la fortune de ce Romain.
Moi, je l'admire et j'en ai peur;
Je le hais, ma sœur... et je l'aime.
Voilà des sentiments d'esclave et qui préparent bien la fin
du chef gaulois, terminant ses jours dans une vie d'inaction et
de contemplation.
Un peu plus heureuses sont les peintures d'époques moins
reculées, telles que le Cartulaire de Saint-Avit, où l'appari-
tion du sire Hugues III de (îournay annonce la naissance des
préoccupations d'où sortira VHistoii-e d'0ttar-Ja7'l. Serait-ce
encore là une édition d'œuvres de jeunesse, ou plutôt un témoi-
gnage frappant de cette relative éclipse intellectuelle qui mar-
qua le milieu de la carrière de Gobineau (I), car, après le
Traité des écri'lia'es cunéiformes^ V Histoire des Perses, et même
en dépit des l)onnes pages que renferment les Religions dans
l'Asie centrale, il va se relever incontestablement avec les Sou-
venirs de voyage, les Pléiades et les Nouvelles asiatiques, sans
toutefois retrouver jamais la verdeur de jeunesse qui brillait
dans les audaces de \ Essai. Crise de santé peut-être, car on
nous apprend qu'il devint tout à fait malade à la veille de 1870.
Quoi qu'il en soit, il n'y a pas davantage à glaner dans ces
écrits de transition, qui remplissent tant bien que mal un
entr'acte dans la production littéraire du comte.
(1) Ce fut pourtant le moment qu'il choisit, Mérimée nous l'apprend, pour
préparer sa candidature à l'Acadcuiie française favri! 1870). L'auteur de
Colomba promit sa voix à son ami, mais ne lui dissimula pas l'insinuation que
lui présenteraient sans doute la plupart de ses collègues. « Votre place est
marquée à l'Académie des inscriptions. »
CHAPITRE H
LA CltlSK DK 1870 — LKS « SOUVr. MP.S DK VOYAGE »
Notre ministre ple'nipotentiaire représenta la France durant
les dernières années de 1 Empire à Rio-de-Janeiro, où il fut
fort éprouvé par le climat et par la privation des aliments
intellectuels nécessaires à l'activité de sa pensée. Pour tenter
son esprit investigateur, le continent américain du sud lui
apparaissait ou trop récemment, trop défavorablement peuplé
par ses conquérants européens, ou trop impénétrable dans ses
civilisations disparues. Les splendeurs de la nature tropicale
n'avaient d'ailleurs nul attrait pour ce psycbologue-né, avide
de matériaux humains, et qui « nommait ces pavsages sans his-
toire des paysages inédits (1) ». L'amitié délicate, le commerce
séduisant de l'empereur dom Pedro d'Alcantara, qui demeura
plus tard son correspondant fidèle, n'offrirent que des distrac-
tions insuffisantes à son moral éprouvé. Il prit un congé au
printemj)S de 1870 et vint le passer dans son château de Trye-
en-Ve.\in. Ce fut là que le surprit l'orage de la guerre franco-
allemande.
Quels sentiments suscita dans son âme ce duel meurtrier
entre le pays de sa naissance et celui de ses complaisances, au
moins scientifiques? Ses biographes nous affirment qu'il avait
prévu le choc; que, sympathique à l'Empire lors de ses débuts,
il s'en était peu à peu détaché et vovait clairement l'abîme
vers lequel " une politique d'aventures et de caprices condui-
sait la France » . Nos défaites le désolèrent donc sans l'étonner
et sa sévérité pour certaines tendances de ses compatriotes
(1) Essai, t. I, p. XXVI.
30a LE COMTE DE GOBINEAU
s'augmenta au spectacle du mauvais succès si évident de leur
politique inconsistante. Un écrivain de beaucoup d'esprit le
nommait alors, nous assure-t-on, l'Alceste du patriotisme.
Mais ceci n'est pas à dire qu'il se soit montré inférieur à ses
devoirs de Français; Lien au contraire. Maire de sa commune,
conseiller général de 1 Oise, il obtint du vainqueur des conces-
sions qui lui valurent après l'armistice les remerciements
publics de la ville de Beauvais.
Toutefois cette crise, terrible à tous les vaincus, le fut parti-
culièrement, on le conçoit, dans un esprit disposé de la sorte :
un véritable fossé se creusa dès cette heure entre son passé,
maintenant scellé dans la tombe, et les années qui lui res-
taient à vivre. Tous ses écrits postérieurs à 1870 portent ainsi
la marque d'un état d'âme renouvelé que nous caractérisons
de notre mieux en nommant ce temps la période ascétique de
son existence. L'auteur de la préface d'Amadis, si aveuglé-
ment admirateur de son poète, avoue néanmoins qu'à cette
époque il commença de vieillir, de cette vieillesse saine, dit-il
pourtant, a qui nous détache peu à peu de toutes les illusions,
de toutes les ambitions, qui amène l'esprit à la contemplation
de la vérité pure et rajeunit le cœur en lui donnant la gaieté,
l'épanouissement delà vie intérieure. » Nous ne saurions sous-
crire entièrement à celte appréciation amicale : la gaieté n'ap-
paraît guère dans les derniers livres de Gobineau ou s'y montre
quelque peu fébrile et forcée. On ne peut même prétendre
qu'il acquit l'indulgence avec l'expérience agrandie : tout au
contraire. — Non, l'ascétisme personnel, une certaine sérénité
intermittente, alternant avec l'acceptation de la souffrance
inévitable et le culte du travail consolateur, tels furent pour
cette âme, malgré tout rare et haute, les fruits des épreuves
de son existence. Nous retrouverons sous des formes analogues
cet ascétisme aryaniste qui a joué un grand rôle dans la pensée
philosophique du temps présent. Il n'est pas autre chose qu'un
aspect de la réaction individualiste de l'esprit moderne, que
nous allons voir s'accentuer dans les écrits du comte, et c'est
une tendance qu'il est intéressant de signaler dès à présent
chez Gobineau, ce précurseur aux multiples aspects, ce véri-
CHAPITRi: II 301
table enfant du siècle ou plutôt du demi-siècle qui vient de se
clore.
Cependant un rayon d'espoir nouveau éclaire parfois de
lueurs au moins passagères une pensée qui s'assoml)rit si fort
à d'autres instants. Il semble que le triom[)be de la force,
même dirigée contre son pays, ressuscita plus ou moins cons-
ciemment dans cette ame vibrante des espérances à peine
avouées pour l'avenir de la race, comme de l'individualité
ariane. Gobineau, à l'exemple de tant de ses contemporains
éclairés par les événements de 1870 (Taine et Renan à leur
tête), parut vouloir alors reporter du passé dans l'avenir quel-
que reflet de son impérialisme latent et se plaire à des prévi-
sions auxquelles il n'avait pas arrêté jusque-là sa pensée, mais
que nous retrouverons épanouies chez plus d'un de ses conti-
nuateurs. L'Allemagne purement celtique, l'Angleterre bientôt
celtisée ou romanisée de ÏEssai, sont souvent oubliées mainte-
nant. A leur place surgissent de puissantes nations arianes,
capables d'offrir au moins une résistance de quelque durée à la
dégénération menaçante, et la rechute dans le pessimisme
sombre ne viendra qu'aux derniers jours de la vie du comte.
Nous avons montré déjà un symptôme de cette évolution néo-
impérialiste dans le ton des Nouvelles asiatiques : elle apparaîtra
bien plus sensible encore par le rapprochement que nous
ferons bientôt entre le Voyage à lierre-Neuve de 18G1 et le
dernier récit des Souvenirs de voyage (1872).
Les Souvenirs de voyage portent en sous-titre : Céphalonie,
Nazie et Tei^re-Neuve, pour indiquer les théâtres successifs des
trois nouvelles que l'auteur a réunies dans ce petit volume. Ce
sont des productions d'inégale valeur qui nous arrêteront pour
un temps fort inégal aussi, et proportionnel à leur intérêt.
La première, le Mouchoir rouge, fait songer par le ton du
récit à Mérimée, l'ami de l'auteur, et surtout à About, dont lin-
fluence est toujours sensible dans la technique de Gobineau
nouvelliste. L'aventure met en relief les mœurs violentes à
peine dissimulées sous un vernis de civilisation trompeuse,
l'énergie sémitique, à la Stendhal, des gentilshommes grecs
302 LE COMTE DE GOBINEAU
mâtinés de sang vénitien, q'u'on rencontre dans les îles de la
mer Ionienne. Le comte Lanza a réputation de galant homme
quoiqu'on le sache quelque peu usurier à l'occasion : il fait
assassiner froidement un amoureux trop empressé auprès de
sa maîtresse, et sera tué lui-même par les ordres d'un soupi-
rant de sa fdle adoptive, tandis qu'il le menaçait d'un sem-
blable sort. Gobineau montre pour ces fantoches sanguinaires
un dédain demi-narquois, demi-indulgent, qui rappelle les plus
mordants chapitres du Roi des montagnes .
Bien autrement intéressant nous paraît le second morceau
du livre, Ahrivie Phrangopoido, dans lequel il est même
permis de voir l'ouvrage littéraire le plus achevé du comte.
C'est aussi l'avis de M. le professeur Schemann (I), et nous
sommes trop heureux de cet accord entre nos appréciations
pour ne pas le signaler avec d'autant plus d'empressement
qu'il est plus exceptionnel. Les pages de cette nouvelle sont
véritablement charmantes de couleur simple, d'exécution
achevée, d'originalité sans recherche, de délicatesse de touche.
Rien d'ailleurs mieux que cette réussite si complète ne
démontre que l'auteur était au fond un méditerranéen, malgré
ses préjugés d'origine. Car il a trouvé dans le paysage tout
provençal des rivages helléniques le cadre propre à son talent;
et les intentions un peu forcées de germanisme qui vont se
glisser dans la trame de son récit ne serviront ici qu'à montrer
une fois de plus sa belle insouciance des probabilités de l'an-
thropologie. Entre ses mains, l'aryanisme se fait sans cesse
plus purement idéal et, il faut bien le dire, plus arbitraire et
plus imaginatif.
Voici en effet les traits essentiels du récit. Une avarie con-
traint VAia'ora, navire de guerre anglais, à relâcher dans le
port de !Xaxie, l'une des plus importantes parmi ces îles
Cyclades qui dressent leurs rochers pittoresques sur la mer
de l'Archipel. Le capitaine, Henri ]\orton, a trente-trois ans,
« une jolie figure blonde et douce, » et montre ce mélange, si
commun chez ses compatriotes, d'esprit positif, d'esprit roma-
(1) Préface de sa traduction des Nouvelles asiatiques, p. 16.
CHAPITRE II 303
nesque et d'énergie. Norton occupe le premier ranjj dans cette
galerie de portraits britanniques que nous allons voir s'offrir
désormais à nos regards dans l'œuvre de Gobineau, si variés
de physionomie, et toujours peints de si radieuses et de si déli-
cates couleurs. On dirait que son arvanisme, rajeuni par les
progrès des nations saxonnes, mais gêné par les événements
du côté de rAUcmagne, se soulage délicieusement dans les
hommages qu'il peut du moins rendre sans arrière-pensée à
nos voisins d'outre-Manche. Et nous trouvons dès à présent
aux côtés de son commandant un petit as[)irant écossais qui
est bien gentiment esquissé et que son angélique aspect d'ado-
lescent naïf et sincère n'empêche pas d'échanger, à l'occa-
sion d'une futile querelle d'amoureux, quelques vigoureux
coups de poing avec un camarade. Cependant, la frégate de
Norton est bientôt accostée dans le port de Naxie par une
barque qui porte deux indigènes fort originaux. Ils se présen-
tent comme agents consulaires non rétribués, mais honoraires
et héréditaires, Tun du royaume britannique, l'autre des villes
hanséatiques. Ce sont des descendants authentiques des che-
valiers croisés : ^I. de Moncade se donne encore des parents
dans le sud de la France, et le nom de ^I. Phrangopoulo
signifie précisément « fils des Francs ^ . Cependant ces vieux
débris de la noblesse européenne, qui n'ont pas oublié l'ancien
duché français des Cyclades, ne parlent que le grec et vivent
pauvrement dans un pays perdu que nul service postal régulier
ne soude à la civilisation moderne : véritables Robinsons,
prospérant dans des conditions d'anarchie pacifique et digne,
« dans une sorte d'état paradisiaque v bien propre à séduire
l'esprit utopique de Gobineau. Les prétentions franqucs de ces
gentilshommes naxiotes ont pourtant de quoi nous faire sou-
rire ; on les voit confier leurs enfants à des nourrices svriennes,
et certes, depuis huit siècles, leurs alliances sont avec l'Asie
plutôt qu'avec les nations germanisées. Qu'importe! à notre
homme, la ligne paternelle suffit, et pour cause, comme nous
le verrons. C'est donc de cette source vraiseml)lablement assez
contaminée qu'il va faire jaillir sous nos yeux une perle exquise
d'aristocratie naturelle, la femme ariane de pur sang.
30i LE COMTE DE GOBINEAU
En effet, Norton est conduit par ses deux nouvelles connais-
sances à la maison de campagne de M. Phrangopoulo, pitto-
resque castel posé sur la pointe des rochers dorés, et dont les
tourelles défensives se découpent dans l'azur presque noir du
ciel; car c'est aussi une petite forteresse, destinée jadis à
déjouer à l'occasion une tentative de coup de main de la part
des pirates barbaresques. L'accueil du maître de céans est
cordial et digne : la distinction vraie, la noblesse native des
manières de ce patriarche, sont peintes en traits excellents par
l'homme du monde raffiné qu'était notre ministre à Athènes.
L'amphitryon présente sa famille à ses hôtes : sa femme a «les
grands yeux noirs du pays " , sa belle-fille possède une profon-
deur de regard qui provoque l'admiration, mais peut-être n'y
avait-il rien au fond; c'est là un mystère à laisser à l'écart,
écrit le nouvelliste, qui semble se souvenir un instant que Naxie
n'est pas si fort éloignée de Céphalonie, théâtre du Mouchoir
7'ouge, patrie d'àmes inconscientes et impulsives. Mais lais-
sons ce rapprochement injurieux, car voici paraître la déesse
du lieu, la fille de la maison, Akrivie. « Une taille élancée,
forte, ferme, saine; la carnation d'une des Néréides de
Rubens, des veux merveilleux, brillants comme des saphirs
bleus et de la même transparence que ses pierres; une cheve-
lure mordorée épaisse, abondante, tordue, et, seml)lait-il, avec
quelque impatience de la peine qu'elle donnait pour la sou-
mettre. " Cette description physique, qui s'étend encore davan-
tage, et le portrait moral qui va la suivre sont fort sédui-
sants. On y croit sentir la joie dun amoureux du temps jadis
retrouvant pour une fois, derrière le présent si prosaïque à
ses yeux, le reflet, la réincarnation d'un passé adoré; ou
encore le plaisir d'un collectionneur aristocratique de bibelots
précieux, qui apercevrait soudain, égaré dans quelque chau-
mière par les hasards des révolutions, un objet d'art accompli
portant les armes de sa maison.
Norton est profondément impressionné, comme bien on
pense, |)ar le charme pénétrant de la beauté d'Akrivie; mais il
attend avec angoisse une désillusion assurée dès que cette
petite sauvage ouvrira la bouche; n'en jaillira-f-il pas, comme
CHAPITRE II 305
dans le conte de fées, quelque crapaud vulgaire, capable de
mettre en fuite l'admirateur trop vite séduit par une apparence
trompeuse? La première conversation des deux jeunes gens est
un chef-d'œuvre d'analyse spirituelle; la belle Grecque y
montre un si singulier mélange de simplicité enfantine, de
superstition gracieuse, de spontanéité parfaite, que Norton ne
peut parvenir « à la trouver sotte » . « Il arriva même tout le
contraire. Des éclairs du jugement le plus droit, de la convic-
tion la plus imperturbable et la plus absolue; une vigueur, une
santé certaine dans cet esprit quasi sauvage... L'entretien le
promenait non dans une j)lainc stérile, mais sur une terre
inculte, ce qui est fort différent pour celui qui cherche à se
rendre compte des ressources d'un pays. »
Aussi, revenu vers son bateau, le marin entame-t-il un exa-
men de conscience approfondi sur l'origine et la portée de son
amour naissant. Cet entraînement n'a pas la beauté pour unique
cause, car » on n'aime plus aujourd'hui une femme unique-
ment parce qu'elle est belle; cela arrivait autrefois, dans les
temps antiques, dans les temps barbares... Il mit du temps à
découvrir le secret, à la fin il y réussit, et cela lui faisait hon-
neur... Les conditions d'existence réunies autour d'Akrivie
étaient exactement celles où se trouvaient les femmes d'il y a
trois mille ans » . Isolement presque complet, cercle d'affections
limité, ignorance absolue du monde extérieur; par là, les qua-
lités natives de la jeune fille n'avaient pas été supprimées, mais
concentrées; rien de ce qu'elle possédait d'énergies pensantes
n'avait été distrait de ce qu'elle devait aimer. Encore une fois,
Akrivie « était la femme des temps homériques, ne vivant, n'exis-
tant, n'ayant de raison d'être que par le milieu où elle se trou-
vait; fille, sœur, exclusivement, en attendant qu'elle devînt
d'une manière non moins absolue épouse et mère » . L'être
indépendant se retrouve peu dans de telles natures; ce sont des
reflets, et la comparaison qui vient ici à la mémoire de l'auteur,
c'est (tout à l'heure il a dit Belhsabéc) a une de ces belles
jeunes filles peintes sur les vases athéniens, puisant l'eau dans
leur amphore à la fontaine de la cité " . Son Akrivie nous paraît
en effet bien différente des viriles matrones germaniques de
20
306 LE COMTE DE GOBINEAU
VEssai^ en dépit du sang franc qui coule dans ses veines, et
nous la crovons plus proche parente des canéphores sémitisées
de Phidias.
Pourtant Norton se prépare à épouser, sans scrupules étroits,
cette fille saine et dénuée d'artifices, si parfaitement digne
d'être son initiatrice à une vie meilleure et plus libre, plus
logique et plus vraiment mâle que celle dont il a jusqu'alors
suivi les pratiques. L'entente des deux cœurs se parachève au
cours d'une excursion marine que le capitaine de VAurora
offre à ses hôtes, et qui les amène devant le volcan de Santorin.
Les sentiments d'Akrivie en présence de ce grand spectacle de
la nature sont encore pour Gobineau l'occasion d'une page
bien finement pensée. « Elle ne savait rien, mais elle sentait
bien, et avec justesse. Elle n'allait pas chercher de petites
choses, elle courait au-devant des grandes, et, ne les compre-
nant pas toujours, elle les regardait volontiers... Akrivie parut
grandir devant la merveille offerte à sa vue. Piien de mesquin,
aucune curiosité banale, aucune prétention maladroite d'émo-
tion factice, aucune exclamation niaisement admiratrice ne
sortit de ses belles lèvres serrées. Tout fut sincère, franc,
«omme la cause de l'émotion était elle-même digne de l'ins-
pirer. 1) Cependant, Norton lui explique de son mieux le phé-
nomène physique dont ils sont les témoins; mais » il s'aperçut
bientôt qu'Akrivie accueillait avec quelque dédain l'exposition
des causes trop misérablement disproportionnées, trop humbles^
pour convenir aux impressions extrêmes dont son âme était
possédée. Il démêla sans peine qu'elle aurait cru beaucoup
plus volontiers à ses discours s'il lui avait parlé de géants cou-
pables, ensevelis sous les eaux afin d'expier leurs crimes, et
soufflant leur désespoir; ou de dieux en travail pour étonner
l'univers. Probablement, comme bonne chrétienne, elle eût
préféré encore que tout cet appareil fût provenu de la puissance
de saint Georges, ou de saint Dimitri... Le résultat obligé
de ce désaccord entre les sentiments et les explications fut que
la belle enthousiaste oublia les dernières à mesure qu'elle les
entendait, et se composa pour son propre usage, dans le fond de
sa pensée, une sorte d'idée vague, obscure, mais très convenable
CHAPITRE II 307
et très poétique de ce qu'était un volcan » . Quant à Norton, il
fut H en réalité enchanté de voir qu'elle ne se démentait pas.
Les caractères logiques aiment leurs pareils, et l'absurde leur
cause moins de peine que l'inconséquence " .
Pages charmantes encore une fois, et nous devons remercier
les préjugés de Gobineau de nous les avoir données ; mais
combien elles mettent en relief l'aspect singulièrement rétro-
grade et préhistorique en quelque sorte de son aryanisme. Les
sentiments de la délicieuse Akrivie rassemblent à l'animisme
instinctif du sauvage, et Chateaubriand ne peindrait pas autre-
ment une exquise iSatchez, ou M. Pierre Loti une ravissante
Maori. A la suite de ces illustres voyageurs, Norton e'prouve
pour la fille des Ases un entraînement d'ordre plutôt littéraire.
C'est le robinsonlsme ou le florianisme du dix-huitième siècle,
c'est le culte des vierges énergies populaires prêché par le
romantisme du dix-neuvième; il n'est pas besoin d'une intime
parenté de race pour l'expliquer. Le capitaine saxon épousera
donc la jeune Franque de Naxie, après avoir toutefois préala-
blement convaincu Phrangopoulo qu'il est bien gentilhomme
authentique et figure dans le Peerage. Pour Akrivie, elle avait
rêvé d'un Hellène aux cheveux couleur de l'aile du corbeau,
d'un fils de Miaoulls sans aucun doute, car elle ignore que vers
le temps même où il dut faire sa connaissance au cours de
quelque vovage, son peintre enthousiaste appliquait à de tels
héros l'aimable épithète des " détritus des Paléologues )> .
Mais, probablement en vertu de l'inspiration secrète de ce con-
seiller d'aryanisme, son esprit s'habitue sans retard à sa des-
tinée inattendue, et bientôt elle sera fière de se suspendre au
bras du blond Norton.
Dans ce suggestif récit apparaît aussi pour la première fois
une idée nouvelle chez Gobineau, et qui, nous l'avons dit,
caractérisera en partie sa dernière période littéraire. C'est
celle de l'ascétisme considérée comme une tendance ariane en
général, et anglo-saxonne en particulier. Idée nouvelle, disons-
nous, ou plutôt peu à peu développée jusqu'à ré[)anouissement
complet dans un esprit qui l'eût d'abord écartée avec quelque
dédain; et tout à la fois problème important dans l'aryanisme,
308 LE COMTE DE GOBINEAU
OÙ nous le retrouverons ailleurs bien plus vivement débattu.
Car VEssai se montrait plutôt sévère à l'ascétisme, que l'his-
toire voit naître chez les Aryas de l'Inde avec le développement
du brahmanisme. Déjà les premiers peintres de ces époques
reculées, Lasscn ou Pavie, l'attribuent à un certain accable-
ment devant les peines de l'existence, à l'action d'une nature
trop forte, trop difficile à dompter, à l'influence d'un climat
dévorant; le pessimisme qui conduit à ces renoncements
extrêmes traduit « de l'ennui mêlé à de l'irritation » . C'est en
somme une sorte de dégénérescence, déjà sensible en des races
trop raffinées pour avoir les premières abusé de la pensée.
Ajoutons-y cet orgueil et cette supercherie du magicien pré-
tendu, qu'on retrouve à l'origine de tous les sacerdoces orien-
taux, et qui s'efforce de frapper les imaginations crédules par
un genre de vie en quelque façon surnaturel. Le succès de tels
imposteurs est d'ailleurs favorisé par cette conviction si forte-
ment ancrée dans les âmes asiatiques, persanes ou indoues,
que le penseur, méditant, inlassable et solitaire, sur l'essence de
la divinité, soutire à lui les rayons de la puissance céleste et
leur emprunte une énergie irrésistible, une force surhumaine.
En tout cela, plus ou moins consciemment senti par Gobineau,
il y a peu des qualités arianes telles qu'il aimait à les imaginer,
car l'action est évidemment rejetée au second plan, et remplacée
par une contemplation de douteuse efficacité. C'est même cer-
tainement pour avoir envisagé ces aspects inquiétants du brah-
manisme que VEssai reconnaissait plusieurs des facultés de la
race noire commençant de déteindre sur les prêtres géniaux
des Aryas, et, dans la grandeur même de leurs plans, condam-
nait la passion mélanienne, désormais prépondérante aux
dépens de la raison blanche diminuée. Ne voit-on pas peu
après les précurseurs du bouddhisme, cette doctrine si con-
damnable, enseigner la pratique d'un ascétisme •< individuel et
arbitraire (1) ». Ne lit-on pas que les Abyssins, foncièrement
mélanisés par le voisinage du Soudan, appréciaient pour cette
raison le christianisme des Pères du désert, « ces terribles
(1) T. I, p. 430.
CHAPITRE II 309
anachorètes, rompus aux plus rudes auste'rités, aux macérations
les plus effrayantes, voire enclins aux mutilations les plus éner-
giques (1). " Excès de nature à frapper les imaginations de ces
peuples, qui se seraient montrés bien incapables de comprendre
Il les douces et sublimes vertus d'un saint Hilairc de Poi-
tiers ') .
Dans ses écrits asiati(|ucs, et surtout dans le Traité des écri-
tures cunéiformes^ Gobineau commence à se réconcilier avec
une disposition d'esprit qu'il rencontre si souvent autour de
lui, dans le passé comme dans le présent des nations orientales.
Pourtant, ce qui est remarquable et assez en accord avec les
leçons de VEssai, l'ascétisme lui apparaît d'abord sous un aspect
sémitique, c'est-à-dire encore blanc noir, » à la mode ara-
méenne (:2). » Et, comme lavait fait Schopenhauer, il ne se
refuse même pas absolument à accepter les miracles de ses
adeptes. « On peut se demander si l'ascète assyrien, nourri
d'une forte conviction, agissant d'après des données singulières,
mais profondes, n a pas atteint en certaines occasions à des
résultats dont 1 analyse nous est difficile et donne ainsi tout
sujet de croire qu il disposait d'une puissance 5ur/?«/î<re//e, dont
il est convaincu lui-même. " Voilà une demi-conversion, et le
don des miracles ferait vraiment bonne figure dans l'écrin des
vertus arianes.
Et en effet dans l'Histoire des Perses, où le sémitisme latent
du comte s'épanouit davantage encore, l'ascétisme vient se ranger
de lui-même parmi les joyaux de la Bonne Création. Ne tient-il
pas une place prépondérante dans le Koiish-Nameh, l'épopée
du Cyrus noir aux dents proéminentes, le poème qui inspire
tant de confiance à l'heureux possesseur de son unique exem-
plaire. " Les peuples héroïques, écrit-il (3) en conséquence,
ont aisément admis qu'au-dessus du guerrier fameux il y aviait
encore un degré sublime à franchir, celui de l'anachorète. Chez
les Hellènes avant Homère, c était une sorte d'ascétisme qu'avait
pratiqué Chiron et qui avait fait sa grandeur... De même les
(1)T. I, p. 332.
(2) Cuneifoj-tne^, p. 317.
(d) Histoire (les Perses, t. I, p. VOT.
310 LE COMTE DE GOBINEAU
Scandinaves trouvaient l'apothéose dans la mort. » Nous avons
signalé déjà chez Mohsen ce dernier trait d'ascétisme guerrier.
Toutefois, en dépit de cette adhésion de principe, il est visible
que Gobineau insiste le moins possible sur les prodiges de
macérations exagérées qu'il rencontre dans ses sources per-
sanes : par exemple sur cet ancêtre de Darius qui habita durant
quarante ans dans un souterrain, voué à une immobilité
absolue (I). Il sent trop bien que c'est là une inspiration plus
intelligible à des fakirs basanés qu'à des guerriers arians.
Quand ses voyages et le cours des événements du dix-neu-
vième siècle développèrent ses sympathies anglaises, Gobineau
vieillissant, amené lui-même par les injures du sort et l'affai-
blissement de sa santé à l'acceptation stoïcienne des renonce-
ments nécessaires, crut reconnaître une propension ascétique
dans ces originalités insulaires, célèbres en effet dans le monde
entier, et que le vieux vaudeville de nos pères caractérise si
bien par son titre : l'Anglais ou le Fou raisonnable. Sous les
latitudes les plus diverses, dit-il dans Akrivie Phrangopoulo,
on rencontre des Anglais voués à la vie d'ermite, et dont la
culture raffinée, les habitudes d'élégance et de confort se sont
résumées soudain « en un besoin de simplicité presque bar-
bare, mais jamais vulgaire» . Lui-même vit de semblables ana-
chorètes dans la Nouvelle-Ecosse, dans les forets voisines de
Sydney, dans les montagnes de la Mingrélie, sur la frontière
gréco-turque; et ce goût pour la retraite, cette soif de renon-
cement, sont si prononcés dans une race à la personnalité puis-
sante qu'on les retrouve même chez les femmes, telles que ladv
Stanhope et Zanthe. L'avouerons-nous, ces précédents, en
partie destinés d'ailleurs à nous faire accepter sans protesta-
tions le mariage d'un aristocratique officier de la marine bri-
tannique avec une petite sauvage de l'Archipel, ne nous ont
guère convaincu. Tous ces gens-là ne sont pas plus des péni-
tents que Norton lui-même, dont l'ascétisme consiste à épouser
une jolie fille; ce sont des fantaisistes, des déséquilibrés même ;
ils cherchent tout au plus à satisfaire leurs penchants ances-
(1) T. II, p. 6.
CHAPITRE II 311
traux, bien loin de les combattre, lorsqu'ils reprennent la vie
isolée, mais active, de leurs grands-parents saxons. Et ce trait-
là ne fait pas non plus défaut dans Rousseau (1). Nous mon-
trerons qu'à leur exemple Gobineau fut un stoïcien incons-
cient, acceptant les renoncements prudents et hautains du Por-
tique, mais glissant parfois, comme plus d'un sage de cette
dernière école, sur la pente insidieuse de ses tendances méri-
dionales, vers l'ascétisme mystique et passionné des tropiques.
En attendant, c'est du côté du Nord que se reportent, au len-
demain de 1870, ses regards admiratifs, et nous allons trouver
une fois de plus, dans le dernier des Souvenirs de voyage, l'oc-
casion de mettre en relief des erreurs de perspective incessantes
chez un peintre qui place trop près de lui son point de vue et
prête de plus eu plus volontiers ses propres dispositions
d'esprit aux modèles favorisés de sa svmpathie.
La Chasse au cainhou a pour théâtre l'ile de Terre-Neuve
et fut composée avec des réminiscences du voyage de 1861,
comme les Nouvelles asiatiques le seront un peu plus tard avec
les lointaines impressions de Trois ans en Asie. Déjà la compa-
raison du ton de ces deux derniers ouvrages nous fut instruc-
tive et précieuse pour entrevoir l'évolution de la pensée de leur
auteur. Un rapprochement analogue va nous édifier ici bien
davantage encore. Feuilletons donc au préalable, en cet ins-
tant propice, les pages légères du Voyage à Terre-Neuve.
Nous sommes dans Tentr'acte de la période asiatique :
récemment éloigné de Téhéran, notre diplomate y retournera
bientôt, mais il s'est vu charger, pour occuper son temps,
d'une enquête sur les difficultés toujours renaissantes le long
de cette côte poissonneuse du French Shore dont le traité
d'Utrecht nous assure la jouissance, en stipulant que les Fran-
çais ne s'y doivent pas établir à demeure, mais que nul Anglais
n'y peut jeter ses filets. Enquête de pure forme, semble-t-il,
(Ij Voir Emile, liv. V. u Tous les hommes qui se retirent de la grande
société sont utiles, lorsqu'ils peuvent ramener dans les lieux déserts la vie, la
culture et l'amour de leur premier état. » Voir aussi chez Tolstoï, ce disciple
de Rousseau, et chez Rosegger, le nouvelliste styrien récemment étudié par
nou» [Revue des Deux Mondes, 1902], des utopies agricoles du même genre.
312 LE COMTE DE GOBINEAU
et destinée seulement à endormir pour quelque temps les avi-
dités conquérantes des habitants de la grande île américaine.
Car Tentente est en ce moment parfaite entre Tempereur
Napoléon III et le gouvernement de Saint-James : de part et
d'autre, on est déterminé à la tolérance et empressé à la cour-
toisie.
Ajoutons que, pas plus le long des rivages de l'Atlantique
que sur les plateau.\^ de l'Iran, le brillant secrétaire d'ambassade
ne semble avoir emporté son bagage d'érudition ethnique, et
que, cette fois encore, nous allons trouver bien peu de survi-
vances apparentes des théories de VEssai. Les conseils pra-
tiques de Drouyn de Lhuys ont pour un moment porté leurs
fruits, et plus d'un collègue du plénipotentiaire, moins pré-
paré par de profondes éludes, aurait pu signer comme lui, sans
nul danger pour son avancement, cet ouvrage badin le plus
souvent, fin, agréable, mais d'ordinaire peu pénétrant.
Voyons cependant de quels traits il nous peint la race anglo-
saxonne, qu'il contemple pour la première fois de près, dans
une de ses variétés coloniales les plus énergiques et les plus
caractéristiques. Le paysage de ces régions brumeuses à lui
seul, ces collines basses sans lignes précises ni relief plastique,
semblent déplaire au voyageur, hier encore ébloui par l'aspect
du ciel radieux de la Perse, par le cône éclatant du Demawend.
En Amérique, la nature matérielle conserve « un air d'en-
fance 1) ; tous ces cantons paraissent « nés d'hier » ; ils man-
quent de vigueur, et la >' Itrume du chaos » les environne
encore. Ce sont les imj)ressions que l'auteur retrouvera plus
tard dans la magnifique baie de Rio-dc-Janeiro, mais elles nous
étonnent davantage devant ces horizons nordiques, ces sites
du Winland Scandinave qui, réveillant les secrets instincts
ataviques en son cœur, auraient dû mériter plus d'indulgence
de la part du descendant d'Ottar. Quant aux habitants de Terre-
Neuve, tout en leur accordant certains témoignages d'estime
et d'approbation, il apporte beaucoup de réserve et mêle à
l'occasion un peu d'aigreur dans ses appréciations sur leur
compte. La population, dit-il, n'a rien de rustique ni d'agreste ;
il n'y a là que des spéculateurs : on serait tenté de prendre
CHAPITRE II 313
« tous ces prétendus cullivaleurs pour des masques et de les
renvoyer dans les fabriques, leur séjour naturel » . C'est que
ses goûts d'individualisme rural hésitent à l'aspect d'une démo-
cratie urbaine et industrielle dans laquelle il ne reconnaît plus
le trait arian, et qu'à ses yeux cette façon de comprendre le
travail et d'exploiter les forces de la nature n'a « rien de noble,
ni rien surtout qui relève le sens moral» (l).
L'aspect physique de ces insulaires s'harmonise bien avec
leur àme étroite (2). u De longs habits noirs ou l)runs mal
taillés, de vastes chapeaux où ils s'enterrent, des mines pâles,
renfrognées, un langage de la plus sèche austérité, ils ont tout
cela, et l'affectent tant qu'ils peuvent. C'est un uniforme qui
convient d'ailleurs à d'heureux morlels dont le credo favori
est de damner tout le monde et, de peur d'y rien oublier, de
se damner un peu avec. » Dans les rues d'Halifa.x, l'impression
des étrangers est mauvaise, car ils constatent une assez ridi-
cule affectation à ne pas rendre le salut, une sorte de démar-
che guindée, un sourcil froncé, <. l'air menaçant et agressif
sans aucune cause, " et ils comprennent difficilement à quoi
ces manières peuvent servir chez des gens de profession pai-
sible après tout. Quant à ouvrir un livre, c'est ce que les colons
ne font jamais, car leur personne représente à leurs propres
yeux la Sagesse incrée, et ils croient n'avoir besoin de rien
apprendre, sachant u tout et mieux que tout " . En cela, con-
clut ironiquement leur détracteur, ils se montrent très supé-
rieurs aux marquis de Molière, dont les prétentions n'allaient
pas si loin, et qui daignaient encore feuilleter quelquefois le
volume à la mode.
Après de telles constatations, l'on conçoit que notre obser-
vateur se refuse à voir dans l'Amérique le futur centre du
monde : il se reporte, en son for intérieur;, sans vouloir y faire
nettement allusion, aux théories de VEssai, qui ne place pas la
composition ethnique de l'Angleterre et surtout de l'Amérique
saxonne beaucoup au-dessus de cet odieux mélange, par où
(1) P. 63.
(2) P. 92.
314 LE COMTE DE GOBINEAU
l'Europe continentale est condamnée à un si noir avenir. Tout
au plus, vers cette époque, accorderait-il une fois de plus à
ces nations privilégiées un certain retard dans la corruption du
sang, capable de faire illusion à quelques esprits superficiels.
Mais, pour une foule de motifs " qu'il serait trop long de
déduire », les idées qui créent les grands peuples ont manqué,
manquent et manqueront toujours à ces contrées de nouvelle
découverte, « où se porte le flot bourbeux, et plus turbulent
que vivant, et plus enivré que fort (l), » des émigrations
européennes. En sorte que l'esprit britannique tournera de
toute nécessité vers le même pôle utilitaire que l'esprit améri-
cain.
Notre diplomate visite-t-il une école normale fondée par les
puritains de l'endroit, le ton ironique et dénigrant de sa narra-
tion se soutient avec une verve merveilleuse : il ne voit dans
les méthodes pratiques et mathématiques de ces éducateurs
audacieux que des " machines à calcul, dont le seul énoncé
donne le frisson » ; que " la voie d'une érudition purement ver-
bale 1) . Il ne fut pas question une seule fois de rien qui ressem-
blât à une idée, s'écrie le spectateur impatienté de cette classe
modèle : de pareils procédés n'ont d'autre but que de tuer
dans l'enfance et dans la jeunesse toutes les facultés de l'àme
et de l'esprit inutiles à la vie mercantile, et de développer au
contraire autant que possible les ressources de cette dernière.
Erreur évidente du jugement, conclut-il, car " une population
uniquement marchande ne fera jamais que des courtiers de
commerce, et point une nation » . Et c'est encore une fois le
souvenir de Stendhal qui effleure ici notre mémoire, avec toute
son antipathie pour l'anglisme morose et l'industrialisme enva-
hissant.
Les équipages des navires anglais avec lesquels le comte se
trouve longuement en contact pendant ses allées et venues sur
la côte française n'échappent même pas à sa malveillante
vision. Sans doute, on y trouve de beaux hommes appartenant
à la vraie race saxonne, mais aussi d'évidents métis, contaminés
(1) P. 109.
CHAPITRi: ri 315
par un sang plus pauvre, chétifs, pâles, flétris. Et, en général,
le matelot anglais n'est pas " un citoyen qui sert pour obéir
aux lois de son pays, qui, contrarié peut-être de porter l'uni-
forme, est pourtant relevé à ses propres veux par l'idée d'un
devoir honorablement accompli » . Non, c'est un stipendié, qui
est venu s'offrir au joug de la discipline navale parce qu'il n'a
pas trouvé d'occupation plus lucrative ou plus convenable. Et
si le libéralisme plus appm-ent que î'éel jusqu'ici en Angleterre
venait à détendre les ressorts de fer qui seuls constituent sa
puissance, le recrutement de la marine britannique deviendrait
insuffisant. Voilà qui est bien vu, sinon sympathiquement
déduit, et cette conception de la fragilité des idées libérales
au delà de la Manche, de la possible saillie des charpentes
métalliques montrant soudain l'appareil rigide sous le revête-
ment de fleurs du riant cottage anglo-saxon, n'est pas d'un
esprit banal.
Enfin, le spectacle des empiétements effrontés de l'indigène
sur les territoires à nous reconnus par le traité qu'il a mission
de sauvegarder font notre homme singulièrement moins
indulgent aux velléités conquérantes de ces Arians, raptores
orbis. Les voilà devenus des " ambitieux et des brouillons » ,
de « fougueux personnages" qui révent de se couvrir de gloire
en augmentant les possessions de la Grande-Bretagne au
mépris des droits français et se montrent d ailleurs tout aussi
hostiles à leurs frères de race, à leurs trop proches concur-
rents, à leurs voisins des Etats-Unis; car, nulle part, on n'en-
tend dire autant de mal de ce dernier pays.
En comparaison de ces êtres déplaisants, les Irlandais, que
\ Essai noxxi montrait corrupteurs à la fois de la Grande-Bre-
tagne et de l'Union américaine, reprennent quelque avantage
dans 1 esprit de Gobineau. A vrai dire, ils ressemblent par
certains traits aux lazzaroni napolitains; leur nature, sédui-
sante à l'extrême, est quelquefois médiocrement estimable, et
ils forment l'antipode de l'Anglais (l). N'importe! il y a plaisir
à rencontrer, même établis en fraude sur le French Shore, ces
(1) P. 246.
316 LE COMTE DE GOBlAEAU
gars bien découplés (1), roses et blonds, de grande taille, un
peu lourds peut-être, mais pourvus de toute la vigueur saine
et robuste de leurs ancêtres celtiques. Les missionnaires euro-
péens accompliraient une œuvre plus utile en s'occupant de
ces braves gens, si avides des consolations du ministère sacré
qui leur font trop souvent défaut, qu'en allant évangéliser des
Orientaux et des Chinois. 11 faut admirer surtout les Irlandais
catholiques dans leur ville la plus importante, Saint-Georges,
où la monnaie est inconnue, où le curé, unique autorité à la
fois civile et religieuse, est payé en poisson pour ses services;
ce lieu idyllique réconcilie décidément l'observateur français
avec les inconvénients du pays et lui apparaît comme une
aimable Salente, comme une délicievise Utopie. « Un climat
sauvage et odieux, un paysage rébarbatif, pas de distractions,
pas de plaisirs, pas d'argent; la fortune et Tambition égale-
ment impossibles et, pour toute perspective riante, une sorte
de bien-être domestique de Tespcce la plus rude et la plus
simple; voilà, à ce qu'il semblerait, ce qui réussit le mieux à
rendre les hommes habiles à user de la liberté absolue sans
excès et à se tolérer entre eux. " Ainsi, c'est parmi des Celtes
plus ou moins fénians que l'auteur de VEssai retrouve l'idéal
arian de l'odel et du viç-pati, qui se confond d'ailleurs si bien,
comme nous l'avons dit, avec le programme social de Rousseau
et le retour à la nature.
Si les Celtes ont ici beau jeu, en dépit de leurs compromis-
sions finnoises d'autrefois, c'est que, devant des caractères
aussi rébarljatifs que ceux des colons anglais de Terre-Neuve,
le sentiment patriotique, les sympathies françaises fleurissent
dans le cœur chaleureux de Gobineau plus qu en toute autre
période de sa carrière. Nulle comparaison pénible à son amour-
propre national, nulle impression d'infériorité ou de décadence
n'effleure en ce moment son âme. C'est 1 heure la plus l)ril-
lante du second Empire; les souvenirs glorieux de la Crimée,
ceux de la fraternité des armes franco-anglaises dans la tran-
chée de Sébastopol, sont tout proches; et c'est au cours d'une
(1) P. 199.
