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Full text of "Le comte de Gobineau et l'aryanisme historique"

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LE 


COMTE  DE  GOBINEAU 


ET 


L'ARYAINISME  HISTORIQUE 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  reproduction  et 
de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers,  y  compris  la  Suède 
et  la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de  la  librairie) 
en  mars  1903. 


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LA  PHILOSOPHIE  DE  L'IMPÉlUALlSiVlE.  —  1. 


LE 


COMTE  DE  GOBINEAU 


ET 


L'ARYANISME  HISTORIQUE 


PAR 


Ernest    SEILLIÈRE 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT   et  C'%   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE     GARANCIÈRK    Q" 


C     i9o;î 

Tous  droits  réservés 


^t)3U(J 


INTRODUCTION 


LES    ORIGINES    DE   L'ARYA:S1SME    HISTORIQUE 


L'aryanisme  est  une  philosophie  de  l'histoire  qui 
attribue  les  acquisitions  morales  et  matérielles  de  Thu- 
manité  à  l'influence  à  peu  près  exclusive  de  la  race 
aryenne.  Son  corollaire,  si  1  on  transporte  dans  l'avenir 
probable  les  conclusions  sorties  d'une  telle  conception 
du  passé,  c'est  1  empire  du  monde  promis  à  F  Aryen. 
—  Il  semblerait  donc,  au  premier  abord,  que  ces  deux 
thèses  soient  issues  de  l'examen  du  rôle  joué  dans  le  monde 
par  les  Aryas  de  l'Inde,  par  leurs  descendants  et  leurs 
congénères,  puisque  le  nom  qu  elles  portent  est  emprunté 
à  ces  lointains  conquérants.  En  fait,  1  on  sait  que  le 
vocable  «  aryen  »  est  l'un  des  plus  ambigus  qu'ait  adoptés 
la  langue  scientifique  du  dix-neuvième  siècle.  Et,  dans 
le  cas  particulier  qui  nous  occupe,  il  exprime  un  abou- 
tissement plutôt  qu'une  origine  :  1  aryanisme  et  l'impé- 
rialisme aryen  (1)  sont  des  extensions  toutes  contempo- 
raines, fruits  des  vues  mondiales  qui  naquirent  récemment 


^1)  Kotons  que  dans  le   sein  de  l'iuipérialisme  aryen  on  compte  déjà   des 

dérivés   anglais,    américains,  allemands,   français    même.  Voir    dans  la    revue 

l'Européen    la    série    d'études    intitulée    :    Impéi'ialistes  français.    M.    Dou- 
mer,  etc.) 


Il  INTRODUCTION 

du  progrès  inouï  des  communications  entre  humains.  Ces 
théories    ambitieuses    et  imposantes    sous  leur   costume 
exotique  et  dans  leurs  prétentions  démesurées  ont  eu  des 
débuts  modestes.  On  les  a  vues  naître  dans  les  différents 
pays  de  l'Europe  de  considérations  locales  et  restreintes, 
puis  grandir  avec  les  succès  de  leurs  fidèles,  s'annexer  peu 
à  peu  les  conquêtes  de  l'érudition  moderne,  les  interpréter 
au  gré  de  leurs  préventions,  jusqu'à   embrasser  enfin  le 
globe  entier  dans  leurs  espérances  d'avenir,  comme  dans 
-leur  vanités  rétrospectives.  —  L'aryanisme  historique  est 
parti  du  féodahsme  au   dix-huitième  siècle,  s'est  appuyé 
sur  le  germanisme  au  début  du  dix-neuvième  et  a  endossé 
un  peu  plus  tard  l'uniforme  oriental,  qui  lui  a  laissé  son 
apparence    définitive.    Il    garde    naturellement    quelques 
traits  persistants  de  son  origine  et  de  son  éducation  pre- 
mière, au  point  que,  le  plus  souvent,  le  vêtement  hindou 
s'écarte    à   nos    regards  pour  laisser  entrevoir   soit   les 
formes  vigoureuses   de  la  doctrine  pangermaniste,  avec 
tontes  ses  avidités  conquérantes,  soit  la   silhouette  bien 
reconnaissable    de    la    pohtique    féodale,   fournissant  un 
effort  désespéré  pour  rajeunir  une  fois  de  plus  des  charmes 
bien  fatigués  par  l'action  du  temps.  Nous  allons  examiner 
successivement   ces   trois   racines  différentes   d'un   arbre 
assez  vivace  aujourd'hui,  comme  le  constaterait  quiconque 
sait  en  reconnaître  les  fruits  tentateurs,  à  l'étalage  bariolé 
de  la  production  intellectuelle  du  temps  présent. 

Toutefois,  avant  de  nous  engager  dans  ces  recherches 
délicates,  nous  méditerons  un  instant  sur  cette  pensée 
salutaire,  que  toute  philosophie  est  d'ordinaire  un  poème 
personnel,  dicté  par  des  préoccupations  et  des  intérêts 
éminemment  individuels,  à  ce  point  que  les  philosophes  sont 
peut-être  les  poètes  les  plus  originaux  de  tous  les  temps. 


IXTHODUCTION  ru 

Et  la  pliilosoplîie  de  l'histoire  ne  fait  pas  exception  à  cette 
règle.  C'est  une  remarque  dès  longtemps  présentée  par 
les  hébraïsanls,  et  consignée  déjà  par  le  jeune  Renan 
dans  C Avenir  de  la  science^  qu'on  en  pourrait  chercher 
l'origine  dans  les  Apocalypses  de  l'Ancien  Testament. 
Daniel  ou  le  Voyant  de  Pathmos  ne  se  donnaient  p^uère 
pour  des  inspirc's,  mais  plutôt  pour  des  exégètes,  des  his- 
toriens armés  de  toutes  les  connaissances  de  leur  temps.  La 
forme  de  la  vision  dont  ils  revêtaient  leurs  écrits  n'était 
qu'un  scénario  nécessaire,  une  rhétorique  obhgée,  une 
technique  d'art  qui  s'apprenait  dans  les  écoles  de  l'Orient. 
Eh  bien!  leurs  continuateurs  sur  ce  terrain  difficile  n'ont 
pas  abandonné  leurs  méthodes  intellectuelles,  s'ils  ont  dé- 
laissé leurs  procédés  d'exposition.  Apocalvpses,  les  œuvres 
de  Yico,  de  Rousseau,  de  Hegel,  de  Comte;  apocalypses, 
les  livres  plus  récents  que  nous  passerons  en  revue.  Na- 
guère, alors  qu'un  imprésario  américain  étalait  à  Paris 
la  plus  belle  collection  de  phénomènes  humains  qui  ait 
jamais  été  réunie,  disaient  les  affiches,  l'un  d'entre  eux, 
r homme-squelette,  fort  intelligent  et  fort  vaniteux,  sou- 
mit à  l'approbation  de  savants  visiteurs  un  livre  spécu- 
latif qu  il  avait  écrit  pour  établir  la  signification  décisive 
et  l'importance  prépondérante  de  la  monstruosité  dans  la 
nature.  Le  squelettisme  lui  semblait  la  fleur  de  l'évolution 
humaine.  Notre  âme  est  ainsi  faite;  ne  l'oublions  jamais, 
afin  de  nous  épargner  des  surprises  pénibles  et  des  indi- 
gnations superflues  à  la  rencontre  de  certains  paradoxes 
excessifs,  ou  de  quelques  contradictions  trop  flagrantes;  et 
munis  de  ce  viatique,  abordons  l'examen  des  antécédents 
de  l'aryanisme  comtemporaini 

La  philosophie  de  l'histoire,  toujours  au  service  des  pas- 
sions humaines,  a  dû  borner  tout   d  abord  ses  réflexions 


IV  INTRODUCTION 

aux  cadres  nationaux  et  ses  aspirations  directrices  à  la 
défense  des  intérêts  de  clocher.  Plus  tard  seulement  les 
progrès  du  savoir,  le  développement  des  relations  entre 
peuples,  ont  étendu  son  regard  et  ses  prétentions  à  l'Europe 
d'abord,  puis  enfin  au  globe  tout  entier.  Or,  sur  les  pre- 
miers essais  de  la  réflexion  historique,  sur  son  évolution  en 
France  depuis  le  lointain  moyen  âge,  nous  possédons  une 
étude  véritablement  classique  dans  les  "  Considérations  » 
qui  ouvrent  les  Récits  des  temps  mérovimjiens  d'Augustin 
Thierry,  remplissant  presque  la  moitié  de  l'ouvrage.  Ces 
pages  magistrales  mettent  précisément  en  relief  l'arya- 
nisme  au  premier  degré  de  son  évolution,  c'est-à-dire  sous 
sa  forme  féodale  :  en  sorte  qu'il  nous  pourrait  suffire  d'y 
renvoyer  le  lecteur,  s'il  n'y  avait  intérêt  à  mettre  en  relief, 
dans  l'exposé  de  Thierry,  des  faits  dont  il  n'a  pu  recon- 
naître lui-même  toute  l'importance.  Il  croyait  en  effet 
parler  de  controveises  épuisées,  raconter  des  dissenti- 
ments éteints  et  accomplir  en  toute  sécurité  sur  ces 
matériaux  déclassés  une  œuvre  de  pur  historien.  Or,  les 
antagonismes  et  les  rancunes  qu'ils  jugeait  expirés  sous 
le  paternel  éteignoir  de  la  monarchie  bourgeoise  cou- 
vaient cependant  sous  la  cendre.  Les  événements  de  la 
seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle  les  ont  attisées  de 
nouveau,  et  elles  ont  alors  jeté  des  flammes  plus  ardentes 
(ju'elles  ne  l'avaient  fait  jusque-là.  Un  semblable  réveil 
change  le  point  de  vue  de  l'observateur  du  passé  :  il  doit 
souligner  et  dégager  certaines  tendances,  que  Thierry 
nota  sommairement  à  titre  de  curiosités  intellectuelles, 
mais  qui  ont  prouvé  par  la  suite  leur  vitalité  persistante 
et  leur  actuelle  portée;  peut-être  même  nous  sera-t-il 
permis  d'interpréter  différemment  quelcpies-uns  des  résul- 
tats  de  cette  patiente  enquête.  Cherchons  donc  dans  les 


INTRODUCTION 


Considérations  sur  Hiistoire  de  France  ce  qui  pourra  pré- 
parer l'intelligence  de  notre  sujet. 

Thierry  avait  été  amené  à  l'examen  des  temps  mérovin- 
giens, à  l'étude  de  la  lutte  initiale  entre  les  civilisations 
barbare  et  romaine,  par  Finfluence  de  Chateaubriand  et 
par  l'enthousiasme  éveillé  dans  son  âme  juvénile  à  la  lecture 
des  Martyrs;  les  guerriers  francs  y  entonnent  ((uelque  part 
un  chant  de  guerre  ossianique,  dont  le  pathétique  nous 
laisse  aujourdlnii  aussi  froids  que  les  casques  à  aigrettes 
des  Romains  de  David;  mais  le  rhétoricien  de  Blois  qui 
lisait  en  1810  ces  phrases  redondantes  en  reçut  comme  un 
choc  électrique,  quitta  la  place  où  il  était  assis  et  se  mit  à 
parcourir  la  salle  d'étude  où  il  travaillait,  faisant  sonner 
ses  pas  sur  le  plancher  et  récitant  à  haute  voix  l'invoca- 
tion guerrière  des  Barbares  à  leur  héros  Pharamond.  Sa 
pensée  mûrie  layant  amené  par  la  suite  à  des  svmpathies 
plutôt  romaines  que  franques  (bien  qu'il  ait  toujours 
cherché  l'impartialité  et  l'ait  peut-être  atteinte  dans  les 
Considérations)^  il  est  curieux  que  son  point  de  départ  ait 
été  aussi  romantique,  aussi  germain,  aussi  aryaniste  même. 
En  commençant  son  examen  des  vues  théoriques  qui  fleu- 
rirent, au  cours  des  siècles,  sur  les  origines  ethniques 
et  politiques  de  notre  pays,  il  établit  d'abord  que  les 
érudits  du  moyen  âge  avaient,  en  général,  oubhé  les  luttes 
entre  Francs  et  Gaulois  romanisés,  pour  faire  descendie 
le  peuple  français,  conçu  comme  un  tout,  de  Francion,  fils 
d'Hector;  et  même  que  cette  légende  virgihenne  garda 
faveur  jusqu'au  dix-septième  siècle  auprès  de  quelques 
attardés.  Pourtant  la  noblesse  conservait  un  impériahsme 
instinctif,  un  vague  souvenir  de  conquête,  tout  en  suppo- 
sant cette  conquête  chrétienne,  apostohque,  réahsée  par 
les  preux  de  Charlemagne  sur  des  mécréants  plus  ou  moins 


Ti  INTRODUCTION 

sarrasins.  Et  cette  primitive  philosopiiie  historique  servait 
déjà  de  base  à  des  tendances  foncièrement  pratiques;  à 
défaut  de  résistances  durables  de  la  part  des  manants,  elle 
se  tournait  surtout  contre  les  empiétements  du  clergé. 
Thierry  cite  une  protestation  des  hauts  barons  en  1247, 
dont  le  style  est  admirable  de  fermeté  ironique  dans  la 
revendication  et  d'aversion  dédaigneuse  contre  le  droit 
écrit,  cette  charte  des  vaincus  du  cinquième  siècle.  Quoi, 
les  clercs,  appuyés  sur  leurs  momeries,  prétendent  se 
tailler  une  part  égale  à  celle  des  braves  dont  le  sang  fut 
versé  jadis  pour  s'emparer  du  royaume  et  le  convertir  à 
la  vraie  foi  !  «  Qu'ils  soient  ramenés  à  l'état  de  la  primitive 
Église  et  que,  vivant  dans  la  contemplation  pendant  que 
nous,  comme  il  convient,  nous  mènerons  la  vie  active,  ils 
nous  fassent  voir  les  miracles,  qui,  depuis  longtemps,  se 
sont  retirés  du  siècle  !  » 

Non  moins  présent  demeurait  à  la  mémoire  de  la 
noblesse  son  privilège  vis-à-vis  de  la  royauté  :  l'élection 
primitive  du  monarque  par  ses  pairs;  car  les  formules  du 
sacre  rappellent,  jusqu'au  treizième  siècle,  cette  institution 
égahtaire  et  ce  privilège  de  la  chevalerie.  En  résumé, 
Thierry  lui-même  accorde  à  cet  ordre  de  la  nation  un 
fonds  d'esprit  hbéral  et  un  patriotisme  véritable,  étendu  à 
toute  la  France,  que  les  autres  classes  ne  possédaient  pas 
à  cette  époque!  Mais,  remarquons-le,  ce  patriotisme  avait 
uniquement  en  vue  des  intérêts  de  caste  :  c'est  déjà  l'éga- 
lité au  sein  d'un  groupe,  d'ailleurs  impérialiste  vis-à-vis  du 
reste  du  monde. 

La  bourgeoisie  gardait  pour  sa  part  le  souvenir  fort  net 
de  l'origine  romaine  de  ses  constitutions  municipales. 
«  Lorraine  est  jeune,  et  Metz  ancienne,  »  proclamaient  les 
bourgeois    de   celte  vieille  cité,  opposant  à  la  conquête 


INTRODUCTION  vu 

féodale  les  droits  du  premier  occupant;  et  le  tiers  état 
montrait  en  général  un  étroit  mais  vif  sentiment  de  patrio- 
tisme local.  Quant  au  peuple  des  campajjnes,  réduit  en 
servage  bien  avant  la  domination  romaine,  il  ne  possédait 
null(^  tradition  historique  et  ne  trahissait  que  de  loin  en 
loin  son  esprit  de  corps,  par  des  soubresauts  momentanés 
de  révolte.  Mais  alors,  chose  singulière,  il  pioclamait 
parfois  cette  égalité  de  valeur  humaine  que  lui  déniaient 
les  fils  des  conquérants.  "  Les  seigneurs  ne  nous  font  que 
du  mal,  disent  les  vilains  du  roman  de  Rou;  pourquoi  nous 
laisser  tiaiter  ainsi?  Nous  sommes  des  hommes  comme 
eux,  nous  avons  la  même  taille^  la  même  jorce  pour  soiif- 
frn\  et  nous  sommes  cent  contre  un.  » 

Sur  ce  fonds  d'obscures  tendances  divergentes,  les  légistes 
vinrent,  à  dater  du  douzième  siècle,  jeter  Tuniforme  teinte 
des  traditions  juridiques  romaines;  ils  élevèrent  piene 
par  pierre  l'édifice  de  la  monarchie  absolue,  qu'ils  firent 
l'héritière  du  procédé  gouvernemental  des  Césars, 

Pourtant,  au  seizième  siècle,  la  Renaissance  allait  four- 
nir de  nouveau,  et  plus  sûrement  que  par  le  passé,  des 
armes  érudites  aux  intérêts  matériels  opposés,  toujours 
demeurés  aux  prises  par  des  moyens  divers,  sans  cesser 
jamais  la  lutte  féconde  qui  est  la  condition  primordiale  de 
la  vie  pour  les  groupes  humains  comme  pour  les  individus. 
La  science  naissante  ruina  d'abord,  non  sans  difficultés,  la 
thèse  trovenne  officielle,  et  établit  sur  ses  débris  deux 
théories  dont  nous  allons  voir  l'antagonisme  croître  dès 
lors  avec  les  années.  La  première  rangeait  les  Francs  ou 
Français  parmi  les  peuples  de  race  germanique;  l'autre 
les  faisait  descendre  de  colonies  gauloises  émigrées  d'abord 
au  delà  du  Rhin,  puis  ramenées  plus  tard  dans  leur 
ancienne  patrie  par  les  événements,  attribuant  en  somme 


vin  INTRODUCTION 

à  ces  conquérants  une  origine  exclusivement  celtique  ou 
gallo-romaine,   et  les  fondant  de  nouveau  avec  la  masse 
gauloise  par  un  simple  retour  vers  leurs  premiers  foyers. 
Or,  comme  le  remarque  ici  Thierry  lui-même,  en  raison 
des  vicissitudes    de  notre   histoire   nationale,  il  y   avait 
quelque  chose  de  vrai  dans  chacune  de  ces  assertions  diver- 
gentes :  la  noblesse  germanique,  la  bourgeoisie  celtique, 
le   clergé   chrétien,  les    légistes   romains   pouvaient  tous 
attester  le  passé  en  faveur  de   leurs  doctrines  contraires 
sur  la  nature  de  la  société  et  le  gouvernement  de  l'h^tat^ 
«  Il  se  trouvait  sous  chacune  de  ces  croyances  un  fonds  de 
réalité  vivace  que  le  progrès  scientifique  pouvait  modifier, 
compléter,  transformer,   mais  non  pas    détruire.    »    C'est 
fort   bien  dit,    et  l'auteur  des    Considérations    aurait  dû 
sonp er  par  la  suite  à  cette  prudente  appréciation  avant  de 
prononcer  prématurément  la  clôture  du  débat  vers  1840., 
Le  premier  écrivain  de  valeur  qui  mérite  d'être  encore 
écouté  de  nos  jours   sur  ce   sujet  intéressant  se  montre 
nettement  germaniste   et   antiromain.  François  Hotman, 
dont  le  nom  seul  d'ailleurs  et  la  conversion  au  protestan- 
tisme font  pressentir  les  affinités  germaines,  prit  en  égale 
aversion  la  monarchie  absolue  et  les  empiétements  parle- 
mentaires.  Dans  sa  Franco-Galiia  (1574),  il  conçoit  un 
type  de  royauté  subordonné  à  une  grande  assemblée  natio- 
nale, sorte  de  constitution  anglaise,  où  la  permanence  eût 
été  concédée  aux  états  généraux.  Il  eut  seulement  le  tort, 
assez  fréquent  chez  tous  les  utopistes  sociaux,  de  prendre 
son  rêve  pour  une  réalité  récemment  évanouie,  et  d'assurer 
que  cet  idéal  avait  été  un  fait  jusque  vers  le  miHeu  du 
quinzième  siècle,  malgré  les  usurpations  incessantes  delà 
maison  capétienne.  "  Notre  chose  publique,  écrit-il,  fondée 
et  établie  sur  la  liberté,  a  duré  onze  cents  ans  dans  son 


INTRODUCTION  '* 

état  primitif.  »  C'est  trop  diiv,  mais  l'inspiiation  de  ses 
ligues  leur  survivra  :  l'intluence  du  livre  de  Ilotman  fut  si 
durable  qu'elle  persista  jusqu'au  début  du  dix-buitièine 
siècle,  pour  se  voir  remplacer,  sans  transition,  par  l'action 
analogue  du  comte  de  Boulainvilliers. 

^  D'autre  part,  la  tbèse  qui  faisait  des  Francs  un   groupe 
gaulois  rentré  dans  son  pays,  inaugurant  par  là  les  pré- 
tentions   du    celtisme   contemporain,   fut   favorisée   sous 
Louis  XIV  par  l'accalmie  momentanée  des  discordes  inté- 
rieures, au  lendemain  de  l'orage  de  la  Fronde.  Elle  servait 
admirablement  et  la  vanité  du  pays  et  les  intérêts  natio- 
naux, car  elle  appuyait  tout  à  point,  sur  des  titres  histo- 
riques,  les  conquêtes  projetées  par  le  monarque  vers  le 
Rhin.  La  mode  érudite  décréta  donc  soudain  les  axiomes 
suivants  dont  l'aspect  est  décidément  celtiste  :  les  Francs, 
Gaulois  d'origine,  repassèrent  le  Pdiin  pour  délivrer  leurs 
frères  de  la  servitude  romaine;  en  moins  de  quarante  ans, 
ils  y  réussirent,  et  la  faible  résistance  qu'ils  rencontrèrent 
chez  l'indigène  donne  lieu  de  croire  que  cette  entreprise 
n'avait  pas  été  faite  sans  la  participation  de  ce  dernier. 
Donc,  pas  de  conquête,  sinon   relativement  à  l'expulsion 
des  Romains  oppresseurs,  et  nulle  opposition  de  race  dans 
les   limites   de   la  France   actuelle.    Cette    fusion   se  fait 
d'ailleurs   au  détriment  de  la  noblesse,  se  voit  ramenée 
au  niveau  ethnique  de  ses  serfs.  Mais  ce  résultat  est  alors 
voilé  par  le  succès  de  nos  armes  et  de  l'impériahsme  fran- 
çais; car  bientôt  ce  celtisme  envahissant  se  plut  à  faire 
Gaulois  les  Vandales,  les  Burgundes,  les  Ilérules,  les  Huns 
eux-mêmes,  tant  il  est  vrai  que  l'histoire  est  toujours  la 
servante  des  passions  actuelles  de  ceux  qui  l'écrivent;  et 
de  telles  opinions  furent  considérées  comme  «  des  plus 
glorieuses  pour  la  nation  » . 


X  INTRODUCTION 

I.a  réaction  germaniste,  impossible  en  France  à  cette 
heure  d'action  commune  et  d'élan  général,  se  produisit  au 
delà  du  Ehin,  où  elle  naquit  de  la  crainte  des  ambitions 
françaises.  Leibniz  fut  le  plus  autorisé  parmi  les  inter- 
prètes de  ces  protestations  inquiètes.  Il  recula  l'origine 
des  Francs  jusqu'aux  rives  de  la  Baltique,  à  la  grande 
indignation  de  Thierry,  qui  s'échauffe  sans  sujet,  car  le 
fait  est  certain,  quelque  long  temps  qu'ait  duré  d'ailleurs 
cet  exode  des  tribus  germaniques  envahissant  l'Europe  et 
quels  que  soient  les  mélanges  dont  elles  furent  affectées 
en  chemin  :  seul  le  nom  de  «  F'ranc  »  est  peut-être  né  en 
effet  sur  les  rives  du  PJiin. 

Après  cet  intermède  celtique,  le  comte  de  Boulainvilliers 
reprit,  nous  l'avons  dit,  la  pensée  de  Hotman,  mais  en  lui 
donnant  un  sens  nouveau  qui  va  dominer  le  dix-huitième 
siècle.  Hotman  était  un  bourgeois  cultivé,  Boulainvilliers 
un  grand  seigneur  :  ce  n'est  donc  plus  le  caractère  égali- 
taire,  libéral  et  républicain  du  germanisme,  généreusement 
étendu  à  tout  le  peuple  gaulois,  que  ce  dernier  va  mettre  en 
relief;  mais  bien  au  contraire  il  en  fera  ressortir  l'aspect 
exclusif  et  féodal,  en  le  restreignant  à  une  classe  et  en 
rejetant  le  reste  des  citoyens  ou  dans  le  celtisme  ou  dans 
la  romanité.  Il  reprend  en  un  mot  la  pensée  des  grands 
feudataires  du  treizième  siècle  et  de  quelques  chroniqueurs 
du  même  temps  :  celle  de  la  conquête,  qui  aurait  partagé 
pour  toujours  la  nation  en  vainqueurs  et  en  vaincus,  diffé- 
rents par  la  race  et  par  le  sang. 

Il  faut  nous  arrêter  un  instant  sur  cette  conception  de 
la  conquête,  qui  est  l'idée  impérialiste  par  excellence,  et 
que  nous  retrouverons  en  conséquence  sous  mille  formes 
diverses  au  cours  de  nos  études.  L'impérialisme  entendu  à 
la  façon  d'un  Clovis  ou  d'un  Cecil  Rhodes  est  en  somme  la 


INTRODUCTION 


glorification  des  minorités  énercjiijiies^  toujours  prêtes  à 
«  prendre  la  responsabilitc-  »  des  masses  de  courage  et  de 
culture  inférieure.  Renan,  attaquant  le  suffrage  universel, 
a  bien  résumé  un  jour  ce  colloque  éternel  qui  s'échange 
entre  les  différents  groupes  humains  (1).  Le  suffrage  uni- 
versel, disait-il,  part  de  cette  idée  que  le  plus  grand  nombre 
est  un  indice  de  force  :  cela  serait  vrai  si  le  préjugé  égali- 
taire  était  en  fait  la  loi  de  nature;  mais  la  minorité  peut 
être  plus  énergique,  phis  douée,  plus  versée  sans  le  manie- 
ment des  armes  que  la  majorité.  «  Nous  sommes  vingt, 
vous  êtes  un,  dit  le  suffrage  universel  :  cédez  ou  nous  vous 
forçons.  — Vous  êtes  vingt,  mais/'«/  raison,  et  à  moi  seul, 
je  peux  vous  forcer  :  ceV/er,  dit  l'homme  armé  »  (2).  Com- 
bien cela  est  juste  :  non  seulement  la  raison  du  plus  fort 
est  toujours  la  meilleure,  mais  encore  le  plus  fort  a  presque 
toujours  la  conviction  parfaitement  sincère  qu'il  a  raison 
de  façon  absolue,  qu'il  agit  par  la  volonté  d'un  dieu  et 
pour  le  bonheur  de  ses  adversaires,  dont  la  résistance  le 
remplit  d'étonnement.  Cette  idée  de  la  conquête  est  donc 
de  celles  dont  Thierry  disait  tout  à  l'heure  que,  fondées 
dans  les  faits,  elles  doivent  persister  toujours.  Il  en  cite  en 
effet  quelques  apparitions  sporadiques  au  cours  des  âges; 
mais,  de  même  que  le  germanisme  large  et  républicain  du 
protestant  Hotman,  que  le  celtisme  extensif  des  sujets 
savants  de  Louis  XIV,  cette  dernière  philosophie  de  l'his- 
toire ne  devait  prendre  d'importance  et  de  retentissement 
qu'à  l'heure  où  elle  pourrait  servirquelque  intérêt,  soudain 

(1)  Réforme  intrllecturlle  et  morale  de  la  Fnince,  p.  303. 

(2)  C'était   le  sentiment   de    Croiiiwell,  ce   précurseur  puritain  de  1  impéria- 
lisme anglo-saxon.  «Vous  avez  contre  vous,  lui  disait-on,  neuf  hommes  sur  di.\ 
—  Qu'importe  si   les  neuf  sont   désarmés    et  si   le  dixième   est  armé  jusqu'an.v 
dent)!.  "   (Voir  l'étude  pénétrante  de  M.  Filon,  Revue  des  Deux  Mondes,  15  no- 
vembre 1902.) 


XII  INTRODUCTION 


menacé  dans  sa  quiétude.  Ce  fut  le  cas  durant  les  pre- 
mières années  du  dix-huitieme  siècle,  lorsque  la  haute 
noblesse,  jusque-là  peu  discutée  dans  ses  prérogatives,  vit 
s'élever  au-dessus  d'elle  des  ministres  bourgeois,  des  par- 
lementaires entreprenants.  Elle  entendit  aussi,  pendant  les 
guerres  de  la  succession  d'Espagne,  les  sourdes  protesta- 
tions de  l'opinion  publique,  réclamant  quelque  droit  de 
contrôle  sur  des  entreprises  qui  engageaient  à  ce  point, 
dans  un  intérêt  dynastique,  la  fortune  et  la  prospérité 
publique.  Elle  revint  alors  à  ses  titres  historiques  pour  y 
chercher  quelque  moyen  de  défense,  et  le  comte  de  Bou- 
lainvilliers  se  fit  le  porte-parole  de  ses  frères  de  caste.  Issu 
d'une  ancienne  famille,  dit  Thierry,  et  très  épris  de  l'illus- 
tration de  sa  maison,  il  s'était  adonné  d'abord  aux  études  , 
historiques  pour  rechercher  les  titres,  les  alliances,  les  m 
souvenirs  de  ses  propres  aïeux.  Il  lut  donc  beaucoup  avec 
cette  pensée,  et,  ayant  éclairci  à  son  gré  ses  antiquités 
domestiques,  il  fut  frappé  des  conséquences  qu'il  lui  sem- 
bla permis  d'en  tirer  pour  1  interprétation  de  celles  du  pays. 
Il  avait  compris  la  liberté  des  mœurs  germaniques,  et 
s'était  passionné  pour  elle  :  il  la  regardait  comme  l'ancien 
droit  de  la  noblesse  de  France  et  comme  son  privilège 
héréditaire.  Tout  ce  que  les  derniers  siècles  avaient  suc- 
cessivement abandonné  au  fait  d'indépendance  person- 
nelle :  le  droit  de  se  faire  justice  soi-même,  la  guerre 
privée,  le  droit  de  guerre  contre  le  roi,  plaisait  à  son  ima- 
gination, et  il  voulait,  sinon  faire  revivre  tout  cela,  du 
moins  donner  à  ces  réahtés,  devenues  presque  incom- 
préhensibles à  des  temps  moins  vigoureux,  une  place  plus 
éminente  dans  l'histoire  nationale.  «  Misère  extrême  de 
nos  jours,  »  s'écrie-t-il  avec  une  fierté  dédaigneuse,  dans 
l'un  de  ses  ouvrages  inédits,  «  qui  loin  de  se  contenter  de 


INTRODUCTION  xiii 

la  sujétion  où  nous  vivons,  aspire  à  porter  Tesclavage 
dans  le  temps  où  l'on  n'en  avait  pas  l'idée.  »  Mais  il  faut 
remarquer  qu'à  ces  élans  d'ind(^pendance  vis-à-vis  du  pou- 
voir royal  il  joignait  une  «  froideur  imperturbable  "  à  l'as- 
pect de  la  servitude  et  des  souffrances  dn  peuple  au  moyen 
âge  :  en  un  mot,  qu'il  avait,  pour  le  présent  comme  pour 
le  passé,  la  conviction  d'une  égalité  native  entre  tous  les 
gentilshommes,  et  d'une  immense  inégalité  entre  eux  et  la 
plus  haute  classe  du  tiers  état.  Retenons  ces  traits  :  ils 
caractérisent  ce  que,  faute  d'un  terme  adopté  par  l'usage, 
nous  avons  nommé  le  «  féodalisme  »  du  dix-huitième  siècle. 
Quant  au  système  proprement  historique  de  Boulainvilliers, 
il  sera  bon  pour  nos  études  d'en  retenir  les  propositions  sui- 
vantes. Parla  conquête  initiale,  tous  les  Gaulois  devinrent 
sujets,  les  Franks  ou  Français  d'origine  demeurant  exclu- 
sivement et  universellement  nobles  :  ces  derniers  seuls  sont 
libres,  égaux  et  compagnons.  Clovis  ne  fut  que  le  général 
d'une  armée  volontaire  qui  l'avait  choisi  pour  la  conduire 
dans  des  entreprises  dont  le  profit  devait  être  commun. 
Charlemagne  restitua  à  la  nation  française  les  assemblées 
nationales,  tombées  en  désuétude  sous  les  derniers  Mé- 
rovingiens; mais  elles  pâlirent  rapidement  de  nouveau, 
puisque,  bien  loin  que  ce  fût  un  parlement  général  qui 
décernât  la  couronne  à  Hugues  Capet,  à  l'exclusion  de  la 
race  carlovingienne,  on  peut  dire  qu'il  eût  été  impossible, 
par  ce  moyen  légal,  de  transférer  la  royauté  dans  une 
famille  qui  n'y  avait  aucun  droit,  si  l'usage  des  parlements 
nationaux  avait  subsisté  dans  son  intégrité.  1/  «  usurpa- 
tion )'  d'Hugues  Capet  jouera  un  grand  rôle  dans  les  con- 
troverses historiques  qui  précéderont  la  période  révolu- 
tionnaire. Et  il  semble  que  c'ait  été  un  descendant  de  ces 
hommes  libres,  dépouillés  de  leur  prérogative  au  dixième 


XIV  INTRODUCTION 

siècle,  qui,  au  dix-huitième,  oublieux  des  services  rendus 
par  la  monarchie  créatrice  du  pays,  refusant  d'accepter 
une  prescription  millénaire,  ait  donné  le  signal  des  repré- 
sailles dont  l'échafaud  de  la  place  de  la  Concorde  fut  le 
terme,  aux  heures  tragiques  de  la  terreur,  BoulainvilUers 
souligne  en  effet  de  tout  son  pouvoir  Fégahté  originaire 
des  membres  de  la  noblesse  conquérante  :  on  ignorait,  dit- 
il,  les  distinctions  de  titres,  depuis  mises  en  usage;  les 
Français  ne  connaissaient  point  de  princes  parmi  eux,  (;t 
même  la  parenté  des  rois  ne  donnait  aucun  rang(l).  Ne  sent- 
on  pas  ici  l'homme  qui,  à  l'égal  de  Saint-Simon,  a  souffert 
des  honneurs  de  cour  prodigués  aux  princes  du  sang,  aux 
^-  «  princes  étrangers  " ,  aux  bâtards  royaux?  Deux  événe- 
ments néfastes,  poursuit-il,  ont  amené  la  ruine  graduelle 
de  cet  état  de  choses  :  l'affranchissement  des  serfs  et  l'élé- 
vation, les  progrès,  l'anoblissement  de  la  bourgeoisie,  cou- 
ronnés enfin  par  son  accession  aux  grands  emplois  sous  les 
derniers  règnes.  Car  l'auteur  de  ces  doléances  sent  bien 
que  Richeheu  et  Louis  XIV  ont  été  les  plus  rudes  adver- 
saires des  fils  des  "  Français  "  et  que,  pour  l'abaissement 
des  grands,  ces  hommes  ont  plus  fait  en  un  demi-siecle  que 
toutes  les  entreprises  des  rois  capétiens  n'avaient  pu  faire 
pendant  huit  cents  ans.  Aussi  n'osa-t-il  pas  pubher  du 
vivant  du  grand  roi  des  considérations  si  téméraires  :  elles 
ne  furent  offertes  au  public  qu'après  la  mort  du  monarque 
et  celle  de  l'auteur  (1727).  Système  à  deux  faces,  Vune 


(i)  Il  est  curieux  de  noter  que  ce  fut  l;i  marquise  de  Boulainvilliers  qui, 
cinquante  ans  plus  tard,  recueillit  la  petite  Jeanne  de  Saint-Rémy-Valois, 
mendiant  dans  les  rues  de  son  domaine  de  Passy,  et  qui,  ayant  fait  reconnaître 
par  d'Hozier  "  le  sang  des  rois  "  dans  cette  aventurière,  prépara  de  loin  par 
cette  charité  malheureuse  l'affaire  du  collier  et  la  chute  de  la  royauté.  Ajou- 
tons que,  chez  la  comtesse  de  La  Motte,  le  sang  royal  avait  subi  d'humi)les 
mélanges,  sa  mère  et  ses  aïeules  étant  simples  paysannes  champenoises. 


'^^'"  INTRODUCTION  xv 

toute  (lcinucrati<iii(',  tounice  vers  la  royauté^  l  autre  toute 
aristocratique, du'i(/ée  vers  le  peuple,  dit  Thierry.  Ces  deux 
tendances  restent  caractéristiques  de  tout  groupement 
impérialiste  :  égalité  au  dedans,  inégalité  la  plus  considé- 
rable possible  vers  le  dehors.  En  considération  de  la  pre- 
mière de  ces  tendances,  Thierry  veut  bien  reconnaître  à 
ce  grand  seigneur  comme  à  ses  ancêtres  du  treizième  siècle 
un  véritable  instinct  de  la  liberté  politique.  IJoulainvilliers 
fut  u  Ihomme  des  états  généraux  »  à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XÏV,  et  par  là  sa  renommée  de  publiciste  s'établit 
indépendamment  des  autres  propositions  de  son  système  : 
il  fut  le  premier  champion  des  «  libertés  germaniques  ^ , 
que  d'autres  se  cliargeront  de  revendiquer  pour  les  ordres 
auxquels  il  les  refusait,  et  par  là  devint,  contre  son  gré, 
l'un  des  premiers  ouvriers  de  la  Révolution.  Ce  mérite 
comparatif  apparaîtra  mieux  encore  si  on  le  rapproche  du 
duc  de  Saint-Simon,  qui,  tout  en  appréciant  ses  écrits, 
rejeta  la  portion  républicaine  de  ses  vues,  pour  ne  con- 
server que  la  féodale.  L  auteur  des  Mémoires  capitule 
entre  les  mains  de  l'absolutisme,  peut-être  parce  qu'en 
dépit  de  ses  prétentions  au  sang  de  Charlemagne  il 
n'ignore  pas  qu'il  doit  au  seul  caprice  de  fjouis  XIII 
l'élévation  de  sa  maison.  Eu  conséquence,  il  nie  la  sou- 
veraineté collective  et  l'égahté  de  tous  les  Eraucs  :  il 
montre  un  roi  barbare  seul  conquérant  de  la  Gaule  et 
distribuant  à  ses  guerriers  les  terres  conquises,  selon  le 
grade,  la  fidélité,  les  services  de  chacun;  sans  doute  ces 
K  services  "  pourront  même  consister  plus  tard  à  ne  point 
trop  cracher  dans  le  cor  de  chasse  du  monarque,  comme 
Tallemant  le  dit  du  jeune  Rouvroy  avant  son  élévation  à  la 
pairie.  Mais  les  vrais  féodaux  n'avaient  pas  les  mêmes 
motifs  pour  partager  les  vues  serviles  de  ce  parvenu,  que 


XVI  INTRODUCTION 

rien   ne  préparait  à  garder  la  tradition  de  la   conquête. 
Une  pareille  thèse  :   «  Il  y  a  deux  races  d'hommes  dans 
le  pays,  "  pour  la  première  fois  nettement  soutenue,  devait 
susciter  des  discussions  et  des  contradictions  passionnées; 
cette  fois  pourtant  la  réaction  ne  fut  pas  celtique  et  gau- 
loise, comme  après  l'œuvre  d'Hotman;  partie  du  sein  de 
la  bourp^eoisie  parlementaire,  héritière  légitime  des  légistes 
du  moyen  âge,  elle  se  découvrit  une  tradition  plus  con- 
sacrée et  plus  glorieuse  pour  lutter  avec  succès  contre  les 
prétentions  barbares  :   elle  se  fit  toute  romaine  et  clas- 
sique, et  c'est  désormais  ce  caractère  que  présentera  sur- 
tout, en  France,  Tantithèse  du  féodalisme  franc.  En  effet, 
le  tiers  état,  ramené  dans  son  ensemble  au  niveau  des  serfs 
du  moyen  âge  par  la  théorie  nouvelle,  protesta,  dès  1730, 
par  la  plume  d'un  conseiller  anonyme  du  parlement  de 
Rouen.  Ce  publiciste  s'attache  exclusivement  aux  restes  de 
la   civilisation  romaine  comme  à  la  seule  base   de  notre 
histoire  nationale  :  il  montre  les  libertés  communales  main- 
tenues, le  régime  municipal  subsistant  sans  interruption. 
On  ne  saurait,    dit   Thierry,   faire   une   abstraction   plus 
complète  et  plus  dédaigneuse  de  ce  qu'il  y  eut  de  germa- 
nique dans  les  vieilles  institutions  et  les  vieilles  mœurs  de 
la  France.  Nous  croirions  entendre  l'accent  d'un  Syagrius, 
d'un  Sidoine  Apollinaire  pleurant  sur  la  romanité  près  de 
s'engloutir  sous  les  flots  de  la  barbarie.   «  Quelle  désola- 
tion pour  les  campagnes  et  les  bourgades  de  ce  pays  d'y 
voir  exercer  la  justice  par  un  caporal  barbare  à  la  place 
d'un  décurion  romain!   »  Toutefois,  avec  le  sentiment  de 
l'égahté  civile,  avec  une  aversion  décidée  pour  les  privi- 
lèges de  la  naissance,   le   parlementaire  normand  garde, 
comme  il  convient  à  sa  caste,  l'admiration  de  la  richesse  et 
l'acceptation  sans  réserve  des  privilèges  de  l'argent. 


INTRODUCTION  xvii 


L'abbé  Dubos,  fils  d'un  ('chevin  de  Beauvais,  reprit  et 
soutint  par  des  arguments  plus  scientifiques  la  thèse  du 
précédent  écrivain,  insista  sur  les  origines  toutes  romaines 
de  la  royauté  comme  de  la  bourgeoisie  française,  et,  diplo- 
mate de  carrière  et  de  tendances,  crut  écarter  les  préten- 
tions conquérantes  de  Bonlainvilliers  e,n  voyant  dans  les 
Francs  les  «  alliés  »  des  Gallo-llomains  contre  les  autres 
barbares  de  l'Est.  Il  faisait  ainsi  la  fusion  française  par 
traité  et  contre  le  germanisme,  à  l'inverse  des  celtistes  du  , 
dix-septième  siècle,  qui  l'avaient  réalisée  contre  Rome  en 
proclamant  les  Francs  frères  et  alliés  des  Gaulois  contre 
l'oppression  latine.  Mais  il  faut  avouer  que  cette  seconde 
alliance,  si  elle  eut  lieu  en  effet,  avait  ressemblé  singu- 
lièrement à  un  protectorat  imposé,  à  une  colonisation 
armée,  à  une  conquête,  qui  le  paraît  un  peu  moins  pour 
n'avoir  pas  rencontré  de  résistance  sérieuse.  Dubos  y  trou- 
vait toutefois  l'avantage  de  reporter  du  cinquième  siècle 
au  dixième  l'installation,  dès  lors  abusive,  de  la  noblesse 
dans  des  privilèges  que  rien  ne  justifiait  plus  à  cette 
époque,  et  qui,  en  pleine  paix,  auraient  fait  de  la  Gaule  un 
véritable  pays  de  conquête  :  il  substituait  par  là,  sur  les 
écussons  féodaux,  les  couleurs  odieuses  de  F  «  usurpation  " 
à  l'éclat  imposant  de  la  victoire,  sans  expliquer  d'ailleurs 
comment  une  telle  usurpation  avait  été  possible.  Usurpa- 
tion, mot  dangereux  que  Bonlainvilliers  avait  exploité 
contre  la  royauté  et  que  le  tiers  tournait  à  présent  contre 
toute  la  noblesse,  s'efforçant  de  la  rendre  dans  son  ensemble 
complice  d'un  abus  de  pouvoir  et  d'une  flagrante  illéga- 
lité. 

Lorsqu'en  174S,  à  la  fin  de  iEsprit  des  lois,  Montes- 
quieu voulut  donner  son  sentiment  sur  les  origines  de 
notre  histoire,  il  se  trouva  donc  en  présence  des  deuxinter- 


xviii  INTRODUCTION 


prétations  antagonistes  de  Boulainvilliers  et  de  Dubos,  qui 
comptaient  Tune  et  l'autre  de  chauds  partisans.  Il  n'ac- 
cepte, quant   à  lui,  ni  l'une  ni  l'autre,  car  la  première 
<c  semble  être  une  conjuration  contre  le  tiers  état  et  l'autre 
une  conjuration  contre  la  noblesse  »  (1).  Toutefois,  il  se 
montre  assez  indulgent  au  fier  gentilhomme,  son  demi- 
frère  de  caste.  «  BoulainviUiers  avait,  dit-il,  plus  d'esprit 
que  de  lumières,  plus  de  lumières  que  de  savoir,  mais  ce 
savoir  n'était  point  méprisable,  parce  que,  de  notre  his- 
toire et  de  nos  lois,  il  savait  très  bien  les  grandes  choses.  " 
Et  cette  sentence  spirituelle  s'appliquerait  admirablement 
au  continuateur  du  théoricien  féodal,  dont  ce  livre  a  pour 
objet  d'étudier  hi  pensée.  Quant  à  Dubos,  le  président  au 
parlement  de  Bordeaux  le  réfute  avec  quelque  passion  et 
rétablit  nettement  contre  les  fades  suppositions  diploma- 
tiques de  l'abbé  le  fait  de  la  conquête.  Puis  il  ajoute  cette 
remarque  dont  nous  aurons  également  l'occasion  de  recon- 
naître la  finesse   :    «   ("-et  ouvrage   a  séduit  beaucoup  de 
gens,  parce  qu'il  est  écrit  avec  beaucoup  d'art,  parce  qu'on 
}'  suppose  éternellement  ce  qui  est  question...  he  lecteur 
oublie  qu'il  a  douté  pour  commencer  à  croire.  »  Et  Thierry, 
plus  impartial  que  Dui)os,   plus  clairvoyant  pour  le  côté 
germanique  de  nos  origines,  mais  attiré  pourtant  vers  le 
défenseur   du  tiers  par  de  secrètes  affinités,  ajoutera    à 
propos  de  son  méritoire  effort   d'érudition  :    «  Dans  un 
ouvrage  de  ce  genre,  la  passion  pohti(|ue  peut  devenir  un 
I     aiguillon  puissant  pour  l'esprit  de  recherche  et  de  décou- 
\    verte;  si  elle  ferme  sur  certains  points  rintelligence,  elle 
l'ouvre  et  l'excite  sur  d'autres;  elle  suggère  des  aperçus, 
1;    des  divinations,  parfois  même  des  élans  de  génie  auxquels 

(1)  Voir  l'Esprit  des  lois,  liv.  XXX,  chap.  x  et  xxiii  et  suivants. 


INTRODUCTION  xix 

l'étude  désintéressée  et  le  pure  zèle  de  la  vérité  n'auraient 
pas  conduit.  »  Que  cet  aveu  si  franc  chez  le  consciencieux 
travailleur  soit  notre  justification  pour  avoir  poursuivi  dans 
leur  prolongement,  et  même  dans  leur  élargissement  ambi- 
tieux, les  idées  excessives,  que,  de  bonne  foi,  il  croyait  à 
jamais  rejetées  dans  le  néant  par  les  clartés  de  1  érudition 
moderne  ! 

Cependant,  sous  l'influence  de  ^Montesquieu,  qui  réta- 
blissait et  glorifiait  en  somme  le  fait  de  la  conquête;  sous 
la  poussée  grandissante  du  tiers  état,  de  plus  en  plus  pré- 
pondérant dans  la  nation,  se  produisit  une  philosophie  de 
1  histoire  dont  les  résultats  matériels  furent  immenses,  car 
elle  nous  conduit  à  la  veille  de  la  Révolution,  qu'elle  pré- 
pare. C'est  celle  de  Mably,  popularisée  par  Rousseau. 
Aux  héros  de  Phitarque,  dont  maint  trait  de  caractère 
flattait  les  passions  du  temps,  le  bon  Rollin  venait 
d  appliquer  un  vernis  chrétien  et  germanicjne  qui  préparait 
admirablement  1  amalgame  essayé  par  Mably.  Ce  dernier 
revint  à  peu  près  à  la  conception  de  François  Hotiuan  : 
étendre  à  tout  le  peuple  français  dès  ses  origines  le  béné- 
fice des  libertés  germaniques,  par  le  libre  choix  de  son  sta- 
tut personnel,  choix  qu  à  tort  d'ailleurs  il  supposait  avoir 
été  accordé  originairement  à  tous  les  citoyens,  vainqueurs 
ou  vaincus.  La  tradition  romaine,  en  somme  bureaucra- 
tique et  despotique  en  Gaule,  appui  de  la  monarchie 
plutôtque  de  la  démocratie,  se  trouvait  ainsi  éliminée  sans 
aucun  détriment  pour  la  masse  et  pour  la  cause  de  la 
liberté  générale.  Charlemagne  devient  sous  la  main  de 
Mably  le  restaurateur  des  droits  politiques  du  peuple,  un 
monarque  constitutionnel  exemplaire;  avec  Dubos,  il  huit 
voir  a  Tusurpation  »  de  la  noblesse  après  ce  grand  empe- 
reur, vers  le  dixième  siècle,  et  réclamer,  à  titre  de  remède, 


XX  INTRODUCTION 

le  rétablissement  des  champs  «  de  Mai  «   sous  leur  nom 
modernisé  d'États  généraux. 

Cette  tentative  de  réconciliation  nationale  dans  le  sein 
de  la  liberté  germanique,  cette  suppression  pratique  du 
dangereux  concept  des  deux  races  par  Tidentification  de 
la  plus  humble  et  de  la  plus  hautaine,  dans  une  commune 
prétention,  rencontra  une  approbation  presque  univer- 
selle. Voltaire  a  montré,  lors  du  coup  d'État  de  Maupeou 
contre  les  Parlements,  la  cour  et  la  ville  discutant  à  l'envi 
«  des  Capets  les  lois  fondamentales  " .  Et  les  femmes  du 
monde  se  mêlent  à  la  polémique;  Mme  d'Egmont,  aidée 
de  son  amie  parlementaire  Mme  Feydeau  de  Mesmes, 
envoyait  au  roi  de  Suède  un  mémoire  sur  les  origines  de 
la  monarchie  française  et  les  «  usurpations  »  de  la  royauté. 
La  noblesse  libérale  se  rallia  faute  de  mieux  aux  vues  de 
^lablv;  ce  fut  dans  ses  rangs  qu'une  femme,  iNIlIe  de 
Lézardière,  se  leva  pour  opposer  plus  nettement  encore 
au  despotisme  impérial  romain,  incarné  dans  la  monarchie, 
la  liberté  franque  étendue  sans  hésitation  à  la  nation  tout 
entière.  En  effet,  comme  lavait  proclamé  son  maître,  elle 
affirme  à  son  tour  que  les  Francs,  en  frappant  d'une  main 
les  Gaulois  conquis,  leur  donnaient  de  l'autre  au  même 
moment  le  partage  de  la  souveraineté.  Illusions  humani- 
taires de  l'époque!  C'est,  conformément  à  l'esprit  de  Rous- 
seau, l'oubli  des  brutaUtés  de  la  vie  sociale,  l'idylle  ratio- 
naliste et  le  triomphe  de  la  politique  sentimentale. 

Ainsi,  avec  cette  école,  triomphait  à  la  veille  de  1789, 
dans  la  société  cultivée,  un  féodalisme  ou  un  germanisme 
extensif,  accueillant  volontiers  dans  son  sein  toutes  les 
classes  de  la  nation.  Toutefois,  aux  yeux  des  agitateurs 
sortis  des  couches  inférieures  du  tiers  état,  une  vue  si  con- 
cihatrice  servait  malles  haines  et  les  rancunes  accumulées 


INTRODUCTION  xxi 


par  les  siècles  contre  les  ordres  privilcgiés  de  l'Etat.  Les 
violents,  les  combattifs,  préfèrent  s'attacher  de  nouveau  à 
l'idée  de  la  conquête,  mais  en  la  retournant,  conformé- 
ment à  l'équilibre  alors  transformé  des  puissances  sociales, 
mais  en  tirant  de  cette  conception  guerrière  la  condamna- 
tion brutale  de  ceux-là  mêmes  qui  1  avaient  imprudemment 
évoquée.  L  abbé  Sieyès  écrivait  dans  son  célèbre  pamphlet 
sur  le  rôle  politique  du  tiers  :  «  Le  tiers  état  ne  doit  pas 
craindre  de  remonter  dans  les  temps  passés.  Il  se  rappor- 
tera à  l'année  qui  a  j)récédé  la  coiujuète^  et,  puisqu  il  est 
aujourd'hui  assez  fort  pour  ne  pas  se  laisser  conquérir, 
sa  résistance  sans  doute  sera  plus  efficace.  Pourquoi  ne 
renverrait-il  pas  dans  les  forêts  de  Franconie  toutes  ces 
familles  qui  conservent  la  folle  prétention  d'être  issues  de 
la  race  des  conquérants  et  d'avoir  succédé  à  des  droits  de 
conquête?  La  nation,  épurée  alors,  pourra  se  consoler,  je 
pense,  d'être  réduite  à  ne  plus  se  croire  composée  que  des 
descendants  des  Gaulois  et  des  Romains.  En  vérité,  si  l'on 
tient  à  distinguer  naissance  et  naissance,  ne  pourrait-on 
pas  révéler  à  nos  pauvres  concitoyens  que  celle  qu  ou  tire 
des  Gaulois  et  des  Romains  vaut  au  moins  autant  que  celle 
qui  viendrait  des  Sicambres,  des  Welches  (1 1  et  autres 
sauvages  sortis  des  bois  et  des  marais  de  l'ancienne  Ger- 
manie?... Le  tiers  redeviendra  noble  en  devenant  conqué- 
rant à  son  tour.  »  Voilà  des  paroles  à  retenir  :  elles 
marquent  la  portée  exacte  de  tout  impérialisme,  intérieur 
ou  extérieur,  qui,  s'appuyant  sur  la  force,  perd  le  droit 
de   protester  contre   ses   retours  et  ses  vicissitudes.  Des 

(1)  Par  une  confusion  as<ez  plaisante,  l'abbé  prend  ici  pour  un  nom  de  tribu 
germanique  celui  que  les  Germains  donnent  aux  nations  romanisées,  et  qu'au 
dix-neuvième  siècle  les  érudits  d'outre-lUiin  ont  cru  retrouver  jusque  chez 
leurs  ancêtres  aryas.  Ceux-ci  nommaient  Mletchha  les  races  dont  ils  étaient 
entourés. 


XXII  INTRODUCTION 

accents  analogues  retenliiont  plus  d'une  fois  à  nos  oreilles, 
car  le  féodalisme  retourné  lut  souvent  le  caractère  des 
revendications  démocratiques  à  notre  époque.  C'est  en 
somme  la  tradition  gallo-romaine  de  Dubos  qui  prête  ici 
des  armes  au  polémiste  révolutionnaire;  mais  son  collègue 
Thouret,  député  du  tiers  état  de  Rouen  aux  Etats  géné- 
raux, prendra  de  toutes  mains  les  réquisitoires  contre 
«  l'usurpatiou  >' .  Dubos  en  accusa  la  noblesse,  Boulainvil- 
liers  la  monarchie,  Mably  l'une  et  l'autre;  le  conven- 
tionnel justifiera  par  tous  leurs  arguments  1  exécution  de 
Louis  XVI,  comme  les  massacres  de  septembre;  incertain 
d'ailleurs  si  le  meilleur  fondement  de  la  Révolution  serait 
romain  ou  germanique,  mais  décidé  à  appuyer  de  tous  les 
étais  des  convictions  égalitaires,  que  n'ébranla  pas  la  pers- 
pective prochaine  de  la  guillotine. 

Il  nous  reste  à  suivre  brièvement  dans  les  premières 
années  du  dix-neuvième  siècle  le  prolongement  de  con- 
troverses que  la  Révolution  n'arrêta  pas.  Au  lendemain  de 
la  crise,  le  porte-parole  de  la  noblesse  et  des  survivants  de 
l'ancien  régime  fut  le  comte  de  Montlosier,  dont  les  idées 
exercèrent  une  grande  influence  sur  la  polémique  des 
partis  entre  1814  et  182U.  Ancien  émigré,  admirateur 
enthousiaste  d  un  monde  féodal  qu'il  n'avait  vu  qu'en  rêve 
(trait  que  nous  letrouverons  chez  ses  continuateurs),  cet 
écrivain  se  montre  encore  plus  violent  dans  les  termes  que 
son  précurseur  Boulainvilliers.  Toutefois,  il  n'adopte  pas 
précisément  la  thèse  des  deux  races.  D'une  part,  il  sentait 
maintenant  trop  mélangé  ce  parti  ultra  dont  il  incarnait  les 
passions,  pour  lui  offrir  dans  son  ensemble  l'assurance 
d'un  origine  franque.  D'autre  part,  le  sentiment  national 
avait  été  trop  exalté  par  les  guerres  de  la  Révolution  et  de 


INTRODUCTION  xxiii 

l'Empire  pour  que  des  Français  eussent  désormais  bonne 
(>Tâce  à  se  réclamer  d'ancêtres  allemands.  Aussi  n'est-ce 
plus  deux  races,  mais  deux  «  peuples  »  séparés  par  des 
caractères  non  ethniques,  mais  politiques  et  économiques, 
que  Montlosier  s'efforce  d'opposer  l'un  àlaurre.  Les  inrds 
Français^  incarnés  maintenant  dans  la  noblesse  et  ses  par- 
tisans, sont  les  fds  d'hommes  libres,  issus  indistinctement 
d'ailleurs  des  trois  races,  gauloise,  romaine  et  germaine. 
Et  les  anciens  eslaves,  de  toutes  races  également,  employés 
d'abord  à  l'exercice  des  métiers  par  leurs  maîtres,  sont  les 
pères  du  tiers  état.  En  sorte  qu'aux  yeux  de  cet  historien, 
contre  un  peuple  nouveau^  étranger  pres((ue,  la  noblesse 
a  toujours  raison  dans  ses  revendications  en  quelque  sorte 
nationalistes,  pour  employer  un  mot  tiré  du  vocabulaire 
politique  actuel.  Pur  déguisement  en  somme  de  la  théoiie 
de  la  conquête  ! 

Celle-ci  souiiait  bien  davantage  à  la  bourgeoisie  dans 
toute  sa  crudité,  parce  que,  consciente  de  sa  force,  la  classe 
moyenne  y  trouvait  à  la  lois  des  armes  morales  poui'  le 
présent  et  des  espérances  pour  l'avenir.  Aussi  est-ce  cette 
formule  précise  qui  fait  le  thème  du  pamphlet  de  Guizot 
intitulé  :  Du  gouvernement  de  la  France  depuis  la  llestau- 
ration  et  du  gouvernement  actuel,  1820.  L'auteur  semble 
continuer  directement  Sieyès,  lorsqu'en  termes  violents  il 
accepte  à  son  tour  la  distinction  des  deux  peuples,  mal 
fondus,  amalgamés  seulement  en  apparence  avant  1789,  et 
qu'il  appelle  de  ses  vœux  la  revanche  et  la  conquête  des  fils 
d'esclaves.  N'était-ce  pas  déjà  la  morale  des  esclaves 
révoltés  qui  tient  tant  de  place  dans  les  spéculations  de  ce 
début  de  siècle. 

Parvenu  en  ce  point  de  son  exposition,  Augustin  Thierrv 
se  croit  pourtant  au  terme  de   son   œuvre-  la    thèse   de 


XXIV  INTRODUCTION 

Dubos,  négative  de  l'exercice  du  droit  de  conquête  par  les 
Francs,  était  reprise  en  partie  par  les  aristocrates  devenus 
prudents  dans  le  malheur;  tandis  que  celle  de  Boulainvil- 
liers,  l'asservissement  des  Gallo-Romains,  était  acceptée 
fièrement  par  la  roture,  et  retournée  contre  ses  auteurs. 
Admirable  expression  philosophique  du  retournement  des 
forces  sociales.  «  Cet  étiange  revirement  devait  être,  et  hit 
en  effet,  leur  dernier  signe  de  vie,  »  conclut  l'écrivain  des 
Considérations.  Quelle  erreur!  La  thèse  de  la  conquête  a 
dominé  au  contraire,  parfois  sous  d'autres  noms,  parfois  à 
visage  découvert,  toute  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième 
siècle,  comme  nous  essayerons  de  le  démontrer.  Mais  le 
bon  Thierry  s'imagine  que,  depuis  1820,  la  nouvelle  école 
historique  des  Guizot,  des  Mignet,  avec  ses  méthodes 
patientes  et  ses  scrupules  d'impartialité,  atteint  à  l'objec- 
tivité parfaite.  Et  en  voici  la  preuve  à  ses  yeux  :  elle 
s'efforce,  dit-il,  d'établir  le  rôle  vraiment  libéral  de  la 
royauté  sous  la  troisième  race,  point  de  vue  conforme  à  la 
tradition  des  classes  bourgeoises,  qui,  rejeté  à  tort  par 
l'école  philosophique  du  dix-huitième  siècle,  a  passé  défi- 
nitivement dans  la  science.  Qui  ne  reconnaîtrait  ici  le  point 
de  vue  étroit  non  pas  d'un  discq^le  de  M.  Guizot  profes- 
seur, mais  surtout  d'un  des  bons  et  fidèles  électeurs  censi- 
taires du  grand  ministre  de  la  monarchie  de  Juillet.  C'est 
tout  simplement  l'opinion  d'un  honnête  partisan  du  «  juste 
milieu  »,  pour  qui  1830  «  a  fixé  le  sens  des  révolutions 
antérieures  »  et  que  1848  pénétrera  de  stupeur.  Il  applaudit 
à  l'importance  attribuée  enfin  à  la  graude  lutte  des  légistes 
contre  l'aristocratie  féodale,  à  la  réhabilitation  de  l'élé- 
ment romain  de  notre  histoire,  cette  vieille  tradition  du 
tiers.  Mais  il  reconnaît  avec  une  parfaite  bonne  foi  que  le 
point  extrême   de  cette  réaction  antigermanique  est  un 


INTRODUCTION  xxv 

excès  :  c'est  ï Histoire  du  droit  municipal  en  France,  de 
Renouard,  un  Provençal,  pénétré  de  patriotisme  méri- 
dional. Cet  écrivain,  dit-il,  n'a  pas  même  lu  V Histoire  du 
droit  romain  au  moyen  dcje,  de  Saviguy,  publiée  à  Heidel- 
berg  de  1814  à  182G,  et  bien  supérieure  à  son  travail. 
Condamnation  impartiale,  et  réserve  méritoire,  qui  établit 
assez  que  Tbierry  n'avait  aucun  droit  d'arrêter  à  son  épocpie 
le  tableau  des  pbilosopbies  de  1  histoire  de  France  dignes 
d'occuper  l'attention  publique.  Lui-même  reste  trop 
engagé,  malgré  sa  bonne  volonté,  dans  les  partis  pris  de 
caste  et  d  éducation  pour  assurer  avec  autorité  que  la  pas- 
sion a  dit  enfin  son  dernier  mot. 

Dans  une  très  belle  étude  sur  les  Origines  de  la  France 
contemporaine  de  Taine,  M.  Brunetière  écrivait  en  1885  : 
«  Il  n'est  pas  superflu  d'ajouter  que  le  libéral  M.  de  Mont- 
losier  lui-même  n'hésitait  pas  à  reprendre  la  thèse  de  Saint- 
Simon  et  de  Boulainvilliers,  et,  contre  tel  hobereau  dont  les 
ancêtres,  comme  ceux  de  M.  Jourdain,  avaient  peut-être 
vendu  du  drap  à  la  porte  Saint-Innocent,  mais  qui  n'en 
revendiquait  pas  moins  au  nom  de  la  conquête  franque  ses 
privilèges  d'ancien  régime,  il  fallait  qu  Augustin  Thierry, 
relevant  l'attaque,  reprit  et  commentât  encore  les  fières 
paroles  de  Sieyès.  »  Eh  bien!  ce  retour  offensif  de  Guizot 
ou  de  Thierry  n  a  pas  terminé  les  hostilités  et  d  autres 
devront  leur  succéder  dans  le  champ  clos.  Les  penseurs 
de  1820  eurent  presque  toutes  les  illusions  qu  ils  condam- 
naient chez  leurs  prédécesseurs  au  nom  du  sens  historicjue; 
à  leur  tour  ils  furent  des  hommes  passionnés,  dont  les  pas- 
sions n'avaient  changé  que  de  nom.  Ils  crurent  jugés  sans 
appel  des  procès  qui  traîneront  longtemps  encore;  en 
revanche,  ils  estimèrent  près  de  sortir  du  néant  des  sen- 
timents altruistes  que  l'humanité  n'a  jamais  connus  et  ne 


XXVI  INTRODrCTION 

connaîtra  pas  de  sitôt.  Non,  Fesprit  de  la  conquête,  l'impé- 
rialisme, n'est  pas  mort  :  il  est  seulement,  avouons-le,  tou- 
jours prêt  à  changer  de  patrie  et  de  parti,  de  mot  d'ordre 
et  de  drapeau  :  à  passer  des  Celtes  aux  Germains,  des 
Latins  aux  Saxons,  de  Boulainvilliers  à  Sieyès,  du  château 
à  l'atelier,  peut-être  un  jour  de  la  famille  blanche  à  la  race 
jaune;  il  garde  son  caractère  dans  ses  voyages,  et  c'est 
folie  de  l'oublier. 

Et  n'est-ce  pas  au  fond  l'esprit  de  conquête  qui  allait 
susciter  et  nourrir  tout  d'abord  une  thèse  historique  des- 
tinée à  élargir,  en  se  l'annexant  jusqu'à  un  certain  point,  le 
féodalisme  ou  germanisme  français  du  dix-huitième  siècle? 
Nous  voulons  parler  du  germanisme  national  et  allemand 
du  temps  présent.  Parallèlement  à  l'idée  abstraite  et  clas- 
sique d  humanité,  l'époque  moderne  a  vu  grandir  la  con- 
ception de  la  nationalité  et  de  la  race.  Après  la  rupture  de 
cette  unité  européenne  au  moins  idéale  qu'avaient  créée  au 
moyen  âge  la  catholicité  et  le  Saint-F^mpire,  chacun  des 
groupes  ethniques  mis  en  situation  de  faire  entendre  sa 
voix  dans  le  monde,  par  le  crédit  de  ses  savants,  mais  sur- 
tout par  la  puissance  de  ses  armes,  incomparable  résonna- 
teur,  comme  les  événements  ne  l'ont  que  trop  démontré; 
chacune  des  grandes  nations  culturales  s'est  empressée  de 
faire  à  son  profit  la  philosophie  de  l  histoire.  Nous  1  avons 
dit,  ce  furent,  sous  Louis  XIV,  les  Celtomanes  français  qui 
ouvrirent  la  marche,  comme  il  seyait  à  l'état  tenu  parla 
France  dans  le  groupement  européen  de  cette  époque  ;  long- 
temps le  celtisme  poursuivit  sa  carrière,  et  le  premier  gre- 
nadier de  France,  La  Tour  d'Auvergne,  avait  été  lui-même, 
avant  de  prendre  le  mousquet  pour  appuyer  efficace- 
ment ses  vues,  l'un  de  ces  érudits  complaisants  qui  décou- 


INTRonUCTION  xxvii 


vraient  partout  sur  le  globe  des  Celtes  et  des  Gaulois  (1). 
La  réaction  germanique  sortit,  connue  nous  l'avons 
indique,  des  guerres  françaises  sur  le  Rhin,  et  Leibniz  en 
fut  le  premier  interprète.  Elle  grandit  au  dix-huitième  siècle 
avec  1  ère  frédëricienne  dont  M.  I--évy  Bnihl  a  si  bien 
montré  l'influence  latente  dans  la  préparation  des  idées 
patriotiques  et  unitaires  de  l'Allemagne.  Les  luttes  de  la 
Révolution,  Foccupation  napoléonienne,  la  porteront  à 
son  comble  et  prépareront  1813.  Un  de  ses  apôtres  les  plus 
écoutés  fut  Ilerder,  qui,  en  dépit  de  son  cosmopolitisme 
critique,  désirait  tant  pour  l'Allemagne  le  retour  à  son  ori- 
ginahté  première.  A  ses  yeux,  1  histoire  romaine  est  une 
«  histoire  de  démons  n ,  Rome  une  caverne  de  lirigands  :  les 
Latins  ont  apporté  au  monde  une  ><  nuit  dévastatrice  ». 
Xon  moins  funestes  furent  les  effets  de  la  renaissance  clas- 
sique du  seizième  siècle,  écho  de  la  coiitjuete  latine. 
«  Depuis  ce  temps-là,  dit-il,  nous  avons  tout  reçu  des 
mains  des  Latins...  Plût  au  ciel  que  l'Allemagne  à  la  fin  du 
moyen  âge  eût  été  une  île  comme  hi  Grande-Bretagne.  » 
Et  il  écrivait  dans  sa  Philosophie  de  lltistoire  de  l' hunia- 
nité  (2)  :  "  L  histoire  du  monde  enregistre  avec  bonheur 
que  le  système  des  nations  germaniques  a  protégé  les 
débris  delà  culture  humaine  contre  les  tempêtes  des  siècles, 
développé  l'esprit  pubhc  en  Europe  et  étendu  lentement, 
silencieusement,    son    action   sur   toutes    les   contrées  du 


(1)  La  race  ne  s'en  est  jamais  éteinte,  si  l'on  juge  par  le  .Iruidisme  de 
Georf;e  Sand,  par  ces  tliners  «  celti(jues  "  où  Renan  vieilli  saluait  avec  un  sou- 
rire des  Hongrois,  des  i^ithuaniens,  des  Hindous,  des  nèjjres  inènie;  par  l'ou- 
vrage récent  de  -M.  ToLi.MRE,  Celtes  et  Hébreux  Paris,  1899  .  où  il  est  étaMi 
qu'Homère  fut  un  barde  gaulois  et  Tolède  la  Jérusalem  de  la  l'iljle.  Sur  un  ton 
plus  sérieux,  M.  L.-Faul  iJubois  nous  a  dit  récemment  en  de  belles  études  le 
réveil  celtique  de  l'Irlande,  et  M.  J.  Hardouv  attribue  pour  une  part  au  sang 
des  (Celles  la  supériorité  grandissante  des  Etats-Unis  dans  la  lutte  mondiale. 