CHAPITRE II 317
des croisières de lu commission mixte dont le comte faisait
partie que parvint en ces parages la nouvelle de la victoire de
Solfcrino. Les officiers de la marine impériale se voient par-
tout choyés et fêlés; ils gâtent les enfants et charment les
femmes : à l'approche du slationnaire français, toutes les
portes s'ouvrent, tous les visages s'éclairent d'un rayonnant
sourire; tandis qu'un hal donne à hoid du Gassendi met en
relief les qualités de honne grâce et de mâle courtoisie chez
nos compatriotes. Aussi, après avoir médit comme nous l'avons
vu des équipages hritanniques, Oohineau ajoutera encore
qu'ils ne sont " comparaldcs en rien au point de vue moral
avec nos bons matelots " . Nos tendances intellectuelles lui
sembleront plus hautes, parce qu'elles nous permettent d'ac-
cepter des institutions donnant plus d'honneur que d'argent.
L'élément français et normand de l'ancienne colonisation aca-
dienne sera par lui proclamé bien supérieur aux gens sans
aveu de l'émigration américaine. Enfin, à la ridicule école nor-
male de Truro, il préfère hautement le Sacré-Cœur d'Halifax
et les « sages pratiques des anciennes méthodes françaises » .
Nous devons nous arrêter un moment pour exposer plus en
détail les vues du comte sur celte dernière question. Elle va
tenir en effet une place prépondérante dans la Chasse au cari-
hoii, dont nous révélons en ce moment les apprêts, sur la
toile complaisante où le fantasque artiste brossera bientôt
devant nos yeux un tableau d'atelier, tout différent de l'esquisse
exécutée d'après nature.
Oui, la femme de Terre-Neuve eut tout d'abord le malheur
de lui déplaire. Déjà, visitant Halifax, où la société l'accueillit
si gracieusement qu' " il n'en veut dire que du bien», il eut
l'occasion d'exprimer sa confiance dans la moralité supérieure
de ses hôtes devant deux dames indigènes. Aussitôt « deux
regards qui se croisèrent (I), un double sourire plein de doute
et d'ironie, un double mouvement d'épaules » fort signifi-
catif, donnèrent à l'imprudent complimenteur une ample ma-
tière à réflexion. Et le fruit de ses méditations fut singulière-
(1) P. J21.
318 LE COMTE DE GOBINEAU
ment amer, si Ton en juge par les pages de la fin du volume.
Pour la jeune fille de ce pays, conclut le comte, il s'agit de
conquérir à tout prix un mari, ce prix fût-il l'exercice d'une
coquetterie, qui, il faut bien le reconnaître, na pas de limites.
On a dit avec raison que les femmes orientales, se jugeant
propres à un unique usage, ne portent guère ailleurs leurs
pensées ordinaires. A certains égards, les jeunes filles améri-
caines de Terre-Neuve ne sont pas fort dissemblables de ce
portrait. S'il n'en existait qu'une au monde, avec cette âpreté
au mariage, elle réussirait « à se faire épouser par une grande
partie du genre humain » . Du reste, à pareil jeu, ce n'est pas
seulement la grâce, les qualités purement aimables qui s'ef-
facent et disparaissent, c'est aussi le sentiment d'estime qu'un
homme conserve difficilement devant de semblables efforts.
Retenons ces appréciations, la chose en vaut la peine, comme
nous Talions voir. On prétend quelquefois, poursuit cependant
l'impitoyable censeur, qu'il ne résulte pas d'inconvénients
matériels de ces façons d'agir, car les filles prudemment ins-
truites n'ignorent pas les conséquences d'un faux pas sur ce
terrain. » J'ai vu, poursuit-il, des personnes de bonne foi ne
point partager à cet égard l'optimisme de leurs compatriotes,
et secouer la tête d'un air très significatif. » Toutes spécula-
tions sont « de leur nature chanceuses » , et il se produit iné-
vitablement quelques krachs dans une bourse matrimoniale si
fort agitée.
Quant à l'épouse anglo-saxonne, il est de mode en France
d'affirmer qu'ayant goûté avant le mariage toutes les ivresses
de la liberté elle se range pour jamais au lendemain du sacre-
ment, sans plus songer désormais à ses amusements passés.
Or Gobineau « n'a rien vu de semblable » : les jeunes femmes
montrent un goût aussi passionné pour la dissipation que les
filles; elles ne s'occupent de leurs enfants qu'autant que
l'exige leur situation de fortune, sans préjudice, bien entendu,
de ces attendrissements exaltés, de « ces phrases interminables
dont toutes les femmes du Nord ont le secret, sans se croire
pour cela le moins du monde obligées de les mettre en pra-
tique » .
CHAPITRE II 310
Tels sont les enseignements du Voyage à Terre-Neuve ; ils
n'ont certes ni le ton du panégyrique, ni le dessin du modèle
à copier. Dix années s'écoulent cependant; puis, au lendemain
de 1870, notre diplomate repasse ses impressions transatlan-
tiques dans sa complaisante mémoire. Et voici qu'elle lui
fournit une image tellement différente de celle dont il a tout
d'abord tracé les contours, qu'il n'est peut-être pas de plus bel
exemple de ce travail inconscient et sourd que notre intel-
ligence accomplit sans relâche sur les données du souvenir.
La mémoire, a dit cet observateur pénétrant que fut Scho-
penhauer, n'est pas un réservoir clos ou un sûr coffre-fort
nous livrant à volonté les données qui leur furent une fois
confiées. C'est une simple capacité à rappeler dans la cons-
cience certaines impressions du passé, capacité qui doit être
sans cesse entretenue par l'exercice. Or, à chaque appel nou-
veau d'une image ancienne sur le seuil de la conscience, le
fantôme évoqué subit une déformation corrélative à notre
actuel état d'esprit. A la longue, il povirra n'être plus en quoi
que ce soit reconnaissable; tels ces récits qui, passant de
bouche en bouche, finissent par perdre toute exactitude, par-
fois même tout sens logique.
Nous allons vérifier sur pièces authentiques cette ingénieuse
analyse psychologique. La Chasse au caribou nous présente,
en effet, un jeune Français du nom de Charles Cabert, pour
qui son créateur nourrit les sentiments les plus ironiques et
les moins bienveillants. C'est le fils d'un bourgeois, « devenu
passablement riche dans des affaires où il était question de
zinc, )) comme l'écrit dédaigneusement notre gentilhomme.
Cabert traîne cependant sur le pavé de Paris une existence
inutile, vide et malsaine, se propose bientôt d'épouser une
figurante de quelque petit théâtre et, sur l'opposition irréduc-
tible de son père, entreprend de guérir par un voyage ce ridi-
cule chagrin d'amour. Il fera voile vers Terre-Neuve pour y
chasser le caribou^ sorte de mouflon particulière à l'île, dont
un Anglais boulevardier lui a dit des merveilles. Il se com-
mande en conséquence un costume de chasse resplendissant,
se procure les armes les plus perfectionnées et s'embarque,
320 LE COMTE DE GOBINEAU
muni d'une lettre de recommandation pour un négociant de
Saint-Jean, nommé Harrison.
Ce Harrison, ses huit fils, ses six filles, ses amis et tout son
entourage sont des géants aux allures à la fois joviales et
brutales, bien qu'ils se montrent aussi capables à Toccasion de
tendresse et de sensibilité. Bousculé par les effusions hercu-
léennes de ses hôtes, sans cesse enlevé de terre entre leurs
bras puissants, le poignet disloqué par leurs shakehands éner-
giques, Cabert fait ici figure d'un Gulliver égaré dans le pays
de Brodingnag. « Il éprouvait l'instmct secret de sa faiblesse,
honorable, flatteuse même, puisqu'elle provenait de la distinc-
tion exquise de sa nature, mais enfin de sa faiblesse, et, par-
tant, de son infériorité vis-à-vis de ces natures brutales; on
peut imaginer que, dans le temps où les barbares du Nord
envahissaient V Italie et, de gré ou de force, s'asseyaient dans
toutes les chaises curules de l'empire, les Romains élégants,
qui, réellement, ne pouvaient prendre au sérieux des gens
pareils, devaient éprouver des sentiments analogues. »
Cependant, sous les regards ahurisdu jeune Français défilent
quelques ty[)es déjà esquissés dans le Voyage à Terre-Neuve ;
mais, par un phénomène analogue à celui que nous avons
signalé dans les Nouvelles asiatiques, ces figures sont défor-
mées, métamorphosées comme des objets contemplés à travers
quelque lentille asymétrique, par l'interposition de sentiments
tout nouveaux chez leur peintre. Celui-ci nous avait signalé,
par exemple, dans la ville de Saint-Jean, la puissance prépon-
dérante des intrigants politiciens, « en état de faire beaucoup
de mal un jour (1). " Ces hommes, disait-il, sans grandes
ressources, d'esprit turbulent et vaniteux, tourmentés d'ambi-
tions un peu maladives, recherchent à tout prix des places, et
s efforcent pour cela de parler aux masses populaires le seul
langage qui puisse les émouvoir, c'est-à-dire celui de la vio-
lence religieuse et politique. Or, voici paraître dans la Chasse
au caribou un certain O'Lary qui joue précisément ce rôle,
en même temps que celui de fiancé d'une des nombreuses
(1) Voyage a Terre-Neuve, p. 242.
CHAPITRK II 321
misses Harrison. Seulement, en dépit de son exubérance plus
que méridionale, et malgré son cynisme de polémiste impu-
demment versatile, il est évident j)ar le ton du portrait que
nous devons le juger maintenant digne de toutes nos sympa-
thies, l'admirer de tout cœur et le prendre jusqu'à un certain
point pour modèle.
Le Voyage à Terre-Neuve nous avait encore appris que la
femme, vieillie, est délaissée par son mari, qui se montre même
tout à fait étonné quand on s'avise de lui demander des nou-
velles de cette antiquaille; de sorte que les visiteurs ne jugent
pas nécessaire de la saluer en entrant et en sortant. Cette
particularité se retrouve dans le ménage Harrison, mais adroi-
tement présentée maintenant comme un trait de cordiale
désinvolture, et destinée seulement à augmenter notre estime
pour une activité qui sait si bien éviter toute inutile dépense
de temps et de sensiblerie.
Nous avions rencontré vers 1860, aux environs de Sydney,
des Anglais qui, venus là tout d'abord j)ar passion de la chasse
et de la pêche, y étaient retournés plus tard afin d'v vivre en
solitaires, et d'y retrouver les mêmes émotions sportives, sans
renoncer pour cela aux hal)itudes de la vie élégante. L'un
d'entre eux consacrait ses loisirs à l'éducation des jeunes
enfants du voisinage. C'est celui-là qui reparait sous les veux
de Gabert, transformé en ascète anglo-saxon, et offrant, il faut
l'avouer, des titres plus sérieux que le capitaine Norton à cette
qualification. Sir Hector Latimer, dont l'aspect est « d'une
distinction saisissante » , fut jadis trompé par sa femme; égaré
par le chagrin, il se laissa alors glisser lui-même sur la pente
des habitudes immorales, jusqu'au jour où il trouva la force
de se reprendre et, gardant i.ne faible pension, se retira dans
la solitude de ces rivages transatlantiques pour y faire du bien.
« En somme, sir Hector Latimer, protestant, rendait parfai-
tement témoignage, sans y songer, que 1 esprit d ascétisme et
de rude pénitence est profondément empreint chez certaines
âmes anglaises, quel que soit leur culte. "
Enfin, Gobineau avait visité sur le Erench Shore un Anglais,
ancien pêcheur comme les autres habitants de ces parages,
21
322 LE COMTE DE GOBINEAU
mais parvenu à la fortune parla vertu d'une intelligence beau-
coup plus active, d'une ambition supérieure et d'une énergie
qui, autre part que dans la solitude, aurait peut-être produit
d'assez grands résultats (1). « Sa tète se relevait avec une sorte
de fierté conquérante, et bien qu'il sût à merveille qu'il n'était
pas chez lui sur ce territoire, il ne paraissait pas très disposé à en
convenir. " Toutefois, dans le cas d'une expulsion violente, il
se sentait assez riche pour exister partout ailleurs et assez
habile pour se créer une nouvelle fortune s'il le jugeait à pro-
pos. Des individualités pareilles, concluait son visiteur, peuvent
ne pas sembler très aimables, mais sont toujours sûres d'exciter
l'estime, même chez un adversaire.
Ce personnage est introduit dans la Chasse au caribou sous
le nom de Rarton. Seulement, tout à fait idéalisé cette fois, il
apparaît comme un Ilarrison plus fruste encore s'il est possible,
et plus souverainement énergique. C'est lui qui hébergera
Cabert sur la côte inhospitalière où l'on rencontre le précieux
gibier que le jeune Français a l'ambition d'abattre. Or, Barton
a une fille, la belle Lucy, qui semble une " Walkyrie » des-
cendue du Walhall, et qui, par une assez singulière déprava-
tion du goût, s'éprend pourtant d'amour pour le grotesque, le
niais, le vaurien qu'on nous a montré dans le Parisien globe-
trotter. Cabert, aussi surpris que charmé d'une pareille
aubaine, s'imagine pouvoir jouer sans péril avec des sentiments
qu'il interprète selon sa fatuité coutumière, et il laisse Lucy
s'avancer assez loin dans la voie des aveux. Mal lui en prend.
Gomme il n'a prétendu que distraire sa solitude et qu'il n'a
jamais envisagé sérieusement un mariage à ce point disparate,
il proteste quand la famille de la Walkyrie lui met le marché à
la main; il avoue ingénument qu'il n'a jamais songé au sacre-
ment, et risque alors d'être l)royé entre les deux figures cyclo-
péennes que sont le père et le frère de Lucy. Aussi se hâte-t-il
de faire retraite en désordre sur Saint-Jean, puis, de là, sur
Paris, sa digne patrie.
Tout cela est fort piquant; mais il est une objection qui
(1) Voyaije a Terre-Neuve, t^. lik.
CUAPITIIE 11 323
s'impose au témoin réfléchi de cette aventure. Gabert n'agirait
pas autrement qu'il ne fait vis-à-vis des tentatives matrimo-
niales de miss Barton, s'il avait emporté dans sa valise, à titre
de bréviaire, le Voyage à Terre-Neuve de son distingué com-
patriote et réglé sa conduite par les sûrs conseils de cette
expérience avisée. Un lecteur docile de Gobineau n'aurait vu,
en effet, dans les ardeurs soi-disant ingénues de son hôtesse
qu'une de ces effrontées chasses au mari, capable d'entraîner
à l'autel « une grande partie du genre humain )! . 11 aurait dif-
ficilement conservé « un sentiment d'estime » devant ces
efforts intéressés. En allant un peu trop loin peut-être, il aurait
songé que « toutes spéculations sont, de leur nature, chan-
ceuses » , et joué la contre-partie de sa Walkyrie. Enfin, après
sa piteuse retraite, il ne pouvait vraiment s'attendre à être,
pour comble d'infortune, si durement malmené par son cicé-
rone bénévole.
Avions-nous raison de prétendre qu'ici l'aryanisme de Gobi-
neau tourne au germanisme aveugle, à la prosternation devant
la supériorité des Anglo-Saxons? En 1861, une impartialité un
peu froide, capable de rendre justice à des qualités solides
sinon séduisantes, mais aussi une franche sévérité pour des
travers et des excès finement observés. En 1872, un enthou-
siasme désormais sans mélange et un évident parti pris de
tout admirer chez les insulaires de Terre-Neuve. Tels sont les
jeux d'une imagination complaisante et d'une mémoire vrai-
ment trop infidèle.
CHAPITRE III
SÉJOUR A STOCKHOLM » L K S P LÉ I A D E S »
Prenons à regret congé de ces Souvenirs de voyage qui nous
ont fourni de si précieuses données sur l'état moral de leur
auteur, et, avant de passer à 1 étude des ouvrages ultérieurs de
Gobineau, traçons, afin de les mieux comprendre, une rapide
esquisse de son existence au cours de ses dernières années d ac-
tivité diplomatique. Nous le ferons d ailleurs d'après des docu-
ments offerts dès longtemps au public, et sans crainte par con-
séquent de commettre quelque indiscrétion ou indélicatesse qui
seraient particulièrement sensibles, il faut l'avouer, toucliant
une personnalité si récemment disparue de la scène du monde,
en laissant derrière elle parents et amis.
Le comte accepta en 1H72 le poste de ministre à Stockholm,
qui fut le dernier de sa carrière, et il demeura jusqu'en 1877
dans la capitale Scandinave, u avec assez de calme, se remet-
tant doucement de beaucoup d'ennuis et de souffrances physi-
ques. " C'est de ce séjour que datent la plupart des produc-
tions qu'il nous reste à examiner. Or nous possédons sur cette
période de sa vie deux sources d'indications [)récieuses que
nous avons signalées au début de cette étude, toutes deux
d'origine wagnérienne d'ailleurs, et publiées après sa mort
dans les Bayreuther Blœtter. Le récit de M. Philippe de
Hertefeld (1) surtout fournit une vivante image du milieu où
mûrirent les fruits suprêmes d'une si féconde intelligence. Ce
(i) D'après le docteur Kretzer (GoAt»<?au, p. 3V), ce nom serait le pseudonyme
(lu prince Philippe d'Eulenburg, ancien ambassadeur d'Allemagne à Vienne,
qui est l'un des membres les plus en vue de l'Association Gobineau.
CHAPITRE III 325
fut en effet à Stockholm que les deux hommes se rencon-
trèrent pour la première fois, dans une maison amie et, tout
d'abord, sans avoir été présentés l'un à l'autre. « Un front
élevé et noble, une impériale grise, ù la française, un regard
spirituel et bon, » tels furent les traits de phvsionomie qui
frappèrent avant les autres le visiteur allemand chez le per-
sonnage étranger dont il ignorait le nom et la situation sociale.
Bientôt, une discussion s'étant engagée sur Tart romain de
l'époque adrienne, comparé aux productions du siècle de
Praxitèle, Gobineau, devenu sculpteur passionné depuis son
séjour en Grèce, se sentit sur son terrain et dévclo|)pa toutes
les séductions de sa verve érudite et prime-sautière : il se
montra <i vif, ardent, parfois peu renseigné, parfois profond»,
ainsi qu'en juge finement le témoin attentif de cette passe
d'armes esthétique. La sympathie s'éveilla aussitôt entre ces
deux esprits distingués, et peu après M. de Herlefeld s'en alla
voir chez lui notre ministre. Le comte était alors logé près de
l'un des ports de Stockholm, dans un quartier peu aristocra-
tique, occupant le second étage d'une maison de la Nybro-
gatan, et menant un train de vie fort modeste pour sa qualité.
Les jeunes attachés de la légation de France parlaient en
souriant de la patte de lièvre qui terminait le cordon de la
sonnette à la porte de leur chef; mais M. de Hertefeld assure
que c'était là pure légende et mauvaise plaisanterie d'écerve-
lés, incapables de comprendre la dignité d'une vie toute stoï-
cienne. Les affaires du comte étaient à ce moment assez embar-
rassées : il avait montré, dans la gestion de sa propre fortune,
celte lil)éralité, cette prodigalité même que les Arians prisaient
tant chez leurs chefs de paix ou de guerre; il s'était vu en
conséquence exploité par des intermédiaires indignes de sa
confiance, et il vivait alors en garçon, se réduisant courageu-
sement au strict nécessaire, afin de pouvoir soutenir de loin sa
famille, demeurée sous un climat plus tempéré.
Son intérieur conservait un aspect tout oriental, reflet de ses
plus heureuses années : le tchibouk, le narghileh, le pilaw y
jouaient un rôle éminent, et son factotum. Honoré Michon,
était un chrétien de Syrie, qui avait accompagné le comte en
326 LE COMTE DE GOBINEAU
Europe après lui avoir d'abord servi de drogman. Enfin de
nombreux animaux domestiques : perruches, perroquets, moi-
neaux, animaient la solitude de cet original logis.
La sculpture et la littérature trompaient les soucis et rem-
plissaient les loisirs du maître de la maison. M. Schemann a
donné (1) une énumération assez complète de ses travaux
plastiques de ce temps : ils se rapportent souvent à ses préoc-
cupations historiques et philosophiques. C'est ainsi qu'il exé-
cuta successivement un buste de Walkyiie, écho de ses préoc-
cupations odiniques; le bouclier d'Amadis, par analogie avec
celui d'Achille, et à titre d'illustration de son grand poème sur
ce héros; des personnages de Dante, inspiration de ses amitiés
italiennes sans doute; un Bouddha même et un <i Bouddha
s'avançant vers le Nirwana! " Qua?itiini mulatus ! Et combien
l'ascétisme noir devait avoir fait de progrès dans le cœur de
l'ancien partisan des brahmanes! Son talent lui obtint aussi la
commande d'un monument destiné à perpétuer la mémoire de
la duchesse de Melzi, commande qui lui échut à la suite d'un
concours public, où son projet lut couronné. Mais les profes-
sionnels évincés l'auraient ensuite chicané sur l'exécution de
son ébauche, transformant pour lui ce triomphe en amertume.
Il croyait maintenant trouver la même malveillance de la
part des hommes de métier sur le terrain littéraire. Après avoir
supporté avec une belle indifférence le peu de retentissement
de ses œuvres de jeunesse, il devenait agressif vers la fin de sa
carrière contre ceux qu'il accusait de lui barrer le chemin de
la renommée, et il en vint à imaginer une sorte de conspira-
tion du silence ourdie contre sa personne : tel Schopenhauer
reprochant aux " professeurs de philosophie » d'avoir ignoré
d'abord à dessein ses ouvrages, puis dissimulé craintivement
la connaissance qu'ils en avaient acquise en secret. Le comte
assura même un jour devant quelques intimes qu'un savant de
son pays écrivit son livre sur les langues sémitiques en s'inspi-
rant de l'Es^az*, mais en évitant avec soin d'en nommer l'auteur.
Évidente allusion à Renan, mais non moins évidente illusion
(1) Dans la préface de sa traduction des Nouvelles asiatiques.
CHAPITRE III 31-
d'inventeur ! La vérité est que Renan, orientaliste de {;oût
comme Gobineau, ayant de plus puisé aux mêmes sources
allemandes et passé sa vie à réiléchir aux mêmes problèmes,
est arrivé parfois à des conclusions analogues. Cette commune
préparation explique surabondamment quelques concordances
d'ensemble et n'exclut pas d'ailleurs certains emprunts de
détail. C'est là un sujet auquel nous reviendrons.
Ses admirateurs les plus convaincus avouent que son entou-
rage ne le prenait guère au sérieux vers la fin de sa vie. C'est
que, nous l'avons fait observer nous-méme, autant l'^ssaî", cette
œuvre si réilécbic d'un si jeune bomme, autorisait de sérieuses
espérances, autant, dans son âge mûr, le pre'coce penseur avait
lâché cbaque jour davantage la bride à son dilettantisme fantai-
siste. Il eût fallu beaucoup d'attention et une sympathie qu'il ne
trouva qu'à Bayreuth, dans les deux dernières années de sa vie,
pour discerner les germes durables et féconds dans le fatras de
sa trop vaste production littéraire, a De vieux amis savaient à
peine qu'il eût écrit, rapporte l'anonyme des Bayreuther
Blcetter^ et considéraient en tout cas ses productions comme
des bizarreries d'original. M. de Gobineau voudrait nous
ramener au moyen âge, disait devant lui un ancien ministre
italien qui se vit relever vertement par cette réponse spiri-
tuelle. — Oh! pas vous, monsieur! Moi, c'est autre chose. »
Mlle Malvida de Meysenbug, qui a communiqué au docteur
Kretzer ses impressions sur le comte à Rome, vers 1878, ne
lui accorde que beaucoup d'esprit «à la française « . Et il cons-
tatait lui-même avec une philosophie un peu attristée cette
ordinaire attitude de l'opinion vis-à-vis de sa personnalité. Un
jour il rencontra dans un salon ami, après de longues années
de séparation, un de ses anciens collègues, jadis plénipoten-
tiaire d'une petite cour allemande, et la maîtressse de maison
demanda à ce dernier s'il connaissait le gentilhomme fran-
çais. " Ah ! le bon Gobineau ; je crois bien, que je le connais, »
répondit à peu près le visiteur. Voilà comme on méjuge, chu-
chota le comte en souriant à l'oreille de ses voisins.
Malgré le silence décourageant de la critique à son égard,
l'activité littéraire de Gobineau était loin de se ralentir durant
328 LE COMTE DE GOBINEAU
ses dernières années. Outre les œuvres publiées que nous ana-
lyserons, il mena de front la préparation d'un grand nombre
de travaux qu'il ne put achever, depuis une traduction de son
cher Koush-Nameh et une étude sur la politique russe en Asie,
jusqu'à un roman, le Voile noir, qui devait être la contre-partie
obscure des lumineuses Pléiades, et une autobiographie, cou-
ronnement de son édifice historique, dont la lecture eût été
bien intéressante. Ses lettres de ce temps, publiées par M. de
Hertefeld, sont l'expression fidèle de son état d'esprit : on y lit
d'abord un sentiment d'opposition de plus en plus marqué
aux préférences gouvernementales de son pays. Comment, dit-
il, serait-on patriote quand le mot patrie ne représente plus que
Gambetta, Grévy, les orléanistes, les impérialistes et surtout
le besoin universel de gagner de l'argent? Puis on y remarque
une tendance croissante vers cet ascétisme volontaire, ce stoï-
cisme hautain dont nous avons signalé les premiers indices
dans les Souvenirs de voyage. La plupart des pages de cette
correspondance traitent de Futilité de la douleur, de la manière
d'en mettre dignement à profit pour notre progrès moral les
sévères leçons. Elle est l'épreuve d'élection pour les nobles
âmes, la pierre de touche des hommes de valeur. Chez ceux-là,
elle est innée. " Rien ne crée autant de bien que la douleur, n
écrit-il le 27 septembre 1874; et encore, de son château de
Trye, le 20 août 1878 : « Chacun souffre, a souffert ou souf-
frira jusqu'à l'extrême limite de ses forces. " Il est bon d'avoir
présentes à la mémoire les dispositions de sa pensée avant
d'entreprendre l'étude de ceux de ses écrits qui sont datés de
cette époque et nous prépareraient, sans une telle précaution,
des surprises plus grandes encore que celles dont il nous a faits
coutumiers.
Les Pléiades ouvrent brillamment la série dernière dont
nous entamons l'examen, car ce roman (édité à la fois à
Stockholm et à Paris en 1874) renferme des morceaux de pre-
mier ordre, il demeure inégal et incomplet sans aucun doute,
Gobineau n'étant pas l'homme des besognes achevées, ni des
ouvrages fouillés dans leurs détails, mais plutôt le prophète
CHAIMTRi: III 32!)
aux inspirations irrésistibles, le voyant des nuits d'orage, illu-
minées d'intermittents éclairs. Toutefois, proclamons qu'il n'a
jamais atteint autre part à la finesse d'observation, à la vérité
d'anaivse dont il fait montre en maint passarje de ce livre
bizarre, qu'on nommerait à bon droit un tiers de chef d'oeuvre.
Et d'abord, une philosophie renouvelée, une interprétation
inattendue de l'aryanisme se fait jour dans les premières pages
du volume, qui ont surtout pour objet d'en éclaircir le titre
mvstéricux. Cet aryanisme, qui pourrait être nommé individuel
et intellectuel, ne réclame plus de ses élus nul diplôme généa-
logique, nulle attestation bien en règle d'origine aristocratique,
mais seulement des titres spirituels et moraux qui leur soient
personnels. Eclairé sans doute par la mise au point de son
Ottar-Jarl, qu'il s'occupait de rédiger vers cette époque, Golji-
neau renonce à chercher les supériorités contemporaines ou
futures dans la descendance authentique et sans mélan^^^e des
Arians. Les croisements ethniques ont été décidément trop
étendus pour permettre encore une semblable exigence. Seu-
lement, par un dernier témoignage de pitié que la Providence
accorde au genre humain fourvoyé, par un miracle inexpliqué
d'atavisme, les grandeurs ancestrales reparaissent quelquefois
en de certaines natures privilégiées, qu'on pourra dès lors ren-
contrer aussi bien au dernier degré de l'échelle sociale que
vers son faîte, envahi désormais par une impure cohue de
vilains. Ce n'est pas qu'il soit nécessaire de répudier pour ces
héros toute prétention nobiliaire, ou de renoncer à établir de
son mieux sur des titres précis leur descendance divine; et
nous verrons en effet les adeptes de cette foi, à commencer
par son inventeur, ne se refuser nulle complaisance généalo-
gique pour leur compte. L'on sait que les romantiques
aimaient déjà à faire de leurs héros des bâtards de grands sei-
gneurs. Mais il est permis désormais de se montrer plus cou-
lant qu'un d'Hozier sur la qualité des preuves, et d'attribuer
volontiers à autrui comme à soi-même une illustration d'ori-
gine qui sera suffisamment démontrée a priori par le carac-
tère éminent du rejeton. C'est ainsi que Richard Wagner
pourra bientôt prendre place sans trop de peine au panthéon
330 LE COMTE DE GOBINEAU
de l'aryanisme intellectuel, en dépit de son humble extrac-
tion (1).
Le début des Pléiades nous présente trois voyageurs de dis-
tinction, l'un Anglais, le second Français, le troisième Alle-
mand, attablés coude à coude devant le panorama du lac
Majeur, et mettant en commun les conclusions philosophiques
que leur inspira le spectacle de la vie. L'Anglais, à qui sa
nationalité permet évidemment de faire montre d'une bizar-
rerie toute insulaire, inaugure ses confidences par ces mots
énipmatiques : « Nous sommes trois calenders, fils de roi... »
et justifie bientôt en ces termes l'exorde inattendu que lui ont
fourni les Mille et ime nuits.
« Quand le conteur arabe, prêtant la parole à son héros,
débute dans ses récits par lui faire prononcer ces mots sacra-
mentels : Je suis fils de roi..., il ne se trouve pas une seule fois
sur plus de cent où le personnage ainsi présenté soit autre
chose, quant à son aspect intérieur, qu'un pauvre diable fort
maltraité de la fortune. » C'est en effet d'ordinaire un dervi-
che en guenilles, un naufragé mourant de faim, un estropié
réduit à vivre de la charité publique, mais jamais, en tout cas,
soit que l'affaire tourne bien, soit qu'elle se termine mal, il
n'est davantage question de la Majesté inconnue à laquelle le
personnage prétendit devoir la naissance. Pourquoi donc le
conteur sémitique fait-il ainsi de son porte-parole un prince
voyageant incognito? C'est parce qu'en prononçant cette
parole magique : » Je suis fils de roi, » le calender établit du
premier mot, et sans avoir besoin de détailler sa pensée, qu'il
est doué de qualités particulières, précieuses, en vertu des-
quelles il s'élève naturellement au-dessus du vulgaire. " Je suis
fils de roi... ne veut donc nullement dire : mon père n'est pas
(1) Dans la «c Renaissance » île Gobineau, dont nous parlerons bientôt, il
fait pourtant tenir un langafje plus strictement aristocratique à son Michel-
Ange, en qui les disciples de Wagner aimaient à reconnaître un portrait
accompli de leur maître, u As-tu jamais remarqué, dit Buonarotti à son ami
Granacci, qu'un homme sorti de rien soit devenu un bon artiste?... Si ma famille
n'était pas issue des comtes de Canossa, je ne serais pas ce que je suis, et je
voudrais qu'il fût interdit sous peine de mort à ces parvenus d'oser jamais
placer un doigt sur un ciseau ou sur un crayon. « (P. 243.)
CHAPITRE TU 331
négociant, militaire, écrivain, artiste, banquier, chaudronnier,
ou chef de gare. Qu'est-ce qui lui demande des nouvelles de
son père, dont nul ne se soucie dans l'auditoire, intéressé uni-
quement parce qu'il est lui-même? Cela signifie : Je suis d'un
tempérament hardi et généreux, étranger aux suggestions ordi-
naires des naturels communs. Mes goûts ne sont pas ceu.x de
la mode : je sens par moi-même et n'aime ni ne hais d'après
les indications du journal. L'indépendance de mon esprit, la
liberté la plus absolue dans mes opinions, sont des privilèges
inébranla])les de ma noble origine; le ciel me les a conférés
dans mon berceau, à la façon dont les Fils de France rece-
vaient le cordon bleu du Saint-Esprit...
a D'où me viennent tant de distinctions si fortes, si mar-
quées, qui me mettent tellement à part de l'entourage, que
cet entourage assurément me sent étranger à lui et ne m'en
porte qu'une bienveillance des plus médiocres? Évidemment,
de ce que je suis Pds de roi, puisque la qualité royale a surtout
cet effet de placer celui qui la possède et en dehors et au-
dessus du gros des subordonnés, des sujets, des esclaves. »
Ici, l'interlocuteur allemand vient appuver les vues du pre-
mier orateur et préciser en ces termes les conditions phvsio-
loglqucs qui font les fils de roi : « Celui qui a trouvé les qua-
lités que vous avez dites pendues à son cou dès le jour de sa
naissance, celui-là, incontestablement, par un lignage quel-
conque^ a reçu du sang infusé dans ses veines les vertus supé-
rieures, les mérites sacrés que l'on voit exister en lui... Quel
lait de nourrice les lui eût donnés? Existe-t-il des nourrices si
sublimes? Non, c'est qu'il sort d'une combinaison mvstérieuse
et native : c'est une réunion complète en sa personne des élé-
ments nobles, divijis, si vous voulez, que des aïeux anciens possé-
daient en toute plénitude, et que les mélanges des générations
suivantes avec d'indignes alliances avaient pour un temps
déguisés, voilés, affaiblis, atténués, dissiniulés, fait dispa-
raître, mais qui, jamais morts, reparaissent soudain dans le
fds de roi dont nous parlons. »
Soit, mais c'est pourtant là de l'aryanisme à bon marché,
songera tout lecteur attentif de VEssai, et Bouddha mérita
332 LE COMTE DE GOBINEAU
bien, à titre d'ex-voto, une statue modelée par ce converti de
la dernière heure, qui vient à son tour tenir des discours d'ar-
tiste, sinon de moraliste, « être aussitôt tenu pour dieu, et
quitte du reste (1). »
Le vovageur français ne manque pas de placer son mot dans
cet intéressant dialogue : « Ainsi, à votre gré, et pour préciser
les choses, il v aurait aujourd'hui de par le monde un certain
nombre de personnes, hommes, femmes, enfants, de toutes
nations possibles, dans l'individualité desquelles les atomes les
plus précieux de leurs plus précieux ancêtres auraient réussi
à se réunir (2) en expulsant ce que des intrusions fâcheuses v
auraient apporté de mélanges stupéfiants ou énervants, pen-
dant des séries plus ou moins longues de générations précé-
dentes; et il en résulterait qu'en fait ces gens-là, dans quelque
situation sociale que le ciel les ait fait naître, seraient les vro's
fils survivants des hommes de Rollon, et voire des Amâles et
des Mérowings ? »
Évidemment, répond l'Anglais : bien des siècles ont passé
depuis que les esclaves et fils d'esclaves relevant la tête, la
société moderne a « commencé son sabbat " . Pourtant, les
(I braves gens " ne sont pas tous morts, beaucoup ont vécu tant
bien que mal. " Quelques-uns se sont rattrapés lentement,
lentement, aux anfractuosités du roc, aux touffes d'herbes,
aux branches des buissons (3). » Ils sont enfin revenus à la sur-
face du sol, souillés, meurtris, gardant parfois quelques stig-
mates de leur boueux séjour, car c'est précisément pour
symboliser celte imperfection persistante que les trois calcn-
ders, fils de roi, sont borgnes de l'œil droit. Il est même permis
d'évaluer à peu près le nombre de ces aristocrates du carac-
tère, dont on compterait en Europe trois mille, ou trois mille
cinq cents. Singulière hardiesse de statistique! c'est une
(1) E^sai, t. I, p. 440.
(2) Est-ce l'éternel retour qui serait pressenti dans ces considérations par
quelques côtés si nietzschéennes?
(3} On verra que ces lignes résument certainement les conclusions auxquelles
le comte fut amené vers ce temps par l'étude de sa propre famille présentée au
public dans VHi'^toire d'OUar.
CHAPITRE III 333
expression courante dans la littérature socialiste que de dési-
gner la bourgeoisie par cette épilhète : les dix mille d'en haut,
parce qu'elle a l'avantage de donner aux compagnons l'assu-
rance de former une majorité écrasante dans l'État. On voit
que l'aryanisme des Pléiades est aussi précis et plus exclusif
encore, dans sa conception aristocratique, au point de ne
reconnaître dans le vieux monde qu'un nombre si restreint de
«cerveaux bien faits et de cœurs bien battants " . Ajoutons que
le voyageur allemand du lac Majeur considère même cette
évaluation comme " fort exagérée " .
Pour le surplus du genre humain, voici ce qu'en font les
trois philosophes improvisés. L'ensemble de leurs contempo-
rains leur apparaît comme a une barbarie sauvage, louche,
maussade, hargneuse, laide, qui tuera tout et ne créera rien u .
Dans ses rangs, on distingue les " Drôles " , qui conduisent le
tout, et pour qui l'auteur du roman, en cela précurseur encore
de certain aryanisme contemporain, montre une visible com-
plaisance. Ceux-là ont leur utilité, car ils préparent au monde
moderne le sort dont il est digne; et, sans assurer qu'ils soient
le sel de la terre, on peut prétendre qu ils en sont du moins la
« saumure » . Derrière eux viennent les « Imbéciles » , prêts à
faciliter, sans y rien comprendre, la tâche des démolisseurs
conscients; ils s occupent des détails, « portent les clefs,
ouvrent les portes, inventent les phrases, pleurent de s'être
trompés, assurent qu'ils n'auraient jamais cru. m Et la suite du
roman nous en offrira un vivant exemplaire. Enfin, au-dessous
de ses aimables personnages, déchaînés par les seconds,
exploités par les premiers, grouillent les " Brutes » , la foule,
la grande masse populaire, ruée en troupeaux éperdus vers
des destins ignorés.
Pour résumer ces vues sur le temps présent, nous dirons
que les « fils de roi » sont comparables à des astres, seuls
étincelants et radieux dans un ciel abondamment peuplé d'êtres
malfaisants et obscurs; bolides éteints « qui sillonnent le si-
lence et vont porter dans quelque recoin des abîmes incon-
nus un reste de matière, un soufHe impur de soufre et de gaz
délétères » ; animalcules propagateurs de la peste et du typhus,
334 LE COMTE DE GOBINEAU
nuages de sauterelles, meurtriers des moissons. Au sein de ce
chaos innoraé, les trois mille élus de la naissance se groupent
en « Pléiades " lumineuses et sereines, se cherchent et se
joignent par des attractions puissantes, par quelques nouvelles
affinités électives, et sont seules dignes d'occuper une âme
pensante. Tel est le préambule du récit.
Il faut reconnaître qu'on trouverait difficilement une transi-
tion satisfaisante entre ce dialogue philosophique et l'action
du roman proprement dit, si ce n'est qu'un grand noml)re de
couples v nouent et dénouent tour à tour sous nos yeux leurs
liaisons sentimentales. Toutefois une préoccupation apparaît
très évidente dans les complexités de l'intrigue. C'est celle de
nous fournir tous les éléments d'une psychologie comparée des
trois grands peuples de l'Europe occidentale, dont les repré-
sentants de choix seront ici les interprètes de la pensée de
Gobineau renouvelée après 1870. Aussi, pour donner quelque
aperçu de ce piquant tableau de mœurs et pour en tirer quelque
enseignement, sera-t-il convenable de ranger d'abord par
nationabtés les nombreux personnages du récit, puis de con-
templer un instant leur visage à la lueur capricieuse du fanal
tantôt éblouissant, tantôt fumeux, que tient en main leur
créateur.
Voici la France d'abord, et nous soupçonnons a priori que
son enfant lui sera maintenant sévère. Elle est le plus souvent
représentée par le sémillant Louis de Laudon, l'un des trois
calenders du dialogue initial, dont l'entrée en scène est bien
ironiquement spirituelle. « Vous avez l'un et l'autre, dit-il à
ses compagnons, un grand malheur : vous êtes étrangers. »
Étrangers à quoi? interrompt l'Anglais. « Dans tous les pays
du monde, quand on n'est pas Français, on est étranger, »
continue Laudon sans se troubler. Voilà qui est plaisant, mais
l'on pourrait objecter à Gobineau qu'il lui sied mal de railler
un pareil trait de caractère; les Anglais le possèdent sans lui
donner cette expression risible; en soi, il est l'indice de la
force et fit jadis la grandeur de la France. Un observateur tel que
Nietzsche ne s'y est pas trompé, quand il a proclamé aristo-
cratique dans le vrai sens du mot le dédain tranquille des cul-
CHAPITRE III 33.-.
tures ctran^jères. Seulement, Laudon iraji[jliquc cette vanité
nationale qu à des avantages mièvres et tenus. Etre étranger
en ce sens, poursuit-il en effet, « cela rend inapte à posséder
jamais une foule de délicatesses, de perfections petites, mais
charmantes, de raffinements particuliers auxquels l'esprit fran-
çais seul peut prétendre. " Quant à lui, il serait désolé de
manquer de distinction, de tact, d'à-propos, de mesure et,
dans l'acception la plus élevée de ce mot, de ce que nous
appelons le bon sens. Nous verrons que le bon sens, entendu
à la française, est d'ordinaire la béte noire de l'aryanisme :
Gobineau ne manque pas de condamner en termes excellents
d'ailleurs cette bourgeoise qualité. Quand son ami anglais
exprimait une idée (l), « rarement Louis en apercevait la source
et en voyait la portée; généralement cette idée lui paraissait
plus étrange que juste; car ce qu'il appelait justesse devait né-
cessairement être court, commencer dans le connu et finir dans
le banal. Cette stérilité, que les Français décorent du nom de
précision, indignait Wilfrid, mais ne le rendait pas aveugle
pour le fonds de droiture et de lovauté qu une triste éducation
et une fausse pratique de la vie n'avaient pas entamé chez
son compagnon de route. » Laudon est d'autant plus récalci-
trant aux aperçus nouveaux, qu'il craint sur toutes choses de
passer pour dupe, et qu il a la résolution bien arrêtée de faire
l'impossible pour éviter un pareil malheur. Le baccalauréat et
le club des « Moutards •> furent les deux objectifs de son ado-
lescence. A ce dernier cercle, il est devenu " quelqu'un » ; son
opinion v a du poids, et un cheval dont il parle mal n'est pas
coté haut dans les paris. C'est un homme d'honneur, un cœur
de substance légère, facile à fêler, aussi facile à raccommoder.