(2)  T.  XVIII,  p.  6. 


xxvm  INTRODUCTION 


globe.  "  Voilà  la  notion  du  passé  et  le  programme  de 
l'avenir  pour  le  germanisme.  L  Europe  tout  entière  est 
Toeuvre  de  la  civilisation  barbare,  et  le  reste  du  monde 
attend  d'être  repétri  à  son  tour  avec  ce  levain  miracu- 
leux. Car,  pour  Herder,  le  rôle  futur  de  sa  race  est  aussi 
démesuré  que  celui  des  peuples  latins  est  minime,  malgré 
les  apparences.  «  Nous  avons  encore  beaucoup  à  faire,  au 
lieu  que  d'autres  nations  entrent  dans  le  repos  après  avoir 
produit  ce  dont  elles  étaient  capables.  » 

Ces  idées,  d'abord  adoptées  par  la  seule  Allemagne 
savante,  allaient  se  répandre  hors  de  ses  frontières  par  les 
mêmes  causes  qui  avaient  fait  pour  un  temps  le  succès  du 
celtisme  :  supériorité  militaire  et  prééminence  intellec- 
tuelle, armée  prussienne  et  universités  saxonnes.  Nos  bisto- 
riens  contemporains  :  uniiavisse,  un  Yandal,  unSorel,  ont 
bien  ville  résultat  inattendu  des  victoires,  puis  des  désastres 
français  au  début  du  dix-neuvième  siècle.  M.  de  Vogiié 
Fa  traduit  dans  une  langue  admirable  (1);  il  a  montré 
ces  missionnaires  de  la  rédemption  jacobine,  partis  pour 
réformer  et  libérer  le  genre  liumain,  mais  emportant  avec 
eux  «  l'irréductible  et  trouble  dépôt  d'animalité  »  qui  som- 
meille en  chacun  de  nous  et  s'y  réveille  si  vite  par  les 
nécessités  du  combat  :  convoitises,  violences,  despotisme 
du  plus  fort,  oppression,  concussions  même.  «  Alors  com- 
mence le  malentendu,  qui  serait  presque  comique  si  les 
suites  n  en  avaient  pas  été  si  tragiques  pour  nous.  Nos 
Français  se  flattaient  de  semer  dans  le  monde  l'idée  abs- 
traite de  liberté;  la  graine  change  d  espèce  sous  leurs 
/doigts  :  ils  y  sèment  lidée  d  indépendance  nationale.  »  Et 
de  cette  réaction  contre  la  France  impérialiste  est  sorti  le 

(i)  Bévue  des  Deux  Mondes,  i"  février  1900.    «  Au  seuil  d'un  siècle.  » 


INTRODUCTION  xxik 


siècle  des  races  et  des  nationalités.  Une  fois  de  plus,  la 
philosophie  s  allio  alors  aux  intérêts  matériels,  aux  avidités 
politiques  et  économiques.  «  .1  ai  pu,  poursuit  ^I.  de 
Vogiié,  suivre  sur  place  cette  in.<^énieiise  collaboration  de 
la  politique  et  de  la  science,  à  l'époque  où  les  petits  peuples 
des  Balkans  s  éveillaient  de  leur  loup  sommeil  et  récla- 
maient leur  indépendance.  Des  tuteurs  complaisants  délé- 
guaient chez  ces  peuples  des  savants  qui  ne  l'étaient  pas 
moins...  archivistes  qui  font  métier  de  fournir  aux  familles 
des  généalogies  somptueuses.  Un  délire  de  race,  des  ba- 
tailles gagnées  avec  des  glossaires,  des  cartulaires  d'ar- 
chives, des  chansons  de  folk-lore,  le  sang  généreusement 
versé  pour  la  restauration  d'une  légende  historique,  ces 
phénomènes  sans  précédent  ont  caractérisé  la  mentalité 
politique  d'une  partie  de  l'Europe  au  dix-neuvième  siècle.  » 
C'est,  sur  un  théâtre  restreint,  la  réalisation  de  la  pro- 
phétie de  Nietzsche,  que  la  conquête  du  monde  se  fera  au 
nom  de  principes  philosophiques.  Mais,  avant  d'instruire 
ces  comparses,  les  premiers  rôles  avaient  naturellement 
commencé  par  mettre  ordre  à  leur  gré  dans  leurs  propres 
papiers  de  famille.  Nous  ne  saurions  faire  ici  1  histoire  du 
grand  mouvement  germaniste.  Rappelons  seulement  qu'au 
lendemain  de  la  guerre  libératrice,  à  la  voix  de  Fichte, 
d'Arndt,  de  Kœrner,  il  s'exalta  jusqu'aux  ridicules  du  teu- 
tonisme.  On  vit  la  jeunesse  d'outre-Rhin  affichant  ses  con- 
victions dans  son  costume,  porter  la  redingote  noire  serrée 
à  la  taille,  le  cou  nu  au-dessus  d'un  grand  col  rabattu,  les 
cheveux  lonjfs  et  flottants,  la  toque  foncée  aux  plumes 
éclatantes,  de  vastes  bottes  à  revers,  tandis  que  certains 
proposaient  pour  les  femmes  1  ajustement  de  Tusnelda, 
qui  laisse  à  nu  le  sein  gauche;  on  entendit  ces  patriotes 
naïfs  jurer  par  Arminius  et  Barberousse,  chanter  les  forêts 


XXX  INTRODUCTION 

de  la  Germanie,  accompagner  de  leurs  acclamations  les 
fantaisies  les  plus  étranges  du  monomane  Jahn,  le  ïurii- 
vater.  Avec  lui,  ces  jeunes  enthousiastes  voulaient  séparer 
TAllemagne  de  la  France  par  une  ceinture  de  déserts  que 
l'on  peuplerait  de  bêtes  fauves;  ou  encore,  avec  Gœrres, 
ils  juraient  de  raser  la  ville  de  Strasbourg,  en  ne  laissant 
debout  que  sa  vieille  cathédrale  gothique  pour  parler  à  la 
plaine  d'Alsace  de  la  grandeur  allemande.  A  la  Wartburg, 
en  1817,  ils  brûlèrent  quelques  Uvres  d'allure  cosmopolite 
un  bâton  de  caporal,  une  natte  de  cheveux  et  un  corset  de 
femme,  unissant  ainsi  dans  une  commune  flétrissuie  hi 
réaction  politique,  la  sainte-alHance,  le  despotisme  mili- 
taire et  la  frivolité  welche. 

La  philosophie  du  droit  avec  Hugo,  Savigny,  Midlcr, 
Haller  surtout,  appuyait  plus  ou  moins  décidément   ces 
prétentions  exaltées.  Hegel,  malgré   ses  tendances  fran- 
çaises et  encyclopédiques,  leur  prêtait  sur  le  tard  l'appui 
de  son  tout-puissant  enseignement,  en  datant  de  la  période 
germanique  de  l'humanité  ses  étonnants  progrès  modernes. 
Gervinus,  Lassen,  dont  nous  dirons  l'influence,  Feuerbacli, 
marchaient  sur  ces  traces.  Et  le  u      nitendu  diplomatique 
de  1840,  qui  fit  craindre  à  l'Allemagne  une  nouvelle  inva- 
sion française,  vint  encore  exalter  à  un  degré  insoupçonné 
parmi  nous  les  rancunes  et  les  prétentions  de  nos  voisins. 
En   1842,  Quinet  lisait  avec  stupeur  dans  le  ManucA  de 
l'histoire  universelle  de  Léo  cette  phrase  caractéristique  : 
«  La  race  celtique,  telle  qu'elle  s'est  montrée  en  Irlande  et 
en  France,  est  toujours  mue  par  un  instinct  bestial  {llne- 
rischer  Trieb)^  tandis  que  nous  antres  Allemands   n'agis- 
sons jamais  que  souslimpulsion  dépensées  et  d  inspirations 
vraiment  sacrées.  "  Enfin,  en  1844,  Amédée  Thierry,  en 
tête  de  la  troisième  édition  de  son  Histoire  des  Gaulois, 


INTRODUCTION  xxxi 


avouait  (jue  ses  conclusions  sur  les  origines  celtiques  et 
{gauloises  de  la  Belgique  avaient  soulevé  dans  ce  pays  des 
protestations  indignées.  Les  Belges  tiennent  à  se  croire 
Germains.  «  A  laigreur  qui  perçait  sons  la  critique,  à  l'ex- 
cessive sévérité  des  jugements  portés  sur  nos  pères  com- 
parés aux  anciens  Teutons,  il  m'a  été  lacile  de  reconnaître 
qu'on  mêlait  une  question  de  politique  contemporaine  à 
une  question  d'histoire  spéculative,  parfaitement  désinté- 
ressée dans  mon  livre.  »  Telles  étaient  les  conséquences 
de  la  propagande  germaniste.  Et  déjàla  sciencealleinande, 
non  contente  de  mettre  en  valeur  ses  propres  titres  histo- 
riques, jetait  un  regard  inquisiteur  et  jaloux  dans  ceux  des 
différents  groupes  ethniques  de  l'Europe.  Par  exemple,  la 
carrière  de  Fallmerayer,  le  savant  historien  deTrébizonde 
et  de  la  Morée,  offre  de  la  sorte  un  aspect  tout  politique  : 
il  ne  cessa  de  mettre  son  savoir  au  service  de  ses  préjugés 
de  race  contre  la  Russie,  et  de  travailler  en  ce  sens  l'opi- 
nion publique  sur  les  difficiles  problèmes  de  la  question 
d  Orient.  Il  dénonçait,  dans  les  Hellènes  modernes,  de  purs 
Slaves,  mal  venus  à  prétendre  quelque  chose  sur  l'héritage 
de  la  Grèce  classique.  Cependant  que  1  excellent  Quinet, 
s'abandonnant  aux  impulsions  de  son  cœur,  écrivait  naïve- 
ment :  «  Je  crois  comprendre  mieux  la  figure  de  Philo- 
pœmen,  son  ardeur  de  dangers,  son  esprit  de  stratagème, 
depuis  que  j  ai  senti  sur  mes  joues  les  moustaches  fauves 
de  Nikitas.  »  Une  autre  lumière  de  l'érudition  germanique, 
rs'iebuhr,  retrouvait  de  son  côté  et  mettait  en  pleine  lumière 
dans  la  primitive  histoire  romaine  la  conception  féoda- 
liste  des  deux  races,  l'une  conquérante  et  patricienne, 
l'autre  vaincue  et  plébéienne.  Il  peignait  les  luttes  intes- 
tines de  ces  deux  nations  juxtaposées  dans  TEtat  latin  et 
finissait  par  étendre  à  tout  le  monde  antique,  à  Sparte,  à 


xxxii  INTRODUCTION 

Athènes,  à  Carthage,  les  lois  de  cet  impérialisme  latent. 
Entre  les  thèses  ambitieuses  du  germanisme  grandis- 
sant et  les  dernières  tentatives  dn  féodahsme  français 
expirant,  la  soudure  aurait  pu  se  faire  assez  logi(juement, 
comme  on  le  voit.  Les  revendications  de  la  noblesse  en 
eussent  été  rendues  européennes  par  la  création  d'une  sorte 
d'Internationale  de  Taristocratie  d'origine  barbare.  Thierry 
signale  parmi  les  disciples  de  Boulainvilliers  au  dix-huitième 
siècle  le  comte  du  Buat,  qui,  à  l'aide  d'une  érudition  pui- 
sée en  Allemagne,  fait  déjà  quelque  effort  pour  se  détacher 
des  préjugés  historiques  de  l'école  française.  Et  le  titre  de 
son  livre  :  Des  oriyuies  de  Cnncien  (jouvernement  de  la 
France^  de  l  Allemagne  et  de  l  Italie^  dit  assez  qu'en  effet 
son  regard  a  dépassé  nos  frontières.  Toutefois,  le  patrio- 
tisme national  était  dès  lors  un  sentiment  trop  exigeant 
pour  qu'il  fût  prudent  de  risquer  ce  pas  compromettant. 
^Les  émigrés  seuls  devaient  l'oser.  Et  ne  trouvaient-ils  pas 
dans  l'Allemagne,  attardée  et  féodale  encore,  plus  d'un 
aspect  flatteur  à  leurs  passions  politiques?  L'un  d'eux, 
C-harles  de  Villers,  se  rallia  d  enthousiasme  au  germanisme 
le  plus  naïf  en  ses  vanités  :  il  s'en  fit  l'apôtre  à  Paris  et 
périt  d'ailleurs  victime  d'une  tentative  d'autant  plus  ingrate 
qu'elle  se  produisait  à  l'heure  d'Iéiia  et  de  Leipzig  (1).  Par 
la  suite,  il  demeurera  toujours  comme  un  parfum  d'émi- 
gration sur  ceux  qui  s'essayeront  à  suivre  ses  traces.  Et 
nous  avons  vu  Montlosier,  bien  qu'émigré  lui-même, 
obligé,  pour  être  écouté,  de  faire  place  égale  aux  Romains, 
aux  Gaulois  et  aux  Germains  parmi  ses  vrais  Français  : 
un  {{ermanisme  avoué  eût  semblé  trop  nettement  dirigé 
contre  l  ensemble  de  la  nation  après  les  événements  de 

(i)  Voir  notre  étude  clans  la  Revue  de  Paris  [i"  octobre  1902\ 


INTRODUCTION  xxxm 

1815,  Sur  la  possibilité  de  conclure  une  alliance  si  impo- 
pulaire, la  réaction  française,  quand  elle  n  ijjnora  pas, 
recula. 

Les  savants  de  profession  hésitèrent  moins  toutefois 
dans  une  constatation  historique  à  laquelle  ils  n'attachaient 
plus  de  portée  polémique  pour  leur  part,  et  Thierry  écri- 
vait sans  ambafTcs  (1)  :  «  Le  mépris  intraitable  des  derniers 
conquérants  de  la  Gaule  pour  ce  qui  n'était  pas  de  leur 
race  a  passé,  avec  une  portion  des  vieilles  mœurs  germa- 
niques, dans  les  mœurs  de  la  noblesse  du  moyen  âge. 
L'excès  d'orgueil  attaché  si  longtemps  au  nom  de  gentil- 
homme est  né  en  France...  C'est  de  là  qu'il  s'est  propagé 
dans  les  pays  gei'maniques,  où  la  noblesse  antérieurement 
se  distinguait  peu  de  la  simple  condition  d'homme  libre.  » 
De  plus  modernes  observateurs  diraient  à  Thierry  que  les 
mêmes  raisons  ethniques  ont  agi  en  France  et  en  Alle- 
magne, un  peu  plus  tardivement  peut-être  dans  ce  dernier 
pays.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  il  reconnaît  du  moins  ici  l'ori- 
gine germanique,  conquérante,  impérialiste,  de  l'aristo- 
cratie européenne. 

Au  contraire,  il  y  a  dans  i Ancien  régime,  de  Tocqueville, 
un  bien  curieux  chapitre  (2)  dans  lequel,  tout  en  consta- 
tant que  l'Europe  du  moyen  cage  eut  partout  des  institu- 
tions identiques,  et  pourtant  antiromaines,  l'auteur  se 
refuse  obstinément  à  prononcer  le  mot  qui  donnerait  la 
solution  du  problème,  c'est-à-dire  l'identité  ethnique  de  la 
classe  ou  de  la  race  dirigeante,  le  fait  d'une  civilisation 
"  gothique  »  étendue  sur  l'Europe  occidentale.  «  Mon  but 
n'est  pas  de  le  rechercher...  il  n'entre  pas  dans  mon  sujet 
de  le  raconter...  »  Telles  sont  les  échappatoires  par  les- 

(1)  Eécit  des  temps  méroviugicn<i^  thap.  v. 

(2)  Chap.  IV. 


XXXIV  INTRODUCTION 

quelles,  dans  sa  défiance  obstinée  des  théories  de  la  race, 
le  fin  penseur  trompe  sans  cesse  1  impatience  d'un  lecteur 
qui  le  presserait  de  révéler  enfin  le  mot  de  l'énigme,  s  il 
n'était  suffisamment  renseigné,  d'autre  part,  grâce  aux 
leçons  des  Guizot  et  des  Thierry.  Aussi,  Rémusat,  recom- 
mandant l'ouvrage  de  son  ami  aux  abonnés  de  la  Bévue 
des  Deux  Mondes  (1),  ne  fait-il  pas  difficulté  de  proclamer 
pour  sa  part  lorigine  germanique  de  toute  l'aristocratie 
européenne.  L  Allemagne,  malgré  ses  sourdes  rancunes 
contre  l'ennemi  héréditaire,  avait  alors  retrouvé  des  sym- 
pathies parmi  nous,  et  au  lendemain  de  son  retentissant 
échec  politique  de  1848,  on  ne  la  craignait  pas  en  Europe. 
De  plus,  Rémusat  venait  de  lire  l'œuvre  d'un  protégé  de 
Tocqueville,  dont  l'étude  fait  l'objet  de  ce  volume,  nous 
voulons  dire  [Essai  sur  r  inégalité  des  races  humaines,  du 
comte  de  Gobineau.  Là,  la  soudure  est  faite  si  nettement 
entre  féodalisme  et  germanisme,  que  les  deux  concepts  en 
deviennent  difficiles  à  séparer  l'un  de  l'autre.  Gobineau  les 
avait  toutefois  amalgamés,  noyés  presque  dans  un  troi- 
sième dont  il  nous  reste  à  indiquer  l'origine  :  l'aryanisme 
proprement  dit. 

Peu  de  temps  après  la  naissance  du  germanisme  alle- 
mand apparurent  sur  l'horizon  scientifique  les  premières 
lueurs  de  l'indologie,  appelée  aune  si  rapide  et  si  brillante 
carrière.  Ce  n  est  point  ici  le  lieu  de  retracer  dans  ses 
détails  la  soudaine  révélation  à  l'Europe  des  langues  et  des 
littératures  de  l'Inde  ancienne,  à  l'heure  même  où  peut- 
être  elles  allaient  disparaître  pour  toujours,  par  la  faute 
de  leurs  négligents  dépositaires  orientaux.  Les   voyages 

(1)  1"  août  1856. 


INTRODUCTION  x\xv 

audacieux,  les  trouvailles  inespérées  des  AïKjuetil-Duper- 
ron,  des  Jones,  ouvrirent  les  sources  cachées  ;  puis  on  vit 
entrer  en  ligne  les  érudits  géniaux  de  la  première  heure, 
les  Colebrooke,  les  Schlegel,  les  Bopp,  les  lliimboldt,  les 
Grimui,  les  Burnouf,  les  Lassen.  Et,  tout  d'abord,  1  Occi- 
dent éprouva  une  sympathie  purement  littéraire  pour  des 
œuvres  qu'il  sentait  confusément  parentes  de  sa  propre 
pensée.  Mais  bientôt  les  découvertes  de  la  philologie  com- 
parée révélèrent  l'identité  d'origine  du  sanscrit  et  des 
grands  idiomes  européens  :  grec,  latin,  lithuanien,  cel- 
tique, gothique.  Ce  fut  alors  une  sorte  d'enivrement  :  hi 
civilisation  moderne  crut  avoir  retrouvé  ses  titres  de  famille, 
égarés  durant  de  longs  siècles,  et  l'aryanisme  naquit,  unis- 
sant dans  une  même  fraternité  toutes  les  nations  dont  la 
langue  présentait  quelques  affinités  sanscrites  (1). 

Toutefois,  deux  courants  assez  nettement  délimités  se 
marquèrent  bientôt  dans  le  sein  de  ce  fleuve  un  peu  trouble 
encore  :  le  courant  indo-européen,  extensif,  accueillaul, 
embrassant  tout  l'Occident  non  sémitique  dans  sa  sym- 
pathie, et  le  courant  indo-germanique,  étroit,  soupçon- 
neux, désireux  de  réserver  aux  seuls  Germains  l'héritage 
précieux  du  Véda,  et  cherchant,  pour  exclure  les  voisins 

(1)  Aujourdlmi  la  mode  scieiuitique  a  tlian<;é  :  on  affecte  de  n'admettre 
entre  les  peuples  dits  aryens  qu'une  parenté  de  langue  n'impliquant  autiinc 
consanguinité  de  race.  On  a  rajeuni  à  l'extrême  les  monuments  littéraire»  ou 
artistiques  des  civilisations  hindoues  et  iraniennes,  au  point  d'y  voir  plutôt  des 
suciédanes  que  des  prototypes  de  la  pensée  grecque,  romaine  et  germanique. 
On  affirme  que  l'idiome  lillmanien  est  le  plus  ancien  du  groupe,  que  la  culture 
européenne  est  autochtone,  peut-être  mère  de  celle  de  l'Asie.  (Woiv  le  Mira <}<■ 
oriental  de  M.  Ileinarh.'  En  un  niot,  le  concept  aryen  a  singulièrement  pâli, 
en  attendant  que  quelque  réaction  érudile  lui  apporte  un  éclat  renouvelé,  et 
plus  éblouissant  peut-être  que  celui  de  son  précédent  zénith.  C'est  le  cours 
ordinaire  des  choses  en  ce.s  matières.  L'idée  aryenne  n'en  a  pas  moins  dominé 
toute  la  philosophie  historique  du  dix-neuvième  siècle,  servi  de  costume  à 
quelques-unes  des  passions  éternelles  de  l'humanité,  et  ce  point  seul  nous  inté- 
resse ici. 


XXXVI  INTRODUCTION 

romans  ou  slaves  dvi  partage  de  ces  dépouilles  philoso- 
phiques et  morales,  toutes  les  raisons  bonnes  ou  médiocres 
qui  se  montraient  capables  de  servir  son  avidité  jalouse. 
Vers  le  milieu  du  dix-neuvième  siècle,  l'érudition  française 
se  voyait  obligée  de  protester  contre  ce  qualificatif  mes- 
quin et  mal  conformé  d'  »  indo-germanique  » .  Avouons 
qu'il  est  cependant  la  traduction  adéquate  de  la  plupart 
des  nuances  aryanistes  que  nous  aurons  à  considérer. 

Cependant,  la  première  ivresse  de  cette  reconnaissance 
fraternelle  une  fois  dissipée,  on  ne  tarda  pas  à  remarquer 
que  les  descendants  des  Aryas  de  l'Inde  différaient  assez 
sensiblement  de  leurs  cousins  occidentaux;  les  représen- 
tants de  la  grande  compagnie  commerciale  britannique  qui 
maintenaient  en  respect,  avec  Tappui  d'une  poignée 
d'hommes,  des  centaines  de  millions  d'indigènes  n'étaient 
pas  d'humeur  à  considérer  ces  derniers  comme  des  égaux; 
et  la  senl(^  nuance  de  leur  teint  les  tenait  à  distance  de  la 
race  anglo-saxonne,  si  chatouilleuse  sur  ce  point,  comme 
l'indique  encore  le  préjugé  de  couleur  aux  Etats-Unis.  Or 
le  climat  expliqnait  bien  jusqu'à  un  certain  point  ces  modi- 
fications d  épidémie  et  de  mentalité;  mais,  par  l'étude 
attentive  des  textes  sanscrits,  on  crut  s'apercevoir  bientôt 
qu  elles  avaient  d'autres  causes  encore.  Les  Aryas  s'étaient 
introduits  en  conquérants  dans  le  Pendjab;  et,  par  toutela 
péninsule,  dont  ils  ne  soumirent  d'ailleurs  qu  une  infime 
portion,  ils  rencontrèrent  d'innombrables  populations  abo- 
rigènes plus  ou  moins  nègres.  Les  grandes  épopées  sans- 
crites, en  confirmant  ce  dualisme  originaire  de  la  civilisation 
védique,  apportaient  une  nouvelle  contribution  à  la  théorie 
des  deux  races  (1),  éclairaient  les  luttes  initiales  entre  élé- 

(1)  Bien  loin  de  pâlir  dans  la  science  conlenipoi-aine,  la  conception  des  deux 
races  est  aujourd'hui  considérée   par  d'éminents  sociolofjues   comme  «  une   loi 


INTRODUCTION  xxxvii 

ments  ethniques  antagonistes,  mais  aussi,  par  une  nou- 
veauté que  nous  allons  voir  féconde,  laissaient  presseutii' 
les  réconciliations  ultérieures  et  les  mélamjes  rapidement 
consommés.  Vers  le  milieu  du  dix-neuvième  siècle,  Pavie 
résumait  assez  bien  dans  ses  études  sur  X Inde  ancienne  et 
moderne  ces  constatations  récentes  de  la  science  indolo- 
gique. Lisons  avec  lui  dans  le  Maliâbliàvatn  la  description 
des  indigènes  de  Flnde,  (|ui  s  y  montrent  peints  sous  les 
traits  de  créatures  anthropophages,  terrifiantes  par  leur 
vigueur  et  leur  férocité.  Les  fils  de  Pandou,  ayant  abordé 
la  carrière  des  aventures,  dans  laquelle  Ptama  s'était  illustré 
avant  eux,  se  trouvent,  après  quelques  jours  de  marche 
dans  les  solitudes  des  forêts  vierges,  en  présence  du  rak- 
chasa,  qui  est  peut-être,  dans  la  continuité  du  iolk-lore 
aryen,  le  père  lointain  de  l'ogre  du  Petit  Poucet. 

«  Or,  comme  les  Pandavas  dormaient  en  ce  lieu,  ils 
furent  aperçus  par  un  rakchasa,  nommé  Hidimba,  venu 
de  la  forêt  voisine  et  qui  avait  pris  position  sur  un  arbre. 
Cet  être  cruel,  mangeur  de  chair  humaine,  très  puissant, 
doué  d'une  force  immense,  noir  comme  la  nuée  en  la  sai- 
son des  pluies,  à  l'œil  fauve,  à  la  forme  horrible,  à  la  bouche 
armée  de  longues  dents,  avide  de  chair  humaine  et  tour- 
menté par  la  faim,  aux  hanches  pendantes,  au  ventre  pen- 
dant, à  la  barbe  et  aux  cheveux  rouges,  au  cou  et  aux 
épaules  forts  comme  un  gros  arbre,  aux  oreilles  en  pointe, 

naturelle  de  la  formation  des  Étals  »  .  On  retrouve  dans  la  plus  lointaine  his- 
toire, dans  celle  de  l'Egypte,  du  Mexique,  du  Pérou,  une  classe  de  conquérants 
étrangers,  dominant  la  plèbe  du  haut  de  ses  châteaux  forts.  (Voir  en  particulier 
les  œuvres  de  Louis  Gumplovvicz,  surtout  Allç.  Staatsrecht,  Innsbriick,  1897, 
p.  68  et  suivantes.  Et  peut-être  est-il  vrai  que,  sans  la  contrainte  de  la  con- 
quête, la  raison  grandissante  n'aurait  pa.s  suffi  à  créer  l'appareil  de  coercition 
nécessaire  à  la  constitution  de  la  cité  antique,  plus  encore  des  grands  États 
anciens  et  modernes.  La  raison  émancipée  a  hérité  tout  faits  ces  vastes  corp.s 
hàtis  par  la  force  :  aura-t-elle  la  force  de  les  régir  de  façon  durable;  les  expé- 
riences du  passé  en  pourraient  faire  douter. 


XXXVIII  IMRODUCTIOiX 


hideux  à  voir,  regardait  à  loisir  ces  fils  de  Pandou,  héros 
aux  grands  chars.  Les  doigts  levés,  grattant  et  secouant  sa 
rude  chevelure,  à  plusieurs  reprises,  il  ouvre  sa  bouche 
avec  un  bâillement,  le  rakchasa  à  la  grande  gueule,  après 
avoir  regardé  en  bas;  et,  tout  joyeux,  l'être  au  grand 
corps,  doué  d'une  grande  force,  qui  vient  de  flairer  la 
chair  humaine,  dit  à  sa  sœur  :  «  La  voilà  trouvée  enfin,  la 
«  nourriture  que  je  préfère.  Ma  langue  s'humecte  de  la 
«  graisse  qui  en  découle;  elle  lèche  ma  bouche  tout  à  l'en- 
"  tour;  mes  huit  dents  aux  pointes  aiguës,  dont  l'étreinte 
«  est  difficile  à  supporter,  enfin  je  les  plongerai  dans  ces 
«   corps  bien  gras  et  bien  tendres...  » 

Il  n'est  pas  superflu,  comme  on  le  verra,  de  contempler 
un  instant  dans  cette  image  réaliste  le  nègre  indigène  qui 
va  devenir  l'ancêtre  des  générations  ultérieures  des  Aryas. 
("-ar  précisément  la  sœur  du  rakchasa,  ainsi  interpellée  par 
le  monstre,  ne  peut  contempler  les  princes  magnanimes 
sans  être  touchée  de  leur  beauté.  Elle  s'éprend  du  puis- 
sant Bhimaséna  :  elle  changera  de  forme  pour  lui  plaire, 
et  cette  transformation  magique  de  la  rakchasa  est  une 
expression  poétique  de  l'attrait  exercé  sur  les  guerriers 
blancs  par  les  filles  de  couleur,  qui  apparurent  désirables 
à  leurs  yeux.  Celle  donl  il  s'agit  ici  devient  parfaitement 
belle  par  les  prestiges  de  son  art  infernal;  son  front  délicat 
se  rougit  de  pudeur,  et,  après  quelques  péripéties,  elle 
obtient  du  héros  pur  un  mariage  temporaire,  tandis  qu  il 
se  reposera  pour  un  instant  des  fatigues  de  son  existence 
aventureuse.  De  cette  union  sort  la  race  métisse,  et,  bientôt, 
le  teint  foncé  des  mulâtres  l'emportera  jusque  dans  les 
familles  souveraines  sur  la  blancheur  distinguée  des  pre- 
miers rois.  Peu  à  peu,  dit  Pavie,  dans  la  société  indienne, 
envahie  par  les  éléments  étrangers,  se  montreront  les  vices 


INTRODUCTION  xxxix 

du  sauvage  :  la  colère,  la  violence,  Tamoiir  du  jeu,  la  féro- 
cité, les  passions  grossières  dont  on  n'apercevait  pas  même 
le  germe  dans  l'âme  si  pure  de  Rama,  et  qui  sedéveloppeni 
au  grand  jour  dans  les  héros  du  Mdhàh/iânitn.  Ceux-ci 
n'ont  plus  qu'une  grandeur  et  une  vertu  relatives  :  la  légende 
a  beau  les  élever  au  rang  de  fils  des  dieux  pour  voiler  par 
une  agréable  fiction  la.  faiblesse  de  leurs  inères,  ils  ne  sont 
plus  que  des  hommes,  supérieurs  au  reste  des  mortels  par 
quelques  côtés  seulement.  Ajoutons  qu'ils  conservent  mal- 
gré tout  des  traits  assez  voisins  de  ceux  de  la  chevalerie 
du  moyen  âge  :  rois  pillards,  barons  cantonnés  sur  les 
pics  des  montagnes,  d  où  ilsnedescendentque  pouropérer 
des  razzias  dans  la  plaine;  sorte  de  féodahté  oppressive, 
usant  de  la  supériorité  de  sa  valeur  et  de  son  armement; 
et  les  descriptions  d'armes,  de  bannières,  d'armoiries 
presque,  abondent  dans  le  Maliàbhàrata.  Il  conviendrait 
même,  afin  d'être  complet  dans  l'énumération  des  éléments 
dont  est  sorti  l'aryanisme  historique,  de  jeter,  sur  la  trinité 
féodale,  germanique  et  aryenne  que  nous  avons  décrite, 
l'uniforme  commnn  du  romantisme,  si  fort  à  la  mode  vers 
1830,  et  qui  s'adapte  si  parfaitement  à  ces  truculents  per- 
sonnages. Le  romantisme,  c'est  la  réaction  individualiste 
extrême  contre  les  empiétements  d'une  société  de  plus  en 
plus  exigeante  avec  le  progrès  matériel.  Il  s'en  va,  par  une 
pente  naturelle,  chercher  vers  les  origines,  avant  le  res- 
serrement dulien  social,  son  idéal  et  ses  modèles.  Il  remonte 
avec  Rousseau,  son  père  authentique,  jusqu'aux  forêts 
vierges  peuplées  d'hommes  des  bois.  Sans  retourner  aussi 
loin,  l'aryanisme  doit  beaucoup  à  Jean-.lacques,  et  «jui- 
conque  regarde  vers  le  passé  emprunte  quelque  chose  des 
ridicules  et  des  manies  de  ses  innombrables  disciples. 
L'étude  de  la  religion  des  Hindous  appuyait  dès  lors  les 


XL  liNTRODUCTION 

conclusions  tirées  des  transparents  symboles  de  leurs 
épopées.  On  reconnaissait,  dans  ce  panthéon  bigarré,  à 
côté  des  dieux  aryens,  personnifications  assez  pures  des 
forces  naturelles,  d'étranges  fétiches  de  sauvages  et  de 
grossiers  démons  indigènes.  Krishna,  que  les  brahmanes 
confondirent  plus  tard  à  dessein  avec  leur  Yishnou,  est,  à 
l'origine,  une  divinité  dont  le  nom  même  signifie  îio«r;  son 
visage,  de  couleur  foncée,  a  le  reflet  bleuâtre  de  Taile  du 
corbeau;  ses  images  gardent  la  physionomie  fortement 
accentuée  qui  distingue  les  tribus  d'extraction  et  de  caste 
inférieure,  adonnées  au  travail  des  campagnes.  C'est  le 
dieu  lubrique  des  bergers  grossiers  qui  se  plaisent  aux 
cultes  orgiaques.  Il  ouvre  les  portes  du  paradis  à  tous  les 
mortels  sans  acception  de  naissance,  et  il  apparaît  an 
peuple  sous  les  traits  d'un  héros  de  la  race  indigène,  prêt 
à  s'émanciper  de  la  tutelle  brahmanique. 

On  pressentait  même  dès  le  milieu  du  dix-neuvième 
siècle  que  l'hérésie  bouddhiste  n'était  pas  très  différente 
en  ses  origines  de  ces  réactions  indigènes  contre  la  religion 
des  conquérants  Aryas  (l).  Après  la  période  des  grandes 
guerres  épiques,  la  bourgeoisie  productrice  prit  de  l'im- 
portance dans  la  société  védique,  et  Cakya-Mouni  sera  son 
homme,  malgré  sa  naissance  illustre,  sorte  de  précurseur 
de  Mirabeau  ou  de  Philippe-Égalité.  A  ce  point  que  les 
brahmanes  orgueilleux,  refoulés  durant  mille  ans  par  la 
doctrine  libérale  qui  condamnait  les  castes,  ne  repren- 
dront le  dessus  qu'à  grand  renfort  de  concessions  aux  ins- 
tincts de  la  populace,  et  en  remplissant  de  divinités 
hideuses  leurs  temples  dégradés.  Par  là,  non  seulement 


(1)  M.  Sénart  a  montré  depuis  dans  ses  belles  études  bouddhiques  la  parenté 
qui  lie  le  krichnaïsnie  au  vischnouïsnie  et  au  bouddhisme,  simple  épanouissement 
du  brahmanisme  populaire,  i^  Voir  Renax,  Nouvelles  Études  d'histoire  reliyicuse.^ 


INTRODUCTION  X' 


rhistoire  intérieure  de  la  .«rande  péninsule  asiatique  se 
montre  encore  dominée  par  une  lutte  de  races,  non  seule- 
ment elle  offre  à  son  tour  une  série  de  compromis  suc- 
cessifs entre  conquérants  et  conquis,  mais,  trait  nouveau, 
-ces  compromis  sont  réglés  par  la  fusion  et  le  mélair^e 
grandissant  de  deux  peuples  que  rapprochent  leur  longue 
cohabitation.  Les  idées  fondamentales  du  féodalisme  et  du 
germanisme  se  retrouvent  à  Fautre  extrémité  du  globe  : 
Francs  contre  Gallo-Romains,  Germains  contre  Latins, 
Aryas  blancs  contre  nègres  autochtones  font  à  peu  près 
même  figure;  et,  de  plus,  un  réactif  particulièrement  sen- 
sible, la  teinte  de  Tépiderme,  révèle  ici  une  opération  chi- 
mique mal  aperçue  dans  les  civilisations  occidentales;  le 
renseignement  de  la  couleur  laisse  soupçonner  que  les 
vainqueurs  furent  vaincus  par  leur  propre  faiblesse,  que 
ieurs  rigides  règlements  de  castes  furent  une  barrière  insul^ 
fisante  aux  entraînements  sensuels  des  individus,  que  les 
maîtres  s'abaissèrent  par  la  mésalliance,  en  relevant  d'au- 
tant la  valeur  de  leurs  anciens  esclaves.  Nous  allons  voir 
cette  inspiration  grandir  dans  une  imagination  complai- 
samment  disposée,  et  laryanisme  historique  et  politique, 
appuyé  sur  les  deux  précurseurs  dont  nous  avons  esquissé 
le  développement,  complété  par  la  théorie  du  mélange 
pour  la  première  fois  nettement  systématisée,  sortir  tout 
armé  du  cerveau  prédestiné  du  comte  de  Gobineau. 
Penseur  incomplet,  sans  doute,  par  quelques  côtés  puérils, 
mais  dont  l'étude  est  très  propre  à  servir  au  moins  d  in- 
troduction dans  une  sphère  intellectuelle  où  devront  vrai- 
semblablement s'acclimater  les  poumons  des  enfants  du 
vingtième  siècle. 


LE    COMTE    DE    GOBINEAU 


ORIGINES  ET  JEUNESSE 

Il  est  un  écrivain  français,  mort  depuis  plus  de  vingt  ans, 
qui,  presque  ignoré  de  son  vivant  dans  son  pays  d'origine,  y 
demeurerait  oublié  pour  jamais  si  certaines  tendances  de  sa 
pensée  et,  plus  encore,  certaines  (^rconstances  de  sa  vie 
n'avaient  appelé  sur  lui  l'attention  d'un  des  cénacles  les  plus 
actifs  de  la  pensée  contemporaine  :  cénacle  groupé  au  sein 
d'une  nation  étrangère  dont  l'opinion  et  la  voix  se  trouvent 
avoir,  pour  plusieurs  motifs,  un  retentissement  exceptionnel 
à  l'heure  présente.  De  la  sorte,  ce  nom,  déjà  emporté  au 
loin  sur  les  ailes  du  Temps,  semble  répercuté  soudain  par 
un  éclio  puissant  vers  les  lieux  où  jadis  il  se  perdit  dans 
le  tumulte  de  la  foule,  et  les  esprits  attentifs  se  surprennent 
à  prêter  l'oreille  pour  chercher  la  cause  d  un  phénomène  si 
singulier. 

La  renommée  allemande  de  notre  compatriote  le  comte  de 
Gobineau  est  l'œuvre  de  Richard  Wagner  et  de  ses  disciples. 
Si  les  rares  nouvelles  qui  en  passèrent  le  Rhin  n'ont  trouvé 
jusqu'ici  en  France  qu'une  fugitive  attention,  l'on  connaîtra 
bientôt  les  raisons  d'une  semblable  réserve.  Mais,  au  prix 
de  quelque  effort  d'objectivité,  s'il  est  nécessaire,  ne  serait-il 
pas  intéressant  d'examiner  enfin  les  titres  de  cette  gloire  inat- 
tendue, en  se  plaçant  sur  le  terrain  même  où  ses  germes  furent 
semés  dans  l'obscurité  longtemps  avant  que  des  mains  exoti- 
ques s'avisassent  d'en  exploiter,  à  leur  bénéfice,  les  profuses 
moissons.  Et  ce  travail  napparaitrait-il  pas  plus  utile  encore 
si  nous  en  devions  voir  non  seulement  satisfaite  notre  curiosité 


2  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

légitime,  mais  encore  accrue  notre  intelligence  des  problèmes 
politiques  et  sociaux  de  notre  âge? 

Il  existe  depuis  quelques  années  en  Allemagne  une  "  Asso- 
ciation gobinienne  "  (Gobineau-Yereinigung),  qui  compte 
parmi  ses  membres  des  Français  (1)  aussi  bien  que  des  Alle- 
mands, mais  à  la  tète  de  laquelle  figurent  le  professeur  Ludwig 
Schemann,  de  Fribourg-en-Brisgau  ;  M.  de  Wolzogen,  wagné- 
rien  plus  célèbre  encore  que  le  précédent,  et  le  prince  Phi- 
lippe Eulenburg,  un  fidèle,  lui  aussi,  de  Bayreuth.  Cette  énu- 
mération  établit  suffisamment  le  caractère  plutôt  germanique 
de  la  célébrité  actuelle  de  l'écrivain  français.  Ces  zélateurs 
convaincus  se  proposent,  à  titre  de  but  immédiat,  la  traduction 
allemande  des  oeuvres  principales  du  comte.  Et  déjà  les  Nou- 
velles asiatiques^  la  Renaissance  et  VEssai  sui'  rinéfjalité  des 
races  humaines  ont  été  mis  à  la  portée  de  nos  voisins  dans  leur 
langue  maternelle.  —  En  exposant  à  ses  concitoyens  les 
grandes  lignes  de  ce  projet  d'édition,  M.  Schemann  s'exprimait 
de  la  sorte  :  «  Grâce  à  la  chaleureuse  et  infatigable  propa- 
gande de  Richard  Wagner,  un  petit  groupe  restreint,  mais 
choisi,  est  convaincu  parmi  nous  depuis  des  années  qu'on  doit 
considérer  le  comte  de  Gobineau  non  seulement  comme  un 
précurseur,  un  initiateur  dans  les  sphères  les  plus  fécondes  de 
l'histoire  culturale.  »  Ailleurs,  dans  l'introduction  des  Nou- 
velles asiatiques,  qu'il  a  traduites  tout  d'abord,  le  même  publi- 
ciste  proclame  Gobineau  «  l'un  des  hommes  en  tous  points  les 
plus  extraordinaires  de  ce  siècle,  pourtant  riche  en  esprits 
éminents  "  ,  ou  encore  "  l'un  des  plus  grands  parmi  ces  héros 
inspirés  de  Dieu,  sauveurs  et  libérateurs  envoyés  par  Lui  à 
travers  les  âges  »  (2).  Que  si  l'on  s'étonnait  d'abord  en 
présence  de  telles  effusions,  nous  rappellerions  que  l'on  se 
trouve  en  compagnie  Avagnérienne;  or  c'est  là  le  stvle  habi- 


(1)  On  peut  en  compter  en  1901  une  dizaine  contre  cent  cinquante  Alle- 
mands. 

(2)  M.  Schemann  a  publié  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  des  15  octobre 
et  1"  novembre  1902  des  lettres  de  Mérimée  à  Gobineau  précédées  d'une 
introduction  biographique  qui  peint  son  état  d'esprit  et  ses  sentiments  vis-à-vis 
de  notre  compatriote. 


ORIGINES    KT  JEUNESSE  3 

liiel  de  la  liturgie  dans  une  petite  chapelle  où  les  qualificatifs 
pompeux  sont  de  rijjueur  et  font  partie  du  canon  de  l'office. 
Qu'y  a-t-il  de  mieux  à  faire  cependant,  en  présence  de  sem- 
blables promesses,  que  de  tirer  proHt,  s'il  est  possible,  d'en- 
seignements théoriques  qu'on  nous  annonce  si  précieux,  et  de 
chercher  notre  part  tardive  en  des  jouissances  artistiques 
qu'on  nous  promet  à  ce  point  raffinées. 

Le  comte  Joseph-Arthur  de  Gobineau  naquit  à  Ville-d'Avray 
le  14  juillet  1816  (1),  et  c'est  une  singulière  ironie  du  destin 
qui  contraignit  un  ennemi  si  décidé  de  la  Révolution  française 
à  fêter  tout  ensemble  chaque  été  l'anniversaire  de  sa  naissance 
et  celui  de  la  prise  de  la  Bastille.  Son  père  fut  officier  dans  la 
garde  royale;  son  grand-père  avait  été  conseiller  au  parlement 
de  Bordeaux,  et  cette  famille  de  robe  faisait  néanmoins 
remonter  son  origine  à  la  maison  féodale  normande  de 
Gournay  :  généalogie  audacieuse  dont  nous  reparlerons  lon- 
guement, car  elle  a  joué  un  rôle  capital  dans  l'existence  du 
dernier  rejeton  mâle  de  la  race.  Trois  tendances,  qui,  se 
composant  entre  elles,  imprimeront  par  leur  résultante  une 


(1)  Les  uniques  sources  actuelles  de  la  biographie  de  Gobineau  sont,  à  part 
'les  confidences  de  ses  ouvrajjes,  quatre  esquisses  sorties  de  la  plume  d'ainis 
personnels.  Deux  d'entre  elles  ont  une  orij^ine  française  :  ce  sont  les  introduc- 
tions placées  en  tète  de  deux  publications  posthumes,  la  seconde  édition  de 
VEssai  sur  iinéjalité  des  races  (Paris,  Didot,  1884)  et  le  poènie  à' Aniadis 
(Pion,  1887).  La  signature  de  l'une  est  B.,  de  l'autre,  MUT. 

En  Allemagne,  les  Bayreuthcr  Blalter  ont  consacré  deux  articles  à  la 
mémoire  du  comte.  Le  premier,  paru  au  lendemain  de  sa  mort  (1882,  numéro 
de  novembre-décembre),  est  anonyme  et  intitulé  :  Graf  Arthur  Gobineau,  eiii 
Erinncrunqshild  ans  Wafutfried  :  iï  repose  évidemment  sur  des  conversations 
et  des  confidences  iccueillies  par  le  cercle  wagnérien.  Le  second  (1886,  numéro 
de  mai),  par  Philippe  von  liertefeld  :  Fine  Eriimerung  an  Graf  Arthur  Gobi- 
neau, offre  quelques  souvenirs  sur  ses  dernières  années. 

Le  professeur  Schemann  prépare  cependant  une  biographie  définitive  d'après 
les  papiers  du  comte,  dont  il  est  le  dépositaire. 

Enfin,  au  moment  où  notre  volume  allait  être  imprimé,  a  paru  une  étude  du 
docteur  E.  Krctzer  :  J.  A.  Graf  von  Gobineau.  Sein  Lcbcn  iind  sein  Werke 
(Leipzig,  1902).  Au  point  de  vue  biographique,  elle  ne  renferme  presque  rien 
qui  ne  se  trouve  aux  sources  indiquées,  mais  nous  a  fourni  pourtant  quelques 
détails  utiles.  Quant  au  point  de  vue  critique,  il  y  est  assez  voisin  de  l'attitude 
adoratrice  du  professeur  Schemann. 


A  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

direction  toute  particulière  à  son  esprit,  apparaissent  déjà  dans 
son  éducation.  Tout  d'abord  le  point  de  vue  légitimiste,  nobi- 
liaire et  calliolique.  Son  père,  Louis  de  Goljineau,  sortit  de 
France  pendant  les  Gent-Jours  et  s'en  alla  à  Gand  comme  offi- 
cier d'ordonnance  du  comte  d'Artois;  aussi  ce  fidèle  des  fieurs 
de  lys  con?idérait-il  «  Voltaire  comme  le  diable,  et  Charles  X 
comme  un  saint".  D'autre  part,  un  oncle  d  Arthur  de  Gobi- 
neau, Thibaut-Joseph,  qui  ne  se  maria  point  et  le  fit  son 
héritier  à  sa  mort,  survenue  en  1855,  exerça  peut-être,  dans 
le  même  sens,  une  intluence  plus  grande  encore  sur  son  carac- 
tère. Vers  sa  dix-neuvième  année,  Arthur  fut  en  effet  envoyé 
à  Paris  vers  ce  parent  singulier,  qui  après  1830,  employant 
toute  son  énergie  à  conspirer  pour  le  rétablissement  des  Bour- 
bons de  la  branche  aînée,  était  devenu,  sous  l'empire  de  cette 
idée  fixe,  un  parfait  original.  Sans  cesse  plongé  dans  la  lecture 
des  journaux,  où  il  épiait  le  moindre  indice  favorable  à  ses  espé- 
rances, il  accueillit  tout  d'abord  son  neveu  sans  lui  adresser  la 
parole  et  le  fit  conduire  à  sa  chambre  par  un  domestique. 
Durant  trois  semaines,  le  maniaque  persista  dans  le  même 
mutisme  vis-à-vis  de  son  hôte,  jusqu'à  ce  que  ce  dernier, 
désespéré  par  une  attitude  si  étrange,  le  menaçât  de  se  tuer 
sur  place  si  pareille  situation  se  prolongeait.  A  la  suite  de  cette 
énergique  protestation,  il  obtint  un  traitement  un  peu  plus 
acceptable.  Ajoutons  enfin  à  ces  impressions  de  jeunesse, 
sur  lesquelles  le  comte  aimait  à  revenir  dans  ses  dernières 
années,  que  sa  sœur  unique  se  fit  religieuse  bénédictine  à 
l'abbave  de  Solesmes.  Un  tel  ensemble  de  traditions  et  de 
souvenirs  n'est  pas  sans  laisser  après  soi  une  trace  ineffaçable  : 
la  vie  et  la  réfie.xion  pourront  détacher  Gobineau  de  certains 
préjugés,  il  se  montrera  toujours  capable  d'y  revenir  à  l'im- 
proviste,  et  c'est  sans  doute  le  secret  de  ces  palinodies  qui 
surprennent  au  cours  d'une  étude  attentive  de  son  œuvre. 

Le  second  élément  original  de  sa  formation  intellectuelle 
fut  le  contact  germanique,  alors  assez  exceptionnel  pour  un 
de  nos  compatriotes.  Le  hasard,  dit  un  de  ses  biographes 
français,  a  permis  que  son  précepteur  ait  été  un  ancien  élève 
de  l'université  d'Icna  :  il  fut  donc  familiarisé  de  très    bonne 


ORIGINES    KT   JEUNESSE  5 

heure  avec  les  difficultés  de  la  langue  allemande  et  avec  les 
méthodes  d'enseignement  qui  lui  sont  propres.  A  l'âge  de  qua- 
torze ans,  il  fit  en  compagnie  de  sa  mère  un  voyage  dans  le 
grand-duché  de  Bade,  au  cours  duquel  un  séjour  de  quelques 
mois  entre  les  murs  d'un  vieux  burg  lui  laissa  des  impressions 
profondes.  Par  là  les  idées  qui  devaient  dominer  sa  vie 
auraient  dès  lors  commencé  de  s'esquisser  dans  son  esprit,  et 
trois  années  d'études  classiques  au  collège  de  Bienne,  en  Suisse, 
ne  firent  qu'en  confirmer  le  dessin  et  en  arrêter  les  contours. 
L'anonvme  des  Bayreuther  Bldtter  amplifie  même  ces  rensei- 
gnements et  nous  assure  qu'il  «  passa  son  enfance  en  Alle- 
magne II  .  Quoi  qu'il  en  soit,  l'impression  de  cette  période 
intellectuelle  fut  durable  et  l'érudition  d'outre-Rhin  resta  le 
phare  de  sa  pensée  historique. 

Enfin,  une  troisième  préférence  se  développa  prématuré- 
ment chez  l'écolier  :  celle  de  l'Orient,  des  langues  et  des  civi- 
lisations asiatiques.  Il  a  raconté  sur  le  tard  à  ses  amis  de  Bay- 
reuth  qu'il  haïssait  un  de  ses  professeurs  pour  en  avoir  été 
contraint  à  une  trop  grande  assiduité  dans  l'étude  de  l'anti- 
quité romaine.  L'aversion  instinctive  de  la  latinité  se  serait 
donc  révélée  en  lui  dès  son  aurore,  car  ce  fut,  assurait-d,  aliii 
de  braver  ce  tvran  et  de  lui  démontrer  que  la  paresse  n'entrait 
pour  rien  dans  ses  répugnances  qu'il  se  plongea  dans  l'étude 
de  la  philologie  orientale.  «  En  moi,  tout  était  déjà  personna- 
lité, »  ajoutait-il  avec  orgueil  au  souvenir  de  cette  résolution 
juvénile  qui  fait  songer  aux  débuts  d'un  Stendhal.  A  douze 
ans,  les  Mille  et  une  inu'ts  étaient  à  ses  yeux  le  poème  par 
excellence,  et  son  jeu  favori  consistait  à  mettre  en  action  ces 
récits  merveilleux.  Peu  à  peu,  la  famdiarité  des  conteurs 
arabes  avait  communiqué  à  son  langage  un  accent  vif  et 
coloré;  11  s'exprimait  volontiers  en  paraboles  et  improvisait 
pour  l'amusement  de  sa  sœur  et  de  ses  amis  les  histoires  les 
plus  fantaisistes  :  témoignage  initial  des  dons  Imaginatifs  si 
prépondérants  dans  son  âme  et  qui  réclameront  leur  rôle  dans 
ses  plus  arides  recherches.  Il  exigeait  même  que  son  auditoire 
s'assît  autour  de  lui  à  la  manière  orientale  et  se  revêtit  de 
costumes   analogues  à   ceux   de    ses    héros   supposés.    Aussi, 


6  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

lorsque,  pour  complaire  à  son  père,  il  se  prépara  sans  grande 
conviction  aux  examens  de  l'école  de  Saint-Gvr,  les  caractères 
persans  et  sanscrits  se  substituèrent-ils  trop  souvent  aux  for- 
mules algébriques  sur  les  tableaux  de  l'école. 

Il  obtint  enfin  la  permission  de  renoncer  à  la  carrière  des 
armes  et  d'obéir  à  sa  vocation  savante  ;  mais  le  résultat  d'une 
formation  intellectuelle  si  capricieuse  fut  de  lui  interdire  les 
grades  universitaires  les  plus  humbles,  de  le  laisser  en  quelque 
sorte  un  autodidacte,  un  fantaisiste,  un  amateur  même.  C'est 
là  une  prédisposition  à  la  vue  incomplète  des  choses,  une  pro- 
babilité grande  d'erreur  et  de  partialité,  mais  peut-être,  en 
revanche,  la  condition  la  plus  favorable  à  Toriginalité  de  la 
pensée. 

Ajoutons  qu'on  trouvera  beaucoup  de  romantisme  en  Gobi- 
neau, trait  peu  surprenant  si  nul  homme  de  sa  génération  n'a 
entièrement  échappé  à  cette  mode  intellectuelle,  et  si  pourtant 
la  plupart  de  ses  contemporains  étaient  moins  préparés  par 
leur  caractère  et  par  leur  milieu  à  en  accepter  la  tyrannie. 

En  résumé  :  atmosphère  familiale  imprégnée  des  effluves 
féodaux  du  légitimisme  intransigeant;  contact  prolongé  avec 
le  germanisme,  alors  en  plein  épanouissement;  sympathies 
préparées  par  le  commerce  de  l'Inde  et  de  l'Iran  avec  les 
ambitions  de  ce  germanisme,  occupé  dès  lors  à  se  développer 
en  aryanisme  universel;  enfin  romantisme  instinctif  (1)  jusque 
dans  les  aridités  de  la  spéculation  ethnographique,  nous 
retrouvons  en  cet  esprit  qui  s'approche  de  sa  maturité  tous 
les  traits  que  nous  avons  signalés  et  analysés  d'avance  comme 
les  sources  de  l'aryanisme  sous  sa  forme  politique,  historique 
et  ethnique. 

Après  1830,  Arthur  de  Gobineau,  tenu  à  l'écart  de  toute 
carrière  officielle  par  les  opinions  immaculées  des  siens,  vécut 

(1)  Il  serait  amusant  de  rapprocher  à  quelques  points  de  vue  Gobineau  de 
Barbey  d'Aurevilly,  le  dernier-né  du  romantisme.  Normand  authentique,  celui- 
là,  et  se  donnant,  avec  plus  de  raison  que  le  comte,  pour  descendant  des 
«  corsaires  »  du  Nord;  exagérant  le  catholicisme  et  le  légitimisme  fantaisistes, 
et  d'ailleurs  unissant  trop  souvent  la  naïveté  à  la  truculence.  Il  a,  pour  sa 
part,  ses  fidèles  au  delà  du  Rhin.  (Voir  notre  étude  sur  la  réaction  contre  le 
féminisme  en  Allemagne,  Bévue  des  Deux  Mondes^  15  avril  1899.) 


ORIGINES    ET   JEUNESSE  1 

d'abord  quelque  temps  au  fond  de  la  lîretagnc,  dans  un 
milieu  provincial  «  fort  respectable,  mais  fort  étroit,  qui  ne 
pouvait  qu'ennuyer  un  jeune  homme  déjà  plein  d'ardeur  et  de 
curiosité  d'esprit  "  .  11  dut  pourtant  trouver  quelque  distraction 
à  considérer  avec  intérêt,  sinon  avec  sympathie,  l'existence  et 
le  caractère  des  paysans  armoricains,  car  on  rencontre  dans 
son  grand  ouvrage  des  observations  précises  sur  leur  constitu- 
tion physique  et  morale.  —  "Vers  1835,  il  se  rendit  à  Paris 
auprès  de  l'oncle  original  dont  nous  avons  parlé,  et,  réduit 
pour  toutes  ressources  financières  aux  libéralités  intermittentes 
de  ce  quinteux  personnage,  il  mena  jusqu'en  1848  une  exis- 
tence difficile  et  solitaire  de  travailleur  acharné,  poussant  plus 
avant  ses  études  orientales  et  recueillant  dès  lors  les  matériaux 
de  son  Essai  sur  l inégalité  des  races;  car  cette  œuvre  témoigne 
d'une  lecture  considérable  et  n'a  pu  être  improvisée  durant 
les  loisirs  de  la  carrière  diplomatique,  qu'il  venait  d'entamer, 
lorsqu'il  la  publia  en  1853  et  1855.  —  Sa  collaboration  était 
acceptée  bientôt  par  le  Joiamal  des  Débats  (1)  et  par  la  Revue 
des  Deux  Mondes.  Dans  ce  dernier  recueil,  on  rencontre  à  la 
date  du  15  avril  1841  une  étude  sortie  de  sa  plume  sur  Capo- 
distrias,  l'homme  d'État  grec  qui  venait  de  disparaître  de  la 
scène  politique.  Il  n'est  pas  superflu  de  s'arrêter  un  moment  à 
ce  premier  écrit  :  le  style  en  est  déjà  assez  personnel,  quoique 
affectant  la  tenue  grave  et  gourmée  mise  à  la  mode  par  l'école 
doctrinaire;  les  jugements  montrent  l'auteur  fort  au  courant 
de  la  question  d'Orient  et  décidément  opposé  à  l'action  russe 
dans  la  péninsule  balkanique,  ce  qui  était  du  reste  la  tendance 
générale  de  l'Europe  occidentale  en  ce  temps.  Mais,  circons- 
tance frappante  si  l'on  songe  à  ses  doctrines  futures,  il  se  révèle 
dans  ces  pages  assez  peu  sympathique  aux  façons  autoritaires 
de  Capodistrias,  assez  indulgent  à  l'indiscipline  foncière  des 
Grecs  contemporains,  en  un  mot  très  voisin  de  Stendhal. 
a  A  un  peuple  joyeux,  moqueur,  ami  de  l'indépendance,  il 
voulut  opposer  les  assimilations  et  les  classifications  qu'il  avait 

(V)  Du  moins  sou  biof;raplie  de  l'JB'.s'.frti  l'affirme  ;  mais  on  ne  trouve  pas  son 
nom  dans  la  liste  des  collaborateurs  de  cette  feuille  qu'a  donnée  le  Livre  du 
Centenaire  du  Journal  des  Débats. 


8  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

admirées  dans  le  Nord...  S'il  eût  tenu  les  yeux  fixés  non  sur  le 
pouvoir  absolu  dans  Nauplie,  mais  sur  l'entrée  d'un  citoyen 
chef  d'autres  citoyens  dans  Constantinople  régénérée,  un  Tite- 
Live,  un  Tacite,  un  Machiavel,  eussent  été  fiers  plus  tard  de 
raconter  ses  actions...  Vienne  le  jour  où  la  France  bien  ins- 
pirée se  souviendra  que  la  révolution  grecque  attend  l'arme 
au  bras  son  signal  pour  continuer  sa  route,  et  le  monde  entier 
verra  qui  doit  l'emporter  du  bon  droit  ou  de  la  rapacité  des 
vainqueurs  de  Beyrouth  et  de  Saint-Jean-d'Acre.  »  Ces  lignes, 
qui  sont  d'un  libéral  philhellène  à  la  mode  du  temps,  feront 
sourire  quiconque  connaît  les  œuvres  de  la  maturité  de  Gobi- 
neau. Il  n'y  a  rien  là  de  ses  idées  ultérieures,  rien  même  des 
vues  ethniques  contemporaines  d'un  Fallmerayer  :  et  il  n'est 
pour  ainsi  dire  pas  un  de  ces  qualificatifs  bienveillants  qui 
n'eût  plus  tard  révolté  notre  homme  sous  la  plume  de  tout 
autre  publiciste.  Ajoutons  quà  vingt-cinq  ans  on  reficte  plutôt 
qu'on  n'éclaire  de  ses  propres  rayons.  La  crise  de  1818  et  le 
cours  des  années  dégageront  la  personnalité  du  jeune  pen- 
seur. Si  nous  ajoutons  à  ces  graves  travaux  quelques  essais 
poétiques  sans  intérêt  (1)  qu'il  publia  dès  lors,  inaugurant 
par  là  une  constante  et  assez  malheureuse  propension  versifi- 
catrice,  nous  aurons  dit  tout  ce  qui  nous  est  connu  de  cette 

(1)  Ce  sont  :  en  ISt-V,  un  drame  ultra-romantique  en  trois  actes  et  un  pro- 
lojjue  intitulé  :  les  Adieux  de  don  Juan.,  et  portant  en  sus-titre  cette  indica- 
tion mystérieuse  :  les  Couains  d'his;  puis,  en  ISVG,  la  Chronique  riméc  de 
Jean  C/tonan  et  de  ses  compagnons,  où  les  opinions  légitimistes  de  l'anteur  se 
donnent  libre  cours  par  la  peinture  épique  de  la  contre-révolution  dans  le 
Maine.  Le  professeur  Schemann  indique  encore  parmi  les  œuvres  du  comte 
trois  romans  sans  date  fixe  :  le  Ptisonnier  chanceux,  dont  nous  n'avons  pu 
retrouver  aucune  trace  bibliographique;  Ternove,  que  le  docteur  Kretzer  iden- 
tifie assez  vraisemblablement  (en  conséquence  d'une  communication  verbale 
mal  comprise)  avec  le  Voyage  à  Terre-Neuve  de  1801,  dont  nous  parlerons  en 
son  lieu;  enfin,  les  Aventures  de  Nicolas  Belavoir.  Les  années  1852-1853  ont 
vu  paraître  en  effet  sous  ce  dernier  titre  un  roman  en  quatre  volumes  in-S", 
dont  l'auteur  se  dissimule  sous  le  pseudonyme  d'Ariel  des  Feux:  c'est  une  imi- 
tation de  Dumas  père,  et  l'intrigue  qui  se  noue  en  1588  rappellerait  sans  doute 
assez  exactement  la  Dame  de  Monsoreau.  Mais  Gobineau  était  plongé  à  cette 
époque  dans  la  préparation  de  son  ouvrage  capital  :  VEssai  sur  l'inégalité 
des  races  humaines,  qui  parut  en  quatre  volumes  de  1853  à  1855;  et  on 
ne  l'imagine  pas  volontiers  occupé  simultanément  de  deux  si  dissemblables 
besognes. 


ORIGINES    ET   JEUNESSE  9 

période  de  recueillement  et  de  préparation  dans  son  existence. 

Les  événements  de  février  et  de  juin  allaient  modifier  le 
cours  de  sa  destinée.  Fréquentant  quelques  salons  littéraires, 
ceux  des  Rémusat,  des  de  Serre,  des  peintres  Ary  et  Henri 
Scheffcr,  il  avait  mérité  le  suffrage  honorable  et  précieux 
d'Alexis  de  Tocqueville.  Et  ce  spéculatif,  devenu  pour  un 
moment  ministre  des  affaires  étrangères  du  prince  Louis-Napo- 
léon, donna  à  son  jeune  ami  une  haute  marque  de  confiance  et 
de  distinction  en  Tappelant  au  poste  de  chef  de  son  cabinet. 
Aussitôt  après  la  chute  de  son  protecteur,  Gobineau  obtint 
comme  compensation  un  poste  de  secrétaire  à  la  légation  de 
Berne.  Il  ne  cessa  dès  lors  de  poursuivre  une  carrière  diplo- 
matique qui  le  conduisit  à  travers  l'Europe,  l'Asie  et  l'Amé- 
rique jusqu'à  l'année  1877,  époque  de  sa  retraite  définitive, 
qui  ne  précéda  sa  mort  que  de  cinq  ans. 

Ce  fut  pendant  son  séjour  à  Berne  et  à  Francfort  que  ses 
idées,  stimulées  et  mûries  plus  rapidement  encore  par  les  con- 
vulsions sociales  du  milieu  du  dix-neuvième  siècle,  se  conden- 
sèrent dans  cet  Essai  sur  l'ùit-galùé  des  races  humaines,  le 
plus  important  de  ses  ouvrages,  qui  parut,  par  moitiés,  chez 
Didot  en  1853  et  1855,  et  va  nous  arrêter  longuement  C'est  en 
effet  le  seul  de  ses  écrits  qui  ait  exercé  une  influence  directe 
sur  certains  ouvriers  de  la  philosophie  contemporaine.  Les 
autres,  non  moins  intéressants  par  quelques  côtés,  nous  feront 
jjlutôt  pressentir  et  comprendre  des  mouvements  parallèles  à 
leur  propre  direction  :  ils  ne  sauraient  prétendre  à  les  avoir 
suscités,  au  lieu  que  YEssai  a  été  lu  et  commenté  à  diverses 
reprises  par  les  esprits  actifs  au  sein  de  l'Europe  pensante. 
Nous  nommerons  la  période  théorique  (on  pourrait  presque 
dire  utopique)  de  l'existence  du  comte,  celle  qui  vit  la  prépara- 
tion et  la  publication  de  ce  travail  important. 


LIVRE   PREMIER 

PÉRIODE    THÉORIQUE 

L    "ESSAI    SUR    L'INÉGALITÉ    DES    RACES    HUMAINES 


CHAPITRE    PREMIER 

CONSIDÉRATIONS    PRÉLIMINAIRES 

C'est  une  entreprise  fort  difficile  que  de  fournir  une  vue 
nette  sur  cette  œuvre  touffue,  dépourvue  de  proportions  dans 
ses  parties,  souvent  contradictoire  dans  ses  termes,  qui  s'ap- 
pelle VEssai  sia-  l'inégalité  des  races.  L'état  d'âme  qui  s'y 
révèle  ne  saurait  être  pénétré  d'un  seul  coup  d'œil  :  il  est  trop 
éloigné  de  nos  habitudes  intellectuelles  et  de  notre  formation 
classique  ;  on  devra  s'insinuer  peu  à  peu  dans  la  familiarité  d'un 
penseur  aristocratique  qui  se  montre  médiocrement  enclin 
à  faire  les  premiers  pas  vers  les  néophvtes.  Ajoutons  dès 
à  présent  qu'on  se  verra  récompensé  d'une  patience  méritoire 
par  la  profusion  d'aperçus  originaux  et  de  suggestions  impré- 
vues qu'en  apporte  incontestablement  le  commerce.  Pour 
rompre  plus  rapidement  la  glace  entre  nouvelles  relations, 
nous  nous  efforcerons  d'emplover  fréquemment  les  termes 
mêmes  de  Gobineau  au  cours  de  notre  exposition  de  ses 
théories.  Son  style  nerveux  et  pittoresque  peint  à  lui  seul 
sa  personnalité  si  marquée  et  demeure  souvent  le  costume 
indispensable  d'arguments  qui,  perdant  leur  aspect  extérieur^ 


12  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

dépouilleraient  du  même  coup  toute  puissance  de  persuasion. 

Le  livre  est  dédié  au  roi  Georges  V  de  Hanovre,  dont  la 
maison  souveraine,  assise  sur  le  trône  de  la  Grande-Bretagne 
depuis  Georges  I",  régit,  vers  1850,  deux  des  rares  nations 
demeurées  quelque  peu  aryennes  à  notre  époque.  Ce  prince 
est  connu  d'ailleurs  dans  l'histoire  du  dix-neuvième  siècle 
pour  ses  sentiments  absolutistes,  et  le  morceau  qui  lui  est 
adressé  débute,  comme  il  convient,  par  un  double  cri  de 
guerre  germaniste  et  féodaliste  :  d'un  côté,  par  une  apologie 
des  peuples  germains  longtemps  méconnus,  mais  se  montrant 
à  nous  "  aussi  grands  et  aussi  majestueux  que  les  écrivains  du 
Bas-Empire  nous  les  avaient  dits  barbares»  ;  de  Tautre,  par  un 
défi  jeté  à  Técole  démocratique  :  "  Puisque  les  faits  positifs 
abondent  désormais,  il  n'est  plus  loisible  d'aller  avec  les  théo- 
riciens révolutionnaires  amasser  des  nuages  pour  en  former 
des  hommes  fantastiques  et  se  donner  le  plaisir  de  faire  mou- 
voir artificiellement  des  chimères  dans  des  milieux  politiques 
qui  leur  ressemblent.  "  L'horreur  de  l'égalité  préchée  par  les 
démagogues  de  tous  les  âges,  voilà  la  raison  d'être  de  VEssai 
SU7'  linégalité  des  races^  inscrite  dans  son  titre  même,  et  l'au- 
teur y  uisistera  sans  cesse.  S'il  démontre  que  la  valeiu-  intrin- 
sèque d'un  yjeuple  dérive  de  son  origine  ethnique,  on  devra, 
bon  gré,  mal  gré,  dit-il,  restreindre,  peut-être  supprimer,  tout 
ce  qu'on  nomme  égalité.  Et  il  se  fait  fort  de  donner,  pour  éta- 
blir l'inégalité  des  races  humaines  et  la  prééminence  d'une 
seule  sur  toutes  les  autres,  des  preuves  »  incorruptibles  comme 
le  diamant  » ,  sur  lesquelles  «  la  dent  vipérine  de  l'idée  déma- 
gogique ne  pourra  mordre  (1)  » . 

Vivant  et  incisif  exorde,  comme  on  le  voit!  Pourquoi  faut-il 
avouer  aussitôt  que  les  premières  pages  du  livre,  consacrées  à 
des  considérations  préliminaires  sur  les  lois  naturelles  qui 
régissent  les  sociétés,  ne  répondent  pas  à  ce  début,  et  laissent 
au  contraire  une  impression  si  vague  qu'elles  ne  nous  per- 
mettent pas  en  somme  de  faire  dès  à  présent  la  connaissance 
du   véritable   Gobineau.   L'auteur  semble   mal   assuré  de  ses 

(1)  Essai,  t.  I,  p.  221.  (Nous  citons  d'nprès  la  2'=  édition.  Didot,  1884.) 


CHAPITRE   PREMIER  13 

forces  et  de  la  solidité  du  terrain  sur  lequel  il  s'avance  :  on 
dirait  ces  lignes  écrites  avant  1848,  peu  après  l'étude  sur 
Capodistrias,  par  un  homme  encore  incertain  de  sa  vocation 
combative.  En  effet,  s'il  y  étale  une  modération  qu'il  oubliera 
souvent  par  la  suite,  il  y  porte  en  revanche  une  mollesse  de 
touche  qui  ne  lui  est  pas  habituelle.  Et  ses  arguments  sont 
pour  la  j)Iupart  médiocres  et  puérils,  laissante  peine  discerner 
les  lignes  fondamentales  de  son  système  sur  l'origine  et  le 
déclin  des  civilisations  humaines  (1). 

Afin  de  déblayer  un  champ  déjà  trop  encombré  par  les  ten- 
tatives de  précédents  théoriciens,  l'auteur  de  VEssai  passe 
d'abord  en  revue  les  explications  que  nous  devons  rejeter 
quand  nous  examinons  les  causes  du  progrès  ou  de  la  stagna- 
tion d'un  empire.  ]N'en  cherchons  pas  le  secret  dans  des  insti- 
tutions plus  ou  moins  rationnelles,  comme  le  tenta  trop  sou- 
vent le  tlix-huitième  siècle  :  les  meilleures  constitutions  sont 
impuissantes  quand  le  peuple  dont  elles  règlent  les  destinées 
ne  vaut  rien.  Voyez  par  exemple  les  iles  Sandwich,  où,  en 
dépit  d'une  chambre  haute,  d'une  chambre  basse,  d'un  minis- 
tère responsable,  tl'un  roi  légitime,  les  missionnaires  améri- 
cains protestants  décident  seuls,  despotiquement,  en  dernier 
ressort,  et  forment  le  rouage  indispensable  d'une  machine  où 
leur  place  n'était  point  marquée.  Yovez  surtout  Haïti,  où, 
deri'ière  le  pompeux  décor  de  la  législation  européenne, 
règne  une  anarchie  nègre  en  tous  points  semblable  à  celle  du 
Dahomey- 
Mais  il  est  pour  les  vues  ethniques  de  Gobineau  une  plus 
dangereuse  concurrence  que  celle  de  la  panacée  des  deux 
chambres  :  c'est  la  théorie  des  climats,  des  milieux  physiques, 
introduite  dans  la  science  historique  par  Montesquieu,  Herder, 
Hegel;  et,  en  fait,  telle  en  est  la  force  persuasive  que  l'auteur 
se  voit  contraint  de  lui  faire,  dès  les  premières  pages,  quelques 

(l)  C'est  jiourtant  ceUe  partie  lliéorùjue  de  l'Essai  qui  a  inspiré  au  docteur 
Paul  Kleinecke  une  telle  admiration  qu'il  vient  de  l'exposer  dans  une  brochure 
spéciale  ((ioOineaus  Rasseiitlieurie,  Berlin,  1902)  et  presque  dans  les  termes 
mêmes  de  VEssai,  afin  d'appeler  l'attention  de  ces  compatriotes  sur  cet  ouvrage 
capital  du   «  puissant  penseur  «  français. 


14  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

concessions  dissimulées  (1)  et  de  lui  accorder  plus  encore 
dans  la  suite  de  ses  travaux.  Néanmoins,  il  se  déclare,  en 
principe,  son  adversaire  décidé.  Le  rôle  d'un  peuple  dans 
l'histoire  demeure,  à  son  avis,  tout  à  fait  indépendant  des 
lieux  qu'il  habite.  Tvr  et  Sidon  ne  dressèrent-elles  pas  leurs 
comptoirs  sur  une  cote  aride,  rocailleuse,  étroitement  res- 
serrée entre  la  mer  et  d'abruptes  chaînes  de  montagnes? 
Athènes  est  encore  étouffée  «  dans  la  poussière  blanchâtre  qui 
couvre  ses  campagnes  et  ses  maigres  oliviers  » .  Rome  se  dresse 
dans  la  situation  topographique  la  plus  défavorable.  Pourquoi 
d'ailleurs  verrait-on  l'épanouissement,  puis  la  décadence  de  la 
culture  au  sein  d'une  région  dont  le  climat  n'a  pas  changé 
dans  l'intervalle?  Où  sont  Ninive,  Carthage,  jadis  reines  du 
monde?  «  Malgré  le  vent,  la  pluie,  le  froid,  le  chaud,  la 
stérilité,  la  plantureuse  abondance,  partout  le  monde  a  vu 
î  fleurir  tour  à  tour  et  sur  les  mêmes  sols  la  barbarie  et  la  civili- 
!  sation  »  (2) .  Non  que  la  situation  géographique  ne  joue  quelque 
rôle  dans  le  destin  d'une  cité  :  Constantinople  ou  Alexandrie 
sont  parmi  ces  sites  favorisés  de  la  nature  qu'on  peut  appeler 
les  clefs  du  monde.  Mais  le  rôle  préparé  de  la  sorte  par  le 
milieu,  une  nation  «  le  joue  bien,  le  joue  mal  ou  même  ne  le 
joue  pas  du  tout  suivant  ce  qu'elle  vaut  » .  Prenez  l'isthme  de 
Panama;  bâtissez-y  une  ville  et  faites  que  les  deux  océans 
s'unissent  sous  ses  murs;  puis  soyez  libre  de  la  peupler  d'une 
colonie  à  votre  gré  :  le  choix  auquel  vous  vous  arrêterez 
déterminera  l'avenir  de  la  cité  nouvelle.  Bien  plus,  que  la  race 
soit  vraiment  digne  de  la  haule  fortune  à  laquelle  elle  aura  été 
appelée,  et  si  l'emplacement  choisi  n'est  pas  propre  à  déve- 
lopper tous  les  avantages  de  l'union  des  deux  mers,  «  cette 
population  (3)  le  quittera  et  ira  ailleurs  déployer  en  toute  liberté 
les  splendeurs  de  son  sort.  » 

(1)  C'est  ainsi  qu'il  accepte  l'action  modificatrice  du  milieu  au  cours  de  ces 
convulsions  géologiques  des  premiers  .îges  décrites  par  Cuvier  (t.  I,  p.  140),  mais 
croit  que  depuis  lors  la  nature  assagie  a  perdu  son  omnipotence;  et  il  raillera 
(t.  II,  p.  503  ,  à  propos  des  indigènes  américains,  «cette  solution  bizarre  que  si 
ces  sauvages  sont  d'un  jaune  pâle,  c'est  que  l'abri  des  forêts  leur  conserve  le  teint.  » 

(2)  T.  I,  p.  37. 
(3)T.  I,p.  61. 


CHAPITRE   PREMIER  )5 

Indiquons  des  à  présent  le  motif  qui,  renforcé  sans  doute 
par  des  instincts  originaires,  porta  cependant  par  sa  propre 
vertu  1  auteur  de  VEssai  à  restreindre  outre  mesure  le  rôle 
externe  du  milieu,  pour  exagérer  les  conséquences  du  don  inné 
de  la  race  :  c'est  la  faible  durée  qu  il  attribue  au  passé  du 
glol»e.  Dans  sa  dédicace  au  roi  de  Hanovre,  il  parle  des  Yédas, 
où  sont  racontés  des  faits  «  bien  proches  du  lendemain  de  la 
création;  et.  dans  sa  conclusion,  il  fixera  à  sept  mille  ans  envi- 
ron 1  âge  actuel  de  1  humanité.  Or.  si  la  science  contemporaine 
a  pu  élargir  1  action  du  milieu  jusqu  à  lui  annexer  avec  une 
probabilité  suffisante  les  immenses  inégalités  de  la  race,  c  est 
grâce  à  un  bien  autre  recul,  à  une  perspective  infiniment  plus 
étendue  vers  les  lointains  du  passé.  ^lais  en  effet  un  esprit 
prévenu  de  différente  sorte,  tel  que  fut  celui  de  Gobineau  dès 
sa  jeunesse,  devait  se  révolter  contre  des  conclusions  qui 
apparaissent  à  bon  droit  téméraires,  contre  des  métamor- 
phoses qu'on  a  raison  de  juger  impossibles,  au  cours  des 
brèves  périodes  qu  atteint  1  histoire  positive,  et  qui  enfer- 
maient à  ses  yeux  la  totalité  de  l'évolution  humaine.  Il  faut 
de  toute  nécessité  réduire  en  ce  cas  à  un  coefficient  minime 
l'action  du  milieu  et  se  retourner  avec  un  acte  de  foi  très 
humble  vers  une  conception  entièrement  métaphysique  de  la 
race. 

Le  milieu  écarté  tant  bien  que  mal,  il  restait  à  discuter  une 
puissante  influence,  à  laquelle  la  philosophie  de  l'histoire  lais- 
sait, depuis  Bossuet,  une  action  sinon  exclusive,  comme  le  veut 
le  Discours  sur  Ihistoire  universelle^  du  moins  prépondérante  : 
la  volonté  du  ciel  et  l'inspiration  de  la  religion.  Question  déli- 
cate pour  Gobineau,  dont  nous  avons  dit  que  les  traditions  de 
famille  et  même,  nous  le  croyons  volontiers  pour  le  temps  de 
sa  jeunesse,  les  convictions  personnelles  venaient  ici  traverser 
les  préférences  théoriques.  En  effet,  si.  par  la  suite,  nous  nous 
voyons  obligé  de  présenter  quelques  réserves  sur  la  nature  et 
la  portée  de  ses  sentiments  chrétiens,  il  faut  avouer  que.  dans 
VEssai^  il  se  montre  un  fils  docile  de  lEglise  romaine;  que, 
dès  la  dédicace  de  l'ouvrage,  il  vante  à  titre  de  source  histo- 
rique les  premiers  chapitres  du  Livre  saint,  »  cet  abîme  d'asser- 


16  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

lions  dont  on  n'admire  jamais  assez  la  richesse  et  la  rectitude.  " 
Tandis  que  plus  loin,  le  cœur  soulevé  de  dégoût  au  spectacle 
de  la  décadence  romaine,  il  s'arrêtera  néanmoins  pour  rendre 
hommage  aux  Pères  de  l'Eglise,  individualités  admirables  au 
sein  d'une  foule  abâtardie,   «  inspirés  par  un  sentiment  surhu- 
main, illuminés  par  une  flamme  qui  n'est  pas  terrestre.  »  Et 
certes  d'autres  aryanistes,  moins  respectueux,  ne  se  feront  pas 
faute  d'interroger  les  Augustin,  les  Ambroise,  les  Tertullien 
sur  la  race  dont  ils  ont  droit  de  se  recommander.  Enfin,  con- 
templant au  terme  de  son  étude  les  sombres   destinées  qu'il 
prédit  au   genre  humain.  Gobineau  s  écrie  avec  amertume  : 
a  Je  naffirmerais  pas  non  plus  qu  il  fût  bien  facile  de  s  inté- 
resser avec  un  reste  d'amour  aux  destinées  de  quelques  poi- 
gnées d'êtres  dépouillés  de  beauté,  de  force,  d  intelligence,  si 
l'on  ne  se  rappelait  ({u'il  leur  restera  du  moins  la  foi  religieuse, 
dernier   lien,   unique   souvenir,   héritage    précieux   des  jours 
meilleurs.  »  Mais  la  lecture  de  ces  lignes  émues  fait  déjà  pres- 
sentir que  leur  auteur  ne  veut  attribuer  à  la  religion  aucune 
vertu  civilisatrice  cl,  en  somme,  aucun  rôle  dans  l'évolution 
des  sociétés;  on  dirait  qu'il  a  senti  d'instinct,  sans  se  l'avouer 
nettement,    une    vérité    qu'établit   de    manière    inébranlable 
l'étude  de  l'arvanisme  contemporain  :  à  savoir  que  le   chris- 
tianisme est  l'antithèse    de   cette    conception  historique  trop 
souvent  tentée  de  coquetcr  avec  lui.  Aussi,  décidé  à  ne  sacrifier 
ni  l'une  ni  l'autre  de  ses  convictions  antagonistes,  Gobineau 
a-t-il  délibérément  écarté  l'une  d'entre  elles  de  son  horizon 
scientifique  :  son  catholicisme  n  exercera  aucune  influence  sur 
ses  jugements  rétrospectifs,  ne  tiendra  nulle  place  dans  ses  pré- 
visions d'avenir.  Ilaété  jusqu  à  écrire  un  chapitre  spécial  pour 
bien  établir  avant  toutes  choses  que  le  christianisme  «  ne  crée  pas 
et  ne  transforme  pas  l'aptitude  civilisatrice  »  ;  bien  plus,  qu'en 
cela  il  a  grandement  raison,  et  qu'on  fera  justement  «  de  le 
désintéresser  entièrement  dans  la  question  "  .  En  un  mot,  "  son 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde  (1).  »  Formule  souverainement 

(1)  II  est  frappant  que  le  sceptique  Mérimée  ait  précisément  félicité  sur  ce 
point  l'autuur  de  l'Essai  après  la  lecture  de  son  premier  volume.  »  En  atten- 
dant, permettez-moi  de  vous  féliciter  du   courage   qu'en  ce   temps  d'hypocrisie 


CHAPITRE    PREMIER  17 

habile,  mais  évidente  échappatoire;  et  quiconque  cherche  à 
s'assurer  de  la  sorte  une  ligne  de  retraite  se  résigne  d'avance 
à  ne  pas  nous  persuader  en  vainqueur. 

Indiquons  en  passant  que.  sans  la  prendre  corps  à  corps 
comme  les  précédentes,  Gobineau,  guidé  par  un  pressentiment 
d'avenir,  écarte  encore  une  théorie  historique  d'origine  fran- 
çaise, mais  dont  l'élaboration  se  poursuivait  entre  les  mains  de 
Karl  Marx  au  moment  même  où  se  préparaient  les  pages  de 
VEssai  :  c'est  la  conception  économique  ou  matérialiste  de 
l'histoire,  qui  devait  fournir  une  si  brillante  carrière  durant  la 
seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle.  «  Quand,  dit-il,  une 
révolution  durable  se  produit  au  sein  des  sociétés,  c'est  que  les 
passions  des  triomphateurs  ont,  pour  rebondir,  un  sol  plus 
ferme  que  des  intérêts  persoiineh  :  sans  quoi,  elles  rasent  la 
terre  et  ne  montent  à  rien.  »  Et  l'argument  n'est  pas  beaucoup 
meilleur  que  la  plupart  de  ceux  dont  nous  venons  de  passer  la 
revue. 

Après  ce  carnage  de  forces  morales  ou  physiques,  le  terrain 
reste  à  la  race  qui  apparaît  sans  conteste  désormais  comme 
l'unique  agent  de  l'histoire.  Ce  ne  saurait  être  cependant  la 
race  immobile  et  figée  dans  une  résistance  invincible  aux 
influences  du  dehors.  Car  elle  ne  fournirait  point  en  ce  cas  le 
secret  des  vicissitudes  humaines.  Si  pourtant  nous  avons  rejeté, 
d'accord  avec  notre  guide,  la  plupart  des  influences  extérieures 
qui  sont  d'ordinaire  considérées  comme  façonnant  les  disposi- 
tions innées  des  hommes  et  des  peuples,  quel  sera  donc  le  res- 
sort de  cette  évolution  de  l'individu,  qui  commande  elle-même 
les  transformations  des  empires?  En  ce  point,  apparaît  l'idée 
personnelle  de  Gobineau  et  le  fondement  de  sa  construction 
historique.  Ce  ressort  sera  le  mélange  des  races.  Le  mélange? 
fixons  donc  dès  à  présent  notre  attention  sur  cet  axe  invariable 
autour  duquel  tourneront  désormais  nos  remarques,  nos 
acquiescements,  nos  rares  satisfactions  logiques,  et  plus  souvent 
nos  éionnements,  nos  objections,  nos  réfutations  nécessaires. 


vous  avez  eu  de  dire  que  ni    la   superstition,  ni  l'athéisme,  ni  l'iinmoralité,  ne 
tuent  les  sociétés.  (Revue  des  Deux  Mondes,  lue-,  cit.) 


18  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

Nous  apprenons  en  débutant  que  ce  mélange  est  nécessaire 
à  la    naissance    de    la    civilisation  chez   ses  ouvriers    futurs. 
Seules  en  effet  seront  susceptibles  de  progrès  les  tribus  qui 
possèdent  la  tendance  au  croisement,  tendance  pour  laquelle 
l'homme  éprouve  par  nature  une  "  répugnance  »  analogue  à 
celle  que  montrent  en  ce  sens  les  animaux,  mais  qu'il  lui  faut 
vaincre  s'il  veut  s'élever  dans  l'échelle  des  êtres.  Il  existe  donc, 
en  faveur  des  races  les  mieux  douées,  une  «  loi  d  attraction  'i  à 
laquelle    elles   obéissent;    et,    dans   ce    cas   seulement,   elles 
forment  un  peuple  délite,  un  peuple  souverain,  armé  connue 
tel  d'une  propension  marquée  à  se  mêler  à  un  autre  sang  (1)  "  . 
Voilà  qui  est  précis,  semble-t-il,  et  qui  permettrait  de  conclure 
à  l'utilité  du  mélange  à  la  fois  pour  les  deux  parties  intéressées. 
Eh  bien,  quiconque  s'arrêterait  à  l'impression  de  ces  pages  ini- 
tiales se  figurerait  un  Gobineau  totalement  différent  du  véri- 
table.  La  propension  aux  unions   mixtes  qu'il   marque  ici  du 
caractère  souverain  sera  pleurée  par  lui  comme  une  fatalité 
déplorable;  ce  croisement  qu'il  a  proclamé  salutaire,  il  con- 
sacrera le  reste  de  son  livre  et  de  sa  vie  à  le  maudire.  C'est  le 
poison  du  mélange  qui  a  dégradé,  qui  tuera  l'humanité  (2).  Et, 
par  une   préoccupation   familière    à  l'aristocrate   d'éducation 
qu'il  était,  le  mélange  de  la  part  des  nations  nobles  ne  sera  plus 
à  ses  veux  que  la  «  mésalliance  »  bientôt  punie  dans  les  enfants 
des  coupables. 

Peut-être  faudrait-il,  il  est  vrai,  en  présence  d'une  contra- 
diction qui  deviendra  bientôt  évidente,  l'expliquer  par  une 
propriété  singulière  du  mélange  qui  n'aurait  de  vertu  qu  à 
petite  dose;  véritable  remède  homéopathique,  dont  on  devrait 
user  par  quantités  infinitésimales,  en  évitant  avec  soin  tout 
abus  d'un  dangereux  stimulant;  et  les  races  nobles  ne  seraient 
condamnées   que    pour   n'avoir   pas   su   régler   ce    minutieux 

(1)T.  I,  p.  30. 

(2)  Kant  avait  érrit  déjà  :  «  H  est  permis  de  juger  avec  vraisemblance  que 
le  mélange  des  races,  qui  éteint  peu  à  peu  les  caractères,  n'est  pas  avantageux, 
quoi  qu'en  dise  une  prétendue  philanthropie.  «  (H.  S.  Chanilierlain,  Grund- 
lagen,  p.  261.)  Et  Disraeli,  dans  Coningsby,  par  la  voix  de  Sidonia  :  «  La  race 
est  tout  :  il  n'y  a  pas  d'autre  vérité,  et  toute  race  doit  périr,  qui  abandonne 
imprudemment  son  sang  à  des  mélanges.  » 


CHAPITRE    PREMIER  19 

dosage.  Outre  que  nous  trouverons  quelques  Indications  en  ce 
sens  au  cours  de  VEssai,  c'est  aussi  ce  que  paraît  enseigner  une 
médiocre  classification  du  premier  livre,  où  sont  précisées  les 
proportions  acceptables  du  mélange.  A  côté  du  type  ethnique 
primaire,  ou  race  pure  de  tout  alliage,  Gobineau  distingue  en 
cet  endroit  un  type  ethnique  secondaire,  qui,  méritant  seul  le 
nom  de  nation,  résulte  de  la  fusion  de  deux  peuples  purs,  rap- 
prochés le  plus  souvent  par  la  conquête;  et  c'est  à  peu  près 
l'idée  de  Boulainvilliers.  Une  telle  combinaison  se  montrerait 
capable  d'atteindre  à  l'état  d'équilibre  stable,  de  grandeur  incon- 
testée. Mais  il  n'en  est  plus  de  même  du  type  tertiaire,  créé 
par  l'immixtion  d'un  troisième  peuple,  car  un  temps  infini- 
ment long  est  alors  nécessaire  pour  réaliser  l'équilibre  du  pro- 
duit. Enfin,  dans  le  type  quaternaire,  issu  de  l  intrusion  d'une 
quatrième  peuplade,  la  confusion  devient  le  cachet  indélébile 
du  résultat. 

Or  l'humanité  paraît  bien  avoir  dépassé  ce  dernier  stade 
peu  après  le  début  des  âges  historiques  aux  yeux  de  Gol)ineau, 
si  l'on  en  juge  par  les  anathèmes  que  le  mélange  rencontre 
d'ordinaire  sous  sa  plume  au  cours  de  son  livre.  «  J'ai  indi- 
qué, (lira-t-il  plus  tard  (1),  la  double  loi  d'attraction  et  de 
répulsion  qui  préside  aux  mélanges  ethniques,  et  qui  est,  dans 
sa  première  partie,  tout  à  la  fois  1  indice  de  l'aptitude  à  la 
civilisation  chez  une  race  et  Valent  de  sa  décadence.  » 

Certes  c'est  un  début  assez  approprié  à  l'étude  de  la  pensée 
de  Gobineau,  que  la  rencontre  préalable  d'une  difficulté  de 
ce  genre.  Si,  comme  Renan  l'écrivait  vers  le  même  temps, 
dans  l'Aveiiir  de  la  science,  il  est  bon  de  s'enhardir  aux  con- 
tradictions, accompagnement  nécessaire  de  la  véritable  philo- 
sophie, l'auteur  de  VEssai  fut  incontestablement  philosophe. 
Néanmoins,  il  faut  avouer  que  cette  première  antinomie,  le 
mélange  tout  à  la  fois  ingrédient  de  civilisation  et  agent  de 
décadence,  se  résout  assez  facilement  par  la  proposition  con- 
ciliatrice que  voici  :  la  civilisation  est  une  décadence  dès 
qu'elle  dépasse  un  certain  degré  rudimentaire.  Et  c'est  bien 

(Ij  T.  II,  p.  381. 


20  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

là  le  sentiment  de  notre  homme.  Comme  les  utopistes  cham- 
pêtres du  dix-huitième  siècle,  comme  les  romantiques  indivi- 
dualistes du  dix-neuvième,  auxquels  il  tient  par  plus  d'un  lien, 
il  fait  volontiers  fî  des  conquêtes  matérielles  de  la  société  con- 
temporaine. Avec  certains  théoriciens  allemands,  il  distin- 
guera plus  tard  la  civilisation  de  la  culture,  réunissant  sous  ce 
dernier  vocable  ce  qui  lui  agrée  dans  les  acquisitions  morales 
de  l'humanité,  chargeant  l'autre  concept  de  toutes  les  dévia- 
tions, de  tous  les  inconvénients  de  la  vie  sociale.  En  effet, 
supposons  un  Instant  avec  lui  que  nul  mariage  n'ait  été  con- 
tracté entre  les  trois  grands  types  blanc,  jaune  et  noir;  il  n'y 
aurait  pas  eu  de  civilisation  sans  doute.  Mais  une  telle  hypothèse 
attriste-t-elle  notre  théoricien?  Bien  au  contraire.  En  ce  cas  (1), 
la  suprématie  serait  toujours  restée  aux  plus  belles  des  trilnis 
blanches  et  les  variétés  jaunes  et  noires  auraient  rampé  étetmel- 
lement  aux  pieds  des  moindres  nations  de  cette  race.  "C'est  un 
état  en  quelque  sorte  idéal,  puisque  l'histoire  ne  l'a  pas  vu.  » 
Le  comte  concède  encore,  il  est  vrai,  que  tout  n'eût  pas  été 
gain  dans  cette  situation  idéale  :  le  génie  artistique  n'aurait 
pas  surgi,  comme  nous  le  verrons;  les  races  inférieures  n'au- 
raient pas  été  améliorées,  ennoblies.  Par  malheur,  si  les  petits 
ont  été  élevés,  les  grands  du  même  coup  ont  été  abaissés, 
(i  mal  que  rien  ne  compense  ni  ne  répare.  "  Et  les  avantages 
du  mélange  demeurent  ainsi  des  bénéfices  illusoires,  transi- 
toires et  trop  chèrement  achetés  par  la  somme  de  ses  incon- 
vénients. Voilà  cette  fois  le  véritable  point  de  vue  de  V Essai  {^). 


(1)T.  l,p.  217. 

(2)  Pour  compléter  la  liste  des  oublis  nécessaires  au  lecteur  des  vues  préli- 
minaires de  l'Essai,  nous  sijjnalerons  la  classification  des  peuples  en  nations 
de  tendances  mâles  et  de  dispositions  femelles.  Les  Chinois,  les  Romains  pri- 
mitifs, les  Germain;;,  appartenant  à  la  première  caté^jorie;  les  Egyptiens,  les 
Assyriens,  les  Hindous,  se  rangeant  dans  la  seconde.  C'est  là  une  assimilation 
vague,  puérile  et  décevante  que  la  sociologie  contemporaine  a  le  tort  d'utiliser 
encore  quelquefois  et  dont  Gohineau  a  le  bon  goût  de  ne  plus  reparler,  car  il 
y  confondait  sous  une  étiquette  commune  des  races  qu'il  opposera  constam- 
ment, par  la  suite  à  tous  les  points  de  vue.  Tout  au  plus  peut-on  discerner 
dès  ce  moment  une  instinctive  opposition  entre  septentrionaux  et  méridio- 
naux, que  nous  montrerons  à  la  base  de  toutes  les  théories  de  l'Essai,  bien 
qu'elle  y  demeure  inconsciente  la  plupart  du  temps. 


CHAPITRE    PREMIER  21 

Oublions  donc  les  qualificatifs  d'  u  élite  "  et  de  »  souverai- 
neté »  d'abord  si  imprudemment  accordés  aux  tribus  portées 
vers  le  mélange.  Il  est  en  définitive  condamné  comme  un  mal 
certain  qui  offre  quelques  profits  secondaires,  mais  immédiats. 
L'on  dirait  de  la  sorte  que,  pour  engager  nos  ancêtres  dans 
une  voie  de  perdition,  le  génie  de  la  décadence  ait  voulu  tenter 
par  une  manière  de  prime  en  argent  comptant,  à  la  façon  des 
sergents  recruteurs  du  temps  jadis,  la  jeune  humanité  blanche, 
dépourvue  d'expérience,  de  clairvoyance  et  de  raison. 


CHAPITRE  II 

LES  TROIS  RAGES  FONDAMENTALES 

Après  ces  fastidieux  mais  indispensables  éclaircissements^ 
préliminaires,  nous  entrons  dans  le  prologue  immédiat  du 
drame  historique  retracé  par  VEssai,  en  abordant  la  classifica- 
tion des  races  humaines.  Non  sans  hésitation,  non  sans  scru- 
pules, il  faut  le  reconnaître,  Gobineau  fait  sienne  la  grande 
division  acceptée  de  son  temps  en  familles  noire,  jaune  et 
blanche.  En  effet,  malgré  son  dédain  pour  l'action  des  milieux, 
il  semble  pressentir  ici  cette  conviction  de  la  science  contem- 
poraine que  la  couleur  est  un  caractère  fort  secondaire,  que  le 
noir,  par  exemple,  n'est  qu'une  livrée  commune  étendue  par  le 
climat  des  tropiques  sous  l'épiderme  de  peuples  sans  doute 
fort  différents  dans  leur  extraction;  que  le  blanc  pourrait  bien 
être  un  semi-albinisme  produit  par  la  température  humide  et 
modérée  de  certaines  régions  géographiques.  Et  il  serait 
injuste  de  lui  reprocher  sa  classification  résignée,  car,  aujour- 
d'hui même,  l'anthropologie,  mieux  renseignée,  demeure  bien 
incapable  d'en  fournir  une  plus  profonde,  à  moins  de  se  perdre 
dans  des  énumérations  sans  fin.  Noirs,  jaunes  et  blancs,  accep- 
tons donc  cette  première  nomenclature,  et  passons  à  l'examen 
d'une  question  fort  agitée  en  ce  temps.  Pour  obéir  aux  préoc- 
cupations de  cette  époque  antédarwinienne,  le  comte  se 
demande  si  ce  sont  là  des  races  ou  des  espèces,  s'il  faut,  en 
d'autres  termes,  leur  reconnaître  ou  non  une  origine  com- 
mune. C'était  l'heure  où  l'Amérique  esclavagiste,  menacée 
dans  ses  intérêts  économiques  par  les  progrès  des  idées  éga- 
litaires,  applaudissait  son  hôte  européen,  Agassiz,  affirmant 
au  nom  de  la  science  naturelle  que  les  blancs  ne  sont  pas  les 


CHAPITRE    II  23 

cousins  des  noirs.  Gobineau  serait  volontiers  de  cet  avis  :  à  ses 
yeux  le  Livre  saint,  en  donnant  Noé  pour  père  à  l'humanité 
nouvelle,  peut  bien  n'avoir  «  pas  compté  comme  faisant  partie 
de  l'espèce  les  créatures  étrangères  à  la  race  blanche  " ,  sortes 
de  brutes  humâmes  qui  auraient  survécu  de  leur  côté  dans 
quelques  tanières  épargnées  par  les  eaux  du  déluge.  Néan- 
moins, malgré  sa  répugnance  visible,  il  se  croit  obligé  de  se 
montrer  unitaire  sur  la  question  des  origines  humaines  et  de  se 
soumettre  en  cela  à  l'autorité  de  la  Bible;  mais,  une  fois 
son  parti  pris  à  ce  sujet,  il  s'empresse  du  moins  de  distinguer 
les  trois  races  par  des  traits  psychologiques  nettement  tran- 
chés. 

La  variété  mélanienne,  qui  est  la  plus  humble  et  gît  au  bas 
de  l'échelle,  ne  sortira  jamais  du  cercle  intellectuel  le  plus 
restreint;  si  ses  facultés  pensantes  sont  médiocres  ou  même 
nulles,  elle  possède  toutefois  dans  le  désir  et  par  suite  dans  la 
volonté  une  intensité  souvent  terrible,  qui  serait  une  force  si 
la  violence  n'en  était  balancée  par  une  instabilité  étonnante  : 
«On  dirait  que  l'emportement  même  avec  lequel  le  noir  pour- 
suit l'objet  qui  a  mis  sa  sensitivité  en  vibration  et  enflammé 
sa  convoitise  est  un  gage  du  prompt  apaisement  de  l'une  et 
du  rapide  oubli  de  l'autre.  »  Ainsi,  appétit  aveugle,  emporte- 
ment des  sens,  instabilité  du  désir,  voilà  ce  qvi'il  importe  de 
retenir  du  caractère  nègre.  Et  nous  le  résumerions  volontiers 
par  ce  seul  mot  :  passion. 

La  race  jaune  présente  comme  l'antithèse  de  ce  premier 
type  :  des  désirs  faibles,  une  volonté  plutôt  obstinée 
qu'extrême,  un  goût  perpétuel  mais  tranquille  des  jouissances 
matérielles;  en  toutes  choses,  tendance  à  la  médiocrité, 
amour  de  l'utile,  respect  de  la  règle.  Gens  pratiques  au  pre- 
mier chef,  les  jaunes  ne  révent  pas,  n'estiment  guère  les 
théories,  inventent  peu  :  ils  forment  une  populace  sans  origi- 
nalité, et  comme  une  petite  bourgeoisie  mesquine,  que  tout 
civilisateur  désirerait  pourtant  choisir  afin  d'y  asseoir  sa 
société,  en  considération  de  ses  qualités  d'obéissance  et  de 
régularité.  Dans  ce  jugement  dédaigneux,  Gobineau  n'est  que 
l'interprète  fidèle  des  idées  de  son  temps  :  à  1  engouement  du 


24  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

dix-huitième  siècle  et  de  l'Encyclopédie  pour  le  Céleste- 
Empire,  contemplé  d'abord  dans  les  peintures  flatteuses  des 
missionnaires  jésuites,  avait  succédé,  durant  la  première 
moitié  du  dix-neuvième  siècle,  une  altitude  plus  critique. 
Hepel  analvsa  longuement  dans  sa  Philosophie  de  l'histoire 
cette  civilisation  jaune  qu'il  juge  vieillotte  et  figée,  tandis  qu'en 
France  il  était  de  mode,  sous  la  monarchie  de  Juillet,  de 
comparer  à  l'état  de  la  Chine  l'organisation  bureaucratique 
rêvée  par  les  socialistes  à  demi  bourgeois  de  ce  temps.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  mot  «  utilitaire  » ,  qui  n'est  ici  qu'une  exagéra- 
tion de  «  raisonnable  ') ,  résume  congrûment  l'impression  de 
Gobineau  sur  le  deuxième  acteur  de  son  drame  ethnique, 
la  race  jaune,  de  même  que  "  passionné  "  traduisait  son 
impression  sur  le  premier  comparse  de  l'histoire,  l'homme 
noir. 

Mais  voici  venir  le  héros  de  la  tragédie,   l'homme    blanc. 
Nous  aurons  plus  d'une  fois  à  faire  observer  que  la  caractéris- 
tique de  ce  dernier  est  sensiblement  moins  précise,  son  por- 
trait infiniment  plus  nuageux  que  les  précédents,  malgré  de 
patientes  et  incessantes  retouches.  Le  peintre  se  montre  à  ce 
point  rempli  d'admiration  devant  son  modèle  qu  à  l'exemple 
de   certains    artistes  contemporains   il   semble   l'apercevoir  à 
travers    une    gloire    éblouissante,   une    vapeur   dorée    qui   en 
déforme  capricieusement  les  contours.  Considérons  le  premier 
croquis  qui  nous  en  est  offert;  nous  le  donnons  à  titre  d'indi- 
cation, quitte  à  le  compléter  plus  tard  par  les  enseignements 
du  reste  de  l'ouvrage  :  de  l'énergie  réfléchie  ou,  pour  mieux 
dire,  une  intelligence  énergique;  le  sens  de  l'utile,  mais  dans 
une  signification  de  ce  mot  beaucoup  plus  large,  plus  élevée, 
plus  courageuse,  plus  idéale  que  chez  les  nations  jaunes;  une 
persévérance  capable  d'écarter  à  la  longue  tous  les  obstacles, 
un  instinct  extraordinaire  de  l'ordre,  en  même  temps  qu'un 
goût  prononcé   de  la  liberté  extrême  ;  une  hostilité  déclarée 
contre  cette  organisation  formaliste  où  s'endorment  volontiers 
les  Chinois,  aussi  bien  que  contre  le  despotisme  hautain  dont 
les  peuples  noirs  s'accommodent  volontiers;  enfin  un  premier 
mobile  d'action  qui  n'appartient  qu'à  eux  seuls  :  l'honneur.  A 


CHAPITRE    II  25 

ces   supériorités   éclatantes,    Gobineau    se    croit   obligé,   sans 
{grande    conviction,    d'associer   une    infériorité    unique    :    les 
blancs   se   montreraient  dans    l;i  lutte    pour    la  vie  beaucoup 
moins  doués  que  les  jaunes  et  les  noirs  sous  le  rapport  sensuel, 
mais  ils  n'en  seraient  que  »  moins  sollicités  et  moins  absorbés 
par   l'action    corporelle    » .    Est-ce   dont  bien    une    ombre  au 
tableau  ?  Elle  est  en  tout  cas  pénétrée  de  rose  plutôt  que  de 
noir,   comme   les  préfère   la  coquetterie  peu  clairvovante  de 
certains  modèles  féminins.  iSous  reviendrons  sur  celte  physio- 
nomie, qu'on  se  trouverait  embarrassé  cette  fois  de  résumer 
par  un  mot,  malgré  l'abondance  des  superlatifs  qui  l'illustrent. 
S'il  fallait  pourtant  le  faire,  ce  serait,  croyons-nous,  non  celui 
d'apogée  ou  de  «  grandeur  u ,  comme  paraît  le  désirer  l'auteur, 
mais  bien  plutôt  celui  de  juste  milieu,  si  exécré  des  romanti- 
ques de  sa  sorte,  ou  même  celui  d'opportunisme,  non  moins 
honni  en  son  temps,  qui  semblerait  le  plus  convenable.  Juste 
milieu  entre  les  deux  extrêmes  noirs  etjaunes  :  passionné  sans 
excès  pour  des  choses  dignes  d'amour,  utilitaire  sans  bassesse 
et  sans  sacrifice  de  la  liberté  individuelle  au  bien-être  social, 
tel  apparaît  le  blanc  sous  la  plume  de  Gobineau.  Et  les  parti- 
sans d'une  égalité  possible  entre  les  races  humaines  pourraient 
à  bon  droit  lui  faire  observer  qu'il  les  peindra  bientôt  toutes 
trois  fort  analogues  dans  son  exposition  historique,  en  signa- 
lant seulement  chez  deux  d'entre  elles  des  outrances  qui  ont 
retardé  leur  évolution  progressive,  en  réservant  à   celle  qui 
s'est  montrée  la  mieux  douée  dans  le  passé  le  monopole  de 
l'équilibre  heureux  entre  les  diverses  impulsions  qui  sollici- 
tent l'àme  humaine.  Opinion  qui  est  sans  doute  assez  près  de 
la  vérité. 

Toutefois,  une  pareille  précision  de  vues  est  loin  d'appar- 
tenir à  notre  psychologue,  et  ce  serait  fausser  sa  pensée  fon- 
damentale que  d'en  annoncer  sous  cette  forme  le  dévelop- 
pement dans  ÏEssai.  Il  demeure  entendu  que  la  race  blanche 
garde  au  contraire  le  privilège  d'une  suprématie  évidente  et 
d'une  mission  divine.  Et  ne  nous  étonnons  pas  trop  de  nous 
heurter  d'abord  à  quelques  difficultés  en  ces  subtiles  matières  : 
les   nombreux  exemples  empruntés  par  l'auteur  de  VEssai  à 


26  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

l'histoire  universelle  éclaireront  seuls  la  réalité  de  sa  pensée^ 
à  mesure  qu'ils  se  presseront  dans  les  chapitres  narratifs  de  son 
œuvre.  Voilà  cependant  les  trois  grandes  familles  humaines, 
en  possession  de  leur  caractère  propre,  prêtes  à  entrer  en  con- 
currence sur  la  surface  du  globe  à  l'aurore  des  âges  histori- 
ques. Observons  encore  que,  pour  brasser  à  son  aise  ses 
mélanges  fondamentaux  et  trouver  des  raisons  claires  aux 
événements  les  plus  mystérieux,  Gobineau  a  soin  d'étendre 
préalablement  sur  le  monde  entier,  ici  une  couche  noire,  là 
un  enduit  jaune,  presque  partout  même,  et  c'est  évidemment 
la  préparation  la  plus  favorable,  une  superposition  de  ces  deux 
teintes;  ceci  fait,  la  race  blanche,  venue  d'ordinaire  en  con- 
quérante, n'aura  plus  qu'à  modifier  différemment  ces  assises 
ethniques,  suivant  les  circonstances  et  les  lieux.  C'est  ainsi 
qu'on  nous  invite  à  admettre  dès  l'origine  du  monde  une 
immense  diffusion  de  la  famille  noire  vers  le  sud  :  toute 
l'Afrique,  toute  l'Asie  méridionale,  sont  d'abord  couvertes  de 
nations  mélaniennes.  Pour  les  jaunes,  qui,  par  une  hypothèse 
gratuite  et  justement  combattue  dès  son  apparition,  viendraient 
d'Amérique  à  travers  le  détroit  de  Behring,  ils  auraient  ren- 
contré, dans  leurs  migrations  asiatiques,  les  nations  blanches,^ 
cantonnées  sur  les  hauts  plateaux  du  centre  de  cette  dernière 
partie  du  monde;  et  alors,  ruisselant  sur  les  flancs  d'un  obstacle 
pour  eux  insurmontable,  ils  inondèrent  d'une  part  la  Chine,  de 
l'autre  l'Europe  tout  entière,  où  nous  les  retrouverons  ulté- 
rieurement. 

Au  contraire,  les  futurs  organisateurs  de  tout  empire 
durable,  les  blancs,  sont  à  cette  heure  établis  dans  une  région 
fort  limitée,  celle  de  l'Indou-Koush,  et  c'est  dès  lors  un  mer- 
veilleux spectacle  qu'ils  offrent  au  regard  du  croyant  aryaniste. 
Affirmant  en  effet  une  conviction  que  l'on  retrouve,  sans 
l'excuse  de  sa  date  ancienne,  chez  quelques-uns  de  ses  disci- 
ples, Gobineau  proclame  que  ces  peuples  élus  «  n'ont  jamais 
connu  la  barbarie  "  .  Dès  leurs  premiers  pas  dans  le  monde, 
ils  se  montrent  relativement  cultivés  et  en  possession  des 
principaux  éléments  d  un  état  social  supérieur  :  ils  vivent 
dans  de  grands  villages  ornés  de  pyramides,  d'obélisques,  de 


CHAPITRE    II  27 

tumulus  de  terre  ou  de  pierre;  ils  savent  tisser  les  étoffes, 
paître  leurs  troupeaux  et  combattre  sur  des  chars  de  guerre. 
Sauf  ce  dernier  trait,  nous  avouons  n'apercevoir  pas  là  une 
civilisation  matérielle  bien  supérieure  à  celles  que  les  explora- 
teurs rencontrent  actuellement  vers  le  centre  de  l'Afrique. 
Mais  les  destinées  grandioses  de  ces  peuples  transfigurent  leur 
passé  aux  yeux  de  leur  admirateur.  «  Cette  race  se  montre  à 
nous  placée  vis-à-vis  des  autres  familles  humaines  sur  un  tel 
degré  de  supériorité  qu'il  nous  faut  dès  à  présent  établir  en 
principe  que  toute  comparaison  est  impossible,  par  cela  seul 
que  nous  ne  trouvons  pas  trace  de  barbarie  dans  son  enfance 
même  (1).  »  Inutile  d'insister  aujourd  hui  sur  la  puérilité  d  une 
semblable  illusion  :  la  supériorité  de  la  race  ])lanche  consiste 
seulement  dans  son  aptitude  à  un  développement  plus  rapide 
et  plus  complet  peut-être  que  celui  des  deux  autres,  non  pas 
dans  le  privilège  d'un  point  de  départ  différent  et  d'une  civili- 
sation tombée  du  ciel. 


(1)  T.  I,  p.  234.  Voir  aussi  t.  I,  p.  514  et  suivantes. 

Gobineau  croit  trouver  un  argument  en  faveur  de  ces  vues  utopiques  dans 
une  interprétation  très  hasardeuse  et  entièrement  vieillie  des  monuments  dits 
tchoudes.  Ces  sortes  de  tumuli,  découverts  en  grand  nombre  par  les  Russes 
sur  les  plateaux  de  l'Asie  centrale,  et  dont  le  contenu  avait  été  réuni  dans  un 
musée  de  Pétersbourg,  lui  apparaissent  comme  l'œuvre  des  blancs  primitifs. 
Leur  origine  est  révélée  à  son  regard  perspicace  par  la  représentation  fréquente 
du  sjihinx,  qu'on  rencontre  aussi  en  Egypte,  en  Assyrie,  en  Grèce  sur  les 
croupes  du  Cilhéron,  et  qui  serait  comme  le  sceau  de  la  race  ariane.  En  effet, 
grâce  à  cette  npparilion  si  concordante  au  début  des  civilisations  blanches,  «  il 
devient  possible  de  poser  la  main  sur  l'épaule  de  cette  créature  taciturne  et 
de  lui  dire,  sinon  qui  elle  est,  du  moins  le  nom  ,de  son  maître.  »  Mais  nous  nous 
permettrons  de  faire  observer  à  notre  historien  que,  s'il  apercevait  chez  les 
jaunes  ou  chez  les  noirs  ce  buste  humain  encore  à  demi  engagé  dans  la  croupe 
d'une  bète,  il  n'aurait  pas  assez  de  dégoût  pour  ce  hideux  symbole,  propre  tout 
au  plus  à  figurer  la  lente  élévation  des  races  inférieures  vers  une  humanité  plus 
haute.  Tels  sont  les  effets  d'une  prévention  et  d'une  partialité  que  notre  analyse 
commence  sans  doute  de  mettre  suffisamment  en  évidence. 


CHAPITRE  III 

PREMIÈRES    MIGRATIONS     BLANCHES    AU     SEIN     DE    LA    RACE    NÈGRE. 
ORIGINE    DE    l'art    ET    DE    LA    DÉMOCRATIE    > 

Parmi  ces  hommes  blancs  des  hauts  plateaux  de  l'Asie  cen- 
trale, notre  auteur  distingue  trois  familles  principales,  aux- 
quelles il  conserve  leurs  noms  bibliques  de  chamatique,  sémi- 
tique et  japhctide  :  c'est  une  sous-famille  des  japhctides  qui 
portera  le  nom  sacre  d'Arians  (1). 

Pour  les  enfants  de  Cham,  on  peut  s'étonner  de  les  voir 
pourvus  d'un  teint  clair,  à  l'égal  de  leurs  cousins  germains,  car 
la  Bible  nous  a  inculqué  une  conception  différente  de  leur 
couleur.  Mais  nous  allons  apprendre  que,  blancs  d'origine,  ils 
devinrent  si  vite  nègres  qu'ils  justifièrent  la  dénomination 
symbolique  appliquée  plus  lard  par  l'Écriture  à  la  race  noire 
tout  entière.  Les  Ghamites  furent  en  effet  les  premiers  des 
blancs  qui  descendirent  de  l'Indou-Koush  vers  la  Mésopotamie, 
chassés  soit  par  quelque  querelle  intestine,  soit  même  par  la 
poussée  des  masses  jaunes  qu'on  nous  a  montrées  pressant  les 
flancs  des  colonies  blanches  du  côté  du  nord  sans  pouvoir  les 
entamer.  Le  premier  acte  du  drame  des  mélanges  va  donc  se 
jouer  dans  la  région  assyrienne,  où  les  blancs  voyageurs  ren- 
contrèrent dès  leur  entrée  en  campagne  les  rangs  épais  de  la 
race  noire  :  ils  la  réduisirent  en  esclavage  et  fondèrent  par  là 

(1)  Dans  une  note  placée  au  début  de  son  Histoire  des  Perses  (p.  3),  Gobi- 
neau déclare  maintenir  cette  forme  et  cette  oi  tbograplie,  qui  lui  sont  particu- 
lières, mais  qu'il  préfère  aux  termes  d'Ariens  ou  d'Aryens,  bien  plus  fréquem- 
ment usités  autour  de  lui.  Le  son  de  ces  derniers  mots  lui  parait  »  désagréable»  ; 
et  la  confusion  avec  les  sectateurs  de  l'hérésiarque  Arius  est  mieux  évitée  par 
sa  version,  d'ailleurs  la  seule  d'accord  à  ses  yeux  avec  l'étymologie  exacte. 
Nous  écrirons  désormais  avec  lui  Arians  tant  que  nous  traiterons  de  sa  doctrine. 


CHAPITr.K    m  29 

une  (le  ces  civilisations  profjressives  dont  la  présence  du 
san^j  blanc  et  la  juxtaposition  de  deux  races,  Tune  conqué- 
rante, l'autre  conquise,  forment,  on  le  sait,  la  condition  indis- 
pensable. Ce  fut  l'empire  cbamite,  et  la  Bible  en  résume  les 
dynasties  mal  connues  par  le  nom  de  Nemrod.  Empire  hypo- 
thétique qui  a  été  fort  contesté  à  (jobineau  et  n'a  pas  acquis 
un  droit  de  cité  bien  assuré  dans  l'histoire  positive  (1).  Mais, 
au  cours  de  la  lecture  de  VEssai,  il  convient  de  s'abandonner 
quelque  peu,  de  renoncer  aux  oi)jections  trop  multipliées,  si 
l'on  ne  veut  fermer  le  volume  aussitôt  après  l'avoir  ouvert. 
Acceptons  donc  l'existence  des  Chamites  et  suivons  le  cours 
de  leurs  destinées. 

Avec  quelle  rapidité  ces  blancs  conquérants  se  confondirent 
et  s'absorbèrent  en  quelque  sorte  dans  la  masse  mélanienne 
qu'ils  avaient  subjuguée,  la  méprise  biblique  en  est  un  suf- 
fisant témoignage.  Le  Livre  saint  n'impose-t-il  pas  à  la  race 
nègre  le  nom  de  Cham,  oubliant  ainsi  l'origine  évidemment 
blanche  du  fds  de  Noé?  Ce  fut  donc  un  naufrage  ethnique  sans 
précédent;  mais  ces  résultats  établissent  en  revanche  les 
admirables  dons  de  la  race  élue,  car  on  vit  une  puissante  et 
magnifique  civilisation  surgir  inopinément  sur  un  sol  aupara- 
vant stérile;  ce  premier  empire  assyrien,  despotique  comme 
il  convenait  à  une  domination  étal)Iie  sur  des  nègres,  fut  relevé 
par  un  art  admirable,  par  une  immense  activité  d'esprit;  nous 
reviendrons  à  loisir  sur  l'origine  nègre  de  l'art,  thèse  chère  à 
Gobuieau,  au  moins  dans  \  Essaie  et  qui  se  trouve  mentionnée 
d'abord  à  l'occasion  du  mélange  chamilo-noir.  Indiquons  seu- 
lement que,  séduit  par  les  vagues  données  historiques  qui  lais- 
sent dans  une  pénombre  favorable  à  ses  charmes  ambigus  la 
silhouette  de  la  civilisation  chamite,  et  d'ailleurs  encore  assez 
rapproché  de  son  introduction  pour  n'en  avoir  pas  totalement 
oublié  les  leçons,   Gobineau   exalte  pour  la  dernière   fois  les 

(i)  Ces  Cliamitcs  hypothétiques  jouent  pour  Gobineau  le  rôle  que  la  science 
contemporaine  réserve  auv  Suiiiéro-Accadiens,  sans  en  .savoir  beaucoup  plus 
que  lui  sur  la  provenance  ethnique  de  ces  peuples  priniitifs,  qu'on  fait  tantôt 
jaunes,  tantôt  mulâtres,  à  son  e.vemple. 


30  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

résultats  incomparables  du  mélange.  Le  monde,  dit-il.  n'a 
jamais  revu  rien  de  semblable  à  la  fusion  de  ces  deux  peuples 
purs.  Mais  il  nous  faut  supposer  que  presque  aussitôt  le  métis- 
sage dépassa  la  limite  utile  et  permise,  car  il  ne  retrouvera 
plus  que  bien  rarement  une  indulgence  relative  dans  VEssai;  on 
la  verra  toujours  accompagnée  désormais  de  réserves  cha- 
grines. 

Après  les  Chamites  blancs,  les  Sémites  s'ébranlèrent  à  leur 
tour,  descendirent  vers  les  mêmes  régions  et  s'infiltrèrent  len- 
tement, par  petits  groupes,  dans  les  rangs  de  leurs  cousins,  dès 
lors  presque  entièrement  noircis.  Ceux-ci,  gardant  quelque 
mémoire  de  leur  origine  noble,  accueillirent  volontiers  dans 
leur  sein  ces  parents  flatteurs  à  leur  vanité.  Abraham  est  le 
type  des  Sémites  pasteurs  de  troupeaux  qui,  s'avançant  isolé- 
ment vers  le  sud  avec  leur  famille  et  leurs  serviteurs,  vinrent 
régénérer  pour  un  temps  l'Assyrie,  devenue  trop  mélanienne, 
et  créer  les  civilisations  de  ]Sinive,  de  Tyr,  plus  tard  de  Car- 
thage.  Il  est  assez  important  de  noter  dès  à  présent  la  physio- 
nomie exacte  de  cet  agent  ethnique  que  Gobineau,  après  l'avoir 
un  instant  exalté,  flétrira  désormais  du  nom  de  sémitique, 
j  L'objet  de  ses  futurs  anathèmes  n'est  nullement  le  Sémite 
blanc  primitif,  on  somme  bien  proche  parent  de  l'Arian,  ce 
Jjéros  de  VEssai.  Ne  lentendrons-nous  pas  dire  à  propos  des 
Mèdes  qu'il  faut  «  éviter  de  tirer  une  ligne  de  démarcation 
rigoureuse  "  entre  les  peuples  blancs  de  différente  extraction, 
que  ces  Mèdes  sont,  «  comme  on  voudra,  les  derniers  des 
Sémites  ou  les  premiers  des  Arians  "  apparus  sur  l'horizon  de 
l'histoire  (l).  Et  l'action  des  Sémites,  à  l'origine,  lui  inspire 
en  effet  la  plus  grande  sympathie  (2] .  «  Ils  usèrent  de  l'admirable 
instinct  qui  n  a  jamais  abandonné  la  race  blanche,  et,  donnant 
un  exemple  que  })lus  tard  les  Germains  n'ont  pas  manqué  de 
suivre,  ils  s  imposèrent  l'obligation  d'étayer  la  société  chamite 
vieillie  et  mourante  à  laquelle  ils  venaient  associer  la  jeunesse 
de  leur  sang...  Même  les  collecteurs  grecs  d'antiquité   asia- 


(1)  T.  I,  p.  290. 

(2)  T.  I,  p.  252. 


CHAPITRE    III  31 

tiques  leur  ont  fait  Thonneur  de  la  fondation  de  renipire  d'As- 
syrie, dont  ils  n'étaient  (jue  les  restaurateurs.  Krreur  bien 
honorable  pour  eux,  et  qui  donne  tout  à  la  fois  la  mesure  de 
leur  goût  pour  la  civilisation  et  de  la  vaste  étendue  de  leurs 
travaux.  »  Par  malheur,  les  Sémites  blancs  se  fondirent  rapi- 
dement à  leur  tour  dans  la  masse  noire,  qu'ils  ne  régénérèrent 
qu'un  instant,  et  dès  lors,  pour(ToV)ineau,  la  famdle  sémitique 
ne  sera  plus  autre  chose  que  la  race  nègre  couverte  de  deux 
alluvions  blanches  successives.  C'est  le  premier  des  trois 
mélanges  simples  qui  soient  possibles  entre  les  tvpes  blancs, 
jaunes  et  noirs  :  le  sémitisme,  c'est  le  mélange  blanc-noir  (1). 
Nousverronsquele  blanc-jaune  s'appelle  de  préférence  celtique  ! 
et  le  noir-jaune  malais. 

Pour  confirmer  cette  vue  insuffisamment  établie  par  l'his- 
toire, Gobineau  offre  un  habile  ou  plutôt  spécieux  chapitre 
linguistique,  où,  rapprochant  les  idiomes  nègres  de  ceux  que 
parlèrent  les  Sémites,  il  prétend  démontrer  que  les  seconds 
ont  emprunté  aux  premiers  leurs  formes  les  |)lus  caractéris- 
tiques, en  particulier  celles  de  la  conjugaison  verbale  ;  et  de 
ces  audacieux  rapprochements  philologiques  il  donne  sans 
hésiter  cette  précise  interprétation  ethnographique  :  la  gram- 
maire sémitique  trahit  "  une  origine  blanche  absorbée  au  sein 
d'une  proportion  infiniment  forte  d'éléments  mélaniens  (2)  " . 
Par  cette  absorption,  qui  lui  semble  dès  lors  suffisamment  évi-  . 
dente,  les  fils  de  Cham  et  Sem  cessent  pour  jamais  d'être  au 
premier  rang  des  nations,  dont  ils  formeront  désormais  le  fond 
corrupteur,  et,  par  les  privilèges  de  leur  situation  méditerra- 
néenne prépondérante,  ces  demi-noirs  contamineront  succes- 
sivement de  leur  alliance  les  Grecs  et  les  Piomains,  détermi- 
nant ainsi  le  sens  de  l'évolution  des  deux  grands  peuples 
classiques. 

(1^  Cette  singulière  conception  de  Golnneau,  ([ui  n'a  guère  rencontré  que 
raillerie  lors  de  son  apparition,  semble  avoir  depuis  reçu  droit  de  cité  dans  la 
science,  et  Ranke  Vulkerkunde,  t.  II,  p.  399)  la  résume  ainsi  :  «  Les  Sémites 
appartiennent  aux  tvpes  mulâtres  et  intermédiaires  entre  l)lancs  et  noirs.  »  Voir 
H.  S.  Chamberlain,   Grundlagen,  p.  355. 

(2^  Voir  l'étude  philosophico-mvstique  de  Gobineau  sur  la  vie  «sporadique» 
du  langage,  expression  de  la  race,  et  dont  nous  traiterons  en  son  lieu  (1868). 


32  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

Arrétons-nous  ici  un  moment  pour  étudier  avec  Gobineau 
un  double  aspect  très  caracté.istique  de  cette  première  civili- 
sation chamo-sémitique  :  sa  politique  et  son  art.  Elle  donne 
en  effet,  grâce  à  la  persistance  des  lois  ethniques,  le  prototype 
des  destinées  réservées  à  tous  les  peuples  blancs-noirs  qui 
ont  joué  dans  l'Europe  méridionale,  et  par  là  dans  le  monde 
entier,  un  rôle  considérable. 

Recherchons  d'abord  les  origines  de  la  conception  sémitique 
du  gouvernement  des  nations.  Gobineau  admet  que  les  Cha- 
mites  ])lancs,  lors  de  leur  apparition  au  milieu  des  nègres, 
avaient  été  considérés  comme  des  dieu.\  par  ces  races  infé- 
rieures, faites,  nous  1  avons  vu,  pour  »  ramper  éternellement  à 
leurs  pieds  "  si  ces  dominateurs  ne  s'étaient  dégradés  par 
leur  propre  imprudence.  Les  nouveau.v  venus  n'avaient  nulle- 
ment protesté  contre  cette  flatteuse  et  utile  confusion  :  c'est 
une  aventure  qui  arriva  depuis  au.x;  Espagnols  conquérants  de 
l'Amérique  (1),  et  dont  les  explorateurs  actuels  de  l'Afrique 
bénéficient  encore  quelquefois.  Ici,  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  de  protester  contre  la  fondamentale  et  volontaire 
illusion  d'un  arvaniste  aveuglé  par  son  admiration  pour  la  race 
blanche.  Tout  au  contraire,  les  documents  primitifs  de  l'Inde, 
et  Gobineau  on  convient  dans  V Essai  (:2),  ou  encore  ceux  de 
l'Iran,  et  il  le  reconnaîtra  dans  VHisloire  des  Perses,  indiqvient 
que  les  blancs  rencontrèrent  chez  les  nègres  vine  résistance 
acharnée,  qu  ils  les  craignirent  au  plus  hautdegré,  qu'ils  se  les 
figurèrent  comme  des  géants  herculéens,  féroces,  redoutables, 
mangeurs  de  chair  humaine  (3)  ;  qu'en  un  mot  ils  furent  loin  de 
voir  en  ces  rudes  adversaires  de  timides  et  superstitieuses  créa- 
tures, agenouillées  devant  l'apparition  grandiose  de  l'homme 
pâle. 

Admettons  pourtant  de  bonne  grâce  que  tel  est  le  point  de 
départ  du  gouvernement  chamitique,  car  sur  ce  théorème  mal 


(1)  C'est,  d'ailleurs,  la  vieille  formule  an{;lo-s<ixonne  de  l'inégalité  des  races 
que  cette  remarque  de  lord  Verulam,  dans  son  Novmn  organum  :  «  Homo 
homini  deus.  « 

(2)  T.  I,  p.  237. 

(3)  Voir  notre  citation  du  Mahâbâiatha  dans  l'introduction. 


CHAPITRi:   m  33 

démontré  d'injrénieuses  déductions  vont  fleurir  en  séduisants 
corollaires.   La  constitution   de   cet  empire    se  réduisit  donc' 
d'abord  à  une  théocratie,  parce  que  le  blanc  fut  dieu.  Toute- 
fois la  «  loi  d'attraction  .. ,  au  double  visage  triste  et  souriant,! 
fit  bientôt  son  œuvre,  et  le  nègre  se  prit  à  découvrir  quelques 
traces  d'humanité  dans  le  maître  «  que  sa  fille  ou  sa  sœur  avait 
mis  au  monde  » .  Les  métis,  héritiers  du  pouvoir,  ne  pouvant 
plus  prétendre  aux  honneurs  divins,  se  firent  prêtres  du  passé 
de  la  race   pure  :   et   le   despotisme,   pour   avoir  changé    de 
forme,  n'en  fut  pas  moins  aveuglément  vénéré  par  des  popu- 
lations qui  ne  sauraient  s'en  passer.  Quand  les  Sémites  appa- 
rurent à  leur  tour  parmi  ces  métis  de  teint  foncé,  ils  ne  purent 
devenir   des    dieux,   parce   qu'ils  trouvaient   déjà    chez   leurs 
sujets  des  souvenirs  ou,  surtout,  du  sang  blanc,  et  que,   «  pré- 
pondérants, ils  ne  l'étaient  pas  assez  pour  agir  sur  les  imagina- 
tions au  degré  nécessaire  à  l'apothéose.  »  Bien  plus,  les  Cha- 
mites  noirs  leur  refusaient  même  l'entrée  du  sacerdoce,  réservé 
depuis  tant  de  siècles  à  certaines  familles  privilégiées.  Alors 
les  Sémites  humibèrent  la  théocratie,  et,  plus  haut  qu'elle,  ils 
placèrent  le  pouvoir  du  sabre.  De  sacerdotale,   monarchique 
et  absolue,  la  constitution  devint  aristocratique,  républicaine, 
mais    non    moins    absolue,    comme    il    convenait    aux    sujets 
nègres.  Encore  ces  réformateurs  prudents  firent-ils  place  aux 
prêtres  dans  leurs  cadres  gouvernementaux,  bien  qu'au  second 
rang,  et  conservèrent-ils  la  royauté  en  la  réduisant  à  un   rôle 
de  parade.  Telle  est  l'organisation  tyrienne.   «  Pour  les  chefs 
des  grandes  maisons  collectivement,  l'autorité  n'avait  pas  de 
bornes.  Du  moment  qu'un  accord  conclu  entre  eux  avait  pris 
le  caractère  impératif  qui  constitue  la  loi,  tout  devait   plier 
devant  cette  loi,  dont  les  législateurs  eux-mêmes  étalent  les  pre- 
mières victimes.  »    En  aucun  cas  cette  abstraction,  la  loi,  ne 
ménageait   les    situations    personnelles;   et   c'est   ici    le   grief 
capital,  maintes  fois  repris  par  Gobineau  contre  l'aristocratie 
phénicienne  et  ses  futurs  imitateurs  :  c'est  ce  qu'il  voit  de  plus 
antiarian  dans  les  constitutions  sémitisées  du  bassin  méditer- 
ranéen.  Devant  la  loi,   autant  d'hommes,   autant  d'esclaves. 
(1  J'insiste,  dit-il,  sur  cette  sévère  conception  chamo-sémitique, 

3 


3i  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

car,  après  avoir  pénétré  dans  les  constitutions  de  toute  l'anti- 
quité, elle  ne  recule  provisoirement  aujourd'hui  que  devant  les 
notions  plus  équitables  et  plus  saines  de  la  race  germanique.  " 
Comme  dans  le  langage,  il  lui  parait  facile  de  reconnaître  der- 
rière CCS  règles  politiques  une  double  inspiration  :  en  ce 
qu'elles  offrent  de  brutal  et  d'odieux,  leur  source  est  dans  la 
nature  noire,  «  amie  de  l'absolu,  facile  à  l'esclavage,  s'attrou- 
pant  volontiers  sur  une  idée  abstraite,  à  qui  elle  ne  demande 
pas  de  se  laisser  comprendre,  mais  de  se  faire  craindre  et 
obéir.  ))  Au  contraire,  «  dans  les  cléments  d'une  nature  plus 
élevée  qu'on  ne  peut  y  méconnaître,  dans  cet  essai  de  pondéra- 
tion entre  la  royauté,  le  sacerdoce  et  la  nol)lesse  armée,  dans 
cet  amour  de  la  règle  et  de  la  légalité,  on  retrouve  les  instincts 
bien  marqués  que  nous  constaterons  partout  chez  les  peuples 
de  race  blanche.  » 

Mais  continuons  de  fixer  nos  regards  sur  ces  antiques  cités 
sémitiques,  et  nous  allons  y  contempler  avec   stupeur  toute 
l'évolution  politique  (jui  s'est  vingt    fois  répétée  depuis  lors 
chez  des  peuples  de  constitution  ethnique  analogue.  Appuyé, 
suivant  son  habitude,  sur  l'érudition  allemande  de  son  temps, 
sur  Ewald  et  Movers  principalement,  et  interprétant  d'ailleurs 
ces  historiens  au  gré  de  son  caprice  et  de  son  préjugé,  Gobi- 
neau brosse  un  vigoureux  tableau  des  destinées  tyriennes.  Le 
mélange,   dit-il,  étendait  ses    ravages  dans  les   rangs    de  ces 
hardis   marins,   et   l'état   aristocratique,   dernier   mot,   terme 
extrême  du  sentiment  révolutionnaire  (1)  chez  les  rénovateurs 
sémitiques,  allait  devenir  insuffisant.  Les  idées  démocratiques 
commencèrent  à  poindre.  Observons  dès  à  présent  qu  il  y  a  une 
certaine  naïveté  dans  cet  aveu,  car  les  Sémites  eurent  le  «  sen- 
timent révolutionnaire  "  jusqu'au  point  précis  qui  leur  donnait 
le  pouvoir  aux  dépens  de  la  théocratie  chamilique  détrônée 
par  leurs  mains.  Pourquoi  donc,  les  approuvant  pleinement 
jusque-là,  tirer  une  ligne  après  cet  épisode  politique  et  ajouter  : 
«  Les  idées   démocratiques  commencèrent  à  poindre.  "   Non 
pas,  elles  commencèrent  de  s'étendre  vers  le  bas,  voilà  tout  : 

(1)  T.  I,  p.  278  et  suivantes. 