Perspicace pour les petites choses, myope pour les grandes, il
est surtout curieux, curieux à l'excès des affaires des autres, et
l'intérêt vrai, réel, sympathique, qu'il y prend le dédommage
du peu de sérieux de ses propres affaires. Car, de sa personne,
il n'a rien fait, et il ne lui est jamais rien arrivé depuis qu'il est
au monde. Bien plus, il n'avait jamais quitté la France avant
(1) P. 147.
33(i LE COMTE DE GOBINEAU
le voyage où nous le surprenons. A quoi bon s'éloigner de
Paris? Cette ville ne contient-elle pas l'univers. Toutes ces
touches spirituelles forment, en résumé, la silhouette d'un
Camors édulcoré, beaucoup moins intelligent et moins dange-
reux, par conséquent, que son prototype; un Français, sans
aucun doute, mais seulement l'exemplaire d'une coterie, et
combien éloigné d'être le Français!
Quant à ses tendances amoureuses, y reconnaisse qui pourra
la manière gauloise ! Laudon nourrit un sentiment d'un ordre
bien particulier pour la femme d'un de ses amis, Henri de
(Jennevilliers. Il est épris de Lucie, mais, comme il serait très
fâché qu'elle le fût de lui, il évite avec le plus grand soin de
la voir en tête à tète. Pourvu qu'il aime avec un certain degré
de retour et surtout rien d'exagéré, rien de faux, rien d'hypo-
crite dans ce qu'on lui rend, dans ce qu'on lui offre, dans ce
qu'on lui donne, il n'a nulle disposition à demander des extra-
vagances, n'étant pas lui-même propre à en faire. Je serais,
dit-il, au désespoir de me créer des torts envers Gennevilliers.
Il Lucie en mourrait, ou si elle n'en mourait pas, je le paierais
un tel prix que je ne veux pas l'v mettre... Encore une fois, ce
n'est pas de l'héroïsme, je le sais. Mais pourquoi irais-je m'ac-
caljler de travaux que ni les l)esoins de mon cœur, ni les
volontés d'aucun Eurysthée ne m'imposent?... La sincérité per-
sonnelle est une vertu plus rare que l'intempérance amoureuse,
et plus virile, et plus mâle assurément, et celle-là, je me rends
cette justice, je la possède. » Devant cette description, son
ami anglais lui fait observer avec pleine raison que ce qu'il
nomme amour, par fatuité sans doute, est tout simplement de
l'amitié. Mais un pareil trait serait-il donc chez nous national?
Non, toute cette psychologie nous paraît encore du Feuillet
subtilisé, l'essence dune quintessence, et la vérité en doit être
singulièrement limitée dans le temps comme dans l'espace.
Ajoutons que, malgré ses débuts ridicules, ce Laudon a de
l'étoffe, car la fin du roman le montrera transformé, fortifié,
virilisé par la fréquentation de ses amis étrangers, et en bonne
voie pour prendre place à juste titre parmi les constellations
des Pléiades.
CHAPITRE in 337
Oennevilliers, le mari de Lucie, si peu menacé dans son
honneur par la douMe flamme qui hrûle discrètement à ses
côtés, offre une amusante caricature d'économiste mondain; il
pourrait compter parmi les « Imbéciles» que les fils de rois stig-
matisaient tout à Theure; c'est un doctrinaire bavard, un pédant
de libéralisme, di^ne précurseur des personnages du Monde
où Von s'ennuie. Les réformes sociales, qu'il avait sans cesse
à la bouche, dit son créateur, « il y tendait : c'est encore un mot
moderne pour exprimer qu'on veut une chose, sans la vouloir,
parce qu'elle est impossible. » Et tout son édifice bénévole
d'améliorations administratives «reposait sur un fond de sable,
composé d'une grande douceur d'âme, d'une honnêteté timide,
du cuite pieux de la phrase, de beaucoup de faiblesse, de
quelques doutes mal enterrés sous une couche de dogmatisme
tranchant » . Au bras de ce sot, qu'on ne peut même pas dire
moflensif, Lucie est chargée d'incarner la femme française, et
s'en acquitte assez piètrement, selon la volonté bien arrêtée
de son créateur (l). Jolie, délicate, sincère, candide, elle est
aussi très élégante, avec un ordre merveilleux dans la conduite
de sa maison; ses enfants, doux, paisibles, bien élevés, n'ont
jamais besoin d'être grondés; et ces résultats ne seraient pas à
dédaigner vraiment, malgré les intentions perfides du portrai-
tiste; mais Mme de Gennevilliers est en même temps superfi-
cielle, futile et sans âme. Sa lettre à Laudon (2) est un modèle
de la convention mondaine dans toute sa maigreur. Elle paraît
d'ailleurs répondre aux intentions de son platonique adorateur
en l'aimant moins encore qu'il ne l'aime : et voici une bien
fine indiscrétion sur la nuance de son sentiment vis-à-vis de
Louis. Dans le fond de son cœur « s'amusait d'une manière
innocemment ironique, ou mieux ironiquement innocente, un
tout petit instinct, dont les traits, comme ceux d'un bébé char-
(1) Nous entrevoyons aus.si Mlle de Blanclieforl, qui n'apparaît un instant
que pour être ainsi accoutrée : « une bonne petite personne, peu jolie, peu
spirituelle, bien née, riche, sachant lire, écrire, compter, ayant appris par
cœur une Histoire sainte arran{jée, une Histoire de France composée, quelques
extraits chcàtiés de littérature, etc.
(2; P. 170.
22
338 LE COMTE DE GOBINEAU
mant, n'étaient pas nettement formés. Ce petit instinct, gra-
cieux, un peu cruel, mais si jeune, si faible en vérité, ne méri-
tait pour ces raisons aucune réprimande. Puisqu'il faut s'expli-
quer, Lucie souriait en elle-même de ce qu'Henri (son époux)
ne s'apercevait pas de l'amour qu'elle inspirait. Lucie jouissait
surtout de cette imperceptible perfidie quand elle entendait son
mari ordonner à l'avance ce que ferait ou ne ferait pas Laudon
d'après ses sages avis. " Si je le veux, » murmurait-elle bien
bas.
Voilà (iobineau devenu l'émule de Marivaux, et non sans
succès, n'cst-il pas vrai? N'importe, à la fin du volume, Laudon
converti verra Mme de Gennevilliers telle que les lecteurs des
Pléiades n'ont pas attendu si longtemps pour la voir : froide,
composée, despotique. Quelle poupée, quelle créature impé-
rieuse et maussade! s'écriera-t-il, dépassant les bornes de la
justice dans son désenchantement, comme dans sa complai-
sance. Mais Lucie n'est pas plus l'incarnation de la femme
française que son amoureux n'est le représentant du sexe fort
en sa patrie; c'est un exemplaire finement étudié d'un état
d'âme aussi vraisemblable, en tout pays, qu'il est heureuse-
ment exceptionnel.
Il est temps de quitter ces marionnettes aux gestes convenus
pour leur opposer le groupe triomphant et privilégié des Anglo-
Saxons du roman. En tête s'avance Wilfrid Nore, tout à l'heure
le principal théoricien des rives du lac Majeur. Petit-fils de
lord, il a vu le jour en Orient, par suite des hasards de la
carrière paternelle, mais surtout pour faire un effet de style
en débutant dans le récit de ses aventures 'par les paroles
mêmes des calenders qu'il évoqua. « Je suis né à Bagdad... »
car cette origine exotique ne joue pas un grand rôle dans la
suite de son existence. Après Norton, le brillant capitaine de
la merde l'Archipel, Nore est évidemment le héros de prédi-
lection du romancier des Pléiades^ le fils en qui son père litté-
raire a placé toutes ses complaisances. Ce véritable enfant
d'Albion s'est pénétré dès son enfance de la conviction iné-
branlable que la Grande-Bretagne est supérieure à toutes les
CHAPITRE III :{39
nations du monde; mais, élevé loin de la métropole, il a rêvé
d'une Angleterre féodale, qu'il bâtissait de toutes pièces à la
lecture de sir Walter Scott. Plus tard, le spectacle de sa patrie
l'a singulièrement désabusé, parce que sans doute il n'avait
pas lu ÏEssai sur rinégalité des races et n'était nullement pré-
paré à contempler « les décrépitudes dont il découvrit au bout
de peu de temps les traces répugnantes » . Sans qu'il y vît bien
clairement les progrès du sang noir romain, ou du sang jaune
celtique, l'aspect des choses dans sa patrie le repoussa et le
décida à la vie de voyages quil mène tout le long du récit.
Mais devenu méfiant après cette première méprise, Nore donne
parfois dans le paradoxe, et rectifiera les idées de Laudon sur
l'Angleterre en lui affirmant qu'à l'inverse de ce qu'on ima-
Ijine en France les Anglais sont extrêmement passionnés dans
leurs sentiments intimes, prompts à l'insurrection sur le ter-
rain politique, artistes et amis du beau par-dessus toutes
choses, enfin fort peu faits pour la vie de famille. II y a du
reste bien de la vérité finement observée en tout cela, et Gobi-
neau, agité de pressentiments impérialistes, se refusait, non
sans raison, à reconnaître ses Arians d'outre-iVIanche dans les
images à l'eau de rose qu'en fournissaient les Gennevilliers
anglonianes de son temps.
C'est, comme il convient, la volonté raisonnée et l'énergie
ariane qui fournissent le trait dominant du caractère de Nore.
« vSurtout il se dominait; une force supérieure à tout, sa raison,
subissait sans doute les poussées du combat, mais y résistait
fortement et poursuivait sa route. » La franchise n'est pas en
lui moins vigoureuse, car on le voit, vers la fin du roman,
imposer à une fiancée, pour laquelle il devrait professer une
reconnaissance infinie, l'épreuve de la faire confidente d'un
entraînement passager de sa sensualité, où l'infortunée croit
voir sombrer à jamais son bonheur. Tout s'arrange en fin de
compte, et Wilfrid revient à des sentiments meilleurs, purifié
par son passage à travers la fournaise de la passion. Mais un
lecteur français ne pourra s'empêcher de le trouver cruelle-
ment impassible, tandis que son excessive sincérité laisse de
sang-froid son amie dans le doute sur l'avenir de toute leur
;^40 LE COMTE DE GOBINEAU
commune exislence. Quelques légers ménagements, une dis-
crétion au moins provisoire, n'auraient pas nul dans cette cir-
constance à sa réputation de gentleman. A côté de Nore,
Goi)ineau s'est encore complu à idéaliser le beau-père de son
héros, le prédicant anglais Coxe, missionnaire aux colonies,
dans lequel, en une autre disposition d'esprit, il n'aurait vu
vraisemblablement qu'un paresseux distributeur de Bibles,
vivant de la folle manie de prosélytisme germée dans le cer-
veau étroit de quelques vieilles fdles britanniques.
Si nous venons au personnel féminin parmi les enfants de la
Grande-Bretagne, nous rencontrerons en passant lady Gwen-
doline Nore, aj)parue à l'horizon du roman pour incarner la
jeune fdle sportive, aux allures garçonnières et dégagées, qui
sera l'égale de son mari dans le ménage et y semblera du
même sexe que lui. Mais, surtout, nous admirerons la véritable
héroïne du livre, Harriet Coxe, fille du distributeur de Bibles
ruiné, et qui, plus âgée que Nore, lui inspire pourtant dès leur
première rencontre un amour ineffaçable, llemplie du senti-
ment de son infériorité sociale vis-à-vis du jeune aristocrate,
elle a l'héroïsme de refuser son engagement, de le tenir long-
temps dans l'erreur sur ses dispositions personnelles et de ne
céder aux instances de Wilfrid que poussée dans ses derniers
retranchements. Au prix de quelles tortures morales elle
réalise ce prodige de vertu, nous allons nous en rendre compte
en contemplant dans sa personne l'exemplaire le plus achevé
de l'ascétisme anglo-saxon. Lorsque Wilfrid la rencontre,
Harriet lui offre un type admirable de femme mûrie par les
difhcultés de la vie, épanouie par l'exercice de la responsabi-
lité. Elle n'est pas précisément jolie, mais d'une grâce déli-
cieuse et d'une extrême distinction ; toutefois, fidèle à nos
préoccupations anthropologiques, nous remarquerons que ses
yeux sont noirs. Dans les matières les plus délicates et les plus
essentielles, sa conversation fournit des lumières qui laissent
voir, juger, décider pour toujours, et, en conséquence de cette
maturité, de cette rectitude du jugement, elle prendra bientôt
sur son jeune compatriote un ascendant irrésistible. Cepen-
dant, lorsque, décidée à dissimuler pour le bien de Nore
CHAPITRE III 341
Tamour par lequel elle répond au sien, miss Coxe est parvenue
à Téloigner d'elle, à l'envoyer dans le vaste monde où il trou-
vera plus sûrement son honheur, une transformation ascéticfue
de nature particulière s'opère dans toute sa personne (1). « I^lle
ne perdit rien de sadijjnité; les tumultes de son amc ne purent
soulever d'une ligne dans leur plus extrême violence le poids
de sa sagesse; et, ainsi, elle n'était pas une (ille de Minos et
ne ressemblait en aucune façon aux femmes lurbulentes, vio-
lentes, expcmsives, qui, dans les temps passés, ont fait retentir
des lamentations de leur amour, tantôt les bois, tantôt les
sommets, les {jorges du Cithéron ou de l'ilémus, tantôt les
voûtes encaustiquées d'arabesques des palais de Sardes ou de
Milet. C'était une fille saxonne, faite pour se vaincre elle-même
et les autres, et elle le faisait... sans faiblir une seconde dans
sa résolution de ne pas rendre autrui témoin de ses défail-
lances. » L'apparence extérieure de la jeune fille n'est pas
moins profondément modifié que son àme par ce viril effort,
dont l'analyse rappelle la peinture morale du Saxon, au début
de l'Histoire de la littérature anglaise de Taine. Elle nous
montre à présent « de beaux yeux, une blancheur de cire, une
expression de douceur céleste, quelque cbose de noble ou de
divin dans sa personne. C'était le sceau de la victoire posé sur
celle qui avait bien combattu'^) . Ainsi, la qualification divine est
appliquée dans l'élan d'un aryanisme renouvelé, non plus à la
fraîcheur physique, à la beauté saine d'un héros d'Asgard, d'une
Omm-Djéhane ou d'une Akrivie, ses descendantes, mais à la
pâleur mate, aux yeux noirs agrandis par les veilles, à la séré-
nité lasse qui naît de l'effort moral, à la noblesse issue de
l'énergie dans le renoncement. Cette évolution est bien inté-
ressante. Et son admiration pour de beaux yeux anglais cernés
par le souci amoureux ramène encore une fois Gobineau aux
jugements esthétiques de VEssai et de VHistoire des Perses,
c'est-à-dire à une appréciation quelque peu dédaigneuse de la
beauté grecque incarnée dans les HUes expansives et turbu-
lentes de Minos. L'art athénien, ajoute-t-il en effet, à cette
(1) P. 151.
342 LF: comte de GOBINEAU
occasion, fut assez restreint dans ses ambitions; cherchant peu,
il atteignit en ce peu la perfection ; mais « ni les passions, ni
les sentiments, m les besoins, ni les instincts, ni les désirs, ni
les craintes ne sont demeurés accroupis sur l'humble degré où
la philosophie de Platon les trouva jadis. Tout a monté, tout a
multiplié... Phidias et Praxitèle n'auraient point regardé la
])hysionomie d'Harriet si elle avait passé devant eux; pour
eux, ce n'eût pas été la Beauté... C'était la Beauté pourtant;
la beauté d'une ère qui n'est pas celle de la joie, mais celle de
la vie doublée et redoublée » .
Un long cri d'espérance a traversé la terre.
Et cette espérance est celle « d'échapper triomphalement
aux atteintes du mal en s'enfermant dans les murs solidement
construits d'une volonté dominatrice » . Voilà ce que faisait
Harriet, et voilà pourquoi, » n'étant plus jeune, n'ayant jamais
été belle dans le sens classique de ce mot, elle était devenue,
par iexercice de la pensée, par l'effet de la souffrance, par la
A^igueur de la résolution, voilà pourquoi elle était devenue plus
([ue belle. » On ne saurait trop souligner l'importance de ces
lignes; elles marquent le point d'inflexion d'une thèse prèle à
passer à son antithèse, par une sorte d'identification des con-
tradictoires à la manière hégélienne. La Volonté, point central
de la philosophie contemporaine, est la transition entre l'arya-
nisme brutal et Taryanisme attendri; on voit ici le Gobineau
conquérant de VEssai se rapprocher, au moins sur ce point,
du wagnérisme schopenhauerien, assoupli comme il l'est alors
par l'expérience, les revers et 1 approche de la vieillesse. Nous
aurons l'occasion d'éclairer ces problèmes.
Vers le terme du roman, le lecteur éprouve la satisfaction
de voir Harriet céder aux instances de Nore, en couronnant sa
flamme, et résister victorieusement à la dernière épreuve que
lui fait subir une inconstance momentanée, un passager entraî-
nement de son fiancé. Si même elle souffre j)ar là un peu plus
encore, c'est tant mieux; sans cela elle ne vaiidi^ait pas ce
quelle vaut. Pour aimer, il faut avoir souffert; pour être grand
aussi, il faut avoir souffert : « la faculté de souffrir est la plus
CHAPITRE III 343
merveilleuse couronne de ceux qui occupent le premier rang
parmi les humains, »
Nous devons enfin donner un coup d'oeil au bataillon des
personnages allemands, de beaucoup le plus nombreux dans
les Pléiades, puisque le lieu de l'action est d'ordinaire la petite
cour de Burbach, dessine'e j)robablement d'après les souvenirs
de la mission de (iobineau à Francfort (1855). Le personnage
principal y devrait être le jeune sculpteur Conrad Lanze, car
c'est celui qui représente sa patrie dans le dialogue des trois
fils de roi. Mais la bonne physionomie de cet honnête garçon
positif et tranquille n'a rien de romanesque et se montre rebelle
aux analyses ingénieuses. Allemand bourgeois et celtique, dans
toute sa solide vertu, il semble conçu avant 1870, aux temps de
Nodier et de Nerval, et il est loin d'offrir le relief plastique
d'un Laudon ou d'un Nore. L'auteur n'en trouverait vraisem-
blablement rien à dire si ce blond fumeur de pipe n'avait la
tête un instant tournée par une grande dame polonaise, la com-
tesse Tonska, qui incarne à elle seule le monde slave dans le
récit, et y tient une assez grande place, sans utilité bien évi-
dente. Elle nous rappelle surtout les personnages des romans
de Cherbuliez, car l'on retrouverait la sœur de l'aventureuse
intrigante dans l'histoire de Ladislas Bolski, par exemple. Cette
déséquilibrée, après avoir troublé la cour de Burbach, s'amuse
à affoler par une comédie de trépas et de conversion in extremis
le paisible ménage Gennevilliers, qui passera, grâce à son
talent de mime, par des émotions qu'il n'a jamais éprouvées :
épisode qui ne conduit à rien d'ailleurs, sinon peut-être à mettre
en évidence, chez la Polonaise, le besoin de se donner en spec-
tacle, d'occuper d'elle à tout prix jusqu'à des comparses qu'elle
méprise, et à souligner du même coup chez le couple français
la légèreté de l'intelligence et la facile duperie du sentiment.
La comtesse Tonska parvient à égarer de façon plus durable
et plus malfaisante l'excellent Conrad Lanze, et à le conduire à
une sorte de neurasthénie qu il se croyait épargnée pour tou-
jours par l'équilibre excellent de son tempérament. I*uis,
soudain, grâce à une conversion bien improbable, par une trans-
formation radicale du caractère que rien ne prépare, la fan-
344 LE COMTE DE GOBINEAU
tasque personne se dispose à rendre pour jamais parfaitement
heui-eux son admirateur germain. Gobineau se fait vis-à-vis de
ce dernier, comme vis-à-vis de nous, le garant de sa grande
dame exotique. Puisse Thonnéte sculpteur ne pas se repentir
d'une union qui associe évidemment l'eau et le feu!
Aussi faut-il chercher ailleurs dans le roman le véritable
amour allemand, tel que Max Millier le peignit au temps de
sa jeunesse, et capable, en complétant les révélations promises
par les trois fds de roi, de foi'mer un contraste instructif avec
le sentiment de Mme de Gennevilliers pour Laudon et d'Har-
riet pour Wilfrid. Il s'y trouve décrit, en effet, de façon épiso-
dique, mais fort plaisante, dans la personne de Liliane, sœur
de Conrad Lanze. Cet amour-là, dans sa puérilité romanesque,
ne sait trop à qui se prendre; il égare pour une heure sur des
sentiers dangereux l'imprudent Wilfrid Xore, sans rien perdre
d'ailleurs de son innocence bêlante, etfinitpar couronner bour-
geoisement la flamme constante et pacifique du bon capitaine
de Schorn. Voici un bien joli persiflage de ces sentiments mal
mûris (1). «Sans qu'elle s'en rendît aucunement compte, Mlle Li-
liane avait un idéal de héros irréprochable qui ressemblait
assez aux chevaliers en sucre candi exposés dans la boutique
du confiseur de la cour... Il paraît qu'autrefois il y a eu réelle-
ment de pareils êtres. M. de Florian a constaté leur existence
sous le règne de Numa Pompilius, et même aune époque assez
rapprochée de nous, au temps de Gonsalve de Cordoue. Mal-
heureusement, ^iebuhr et Prescott ne se sont pas mis d'accord
avec lui pour des questions si intéressantes, et il y aura tou-
jours un doute flottant sur la ressemblance des portraits tracés
par l'ancien page du duc de Penthièvre. " La victime de cette
ironie pourrait, il est vrai, riposter sur le même ton au futur
artisan d'un Amadis qui est tout au plus en fer-blanc, s'il n'est
pas en pâte de nougat. Mais écoutons encore cette berceuse
piquante : c'est le sommeil de Liliane, traversé par ses songes
candides, u Elle s'endormit profondément, et, en voyant com-
ment allaient les choses, son ange gardien descendit du ciel, la
(1 P. 145.
CHAPITRE m 34r,
regarda quckjuc temps avec un sourire, tii'a un peu plus les
rideaux sur elle, se pencha, l'embrassa au front et s'envola
chez lui, n'ayant rien à faire. "
Après ce {jracieux pastel, il semble que l'artiste n'ait plus
gardé de couleurs pour peindre les compatriotes de la jeune
fille. Il se contente de faire défiler sous nos yeux tous les
membres de la famille régnante de Burl)ach, dans une lumière
qui rappelle trop souvent celle de la rampe des Variétés, tom-
bant à cru sur la grande-duchesse de Gérolstein. Seul un cadet
envieux, qui professe des opinions anarchistes, offre quelque
originalité et fait songer à Tune des créations les plus frap-
pantes de M. Paul Bourget, 1' « Archiduc rouge " de son
Idylle tragique. Cette fâcheuse maison souveraine gâte entiè-
rement les dernières pages du récit, malgré les bonnes inten-
tions dont ses membres se montrent pénétrés pour la plupart.
C'est que, comme s'il n'avait pas fait défiler déjà sous nos
yeux assez de couples amoureux, de nationalité différente,
ou de provenance homogène, l'auteur imagine d'utiliser ces
fantoches princiers pour introduire vers la fin du livre une
nouvelle intrigue galante, à laquelle il faut nous arrêter un
moment.
Les premières lignes des Pléiades avaient annoncé une sorte
de réhabditation ariane du Midi méditerranéen, conséquence
probable d'amitiés et d'influences nouvelles dans la vie du
comte. On y lit : » Notre postillon, un gros et vigoureux Hel-
vétien, taillé à coups de hache, avec un visage rouge et carré,
accommodait lourdement de ses grosses pattes le harnais de
ses chevaux... Un colporteur le regardait faire, et c'était un
Lombard, grand, svelte, élancé, à la large poitrine, à la taille
serrée, belle figure, dents d'ivoire, cheveux bouclés, ondovants
et magnifiques, un Bacchus, un Apollon, un Mercure. » Ainsi,
le dieu sémitisé par excellence, le patron des ergoteurs et des
larrons, servant de terme de comparaison admiralive en pré-
sence d'un blond Germain, voilà ce que n'eût pas montré ÏEssai!
Mais il est plus surprenant de retrouver l'ànie du Midi chez
l'héroïne des dernières pages des Pléiades, chez l'intruse qui
semble détrôner jusqu'à la noble Harriet dans les complaisances
346 LE COMTE DE GOBINEAU
de l'auteur (1). Aurore est la fille d'un cadet de la maison de
Burbach, brave et digne soldat, qui épousa morganatiquement
une Dalmate de bonne famille, et par là introduisit dans sa
descendance un sang à la fois bourgeois et méditerranéen.
Comme il est d'usage en ce cas dans les cours allemandes, le
fruit de cette union porte seulement le nom de sa mère; on
l'appelle la comtesse Aurore Pamina, et cet écho, volon-
taire ou non, du livret de la Flûte enchantée achève d'italia-
niser le personnage. Son charme aristocratique est tout à fait
en désaccord avec ce que VEssai nous apprit des suites cer-
taines de toute mésalliance, mais assez en harmonie, il faut
l'avouer, avec l'aryanisme fantaisiste et romantique des trois fils
de roi. Pourtant, nous avons entendu, tout à l'heure encore,
un savant tel que le docteur Lanze, père de Conrad, parler en
ces termes du prince révolutionnaire qui déshonore la maison
de Burbach : " Il ressemble, dans la colère, à sa quadrisaïeule,
Philippine Hartmann, la fille du cordonnier, si lamentablement
épousée par amour, et dont son mari ne légitima les enfants
qu'à force d'argent prodigué aux conseillers auliques, " et aussi
« à son infâme trisaïeul maternel, Jérôme Weiss, devenu
landgrave de Huetten pendant la guerre de Trente ans, mais
qui n'était qu'un pandour». Après avoir ainsi souligné une fois
de plus à nos yeux les terribles conséquences de la déroga-
tion, pourquoi placer sous nos yeux un contraste aussi troublant
que celui que nous allons dire? Pourquoi, d'une part, laisser
dire avec pleine raison à cette écervelée de comtesse Tonska
que le duchesse régnante de Burbach, malgré l'arbre généalo-
gique sans tache de ses nobles aïeux, n'est pourtant qu'une
« portière bien née »? Première anomalie de la naissance, qui
est d'un fort mauvais exemple sous la plume d'un fervent de la
race. Pourquoi, d'autre part, idéaliser sans mesure l'enfant de
l'amour indiscipliné. Aurore Pamina, et lui faire épouser au
(1) C'est encore une lonf|ue histoire d'amour espagnol, où la passion s'exas-
père jusqu'à la folie, dont Harriet elle-même s'avise de soulager les cha{;rins de
Conrad Lanze torturé par sa comtesse. Et Gobineau projetait à la fin de sa vie
d'écrire sur l'Espagne un ouvrage analogue à sa " Renaissance », dans laquelle
nous montrerons bientôt l'apogée de sa palinodie méditerranéenne.
CHAPITRE m 347
dénouement son cousin, le souverain régnant de Burbacli?
Un futur lecteur de l'almanach de Gotha ne pourra-l-il redire
sur son compte à nos arrière-petits-enfants ce que nous avons
entendu de Philippine Hartmann?
Et, chose singuhère, il semble que de cette infidélité à ses
principes ethniques, de cette chute dans la convention des
romans ordinaires, où les rois épousent des bergères sans dom-
mage apparent pour leur postérité, notre auteur ait porté la
peme. Aurore montre une perfection d'une banalité désespé-
rante ; il n'existe aucun moyen de fixer dans notre esprit les
traits d'une sylphide à ce point impalpable. Une fois de plus,
Gobmeau n'a pas su conclure, il nous déconcerte à la fin des
Pléiades par les caprices de son imagination fantasque, et l'on
ferme le livre sous une impression de réserve et de désappoin-
tement.
Avant de prendre congé de ce roman, malgré tout captivant
dans son ensemble, il nous faut encore mentionner un person-
nage remarquable, dont nous n'avons pas eu un mot à dire
jusqu'ici, parce qu'il demeure constamment en dehors de l'ac-
tion ; mais il s'y ingère pourtant de son mieux, il s'v rattache à
tout moment par des ficelles à ce point apparentes que son
importunité même finit par attirer sur lui l'attention du lecteur
et que la lumière jaillit précisément de cette obsession mysté-
rieuse. Casimir Bullet, c'est Gobineau; il est permis de le sup-
poser sans témérité, croyons-nous. Comme certains peintres
du temps jadis, l'artiste a cédé à la tentation de se représenter
lui-même, assis à son chevalet, dans un coin de son tableau
ethnique. Et, si notre conjecture était justifiée, nous aurions
là une inestimable confidence sur son état d'àme vers cette
époque de sa vie : une légère compensation pour l'avortement
de celte autobiographie qu'il rêvait d'écrire afin de couronner
son oeuvre, et qui eût été si précieuse à l'historien de sa pensée.
Qu'on en juge !
Casimir Bullet est un Français qui s'appelle en réalité le
marquis de Candeul. Il a dédaigné un titre qui « n'est plus
aujourd'hui une valeur, mais uniquement une vanité " ; s'il a
choisi ce pseudonyme vulgaire, c'est qu' « après l'avoir con-
348 LE COMTE DE GOBINEAU
sidéré longtemps il la trouvé ridicule » , et, s'il vit en exil à
Wilna (1), c'est pour avoir a tiré cette ville au sort parmi toutes
celles de l'Europe » . Il avait ou n avait pas reçu de la nature un
esprit droit et judicieux; c'est un point difficile à décider; en
tout cas, il était certainement doué d'une puissance d'obstina-
tion singulière et pouvait plier sa personne morale à tout ce
qu'il projetait. Il avait d'assez grandes lumières, ayant cons-
tamment lu, surtout l'histoire, et, à force d'examiner les séries
des faits humains, il s'était dégoûté de ceux qui les fabriquent.
Quand une chose lui apparaissait sous un jour vrai ou faux,
mais admirable pour lui, il avait ce pouvoir, cette vertu de ne
pas dévier, pour quelque séduction que ce fût, des conclusions
qu'il en tirait et de la ligne de conduite à laquelle il s'attachait.
Que d'illusions flatteuses entravent les examens de conscience
les plus sincères! Bullet admire de bonne foi la logique inva-
riable de sa pensée, et Gol)ineau croit évidemment pouvoir se
faire le même compliment. N'est-ce pas lui qui signe encore
ces paroles hardies : « J'ai eu le malheur, prévu par Montaigne,
qui sans doute en savait quelque chose par expérience, de
prendre en méfiance ma religion naturelle? Je reste bon catho-
lique, mais persuadé que cette doctrine, opinion plus vraie que
toutes les autres, est tout aussi impuissante à modifier les senti-
ments et les actes des hommes. »
Voilà donc où est venu le « catholique extrême » jadis stig-
matisé par Ewald : à réclamer pour ses opinions religieuses le
patronage de son compatriote bordelais Montaigne, qui ne fut
certes pas conseiller de fanatisme, et qu'on dit d'origine sémi-
tique par sa mère. Décidément, M. H. S. Chamberlain n'a pas
eu tort d'écrire de son confrère en Avagnérisme : " Catholique
par la croyance, il reste payen par la pensée (2), » et c'est une
appréciation dont l'histoire dC Ottar-Jarl nous confirmera tout
à l'heure l'exactitude.
(1) Il est sinoulier que la retraite lointaine inclif|uée par le destin à ce Hls des
Arians soit précisément la ville lointaine que les publicistes antisémites nomment
la vafjina Judœoium.
(2 Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1896. " Hichard Wagner et le Génie
français. »
CHAPITRE m 349
Bullet poursuit cepcntlaiiL : « .rai encore ce malheur, ce
grand malheur, de porter le mépris le plus ahsolu et la haine
la plus franche à cette partie de ri-]urope où je suis né : il ne
m'agrée pas de voir un peuple jadis si grand, désormais
couché sur le sol, impotent, paralvsé, à moitié pourri, se
décomposant, livré aux niaiseries, aux misères, aux méchance-
tés, aux férocités, aux lâchetés, aux défaillances d'une enfance
sénile, sauf à mourir, ce que je lui souhaite sincèrement, afin
de tomber hors du déshonneur où il se vautre en ricanant
d'imbécillité! » Parvenu en ce point, nous renoncerions volon-
tiers à notre rapprochement pour proclamer que, dans ce
paroxysme de dégoût maladif, dans ce S})asme inquiétant de
l'imagination surexcitée, Bullet n'est plus Gobineau, mais
seulement un exemple des aberrations d'une logique trop
imj)lacable; et nous n'oserions porter au crédit du comte les
invectives de sa créature si la noire conclusion de VEssai ou
les hallucinations de la Vie de vnyarje en Asie ne nous avaient
donné quelque avant-goût de seml)lables crises morales. Bullet
veut bien reconnaître lui-même que ces idées sont » fâcheuses" ,
mais elles le " tiennent '' , et après avoir renié encore la gloire
militaire et l'amour, il répond à la comtesse Tonska, qui
assiste ébahie à ce massacre des sentiments nobles du cœur et
demande enfin : «Que concluez-vous?» a Je conclus qu'il reste
l'homme (1). S il a eu la force de regarder en face sa propre
volonté et de la trouver solide, on est en droit d'affirmer qu'il
possède quelque peu. »
Ce dernier et consolant résidu moral, c'est le stoïcisme, et
" les temps comme celui-ci ont toujours produit cette autorité
sévère » . Toutefois le stoïcisme de Bullet n'est pas cet eudé-
monisme serein qu'enseigna le Portique : il ne se contente pas
de recbercber le bonheur par l'élimination des désirs à
l'exemple d'un Marc-Aurèle : sa philosophie se teinte plus net-
tement d'ascétisme, arian ou non. " Je vénère les brahmanes,
dit-il, accoutumés à mener leur existence sous les ombrages
(1' Il faudrait dire déjà le « surliomme » , car il y a heaucoup de l'extrême
individualisme nietzschéen dans Bullet, comiiie dans tout le roman des Pléiades.
35) LE COMTE DE GOBINEAU
d'une foret perdue, en se passant de tout. J'irais même les
rejoindre si je n'éprouvais une invincible horreur pour les imi-
tations et les pastiches. Mais f observerai l'essentiel de leur doc-
trine. ') En effet, il se prend à vivre comme un ermite dans sa
retraite de Wilna, lisant, écrivant, puis déchirant ses manus-
crits; mangeant le strict nécessaire, se servant lui-même ; en
un mot, évoquant dans notre esprit le modeste appartement de
Nybrogalan et la vie du plénipotentiaire philosophe.
Un parado.xe à la fois historique et artistique, auquel s'ar-
rête avec complaisance l'auteur des Pléiades., peut servir à
compléter le portrait psychologique de son sosie. Conrad
Lanze, le sculpteur, rêvait, nous dit-on, de modeler une statue
d'Ossian, non pas, d'accord avec la tradition, sous les traits
d'un vieillard pleurant l'héroïque passé de sa race, mais
comme « un homme dans la force de l'âge, ayant encore beau-
coup à souffrir, le sachant, l'acceptant, et inébranlable » . Cet
Ossian-là aurait la grandeur, la noldessse et l'invincible fidé-
lité. "Il aime, et il perd tout; il aime, et il va rester seul; il
aime, et il n'oubliera jamais; il aime, et il ne s'attachera pas à
ce qui triomphe, il aime, et ne veut rien savoir des qualités,
des vertus, des mérites, des grâces, des séductions de ce qui
va régner, parce que le nouveau maître aura pris la place de
ce qu'il a servi. " Bullet est de cette lignée et pourrait poser
pour la figure rêvée par son rival auprès de la comtesse
Tonska : lui aussi refuse de s'intéresser à l'avenir de l'huma-
nité, quand cet avenir devrait être éclatant. » Je me soucie peu
de ce qui sortira de vos ravages, surtout si c'est du neuf. Je ne
connais ])as les mœurs futures pour les approuver, les cos-
tumes futurs pour les admirer, les institutions futures pour les
respecter; et je m'en tiens à savoir que ce que j'approuve, ce
que j'admire, ce que j'aime est parti. Je n'ai rien à faire avec
ce qui succédera. En conséquence, vous ne me consolez pas
en m'annonçant le triomphe de par^venus que je ne veux point
connaître. » Malgré les intentions symboliques de Conrad
Lanze, décidé à façonner un Ossian « viril " , nous n'hésitons
pas à déclarer qu'un pareil, volontaire et obstiné radotage des
berceuses d'une enfance lointaine ne saurait se traduire en
CHAPITRE III 351
plastique par la figure d'un homme dans la force de l'âge. Il y
faut bien plutôt celle de la vieillesse épuisée, qui n'a d'autre
droit que d'achever à l'écart, sans entraver la marche du
monde, une existence désormais inutile et à peine excusable.
Mais cette préoccupation de voiler la laiblesse sous l'appa-
rence de la force, le stérile regret sous le masque de l'ana-
thème héroïque, est caractéristique de l'ascétisme arlan, et
nous la retrouverons sous d'autre formes chez les adeptes de
cette philosophie ambiguë.
Bullet d'ailleurs se voit enfin presque désavoué par son pro-
pre créateur, car il s'adoucit sensiblement vis-à-vis de sa patrie ;
et c'est un progrès de la part d'un tel misanthrope que celte
maxime découragée : " Il faut aimer son pavs sobrement, afin
de pouvoir lui pardonner beaucoup. " Aphorisme dont il est
permis de conclure que l'amour seul, un amour clairvovant et
prévoyant tout ensemble, l'emportait tantôt aux violences exas-
pérées de la haine. Acceptons-en l'excuse, et laissons le mar-
quis de Gandeul mourir en anachorète, tué par « ce goût de
l'absolu, ce besoin du parfait qui prouve que nous sommes des
immortels parce que nous sentons l'infini » . Versons même
une larme sur ce fils attardé du romantisme à qui les temps
du réalisme furent sévères, et l'auteur des Pléiades en défini-
tive à peine indulgent.
CHAPITRE IV
I.A «RENAISSANCE» RELATIONS ENTRE GOBINEAU
ET RICHARD WAGNER
LA RK NAISSANCE, SCENES IIISTOniOUES
Les Pléiades furent suivies en 1870 des Nouvelles asiatiques,
dont nous avons anticipé l'examen; puis, en 1877, de la Renais-
sance, scènes histoi^iques, datées de Stockholm, et dédiées à
Mme la comtesse de La Tour, née Brimont. « Parler de la
gloire de Florence, de lîome, de Milan, de Venise, on ne pou-
vait mieux choisir pour être écouté à la légation d'Italie. " Or
ce livre a préparé un hien curieux épisode de l'histoire des
idées contemporaines. C'est lui qui a surtout fondé le culte de
Gobineau en Allemagne. Par lui, nous assure-t-on, Richard
Wagner se serait épris de la pensée de l'auteur; et certaine-
ment il a inspiré une partie de l'œuvre d'Henri de Stein, le
plus typique parmi les philosophes Avagnériens. Enfin M. Sche-
mann, celui des fidèles de Bayreuth qui s'est donné pour mis-
sion de prêcher à ses compatriotes la foi en Gobineau, a tra-
duit la Renaissance avant YEssai sur l'inégalité des races,
aussitôt après les Nouvelles asiatiques, qu'il eut soin de donner
expressément comme une première introduction dans la sphère
intellectuelle de l'auteur, comme un prologue destiné à pré-
parer l'intelligence des dialogues géniaux dont ses compa-
triotes allaient goûter peu après, dans leur langue, les déduc-
CIlAPirni IV 353
tioiis irrésistiMcs. La Renaissance (1), assurait-Il à cette occa-
sion, est la plus })uissante des créations artistiques du grand
Français après Amadis. lîcnicttant à plus tard la discussion de
la seconde partie de ce jugement, nous avouerons Iranchement,
quant à la première, que la Renaissance est, au contraire, à
notre avis, le moins significatif des ouvrages de (îol)ineau, et
nous apparaît même comme une anomalie, une saute de vent
dans la pensée de l'auteur.
Ecoutons d'abord M. Schcmann vanter ce qu'il n'a pu faire
passer dans son interprétation, c est-à-dire le style de l'œuvre
originale. A 1 en croire, la langue en serait véritablement clas-
sique et tout à fait propre à servir de modèle dans les
gymnases germaniques, où la lecture de la Renaissance a déjà
été fort goûtée. La puissance dramatique n'en est pas moins
exceptionnelle : portés à la scène, ces tableaux dialogues pro-
duiraient une » impression foudroyante » ; le seul terme de
comparaison digne de leur mérite parait être l'ensemble des
drames royaux de Shakespeare. Mais il convient de nous sou-
venir en cet endroit que le grand Will est quelque peu usé en
Allemagne pour avoir servi de patron depuis un siècle à
plus d'un débutant de belle espérance; néanmoins nous ne
savons s'il avait jusqu'ici délivré passeport au delà du Rhin
à un auteur de nationalité française, au risque de faire tres-
saillir dans le tombeau les mânes gallophobes de l'auteur de
Minna de Barnhelm. Schiller et Klopstock viennent d'ailleurs
à la rescousse pour appuyer les audacieux pronostics de
M. Schcmann sur les triomphes qui attendent quelque jour au
théâtre les dialogues de la Renaissance ; et nous quittons enfin
le préfacier enivré d'enthousiasme avec cette assurance qu'entre
ses mains les délassements d un dilettante français sont
devenus des chefs-d'œuvre de la littérature universelle. Car,
dans notre résistance à un entraînement injustifié, nous pou-
vons heureusement nous appuyer du sentiment d'un des rares
lecteurs de la Renaissance parmi nos compatriotes, mais d'un
(1) L'ouvra^je se compo.sc île cimj morceaux tliaiojjnés : Savonaiole, César
Borgia, Jules II, Léon X, Micliel-Ajir/e. M. Stiieuiann vient d'en donner
encore une édition allemande de luxe (1903).
23
354 LH: comte de GOlillNEAU
lecleui" qui, par fortune, esl un esprit aussi libre et (In
qu'éclairé sur l'histoire jjénérale. M. André Hallays jujje (I)
« que l'auteur, avec une vive intelligence des passions et
des mœurs de l'Italie du seizième siècle, prête à tous ses
personnages un style uniforme et terne qui convient mal
au dramatique du sujet. Ce sont de beaux croquis, et, seul,
un coloriste peut nous donner l'imajje de la Renaissance ita-
lienne. Puis, ce genre, la scène historique, qui n'est ni le
roman, ni d'histoire, ni le théâtre, a toujours un peu l'air
d'iMi exercice de composition scolaire ». On ne saurait mieux
dire, et nous ajouterons que la lienaissonce nous a rappelé
souvent les pages les plus vieillies du théâtre historique dans
le romantisme français, par exemple certains drames d'Alfred
de Vigny.
Quant au fond de l'ouvrage, nous ne saurions croire que nos
voisins d'outrc-Rhln, malgré leur Burckhardl, leur Treitschke
et tant d'autres, demeurent, sur une période historique à ce
point capitale, si pauvres en vues personnelles que l'amuse-
ment d'un Français, fatigué par l'âge et pur amateur en ces
matières, leur soit une occasion de s'approvisionner d'idées
nouvelles et fécondes. C'est pourtant ce qu'affirme et [)rétend
démontrer M. vSchemann ; mais il faut ajouter dès à présent à
sa décharge que l'engouement excessif dont il vient de nous
donner des preuves trouve son excuse dans une conviction pro-
fonde où se complaît ce wagnérien fanatique. A son avis,
(jobineau aurait exercé sur le maître de Bayreuth une influence
considéraljle, précisément à l'heure où mûrissait dans l'âme
géniale du musicien philosophe le suprême enseignement que
ses dernières années réservaient à son école. Le professeur de
Fribourg a cru trouver maint reflet de la pensée du comte dans
les oracles les plus écoutés du prophète de Wahnfried; et
c'est ce mirage qui l'a conduit à exalter sans mesure un astre
assez éclatant pour prêter un instant sa lumière à un pareil
satellite. C'est là l'origine et en partie le secret du gobinisme
(i) Article des Débals, déjà cité. Gotiineau écrivait à son ami Prokescli, le
25 avril 1873 : " Je tente une chose nouvelle... une {jrande fresque murale. "
Sa fresque est une grisaille.
ClIAPniîK IV 355
en Allemagne. II nous luut donc à présent examiner de plus
})rès, dans les écrits de Hicliard Wajjner, les traces de raclion
gobinienne, afin d'en délimiter exactement rétendue et les
conséquences.
II
ACTION DE L\ " Il li NAIS SANG K " SUR LA l' K N S K K U K \VA(;NEB
L'interprète le plus éclairé de la pensée tliéorirpie du maître
de Bayreulh, M. Houston Steward Chamherlain, a écrit dans
la Ucviie (les Deux Mondes (\) : u 'j'out autres furent les rapports
entre Wagner et le comte de (loliineau. Ce fut, si \r, ne me
trompe, dans Tun de ses nombreux séjours en Italie que
Wagner rencontra le savant auteur de Re/if/i'ons et fj/n'loso-
pliies dans F Asie cenlrale et de \ Histoire des Perses (2). Ils se
lièrent hientôt d'amitié, et (îobineau fut plus d'une lois l'hotc
bienvenu de la maison de Wahnfried. Je crois même qu'avec
Liszt, le roi Louis U et Heinricb von Stein Gobineau est le
seul homme qui ait mérité la qualilication d'ami de Wagner
pendant les dernières années de la vie dvi maître. Mais Stein
était trop jeune pour être autre chose qu'un disciple, cl ni
Liszt ni le roi de Bavière n'exercèrent la moindre iniluencesur
la pensée de Wagner. Gobineau, tout au contraii-e, n'a pas peu
contribue à la Jonnnle définitive que deiu/it pj^cndre cette doc-
trine, cet idéal que Wagner poursuivit pendant sa vie entière :
le révc d'une régénération possible de l'humanité par l'alliance
de Vart et de la religion. Les idées de l'écrivain français et
celles du penseur allemand avaient de nombreux points de
contact, et la thèse soutenue par Gobineau dans son magistral
Essai sur l'inégalité des races //wmamei' jetait une vive lumière
sur diverses questions restées indécises dans les écrits de
Wagner. Si j'en avais le loisir, je montrerais d'ailleurs sans
(1) 15 juillet 189G. >' nichartl Wajjner et le {jénic français. »
(2) Reiiiar(|U()ns ([iic le rlioix de ces deux ouvrajjcs est a.ssez singulier, car il
nous parait douteux fjue Wayner le.-* ail jamais lus, surtout le second.
356 LE COMTE DE GOBINEAU
trop de peine coml)ien la pensée de Wagner a conservé son
indépendance aussi bien vis-à-vis de Gobineau que vis-à-vis de
Schopeuhaiier. Si ce dernier enseigne l'immutabilité du genre
humain en face de l'absolu, Gobineau affirme son irrémédiable
décadence, et ^Vagner, lui, ne conteste pas cette décadence,
mais il a foi dans la régénération. Dans un passage admirable
de l'un de ses tout derniers écrits. Héroïsme et Chi'islianistne,
il revendique pour le sang divin versé sur la croix le pouvoir
de racheter, ou de transmuer plutôt, le sang des races infé-
rieures ou abâtardies. Et, en effet, il est toujours resté malgré
tout profondément chrétien : c'est là ce qui le distingue non
seulement de Schopenhauer, mais encore de Gobineau, qui,
callioliniie par la croyaiice, reste païen par la pensée. »
Voilà un témoignage précis et c.Kplicite ; il est complété par
la préface à la traduction de la Renaissance, où M. Schemann
expose à peu prés en ces termes l'action (jue le livre aurait
e.\ercée sur la conception de Religion et Art^ le plus important
des écrits théoriques de Wagner en ses dernières années (1) :
La préoccupation qui se fait jour dans Religion et Art est celle
de la possibilité, de la nécessité d'une régénération de l'espèce
humaine à laquelle l'art en général et celui de Bayreuth en
particulier doivent coopérer surtout. Or la période de la
Renaissance, qui apparaît dans l'histoire comme une semblable
tentative, ne laissa en Italie que des ruines morales et prépara
le long abaissement de ce pays. Comment expliquer, écarter
aussi ce précédent si décourageant, si capable de paralyser
toute aspiration élevée chez l'artiste contemporain? C'est ici
que (jobineau aurait mis dans la main de Wagner l'arme de
combat qui lui permit de réduire à néant ce dangereux fan-
tôme du passé. Il fît comprendre à son génial lecteur que la
Renaissance a été trop admirée jusqu'ici en Allemagne et sans
discernement suffisant, car « l'aspect moral en est affreux " .
Si les grands hommes du cinqiiercnto ont échoué dans leur
mission régénératrice, c'est pour avoir sacrifié dès leurs pre-
(1) Héroïsme et C/ii istiaiiisinc n'est (ju'un post-scrljjtuiii à ce manifeste
esthétique.
CHAPITRK IV 357
miers pas aux appétits de lucre, pour sV'trc subordonnés vo-
lontairement à l'immoralité aristocratique (pii fleurissait sur
les sommets d'une société tourmentée, héritière de siècles
«farouches et pervers » (I). L'art a Incullien " de ce temps a
{glorifié des scélérats, des condottieri, des l)Ourreaux, et, en
expiation de ce crime, il n'a pas inspiré l'ànje de son temps,
il n'en a fourni que le » costume » . Pour avoir accepté le rôle
dégradant de serviteur du luxe, cet art laissa croire qu'un li(>M
indiscutahie l'attachait à la pourriture morale si complaisam-
ment voilée par lui. Seuls Michel-Ange et son protecteur
Jules II surent distinguer la plante sacrée du fumier sur lequel
elle grandit à cette heure. I''t, à leur exemple, Richard Wagner,
héritier de leur pensée, voulut non pas une Renaissance, mais
une Régénération. Il a conçu l'artiste comme un prêtre pénétré
du sentiment de sa responsabilité, l'art comme intimement lié
à la religion, et Gobineau l'a précédé, puis soutenu dans la
voie salutaire qu'il indiquait par là à l'humanité fourvoyée.
Telle est, autant que nous pouvons en juger, la thèse de
M. Schemann, réduite à son essence et débarrassée des effu-
sions qui l'obscurcissent.
Que les scènes historiques de la Renaissance soient une
peinture de l'immoralité foncière du seizième siècle italien et
des violents contrastes qui caractérisent cet âge à la fois bar-
bare et raffiné, c'est une nécessité que le choix même du sujet
devait imposer à l'auteur. Mais elles impliquent si peu une
condamnation de principe qu'elles annoncent d'abord l'inten-
tion de chanter des » gloires » et expriment l'espoir d'être
écoutées par là plus favorablement à la légation d'Italie. Pour
y trouver la conception régénératrice de Wagner, il faut cer-
tainement les lire avec des yeux prévenus. Non qu'on n'y
puisse apercevoir au début, dans la prédication de Savonarole,
un appel à la religion régénératrice (2) (quand donc un ser-
monaire a-t-il autrement parlé?) ou, vers la conclusion, dans
• (1) Voir aussi l'article «le II. de Stcin sur le livre tlo GoLineau (Bayrculhcr
Blœltcr, janvier 1881). Il y décliiffre également la condamnation de la Renais-
sance « coHinic civilisation » .
(2) t\ 7.
358 LE COMTE DE GOBINEAU
les confidences suprêmes de Michel-Ange expirant, un re{jret
sur ritalie, désormais déchue pour avoir quitté le chemin de
la religion et de la vertu, pour être demeurée dans les mains
du vice (I) (et c'est là le ton ordinaire des vieillards). Mais
rendre justice aux droites intentions des débuts de Savonarole,
ou blâmer, non sans une invincible indulgence [)Our leurs
attraits esthétiques, les héros peu scrupuleux de 1 époque des
Borgia, ce ne sont pas là des vues bien originales, et on les
trouverait partout ailleurs que chez (iobineau. Elles n'appa-
raissent même dans son œuvre qu'à titre accessoire, comme
des lieux communs d'expression, noyées dans la peinture
objective du milieu ambiant, dans les larges teintes plates de
la fresque voulue par l'auteur.
El comment seraient-elles davantage? Faire de la religion
du Christ, unie à la morale et à lart, le principe d'une régé-
nération, ainsi que Wagner le proposa sur la lin de ses jours,
rien de plus étranger en 1877, non seulement au Gobineau de
la veille, mais encore à celui du lendemain, quoi qu'en pense
M. Chamberlain. Il écrivait jadis du christianisme : " Son
royaume n'est pas de ce monde, n et il nous montrera dans
Ottar-Jarl le caractère chrétien " bien pâle, bien effacé » , là
où survit dans les âmes 1" « antique et divin » paganisme du
Nord; tandis que les héros Scandinaves, fils des dieux, nous
apparaîtront fort excusables cl fort excusés pour avoir hésité
devant une conversion qui leur proposait de « s'asseoir dans la
cendre » et d'y demeurer enfouis. La morale est-elle mieux
partagée? Le comte avait pris pour titre d un chapitre, des les
toutes premières pages de \ Essai : a Le fanatisme, le /?/.re, les
rnmrvaises mœurs et \ irreligion namcnent pas nécessairement
la chute des sociétés (2), " et il dira dans Ottar (3) : « La cons-
titution anglaise, ce monument miraculeux de grandeur et de
solidité, reste et restera inimitable pour les peuples dont le
sang n'est pas composé de la même façon. La vertu et la
morale entrent ^ouv fort peu dans lalliage qui l'a rendue pos-
(1) P. 537.
(2) Mérimée l'en félicita même.
(3) P. 118.
ciiAPniii: IV s.):)
sil)lc. Mais la longue expérience de ce qu'il faut admettre ou
repousser pour que des natures vigoureuses vivent ensemble
sans user leur valeur à s'entre-dctruirc n'en a pas moins créé
un ordre social plein de vérité el de (Iroiiiire. » Seul Tari,
autrefois demi-nègre à ses yeux, a maintenant son adliésiou
sans rechute, au moins pour ses branches les plus nobles (car
la dangereuse Diamante d'Amadis ne possède un lompéramont
d'artiste que par la grâce de son sang corrompu). Mais, sur ce
dernier point, Wagner n'avait pas besoin d'un inspirateur
nouveau pour attribuer une portée infinie à ses créations musi-
cales (1), et Schopenhauer lui avait dès longtemps fourni une
théorie esthétique tout à fait adéquate à ses ambitions déme-
surées. Un jour, dit le docteur Krelzer (2), et cet aveu est
bien précieux sous la plume d'un homme qui pense comme
M. Schlemaun de l'inHuence de Gobineau sur Wagner, un
jour, la conversation de Wahnfried ayant touché les questions
sociales, qui, au début des années quatre-vingt, occupaient
singulièrement l'opinion, Wagner défendit la conception du
monde de son maître Schopenhauer et la morale de la com-
passion. Gobineau n'en voulut rien savoir. Préférer dans ce
monde de misère le pauvre au riche, le sot au sage, l'estropié
à l'homme de santé, c'était à son avis une erreur. D'ailleurs,
une nature élevée se montre d'elle-même, et indépendamment
de tout précepte, pitoyable, prête au sacrifice et sans souci
des conjonctures matérielles. A la résignation chrétienne, il
opposait la dignité païenne; à celui qui pardonne tendrement,
celui qui accepte sans une plainte et sans une faiblesse; au
renoncement passionné, le renoncement dédaigneux. En tout
cas, sous aucune forme, il ne voulait entendre parler de l'éga-
lité des hommes! Ce trait est profondément caractéristique;
voilà le néostoïcisme de l'impérialisme vérif aille, en face du
mysticisme fade de légalité transcendante; l'ascétisme arian,
(1) Nietzsche a écrit ir()iiii|uriiuMit le Cas Watjiicr, traduction française,
p. 30.) : « L'homme est perdu ! (jui le sauvera? Comment sera-t-il sauvé? Ne
répondons pas, soyons (•irconspccts. . . mais personne ne dnji doiuer (lue now:
ne le sauvions, que notre musif|ue seule ne le sauve! "
(2) P. 53.
360 LE COMTE DE GOBINEAU
fils de la raison orgueilleuse, toujours en méfiance devant
l'ascétisme demi-nègre d'un Bouddha ou d'un Schopenhauer.
Voilà l'antithèse évidente entre l'inspiration d'un Wagner et
celle d'un Gobineau, sur le point même qui les rapproche,
c'est-à-dire la tendance ascétique du système nerveux fatigué
par l'hérédité, par la pensée et par l'âge.
Quel champ reste-t-il, après ces constatations, pour une
prétendue collaboration du comte dans l'édifice philosophique
de Bayreuth?
Quoi qu'il en soit, et bien que la Renaissance ne se trouve
nulle part mentionnée, même par allusion, dans Religion et Art,
admettons que les idées qu'y déchiffre M. Schemann aient
frappé, en effet, Richard Wagner, sous la forme vivante que
son nouvel ami avait su donner à leur expression. Acceptons
des deux wagnériens éminents que nous avons cités l'assurance
d'une inspiration flatteuse après tout pour notre amour-propre
national; non sans répéter encore que ces suggestions inat-
tendues ne sont aucunement dans le sens de la doctrine gobi-
nienne en son ensemljje. Comme d'ailleurs elles ne touchent
pas l'aryanisme, qui surtout nous intéresse dans celte étude,
nous reviendrons à notre sujet en quittant la « Renaissance »
pour passer à l'examen de l'influence exercée sur Wagner par
les théories ethniques de VEssai, et, en conséquence, par les
convictions réelles et fondamentales de (Jobineau. Car cette
influence-là existe à coup sur, l)ien qu'à l'état évanouissant,
comme nous allons le démontrer; et elle se montre bien plus
facile à percevoir de façon précise que l'écho problématique
d'une fantaisie passagère, telle que fut chez le comte la rédac-
tion de SCS Scènes histort'ffiies.
III
LA « RÉGÉNÉRATION. » AVANT LA LECTURE DE l' « ESSAI " PAR WACSKR
Parcourons, en effet, dans cette intention maintenant bien
déterminée, les pages de Religion et Art, ce monument capital
CHAPITRE IV 361
de la philosophie des dernières années de Wagner. Tout
d'abord, l'auteur v avoue très nettement son désir ardent de
pouvoir admettre une dégénérescence, car il aurait droit d'en
conclure que, loin d'être en progrès, (omme l'estime l'école
matérialiste, l'humanité a sans cesse suivi une voie descendante
depuis ses origines, comme préfère le croire l'école mystique.
Il souhaiterait de plus que la cause initiale de la dégénéres-
cence fût, pour riiumanité, une erreur accidentelle, acces-
soire, une folie de jeunesse, le résultat d'un niancjue d'expé-
rience, afin qu'elle en semblât plus facilement réparable, afin
qu'on pût espérer de voir nos contemporains rentrer dans le
droit chemin à la voix de quelques sages inspirés et s'adonner
plus volontiers aux jouissances réparatrices de l'art, sans pré-
judice de remèdes moins éthérés. Car Wagner parait se
résoudre à chercher maintenant des auxiliaires thérapeutiques
à sa panacée musicale, jadis sans rivale. Or, de pareilles
aspirations sonnent précisément comme un appel à un Gobi-
neau qui, fidèle à lui-même dans son appréciation du passé,
c'est-à-dire au regret de la mésalliance corruptrice, serait en
revanche dépouillé de son pessimisme d'avenir, pour avoir
découvert un antidote efficace contre le poison du mélange;
comme nous verrons que plusieurs de ses continuateurs y sont
en effet parvenus, et comme Wagner lui-même va le tenter
aussitôt qu'il admettra la réalité du diagnostic gobinien (1).
Toutefois, et c'est là une preuve que (du moins avant
d'écrire ce dernier complément de Religion et Art intitulé
Héroïsme et Christianisme, auquel nous viendrons tout à
l'heure) Wagner ignorait VEssai et les théories maîtresses de
son ami, toutefois, il recourt d'abord à un autre médecin,
dont la coopération et le droit de priorité sont même im peu
fâcheux pour Gobineau. Nous voulons dire, comme on le sait
peut-être, un de nos compatriotes encore, Gleizès, mort sep-
tuagénaire en 1842, après avoir vécu longtemps suivant les
principes végétariens sur les pentes des Pyrénées et écrit un
ouvrage enthousiaste à l'honneur de cette théorie : Tlinlysia
(1) Voir Werke, t. X, p. 236 et suivantes.
362 LE COMTE DE (;0RI1NEAU
OU le Salut (le thumanùé, qui lut traduiL en allemand par
R, Springcr en 1873.
Avec la soudaineté d'en^jouement que ses biographes si-
p^nalent dès son premier contact avec Schopenliauer en 185{),
et que seule égalait la superficielle légèreté de sa lecture,
Wagner s'empare de la théorie du doux maniaque français et
en tire toutaussitôtrcsquissc d'une philosophie végétarienne (I)
de VHistoire universelle, le schéma d'un Essai où le poison du
mélange serait remplacé par le venin des ptomaïnes enfer-
mées dans la chair animale (2).
C'est ainsi que le judaïsme lui demeure odieux, même à ce
point de vue si spécial, parce que la Oenèse fait consister la
chute d'Adam dans la dégustation d'un fruit, dont la pulpe devait
être au contraire si favorable à sa santé, et parce que le Dieu
de l'Écriture préfère l'agneau sanglant d'Ahel aux honnêtes
céréales de Gain. C'est ainsi qu'admettant, sur le témoignage
des belles religions de l'Inde, une humanité primitivement
végétarienne, il ne s'explique que par des catastrophes géolo-
giques, bouleversant la région fortunée des tropiques et
chassant les malheureux humains vers les climats inhospita-
liers du Nord, le triste courage qui leur conseilla de préférer
enfin le meurtre à la famine et de porter la main sur leurs
frères animaux. Ne voit-on pas, dit-il, que, sur les bords riants
des lacs canadiens, <les fauves parents de la panthère et du
tigre vivent encore aujourd'hui de fruits et de racines. Ne
constate-l-on pas aux Etats-Unis que des criminels, soumis
dans les prisons au régime végétal, deviennent en peu de
temps des citovens exemplaires. N est-ce pas enfin l'usage de
la viande qui prépare toutes nos infirmités, et jusqu'à notre
mort pénible et prématurée que la Nature aurait amenée
comme le soir d'un beau jour. Que si les intempéries septen-
(1 I>e traducteur de Gleizès s'empressa de donner queltjne développement à
cette tentative apocalyptique dans les Bayreuther Blœtter (avril-juillet 1881).
(2) Rousseau n'a pas fait défaut sur ce point à son rôle de précurseur. On se
souvient du passaj^e violent de \ Emile sur l'usage de la chair (liv. II). " Les
grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces. La barbarie
anglaise est connue... Tous les sauvages sont cruels et leurs mœurs ne les
portent point à l'être; cette cruauté vient de leurs aliments, etc. »
CHAPITI'.K IV 8,i3
trlonales nécessitent réellement une alimcnlallon plus azotée,
il suflirail d'amener riiumanilé à une émigration rationnelle
vers le Midi pour mettre vui terme aux massacres odieux des
chasseurs, école et préparation des boucheries bclli(|ueuses
du (diamp de bataille.
Telle est, dans ses grands Iraits, la première conception de
la dégénérescence et de la régénération chez Wagner. Il reprit
bientôt la j)1uhio sur ce sujet dans ses Bayrentlicr Bl<vitei\,
d'abord pour une invocation Tervente à la })hilo.so[)liie rédemp-
trice de Schopenhauer [A quoi sert celte constatation?), puis pour
un nouvel accès de son antisémitisme intermittent [Connais-
toi toi-même!), et enfin, dans le dernier des compléments (|ui
se rattachent à Religion et Art [Héroïsme et Christit/nismc), pour
une confidence soudaine de ses impressions toutes fraîches à
la lecture de VEssai sur l'inégalité des races. Car la Renaissance
peut-être, les conversations de (îobineau certainement, l'ont
assez tardivement amené à prendre connaissance de l'œuvre
fondamentale de son ami.
IV
Acrnox DE l' « kssai » sur i, a pe^sséio di-; wahineu
Les premières lignes à' Héroïsme et Christianisme ']ci\.en\.^ eu
effet, le lecteur au cceur du gobinisme, en même temps qu'elles
apprenaient au cénacle wagnérien le nom de son auteur. Non
qu'elles renient la thèse végétarienne, qui s'y trouve, au con-
traire, résumée d'abord en quelques mots; mais elles annoncent
qu'une autre voie de la dégénération a été indiquée par un
des hommes les plus spirituels de notre temps. Cette épithète
est même assez caractéristique, accompagnant la présentation
du comte aux fidèles de IJayreuth; elle précise à la fois et la
nature des relations entre le penseur allemand et le diplomate
français, i^elations plus sociales que philosophiques; et la
nuance de l'opinion du [)remier sur le second, opinion identi(|ue
à celle de leur amie commune, Mlle de Meysenbug. Wagner
364 LE COMTE DE GOBINEAU
expose alors, très brièvement d'ailleurs, la théorie de VEssai
sur le poison du mélange, parce qu'elle répond, exactement
pour moitié, à ces vœux plus ou moins conscients que nous
avons dit tout à l'heure présents dans son esprit, avide de régé-
nération et de rédemption. En effet, d'une part, la dégénéres-
cence issue du mélange résulte bien d'une erreur initiale de
l'humanité, dénuée d'expérience en ses jeunes années. Mais,
d'autre part, Gobineau proclame celte erreur irréparable; et
aussitôt, dès ces premiers pas de marche commune, le nouveau
disciple se sépare de son guide. Car, s'il veut croire à la dégé-
nérescence, c'est uniquement, nous lavons dit, pour pouvoir
préparer une régénération dans laquelle l'art de Bayreuth se
réserve en toute occurrence une part prépondérante. La con-
clusion pessimiste de VEssai doit donc être tout d'abord écar-
tée, afin que l'humanité malade puisse entrevoir une perspec-
tive de convalescence.
Toutefois, avant de proposer son propre remède au poison
du mélange, Wagner, sans cesse poursuivi par des préoccupa-
tions schopenhauerienncs de plus en plus tyranniques avec les
progrès de l'âge, va tirer de son mieux du livre de Gobineau
une théorie ascétique et héroïque à la fois, que l'auteur n'y
avait certainement pas mise de fa(;on consciente, mais que
peut-être il n'était pas éloigné, nous l'avons dit, d'y découvrir
lui-même vers la fin de sa vie, et qui mérite à ce titre d'être
ici résumée. Quel serait, d'après VEss i,\c: privilège original de
la race blanche, se demande Wagner, et c'est une question
délicate en effet, sur laquelle nous serons heureux d'avoir son
sentiment. « Avec une belle sûreté de vue, Gobineau le recon-
naît non pas dans un développement exceptionnel des qualités
morales elles-mêmes, mais dans une plus grande provision des
principes d'où ces qualités découlent (1). » Il faut attribuer la
supériorité ariane à une sensibilité plus vive et tout à la fois
plus fine de la volonté, appuyée de cette acuité plus pénétrante
de l'intellect qui est nécessaire au parfait exercice du vouloir.
Chez le blanc, l'intelligence, sous l'impulsion d'une volonté
(1) Voir en effet Es'iai, t. II, p. 363.
CHAPITRE IV 365
aux innombrables désirs, s'élève à une clairvoyance qui rejette
quei([uc bunière sur la volonté elle-même et, devenue capalde
de la contenir, prépare une tendance morale (l). Au contraire,
la subordination de Tintelli^jence à la volonté caractérise,
pour le scbopenbauerien qu'est Wajjncr, les natures et les
races inférieures. Chez celles-ci la souifrance, en dépit de mani-
festations extérieures plus violentes parfois, est ])roportionnel-
lement moins consciente, moins sentie parce (jue l'intellect est
dominé j)ar la passion aveuf[lc. Au lieu cjue chez les natures
et les peuples supérieurs, une conscience plus nette de la
souffrance amène l'intelligence à pénétrer enfin la triste énigme
de ce monde mauvais. Ces natures-là, que nous nommons
héroïques, ayant pris conscience d'elles-mêmes dans la souf-
france, triomphent dans la mort comme un Tristan, une Eli-
sabetli ; leur ty|)e primitif fut Hercule, humblement soumis
aux travaux imposés par la jalouse Junon au hls de son infidèle
époux. Or, la race blanche tout entière a |)articipé à de rudes,
à de salutaires travaux, et mérité par là dans son ensemble la
couronne de l'héroïsme; car l'âpre climat dont elle est sortie
pour entrer dans riiistoire lui imposa d'indicibles efforts contre
les éléments adverses. De là [cette fière conviction de leur
valeur personnelle qui donne à un Hercule, à un Siegfried le
sentiment de leur origine divine; de là cet orgueil allemand
contemporain, source féconde d'actions viriles. Et voici poindre
l'ascétisme arian, unique et équivoque lien entre Wagner et
Gobineau, que nous avons vu surgir dans l'àme mûrie du comte,
qui préoccupera les dernières années de Nietzsche et qui
amène le penseur de Bayreuth à préférer dans Schopenliauer,
au quiétisme lénitif du renoncement graduel, la conversion
violente et soudaine, effort suprême de la volonté. Le héros
arian, se redressant avec effroi devant la corruj)tion enfin
reconnue de sa race, de ses coutumes traditionnelles, de son
honneur, deviendrait, par une conversion merveilleuse de sa
volonté jusqu alors égarée, le saint.
M t Ces ilédudions sont fort difUciles à suivre pour qui n'est j);is niiiiiliarisé
avec la pensée de Scliopenhuuer et de l'école wagnérienne, mais il est dil'ticile
de les développer davantage en peu de mots.
366 LE COMTE DE GORINEAU
Traduils tant l»ien fjuc mal dans le jargon scliopenhauerien
familier à la pensée de Wa^jner, ces extraits de [l'essai sont
encore traités jusqu'à un certain point dans le sens des idées
de Gobineau, puisque le désir de leur interprète est en ce
moment de concilier autant (|ue possible les doctrines, anti-
thétiques à notre avis, de son maitre en philosophie et de son
ami français. L'héroïsme en est le point de contact, bien que
Tauteur de VEssai le reconnaisse dans la lutte pour la vie,
tandis que les élèves de Schopenhauer le voient instinctive-
ment dans l'anéantissement volontaire, dans le trépas joyeux,
et chantent le » triompbe dans la mort» . C'était aussi le tbèmc
des Amants de Kanclahar, car le décourajjement s'associe
maintenant à l'exaltation dans la pensée du comte. Et le mot
d'héroïsme, le culte des héros, ne s'appliquent-ils pas au vail-
lant Sicjjlried et au preux féodal, comme à rascètc bralima-
niqiie, au pur Simple Parsilal ou au (ilirist expirant sur la
croix? Seulement, pour le blanc de VE.ssai, le courapjC devant
la mort n'était (ju'une condition nécessaire des succès tempo-
rels, et, inversement, l'énergie dans l'action fut, en principe,
antipatbique au quiétisme schopenhauerien et n'y trouva sa
place que de façon tardive, accessoire, contradictoire même.
Mais le stoïcisme foncier d'un (loi^ineau peut faire illusion aux
deux partis, celui de la mort et celui tie la vu', parce qu'il se
tient sur leur frontière, ])rét à glisser aussi bien vers l'ascé-
tisme négateur de l'action (|ue vers la loi de l'activité, au
moins intellectuelle.
Cependant, voilà que, quittant son attitude conciliatrice et
accentuant soudain l'expression de ses pro[)res préférences,
Wagner va nous entraîner à cent lieues du négateur de la
vertu sociale du christianisme qu'est toujours demeuré notre
compatriote, pour nous plonger sans transition dans l'atmos-
phère mystique et brumeuse des cimes du Montsalvat, pour
nous apparaître lui-même tel que Nietzsche le vit après 187G,
« effondré d'un seul coup, irrémédiablement anéanti devant la
sainte Croix (1). » Qu'est-ce, j)oursuit en effet l'auteur d'//e-
(1) JSictziiche contre Wagner., traduction All)ert, p. 90.
CHAPITRE IV 367
rotsme et Ch?istianistn<\ (|iii jtrotliiil d'ordinaire celle conver-
sion d'où nail le sainl? C'est la conteinpldlion du Sauveur sur
la croix, suscilanl un effroi irrésislil>le à l'aspecl des résullals
produits dans le monde par le {jouvernement de la volonté
aveugle! Entraînée par ce S[)cctacle, la volonté individuelle,
dans sa plus haute énergie, sa plus violente expansion de force
contre elle-même, devient capalde d'opérer la métamorphose
héroïque dont nous ])arlions tout à l'heure.
Or, de quelle valeur est le sang, la race, pour préparer un
tel miracle. Précédemment, il semblait que la famille blanche
possédât en ce sens un j>rivilège qui llollait devant la pensée
de \\ agner comme un rellet des enseignements impérialistes
de VEssai. Mais nous sommes obligés de constater ici qu'à ses
yeux ce privilège, s'il exista jamais, a été en tout cas abrogé par
la venue du Sauveur. Car remarquons d'abord avec lui que
le Christ est sorti de ce chaos oriental des j)euplcs sémitisés,
qui avait corrompu successivement la (Jrcce et la latinité;
observons encore que l'Eglise romaine, avec ses saints admi-
rables, est « la propriété de la race lalinc " . Sans doute, le culte
des bienheureux y a subi des déviations blâmables ; sans doute,
une corruption grandissante empêche aujourd'hui cette Eglise
de produire encore des saints véritables. N'importe, comment
supposer que le sang de la chrétienté soit gâté sans retour,
puisque c'est le sang du Sauveur lui-même. Et qui serait assez
sacrilège pour se demander si le sang du Christ appartient à la
race blanche ou à toute autre, puisqu'il symbolise précisément
V unité de l'espèce humaine^ parvenue à ce point de développe-
ment qui est la » faculté de la souffrance consciente " Si le
sang de la race blanche a possédé tout d'abord de façon privi-
légiée cette faculté suprême, le sang du Sauveur coulant dans
sa compassion divine pour l humanité tout entière lui en a
transmis la vertu, sans exception de personnes.
Bien mieux, revenant à l'une des hypothèses les plus arrié-
rées, les plus dépassées de son maître en philosophie, sur
l'origine des espèces, Wagner imagine que le genre humain,
après avoir constaté instinctivement la décadence de ses la-
milles les plus favorisées, se concentra soudain, vers l'an l""
368 LE COMTE DE GOlîlNEAU
de notre ère, dans un effort suprême, dicté par la nécessité de
sa conservation, pour produire non pas une surespèce (comme
dans Schopcnhauer), mais le sang du sauveur, sorte de quin-
tessence, de sublimation de l'humanité souffrante. Et le maître
aperçoit dans une apothéose Hnale le monde régénéré par son
adhésion au vrai christianisme, celui de Parsifal sans aucun
doute; tandis qu'on sait assez combien son ami français atta-
chait peu d'importance au fait que le christianisme régnerait
un jour sur les ruminants humains de l'avenir.
Que reste-t-il donc de l'enseignement gobinien dans ces
fumeuses rêveries, où se croisent les souvenirs du Graal et
ceu.v du Monde comme volonté (l)?
LA C O L L A II (> li A r ut N I) i: G O I! I N K A 11 A V X « B A Y n E U T H I 11 I! I, T: T T E 11 »
Si l'on voulait trouver encore un témoignage de l'opposition
foncière entre les vues de ces deu.v vieillards fatigués par la
vie, qui se plurent à unir durant leurs derniers jours les effu-
sions de leurs sentiments artistiques et de leur commune rési-
gnation devant le fardeau des années, il sufhrait de lire l'unique
article écrit par Gobineau à l'intention des Bayreuther Blœtter,
et préfacié par le maître de la maison (i2). On trouve dans cet
examen de l'état présent du monde d'abord une sorte de
résumé de VEssai complété, à l'égard de la latinité, par une
nouvelle bordée d'injures, qui sont le fruit d'un quart de siècle
de malveillante observation. Nous apprenons, par exemple,
(1) Les dernières li(;ne8 d'Héroïsme et Christianisme sont encore plus
incouipréliensibles el l'aiiU'ur s'arrête brusquement, promettant une suite qui
n'e.st jamais venue éclairer la lanterne de l'éminent illusionniste. Ajoutons que
Uas Wcihliclir im Mriisclilichcn, exquisse commencée deux jours avant la
mort du maître, sijjualait une troisième source de la déjjénération dans les
mariages sans amour : digne fruit de la lecture de quelque roman sentimental.
(2) « Un jugement sur l'état actuel du monde. » Mai-juin 1881. La feuille
de Bayreuth n'a publié, en outre, que des traductions de fragments ou des
analyses d'ouvrages antérieurs du comte.
GIlAPITUE IV 369
que certains Brésiliens, assez osés pour proclamer devant notre
ministre à Ilio leur confiance dans les destinées de la race
latine, et sans doute assez naïfs pour s'imaginer lui plaire par
une telle profession de foi, j^ortaient |)ourtant dans leurs
veines, par parties égales, du sang portugais, guarani et
nègre; le premier se décomposant en ibérien, romain, arabe
et autres; le second participant de toutes les familles préhis-
toriques du nouveau monde; le troisième, de toutes celles du
continent africain. Allez donc appeler » race » l'hérédité d'une
pareille mixture! Ce sang latin paraît d'ailleurs à Gobineau
plus répandu dans l'Europe entière qu'il ne 1 estimait jadis : il
a pu constater ses étonnants développements jusqu'en Nor-
vège; et partout on en voit sortir l'esprit levolutionnaùe, qui
est sa marque propre aux yeux du comte. Pour les fds du
chaos des peuples, le moven âge est non avenu; le dix-neu-
vième siècle se soude directement au quatrième, en restaurant
ce concept de la décomposition, de la " fin » , qui est l'inspira-
tion propre du romanisme. Mais voici qui est à la fois conso-
lant comme manifestation de la justice immanente et terrifiant
par les perspectives d'avenir qui s'ouvrent aujourd hui devant
l'humanité : depuis ÏEssai, le comte a vu de près l'Asie, et il en
a suivi durant un quart de siècle l'évolution diplomatique et
économique. En passant, une anecdote sur le président Dupin
caractérise la frivolité que l'esprit public apporte en France
au jugement de ces graves questions; car le spirituel parle-
mentaire se serait un jour étonné que la prise par le shah
(chat) de la ville d Hérat (des rats) pût provoquer les souris
(sourires) de l'Assemblée législative. Il faut un incurable aveu-
glement pour hasarder ces pantalonnades en présence de
langoissante réalité; la Russie, par ses progrès et ses travaux
dans le Turkestan, par ses chemins de fer et par ses canaux,
est en train de rouvrir les vieux chemins d'invasions qui
demeuraient fermés depuis des siècles, grâce à la désolation
de régions devenues meurtrières à toute armée conquérante.
Nous retrouverons dans le \)oème d Amadis ces vues plus que
pessimistes sur notre prochain avenir; c'est le péril jaune,
c'est l'inondation mongole imminente que dénonce le diplo-
24
370 LE COMTE DE GOBINEAU
mate, et qu'il montre préparée par la complicité inconsciente
des Slaves, ces portiers de 1 Europe, prêts à en livrer les clefs
à leurs demi-frères asiatiques (1). Par là, en dix années seule-
ment, le monde peut être radicalement transformé ! Et ces
choses étaient bien annoncées dans VEssai; le seul tort que
l'auteur se reproche dans sa vieillesse, c'est d en avoir prévu
jadis la réalisation trop lente, en raison d'un excusable opti-
misme de jeunesse. Nous sommes, en effet, su7- le point de
contempler ces misères et ces ruines, et il convient donc
d'avancer d'environ sept mille ans le créjuiscule du monde
arian.
Telles sont les perspectives réellement affolées que Richard
Wagner, en préfacier serein et détaché, annonce paisiblement
à ses fidèles. Sa belle placidité s'explique cependant : c'est,
dit-il, que si du pessimisme de Schopenhauer nous avons pu
tirer, dans lieUgion et Art^ l'espoir d'une rédemption pour ce
monde pervers, au milieu du chaos d impuissance et de folie
que nous découvre notre nouvel ami, nous apercevons un
indice qui nous permet aussi lespoir. Indice invisible, mais
perceptible à l'ouïe. Quelque chose comme un soupir de la plus
pf'ofonde compassion, tel que nous l entendîmes jadis sur le
Golgoth(/, et qui sort cette fois du plus profond de notre cœur.
Allez donc parler histoire à un semblable mystique ! La peine
de Gobineau est, en effet, totalement perdue, et, à l'avis de
son interprète imperturbable, toute la conséquence de son
amertume sera d'inspirer une salutaire frayeur à notre époque
irréfléchie et de secouer cet optimisme de commande qui
nous arrête encore sur une voie de salut si clairement indi-
quée pourtant par le soupir de tout à l'heure. Est-il possible,
en vérité, de se plus aimer et de se moins comprendre que
ne firent cet introducteur et ce préfacié?
(1) Au même ordre d'idées se rapporte un petit écrit du comte intitulé : c Ce
qui se passe en Asie, « qui parut après sa mort en 1885 dans la Revue du
Monde latin.
CHAPITRE IV i1\
VI
LE THÉÂTRE PERSAN ET 1,'aHT DE BAYREUTH
La plus réellement wagnérienne à notre avis des productions
de notre compatriote, c'est un chapitre, lout à fait épisodique
d'ailleurs, des Religions dans l'Asie centrale, qui traite du théâtre
persan. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que ces
pages méritaient surtout l'attention du réformateur de la scène
contemporaine, bien plutôt que les lieux communs de la Renais-
sance et les théories de \ Essai, aussi inassimilahles pour son
intellect que le rostbif pour son estomac. Elles furent, en
effet, traduites en allemand parmi les premières dans Toeuvre
du comte, et parurent de son vivant dans les Bayreuther Blœt-
ter. Par une rencontre singulière, vingt ans avant les débuts
de son amitié wagnérienne, Gobineau avait contemplé dans
l'Iran une renaissance spontanée de lart dramatique qui fait
songer aux origines grecques ou médiévales du théâtre, à la
naissance de la tragédie d'Eschyle et des mystères sortis de
nos cathédrales gothiques. Aussi, parce que la réforme de
Bayreuth fut précisément appuyée sur la conception du théâtre
antique primitif, le théâtre en Perse montre une sorte de
wagnérisme éclos en Orient presque à la même heure qu'en
Bavière. Et, par une prédisposition morale bien flatteuse à
l'amour-propre de l'auteur de TannhœuseVy à l'instant où il
échouait devant les frivoles abonnés de l'Opéra parisien, le mi-
nistre de France à Téhéran se sentait pénétré d'admiration par
des tendances scéniques qui rappellent de très près les siennes.
Le drame de Kerl:)éla, où, après Ali assassiné déjà, tout
ce qui restait de la famille du Prophète périt sous les coups
de Yézid, cette aventure tragique des saints Imans Alides,
a fourni de tout temps aux sentiments religieux des Per-
sans un aliment analogue à celui que la tragédie du Calvaire
assure à la sensibilité chrétienne; mais ils ne se sont avisés
de l'exploiter sur la scène que depuis soixante ans environ. Ils
:n2 LE COMTE DE GOBINEAU
savent y associer des émotions patriotiques, car ils ont trouvé
le moyen d'identifier dans leur légende les Imans arabes avec
la nationalité iranienne vaincue, en mariant le saint Houssein
à la dernière fille du roi sassanide Yezdedjerd. L'évolution de
cet art dramatique né d'hier était déjà fort sensible vers 1862,
et les progrès se montraient chaque année très marqués.
(Tobineau dépeint en traits heureux la réclame préalablement
faite pour l'entreprise théâtrale par les respectables Seyds,
prétendus descendants des Imans, à la généalogie peu sûre,
mais à la belle prestance et à la conviction communicative;
puis la ferveur religieuse des acteurs s'identifiant si bien à
leur personnage qu'ils improvisent avec bonheur dans le sens
du caractère et de l'action, la tension morale extrême de ce
public aux allures méridionales qui interrompt sans cesse la
représentation par ses gémissements, par ses malédictions, par
quelque homélie d'un orateur populaire dressé tout à coup dans
ses rangs; la part prise au plaisir de la foule par laristocratie
qui fournit à ses frais la salle du spectacle et mêle aux acteurs
ses propres enfants, enfin l'inimitié sourde du clergé officiel,
qui aperçoit une dangereuse concurrence dans ce culte spon-
tané créé par 1 âme du peuple (1). Et des réflexions salutaires
se présentent alors à l'esprit du sympathique spectateur de ces
cérémonies attachantes : notre théâtre moderne n'est, dit-il,
qu'un passe-temps de désœuvrés et une fantaisie de petits-
maîtres; les masses ne sauraient s'y intéresser fortement et y
trouver la satisfaction des instincts supérieurs de notre être.