CHAPITRE   111  35 

raristocralie  est  une  démocratie  restreinte  à  ses  mcml)res,  pas 
autre  chose.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  vit  de  prétendus  réforma- 
teurs, courtisans  de  la  royauté  d'abord,  mais  bientôt  séduc- 
teurs de  la  foule,  agitateurs  des  «  ouvriers  de  manufactures  » 
ou  des  «  esclaves  royaux  d  ,  on  vit  ces  intrigants  miner  sourde- 
ment l'autorité  des  grandes  familles.  Et  nous  croirions  lire  à 
présent  une  amére  analyse  politique  sortie  de  la  plume  d'un 
Boulainvillicrs  rajeuni  de  cent  ans,  une  philosophie  féodaliste 
de  l'histoire  de  France  stigmatisant  d'une  part  les  empiéte- 
ments de  la  monarchie  absolue,  de  l'autre  leur  conséquence 
inévitable,  les  désordres  de  la  Révolution.  Nous  reconnaissons 
Colbert  dans  tel  parvenu  phénicien  ennemi  des  privilèges 
féodaux;  Louis  XIV,  dans  tel  suffète  prompt  aux  abus  de  pou- 
voir. Là,  comme  dans  la  France  future,  nous  voyons  la 
noblesse  défendre  longtemps  sa  prérogative,  grâce  à  son  antique 
habitude  des  affaires,  à  sa  méfiance  sagement  ai'r/nisée  de  la 
nature  humaine,  qui  la  fait,  par  instinct,  hostile  aux  illusions  du 
libéralisme;  en  un  mot,  grâce  à  une  sagesse  pratique  bien 
supérieure  aux  roueries  de  ses  plats  rivaux.  En  fait,  elle 
aurait  toujours  vaincu  si  elle  ne  s'était  trahie  elle-même  ; 
écoulons  encore  ces  considérations  bien  actuelles.  »  Dans  les 
États  où  le  commerce  donne  la  richesse,  et  la  richesse  l'in- 
fluence, les  mésalliances,  pour  user  d'un  terme  technique,  sont 
toujours  difficiles  à  éviter.  Le  matelot  d'hier  est  le  riche  arma- 
teur de  demain,  et  ses  filles  pénètrent,  à  la  manière  de  la  pluie 
d'or,  dans  le  sein  des  plus  orgueilleuses  familles.  "  Songeons 
ici  aux  sentiments  d'un  vrai  grand  seigneur  du  dix-huitième 
siècle,  qui  voyait  s'infiltrer  dans  les  veines  de  la  noblesse  le 
sang  d'un  Fouquet,  d'un  Samuel  Bernard;  à  Marie-Antoinette, 
élevée  au  sein  des  règlements  de  caste,  et  écrivant  à  sa  mère 
que  la  France  ne  connaît  pas  d'aristocratie.  A  Tyr,  le  sang  se 
gâtant  de  plus  en  plus,  bientôt  quelques  nobles  commencèrent 
de  goûter  des  doctrines  mortelles  à  leur  ordre.  Ombres  de 
Mirabeau  et  de  La  Fayette,  reconnaissez-vous  sous  les  traits  de 
ces  antiques  transfuges  sémitiques  et  vovez  la  cité  reine  des 
mers  se  précipiter  vers  les  abîmes.  Après  qu'une  émigration 
principalement  aristocratique  eut  fondé  Carthage,  qui  put  pros- 


36  LE   COMTE    BE    GOBINEAU 

pérer  encore  quelques  siècles,  en  vertu  de  son  origine  sélec- 
tive, la  métropole  démagogique  se  déchira  elle-même  durant 
soixante-dix-neuf  ans.  Les  ouvriers  de  ses  fabriques  se  portè- 
rent à  des  violences  inouïes  :  elle  devint  Thorreur  du  Chanaan, 
dont  elle  avait  été  la  gloire,  et  toute  la  Syrie  applaudit  à  la  sen- 
tence d'Alexandre,  érigeant  sur  la  croix  les  vaincus  de  ce 
repaire.  "  C'était  le  supplice  légal  des  esclaves  révoltés  :  les 
Tyriens  n'étaient  pas  autre  chose.  » 

Telle  est  la  première  leçon  de  politique  que  nous  présente 
l'histoire  des  grands  mélanges  humains  :  la  Grèce,  Rome  et 
plus  d'un  Etat  moderne  de  constitution  ethnique  analogue 
reproduiront,  dans  ses  lignes  principales,  la  même  évolution. 
Notons-y  dès  à  présent  l'impérialisme  de  la  conquête;  mais 
remarquons  une  fois  de  plus  que  cet  impérialisme  offre  un 
double  aspect  :  aristocratique  quand  on  le  regarde  d'en  bas,  il 
est  démocratique  et  égalitaire  déjà  si  on  le  contemple  de  haut  : 
trop  démocratique  même,  à  l'avis  de  notre  individualiste,  que 
choque  l'égalité  des  législateurs  devant  la  loi.  Oui,  Gobineau 
a  tort  de  faire  naître  du  mélange  "  l'idée  démocratique  »  ;  ses 
grandes  familles  sémitiques  la  possèdent,  mais  ne  la  conçoi- 
vent pas  étendue  à  d'autres  qu'à  leurs  propres  membres  :  les 
masses  esclaves  contenues  par  la  terreur  appartiennent  sim- 
plement à  une  autre  espèce  aux  yeux  de  leurs  maîtres,  ne  sont 
j)as  proprement  des  hommes,  n'ont  nul  droit  civique.  Quant  à 
la  théocratie  née  de  1  apothéose  involontaire  du  blanc,  c'est  là 
une  illusion  esthétique  familière  aux  fervents  de  la  race.  Non, 
des  conquérants  purent  bien  imposer  par  le  glaive  leur  dieu 
national,  cristallisation  à  la  fois  des  instincts  sociaux  du  groupe, 
de  SCS  sentiments  d'exclusivisme  et  de  ses  terreurs  supers- 
titieuses; mais  ils  ne  se  virent  pas  promus  divinités  d'emblée 
et  par  leur  propre  grâce.  Tout  au  plus  le  furent-ils  par  des 
générations  ultérieures,  à  titre  de  personnages  légendaires  et 
de  héros  éponymes.  Pourtant,  au  cours  des  siècles,  l'égalité  se 
prépare  :  par  le  fait  des  mélanges,  affirme  Gobineau  ;  par 
l'action  lente  du  milieu,  par  l'évolution  économique,  diront 
d'autres  penseurs;  et  la  masse  réclamant  l'accession  aux 
droits  de  l'oligarchie  conquérante,  le  terme  de  ces  revendica- 


CHAPITRE    III  37 

lions  est  évidemment  la  démocratie  complète.  Nous  revien- 
I  drons  à  loisir  sur  ces  considérations  fondamentales. 

Il  serait  intéressant  d'examiner  ici  quel  fut,  aux  yeux  du 
comte,  le  rôle  de  la  nation  hébraïque  dans  la  civilisation  sémi- 
tique, dont  Israël  a  paru  si  lonjjtemps  résumer  les  acquisitions 
intellectuelles  et  les  aspirations  morales.  Ce  rôle  est  très  faible, 
assure  dès  à  présent  notre  homme,  fidèle  à  sa  conception  de 
l'influence  intime  des  idées  religieuses  sur  les  destinées  de 
l'humanilé.  Les  Hébreux  imitèrent  de  loin  la  Mésopotamie 
assyrienne,  comme  les  provinciaux  français  copient  gauche- 
ment les  modes  de  Paris.  «  11  est  vraisemldable  que,  dans  les 
magnificences  qui  éblouissaient  si  fort  Jérusalem,  l'œil  d'un 
homme  de  goût  venu  de  INinive  n'aurait  démêlé  qu'une  copie 
faite  de  seconde  main  des  belles  choses  qu'il  venait  de  con- 
templer en  original  dans  les  grandes  métropoles  mésopota- 
miques.  »  En  ces  petits  peuples  sans  puissance  militaire,  sans 
crédit  sur  leur  entourage,  ne  résidait  pas  l'excellence  du 
type  (l). 

C'est  encore  dans  le  cadre  sémitique  qu'il  convient  de  placer 
le  chapitre  consacré  par  V Essai  à  l'étude  de  l'Egypte  antique; 
nous  l'examinerons  sommairement,  car  il  inspire  moins  heu- 
reusement l'auteur,  et  ses  conclusions  seraient  de  nature  à 
affaiblir  plutôt  qu'à  renforcer  les  impressions  si  nettes  que 
nous  avons  gardées  de  l'histoire  tyrienne. 

En  effet,  nous  rencontrons  de  nouveau  ici  le  ton  blanc-noir, 
car  nous  savons  qu'il  faut  de  toute  nécessité  du  sang  blanc 
pour  créer  et  conserver  un  empire  aussi  brillant  et  durable  que 
celui  des  Pharaons.  En  conséquence  nous  verrons  dans  la 
vallée  du  Nil  les  noirs  habitants  primitifs  subjugués  deux  fois  : 
d'abord   par  quelques  Sémites  venus  d'Asie  à  travers  l'isthme 

(1)  Nous  avions  pourtant  lu  d'abord  (t.  I,  p.  59),  quand  il  s'af[issait  de  com- 
battre la  théorie  des  milieux,  que  la  Palestine  aride  nourrit  «  un  peuple  habile 
en  tout  ce  qu'il  entreprit,  un  peuple  libre,  un  peuple  fort,  un  peuple  inloiiigent, 
et  qui,  avant  de  perdre  bravement,  les  armes  à  la  main,  le  titre  de  nation  indé- 
pendante, avait  fourni  au  monde  presque  autant  de  docteurs  que  de  marchands». 
Nous  pourrions  même  voir  dans  ce  changement  de  ton  et  d'inspiration  un 
indice  nouveau  de  ce  fait  que  la  partie  initiale  et  théorique  de  l'Esaai  est  fort 
antérieure  à  la  partie  descriptive,  dont  elle  annonce  mal  les  leçons  effectives. 


38  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

de  Suez,  mais  surtout  par  des  guerriers  aryas  hindous  débarques 
sur  les  rivages  de  la  mer  Rouge;  cette  dernière  supposition, 
alors  accréditée,  semble  à  présent  mal  fondée  :  elle  fut  en  effet 
inspirée  à  Tégyptologie  naissante  par  la  découverte  de  cer- 
taines analogies  religieuses,  aujourd'hui  mieux  expliquées 
d'autre  façon;  en  sorte  que  la  science  l'a  dès  longtemps  aban- 
donnée. Gobineau  s'efforce  d'appuyer  cette  hypothèse  par  des 
arguments  philologiques  aussi  arbitraires  (l)  que  ceux  dont  il 
s'était  servi  précédemment  dans  une  conjoncture  analogue. 
Mais,  quoi  qu  il  en  soit,  si  l'on  admet  dans  la  vallée  du  Nil  une 
composition  ethnique  analogue  à  celle  de  la  Mésopotamie, 
comment  comprendre  alors  que  la  suite  des  événements  s'y 
soit  déroulée  si  différente?  Comment  expliquer  ce  que  Renan 
nommait  quelques  années  plus  tard  le  réalisme,  la  platitude, 
le  bon  sens  économique,  les  qualités  domestiques  de  ces  sujets 
des  Pharaons,  supputant  patiemment  le  nombre  de  leurs  oies 
ou  celui  de  leurs  ânes  :  toutes  tendances  qui  feraient  songer 
moins  à  la  passion  nègre  qu'à  la  raison  jaune?  Comment  enfin 
n'observa-t-on  jamais  nulle  évolution  démocratique  chez  le 
fellah,  qui  demeure  courbé  sous  les  despotismes  changeants 
dont  les  siècles  le  dotent.  C'est,  dira  Gobineau,  que  les  Arians 
hindous,  fils  de  Japhet,  introduisirent  là  des  dispositions  un  peu 
différentes  de  celles  de  leurs  cousins  noachides;  ou  encore  que 
les  alluvions  blanches  n'ayant  jamais  été  fort  épaisses,  la  popu- 
lace ne  parvint  pas  à  une  telle  amélioration  de  sang  qu'elle 
pût  concevoir  la  pensée  ambitieuse  et  acquérir  la  faculté  de 
s'élever  jusqu'à  ses  maîtres.  Faibles  lueurs;  on  pressent  ainsi, 
dès  les  premiers  pas  de  Gobineau,  la  pauvreté  de  son  schéma 
ethnique  :  sa  palette  est  trop  maigrement  garnie  des  trois  cou- 
leurs fondamentales  dont  il  dispose.  Quand  par  surcroît  il  doit 
se  contenter  en  quelques  sujets  de  deux  tons,  il  devient  tout  à 
fait  incapable  de  traduire  la  riche  diversité  des  spectacles  de 
l'histoire. 

Sera-t-il  plus  heureux  dans  l'interprétation  des  arts  de  l'As- 
syrie et  de  l'Egypte!  On  trouve,  dit-il,  des  œuvres  admirables 

(1)  Le  philologue  allemand  Pott  les  réfuta  peu  après.  (Voir  plus  loin.) 


CHAPITRE    III  30 

chez   ces   deux    nations,   et  les    Grecs   n'auront  tout   d'abord 
qu'à  imiter  ces  grands  modèles.  Mais  un  caractère  fâcheux  se 
montre    commun   à    leurs  conceptions   respectives    du   ])eau. 
Elles  voulaient   toutes   deux  «  du   frappant,    du    terrible,    du 
gigantesque;  elles  se  jetaient  dans    Teffroyablc  et   frottaient 
leurs  sensations   mémo  au  dégoûtant  " .  Or,  ces  succès  d'une 
part,  ces  excès  de  l'autre,  éveillent  l'attention  de  notre  obser- 
vateur   ethnogra})he.    Si    l'on    admet    avec    les    Grecs    et   les*'' 
juges  les  plus  compétents  en  cette  matière  que  l'exaltation  et 
l'enthousiasme  sont  la  vie  du  génie  et  des  arts;  Ijien  plus,  que 
ce  génie,  lorsqu'il  est  complet,  confine  à  la  folie,  ce  ne  sera 
dans  aucun  sentiment  orcjanhateur  et  sage  de  notre  nature  que 
nous  en  irons  chercher  la  cause  créatrice;  en  d'autres  termes,  \ 
ce  ne  sera  point  à  l'élément  blanc  que  nous  nous  adresserons 
pour  en  expliquer  la  naissance.  Dès  lors  se  présente  cette  con- 
clusion toute  rigom^euse  c[ne\di  source  dont  les  arts  ont  jailli  est 
cachée  dans  le  sang  des  noirs!  Parvenu  en  ce  point,  l'auteur 
pressent  que  le  lecteur  va  se  récrier,   a  C'est,  dira-t-on,  une 
bien  belle  couronne  que  je  pose  sur  la  tête  difforme  du  nègre.  » 
Non  pas  précisément  sur  ce  front-là,  car,  réduit  à  ses  propres 
forces,  le  noir  grossier  ne  peut  rien  dans  le  domaine  du  beau, 
pas  plus  d'ailleurs  que  le  blanc  divin.   «  Le  génie  de  l'art  est 
également  étranger  aux  trois  grands  tvpes  (1).  »   Il  surgit  de 
leur  hymen  et  se  manifeste  alors  avec  une  intensité  variable, 
avec  une   physionomie  différente  chez  l'individu,  suivant  les 
proportions  constitutives  de  son  sang.  Un  blanc  bercé  par  l'air 
charmant  du  mariage  secret,  Pi'ia  que  spunti  in  cieï  ïaurora^ 
ne  ressent  pas  les  jouissances  physiques  et  violentes  d'un  Bam- 
bara  hypnotisé  par  le  rythme  monotone  d'un  de  ses  airs  natio- 
naux; mais  leur  plaisir  est  de   même  ordre.  Le  noir  possède \ 
seulement   à    un   plus   haut   degré    la   faculté    sensuelle    sans  \ 
laquelle  il  n'y  a  pas  d'art  possible;  il  lui  manque  en  revanche 
les  aptitudes  intellectuelles  capables  de  raffiner  pour  l'Euro-  j 
péen  sa  jouissance. 
i  Aussi  la  puissance  des  arts  sur  la  masse  sera-t-elle  toujours 

(i;  T.  I,  p.  218. 


40  LE  COMTE   DE   GOBINEAU 

en  raison  directe  de  la  quantité  de  sang  noir  qui  coule  dans 
ses  veines.  Cette  puissance  fut  maxima  chez  les  Assyriens  et 
les  Égyptiens;  elle  subsiste  chez  leurs  descendants  orientaux 
et  se  manifeste  en  «  éruptions  volcaniques  »  ,  en  «  prodigieux 
enthousiasmes  «  devant  les  représentations  figurées.  Pour  ces 
gens,  «  les  arts  du  dessin  sont  la  plus  puissante  des  machines 
démoralisatrices.  "  D'où  les  prohibitions  nécessaires  de  Moïse 
et  de  Mahomet,  qui  interdirent  pareillement  les  images.  En 
sortant  du  cercle  sémitique,  on  constate  la  même  action  des 
représentations  figurées,  mais  avec  une  intensité  toujours 
décroissante,  chez  les  Hindous  postérieurs  à  Bouddha,  chez 
les  Grecs  classiques,  les  Italiens  du  quattrocento,  les  Espagnols, 
les  Français  modernes.  Après  quoi,  "  tirant  une  ligne,  »  Gobi- 
neau n'admet  plus  rien  que  des  «  inspirations  indirectes  et  des 
produits  d'une  imitation  savante  » ,  sans  écho  dans  les  masses 
populaires.  De  la  sorte,  toutes  les  nations  germaniques  se 
trouvent  exclues  de  ce  singulier  catalogue,  et  Richard  Wagner 
aurait  eu  plus  tard  à  pardonner  beaucoup  à  son  ami  si  ce 
dernier  avait  persisté  dans  son  attitude  de  jeunesse  vis-à-vis  de 
l'esthétique.  Comment  justifier  en  effet  par  une  telle  interpré- 
tation elhni(|ue  le  rôle  moral  de  la  musique  germanique,  la 
mission  régénératrice  de  l'art  de  Bayreuth,  les  affinités  toutes 
populaires  du  théâtre  renouvelé  par  le  drame  musical?  Fau- 
drait-il donc  chercher  des  grands-pères  nègres  aux  petits-fils 
de  Hans  Sachs? 

Et  néanmoins  celte  théorie  d'apparence  ridicule  est  très 
logiquement  sortie  des  principes  de  Gobineau.  L'effet  presque 
physique  qu'il  reconnaît  à  la  musique  sur  les  nerfs  de  l'audi- 
teur, l'exemple  tiré  de  Cimarosa  qu'il  apporte  dans  VEssai  à 
l'appui  de  cet  effet,  l'exaltation,  «  confinant  à  la  folie,  »  éloignée 
de  tout  sentiment  organisateur  et  sage  de  notre  nature,  qu'il 
observe  chez  les  mélomanes,  tout  cela  nous  transporte  direc- 
tement dans  l'Italie  de  Stendhal,  patrie  des  arts  aux  temps 
modernes,  comme  les  péninsules  méditerranéennes  voisines  le 
furent  en  d'autres  siècles.  Or,  même  aux  yeux  du  «  Milanais  » 
Beyle,  les  sauvages  paysans  de  la  Calabre  sont  des  «  Africains  »  . 
L'état  d'âme  qu'il  admire  en  eux  a  sa  vraie  patrie  sous  les  tro- 


CIlAriTRE    III  Al 

piques.  Est-il  donc  surprenant  qu'une  âme  froide  et  métho- 
dique du  Nord,  contemplant  avec  stupeur  la  passion  sans  frein 
du  Midi,  considérant  volontiers  ces  enthousiasmes  forcenés 
comme  des  dispositions  morales  antérieures  et  inférieures  à 
celles  de  l'analyse  scientifique  et  raisonnée,  — voyez  l'esthétique 
d'un  Leibniz  (l)  !  —  reconnaisse  en  ces  peuples  artistes  des  pri- 
mitifs attardés  sur  la  voie  de  l'évolulion  sociale  et  prononce 
instinctivement,  à  l'aspect  de  la  couleur  dorée  de  leur  épiderme, 
que  ce  sont  là  des  demi-nègres?  Alors,  par  une  association  f 
d'idées  invincible,  l'art  méditerranéen  se  teinte  et  se  brunit. 
Nous  l'avons  dit,  dans  le  style  figuré  du  gobinisme,  la  passion 
violente  est  noire;  l'art  l'est  donc  par  son  origine  passionnée, 
si  le  sang  l)lanc,  source  de  la  pondération  et  de  réf|uilil)re,  ; 
peut  bien  l'ennoblir,  le  relever,  le  porter  vers  les  sommets  de 
l'idéal  raisonnable. 

Et  cependant,  bien  que  les  races  blanches  «  ne  deviennent 
artistes  que  par  un  contact  quelconc[ue  avec  l'essence  méla- 
nienne  (2)  » ,  elles  paraissent  néanmoins  posséder  une  dispo- 
sition propre  en  ce  sens,  celle  de  la  poésie  épique,  genre  tem- 
péré, qui  s'adresse  à  la  réfle.vion,  au.v  facultés  supérieures  de 
l'être;  on  retrouve  en  effet  l'épopée  dans  l'Inde  héroïque,  dans 
la  Grèce  primitive,  chez  les  Germains  du  moyen  âge.  Encore 
ce  privilège  est-il  précaire,  et  l'art  épique  "  n'a-t-il  tout  son 
feu  (3),  tout  son  éclat,  que  chez  les  nations  de  cette  l^ranche 
qui  ont  été  atteintes  par  le  mélange  mélanien  " .  Le  secret  de 
la  réussite  réside  encore  en  ce  cas  dans  les  proportions  du 
sang  :  l'Egypte  et  l'Assvrie  furent  trop  noires  pour  produire 
un  art  parfait;  afin  d'assurer  à  la  beauté  une  complète  victoire, 
il  faudra  plus  de  sang  Idanc,  une  race  douée  d'infiniment 
d'imagination  et  de  sensilnlité  unies  à  beaucoup  d'intelligence. 

(1)  Lors  de  la  récente  constitution  d'une  académie  officielle  en  Anjjletcrrc 
(1902,  on  a  observé  avec  stupeur  sur  le  continent  (jue  la  liste  des  preuiior.s 
membres  ne  renfermait  pas  le  nom  dun  seul  littérateur  d'imagination  :  pas  un 
poète,  même  Swiiiburne;  pas  un  romancier,  même  Kipling  :  uni(juement  des 
philosophes,  des  historiens,  des  sociologues.  Inspiration  assez  caractéristique, 
et  à  la(|uelle  le  Gobineau  de  V Essai  eût  probablement  applaudi. 

(2)  T.   Il,  p.  388. 

(3)  T.  I,  p.  355. 


42  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

Cet  exact  dosage  sera  le  lot  de  la  Grèce  et   ne  se   réalisera- 
qu'un  peu  plus  tard  dans  les  annales  de  l'humanité. 

Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  la  bizarre  esthétique 
de  Gobineau;  ce  fut  chez  lui  une  outrance  logique  de  jeunesse 
à  laquelle  il  n'est  resté  fidèle  ni  dans  ses  jugements,  ni  dans  la. 
conduite  de  sa  vie,  puisque,  de  tout  temps,  poète  et  musicien, 
il  devint  dans  son  âge  mûr  sculpteur  passionnément  épris  de 
son  ciseau,  et  qu'il  n'eût  cependant  avoué  volontiers  aucune 
influence  nègre  dans  son  tempérament.  Quant  à  nous,  en 
appliquant  plus  rigoureusement  ses  propres  principes  à  l'ana- 
lyse de  sa  ])ersonnalité,  nous  ne  trouverons  que  trop  d'occa- 
sions de  signaler  quelque  influence  africaine  chez  ce  Gascon. 

Mais,  à  l'heure  de  VEssai^  tout  entier  dévoué  à  sa  thèse  nor- 
dique, il  adopte  vis-à-vis  de  l'art,  comme  vis-à-vis  du  mélange 
qui  en  est  la  source,  une  attitude  faite  de  sympathie  et  de  réserve 
à  la  fois.  11  l'admire,  et  il  en  a  peur,  car  il  connaît  son  extrac- 
tion douteuse  et  craint  son  action  dissolvante.  L'art  véritable,, 
qui  doit  chercher  la  grandeur,  la  force,  et  qu'une  supériorité 
de  l'élément  blanc  peut  seule  engendrer,  se  lient  sans  cesse  sur 
la  pente  glissante  qui  le  conduirait  à  servir  aveuglément  des 
goûts  de  luxe  et  de  volupté.  Le  génie  lumineux  de  la  beauté 
se  présente  au  penseur  sous  l'aspect  d'un  Janus  à  deux  fronts 
portant  une  face  noire  opposée  à  une  hgure  blanche  :  la  pre- 
mière le  pénètre  de  dégoût,  si  la  seconde  le  ravit  d'enthou- 
siasme; en  contemplant  le  sourire  divin  de  l'une,  il  ne  parvient 
pas  à  oublier  la  grimace  bestiale  de  l'autre.  Sans  doute,  élan 
d'intelligence,  ouverture  de  vues,  envergure  de  génie  (1),  telle 
est  le  bienfait  du  sang  nègre  infusé  à  petites  doses  dans  les 
veines  des  nations  élues.  Acquisitions  peut-être?  mais,  à  tout 
prendre,  ces  avantages  compensent-ils,  si  l'on  y  réfléchit  l>ien, 
la  perte  de  cette  froideur  de  raison,  de  cette  rectitude  de  juge- 
ment, en  un  mot  de  ces  vertus  politiques  et  organisatrices  qui 
L  sont  le  patrimoine  de  l'espèce  blanche  dans  sa  pureté?  «  Cer- 
tainement, dira-t-il  à  l'occasion  (2),  je  conçois  qu'on  se  mette 


(1)  T.  I,  p.  397. 

(2)  T.  I,  p.  554. 


CHAPITRK    III  4J 

de  la  partie,  dans  le  dédain  ordinaire  aux  esprits  vigoureux  et 
positifs  pour  les  natures  artistes,  plutôt  vouées  à  recueillir 
des  apparences  qu'à  saisir  des  réalités.  "  Sans  cesse  Gobineau 
paraît  ainsi  donner  et  reprendre  tour  à  tour  les  concessions  un 
instant  arrachées  à  ses  convictions  nordiques  par  son  tempéra- 
ment méridional.  Duel  qui  durera  autant  que  sa  vie  dans  son 
cœur.  Mais,  en  dernière  analyse,  il  demeure  certain  que  la 
mésalliance  ne  porte  pas  de  fruits  véritablement  savoureux  et 
qu'on  puisse  sans  arrière-pensée  détacher  de  l'arbre  de  la  civi- 
lisation :  l'enveloppe  est  séduisante,  la  première  sensation 
flatteuse  ;  l'arrlère-goût  se  montre  écœurant  et  décevant  tout 
ensemble. 


CHAPITRE   IV 


LES    ARYAS 


Après  avoir  constaté  les  premiers  services  rendus  à  l'huma- 
nité par  l'avant-garde  de  la  race  blanche  et,  dans  une  triste 
contre-partie,  les  épreuves  infligées  à  ces  organisateurs  par 
une  destinée  ingrate  et  cruelle,  nous  abordons  maintenant  sur 
les  pas  de  notre  guide  le  théâtre  des  exploits  du  troisième 
rameau  blanc,  les  .laphétides.  La  prétendue  apparition  en 
Egypte  de  quelques-uns  de  ses  représentants  ne  nous  a  pas 
fourni  en  effet  de  grandes  lumières  sur  leurs  dispositions  natu- 
relles. 
(Les  Japhétides  détachent  tout  d'abord  vers  l'Europe,  où 
nous  les  suivrons  plus  tard,  les  Celtes  et  les  Slaves  (I),  qui, 
malgré  la  parenté  des  langues,  ne  sont  donc  pas  des  Aryens  à 
proprement  parler  aux  yeux  de  Gobineau  :  il  se  range  ici  dans 
l'école  a  indo-germanique  »  (2)  par  son  opposition  aux  ten- 
dances accueillantes  de  l'école  »  indo-européenne  " .  Ses 
Arians  n'auront  pour  enfants  légitimes  que  les  Aryas  de  l'Inde, 
[les  Iraniens,  les  Grecs  hellènes  ou  homériques  et  les  Sar- 
Imates,  pères  eux-mêmes  des  Germains. 

Arrêtons-nous  un  instant  à  contempler  dans  leur  patrie 
d'origine  ces  groupes  prédestinés  ;  car  c'est  un  merveilleux 
spectacle,  dont  nous  ne  reverrons  jamais  l'analogue,  et  qui 
proteste  à  lui  seul  par  son  charme  et  sa  grandeur  contre  la 
nécessité  du  mélange  pour  le  bonheur,  sinon  pour  le  progrès 
de   l'espèce    humaine.  Examinons  d'abord  leur  conformation 

(1)  T.  I,  p.  369  et  373. 

(2)  Rien  qu'il  proteste  contre  ce  terme  au  point  de  vue  philologique  [t.  I, 
p.  369). 


CHAPITUE    IV  45 

1  physique.  <'  Il  n'y  a  pas  de  doute,  c'était  la  plus  belle  dont  on 
'^  ait  jamais  entendu  parler.  »  Ces  héros  formaient  la  plus  splen- 
dide  espèce  d'hommes  dont  la  vue  dit  pu  réjouir  les  astres  et 
\\la  terre  {\).  Elojje  dithyrambique,  qui  donne  la  mesure  de 
l'émotion  esthétique,  de  la  passion  presque  amoureuse  que 
suscite  chez  un  aryaniste  convaincu  la  seule  évocation  du  type 
de  son  choix  :  nous  en  trouverons  d'autres  exemples.  Et  si  \'on\ 
objectait  au  plus  décidé  d'entre  ces  amoureux  que  la  beauté 
est  affaire  dégoût,  que  chaque  race  humaine,  comme  chaque 
espèce  animale,  l'entend  à  sa  manière,  il  réfuterait  cette  hérésie  / 
en  affirmant  de  façon  tranchante  que  le  beau  est  "  une  idée 
absolue  et  nécessaire  » ,  comme  l'a  démontré  Gioberti  dans 
un  il  admirable  essai  »  (:2)  ;  or  la  race  blanche  réalise  cette 
idée  mieux  que  toute  autre.  Voilà  qui  est  péremptoire;  mais, 
chez  Gobineau,  nous  noterons  pourtant  dès  à  présent  une  par- 
ticularité assez  caractéristique  de  son  tempérament  si  profon- 
dément personnel.  Lorsqu'en  effet  l'on  étudie  de  près 
l'ensemble  de  ses  écrits,  on  constate  avec  surprise  que  l'Aryen 
ne  revêt  pas  très  nettement  à  ses  yeux  les  caractères  anthropo- 
logiques que  les  savants  contemporains  s  accordent  à  lui  attri- 
buer :  haute  stature,  peau  blanche,  teint  coloré,  cheveux 
blonds,  œil  bleu;  le  type  germanique,  en  somme,  qui  en  serait 
le  reflet  le  plus  exact  à  notre  époque.  Sans  doute,  on  remarque 
toujours  quelques-uns  de  ces  traits  dans  ses  descriptions,  mais 
avec  des  variantes  qui  choqueraient  profondément  les  arya- 
nistes  plus  récents,  formés  à  l'école  de  la  science  naturelle. 
C'est  ainsi  que  le  chevalier  qui  incarnera  la  noblesse  ariane  du 
moven  âge  dans  son  roman  de  l'Abbaye  de  Typhaines  a  des 
«  yeux  noirs  bien  fendus  »  et  des  cheveux  bruns.  Dans  VHis-r 
toire  des  Perses,  il  nous  citera  comme  inspiré  par  des  notions 
arianes  le  témoignage  d'auteurs  musulmans  qui  considèrent 
pourtant  les  yeux  bleus  comme  un  stigmate  diabolique  et 
les  notent  chez  l'odieux  Kédar,  un  des  meurtriers  de  la  cha- 
melle du  prophète  (:i).  Dans  les  Nouvelles  asiatiques,  l  héritier 

(1)  T.  I,  p.  374. 

(2)  T.  I,  p.  155. 

(3)  T.  1,  p.  358. 


4G  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

contemporain  de  Théroïsme  arian  sera  un  Afghan  aux  che- 
veux noirs,  au  teint  chaudement  basané,  comme  un  fruit  mûri 
par  le  soleil;  Harriett,  l'Anglaise  exquise  des  Pléiades^  mon- 
trera des  yeux  noirs  (1).  Enfin,  dans  son  dernier  ouvrage,  où  il 
s'élève  au  comble  de  l'exaltation  aryaniste,  le  type  idéal  du 
Germain,  Amadis,  a  "  de  longs  cheveux  bruns  »  (2),  et,  loin  de 
se  révéler  par  des  formes  athlétiques,  sa  force  se  dissimule 
sous  une  apparence  juvénile  et  ««  peu  robuste  encore  » . 
L'explication  de  ces  négligences  ou  même  de  ce  parti  pris  est 
assez  facile  à  trouver.  Gobineau  ne  tient  pas  grand  compte 
des   caractères  anthropologiques  de  l'Aryen,  tout  simplement 

I  parce  qu'il  ne  les  possédait  pas  lui-même.  Or,  comme  il  se 
croyait  sorti  de  la  plus  pure  souche  de  cette  race,  comme  il 
estimait  en  avoir  conservé  ou  renouvelé  en  lui  toutes  les  éner- 
gies, c'est  donc  que  les  traits  physiques  doivent  présenter  une 
importance  secondaire   à  titre    de   signalement,  le    moral,   le 

i  côté  ethnique  demeurant  prépondérant,  a  II  était,  dit  son  bio- 
graphe, préfacier  à.\irnadis^  grand,  mince  et  très  l»ien  fait.  Il 
avait  l'ovale  de  la  figure  allongé,  le  teint  pâle,  le  front  haut, 
les  traits  réguliers,  des  cheveux  qui,  autrefois  châtain  clair, 
devinrent  de  l>onnc  heure  chaudement  argentés.  Ses  yeux 
brun  doré,  très  fendus,  fixaient  volontiers  la  lumière,  etc.  " 
C'en  est  assez  :  un  Arian  ainsi  doté  par  la  nature  fera  pru- 
demment de  prêter  une  attention  distraite  au  poil  et  aux  pru- 
nelles de  ses  frères. 

Aussi,  lorsqu'il  s'efforce  de  nous  présenter  l'Arian  primitif, 
sera-t-il  satisfait  par  une  peinture  qui  s'applique  évidemment 
à  des  héros  déjà  métissés.  Ecoutons  la  description  des  enfants 
prédestinés  que  célèbre  la  légende  bouddhique  (3).  a  Ces  pieux 
récils  montrent  la  divine  créature,  aux  premiers  jours  de  son 
berceau,  avec  le  teint  blanc,  la  peau  couleur  d'or;  sa  tête  doit 
avoir  la  forme  d'un  parasol  (c'est-à-dire  être  ronde  et  éloignée 
de  la  configuration  pyramidale   (4)   chez   les  noirs)  ;  ses   bras 

(1^  P.  40. 

(2)  P.  10. 

(3)  T.  I,  p.  374. 

(4)  L'anlliropologie  aryaniste  contemporaine  reconnaît,  au  contraire,  que  le 


CHAPITRE    IV  47 

'5ont  longs,  son  front  large,  ses  sourcils  réunis,  son  nez  proé- 
minent. »  Et  sans  doute,  avouera-t-il,  comme  cette  description, 
postérieure  au  septième  siècle  avant  Jésus-Christ,  s'a[)plicjue  à 
une  famille  dont  les  meilleures  branches  étaient  assez  mélan- 
gées déjà,  on  ne  peut  se  montrer  surpris  d'y  rencontrer  »  des 
■exigences  un  peu  anormales  » ,  telles  que  la  couleur  d'or 
souhaitée  pour  la  peau  du  corj)s  et  les  sourcils  réunis.  Néan- 
moins elle  lui  paraît,  tout  compte  fait,  suffisamment  caructé- 
rislifjue  de  la  race  pure  (l)  et  très  propre  à  nous  pénétrer  de  la 
conviction  que  cette  variété  humaine  était  ainsi  entourée  (tioie 
suprême  beauté  de  corps,  l'artageons  de  bonne  grâce  une  admi- 
ration peu  compromettante  jusqu'ici,  vu  l'antiquité  de  son 
objet. 

Comblés  des  avantages  corporels,  les  Arians  n'étaient  pas 
moins  supérieurs  par  l'esprit,  et  ils  avaient  «  à  dépenser  une 
somme  inépuisable  de  vivacité  et  d'énergie  " .  Leur  première 
organisation  politique  doit  être  examinée  de  près,  car  elle 
•demeurera  caractéristique  de  leur  tempérament  au  cours  de 
l'histoire.  Divisés  en  tribus  concentrées  dans  de  grands  villages, 
les  hommes  faits  mettent  à  leur  tête,  au  moyen  de  l'élection, 
des  chefs  dont  le  pouvoir  demeure  extrêmement  limité,  les 
viç  patis.  Ces  magistrats  ne  possèdent  qu'une  délégation  faible 
€t  précaire  de  la  volonté  générale,  l'individu  i-estant  tout-puis- 
sant et  se  montrant  jaloux  jusqu'à  l'excès  de  sa  liberté  la  plus 
entière;  en  somme,  une  égalité  parfaite  entre  chefs  de  famille 
réunis  par  un  lien  social  fort  lâche,  tel  est  le  spectacle  qui 
frappe  nos  regards  à  l'aurore  de  la  civilisation  arianc.  Leur 
indomptable  individualisme  a  marqué  de  son  empreinte  les 
conceptions  religieuses  de  ces  peuples.  Ils  se  jugent  à  peu  de 
chose  près  les  égaux  de  la  divinité,  dont  ils  descendent,  qu'ils 
font  à  l'occasion  trembler  par  leur  courage,  et  cette  camara- 

nègre  est  dolichocépliale  comme  l'Aryen  et  que  la  tète  ronde  ou  brachycépliale 
est  une  marque  d'inférioriK-. 

(1)  Tout  en  né(;ligeant  les  traits  propres  à  l'Aryen  des  anthropolojp'stes, 
Gobineau  en  a  noté  un  qu'on  ne  rencontre  pas  ailleurs  que  dans  V IJsxni  :  ce 
serait  un  certain  «  renflement  des  chairs  aux  côtés  de  la  lèvre  inférieure  «  «piil 
observe  dans  les  portraits  de  Hubens  et  de  Miéris.  Il  n'en  reparlera  jamais  par 
la  suite,  il  est  vrai. 


48  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

derie  entre  ciel  et  terre  semble  particulièrement  sympathique 
à  Gobineau,  car  il  estime  que  »  l'adoration,  en  tant  qu  hom- 
mage rendu  à  la  divinité,  est  un  témoignage  de  respect  un  peu 
excessif  ^^  (1).  D'ailleurs  ce  sentiment  exagéré  de  sa  dignité 
n'inspire  au  cœur  de  l'homme  blanc  nul  penchant  vers  l'im- 
piété; bien  au  contraire,  religieux  par  essence,  les  idées  théo- 
logiques le  préoccupent  à  un  très  haut  degré.  Et,  avançant 
qu'on  retrouve  la  racine  Al  (Elohim,  Baal,  Allah)  dans  le  nom 
des  dieux  nègres,  le  radical  Dou  (Dévas,  The'os,  Deus),  dans 
celui  des  dieux  blancs,  Gobineau  écrit  avec  une  complaisance 
déjà  marquée  pour  les  vieux  cultes  arians,  qu'il  exaltera  plus 
encore  par  la  suite  :  "  Quand  le  Deus  eut  le  dessus...  l'erreur 
s'est  montrée  moins  vile,  et,  dans  le  charme  que  lui  prêtèrent 
des  arts  admirables  et  une  philosophie  savante,  l'esprit  de 
l'homme,  s'il  ne  s'endormit  pas  sans  danger,  le  put  du  moins 
sans  honte.  "  Les  fiers  Arians  avalent  mis  en  quelque  sorte  le 
ciel  "  en  république  " ,  et  <i  quelque  peu  de  dieux,  présidés 
par  Indra,  dirigeaient  plutôt  qu'ils  ne  dominaient  le  monde  »  , 
tandis  que  le  guerrier  valeureux  se  tenait  tout  prêt  à  prendre 
sa  place  dans  leurs  rangs.  De  là  la  facilité  (prétendue)  qu'ap- 
portaient les  nègres  à  reconnaître  la  divinité  des  conquérants 
venus  du  Nord.  Ceux-ci  u  supposaient  de  bonne  foi  la  puissance 
surnaturelle  communicable  à  leur  égard  " .  Et  c'est  une  obser- 
vation qui  peut  se  faire  dans  l'existence  commune  «  que  les 
gens  sincères  sont  pris  aisément  pour  ce  qu'ils  se  donnent.  " 
Aphorisme  qui  peint  à  cru  notre  gentilhomme  gascon  :  lui  aussi 
fut  incontestablement  sincère  en  ses  prétentions  personnelles, 
qui  vont  tout  près  de  la  divinité,  et  ne  douta  jamais  qu'on  ne 
le  prit  aisément  pour  ce  qu'il  prétendait. 

Tandis  qu'à  l'origine  de  cette  religion  hautaine  le  chef  de 
famille,  prètre-né,  se  jugeait  capaljle  de  s'adresser  sans  inter- 
médiaire à  ses  dieux,  un  sacerdoce  distinct  se  développa  pour- 
tant peu  à  peu  chez  les  Arians,  et,  par  une  aventure  que  nous 
avons  rencontrée  plus  d'une  fois  déjà  dans  VEssai,  nous  dis- 
tinguons mal  si  ce  fut  là  une  déchance  amenée  par  l'immixtion 

(l)T.  I,  p.  312. 


CHAPITRi:    IV  49 

nègre  ou,  tout  à  l'inverse,  un  progrès  dû  à  l'initiative  blanche. 
Quoiqu'il  en  soit,  l'auteur  se  montre  fort  svmpathiquc  aux  pre- 
miers résultats  de  l'activité  sacerdotale  :  la  puissance  laissée 
aux  collèges  de  prêtres  était  ..  un  hommage  rendu  à  l'intelli- 
gence !> ,  hommage  dont  ils  se  montrèrent  dignes  par  l'orga- 
nisation géniale  des  castes,  dont  Gobineau  fait  honneur  aux 
brahmanes. 

Car  il  est  temps  de  suivre  dans  les  plaines  de  l'Inde  les 
Aryas  proprement  dits,  séparés  de  la  souche  primitive  à 
laquelle  nous  donnons  leur  nom.  Il  faut  en  effet  relever  deu.x 
traits  véritablement  intéressants  dans  les  pages  que  rfA^aHeur 
consacre  :  la  glorihcation  des  castes  et  la  condamnation  du 
bouddhisme. 

u  Le  fait  d'où  le  sacerdoce  arian  s'avisa  de  faire  jaillir  ses 
destinées,  loin  d'être  misérable  ou  ridicule,  devait  au  contraire 
lui  gagner  les  sympathies  intimes  du  génie  delà  race.  "  Car  ce 
groupe    de    prêtres   philosophes,   observant    que    les    nations 
arianes  se  trouvaient  entourées  de  peuplades  noires  innombra-  ! 
b'.es,  que  déjà  les  alliances  conclues  avec  les  indigènes  ris-  | 
quaient  de  donner  bientôt  aux  nobles  Aryas  le  sort  des  Cha-/ 
mites  imprudents,  imagina   de    fonder  tous  les    droits  politi-| 
ques  et  sociaux  sur  la  pureté  du  sang,  en  sorte  que  renoncer 
à  ce  privilège   fut  en  quelque  sorte  se  dégrader  d'une  façon  j 
aussitôt  apparente  et  visible  dans  les  faits.  On  sait  que  l'Inde  ' 
moderne  elle-même  a  conservé   un    sens  redoutable    à  cette 
expression   a  perdre  sa  caste  ^    :  cela  est  pire  que  la  mort,  et 
les  cipayes  se  révoltèrent  jadis  à  la  pensée  que  leurs  cartou- 
ches contenant  de  la  graisse  de  vache  sacrée,  ils  risquaient, 
s'ils  en  faisaient  usage,  d'encourir  celte  disgrâce  terrible  aux 
yeux  de  leurs  congénères.  Echo  puissant  d'une  terreur  sécu- 
laire dont  l'action  n'a  pas  diminué  sur  les  esprits! 

Yoici  la  version  fort  discutable  et  discutée  d'ailleurs  que', 
Gobineau  nous  fournit  sur  l'origine  de  ces  cadres  sociaux  si  1 
solidement  forgés.  Partant  de  cette  observation  établie  pour  \ 
eux  sur  des  preuves  irréfragables  que  toute  supériorité  était    i 
du  côté  des  Arians,  toute  faiblesse,  toute  incapacité  du  côté 
des   noirs,   les  prêtres   législateurs   admirent    comme    consé- 

4  i 


50  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

quence  logique  que  la  «  proportion  de  valeur  intrinsèque  " 
chez  tous  les  hommes  était  en  raison  directe  de  la  pureté  du 
sang  blanc  ;  et  ils  fondèrent  leurs  catégories  sociales  sur  ce 
principe.  Pour  former  la  première  caste,  celle  des  brahmanes, 
ils  réunirent  donc  les  familles  les  plus  brillantes,  dont  ils 
«  supposèrent  d  le  sang  plus  arian,  plus  intact  que  celui  de 
toutes  les  autres  :  les  Gautama,  les  Bhrigou,  les  Atri.  Ce  groupe 
eut  le  monopole  des  fonctions  sacerdotales,  fut  déclaré  invio- 
lable, sacré,  voué  à  la  méditation,  à  l'étude,  à  toutes  les  occu- 
pations de  l'esprit.  Immédiatement  au-dessous  d'eux-mêmes, 
ils  établirent  la  catégorie  des  rois  ou  guerriers  les  plus  émi- 
nents,  supposant  que  cette  classe  était  déjà  moins  franche- 
ment blanche  que  la  leur,  ou  bien  qu'égale  en  pureté  elle 
méritait  néanmoins  le  second  rang  par  l'infériorité  de  la 
vigueur  physique  devant  la  vigueur  intellectuelle  et  religieuse. 
Ce  fut  la  caste  des  kschattryas  ou  hommes  forts. 

Puis  vinrent  les  vayçias,  bourgeoisie  riche  et  influente, 
il  supposée  ')  moins  l)lanche  que  les  deux  catégories  supé- 
rieures, vouée  au  négoce,  à  l'agriculture,  au.\  travau.x  pacifi- 
ques. En  dehors  de  ce  cercle,  plus  d'Arians,  plus  d'hommes 
Il  deu.x;  fois  nés  " .  Pour  les  populations  indigènes,  bien  que 
peut-être  un  peu  ap})arentées  déjà  à  leurs  vainqueurs,  pour 
toute  cette  foule  de  manœuvres,  d'ouvriers,  de  paysans  qui 
formaient  la  base  de  la  société  hindoue,  les  brahmanes  compo- 
sèrent une  quatrième  caste,  celle  des  coudras,  qui  "  reçut  le 
monopole  de  tous  les  emplois  serviles  " .  On  soumit  ses  mem- 
bres à  un  état  de  tutelle  éternelle,  avec  l'obligation  pour  les 
hautes  classes  de  les  régir  doucement,  de  les  garder  de  la 
famine  et  autres  conséquences  de  la  misère  extrême  :  ils  ne 
furent  pas  considérés  comme  purs,  et  a  rien  de  plus  juste, 
puisqu'ils  n'étaient  pas  arians  » .  Gobineau  ne  se  lasse  pas  de 
revenir  sur  cette  heureuse  solution  du  problème  social,  trouvant 
sans  cesse  de  nouvelles  formules  admiratives  pour  en  célébrer 
les  avantages.  «  Du  grand  nombre  de  ceux  dont  le  cerveau 
n'était  éclairé  que  par  des  lueurs  incomplètes,  de  tous  ceux  qui 
n'avaient  pas  l'àme  prête  à  subir  sans  faiblesse  le  choc  du 
danger,  des  gens  trop  pauvres  pour  vivre  libres^  les  brahmanes 


CHAPITRE   IV  51 

composèrent  un  amalgame  sur  lequel  ils  jetèrent  le  niveau 
d'une  égale  infériorité,  et  décidèrent  que  cette  classe  humble 
gagnerait  sa  subsistance  en  remplissant  ces  fonctions  pénibles 
et  même  humiliantes  qui  sont  cependant  nécessaires  dans  les 
sociétés  établies.  " 

Derrière  l'organisation  des  castes  ainsi  présentée,  il  n'est 
pas  difhcile  de  retrouver  quelques  souvenirs  des  trois  ordres 
du  moyen  ûge,  assis  sur  les  manants  et  les  serfs.  Et,  en  somme, 
poursuit  Gobineau,  le  problème  politique  avait  par  là  «  trouvé 
sa  solution  idéale,  car  personne  jie  peut  refuser  son  approbatioji 
à  un  corps  social  ainsi  organisé  qu'il  est  gouverné  par  la 
raison  et  servi  par  l'inintelligence  (I)  ■' .  Le  système  des  castes 
appliqué  avec  logique  et  à  l'humanité  tout  entière  l'eût 
sauvée  de  la  décadence  en  préservant  à  jamais  la  race  l)lanche 
conquérante  du  mélange  trop  prépondérant  des  éléments  infé- 
rieurs. C'était  là  la  promesse  et  le  secret  des  destinées  les  plus 
grandioses,  si  le  règlement  eût  été  emplové  à  temps,  c'est-à- 
dire  à  l'heure  exactement  propice  où  les  avantages  de  la  mésal-  i 
liance  en  équilibraient  les  menaces;  mais,  cette  heure-là, 
Gobineau  ne  nous  a  jamais  appris  à  la  déterminer,  sinon  parj 
un  instinct  secret  qui  n'appartient  qu'aux  esprits  de  sa  trempe. 
En  fait,  toutes  les  nations  l^lanches  s'y  sont  prises  trop  tard  : 
c'est  une  observation  qu'il  a  présentée  déjà  à  propos  des  castes 
moins  strictes,  de  lignée  paternelle  seulement,  que  connut 
l'Egypte  des  Pharaons.  Et  comment  en  serait-il  autrement?  La 
prétention  à  s'isoler  ne  peut  guère  naître  qu'après  expérience 
des  inconvénients  à  éviter,  et  dès  ce  moment  le  mal  est  fait,  le 
sang  pur  contaminé.  La  réaction  ne  saurait  aboutir  qu'à  un 
effort  plus  ou  moins  impuissant.  Considérons  en  effet  le  brah- 
manisme lui-même,  et  notons  à  son  égard  un  jugement  bien 
intéressant,  si  l'on  songe  à  l'usage  que  voudraient  faire  des 
doctrines  philosophiques  et  morales  de  l'Inde  de  plus  modernes 
aryanistes.  Le  regard  perçant  de  notre  auteur  y  découvre  sans 
peine  l'immixtion  de  l'inlluence  noire.  Sur  ces  prêtres  géniaux, 
groupés  dans  la  caste  la  plus  pure,  plusieurs  des  facultés  de  la 

(1)  T.  I,  p.  388. 


52  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

race  nègre  avaient  cependant  commencé  de  déteindre.  On  ne 
leur  reconnaît  plus  cette  rectitude  de  jugement,  cette  froideur 
de  raison,  patrimoine  de  l'espèce  blanche  sans  mélange.  On 
s'aperçoit,  à  la  gratideur  même  des  plans  de  leur  société,  que 
l'imagination  (faculté  noire,  on  le  sait)  tenait  désormais  une 
grande  place  dans  leurs  calculs  et  exerçait  une  influence 
dominante  sur  la  combinaison  de  leurs  idées.  Comme  (>  élan 
d'intelligence,  ouverture  de  vues,  envergure  de  génie  »  ,  ils 
avaient  gagné;  ils  avaient  gagné  par  l'adoucissement  de  leurs 
premiers  instincts,  devenus  moins  rigides  et  plus  souples; 
mais,  en  tant  que  métis,  on  ne  leur  trouve  plus  "  qu'un  dimi- 
nutif des  vertus  souveraines  » .  Le  premier  effet  de  l'immixtion 
du  sang  nègre,  c'est  d'efféminer  le  naturel,  et  si  cette  mollesse 
ne  fait  pas  des  êtres  sans  courage,  cependant  elle  «  altère  et 
passionne  la  vigueur  calme,  et  l'on  pourrait  dire  compacte, 
apanage  du  plus  excellent  des  tvpes  » .  Par  là  disparaît 
presque  toujours,  dans  le  groupe  issu  de  cet  hymen,  i.  le  pou- 
voir et  le  droit,  sinon  de  briller  beaucoup  plus  que  l'espèce 
blanche  et  de  penser  plus  profondément,  du  moins  de  lutter 
avec  elle  de  patience,  de  fermeté,  de  sagacité  (l).  »  Traits  pré- 
cieu.x  pour  la  psychologie  de  l'Arian,  et  qu'il  nous  faut  con- 

!  server  avec  soin  dans  notre  mémoire. 

I  Après  ces  compromissions  antérieures  à  leur  établissement, 
les  règlements  de  caste  se  sont  d'ailleurs  montrés  eux-mêmes 
impuissants  à  brider  les  passions  humaines,  à  combattre  cet 
attrait  pernicieux  que  la  chair  colorée  semble  exercer  sur  les 
.sens  de  l'homme  blanc.  Gobineavi  note  une  confirmation  écla- 
tante de  cet  entraînement  dans  le  Mahàbliârata,  où  l'on  voit 
les  fils  de  Pandous,  Arians  purs,  mais  ignorants  des  avantages 
de  la  caste,  s'enlizer  aussi  rapidement  que  les  Chamites  au 
sein  de  la  noire  population  des  provinces  qu'ils  conduisent. 
Leurs  adversaires  brahmaniques  durent  tout  au  moins  à  leurs 
règles  sévères  de  faire  vivre  jusqu'à  nos  jours,  et  pour  un 
temps  qu'on  peut  prévoir  considérable  encore,  la  société  qu'ils 
avaient   fondée.    C'a   été   sans  doute   au  prix  de  concessions 

(1)  T   I,  p.  390. 


CHAPITRE   IV  53 


incessantes  à  1  esprit  nèj>rc  indigène,  car  du  védisnie  est  né  de 
la  sorte  Tindouisme  actuel,  ce  j)anthéon  populaire  grimaçant 
et  difforme  qui  remplit  les  temples  de  Jicnarès.  «  Jusque-là, 
on  disait  que  les  dieux  étaient  beaux,  beaux  à  la  manière  des 
héros  arians  :  on  iTavait  pas  songé  à  les  portraire.  »  Mais 
l'homme  noir  et  l'homme  jaune  veulent  des  sensations  physi- 
ques, et  ne  peuvent  d'ailleurs  bien  comprendre  que  le  laid, 
<pie  les  idoles  grotesques  et  repoussantes.  Brahma,  dieu  des 
prêtres,  s'adjoignit  donc  Vischnou,  dieu  des  guerriers,  {)uis 
Siva,  dieu  tles  nègres. 

Et  quelques  signes  annonçaient,  vers  le  septième  siècle  avant 
Jésus-Christ,  la  corruption  grandissante  de  la  race.  Il  est  amu- 
sant de  voir  Gobineau  signaler  d'abord  parmi  ces  symptômes 
inquiétants  la  naissance  d  une  littérature  irrévérencieuse,  vol- 
iairienne  en  quelque  sorte,  ainsi  qu'en  témoigne  cette  anecdote 
empruntée  à  Burnouf.  Un  brahmane  avait  embrassé  le  métier 
d'homme  de  lettres.  "  Sa  femme  lui  conseilla  d'aller  se  mettre 
sur  le  passage  du  rajah...  et  de  lui  réciter  quelque  chose  qui 
put  lui  être  agréable.  Le  poète  trouva  l'idée  ingénieuse  et 
suivit  le  conseil  de  la  brahmani;  il  rencontra  le  roi  au  moment 
où  celui-ci  allait  faire  sa  promenade,  assis  sur  le  dos  de  son 
éléphant.  L'auteur  vénal  ne  se  piquait  pas  d'un  grand  respect  : 
Qui  des  deux  louerai-je,  se  dit-il.  Cet  éléphant  est  cber  et 
agréable  au  peuple.  Laissons  là  le  roi  :  je  vais  chanter  l'élé- 
phant. »  A  oilà,  conclut  le  narrateur,  le  "  laisser  aller  de  ce 
qu'on  nomme  aujourd  hui  la  vie  d'artiste  ou  de  journaliste  »  . 
Ces  façons  d'indépendance  préparaient  le  plus  terrible  assaut 
qu'ait  jamais  subi  l'organisation  brahmanique  des  castes,  c'est- 
à-dire  la  naissance  du  bouddbisme. 

Le  bouddhisme,  mal  distingué  du  brahmanisme  par  les  pre- 
miers indologues  et  offrant  aux  occidentaux  étonnés  certaines 
analogies  chrétiennes,  leur  apparut  d'abord  comme  une  reli- 
gion nettement  aryenne,  et  même  caractéristique  des  ten- 
dances morales  de  cette  race.  C'est  un  spectacle  que  nous 
donnerons  en  son  lieu.  Mais  on  commençait,  vers  le  milieu  du 
dix-neuvième  siècle,  à  revenir  sur  cette  appréciation,  à  signaler 
linlluence  indigène,  celle  des  basoes  classes   de  la   société, 


LE   COMTE    DE   GOBINEAU 


dans  le  succès  de  la  doctrine  de  Çakya-Mounl  (1).  A  défaut  du 
mérite  de  l'initiative  en  ce  mouvement  d'opinion,  on  doit 
laisser  du  moins  à  Gobineau  celui  de  la  netteté  et  de  l'énergie 
dans  la  proclamation  du  caractère  antiarian  qui  marquerait  le 
bouddhisme.  C'est,  pour  une  part,  sa  protestation  indignée  qui 
a  rallié  au  brahmanisme,  comme  nous  le  verrons,  les  disciples 
mêmes  des  premiers  fanatiques  du  bouddhisme. 

Avant  le  grand  réformateur,  un  brahmane  traître  à  son 
ordre,  Kapila,  avait  enseigné  déjà  le  dédain  des  règlements 
védiques  et  la  pratique  d'un  ascétisme  «  individuel  et  arbi- 
traire »  .  Çakva-Mouni,  plus  radical  encore  et  oul^lieux  de  son 
illustre  origine,  se  prit  à  répandre  dans  le  bas  peuple  des  doc- 
trines subversives  et  leur  donna  dès  le  début  de  sa  prédication 
leur  véritable  caractère  en  s'élevant  contre  la  séparation  des 
castes.  On  conçoit  l'abomination  d'une  pareille  tentative  au.x; 
yeux  de  Gobineau  :  c'est  tout  simplement  détourner  la  race 
blanche  du  droit  chemin  pour  la  précipiter  dans  l'abime  du 
mélange,  v  engloutissant  à  sa  suite  toute  la  noblesse  de 
l'espèce.  Digne  disciple  d'un  tel  maître,  Ananda,  cousin  du 
Bouddha  et  comme  lui  de  la  plus  haute  extraction,  acceptera 
bientôt  de  boire  à  la  cruche  d'une  femme  tchandala,  c'est-à- 
dire  placée  par  sa  naissance  irrcgulière  en  dehors  de  toute 
caste  et,  par  suite,  vivant  svmbole  du  mélange  uiterdit.  Puis, 
pour  comble  d'horreur,  il  épousera  cette  malheureuse.  "  Que 
des  novateurs  de  cette  force  exerçassent  de  la  puissance  sur 
l'imagination  du  bas  peuple,  on  le  conçoit  aisément,  "  s'écrie 
avec  dédain  (/obineau,  dont  le  sentiment  chrétien  eut  pu 
cependant  évoquer  ici  l'admirable  épisode  de  la  Samaritaine. 
Mais  nous  connaissons  assez  ses  préjugés  :  il  est  tout  à  l'indi- 
gnation que  lui  cause  une  mésalliance  inouïe  sur  les  bords  du 
Gange,  et  il  s  explique  aisément  dès  lors  les  triomphes  de  la 
propagande  bouddhiste,  u  II  était  aussi  flatteur  que  facile  de 
se  glorifier  de  vertus  intimes  et  inaperçues^  de  débiter  des  dis- 
cours de  morale,  et  aussitôt  d'être  tenu  pour  saint  et  quitte  du 


(1)  Pavie  indique  nettement  dans   ses   études  sur  l'Inde  antique,  parues  peu 
après  VEssai.  que  telle  était  alors  la  tendance  de  l'érudition  indologique. 


CHAPITRE    IV  55 

reste.  "  Quel  est  ce  reste,  sinon  les  quartiers  de  noblesse 
blanche,  nécessaire  à  la  beauté  visible  du  corps  comme  à  la 
valeur  plus  cachée  du  caractère?  Le  défaut  du  bouddhisme, 
c'est  que,  procédant  à  l'inverse  de  ce  «  qui  se  volt  dans  les 
véritables  philosopbles  " ,  au  lieu  de  faire  que  la  loi  morale 
découle  de  l'ontologie,  il  fait  dépendre  l'ontologie  de  la  loi 
morale.  En  d'autres  termes,  on  n'est  pas  bon  pour  avoir  bien 
agi,  mais  on  agit  bien  quand  on  est  >•  bon  n  au  sens  que 
Nietzsche  reconnaîtra  à  ce  vocable  après  Gobineau  dans  sa 
morale  des  maitres,  c'est-à-dire  bien  né.  Le  châtiment  mérité 
de  la  doctrine  nouvelle  fut  de  montrer  d'une  manière 
éclatante  le  peu  que  réussit  à  produire  pour  les  hommes 
et  pour  les  sociétés  "  une  doctrine  politique  et  religieuse 
qui  se  pique  d'être  basée  uniquement  sur  la  morale  et  la 
raison  i» .  Il  ne  put  s'établir  de  façon  durable  dans  l'Inde. 
Au  sein  de  cet  édifice  social  si  merveilleusement  cimenté  par 
les  brahmanes,  le  Bouddha  lui-même  dut  reconnaître  sa  fai- 
blesse et  se  montrer  infidèle  à  ses  principes.  Il  fut  obligé  par 
l'opinion  de  respecter  les  castes:  il  recula  devant  les  consé- 
quences de  son  propre  enseignement  en  créant  des  motifs 
d'exclusion  phvsiques  et  moraux  qui  fermèrent  l'entrée  de  sa 
secte.  Encore,  malgré  ces  palinodies,  la  doctrine  perverse  se 
vit-elle  chassée  de  son  pavs  d'origine  après  une  lutte  de  mille 
ans;  elle  ne  s'implanta  que  là  où  les  castes  sont  ignorées, 
dans  certaines  provinces  de  la  Chine  et  du  Thibet,  et  n'y  dirige 
même  que  >.  les  consciences  des  classes  les  plus  viles  »  .  Elle  a 
montré  par  son  exemple  a  à  quel  point  d'avilissement  tombe 
bientôt  une  théorie  rationaliste  qui  s'aventure  hors  des  écoles 
et  va  entreprendre  la  conduite  des  peuples  » .  Le  rationalisme 
du  dix-huitième  siècle  fut  égalitaire  comme  le  bouddhisme,  et 
les  deux  doctrines  sont  ici  pareillement  répudiées  par  l'arya- 
nisme  impérialiste. 

Il  faut  bien  avouer  d'autre  part  que  le  brahmanisme  a 
décliné,  lui  aussi,  sans  interruption  par  suite  de  ses  concessions 
forcées  aux  lents  progrès  du  sang  noir.  Néanmoins,  telle  est  la 
puissance  des  castes  que,  conquise  à  plusieurs  reprises  par 
des  races  plus  blanches,  la  société  hindoue  a  toujours  survécu 


56  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 

à  ses  maîtres,  plus  rapidement  contaminés  qu'elle-même.  Et 
Gobineau,  étudiant  dans  un  curieux  paragraphe  les  métis 
européens  qui  se  produisent  actuellement  encore  dans  cette 
grande  colonie  britannique,  en  fixe  la  valeur  d'après  l'intensité 
du  principe  blanc  transmis  par  le  père.  Suivant  que  celui-ci 
est  Anglais,  Irlandais,  Français,  Italien  ou  Portugais,  les  varia- 
tions sont  notables  :  le  sang  anglais,  qui  a  conservé  tant  d'affi- 
nités avec  l'essence  ariane,  produit  d'ordinaire  des  métis  beaux 
et  intelligents.  Quant  à  ceux  qui  naquirent  jadis  de  l'union  des 
Aryas  et  des  jaunes  vers  le  nord-est,  les  Mahrattes  et  les  Bir- 
mans, par  exemple,  ce  sont  de  courageux  soldats,  et  la  famille 
hindoue  n'a  pas  eu  à  »  gémir  des  parentés  jaunes  qu'elle  s'est 
données  »  autant  que  de  ses  alliances  mélaniennes. 


CIIAPIÏIIE    y 

LA    RACE    JAUNE 

Venons  donc  à  la  race  jaune,  qui,  pour  la  première  fois, 
apparaît  nettement  ici  comme  un  des  éléments  du  mélange 
ethnique.  Le  problème  de  ses  destinées  est  assez  actuel  pour 
qu'il  soit  utile  de  l'examiner  dès  à  présent  sous  l'originale 
lumière  que  projeta  la  thèse  aryaniste  à  ses  débuts.  L'Essai 
accorde  même  à  cette  famille  humaine  une  importance  consi- 
dérable dans  le  passé  de  notre  propre  race  ;  nous  apprendrons 
qu'elle  couvrit  d'abord  l'Europe  tout  entière  et  n'a  cessé  de 
jouer  un  rôle  ethnique  décisif  en  notre  évolution  occidentale. 

Pour  le  moment,  nous  demeurons  en  Asie,  a6n  d'v  examiner 
la  plus  antique  et  la  plus  typique  des  civilisations  issues  de  ce 
groupe  de  peuples,  l'empire  chinois,  et  nous  contemplons 
d'abord  le  portrait  physique  de  l'homme  jaune  que  Gobineau 
va  brosser  sous  nos  yeux.  C'est  une  esquisse  assez  fantaisiste, 
où  la  passion  a  plus  de  part  que  le  sens  historique.  Les  formes 
du  corps  sont,  dit-il,  ramassées,  trapues,  sans  beauté  ni  grâce, 
avec  quelque  chose  de  grotesque  et  souvent  de  hideux.  «Dans 
la  physionomie,  la  nature  a  économisé  le  dessin  et  les  lignes; 
sa  libéralité  s'est  bornée  à  l'essentiel  :  un  nez,  une  bouche,  de 
petits  yeux  sont  jetés  dans  des  faces  larges  et  plates  et  semblent 
tracés  avec  une  négligence  et  un  dédain  tout  à  fait  rudimen- 
taires.  »  Evidemment,  le  Créateur  n'a  voulu  faire  qu'une 
ébauche,  poursuit  notre  homme,  sans  s'apercevoir  qu'il  prête 
gratuitement  au  Créateur  ses  propres  animosités,  et  il  conclut 
par  ce  trait  admirable  :  »  Les  cheveux  sont  rares  chez  la  plu- 
part de  ces  peuplades;  on  les  voit  cependant,  et  comme  par 
réaction,    effroyablement    abondants    chez    quelques-unes    et 


58  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

descendant  jusque  dans  le  dos  (1) .  "  Ces  gens-là  n'ont  vraiment 
de  bonne  grâce  et  de  retenue  en  aucune  chose. 

Passons  aux  caractères  moraux.  Supérieurs  aux  nègres  par 
certaines  facultés  intellectuelles,  les  jaunes  ne  méritent  guère 
d'être  placés  au-dessus  des  noirs  si  l'on  examine  l'ensemble  de 
leur  psychologie.  L'absence  d'imagination,  les  tendances  uti- 
litaires les  distinguent,  comme  nous  l'avons  déjà  dit.  Ce  sont 
des  races  mâles  par  excellence  en  opposition  aux  prétendues 
dispositions  féminines  du  noir.  Ils  montrent  beaucoup  de  téna- 
cité et  de  suite  dans  leurs  vues,  et  ce  trait  les  rapprocherait 
des  blancs,  s'ils  n'appliquaient  ces  qvialités  à  des  idées  terre  à 
terre  ou  ridicules.  De  cette  disproportion  entre  le  but  et  les 
moyens  naît  à  la  fois  leur  orgueil  profondément  convaincu  et 
leur  médiocrité  non  moins  caractéristique.  Après  tout,  «il  faut 
aussi  en  convenir,  cette  tendance  générale  et  unique  vers  les 
choses  humblement  positives  et  la  iixilé  de  vues,  conséquence 
de  l'absence  d'imagination,  donnent  aux  peuples  jaunes  plus 
d'aptitudes  à  une  sociabilité  grossière  que  les  nègres  n'en 
possèdent.  Les  p>lus  ineptes  esprits  n'ayant  pendant  des  siècles 
qu'une  seule  pensée  dont  rien  ne  les  distrait,  celle  de  se 
vêtir  et  de  se  loger,  finissent  par  obtenir  clans  ce  genre  des 
résultats  plus  complets  que  des  gens  qui,  naturellement  non 
moins  stupides,  sont  encore  dérangés  sans  cesse  des  réflexions 
qui  pourraient  leur  venir  par  des  fusées  d'imagination.  »  Grâce 
à  ces  qualités  relatives,  les  jaunes  se  sont  trouvés  de  tout  temps 
propres  à  former  au  moins  la  j)artie  passive  de  civilisations 
d'un  ordre  élevé. 

Voyons-les  en  action  «  à  la  Chine  " ,  comme  écrit  Gobineau 
par  un  souvenir  du  dix-huitième  siècle.  Une  première  difficulté 
se  présente  devant  notre  systématique  historien  :  il  a  professé 
qu'une  civilisation  durable  ne  saurait  s'établir  sans  la  collabo- 
ration du  sang  blanc.  Il  s'efforce  donc  de  sou  mieux  à  rajeunir 
contre  toute  évidence  la  culture  chinoise,  afin  de  pouvoir  la 
faire  sortir,  comme  l'égyptienne,  de  l'Inde  ariane.  Puis  il 
affirme  alors,  sur  la  foi  de  vagues  documents,  que  l'Empire 

(1;T.  I,p,  454. 