Ce n'est qu'une élégance de l'esprit, une distraction, un jeu ;
tandis qu'à la ressemblance du théâtre grec, le théâtre persan
est une affaire de la plus grande conséquence, l'expression la
plus haute de la vie religieuse et nationale. Aussi, ce spectacle,
(1) C'est cette partie si vivante de l'œuvre de Gol^ineau qui seule (ostensible-
ment du moins; a attiré l'attention de Renan et inspiré en gramle partie son
étude sur les « Téaziés de la Perse « (insérée dans les Nouvelles études d'his-
toire religieuse, p. 185). Le rapprochement de ces compositions dramatiques
avec les mystères du moyen âge est relevé naturellement par l'historien de notre
quatorzième siècle littéraire. «M. de Gobineau, dit-il, en décrivit parfaitement
le caractère, et traduisit avec un rare talent une des pièces les plus originales,
les Noces de Cassetn. »
CHAPITRE IV 373
Gobineau l'admire « éperdument » : il a subi lui-même «ces
ensorcellements, ces entraînements communs, ce maj^nétisme
d'une foule dans laquelle l'électricité circule » . Et com.ment
nier après cela qu'il ne fût prédestiné à fournir à l'entreprise
de Bayreutb une de ses plus précieuses recrues? Il nous sera
permis seulement de sourire à cette nouvelle ironie du destin
qui dirigea d'abord vers les héros sémitiques de l'Islam len-
thousiasme du futur admirateur des Siegfried et des Parsifal,
(îobineau fut donc wagnérien par sa sensibilité artistique
raffinée, comme par son ascétisme tardif : il ne le fut pas ou
ne le fut qu'artificiellement par ses convictions théoriques.
Nous avons essayé d'esquisser les relations jusqu'ici con-
nues du pul)lic entre les deux penseurs; leur correspondance,
qu'on assure devoir être publiée quelque jour, nous éclairerait
davantage, mais noïis doutons qu'elle révèle entre eux une
plus intime parenté intellectuelle, car c'est l'affinité sentimen-
tale qui les rapprocha surtout. Le germanisme même, qui
leur avait été commun, diminuait précisément chez l'Allemand
avec les années, tandis qu'il s'exaspérait chez le Français. Il y
eut, de part et d'autre, profondes sympathies personnelles,
accord sur les généralités morales, sur les nol)lcs préoccupa-
tions de l'art, sur le rôle de l'idéal dans la vie des hommes,
sinon dans celle des sociétés. Alors, par une double évolution,
assez facile à des âmes " lassées et surchargées de connais-
sances " , ainsi que AVagner le dit de Gobineau, de mutuelles
prévenances les amenèrent à se placer instinctivement sur un
terrain neutre et moyen où ils jouirent en paix l'un de l'autre.
Car il semble que jamais le gentilhomme français ne se soit
montré plus séduisant qu'au soir de son existence de réflexion
opiniâtre, alors que, j)resque détourné de la composition litté-
raire par l'état de sa santé et de ses yeux, il prodiguait dans la
conversation les trésors de son expérience d'érudit et de voya-
geur, les fusées d'une verve semi-méridionale que l'âge n'avait
pas éteinte. C'est ainsi qu'il apparut dans le cercle wagnénen,
où son trop court passage fut marqué par un sillage éblouis-
sant, tel que celui d'une comète fantasque et fugitive. Après
une brève rencontre en Italie dès 1870, ce fut à Rome, dans
.314 LE COMTE DE GOBINEAU
l'hiver de 1880, que les deux hommes lièrent une amitié sou-
daine et enthousiaste, dont l'anonyme à qui nous devons
l'oraison funèbre du comte dans les BaYreuther Blœtter nous
a conservé la physionomie aimable. Gobineau fit de longues
visites à Wahnfried aux printemps de 1881 et 1882, l'année
de sa fin. Outre l'attrait de sa personne, les familiers du lieu
appréciaient ses sentiments germanophiles, à ce moment si
exceptionnels chez un Français. Il était trop bien élevé pour
ne pas les manifester dans une note discrète; mais on les sen-
tait si sincères! Il insistait là sur son attitude conciliatrice de
1870, dont le patriotisme de son pays, e.xalté par le malheur,
n'avait pu comprendre les raisons profondes. En art, il affec-
tait de placer Rembrandt au-dessus de tous les artistes italiens,
n'exceptant que Michel-Ange, en qui, dans la Renaissance du
comte, les fidèles de Wagner aimaient à reconnaître un portrait
instinctif et anticipé de leur maître. Le " catiiolique extrême»
d'Ewald, sans renier expressément le credo de son enfance,
acceptait avec bonne humeur de boire la bière favorite de
Luther, et il affichait son culte pour l'Olympe germanique,
son odinisme de Normand, roi de la mer, si bien à sa place
dans le sanctuaire de la Tétralogie (l). Il proclamait enfin que
le lling avait exprimé la quintessence de ses idées sur la race,
les héros et les dieux, et que le compositeur traduisait en musi-
cien ce que lui-même avait de tout temps ressenti en poète.
Fleur d'amabilité naturelle encore une fois, mirage d'une
illusion amicale peut-être : mais illusion certes, et qui ne sau-
rait égarer les esprits clairvoyants! Il est piquant que Wagner
et les siens se soient ainsi faits de bonne foi les promoteurs
d'une renommée dont leur doctrine ne peut que souffrir, si le
gobinisme est l'antithèse du Avagnérisme, comme nous espé-
rons le démontrer mieux encore par la suite de ce travail.
(i) On nous assure encore que Gobineau partafjeait avec Wagner le mépris-
de la pres.se, de la poésie lyrique contemporaine, des dieux ou demi-dieux de la
science; mais ces négatives conformités d'esprit semblent assez banales, outre
qu'elles sont évidennnent le fruit de communes blessures d'amour-propre. (Voir
Kretzer, p. 51.)
CHAPITRE V
l'histoire d'oT TAR-JA I!L , PIltATIi NORVÉGIEN
ET DE SA DESCENDANCE
LA PORTEE DE L O l V R A G E ET SA METHODE
L'ouvrage qui suit chronologiquement la lienaissance dans
la production de Gobineau est V Histoire dOuor-Jarl, pirate
norvégien, conquérant du pays de Bray en Normandie, et de sa
descend':nce, cette descendance comprenant la maison de
Gobineau. Bien que ce livre n'ait vu le jour de la publicité
qu'en 1879, on assure que sa préparation occupa le comte pen-
dant presque toute sa vie, et nous avons en effet rencontré la
trace précise des descendants féodaux d'Ottardans VAphroessa
dès 1869. La mision du diplomate en Scandinavie, son séjour
dans la patrie dOttar, attachèrent plus encore son esprit à la
réalisation de ce projet, qui aboutit peu après son retour en
France et le terme de sa carrière oflicielle. Une retraite pré-
maturée lui fut en effet assez brusquement imposée par ses
chefs en 1878.
Ces pages ont une très grande importance pour la psycho-
logie de leur auteur, car elles fournissent des renseignements
précis sur son hérédité prochaine, sinon sur sa plus lointaine
ascendance, et mieux encore que ce qu'il était, elles indi-
quent ce qu'il croyait être, c'est-à-dire les raisons profondes de
son arvanisme, et par là les sources de son action sur la pensée
contemporaine. Il faut avouer par contre qu'en tant qu'his-
torien objectif Gobineau se montre cette fois décidément
376 LE COMTE DE GOBINEAU
Inférieur à Ini-méme. Jamais il n'a déployé de façon plus pro-
digue les ressources de sa dialectique subtile; mais les préoccu-
pations qui l'amenèrent à imposer aux faits les mieux établis la
tvrannie de ses volontés préconçues sont si évidemment per-
sonnelles en cet endroit que le lecteur attentif se cabre malgré
lui sous une discipline trop rude au bon sens le moins exi-
geant. Nous nous excusons par avance de l'analyse peut-être
un peu minutieuse en apparence de la discussion sans doute
un peu subtile que nous allons entreprendre : c'est ici le nœud
du problème que nous avons abordé, la clef du caractère com-
plexe dont nous entreprîmes l'étude; si les amateurs de
psychologie, de qui nous avons exercé déjà la patience, con-
servent celle de nous accompagner en ces méandres obscurs
dune âme qui se cherche elle-même, ils nous quitteront tout
à fait éclairés sur l'esprit étrange et séduisant qui les aura
plus d'une fois déconcertés jusqu'ici par ses contrastes inexpli-
qués. Quant aux scrupules qu'on pourrait ressentir à s'ingérer
dans les affaires de famille d'un contemporain, il faut se sou-
venir, pour en combattre la voix, conseillère de discrétion, que
ce passé fut étalé volontairement, à titre d'enseignement, de
prédication même, sous les yeux du public. Ces confidences lui
appartiennent donc incontestablement, et nous n'aurons rien
à lui révéler qu'il ne puisse lire directement dans le volume du
comte. Naguère un romancier naturaliste offrit toute sa per-
sonne à l'examen approfondi d'un médecin philosophe, afin
que ce savant consciencieux pût en exposer au grand jour les
particularités phvsiques et psychiques. Gobineau applique de
même la méthode expérimentale à l'étude de ses ancêtres,
pour leur aspect moral tout au moins. Il entend faire l'histoire
de la famille ariane après avoir écrit celle de la race dans
VEssai et celle de la nation dans les Perses; nous avons bien le
droit d'examiner de près, au point de vue ethnique, le docu-
ment humain (jui nous est présenté pour cet objet et de pro-
fiter de renseignements qui furent livrés à nos méditations
pour notre bien.
Enfin, comme nous paraîtrons peut-être soupçonner l'auteur
de mauvaise foi, presque de supercherie, nous tenons à
CHAPITRE V 377
déclarer |)ar avance que nous ne l'en croyons pas ca|)al)le, an
moins de l"açon consciente. II aborda les annales de sa famille
dans un état d'esprit tout particulier, qui, déj)0sé en }>erme
par Thérédité dans son caractère, fut développé et pour ainsi
dire exas|)éré par les expérienes de sa vie. A ses yeux, un arhre
fîénéalo^rique est une plante d'espèce rare, (pii croît en quelque
sorte la tète en bas et renverse les lois immuables du géotro-
pisme, en poussant ses racines dans le vague azuré. N'a-t-il pas
établi maintes fois, par des exemples iraniens, que les meil-
leures généalogies s'établissent à reculons par le mérite des
héros et Tassentiment des |)euples? La Cbine a bien créé la
noblesse ascendante pour traduire aux veux du vulgaire cette
vérité que, si bon sang ne peut mentir, ce témoignage sincère
doit être écouté en faveur des pères comme en recommanda-
tion des enfants. Après le séjour du comte en Orient, ces
sortes d'origines futures prirent à ses yeux une valeur positive,
aussi bien que les coml>inaisons séduisantes de la cababstique :
et il applique en toute sincérité ses souvenirs sémiti((ues à
l'éclaircissement de ses origines gasconnes. Rappelons encore
dans notre mémoire les déclarations de principe qui ouvrent
les Pléiades : » Celui qui trouve les qualités que vous avez
dites pendues à son cou dès sa naissance, celui-là, incontesta-
blement, par un lignage quelconque, a reçu du sang infusé dans
ses veines les vertus supérieures, les mérites sacrés que l'on
voit exister en lui. » Il sort d'aïeux nobles, divins même, et si
d'indignes mélanges ont pour un temps atténué l'éclat de sa
race, la gloire en resplendit de nouveau dans ce « fils de roi »
qui vient révéler l'antique illustration de son sang. En un mot,
la preuve du lien de parenté qui unit Ottar-Jarl à Arthur
de Gobineau réside tout entière en ce dernier, car elle n'est
autre chose que la conscience certaine qu'il possède de cette
descendance.
Un jour, accompagnant M. de Hertefeld et quelques amis
dans une excursion vers les " Skaeren » de la I5altiqiic, ces
îlots granitiques qui parsèment la mer au voisinage de Stock-
holm, notre ministre aborda à celui de Djursholm et escalada
tin rocher couronné de pins sous l'ombrage desquels se dessi-
378 LE COMTE DE GOBINEAU
naientdes ruines d'aspect cyclopéen. Là était le hurg d'Ottar^
s'écria Gobineau! Et comme son ami lui demandait sur quels
indices il fondait cette conviction : " Je le sens, répondit-il^
c'est de ce lieu que je tire mon origine. " Que répliquer à ces
révélations impérieuses, écho d'une hérédité si patente qu'elle
ressemble à une entière métempsycose? Même revenu au
sang-froid, l'homme qui les a une fois entendues leur obéit
sans résistance et, à l'exemple de la bergère de Domrémy, se
laisse guider aveuglément par ses voix Le descendant d'Ottar
avait en toute sincérité la prétention d'offrir au siècle présent
l'image modernisée, mais reconnaissable encore, de son grand
ancêtre, de posséder les mêmes vertus adaptées à des circons-
tances nouvelles; une pareille foi ne raisonne pas sur des
objections de chartiste, et sa profession favorite est le credo
quia ahsurdinn. Rectifions donc à l'occasion, mais sans soup-
çons injurieux : ils seraient ici déplacés.
L'auteur croit devoir protester d'abord contre toute accusa-
tion de vanité nobiliaire. « Il s'agit /je//, dit-il, de faire ressortir
des gloires et d'énumérer des avantages. » Acceptons-en l'as-
surance, et si ce résultat se produit néanmoins par accident,
si l'origine grandiose qu'il se donne vient à propos justiHcr
cette " nuance imperceptible de hauteur» , cette attitude ordi-
naire de « dédain » que ses l)iographcs ont signalées chez le
comte, croyons que c'est là une conséquence involontaire de
son exactitude historique. Il prétend seulement faire œuvre
scientifique, montrer a à quel point les fils ont ressemblé aux
pères, les neveux aux oncles, les cousins aux cousins, et ce
qu'il faut induire des rapports et des dissemblances » . Exami-
nons-le donc, en compagnie de notre guide.
II
OTTAR-.IARL ET LES GOUR>'AY FEODAUX
Voici d'abord apparaître dans les chroniques saxonnes et
Scandinaves le pirate norvégien Ottar. Cet ancêtre des Gobi-
CHAPITRE V 379
neau est un Ycstfoldlng, descendant direct de la race royale
des Ynglingas, eux-mêmes descendants d'Odin. Que ce dernier
personnage mythologique soit d'ailleurs un dieu, un héros, ou
même un peuple personnilié, peu importe : son nom nous
amène en tout cas dans l'enceinte d'Asgard, la ville idéale des
Anans purs, admirée dans VEssai, entrevue dans Yifistoirc
des /^e/w.v aux confins de la Scythie. C'est bien de ces dieux
sur terre (jue l'auteur d'Ottar entend tirer son origine en ligne
directe et mcsculine. « S'il v avait des dieux, comment suppor-
terais-je de n'être pas un dieu! » s'écriera Nietzsche dans son
Zarathustra. Cotte épreuve intolérable pour un cœur fort est
heureusement épargnée à lamour-propre du comte : il est non
seulement fils de roi comme les calenders, mais encore fils
d'un dieu, comme son héros de prédilection, comme Alexandre
lui-même. Le brouillard qui environne cette lointaine extrac-
tion nous interdit toute investigation indiscrète; mais le récit
des merveilleuses aventures d'Ottar nous jette déjà dans
l'océan des improbabilités historiques, où nous allons désor-
mais nous débattre. Pour accepter en effet cette épopée, il fau-
drait admettre que le chef norvégien, ayant accompli avant
sa vingtième année, dans le Nord extrême, toute une vie de
colonisation, de commerce, d'exploration, que nous allons
esquisser tout à l'heure, mourut à quatre-vingt-six ans, en
pleine activité guerrière, dans l'Occident soumis par son bras.
Soil! encore une fois, u Les intelligences modernes aiment à
détailler les choses : celles de l'antiquité les prenaient en hloc,
sans nuances, leur maintenant ainsi un caractère de grandeur
que l'analyse fait disparaître, sans le remplacer jamais par une
certitude absolue. " Et n'est-ce pas là déjà le célèbre argument
du bloc, dont le comte pourrait ainsi revendiquer la paternité?
Le bloc, dans ces pages, ce sera l'extraction Scandinave des
Gobineau.
Ottar fut donc, durant sa prime jeunesse, écoulée sur la côte
de Norvège, «un marchand d'une grande opulence; •' il
voyagea pour ses intérêts commerciaux et découvrit le cap
Nord, la mer Blanche et les indigènes de la Dvina. (Jobineau
nous fait admirer ici le goût de son grand-père pour « la
380 LE COMTE DE GOBINEAU
science géographique •>•' , et il insiste à plusieurs reprises sur le
» raffinement intellectuel et littéraire » de ces rois de la mer
que nous nous figurons trop volontiers ignorants et brutaux.
Dans leur poésie, la recherche du mètre, de l'expression, était
portée au dernier point de la délicatesse; pour un peu, nous
les verrions composer des madrigaux en forme de Ivre comme
les Romains de la décadence. Toutefois, nous sommes lovale-
ment avertis qu'un autre enthousiasme que celui de la science
pure ou des bonnes lettres poussait Ottar-Jarl sur le flot boréal.
Cet homme fut » un héros intéressé^' ; à son audace sans égale,
à son goût des émotions excessives, il associait une « sagacité
du gain qui demeure imprimée sur toutes ses actions ». En
somme un véritable Yankee, propre à engendrer les milliar-
daires du pétrole et de la charcuterie; il est même regrettable
qu il ait navigué vers le nord-est au lieu de cingler vers
1 ouest, car il eût été digne de découvrir le Winland. L'école
socialiste n'a donc pas tort de souligner, après Thierry, chez
les Normands conquérants de l'Angleterre, leur mobile prin-
cipal, qui fut de « gaignier » .
Une si séduisante existence, enrichissant à la fois sa bourse
et son intelligence, eût sans doute retenu pour toujours le jarl
dans sa patrie, si Harald aux longs cheveux, son souverain
légitime, ne se fût avisé de faire de la centralisation adminis-
trative aux dépens de ses féaux et au profit de son propre fils,
qu'il investissait de leurs domaines. Un véritable Arian ne
pouvait accepter ces façons d'agir : Ottar dit pour toujours
adieu à la Norvège et vint guerroyer sur les côtes de France,
tantôt pour son compte personnel, tantôt à la solde du roi
Alfred, il ravagea les rives de la basse Loire, prit Nantes et
Noirmoutiers ; enfin il conquit le pays de Brav et s'établit
définitivement à Gournay, y fondant la maison féodale de ce
nom. Et si nous cherchons, avant de prendre congé de ce
preux, à fixer les traits de son caractère « qu'on va retrouver
dans sa descendance » , il faudra dire qu'Ottar fut compréliensif ,
indépendant, patient. Dans sa lignée, les anneaux féminins de
la chaîne apporteront avec eux « des éléments plus multiples »
et les trois qualités primordiales pourront ne pas se maintenir
CIIAI'ITUK V :}81
toujours aussi fermes, mais elles ne disparaitront jamais, car
tel est Taïeul, tels sont les descciidants.
Ottar ctal)lil sur sa terre ses lils et ses compagnons nordi-
ques dont les noms au\ rudes consonances sont habilement
retrouvés par Gobineau dans les appellations si françaises des
villages picards voisins de (jOurnay-cn-Bray; c'est de leurs
fantômes guerriers que le comte aimait à peupler les entours
de son château de Trye, dans l'Oise. « Lodincourt, llarden-
court, Haincourt, Kénicourt, llallecourt, He/.ancourt, Fri-
court, Brandiancourt, Haucourt, Bierville, Estouteville,
Mésangeville, Mathonville, Parduville, Gonteville... On voit
encore de nos jours, en quelque sorte palpitants de vie, le sou-
venir, les fantômes, les physionomies belliqueuses de... Lodin,
Harding, Ilaeng, Rekin, Halle, Haegne, Bue, Frey, Brand,
Haldulf, Bjorn, Mésang, Mundil, Parduif, Knut (I). .>
Ces nouveau.^ seigneurs se virent obligés de recourir à la
collaboration sociale des moines, afin de mettre en valeur leur
héritage, dont les paysans, traqués par leur bras valeureux,
élaientdevenus de véritables ubétes farouches " . Peut-être Ottar
avait-il reçu lui-même le baptême, mais à lépoque héroïque
les conversions de ses pareils étaient passagères, parce que les
Arians ont une u tendance naturelle à trouver le dieu en eux-
mêmes " et à croire que ce qui leur sert est par cela même
l)Ou et sacré; c'est donc sans y attacher d'in)portance qu'ils se
faisaient chrétiens et sans renoncer pour cela tout d'abord aux
divinités du Walhall.
Ici se place sous la plume de Gohineau une bien curieuse
interprétation de la légende du " chef de saint Hildevert »,
relique qui fut honorée durant tout le moyen âge à l'abbaye de
(iournay. L'hagiographie raconte que cette tête sainte, apportée
dans le pays par des clercs aml)ulants qui allaient l'offrir en
tous lieux à la vénération des fidèles, se montra soudain immo-
bilisée sur l'autel de l'église paroissiale de Gournay, en sorte que
tous les efforts des assistants étaient incapables de len arracher,
et qu'elle paraissait témoigner ainsi son désir d'être désormais
(1) P. 29.
382 LE COMTE DE GOBINEAU
honorée en cette j)lace. Cependant, le petit-fils d'Oltar, Hauk
ou Huglics, ayant entendu parler de ce miracle, survint avec
sa femme, monta à l'autel et, maniant sans peine la tête de
saint Hildevert, probablement impuissante contre des païens,
la fit saisir par ses hommes norvégiens et précipiter dans le
feu, en un heu encore aujourd'hui nommé la Rouge-Pierre de
Gournay, près du puits principal de la région. Ici, par un nou-
veau prodige, la relique échappa d'elle-même à la flamme
pour aller se poser dans le giron de la châtelaine. C'est là,
poursuit Gobineau, un récit vénérable, et, bien que les détails
en puissent être discutés, le fonds n'en doit être considéré
qu'avec respect. Si l'on examine, en effet, au point de vue odi-
niqiie, ce récit tout chrétien d apparence, les circonstances
diverses qui viennent d'être rapportées prennent un caractère
infiniment intéressant, et on arrive sans peine à comprendre le
sens véritable des événements. La Pierre-Rouge était un simu-
lacre divin, érigé par les hommes du Nord, fidèles encore à
leurs coutumes païennes. L'épreuve judiciaire du feu, tentée
près du puits ou de l'eau au milieu des chants et des cris, ne
fut pas moins Scandinave. En sorte qu'au total Hauk fit ce
jour-là 11 un sacrifice légal d'après le rituel odinique à l'autel
sacré, rouge, en présence de l'eau et du feu » . Mais l'Église
chrétienne, envisageant de préférence les choses à son point
de vue, a commémoré chaque année cet événement jusqu'au
dix-huitième siècle par une procession et un feu de joie à la
Rouge-Pierre. Pourtant si Hauk, encore étranger à la foi de
Jésus, permit l'établissement de cette coutume, c'est qu'il n'en
vit pas l'aspect chrétien. Il s'était produit sous les veux de
l'assistance un épisode inéclairci qui parut un prodige à tous,
et que chacun interpréta suivant ses préoccupations familières.
Pour le seigneur païen du territoire, le clief de saint Hildevert
apparut désormais comme la tête coupée et toujours vivante du
S'iCje Mimiv, cette tête prophétique à laquelle Odin doit toute
sa science selon la mythologie nordique, qui dirige les pensées
du dieu, sans laquelle il ne saurait rien et dont il suit constam-
ment les avis, a II est clair que Hauk et ses hommes ne vou-
lurent pas se dégager de la vénération qu'ils éprouvaient pour
CHAPITRE V ;j8:i
elle 1) et que, {jràce à l'accord dont cette tète si snge devint le
moyen, ils se prêtèrent de bon co'ur à une ce'rémonie chré-
tienne, à un culte qui se rapprochait ainsi du leur. Une sorte de
compronus fut conclu entre eux et le clcr^jé de l'époque,
et se montra durable, bien que les confjuérants v eussent mis
de dures conditions, {^jardant, par exemple, sur le chapitre
et l'abbaye de Gournay des droits absolus, indépendants de
l'évêque et du pape.
Quoi qu'il en soit de la vérité dune telle interprétation,
n'est-il pas révélateur de voir un calholi(jue de tradition saluer
avec une véritable joie l'opportunisme prétendu de son église,
consacrant tacitement l'une des superstitions les plus grossières,
les plus sanguinaires du paganisme nordique? Hite d'origine
celtique sans doute, car les Celtes d'Irlande avaient aussi le
culte du Cromm Gruach, la tête sanglante ou le croissant noc-
turne, affreux fétiche lunaire, conseiller d'odieux sacrifices
humains. Oui, parmi tous les germanistes contemporains, au
moins depuis les temps du teutonisme romantique, (iobineau
est peut-être le seul qui se montra conséquent avec lui-même
et glorifia franchement l'odinisme, expression religieuse la plus
nette après tout de l'âme germanique. Que d'autres cultivent
le bouddhisme ou le brahmanisme, le protestantisme ou le
Avagnérisme, celui-là va droit au but : il a des accents pas-
sionnés pour célébrer les véritables dieux de ses pères (I). « Il
n'est pas douteux que le caractère chrétien est bien pâle, bien
effacé dans des [)hysionomies chrétiennes comme celle de
saint Hildevert de Gournay. Mais ce qui est profondément
assuré, certain, véritable^ c est le caractère antique et divin de
pareilles figures. »
Avec une satisfaction non moindre, Gobineau a découvert
qu'en f)i2 on faisait des sacrifices à Odin dans le palais ducal
de Rouen, et qu'un siècle plus tard, en 1055, un concile
déposait larchevéque de cette ville. Manger, oncle de Guil-
laume le Conquérant, parce qu'il avait des relations avec « un
déablc privé dont le nom était Torel >) , en d'autres termes, se
[i) F. 42.
384 LE COMTE DE GOBINEAU
confiait pour ses affaires particulières à la puissance du dieu
Thor. L'anonyme des Bayi^euther Blœtter nous apprend que
l'hôte de Wahnfried revenait avec complaisance surces décou-,
vertes dans les conversations de Bayreulh, car il était «passion-
nément attaché aux dieux germaniques " . Et il a expliqué net-
tement dans Ottar les raisons qui retinrent longtemps, jusqu'au
douzième siècle peut-être, les conquérants Scandinaves dans
les convictions de leurs pères. " Il était difficile à des hommes
complètement imbus de ce naturalisme, noyau des religions de
ia race pure..., d'y renoncer pour adopter de bonne foi des
notions chrétiennes. Celles-ci venaient leur apprendre qu'ils
n'étaient que peu de chose, chacun en son particulier, dans l'im-
mensité d'une création limitée de toutes parts sous la pression
de l'infini de Dieu. Dieu cessait d'être la source directe de leur
essence, pour devenir leur cj'eateur comme il 1 était de tout sans
distinction. Admettre cette doctrine, c'était se soumettre à une
grande déchéance. Ils s'étaient considérés jusqu'alors comme
le point culminant de l'être. On les engageait à s'asseoir dans
la cendre; leur instinct s'y refusa longtemps. » A ces orgueil-
leux Arians, la création biblique enlevait le privilège de l'ex-
traction céleste personnelle et limitée à leur race; ils n'enten-
daient pas raI)andonner sans combat. Tels furent les hommes
véritablement divins dont (Jobineau se réclamait sur le burg
rocheux de la Baltique ; il sentait leur sang couler dans ses
veines, et ce n'était pas un mince orgueil qui gonflait alors son
cœur ulcéré par les épreuves de la vie. Pourtant ne pourrait-on
lui rappeler qu'en ce même lieu un Gascon, devenu roi légi-
time des petits-neveux d'Ottar par le renom de ses exploits,
Bernadotte, soupirait dans sa vieillesse, si l'on en croit la
légende, aux échos des acclamations saluant le retour des
cendres de son empereur : «Quand je pense que j'ai été maré-
chal de France, et que je ne suis plus que roi de Suède!... »
Plus ou moins chrétiens, les seigneurs normands de Gournay
déroulent alors sous nos yeux leur histoire, non sans quelque
incertitude généalogique dès ce temps; car, ainsi qu'il le fera
sans cesse, l'auteur nous présente déjà comme parents d'Ottar
tous les gens dont les chroniques font suivre le nom de bap-
CHAPITRE V 385
tèmc par les mots « de Gournay " ; et c'est alors, de toute évi-
dence, une pure désignation géograpliirpie, qui s'applique aussi
bien aux sujets qu'aux enfants du seigneur. De là des confu-
sions Inextricahles. Notons seulement dans ce taMeau histo-
rique du haut moyen âge quelques traits intéressants |)0ur la
psychologie de Tauteur. Les moines y portent une fois de plus
la pleine responsabilité des mauvaises querelles cherchées par
nos âges révolutionnaires à ces temps idylHques. Ces témoins
austères ont critiqué durement les excès dont ils étaient parfois
spectateurs, « parce qu'une société jeune est exigeante pour
elle-même; » tandis que les écrivains des heures de décadence
sont toujours enchantés de leur temps, vieillards prétendant
qu'on les croie capables de ce qu'ils ne font ni ne peuvent.
Les opinions de ces spectateurs malveillants furent quel(|ue-
fols partagées pourtant parceux qu'ils morigénaient de la sorte,
car nous voyons Hugues II de Gournay se faire bénédictin vers
la fin du onzième siècle, donnant un nouvel exemple de la
tendance ariane vers l'ascétisme, issu de la volonté vigoureuse.
Il Voilà un homme qui, dans un siècle de violents, fut encore
plus violent que les autres, car il eut la force de se mettre au-
dessus des habitudes de ses pareils (1). " Digne en un mot du
sang de l'énergique Ottar, il rappela ces héros aryas des forêts
de l'Inde, qui, pour conquérir le elcl d'Indra par la puissance
des austérités, se faisaient ermites.
Kn ce lieu se place la description minutieuse du château de
Trye-en-Vexin, dont le territoire appartint au onzième siècle
au beau-frère d'Hugues IV de Gournay, Jean de Dammartin,
et qui s'élève à six lieues de la ville de Gournay. Le comte
Arthur de Gobineau, ayant hérité en 1855 de son oncle, l'ori-
ginal légitimiste qui l'ut son montor à son entrée dans la vie,
s'empressa aussitôt d'acheter le domaine de Trye, qui était alors
en vente; et ce fut incontestablement dans la pensée de se rat-
tacher ainsi de façon plus étroite à la maison normande de
Gournay. Il dut revendre son acquisition en l<S77, pour alléger
sa situation obérée; mais ce fut là que, durant vingt années, il
(1) P. 72.
386 LK COMTE DR GOBINEAU
vint rêver à son roman familial, et qu'il put écrire fièrement :
(i Comme Trye est venu un jour dans les mains d'une branche
des descendants d'Ottar-Jarl, il est à propos de parler de Jean,
de Dammartin et de son manoir. "
Par malheur, le beau-frère du châtelain médiéval de Trye,
Hugues IV de Gournay, est précisément le dernier personnago
de cette famille qui garde quelque réalité historique et qui ait
occupé les chroniqueurs de son temps. Après lui nous allons
plonger pour longtemps dans l'obscurité et dans l'arbitraire.
Ecrasé entre la France et la Normandie, alors anglaise, il se
vit dé[)osséder sans retour de tous ses fiefs par Philippe
Auguste; simple épisode dans la longue série d'injtistices qui
grandit j)eu à peu la royauté capétienne aux dépens des familles
chevaleresques de la conquête. Que d'autres célèbrent donc le
rôle de ces valeureux créateurs de l'unité nationale! Les des-
cendants des féodaux dépouillés ne sauraient voir en ces heu-
reux compétiteurs que de pervers et d'ailleurs imprudents con-
frères. Car ces monarques déloyaux payeront un jour de leur
sang la disparition de leurs pairs et soutiens naturels. Jusqu'au
treizième siècle, les nobles d'extraction pure avaient joué un
rôle social éminent : agriculteurs éclairés, éleveurs habiles,
banquiers do leurs tenanciers à l'occasion, ils s'étaient montrés
gens pratiques autant que braves à l'exemple de leurs aïeux
norvégiens. Et leur action fut autrement bienfaisante que celle
des anoblis créés par le caprice de la royauté grandissante, de
ces soudards parvenus, nourris et entretenus aux dépens des
petits, qui vont les remplacer dans leur autorité.
III
ïnANsrriON THÉORiQre des gournay aux gobixeau
La noble maison d'Ottar une fois ensevelie dans un panégy-
rique digne de sa grandeur, il s'agit de préparer au mieux le
passa^^e des Gournay, hauts barons normands, aux Gobineau,
humbles artisans bordelais, que nous allons contempler trois
CHAPITRE V 38T
siècles {)lus tard à l'autre extrémité de la France. C'est là le nfrud
du problème ethnique que le comte s'est proposé de résoudre
sous nos yeux. A cet effet, voici d'abord un vague et sinj^ulier
développement sur la médiocre imj)ortance du nom familial
dans la noblesse d'origine germanique, dont la négligence à cet
égard serait même la marque propre, les Oallo-Romains s'atta-
chant beaucoup au contraire à leur nom de famille roturier. Mais
alors, objecterons-nous, pourquoi le seul suffixe «de (yournay v
vous suffit-il toujours à caractériser un descendant d'Ottar?
Sans s'arrêter à ce détail, le comte nous signale d'une même
haleine chez ces ancêtres deux usages antagonistes, appuyés
sur deux sentimcnis al)solument contradictoires. Qu'on en
juge! d'une part, l'homme du ]Nord est individualiste à ce
point qu'il se refuse à partager avec ses proches même son
nom; et voilà qui parle en effet contre la transmission d\in
nom de famille défini. D'autre part, on nous affirme au môme
instant que tous les descendants d'Ottar prirent vers le dou-
zième siècle l'habitude de s'appeler Gauvain (cela sans aucune
preuve d'ailleurs), par admiration pour le brillant neveu du roi
Arthur, et que ce nom de baptême, devenu dès lors un véri-
table nom de famille, doit suflire désormais à faire reconnaître
par toute la France les survivants de la maison! C'est que, fier
de sa race, cl persuadé de Vinfluence mystique fhi nom^ de la
force latente qui y est infuse, le chevalier germain le trinsmet
à son fils! Comprenne qui pourra! Ou plutôt l'on comprend
troj) bien qu'il s'agit ici de noyer à tout prix le nom patrony-
mique de Gournay et d'introniser solennellement à sa place,
dans le sein de la même famille, le qualificatif désormais seul
intéressant de Gauvain, ou, par diminutif, Gauvinot, Gobineau.
Plus incohérente encore que l'explication du nom est l'ana
lyse des armoiries prétendues de la maison de Gournay, seul
lien visible (et d'ailleurs j)uremcnt artificiel, comme nous le
montrerons) entre cette race féodale et la famille de Gobineau.
Les lambels s'inclinent, se redressent, se brisent dans les
branches cadettes, et mènent sous les yeux ahuris du lecteur
un véritable sabbat. Gobineau est là dans son élément; il a
trouvé une écriture svmbolique, non moins mystérieuse que
3g8 LE COMTK D F, GOIUNEAIJ
celle des inscriptions cunéiformes, et c'est de plus de sept
façons différentes qu'il va l'interpréter cette fois. Il en tire
vraiment des résultats surprenants, accentuant le ton d'auto-
rité dans l'expression là où s'accuse le mieux la faiblesse de
l'argumentation, jetant sur ces obscures fjénéalogies picardes
une lumière à ce point éclatante, que le lecteur en est aveuglé
tout à point, au moment critique de la prestidigitation. Il nous
donne, d'ailleurs, la raison pour laquelle nous saisissions mal les
arguments présentés sur ce sujet; c'est que la religion béral-
dique, et sans doute la vérital)le intelligence du blason, demeurait
un privilège du sang odiniquc. Les populations gallo-romaines
a'en ont jamais compris la portée et n'en connurent que les
apparences décoratives. Noire incapacité dans ces matières
provient donc d'un défaut d'origine; il faut nous y résigner.
Les Gobineau étant rattacbés autant que possible aux
(Journay par le nom et les armes, il s'agit d'unir [)lus étroite-
ment leurs destinées, en dépit des incalculables différences de
situation sociale, d'occupations et de milieu qui les séparent.
A cet effet, Gobineau écrit sui- la « persistance elbnlque " un
chapitre qui est une véritable apocalypse, au regard de laquelle
celle de Pathmos semblerait presque limpide. On y reconnaît
quelques traces de ses convictions sur la « vie s})oradlque » des
concepts abstraits. Après avoir étudié, dit-il, Vespèce humaine,
la variété blanche, la race ariane, on ne peut espérer un sur-
croît de lumière que par l'examen de la / a tni lie ariane. Car,
Il dans ses entrailles, dans son cœur, la Race porte et renferme
un être plus avancé qu'elle-même, comme elle-même l'est
pins que la Variété, qui est déjà moins Informe que l'Espèce :
i\v sorte que, si, dans cetle généalogie des manifestations ani-
mées, le Chaos engendre le Titan, le Titan mit au jour le Dieu ;
et il est arrivé que le Dieu, Odin, la Race a fait sortir de son
flanc la Famille... Il faut se borner à contempler le noyau de
la race aryane, la famille aryane, une fainillo (I). » Ne dlralt-
oii pas qu'il n'y ait que celle-ci au monde; quintessence de
l'évolution humaine destinée à porter sa fleur suprême dans
(!) I'. 288.
CIIAI'ITRK V 38a
la personne du comte Josoph-Arthur, qui écriru en effet
quelques Hj^ncs plus loin cet aveu stupéfiant de vanité naïve :
« Le livre actuel continue VEssai sur Finégalité des races et
V Histoire des Perses, qui n'otit été faits que pour lui servir de
préface. » Kn d'autres termes, il considère sa famille et sa
personne comme Taboutissement de l'histoire universelle; et
cette dilatation maladive du moi est un des caractères patlio-
lo(îiques du moderne intellectualisme, qui ne pouvait faire
défaut chez le romantique auteur de VEssai. Mais voici qui est
bien plus surprenant encore. En faveur de l'illustration cons-
tante de cette maison privilégiée, nous apprenons soudain que
la famille est immuable, comme la race d'où elle sort l'est dans
Vessentiel, car a la famille, perfectionnement de la race, n'en
serait, en vérité, que la négation, elle en démontrerait le néant,
elle ne permettrait même pas qu'on l'eût jamais reconnue,
bien loin d'en être le couronnement, si jamais, à aucune de ses
générations, elle pouvait changer. Elle ne change donc pas, elle
ne change jamais; ce qu'elle a été au commencement, elle
l'est encore à la fin, et, à l'égard de l'Espèce, de la Variété, de
la Race, elle est la démonstration de tout l'ensemble, la fleur
et le fruit de l'arbre; elle en contient à la fois le germe et la
semence, le passé et l'avenir n . Cette dernière phrase est inco-
hérente jusque dans l'expression. Et que devient la théorie
gobinienne fondamentale, si la famille masculine ne change
jamais? En ce cas, la dégénérescence produite par le mélange
est impossible. Nous contemplons ici le désarroi mental d'un
homme qui reconnaît, par l'e.xamen plus attentif de ses pré-
tendus titres arians, que sa vie s'est passée à édifier un rempart
ethnique inexpugnable contre ses prétentions {)crsonnelles.
Aussi est-il contraint d'atléni er bientôt, en se remémorant ses
enseignements de jadis, les affirmations qu'il vient d'élever
contre ses principes théoriques en rêvant à sa propre hérédité.
Bien qu'il faille admettre, dit-il, que le principe mâle est pré-
pondérant dans le mélange ethnique et que pour ce motif il
continue d'exister sur le globe des « Scandinaves et des
Saxons, derniers représentants de l'énergie ariane » , il con-
vient d'attribuer aussi quelque importance à l'apport féminin.
390 LE COMTE DE GOBINEAU
et on le fera à l'occasion. Mais, pour en savoir davantage sur
une question de cette gravité, « il ne faut pas la presser^, c'est la
famille seule qui peut répondre. » Réponse assez obscure,
avouons-le, car l'influence des femmes nous égare à sa pre-
mière intervention plutôt qu'elle ne nous éclaire. Le comte
nous a dit en propres termes que les filles nobles de l'île de
France, les damoiselles franques ou normandes qui furent les
compagnes des Gournay, donnaient à leurs enfants la convic-
tion que porter les armes était la seule occupation convenable
à un gentilhomme. Il n'y avait pas moyen vraiment, pour-
suit-il, que les « Claritie, les Aéline, les Clémence, les Ho-
dierne n'eussent le dégoût du commerce et de ce qui pouvait y
ressembler et que, par elles, ce sentiment ne s'infusât jusque
dans la moelle de tous les Gournay et de tous les Gobineau " .
Or il va nous montrer maintenant les Gobineau bourgeois et
commerçants à Bordeaux durant deux siècles sur trois de leur
histoire; et même, à ce propos, songerons-nous que le petit-
fils de ces dignes orfèvres, bonnetiers, marchands de velours
et de passementerie avait vraiment mauvaise grâce à nous
parler, dans la Chasse au caribou, d'un Cabert enrichi a dans
des affaires où il était question de zinc » . Voilà une singulière
façon d'établir la conformité des caractères dans les deux
échelons successifs de la descendance d'Oltar.
IV
BOnDKArX ANCIEN ET I, E S GOURNAY A N C L 0-C A S CO N S
Oui, en dépit de la persistance du principe mâle, ces grand'-
mères gasconnes depuis cinq siècles ont quelque chose d'in-
quiétant; aussi leur petlt-fils n'hésite-t-il pas à atténuer, tout
d'abord, même au prix d'une nouvelle palinodie, l'impression
fâcheuse que pourrait nous apporter leur extraction bourgeoise
et méridionale. 11 entame à cet effet sur le compte de « Bor-
deaux ancien " un dithyrambe fort inattendu de la part de ce
décidé contradicteur d'Auguste Thierry et de Raynouard. Car
CHAPIIHK V 301
c'est la pure administration du municipe romain qu'il va main-
tenant porter aux nues en faveur de ses grands-parents mater-
nels. La viedle cité burdigale était, dit-il, une u répul)lique »
à la façon des villes de Lomhardie : elle savait fort bien, à
l'occasion, rap[)eler ses privilèges, même aux rois d'Angleterre,
ayant conservé dans toute sa pureté Vesp7-it municipal! Ses ci-
toyens, tels les anciens possesseurs d'odel, ne montraient que
mépris pour l'axiome féodal : « Nulle terre sans seigneur; » ils
j)rétendaient ])0sséder, exemptes de lenure, leurs propriétés
bourgeoises, et ne rendre obéissance qu'aux magistrats de la
ville élus par leurs suffrages. Bordeaux était gouverné par un
maire, qui, " suivant la tradition de l'usage romain, donnait
son nom aux années » et commandait seul dans la cité, assisté
des cinquante jurats, du conseil des trente, de celui des trois
cents, enfin de l'assemblée du peuple pour les cas graves.
L'élection est le mécanisme indispensable et naturel de tout
ce mouvement : la vie publique est intense et la prospérité
«analogue à celle de l'époque romaine». Bourgeoises d'ail-
leurs, les familles dirigeantes ne le sont guère; et d'abord,
elles tirent probablement leur origine des Francs ou des
Wisigoths; puis encore elles tiennent « à fief " les tours de la
ville; enfin, elles vont jusqu'à s'allier à l'occasion au sang
royal (il s'agit d'une demoiselle Pierre de Bordeaux qui épousa
un d'Albret, ancêtre des Bourbons). Et voici l'homme qui nous
a montré la chute de toutes les aristocraties (fi commencer par
la phénicienne) préparée par d'indignes alliances avec les
filles de marchands enrichis ; voilà le même homme qui se
prend à nous énumérer, dans sa vanité naïve, toutes les bour-
geoisies de Bordeaux casées dans la noblesse gasconne. « Mon-
seigneur le maire » est, dit-il, une puissance, qui traite comme
telle avec les souverains de France et d'Angleterre, et « écrit à
la demoiselle de Mussida : Très honorable dame, chère et
bonne amie! » Quelles belles connaissances a ce magistrat!
Enfin le comte salue au passage tous les citoyens bordelais,
ancêtres des dames Gobineau de l'avenir. « On les voit tra-
verser la ville en tous sens : ils se rencontrent, ne sachant pas
quun jour leur sang sera môle » dans les veines du descendant
392 LE COMTE DE GOBINEAU
d'Ottar, et c'est un grand honneur pour ces braves gens. Leur
petit-fils relève avec soin leurs noms dans les listes de garde
nationale du temps, dans celles des planions aux portes de la
ville, afin de leur donner quelque tournure militaire, et il a
un long chapitre pour établir qu'à cette époque la pratique du
commerce ne constituait pas une dérogation dans le midi de
la France. Nous le croyons volontiers en voyant les Durfort et
les Lansac payer patente; mais le comptoir n'anoblit pas
non plus, que nous sachions, et Jacques GuvugnauU, orfèvre
en 1494, n'est point pour cela grand seigneur. En ce temps
(i on cherchait à gagner 7iimj)orte combien » , dit Gobineau, qui
révèle en ces pages tout au moins une parenté noble, celle de
M, de La Palisse. N'a-t-il pas écrit tout à l'heure pour glori-
fier les descendants d'Ottar (I) : « C'était une race forgée sous
les coups; les coups la faisaient tomber, et en les rendant elle
se relevait comme elle pouvait! » Voilà qui est particulier! Ou
encore : « Elle sent très bien, dans les époques les plus reculées,
ce qui la sert, ce qui la gène. " Tout cela est véritablement
spécial à ce sang illustre.
Nous avons un peu perdu de vue les Gournay dans noire
excursion méridionale. Pourtant, ce nom fut un moment porté
avec éclat en Gascogne, et, bien que le comte ne prétende pas
ici à une filiation directe, il faut reproduire, d'après lui, l'épi-
sode qui a probablement joué son rôle dans l'étrange aventure
de la greffe des Gobineau sur l'arbre généalogique des fils
d'Ottar. Un Gournay anglais fut amené dans le Bordelais, vers
la seconde moitié du quatorzième siècle, par les vicissitudes
de la guerre de Cent ans. En effet, ce nom normand d'une ville
importante, et qui dut fournir plus d'un soldat à l'armée d'in-
vasion de l'Angleterre, se retrouve, comme il est naturel, assez
fréquemment signalé outre Manche, après la conquête du duc
Guillaume le Bâtard, dans les rangs de la noblesse britannique.
Gobineau s'empresse d'en rattacher plus ou moins heureuse-
ment les porteurs à la maison d'Ottar; et, grâce au respect du
passé qui se traduit dans les soigneuses généalogies anglaises,
(i; P. 246.
CHAPinit V ;vj;j
il peut suivre avec vraisemblance ces Gournay-là tout au
moins jusqu'au dix-neuvième siècle, où leur représentant prin-
cipal fut un membre du parlement, M. Huson Gurney. ISotons
que ces Gurney devinrent un moment notaires des Howard, ducs
de Norfolk; profession qui ne prouve rien contre l'èner^rie du
sang dOttar, car « ils se firent légistes pour rester influents, eu
même temps qu'ils cberchaient à tirer de leur domaine la
meilleure rente possible » ! Toujours ces heureux traits, carac-
téristiques d'une illustre origine! Quoi qu'il en soit, un Gour-
nay d'Angleterre, du nom de Malliieu, devint en 1378 sénéchal
des Landes. Il guerroya sans relâche en Gascogne, y acquit de
nombreux domaines et y vécut longtemps avant de retourner
mourir dans sa patrie en 140G. Inlluencé sans doute par la
conviction qu'il parle d'un de ses cousins à la mode de Bre-
tagne, Gobineau se montre d'une indulgence insolite et exces-
sive pour ce capitaine de routiers, qui nous apparaît, à nous
profanes, sous les espèces d'un vérilal)le brigand de grands
chemins. On nous le donne comme possédant « au plus haut
point le trait militaire, dont les générations modernes vou-
draient amener Teffacement au profit de l'État. Dépouiller
celui-ci ou celui-là, frapper des contributions pour son propre
compte, peser d'une main extrêmement légère le droit d au-
trui, enfin, pour dire les choses sans euphémisme, brigander,
ne lui inspirait pas le moindre scrupule ». Mais d'abord ses
victimes étaient-elles si fort à plaindre? En ce temps-là le
peuple « montrait de l'insolence " , ce qui est sa manière do
prouver qu'il n'est pas malheureux. D'autre j)arl, les braves de
cette sorte risquaient après tout leur vie pour « Tébaudisse-
ment de leurs passions " ; tandis qu à l'époque présente « la
tyrannie indirecte et la spoliation par raison démonstrative
s'exercent sans faire courir le moindre risque aux précieuses
personnes des maîtres de toutes choses " . Sans doute, cet
attrait pour le brigand, celte assimilation de l'Etat moderne à
un écumeur de grandes routes, qui n'aurait même pas l'excuse
du courage, est bien dans lesprit du fervent de l'odel, de
1 anarchiste préhistorique que nous avons appris à connaître;
comme elle est logiquement dans le sens de certain Impéria-
394 LE COMTE DE GOBINEAU
lisme dont nous dirons les tendances. Mais, en ce lieu, une
telle apologie du pillage contredit à la fois et tout le bien
qu'on nous avait dit des dispositions gouvernementales infuses
dans le sang d'Ottar, et les développements qui vont venir sur
l'odieuse noblesse d'origine purement « militaire » par qui fut
malheureusement remplacée au quatorzième siècle la cheva-
lerie féodale. Retenons seulement que Mathieu de Gournay a
laissé un nom connu en Gascogne.
Des souvenirs plus précis et surtout plus durables encore se
rattachent à son compagnon d'armes, Robert Kno\vles, qui fit
souche en Bordelais et créa la maison gasconne de Canolle,
dont nous verrons l'importance capitale dans la généalogie du
comte. Soldat de fortune et self modeman, bien que Gobineau,
poussé par une véritable manie de cousmage, s'efforce de
l'apparenter au.x nobles Gournay, Robert Canolle devint séné-
chal d'Aquitaine; et, parvenu au comble de la fortune, il
érigea dans léglise de Ilarpley, en Angleterre, un monument
héraldique dont le sens nous jjarait assez mal déterminé, mais
qui a joué un rôle prépondérant dans les prétentions féodales
des Gobineau. Le comte Joseph-Arthur croit même retrouver
dans l'éghse d'Yarmouth, voisine de celle de Harpley, toute
une suite de blasons des descendants d'Ottar. A notre humble
avis, cette décoration peinte dont il n'indique d'ailleurs ni
l'origine ni la date n'a pas la plus lointaine analogie avec la
maison normande de Gournay, et rappelle simplement des
maisons anglaises oubliées de la région. Encore une fois, il a
trouvé là une nouvelle écriture cunéiforme pour e.vercer sa
sagacité coutumière; et la conviction que lui inspirent ces
signes cabalistiques n a d égale que 1 invraisemblance criante
de ses imaginations. Nous reparlerons de ces deux temj)les, sous
les voûtes desquels, si nous ne nous trompons, dut être
commencé, au dix-huitième siècle, le rattachement des Gobi-
neau de Bordeaux aux Gournay du Vexin.
CHAPITKE V 39j
T R A X s l r I O .N II I S T O n 1 Q U E DES C O U H X A Y AUX n () B I N E A i;
Si Téclipse de ces derniers fut si lon{i[tcmps totale, en dépit
des mérites divins de leur sang, la faute en est aux circons-
tances générales créées par la monarchie capétienne qui les
déposséda. En effet, afin de supj)orler sans excès de douleur
le sentiment d'une déchéance sociale trop évidente, leur petit-
fils trouve des consolations efficaces dans une thèse historique
qui associe à la chute des Gournay toute la nohlcsse issue de
la conquête franque ou normande. A dater du quatorzième
siècle, dit-il, les familles féodales ont disparu, ruine'es parles
empiétements du pouvoir royal, achevées par les désastres de
la guerre de Cent ans. Cette aristocratie principalement agri-
cole, aux mœurs pures, aux hahitudes parcimonieuses, fait
place à une noblesse valeureuse sans doute, mais vaniteuse,
[)rodigue, essentiellement militaire, j)ropre à la vie de cour, et
hientôt à la domesticité royale, " ne connaissant que les rangs,
et faisant plus de cas d'un maréchal de France soi^ti du néant,
avec ou sans mérite, que du plus vieux sang de la chrétienté. »
Sous la Restauration, certains ultras affectaient d'ignorer la
noblesse napoléonienne, et la duchesse d'Angoulcme conti-
nuait de traiter une princesse de l'Empire comme la fille d'une
femme de chambre de son auguste mère. C'est pour les com-
pagnons de Duguesclin et de La Hire que le descendant d'Odin
se croit en position de montrer d'analogues dédains. Et que
n'a-t-il quelques-uns de ces « militaires " à nous signaler dans
sa parenté, etdans sa chronique familiale, où Mélac, ce pandour,
à peine son cousin (1), occupera plus tard un chapitre entier?
Certain renard gascon, d'autres disent normand,
(i) Leur parenté n'est pas indiquée d'une façon précise; mais Gobineau se
montre extrêmement indnljient à ce « soudard cynique, déhauchr, froidement
cruel « , érrit M. P. de Ségur dans sa belle histoire du maréchal de I^uxemhourg,
et dont Villars écrivait : « Sa fantaisie était de paraître toujours furieux et de
396 LE COMTE DE GOBINEAU
a écrit un honnête Champenois, qui semblait hésiter d'avance
sur la véritable patrie des Gobineau et contait une aventure
de raisins trop verts. Le bois de la treille ne serait-il pas celui
dont on fait les bâtons de commandement? JX importe,
Louis XIV demandant la preuve de noblesse jusqu'en Li9i)
pour 1 honneur de ses carrosses est taxé sans ambages d' « ab-
surdité»; car, à cette époque, un chevalier pouvait être déjà
« de la plus basse extraction » . Détournons donc nos regards
de ces parvenus et dirigeons-les maintenant vers les réserves
du sang des dieux qui se conservent pour un avenir brillant à
l'abri des regards indiscrets : en un mot, rapprochons-nous de
maitre Simon Gobineau, bonnetier à Bordeaux au début du sei-
zième siècle et premier ancêtre authentique du comte Jose|)h-
Arthur.
Entre Hugues IV de (journay, déj)0ssédé par Philippe Au-
guste, et ce digne commerçant baille une lacune de trois
siècles environ. Leur descendant apporte naturellement tous
ses soins à la combler de son mieux, et voici comment il s'y
prend. Tout d'abord, appuyé tant bien que mal sur de vagues
indices de nom et d'armes, il nous présente encore après 1200,
dans le Beauvoisis, un certain nombre de Gournay. Chose
curieuse, il les montre alliés aux Rouvroy, ancêtres de Saint-
Simon, ainsi qu aux Boulainvilliers, et ce serait là assurément
une des meilleures preuves de l'origine septentrionale du
comte, s'il prenait la peine de la relever. I^nsuile, à l'appui de
la thèse qui fait substituer par les Gournay le nom de Gauvain
(ou Gauvinot, Gobineau) à celui de leur fief, il a découvert
trois Gauvain de Gournay. Lun, au quatorzième siècle, est
cité dans une charte en Beauvaisis. L'autre répare les fortifica-
tions de Brest en 1498 (époque où l'un des grands-pères pos-
sibles, sinon certains, de Joseph-Arthur, Jacques Guvugnault,
est déjà établi à Bordeaux). Le troisième enfin est nommé une
fois dans la Gallia christiania pour avoir eu affaire à une
abbesse du Berry en 1453. Celle-ci conclut une transaction
coucher avec deux grands loups pour .=e donner mieux l'air de férocité. » 11 est
probable que l'hôte de Wahnfried s'en tenait à Odin et à Ottar dans ses souve-
nirs de famille et passait sous silence l'incendiaire du Palatinat.
CHAPITRE V .{97
« cum (Jobino de (iournay, milites » . Uemarqiions cet al)latif
séduisant qui paraît écrire eu toutes lettres le nom de famille
souhaité au dix-huitième par certains parlementaires bordelais,
lecteurs probables de la Gallia. Quant à se découvrir des
ancêtres Gauvinot, la chose est évidemment bien plus facile,
ce diminutif devant être à peu près aussi répandu que celui de
Pierret ou de Jeannot. Il existe pour ce {jenre de recherches
peu apjirofondies une source dune commodité extrême, dont
l'auteur (.VOttar-Jarl a usé et abusé. C'est ce catalogue de
revues militaires qui s'appelle « les Monstres » de Gaijrnières.
Là sont ahjjnés sans autre renseignement un nombre infini de
noms propres dans lesquels il suffit de choisir avec discerne-
ment. Beaucoup de ces hommes d'armes, qui firent monstre
un jour, pour justifier les dépenses de leur capitaine, portent
le suffixe « de Gournay », qui indique leur village natal; or, il
existe encore de par la France six communes de ce nom, et
peut-être en comptait-on davantage alors. Ceux-là sont naturel-
lement des descendants d'Ottar, mais les Gauvinot ne le sont
pas moins. Ainsi, dans les tal)les du livre de la jurade de Bor-
deaux, on lit en 1404 » Gobenho, homme d'armes ». C'est « un
cinquième Gauvain de Gournay v , écrit notre historien, sans
même atténuer par un adverbe de probabilité la brutalité d'une
telle assimilation! Non moins Gournay devait être Macé Gau-
vigneau, notaire et secrétaire du roi en Poitou vers 14G0
(quelque chose comme un ministre d'État de nos jours, re-
marque notre auteur). Et aussi Michel Gavignon, marin sur
les côtes d'Angleterre en 1496. En définitive voici l'interpréta-
tion de ces découvertes frappantes. Les Gournay du Beauvoi-
sis, disparus de l'histoire avec Hugues IV, se mettent en
marche vers l'Aquitaine, guidés peut-être, au bout de deux
siècles d'obscurité, par le renom de leur homonyme Mathieu,
sénéchal des Landes; et ils parviennent heureusement vers
! 100 avec Gobenho, homme d'armes, dans les rues de la capi-
tale gasconne. Un siècle s'écoule encore sans grande certitude;
mais enfin nous abordons de nouveau le terrain solide de l'his-
toire, délaissé par nous depuis trois cents ans, avec le chapitre
intitulé de manière sonore : « Juristes, marchands et soldats. »
338 LE COMTE DE GOBINEAU
VI
LES GOBINEAU COMMERÇANTS
Il semble que la tranche du milieu soit seule substantielle,
bien qu'elle se dissimule entre les deux autres, dans cette
sandwich de professions, inégalement décoratives, car les
juristes se réduisent à deux notaires, mentionnés en 1504 et
1529, mais dont la parenté avec le comte n'est pas établie par
un autre indice que l'analogie de nom ; et les soldats sont
représentés par une unique confusion de personnes, que nous
allons réduire à sa valeur. Hestent les marchands. Simon
Gobineau l'était sans aucun doute. « Il achetait des draps de
laine, dit son pclit-fils avec une ironie un peu embarrassée,
dans l'intention évidente de les céder à ses amis pour de l'ar-
gent, comme plus tard M. Jourdain. » Ce n'est pas nous du
moins qui aurons ici évoqué le personnage de Molière ! Cepen-
dant, à le voir apparaître si fort à propos, on se demande un
instant si notre Gascon ne sourit pas lui-même dans son for
intérieur à l'énormité de ses prétentions et à la naïveté
qu'elles exigent de la part de ses lecteurs. Mais non, ne nous
laissons pas aller à une telle supposition : nous l'avons dit, la
conviction seule pouvait bâtir cet édifice capricieux, ce château
si congrûmcnt établi sur les frontières de l'Espagne.
D'une même haleine, voici qu'on nous donne le précurseur
du Bourgeois gentilhomme pour un guerrier fougueux. Car les
Monstres du complaisant Galgnières fournissent un nom ana-
logue en quelque chose à celui de Simon Gobineau, et pour
faciliter les assimilations les plus hasardeuses, on nous affirme
que lui-même écrivait le sien de dix façons différentes. Donc,
à Marmande, en Agénois, le 23 septembre 1513, on constate
dans la compagnie de M. de Lautrec un militaire de nom
approchant, qui a est parvenu au grade d'homme d'armes (l) " •
(1) P. 312.
ciiAPriin; v ;}rt)
Ce ne peut être que notre Simon. Soit; mais, olijectons-nons
timidement, la même année Gol)ineau le bonnetier apparaît
dans un acte notarié à Bordeaux. G'e.st donc, dit le comte, qu'il
avait quitté le service militaire et, « suivant l'exemple de plus
d'un héros de ce temps, de soldat s'était fait marchand. »
Soit! Mais encore Simon Gohineau se montre commerçant h;
14 janvier, et militaire le 23 septembre; comment donc était-il
à cent lieues de sa boutique pour la revue de Marmande. C'est,
riposte son pctit-Hls, que, tandis qu'il se livrait à des spécula-
tions sur les draps, il continuait le métier militaire. C'en est
trop cette fois! N'est-il pas plus simple d'avouer que ces deux
fantômes incertains, dont on ne connaît pas autre chose que le
nom, n'ayant rien eu de commun ici-bas, sont confondus .scji-
lement dans l'imagination du descendant de l'un d'eux, et du
moins martial, par malheur?
L'héritier de Simon, Jacques Gobineau, commença d'enri-
chir la famille et devint jurât de Bordeaux, u 11 vendait du
velours noir, jaune, violet, cramoisi, du burjfau de Paris, du
taffetas, du damas, des passementeries, du papier (1). » II était
aussi banquier, prêteur sur gages, et porta sans doute les qua-
lités inébranlables des descendants d'Ottar dans ce genre d'ac-
tivité; mais nous sommes assurés qu'il ne dépassa jamais le
taux légal pour l'intérêt de ses avances, car son petit-fils l'au-
rait dit sans faute et eut tiré vanité au profit de la race de cette
pratique utilitaire; nous le verrons en effet hasarder tout à
l'heure des aveux plus délicats. Une des filles de ce Jacques,
ayant épousé un Boucault ou « de » Boucault, qui devint un
personnage assez important [)ar la suite, s'intitula dans les
actes Marie de Gobineau. Mais, bien qu'à partir de ce moment
le comte dote ses ancêtres du de dans son récit, on voit, par les
actes qu'il reproduit textuellement, que quelques générations
se passèrent encore avant qu'ils prissent en effet la j)arti-
cule. Lui-même constate, du reste, que cette « mode » s'éta-
blit au début du seizième siècle (2), et qu'on n'y a mis d'im-
(1) P. ;32i.
(2) M. le vicomte «l'A vend, dans son livre si vivant sur la noblesse française
au temps de Richelieu, signale, au dix-septième siècle, de la Chassaigne, tanneur;
400 LE COMTE DE GOBINEAU
portance qu'au dix-neuvième. Quant à l'anoblissement, il n'y
en a nulle part de signalé pour les Gobineau; mais on voit que
leur gendre, Boucault, « avait été anobli par Henri Ili, qui ne
sin formait jamais si cette mesure était ou non nécessaire,
agréable ou fâcheuse . » Nous voilà fixés : elle eût été fâcheuse
aux descendants d'Ottar, chevaliers de la conquête, et, sans
doute, ne se produisit pas pour eux.
Etienne Gobineau maintint à peu près le rang de la famille
sans l'augmenter; par suite de son mariage avec une Massip,
d'ancienne famille bordelaise, il s'établit à Izon, bourg voisin
de la ville, qui sera désormais la résidence d'été des Gobineau
et jouera un rôle assez important dans leur histoire. Ils y pos-
sédèrent une maison, encore existante, longue, basse, assez
modeste, semble-t-il, d'après la description qui nous en est
faite; et ils devinrent bientôt syndics, ou plutôt « Grands syn-
dics héréditaires » du bourg, ainsi que notre homme préfère
intituler ses pères. Et le voilà portant aux nues cette dignité de
maire de village : les Foix Grailly, « captais » de Buch, ne
voulaient pas d'autre désignation, et du Gange assimile aux
« comtes » ces syndics, donnant ainsi la mesure de l'estime
dans laquelle les gens du Bordelais tenaient leurs anciennes
libertés (romaines évidemment). Cette assimilation ne serait-
elle pas l'origine du titre de comte, qui n'est pas donnée pai
ailleurs? Quoi qu'il en soit, Etienne Gobineau joua un certain
rôle dans la Saint-Barthélémy gasconne, où périrent, disent
les protestants, deux cent quatre-vingt-quatorze personnes. Il
paraît que tous les meurtriers catholiques étaient voisins,
amis, clients ou parents d'Etienne. Quant à lui-même il se
réserva pour une occupation plus pratique : « Peut-être pilla-
t-il. Ce sont les huguenots qui le disent. Suivant eux, il se lit
donner force rançons, et tout ce qu'il v avait en fait de meubles
et de tapisseries passa des maisons des huguenots dans la
sienne (I). » Enfin, voilà donc le sang d'Ottar qui se révèle, et
l'instinct utilitaire du conquérant du pays de Bray qui refleurit !
A. de Jjuynes, Cli. de Maiigny, barhiers-étuvistes ; Malliieu de Monclieny et
Simon de Séquevillc, apotliicaires, etc.
(1) P. 351.
CIÎAPITPF V 401
Ajoutons qu'ici, pour comble de satisfaction, nous allons
peut-être contempler pour la première fois un Gobineau
aullientiquemcnt soldat (l). Par malheur, les indications qui se
rapportent à ce Bernard Gobineau, frère (?) d'Ltienne, sont
aussi vagues que contradictoires. Gaignières entre une fois de
j)lus en ligne, avec différents noms plus ou moins pro[)res à
s'appliquer au même personnage, et nous avons appris à nous
défier des assimilations hardies de son client ordinaire. En
outre, on nous indique, en note, qu'en 1577 Bernard n'avait
pas encore vingt-cinq ans, et qu'il eut pourtant un filleul dès
1522, « étant encore très jeune garçon (2), « il est vrai. Fort
jeune en effet; pour noter un pareil âge, il faudrait employer
des quantités négatives comme en algèbre, et dire que ce
parrain avait « moins trente ans " tout au plus. Passons
cependant, avides que nous sommes de connaître les exploits
de ce brave qui porta, dit-on, le titre de capitaine de La Roque-
Tombebeuf. Et nous pouvons attendre <lc lui des aventures
dignes d'un Artagnan, car son nom seul, prononcé congrû-
ment à la bordelaise, ferait reculer l'ennemi. Cadédis! Oui, le
capitaine " n'était pas d'humeur à entendre parler de combats
ou d'escarmouches sans en raconter di\x?,û sa part » . Il ne s'agit
pas tant de la prendre, que tout d'abord de la raconter, notons-
le bien, car nous sommes sur les rives de la Gironde. Donc, le
10 août 1577, le capitaine de La Roque-Tombebeuf achète de
son frère (?) Etienne, par-devant notaire, deux courtauds, bien
harnachés de bons harnais en bon état, pour cent soi.vante
écus d'or. « Ceci fait, Bernard partit pour la guerre. " Et c'est
tout; l'épopée finit là; l'on ne sait rien de plus précis sur ce
héros. L'imagination n'en est que plus à son aise, en revanche,
et, tout à l'heure, retrouvant dans Gaignières quelques paysans
natifs des différents Gournay de France, le petit-neveu du
capitaine ajoutera avec le plus grand sérieux : « Il est à croire
que ces soldats n'étaient pas fort attirés par la grave fréquen-
tation de M. de Massip, ou de M. de Bare (alliés des Gobineau),
(1) P. 353.
(2) P. 353.
•26
402 LE COMTE DE GOBINEAl
mais ils pouvaient s'entendre à merveille avec le capitaine de La
Roque-Tombebeuf. " Ils le fréquentèrent donc! La possibilité
fait toujours la preuve aux yeux du comte; et ce furent sans
doute, dans les corps de {^arde de l'octroi de Bordeaux, après
l'examen de quelques futailles suspectes de fraude, de belles
conversations entre cousins sur les hauts faits d'Oltar-Jarl.
Etienne Gobineau lui-même devint « capitaine de la garde
bourgeoise » de son quartier, et en conséquence « fit tout
autant, sinon plus, le soldat que le négociant ».
vil
LES GOBINEAU tNniCUIS
Cependant comme les Gobineau vont bientôt s'élever réel-
lement à l'aisance et à la fortune, il est temps de préparer leur
restauration dans le rang qui leur fut toujours dû. Aussi se
place en ce lieu une bien curieuse théorie, qui, tandis que
celle de la j)erpétuité des qualités de la race dans la ligne
masculine sonnait tout à l'heure la déroute du principe fonda-
mental de VEssai, vient ici, sous prétexte d'en restaurer quel-
que peu la portée sociale, renverser en revanche tous les pré-
jugés politiques du comte sur le temps présent. Elle fournirait
en effet, nous allons le voir, le meilleur moyen de justifier, par
raison aryanisle, le triomphe du tiers état dans les derniers
siècles delà monarchie française, l'accession de la bourgeoisie
aux grandes charges de l'État sous Louis XIV, enfin les réfor-
mes sociales de la Révolution française.
Que constatons-nous en effet à partir du seizième siècle,
dit notre homme? M. de Guise, M. de Coligny ou M. de
Montluc, tout ce qui est gentilhomme de province (?), se met
à courtiser un plus riche que lui, et les choses arrivent à tel
point que, la mode inventant les gentilshommes « domesti-
ques » , c'est Madame la Présidente, ou Madame la Conseil-
lère (ce dernier titre sera, au dix-huitième siècle, celui des
CHAPITRK V 403
dames de Gobineau) qui font faire leurs commissions, porter
leur livre d'heures par le gentilhomme payé à cet effet; et ce
{gentilhomme qui les estime peu, les sert pourtant. Or, tandis
que se manifeste cette « rage de la noblesse pour la domesti-
cité », que fait la bourgeoisie? Elle met la main aux plus
importantes fonctions, elle crée la puissance des Parlements,
elle crée la science, elle crée en vérité un ordre civil! Ah!
nous permettons-nous d'interrompre en ce point, si Augustin
Thierry pouvait revenir à la lumière, quelle joie pour cet ami
du tiers que l'éclatante conversion de son ancien adversaire!
Il est vrai que celui-ci donne des motifs différents à son
enthousiasme. « La raison de cette double anomalie ne doit
pas nous surprendre. » La noblesse famélique et pauvre, qui
commence au quatorzième, ne provenait en grande partie que
des routiers. Nous le savions, et que tant qu'ils ne sont pas
Gournay ou Mélac, c'est-à-dire parents des Gobineau à quel-
que titre, ces pillards demeurent dignes de toute exécration.
Une telle aristocratie avait pu prendre la première place dans
des circonstances calamiteuses, mais elle se montra absolu-
ment inhabile à la conserver. Rapidement "le fruit des pillages
de l'ancêtre récent " avait été dissipé, et, une pente naturelle
la ramenant au niveau de son tempérament héréditaire, elle
retournait à la servitude d'où elle venait.
En re^ anche, la bourgeoisie factice produite par les événe-
ments (entendons ici les descendants d'Otlar), mêlée à cette
autre bourgeoisie ancienne, d'origine germanique ou aquitaine
(ce sont les citoyens de Bordeaux qui eurent l'honneur de
fournir des épouses aux Gol)ineau), qui n'avait rien de bien
hnmlile, tout au contraire, ces vrais descendants des races domi-
nantes « n'avaient nullement demandé dans leurs jours d'in-
fortune à s'abaisser davantage » ! Voilà un sentiment bien par-
ticulièrement aristocratique! Ils avaient réagi pour tous les
moyens que procure l'activité contre la mauvaise fortune. Et,
quand le seizième siècle prit fin, ils étaient en général
remontés, sinon à leur rang primitif, du moins vers les confins
des premières classes de la société. On a dit que la noblesse
française dans sa généralité n'atteignait pas plus haut que le
404 LE COMTE DE GOBINEAU
seizième siècle; c'est qu'on n'v a pas regardé d'assez près. La
noblesse qui, à ce moment, commençait à disparaître n'était
pas la vraie noblesse, mais une « intrusion, une invention, une
institution, non un fait de nature. La vraie noblesse, un
moment éclipsée, reparut alors dans son apparence sans avoir
jamais perdu sa qualité. Et, ce qui la pressa de reprendre sa
place^ ce fut en partie la vraie et humble classe moyenne qui
la trouva trop brillante pour la conserver dans ses rangs. Les
familles autrefois ruinées, maintenant relevées, n'eurent plus
qu'à penser aux honneurs et aux contentements : elles cessè-
rent de tenir à s'occuper du commerce. On renonça enfin à se
dire naïvement d'un trait de plume « écuyer, bourgeois et
marchand » , ce n'eût j)as été d'un homme du bel air » . Les
Gobineau n'eurent pas du moins à se faire ce reproche, car ils
n'avaient jamais été jusqu'à trancher de 1' « écuyer " !
Ainsi, s'il entraîna toute la noblesse germanique dans
l'aventure des (îournay au douzième siècle, leur héritier fait
du moins |)articiper toute la haute bourgeoisie moderne à la
secrète illustration du sang des Gobineau enrichis au dix-sep-
tième; il éclaire libéralement le tiers état dans son ensemble
aux rayons de cette famille « trop brillante « . Et ce qu'il y a
de particulier, c'est qu'en cotte thèse, dont les motifs person-
sonnels sont si patents, il a rencontré encore, peut-être créé
pour une part, l'un des grands courants de l'aryanisme con-
temporain; que, là aussi, dans sa risible vanité de parvenu, il
s'est montré précurseur et a trouvé, nous le verrons, des héri-
tiers empressés à recueillir cette portion de son bien ou des
disciples plus ou moins conscients de leur emprunt.
Deux générations s'écoulent pourtant encore après Etienne
(iobineau, sans jeter ce grand éclat que nous attendons tou-
jours. Notons un curé d'Izon, venu fort à propos nous mon-
trer (1 ce qu'était alors une carrière ecclésiastique qui ne tenait
pas à l'épiscopat »' ! Et pour cause, sans aucun doute, pense le
lecteur à cette précaution oratoire, de même que le capitaine
de La Roque-Tombebeuf ne tenait pas au maréchalat. Le bon
prêtre de village « voulait concilier le service de Dieu avec le
goût des habitudes domestiques " . A ses côtés, voici un certain
CHAPITRE V 405
Octavien Gobineau qui aurait été au service de Madame
comme gentilhomme (?); mais aucune justilication sérieuse de
ce dire n'est indiquée (1).
L'arrière-petit-Hls du Gobineau de la Saint-Barthélémy,. leaii,
paraît avoir réellement servi dans sa jeunesse, mais il Ht mieux
pour l'avenir de sa famille en épousant, vers 1G51, Isabeau de
Jeannet, femme de tête qui a préparé les progrés des Gobineau
au dix-huitième siècle. Klle fit décidément j)rendre le de à son
mari (I()54), s enrichit par des héritages heureusement pré-
parés sans doute; et elle eut deux fils, dont l'aîné fut le trisaïeul
du comte (nous allons y revenir), tandis fjue l'autre va nous
arrêter d'abord un instant pour la destinée fâcheuse de ses
descendants. Ce Pierre-Joseph, assez mauvais sujet, semble-t-il,
fut le héros de deux aventures malheureuses : il se vit d'abord
poursuivi pour chansons im[)ies et blasphématoires au cours
d'un tumulte dans les rues de Libourne, puis compromis dans
une rixe où il y eut mort d homme. Néanmoins, en ce bon pavs
de Gascogne, les arrêts terrifiants du Parlement, (jui parlent
de pendaison, de langues percées par des fers rouges, parais-
sent n'avoir pas grandement inquiété ceux qu'ils visaient. Les
choses n'allèrent pas si loin que pour le chevalier de La Barre,
Pierre-Joseph de Gobineau s étant tiré d'affaire avec deux
années de prison. Et ce casseur de vitres inspire une véritable
sympathie à son petit-neveu, qui retrouve en lui quelque reflet
des façons d'Ottar; à ce point qu'un brillant couplet des Pléiades
sur les joyeux soupeurs du dix-huitième siècle fut probable-
ment inspiré par son souvenir. Mais son énergie mal employée
prépara un avenir difficile à ses descendants; tandis que leurs
cousins s'élevaient au Parlement, ceux-ci tombaient à l'élat
d humbles vignerons au bourg d'izon, ou encore de simples
soldats dans les armées du roi. L'un de ceux-ci porta le nom
(1) Cette probabilité n'est guère appuyée par une citation de Tallemant tics
Réaux, qui nomme incidi'muient (Hixtoirr de Li Tnnicr) une " Mme de Mon-
blin II, dont l'auteur d'0««;-./('r/ s'cin|)ressc de faire une dame de ('■o!)incaM,
sur une analogie .superticielle. Mais, en examinant les dates, on s'aperçoit que
cette tante supposée du comte aurait eu un âge m'gatif comme le ca|)itainc de
La Hoque-Tond)ebeuf, à l'époque où Tallemant mentionne en passant Mme de
Monblin.
406 LE COMTE DE GOBINEAU
de Vive Hatnour et fournit peut-être en pays germanique, au
cours de ses campagnes, une souche analogue à celle de ces
Brin damour, qui peuplent aujourd'hui la Bavière. Ce rameau
desséché de l'arbre odinique s'éteignit en France dans la per-
sonne d'un vieux paysan illettré et possesseur de 200 francs
de revenu, que le comte Joseph-Arthur paraît avoir encore
connu lui-même. Ce parent déchu lui inspire quelques réilexions
mélancoliques, et, ainsi que tout à l'heure il releva la bour-
geoisie contemporaine des Colbert en considération des syndics
du bourg d'Izon, peut-être serait-il disposé, en faveur de ce
Gobineau tâcheron, à réhabiliter les paysans demi-finnois si
mal traités dans VEssai.
Les cultivateurs de vieille origine, de race chevaleresque, ne
sont pas, dit-il, beaucoup plus rares parmi nous que les gens
titrés qui ne sont pas de sang noble. Et de là un désordre dont
une nation ne saurait jamais se tirer. De plus, le spectacle
lamentable de ce descendant d'Ottar tombé à la rusticité ramène
encore une fois la pensée de notre philosophe sur l'influence
des immixtions féminines, dont il fut si persuadé jadis et qu'il
n'abandonna momentanément qu'en présence de l'évident éclat
de sa race, surtout de sa personne. Ses aïeules de vieux sang
gascon ne semblent pas l'inquiéter outre mesure; nous avons
vu qu'avec un peu de bonne volonté on peut les supposer
encore germaniques ou du moins « aquitaines " . Mais Fran-
çoise de Gosson fut " de provenance incertaine » ; Isabeau de
.leannet « n'est pas non plus d'une souche très facile à recon-
naître « . Et l'ingratitude du comte vis-à-vis de cette dernière,
dont nous avons dit la conduite avisée, n'a d'égale que celle qu'il
témoigne à sa propre grand'mère. Victoire de La Haye, fille
d'un fermier général, qui, à la veille de la Révolution, acheva
l'élévation de la famille, si heureusement commencée par la
précédente aïeule. Gobineau ne trace pourtant pas un portrait
bien flatteur de cette dame. Elle s'habillait en homme, faisait
de louj^ues courses incognito sous ce costume et montrait
toute " la frivolité des gens d'argent » ; elle possédait pourtant,
notons-le, une énergie froide dont son petit-fils nous a conservé
un trait presque Spartiate, qui eut dû lui gagner le cœur du
CHAPITRE V 407
descendant d'Ottar (l). Mais non, il j^arde un front sévère à ces
mérites dépourvus de parchemins; de là, dit-il, de ces femmes
de sang probablement fort mêlé, proviennent les perturbations
dans l'unité du type. « Le côte nuisible des situations humbles
comme celles où sont tombés les Gournay n'est pas dans le
dénuement, ni même dans le défaut de culture qui en est la
suite; des tempéraments naturellement vijjoureu.v traversent
ces crises sans s'y perdre. Ce qui abaisse toutes les races et
finit par mettre à néant les races déchues, ce sont les mésal-
liances, non pas de fortune, mais de sang. Une famille se perd
en épousant une fille de rien qui lui apporte des millions...
C'est un alliage fàcheu.\, pour le sang primitif, qui, bien diffi-
cilement, bien rarement, peut en arrêter les effets délétères. "
Bonnes dames de Gobineau du temps jadis, votre petit-fils
n'a pas gardé à votre mémoire une piété tout à fait tendre. Et
pourtant, du haut de leurs cadres poudreux, vos images effacées,
dans leurs atours provinciaux, lui souriaient néanmoins avec
indulgence; tandis que vos lèvres où le rouge pâlit, gardant
l'expression gaillarde qui sied aux rives de la Gironde, chu-
chotaient bien bas entre vous : « Pirate norvégien peut-être,
mais assurément cadet de Gascogne. Et le second vaut bien le
premier, sandis! » Fuis, à défaut de sang norvégien, ne restc-
t-il pas pour l'illustration de la race qu'un Méridional aura la
gloire d'avoir porté au plus haut point de perfection la théo-
logie du septentrionalisme !
Revenons aux derniers ascendants directs du comte. Les
deux femmes de tête que nous avons nommées ne travaillèrent
pas en vain; le petit-fils d'isabeau de Jeannet, Pierre-Joseph
de Gobineau, qui mourut fort âgé en 1788, devint conseiller à
la cour des aides; et il épousa Louise Dumas de Fontbrauge,
dont la mère était une Canolle, donnant ainsi pour ancêtre,
(1) Plus clairvoyant (|iic son ncvcn, Thibault-Joseph de Gobineau, l'oncle
ori{»inal du comte Arthur, dont nous avons dit l'influence sur sa jeunesse,
" s'était pris pour .sa mère (^Victoire de La Haye) d'une passion qui dura autant
que sa vie, [larcc que, l'ayant vu tomber de cheval sur le pavé de la cour, elle
lui avait dit froidement : » Vous êtes-vous fait mal, mon.sieur? — Non, nia
mère. — Hé bien, remontez! » (P. 415.)
408 LE COMTE DE GOBINEAU
bien authentique cette fois, au comte Joseph-Arthur le valeu-
reux Robert Knowles. A la génération suivante, Thibault-
Joseph fut conseiller au parlement de Bordeaux, et, encore
enrichi par sa femme Victoire de La Haye, il bâtit a celte
grande maison située à 1 extrémité des allées de Tourny, qui
porte son nom, aussi bien que la rue qui la touche » .
Enfin, ce Thibault-Joseph eut deux fils. L'un, le père du
comte, Louis, dut montrer un de ces tempéraments " doux et
lymphatiques » , que son fils, après le lui avoir imputé à mots
couverts, considère comme le résultat de néfastes immixtions
féminines dans la race d'Ottar. L'autre, Thibault-Joseph II,
lut loncle original dont nous avons dit l'inHuence sur son
neveu; et, contrairement à son frère, il eut l'existence la plus
mouvementée. Dans son enfance, il avait tenté de mettre le
feu au collège de Guyenne et en avait été renvoyé pour cet
exploit; j)lus tard, grand chasseur, grand ami de tous les con-
trebandiers pyrénéens, il fit la guerre en Espagne sousDugom-
mier, sans vouloir accepter aucun grade. Un jour, monté sur
une simple barque, il aurait capturé presque seul un brick
anglais. On le voit, c est le capitaine de La Iloque-Tomljebeuf
racontant enfin quelques aventures par la bouche d'un de ses
arrière-neveux. Apres le 0 Thermidor, il assista et « peut-être
prit part » au meurtre d'un des plus méchants jacobins de la
ville de Bordeaux, qui fut tué à coups de pistolet sur les marches
du théâtre; et, dans sa vieillesse, fort lié avec Talleyrand, il
passait tous ses étés à Valençay, jusqu'aux événements de 1830,
qui le brouillèrent avec le prince. Cet aventureux chevau-léger,
qui tenait de sa mère, n avait-il pas toutes raisons pour se
croire fermement du sang d'Ottar, une fois cette idée éveillée
dans son cerveau? Nous considérons comme son œuvre propre
la généalogie que nous venons d'esquisser de notre mieux, et
qm agit si profondément sur l'esprit impressionnable de son
neveu.
CHAPITRE V 409
VIII
OniGI.NE ET FONDEMENT DE LA PRÉTENTION- SCANDINAVE
En effet, parvenus au terme de ce long et fastidieux exposé,
il faut nous interroger une dernière fois sur Tidée fondamentale
qui le gouverne, c'est-à-dire le rattachement des marchands et
parlementaires bordelais aux grands barons féodaux du pays
de Bray. Cette idée est si inattendue qu'elle en paraît tout
d'abord véridique; car la réalité seule offre des combinaisons
à ce point bizarres. Mais non, trop d'impossibilités viennent à
la traverse, et d'ailleurs il est loisible, au prix de quelque atten-
tion, de débrouiller l'écheveau complaisamment emmêlé par des
mains intéressées; quitte à présenter comme hypothèse les
résultats d'une analyse rendue plus difficile par les obstacles
que notre guide unique a soigneusement accumulés sur notre
route dans l'inconsciente habileté de la conviction qui ne rai-
sonne plus. Oui, pour l'appréciation même de sa thèse ethnique,
le secret du caractère de Gobineau veut être éclairci; est-ce le
sang ou l'imagination qui parle en lui? M. Schemann a-t-il
bien le droit d'écrire sans hésitation de son protégé le " gen-
tilhomme normand » ? Et Wagner ne s'abusa-t-il pas, comme son
ami, le jour ovi il lui présenta ses œuvres complètes avec cette
dédicace (1) :
^Sormann und Sachse
Das wai- ein Runtl
Das bliilie und wachse
\Vas nocl? gesuiid.