CHAPITIU-;    V  5» 

céleste  fut  en  effet  conquis  et  organisé  tout  d'abord  par  une 
bande  éniigrée  de  kschattryas  ou  guerriers  bindous  réfrac- 
taires  aux  empiétements  sacerdotaux  du  bralimanisme  et 
décides  à  abandonner  à  jamais  une  patrie  sans  reconnaissance 
et  sans  égards  pour  la  valeur  de  leur  bras.  Et,  produisant  ici 
l'un  des  argviments  les  plus  saugrenus  de  sou  répertoire,  Gobi- 
neau va  même  nous  expliquer  par  cette  dernière  circonstance 
l'opposition  si  évidente  des  institutions  cbinoises  et  védiques. 
En  haine  de  leur  ingrate  patrie,  ces  kscbattryas  bilieux  impo- 
sèrent à  leurs  sujets  jaunes  des  lois  absolument  inverses  de 
celles  dont  ils  avaient  souffert.  C'est  ainsi  qu'ils  intronisèrent 
l'égalité  civique  pour  protester  contre  les  règlements  de 
castes,  et  la  noblesse  ascendante  (c'est-à-dire  remontant  à 
l'occasion  des  enfants  aux  parents),  afin  de  narguer  ces  privi- 
lèges du  sang  qui  formaient  le  fondement  de  la  société  brah- 
manique! 

Toutefois,  l'autorité  politique  établie  par  eux  ne  trahit  pas 
le  même  esprit  de  paradoxe  que  leur  code,  car  elle  vient 
directement  du  génie  de  la  race  blanche  et  s'adapte  seidement 
aux  dispositions  des  jaunes  à  la  Chine,  comme  aux  besoins  des 
nègres  en  Assyrie.  Ici  se  place  un  ingénieux  développement 
qui  fixe  assez  nettement  les  vues  gouvernementales  de  Gobi- 
neau. Le  législateur  blanc,  dit-il,  prit  toujours  pour  type  do 
l'autorité  le  droit  du  père  de  famille  sur  ses  enfants,  et  consi- 
déra comme  analogue  à  ce  droit  celui  du  monarque  sur  les  sujets, 
parce  que  le  souverain  avait  à  remplir  les  mêmes  devoirs  de 
])atronage  et  de  direction  :  conception  patriarcale  qui  résvdte 
de  l'importance  accordée  dans  la  race  blanche  à  la  famille 
comme  cellule  sociale,  et  aux  pouvoirs  de  son  chef,  véritable 
autocrate  à  son  fover.  Par  la  domination  universelle  de  la  race 
noble,  cette  vue  primordiale  s'est  imposée  aux  deux  autres; 
mais,  dans  son  interprétation,  toutes  trois  se  séparent  nette- 
ment, révélant  par  là  l'essence  de  leur  caractère. 

L'Arian  pur  pense  aussitôt.  Cette  paternité  royale  est  une 
fiction;  un  chef  d'Etat  n'est  pas  un  père,  parce  qu'il  ne  saurait 
porter  le  même  Intérêt  permanent  au  bien  de  sa  famille 
innombrable,  et  cet  homme  de  sens  d'arrêter  «  tout  court  le 


60  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

1  développement  de  la  théorie  patriarcale  «  .  Ses  monarques 
seront  donc  des  ma^jistrats  électifs,  pères  de  leurs  sujets  dans 

I  un  sens  très  restreint,  exerçant  une  autorité  fort  surveillée  par 
des  gentlemen  qui  nourrissent  déjà  dans  leur  cœur  un  lointain 
idéal  de  constitution  anglaise. 

Le  nègre,  réduit  en  servitude  par  les  armes  et  insensible  à 
tout  autre  argument  que  celui  de  la  violence,  traduit  la  for- 
mule patriarcale  par  le  despotisme  sanguinaire,  dont  le  type 
fut  créé  en  Mésopotamie  lors  des  premiers  contacts  blancs- 
noirs.  Son  roi  est  un  père  qui,  aimant  bien  peut-être,  châtie 
plus  sûrement  encore.  «  Q"  un  souverain  d'Assyrie  se  plon- 
geât dans  des  cruautés  exorbitantes...  le  peuple  en  souf- 
frait sans  doute;  mais  comme  les  têtes  s'exaltaient  devant  de 
tels  tableaux,  comme  au  fond  le  Sémite  (devenu  noir)  com- 
prenait bien  rexagération  passionnée  des  actes  de  la  toute- 
puissance,  et  comme  la  férocité  la  plus  dépravée  en  grandis- 
sait encore  à  ses  yeux  l'image  gigantesque  (I)!  »  Un  prince 
doux  et  tranquille  ris({uait  chez  ces  gens-là  de  devenir  un 
objet  de  dédain.  Barbier  n'a-t-il  pas  écrit  pour  des  nations  que 
Gobineau  apparentera  à  ce  Sémite  : 

Ainsi  passez,  passez,  monarques  débonnaires. 

Doux  pasteurs  de  l'humanité... 

Le  peuple  perdra  voire  nom, 
Car  il  ne  se  souvient  (jue  de  riiomme  qui  tue 

Avec  du  sabre  et  du  canon. 

Notre  prosateur  apporte,  lui  aussi,  une  certaine  puissance 
oratoire  dans  une  analvse  d'ailleurs  souvent  arbitraire  :  et  nous 
aurons  plus  d'ime  fois  à  faire  observer  que  VEssai  revêt,  en 
somme,  les  allures  d'un  poème  épique  et  symbolique. 

Voici  venir  par  contraste,  afin  de  faire  comprendre  les  dis- 
positions politiques  de  la  troisième  race,  une  scène  de  famille 
qui  pourrait  fournir  un  amusant  sujet  de  décoration  pour  une 
potiche  à  fond  vert.  Les  (Ihinois,  en  effet,  ne  conçurent  pas  le 
principe  d'autorité  comme  les  nègre^.  Esprits  très  prosaïques, 

(1)  T.  I,  p.  470. 


CIIAI'ITRE    V  61 

l'excès  leur  faisait  horreur  en  toutes  choses,  et  Tahiis  de  pou- 
voir n'échappait  pas  à  celte  réprohation  instinctive.  Le  senti- 
ment publie  en   était  révolté;  le  monarque  qui  s'en  rendait 
coupable  perdait  aussitôt  tout  })restige,  détruisait  tout  respect 
pour   son    gouvernement.   Aussi,  le  patriarcat  arian,  tout  en 
prenant  parmi   ces  jaunes  la    forme  du  pouvoir  absolu,   (pii 
exprimait  le  fait  de  la  conquête  blanche,  demeura  bénin  dans 
la  pratique  parce  que  le  sens  des  sujets  «n'appelait  pas  de  trop 
grosses  démonstrations  d'arrogance».  Le  souverain  peut  théo- 
riquement tout  ce  qu'il  veut,   «  mais  dans  la  pratique,  s'il  veut 
une  énormitc,  il  a  bien  de  la  peine  à  l'accomplir.  La  nation  se 
montre  irritée,   les   mandarins  font  entendre  des  représenta- 
tions,  les    ministres,   prosternés  au   pied   du  trùne    impérial, 
gémissent  tout  haut  des  aberrations  du  père  commun;  et  le 
père  commun,  au  milieu  de  ce  tollé  général...  se  voit  isolé  et 
n  Ignore  pas  que,  s'il  continue  dans  la  route  où  il  s'engage, 
l'insurrection  est  au  bout.  "  Ce  serait  donc  là,  en  somme,  bien  , 
qu  à  un  degré  moindre  que  chez  les  blancs  peut-être,  le  gou-i 
vernemcnt  de  l'opinion  et  un  commencement  de  parlementa- 


risme. 


Aussi  le  spectacle  de  la  Chine   arrache-t-il  à  Gobineau   un 
aveu  bien  flatteur  pour  le  bon  sens  jaune,  c'est  que  l'apogée  v  fut 
atteint  en  matière  d'organisation  pralitpie;  à  ce  point  de  vue, 
le  Céleste-Empire  a  obtenu  des  résultats  plus  parfaits  et  sur- 
tout plus  durables  qu'on  ne  le  voit  dans   les  pays  de  l'Europe 
moderne.  Il  est  impossible  «  de  se  défendre  de  la  réflexion  que, 
si  les  doctrines  des  écoles  que  nous  appelons  socialistes  venaient 
jamais  à  s  appliquer  età  réussir  parmi  nous,  le  ncc  j)lns  ultra  du 
bien  serait  d'obtenir  ce  que  les  Chinois  sont  parvenus  à  immo- 
biliser chez  eux  »  .  Ce  rapprochement  était  de  mode  au  milieu 
du  di.x-neuvième  siècle,  et  l'auteur  de  ÏEssai  remarque  mali- 
cieusement que  les  fondateurs  des  écoles  égalitalres  en  Europe 
n  ont  pas  le  moins  du  monde   repoussé  la  condition  première 
et  indispensable    du   succès  de  leurs  idées,  qui  est   la   théo- 
cratie.   Fourier   et  Proudhon,  chefs   d'État,  seraient   bientôt 
amenés  à  instituer  un    mandarinat   revêtu   d'une    investiture 
religieuse.  Inutile,  d'ailleurs,  d'insister  sur  les  sentiments  de 


62  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

Gobineau  devant  ce  spectacle  a  sans  l)eauté  et  sans  dignité  "  . 
J'avoue,  dit-il,  que  tant  de  bienfaits,  conséquences  de  tant  de 
^conditions,  ne  me  paraissent  pas  séduisants.  "  Sacrifier  sur  la 
huche  du  boulanger,  sur  le  seuil  d'une  demeure  confortable, 
sur  le  banc  d'une  école  primaire  ce  que  la  science  a  de  trans- 
cendantal,  la  poésie,  de  sublime;  les  arts,  de  magnifique...  c'est 
trop,  c'est  trop  donner  aux  appétits  de  la  matière.  »  Ce  ton, 
qui  rappelle  assez  celui  de  Stendhal  parlant  d'Edimbourg  ou  de 
Philadelphie,  paraît,  il  faut  lavouer,  quelque  peu  puéril;  sans 
doute  il  est  facile  au  philosophe  déjuger  de  la  sorte  quand  les 
appétits  de  la  matière  sont  chez  lui  préalablement  rassasiés; 
mais  ceux  qui  n'ont  pas  le  même  avantage  possèdent  vraiment 
quelques  excuses  pour  placer  le  pain,  le  logis  et  l'école  au- 
dessus  des  envolées  de  la  poésie,  fût-ce  celle  de  l'auteur 
à'Amadis.  Une  fois  de  plus  notre  Gascon  trahit  en  ces  lignes 
le  fonds  un  peu  noir  de  son  tempérament,  et  l'excès  de  la 
raison  utilitaire  parait  le  choquer  plus  encore  que  les  dange- 
reuses exaltations  de  la  passion  artistique.  Mais  ces  convictions 
raisonnées  parlent  après  ses  préférences  instinctives;  malgré  le 
jugement  dédaigneux  que  nous  venons  de  rapporter,  Gobineau 
ne  se  montre  pas  trop  sévère  à  la  Chine  dans  son  appréciation 
d'ensemble.  Et  pour  explifjuer  des  mérites  qu'il  ne  peut  nier, 
il  préfère  reconnaître  dans  cette  constitution  pondérée  et 
durable  une  grande  part  de  collaboration  blanche.  Il  écrira  à 
l'occasion  les  «  Arians  chinois  »  (l),  et  c'est  le  plus  beau  titre 
d'honneur  dont  il  dispose;  tandis  que  précédemment  il  les 
honorait  de  la  qualification  de  peuple  mâle,  en  compagnie  des 
Germains  et  des  premiers  Romains,  à  la  différence  des  Arians 
hindous.  En  effet,  la  durée  considérable  de  l'Empire  du  Milieu, 
plus  stable  encore  que  l'édifice  social  du  brahmanisme,  le 
pénètre  d'une  admiration  singulière  :  il  croit  ce  corps  politique 
éternel,  et  l'annonce  vigoureux  encore  quand  l'Europe  aura 
dés  longtemps  passé  à  d'autres  chimères  réformatrices  que 
celles  du  temps  présent.  Or,  au  regard  de  ce  conservateur 
décidé,  la  durée  apparaît  en  général  comme  le  critérium  de  la 

(1)T.  II,  p.  6. 


CHAPITRE   V  03 

A-aleur  :  il  n'a  qu'aversion  pour  notre  mobilité  occidentale,  dont 
on  pourrait  cependant  prétendre,  en  comparant  l'état  actuel 
de  TEurope  à  celui  de  l'Asie  jaune,  qu'elle  forme  la  condition 
nécessaire  de  la  vie  et  du  progrès. 

Quant  au  Japon,  féodal  encore  à  l'heure  de  VEssai,  Gobi- 
neau le  voit  à  peu  près  dans  la  situation  où  se  trouva  la  Chine 
sous  les  descendants  immédiats  des  kschattrvas  réfractaires. 
C'est  dire  qu'à  ses  yeux  la  haute  société  tout  au  moins  y 
doit  contenir  des  éléments  blancs  assez  prépondérants,  car 
féodalité  et  aryanisme  sont  synonymes  à  son  avis.  Il  v  a  quelque 
mérite  dans  cette  vue  prophétique  en  somme,  et  que  les  dis- 
ciples du  comte  n'auront  qu'à  amplifier  pour  expliquer  l'état 
de  chose  actuel  et  l'incroyable  essor  de  ce  peuple  nouveau 
depuis  sa  révolution  de  1870.  Le  développement  certain  de 
l'imagination  et  du  sentiment  artistique  dans  larchipel  ^Nippon 
pourra  de  son  côté  se  voir  justifier  par  des  éléments  noirs, 
qu'on  rencontre  encore  assez  purs  au  nord  de  ses  îles  et  qui 
doivent  exister  aussi  vers  le  sud,  car  on  les  trouve  bien  plus 
prépondérants  vers  le  midi  de  la  Chine,  où  leur  union  avec  les 
jaunes  a  produit  la  famille  malaise.  C'est  là,  notons-le  en  pas- 
sant et  sans  nous  y  arrêter  plus  longuement  que  le  comte,  le 
deuxième  des  mélanges  simples  de  races,  le  noir-jaune,  comme 
nous  avons  vu  le  Sémite  blanc-noir.  Les  Malais,  paisibles  et 
bien  doués,  formeront  l'élément  passif  des  civilisations  de 
rExtréme-Orient  et  de  l'Amérique,  mais  ne  joueront  toutefois 
aucun  rôle  important  dans  les  destinées  du  globe,  parce  qu'il 
manque  à  leur  sang  l'infusion  noble. 


CHAPITRE    VI 


LA    GRECE 


Négligeant  pour  un  moment  la  civilisation  iranienne,  assez 
sacrifiée  dans  VEssai,  et  que  nous  retrouverons  comme  thème 
d'un  ouvrage  spécial  de  Gobineau,  V Histoire  des  Pej^ses,  nous 
abordons  avec  lui  les  rivages  dentelés  de  la  Grèce,  où  va  se 
jouer  l'un  des  plus  émouvants  épisodes  du  drame  des  mé- 
langes. 

L'origine  de  la  civilisation  grecque  doit  être  recherchée 
dans  le  mouvement  migratoire  d'une  tribu  ariane,  les  Hellènes, 
qui,  abandonnant  pour  des  raisons  inconnues  la  pairie  primi- 
tive, vint  par  le  nord  occuper  la  péninsule  des  Balkans.  Les 
Hellènes  s'avancèrent  en  conquérants;  et  il  est  fort  important 
de  déterminer  dès  à  présent  la  nature  ethnique  des  peuplades 
qu'ils  soumirent.  Là,  comme  partout,  en  somme,  car  Gobineau 
a  introduit  un  peu  de  jaune  jusqu'en  Assyrie  (1),  et  beaucoup 
de  noir  même  en  Chine,  ce  furent  d'une  part  des  populations 
jaunes  alors  maîtresses  de  l'Europe  entière,  comme  nous  le 
verrons,  et  tout  au  plus  un  peu  relevées  déjà  par  des  alliances 
japlîétiques,  celtes  et  slaves;  d'autre  part,  des  éléments  méla- 
niens  ou  sémitiques,  apportés  par  les  flots  complaisants  de  la 
Méditerranée  (:2),  la  mer  propice  aux  rapprochements  dange- 
reux, la  véritable  entremetteuse  des  nations  de  son  bassin. 

Ces  prémices  sont  établies  par  une  analvse  fort  ingénieuse 
des  plus  anciens  mvthes  de  la  poésie  hellénique.  Gobineau  est 

(1)  T.  I,p.  271. 

(2)  Gobineau  fut  sans  doute  entraîné  en  ces  pactes  par  les  vues  excessives  de 
Movers  sur  le  séniitisine  uiediicrranéen.  M.  Y.  Bérard  vient  de  reprendre  avec 
talent  ces  études  grcco-pîiéniciennfs. 


CHAPITRE  VI 


véritablement  à  son  aise  dans  la  fable,  dont  il  manie  avec  une 
dextérité  remarquable  les  values  et  mobiles  éléments  :  qualité 
acquise  sans  aucun  doute  à  l'école  de  l'érudition  allemande, 
(jui  la  possédée  à  un  si  liant  degré.  Observons  donc  avec  bu 
dans  sa  valeur  ethnique  ce  Deucalion,  dont  les  petits-enfants 
fondèrent  les  différentes  tribus  grecques.  Il  était  fils  de  Promé- 
tbéc,  un  Titan,  c'est-à-dire  un  Arian,  mais  aussi  de  Clvmène, 
issue  de  l'Océan,  autrement  dit  une  Sémite  méditerranéenne. 
Voilà  le  mélange  attaché  aux  premiers  pas  de  la  race  conqué- 
rante. De  plus,  Deucalion  épousa  Pyrrha,  fille  de  Pandore,  et 
cette  belle-mère  du  héros  éponyme  avait  été  formée  du  limon 
de  la  terre;  traduisez  une  autochtone  d'origine  tinnique.  Déjà, 
à  la  Chine,  on  nous  avait  montré  l'homme  blanc  façonnant  lui- 
même  d'autres  hommes  du  limon  de  la  terre,  car  <»  la  pensée 
ariane  grecque  et  ariane  chinoise  n'a  trouvé,  à  des  distances 
immenses,  que  le  même  mode  de  manifestation  pour  repré- 
senter deux  idées  complètement  identiques  :  le  mélange  d'un 
rameau  arian  avec  des  aborigènes  sauvages  et  l'appropriiAion 
de  ces  derniers  aux  notions  sociales  "  .  Pour  comble  d'impru- 
dence, le  fils  de  Deucalion,  Hellen,  père  de  tous  les  chefs  de 
tribus  grecques,  épousa,  lui  aussi,  une  autochtone,  car  son  nom, 
Orséis,  veut  dire  la  Montagnarde. 

De  la  sorte,  les  Titans  arians  furent,  dès  l'origine,  souillés 
aussi  bien  de  noir  que  de  jaune,  et  les  trois  ingrédients  néces- 
saires à  la  commodité  de  la  psychologie  gobinienne  se  trouvent 
heureusement  préparés  sur  la  palette  de  l'écrivain.  Ces  héros 
des  temps  mythiques  n'en  conservèrent  pas  moins  une  bonne 
part  de  l'énergie  blanche,  en  sorte  qu'on  les  divinisa  justement 
par  la  suite.  Leurs  descendants  demeurèrent  plus  semblables 
à  eux-mêmes,  plus  valeureux,  plus  consciencieux  dans  le  uord 
de  rilellade,  parce  qu'ils  y  furent  moins  exposés  aux  apports 
sémitiques  de  la  Méditerranée.  Si  ces  provinces  septentrio- 
nales, douées  de  peu  d'imagination  et  de  talents,  ne  fournirent 
presque  rien  à  l'art,  elles  se  distinguèrent  en  revanche  par  les 
instincts  militaires  et  rudes  de  leurs  citoyens,  ainsi  (jue  par 
leur  génie  pratique  :  «  double  caractère  dû  incontestablement 
à  un  hymen  de  l'essence    blanche  ariane  avec  des  principes 


66  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

jaunes,  »  par  lequel  fut  préparée  la  grandeur  macédonienne  et 
les  soldats  de  la  phalange. 

Dans  le  sud  cependant  se  développait  la  civilisation  bril- 
lante qui  nous  est  connue  par  les  poèmes  d'Homère.  Achille, 
hlond,  aux  yeux  bleus,  est  un  Arian  presque  pur.  Thésée,  par- 
courant le  monde  Tépée  à  la  maui,  semble  "  un  vrai  Scandi- 
nave 1) ,  un  cousin  des  Vikings.  Pour  Ulysse,  (jobineau  nous 
offre  une  bien  jolie  analyse  de  son  caractère,  considéré  comme 
celui  d'un  Arian  sémitisé,  d'un  homme  qui  »  nommerait  cer- 
tainement dans  sa  généalogie  plus  de  mères  chananéennes  que 
de  femmes  arianes  » .  Sa  faculté  de  compréhension  est  éton- 
nante, et  sans  bornes  sa  ténacité  dans  ses  projets  ;  sous  ce  double 
rapport,  il  est  arian.  On  le  voit  non  seulement  ingénieux  dans 
la  conception,  inébranlable  dans  la  résolution,  mais  encore 
habile  à  gouverner  ses  passions  autant  qu'à  tempérer  celles 
des  autres,  modéré  quand  il  le  veut,  modeste  parce  que  l'or- 
gueil est  une  enflure  maladroite  de  la  raison;  et  tout  cela, 
avec  un  peu  de  bonne  volonté,  peut  encore  passer  pour  florai- 
sons de  la  souche  noble.  Mais,  courageux  seulement  quand  il  le 
faut,  astucieux  par  préférence,  prêt  à  séduire  de  sa  parole 
dorée  tout  imprudent  qui  l'écoute  plaider,  c'est  le  sang  sémi- 
tique qui  parle  en  lui;  Ulysse  trahit  plus  nettement  encore  les 
faiblesses  de  ses  pères  par  son  sens  artistique  :  il  est  sculpteur, 
ayant  taillé  lui-même  son  lit  nuptial  dans  un  tronc  d'olivier 
et  incrusté  merveilleusement  d'ivoire  cette  œuvre  délicate. 
L'auteur  de  ces  lignes  ne  songeait  certes  pas  en  les  écrivant 
que  lui-même  se  passionnerait  un  jour  pour  cet  art  d'origine 
ambiguë.  Enfin  il  nous  eût  été  précieux  d'avoir  une  psvchologie 
aussi  détaillée  d'Ajax,  «véritable  Arian  finnois  (1),  "  mais  nous 
devons  nous  contenter  de  cette  brève  indication  ou  la  compléter 
nous-même  à  notre  fantaisie.  Notons  seulement  que  la  nuance 
du  type  grec  à  laquelle  appartient  le  fils  de  Laërte  est  des- 
tinée à  une  plus  haute,  plus  rapide,  mais  aussi  plus  fragile 
fortune  que  sa  congénère.  La  gloire  intellectuelle  de  la  Grèce 
sera  l'amvre    de  la  fraction  ariane  alliée   au  sang  sémitique, 

(1)  T.  II.  p.  10. 


GHAPITIIE    VI  67 

tandis  que  la  grande  prépondérance  extérieure  de  ce  pays 
au  temps  d'Alexandre  résultera  de  l'action  des  »  populations 
quelque  peu  mongolisécs  du  nord  d  . 

La  description  de  la  vie  ariane  grecque  vers  les  temps  homé- 
riques est  fort  brillante  dans  YEssai.  Le  principe  de  la  société 
réside  dans  la  liberté  personnelle,  comme  il  est  de  tradition 
chez  cette  race  d'élite.  Le  gouvernement  est  monarchique, 
mais  limité  par  l'autorité  des  pères  de  famille,  parla  puissance 
<ies  traditions,  par  le  crédit  des  prescriptions  religieuses.  On  y 
remarque  de  fortes  traces  de  cette  hiérarchie  féodale  propre 
à  l'esprit  arlan,  et  préservatif  assez  efficace  contre  les  incon- 
Yénients  principaux  du  «  fractionnement  "  né  de  l'esprit  d'in- 
dépendance. Pour  bien  comprendre  ce  qu'était  un  roi  grec 
aux  prises  avec  les  sentiments  égalitaires  de  ses  sujets,  il  n'est 
rien  de  mieux  que  d'étudier  le  coup  d'Etat  d'Ulysse  contre  les 
amants  de  Pénélope.  «  On  y  voit  sur  quel  terrain  scabreux 
opérait  l'autorité  du  prince,  même  ayant  de  son  côté  le  droit 
et  le  bon  sens.  »  En  effet,  des  hommes  si  avides  d'honneur, 
•de  gloire,  d'indépendance,  étaient  naturellement  portés  à  se 
mettre  au-dessus  les  uns  des  autres  et  à  réclamer  des  distinc- 
tions extraordinaires.  Or,  pour  atteindre  l'idéal  proposé,  il  n'y 
avait  pas  d'autre  moyen  que  d'être  "  le  plus  arian  possible  », 
de  résumer  le  plus  certainement  les  vertus  de  la  race.  D'où 
l'importance  attachée  à  la  pureté  des  généalogies.  Par  là,  le 
sceptre,  bien  que  donné  en  principe  à  l'élection,  trouva  cepen- 
dant dans  le  "  respect  dont  on  entourait  les  grands  lignages  » 
une  forte  cause  de  se  transmettre  exclusivement  au  sein  de 
quelques  descendances.  Telle  serait  en  général  l'origine  de  la 
monarchie  héréditaire  chez  les  Arians;  conciliation  du  prin- 
cipe électif  et  de  la  superstition  du  sang. 

Quant  à  l'idée  de  caste,  on  en  rencontre  aussi  quelques  ves- 
tiges, mais  l'hellénisme  «  eut  intérêt  aux  mésalliances  "  et 
d'autres  fols  «se  vit  forcé  de  les  subir  •>  Néanmoins,  le  classe- 
ment des  citoyens  se  lit  longtemps  d'après  la  valeur  de  chaque 
descendance.  Les  vertus  individuelles  venaient  après.  On  se 
souvient  que  le  renversement  de  cette  hiérarchie  morale  si  pro- 
fondément ariane  forma  le  grief  principal  de  Goljineau  contre 


(;8  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

le  bouddliisnie.  Admirons  encore  dans  la  Grèce  homérique  la 
p^rande  situation  faite  à  la  femme  par  les  Arians,  ces  féministes 
avant  l'heure,  qui  méritent  toutes  les  sympathies  du  beau  sexe. 
Clytemnestre  offre  un  type  excellent  de  ces  matrones  hautaines, 
de  ces  noljles  et  généreuses  créatures,  sœurs  lointaines  de  la 
femme  alticre,  aux  cheveux  blonds,  aux  yeux  bleus,  aux  bras 
blancs,  que  les  épopées  hindoues  montrent  aux  côtés  des  Pan- 
davas  et  que  nous  retrouverons  dans  les  forêts  germaniques. 
Pour  ces  héroïnes,  "  l'obéissance  passive  n'était  pas  faite.  » 
l'Ile  était  faite  au  contraire  pour  les  populations  aborigènes 
soumises  par  le  glaive  arian;  mais  l'esclavage  qui  leur  est 
imposé  garde,  on  nous  lassure  du  moins,  un  caractère  de 
douceur  marquée,  de  patronage  bénévole.  Le  maître  «  met  la 
main  à  la  pâte  »  dans  tous  les  genres  de  travaux  et  le  serf  ne 
«  subit  d'autre  malheur  réel  que  celui  d'être  dominé  » .  C'est 
en  général  une  préoccupation  familière  aux  aryanistes  ou 
impérialistes  que  de  pallier  autant  que  possible,  pour  les 
époques  qu'ils  admirent,  pour  les  territoires  qu'ils  détiennent, 
le  caractère  de  brutalité  de  la  conquête.  Esclaves  helléniques, 
manants  du  moyen  âge  ou  coloniaux  britanniques  seront  pro- 
clamés les  gens  les  plus  heureux  du  monde  sous  leurs  seigneurs 
féodaux,  comme  sous  leurs  mentors  du  Civil  Service.  Pourtant, 
en  ce  qui  concerne  le  cas  présent,  il  faut  avouer  qu'on  perçoit 
dans  Hésiode,  par  exemple,  l'écho  de  tout  autres  sentiments 
(juc  ceux  de  la  satisfaction,  et  que  les  plaintes  des  petites  gens 
résonnent  dès  lors  avec  une  amertume  presque  révolution- 
naire. iMais  Gobineau  rapporterait  sans  doute  ces  criailleries 
sans  conséquence  aux  progrès  de  la  sémitisation  méditerra- 
néenne. 

Il  peul  négliger  ces  murmures,  mais  une  autre  face  de  l'es 
clavage  grec  primitif  l'embarrasse  davantage,  de  même  que 
l'AngleteiTC  rencontre  dans  l'Afrique  du  Sud  des  problèmes 
plus  ardus  que  dans  l'Inde.  C'est  la  servitude  de  l'homme 
blanc,  lorsqu'il  est  prisonnier  de  guerre.  En  principe,  dit-il, 
dans  la  patrie  asiatique,  il  n'était  pas  permis  de  réduire  en  ser- 
vage un  Arian,  c'est-à-dire  un  homme,  et  l'oppression  réservée 
aux  individus  de  race  noire  et  jaune  (qui  n'avaient  pas  droit  à 


CHAPITP.E    VI  C9 

ce  dernier  litre)  n'était  pas  censée  constituer  une  violation 
d'un  dogme  de  la  loi  naturelle.  Mais,  après  la  séparation  des 
tribus  blanches,  chacune,  «  s'imaginant  seule  de  son  espèce,  » 
ne  se  fit  aucun  scrupule  d'user  des  prérogatives  de  la  force 
dans  toute  son  étendue,  même  sur  les  parents  que  l'on  rencon- 
trait et  qui  n'étaient  plus  reconnus  pour  tels.  On  eut  donc  des 
esclaves  blancs  et  métis,  et  la  restriction  égalitaire  ne  s'ap- 
pliqua plus  qu'aux  membres  de  la  cité. 

Quittant  à  regret  cette  noble  Grèce  arianc,  au.\  traits  si  impo- 
sants, nous  allons  entamer  l'étude  de  la  Grèce  sémitique,  qui 
lui  succéda,  et  qui,  après  les  républiques  chananéenncs,  va 
nous  offrir  le  second  e.\eniple  de  l'action  délétère  du  sang 
noir,  au  moins  sur  les  qualités  politiques  des  blancs.  Tandis 
que  les  alliances  dangereuses  croissaient  en  nombre  sur  les 
rivages  dentelés  de  la  Méditerranée,  on  vit  d'abord  la  religion 
se  compliquer  et  s'abaisser  tout  à  la  fois.  Cette  u  fièvre  d'ido- 
lâtrie »  est  appelée  dans  les  écoles  l'aurore  de  la  civilisation. 
(1  Je  nV  contredis  pas,  dit  Gobineau;  il  est  certain  que  le  génie 
asiatique  était  aussi  mûr  et  même  pourri  que  le  génie  arian 
grec  était  inexpérimenté  et  ignorant  de  ses  voies  futures.  Ce 
dernier,  encore  étourdi  de  la  longue  traite  que  venaient  de 
fournir  ses  mâles  auteurs  à  travers  tant  de  pays  et  tant  de 
hasards,  n'avait  pas  encore  trouvé  le  loisir  de  se  raffiner.  Je 
ne  doute  pas  cependant  que,  s'il  avait  eu  assez  de  temps  pour 
se  reconnaître  avant  de  tomber  sous  Hinfluencc  assyrienne,  il 
eût  mieux  agi,  et  de  façon  à  devancer  la  civilisation  euro- 
péenne. Peut-être  aurait-il  donné  moins  de  hauteur  aux 
triomphes  artistiques  des  Grecs,  mais  leur  vie  politique,  plus 
noble,  plus  respectable,  aurait  été  beaucoup  plus  longue.  »  C'est 
donc  toujours  la  durée  plutôt  que  l'éclat  qui  est  proposée 
comme  idéal  aux  institutions  d'un  peuple.  Mais  pourquoi  s'at- 
tarder à  regretter  ce  qui  ne  devait  pas  voir  le  jour?  Le  contraire 
de  ce  beau  rêve  fut  réalisé:  l'esprit  asiatique  se  vit  bientôt  en 
état  d'imposer  à  ce  qui  restait  d'esprit  arian  un  compromis 
conforme  à  ses  exigences.  Même  il  put,  tant  il  était  fort,  ne 
laisser  à  son  associé  que  des  apparences,  capables  de  leurrer 
sans  le  satisfaire  un  goût  de  liberté  si  indélébile  dans  la  nature 


70  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

blanche  que,  quand  la  chose  n'existe  pas,  c'est  alors  surtout 
qu'on  s'efforce  de  mettre  le  mot  en  relief.  La  démocratie 
grecque  fut  donc  l'expression  de  l'esprit  sémitique  demi-noir, 
revêtu  d'un  masque  arian;  et  si  l'on  songe  que,  par  l'intermé- 
diaire de  Plularque,  cette  démocratie-là  a  singulièrement 
déteint  sur  nos  sociétés  modernes,  on  conviendra  que  l'analyse 
présente  un  intérêt  tout  particulier. 

Le  génie  de  Sem  noirci  poussait  à  l'absolutisme  complet; 
mais  qui  donc  allait  devenir  le  dépositaire  de  ce  pouvoir  sans 
contrepoids.  Un  roi?  c'était  maintenant  demander  l'impossible 
à  des  groupes  hétérogènes  qui  n'avaient  plus  assez  de  cohé- 
sion ethnique  pour  se  réunir  sur  un  terrain  aussi  étroit.  D'une 
part,  l'absolutisme  sous  forme  monarchique  répugnait  aux 
traditions  libérales  des  Arians,  encore  écoutées  chez  leurs 
descendants;  d'autre  part,  l'esprit  sémitique  «  n'avait  pas  de 
fortes  raisons  de  s'y  tenir  "  ,  étant  habitué  dès  lors  aux  formes 
républicaines  en  vigueur  sur  la  côte  de  Chanaan.  Incapables  de 
se  plier  à  la  régularité  de  l'hérédité  dynastique,  les  Sémites 
noirs  ne  souhaitaient  pas  une  institution  qui,  chez  eux,  n'avait 
jamais  puisé  son  origine  dans  le  choix  libre  du  peuple,  mais 
toujours  dans  la  conquête  ou  dans  la  violence,  et  souvent  dans 
la  violence  étrangère. 

On  imagina  donc  en  Grèce  de  couronner  une  personne 
fictive,  la  Patrie^  et  on  ordonna  au  citoyen,  par  tout  ce  que 
l'homme  peut  imaginer  de  plus  sacré  et  de  plus  redoutable, 
par  la  loi,  le  préjugé,  le  prestige  de  l'opinion  publique,  de 
sacrifier  à  cette  abstraction  ses  goûts,  ses  idées,  ses  habitudes, 
jusqu'à  ses  relations  les  plus  intimes.  ]Sous  retrouvons  ici, 
comme  on  le  voit,  le  procédé  cher  à  Gobineau  et  déjà  utilisé  par 
lui  dans  l'Inde  et  à  la  Chine,  qui  consiste  à  traduire  les  insen- 
sibles résultats  des  nécessités  vitales  et  des  faits  sociaux  par 
l'intention  préconçue  et  persévérante  don  ne  sait  quel  légis- 
lateur anonyme,  d'esprit  compliqué  ou  baroque.  La  constitu- 
tion despotique  de  la  cité  grecque,  le  dévouement  sans  bornes 
du  citoyen  à  la  Patrie  comme  les  exigences  sans  limites  de  la 
Patrie  du  citoyen,  sortirent  en  réalité  de  l'état  anarchique  de 
ces  régions  exposées  à  tant  d'incursions  diverses;  l'individu, 


CHAPITRE   VI  71 

sentant  sa  faiblesse,  sacrlHa  tout  au  {groupement,  qui  seul  le 
pouvait  sauver  à  Theure  du  danger.  Mais,  sans  argumenter, 
savourons  les  suggestives  imprécations  de  VEssai  contre  la 
conception  «  sémitique  "  de  la  Patrie.  La  l^atric  se  réservait 
le  monopole  de  l'éducation  de  l'individu.  "  Devenu  homme, 
elle  le  mariait  quand  elle  voulait;  quand  elle  vovdait  aussi, 
elle  lui  reprenait  sa  femme  pour  la  transmettre  à  un  autre,  ou 
lui  attribuait  des  enfants  qui  n'étaient  pas  de  lui;  ou  encore, 
ses  enfants  propres,  elle  les  envoyait  continuer  une  famille 
près  de  s'éteindre...  Enfin,  le  bruit  se  répandait-il  que  le  triste 
citoyen  ainsi  morigéné  obéissait  trop  bien  aux  caprices  inces- 
samment renouvelés  de  son  despote  nerveux  et  acariâtre;  en 
un  mot,  pouvait-on,  non  pas  même  prouver,  mais  penser  <|u'il 
était  immodérément  honnête  homme,  la  Patrie,  perdant  pa- 
tience, le  faisait  jeter  hors  de  ses  frontières.  "  Ce  «  triste 
citoven  »  se  flattait  pourtant  d'être  libre  parce  qu'il  n'était  pas 
soumis  à  un  homme  et  que,  «  s'il  rampait  avec  une  servilité 
sans  égale,  »  c'était  aux  pieds  de  la  Patrie.  Tels  furent  les 
effets  délétères  dus  à  l'importation  de  cette  «  monstruosité 
chananéenne  » .  De  quelle  ironie  les  mots  ne  sont-ils  pas 
capables,  et  combien  ils  changent  de  valeur  selon  les  passions 
de  parti  qui  les  vivifient!  La  Patrie,  création  oppressive  de 
l'esprit  sémitique,  voilà  une  thèse  historique  qui  étonnerait 
fort  certains  de  nos  contemporains  (1). 

Cependant,  comme  il  fallait  des  représentants  en  chair  et 
en  os  à  cette  abstraction  gouvernementale,  le  sentiment  arian 
fut  (1  assez  séduit  "  par  la  proposition  de  confier  la  délégation 
suprême  aux  plus  nobles  familles  de  l'Etat.  «  A  la  vérité,  dans 
les  époques  où  il  avait  été  livré  à  lui-même,  il  n'avait  jamais 
admis  que  les  vénéral>les  distinctions  de  la  naissance  consti- 
tuassent un  droit  exclusif  au  gouvernement  des  citoyens.  » 
Désormais,  il  était  assez  perverti  pour  subir  les  doctrines  abso- 
lues. Aussi  institua-t-on  soit  des  rois,  soit  des  archontes,  ou 
des  conseils  de  nobles;  mais,  de  façon  ou  d'autre,  l'adminis- 

(1)  A  notre  é|>ofjue  féodale,  dit  le  rornte  (t.  II,  p  29),  on  n'employait  guère 
le  mot  pali-ie.  C'est  avec  le  triomphe  des  couches  gallo-romaines  que  le  patrio- 
tisme a  recommencé  à  être  une  vertu. 


72  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

tratlon  des  cités  grecques  se   modela  complètement  sur  celle 
des  villes  phéniciennes. 

Les    résultats    politiques   d'une    telle   organisation    rendent 
Gobineau  fort  indulgent  au  despotisme  sans  voiles,  à  la  tyrannie 
personnelle,  si  fréquente  dans  les  villes  helléniques;  car,  dit-il, 
l'expérience  de  tous  les  siècles  a  montré  qu'il  n'est  pire  op- 
pression que  celle  qui  s'exerce  au  profit  de  fictions,  déléguant 
leurs  pouvoirs  à  des  mandataii'cs.  Ceux-ci,  n'étant  pas  supposés 
agir  par  égoïsme,  acquièrent  le  droit  de  commettre  impuné- 
ment les  plus  grandes  énormités.  Au  lieu  que  l'aventurier  qui, 
par  un  coup  de  force  ou  d'adresse,  s'emparait  de  temps  à  autre 
du  pouvoir  dans  une  république  grecque,  non  seulement  ne 
faisait  jamais  rien  que  la  Patrie  n'eût  fait  avant  lui,  mais  se 
montrait  généralement  plus  doux  et  plus  humain.  Pourtant, 
en  dépit  des  services  que  ces  tyrans  pouvaient  rendre  et  de  la 
légèreté  de  leur  joug,  "le  point  d'honneur  voulait  (ju'ils  fussent 
maudits;»    malgré  l'analogie  de  leurs  procédés  avec  ceux  du 
gouvernement  ordinaire,  on  se  rabattait  sur  ceci  que  les  excès 
de  l'usurpateur  ne  profitaient  qu  à  lui,  et  que  les  sacrifices 
demandés  par  les   souverains    à  tête  multiple  revenaient  au 
bien  général.  L'objection  est  a  assez  vide  " ,  poursuit  Gobineau, 
l'absolutisme  d'un  ou  de  plusieurs  ayant  les  mêmes  effets,  du 
moment  qu'on  n'a  plus  la  conscience   d'être  un  homme,  de 
relever  en  dernier  ressort  de  la  raison  et  de  l'équité.   «  Auprès 
de  Pisistrate,  une  fantaisie  inattendue  peut  me  perdre;  auprès 
des  Alcméonides,  c'est  un  hasard  de  majorité.  »  Fai])lc  avan- 
tage (1)!  Avec  ou    sans   tyrannie,  le    gouvernement  des  cités 
grecques  était  n  exécrable,  honteux,  parce  que,  dans  quelque 


(1)  Ainsi,  plutôt  un  lion  tyran  qu'un  {gouvernement  d'opinion  trop  miniilieux. 
C'est  là,  quoi  qu'en  pense  notre  aryaiiiste,  un  trait  profondément  méditerranéen 
dans  son  caractère,  et  que  nous  verrons  s'épanouir  dans  sa  bizarre  partialité 
pour  les  empiétements  despotiques  d'Alexandre  en  Asie.  On  reconnaît  ici 
l'individualisme  excessif,  prompt  à  passer  d'un  extrême  à  l'autre  et  à  préférer 
une  tyrannie  sans  nul  contrôle  à  une  délégation  gouvernementale,  qu'il  ne  sait 
pas  maintenir  dans  de  justes  limites.  La  pondération  entre  l'individualisme  et 
le  sens  social,  le  libéralisme  en  un  mot,  est  le  grand  art  des  peuples  germa- 
niques. Les  Grecs  ont  péri  pour  avoir  mérité  des  tyrans,  mais  non  pour  les 
avoir  combattus. 


CHAl'ITllE    VI  73 

main  qu'il  louihàl,  il  ne  supposait  pas  rcxislencc  d'un  droit 
inhérent  à  la  personne  du  gouverné...  parce  qu'il  venait  en 
droite  ligne  de  la  théorie  assyrieîiîie,  parce  que  ses  racines 
premières,  certaines  hien  qu'inaperçues,  plongeaient  dans 
Tavilissanle  conception  que  les  races  noires  se  font  de  l'auto- 
rité (l)  »  • 

De  ce  déplorable  spectaltle,  on  peut  se  délasser  par  l'aspect 
reposant  de  la  Grèce  septenlrionale.  Là,  les  voisins  n'étant 
pas  Sémites,  mais  Celles  ou  Slaves  finniscs,  le  contact  de  leurs 
éléments  blancs  mêlés  de  jaune  ne  produisit  pas  les  consé- 
quences à  la  fois  «'  fél»riles  et  débilitantes  »  qui  caractérisent 
les  immixtions  asiatiques  du  Sud  et  la  promiscuité  méditerra- 
néenne. La  royauté  subsista  :  on  se  gouverna  nol)lement  avec 
des  notions  de  liberté  qui  «  possédaient  en  utilité  réelle  l'équi- 
valent de  ce  qu'elles  avaient  de  moins  en  arrogance...  Ainsi 
le  flambeau  arian,  j'entends  le  flaml)eau  poliiifjue,  brûlait  réel- 
lement, bien  que  sans  éclairs  et  sans  éclats,  dans  les  montagnes 
macédoniennes  »  . 

Dans  le  Sud,  au  contraire,  comme  jadis  à  Tvr  et  par  les 
mêmes  voies,  allait  s'accomplir  jusqu  au  bout  l'évolution  dé- 
mocratique. Un  jour  vint  où  l'on  se  demanda  pourquoi  les 
nobles  représentaient  seuls  la  l'alrie  et  pourquoi  les  riches 
n'en  pouvaient  faire  autant.  Question  fort  logique,  puisque  les 
nobles  ne  possédaient  guère  plus  de  noljlesse  à  cette  heure 
que  le  reste  de  leurs  concitoyens  et  que,  si  le  sang  sémitique 
dominait  dans  les  chaumières,  il  n'avait  pas  moins  envahi  les 
palais,  la  mésalliance  avant  là  aussi  fait  son  œuvre,  par  la 
nécessité  de  redorer  périodiquement  les  Idasons.  "  Très 
promptement,  les  grandes  familles  helléniques,  considérant 
rinlluence  et  les  gros  revenus  de  certaines  races  plébéiennes, 
s'étaient  alliées  à  elles  et  ainsi  dégradées  (2).  »  Dans  ces  con- 
ditions, les  riches  n'avaient  pas  tort  de  prétendre  au  gouver- 
nement de  l'État,  mieux  placé  après  tout  entre  leurs  mauis 
qu'il  le  fut  plus  tard  entre  celles  des  matelots  du  [*irée  cl  des 


(1)T.  n,  ,..36. 

(2^  T.  II.  ]).  38,  CM  n  )te. 


74  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

fainéants  déguenillés  du  Pnyx.  Car  bientôt  ceux-ci  réclamèrent 
leur  part  d'influence,  et  ils  l'obtinrent  en  effet.  Ce  fut  alors  le 
règne  de  l'anarchie  démocratique  dans  toute  son  horreur. 
Triste  bilan,  soupire  notre  philosophe,  et,  pour  en  faire  l'objet 
de  l'admiration  des  siècles,  il  n'a  fallu  rien  moins  que  l'élo- 
quence admira])le  des  historiens  nationaux.  «  Sous  peine  de 
passer  pour  des  monstres,  ces  habiles  artistes  n'étaient  pas 
libres  de  discuter,  bien  moins  encore  de  blâmer  le  révoltant 
despotisme  de  la  Patrie.  Je  ne  crois  même  pas  que  la  magni- 
ficence de  leurs  périodes  aurait  suffi  à  elle  seule  pour  égarer 
le  ]jon  sens  des  époques  modernes  dans  une  puérile  extase,  si 
l'esprit  tordu  des  pédants  et  la  mauvaise  foi  des  rhéteurs  théo- 
riciens ne  s'étaient  ligués  pour  obtenir  ce  résultat  et  recom- 
mander l'anarchie  athénienne  à  l'imitation  de  nos  sociétés. 
On  trouva  la  chose  plus  belle  parce  qu'elle  était  exj)liquée  en 
grec.  »  Ce  qui  se  fait  sans  les  Athéniens  est  perdu  pour  la 
gloire,  disait  le  proverbe  antique,  mais  la  gloire  cpie  dispensent 
les  Athéniens  n'a  pas,  on  le  voit,  le  privilège  d'éblouir  notre 
aryanistc.  Son  dégoût  va  jusqu'à  le  rendre  sévère  au  culte 
olympique  de  la  beauté,  de  la  vigueur  du  corps,  auquel  cer- 
tains aryanistes  plus  modernes  rattachent  précisément  tous 
leurs  espoirs  d'avenir;  il  établit  par  là  une  fois  de  plus  que  la 
nuance  de  son  aryanisme  propre  fut  bien  plutôt  intellectuelle 
et  ethnique  que  phvsique  ou  anthropologique,  a  .le  ne  dis 
rien,  écrit-il,  des  concours  déjeunes  filles  nues  dans  le  Stade; 
je  n'insiste  pas  sur  cette  exaltation  officielle  de  la  beauté  phv- 
sique, doni  le  but  reconnu  était  d'étal)lir  pour  l'Etat  des  haras  à 
citoyens  vertement  taillés,  corsés  et  vigoureux;  maisje  dis  que 
la  fin  de  toute  cette  bestialité  était  de  créer  un  ramas  de  misé- 
rables sans  foi,  sans  pudeur,  sans  humanité,  capables  de  toutes 
les  infamies,  et  façonnés  d'avance,  esclaves  qu'ils  étaient,  à 
l'acceptalion  de  toutes  les  turpitudes.  " 

Cependant  le  peuple  grec,   «  parce  qu'il  était  anan  avait 
trop  de  bon  sens,  et  parce  qu'il  était  sémite  avait  trop  d'esprit  " 
pour  ne  pas  sentir  que  sa  situation  ne  valait  rien.  Mais  l'énergie 
lui   manqua  pour  les  mesures  radicales;   il  ne  sut  employer 
que  des  palliatifs  secondaires.  Ainsi  Socrate,  qui  avait  vu  le 


CMAIMTRE   M  75 

mal  ot  l'avait  dénonce  un  peu  trop  haut  en  se  déclarant 
l'anta^joniste  du  patriotisme  absolu,  fut  frappé  pour  sa  sincérité 
déplaisante.  On  se  repentit  ensuite  de  ce  crime,  et  l'on  eûl 
voulu  ressusciter  le  sage;  mais  c'était  surtout  le  «  rossignol 
des  Muses  »  que  l'on  regrettait,  l'homme  élocpient,  controver- 
siste  amusant,  logicien  ingénieux.  Le  dilctlantisme  artistique 
seul  pleurait;  pour  le  sens  politique,  il  était  «  inconvertis- 
sahle,  parce  qu'il  fait  partie  intime,  intégrante,  de  la  nature 
même  des  races  »  et  retlète  leurs  défauts  comme  leurs  qua- 
lités. 

Considérons  du  moins  un  moment  ce  "  dilettantisme  artis- 
tique 1) ,  l'unique  façade  ensoleillée  de  Thellénisme,  et  consta- 
tons qu'ici  Gobineau  s'incline  de  bonne  grâce,  indiquant  seu- 
lement par  une  légère  réserve  la  nature  exacte  de  ses  sentiments. 
Il  s'est,  dil-il,  montré  assez  peu  admirateur  des  Hellènes  au 
point  de  vue  des  institutions  sociales  pour  avoir  maintenant  le 
droit  de  parler  avec  une  admiration  sans  bornes  de  celte  nation 
sur  le  terrain  du  l)eau.  «  Je  minclinc  avec  sympathie  devant 
les  arts,  qu'elle  a  si  l)ien  servis  ..  tout  en  réservant  mon  respect 
pour  des  choses  plus  essentielles  (1).  "  Moins  mélanisés  que  les 
Chamites,  les  Grecs  les  imitèrent  en  les  perfectionnant  dans 
les  arts  plastiques  et  dans  la  poésie  Ivrique.  Car  Homère  et 
Hésiode,  encore  arians,  cultivèrent  la  Muse  épique  et  didac- 
tique, positive  et  raisonnable  personne  dont  le  commerce 
convient  au  caractère  de  la  race  blanche.  L'effusion  Ivrique 
qui  vint  ensuite  et,  sans  doute,  la  tragédie  qui  sortit  du 
lyrisme  révèlent  déjà  «  quelque  chose  de  Texaltation  nègre  » . 
N'évoquons  pas  trop  tôt  cette  déplaisante  image;  l'auteur  de 
r^^^ae  accorde  que,  pour  un  instant,  grâce  à  une  pondération 
délicate  de  l'élément  arian  et  sémitique  avec  une  certaine 
proportion  de  principes  jaunes,  l'épanouissement  de  l'art  grec 
éblouit  à  bon  droit  le  monde.  Il  demeurera  à  jamais  sans 
rival,  «  parce  que  des  combinaisons  de  races  pareilles  à  celles 
qui  le  causèrent  ne  peuvent  plus  se  représenter.  »  Pourquoi 
donc  sans  rival,  nous  permettrons-nous  d'objecter  ici?  Sans 

(1)  T.  II,  p.  45. 


76  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

analogue,  tout  au  plus,  car,  si  la  même  combinaison  ne  peut 
en  effet  reparaître,  pourquoi  n'en  verrait-on  pas  surgir  une 
autre  qui  fût  encore  plus  favorable  à  Fart  :  cela  n'est  aucune- 
ment expliqué. 

Nous  passerons  rapidement  sur  les  luttes  de  la  Grèce  contre 
l'Asie,  parce  que  nous  les  retrouverons  bien  plus  longuement 
décrites  dans  VHistoire  des  Perses.  Dès  lors,  les  succès  mili- 
taires des  Hellènes  apparaissent  à  Gobineau  tout  à  la  fois 
exagérés  par  la  vanité  nationale  et  insignifiants  parleur  portée 
pratique.  Les  héros  de  Salamine,  «  du  moment  qu'ils  n'étaient 
pas  plus  arians  qu'à  Suze,  »  devaient  être  vaincus  tôt  ou  tard 
par  les  masses  innombrables  des  soldats  du  grand  Roi.  Sans 
doute,  ils  débutèrent  par  des  succès,  d'ailleurs  immérités,  dis 
eurent  beau  s'abandonner  les  uns  les  autres,  commettre  des 
lâchetés  impardonnal)les  et  les  plus  lourdes  fautes,  le  roi 
Xerxès  s'obstina  à  être  plus  fou  qu'ils  n'étaient  maladroits., 
et  alla  se  faire  battre,  à  la  stupéfaction  générale,  par  des  gens 
plus  étonnes  que  lui  de  leu?'  bonheur,  et  qui  n'en  sont  jamais 
revenus  » .  L'éloquence  a  lirodé  sur  ce  thème  avec  une  abon- 
dance qui  ne  peut  surprendre  de  la  part  d'une  nation  si  spiri- 
tuelle. "  Comme  déclamation,  c'est  enthousiasmant,  mais,  à 
parler  sensément,  tous  ces  beaux  triomphes  ne  furent  qu'un 
accident.  »  A  la  longue,  la  Perse  était  assurée  d  avoir  le  des- 
sus, et  l'eut  en  effet. 

Ce  résultat  fatal  ne  fut  retardé  que  d'une  heure  par  la  péri- 
pétie inattendue  de  la  conquête  macédonienne.  Nous  avons 
dit  les  réserves  d'énergie  blanche  accumulées  dans  le  Nord. 
La  phalange  mit  d'abord  la  main  sur  la  Grèce,  puis,  plus 
ariane  que  la  Perse,  la  soumit  sans  effort.  Seulement,  beau- 
coup moins  nombreux  que  les  Iraniens  zoroastriens,  qui 
s'étaient  contaminés  assez  lentement  au  contact  de  l'Assvrie 
sémitique,  les  Macédoniens,  pour  leur  part,  s'engloutirent 
tout  d'un  coup  dans  leurs  vénéneux  triomphes  (1)  et  dispa- 
rurent dans  la  masse  mélanisée  de  leurs  sujets  asiatiques.  Et 
dès  lors  l'Egypte,  l'Assyrie,  la  Grèce,  demeurèrent  fondues  en 

(1)  T.  II.  p.  60. 


CHAPITRE    VI  '.-i 

un  tout  presque  homogène.  Ce  l'ut  la  civilisation  «  hellénis- 
tique »  des  Ptolcniées,  des  Séleucides,  à  demi  noire,  sous  son 
vernis  athénien,  et  dont  la  faculté  principale,  bien  éloignée 
du  pouvoir  créateur,  a  été  justement  nommée  récleclisme 
«  Elle  ambitionna  constamment  le  secret  de  concilier  des 
éléments  inconciliables,  débris  des  sociétés  dont  la  mort  faisait 
sa  vie.  »  On  la  voit  coudre  et  recoudre  en  soupirant  des  lam- 
beaux bizari'cs  et  usés  qui  ne  peuvent  tenir  ensemble.  «Le 
premier  peuple  un  peu  plus  énergique  qui  lui  met  la  main  sur 
réj)aulc  déchire  sans  peine  le  fragile  et  prétentieux  tissu.  » 

Nous  quitterons,  sur  cette  belle  image,  un  chapitre  rempli 
de  courage  intellectuel  dans  le  parti  pris  et  de  détails  ingé- 
nieux dans  la  prévention  puérile  :  œuvre  d'un  esprit  singuliè- 
rement souple  et  hn,  mis  au  service  dune  conviction  trop 
exclusive.  On  ne  peut  refuser  à  son  auteur  le  tribut  d'une 
admiration  méritée.  }>ous  retrouverons  la  civilisation  hellénis- 
tique quand  elle  commencera  l'œuvre  de  la  corruption  de- 
Rome. 


CHAPITRE    VII 


LES     CELTES 


Le  début  du  cinquième  livre  de  VEssai  n'est  pas  moins 
babile  que  la  conclusion  du  quatrième,  bien  qu'utilisant  des 
matériaux  tout  différents  :  là  les  productions  achevées  de  l'an- 
tiquité classique,  ici  les  fuyantes  données  de  la  tradition 
populaire.  Il  traite  des  habitants  primitifs  de  l'Europe,  et  son 
auteur  déploie  la  plus  grande  industrie  pour  nous  convaincre 
que  ces  premiers  occupants  furent  des  ya«?ie5.  Dans  une  hypo- 
thèse toute  gratuite,  qui  a  été  dédaigneusement  repoussée  par 
les  savants  dès  son  apparition,  mais  qui  est  sans  inlluence  sur 
la  valeur  de  sa  théorie  ethnique,  Gobineau  tire  des  peuples 
jaunes  d'Amérique.  Ils  auraient  traversé  le  détroit  de  Behring 
et  la  Sibérie,  pour  couvrir  à  la  fois  l'Asie  septentrionale  et 
tout  le  sol  européen  aux  temps  préhistoriques.  Ces  jaunes  ou 
Finnois  seraient  le  peuple  des  cités  lacustres  et  des  dolmens, 
monuments  mystérieux  qu'on  retrouve  partout  sur  leurs  pas. 
Et  notre  auteur  appuie  son  assertion  d'une  analyse  fort  ingé- 
nieuse, trahissant  l'influence  allemande  par  l'intelligence  sym- 
pathique qui  s'y  révèle  pour  les  créations  de  Tàme  populaire 
et  pour  les  données  du  "  folklore  "  ;  car  les  frères  Grimm  eu 
Allemagne,  devançant  La  Yillemarqué  en  France,  avaient 
donné  les  modèles  de  ce  genre  d'érudition.  Gobineau  retrouve 
pour  sa  part  dans  le  nain  des  légendes  rustiques  la  personnifi- 
cation du  Finnois,  petit  de  taille,  habile  dans  l'art  du  forgeron, 
souvent  voleur  d'enfants  blancs,  parce  qu'il  entend  les  marier 
plus  tard  à  ceux  de  sa  race  afin  de  l'améliorer.  Richard  Wagner 
a  mis  quelque  chose  de  ces  caractères  dans  le  Mime  de  Sieg- 
fried, dont  la  cosmogonie  rudimentaire   place    aussi  sous  la 


CHAPITRK    Vil  79 

terre,  dans  les  cavernes,  les  ISiebelun^en,  nains  forgerons; 
au  clair  soleil,  les  Géants  arians;  dans  les  nuées,  les  dieux, 
parents  de  ces  héros,  leurs  dignes  adversaires  et  leurs  futurs 
compagnons.  Remarquez  que  les  nains  sont  souvent  chauves 
dans  les  contes,  et  souvenez-vous  que  la  dél)ilité  du  système 
pileux  est  un  trait  spécifique  chez  la  plupart  des  jaunes;  ces 
derniers  se  montrent  grossièrement  sensuels,  et  »  toutes  les 
histoires  d'ondines  amoureuses,  dépouillées  des  ornements 
que  la  poésie  y  a  joints,  sont  aussi  peu  édifiantes  que  possil)lc  » 
On  retrouve  quelques  traits  de  ces  nains  dans  les  Pygmées 
d'Homère  et  jusque  dans  ceux  d'Aristotc,  bien  que  ce  philo- 
sophe les  place  aux  sources  du  Nil,  ce  qui  n'est  pas  précisé- 
ment européen.  Mais  Gobineau  ne  s  embarrasse  pas  pour  si 
peu  de  chose  et  attribue  cette  méprise  au  fait  que  le  précep- 
teur d'Alexandre  vivait  »  à  une  époque  où  la  mode  scienti- 
fique voulait  que  tout  vînt  de  1  Egvpte"  .  Il  relégua  donc  au  delà 
•des  cataractes  des  nains  qu'il  ne  savait  pas  situer  bien  exacte- 
ment. 

Les  faunes  de  la  fable,  le  dieu  Pan,  aux  allures  grossières, 
nous  sont  encore  donnés  comme  allégories  de  l'homme  jaune 
■et  comme  témoignages  de  son  immense  diffusion  européenne. 
Enfin,  un  développement  linguistique  éblouissant  de  verve  et 
d'abondance,  mais  dont  les  profanes  même  pressentent  les 
gratuites  audaces,  achève  la  mise  au  jour  de  la  base  finnique, 
sur  laquelle  reposerait  l'édifice  ethnique  de  l'Europe  contem- 
poraine. 

Ces  tribus  jaunes  se  virent  de  bonne  heure  conquises  par 
des  nations  blanches,  soit  arianes,  telles  que  lesThraces  et  les 
lllyriens,  pères  des  Albanais;  soit  encore  slaves,  telles  que  les 
Ibères  et  les  Etrusques,  qui  joueront  un  rôle  capital  dans  la 
fondation  de  Rome.  Retenons  donc  que  ces  derniers  sont  des 
Slaves  finnisés.  Leur  religion  à  elle  seule  trahirait  la  présence 
assurée  du  sang  jaune,  si  l'on  acceptait  cette  ingénieuse  ana- 
lyse morale  :  a  Tandis  que  le  prêtre  chaldéen,  monté  sur  une 
des  tours  dont  le  relief  de  Babylone  ou  de  Ninive  était  hérissé, 
suivait  la  marche  des  astres  et  apprenait  à  calculer  leur  orbite, 
Je  devin  étrusque,  gros,  gras,  à  large  face,  errant,  triste  et 


XO  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

effaré,  dans  les  forêts  et  les  marécages  salins  qui  bordent  la 
mer  tvrrhénienne,  interprétait  le  bruit  des  échos,  pâlissait  aux: 
roulements  de  la  foudre,  frissonnait  quand  le  bruissement  des 
feuilles  annonçait  à  sa  gauche  le  passage  d'un  oiseau,  et  cher- 
chait à  donner  un  sens  aux  mille  accidents  vulgaires  de  la 
solitude.  "  Qui  ne  reconnaîtrait  là  l'esprit  chinois,  tendant  «  à 
l'hébétement,  comme  le  sémite  tend  à  l'affolement  (1)  "  .  Nous 
l'avons  dit  :  pour  Gobineau,  la  préhistoire  du  blanc  dans  le 
Nord  apparaît  aussi  évidemment  teintée  de  jaune  qu'elle  l'est 
de  noir  vers  le  Midi. 

Mais  l'alluvion  blanche  qui  modifia  surtout  ces  tribus  mon- 
goliques  fut  déposée  à  la  suite  de  la  conquête  celtique  ou  gal- 
lique.  Ce  sont  ici  nos  ancêtres  qui  entrent  en  scène,  et  nous 
devons  nous  arrêter  quelque  temps  à  leur  psychologie, 
comme  à  celle  du  plus  important  mélange  blanc-jaune,  du 
fondement  ethnique  de  l'Europe  occidentale,  mère  elle-même 
de  la  civilisation  contemporaine. 

Les  Celtes  primitifs  ou  Galls  devraient,  en  bonne  logique, 
embarrasser  assez  sérieusement  Gobineau.  De  corps,  ce  sont 
de  véritables  Arians,  si  l'on  en  croit  les  textes  classiques,  qui 
les  montrent  grands,  blonds,  de  peau  très  blanche.  Et  ceci 
n'est  pas  surprenant  au  sortir  de  la  pureté  asiatique,  où  tous 
les  blancs  devaient  avoir  à  peu  de  chose  près  le  même  aspect, 
les  Arians  proprement  dits  n'étant  guère  distincts  de  leurs 
frères  celtes  et  slaves,  de  leurs  cousins  sémites  et  chamites. 
Mais  pour  le  tempérament  les  choses  se  gâtent,  et  l'interpré- 
tation ethnique  devient  fort  gênante.  Les  Celtes  apparaissent, 
d  une  part,  courageux  jusqu'à  l'excès;  de  l  autre,  légers  et 
changeants  jusqu'à  la  frivolité.  Ainsi  les  a  dépeints  César;  ainsi 
les  voit  jusqu'aux  temps  modernes  un  élève  de  Nietzsche  qui 
cherchait  hier  encore  leur  rôle  dans  le  mélange  européen  (2). 

(i)  T.  II,  p.  122. 

(2)  Driesmaxs,  Da<;  Kellentum,  Leipzig,  1900.  Voici  une  anecdote  caracté- 
ristique sur  la  légèreté  du  Celte  Richelieu.  »  Au  cours  d'une  délibération 
importante  sur  les  affaires  de  l'Etat,  en  présence  de  la  reine-mère  Marie  de 
Médicis,  il  imagina  soudain  d'exécuter  un  pas  de  danse  frivole,  une  sorte  de 
cancan.  Et  la  souveraine  fut  si  choijuée  de  cette  attitude  qu'elle  ne  voulut  plus 
rien  avoir  à  faire  avec  Richelieu.  »    ;^P.  20.) 


CHAPITRE  VII  81 


Or,  d'après  les  enseignements  que  nous  avons  recueillis  déjà 
de  la  bouche  de  notre  guide,  ces  deux  tendances  nous  feraient 
pressentir  a  priori  rinfluence  du  sang  nègre,  venu  pour  pas- 
sionner le  courage  impassible  du  blanc,  pour  rendre  mobile  et 
instaljle  son  ferme  bon  sens.  Et  cependant  les  Celtes  blancs 
n'ont  rencontré  jusqu'ici  que  des  jaunes  sur  le  sol  européen. 
Comment  donc  expliquer  la  brillante  valeur  de  nos  ancêtres, 
si,  nous  crovons  nous  en  souvenir,  u  le  sentiment  belliqueux 
diminue  dans  un  peuple  à  mesure  que  le  sang  jaune  y 
augmente?  »  Une  proposition  incidente,  glissée  dans  la  phrase 
d'un  air  dégagé,  va  répondre  à  cette  première  objection.  Ces 
nations  étaient  «  guerrières  et  belliqueuses  sans  doute,  mais, 
en  définitive,  beaucoup  moins  qu'onne  le  suppose  généralement  -i-:  , 
et  leurs  invasions  en  Italie  ou  en  Grèce  furent  convulsions 
passagères  de  multitudes  que  des  circonstances  transitoires 
jetaient  hors  de  leurs  voies  naturelles.  Quant  à  leur  «  redou- 
tal)le  inconsistance  d'humeur  i? ,  elle  s'efface  insensiblement 
dans  \  Essai  devant  une  prétendue  tendance  utilitaire  et  com- 
merciale. Ce  sont  d'avides  marchands,  d'excellents  négociants, 
célèbres  dans  l'antiquité  pour  leur  aptitude  aux  affaires.  Un 
dernier  obstacle  se  présente  devant  les  pas  assurés  de  la 
théorie  du  mélange  jaune  :  c'est  la  littérature  celtique,  qui  est 
gênante  à  titre  de  témoignage  ethnique,  car  il  est  difficile  de 
lui  refuser  les  prestiges  de  l'imagination,  les  hagiographes 
bretons  ou  les  premiers  chantres  de  la  Table  Ronde  ayant 
défravé  les  âmes  romanesques  durant  tout  le  cours  du  moyen 
âge.  Gobineau  tente  néanmoins  de  plaider  ce  mauvais  procès. 
L'esprit  cellique,  dit-il,  aime  Y  exactitude,  l'alfirmation  posi- 
tive :  il  est  descriptif,  elliptique,  concis.  Il  tend  à  produire 
l'émotion  u  non  pas  tant  par  la  façon  de  dire,  comme  les  Sé- 
mites, qiie  par  la  valeur  intrinsèque,  soit  tristesse,  soit  énergie, 
de  ce  qu'il  annonce  " .  Et,  grâce  à  cette  austérité  de  forme,  il 
atteint  dailleurs  à  une  sorte  de  mélancolie  vague  et  facilement 
svmpathique,  qui  fait  encore  le  charme  de  nos  poésies  popu- 
laires. Que  de  finesse  critique  et  d'hal)ileté  verbale  dépensées 
au  service  d'une  cause  douteuse! 