Si l'on pouvait admettre, comme l'historien dOttar-Jarl tend
sans cesse à l'insinuer, sans jamais d'ailleurs le dire en propre
termes (2), qu'il existât une véritable tradition dans sa famille
(1) Citée par M. Scliuré : « \Vaj;ner intime -> (dans la Revue hleue du 24 mai
1902). " Mormand et Saxon, cela ferait une alliance, pour que fleurisse et pros-
père ce qui demeure encore en santé. "
(2) A le lire sans grande attention, on croirait bien rencontrer parfois chez
les orfèvres et bonnetiers de Bordeaux quelque réminiscence de leur dlustro
410 LE COMTE DE GOUINEAU
sur les origines normandes de la race, il serait permis d'v
ajouter quelque foi, quand même la preuve palpable ferait
défaut sur ce point; moins sévère qu'un d'Hozier, le lecteur
accepterait une filiation aujourd'hui sans autre portée qu'une
indication psvchologique. Mais on n'aperçoit jamais la mention
précise d'une pareille tradition, qui eût été pourtant signalée
avec un soin jaloux, si elle s'était traduite en paroles ou en
actes. Tous ces marchands de la rue Sainte-Colombe, tous ces
hobereaux du bourg d'Izon auraient dit quelque jour : u Mon
aïeul Oltar ou Gournav; mes armes antiques. » Il n'y a nulle
trace de cela. Les armoiries, ces trois corbeaux symboliques,
qui tiendront leur |)lace dans le poème d'Amadis et semblent
croasser sur le cadavre de l'humanité ariane, apparaissent pour
la première fois avec Pierre-Joseph de Gobineau, mort en 1788;
on ne dit pas qu'elles aient été accordées ou enregistrées; elles
sont à la fois le premier symptôme et le fondement ultérieur
de la prétention. C'est qu'elles se retrouvent en effet dans
l'église d Yarmouth, où une vague tradition parait les rap-
porter à des alliés des Gournay anglais.
Or, à notre avis, voici comment s'explique leur adoption sou-
daine : Pierre-Joseph de Gobineau avait épousé, nous l'avons
dit, une Dumas de Fontbrauge dont la mère était une CanoUe.
Cette première alliance effective avec la noblesse gasconne
ayant monté leur imagination, ces riches bourgeois bordelais,
obéissant à une tendance dont il existe des exemples innom-
brables en ce temps, se cherchèrent des ancêtres au prix des
plus grandes invraisemblances. Précisément, sur le portail de
l'église paroissiale d Izon, dont ils étaient syndics de père en
fils, on voyait des armes sculptées : un a paie de six pièces « ,
sans couleurs appréciables. Ce très vague blason se trouvait
être à peu près celui de Mathieu de Gournav, sénéchal des
origine. On voit par exemple (p. 319 deux Gournav figurer parmi les com-
mensaux de Jacques Gobineau vers 1560, mais ce sont des commensaux sup-
posés. Regardez de plus près, le récit est entièrement dubitatif sous sa forme
directe : la source est nulle. Le comte a lu tout simplement ces deux noms de
Gournay dans Gaignières, vers la même époque, et d'ailleurs aux deux extré-
mités de la France. Les relations insinuées demeurent une pure possibilité
■ entre contemporains, un rêve fourni par l'imagination complaisante de l'historien.
CHAPITRE V 411
Landes, qui avait laissé quelque souvenir dans la région; et
certains paysans, de ce nom si répandu, s'éteio;nirent au voi-
sinage d'Izon vers 1711. Or les Gobineau se considéraient un
peu comme les seigneurs du lieu. Si le compagnon de ce
Robert Canolle, qui était devenu dès lors leur allié authentique,
si Mathieu de Gournav v avait laissé ses armes, sa mémoire,
son nom, c'est donc qu'il les avait précédés vraisemblablement
dans celle dignité; et pourquoi ne seraient-ils pas alors en
quelque façon ses descendants (1)? Pourtant, se rattacher à la
maison anglaise encore e.vislante outre-Manche, à Mathieu
lui-même, qui avait probablement déjà dans Bordeaux des con-
temporains dénommés Gobineau, Simon le bonnetier n'étant
séparé que par un siècle du brillant sénéchal, cela était fort
osé. Au contraire, la famille française de Gournav n'avait pas
laissé de traces, même en son lieu d origine, depuis le treizième
siècle; on pouvait s'y relier sans inconvénient. Enfin les rela-
tions commerciales entre le Bordelais et l'Angleterre étaient
alors incessantes, et, les Canolle possédant dans ce pavs leurs
titres d'origine, leur cousin Pierre-Jose[)h de Gobineau put
visiter l'église d'Harpley, qui perpétue la gloire de Piobert
Knowles, et par occasion l'église voisine d'Yarmouth, où la
tradition lui montra des armoiries appartenant aux alliés des
Gournav anglais. Il prit tout simplement pour son usage le>
deux derniers écussons de la série d'Yarmouth, qui n'a d'ail-
leurs aucun rapport avec les Gournav de France, sinon dans
l'imagination du comte, nous 1 avons dit, et il suffit de lire son
développement sur ce point pour s en convaincre; c'est une
pure affirmation sans l'ombre de preuves, et, de plus, une
invraisemblance criante, dont son propre inventeur se déclare,
à chaque ligne, stupéfié lui-même. Et peut-être le conseiller à
la cour des aides n'attacha-t-il pas une grande importance à
l'acte de fantaisie qui lui fit graver sur son sceau ces attributs
exotiques. Mais le temps et la fortune, croissante encore par
1 alliance de Victoire de La Hâve, vinrent augmenter les pré-
1^ Ici se placerait peut-être la lecture Jans la Callia Christiatia de cet
ablatif que nous y avons signalé : " Gabino de Gournav, » mention bien sédui-
sante!
412 LE COMTE DE GOBINEAU
tentions de ses enfants. Nous croyons que l'œuvre généalo-
plque à proprement parler, les recherches dans Galgnières et
chez les notaires de Bordeaux (où le comte ne résida jamais)
doivent être loeuvre personnelle de l'oncle légitimiste, qui
forma la jeunesse de Joseph-Arthur et lui légua sa fortune,
ses prétentions et ses papiers. C'était un caractère bizarre, et
l'époque de la Restauration a fourni de ces excessifs féodaux,
se rattachant d'autant plus passionnément au passé, à leurs
origines prétendues germaniques, que ce passé s'éteignait, que
ces origines devenaient plus problématiques. Thihault-Josej)h
de Gobineau comptait parmi ces ultras « dont les ancêtres, comme
ceux de M. Jourdain, avaient peut-être vendu du drap à la porte
Saint-Innocent, et qui n'en revendiquaient pas moins, au nom
de la conquête, leurs privilèges d'ancien régime (1) » . \S His-
toire d'Ottar-Jarl est bien, dans sa conception, l'œuvre d'un
lecteur de Montlosier et de Boulainvilliers. Arthur de Gobineau
a été façonné à cette école, sa vie en a reçu une impulsion
décisive; orientaliste par goût, il étendit à l'humanité tout
entière les conclusions provinciales de son bouillant initiateur,
et il lui éleva enfin un monument digne de sa mémoire dans
ces annales de famille, bâties des matériaux que ce visionnaire
avait rassemblés à la sueur de son front.
Mais la matière s'est ici montrée étrangement rebelle sous les
doigts du vaillant ouvrier, pour être trop prochaine, trop tan-
gible, trop soumise au contrôle des faits bien établis. En imagi-
nation chevalier de la conquête, en réalité bourgeois d honnête
souche, il a Involontairement disculpé, par la seule apologie
des siens, tout le mouvement évolutif qui mit depuis six siècles
la bourgeoisie à la place de la chevalerie. L'histoire de sa
famille devint ainsi, contre son gré, la justification, au point
de vue aryaniste, des idées modernes que condamnaient ses
prétentions féodales; et c'est un travail que d'autres repren-
dront plus consciemment à sa suite, sa destinée étant d'ouvrir
les voles sur lesquelles il ne pousse qu'une brève reconnaissance
de touriste amateur.
(1) M. Brunetière. Étude citée dans notre introduction.
CUAPITnK V 413
Au vrai, nous l'avons vu renier trois fois, tel le pécheur
galiléen, ses origines i)hilosoj)!iique8 et les principes fonda-
mentaux de sa doctrine sociale. En premier lieu, la loi qui
dominait l'histoire universelle, riniluence empoisonnée du
mélange et de la mésalliance, est rejetée par lui et remplacée
par la prépondérance du principe mâle, dans l'espoir d'écar-
ter l'hérédité fâcheuse de quelques grand'mcres dont la pro-
venance est (c Incertaine r . Puis, la théorie qui expliquait
l'histoire de France, et même d'Europe, par les méfaits de la
latinité et de l'administration municipale gallo-romaine dispa-
raît dans l'apothéose de Bordeaux ancien, dont le but est de
relever pour plus de sûreté, et en dépit de la thèse précédente,
les grands-pères gascons du comte dans la ligne maternelle (1).
Enfin, l'affirmation qui donnait la clef de l'histoire moderne,
c'est-à-dire le caractère non arlan de la bourgeoisie des dlx-
se[)tlème et dix-huitième siècles, d'où sortirent les ministres de
Louis XIV et les législateurs de la Constituante, est contredite
et retournée vers son contraire dans le dessein d'exalter les
(Jobineau, demeurés bourgeois de Bordeaux vers IG50. Le
ravage est complet, au moins dans le champ de l'arvanlsme
nobiliaire. Les disciples fidèles, ne sachant plus que croire,
suspectent à bon droit l'ensemble d'une doctrine à ce point
fragile dans sa vertu de parade et si prompte à faillir sans
scrupules, quand les tentations s'adressent à la vanité de son
auteur.
(1) Nous avons dit tlans notre chapitre sur les ori{;ines Je l'ananîsine liisto-
nque que les parlementaires du dix-huitième siècle, collèjjues des {grands-pères
du comte, étaient nettement romanistes de tendance contre le gi-rmanisme
féodal d'un Roidainvillicrs. Désireux de les exalter, il a recueilli inconsciem-
ment cette portion de leur héritage moral.
CHAPITRE VI
AMADIS
Si VHistoire (rOttar-Jarl montre des traces évidentes de
fall?7ue intellectuelle, on en peut dire autant à plus juste titre
encore de la dernière des œuvres du comte, le poème <ÏAmadis.
La première partie de l'ouvrage fut publiée en 1870 (Pans,
in-12) ; la seconde fut achevée du vivant de l'auteur, mais ne
trouva pas d'éditeur, ce qui n'a rien de surprenant, après lec-
ture faite. La troisième est restée à l'état d'ébauche, mais la
piété posthume de quelques amis nous a donné une luxueuse
édition du livre tout entier (Pion, 1887). On regrette d'être con-
traint de terminer sur ces pages médiocres la revue d'une
œuvre par (ant de côtés originale. C'est là du moins notre im-
pression personnelle, que nous allons essayer de soutenir par
des preuves. Pour M. Schemann, au contraire, Amadis, par la
hardiesse des idées, la richesse de l'imagination et la variété
de la forme poétique, laisse loin derrière soi toutes les créations
précédentes de l'auteur (1); c'est « un hymne sublime à
l'idéalisme " . On assure que ce fut le livre favori de Gobineau,
et l'Allemagne wagnérienne, toujours amoureuse de ce héros,
voudrait encore, sur son propre jugement, nous renvoyer son
Amadis comme un chef-d'œuvre incompris dans son pays
d'origine. Mais nous l'arrêterons une fois de plus dans ses
empressements trop chaleureu-x; l'importance de la forme
l'emporte assez sur celle de l'intention, dans la poésie épique,
pour que nous y demeurions seuls juges compétents en notre
(1) Priéface de la traduction des Nouvelles asicitigue^.
CHAPITRE VI iir,
lanf;ue; et notre sentence doit être sévère sur ce point. Gobi-
neau a toujours écrit médiocrement en vers; jamais toutefois
il n'avait (talé la négli^^ence, le laisser aller, qui éclatent dans
les improvisations A'Arnadis. Certaines qualités de fond y
peuvent être discernées, et nous leur accorderons à l'occasion
la justice qui leur est due; mais (7obineau lui-même se rendait
fort bien compte de la faible popularité qui attendait son
œuvre, puisque, écrivait-il à M. de llcrtcfeld, quatre |)ersonncs
seulement la devaient comprendre : son correspondant d'abord,
puis la comtesse de La Tour, l'empereur dom Pedro d'Alcan-
tara et enfin son A'ieil ami de Francfort, M. de Prokesch-
Osten.
Arrêtons-nous donc à examiner Jm«<f?,y, non sans doute pour
sa valeur intrinsèque, qui ne justifie pas une semblable perte
de temps, mais pour mettre la dernière touche au portrait
moral du comte, et aussi pour prévenir cbaritablemcmt ses
admirateurs d'outre-Rbin que la réputation de leur goût souf-
frirait d'une admiration trop obstinée en cet endroit; qu'ils
s'égarent à suivre, béants, leur ménestrel sur les croupes bru-
meuses de son Parnasse de carton peint.
C'est un phénomène intellectuel bien fréquent que celui (pii
ramène dans la vieillesse les impressions de la petite enfance,
non seulement parées de toute leur vivacité première, mais
encore auréolées par la poésie de l'irrévocable, éclairées dans
notre souvenir aux rayons joveux d'un matin dont ne sourira
plus la grâce discrète, (jobineau retrouva parmi les tristesses de
ses dernières années la mémoire de ses plus naïfs enthousiasmes
d'adolescent. A l'exemple de Don Quichotte, qu'il aimait, il
avait bercé par la lecture des romans de chevalerie son ima-
gination juvénile, en ces heures de la Restauration où les
fervents légétimistes de son entourage cultivaient un roman-
tisme de pacotille et élevaient derrière la monarchie chance-
lante lin décor pseudo-gothique cl troujjadour. C'est donc
l'arvanisme encore, mais sous son aspect le plus vieilli, le plus
démodé, le plus artificiel, que l'apotre souvent éloquent de
cette doctrine va nous présenter comme le résumé d'une exis-
tence d'étude et de réflexion. Il dira te vieux manoir dans
416 LE COMTE DE GOlîINEAU
lequel un « tout jeune homme )> s'oubliait au coin du feu à
évoquer Amadis, (jauvain, Oriane.
Comme l'enfant tournait la paye
Et s'arrêtait, songeait, pensait,
Il entendait sous le bocage
La chevauchée : elle passait.
Il connaissait chaque visage,
Chaque dame il la connaissait.
Il suivait des yeux Oriane,
Voyait sa forme diaphane
Qui dans la vapeur s'effaçait...
Son cœur battait et s'élançait.
A la fin, il n'était plus maître
De sa résistance aux abois
Et, descendant par la fenêtre.
Joignait ses amis dans les bois...
A la tournure, à 1 orlliogra[)he de leurs noms, on les recon-
naît, ces amis, pour les aimables créations de l'excellent comte
de Tressan, l'un des plus {goûtés parmi les adaptateurs des
romans de chevalerie, vers la fin du dix-huitième siècle. Ses
(Ruvres complètes venaient précisément d'être rééditées en
182/î, sous le patronage du roi Louis XVIII, et l'on imagine
sans peine le jeune Arthur de Goi)ineau, penché sur le capti-
vant récit des aventures d'Amadis de Gaule, le Donzel de la
Mer, apprenant à y connaître Galaor, Gandalin et le roi
Lisvart, Oriane et Urgande la Déconnue. Seulement, il est
permis de s'étonner que 'i dans une maison basse " (peut-être
celle du bourg d'Izon)
Un homme maigre au front blanchi.
Ayant beaiicou|> lu, refléchi...
se soit pris avec une surprenante ardeur à suivre de nouveau
le cortège de visions ethérées, la menestraudie qui repassait
dans son imagination toujours active; et surtout qu'il ait re-
connu dans ces fantômes musqués les antiques dieux de la
race ariane. Pourtant ces créations du génie celtique et breton,
que M. de Tressan avait interprétées fort librement et sans
scrupules érudits d'après une version castillane, issue peut-être
CHAPITHE VI 417
même d'une rédaction portugaise, s'étaient chargées au pas-
sage de maint élément romanesque, où l'arvanisme n'a rien à
démêler. La Harpe en vantait " la galanterie aimable, la dé-
cence d'expression » , et Ottar-Jarl eût peu goûté sans doute
ces fadeurs méridionales. h'A/nadis de Gobineau en est pour-
tant sorti, surtout dans sa première partie, qui affiche la pré-
tention de peindre l'humanité ariane dans sa fleur; et l'on ne
s'étonnera pas que les héros du poème fassent songer, en bien
comme en mal, à ceux de l'Hidalgo de la Manche, ou même
aux bergers des rives du Lignon.
J'aurai fait cet exploit de composer ici
La dernière chanson de geste,
dit 1 auteur du poème; mais c'est une chanson de geste au
goût de 1830; la Muse d'Amadis a trop souvent l'aspect d'une
jeune châtelaine, sortie tout équipée d'un roman de Mme de
Duras, et qui songerait à ses aïeules, accoudée sur une terrasse
ogivale moderne, son chapeau bleu ciel aux larges ailes paré
d'un flottant panache blanc, sa robe de mousseline immaculée
coupée par une vaporeuse écharpe de faille arc-en-ciel ; tandis
que ses lèvres fredonnent peut-être l'aventure du jeune et
beau Dunois partant pour la Syrie, en dépit des souvenirs
bonapartistes qui s'attachent à la musique du morceau.
]Sous avons médit du style d'.4/«(7(/«,justifionsd abord notre
critique par l'indication de ses défauts; ce sont la puérilité
inconsciente, la désinvolture affectée et parfois légèrement
ridicule, l'impropriété souvent, la négligence partout; négli-
gence qui permet encore d'heureuses trouvailles à un esprit
naturellement doué, mais qui le laisse aller en revanche à des
chutes soudaines et prescjue risibles. Nous tirons quelques
exemples des toutes premières pages du livre, auxquelles
l'auteur a eu le loisir de mettre la dernière main.
... à la forêt procliaine
Demeure un mécre'ant dont mon père est captif.
Sans pitié pour son àye il refient ce cliélifl
Amadis et la dame, ayant pris sur la droite,
S'engagèrent d'abord dans une sente étroite.
418 LE COMTE DE GOBINEAU
Qu'y a-t-il de coupable à ce que l'on attrape.
Soit par rase ou par force un prix qui vous convient.
Il atteignit la porte, et, sans savoir comment^
Cet obstacle entre eux deux se ferma brusquement
Et la porte massive
Sur ses gonds palpitants
D'elle-même s'ouvrit toute grande, et, moins vive
Que morte, la tourière, allant comme le vent.
Cria : « La fée Urgaude envahit le couvent. »
Et ce congé d'une maîtresse à son amant.
Je te vois tout à plein. Assez longtemps moqué
Mon cœur te dévisage et te tient démasqué.
Plus un mot, c'est assez, c'est trop, je te le crie!
Va-t'en, je te l'ordonne, et même je t'en prie !
Ou encore cet aimable encouragement de la fée!
A mou aspect est-ce qu'on tremble?
Inspirons-nous chagrin, frayeur?
Vous paraissé-je redoutable?
Ma compagne est épouvantable?
Vous connaissez plus belle ailleurs?
Ces réserves n'indiquent de notre part aucune propension à
dénigrer de parti pris un talent pour lequel nous avons assez
montré par ailleurs notre estime et notre sympathie. Il s'agit
simplement de ramener à de plus justes proportions certams
enthousiasmes trop disposés à s'égarer par des chemins hasar-
deux; car le lecteur, fourvoyé à leur suite, ferait peut-être
porter à leur protégé la peine de leur indiscrète partialité et
reviendrait précipitamment sur ses pas, sans regarder derrière
lui. Ce serait dommage, l'excursion étant agréable et profitable
en effet, à la condition d'y porter quelque discernement.
Ce tribut payé à la vérité, nous avouerons même volontiers que
la première partie d'Ainadis, dont l'ambition est de peindre là
société arlane, ou plutôt féodale, dans son enfance insoucieuse
et dans son éclat sans mélange (1), offre une belle jeunesse
(1) Il semblerait, d'après le biographe B... de VEsuii, (jue cette première partie,
écrite à Stockholm, fut considérée d'abord comme un tout par son auteur, qui
n'aurait songé que plus tard à lui donner une suite ethnique et satirique.
CHAPITRE VI 410
d'allures, un franc mouvement méridional, une verve de
gaieté vraie, à peine un peu forcée parfois : toutes qualités
qui plaisent dès qu'on a pris son parti des défauts d'expression
que nous avons dits. Galaor a des pétulances d'écolier qui
sentent le voisinage de Tarascon. "Faisons du bruit,» clament
les amis de Tartarin.
Vivons, mon Gandalin, chantons, faisons la {juerre
Bien moins pour le triomphe encor que pour le bruit!
Et voici qui rappelle les matamores de la comédie espagnole.
Nos héros s'arrêtent un instant dans leurs exploits.
... Pour le coup, nous restâmes.
Il me semble, huit jours avec elle et ses dames.
Non ! deux jours seulement. Encor pour la raison
D'éviter quelque peu le chaud de la saison !
Avouons que l'aurore boréale, complaisamment décrite en
souvenir des impressions norvégiennes de l'auteur, doit s'éton-
ner grandement d'avoir à éclairer d'aussi joyeux compagnons.
Et il est juste que la Grèce, leur parente ethnique, soit déci-
dément réhabilitée en compagnie des combattants de Sala-
mine, « des morts de ce grand jour, » que l'historien xles
Perses avait si mal traités.
N'est-ce pas la qu'on voit, à lentour de l'autel,
Bondir, transfigurés par ses vœux intrépides.
Et le divin Eschyle, et ses soldats rapides.
Et toi, divine Athène, Athène, Athène, Athène,
Béni soit le rempart de ta cité hautaine...
L'ensemble des six premiers chants à'Auiadis forme donc
un agréable pastiche où passent des enchanteurs odieux, lut-
tant contre des chevaliers sans peur au moven d'armes ma-
giques, qui se montrent entre leurs mains, tantôt souveraine-
ment efficaces, tantôt piteusement impuissantes, sans aucune
autre raison plausible que le gré de l'auteur et le plaisir de
l'auditeur, désireux de voir enhn triompher la vertu. ( )riane,
l'héroïne de sang pur, nous parait un peu brusque et médio-
420 LE COMTE DE GOBINEAU
crement féminine; mais Briolanie, sa compagne, a une belle
explosion d'aryanisme égalitaire.
Je ne suis pas princesse et n'ai pas de couronne,
Mais mon sang vaut le tien et mon nom vaut ton nom.
J'en atteste mes yeux à la flamme implacable,
La blancheur de mon teint et mes cheveux dores.
C'est là de mes aieux le don irrévocable.
Nous sommes vos égaux, bien que moins entourés.
Les caractères anthropologiques de l'Arian germain sont ici
une fois de plus adroitement atténués; mais les traits moraux
qu'aime à lui prêter son fervent n'en sont que plus vigou-
reusement accentués par contraste. Enfin, nous signalerons
quelques allusions wagnériennes qui témoignent des liens
affectueux noués avec le maître de Bayreuth. La musique
viendra, sinon régénérer le monde, car Amadis ne fait espérer
rien de tel, bien au contraire, du moins consoler sa décadence,
en compagnie du christianisme sans doute. Et Tannhauser,
en particulier, se voit venger des dédains de TOpéra parisien.
Alors mes enfants, c'est la chevalerie (1)
Qui revient et prend soin de la plante flétrie.
Quels sublimes concerts... Les grottes du Taunus
Pressent le ménestrel dans les bras de Vénus.
La seconde partie du poème a pour objet de peindre, après
les Arians purs, les métis demi-arians conservant quelques
qualités encore, mais près de s'abîmer dans la fange où les
[précipitent les erreurs ethniques de leurs pères. Ces pages
sont certainement supérieures aux précédentes, même au point
de vue du stvle, parce que les thèses sociales de l'auteur v
reparaissent, et qu'atténuées, modifiées, contredites enfin au
gré de ses impressions du moment, elles apportent pourtant
dans 1 ensemble un reflet d'originalité tout à l'heure absent; la
langue profite pour sa part de ce progrès et, sans jamais
s'élever bien haut, rencontre des réussites de détails. Au total,
le comte parait mieux inspiré par sa haine des réalités mo-
(1) I'. 70. Ce vers de onze pieds est indigne d'un si noble oljjet.
CHAPITRE VI 421
dernes que par sa passion pour les fantômes anciens. De
même que, dans VEssai, il n'avait pu définir nettement la race
blanche, il ne parvient pas, dans Amadis, à fixer les traits du
véritable chevalier : car son héros n'est pas un homme, c'est
une abstraction, souvent incohérente et contradictoire. Mais,
en revanche, il peint fort heureusement un parvenu césarien
dans Théophraste, empereur de Nicée; une femme or^jueil-
leuse, perfide et sans scrupules, dans Viviane; un amoureux
qui se méprise lui-même sans parvenir à rompre la chaîne
d'une indigne passion, dans Merlin. Les allusions fréquentes à
la politique contemporaine disent assez l'amertume profonde
dont l'àme du poète se montrait de plus en plus pénétrée.
Voyez l'empereur Théophraste de Nicée, qui a la res8cml)lance
de Napoléon III. Ce « soldat parvenu, sans ancêtres » , n'a pas
« coupé le cou des anciens rois » , parce que d'autres s'en
sont occupés pour lui; il prétend n'aimer ni l'orgueil ni le
faste et faire bon marché du rang; mais, « en vérité pure, il
goûtait la bassesse. "
Un jour on s'en vint le prier.
Puisqu'il était si fort, de sauver les boutiques.
Les truands menaçaient d'y remuer les mains.
Alors par beaux décrets et votes authentiques
Il fut empereur des Romains,
Cette satire montre quelque ingratitude, car, vers 1850,
Gobineau fut un des premiers à applaudir aux coups d'État,
accepta sans hésitation de servir le nouveau régime et le flatta
même dans son Voyage à Terre-Neuve. Il est vrai que les évé-
nements de 1870 avaient passé depuis lors sur ces accepta-
tions, plutôt résignées.
La République n'est pas mieux traitée naturellement, et Ton
pourrait reconnaître son premier président dans
... Un fourbe, un cuistre.
Un avorton au front sinistre
Qui nous mit à bas un beau soir,
Jurant que c'était par devoir.
Enfin, la monarchie légitime elle-même reçoit sa part de
422 LE COMTE DE GOBINEAU
reproches et se volt expressément reniée par ce puriste, dont
elle ne satisfait plus les aspirations autocratiques, si peu
arianes cependant.
Même ces rois sacrés, comme il s'en trouve encore,
Ces rois, issus des rois qu'un nom divin décore
Et qu'un sang descendu des sommets les plus purs
Pour le maintien constant des libertés humaines.
Animerait toujours des qualités germaines.
Même ces rois sacrés ne sont pas restés sûrs...
Ils ont dit : C'est au mieux, {jouvernez, gens habiles (1),
Nous ne serons que rois : on ne peut tout avoir.
C'est ainsi que notre iihni s'insurge encore contre la charte
et les garanties constitutionnelles au déclin du dix-neuvième
siècle; pourquoi donc tant admirer ailleurs l'autorité précaire
du chef arian et les immunités inscrites dans la constitution
anglaise?
Aussi les âmes fières
Ont brisé leurs lisières.
Ont rompu les barrières
Qui les attachaient (?) à ces rois.
Et ne reconnaissant personne,
Ne servant trône ni couronne...
Elles ne livrent à pas un
La liberté de leur pensée.
C'est hien l'aryanisme individualiste des Pléiades, désormais
sans discipline, sans cadres précis, et fort en danger de se
perdre tantôt dans le hleu du ciel attique, tantôt dans les
brouillards du cercle polaire.
Mais, plutôt que la dernière profession de foi politique de
l'auteur, dont la portée est peu considérable, il est intéressant
de chercher dans le chaos mal ordonné des parties inachevées
A'Amadis ses conclusions suprêmes sur les problèmes ethni-
ques et sociaux qui ont occupé son existence entière.
Voici l'art, par l'exemple, sur lequel nous avons toujours eu
peine à saisir son jugement véritable : est-il artisan de déca-
(1) P. 473.
CHAPITRE VI 4-23
(icnce, en conséquence de rimniixtlon nègre, ou instrument de
culture morale, en vertu de l'apport blanc prédominant? La
question n'est pas encore tranchée celte fois : la musique
seule, jadis assez noircie par le penseur de VEssoi, au sens
propre comme au sens figuré, est, en considération de Wagner,
proclamée purement ariane et glorifiée dans le personnage de
la fée Urgande. Mais Diamante, fille de rempcreur Tliéo-
phraste, incarne l'art des métis et brille dans la danse. Nou-
velle Salomé, elle aura pour mission de séduire les chevaliers
purs par ses grâces perverses, par le fatal attrait de la femme
de couleur, toute-puissante sur les sens du blanc sans mélange,
et elle hâtera de la sorte la décadence de l'humanité. Un mo-
ment, elle parait pourtant pressentir la mission véritable de
l'art, au sens Avagnérien du mot.
Elle comprenait bien, maigre .sa vanité',
Que dans l'air épuré l'art monte s'il doit vivre,
Et qu'à ramper trop bas vers la vulgarité,
Loin du trône imposant oii règne la beauté.
Il devient un boufton, et le ciel l'en délivre!
Voilà qui est peu précis et par trop éthéré; sous la main du
comte, les vers se montrent décidément moins favorables
encore que la prose à la propriété des termes et à l'éclaircis-
sement de la pensée. D'ailleurs les fatalités du sang ramènent
bien vite Diamante à ses sensuelles pratiques, et, une fois de
plus, la sentence est ajourniie, qui nous fi.xerait sur la valeur
culturale de la beauté plastique.
Nous ne sommes pas beaucoup mieux partagés dans le do-
maine de la philosophie ; nous entendons seulement une longue
diatribe contre le positivisme, le darwinisme :
Et le phoque lui-même est issu d'un saumon...
Et le singe vaut mieux qu'un Odiu i)Our ancêtre !
contre le panthéisme prêché par les métis :
... IS'e crois qu'au Tout immense
Qu'on ne peut réjouir, qu'on ne saurait fâcher...
et il faut noter ce dernier trait pour l'opposer à certains arya-
424 LE COMTE DE GOBINEAU
nistes éparés qui saluent précisément dans cette doctrine la
quintessence de la théologie de la race pure.
Le métissage est demeuré d'ailleurs la source de tous les
maux. — Viviane, le mauvais génie de Nicée, se faitépouser par
un chevalier de sang mêlé, Ayglain de Circassie, dont un « géant
du Kathay » (c'est-à-dire un Mongol ou un Chinois) fut le pre-
mier ancêtre, et qui trahit pour elle la cause de ses frères
d'armes. Les sujets de l'empereur Théophraste sont encore
bien plus corrompus dans leur extraction.
Avorton de bâtards, on peut bien concevoir
Que ta sève mêlée renferme trop d'essences.
Le mulâtre énervé n'a plus le sanç du noir...
Troublé comme tu l'es par tes mille naissances,
Tu n'es ])lus arian, tu n'as plus rien d'uni.
De l'instinct du Finnois tu t'éprends, et tu doutes.
A tout tu te reprends, de tout tu te dégoûtes...
Dans ce chaos, les classes sociales sont toujours distinguées
par le mérite relatif de leur sang, et la vraie noblesse s'élève
plus haut encore que jadis, s'il est possible, dans l'estime de
son représentant qualifié. Car, tandis que V Essai s'efforçait à
réserver aux seuls blancs la qualité de fils d'Adam, Amadis
renie nettement ce grand-père sémitique et plutôt compro-
mettant : son poète ne s'est-il pas découvert un plus flatteur
ancêtre dans la personne d'Odin?
Tu ne mourras jamais, Amadis, Dieu lui-même,
Dieu qui t'a fait sortir de sa côte (?) et non pas
De la côte d'Adam, déserteur lâche et blême
Qui mentait et rusait et tenait le front bas,
Dieu te couvre du bras!
Pourtant, mieux encore que l'odinisme, un autre culte sou-
rit maintenant au converti wagnérien : culte sanglant toujours,
mais empruntant à la légende chrétienne une poésie solen-
nelle que n'avait pas le chef de Mimir; culte exclusif d'ailleurs,
aristocratique avant tout, et qui n'imposera point aux fils des
Vikings de promiscuités dégradantes, ainsi que le fit la doc-
trine de l'Église.
CHAPITRE VI 425
Apprends- moi ce qu'est lo Saint-Graal,
Bien différent de Cch>an(jUe
Et de l'enseignement des Saints?
C'est une foi des gentilshommes,
Répondit Perceval, non des premiers venus :
Elle convient à nous...
C'est le raffinement qu'un noble cœur soulève
Et qu'il poursuit sans trêve, etc.
Et rascétisnie érémltique paraît même avoir perdu quelques
charmes aux yeux du créateur du Casimir Bullet des Pléiades :
sur ce point encore, il retourne à ses convictions de jeunesse.
Perceval le Gallois, parcourant les forêts des rives du Gange,
rencontre un brahmane anachorète auquel il fait la Hère
réponse que nous venons de reproduire. — Tout en le décla-
rant son frère dans la poursuite de l'idéal, il ne «le comprend
qu'à moitié " ; il le blâme de « mettre à ses vertus un masque
de laideur " , de ne porter dans ses perfections " qu'une traî-
nante haleine et l'infécondité " . A quoi bon, au surplus, ces
efforts disproportionnés à leurs résultats? Tout n'est-il pas
donné ou refusé d'avance à l'homme avec le sang qu'il tient
de ses ancêtres? Et nous retrouvons enfin TArian sain de
V Essai.
Toi, tu prétends devenir dieu :
Je m'estime d'assez bon lieu
Pour préférer qu'on me conserve
Tel que je suis sans rien changer.
Ce m'est assez d'être moi-même :
Je tiens déjà le rang suprême;
Jîisqiià moi-même je m'élève^
Et me trouverais en défaut
Si je doutais d'êtrt assez haut.
Ajoutons que le sacerdoce en général ne joue pas un rôle
très flatteur dans Aniadis : les prêtres chrétiens se montrent
les plus fermes soutiens du trône de ce vil Théophraste qui
conduit Nicée aux pires catastrophes : des moines et des céré-
monies liturgiques sont assez étrangement mêlés à l'œuvre
séductrice de la danseuse Diamante (1). — Deux figures fémi-
(1) Le comte a un passage satirique assez piquant contre les gentilshommc.'î,
4-26 LE COMTE DE GOBINEAU
nines seules surnagent en ce naufrage du christianisme ecclé-
siastique, par la vertu d'une inconséquence qu'il faut recon-
naître pour assez humaine et moderne, car d'autres exemples
en pourraient être cités dans nos temps de scepticisme (1).
C'est d'ahord la vierge Marie :
Source de pureté, fontaine d'excellence,
La Sainte Vierge! On sent, pour peu que l'on y pense.
Qu'à tout ce qui de près ou de loin peut crier :
J'ai quelque chose d'elle! — on doit s'humilier!
et, de plus, sainte Geneviève, qui, pour avoir éloigné de Paris
les Huns d'Attila, symbolise, nous l'avons dit, la résistance
ariane aux influences finnoises et utilitaires, plus menaçantes
que jamais à notre époque. Elle vient donc, dans une jolie
scène, veiller sur le sommeil d'Amadis et écarter de lui les
puissances infernales.
Après les nobles indignes et les prêtres trop complaisants au
pouvoir, le paysan recevra sa leçon. Un instant, il a paru prêt
à s'armer pour le maintien des droits féodaux, à l'exemple de
Jean Chouan, car le moyen âge avait été pour lui, comme nous
l'avons appris, une période de prospérités.
Soutenons nos seigneurs, nos maîtres
Depuis le temps de leurs ancêtres ;
Ils nous ont fait toujours du bien.
Nous défendrons les chevaliers.
Mais ce n'est là qu'une velléité passagère, régoïsme reprend
vite le dessus et, en conséquence, les manants se voient en
général fort mal traités. On « en fait peu de chose ", tout au
plus s'impose-t-on « quelquefois à leurs nerfs » .
qui, s'empressant à courtiser des fdles riches, ce poison des aristocraties, n'ont
aujourd'hui pour réussir auprès d'elles qu'à "se montrer solides et complets dans
la foi «.La foi de qui? du Christ? Avec ses règles austères et sa perfection dif-
ficile? Non!
Ua seml)laut d'abstinence, uu respect authentiijue
Pour la forme usitée au rite cathoUijue
Suffisait, et pourvu qu'on prît l'accent dévot
Eu citant rarchevé(|ue...
(1) Voir nos études sur Pierre Rosegger dans la Revue des Deux Mondes
(15 novembre 1902 et suivantes)
CHAPITRE Vr 427
... Je ne vois pas grand mal, je le confesse,
A ce que le manant, qui n'eu! jamais de cœur.
Sente un peu sur son dos une main qui l'oppresse
Et sur sa joue atteinte un soufflet du moqueur...
Lâche, méticuleux, soupçonneux, fourbe et chiche,
// tient que l'univers jouit de le voir riche.
Et n'a d'autre raison pour rouler dans l'éther
Que d'arriver au jour où le blé vaut plus cher.
Eh! eh! cela est pourtant assez arian, cet utilitarisme qui
se fait dans le centre du monde. — Toutefois, ces gentillesses
ne sont rien en comparaison de celles que le comte prodigue à
la bourgeoisie de son temps, sous prétexte de morigéner les
citoyens du royaume de Nicée; car, à titre de fils des féodaux,
sinon en sa qualité de romantique, il nourrit une particulière
rancune contre ces concurrents heureux dans la lutte pour
1 existence.
Kicée était surtout abondante en bourgeois...
Mais j'ai tort de jouer avec ces misérables.
Auxquels je ne veux aucun bien.
Maudits soient les pays et les temps détestables
Menés par ces hommes de rien.
Ou encore (sans songer que les Gournay eussent pu se nom-
mer Gros-Gauvain aussi bien que Petit-Gauvain, ou Gauvi-
neau) :
Voilà le dernier mot de notre histoire entière :
Pour qu'un nommé Gros-Jean, pour qu'un certain Gros-Pierre
De son ventre arrondi ravisse tons les veux.
Qu'il ait l'oreille ronge, un bon rire joyeux,
Que d'un œil fanfaron il détaille ses bourdes...
C'est pour lui qu'ont peii.é les antiques vertus,
C'est pour lui qu'on a vu les monstres abattus,
C'est pour lui qu'a parlé la sage mandragore...
On voit que notre homme s'élève tout d'un coup à une véri-
table éloquence, pourvu qu'il s'agisse d'accumuler des impré-
cations. — Et voici reparaître l'ingénieuse classification sociale
des Pléiades ; dans le dénombrement de l'armée que Théo-
phraste mène à l'assaut de la chevalerie, les« drôles » , ce sont
4-28 LE COMTE DE GOBINEAU
évidemment les chefs de cette trombe dévastatrice. Derrière
eux vient ^ des parleurs la cohorte sacrée » , cultivant la « sa-
cro-sainte phrase » , les impuissants de toute espèce.
Chacun d'eux vaut un imbécile
Doublé d'un traître, et ça fait deux!
Enfin, à la suite de cet état-major, roule le flot des instru-
ments aveugles.
J'ai l'alliance de ces brutes...
Leur seid instinct est de détruire.
Dût la destruction leur nuire.
Ce sont les brutes... les voici!
Et revenant encore une fois, malgré ses contradictions inter-
médiaires et l'apologie de Bordeaux ancien, aux antipathies de
sa jeunesse, aux sentiments d'un pur disciple de Boulainvil-
liers, le poète d-'Amadis voit le recrutement de cette armée
monstrueuse assuré par la résurrection du sang romain. Les
héros arians groupés autour d'Amadis nous expliquent ce ter-
rible phénomène.
Quand nous vînmes de l'Orient,
Nous avions terrassé la bête,
La louve inquiète et cruelle...
Mais les bandes insaisissables
De ces misérables rivaux.
Aussi nombreuses que les sables,
Ont glissé sous les temps nouveaux...
Ces Romains que nous croyions morts,
Rampant sous leurs tristes royaumes.
Rongeaient au pied nos contreforts.
Ils sont venus fourbes et traîtres,
Intrigants autant qu'autrefois...
Puisque encore une fois, monde fou, tu t'égares,
Gomme il convient tu périras...
Nous veri'ons, nous verrons saint George,
Nous verrons le fier cavalier
Sortir tout armé de la forge...
Serait-ce ici l'impérialisme anglo-saxon qui se montre avec
CHAPITRE VI 4-29
le chevalier, patron do la Grandc-lirctagae ? — La France, en
tout cas, qui subit l'inondation de ces ressuscites déplorables,
n'est guère ménagée par son bis irrité; non pas, naturelle-
ment, dans son passé grandiose, au temps de Charlemagne, de
saint Louis, des Gesla Dei per Francos,
Si bien qu'il vint un jour où cet esprit français
Ayant de toutes parts étendu son succès.
Son propos fut le suc de lu muse allemande.
Il fut porté, tiaduit, à celle de l'Islande...
mais au moins dans son présent démocratique, car ce mo-
nologue ironique ne saurait être placé ailleurs que dans la
bouche des Français du temps présent.
Quel peuple sublime et quels esprits nous sommes!
Comme nous dominons de haut les autres houniies.
Ils ne manquent jamais la moindre occasion
De nous faire sentir leur basse aversion.
C'est le pur désespoir et la peur de l'envie.
Par nos vices charmants les pauvres gens heurtés
Voudraient, sans le pouvoir, éteindre nos clartés...
Ainsi tout ce ramas, chaque jour de sa vie,
Faisait le matamore et rendait ennuyeux
Le concert de ses cris aux hommes comme aux dieux.
Cependant les bourgeois, vainqueurs des chevaliers, se voient
débordés à leur tour par la marée montante du socialisme, par
les forces démagogiques qu'ils ont imprudemment déchaînées;
et leurs représentants de se lamenter.
Nous voulions conserver la vertu, la décence.
Installer à toujours le proHtable hymen
De la raison guidant le pouvoir par la main...
Des sciences menant la sage bourgeoisie,
Se fondant sur la force et sur la liberté.
Attirant sur leur pas la douce égalité...
Illusion coupable que les événements se chargeront de châ-
tier! — Seulement, l'artiste a déjà peint la Jjourgeoisie triom-
phante de couleurs si violentes et si criardes qu'il ne trouve
pas de ressources nouvelles sur sa palette pour exprimer l'ac-
43:) LE COMTE DE GOBINEAU
cession des couches populaires inférieures, et qu'il laisse
quelque monotonie dans son invective. Barrabas, le chef de
l'émeute, n'est pas fort différent de l'empereur Théophraste,
que d'ailleurs, par un trait assez finement observé, et qui rap-
pelle les scènes spirituelles du Rabagas de Sardou, cet agita-
teur voudrait bien imiter en toutes choses et continuer paisi-
blement, aussitôt que l'effort des siens l'a porté au pouvoir. —
De plus, après avoir chanté si longtemps les mérites de la
guerre et le droit de la force, l'ami des chevaliers se prend à
dédaigner ces prestiges, aussitôt qu'il sont passés du côté de
leurs adversaires.
J'apprends à mieux juger les dons de la victoire
En conteinplanl les niaius qui les peuvent cueillir.
Devenez les plus forts ! Nous restons les meilleurs !
Conversion tardive et forcée qui ne sera pas comptée au
pénitent!
D'ailleurs le naturel l'emporte. Il ne peut se tenir d'en
appeler une fois encore à la force et à la guerre. Les triomphes
de la plèbe seront courts : elle n'aura pas le loisir de se vau-
trer longtemps dans la boue où elle se complaît. Car voici
paraître à l'horizon les liéaux de ce fléau, les vengeurs, sinon
les restaurateurs du droit des chevaliers. Par une belle évoca-
tion, qui fait songer à la scène du champ de bataille de Wagram
dans r Aiglon, les plaines de Châlons rendent au jour les cham-
pions mongoliques jadis vaincus par les prières de samte
Geneviève et par les bras des Germains. Le péril jaune a
obsédé les dernières années de Gobineau : péril non pas éco-
nomique, mais surtout militaire à ses yeux. Il annonçait l'appa-
rition prochaine au sein de nos campagnes des hordes de la
Chine, appuvées de la com{)licité, de l'alliance même des
Russes, ces " portiers de l'Europe " tout prêts à livrer à leurs
demi-frères tartares les chefs de la maison.
c'est le peuple des Slaves.
Toujours ils ont joué même rôle céans.
Ils sont parents des Huns, des Scythes (?) et des Sères,
De tons ces sanglants vagabonds.
CHAPITRE VI 431
A^oilà (lu moins un diplomate, (ju; (l;ins 1 aiitro monde, tloii
il contemple ses frères d'aujourd'hui, ne se donnera pas à
l'exemple de la plupart d'entre eux pour un précurseur de l'al-
liance franco-russe? Son article des Bayreuther Blœtter nous
a montré les Moscovites rouvrant par leurs conquêtes orientales
les anciens chemins d'invasion, qui, pour le salut de l'I^uropc,
étaient devenus impraticables durant le cours du moven âge,
mais, grâce aux routes ou voies ferrées amorcées [)ar la cupi-
dité des tsars, vont se montrer de nouveau propices à ramener
sur l'Occident un Attila ou un Tamerlan. — Cet avenir ne sau-
rait toucher Amadis, dégoûté par l'ingratitude de ses anciens
vassaux : il réunit les chevaliers pour combattre encore, leur
promettant non pas la victoire désormais impossible, mais la
mort honorable, qui sera suivie pour eux d'une existence supé-
rieure et éthérée dans la mémoire des nobles âmes. Ce sera
bien le « triomphe dans la mort » , cette fleur suprême du
wagnérisme artistique désormais épanoui dans l'âme du comte.
Les derniers chants à' Amadis ne peuvent être jugés équita-
blement puisque l'auteur n'en a réalisé que des fragments.
L'apogée du poème reste le second livre, qui a du souffle, à n en
pas douter, et, afin de terminer sur une note moins sévère
l'appréciation d'une œuvre évidemment pétrie de bonne
volonté et d'intentions hautes dans son aigreur sénile, nous
ajouterons que, parmi les pages inachevées de la fin du volume,
se détache un épisode qui nous a séduit. — Le chevalier Flo-
rizel a le privilège d'inspirer heureusement la muse de Gobi-
neau, car il nous fut montré, au début du poème, enchanté dans
les ondes d'un ruisseau par un cruel magicien, et délivré par
l'intervention du Donzel de la mer. Or, la peinture avait de la
grâce, et le préfacier iV Amadis s'en montre si charmé qu'il con-
seille de lire toujours à haute voix ce passage, afin d'en mieux
goûter la délicieuse harmonie imitative. — Léchant cinquième
du troisième livre ramène sous nos yeux Florizel vieilli, cassé,
défiguré : c'est que, dédaigné jadis par la fée Urgande, un ins-
tant égaré par les prestiges imprudents de Viviane et de Dia-
niante, il a suivi ces magiciennes dangereuses, sans jamais
accepter toutefois de les servir contre ses frères en chevalerie.
43;> LE COMTE DE GOBINEAU
Maintenant il revient mourir parmi les preux, désabusé de ses
erreurs, facilement réconcilié avec son passé par sa touchante
légèreté de vieux Don Quichotte et d'éternel enfant!
Dn cavalier passa, vieux, cassé, fatigué.
Oh ! gué...
C'était la ruine complète.
Fort peu de cheveux sur la tête,
Le nez crochu d'un papegai...
Mais, avec ces défauts, il avait la figure
D'une bonne, sensible et noble créature
Que l'erreur, non la faute, égara loin du ciel...
Il montait un cheval de trente ans, j'imagine...
Deux atomes d'honneur bridaient dans les deux âmes
Du gentilhomme et du coursier.
Peut-être nous abusons-nous dans un rapprochement hasar-
deux, mais il nous semble voir en ce charmant Florizel la face
aimable, séduisante, bienveillante encore, toujours légèrement
puérile, de l'homme dont Casimir Bullet incarnait l'amertume
outrée et les dégoûts impuissants. Ce fut cet aspect chevale-
resque d'une phvsionomie si mobile qui conquit dès le premier
abord M. de llertefeld dans les salons de Stockholm, et les
amis de Richard Wagner sous le toit de Wahnfried. — Le
comte ne s était-il pas égaré, lui aussi, parmi les courtisans
d'un Théophraste? Son âme délicate ne se jugeait-elle pas
quelque peu coupable envers l'idéal romanesque de son ado-
lescence? — Et Urgande pardonne à son vieil amoureux.
J'étais ta vie, oh ! oui. ton souffle et ta lumière.
Tu m'as aimée, oh! oui, moi seule et la première
Et la dernière. ..
— Urgande, je meurs tel
Que j'ai vécu... tayaut aimée...
Oui, la joie en mon âme abonde.
D'ailleurs, je fus toujours si gai,
Oh ! gué!
I^a pauvre Florizel mit la main de la fée
Sur sa bouche tremblante; une plainte étouffée.
Un soupir s'échappa de son cœur, et d'abord
Il était mort !
CHAPITRE VII
LKS DKRMERS JOUllS DU COMTE
GOBINEAU ET l'aLLEMAGNE
Les dernières années du comte de Gobineau furent pénibles,
car sa santé était gravement compromise, et une maladie des
yeux lui enlevait jusqu'à la ressource de la lecture Après la
retraite qui lui fut imposée en 1877, il vécut surtout à Rome,
où l'appelait l'amitié dévouée du comte et de la comtesse de La
Tour, et c'est en revenant de leur château de Chaméane, en
Auvergne, vers la Ville Eternelle qu'il mourut subitement et
solitairement à Turin, le 13 octobre 1882.
Nous l'avons vu par l'analyse d'Aïnadis, les idées sombres de
VEssai, dont les expériences de son âge mûr avaient paru atté-
nuer parfois l'excessive amertume, reprirent le dessus dans son
âme au cours des heures de souffrance qui terminèrent sa vie.
Un an après sa mort une plume amie écrivait en tète de la
seconde édition de VEssai : « Il avait toujours été sévère pour
la race latine. Il supportait mal le contact si proche (1) de sa
charlatanerie phraseuse. Il voyait se réaliser les prédictions de
son livre... Il contemplait avec horreur la multitude métissée
par les jaunes et par les noirs et courant à l'assaut des dernières
forteresses des institutions arvanes : l'Angleterre elle-même,
corrompue par les éléments finnois-celtes, affaiblie et poussée
vers la ruine au bruit sonore des phrases creuses de ses crimi-
nels rhéteurs... Qui peut nier que l'agitation nerveuse et la
prostration sénile n'aient augmenté, avec l'attente d'une crise
prochaine et la terreur d'un inconnu redoutable, dans l'année
(1) C'est à Rome que ce contact était tout proche.
28
4:î4 le comte riE gobineau
qui vient de s'écouler depuis la mort de M. de Gobineau? » —
Agitation nerveuse, prostration sénile : il semble à lire super-
ficiellement la phrase que ces expressions pathologiques carac-
térisent bien Tétat d'esprit du penseur mourant; mais, en exa-
minant les choses de plus près, on reconnaît au contraire
qu'elles s'appliquent à la société européenne telle que ses
disciples survivants avaient appris de lui à la juger.
De pareilles convictions feront mieux comprendre les lignes
qui vraisemblablement sortirent les dernières de sa plume,
c'est-à-dire l'avant-propos qu'il écrivit pour la seconde édition
de son œuvre maîtresse. Ce nouveau tirage était devenu néces-
saire grâce à la publicité donnée à son nom en Allemagne par
les Bayreuther Blœtter, mais il n'en vit pas l'apparition et la
mort l'empêcha de goûter cette tardive réparation de la des-
tinée. — Après plus d'un quart de siècle écoulé, c'était une
décision audacieuse que de reproduire, « sans y changer une
ligne, » un travail de synthèse historique, étendu sur un champ
immense, qu'avaient maintes fois retourné dans toutes ses
parties, au cours de cette période, les sillons patients de l'éru-
dition moderne. Cependant, tout bien considéré, ce fut peut-
être le parti le plus raisonnable à prendre, car la même réserve
s'est imposée, vingt ans plus tard, au traducteur allemand de
VEssai, M. Schemann. Lui aussi se préparait à remanier
l'œuvre lorsqu'il a songé que le travail serait à refaire dans
dix ans, et, comme l'auteur en 1882, il estime que le « fonds
n'en a pas été touché » . Dans un certain sens, cela est vrai :
YEssai^ nous l'avons dit, n'est pas à considérer comme un monu-
ment historique, mais comme une utopie philosophique, ou
mieux un poème épique, une chanson de geste à plus juste
titre quAmadis. La forme seule y est adaptée au goût scienti-
fique de l'époque qui la vit naître : le fonds sort de l'âme d'un
aède, d'un trouvère. Et c'est bien un hymne printanier que
l'auteur vieilli caractérise par cette formule lyrique : ti Je laisse
ces pages telles que je les ai écrites à l'époque où la doctrine
qu'elles contiennent sortait de mon esprit comme un oiseau qui
met la tête hors du nid et cherche sa route dans l'espace, où il
n'y a pas de limites. Ma théorie... a pris son essor, elle le con-
CHAPITRE VII 435
tinue. Je n'essaierai ni de raccourcir, ni d'allonger ses ailes,
ni moins encore de rectifier son vol. "
Il accentue pourtant le caractère amoral, antiwagnérien,
prénietszchéen de sa thèse historique. La prospérité d'une
nation, dit-il, ne résulte pas le moins du monde, comme on l'a
cru au di.v-huitième siècle, des vertus et des vices de ses repré-
sentants : un peuple honnête n'est pas nécessairement un
peuple illustre. Les vertus utiles au.v grandes agglomérations
doivent avoir u un caractère hien particulier d'égoïsme collectifs ,
qui diffère grandement de ce qu'on appelle vertu chez les par-
ticuliers. Si l on veut à toute force louer la vertu chez un peuple,
« on se voit obligé de reconnaître et d'avouer tout haut qu'il ne
s'agit pas là de mérites et démérites intéressant la conscience
chrétienne, mais bien de certaines aptitudes, de certaines /juî5-
sances actives de l'àme, et même du corps, <' qui déterminent
ou paralysent le développement de la vie dans les nations. —
Tout cela est singulièrement prophétique, nous le montrerons.
Et le comte devait être frappé dès lors des coïncidences qu'il
notait sur le tard entre ses conclusions sociologiques et celles
de la jeune école darwinienne, moins avancée que lui-même
par certains côtés. Après avoir rappelé que l'idée maîtresse
de VEssai est l'influence prépondérante des mélanges ethniques
sur le sort des peuples, il ajoute : « De là fut tirée la théorie
de la sélection, devenue si célèbre entre les mains de Darwin,
et plus encore de ses élèves. » Appréciation non pas fausse,
mais exagérée, en ce sens que les deux doctrines sortent bien
d'une racine commune, la théorie aristocratique de la con-
quête, mais que l'alliance pure, préconisée parle comte, est un
mode très étroit de sélection (1) qui n'a pas joué grand rôle
dans la pensée de Darwin, et qui est même condamné par cer-
tains de ses disciples. Voyez au contraire Gobiucaxi reprendre
avec un évident plaisir dans son testament philosophique sa
thèse ariane de Tadelphogamie, pratique jadis adoptée, dit-il,
par toutes les races nobles, qui se montraient désireuses de ne
(i) Il a pourtant esquisse à plus d'une reprise des vues sélectives sur l'in-
fluence delà {;uerre fatale aux vaillants champions arians.
43f) LE COMTE DE GOBINEAU
pas partager avec des inférieurs les avantaj^es d'un sang géné-
reux (1). L'adelphogamie est si bien l'aboutissement logique
et la fleur douteuse de la théorie qui condamne, sur toutes
choses, la mésalliance! Est-il un plus sûr moyen d'écarter le
poison du mélange? — Or les biologistes contemporains sont
d'ordinaire à l'antipode de cette conception et voient précisé-
ment dans r " Inzucht » la cause de la chute de toutes les
aristocraties i'2). — Plébéisme! répondrait le comte. N'estime-
t-il pas que les mariages consanguins ont été interdits par les
codes du libéralisme dans l'intention perverse de favoriser
encore le mélange des races et l'abâtardissement final? Ses
derniers jugements sur la science préhistorique, en plein essor
autour de lui, ne sont pas moins étroits, et nous avons signalé
jadis les préoccupations personnelles qui devaient l'amener à
rejeter des découvertes fatales aux courtes vues rétrospectives
de VEssai.
Enfin, il paraît même n'avoir pas toujours conservé le senti-
ment très précis de ce qu'il a voulu faire dans le passé. Car
c'est en cet endroit que se rencontre l'étonnante appréciation
de V Histoire des Perses dont nous avons relevé jadis les contra-
dictions. C'est que, par instinct, il voudrait maintenant cor-
riger dans le sens des leçons d'Ottar-Jarl les enseignements
de son grand ouvrage asiatique, trop défavorables à la perpé-
(1) Voir Histoire des Perses 't. I, p. 89\ Et n'a-t-on pas vu de notre temps
des dynasties Hnancières restaurer ce vieil usage aristocratique.
(2) C'est toutefois une question fort controversée, sur laquelle toute une
littérature se développe artuelletnent. On admet, en général, que l'Inzuclit est
propice aux races saines par la transmission plus assurée des qualités, funestes
aux races en dégénérescence par l'accumulation des défauts. Mais il s'est pro-
duit récemment un fait qui aurait à la fois attristé le comte par la décadence
dont il fait foi dans les races les plus pures et peut-être réjoui son cœur à titre
de confirmation frappante de ses vues pessimistes pour l'avenir. On sait avec
quel soin jaloux la haute noblesse allemande a maintenu ses règlements de caste
sur les mésalliances, à ce point que la bureaucratie prussienne semide vouloir les
adopter à l'exemple des familles souveraines et médiatisées. Or le pape Léon XIII
vient, dit-on, de notifier aux maisons régnantes d'Europe qu'il n'accordera plus
de dispenses autorisant les mariages entre parents. Le pontife conseille aux
monarques de laisser leurs enfants se marier avec des princes qui ne sont pas
de sang royal, abn d'éviter la dégénérescence intellectuelle et physique qui
résulte de ces unions. Voilà qui est caractéristique des tendances de l'époque.
CHAPITRE VII 437
tuité des qualités ariancs dans la race; 11 préférerait admellre
que riran, comme les (iournay, ne perdit jamais ses vertus
initiales, mais le texte original subsiste, et réfute cette inter-
prétation tardive.
Elle indique au moins (juc l'impérialisme ou l'arvanisme
d'avenir l'emportent à la dernière heure dans cet esprit divisé
contre lui-même. Volontiers secouerait-il en sa propre faveur,
et pour « les Hls de roi " , ses égaux, le pessimisme universel
qui attriste les dernières lignes de VEssai. Il en appelle expres-
sément aux enseignements de son Oitar-Jarl, pulpe savou-
reuse de la noix historique, si dure à casser, dont il avait d'abord
enlevé 1' a enveloppe verte, épineuse, épaisse » dans VEss /, puis
rompu «l'écorcc ligneuse » dans les Perses. Le chemin qu'il a
parcouru « ne mène pas, dit-il, à un de ces promontoires escarpés
où la terre s'arrête, mais bien à une de ces étroites prairies où,
la route restant ouverte, l'individu hérite des résultats suprêmes
de la race, de ses instincts bons ou mauvais, forts ou faibles,
et se développe librement dans sa personnalité " . — Indivi-
dualisme anarchique, sans doute, qui est bien la logique trans-
formation de son enthousiasme initial pour la constitution de
l'odel. Mais, de plus, il proclame à présent que "la route reste
ouverte» ; et pourquoi lindividu ainsi gardé miraculeusemcnl de
la dégénérescence ne fournirait-il pas le point de départ d'une
race nouvelle, aux longs espoirs et aux destinées souveraines?
— Plus d un contemporain interpréterait volontiers en ce sens
les leçons de l'aryanisme et ferait sans scrupule de sa personne,
ou tout au moins de sa race, le germe d'un monde nouveau.
Nous avons terminé la revue des œuvres de Gobineau qui
furent publiées de son vivant ou au lendemain de sa morl.
Mais la piété active de l'Allemagne nous prépare de plus
amples matériaux, car notre comj)atriote est en voie de susciter
au delà du Rhin un vaste mouvement d'idées, et chaque jour
y développe la littérature (|ui se rattache à son nom. Une
archive (1), bientôt peut-être un musée Gobineau, seront établis
(1) La Fiance reste en arrière, et néanmoins .M. l'aul Hourget, l'un ilcs
438 LE COMTE DE GOBINEAU
chez nos voisins. Sa biographie, tirée de ses papiers intimes, y
est en préparation. — Enhn, M. le professeur Schemann, le
président, Tinspirateur et l'àme de la Gobineau-Vereinigung ,
a commencé une collection posthume d'écrits conservés en
portefeuille par le comte, et il l'inaugure par l'impression
à' Alexandre le Macédonien, tragédie en cinq actes et en vers (1).
L'avant-propos et l'introduction de cette brochure sont véri-
tablement révélateurs d'un état d'esprit particulier, qu'il sera
utile de considérer un instant de près, à titre d'avertissement
et de leçon. En effet, ces pages montrent à quel point il est
dangereux de se prononcer ex pro fessa snrles monuments d'une
langue qui n'est pas celle de notre enfance. Quel est le Fran-
Français membves de la Gob'meau-Vcreinigiing , se. prononçait récemment dansv
la presse non seulement en faveur d'un retour à la monarchie, mais encore
d'une reconstitution de l'aristocratie héréditaire. Est-il téméraire de penser
qu'après la lecture de Balzac ou de Le Play celle de VEssai sur l'inégalité
des races soit pour quelque chose dans les convictions actuelle.s de ce rare
esprit?
On écrivain qui a subi à peu près exclusivement l'influence de Gobineau
dans sa formation philosophique, c'est M. le comte de Leusse, dont parurent
en 1900 les Études dliistoire ethnique (Paris et Strasbourg). Ayant désiré sur
le tard reprendre et compléter par quelques vues d'ensemble ses études histo-
riques de jfunesse. il s'était senti entièrement déçu par le Discours sur l'Histoire
universelle de Bossuet, malgré ses sentiments catholiques, lorsque ÏEssai sur
l'inégalité des races tomba sous ses yeux par hasard. « Ce livre, dit-il, je l'ai
lu et relu plusieurs fois; il n'a ouvert un horizon ab.solument nouveau. C'est le
livre d'un précmseur ; il indiijue à grands traits, presque avec une sorte de
divination, tout ce que la science moderne commence à préciser par ses
recherches patientes et minutieuses. » On voit que la prise fut subite, la con-
versation instantanée comme un coup de la grâce. Après son patron apostolique,
M. Paul de Leusse avait trouvé son chemin de Damas. Quinze ans d'expériences
variées sont venues consolider son impression initiale, en sorte qu'à cet
ouvrage " génial » son admirateur, demeuré aussi fervent qu'au premier jour,
entreprit de donner une sorte d'appendice, ré.sumé des conhrmations incessantes
qu'il a glanées dans ses lectures et ses observations; l'espace nous manque
pour apprécier cette tentative intéressante : qu'il suffise de reproduire le juge-
ment de M. le professeur Schemann ^Altg. /.cit., Beil. 1901, p. 131). Le gen-
tilhomme alsacien est, aux yeux du savant de Fribourg, « un des plus intéres-
sants parmi les Français aujourd'hui vivants... une physionomie d'un caractère
éminemment original... un patriarche (jui respire la santé morale. » Et il a mis en
œuvre des documents à ce point importants qu'on doit renoncer à donner par
l'analyse un aperçu des richesses philosophiques, un inventaire des trésors
d'observations ingénieuses qui s'entassent dans les Etudes d'histoire ethnique.
(i) Strassburg, Tr'iibner, 1901.
CHAPITRE VII 430
çais qui ne sourirait aux appréciations de 1 éditeur d'Alexandre
le Macédonien ? — Nous apprenons, à le lire, que le « grand
maître français » a réalisé le premier drame réellement digne
du conquérant qu il entreprit de glorilier; que, si la forme de
l'œuvre est celle delà tragédie classique du dlx-septiéme siècle,
néanmoins V Alexatidre de « notre Gobineau aj)partlent à nous
auh'es Allemands (1) autant que chose leur peut appartenir» . Car
la manière en est si profondément germanique, si proche
parente de celle des Shakespeare et des Schiller, que le phéno-
mène demeure sans second dans les annales delà scène gauloise.
En ce moule étroit des unités, jadis brisé pourses compatriotes
par le marteau de Lessing, le poète français se meut, par une
exception unique en sa patrie, avec toute la liberté intérieure
d'un dramaturge saxon ; de sorte qu'enfin 1 Allemagne n'aper-
çoit plus dans la formule surannée d'Aristote son aspect exo-
tique, puisqu'elle la voit maîtrisée par un esprit si voisin de
celui de Gœthe, par un pur esprit de héros germanique. —
Voilà bien le ton de la coterie Avagnérienne, n'est-il pas vrai?
Qu Alexandre le Macédonien ]>renne donc place à côté de
Racine et de Corneille dans nos collèges, conclut M. Schemann \
et il contribuera pour sa part à sauver ridéalisme de la jeu-
nesse, si menacé dans la " patrie adoptive " de l'auteur par
certain réalisme trop envahissant.
A la suite de cet avant-propos lyrique, une soigneuse intro-
duction nous apprend l'origine et la destinée de la tragédie
à^ Alexandre. Écrite avant 1848, elle aurait été présentée à la
Comédie française, sur le point d'être jouée, et arrêtée malheu-
reusement dans son essor par la révolution de Février, qui la
fit juger trop monarchiste pour notre scène nationale. — Des
difficultés politiques sont une excuse dont les dilettantes de
lettres pallient volontiers leurs insuccès; et les événements
de 1870 ont heureusement sauvé à leur tour la vanité d'auteur
de quelques émules ultérieurs du comte. — Quoi qu'il en soit
(l) Ces possessifs un peu trop marqués ne sont pas fort habiles sous la
plume d'un liomme qui fait profession de regretter et de condiattre l'indiffé-
rence des concitoyens du comte à son éjjard; il va de la sorte à l'enconlre de
son objet et ne prend pas le chemin de désarmer parmi nous la méfiance.
LE COMTE DE GOBINEAU
des dispositions de nos comédiens officiels à l'égard à' Alexandre^
Gobineau lui-même parait n'avoir pas attaché grande impor-
tance à cetamusement de jeunesse. Il écrivaità sa fille en 18G2 :
« Quant à Alexandre^ si je devais le refaire, je ne le ferais plus
comme cela. Il y a trop de conspiration; Roxane crie trop;
Perdicas ressemble à un père sournois; Alexandre est un peu
plus larmoyant que de raison et se laisse empoisonner trop
aisément... ISe pensez pas tant de bien d'Alexandre : il y a beau-
coup plus de mal à en dii^e. " Et quand on songe que le comte a
publié les Adieux de Don Juan, on ne peut s'empêcher de
concevoir quelques doutes sur la valeur de l'œuvre volontaire-
ment gardée par lui en portefeuille. Mais, cette fois encore,
M. Schemann se montre plus gobiniste que Gobineau : il en
appelle de l'historien, trop sévère critique de lui-même, au
poète créateur, doté de toute l'inconscience du génie. 11 convient
([u Alexandre est une œuvre de jeunesse; mais l'auteur étant
«de ces esprits à qui les dieux ont promis l'éternelle jeunesse,
l'œuvre retient autant d éternité que de jeunesse! ^^ Ah! qu'en
termes galants ces choses-là sont mises! Bien plus, si le
comte juge « larmoyant» son Alexandre, c'est qu'à ce moment
parle par sa bouche Vàpre Normand primitij qui se réveil-
lait parfois dans son sein ! A héros, héros et demi! et Ottar n'eût-
il pas regardé avec quelque dédain, comme le fait son petit-
lils mûri par 1 âge, les attendrissements même passagers d'un
Macédonien déjà métissé.
Enfin voici le jugement du préfacier sur certaines imperfec-
tions de détail qui ne doivent pas être oubliées dans les rayons
éblouissants de l'ensemble. Les liens des règles tragiques,
bien loin d'être des entraves pour l'auteur, « lui deviennent à la
fin des ailes qui le poussent, dans l'essor de son génie, à récolter
même en passant tous ces petits mérites accessoires, auxquels
on attache une si grande importance, dans le pays classique de
la forme, c'est-à-dire antithèses et pointes dramatiques ou
dialogales, délicatesses de métrique, de rythme, d'euphonie
verbale. Toutes choses que les critiques sévères de sa patrie
sont accoutumés par leur préjugé de rejuser à notre poète, et
que nous autres barbares allemands, au contraire, nous nous
CHAl'ITRE VII 441
attendons à rencontrer chez lui, pour les saluer au passage avec
une joyeuse surprise. »
En résumé, bien supérieur à l'essai de jeunesse de Racine
sur le même sujet, cet Alexandre, à lui seul, assure à son auteur
une place émmente parmi les grands dramaturges du monde ;ei
l'on regretterait amèrement qu'un homme de tiiéàtreà ce point
doué eût renoncé à poursuivre sa carrière littéraire en ce sens,
s'il n'y avait une ingratitude évidente à s'arrêter aux récrimina-
tions, en présence des surabondantes moissons qui furent, sur
un autre sol, le produit de cette existence d'élite.
Voici notre avis personnel sur la tragédie de Gol)ineau :
Alexandre est un aimable essai de rhétoricien appliqué, où l'on
peut noter quelques détails heureux, fruits d'une imagination
déjà vive; un bon devoir, qui, à titre d'encouragement pour le
talent naissant, méritait une note favorable. On n'y trouve
naturellement aucune des idées de VEssai ; mais, précisément
pour cette raison, on y observe une certaine harmonie avec le
portrait du conquérant tracé dans Vllistoire des Perses; car,
nous l'avons montré, cette apologie obstinée contredit directe-
ment toutes les théories ethniques et politiques du comte. Ce
dernier retrouva évidemment, vers 18G9, à l'égard du Macédo-
nien, comme plus tard en face d'Amadis, les fraîches sensations
admiratives de sa naïve adolescence : il se garda de retoucher
une image qui demeurait chère à sa fantaisie, toujours despo-
tique vis-à-vis de sa raison, et il sacrifia sans scrupules les im-
munités arianes à la perfection impeccable du successeur des
Grands Rois sémitisés. — Et déjà, dans la tragédie, Alexandre
se prépare à remplacer les généraux grecs de son armée par
des Iraniens «trop soumis pour suivre leur audace» et maudit
la Liberté,
Ce turbulent démon, Jîcau de nos aïeux!
On aperçoit même quelques souvenirs napoléoniens et auto-
cratiques au fond de l'intrigue : les chefs macédoniens, fati-
gués de combattre, désireux de savourer en paix leur fortune
inespérée, ressemblent à certains maréchauxde l'Empire, etl'on
croirait entendre parler Joséphine dans la scène où Roxane
442 LE COMTE DE GOBINEAU
reproche au conquérant de vouloir épouser la fille des rois
perses afin d'affermir son pouvoir oriental
Ajoutons que cette édition, amoureusement préparée, est
pourvue de tout l'appareil soigneux de l'érudition germanique
et présentée avec des égards que n'ont pas toujours rencontrés
parmi nous nos véritables classiques : deux manuscrits, celui de
Mme le baronne de Guldencrone, née Gobineau, et celui de
Mme la comtesse de La Tour, ont été diligemment collalionnés :
l'orthographe, la ponctuation, les lettres majuscules sont dis-
cutées copieusement ou justifiées tour à tour.
Avouons-le, un tel effort, fruit d'une telle conviction, a fini
par toucher notre cœur. 11 y a désaccord absolu entre M. Sche-
mann et nous quant au véritable mérite du comte : il le cherche
avec prédilection sur le terrain littéraire et wagnérien, dans la
Renaissance. Arnadis ou Alexandre; nous le vovons dans son
originalité aristocratique, dans VEssai, les Perses, les Pléiades,
Ottar-Jarl même. Mais ces divergences de vues ne nous empê-
chent pas de travailler en somme à la même œuvre réparatrice
que le professeur de Fribourg et de rendre cordialement jus-
tice à la chaleur de ses sentiments, au dévouement qu'il apporte
à servir la cause qu'il embrassa. Il croit en effet avoir reçu de
son maître Wagner la mission expresse de réhabiliter un soli-
taire, un vaincu retiré à l'écart sous l'étendard de la vérité (I) . Il
avoué sa vie à cette tâche idéaliste et donné par là un exemple
aussi noble que rare d'enthousiasme désintéressé. — Pourtant,
notre ironie française conserve aussi ses droits et garde enfin le
dernier mot. Oui, c'est un piquant spectacle que l'aventure du
cousin de Cyrano prenant d'assaut sous un déguisement nor-
dique habilement improvisé les bonnes grâces de la confiante
Allemagne, que les gentillesses de cette puissante matrone
Germania, séduite une fois de plus, sans le savoir, par les pres-
tiges de l'imagination méridionale, d'autant plus puissants sur
son esprit qu'ils lui font défaut davantage, et, dès lors, se com-
(1) Dans ses Erinnerungen an R. Wagner (1902) il semble envisager son
apostolat gobinien comme une mission providentielle et désormais exclusive
imposée à son existence entière. Toutes proportions gardées, le gobinisme en
Allemagne nous y a fait mieux comprendre le gœthisme et le kantisme.
'
I
CHAPITRE VII 443
plaisant à caresser sans scrupule un cousin authentique, un
«pays» , dans le galant de la Gironde (I).
(!' Notons aussi par esprit d'équité que tous les compatriotes de M. Scheniann
ne semblent pas disposé* à le suivre aveuglément dans sou extase, sans même
jeter un regard derrière eux ; ainsi, le docteur Fritz Friedrich, présentant récem-
ment aux lecteurs de V Allgemcine Zcitung Alexandre le Macédonien, se mon-
trait beaucoup plus réservé que l'éditeur. Très svmpatl>i(|ue encore à Gobineau
pour l'ensemble de son œuvre, il ne peut prendre sur lui de regretter la carrière
dramatique avortée de notre compatriote, et cette hésitation est sage. M. L.Wilser
présente des réserves analogues [Polit, anthr. Bévue, novembre 1902) et le doc-
teur Kretzer lui-même est moins affirmatif cjue le préfacier d'Alexandre.
CONCLUSION
Il faut donc terminer, provisoirement tout au moins, sur ce
feu d'artifice éblouissant qui nous arrive reflété parles flots du
Rhin, la revue des œuvres et des idées du comte de Gobineau.
— Comment conclure cependant en si délicate matière? com-
ment présenter un jugement cohérent sur une pensée que nous
avons montrée à ce point ondoyante et diverse? La sagesse con-
siste à louer et à blâmer tour à tour : à prêter l'oreille avec
intérêt ou à dissimuler un sourire involontaire, aussi capricieu-
sement que passent sur nos fronts les sautes de vent de sa
verve gasconne. D'un ensemble d'impressions divergentes, on
ne saurait tirer une sentence motivée et définitive. Tout au plus
pourrait-on dire que le gobinisme est un état d'esprit foncière-
ment aristocratique et impérialiste vers le dehors, mais qui,
une fois son adepte renfermé dans le groupe élu où il se com-
plaît, revêt toutes les allures d'un utopisme égalitairc.
Dans sa période qvie nous avons nommée expressément uto-
pique, Gobineau établit ainsi une théorie politique qui semble
un Contrat social atténué en idylle pour les participants, mais
organisé pour la conquête au dehors, corrigé par un indivi-
dualisme jalou.K qui le fait libéral, et, surtout, volontairement
restreint à la race blanche, seule capable d'en porter les charges
comme d'en goûter les avantages, Tunique tort de ce noyau
d'élite ayant été de ne point traiter plus complètement en bêtes
de somme les autres peuplades humaines qu'il soumet et régit
par droit de naissance.
Dans sa période asiatique, les séductions perfides de la nature
méridionale, les rêveries hallucinantes où se complaît la pen-
sée trop raffinée du vieil Orient, les charmes irrésistibles de l'art
méditerranéen font entendre à l'oreille du fils des jarls leurs
CONCLUSION /,4.-,
voix de sirènes, dans lesquelles il s'efforec à reconnaître une
intonation familiale, et Jean-Jacques, lecteur du Chardin, ne
s'habilla-t-il pas en Arménien, se jugeant fort oriental par ses
goûts de paresse et de songerie chimérique (l)?
Enfin, les événements de 1870 ramènent le comte à quelques
espoirs impérialistes d'avenir; mais, ces prévisions n'étant
pas en faveur de ses compatriotes, il ne lui reste qu'à se réfu-
gier dans un stoïcisme tout individuel, disposé à accorder à la
société ce qu'il ne peut lui refuser de ses actes, pour se
retrancher avec tout son orgueil dans la forteresse de son intel-
ligence; prêt en conséquence aux renoncements dédaigneux,
à l'ascétisme raisonné, non moins qu'aux apothéoses person-
nelles trop faciles et à révocation d'un passé divinisé dans
une sorte de rêve extatique. Et il y a encore beaucoup de Rous-
seau vieilli dans tout cela, d'un Rousseau plus courageuse-
ment, plus décidément stoïcien, par bonheur, mais se donnant
volontiers sans doute, comme à P lorizel, la figure
D'une bonne, sensible et noble créature
Que l'erreur, non la faute, é{;ara loin du ciel.
Au total le blanc de l'Hindoukoush, le Scythe d'Asgard, le
Donzel de la Mer Amadis, apparaissent dans l'œuvre du pen-
seur, qui voudrait leur ressembler, assez analogues à l'homme
de la nature dans Jean-Jacques, de passions fortes et pures,
de cœur droit par privilège de naissance et, dès l'origine,
exempts de barbarie ou de perversité. Ce privilège de socialité
instinctive est donc seulement retiré par le disciple de Bou-
lainvilliers à l'humanité de son ensemble, et surtout aux masses
de notre Europe, que Rousseau en avait trop libéralement,
trop exclusivement dotées. Il est corrigé par le concept de la
lutte et réservé, comme il létait par l'opinion des temps
anciens, à des races, à des aristocraties conquérantes. Voilà le
secret de l'impérialisme gobinien, et son grand intérêt comme
symptôme, car le comte a été fort suivi dans cette voie. Ce
(1) N'est-ce pas un singulier jeu de la destinée "qui Ht de ces deux hommes
les habitants successifs du château de Trye-en-Vexin, le premier en 1768
comme hôte du prince de Conti, le second comme propriétaire, de 1855 à 1877.
446 LE COMTE DE GOBINEAU
" germanisme y> du sentiment que la critique contemporaine
reconnaît d'ordinaire à Rousseau est assez logiquement réservé
dans ce système aux seuls Germains et à leurs proches parents
aujourd'hui disparus, tandis que son premier apôtre en avait
trop étendu le domaine (1).
Au total, on accorderait justement à Gobineau, pour parler
le langage de l'école schopenhauerienne, qui l'a si imprudem-
ment élevé sur le pavois, la qualité d'un génie intuitif plutôt
que logique. De tels hommes se voient rectifier par des esprits
de moindre envergure, mais ne s'en sont pas moins révélés dans
leur domaine propre créateurs certains et inspirateurs féconds.
Dans l'histoire des idées, la valeur des œuvres s'établit non
par leur mérite intrinsèque, mais par la portée, la durée de
leur influence. Et celle de Gobineau a été réelle, bien qu'assez
inaperçue jusqu à présent par la plupart, peut-être exagérée en
revanche par certains fervents peu discrets; — aussi, à ceux
qui estimeraient disproportionné à son objet notre effort d'exé-
gèse aryaniste et gobinienne, nous demanderons de suspendre
leur appréciation : ils jugent excessive l'importance que nous
avons attribuée à des fantaisies de dilettante ; qu'ils ne se
hâtent pas de prononcer de la sorte avant d'avoir sous les yeux
les pièces du procès, que nous nous réservons de produire. La
suite de nos études sur ce sujet aura en partie pour but et,
nous l'espérons, pour résultais d'explorer le domaine et de
délimiter les contours de l'influence du comte, ou, à son défaut,
des idées qui l'ont guidé lui-même et dont il offre en tout cas
un précieux exemplaire. — Nous verrons que, continuant les
capricieuses directions de son allure désinvolte, ou, du moins,
établissant parallèlement aux méandres de sa pensée la direction
de leur cours, ont coulé maints ruisseaux séduisants de la
pensée contemporaire, parfois grossis en torrents impétueux
par le tribut des tendances politiques du jour ou par l'afflux
des causes économiques profondes.
Et s'il nous était permis d'indiquer dès à présent, sans pou-
(1) Voir l'ouvrage de J. Texte : /.-/. Rousseau et les origines du cosmopo-
litisme littéraire. Hachette, 1896.
CONCLUSION 447
voir apporter ici nos justifications, l'un des résultats de Texamen
que nous avons en vue, nous dirions qu'en dépit de la con-
viction des fidèles allemands de Gobineau son disciple ina-
voué (1), mais certain, au delà du l{liin, ce n'est pas Richard
Wagner : c'est un homme qui, reHct lui aussi par plus d\in
côté, n'en exerce pas moins dans le domaine philosophique
une frappante inlluence; nous voulons dire l'initial allié et
l'ennemi final du maître de Bavreuth, Frédéric Nietzsche.
(1) Inavoué dans ses ('crits, mais non clans ses conversations. Voyez l'intro-
duction à la traduction allemande du livre de M. Liclitcnlierger sur iNietzsrlie
par Mme Focrstor-iNietzsche, et l'attestation personnelle du docteur Overbcck
au docteur Krelzer {loc. cit.). Ce qu'on est convenu d'appeler la troisième
période de ?sielzsche, la seule remarquable, est sortie du contact de Gobineau
révélé en 1881 aux lecteurs des Bnyrfuthcr Blœtter.
FIN
TABLK ni:S MATIKRKS
lM'nODi:CTiON. — Los orijjincs de l'aryanisinc" liistoriquc I
Origines et jeunesse ilu rutiito de Gobineau 1
LIVRE IMUmiE R
PÉRIODE THÉOlllQUE
l' « ESSAI S U n l/l XÉr. ALI TK DES n A C E S lll'MilNKS"
Chapitre i-hemier. — Considérations préliuiiuaires 11
— II. — Les trois races fondamentales 22
— m. — Premières migrations blanches au sein île la race
nègre. — Orijjines de l'art et de la dcniocralie. 28
IV. — Les Aryas 4'<-
— V. — La race jaune •")"
— VI. — La Grèce ^^>'^
— VII. — Les Celtes 78
— VIII. — Rome italiote et Rome sémitique 81)
— IX. — Les Germains. — Rome germani(|ue i)î)
— X. — Les nations modernes 120
— XL — Conclusion et enseignements de l'/i'.fwo IV2
— XII. — UEssni devant ses prcmicis critiques. 100
LIVRE II
PÉRIODE ASIATIQUE
CuAPiTBE PREMIER. — Les impressions asiatiques de Gobineau 172
— II. — V Histoire des Perses 105
I. — Retour à l'aryanismc . 10.)
II. — Les sources 200
m. — La méthode 20f)
IV. — La féodalité en Orient 209
450 TAULE DES MATIERES
l'ajfcs.
V. — Les Iraniens de la Bonne Loi 218
VI. — Les nèfrres dyws 222
vil. — Les Scythes touraniens 225
vm. — Les Sémites 232
IX. — Les Grecs 247
X. — Les Macédoniens 259
XI. — Romains et Partîtes 266
XII. — De la portée de Y Histoire des Perses 272
xm. — Cabbaie et mysticisme 275
CiiMMTrtK m. — Les Nouvelles asiatiques 280
LIVRE III
PÉRIODE ASGKTIQUE
CiiUTinE pi!i;mii:iî. — Ecrits de transition 295
— II. — La gueire de 1870. — Les Souvenirs de voyage. . 299
— III. — Séjour à Stockholm. — Les Pléiades 324
— IV. — IjA Hcitiiissaiice. — Relations avec Richard Wagner. 352
i. — La Renaissance y scènes historifjues 352
II. — Action de la henaissance sur la pensée île
Wagner 355
m. — La régénération avant la lecture de l'Essai
par Wagner 360
IV. — Action de l'Essai sur la pensée de Wagner. 363
V. — La collaboration de Gobineau aux Bayreu-
ther lilœltcr 368
M. — Le théâtre persan et l'art de Bayreuth . . . . 371
— V. — \j Histoire d'Oltar-Jarl, pirate norvégien, et de sa
descendance 375
I. — La portée de l'ouvrage et sa méthode 375
II. — Oïlar-Jarl et les Gournay féodaux 378
III. — Transition théori(|uc des Gournay aux Go-
l)ineau . , 386
IV. — Bordeaux ancien et les Gournay anglo-
gascons 390
V. — Transition historique des Gournay aux Go-
bineau 395
VI. — Les Gobineau commerçants 398
VII. — Les Gobineau enrichis 402
vm. — Origine et fondement de la prétention Scan-
dinave 409
— V ! . — Aniadis 414
— VII. — Les derniers jours du comte. — Gobineau et l'Alle-
ma.gno 4oo
CoNCi.r.siu.N 444
PARIS
TYPOr. l'.A IMIIl. PLON-NOUnUlT KT C
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Qg Seillière, Ernest Antoine
3^95 Aimé Léon, baron
g62SA ^^ comte de Gobineau et
l'E.rT.Ttnisme historique
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