Acceptons  pourtant  l'origine  blanche-jaune  du  Celte  histo- 


82  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

rique,  qui  nous  est  affirmée  avec  tant  d'insistance,  car  elle  four- 
nit matière  à  des  pages  brillantes  et  ingénieuses  ;  tel  ce  dévelop- 
pement sur  les  sacrifices  humains,  que  les  Finnois  pratiquent 
comme  les  nègres  (les  blancs  demeurant  déchargés,  au  moins 
dans  YEssai  (1),  du  soupçon  même  d'une  pareille  infamie). 
Tandis  qu'en  Assyrie  le  rite  sanglant  s'accomplit  sur  la  place 
publique,  au  grand  soleil  de  1  Orient,  dans  les  Gaules,  on  le 
pratique  la  nuit,  sous  la  voûte  consacrée  du  feuillage  humide, 
qui  laisse  à  peine  tomber  sur  cette  scène  terrible  «  la  clarté 
douteuse  d'une  lune  occidentale  "  .  Le  Chamite  sortait  de  ses 
boucheries  hiératiques  ivre  de  carnage,  rendu  insensé  par 
l'odeur  du  sang  «  dont  on  venait  de  lui  gonfler  les  narines  et 
le  cerveau  " .  Le  Gall  revenait  de  la  solennité  nocturne  «  sou- 
cieux et  comme  hébété  d'épouvante  » .  A  l'un  la  férocité  active 
et  brûlante  du  principe  mélanlen,  à  l'avitre  la  cruauté  froide 
et  triste  de  l'élément  jaune;  d'une  part  le  brillant  des  couleurs 
éblouit,  de  l'autre,  "  tout  se  passe  sur  un  fond  froid,  v  II  est 
permis,  n'est-il  pas  vrai,  de  refuser  son  adhésion  scientifique, 
mais  non  pas  son  suffrage  littéraire,  à  ces  pages  vibrantes. 

Malgré  leurs  compromissions  ethniques  avec  les  vaincus 
jaunes,  les  Celtes  ou  Galls  conservaient  pourtant  des  serfs, 
dans  lesquels  il  faut  reconnaître  la  population  finnlque  primi- 
tive, peu  ou  point  relevée  par  lalllagc  blanc.  Et  ceci  est  pour 
(iobineau  inic  nouvelle  occasion  d  affirmer  ses  opinions  sur 
l'esclavage,  sujet  particulièrement  brûlant  à  la  veille  de  la 
guerre  de  Sécession.  L'esclavage,  dit-il,  de  même  que  toutes 
les  institutions  humaines,  repose  sur  d'autres  conditions  encore 
que  le  fait  de  la  contrainte.  Une  civilisation  avancée  peut 
avoir  des  raisons  philosophiques  à  apporter  an  secours  des  7'ai- 
sons  ethniques^  les  seules  profondes  et  agissantes,  afin  de  sup- 
primer cette  institution.  Il  n'est  pas  moins  incontestable  que 
l'esclavage  a  parfois  sa  légitimité,  etonsex'ait  presque  autorisé 
à  affirmer  qu'en  ce  cas  il  résulte  tout  autant  du  consentement 
de  celui  qui  le  subit  que  de  la  prédominance  morale  et  physique 

(1)  h'Iiistoire  des  Perses  abandonnera,  d'ailleurs,  de  bonne  grâce  cette 
restriction  tout  à  fait  insoutenable  et  nous  montrera  les  Arians  pratiquant  de 
toute  antiquité  le  meurtre  rituel. 


CHAPITRK    VU  83 

de  celui  qui  riuiposc.  On  le  voit,  c'est  toujours,  avec  moins 
d'exagération  pourtant,  la  conception  du  Manc  accepté  comme 
un  dieu  par  les  races  inférieures,  homo  homini  dctis.  Mais, 
poursuit  notre  auteur,  la  servitude  ne  se  maintient  jamais  dans 
une  société  dont  les  éléments  divers  se  sont  tant  soit  peu  fon- 
dus; longtemps  avant  que  l'amalgame  approche  de  sa  perfec- 
tion, cette  institution  se  modifie,  puis  s'abolit.  Bien  moins 
encore  est-il  possible  que  la  moitié  d'une  race  homogène  dise 
à  son  autre  moitié  :  "  Tu  me  serviras,  )>  et  que  l'autre  obéisse. 
Ce  que  le  poids  des  armes  pourrait  consacrer  un  moment 
n'étant  jamais  ratifié  par  la  conscience  des  opprimés,  le  fragile 
et  vacillant  édifice  s'anéantirait  bientôt.  On  peut  tout  faire 
avec  des  baïonnettes,  excepté  s  y  asseoir,  disait  le  prince  de 
Talleyrand,  et  l'on  voit  que  Gobineau  est  de  son  avis.  En 
d'autres  termes,  l'esclavage  n'existe  qu'en  conséquence  de 
grandes  inégalités  dans  le  sang  ou  dans  la  valeur  ethnique, 
qu'à  la  condition  que  l'esclave  soit  véritablement  d'une  autre 
espèce  que  le  maître.  Hardie  et  séduisante  hypothèse,  qui  est 
le  fondement  théorique  et  qui  serait  la  justification  pratique 
de  l'aryanisme  et  de  l'impérialisme  arien! 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  une  application  immédiate  de  ce 
principe  par  où  s'éclairent  à  la  fois  les  origines  féodalistes  et 
les  tendances  impérialistes  de  la  thèse  gobinienne.  De  ces 
esclaves  jaunes,  de  plus  en  plus  alliés  de  blanc,  est  sortie  la 
population  actuelle  de  nos  campagnes;  et  Broca  baptisera  en 
effet  du  nom  de  celtiques  les  bruns  moyens  du  plateau  central 
de  la  France  et  des  régions  alpines,  si  différents  des  Celtes  de 
César.  Or,  par  un  phénomène  de  substitution  que  viendront 
nous  expliquer  dans  la  suite  d'autres  aryanistes  mieux  armés 
des  instruments  de  la  science  contemporaine,  la  psvchologie 
jaune  de  Gobineau,  défectueuse  pour  le  Celte  remuant  du 
temps  de  la  guerre  des  Gaules,  va  se  trouver  remarquablement 
exacte  pour  les  groupes  paisibles  qui  en  portent  aujourd'hui  le 
nom,  à  tort  ou  à  raison.  Ses  séjours  en  Bretagne  lui  avaient 
appris  déjà  que  "  certains  Bas-Bretons,  avec  leur  taille  courte 
et  ramassée,  leur  tête  grosse,  leur  face  carrée  et  sérieuse, 
généralement   triste,   leurs  yeux  souvent  bridés  et  relevés  à 


84  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

l'angle  extrême,  trahissent,  pour  l'observateur  le  moins  exercé, 
la  présence  irrécusable  du  sang  finnique  à  forte  dose  "  .  11 
généralisa  ces  appréciations  par  la  suite  et  vit  dès  lors  dans 
la  population  des  campagnes  françaises  une  race  très  particu- 
lière, surtout  mongolique,  et  fermée  par  so7i  extraction  même  à 
la  civilisation  contemporaine,  dont  l'origine  est  surtout  germa- 
nique aux  veux  du  comte.  L'âme  du  paysan  est  autrement 
façonnée  que  celle  des  classes  supérieures,  impénétrable  à 
leur  culture,  en  sorte  que  quelques  civilisés  vivent  aujourd'hui 
campés  au  sein  dune  masse  barbare  (I).  Cet  homme  qui 
laboure  son  champ  sous  votre  regard  a  son  horizon  moral  par- 
ticulier, sa  religion  secrète,  faite  de  superstitions  héritées  du 
lointain  paganisme,  religion  qu  il  nie  d'ailleurs  en  toutes  cir- 
constances, sur  laquelle  il  refuse  obstinément  la  discussion, 
mais  qui  garde  sa  confiance  inébranlable.  De  là  l'attitude  taci- 
turne des  paysans  vis-à-vis  du  bourgeois  des  villes.  «  Ils  se 
regardent  comme  d'une  autre  espèce,  à  les  en  croire  opprimée, 
fail)le.  qui  doit  avoir  recours  à  la  ruse,  mais  qui  garde  aussi 
son  orgueil,  très  tenace,  très  méprisant...  Les  événements  les 
plus  tragiques  ont  ensanglanté  le  pays  sans  que  la  nation  agri- 
cole y  ait  cherché  une  autre  part  que  celle  qu'on  la  forçait  d'y 
prendre.  Là  où  son  intérêt  personnel  et  direct  ne  s'est  pas 
trouvé  en  jeu,  elle  a  laissé  passer  les  orages  sans  s'y  mêler, 
même  par  la  sympathie.  Effrayées  et  scandalisées  à  ce  spec- 
tacle, beaucoup  de  personnes  ont  prononcé  que  les  paysans 
étaient  essentiellement  pervers.  C'est  à  la  fois  une  injustice  et 
une  très  fausse  appréciation.  Les  pavsans  nous  regardent 
presque  comme  des  ennemis;  ils  n'entendent  rien  à  notre  civi- 
lisation, ils  n'v  contribuent  pas  de  leur  gré,  et,  tant  qu  ils  le 
peuvent,  ils  se  croient  autorisés  à  profiter  de  ses  désastres.  Si 
on  les  considère  en  dehors  de  cet  antagonisme,  quelquefois 
actif,  on  ne  révoque  plus  en  doute  que  de  hautes  qualités 
morales,  quoique  souvent  très  singidièrement  appliquées,  ne 
résident  chez  eux.  »  En  résumé,  si  on  disait  qu'en  France  dix 


(1)  Le   crime   de   Brierre  à  Corancez  et  son   attitude  ultérieure  fourniraient 
des  arguments  à  quelque  continuateur  de  Gobineau  sur  ce  point. 


CHAPITRE  VII  85 

millions  d'âmes  «  a^^issent  clans  notre  sphère  de  sociabilité  » 
et  que  vingt-six  millions  restent  en  dehors,  on  serait  au-dessous 
de  la  vérité.  De  ces  considérations  pessimistes,  il  convient 
toutefois  d'excepter  nos  populations  du  nord-ouest,  qui  tiennent 
de  beaucoup  plus  près  que  toutes  les  autres  à  la  race  germa- 
nique. On  fera  prudemment  de  ne  pas  traiter  avec  dédain  une, 
thèse  si  saugrenue,  car  certaine  école  savante  du  temps  pré- 
sent y  voit,  comme  nous  le  dirons,  un  pressentiment  génial  de 
Tune  des  découvertes  capitales  de  lanlhropologie  moderne. 

Il  est  même  possil)le  que  dans  le  mélange  blanc-jaune  cel- 
tique l'élément  finnois  tienne  une  place  plus  prépondérante 
que  l'apport  mélanien  dans  le  mariage  blanc-noir,  parce  que  le 
rôle  masculin  lui  appartient.  En  effet,  entraîné  peut-être  par 
son  concept  d'une  race  jaune  maie,  opposée  à  une  espèce 
nègre  féminine,  Gobineau  établit  une  singulière  distinction 
entre  les  préliminaires  de  ces  deux  sortes  d'unions.  Tandis  que 
les  Chamiles,  Sémites  et  Arians,  chassés  de  leur  patrie  par  les 
hordes  mongoles,  venaient,  "  fugitifs  heureux,  »  s'allier  en  con- 
quérants et  en  maîtres  aux  négresses  du  sud,  les  Celtes  et  les 
Slaves  blancs,  demeurés  plus  longtemps  sur  les  hauts  plateaux 
de  l'Asie,  au  contact  de  leurs  ennemis  mongols,  en  furent  assail- 
lis, tourmentés,  et  »  commencèrent  l'hymen  en  opprimés  »  . 
Ce  fut  bon  gré,  mal  gré,  qu'ils  s'unirent,  d'abord  aux  petits 
hommes  venus  d  Amérique  avant  l'époque  de  leurs  migrations 
européennes,  a  II  est  douteux  que  les  nègres,  maîtres  de  choi- 
sir, eussent  beaucoup  envié  l'alliance  du  blanc  ;  il  ne  lest  pas  que 
les  jaunes  l'aient  ardemment  souhaitée  (1).  »  La  première  partie 
de  cette  phrase  est  absolument  contredite  par  les  faits;  nous 
avons  vu  l'amour  de  la  noire  sœur  du  Rakchasa  pour  les  héros 
blancs  dans  le  Mahàbhàrala,  tandis  qu'au  sud  des  États-Unis, 
là  où  noirs  et  blancs  vivent  aujourd'hui  sur  un  pied  d'égalité 
au  moins  légale,  ce  sont  aussi  les  nègres  masculins  qui  mettent 
souvent  en  défaut,  et  aux  risques  de  subir  la  brutale  loi  de 

(1)  T.  II,  ]).  554.  L'ori{;ine  jaune  ilcs  classes  rurales  a  plus  d'un  iiartisan 
dans  retlino/napliic  conteniporainc.  On  retrouve  cette  idée  jusque  dans  les 
note.^  de  M.  Paul  IJourget  sur  l'.Vnjjlcterre  ;  mais  il  la  tient  sans  doute  directe- 
ment de  Gobineau. 


86  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

Lynch,  cette  remarque  psychologique  du  comte.  Quant  à  la 
seconde  proposition,  elle  est  plus  vraie,  parce  que  la  limite 
entre  jaunes  et  blancs  demeure  profondément  incertaine  dans 
VEssai,  comme  nous  le  verrons,  et  qu'on  a  pu  nous  y  montrer 
déjà  de  façon  symbolique  les  nains  des  légendes  volant  des 
enfants  blancs  pour  améliorer  leur  propre  sang.  Au  total  la  tra- 
duction précise  de  ces  confuses  indications  de  Gobineau  paraît 
être  que,  dans  les  deux  grands  mélanges  primordiaux,  ce  fut 
surtout  l'homme  blanc  qui  s'unit  à  la  femme  noire,  et  l'homme 
jaune  à  la  femme  blanche;  la  race  noble  offrant  une  fois  de 
plus  ici  l'aspect  d'une  sorte  d'intermédiaire  et  de  juste  milieu 
entre  tempérament  màlc  et  instincts  féminins.  Quoi  qu'il  en 
soil,  déjà  contaminés  de  jaune,  en  opprimés,  dans  leur  patrie 
asiatique  par  leurs  assaillants  finnois,  les  Celtes  et  les  Slaves 
eurent  d'autant  moins  de  raison  en  Europe  de  répugner  à  la 
promiscuité  des  premiers  occupants  qu'un  ancien  degré  de 
parenté  les  liait  préalablement. 

Consacrons  ici  quelques  lignes  à  ces  Slaves,  qui,  en  compa- 
gnie des  Celtes,  servent  de  base  à  nos  sociétés  modernes,  à  ce 
point  que  l'anthropologie  naissante  les  unit  tout  d'abord  dans 
la  communauté  d'une  famille  celto-slave.  Les  Slaves  ne  se 
distinguent,  dans  V Essai,  de  leurs  voisins  de  1  ouest  que  par  une 
proportion  plus  forte  encore  de  sang  jaune,  sans  cesse  accru 
dans  leurs  veines  par  leur  séjour  oriental  et  par  leur  contact 
ininterrompu  avec  l'Asie  mongole,  dont  le  voisinage  dégradant 
les  a  faits  ce  qu  ils  sont.  Vers  1850,  la  russophobie  florissait  en 
France,  et  les  ancêtres  des  Moscovites  vont,  sous  la  plume  de 
Gobineau,  se  ressentir  des  dispositions  défavorables  de  l'opi- 
nion publique  à  leur  égard.  Leurs  tendances,  nous  dit-il, 
furent  utilitaires,  commerciales,  agricoles  surtout.  Spécula- 
teurs moins  intelligents  que  les  Chananéens,  ils  devinrent 
tout  aussi  riches  dans  l'antiquité,  quoique  «  d'une  façon  plus 
terne  » ,  et  ils  se  résignèrent  sans  peine  à  subir  des  conquérants 
qui  étendaient  les  relations  d'affaires  de  leurs  vaincus  à  me- 
sure qu'ils  poussaient  plus  loin  leurs  exploits.  De  la  sorte, 
l'instinct  commercial  <i  devient  l'apôtre  le  plus  ardent  de  cette 
fraternitc  universelle  que  des  sentiments   wi  peu  pUis  nobles  y 


À 


CHAPITRE   VII  87 

des  opinions  plus  clairvoyantes,  repoussent  comme  n'étant 
autre  chose  que  la  mise  en  commua  de  tous  les  vices  et 
l'avènement  de  toutes  les  servitudes  "  .  Par  de  telles  disposi- 
tions, les  Slaves  ont  tenu  dans  l'Europe  orientale  le  même 
emploi  d'influence  muette  et  latente,  mais  irrésistible,  que 
remplissaient  en  Asie  les  masses  sémitiques.  Comme  ces  der- 
nières, ils  ont  formé  le  marais  stajjnant  où  s'engloutissaient 
après  quelques  heures  de  triomphe  toutes  les  supériorités 
ethniques.  «  Immobile  comme  la  mort,  actif  comme  elle,  ce 
marais  dévorait  dans  ses  eaux  dormantes  les  principes  les 
plus  chauds  et  les  plus  généreux,  sans  en  éprouver  d'autre 
modification,  quant  à  lui-même,  que  çà  et  là  une  élévation 
relative  du  fond,  mais  pour  en  revenir  finalement  à  une 
corruption  générale  plus  compliquée  (1).  »  C'est  ainsi  que,  dans 
les  mélanges  dont  il  avait  paru  d'abord  juger  plus  équitable- 
ment  les  conséquences,  le  sentiment  aristocratique  de  Gobi- 
neau persiste  en  somme  à  ne  rien  voir  que  diminution  pour 
les  bons;  et  bien  rarement  prétera-t-il  quelque  attention  au 
perfectionnement  relatif  que  les  médiocres  y  doivent  pourtant 
puiser  en  revanche. 

Laissons  comme  lui  les  Slaves  à  «  leurs  humbles  travaux  » 
et  jetons  un  dernier  coup  d'œil  d'ensemble  su  r  les  conséquences 
morales  pour  l'humanité  des  deux  grands  mélanges  de  races, 
le  blanc-noir  et  le  blanc-jaune.  C'est  encore  là  une  page  bril- 
lante, sinon  parfaitement  raisonnée,  et  dont  il  faut  goûter  la 
saveur  psychologique.  Si  l'on  consulte,  dit  Gobineau,  les 
moralistes  pratiques  les  mieux  écoutés  par  les  deux  catégories, 
on  est  frappé  de  l'éloignement  de  leurs  points  de  vue.  Pour 
les  penseurs  de  l'Asie  sémitique  et  mélauisée,  la  sagesse 
véritable  est  de  se  soumettre  au  plus  fort,  de  ne  pas  contredire 
qui  peut  vous  perdre,  de  se  contenter  à  bon  marché  pour 
braver  en  sécurité  la  mauvaise  fortune.  L'homme  vivra  dans 
sa  tête  ou  dans  son  cœur,  touchera  la  terre  comme  une  ombre, 
y  passera  sans  attaches,  la  quittera  sans  regrets.  L'ascétisme  : 
brahmanique,    bouddhique,   stoïque,    chrétien   peut-être,   est 

(1)  T.  II,  p.  180. 


8g  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

donc  ici  nettement  rapporté  à  l'alliage  nègre,  et  il  importe  de 
retenir  cet  aveu. 

Les  guides  de  la  pensée  occidentale,  celtique  et  finnisée 
ne  donnent  pas  à  leurs  disciples  de  pareilles  leçons.  Ils  les 
engagent  à  savourer  Texistence  le  mieux  et  le  plus  longtemps 
possible.  La  haine  de  la  pauvreté  est  le  premier  article  de 
leur  foi,  tandis  que  le  travail  et  l'activité  en  forment  le  second; 
se  défier  des  entraînements  du  cœur  et  de  la  tête  est  la  maxime 
dominante,  jouir,  l'initial  et  suprême  mot  d'ordre.  Si,  moyen- 
nant l'enseignement  sémitique,  on  fait  du  plus  l)eau  pays  un 
désert,  en  suivant  le  conseil  finnois  on  couvre  le  sol  de  charrues 
et  la  mer  de  vaisseaux.  Mais  un  jour,  méprisant  l'esprit  et  ses 
jouissances  impalpables,  on  tend  à  mettre  le  paradis  ici-bas, 
et  finalement  à  s'avilir  (1). 

Ainsi,  l'aboutissement  de  l'alliage  noir  serait  l'ascétisme 
mystique,  tandis  que  celui  du  mélange  jaune  serait  le  maté- 
rialisme économique.  Il  reste  pour  l'instinct  blanc  le  paradis 
dans  lau-delà,  l'esprit  »  avec  ses  jouissances  impalpables  » 
Impalpable  à  plus  juste  titre  nous  apparaît  cette  première 
ébauche  de  la  psychologie  blanche,  et  la  suite  de  VEssainc 
nous  renseignera  pas  beaucoup  davantage.  Résumons-en  les 
leçons  actuelles.  Après  avoir  englouti  Chamites  et  Sémites 
dans  le  noir,  Gobineau  a  impitoyablement  submergé  dans  le 
jaune  une  partie  des  Japhétides,  les  Celtes  et  les  Slaves,  réser- 
vant par  là  aux  seuls  Arians  la  représentation  désormais  exclu- 
sive de  la  pure  énergie  blanche.  Encore  la  plupart  de  ces 
héros  se  sont-ils  enlizés  déjà,  soit  dans  le  jaune  en  gagnant  la 
Chine,  soit  dans  le  noir  en  touchant  l'Inde,  l'Iran,  l'Egypte,  la 
Hellade.  Les  Germains,  descendants  des  Sarmates,  vont  enfin 
demeurer  l'unique  aristocratie  du  monde,  jusqu'à  l'heure  où 
ils  s'enfonceront  à  leur  tour  dans  les  boues  du  celtisme  jauni 
et  de  la  romanité  noircie. 

(i)  Sémites  rêveurs  contre  Celtes  utilitaires,  voilà  qui  nous  embarrasserait  si 
nous  sonj^ions  pour  fixer  nos  idées  à  Israël  et  à  Arnior.  Il  faudrait  mettre  en 
jeu  bien  des  causes  secondes  pour  expliquer  de  pareilles  exceptions  aux  règles 
ethniques  de  V Essai. 


CHAPITRE   VIII 

R03IE     ITALIOTE     ET     HOME     SÉMITIQUE 

Mais  avant  de  venir  à  ces  héros  de  YEssai  il  reste  à  écarter 
de  leur  chemin  glorieux  une  concurrence  déloyale,  dont  notre 
éducation  classique  ne  nous  porte  que  trop  à  écouter  les 
réclames  insidieuses.  Il  faut  éclairer  le  rôle  de  Home  et  de 
son  empire  dans  l'histoire  de  l'humanité. 

Ayant  préparé  le  terrain  ethnique  dans  l'Europe  occidentale 
par  l'étude  des  destinées  cclto-jaunes,  Gohineau  aborde,  en 
effet,  le  récit  de  l'expansion  latine,  qui  étendit  ses  alluvions 
conquérantes  sur  cette  base  primordiale.  Et,  tout  d'abord,  il 
semble  que  l'absence  d'Arians  nettement  caractérisés  dans 
cette  région  géographique  humanise  un  peu  l'exclusivisme  aris- 
tocratique du  comte  :  la  mésalliance  n'cst-eile  pas  plus  excu- 
sable chez  de  petits  gentilshommes  que  chez  de  très  grands 
seigneurs?  Par  un  retour  imprévu  vers  les  thèses  conciliantes 
de  son  premier  livre,  il  avoue  pour  un  instant,  sans  répugnance 
trop  visible,  l'utilité  des  mélanges  et  les  bienfaits  du  sémitisme. 
Tant  qu'un  groupe  de  peuples  demeure  réduit  à  1  élément 
blanc-jaune,  il  ne  cesse  de  «  tourner  dans  cette  spirale  de 
perfectionnements  limités  dont  la  Chine  a  atteint  le  sommet»  . 
Bien  plus,  les  nations  occidentales,  bornées  à  leurs  premiers 
composants,  n'eussent  même  pas  atteint  cette  altitude  rela- 
tive :  parvenues  peut-être  à  une  civilisation  voisine  de  celle  du 
Céleste-Empire,  elles  n'auraient  pas  connu  le  même  calme.  Trop 
d'affluents  divers  se  confondaient  déjà  dans  leur  essence,  et 
surtout  trop  d'apports  blancs  y  avaient  trouvé  place.  Les  pas- 
sions militaires  devaient  à  chaque  instant  bouleverser  une  telle 
société,  vouée    par   sa    constitution    ethnique    à    une    culture 


90  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

médiocre,  à  de  longs  et  inutiles  contlits.  Par  fortune,  les  inva- 
sions du  sud  apportèrent  aux  peuples  européens  ce  qui  leur 
manquait.  Sans  détruire  tout  d'abord  leur  originalité,  cette 
heureuse  ini?nixtio?i  alluma  «l'âme  qui  les  fit  marcher  et  le 
flambeau  qui,  en  les  éclairant,  les  conduisit  à  associer  leur 
existence  au  reste  du  monde  (1)  »  . 

Retenons  ces  aveux,  car  ils  contrastent  étrangement  avec 
les  imprécations  qu'inspire  quelques  pages  plus  loin  à  leur 
auteur  l'afflux  bientôt  trop  rapide  à  son  gré  du  sang  sémitique 
dans  les  veines  latines.  Difficile  problème,  en  vérité,  pour  la 
race  blanche,  quand  même  elle  eût  été  de  bonne  heure  cons- 
ciente de  ses  destinées  futures,  que  de  satisfaire  par  le  choix 
et  la  proportion  précise  de  ses  alliances  aux  préceptes  de  cet 
exigeant  mentor. 

A  l'aurore  de  l'histoire,  on  distingue  dans  la  péninsule  ita- 
lique des  peuples  fort  divers  :  Ibères,  lUyriens,  Étrusques, 
Celtes  et  Slaves  :  tous  blancs  mélangés  de  jaune,  quelques- 
uns  peut-être  de  base  ariane  ;  on  peut  tout  au  moins  le  pré- 
sumer pour  les  lUyriens.  Mais,  en  fin  de  compte,  pas  une  de 
ces  physionomies  véritablement  pures  et  majestueuses,  telles 
qu'en  offraient  les  Hellènes  mvthiques;  et  surtout  rien  d'ho- 
mogène, de  nettement  délimité.  «Il  n'a  jamais  existé  au  monde 
de  nation  romaine,  de  race  romaine  (^).  »  En  revanche,  des 
aptitudes  sérieuses  à  une  civilisation  estimable,  quoique  sans 
éclat  :  par  exemple,  cette  qualité  finnoise  qui  sera  la  source 
de  la  vertu  romaine,  le  respect  accordé  à  la  personne  du 
magistrat  et  capable  de  le  suivre  hors  de  sa  charge.  Tandis 
que  les  Sémites  ne  vénèrent  que  la  fonction  abstraite  et 
revêtue  des  prérogatives  de  la  force,  les  Italiotes  n'acceptent 
pas  «  qu'il  soit  loisible  d'ouvrir  même  respectueusement  la 
robe  du  juge  pour  frotter  de  boue  le  cœur  de  celui  qui  la 
porte  » . 

A  ces  blancs-jaunes  assez  ternes,  les  Tyrrhéniens,  Pélasges 
sémitisés  de  la  côte  ionienne,  apportèrent  l'élément  noir,  qui 


(1)  T.  II,  p.  206. 

(2)  T.  II,  p.  262. 


CHAPITRE   VIII  91 

manquait  encore  au  mélange  ;  et,  dès  lors,  Gobineau  dispose 
des  trois  cordes  de  l'instrument  complaisant  sur  lequel  il  va 
nous  jouer  sa  mélodie  ethnique  ordinaire;  refrain  que  certains 
esprits  chagrins  pourraient  traiter  de  rengaine,  mais  qui  ne 
saurait  lasser  des  oreilles  vraiment  ariancs. 

Kome  se  crée  d'exilés  et  de  fugitifs  sortis  de  toutes  les  cités 
de  l'Italie  moyenne;  en  sorte  qu'on  ne  peut  imaginer,  au  point 
de  vue  de  l'homogénéité  du  sang,  une  plus  médiocre  extrac- 
tion. Et,  appuyé  sur  ^'iebuhr  (I)  et  0.  Mûller,  notre  historien 
développe  à  propos  des  origines  latines  un  roman  politique 
fort  habilement  composé.  Un  peu  confus  et  fastidieux  cepen- 
dant, parla  faute  de  l'ingrate  matière  qu'il  s'agit  de  pétrir;  car 
Rome  italiote  ne  rend  vraiment  rien  au  point  de  vue  ethnique, 
et  de  plus  son  peintre  lui  est  trop  peu  sympathique  pour  en 
saisir  la  ressemblance.  Quelle  ironie  sarcastique  dans  cette 
interprétation  de  la  fière  pauvreté  des  premiers  sages  de  la 
République!  «Après  s'être  félicité  de  la  liberté  acquise  (lors 
de  l'expulsion  des  Tarquins),  on  n'eut  d'autre  ressource  aue  de 
s'accommoder  de  la  misère  qui  en  fut  la  conséquence,  et  d'en 
faire  l'éloge  sous  le  nom  de  vertu  austère  :  on  se  loua  judi- 
cieusement d'une  pareille  vie,  faute  de  pouvoir  l'échanger 
contre  une  meilleure.  " 

Cette  situation,  qui  «  ne  valait  pas  grand'chose  » ,  était  meil- 
leure tout  compte  fait  que  celle  de  la  Grèce  de  ce  temps, 
grâce  à  l'esprit  utilitaire  jaune  de  la  population.  Ainsi,  à  côté 
de  la  Patrie,  qui  fut  également  divinisée,  quoique  conçue  de 
façon  moins  concrète,  on  révéra  la  Loi,  en  la  considérant  non 
plus  comme  une  émanation  actuelle  de  la  Patrie,  faite  et  défaite 
chaque  jour  au  gré  de  cette  fiction,  mais  comme  ne  s'abro- 
geant  pour  ainsi  dire  jamais,  toujours  vivante,  toujours  agis- 
sante. C'est  un  peu  le  droit  coutumier  cher  aux  féodaux,  et  la 
Patrie,  demeurant  dès  lors  dans  un  état  d'effacement  calculé, 
«  n'eut  pas  le  droit  de  s'engouer  tous  les  matins  de  quelque 
mauvais  révolulionnaire  nouveau,  u  A  cette  sagesse  politique 

(1)  Nous  avons  dit  (Introduction)  que  iNiebuhr  avait  mis  eu  relief  la  lutte  de 
deu.\  races  antagonistes  dans  les  dissensions  qui  opposèrent  le  putrioiat  à  la 
plèbe  au  sein  de  la  lioine  priuutive. 


92  LE    COMTE    DE    GODINEAU 

relative,  les  Romains  joignaient  incontestablement  le  courage 
militaire;  néanmoins,  afin  de  n'avoir  pas  à  trop  admirer  la 
valeur  des  premiers  légionnaires,  Gobineau  insinue  que  les 
Celtes  gaulois  vinrent  fort  à  propos  aider  la  ville  à  vaincre  le 
Latium,  en  occupant  les  Etrusques  tyrrhéniens  par  d'inces- 
santes diversions  sur  leurs  derrières.  Une  fois  lEtrurie  an- 
nexée, Rome  n'eut  plus  devant  elle  que  Celtes,  Grecs,  Sici- 
liens, Carthaginois,  tous  peuples  moins  blancs  qu'elle-même. 
Elle  dut  ses  victoires  à  cette  supériorité  relative  sur  son 
entourage  immédiat,  et  plus  encore  à  son  éloignement  fortuit 
des  grandes  civilisations  arianes;  car  elle  n'aurait  pu  perdre 
la  prépondérance  que  «  si  son  territoire,  au  lieu  d'être  situé 
dans  l'occident  du  monde,  l'avait  faite  voisine  de  la  civilisation 
brahmanique  » ,  ou  encore  si  les  Germains  se  fussent  montrés 
dès  lors  à  l'horizon.  Cette  confiance  dans  la  vertu  du  sang 
n'est-elle  pas  merveilleuse? 

Cependant,  une  fois  de  plus,  les  flots  perfides  de  la  Méditer- 
ranée, sans  cesse  en  contact  plus  intime  avec  la  république 
grandissante,  accompliront  leur  œuvre.  De  la  Rome  sabine  ou 
italiote  se  dégage  rapidement  par  les  mélanges  la  Rome  sémi- 
tique; le  goût  du  lu.ve  et  des  arts  fait  son  apparition  :  le 
vainqueur  prend  dès  lors  et  pour  toujours  dans  ses  rapports 
intellectuels  avec  la  Grèce  dédaigneuse  «  cette  humble  et 
niaise  attitude  du  provincial  devenu  riche  qui  veut  passer  pour 
connaisseur»  .  Mummius,  vainqueur  des  Corinthiens,  expédiait 
tableau.v  et  statues  vers  ses  villas,  en  signifiant  aux  voituriers 
qu'ils  auraient  à  remplacer  les  chefs-d'œuvre  endommagés 
sur  la  route;  a  Saluons  ce  digne  et  vigoureux  descendant  des 
confédérés  d'Amiternum.  Il  n'était  pas  dilettante,  mais  avait 
la  vertu  romaine,  et  l'on  ne  riait  que  tout  bas  dans  les  villes 
grecques,  qu'il  savait  si  bien  prendre.  »  La  civilisation  hellé- 
nistique étendit  donc  sur  l'Italie  son  manteau  rapiécé,  ses 
oripeaux  de  charlatan;  et  la  tentative  du  patricien  Sylla  pour 
reconstituer  l'aristocratie  romaine  échoua  non  pas  devant 
lanlagonisme  du  a  bestial  "  Marius,  mais  devant  la  loi  d'airain 
de  la  situation  ethnique  nouvelle.  Un  symptôme  bien  frappant 
de  cet  état  de  choses  fut  la  naissance  d'une  littérature  »  mar- 


CHAPITRE    VIII  93 

quce  d'un  sceau  particulier,  et  f|ui  mentait  à  linstinct  italiote 
déjà  par  cela  seul  qu'elle  existait  v  .  Et  voici  des  accents  de 
mépris  que  la  Grèce  n'avait  subis  du  moins  que  sur  le  terrain 
|)olitique,  mais  qui  ne  sont  pas  éparjjnés  dans  le  domaine  de 
lart  à  sa  maladroite  élève.  <i  De  la  plèl)e  la  plus  vile  ou  de  la 
bourgeoisie  la  plus  huml>le,  exposées  surtout  à  l'action  des 
apports  sémitùe's,  sortirent  les  plus  beaux  génies  qui  ont  fait  la 
gloire  de  Rome...  Ces  hommes  étaient  de  grands  esprits,  mais 
non  pas  des  Romains  à  parler  chimie.  Quoi  (ju'il  en  soit,  la 
littérature  naquit,  et  avec  elle  une  bonne  part,  sans  contredit, 
de  l'illustration  nationale,  avec  la  cause  du  bruit  qu'a  fait  le 
reste;  car  on  ne  disconviendra  pas  que  la  masse  séniitisée  d'où 
sont  sortis  les  poètes  et  les  historiens  latins  dut  à  son  impureté 
seule  le  talent  d'écrire  avec  éloquence,  de  sorte  que  ce  sont 
les  doctes  emphases  de  bâtards  collatéraux  qui  nous  ont  mis  sur 
la  voie  d'admirer  les  hauts  faits  d'ancêtres  qui,  s'ils  avaient  pu 
reviser  et  consulter  leurs  généalogies,  n'auraient  rien  eu  de  plus 
pressé  à  faire  que  de  renier  ces  respectueux  descendants.  »  En 
effet,  la  richesse,  source  des  mésalliances,  avait  commencé  ses 
ravages;  après  avoir  reçu  dans  ses  veines  le  sang  de  mères 
orientales  et  d'affranchis  grecs  ou  syriens,  le  marchand,  riche 
de  son  trafic  ou  de  ses  extorsions,  montait  aux  premiers  rangs 
de  la  société.  On  ne  «  savait  doù  sortaient  tant  dopulents 
personnages  » ,  mais  l'on  épousait  leurs  fdles,  et  l'on  faisait  de 
leurs  fils  des  chevaliers  romains. 

Le  sud  de  la  Gaule,  et  il  importe  de  retenir  cette  leçon  pour 
comprendre  les  destinées  de  la  France,  participa  largement  à 
cette  recrudescence  de  la  corruption  méditerranéenne.  Les 
populations  phocéennes,  très  sémitisées,  avaient  commencé  là 
l'œuvre  néfaste,  et  «  l'homme  de  la  Provincia  fut  peut-être  le 
spécimeyi  le  plus  mauvais  de  tous  les  alliages  opérés  dans  le 
sein  de  la  fusion  romaine  »  .  La  fusion,  c'est  là  le  caractère 
propre  de  la  domination  latine  aux  yeux  de  Gobineau  ;  c'est 
son  péché  originel,  pour  ainsi  dire,  puisqu'il  s'était  exprimé 
dans  sa  naissance  même  :  c'est  son  crime  en  tout  cas  que 
d'avoir  hàlé  l'amalgame  ethnique  entre  les  fractions  de  l'hu- 
manité qu'elle  avait  soumises  par  les  armes  et  auxquelles  elle 


94  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

assura  le  dangereux  bienfait  de  la  paix  romaine.  Voyez  les 
municipes  gaulois,  par  exemple,  où  allaient  et  venaient  à  la  fois 
des  légionnaires  syriens  ou  égyptiens,  de  la  cavalerie  cata- 
phracte  recrutée  en  Thessalie,  des  troupes  légères  débarquées 
de  la  Numidie  et  des  frondeurs  baléares.  Tous  ces  guerriers 
ou  fonctionnaires  exotiques,  au  teint  cuivré  de  mille  nuances, 
ou  même  coloré  jusqu'au  noir  pur,  passaient  incessamment  du 
Rhin  aux  Pyrénées  et  modifiaient  la  race  à  tous  les  étages  de 
la  société. 

D'un  pareil  brassage  d'éléments  hétéroclites,  accompli 
simultanément  dans  toutes  les  provinces  de  l'Empire,  est  enfin 
sorti  ce  chaos  des  peuples,  cet  objet  du  suprême  dégoût  de 
Gobineau,  dont  le  vocable  injurieux  a  fait  fortune,  car  nous  le 
retrouverons  largement  exploité  sous  la  plume  d'aryanistcs 
plus  récents.  Ce  terme  méprisant  est  devenu  dans  le  langage 
spécial  de  l'école  un  synonyme  de  celui  de  Romanité,  qui  n'est 
pas  prononcé  d'ailleurs  avec  moins  de  dédain.  Et  le  comte 
nous  affirme  que  les  faits  sociaux  traduisirent  bientôt  claire- 
ment cet  état  de  choses.  Ainsi  l'hérédité  monarchique  ne  régla 
jamais  la  succession  au  trône  des  Césars,  parce  qu'  «  à  dix 
lieues  de  Rome  on  n'aurait  ni  compris  ni  admis  l'illustration 
d'une  race  sabine  » .  Au  lieu  que  dans  l'Asie  hellénistique,  si 
mélanisée  pourtant,  on  n'oubliait  pas,  malgré  tout,  l'ancien 
pi'cstige  des  vieilles  souches  macédoniennes,  et  on  ne  leur 
contestait  ni  la  gloire  supérieure  ni  les  prérogatives  domina- 
trices; c'est  par  Aa5«/Y/ seulement  que  les  pi-emiers  empereurs 
furent  enfants  de  la  Ville.  Bientôt  se  succédèrent  dans  la 
pourpre  Italiotes,  Espagnols,  Africains,  Syriens,  Arabes,  Pan- 
noniens...  tous  les  pouvoirs  de  Vimperiiim  furent  prodigués  à 
un  homme,  jamais  à  une  famille  ou  à  une  race.  Autre  argu- 
ment contre  le  chaos  des  peu})les  :  le  droit  romain,  si  vanté 
comme  l'œuvre  propre  du  génie  latin,  est  en  réalité  syrien 
d'origine  :  11  est  né  sous  le  patronage  de  la  «  Providence  » , 
cette  divinité  vague  et  éclectique,  commode  à  des  voisins  «qui 
ne  veulent  pas  se  disputer  (1)  «  .  Les  éléments  de  cette  légis- 

(1)  T.  II,  p.  266. 


CHAPITRE    VIII  95 

lation  ayant  été  réunis  chez  des  nations  vieillies  et,  partanl, 
expérimentées,  .il  se  pourrait  à  la  rigueur  qu'ils  résumassent 
une  sagesse  plus  générale  que  ne  faisait  chacune  des  législa- 
tions antérieures.  Mais,  loin  d'être  universel,  le  droit  romain 
n'a  jamais  convenu  qu'aux  peuples  romanisés.  En  Angleterre, 
en  Suisse,  dans  telle  contrée  de  l'Allemagne,  les  mœurs  le 
repoussent.  Ce  n'est  pas  la  raison  écrite,  comme  on  l'a  dit 
ambitieusement  :  c'est  la  raison  d'un  temps,  d'un  lieu,  vaste 
sans  doute,  mais  loin  de  l'être  autant  que  la  terre  (I).  » 

Enfin,  le  point  culminant  de  cette  revanche  du  monde  sémi- 
tique engloutissant  ses  vainqueurs  fut  atteint  le  jour  où  Sep- 
tlme-Sévère  commença  d'élever  un  monument  pompeux  à  la 
mémoire  d  Annibal,  et  où  Carthage.  «  la  malheureuse  Car- 
tilage, une  vague  de  cet  Océan  sémitique,  put  savourer  aussi 
son  heure  de  joie  dans  le  triomphe  collectif  et  dans  l'outrage 
posthume  appliqué  sur  la  joue  de  la  vieille  Rome.  » 

Convenons  qu'il  est  fort  beau  dans  son  amertume,  ce  cha- 
pitre sur  la  décadence  romaine.  Gobineau  se  sent  à  l'aise  dans 
l'imprécation  hautaine  et  dédaigneuse  :  cet  héritier  de  Bou- 
lainvilliers  stigmatise  de  main  de  maître  en  ces  pages  brû- 
lantes les  siècles  qui  ont  préparé  la  romanisation  de  la  Gaule. 
C'est  bien  l'homme  qui,  au  soir  de  sa  vie,  relisant  les  épreuves 
de  son  Essai  pour  les  rendre  au  public  dans  une  édition  nou- 
velle, écrira  cet  aveu  :  u  Je  n'ai  pas  estimé  que  je  pusse  me 
connaître  sans  savoir  quel  était  le  milieu  dans  lequel  je  venais 
vivre,  et  qui,  en  partie  m'attirait  à  lui  par  la  sympathie  la  plus 
passionnée  et  la  plus  tendre,  en  partie  me  dégoûtait  et  me 
remplissait  de  haine,  de  mépris  et  d'horreur,  n  Ces  parties 
sont  faciles  à  discerner  dès  à  présent  :  ce  sont  les  survivances  de 
l'aryanisme,  germanisme  ou  féodalisme  d'un  côté;  celles  du 
sémitisme,  romanisme  ou  égaliiarisme  de  l'autre.  Et  emporté 


(1)  Dans  son  étude  magi.strale  sur  Jnstinien  (Paris,  Leroux,  1901),  M.  Diehl 
apprécie  le  Di^jeste  en  ces  termes  :  «  C'est  l'idée  de  l'Etat  con.stitué  par  une 
savante  hiérarchie  de  fonctionnaires  obéissant  à  un  chef  absolu,  qui  gouverne 
sans  contrôle,  et  dont  l'autorité  est  de  droit  divin.  Par  là,  Justinicn  était  bien 
l'héritier  des  Césars,  »  et  aussi,  dirait  Gobineau,  l'héritier  de  la  conception 
sémitique  et  théocratiijue  du  {jouvernement  des  peuples. 


93  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

par  ses  préférences  impétueuses,  notre  auteur  ne  peut  se  tenir 
de  rompre  une  lance  contre  les  historiens  trop  favorables  à  la 
tradition  romaine  et  au  tiers  état  qui  en  est  sorti  :  il  provoque 
nominativement  Augustin  et  Amédée  Thierry.  «  Les  politi- 
ques, dit-il,  comme  les  poètes,  les  historiens  comme  les  mora- 
listes ont  déversé  leur  mépris  sur  les  immondes  populations 
auxquelles  on  ne  pouvait  faire  accepter  un  autre  régime.  C'est 
là  un  procès  que  des  esprits  d  ailleurs  émincnts,  des  hommes 
d'une  érudition  vaste  et  solide  s'efforcent  aujourd'hui  de  faire 
reviser.  Ils  sont  emportés  à  Unir  insu  par  une  sympathie  bien 
naturelle  et  que  les  rapproclicmenls  ethniques  n'expliquent 
que  trop.  "  Un  Etat  sans  noblesse,  c'est  le  rêve  de  bien  des 
époques.  Ne  vaut-il  pas  mieux  pour  les  différents  groupes 
humains  perdre  tout  ce  qui  peut  les  séparer,  les  différencier? 
A  ce  titre,  en  effet.  1  âge  impérial  est  une  des  plus  belles 
périodes  que  l'humanité  ait  jamais  parcourues!  La  naissance 
d  autres  érudits  explique  plus  facilement  encore  leur  attitude  : 
tel  Raynouard,  l'auteur  d'une  Histoire  du  droit  municipal  en 
France  :  homme  de  cabinet,  et  d'origine  provençale,  son  sang 
le  prédispose  de  façon  irrésistible  à  se  montrer  l'admirateur 
des  procédés  romains;  tel  Leber,  qui  a  touché  le  même  sujet, 
mais  qui,  né  dans  une  province  moins  complètement  latinisée, 
se  montre  beaucoup  plus  prudent  dans  l'apologie  de  la  Roma- 
nité. 

Enfin,  avant  de  quitter  ce  terrain  fécond  en  beautés  d'ordre 
satirique,  il  faut  goûter  le  passage  exquis  où  Gobineau  signale 
en  moraliste  clairvoyant  l'un  des  dangers  propres  aux  cultures 
avancées  :  la  profusion  des  demi-grands  hommes,  la  naissance 
d'une  foule  d'individualités  "  fortuitement  pourvues  de  trop 
de  forces  " .  C  est  un  problème  qui  revient  fréquemment  dans 
les  considérations  aryanistes  ou  impérialistes  en  général,  que 
celui  du  rule  des  grands  hommes,  de  la  signification  des  héros 
à  la  façon  de  Carlyle  et  de  l'estime  qui  leur  est  due.  Nous 
apprenons  ici  à  les  différencier  nettement  dans  une  civilisation 
homogène  et  dans  une  civilisation  mélangée. 

Dans  la  première  l'individu  ne  peut  se  distinguer  de  la 
masse  que  par   u  lopulence  plus  grande  "  dans  laquelle  il  en 


CHAPITRE   VIII  97 

possède  les  mérites  ordinaires.  C'est  donc  là  une  grandeur 
bien  réelle,  fort  rare,  pas  toujours  brillante,  mais  utile  en  tout 
cas.  Démêlant  mieux  (|ue  les  autres  la  voie  naturelle  du  peuple 
qui  les  entoure,  de  telles  personnalités  sont  comprises,  suivies 
sans  trop  de  résistance,  résument  leur  époque  et  leur  nation. 
Même,  si  l'on  est  encore  dans  l'âge  de  l'épopée,  à  l'heure 
propice  au.\  créations  mythiques,  le  chef  se  confondra  si 
bien  avec  ses  soldats  que  les  analystes  ne  pourront  dégager 
plus  tard  sa  physionomie  propre  de  celle  de  son  clan  tout 
entier. 

Quand  les  mélanges  ont  altéré  l'homogénéité  du  type,  les 
grands  hommes  fourmillent  au  contraire,  parce  qu'on  recon- 
naît comme  tel  aussi  bien  le  guerrier  qui  étend  les  bornes 
d'un  empire  que  le  joueur  de  violon  qui  "  réussit  à  faire 
grincer  d'une  manière  acceptable  deux  notes  jusque-là  enne- 
mies » .  Des  légions  de  gens  acquièrent  la  renommée,  et  toute 
cette  cohue  s'élance  au-dessus  d'une  multitude  en  perpétuelle 
fermentation,  pour  la  tirer  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  et 
faire  pulluler  les  causes  de  désordre.  «  Chacun,  ne  sachant 
plus  que  croire,  ni  qu'admirer,  ni  que  penser,  écoute  volon- 
tiers celui  qui  l'interpelle,  et  ce  n'est  même  plus  ce  que  dit 
l'histrion  qui  plaît,  c'est  comme  il  le  dit;  et  non  pas  s'il  le 
dit  bien,  mais  s'il  le  présente  d'une  manière  nouvelle;  et  pas 
même  nouvelle,  mais  bizarre;  et  pas  toujours  bizarre,  seule- 
ment inattendue.  De  sorte  que,  pour  obtenir  les  bénéfices  du 
mérite,  il  n'est  pas  nécessaire  d'en  avoir,  il  suffit  de  l'affirmer, 
tant  on  à  affaire  à  des  esprits  appauvris,  engourdis,  hébétés, 
dépravés.  »  Sortie  virulente,  qui  rappelle  le  mot  profond  d'un 
auteur  dramatique  contemporain  (l),  mettant  en  scène  un 
artiste  vieux  jeu  dont  l'expérience  se  résume  par  ce  conseil  à 
la  jeunesse  :  «  Ayez  d'abord  du  talent  :  le  succès  viendra  tou- 
jours à  son  heure.  —  Non,  reprend  un  Méridional  exubérant 
en  qui  Gobineau  reconnaîtrait  le  sang  mélanien  à  haute  dose, 
ayez  d'abord  du  succès  :  il  y  aura  toujours  des  imbéciles  pour 
vous  trouver  du  talent.  " 

(1)  Edouard  Pailleron  dans  Cabotins. 


gg  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

Encore  une  fois,  le  rôle  de  Rome  fut  d'éparpiller  dans  son 
empire  les  notions  et  les  croyances  nées  de  chacune  de  ses 
parties  de  hâter  puissamment  l'amalgame  des  fractions  de 
r humanité  tombées  dans  son  orbite,  de  préparer  enfin  une 
première  période  d'égalité  ethnique  dans  le  bassin  méditer- 
ranéen. 


CHAPITRE  IX 

LES  ARIANS  GERMAINS  ROME  GERMANIQUE 

Il  est  temps  de  détourner  nos  regards  de  ce  spectacle  cré- 
pusculaire, pour  les  porter  vers  le  côté  de  l'aurore,  vers  les 
Arians  germains,  si  indignement  calomniés  par  l'école  latine. 
«  Ces  malheureux  barbares,  on  les  fait  apparaître  au  cinquième 
siècle  comme  des  monstres  en  délire  qui,  se  précipitant  en 
loups  affamés  sur  l'admirable  organisation  romaine,  la  dé- 
chirent pour  la  déchirer,  la  brisent  pour  la  briser,  la  ruinent 
uniquement  pour  en  faire  des  décombres.  )>  Que  la  vérité  est 
différente!  Les  Germains  furent  les  seules  forces  vives,  les 
soutiens  dissimulés  de  l'Empire  durant  la  plus  grande  partie 
de  son  existence.  Seuls  ils  sauvèrent  du  sein  des  débris  accu- 
mulés par  sa  chute  pitoyable  ce  qui  méritait  de  durer. 

Mais  avant  de  le  démontrer,  faisons  bonne  justice  d'insi- 
nuations odieuses,  en  rapprochant  pour  un  instant,  en  com- 
parant de  sang-froid  les  deux  êtres  dont  on  voudrait  faire, 
d'une  part,  une  intéressante  victime,  et  de  l'autre,  un  brutal 
destructeur.  Qu'était  donc  au  physique  et  au  moral  un  llomain 
du  troisième  ou  du  cinquième  siècle?  «  Un  homme  de  taille 
moyenne,  faible  de  constitution  et  d'apparence,  généralement 
basané,  ayant  dans  les  veines  un  peu  du  sang  de  toutes  les  races 
imaginables,  "  se  croyant  le  premier  personnage  de  l'univers  et, 
pour  le  prouver,  insolent,  rampant,  ignoi'ant,  voleur,  dépravé... 

En  face  de  cet  être  méprisable,  qu'était  le  barbare?  Un 
homme  à  blonde  chevelure,  au  teint  blanc  et  rosé,  large 
d'épaules,  grand  de  stature,  vigoureux  comme  Alcide,  témé- 
raire  comme  Thésée,    adroit,   souple,    ne    craignant   rien    au 


100  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

monde  et  la  mort  moins  que  le  reste.  «Ce  Léviathan  possédait 
sur  toutes  choses  des  idées  justes  ou  fausses,  mais  raisonnées, 
intelligentes  et  ne  demandant  qu'à  s'étendre.  Ce  n'était  nul- 
lement l'enfant  tapageur  que  l'on  s'imagine  d'ordinaire,  mais 
un  adolescent  bien  éveillé  sur  ses  intérêts  positifs.  »    Il   est 
impossible  de  ne  pas  noter  une  fois  de  plus  combien  Gobineau 
est  au  fond  embarrassé  dans  le  portrait  moral  de  l'Arian  :  des 
traits  vagues,  parfois  presque  dignes  de  M.  de  La  Palisse,  voilà 
ce  qu'il  nous  offrira  plus  d'une  fois  encore   :   seule  surnage 
dans  ce  fatras  la   nuance  utilitaire,   qu'il   accentuera  par  la 
suite,  et  qu'il  nous  a  pourtant  appris   à   considérer   comme 
jaune,  à  moins  que  ce  ne  soit  par  instants  la  force  physique 
toute  pure,  comme  dans  le  développement  que  voici.  Quand 
le  Romain   vaniteux    et   misérable    opposait    sa   fourberie    à 
ï astuce  rivale  du  barbare,  qui  décidait  de  la  victoire?  Le  poing 
du  second.  En  tombant  comme  une  masse  de  fer  sur  le  crâne 
du  pauvre  neveu  de  Rémus,  ce  poing  musculeux  lui  apprenait 
de  quel  côté  était  passée  la  force.  Et  comment  se  défendait 
alors  le  Romain  écrasé?  Il    pleurait   et   criait  d'avance    aux 
siècles  futurs  de  venger  la  civilisation  opprimée  en  sa  personne. 
Pauvre  vermisseau!...  Il  mentait,  et  ceux  qui,  dans  le  monde 
moderne,  pai^   haine  de  nos  origines  germaniques  et  de  leurs 
conséquences  sociales  au  moyen  âge,  ont  amplifié  ces  hâbleries 
n'ont  pas  été  plus  véridiques.  Eh  quoi?  parce  que  la  littérature 
à  la  mode,  les  traités  de  grammaire,  la  rhétorique,  les  poèmes 
lippogrammatiques  et  toutes  les  gentillesses  de   même  sorte 
(jui  faisaient  les  délices  des  beaux  esprits  du  temps  trouvaient 
sans  exception   les  rudes  guerriers  du  ^ovà  plus  froids  que 
leurs   glaces  polaires,   il   faudrait  proclamer   ces    héros   sans 
âme?  Certes,  ils  étaient  barbares,  ces  frustes  dominateurs,  qui, 
iiourris  des  chants  nerveux  de  la  Germanie,  restaient  insen- 
sil)les  à  la  lecture  comme  à  l'aspect  de  ces  madrigaux  écrits  en 
forme  de  lyre  ou  de  vase,  devant  lesquels  se  pâmaient  d'admi- 
ration  les    gens   bien  élevés  d'Alexandrie   ou   de  Rome.  Les 
classes  lettrées  ou  soi-disant  telles  se  sentaient  en  quelque 
sorte  fondées  à  déclarer  que  leur  César  rhénan  manquait  de 
goût.  Pour  la  postérité,  elle  aurait  pu    en  juger  autrement  et 


CHAPITRE    IX  101 

prononcer  que  le  barbare  existait  en  effet,  mais  non  pas  sous  la 
cuirasse  du  Germain. 

En  réalité,  loin  de  détruire  la  civilisation,  l'homme  du  Nord 
a  sauvé  le  peu  qui  en  survivait;  et  ce  fut  pour  préserver  la 
société  civile  et  religieuse  d'une  ruine  totale  que  Dieu  donna 
au  monde  ancien  des  "  nations  de  tuteurs  » .  L'origine  de  ces 
groupes  élus  va  nous  occuper  tout  d'abord,  avant  que  nous  les 
contemplions  à  l'œuvre  dans  la  régénération  temporaire  de  la 
Rom  a  ni  té. 

A  côté  des  Aryas  proprement  dits,  des  Iraniens  et  des  Hel- 
lènes, on  distingue  dans  la  patrie  primitive  de  la  race  pure  un 
quatrième  groupe  de  nations  apparentées  aux  précédentes,  et 
dont   les   noms   se    retrouvent   dans    les  anciens    monuments 
chinois  et  hindous.  Les  Khou-te  chinois  ou  Khetas  védiques 
furent  les  ancêtres  des  Gètes  et  plus  tard  des  Goths.  Les  Szou 
ou  Sakas,  avant  de  baptiser  la  Scandinavie,  engendrèrent  les 
Scythes,   que  Gobineau   a   cru   d'abord  jaunes,  sur  la  foi  de 
Ritter  et  de  Humboldt,  mais  qu'il  préfère  reconnaître  pour 
arians  après  avoir  luen  examiné  le  problème  ;  nous  le  verrons 
tirer  un  parti  surprenant  de  ces  peuplades  dans  V Histoire  des 
Perses.  Enfin,   auprès  des  Gètes  et  des  Scythes,  on  aperçoit 
dans  les  sources   grecques  les  Sarmates,  nés   d'une  alliance 
entre  les  Sakas  ou  Scythes,  et  les  Amazones,  mot  qui  signifie 
mère  des  Ases  ou  des  Arians.  Ces  Sarmates,  qui  «ressemblaient 
assez  bien  déjà  aux  paladins  du  moyen  âge  germanique,  dont 
ils  étaient  les  lointains  ancêtres»  ,  habitèrent  quelque  temps  la 
région  du  Caucase,  dont  ils  régénérèrent  les  tribus,  laissant  chez 
les  Circassiens  la  trace  impérissable  de  leur  passage;  car  le 
nom  de  caucasique,  proposé  d'abord  par  la  science  moderne 
pour  toute  la  famille  européenne,  a  son  origine  dans  l'admi- 
ration universellement  suscitée  par  le  beau  type  blanc  de  ces 
montagnards.    Puis,    poursuivant    leur   route,    sous    le    nom 
d'Alains  ou  de  Roxolans,  ces  émigrants  fondèrent  au  huitième 
siècle  avant  notre  ère,  dans  la  Russie  centrale,  «  un  État  stable 
et  régulier,  dont  la   mémoire,  dont  les  dernières  splendeurs 
projettent  encore  à  travers  l'obscurité  des  temps  un  éclat  vif 
€t  glorieux  sur  l'aurore  des  nations  Scandinaves.  »   Il  s'agit  du 


102  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

Gardarike,  dont  la  capitale  se  nomma  Asgard,  la  ville  des 
Ases  ou  des  Arians.  «  C'était  probablement  un  grand  village 
orné  de  palais  à  la  façon  des  anciennes  résidences  des  premiers 
conquérants  de  l'Inde  et  de  la  Bactriane.  Dans  cette  royale 
cité,  les  pères  des  dieux,  les  dieux  eux-mêmes  exerçaient  avec 
grandeur  la  plénitude  de  leur  puissance  souveraine,  rendant 
la  justice,  décidant  la  paix  ou  la  guerre,  traitant  avec  une  hos- 
pitalité splendide  et  leurs  guerriers  et  leurs  hôtes.»  Tous  traits 
un  peu  vagues,  on  en  conviendra,  et  justifiant  mal  l'admiration 
passionnée  que  professe  Gobineau  pour  le  premier  empire 
arian  germain,  perdu  dans  son  brouillard  de  légende.  Il  en  est 
ainsi  chaque  fois  que  le  comte  prône  la  race  élue.  Mais  dans 
le  cas  particulier  d'Asgard  cette  admiration  s'appuie  tout  à  la 
fois  sur  des  motifs  théoriques  que  nous  pressentons  assez,  et 
sur  des  raisons  personnelles  que  nous  apprendrons  à  connaître; 
il  importait  donc  d'en  noter  avec  soin  la  première  et  naïve 
expression. 

Ce  n'est  pas  qu'un  aveu  inquiétant  ne  se  glisse  déjà  sous  les 
fleurs  de  ces  louanges  hyperboliques  :  des  «  alliances  ethni- 
ques »  furent  dès  lors  contractées,  et  elles  étaient  «  inévi- 
tables "  (1).  Mais,  tout  à  l'ivresse  de  la  contemplation  esthé- 
tique qui  nous  est  proposée ,  nous  aurions  tort  de  nous 
appesantir  pour  le  moment  sur  ce  détail.  Au  quatrième  siècle 
avant  Jésus-Christ  ce  merveilleux  royaume  fut  renversé,  malgré 
le  courage  et  l'énergie  de  ses  fondateurs,  probablement  par 
les  Scythes,  leurs  cousins.  Les  nobles  nations  roxolanes  re- 
montèrent donc  dans  leurs  lourds  chariots  d'émlgrants  et  se 
dirigèrent  vers  le  nord-ouest,  seule  voie  ouverte  sans  trop  de 
difficultés  à  leur  passage,  car  elles  n'y  rencontraient  pas 
d'autres  Arians  capables  de  les  arrêter  en  chemin.  Parvenues 
à  un  certain  point  de  la  route,  elles  se  divisèrent  en  deux 
groupes  :  l'un  s'établit  dans  la  Poméranie  et  la  Suède  méri- 
dionale, pour  y  reprendre  le  nom  antique  de  Khetas  ou  de 
Goths.  L'autre  se  rendit  par  terre  en  Norvège  et  y  reprit  la 
dénomination  de  Sakas,  baptisant  ainsi  la  Scandinavie.  Pour 

tl)  T.  II,  p.  342. 


CHAPITRE    IX  leî 

le  mot  Germain,  il  vient  d'Ariman  ou  homme  arian;  celui  de 
Teuton  ou  de  Teusch,  qui  désigne  l'Allemagne  contemporaine, 
est  purement  celtique  et  fut  accepté  par  les  générations 
ultérieures  des  Arians  à  la  suite  d'un  emprunt,  assez  justilié 
d'ailleurs  au  point  de  vue  ethnique,  comme  nous  le  verrons. 
La  proximité  de  si  nobles  voisins  se  fit  bientôt  sentir  aux 
Celtes  plus  ou  moins  Hnnisés  répandus  dans  la  région  qui  fut 
plus  tard  la  Germanie.  Les  Cimbres  et  les  Teutons  en  furent 
d'abord  touchés  et  en  devinrent  capables  de  vaincre  Rome, 
car  «  cette  première  alluvion  fit  grand  bien  aux  nations  qu'elle 
pénétra  » .  Vercingétorix  était  un  de  ces  Celtes  arianisés,  et 
dans  Arioviste,  dont  le  nom  signifie  «hôte  des  Arians  » ,  simple 
titre  générique  des  chefs  d'expédition,  il  faut  reconnaître  un 
Arian  plus  pur  encore,  puisque,  noble,  intelligent,  courageux, 
l'adversaire  de  César  se  révèle  comme  «  un  conquérant  poli- 
tique de  la  plus  haute  espèce  " .  Néanmoins,  tous  ces  brillants 
guerriers,  les  premiers  parvenus  aux  frontières  de  l'Empire, 
furent  rapidement  celtisés  ou  slavisés  et  disparurent  en  régé- 
nérant légèrement  les  masses  alourdies  qu'ils  atteignirent. 
Mais  ils  ne  formaient  que  l'avant-garde  des  Arians  germains. 
La  vraie  source  des  grandes  invasions  est  Scandinave  et  go- 
thique, et  sa  cause  doit  être  cherchée  dans  les  agressions  des 
Huns,  d'ailleurs  assez  arians  eux-mêmes,  car  les  troupes 
d'Attila  et  des  conquérants  inconnus  qui  furent  ses  prédéces- 
seurs ont  dû  contenir  de  nombreux  éléments  blancs,  proba- 
blement scythiques  :  sinon,  leurs  victoires  initiales  sur  les 
Germains  ne  sauraient  s'expliquer  dans  le  système  arianiste. 
Qu'importe,  au  surplus,  l'aspect  de  ces  vainqueurs  asiatiques, 
puisque  Gobineau  n'a  de  tendresse  que  pour  les  vaincus,  et 
nous  assure  que  ses  favoris  ont  conservé  sous  l'orage  «  leur 
grandeur  entière  " ,  que  leurs  rois  «  ne  dégénèrent  pas  de  la 
souche  divine  à  laquelle  remontait  leur  maison  "  .  Nous  accep- 
tons volontiers  ses  affirmations  bienveillantes  ;  mais  si  l'Orient 
européen,  vidé  de  Germains,  retourna  aux  Slaves,  qui  s'y 
finnisèrent  à  loisir;  si  l'Occident,  voire  les  îles  Britanniques, 
concentrèrent  de  plus  en  plus  les  forces  de  l'essence  pure,  il 
faut   avouer   que    la  cause  de   cette    accumulation    n'est   pas 


104  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

précisément  martiale,  et  qu'un  ennemi  des  Arians  l'interpré- 
terait malignement  de  la  sorte.  Après  avoir  cédé  devant  les 
jaunes  en  Asie,  les  Scythes  à  Asgard,  les  Huns  vers  la  Baltique, 
ils  peuplèrent  les  rives  de  l'Atlantique  parce  qu'ils  ne  purent 
pas  fuir  plus  loin. 

Sans  nous  arrêter  à  une  si  perfide  insinuation,  énumérons 
les  branches  principales  de  ces  fuyards ,  envahisseurs  de 
l'Empire.  On  distinguait  parmi  eux  les  Goths  proprement  dits, 
qui,  «  par  les  derniers  tressaillements  de  leur  énergie,  inspi- 
rèrent l'orgueil  de  la  noblesse  espagnole;  "  les  Vandales,  qui 
allaient  se  mélaniser  dans  l'Afrique  du  Nord,  mais  préparer 
quelques  qualités  à  ces  Kal)yles  (1)  (que  l'Es.faz  trouvait  aux 
prises  avec  nos  troupes  d'Algérie)  ;  les  Lombards,  restés  plus 
purs  quoique  un  peu  ccltisés;  les  Burgundes,  dont  le  sort  fut 
analogue  à  celui  des  précédents,  mais  qui  eurent  du  moins 
l'avantage  de  se  trouver  voisins  des  Francs.  Noble  race  que 
ces  derniers  barbares,  dont  la  tribu  royale,  les  Mérowings, 
descendait  certainement  d'Odin,  bien  que  les  généalogies  ne 
mentionnent  pas  cette  origine;  mais  c'est  omission  pure,  sans 
aucun  doute,  et  les  titres  authentiques  existaient  s'ils  ne  sont 
pas  parvenus  jusqu'à  nous,  car  l'extraction  divine  est  une 
circonstance  essentielle,  aux  regards  des  nations  germaniques, 
pour  fonder  des  droits  à  la  royauté.  Enfin,  les  Saxons  demeu- 
rèrent les  plus  purs  des  Germains,  grâce  à  leur  situation  orien- 
tale isolée,  qui  les  préserva  du  contact  de  la  Romanité.  ils 
eurent  moins  d'éclat  que  les  Francs,  plus  tôt  civilisés  par 
1  Empire,  mais  en  revanche  plus  de  longévité;  et  leurs  des- 
cendants, les  Anglo-Saxons,  représentent,  parmi  les  peuples 
sortis  de  la  péninsule  Scandinave,  le  seul  qui,  dans  les  temps 
modernes,  ait  conservé  une  certaine  »  portion  apparente  «  de 
l'essence  ariane.  C'est  V unique  nation  de  ce  sang  qui,  à  propre- 
ment parler,  vive  encore  de  nos  jours. 

Par  malheur,  la  confusion  qui  présida  à  l'invasion  fut  fatale 
aux  destinées  germaniques,  car  si  à  la  surface  «apparaissaient 


(1)  Gobineau  reconnaissait  sans  doute  plus  «l'un  trait  arian  chez  ces  monta- 
gnards (voir  l'étude  de  Renan  sur  la  société  berbère). 


CHAPITliE    IX  1():> 

de  grandes  causes  de  régénération,  dans  les  profondein^s  tom- 
baient de  nouveaux  éléments  ethniques  d'abaissement  et  de 
ruine  (jue  favenir  allait  avoir  beau  jeu  à  développer  » .  Pour 
parler  plus  clairement,  le  «  chaos  des  peuples  »  réduit  en  ser- 
vage, mais  non  détruit  par  les  conquérants,  préparait  les 
revanches  contemporaines  de  la  llomanité.  Retenons  ce  juge- 
ment, qui  résume  toute  la  philosophie  arvaniste  de  l'histoire 
moderne. 

Il  importe  à  présent  de  pénétrer  dans  l'intimité  morale  des 
peuples  germains  afin  de  mieux  comprendre  leur  rôle  au  sein 
de  la  société  européenne.  C'est,  de  plus,  un  beau  chapitre  (jue 
nous  avons  à  parcourir,  et  l'une  des  réussites  de  la  plume  de 
Gobineau.  Soutenu  par  son  enthousiasme  snicère,  il  nous  a 
donné  de  ceux  qu'il  regarde  comme  ses  ancêtres  une  image 
non  exempte  sans  doute  de  prévention  et  d'excès,  mais  dont 
les  proportions  outrées  ont  du  moins  le  mérite  de  graver  mieux 
dans  la  mémoire  des  traits  véritablement  empruntés  à  la  réalité. 
Par  exemple,  l'individualisme  germanique  est  loin  d'être  une 
découverte  de  sa  perspicacité  :  il  donne  en  revanche  un  relief 
singidier  à  son  expression.  Dans  le  monde  barbare,  dit-il, 
l'homme  est  tout  et  la  nation  peu  de  chose  :  on  y  aperçoit 
lindividu  avant  de  voir  la  masse  associée.  Circonstance  fonda- 
mentale, qui  excitera  d'autant  plus  d'intérêt  qu'on  prendra 
soin  de  la  comparer  avec  le  spectacle  offert  par  les  agréga- 
tions de  métis  sémitiques,  helléniques,  romains,  celtes,  slaves. 
Chez  ceux-là,  l'on  ne  voit  guère  que  les  multitudes  :  l'homme 
ne  compte  pour  rien,  et  il  s'efface  d'autant  plus  que,  le  mélange 
ethnique  auquel  il  appartient  étant  plus  compliqué,  la  confu- 
sion y  est  devenue  plus  considérable.  L'Arian  germain,  cette 
«  créature  puissante  » ,  attire  d'abord  l'examen  sur  lui-même 
avant  de  permettre  de  le  porter  sur  le  milieu  qui  l'entoure. 
Voyez  à  quel  point  ses  idées  religieuses  reflètent  l'indépen- 
dance de  son  caractère.  Pour  lui  la  nature  est  éternelle,  la 
matière  infinie  :  les  dieux  n'ont  que  des  fonctions  d'organisateurs 
ici-bas.  Nés  après  la  matière  vivante  et  intelligente,  ils  devront 
mourir  un  jour,  ce  qui  les  rapproche  des  humains  et  encourage 
les  plus  braves  d'entre  ces  derniers  à  se  dire  les  descendants 


106  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

des  dieux.  Les  Germains  pourtant  rejettent  un  anthropomor- 
phisme trop  précis  :  ils  aiment  à  se  figurer  les  êtres  célestes 
«  planant  à  demi  cachés  au  sein  des  nuages  rougis  par  les 
lueurs  du  couchant  »  ,  ou  révélant  leur  présence  dans  le  bruit 
mystérieux  des  forêts.  Ils  ignorent,  en  conséquence,  Tadora- 
tion  des  images,  et  si  les  Lombards  honorent  un  serpent  d'or, 
les  Saxons  quelque  chimère  composite,  c'est,  nous  assure  leur 
avocat  empressé,  «  qu'ils  vénèrent  une  émanation  de  la  nature 
des  dieux  dans  certains  objets  précieux  pour  eux.  »  Qui  donc 
oserait  encore  les  accuser  d'idolâtrie  après  une  explication  si 
satisfaisante?  En  général,  tout  ce  qui  est  bas  et  grossier  dans 
le  Panthéon  et  dans  le  culte  Scandinave  vient  des  Celtes  et  des 
Finnois.  Tels  les  sorciers  et  les  devins,  qui  firent  peu  à  peu 
dévier  le  culte  de  sa  pureté  primitive;  tel  l'usage  des  sacrifices 
humains.  Encore  cette  dernière  pratique  ne  fut-elle  chez  les 
Germains  qu'une  mesure  de  défense  sociale,  les  arrêts  de  la 
justice  criminelle  étant  de  la  sorte  exécutés  par  les  prêtres. 
Nous  avons  déjà  dit  que  Gobineau  fera  plus  tard  amende 
honorable  sur  ce  point,  et  qu'après  avoir  rejeté  avec  horreur 
dans  VEssai  la  possibilité  de  telles  abominations  parmi  les 
Arians  purs,  il  l'avouera  sans  ambages  dans  V Histoire  des 
Perses. 

On  s'est  demandé,  avec  plus  ou  moins  de  raison,  poursuit-il, 
SI  les  nations  sémitiques  avaient  eu  à  l'origine  une  idée  bien 
nette  de  l'autre  vie?  Pour  les  Arians,  cela  n'est  pas  douteux; 
la  mort  ne  fut  jamais  à  leurs  yeux  qu  un  passage  étroit  à  la 
venté,  mais  insignifiant,  ouvert  sur  un  autre  monde.  Quant  au 
sort  qui  attend  l'homme  dans  l'au-delà,  nous  retrouvons  encore 
chez  les  Germains  cette  notion  si  ariane  :  la  défiance  des 
mérites  purement  personnels  et  la  propension  à  fonder  la 
morale  sur  l'ontologie,  qui  nous  ont  été  signalées  chez  les 
Aryas  hindous  avant  le  bouddhisme.  «  L'homme  de  noble 
race,  le  véritable  Arian  arrivait  par  la  seule  puissance  de  son 
origine  à  tous  les  honneurs  du  Walhalla,  tandis  que  les  pauvres, 
les  captifs,  les  esclaves,  en  un  mot  les  métis,  et  les  êtres  d'une 
naissance  inférieure  tombaient  indistinctement  dans  les  té- 
nèbres glaciales  du  ÎNiflheimz.  »  Les  destinées  de  l'autre  vie 


CHAPITRr    IX  107 

n'étaient  donc  pas  le  moins  du  monde  déterminées  par  les 
mérites  de  la  vertu  ou  le  châtiment  qu'aurait  dû  recevoir  le  vice. 
Toutefois,  et  cette  réserve  aurait  été  applaudie  par  l'école  du 
matérialisme  historique,  une  telle  doctrine  ne  fut  évidemment 
de  mise  que  pendant  les  époques  où  toute  gloire,  toute  puis- 
sance, toute  richesse  se  trouvèrent  concentrées  entre  les  mains 
des  Arians,  où  nul  Arian  ne  fut  pauvre,  en  même  temps  que  nul 
métis  ne  fut  riche.  Par  la  suite,  on  accepta  des  opinions  plus 
conformes  à  la  distribution  contemporaine  des  qualités  morales 
dans  les  individus. 

Non  moins  intéressante  que  la  relifjion,  non  moins  riche  en 
révélations  psychologiques  et  en  conséquences  d'avenir  était 
la  constitution  de  la  propriété  chez  les  Germains.  On  y  dis- 
tingue deux  modes  principaux  qui,  répondant  à  des  besoins 
divers,  portèrent  chacun  des   fruits  caractéristiques   de   leur 
origine.  Le  plus  ancien  incontestablement  est  celui  dont  l'idée 
constitutive   avait    été    apportée    de    la    Haute   Asie    :    c'était 
l'odel  (1),  «  qui  implique  les  idées  de  noblesse  et  de  possession 
si   intimement   combinées    que    l'on    est    fort    embarrassé    de 
découvrir  si  l'homme  était  propriétaire  parce  qu'il  était  no]>le, 
ou  inversement.  »  En  effet,  au  début,  l'Arian   étant  seul  un 
homme  au  sens  propre  du   mot,   on    ne  voyait  de    propriété 
régulière   et  légale   qu'entre   ses   mains,  et,  d'autre   part,  on 
n'imaginait  pas  d'Arian  privé  de   cet  avantage.  Le  domaine, 
ainsi  constitué  en  odel,  appartenait  sans  restriction  aucune  à 
son  maître  :  il  formait  une  véritable  souveraineté  où  la  nue 
propriété,  l'usufruit  et  le  haut  domaine  se  confondaient  al)S0- 
lument.  Le  sacerdoce  en  était  inséparable,  et  inséparable  aussi 
la  juridiction  à  tous  ses  degrés,  au  civil  comme  au  criminel. 
En  d'autres  termes,  et  cette  conviction  transparaîtra  souvent 
chez  Gobineau,  dans  une  telle  organisation  sociale,  le  chef  de 
famille  est  roi  au  sens  absolu  du   mot.    «  Femmes,   enfants, 
serviteurs,  esclaves,   ne  reconnaissaient  que  lui,   ne  vivaient 
que  par  lui,  ne  rendaient  compte  qu'à  lui  seul,  qui  nen  rendait 
à  personne.  " 

(1)  Telle  est  l'orthographe  de  Gobineau  :  OEdel  serait  plus  exact. 


108  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

La  nation  est  donc  une  fédération  de  rois;  c'est  ce  dernier 
titre  que  se  donneront  les  pirates  normands  embarqués  avec 
les  seules  forces  de  leur  odel  :  ils  seront  les  rois  de  la  mer.  Et, 
quand  l'organisation  féodale  dont  nous  allons  parler  aura 
définitivement  triomphé  au  moyen  âge,  les  alleux,  anciens 
odels,  sembleront  si  bien  des  souverainetés  que  telle  sera  l'ori- 
gine de  la  légendaire  et  sym])olique  royauté  d'Yvetot.  Les 
rapports  de  pareils  potentats  avec  leur  tribu  se  réduisaient, 
comme  on  le  conçoit,  à  peu  de  chose.  Un  magistrat  élu  sous 
le  nom  de  drottinn  ou  f]Tajj\  mais  choisi  d'ordinaire  dans  les 
races  les  plus  anciennes,  dont  la  généalogie  remontait  aux 
dieux,  exerçait  une  autorité  des  plus  précaires,  analogue  ù  celle 
viç-pati  des  Aryas;  et  chaque  guerrier  possesseur  d'odel  n'était 
guère  mieux  lié  à  son  voisin  d'une  même  nation  «  que  ne  le 
sont  entre  eux  les  différents  États  formant  un  gouvernement 
fédératif  »  . 

Le  défaut  d'une  telle  constitution  est  bien  aperçu  des  lors 
par  son  apologiste  :  c'est  sa  faiblesse  défensive;  elle  exalte 
l'héroïsme  individuel,  mais  les  forces  humaines  ont  des  limites, 
et  les  descendants  des  dieux  succombent  eux-mêmes  devant 
le  nombre  et  la  discipline  d'adversaires  chez  qui  l'union  fait 
la  force.  Pour  laisser  régner  en  paix  cette  brillante  poussière 
de  héros,  il  fallait  des  populations  esclaves  numériquement 
faibles,  ou  encore  »  complètement  sul)juguées  par  la  cons- 
cience de  leur  infériorité  »  ,  état  d'esprit  que  notre  auteur 
aime  à  imaginer,  du  moins  au  début,  chez  les  races  inférieures, 
promptes  à  accueillir  comme  des  dieux  leurs  conquérants  de 
souche  plus  noble,  mais  qu'il  sait  aussi  peu  durable,  ne  serait- 
ce  que  par  la  conséquence  des  mélanges,  relevant  rapidement 
le  niveau  des  vaincus. 

C'est  pourquoi,  dans  l'état  de  guerre  ou  de  conquête,  il 
fallait  trouver  d'autres  cadres  sociaux,  et  l'Arian  avait  trop  de 
bon  sens  pratique  pour  ne  pas  résoudre  le  problème  en  con- 
ciliant la  puissance  de  l'association  avec  les  idées  d'indépen- 
dance personnelle,  qui,  avant  toutes  choses,  lui  tenaient  à 
cœur.  De  là  naquit,  à  côté  de  l'odel,  le  féod,  père  de  l'organi- 
sation féodale.  Ici,  Gobineau,  un  peu  embarrassé  pour  expliquer 


CHAPITRE    IX  109 

un  état  social   si  différent  du  précédent,  sans  trop  diminuer 
son  individualiste  Arian,  nous  présente  cette  innovation  avec 
toutes  sortes  de  ménagements.  Cn  guerrier  connu,  dit-il,  mais 
non  pas  nécessairement  très  noble  (il  suffisait  qu'il  eût  fait  ses 
preuves  dans  des  expéditions  antérieures),  se  présentait  à  l'as- 
semblée des  chefs  et  proposait  une  nouvelle  campagne.  Pour 
réussir  à  en  faire  décider  lentrcprise,  il  lui  fallait,   «  outre  un 
passé  quelque  peu  digne  d'estime,   »  un  véritable  don  d'élo- 
quence. H  s'agissait  en  effet  de  s'assurer  l'avantage  du  com- 
mandement dans  cette  sorte  de  débat  ou  de  surenchère  bien- 
tôt établie  entre  les  candidats  au  titre  de  général  et  des  i'uerriers 
qui  demeuraient  absolument   libres   de  prêter  ou  de  refuser 
à  volonté  leur  concours.  Il  fallait  surtout  une  libéralité  sans 
limites,  une  réputation  de  générosité  bien  reconnue,  car  un 
contrat  personnel  devait  se  conclure  entre  le  chef  de  guerre  et 
chacun  de  ses  compagnons;  or  ceux-ci  avaient,  nous  le  savons 
déjà,   «  les    yeux  bien  ouverts   sur  leur  intérêt  personnel.  » 
Aussi,   pour  symboliser  cette  grandeur  d'âme  vis-à-vis  de  ses 
soldats,  le  général  prenait-il  volontiers  le  surnom  d'  »  ennemi 
de  l'or  1)  ou  d'  a  hôte  des  Arians  »  .  Si  quelque  privilégié  réu- 
nissait de   pareilles  qualités,  alors,  l'Arian  libre,  l'Arian  sou- 
verani  absolu  dans  son  odel,  abdiquant  pour  un  temps  donné 
l'usage  de  la  plupart  de  ses  prérogatives,   devenait,   sauf  le 
respect  des  engagements   réciproques,    Vlwmme  de  son  c/ief, 
dont  l'autorité  pouvaitaller  jusqu'à  disposer  de  sa  vie  sil  man- 
quait aux  engagements  qu'il  avait  contractés.  On  sent  percer 
en  tout  ce  développement  un  certain  éloignement  pour  le  chef 
de  guerre,  une  méfiance  d'aristocrate  pour  le  «soldat  parvenu, 
sans  ancêtres  (1)') ,  que  cet  aventurier  était  trop  souvent;  et  sans 
cesse,  en  Gobineau,  nous  constaterons   ce  singulier  mélange 
d  admiration  de  la  force  et  de  dédain  pour  ses  dépositaires, 
quand  ils  ne  possèdent  pas,  par  surcroît,  la  noblesse  du  sang. 
Lorsque    l'expédition    était   heureuse,    le    général    d'armée 
devenait  le  konungr  du  pays  conquis,  qui  se  nommait  le  Rik 
(Reich),  dénomination  dégradante,  que  la  Norvège,  pavs  d'odels, 

(1    Voir  le  Théophraste  de  son  poème  d'Amailis  que  nous  analyserons. 


110  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

repoussa  aussi  longtemps  que  la  suprématie  d'un  konungr.  Ce 
dernier,  une  fois  installé  dans  sa  dignité  nouvelle,  concédait 
des  biens-fonds  à  ses  compagnons,  mais,  par  une  nécessité  mili- 
taire dirimante  en  territoire  ennemi,  ceux-ci  n'en  jouissaient 
qu'aussi  longtemps  qu'ils  demeuraientyî^è/e5  à  leur  conducteur. 
Le  domaine  ainsi  possédé  à  condition  s'appelait  yeoc/.  Il  offrait 
plus  d'avantages  que  l'odel  pour  le  développement  de  la  puis- 
sance germanique,  parce  qu'il  contraignait  l'humeur  indépen- 
dante de  TArian  à  laisser  au  pouvoir  dirigeant  une  autorité 
plus  grande.  Il  préparait  même  l'avènement  d'institutions 
propres  à  mettre  d'accord  les  droits  du  citoyen  et  ceux  de 
l'Etat  sans  détruire  les  uns  au  profit  des  autres.  On  reconnaît 
dans  tout  ce  développement  que  l'auteur  est  partagé  entre  les 
deux  sentiments  antagonistes  qui  se  combattaient  alors  dans 
son  cœur  en  attendant  que  le  premier  triomphât  décidément 
du  second  :  d'une  part,  un  individualisme  ombrageux  qui  se 
complaît  aux  infinies  libertés  de  l'odel;  de  l'autre,  une  claire 
vue  des  nécessités  de  la  vie  des  grands  Etats  modernes,  au 
moins  à  titre  de  développement  prudent  des  institutions  féo- 
dales du  moyeu  âge. 

Mais  il  est  évident  que  les  liens  de  cette  dernière  organisa- 
tion, si  hal)ilement  pondérés  qu'ils  soient,  imposent  malgré 
tout  un  lourd  sacrifice  à  l'esprit  d'indépendance  de  l'Arian.  Le 
féod  fut  peu  recherché  tout  d'abord  ;  le  service  militaire  à  la 
solde  d'un  chef  continua  de  répugner  à  nombre  d'hommes 
libres,  et  surtout  à  ceux  de  haute  naissance. 

Ces  âmes  arrogantes  trouvaient  de  l'humiliation  à  recevoir 
des  dons  de  la  main  de  leurs  égaux  et  quelquefois  même  de 
ceux  qu'ils  considéraient  comme  leurs  inférieurs  en  pureté 
d'origine.  Ils  préféraient  garder  l'action  plénière  de  leur  indé- 
pendance et  combattre  avec  les  seules  forces  de  leur  odel.  Ce 
furent  donc  surtout  des  tribus  demi-germaniques  qui  virent, 
au  début  de  l'ère  chrétienne,  sortir  de  leurs  rangs  d'innom- 
brables chefs,  riches,  vaillants,  éloquents,  populaires,  promo- 
teurs d'expéditions  heureuses.  Ceux-là  seulement  furent 
konungrs,  ou  rois  au  sens  vulgaire  du  mot;  encore  n'étaient-ils 
pas  reconnus  pour  tels  par  d'autres  que  par  leurs  compagnons. 


CHAPITRE   IX  jll 

C'est  pourquoi  la  monarchie  militaire,  qui  est  la  monarchie 
moderne,  issue  des  chefs  de  guerre  germaniques,  s'établit  très 
difficilement  dans  les  pays  Scandinaves,  où  les  jarls,  descen- 
dants des  dieux,  croissaient  en  considération  à  mesure  que 
diminuait  la  race  pure,  exposée  surtout  au  hasard  des  batailles. 
Dans  les  riks,  au  contraire,  le  jarl  se  vit  rapidement  abaissé 
sous  le  faix  de  la  royauté  grandissante  et  bientôt  »  tom  ba  ù  rien  » . 
Bien  plus,  les  odels  en  ces  régions  furent  des  domaines  fictifs, 
constitués  suivant  l'ancienne  forme,  mais  dépendant  de  la 
volonté  du  souverain. 

En  présence  de  cette  répugnance  instinctive  devant  l'orga- 
nisation féodale,  qui  lui  semble  le  premier  pas  de  l'Arian  sur 
la  voie  des  concessions  à  la  vie  communautaire,  il  est  temps 
de  souligner  un  des  traits  saillants  du  caractère  de  Gobineau. 
Sur  son  compte,  ou  débute  presque  nécessairement  par  une 
erreur;  son  attitude  dédaigneuse  vis-à-vis  de   son  temps,   sa 
partialité  pour  les  castes,  sa  prédilection  pour  les  termes  signi- 
ficatifs de  «  mésalliance  " ,  de  u  parvenus  "  ,  d'  a  exclusivisme 
chapitrai  »  ,  éveillent  l'Idée  d'un  talon  rouge  impénitent,  d'un 
contemporain  intellectuel  de  l'émigration.  En  fait,  il  est  tout 
autre  chose,  et  serait  rangé  parmi  les  républicains  extrêmes 
plus  congrûment  que  parmi  les  chevau-légers  de  l'ancien  régime. 
Réactionnaire  assurément,  il  retarde  de  trois  mille  ans,  et  non 
pas  de  cent,  ou  même  de  cinq  cents,  car  il  n'est  féodal  que 
par  résignation.  Son  idéal,  c'est  l'individualisme  extrême,  les 
droits  souverains  du  possesseur  d'odel  dans  le  Gardarike.  Ajou- 
tons que  ce  point  de  vue  fait  son  originalité  relative  et  parfois 
son  attrait  réel.  De  semblables  préférences  sont  en  effet  si  peu 
pratiques,  elles  touchent  de  façon  si  lointaine  les  questions  à 
l'ordre  du  jour,  qu'elles  n'apparaissent  nullement  inquiétantes 
au  premier  abord  pour  notre  organisation  sociale  présente  ou 
pour    quelque    opinion    politique    que    ce    soit.    Leur   intérêt 
demeure  tout  philosophique.  On  a  devant  soi  un  fantaisiste 
intrépide,   un  utopiste   amusant  dont  les  vues  excessives  ne 
manquent  ni  de  piquant  dans  la  critique,  ni  de  force  dans  le 
précepte  moral.   Pourquoi  ne  pas  le  dire,  on  trouve  dans  sa 
fréquentation  quelque  chose  du  plaisir   que  les  hommes  du 


112  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

dix-huitième  siècle  éprouvaient  à  vivre  en  inia^fination  près 
des  bons  sauvages  décrits  par  les  missionnaires,  désireux 
d'édifier,  ou  par  les  voyageurs  soucieux  d'étonner  leur  auditoire. 
Oui,  l'enthousiasme  de  Gohineau  pour  les  charmes  de  l'odel 
nous  transporte  de  façon  assez  imprévue  dans  cette  atmosphère 
philosophique  des  lecteurs  de  l'^meYe  contre  laquelle  il  semble 
en  réaction  tout  d'ahord,  mais  où  nous  avons  montré  déjà  sin- 
gulièrement à  l'aise  son  instinctive  défiance  contre  la  civilisa- 
tion, née  du  mélange  des  races.  Et  c'est  ici  le  lieu  de  le  rap- 
procher, en  quelques  traits  sommaires,  d'un  précurseur  plus 
illustre  que  lui-même,  dont  il  évoque  invinciblement  la 
mémoire;  il  n'est  guère  autre  chose,  en  effet,  qu'un  Rousseau 
aristocrate,  qui  raisonne  pour  un  groupe  restreint,  la  race 
blanche,  comme  le  philosophe  de  Genève  argumente  pour 
l'humanité  en  général.  L'auteur  du  discours  sur  les  sciences  et 
les  arts,  ce  véritable  père  du  romantisme,  n'a-t-il  pas  débuté, 
lui  aussi,  en  prônant  les  Scythes,  les  premiers  Perses,  les  Ger- 
mains de  Tacite;  en  condamnant  la  corruption  athénienne,  la 
décadence  romaine,  la  renaissance  perfide  du  seizième  siècle. 
Au  total,  l'horreur  du  mélange  ressemble  étrangement  à  l'exé- 
cration de  la  société.  Les  conséquences  de  ces  périlleuses 
nouveautés  sont  exactement  les  mêmes  aux  regards  de  nos 
deux  utopistes  :  d'une  part  la  vie  sociale,  de  l'autre  la  mésal- 
liance, sont  rendues  responsables  de  la  naissance  des  sciences 
et  des  arts  perfides.  Aucun  d  entre  eux,  il  est  vrai,  n'ose  pros- 
crire entièrement  l'ingrédient  dangereux  qui  l'inquiète;  par 
une  flagrante  contradiction,  il  faut  un  peu  de  société  à  Rous- 
seau comme  un  peu  de  mélange  à  Gobineau.  Mais  à  dose 
honiéo])athique  pour  Dieu;  sinon  voici  l'Arian  qui  dégénère 
dans  ÏEssai  sur  l'inégalité  des  races,  aussi  bien  que  l'homme 
bon  et  heureux  de  la  forêt  primordiale  dans  le  Discours  sur 
lorigine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes.  Enfin  mélange  et 
société  ont  encore  ce  point  commun  de  ne  révéler  leur  action 
délétère  que  par  l'usage  et  par  l'expérience,  c'est-à-dire  quand 
il  est  trop  tard  pour  en  arrêter  les  ravages.  Si  Gobineau  aper- 
çoit phitôt  comme  mélange  le  phénomène  que  son  précurseur 
appelle  association  pure,  c'est  que,  disciple  de  Boulainvilliers, 


CHAPITRE    IX  113 

il  est  en  conséquence  mieux  éclairé  sur  le  rôle  joué  parla  force 
et  par  la  conquête  dans  les  origines  sociales.  Mais,  au  sein  de 
l'humanité  vraie  qui  est  la  race  blanche,  il  répugne  tout  autant 
que  Rousseau  à  accepter  la  lutte,  et  surtout  resclavage,  qu'il  y 
proclame  interdit  par  droit  naturel.  Hien  plus,  dans  ce  cercle 
restreint  il  va  réintroduire  à  son  tour  un  contrat  social  restreint 
et  limité  il  est  vrai;  telle  est  précisément  l'origine  qu'il  donne 
au  féod,  cette  convention  entre  égaux,  non  sans  verser  quelques 
larmes  sur  une  première  dégénérescence,  comme  le  fit  jadis 
son  maître. 

Citoyen  d'Asgard,  au  fond  de  son  ccrur,   (robineau  sent  en 
effet  vivement  que  l'hommage  lige  est  une  déchéance  :  il  y 
trouve  néanmoins  un  reste  de  grandeur  et  défend  de  son  mieux 
ses  héros,  par  exemple  contre  la  haine    a  consciencieuse  et 
sans  exemple  "  dont  l'éditeur  savant  du  Polyptique  d'Irminon, 
Guérard,  poursuit  les  nations  germaniques,  se  fondant  princi- 
palement sur  les  conditions  du  service  militaire  pour  refuser 
aux   Goths   d'Hermanrik   comme    aux    Francs    des    premiers 
Mérovingiens   toute   iiotion  véritable   de    liberté  politique.    Ne 
voit-on  pas,  riposte  notre  auteur,  en  Amérique,  dans  le  Ken- 
tucky   ou    dans    l'Alabama,    les    Anglo-Saxons,    ce    dernier 
rameau,   «  bien  défiguré  il  est  vrai,  mais  encore  quelque  peu 
authentique,   »    de  l'ancienne    souche    germaine,  sans  croire 
porter  la  moindre  atteinte  à  «  leurs  principes  de  sauvage  répu- 
blicanisme » ,  s'engager  à  la  solde  des  pionniers  qui  s'offrent  à 
leur  faire  tenter  fortune  vers  l'ouest?  En  toute  situation,  le 
barbare  resta  du  moins  étranger  au  sens  municipal  du  Slave, 
du  Celte  et  du  Romain,  par  la   haute  idée  qu'il  avait  de  sa 
valeur  personnelle  et  le  goût  disolement  qui  en  est  la  suite  : 
il  continua  de  haïr  les  villes  et  leurs  prétendues  libertés  parce 
qu'il  redoutait  les  associations  trop  étroites.  Il  sut  échapper  à 
l'asservissement  jusque  dans  la  vie  militaire,  grâce  aux  stipula- 
tions du  contrat  passé  entre  chaque  soldat  et  son  général.  Il 
conserva  jalousement  l'institution  du  wehrgeld,  de  l'amende 
payée  pour  meurtre,   «  née  des  difficultés  dirimantes  qui  héris- 
sent toujours  le  redressement  des  torts  d'un  souverain  envers 
son  égal.  » 


8 


114  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 

La  tolérance  naquit  chez  lui  de  l'excès  même  de  son  indé- 
pendance. Comme  il  considère  tous  les  étrangers,  «  fussent-ils 
de  son  penjAe,  sous  un  jour  à  peu  près  égal,  "  il  est  assez  libre 
de  préjugés  natifs  contre  qui  l'aborde.  Il  sera  douxau.\  Celtes 
et  aux  Slaves  de  son  féod  et  les  laissera  devenir  riches, 
ouvrant  ainsi  la  voie  à  sa  propre  décadence.  Car  les  conquêtes 
germaniques,  malgré  les  excès  des  premiers  moments,  d'ail- 
leurs (i  un  peu  exagérés  par  l'éloquence  latine  des  écrivains 
de  l'Histoire  auguste  »  ,  furent  en  définitive  assez  bénignes, 
médiocrement  redoutées  des  peuples  et.  sans  nulle  compa- 
raison, infiniment  plus  humaines  et  moins  ruineuses  que  les 
colonisations  brutales  des  légionnaires  et  l'administration 
féroce  des  proconsuls. 

Contemplons  un  mstant  ces  conquérants  généreux  dans  l'in- 
timité de  leur  vie  privée.  Ici  le  romantique  parle  plus  haut  que 
le  puritain  dans  le  cœur  de  Gobineau,  et  pour  ne  pas  ternir 
l'éclat  de  sa  palette  il  se  gardera  d'emprunter  ses  couleurs 
au  pamphlet  de  circonstance  qui  naquit  de  la  mauvaise  humeur 
de  Tacite  contre  ses  concitoyens. 

Il   se   méfie  des    «  bandits  philosophes  »  ,  dessinés  de  fan- 
taisie,  dans  le  style   stoïcien,  par  le  gendre  d'Agricola,  uni- 
quement désireux  de  présenter  à  la  corruption  romaine  une 
sorte  de  morale  en  action.  La  maison  de  l'odel  ne  ressemblait 
guère   aux  sordides  demeures,  à  demi-enfouies  dans  la  terre, 
que  l'auteur  de   la  Germanie  se  plaît  à  décrire:   ces   tristes 
chaumières  existaient  sans  doute,  mais  pour  servir  d'abri  aux 
races  celtiques  à  peine  germanisées.  Les  hommes  libres,  les 
guerriers  arians,    "   étaient  mieux  logés,  et  surtout  moins   à 
l'étroit.    »    Nous  ne  reproduirons  pas  les   descriptions  somp- 
tueuses qui  se  placent  en  ce  lieu,  mirant  le  palais  de  1  odel 
dans  les  eaux  du  Sund  et  plus  tard  dans  celles  de  la  Somme  (1), 
tel  que  l'avaient  reflété  jadis  les  flots  de  TEuphrate  ou  ceux  de 
la  Caspienne;  nous  glisserons  sur  la  peinture  haute  en  cou- 
leurs du  festin  des  braves,  où  les  assistants,  s'exaltant  jusqu'à 

(1)  Où  Gobineau  crut   le  reconstituer   un  jour  par  l'acquisition  du   château 
de  Trye  (Oise). 


CHAPITRE    IX  ii; 


la  folie  (ce  qui  est  un  peu  mélanien),  enlre-choquaient  leurs 
armes  pour  mieux  célébrer  leur  allcjjressc  :  ce  sont  là  des 
«  délassements  de  lions  »  .  Ce  banquet,  assez  peu  platonicien, 
est  pourtant  présidé  de  la  façon  la  plus  aimable  par  l'épouse 
{germanique,  dont  la  situation  priviléjjiée  forme  un  trait  propre 
à  la  cbevalerie  ariane.  Modèle  de  ^;râce  imposante  et  de  majesté, 
noble  créature,  »  cbarmante  femme  »  même,  telle  apparaît 
dans  VEssai  celle  que  Renan  nommait  vers  la  même  époque 
une  «  furie  Scandinave  »  en  songeant  à  Gudruna  et  à  Chrim- 
liilde.  Elle  se  retire  après  le  repas  proprement  dit  et  avant  le 
commencement  de  l'orgie,  comme  c'est  encore  l'usage  en 
Angleterre,  ce  pays  qui  a  le  mieux  conservé  les  débris  des 
usages  germaniques. 

Et  un  détail  amusant  nous  permet  ici  de  souligner  la  partia- 
lité trop  évidente  de  notre  auteur,  captivé  par  les  charmes  du 
spectacle  qui  se  déroule  devant  sa  vive  imagination.  Il  nous  a 
parlé  ailleurs  avec  dégoût  des  prophétesses  celtiques,  telles 
que    la    Velléda   druidique.   Leurs    «   manifestations   popula- 
cières  »    lui  semblaient  un  héritage  évident  de  la  race  jaune, 
car  les  hordes  mongoliques.  tout  en  «repoussant  leurs  femmes 
et  leurs  filles  dans  un  profond  état  d'abjection  et  de  servilité, 
les    emploient    volontiers    aujourd'hui    encore    aux    œuvres 
magiques  » .  L'extrême  irritabilité  nerveuse  de  ces  créatures 
les  rend  propres  à  cet  usage.    «  Elles  sont  en  effet,  des  trois 
races  qui  composent  l'humanité,  les  femmes  les  plus  soumises 
aux  influences  et  aux  maladies  hystériques  (1).  »  Or,  après  que 
nous  avons  pris  notre  parti  de  cette  appréciation  sévère,  quelle 
n'est  pas  notre  stupéfaction  à  constater  que  la    «  charmante 
femme"  de  tout  à  l'heure  n'en  est  pas  moins  à  l'occasion  une 
«  sibylle  de  famille  »  qui  rend  «  dans  le  séjour  particulière- 
ment intime  de  la  chambre  nuptiale  »  des  oracles  écoutés  du 
mari,  en  qui  on  «admet  l'esprit  divinatoire».  L'auteur  sem- 
ble  avoir  entièrement   oublié   ses  précédents  dégoûts.    C'est 
là  ce  qui  s'appelle  avoir  deux  poids  et  deux  mesures;  mais, 
parvenus    en    ce    point   de    notre    étude,  nous   estimons   que 

(1)T.  II,  p.  176. 


116  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

nul  de  nos  lecteurs  ne  s'en  étonnera  plus  que  nous-méme. 

Cet  intéressant  chapitre  se  termine  par  un  fort  habile  para- 
jjraphe  sur  le  rùle  de  l'Eglise  vis-à-vis  de  la  religion  et  de  la 
civilisation  germaniques.  Oobineau,  place  entre  deux  puis- 
sances dont  il  entend  ménager  l'une  et  dont  il  veut  exalter 
l'autre,  fait  des  prodiges  de  conciliation,  révèle  des  trésors  de 
larges  sympathies.  Sans  doute,  des  «  nécessités  d'un  ordre 
supérieur"  contraignirent  d'abord  le  clergé  à  se  montrer  hos- 
tile à  l'odinisme;  mais,  la  victoire  étant  restée  à  la  bonne 
cause,  nul  ne  s'occupa  mieux  que  l'Eglise  à  sauver  les  précieux 
débris  du  passé  païen.  «  Avec  cette  tendre  considération 
qu'elle  a  toujours  montrée  pour  les  œuvres  de  l'intelligence, 
même  les  plus  opposées  à  ses  sentiments,  noble  générosité 
dont  on  ne  lui  sait  pas  assez  de  gré,  elle  fit  pour  les  livres  ger- 
maniques exactement  ce  qu'elle  faisait  pour  les  livres  profanes 
des  Grecs  ou  des  Romains,  "  elle  arracha  ces  trésors  à  l'oubli. 

Non  moins  magnanime  vis-à-vis  des  femmes  barbares,  qui, 
assure  Gobineau,  se  montrèrent  particulièrement  attachées 
aux  antiques  superstitions  et  opposées  aux  nouveautés  chré- 
tiennes, l'Église  sut  jouer  un  rôle  de  modération  et  d'indul- 
gence. «  Le  christianisme,  qui,  fidèle  à  son  désintéressement 
de  toutes  formes  et  de  toutes  comlnnaisons  temporelles,  avait 
su  ennoblir  cette  situation  en  y  faisant  entrer  l'esprit  de  sacri- 
fice; le  christianisme,  qui  avait  aj)pris  à  sainte  Monique  à  se 
faire  de  l'obéissance  conjugale  un  échelon  de  plus  vers  le  ciel, 
était  loin  de  i^épugner  aux  notions  îiouvelles  et  évidemment  beau- 
coup j)lus  pures  que  les  Arians  germains  Introduisaient  dans 
son  sein...  Il  ne  perdit  rien  de  sa  bienveillance  pour  des  con- 
ceptions très  nobles  :  en  les  épurant,  il  s'y  prêta  et  ne  contribua 
pas  peu  à  les  conserver  dans  les  générations  successives  où 
désormais  les  mélanges  ethniques  tendent  à  les  faire  dispa- 
raître, surtout  chez  les  peuples  du  midi  de  l'Europe.  " 

Nous  voici  donc  amenés  sur  le  terrain  de  la  fusion  entre  les 
notions  romaines,  chrétiennes  et  barbares  sous  les  murs  de  la 
Rome  germanique.  A  partir  de  l'an  250,  tout  est  germain  dans 
l'Empire.  L'invasion  des  barbares,  qu'on  s'imagine  trop  faci- 
lement violente  et  dévastatrice,  avait  été  et  allait  être  de  plus 


CHAPITRE  IX  li- 

en plus  une  sorte  de  colonisation  extensive,  qui  parut  toujours 
à  peu  près  légale  et  fut  régularisée  juridiquement  là  où  elle 
résulta  de  la  conquête  armée.  De  tels  «  revirements  de  pro- 
priété 1)  n'étaient-ils  pas  d'ailleurs  parfaitement  légitimes  sui- 
vant les  notions  romaines.  L'Etat  et  1  empereur,  qui  le  repré- 
sentait, avaient  le  droit  de  tout  faire  au  monde  :  il  n'existait 
pas  de  moralité  pour  eux.  C'était  le  princijje  sémitique.  De  leur 
côté,  les  (jcrmains  eurent  Ihabilcté  de  laisser  à  l'élément  civil 
et  romain  une  prépondérance  au  moins  fictive  ;  les  chefs  bar- 
bares, demeurant  konungrs  vis-à-vis  de  leurs  compagnons, 
devinrent  consuls  ou  patrices  pour  leurs  nouveaux  sujets,  et 
firent  par  là  subsister  côte  à  côte  les  deux  nationalités,  persis- 
tant dans  le  rôle  conservateur  inauguré  par  les  empereurs 
d'origine  barbare.  On  organisa  un  svstème  de  tenures  où 
féods  et  odels  (alleux)  prirent  un  aspect  légèrement  latin.  Et 
l'Empire  ne  sembla  pas  défait  par  la  disparition  de  l'empe- 
reur de  Rome  après  Augustule.  Le  Basileus  de  Constan- 
tinople  en  tint  provisoirement  le  sceptre,  et  quand  les  Ger- 
mains furent  assez  justifiés  par  leurs  services  aux  veux  de  la 
ïlomanité,  Charlemagne  releva  sans  peine  la  couronne  d'Occi- 
dent, d'après  la  loi  sabque  de  sa  race,  parce  que  le  trône  tom- 
bait alors  en  quenouille  sur  le  Bospliore.  Les  Erancs,  récem- 
ment régénérés  par  l'invasion  austrasienne,  tenaient  à  cette 
heure  le  premier  rang  parmi  les  Barbares,  et  l'empereur  uni- 
versel ne  pouvait  être  autre,  ethniqucment  parlant,  que  le  roi 
des  Auslrasiens,  l'Austrasie  étant  bien  réellement  alors  le 
cœur  du  monde.  Voilà  une  ellinologie  qui  est  levée  de  bon 
matin,  comme  les  métapliores  de  M.  van  Buck!  Et  loin  d'être 
le  co'ur  du  monde  de  ce  temps,  lAustrasie  était  tout  au  plus  le 
germe  d'un  monde  futur.  Mais  revenons  à  l'organisation  sociale 
romano-germanique.  Il  v  eut  bien  quelques  excès  dans  la  prise 
de  possession  Ijarljare.  Toutefois,  si  l'on  songe  aux  difficultés 
que  les  nouveaux  venus  rencontraient  à  chaque  pas  dans  cette 
Babel  ethnique  où  ils  s'étaient  fourvovés,  ofi  n  accuse  plus,  on 
admire.  Grâce  à  leurs  ménagements  {jénéreux.  le  droit  germa- 
nique développa  sans  heurt  les  bienfaits  de  ses  conceptions 
hautaines.  Les  droits  de  l'homme  libre  pris  individuellement  v 


118  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

furent  ce  qu'avaient  été  les  droits  de  la  cité  dans  le  monde 
romain.  Et  l'âme  de  ce  statut  personnel  resta  le  mouvement, 
l'indépendance,  la  vie,  l'appropriation  facile  à  toutes  les  cir- 
constances ambiantes  (1),  tandis  que  l'âme  du  droit  civique 
s'appelait  Servitude,  comme  sa  suprême  vertu,  Abnégation. 
Cette  infusion  d'idées  nouvelles  a  engendré  notre  civilisation 
contemporaine,  qui  ne  fût  jamais  née  sans  leur  concours,  et 
que  n'eût  pu  produire  par  ses  propres  forces  la  romanité  pas- 
sive, dominée,  contrainte,  jamais  sympathique.  Voilà  le  cri  du 
cœur,  l'exclamation  caractéristique  sous  la  plume  de  Gobi- 
neau :  on  v  reconnaît  assez  que  ses  objections  à  la  Romanité 
sont  d'ordre  passionnel  et  sentimental  bien  plutôt  que  rationnel 
et  politique. 

Supposons  un  instant,  dit-il,  que  les  Germains  n'eussent 
pas  été  ébranlés  vers  cette  époque  })ar  les  troupes  à  demi 
arianes  elles-mêmes  des  conquérants  hunniques.  Aujourd'hui, 
l'Europe  aurait  peine  à  maintenir  une  sociabilité  quelconque 
et  en  serait  à  peu  près  au  point  de  décomposition  pulvérulente 
où  sont  arrivées  les  provinces  méridionales  du  royaume  de 
Naples  et  la  plupart  des  territoires  de  l'Asie  antérieure.  Ou 
plutôt,  puisque  les  Barl)ares  cantonnés  au  delà  du  Rhin  seraient 
entrés  tôt  ou  tard  en  contact  avec  l'Empire,  ils  y  auraient 
trouvé  une  civilisation  plus  énervée  encore,  dont  l'influence 
morale  et  physique  les  eût  moins  touchés  :  le  sang  germain  se 

(1)  Ces  distinctions  d'appnrpnce  subtile  peuvent  ;i  l'occpsion  reprendre  vie  et 
actualité.  Lors  de  la  discussion  de  la  loi  sur  les  associations  (1901),  nous  nous 
souvenons  avoir  entendu  exposer  par  un  parlementaire  distingué  ce  <jui  avait 
été  appelé  à  la  Chambre  la  conception  romaine  et  la  conception  jjermaine  du 
droit  de  l'Etat  vis-à-vis  des  associations.  La  première,  considérant  l'individu 
connue  rien,  la  cité  comme  tout,  faisait  dépendre  l'existence  d'un  groujie  de 
l'autorisation  accordée  par  l'Etat,  et  jugeait  que  les  associations  non  autorisées 
n'étant  pas  nées  juridiquement,  leurs  biens  étaient  rcs  inillius,  confiscables  au 
profit  de  la  lîépublique.  Tanilis  que  la  seconde  considérait  l'individu  et  les 
personnes  morales  comme  existant  au  même  titre  légitime.  Toutefois,  recon- 
naissant que  dix  personnes  associées  sont  plus  fortes  que  les  dix  mêmes  prises 
i-iolcment,  elle  accordait  à  l'État  un  droit  de  surveillance  spécial,  à  la  i-igueur 
celui  de  dissolution;  mais  eu  tout  cas  les  biens  revenaient  en  cette  hypothèse 
aux  sociétaires,  comme  ayant  vécu  légalement  par  le  fait  même  de  leur  cons- 
titution en  soriélé  et  par  la  seule  expression  de  leur  volonté  personnelle  en 
ce  sens. 


CHAPITRE   IX  HQ 

fût  mieux  défendu  ;  on  aurait  vu  un  moyen  âge  prolon^ré  ;  un 
genre  de  culture  comparable  à  celui  qui  a  régné  du  dixième 
au  treizième  siècle  environ  aurait  commencé  ])eaucoup  plus 
tôt  et  duré  beaucoup  plus  longtemps.  Néanmoins,  telle  est 
l'action  inélucta]>lc  des  lois  du  mélange  ethnique  que  tout  se 
serait  passé  de  même  à  la  longue,  que  le  Germain  se  fût  usé 
au  contact  du  chaos  des  peuples  et  que,  «  bref,  par  un  autre 
chemin,  l'humanité  serait  arrivée  identiquement  au  résultat 
qu'elle  a  obtenu.  »  Si,  en  effet,  on  avait  demandé  aux  sages  de 
la  décadence  romaine  laquelle  survivrait,  de  la  barbarie  enva- 
hissante ou  de  la  Romanité  fière  de  sa  culture  supérieure  en 
apparence,  ils  eussent  répondu  que  la  seconde  triompherait 
après  une  passagère  éclipse.  Eh  bien!  ils  ne  se  seraient  trompés 
que  sur  le  temps  nécessaire,  en  l'estimant  trop  court;  car,  à  la 
longue,  la  Romanité  allait  en  réalité  «  user  sa  dominatrice 
comme  les  Ilots  usent  le  rocher.,  et,  finalement,  lui  survivre. 
Les  nations  germaniques  ne  devaient  pas  éviter  de  se  dissoudre 
un  jour  dans  les  détritus  accumulés  et  puissants  des  races  qui 
les  enserraient  de  toutes  parts.  Seulement,  par  un  reste  de 
fortune,  a  cette  révolution  ne  pouvait  jamais  être  si  radicale 
que  de  ramener  la  société  européenne  à  son  point  de  départ 
sémitisé,  ..  et  la  trace  ne  disparut  pas  entièrement  de  la 
suprême  infusion  du  sang  arian. 


CHAPITRE    X 


LES     NATIONS     M  0  D  li  K  N  E  S 


La  lente  absorption  des  Germains  par  les  couches  ethniques 
sous-jacentes  fournit  la  raison  d'être  de  tous  les  mouvements 
importants  des  sociétés  européennes.  Néanmoins,  à  cette 
hardie  et  suggestive  philosophie  de  l'histoire  moderne,  Gobi- 
neau accole  tout  d'abord  une  habile  restriction  qui  témoigne 
en  faveur  de  sa  clairvoyance  d'une  part,  de  sa  confiance  opi- 
niâtre en  ses  principes  d'autre  part.  «Je  ne  me  dissimule  pas 
non  plus,  dil-il,  que  la  lil)re  action  des  lois  organiques, 
auxquelles  je  borne  mes  recherches,  est  souvent  retardée  par 
l'immixtion  d'autres  mécanismes  qui  lui  sont  étrangers.  Il  faut 
passer  sans  étonnement  par-dessus  ces  perturljations  momen- 
tanées qui  ne  sauraient  changer  le  fond  des  choses.  A  travers 
les  détours  où  les  causes  secondes  peuvent  entraîner  les  con- 
séquences ethniques,  ces  dernières  finissent  toujours  par  retrou- 
ver leurs  voies.  » 

Un  auteur  aussi  averti  ne  s'est  pas  aventuré  à  entreprendre 
un  tableau  achevé  du  moyen  âge  et  des  temps  modernes.  Il  a 
senti  combien  ces  causes  secondes  qu'il  affecte  de  traiter  dédai- 
gneusement jouent  aux  époques  contemporaines  un  rôle  pré- 
pondérant. Le  mélange  est  trop  complet  ou  les  événements 
trop  proches  encore  et  trop  peu  classés  par  le  temps  pour  que 
son  système  donne  ici  de  bons  résultats  de  détail.  U  a  cepen- 
dant laissé  transparaître  plus  d'une  fois  au  cours  de  ïEssai  son 
,  opinion  sur  les  différentes  nationalités  qui  composent  aujour- 
[  d'hui  l'Europe,  et  il  a  jeté  çà  et  là  des  traits  de  lumière  qu'il 
est  utile  de  réunir  en  faisceau.  Unis  aux  leçons  plus  précises 
de  ses  derniers  chapitres,  ils  ne  contribueront  pas  peu  à  éclai- 


CHAPITRE   X  121 

rer  les  sentiments  de  son  âge  mûr  et  les  thèses  de  ses  succes- 
seurs en  aryanisme. 

Il  faut  nous  rappeler  tout  d'abord  la  loi  générale  dont  nous 
avons  rencontré  déjà  de  frappantes  applications.  Toute  société  / 
se  fonde  sur  trois  classes  priniilivcs,  représentant  chacune  une  ,' 
variété   ethnique  :  la  noblesse,  image  i>his  ou  moùis  ressem- 
blante de  la  nation  conquérante;  Ki  bourgeoisie,  composée  de 
métis  qui   présentent   quelques-unes  des  qualités  de  la   race 
dominante;  le  peuple,  esclave  ou,  du  moins,  fort  déprimé,  en 
tant  qu'issu  d'une  variété  humaine  inférieure,  nègre  dans  le 
sud,  finnoise  dans  le  nord.  Ces  «  notions  radicales  »  se  sont 
brouillées  de  bonne  heure  dans  les  intelligences  européennes, 
mais  l'esprit  de  sagesse  qui  avait  fait  d'elles  la  base  de  l'orga- 
nisation sociale  existante  demeura  vivant.  Il  l'est  encore;  il  ne 
s'est  jamais    donné  de    démenti  à   /ui-méme,   et  il   se   montre 
aujourd'iiui  aussi  sévèrement  logique  que  jamais,  là  du  moins 
où  il  a  encore  sa  raison  d'être. 

Par  contre,  là  où  les  supériorités  ethniques  disparaissent 
par  le  mélange,  la  société  nouvelle  ne  tolère  pas  longtemi)s 
l  existence  des  institutions  faite  jiour  l'ancicn/ie  et  qui  lui  sui^- 
vivent.  Cette  phrase  ne  pourrait-elle  résumer  toute  la  pre- 
mière ])arlie  des  Origines  de  la  France  contemporaine?  On 
n'admet  pas  de  façon  dural)le  la  fiction  en  politique  :  après 
avoir  abrogé  le  nom  distinctif  des  vaincus,  on  met  à  néant 
l'aristocratie  et,  par  contre-coup  l'esclavage.  Abaisser  les 
sommets,  exhausser  les  fonds,  voilà  l'œuvre  des  siècles  dans 
l'humanité  comme  dans  la  nature.  Aujourd  hui,  l'âge  de  l'éga- 
lité est  revenu  pour  lu  plus  grande  partie  des  populations  de 
l'Europe.  Formule  significative  et  énergique.  VA  nous  allons  i 
constater  avec  surprise  qu  aux  yeux  de  ce  légitimiste  et  de  ce  ' 
catholique  d'éducation  le  trône  et  l'autel  portent  en  grande 
partie  la  responsabilité  de  la  rapide  évolution  ethnique  qui  se 
révèle  dans  le  spectacle  de  l'Europe  moderne.  i 

Avouons  pourtant  que  le  jugement  de  Gobineau  sur  l'insti- 
tution royale,  dont  il  parait  condamner  souvent  les  résultats, 
est  assez  diflicilc  à  dégager  nettement.  Si  son  idéal  s'incarne 
dans  la  répuljlique  égalilaire  des  Arians  primitifs,  il  reconnaît 


12-2  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

néanmoins  qu'après  la  conquête  du  monde  parla  race  Ijlanche 
le  sens  de  l'ordre,  qui  est  propre  à  ce  sang,  devait  l'amener  à 
faire  aboutir  l'exercice  du  droit  de  suffrage  à  la  fondation 
d'une  monarchie  régulière,  appuyée  sur  le  principe  d'hérédité, 
mais  équilibrée  par  une  grande  liberté  individuelle.  Le  sceptre, 
donné  en  principe  à  l'élection,  trouva,  <i  par  le  respect  dont  on 
entourait  les  grands  lignages,  une  forte  cause  de  se  perpétuer 
dans  quelques  descendances,  »  sans  qu'il  y  eût  pourtant  tout 
d'abord  rien  d'al)Solu  dans  cette  règle  :  l'absolu  en  ce  sens 
étant  nègre  ou  chananéen.  Livré  à  lui-même,  l'Arian  n'a 
jamais  admis  que  "  les  vénéral)les  distinctions  de  la  naissance 
constituassent  un  droit  exclusif  au  gouvernement  des  ci- 
toyens »  .  Ainsi  nulle  trace  de  droit  divin  dans  cette  concep- 
tion, car  on  pourrait  dire  que  chez  Gobineau,  comme  chez 
Rousseau,  le  droit  divin  n'appartient  qu'à  la  race  pure  dans 
son  ensemble  et  dans  chacun  de  ses  mem])res.  Son  idéal  est  la 
monarchie  déléguée,  constitutionnelle,  à  l'anglaise  en  un  mot  : 
maintenue  avec  soin  dans  une  même  famille,  mais  non  pas 
assurée  à  une  individualité  déterminée,  comme  on  l'a  vu  dans 
les  révolutions  modernes  de  la  Grande-Bretagne.  Si  la  royauté 
est  acceptalde  quand  elle  est  conçue  de  la  sorte,  les  mélanges 
empêchèrent  qu'elle  ne  fût  adoptée  sous  cette  forme  par  toute 
l'Europe  et  que  ces  règles  prudentes  ne  dirigeassent  les  desti- 
nées du  continent.  Là,  la  monarchie  joua  le  })lu8  souvent  un 
rôle  néfaste.  Car,  dans  leurs  riks  nouvellement  subjugués,  les 
konunjjs  d'origine  pure  se  souillèrent  et  "  comj)rirent  la 
llomanité  » .  Ils  n'aperçurent  (jue  trop  bien  les  avantages  de 
l'autocratie  sémitique.  L'incertitude  de  leur  autorité  germaine, 
précaire,  dlfiicile  et  fatigante  à  maintenir,  par  la  nécessité 
constante  de  flatter  l'opinion  et  de  la  persuader  avec  peine, 
les  amena  ])ien  vite  à  préférer  leur  magistrature  romaine,  si 
commode,  leur  préparant  de  si  dociles  esclaves,  grâce  à  la 
théorie  mélanienne  de  l'autocratie  et  au  devoir  de  conscience 
qui  s'imposait  à  tout  bon  citoyen  d'obéir  à  la  loi  émanée  du 
pouvoir  régulier. 

Les   rois    sont  donc   les   premiers   coupables!   toutefois    la 
monarchie  n'est  peut-être  pas  seule  responsable  de  l'abaisse- 


CHAI'ITJIE   X  12:j 

ment  des  grands  lljjnages,  et,  parvenu  en  ce  point,  Gobineau 
ne  peut  s'empêcher  de  faire  une  courte  allusion  aux  consé- 
quences de  ridée  chrétienne  quant  à  la  fusion  des  races  et  des 
rangs  (I).  Sujet  hrùlant  qu'il  évite  avec  soin  d'ordinaire,  mais 
qu'il  aborde  ici  pour  constater  que  la  dignité  épiscopale,  si 
éminente  et  qui  fut  bientôt  recherchée  par  les  conquérants 
germains,  se  donnait  par  l'élection  même  à  des  serfs.  Ceux-ci 
«  s'en  trouvèrent  fort  relevés  » .  Et,  d'autre  part,  les  évéques, 
gallo-romains  par  le  sang  le  plus  souvent,  j)laidcrent  auprès 
des  souverains  de  sang  germanique  la  cause  des  municipalités 
urbaines  de  leur  ville  métropolitaine.  Par  là,  ces  sénats  de 
riches  marchands  devinrent  infiniment  plus  importants  (|u'ils 
ne  l'avaient  jamais  été;  et  comme,  dans  les  villes,  la  religion 
et  les  études  avaient  leur  siège,  les  sanctuaires  les  plus  vénérés 
attiraient  et  fixaient  une  foule  dévote,  les  criminels  se  réunis- 
saient par  centaines  pour  profiter  du  droit  d'asile  des  églises  et 
monastères;  on  vit  les  Arimans  se  complaii'e  dans  les  cités,  y 
prendre  pied,  s'y  fixer,  parachever  enfin  ce  changement  d'idées 
et  d'humeur  qui  aurait  tant  indi(pé  leurs  aïeux.  Voilà  un 
réquisitoire  détourné,  (|ui  en  dit  long  sur  les  confiits  nés  dans 
le  cœur  du  comte  entre  la  religion  égalitaire  de  son  enfance 
et  le  culte  aristocratique  de  son  âge  viril. 

Mais,  sans  nous  attarder  davantajje  à  déterminer  des  res- 
ponsaltilités  attristantes,  satisfaits  d'avoir  défini  l'atmosphère 
saturée  de  germes  de  corruption  où  se  sont  développées  les 
grandes  nations  modernes,  il  nous  reste  à  caractériser  de  notre 
mieux  ces  dernières,  telles  (ju'elles  apparaissent  au  miroir  de 
VEssdi,  dans  une  revue  rapide  de  leurs  vicissitudes  passées 
comme  de  leurs  destinées  probables. 

La  Scandinavie,  vidée  de  ses  éléments  nobles  })ar  l'émigra- 
tion conquérante,  réduite  en  quelque  sorte  à  son  fond  finnois, 
celte  et  slave,  dut  renoncer  à  jouer  dans  l'histoire  le  rôle 
})répondérant  que  semjjlait  lui  assigner,  à  l'aurore  du  moven 
âge,  la  multiplicité  de  ses  éléments  arians.  Toutefois,  (juelques 
Germains  y  revinrent  après  leurs  courses  aventureuses;  ceux 

(1)  T.  II,  p.  438  et  suivantes. 


124  LE    COMTE    DE   GOBIXEAU 

iqui  étaient  demeurés  défendirent  bien  leur  sanj^.  C'est  donc 
encore  en  Suède,  et  surtout  en  Norvège,  qu'on  peut  trouver 
aujourd'hui  le  plus  de  traces  physlologi(|ues,  linguistiques  et 
politiques  de  l'existence  disparue  de  la  race  élue  par  excel- 
lence. Gustave-Adolphe,  Charles  XII,  en  ont,  à  l'occasion, 
dignement  représenté  le  souvenir,  et  si  les  habitants  de  ces 
régions  étaient  plus  nombreux,  l'esprit  d'initiative  qui  ne  les  a 
pas  abandonnés  pourrait  n'être  pas  sans  conséquences  dans  le 
monde. 

La  lîussie,  par  contre,  est  fort  dédaigneusement  appréciée 
dans  VEssai.  Ce  pays  n'avait  alors  en  France  aucune  popula- 
rité, et  les  théories  de  Gobineau  ne  le  portaient  guère  à  en  réha- 
biliter les  dociles  populations.  Nous  avons  laissé  avec  lui  les 
Slaves  de  l'antiquité  à    «  leurs   humbles  travaux  »  ;  nous  les 
retrouvons  dans  les  temps  modernes  formant  un  empire  doué 
de  (juelquc  cohésion  uni([uement  par  la  grâce  des  dynasties 
varègues  normandes  du   haut   moyen  âge,  par  l'effet  de  l'ac- 
<juisition    plus    récente   des  provinces  germano-baltiques,   de 
l'avènement  au  troue  de  princes  allemands,  enfin  par  le  cou- 
cours  d'un  ensemble  de  cadres  administratifs  et  militaires  alle- 
mands ou  français.  Il  faudrait   être  aveugle  pour  redouter  en 
Europe  un  péril  russe  (l),  les  Slaves   étant  «  une  des  familles 
les  plus  vieillies,  les  plus  usées,  les  plus  mélangées,  les  plus 
dégénérées.  Ils  étaient  épuisés  avant  les  Celtes  »  .  Les  cadres 
étrangers  que  nous  venons  de  signaler  ne  pourront  d'ailleurs 
modifier  les  destinées  du  ])avs,  parce  qu'ils  valent  au  fond  peu 
de  ciiose,  et  que,  riches  d'expérience,  rotnpus  à  la  routine  fie 
la  civilisation,  mais  dépourvus  d  inspiration  et  d'initiative,  ils 
ne  sauraient  donner  à  leurs  élèves  ce  qu'ils  ne  possèdent  pas 
eux-mêmes.  Le  rôle  véritable  des  Slaves  sera  de  servir  d'inter- 
médiaires entre  les  jaunes  et  les  Européens.  Ils  maintiennent 
cette    chaîne    ininterrompue  d  alliances  ethniques  qui  fuit   le 
tour  (le   l  hémisphère  boréal.    Et  nous  verrons  plus  tard  que, 

(1)  Nouveau  point  de  contact  avec  Rousseau,  car  tel  est  aussi,  dans  le  Con- 
trai social  (liv.  II.  cliap.  viii^,  son  jugement  sur  l'œuvre  de  Pierre  le  Grand, 
mais  pour  une  raison  précisément  iiiver.sc  :  loin  d'être  usés,  les  Ilusses  n  étaient 
pas  mûrs  pour  la    "  police  "  . 


CHAPITRE    X  12.-> 

dans  la  pensée  de  Gobineau,  cet  emploi  passif  d'intermédiaires 
intellectuels  menacera  ffuelque  jour  de  redevenir  actif,  les 
Russes  devant  à  son  avis  conduire  l'Asie  jaune  à  l'assaut  de 
l'Europe  épuisée. 

L'Espa{i;ne,  après  avoir  longtemps  gardé,  comme  nous  l'avons 
dit.  quelque  chose  de  la  valeur  gothique,  posséda  en  propre 
une  dose  d'énergie  et  d'enflure  toute  sémiti(|ue,  «une  espèce 
de  délire  africain,  »  (|ui  produisit  encore  de  très  grandes 
choses,  sans  approcher  de  la  a  force  musculeuse  »  concentrée 
dans  la  barbarie  germanique. 

Dans  l'Italie  du  nord,  le  sang  lombard  céda  peu  à  peu 
devant  l'ascension  lente  de  la  romanilé.  Mais,  lùen  qu'à  l'état 
évanouissant,  il  fournit  précisément  sa  sève  et  sa  vitalité  à  la 
Renaissance,  comme  on  a  appelé  avec  tant  de  raison  la  résur- 
rection du  fond  romain.  Orijjine  germanique  latente  de  l'in- 
grate Renaissance  classique;  nous  retrouverons  la  thèse  ail- 
leurs avec  plus  de  développement.  Toutefois,  l'apport  romain 
fut  prépondérant  dans  ce  soulèvement  de  l'écorce  ethnique. 
Instincts  politiques  plus  assouplis,  concentration  plus  grande 
des  forces  gouvernementales,  préoccupation  exclusive  du  bien- 
être  et  du  luxe  :  ce  sont  des  caractères  qui  ne  trompent  pas. 
L'Italie  remonta  donc  au  premier  rang  :  on  ne  jura  plus  que 
par  les  Latins  et  les  Grecs,  «ces  derniers  compris  bien  entendu 
à  la  façon  latine.  »  On  redoubla  de  haine  pour  tout  ce  qui 
sortait  de  ce  cercle  :  on  ne  voulut  reconnaître  ni  dans  la  phi- 
losophie, ni  dans  la  poésie,  ni  dans  les  arts,  les  apports  de  la 
culture  germanique.  Ce  fut  une  croisade  impitoyable  et  fré- 
nétique contre  l'œuvre  accomplie  durant  un  millier  d'années  : 
on  <i  pardonna  à  peine  au  christianisme  » .  Telle  est  la  concep- 
tion aryaniste,  ou  plutôt  germaniste,  de  la  Renaissance  dans 
toute  sa  pureté. 

Cependant  quand  il  s'agit  de  passer  de  l'abstraction  à  la 
pratique  sociale,  il  fallut  reconnaître  la  nécessité  d'un  reste 
d'inspiration  germanique  pour  équilibrer  la  tendance  fonciè- 
rement anarchiste  du  chaos  des  peuples.  Par  une  formule 
d'une  magnifique  ironie,  Gobineau  assure  que  l'Italie  se  trouva 
l>ientôt   trop    romaine    pour  servir    la    cause    romaine   et    dut 


126  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 

«  passer  la  main  à  la  France  » ,  sa  plus  proche  parente.  Celle-ci, 
qui  gardait  qvielque  cohésion  par  la  vigueur  de  ses  éléments 
francs,  tout  en  se  montrant  facilement  entraînée  dans  l'orhite 
de  la  Renaissance  par  la  portion  latine  de  son  sang,  «  poursuivit 
l'œuvre  avec  une  vivacité  de  procédés  qu'elle  seule  pouvait 
employer.  »  Yéritahle  héritière  de  ce  don  d'amalgamer  qu  avait 
possédé  l'Empire,  elle  «dirigea  et  exécuta  en  chef  l'absorption 
des  hautes  positions  sociales  au  sein  d'une  vaste  confusion  de 
tous  les  éléments  ethniques  »  .  C'est  là  une  conception  du  rôle 
de  notre  pays  que  nous  retrouverons,  recueillie  et  développée 
par  d'autres  penseurs. 

Et  voici  que  reparaît,  de  façon  assez  singulière,  et  trop  évi- 
demment pour  les  besoins  actuels  de  la  cause,  l'aspect  méla- 
nien  que  nous  avions  reconnu  dans  le  caractère  gaulois,  et  qui 
avait  été  nié  forcément  d'abord,  puisque  jaunes  et  ])lancs  seuls 
se  trouvaient  en  présence  dans  l'Europe  préhistorique.  Faut-il 
donc  supposer  (juelque  obscure  infiltration  sémitique  parmi  les 
compagnons  de  Yercingétorix?  En  tout  cas  c'est  le  spectacle  de 
Tyr  qu'évoque  maintenant  dans  l'esprit  de  Gobineau  la  légèreté 
inconsistante,  les  tendances  à  la  fois  démocratiques  et  scrviles 
de  nos  premiers  ancêtres.  Incapables  d'indépendance,  préfé- 
rant à  tout  un  maître  étranger  (trait  de  caractère  qui  reparaî- 
tra dans  leur  engouement  pour  le  méditerranéen  Bonaparte), 
ds  7i'avaient  (jne  des  qualilés  martiales,  mais  il  faut  avouer 
qu'ils  les  possédaient  à  un  degré  supérieur.  Acceptant  pour 
eux-mêmes  le  joug  et  l'aiguillon,  ils  servirent  donc  à  y  façonner 
les  autres,  «  ne  sollicitant,  en  retour  de  leurs  complaisances, 
que  les  honneurs  soldatesques  et  les  émotions  de  la  caserne  !  On 
leur  prodigua  ces  biens  par  surcroît.  «  Dédaigneuse  condes- 
<;endance  pour  les  traîneurs  de  sabre,  les  officiers  en  demi- 
solde,  où  l'on  croirait  percevoir  l'écho  de  rancunes  mal  assou- 
pies chez  le  fils  de  l'officier  de  Gand. 

Surce  sang  gaulois  mal  équilibré  déjà,  l'invasion  barbare  n'agit 
guère  que  dans  le  Nord  et  dans  la  Normandie,  où  la  supériorité 
ethnique,  après  s'être  conservée  longtemps,  transparaît  encore 
quelque  peu  (nous  avons  dit  que  cette  province  est  celle  où  le 
comte    croit   retrouver  l'origine   de  sa  famille).  Le  Midi  de- 


CHAPITRE   X  \l~i 

meiira  sans  principes  sérieux,  pénétré  cruniversellc  indiffé- 
rence, de  scepticisme,  d'esprit  railleur,  peuplé  en  un  mol  des 
di.;;nes  fils  de  ce  citoyen  de  la  Provincia  dont  nous  savons  qu'il 
fut  peut-être  le  spécimen  le  plus  odieux  du  chaos  des  peuples. 
Dans  ces  réf[ions,  naquit  l'hérésie  albigeoise,  manichéisme 
licencieux,  dénué  de  valeur  morale,  profondément  antisocial, 
ce  ((ui  lui  vaut  d'ailleurs  la  sympathie  des  écrivains  révolu- 
tionnaires contemporains,  surtout  en  Allemagne  (1).  Pourtant, 
tant  que  le  nord  de  la  France  demeura  prépondérant  dans  la 
direction  politique  du  pays,  la  féodalité  domina.  Mais  les  croi- 
sades firent  une  première  saignée  à  l'élément  noble;  et  ce 
recours  au  facteur  de  la  «  sélection  sociale  »  est  un  intéressant 
pressentiment  de  théories  largement  épanouies  depuis  lors. 
Bientôt,  le  quatorzième  siècle  vit  commencer  la  grande  bataille 
qui,  «  sous  le  couvert  des  guerres  anglaises,  fut  de  nouveau 
livrée  aux  éléments  germanisés.  "  Le  pays  d'outre-Loire 
ayant  restauré  l'indépendance  nationale  sous  Charles  VIL  la 
prépondérance  appartint  dès  lors  à  ses  inspirations  gallo- 
romaines.  De  là  ce  goût  de  la  vie  militaire  et  des  conquêtes 
extérieures,  bien  particulier  à  la  race  celtique,  joint  à  l'amour 
de  l'autorité,  héritage  direct  de  Rome.  On  vit  naître  à  ce 
moment  une  nouvelle  conception  de  l'honneur.  Chez  les 
nations  arianes  primitives,  plus  tard  dans  le  Saint-Empire,  et 
jusqu'à  nos  jours  en  Angleterre,  l'honneur  était  »  une  théorie 
du  devoir  qui  s'accordait  assez  bien  avec  la  dignité  du  guer- 
rier libre  »  .  Elle  enfermait  en  effet  «  la  haute  obligation  de 
maintenir  ses  prérogatives  personnelles  au-dessus  des  plus 
puissantes  attaques  (2)  » .  Sentiment  digne  du  Roxolan,  souve- 

(1)  T.  I,  p.  207.  Allusion  à  Lenau.  probablement. 

(2)  Cette  doctrine  prit,  on  le  sait,  en  Espajjne  une  couleur  toute  particulière. 
M.  Martinenche  a  écrit  {Comédie  espagnole,  Paris,  1901),  à  propos  des  lois 
du  «  Pundonor  »  :  »  L'exaltation  de  la  volonté  aboutit  ainsi  à  une  manière  de 
fanatisme  forcené.  A  force  de  vouloir  se  dresser  au-dessus  de  la  nature  hu- 
maine, on  finit  par  en  sortir.  L'honneur  espagnol  devient  une  sorte  de  théo- 
logie froide  et  repoussante,  dont  tous  les  dogmes  demandent  du  sang,  encore 
du  sang,  toujours  du  sang.  »  Ne  croirait-on  pas  lire  une  page  de  Gobineau  sur 
les  héritiers  des  sacrihcateurs  du  Chanaan.  Et  de  Corneille,  plus  germanique 
assurément  comme  bourgeois  rouennais,  M.  Martinenche  dira  :  «  L'homme  de 
son  époque  n'est  pas  en  proie  à  quelque  mystérieuse  Némésis.  Il  n'obéit  pas 


128  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

rain  dans  son  odel!  «  Le  gentilhomme  français  fut  au  con- 
traire sommé  de  reconnaître  que  les  obligations  strictes  de 
l'honneur  Tastreignaient  à  tout  sacrifier  à  son  roi  :  ses  biens, 
sa  liberté,  ses  membres,  sa  vie...  Cette  doctrine,  comme  toutes 
celles  qui  s'élèvent  à  l'absolu,  ne  manquait  certainement  pas 
de  beauté  ni  de  grandeur...  Iille  était  eml)ellie  par  le  plus 
brillant  courage  ;  mais  ce  n'était  réellement  qu'un  placage 
germanique  sur  des  idées  impériales  fromaincsj.  Sa  source,  si 
l'on  veut  la  chercher  à  fond,  n'était  pas  loin  des  inspirations 
sémitiques,  et  la  noblesse  française,  en  l'acceptant,  devait 
tomber  à  la  fin  dans  des  habitudes  bien  voisines  de  la  servi- 
lité. »  Yodà  un  lier  langage,  et  digne  d'un  jarl  Scandinave. 
Combien  pâlissent  en  comparaison  les  velléités  d'indépen- 
dance féodale,  les  vagues  souvenirs  des  pairs  de  Charlemagne 
qui  hantent  la  mémoire  d'un  Saint-Simon,  humilié  aux  pieds 
du  maître  dans  son  petit  appartement  de  Versailles! 

Pendant  le  seizième  siècle,  les  progrès  de  ces  idées  nouvelles 
préparèrent  le  terrain  sur  lequel  les  compagnons  aquitains  de 
Henri  IV.  moins  celtiques  et  plus  sémitisés,  vinrent  en  1599 
"  placer  une  autre  et  plus  grosse  pierre  du  pouvoir  absolu  »  (1). 
Enfin  Gobineau  pourrait  ici  mentionner  l'apport  de  concep- 
tions gouvernementales  absolutistes,  dont  la  régente  espa- 
gnole Anne  d'Autriche  porte  la  responsabilité.  La  monarchie 
du  Roi-Soleil  fut  la  fleur  de  cette  évolution  vers  la  tvrannie 
chananéenne,  et   elle  n'échappa  pas  d'ailleurs  à  sa  destinée 

aveuoléaient  à  la  loi  terrihle  (jui  lui  inipuse  un  incessant  encliaineaient  de 
meurtres.  Sa  personnalité,  plus  consciente  d'elle-même,  ne  se  résout  à  la  ven- 
geance qu'après  l'avoir  discutée  et  acceptée.  Elle  n'y  voit  plus  un  ordre  divin, 
mais  une  revendication  de  sa  propre  dignité.  »  L'auteur  de  V lissai  n'eût  pas 
analysé  d'autre  manière  les  senliuients  d'un  héros  arian.  Et  peut-être  eût-il 
expli(jué  la  recrudescence  des  folies  du  pimdonor  aux  seizième  et  dix-septième 
siècles  par  les  alliances  mauresques  ou  même  juives  que  presque  toutes  les 
grandes  maisons  castillanes  contractèrent  vers  cette  époque. 

(1)  L'intéressant  ouvrage  du  vicomte  d'Avenel  sur  la  noblesse  au  temps  de 
Richelieu  apporterait  plus  d'une  continuation  de  détail  à  ces  vues  d'ensemble. 
On  y  retrouve  la  rapide  extinction  des  survivances  féodales,  les  mésalliances, 
la  servilité  grandissante  à  la  cour.  L'auteur,  avec  une  prudence  bien  légitime 
chez  un  historien  scrupuleux,  ne  donne  pas  à  ces  transformations  d'autre  origine 
que  »  l'e.-sprit  du  temps  »  .  Gobineau  prononcerait  plus  énergiquement  :  réap- 
parition du  sang  romain  sémitisé. 


CHAPITRE    X  129 

nécessaire.    La  prépondérance  de  Paris,  mélangeant,  comme 
jadis  Babylone  ou  Rome,  dans  les  bas-fonds  de  ses  faubourgs 
le  sang  venu  de  tous  les  points  de  l'horizon,  a  parachevé  la 
préparation  démagogique  et  préparé  le  li  Juillet  178!).  Tels 
sont  les  traits  suggestifs  qu'il  est  permis  de  tirer  des  pages  de 
VEssai  sur  la  philosophie  de   l'histoire  de    France.  Nous   en 
retrouverons   les  éléments  essentiels  sous   la   plume  d'autres 
penseurs,  plus  ou  moins  directement  inspirés  de  Gobineau  ou 
de  ses  propres  sources.  Ajoutons   que,  malgré  ces  prévisions 
peu  favorables,  le  pays  situé  au  nord  de  la  Seine  est  encore 
enfermé  par  le  comte  dans  cet  îlot  privilégié  qu'il  dessine  sur 
la  carte  au  nord  de  l'Europe,   et  dans  les  limites  duquel  se 
concentrent  aujourd  hui  l'activité  du  sang  arian  et  les  restes 
de  son  énergie  (1). 

Quant  aux  chapitres  qui  traitent  de  l'Allemagne,  les  sugges- 
tions en  sont,  il  faut  l'avouer,  moins  actuelles,  et  il  est  même 
surprenant   de    voir  ce    pays    s  entiiousiasmer,    comme    nous 
l'avons  dit,  et  comme  nous  le  dirons  mieux  encore,  pour  un 
homme  dont  l'œuvre  maîtresse  l'a  si  cavalièrement  traité.  C'est 
que  le  familier  de  Wahnfried  répara  si  bien  plus  tard,  tout  au 
moins  par  des  paroles,  les  égratignures  de  sa  plume,  qu'on  ne 
lui  en  garde  pas  rancune  au  delà  du   Rhin,  où  sa  partialité 
pour  les  ancêtres  gothiques  a  fait  oublier  son  dédain  pour  les 
grands-pères  de  1850.  Il  est  certain  que  le  spectacle  de  l'Alle- 
magne n'était  guère  imposant  au  lendemain  de  l'avortement  du 
Parlement  de  Francfort;  mais,  cette  fois,  notre  représentant 
près  du  Bundestag  n'a  pas  su  s'élever  au-dessus  des  impres- 
sions du  moment  présent  pour  prévoir  les  destinées,  si  pro- 
chaines cependant,  de  ses  hôtes.  Nous  avons  vu  qu'il  ne  pense 
pas  grand  bien  de  la  France  moderne  ;  or,  à  ses  yeux,  l'Allema- 
gne est  encore  bien  au-dessous  de  ce  niveau  si  médiocre  déjà. 
Les  forces  phvsiques  de  ses  fds  sont  moindres  que  celles  des 
populations    françaises,  douées   de    qualités    «  supérieures    à 
celles  de  la  famille  allemande,  qui  leur  permettent  de  braver 
sans  mourir  les  neiges  de  la  Russie  comme  les  sables  brûlants 

(1)  T.  II,  p.  491. 


130  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

de  TEgypte  » .  La  lan};ue  de  Gœthc,  si  vanté,  par  un  Herder  ou 
un  Fichte  pour  son  orijjinalité,  sa  sincérité,  exceptionnelles,  n'est 
pour  le  comte  qu'une  métisse  sans  pureté,  faite  de  celtique  et 
de  gothique,  trahissant  la  présence  d'une  épaisse  population 
kjairique  sous  \e  petit  nombre  d'éléments  germaniques  demeurés 
au  delà  du  Rhin.  Et  Nietzsche  refusera  de  même  à  ses  compa- 
triotes le  titre  d'héritiers  des  Germains  parce  que  ces  derniers 
ont  fui  presque  en  totalité  leurs  forêts,  leurs  sahles  et  leurs 
marécages.  Déjà  bien  longtemps  avant  cet  exode,  les  Barbares 
«  avaient  dû  prendre  énormément  des  Celtes  (1)  »  ;  puis, 
lorsque  les  Slaves,  poussés  par  les  compatriotes  d'Attila,  vin- 
rent à  leur  tour  imposer  leur  alliance  aux  Teutons,  ils  les  trou- 
vaient dès  lors  «  peu  germaniques  {"2)  "  .  Tout  en  porte  témoi- 
gnage :  <i  les  institutions  commerciales,  les  habitudes  rurales, 
les  superstitions  populaires,  la  physionomie  des  dialectes,  les 
variétés  physiologiques...  Le  naturel  doux  et  peu  actif  de  l'Au- 
trichien et  du  Bavarois  n'a  rien  de  cet  esprit  de  feu  qui  animait 
le  Frank  ou  le  Longobard.  »  Vers  la  lin  du  moyen  âge,  l'élé- 
ment celtique  reparut  plus  particulièrement  dans  l'élément 
romain  composite  au  centre  de  l'Europe  :  et  ce  fut  sous  cette 
influence  médiocre  que  l'Allemagne  tout  entière  "  se  chercha 
et  maria  plus  étroitement  ses  intérêts  autrefois  si  sporadiques»  . 
L'unité  germaine  repose  donc  sur  un  fondement  (jui  n'est  pas 
arian.  Quelque  chose  de  grossier,  de  commun  s'infiltra  partout, 
qui  n'appartenait  ni  à  l'élément  barbare  ni  au  sang  hellénisé. 
Retenons  bien  cette  classification  qui  oppose  dès  lors  le  Celle 
hnnisé  du  plateau  central  au  Germain  resté  pur  et  au  Médi- 
terranéen sémitisé  :  nous  la  verrons  saluer  chez  Gobineau  par 
ces  disciples  comme  le  pressentiment  génial  des  plus  impor- 
tantes conquêtes  de  la  science  contemporaine 

En  conséquence  de  ce  changement  d'orientation  morale,  les 

^  chansons  de  geste  du  haut  moyen  âge  furent  remplacées  sur 

/les  bords  du  Rhin  parles  compositions  railleuses,  bassement 

obscènes,  lourdement  grotesques  de  la  bourgeoisie  des  villes. 


(1)  ï.  II   p.  ICI. 

(2)  T.  II,  p.  449. 


CHAPITRE   X  131 

«  Les  populations  se  complurent  aux  trivialités  de  Hans 
Sachs.  »  Appréciation  sévère  que  le  fervent  de  Richard  Wagner 
dut  regretter  plus  tard,  en  applaudissant,  dans  les  Maures 
Chanteurs,  le  cordonnier-poète  comme  un  prototype  de  la  saine 
bourgeoisie  allemande!  La  gaieté  de  cet  artisan,  dit  VEssai, 
ressemblait  à  celle  que  nous  appelons  «  si  justement  la  gaieté 
gauloise,  et  dont  la  France  produisit  à  la  même  époque  le  plus 
parfait  spécimen,  comme  elle  en  avait  en  effet  le  droit  inné»  . 

Enfin,  en  signalant  la  haute  culture  intellectuelle  que  pos- 
sédaient à  son  avis  les  anciens  Germains,  en  faisant  remarquer 
que  tous  les  mots  de  leur  langue  originelle  qui  se  rapportent 
à  l'écriture  sont  purement  gothiques,  Gobineau  résume  dans 
une  formule  lapidaire  son  impression  sur  leurs  prétendus  des- 
cendants (1).  «  Si  l'allemand  moderne  a  emprunté  au  latin 
l'expression  schreiben,  écrire,  cest  que  les  Aliematids  ne  sont 
pas  d'essence  germanique.  »  Il  changera  d'avis  sans  doute,  mais 
sous  l'influence  du  succès,  et  les  vainqueurs  de  1870,  moins 
enivrés  par  la  fumée  de  son  encens  arianiste,  auraient  quel- 
ques raisons  de  juger  cet  amoureux  bien  tardif  à  reconnaître 
les  mérites  éminents  de  la  dame  de  ses  pensées,  et  ce  théori- 
cien bien  facilement  égaré  par  ses  principes,  puisqu'il  fallut 
un  événement  foudroyant  pour  l'amener  à  corriger  de  son 
mieux  des  dédains  peu  prophétiques. 

Tandis^£ue  l'Allemagne  est  à  peine  germanique  dans  VEssai, 
«n  revanche  l'Angleterre  l'est  au  plus  haut  degré.  Si  l'auteur 
a  montré  d'abord  une  certaine  réserve  dans  son  admiration 
pour  la  Grande-Bretagne,  s'il  a  raillé  finement  Guizot  pour 
s'être  vu  conduit  par  sa  définition  de  la  civilisation  à  «  ne  con- 
sidérer comme  vraiment  civilisée  dans  le  passé  et  dans  le  pré- 
sent que  la  seule  nation  anglaise  (2)  i. ,  c'était  en  ces  premières 
pages  du  livre  dont  nous  avons  dit  l'arianisme  encore  hési- 
tant et  timide.  <i  Certainement,  écrit  alors  le  prudent  historien, 
je  suis  plein  de  respect  et  d'admiration  pour  le  grand  peuple 
dont  la  victoire,  l'industrie,  le  commerce,  racontent  en  tous 


(1)  T.  II,  p.  387  (note). 
(2j  T.  I,  p.  80. 


132  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

lieux  la  puissance  et  les  prodiges;  mais  je  ne  me  sens  pas  dis- 
posé à  ne  respecter  et  à  n'admirer  que  lui  seul.  »  Plus  tard,  il 
aura  moins  de  scrupules  ;  il  se  laissera  entraîner,  après  Guizot, 
à  invoquer  ^  le  génie  radieux  de  la  Grande-Bretagne  "  ;  il  pro- 
clamera qu'elle  est  "  à  proprement  parler  la  seule  nation  ariane 
qui  vive  encore  de  nos  jours  (1)  '>  :  et  c'est  là  le  plus  haut 
témoignage  d'estime  qu'il  soit  en  possession  d'accorder. 

Néanmoins,  par  le  satisfecit  qu'il  concède  au  présent  bri- 
tannique, il  n'entend  pas  s'engager  pour  l'avenir,  et  les 
réserves  vont  venir  après  les  compliments.  C'est  qu'à  la  dif- 
férence d'anglophiles  plus  déterminés  que  nous  apprendrons 
à  connaître  il  n'a  pas  hésité  à  étendre  sur  les  îles  bretonnes 
comme  sur  le  reste  de  l'Europe  aux  temps  préhistoriques  une 
couche  primitive  de  populations  finnoises  et  de  nations  celti- 
ques très  dégradées;  plus  tard,  un  peu  de  romanité  s'y  super- 
posa par  endroits,  et  il  faudrait  même  voir  dans  cette  circons- 
tance y  origine  du  titre  impérial  donné  parles  Anglais  modernes 
à  leur  Etat  et  à  leur  Parlement,  Dès  lors,  le  danger  ethnique 
sera  toujours  présent,  n'attendant  qu'une  occasion  favorable 
pour  se  révéler  au  grand  jour.  Par  bonheur  ces  assises  perni- 
cieuses furent  ensevelies  d'abord  sous  d'incessantes  alluvions 
germaines,  danoises  ou  saxonnes.  Aussi,  "  le  goût  de  la  vie 
agricole,  Tabandon  graduel  de  la  plupart  des  villes,  l'accrois- 
sement du  nombre  des  villages,  surtout  des  métairies  isolées; 
le  maintien  solide  des  franchises  de  l'homme  libre,  l'influence 
soutenue  des  conseils  représentatifs,  furent-ils  autant  de  traits 
par  lesquels  l'esprit  arian  se  donna  à  reconnaître  et  témoigna 
de  sa  persistance.  »  Toutefois,  l'absence  presque  totale  de 
l'élément  romanisé  laissait  cette  nation  sans  éclat  et  l'éloi- 
.gnait  de  ce  que  "  nous  appelons  notre  civilisation  »  ;  tandis 
que  les  groupes  fmnois-celtes  du  fond  lui  imposaient  un  esprit 
très  utilitaire  et  une  «  honteuse  pauvreté  »  dans  le  domaine 
de  l'intelligence.  Ce  furent  les  Normands,  déjà  modifiés  par  le 
contact  gallo-romain,  qui  apportèrent  le  grain  de  sel  de  l'inspi- 
ration   latine   et    suscitèrent   une    brillante    période   chevale- 

(1)  T.  II,  p.  360. 


CHAPITRE    X  133 

resquc,    sans  que  cet  apport  se  fît  cependant  à   ce  moment 
dans  des  proportions   danjjereuses.   Les  couches  supérieures 
seules  en  subirent  l'action,  et,  là  comme  ailleurs,  elles  étaient 
soumises  d'autre  part  à  d'innombrables  causes  d'étiolement  et 
de  disparition,  circonstance  qui  tint  encore  une  fois  en  bride 
ie  principe  périlleux.  Or,  il  en  est  de  l'inliltration  d'une  race 
civilisée,  l)ien  que  corrompue  au  milieu  de  masses  énerjjiques, 
mais  {grossières,  comme  de  l'emploi  des  poisons  à  faible  dose 
dans  la  médecine  :  le  résultat  n'en  saurait  être  que  salutaire. 
Amusante  illusion,  que  nous  avons  signalée  déjà  chez  l'auteur 
de  VEssai  :  c'est  à  dose  homéopathique  qu'il  eût  souhaité  par- 
tout l'action  de  sang  nègre  dans  les  veines  des  blancs;  à  cette 
condition  le  monde  aurait  été  sauvé  peut-être.  Mais,  toujours, 
le  mélange  a  dépassé  la  limite  que  ce  conseiller  avisé  lui  per- 
mettrait à  la  rigueur  d'atteindre.  Seule  au  monde  l'Angleterre 
donna  pour  un  temps  l'exemple  d'une  si  heureuse  proportion. 
D'ordinaire,  les  éléments  nobles  s'infiltrent  dans  les  gâtés  et 
s'y  perdent  sans  bénéfice  appréciable  pour  ces   derniers,  du 
moins  devant  le  regard  prévenu  d'un  aryaniste.  C'est  à  la  pro- 
cédure inverse,  à  l'introduction  d'éléments  excitants  dans  un 
milieu  sain  et  pondéré  par  ailleurs,  qu'Albion  a  dû,  avec  la 
lenteur  de  son  évolution  sociale,  la  solidité  de  son  empire.  Elle 
resta  surtout  germanique  et  ne  donna  jamais  à  la  féodalité  la 
directioîi  servile  qui  lui  fut  imprimée  sur  le  continent. 

Malgré  tout,  cette  situation  privilégiée  ne  devait  pas  se  pro- 
longer sans  fin.  A  partir  du  seizième  siècle,  les  guerres  reli- 
gieuses et  bientôt  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  apportèrent 
dans  le  Royaume-Uni  un  nouvel  afflux  d'éléments  français  qui, 
cette  fois,  n  osèrent  plus  rentrer  dans  les  classes  aristocratiques, 
sans  doute  retenus  par  le  sentiment  de  leur  propre  dégénéres- 
cence, et  jetèrent  une  forte  proportion  de  sang  romanisé  au 
sein  des  masses  plébéiennes,  où  le  terrain  anglo-saxon  fut  dès 
lors  fortement  entamé.  Les  progrès  de  la  grande  industrie  don- 
nèrent des  alliés  à  ces  intrus  dans  les  Irlandais,  les  Italiens, 
les  Allemands  celtisés  ou  slavisés  qui  accoururent  en  foule  sur 
le  sol  insulaire.  En  conséquence,  les  Anglais,  jadis  portés  vers 
la  Hollande  et  les  Flandres  par  leurs  affinités  ethniques,  corn- 


134  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

mencèrent  à  mieux  comprendre  la  France,  cultivèrent  la  litté- 
rature, prirent  le  {^oùt  des  statues,  des  tableaux,  de  la  musique. 
Ils  recueillirent  même  «  une  certaine  gloire  en  ce  genre,  bien 
qu'avec  une  sorte  de  rudesse  et  de  barbarie  »  .  Voilà  qui  est 
dédaigneusement  parler  de  Fielding  et  de  Gainsborough, 
sinon  de  Dickens  et  de  Turner.  Au  temps  de  ces  derniers,  il 
est  vrai,  le  mal  avait  crû  prodigieusement,  et  Gobineau  songe 
surtout  dans  ses  anathèmes  à  un  homme  dont  les  préférences 
méridionales,  peut-être  aussi  les  boutades  révolutionnaires,  le 
remplissent  d'une  aversion  instinctive.  «  Celte  société,  jadis  si 
compacte,  si  logique,  si  forte,  n'aurait  pu  naguère  assister  sans 
horreur  à  la  naissance  d'un  Byron,  »  d'un  fds  des  jarls  capable 
de  nommer  ses  propres  vers  : 

Harsh  runic  copy  of  the  south's  sublim  ! 

(Dédicace  de  la  Prophétie  de  Dante.) 

Aussi,  le  système  des  lois  anglaises  a-t-il  perdu  depuis  deux 
siècles  une  grande  partie  de  sa  solidité  première.  Des  réforma- 
teurs ne  sont  pas  loin  dont  les  Pandectes  forment  l'idéal.  "  La 
démocratie  jadis  inconnue  proclame  des  prétentions  qui  n'ont 
pas  été  inventées  sur  le  sol  anglo-saxon...  Tout  révèle  la  pré- 
sence d'une  cause  de  transformation  apportée  du  continent; 
l'Angleterre  est  en  marche  pour  entrer  à  son  tour  dans  le  milieu 
de  la  romanitë!  »  L'avenir  dira  si  cette  audacieuse  prophétie 
doit  se  réaliser  :  les  courants  présents  en  semblent  contrarier 
jusqu'à  un  certain  point  révénement;  mais  des  indices  sensi- 
bles se  montrent  encore  en  sa  faveur  et  pourraient  bien  quel- 
que jour  lui  donner  enfin  raison. 

Vers  le  temps  de  la  rédaction  de  VEssai,  on  discernait  à  côté 
des  anglophiles  de  l'école  de  Guizot,  si  nombreux  autour  de 
Gobineau,  un  autre  groupe,  encore  plus  familier  peut-être  au 
protégé  de  Tocqueville,  celui  des  américanistes,  qui,  détour- 
nant les  yeux  de  la  vieille  Europe,  les  portaient  pleins  d'espoir 
vers  les  jeunes  démocraties  transatlantiques.  Voyons  jusqu'à 
quel  point  notre  penseur  s'est  laissé  entraîner  à  partager  leurs 
rêves. 

Gobineau  professe  sur  les  origines  américaines  une  convie- 


CHAPITRE   X  135 

tion  fort  arbitraire  et  qui  fut  nettement  repoussée  dès  son 
apparition  par  les  ethnolo{i[istes  de  son  temps.  Nous  l'avons 
dil,  il  fait  sortir  la  race  jaune  du  nouveau  monde  par  le  détroit 
de  Behring  et  les  mers  boréales,  pour  l'envoyer  peupler  l'Asie 
et  l'Europe  aux  temps  préhistoricpics.  Dans  les  savanes  et  les 
pampas  ne  demeurèrent  donc  que  des  «  traînards  jaunes  »  , 
comme  l'Allemagne  des  invasions  n'avait  conservé  que  des 
traînards  germains.  Les  alliances  que  des  nègres  venus  par  le 
Pacilique  contractèrent  avec  ces  attardés  créèrent  la  race 
rouge,  (jui  sort  ainsi  des  mêmes  éléments  que  la  malaise,  bien 
que  les  proportions  en  soient  probablement  différentes.  l'our- 
tant  des  empires  durables  et  susceptibles  de  quelque  éclat  se 
sont  formés,  au  Mexique,  au  Pérou  et  ailleurs  peut-être,  sur 
cet  immense  continent.  Or  on  sait,  à  jn-iori,  que  l'élément 
blanc  est  seul  capable  de  fournir  la  force  de  cohésion  néces- 
saire à  un  tel  résultat.  II  le  faut  donc  trouver  à  tout  prix,  et  la 
chose  n'est  pas  impossible,  grâce  aux  traditions  Scandinaves. 
Ce  furent  les  Normands  de  l'Islande  et  du  mystérieux  Winland 
qui,  plus  ou  moins  directement,  par  leurs  descendants  purs  ou 
par  leurs  métis  aventureux,  créèrent  les  trois  grandes  civilisa- 
tions que  les  conquérants  espagnols  ont  rencontrées  sur  le  sol 
de  l'Amérique  :  celles  des  Alléghaniens,  des  Mexicains  et  des 
Incas.  Le  nouveau  monde  fut  ainsi  fécondé  préalablement  par 
les  rois  de  la  mer,  comme  si  la  Providence  avait  voulu  ciu'au- 
cune  gloire  ne  manquât  à  la  plus  noble  des  races.  A  quel  point 
pourtant  cet  élément  blanc,  en  quelque  sorte  évanouissant  dès 
son  origine,  si  nous  cmj)loyons  une  expression  chimique  chère 
à  Gobineau,  avait  été  dilué  par  l'action  du  temps  vers  le  début 
du  seizième  siècle,  c'est  ce  que  démontre  avec  évidence  le  peu 
de  solidité  de  ces  royaumes  mystérieux.  Il  a  suffi  de  l'appari- 
tion et  du  séjour  d'une  poignée  de  métis  ibériques  sur  leur 
terrain  pour  les  «  précipiter  immédiatement  au  sein  du  néant"  . 
Néant  relatif,  à  vrai  dire,  car,  ainsi  qu'il  arrive  après  toute 
conquête,  la  race  inférieure  vaincue  continua  de  vivre  pour  se 
venger  plus  tard,  en  corrompant  lentement  ses  vainqueurs. 
Et,  des  mélanges  ainsi  préparés  par  les  événements  du  seizième 
siècle   sont    nées    les    républiques    sud-américaines,    dont   le 


136  LE   COMTE   DE   GODINF.AU 

compte  sera  réglé  en  peu  de  mots  clans  VEssai.  Les  Espagnols, 
sémitisés  pour  la  plus  grande  part  de  leurs  personnes,  légère- 
ment jaunes  aussi  par  quelques  côtés,  se  marièrent  volontiers 
à  ces  sortes  de  Malais  qu'ils  trouvaient  dans  leurs  nouvelles 
provinces.  N'avaient-ils  pas  eux-mêmes,  grâce  à  leur  origine, 
une  certaine  portée  malaise?  De  même  les  Français  du 
Canada,  Bretons  et  Normands  pour  la  plupart,  rencontrant 
des  sauvages  plutôt  jaunes  d'extraction  vers  lo  nord  de  l'Amé- 
rique et  se  souvenant  eux-mêmes,  sans  en  avoir  nettement 
conscience,  de  leurs  ancêtres  finnois,  ne  s'étaient  pas  montrés 
trop  rebelles  aux  unions  indiennes,  alors  que,  moins  sémitisés 
que  les  Espagnols,  ils  s'y  refusèrent  absolument  vis-à-vis  des 
populations  plus  nègres  du  midi.  Et  voici  comment  Gobineau 
résume  en  termes  énergiques  le  résultat  obtenu  par  les  com- 
plaisances des  compagnons  de  Cortez  ou  de  Pizarre.  Dans 
l'Amérique  du  Sud,  dit-il,  le  général  improvisé  qui  vise  à  la 
présidence  etle  Botoendo  anthropophage  ne  sont  pas  identiques 
peut-être,  mais  à  coup  sûr  ils  sont  cousins.  Ces  gens  «se  com- 
prennent donc  à  merveille  et  peuvent  vivre  ensemble  » ,  au 
prix  de  quelques  petits  massacres  périodiques  et  sans  consé- 
quence (1).  Aussi,  de  tels  gouvernements  ne  sont  guère  com- 
parables qu'à  la  monarchie  d'un  Soulouquc,  et  leur  avenir  est 
certain.  Puisqu'il  faut  nécessairement  un  joug  à  cet  amas  de  "" 
métis,  quelques  esprits  clairvoyants  enfin  désabusés  des  illu- 
sions égalitaires  "  indiquent  déjà  du  doigt  avec  un  sourire 
satisfait  le  point  de  l'horizon  d'où  viennent  les  envahisseurs 
prédestinés;  ils  montrent  les  Anglo-Saxons  des  Etats-Unis 
d'Amérique  » .  Avouons  que  les  faits  ont  singulièrement  con- 
firmé, surtout  au  cours  de  ces  dernières  années,  les  vues  pro- 
phétiques de  Gobineau  sur  une  partie  du  monde  en  voie  d'évo- 
lution si  rapide,  où  les  contrastes  de  races  sont  plus  saisissants, 
plus  efficaces  aussi  que  dans  l'ancien  continent.  La  conquête 
des  Philippines  et  de  Cuba,  la  conduite  de  l'Union  vis-à-vis  de 
ses  nouveaux  sujets,  son  attitude    dans  la  mer  des  Antilles, 

(1)  Le  Temps  du  21  février  1902  (dans  son  supplément  du  soir)  a  publié 
un  spirituel  récit  du  dernier  coup  d'Etat  au  Paraguay  qui  aura  fait  tressaillir 
d'aise  les  mânes  du  comte  de  Gobineau. 


en  API  THE    X  137 

autant  d'événements  qui  donnent  pleinement  raison  aux  pro- 
nostics du  comte.  Nous  reviendrons  sur  ce  point  en  suivant  les 
traces  d'autres  théoriciens  de  l'aryanisme.  Il  faut  à  présent 
compléter  la  carte  ethnique  de  l'Amérique  par  le  dessin  de 
cette  constellation  aux  étoiles  éclatantes,  qui  semhle  prédes- 
tinée à  tout  entraîner  dans  son  orl)ite;  et  peut-être  V Essai 
n'aura-t-il  pas  tiré  un  horoscope  moins  exact  en  s'attachant 
cette  fois  à  prévoir  les  destinées  intérieures  du  peuple  nouveau 
qui  grandit  sous  ce  signe  amhilieux. 

«  Anglo-Saxons  des  Etats-Unis,  "  disions-nous  en  terminant 
notre  dernière  citation;  admettons  d'ahord  qu'ils  le  soient  en 
effet,  ces  Yankees,  au  même  titre  que  les  colons  anglais  qui 
formèrent  le  noyau  de  leur  république,  et  examinons  les  dis- 
positions morales  qui  résultent  pour  eux  de  cette  origine. 
Observons  en  particulier  leur  attitude  vis-à-vis  des  Peaux- 
Rouges,  si  différente  de  celle  qu'adoptèrent  leurs  voisins  espa- 
gnols ou  français.  Le  sang  de  ces  squatters  est  aussi  éloigné 
que  possible  de  celui  des  aborigènes.  »  Ce  n'est  pas  qu'on  ne 
pût  trouver  dans  leur  essence  quelques  traces  d'affinités  fin- 
niques;  mais  elles  sont  contre-balancées  par  la  nature  germa- 
nique, à  la  vérité  ossifiée,  un  peu  Jlétrie,  dépouillée  de  ses 
côtés  grandioses,  toutefois  rigide  encore  et  vigoureuse,  qui 
survit  en  leur  organisme.  "  C'est  pourquoi,  bien  que  ce  dernier 
représentant  soit  déjà  légèrement  déchu,  //  anéantit  nécessaire- 
ment l'indien.  »  Sa  nature  raisonnante  et  amie  des  formes 
légales  lui  a  fait  trouver  mille  subterfuges  povir  concilier  le  cri 
de  l'équité  et  le  cri  plus  impérieux  encore  d'une  rapacité  sans 
bornes.  Il  a  inventé  des  mots,  des  théories,  des  déclamations 
pour  innocenter  sa  conduite.  Peut-être  a-t-il  reconnu  au  fond 
du  dernier  retrait  de  sa  conscience  l'impropriété  de  ces  tristes 
excuses.  Il  n'en  a  pas  moins  persévéré  dans  l'exercice  du  di^oit 
de  tout  envahir  qui  est  sa  première  loi  et  la  plus  nettement 
gravée  dans  son  cœur,  d  lîaptores  orhis,  c'est  la  devise  des 
Arians  acclamés  par  leurs  plus  récents  admirateurs,  c'est  là 
le  fond  de  rimpérlalisme  germanique. 

Sur  le  terrain  s[)irituel,  les  Américains  de  l' Union  ne  se 
montrent  pas  moins  les  fils  de  la  grande  race  ;  s'ils  sont  religieux 


138  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

par  essence,  ils  n'acceptent  ni  «  les  terreurs,  ni  le  despotisme 
de  la  foi  »  ;  ils  discutent  librement  la  divinité  sans  la  nier 
jamais;  semblables  encore  en  ceci  à  leurs  aïeux  arians,  ils 
savent  demeurer  dans  «  ce  remarquable  milieu  qui,  touchant 
à  la  superstition  d'une  part,  à  l'athéisme  de  l'autre,  se  main- 
tient avec  un  égal  dégoût,  une  horreur  égale,  au-dessus  de  ces 
deux  abîmes  "  .  Ils  sont  de  préférence  agriculteurs  et  guerriers 
comme  leurs  pères.  Je  dis  guerriers  et  non  pas  militaires,  leur 
goût  d'indépendance  s'y  oppose,  spécifie  Gobineau,  toujours 
préoccupé  de  sa  distinction  fondamentale  entre  le  champion 
arian  autonome  et  le  légionnaire  courbé  sous  le  bâton  du  cen- 
turion. Leurs  magistratures  électives  et  temporaires,  leur 
jalouse  surveillance  du  chef  de  l'Etat,  leur  goût  pour  le  frac- 
tionnement fédéralif,  rappellent  fort  bien  les  rapports  des 
Hindous  primitifs  avec  leurs  viç-paitis.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la 
constitution  de  la  propriété  foncière  qui  n'ait  encore  chez 
eux  plus  d'un  trait  de  la  théorie  de  l'odel.  En  un  mot,  si  l'on 
veut  jeter  les  veux  sur  tous  les  commencements  d'Etat  créés 
par  la  race  blanche,  on  aura  identiquement  le  même  spectacle 
qu'à  New-York,  où  le  selj-governmeîit  n'est  pas  aujourd'hui 
plus  triomphant  qu'il  ne  le  fut  jadis  à  Paris,  au  temps  des 
Francs  (1).  On  attache  donc  d'ordinaire  une  importance  incon- 
sidérée à  la  crise  où  brilla  Washington;  cette  répétition  géné- 
rale de  la  Révolution  française  ne  dit  rien  qui  vaille  à  Gobineau 
et  inspire  peut-être  aujourd'hui  les  mêmes  méfiances  à  quel- 
ques impérialistes  transatlantiques.  Aussi  bien  que  les  événe- 
ments de  1789  d'ailleurs,  l'émancipation  des  colonies  britan- 
niques ne  fut  pas  une  fondation,  mais  une  consécration  des 
résultats  ethniques,  et  "  la  véritable  année  climatérique  des 
Etats-Unis  n'est  pas  encore  arrivée  » . 

Pourtant,  cette  «  démocratie  " ,  si  ariane  qu'on  nous  la 
dépeigne,  ne  risque-t-elle  pas  de  nous  rappeler  par  son  nom 
seul  ces  constitutions  chananéennes  ou  helléniques  si  fort 
abhorrées  par  notre  auteur?  Non,  et  la  distinction  est  ici  capitale. 
Deux  traits  caractérisent  ce  peuple  républicain,  qui  tranchent 

(1)  T.  I,  p.  164. 


CHAPITRK   X  13» 

d'une  manière  complète  avec  les  tendances  naturelles  à  toutes 
les  démocraties  issues  de  l'excès  des  mélanges.  Ce  sont,  d'une 
part,  le  goût  pour  la  tradition  ;  de  l'autre,  la  soif  des  distinctions 
sociales  que  tous  veulent  posséder  :  u  le  nom  de  citoyen  n'est 
pas  plus  popularisé  parmi  eux  qiic  le  titre  chevaleresque  de 
squire,  »   et  cette  disposition  à  se  rehausser  fait  un  contraste 
bien  complet  avec  les  goûts  tout  opposés  des  révolutionnaires 
de   l'ancien  monde.  Bien  des   objections  pourraient  être  pré- 
sentées sans  doute  à  une  antithèse   que  l'on    prétend  fonder 
sur  des  détails  si   insignifiants,  et  d'ailleurs  si  inexactement 
conservés,  mais  la  conclusion  tirée  par  Gobineau  est  du  moins 
révélatrice.   Le  groupe   anglo-saxon   ne  représente  donc   pas 
parfaiiement  ce  qu'on  entend  de  ce  côté  de  l'Atlantique  par  le 
mot  démocratie.   C^est  plutôt  un  état-major  sans  troupes.    Ce 
sont    des   hommes   propres    à    la  domination  qui  ne  peuvent 
exercer  cette  faculté  sur  leurs  égaux,  mais  qui  la  feraient  volon- 
tiers sentir  à   leurs   inférieurs.  Ils    sont  sous  ce  rapport  dans 
une  situation  analogue  à  celle  des  nations  germaniques  peu  de 
temps  avant  le  cinquième  siècle.  Ce  sont  des  aspirants  à  la 
royauté,  à  la  noblesse,  armés  des  moyens  intellectuels  de  légi- 
timer leurs  vues.  «  Yeut-on  aujourd'hui  considérer  en  face  et 
examiner  à  son  aise  l'homme  redouté  qui  s'appelle  le  Barl)are 
dans  le  langage  des  peuples  dégénérés  qui  le  craignent?  Quon 
se  place  à  côté  du  Mexicain,  qu'on  l'écoute  parler,  et,  suivant 
la  direction  de  son  regard  effrayé,  on  contemplera  le  chasseur 
du  Kentucky.   »    Celui-là   est  la  dernière  expression  du  Ger- 
main; c'est  le  Franc,  le  Longobard  de  nos  jours,  et  le  Mexi- 
cain peut  avoir  raison  à  son  point  de  vue  en  le  qualifiant  de 
Barbare  sans  héroïsme  ou  sans  générosité  ;  mais  «  il  ne  faut 
pas  sans  doute  qu'il  soit  sans  énergie  et  sans  puissance»  .  Cette 
prévision  à  longue  échéance  de  l'actuel  impérialisme  américain 
est  véritaldement  remarqualde;   et  de  ces  considérations   se 
dégagent  d'elles-mêmes  les  probabilités  brillantes  d'un  avenir 
prochain  pour  les  États-Unis. 

Cependant,  si,  pour  un  instant,  nous  nous  prenons  à  regarder 
plus  loin  dans  le  futur,  v  verrons-nous  les  lois  ethniques  re- 
nonçant à  suivre  leur  cours  inexorable  devant  cette  suprême 


140  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

et   grandiose  apparition  ariane?  Non  pas,  dit  Gol)ineau;  Dieu 
n'agit  point  ici-bas  par  des  volontés  particulières,  et,  loin  qu'ils 
nous  permettent  un  moment  d'espérer,  les  destins  du  Yankee 
sont  dès  à  présent  «  scellés  "  .  Nous  l'avons  supposé  jusqu'ici 
anglo-saxon.  Pure  concession  à  l'opinion  vulgaire,  car,  s'il  en 
fut  ainsi  dans  le  passé,  pour  le  présent  rien  n'est  plus  Hctif.  Le 
dix-neuvième  siècle  a  vu   sur  ces  rivages  un  afflux  incessant 
d'émigration  européenne   :   des    Irlandais    par  essaims    famé- 
liques, des  Allemands,  tant  de  fois  métis;  des  Français  qui  ne 
le  sont  pas  moins,  des  Italiens,  pires  que  tout  le  reste.  Dans 
ces  divers  apports,  pas  un  élément  fécond  à  dégager,  et  bien 
plutôt  l'assurance  d'un  désordre  certain,  qui  n'ira  pas  jusqu'à 
abaisser  l'Union  au  niveau  des  autres  républiques  américaines, 
mais  qui  Végalùera  vis-à-vis  de  PEurope.  Acceptons-en  l'augure 
pour  nous  consoler  sur  notre  vieux  monde  d'une  inégalité  qui 
s'accentue  encore  chaque  jour  dans  la  période  actuelle.  Gobi- 
neau, dans  une  attitude  d  impassi]>ilité  attristée  qui  a  sa  gran- 
deur,   «   assiste    avec    intérêt,    bien    qu'avec   une   sympathie 
médiocre,   au  grand  mouvement   des    instincts    utilitaires    en 
Amérique.  »   Il  en  connaît  trop  bien  la  source  mongole  :  il  sait 
qu'une  humanité   rajeunie  n'en   peut  naître,  comme  les  opti- 
mistes se  l'imaginent.  Garthage  a  jeté  un  éclat  qui  sera  diffici- 
lement égalé  par  New-York  :  elle  avait  été  plus  favorisée  à  sa 
naissance  que   la  colonie  des  puritains  d'Angleterre,  car  ses 
fondateurs  étaient  »  les  rejetons  des  familles  les  plus  pures  du 
Chanaan  m  .  Et  pourtant  "  elle   n'a   pas  ajouté  la  valeur  d'un 
grain  à  la  civilisation  sémitique,  ni  empêché  sa  décadence  d'un 
jour.  »  A  peine  les  Etats-Unis  auront-ils  le  loisir  de  réaliser  la 
•conquête  des  pavs  qui  les  entourent.  Quant  au  renouvellement 
de  la  société  humaine,  quant  à  la  création  d'une  civilisation 
supérieure,  ou  du  moins  différente,   «  ce  qui,  au  jugement  des 
masses  intéressées,  revient  toujours  au  même,  »  ce  sont  là  des 
phénomènes  qui  ne   sont  produits  que  par  la  présence  d'une 
race  relativement  jeune  et  pure;  cette  condition  n'existe  pas  en 
Amérique,  et  le  simple  transfert  d'un  point  ne  régénère  pas  les 
familles  humaines  plus  qu'à  demi  é})uisées! 

Le  protégé  de  Tocqueville  a-t-il  vu  plus  juste  que  son  chef 


CHAPITRE   X  lil 

hiérarchique,  si  peu  favorable  quant  à  lui  aux  ex[)Iications 
tirées  de  la  race,  et  si  plein  de  confiance  au  total  dans  ses  amis 
du  nouveau  monde?  Nous  croyons  pour  nous  que,  dans  son 
symbolisme  inconscient,  Gobineau  a  probablement  exprimé, 
ici  comme  d'ordinaire,  par  des  allégories  de  mélange,  par  la 
coloration  future  des  épidermes  physiques  ou  moraux,  l'avenir 
imposé  véritablement  au  monde  saxon  par  l'évolution  écono- 
mique. Rien  d'ailleurs  n'irrite  davantage  les  fervents  de 
l'impérialisme  nordique  qu'une  philosophie  de  l'histoire  qui 
montre  les  Saxons  attardés  seulement  sur  la  voie  fatale  où  les 
Latins  se  sont  engagés  avant  eux.  Rudyard  Kipling,  incarnant 
les  Français  dans  les  singes  menteurs  et  vantards  de  la  jungle,, 
leur  fait  tenir  ce  même  langage,  à  ses  yeux  souverainement 
ridicule  :  «  Un  jour  tous  les  habitants  de  la  jungle  seront  sem- 
blables à  nous.  )>  Prophétie  excessive  peut-être,  car  les  diffé- 
rences de  tempérament  et  de  caractère,  héritages  de  passés 
distincts,  donneront  sans  doute  des  reliefs  et  des  nuances 
variées  à  deux  évolutions  dont  les  directions  fondamentales 
resteront  cependant  parallèles.  Mais  ce  progressif  resserrement 
du  lien  social,  que  Gobineau  interprète  par  l'égalisation 
ethnique,  paraît  bien  devoir  être  d'un  côté  de  l'Atlantique 
comme  de  l'autre  l'avenir  assuré  du  genre  humain. 


CHAPITRE    XI 

CONCLUSION     ET     ENSEIGNEMENTS     DE     l'«    ESSAI   )> 

Il  y  aurait  encore  bien  des  suggestions  frappantes  à  glaner 
çà  et  là  dans  VEssai,  mais  il  faut  laisser  quelque  chose  au 
lecteur  désireux  d'explorer  en  personne  cette  construction  his- 
torique qui  joint  une  indiscutable  ampleur  à  une  surprenante 
finesse  de  détail.  Abordons,  en  conséquence,  la  conclusion  du 
livre,  qui,  à  la  ressemblance  de  son  début,  affaiblit  malheu- 
reusement quelque  peu  l'impression  d'ensemble  et  l'estime 
méritée  sans  conteste  par  ce  puissant  et  consciencieux  effort. 

Elle  rétlète,  en  effet,  un  pessimisme  peu  familier  aux  esprits 
du  dix-neuvième  siècle,  si  facilement  éblouis  par  les  conquêtes 
matérielles  de  cette  période  privilégiée,  et  trop  généralement 
portés  à  admettre  comme  probable  la  continuité  ininterrompue 
d,u  progrès.  Elle  présente  la  conclusion  impitoyablement  lo- 
gique de  thèses  que  les  ingénieux  arguments  de  leur  inventeur 
avaient  établies  peu  à  peu  dans  la  conviction  du  lecteur,  mais 
qui,  conduites  à  leurs  dernières  conséquences,  révoltent  enfin 
notre  vanité  européenne  de  maîtres  du  monde.  Au  lendemain 
de  1848,  l'arvanisme  historique,  tourné  d'un  air  chagrin  vers 
le  passé,  n'osait  encore  formuler  pour  l'avenir  les  espoirs 
impérialistes  de  régénération  que  suscita  1870,  et  le  noir 
tableau  que  l'auteur  de  YEssai  a  tracé  de  l'avenir  du  globe  a 
grandement  fait  tort  à  sa  réputation  de  clairvoyance  et  de 
sérieux.  Après  n'avoir  pas  su  ou  voulu  annoncer  clairement, 
au  début  de  son  œuvre,  ses  préjugés  contre  la  mésalliance,  ses 
préférences  secrètes  pour  la  pureté  sans  alliage  de  l'espèce 
blanche,  il  leur  a  donné  en  revanche  une  expression  outrée 
vers  le  terme  de  son  plaidoyer.  En  annonçant  que  le  mélange, 


CHAPITRE    XI  143 

non  content  d'abaisser  l'humanité,  la  mettra  quelque  jour  au 
tombeau,  il  a  rebuté  des  néophytes  atterrés  par  les  sombres 
doctrines  d'une  relijjion  à  ce  point  désespérante. 

Tne  comparaison  pittoresque  et  brillante  annonce  mal  tout 
d'abord   les  voiles  crépusculaires  qui   vont  descendre  sur   le 
monde  à  la  voix  de  ce  prophète  de  malheur.  Les  deux  variétés 
inférieures  de  notre  espèce,  dit-il,   la  race  noire    et   la   race 
jaune,  forment  le  fond  grossier,  le  coton  et  la  laine  que  les 
familles    secondaires    de   la     race    blanche    assouplissent    au 
préalable,  en  y  mêlant  la  trame  de  leur  soie;  tandis  que  bien- 
tôt le  groupe  arian,  faisant  circuler  ses   filets   plus  minces  à 
travers  les  générations  ennoblies,  aj)pliquc  à  leur  surface  en 
éi)louissant  chef-d'œuvre  les  arabesques  d'or  et  d'argent.  Mais 
ce  merveilleux  travail  de  la  nature  est  depuis  longtemps  inter- 
rompu :  désormais  les  fils  précieux  font  défaut  pour  le  pousser 
davantage,   et  l'avenir,   qui   commence  à  le  faner,  ne  pourra 
qu'en  ternir  chaque  jour  les  chatoyantes  couleurs.  Les  Ger- 
mains étaient  les  derniers  des  Arians.  Ils  se  le  tinrent  pour  dit  : 
ils  achevèrent  la  découverte  du  globe   et  sa   mise  en  valeur. 
Leur  tâche   est  terminée,  l'amalgame  va  se  continuer  à  leurs 
dépens,  en  accentuant  leur  décadence.  On  aura  vu  se  succéder 
l'âge  des  dieux,    où  l'espèce  blanche    fut  absolument    pure  ; 
l'âge  des  héros,  où  les  mélanges  furent  modérés  de  force  et  de 
nombre;  Tàge  des  noblesses,  où  des  facultés  grandes  encore 
n'étaient  plus  renouvelées  par  des  sources  taries.  Nous  mar- 
chons vers  Tàge  de  V égalité  universelle,  de  l'unité  définitive. 
Alors  le  sang  blanc  représentera  bien  un  tiers  du  mélange  dans 
les  veines  de  chacun,  mais  il  aura  passé   préalablement  par 
d'innombrables  et  dégradants  métissages.  En  ce  temps-là,  a  les 
troupeaux   humains,    accablés   sous   une   morne    somnolence, 
vivront   engourdis   dans    leur    nullité    comme   les   buffles    qui 
ruminent  dans  les  flaques    stagnantes  des   marais  Pontins.  » 
Peut-être,    malgré    tout,    se    jugeroiU-ils    pliis    sages    et   plus 
habiles  que  leurs  devanciers.  Nous-mêmes,  lorsque  nous  con- 
templons ces  grands  monuments  de  l'Inde  et  de  l'Egypte  que 
nous  serions  si  incapables  d'imiter,  ne   sommes-nous  pas  con- 
vaincus que  notre  impuissance  même  établit  notre  supériorité? 


144  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

Nos   honteux   descendants    n'auront   pas   de    peine    à    trouver 
quelque  argument  analo{;ue  «  au  nom  duquel  ils  nous  dispen- 
seront leur  pitié  et  s'honoreront  de  leur  barbarie  »  .  A  cette 
heure,  la  vigoureuse  nature  reconquerra  l'universelle  domi- 
nation de  la  terre,  et  la  créature  humaine  ne  sera  plus  devant 
elle  un  maître,  mais  seulement  un  hùte,  comme  les  habitants 
des  forêts  et  des  eaux.  Gobineau  s'efforce  même  de  préciser  le 
terme  assigné  par  le  destin  pour  ces  événements  lamentables. 
Sept  mille   ans  s'étant  écoulés  à  son  avis  entre  la   formation 
actuelle  du  globe  et  la  naissance  du  Christ,  qui  marque  à  peu 
près  l'apogée   des  siècles  purs  pour  la  race  ariane,  on  peut 
admettre  que  le  même  temps  sera  nécessaire  à  l'achèvement 
de  sa  décadence.  C'est  donc  environ  cinq  mille  ans  qui  demeu- 
rent à  notre  espèce  avant  d'exhaler  son  dernier  soupir.  Bien 
plus,  n'est-on  pas  en  droit  d'appeler  fin  du  monde  celte  époque 
moins  lointaine  (jui  verra   déjà  l'al^aissement  complet  de  l'hu- 
manité! Ici,  toutefois,  un   souvenir  religieux  eflleure  pour  un 
instant  la  pensée  de    ce  désespéré,   mais  combien   fugitif  et 
dénué  de  vertu  consolatrice!  Je  n'affirmerai   pas,  dit-il,   qu'il 
fût  bien  facile  de  s'intéresser  avec  un  reste  d'amour  aux  des- 
tinées de  quelques  poignées  d'êtres  dépouillés  de  l)eauté,  de 
force,  d'intelligence,   «si  l'on  ne  ^e  rappelait  qu'il  leur  restera 
du  moins  la  foi  religieuse,  dernier  lien,  unique  souvenir,  héri- 
tage  précieux    des   jours    meilleurs.    »   Enfin,  voici   que    cette 
suprême   lueur  s'éteint  et    que    le   trépas    de    l'espèce,    déjà 
artificiellement  rapproché  de  nous  tout  à  l'heure,  semble  appa- 
raître maintenant  tout  proche  à  cette  imagination  frappée,  à 
cette  àme  ulcérée  par  ses  propres  chimères.    «  La  prévision 
attristante,   ce    n'est   pas   la    mort,  c'est   la    certitude   de    n'y 
arriver  que  dégradés;  et  peut-être  cette  honte,  réservée  à  nos 
descendants,   nous    pourrait-elle    laisser    insensibles    si    nous 
n'éprouvions,  par  une  secrète  horreur,  que  les  mains  rapaces 
de  la  destinée  sont  déjà  posées  sur  nous.  » 

Appréhension  vraiment  maladive;  et,  si  nous  voulions  mar- 
quer le  danger  de  ce  pessimisme  excessif,  il  nous  suffirait 
de  recourir  aux  leçons  mêmes  de  VEssai  en  y  découpant  ce 
passage  où   l'auteur  signale,   parmi    les   symptômes   les   plus 


CHAPITRE   XI  145 

frappants  de  la  déchéance  morale  des  métis  sémltisés,  ce  dégoût 
effrayé  de  l'avenir,  qui  est  iiti  vialheur  avilissant  pour  les 
sociétés  (1). 

La  plupart  des  disciples  de  Gol)ineau  lui  ont,  en  effet,  tout 
emprunté,  sauf  ces  prévisions  déplorables,  et  sans  cesse  ils  ont 
trouvé  quelque  échappatoire  pour  se  déroherà  de  si  navrantes 
conclusions. 

Parvenus  de  la  sorte  au  terme  de  notre  analvse,  nous  jette- 
rons derrière  nous  un  coup  d'œil  d'ensemi)le  sur  l'ouvrage 
dont  nous  avons  tenté  de  résumer  la  pensée,  et  nous  avouerons 
que,  tout  paradoxal,  partial  et  sul>jcctif  qu'il  soit  sans  conteste, 
il  abonde  en  vue  originales  et  profondes,  comme  en  pages 
pénétrées  de  vie.  Nous  n'hésitons  pas  à  proclamer  sur  ce 
point  notre  jugement  :  si  intéressante  que  nous  paraisse  à 
quelques  titres  l'œuvre  ultérieure  de  Gobineau,  nous  estimons 
qu'il  n'a  pas  tenu  les  promesses  de  son  début  et  que  VEssai 
demeure  son  coup  de  maître.  Le  style,  on  a  pu  s'en  apercevoir 
par  les  nombreux  emprunts  que  nous  avons  faits  au  texte  du 
livre,  offre  une  saveur  piquante  et  particulière.  Le  caractère 
en  est  la  passion  contenue  :  à  le  lire  on  évoque  parfois  un 
Saint-Simon  (2)  moins  grand  seigneur,  obligé  à  plus  de  mé- 
nagements, mais  capable  lui  aussi  "  d'asséner  une  prunelle 
étincelante  »  sur  quelque  démocrate  chananéen,  comme  le 
duc  et  pair  la  dardait  sur  les  robins,  humiliés  à  ses  pieds  par 
le  cérémonial  du  lit  de  justice.  Gobineau  se  permet  des  négli- 
gences incessantes,  des  répétitions  à  deux  ou  trois  mots  d'in- 
tervalle, des  incorrections  vérital^les,  dont  l'une  des  plus  par- 
ticulières, et  qui  témoigne  le  mieux  du  bouillonnement  de  la 
passion  intérieure,  consiste  dans  l'interversion  de  l'épithète, 
appliquée  soudain  à  un  substantif  différent  de  celui  qu'elle 
devrait  qualifier.  Par  exemple,  il  dira  que  les  traits  des  jaunes 
furent  tracés  par  le  Créateur  avec  «  un  dédain  tout  à  fait  rudi- 
mentaire  »  ;  or,  évidemment,  ce  sont  ici  les  traits,  et  non  pas 
le  dédain,   qui   méritent   cet   adjectif;  et   l'on    retrouve    plus 

(1)T.  II,  p.  275. 

(2)  Nous  verrons  dans  Ottar  Jarl  que  Gobineau  s'est  découvert  une  lointaine 
parenté  de  sang  avec  l'auteur  des  Mémoires. 

10 


U6  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

d'une  fois  chez  le  comte  cet  emportement  dans  le   mépris  qui 
lui  fait  adresser  à  faux  ses  invectives. 

S'agit-il  ailleurs  de  récuser  un  témoignage  qui  le  gène, 
vovez  de  quelle  ardeur  il  se  porte  à  la  rencontre  de  son  adver- 
saire. Quelques  voyageurs  ont  admiré  au  Me.\ique  d'imposants 
édifices  dont  les  ruines  dorment  ensevelies  dans  les  forêts  du 
Yucatan.  Or  le  sang  nègre  a  bien  pu  préparer  là  quelque  dis- 
position artistique,  mais  l'apport  blanc  n'y  fut  pas  assez  large 
pour  que  notre  homme  soit  disposé  à  concéder  une  grande 
valeur  à  ces  manifestations  incomplètes.  «  Le  voyageur,  dit- 
il  (1),  qui,  après  plusieurs  jours  de  marche  à  travers  les  forets 
vierges  de  Chiapa,  le  corps  fatigué  par  les  difficultés  de  la 
route,  l'àme  émue  par  la  conscience  de  mille  dangers,  l'esprit 
exalté  par  cette  inlerminahle  succession  d'arbres  séculaires,  les 
uns  debout,  les  autres  tombés,  d'autres  encore  cachant  la 
poussière  de  leur  vétusté  sous  des  monceaux  de  lianes,  de 
verdures  et  de  fleurs  étincelantes;  l'oreille  remplie  du  cri  des 
bêtes  de  proie  et  du  frissonnement  des  reptiles,  ce  voyageur, 
qui,  à  travers  tant  de  causes  d'excitation  diverses,  arrive  à  ces 
débris  inespérés  de  la  pensée  humaine  ne  mériterait  pas  sa 
fortune  si  son  enthousiasme  ne  lui  jurait  quil  a  sous  les  yeux 
des  beautés  incomparables .  »  Ne  dirait-on  pas  qu'il  s'agit  ici  de 
se  préparer  un  auditeur  étourdi,  comme  l'explorateur  le  fut 
sans  aucun  doute  pour  avoir  jugé  si  favorablement  un  produit 
jaune-noir?  Le  style,  qui  est  "  l'homme  même  »  ,  établit  donc  à 
lui  seul  que  la  faculté  maîtresse  de  Gobineau  s'appelle  l'ima- 
gination passionnée,  et  une  fois  de  plus  cet  Aquitain  trahit 
peut-être  par  là  plus  de  sang  sémitique  qu'il  ne  serait  disposé 
à  en  avouer. 

Après  avoir  ainsi  rendu  une  exacte  justice  à  la  forme  de 
VEssai,  revenons  au  fond  pour  nous  efforcer  d'en  conserver 
une  impression  d'ensemble.  Et  remarquons  d'abord  que,  par 
d'habiles  préparations  ethniques,  Gobineau  se  fit  en  vérité  la 
tâche  assez  facile;  car  toute  civilisation,  ainsi  que  tout  individu 
qui  ne  réalise  pas  une  impossible   perfection,  péchera  d'ordi- 

(1)  T.  II,  p.  509. 


CHAPITRE   XI  147 

naire  par  deux  vices  opposés  :  tantôt  par  un  excès  de  passion, 
d'imagination,  de  rêve,  d'enthousiasme  hasardeux,  qui  conduit 
à  l'utopie  périlleuse;  tantôt,  au  contraire,  par  une  outrance  de 
raison,  de  sanj^^-froid  et  de  méthode,  qui  engendre  l'indiffé- 
rence vis-à-vis  des  idées  élevées,  des  conceptions  progressives, 
et  restreint  tout  effort  à  la  satisfaction  présente  des  instincts 
matériels. 

Si  donc,   avec  Gobineau,   nous  convenons   de  dire  que  le 
premier  inconvénient,  la  passion  sans  frein,  dont  les  résultats 
politiques  s'appellent  l'anarchie  ou  le  despotisme,  soit  le  ré- 
sultat de  la  présence  du  sang  noir;  que  le  second  défaut,  la 
raison  sans  idéal,  apparaisse  la  conséquence  de  l'action  du  sang 
jaune  ;  enfin  que  l'heureux  mélange  de  la  passion  stimulante 
et  de  la  raison  régulatrice,  la  perfection  en  un  mot,  demeure 
le  privilège  du  sang  blanc;  si,  de  plus, ayant  pris  la  précaution 
de  mettre,  au  sud,  du  noir  à  la  base,  avec  du  jaune  comme 
alluvion  première;  au  nord,  du  jaune  uniforme  bientôt  recou- 
vert par  des  migrations  noires,  enfin  de  jeter  sur  le  tout  quelque 
apport  blanc  plus  ou   moins  compact,   nous  admettons  que, 
durant  les  âges  historiques  au  moins,  il  n'existe  nul  peuple  de 
la  zone  moyenne  et  civilisatrice  qui  n'ait  porté  dans  ses  veines 
un  peu  des  trois  liquides  composants,  en  proportions  variables, 
l'interprétation  de  l'histoire  en  sera  tout  à  fait  simplifiée  vrai- 
ment;  et   il    faudra    que    d'ingénieuses    remarques   de    détail 
viennent  sans  cesse  réveiller  notre  attention  sous  la  plume  qui 
entreprit  cette  tâche  philosophique  pour  qu'elle  ne  semble  pas, 
dans  de  pareilles  conditions,  une  occupation  assez  puérile.  Afin 
d'expliquer,  en  effet,  toutes  les  révolutions  du  passé,  on  nous 
assurera  imperturbablement   que    telle    ou  telle  de  ces  trois 
hérédités  parle,  pour  l'heure,  sur  le  ton  le  plus  haut,  au  sein 
de  la  société  qui  les  unit  dans   son  essence,  et  il  n'y  aura  là 
désormais  qu'une  sorte  de  symbolisme  commode,  appliquant 
des  noms  de  races  assez  arbitrairement  choisis  aux  tendances 
communes   en   leur   fond  à  l'humanité    tout   entière,  et  dont 
elles  dirigent  tour  à  tour  les  destinées.  Les  Chinois  primitifs 
avaient-ils  quelque  grandeur?  Sang  blanc  venu  de  l'Inde!  Les 
Grecs  montrent-ils  une  période  artistique   brillante  jointe  à 


148  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

une  foncière  incapacité  politique?  Sang  noir  venu  par  les 
Sémites  méditerranéens!  Les  Macédoniens  du  Nord  se  révèlent 
plus  pratiques  dans  la  conduite  de  leurs  affaires  :  sang  jaune 
autochtone!  Les  Romains  furent  des  utilitaires  :  il  importe 
donc  que  leurs  ancêtres  étrusques  aient  été  finnois,  et  Gobi- 
neau, avec  le  regard  de  la  foi,  leur  trouve  en  effet  les  yeux 
bridés  dans  leurs  monuments,  bien  qu'une  simple  promenade 
au  Louvre  suffise  à  nous  convaincre  de  la  gratuité  de  cette 
assertion.  Enfin,  s'il  eût  pu  contempler,  à  l'Exposition  univer- 
selle de  1900,  l'antique  art  japonais,  admirable  de  largeur  et 
de  {jravité  noble,  il  n'eût  montré  sans  doute  aucun  embarras  : 
là  aussi  le  sang  nègre  n'est-il  pas  tout  proche  dans  les  îles 
malaises?  Et  les  Kchattryas  qui  ont  créé  la  Chine  n'ont-ils  pas 
envoyé  des  détachements  de  reproducteurs  dans  l'archipel 
Nippon?  Par  là  le  génie  blanc-noir  se  justifie  dans  ce  milieu 
jaune.  Tel  est  le  secret  des  triomphes  contemporains  de  VEssai. 
Ce  livre  offre  une  traduction  habile  dans  le  langage  à  la  mode 
du  jour,  celui  de  la  science  ethnique,  des  ressorts  moraux  de 
l'histoire  universelle.  Par  là,  nous  le  verrons,  il  apparaît  à 
certains  comme  une  révélation  miraculeuse  (1);  et  en  ajoutant 
que  le  fondement  solide  de  cette  allégorie  réside  dans  une 
remarque  aussi  judicieuse  que  banale  :  la  prédominance,  au 
nord,  de  la  raison  froide  et  de  l'épiderme  clair;  au  sud,  de  la 
passion  brûlante  et  du  teint  bronzé,  nous  aurons  toute  l'expli- 
cation de  la  vérité  relative  du  gobinisme. 

Il  est  une  confirmation  assez  frappante  de  l'interprétation 
que  nous  venons  de  proposer  :  c'est  que,  si  la  psychologie 
noire  et  la  jaune  sont  bien  nettement  définies  dans  VEssai,  par 
le  contraste  moral  de  la  raison  et  de  la  passion,  il  n'en  est  pas 
de  même  de  la  psychologie  blanche,  qui  en  devrait  être  cepen- 
dant le  sujet  principal.  Juste  milieu,  avons-nous  dit,  en  ce  sens 
que  la  famille  noble  évite  les  tendances  extrêmes  signalées 
dans  les  groupes  inférieurs.  Mais  telle  n'est  pas  la  conclusion 
de  Gobineau,  qui  jugerait  une  supériorité  de  ce  genre  tout  à 


(1)  Voyez  les   effusions   de  Schemann,  de    Leusse,  Kretzer,  Hentschell,  sans 
parler  des  disciples  inavoués  que  nous  signalerons. 


CHAPITRE    XI  149 

fait  insuffisante  à  fonder  la  gloire  presque  surhumaine  des 
Arians.  Seulement,  sa  conception  des  mérites  de  la  race 
blanche  n'est  pas  fort  claire  :  on  le  reconnaît  déjà  par  l'insis- 
tance avec  laquelle  il  croit  devoir  revenir  sur  ce  sujet  délicat, 
sans  cesse  atténuant  une  touche  pour  en  hasarder  une  autre,  re- 
prenant et  corrigeant  son  ouvrage.  Uien  ici  de  la  helle  assurance 
avec  laquelle  il  a  campé  sous  nos  yeux  les  silhouettes  de  la 
brute  nègre  et  du  magot  jaune.  Essayons  pourtant  de  réunir 
quelques-unes  de  ses  indications.  Sera-ce  le  courage  guerrier, 
qui  est  })roprement  blanc,  ainsi  que  l'a  cru  l'un  des  premiers 
lecteurs  (l)?  Mais  Oobincau  a  des  pages  entières  pour  écarter 
cette  hypothèse  (:2).  Le  courage,  dit-il,  ne  prouve  rien  en 
faveur  de  la  virilité  d'une  race.  Le  paysan  de  Beaucc,  plein 
d'aversion  pour  le  service  militaire  et  d'amour  pour  sa  charrue, 
n'est  certes  pas  le  rejeton  d'une  souche  héroïque,  mais  il  est 
à  coup  sûrhien  plus  réellement  brave  que  l'Arabe  guerrier  des 
■environs  du  Jourdain.  On  l'amènera  facilement,  ou  plutôt  il 
K  s'amènera  lui-même  en  un  besoin  à  faire  des  actions  d'une 
intrépidité  admirable  pour  défendre  ses  fovers  et,  une  fois 
enrégimenté,  son  drapeau  n  .  Au  lieu  que  tel  Oriental  dont  la 
guerre  est  l'unique  métier  «  n'affrontera  que  le  danger  le  plus 
petit  ') ,  en  répétant  à  part  lui  l'adage  favori  du  guerrier  asia- 
tique :  Se  battre  n'est  pas  se  faire  tuer.  En  un  mot,  tous  les 
peuples  sont  braves  sous  une  direction  appropriée  à  leur 
instinct. 

Aussi,  la  supériorité  du  blanc  est-elle  ailleurs,  et  réside- 
t-elle  dans  l'énergie,  qualité  essentiellement  distincte  du  cou- 
rage. "  Ce  n'est  pas  que  l'énergie  ne  le  produise  aussi,  mais 
■d'une  façon  bien  reconnaissable.  Fondamentalement,  il  n'y  a 
que  l'espèce  blanche  qui  soit  énergique.  On  ne  rencontre  que 
chez  elle  la  source  de  cette  fermeté  de  la  volonté  produite  par 
la  sûreté  du  jugement...  Tout  aussi  obstinée  quand  elle  attend 
du  travail  intellectuel  ou  matériel  un  résultat  précieux...  elle 
est  surtout  pratiquement  intelligente  et  perçoit  plus  distincte- 


(1)  Qdatref.^gkS,  dans  l'article  analysé  plus  loin. 

(2)  T.  II,  !>.  319. 


150  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

ment  son  but.  Une  nature  énergique  veut  fortement  par  la 
raison  qu'elle  a  fortement  saisi  le  point  de  vue  le  plus  avanta- 
î^eux  et  le  plus  nécessaire.  Dans  les  arts  de  la  paix,  sa  vertu 
s'exerce  aussi  naturellement  que  dans  la  fatigue  d'une  exis- 
tence belliqueuse  (1).  »  Voilà  qui  est  plus  précis;  mais,  bien 
que  ce  caractère  ait  une  certaine  valeur  distinctive,  il  y  a 
quelque  partialité  à  réserver  au  blanc  le  monopole  de  l'énergie 
et  de  l'intelligence  pratique,  et  nous  ne  saurions  accepter  ces 
traits  pour  un  caractère  bien  précis  de  la  race  :  tout  au  plus 
est-il  vrai  de  dire  que  ses  succès  témoignent  qu'elle  fut  mieux 
pourvue  que  les  autres  à  ce  double  point  de  vue. 

Si  nous  passons  à  l'examen  des  mœurs,  nous  apprendrons 
qu'ici  la  supériorité  blanche  n'est  pas  davantage  dans  un  déve- 
loppement exceptionnel  et  constant  de  qualités  morales  qui 
n'appartiendraient  qu'à  elle  seule.  Sa  prééminence  réside  seu- 
lement dans  "  une  plus  grande  provision  des  principes  d'où 
ces  qualités  découlent  (2)  »,  C'est  donc  encore  un  privilège  de 
degré.  L'arian  est  toujours,  sinon  le  meilleur  des  hommes 
dans  la  pratique,  du  moins  "  le  plus  éclairé  sur  la  valeur  intrin- 
sèque en  ce  genre  des  actes  qu'il  commet  ».  Faible  mérile,  et 
qui  prépare  une  condamnation  plutôt  qu'un  éloge,  s'il  est  vrai 
que  l'injustice  tient  partout  grande  place  dans  les  mouvements 
des  sociétés  humaines,  et  que  nous  devrons  dès  lors  la  sup- 
poser consciente  et  voulue  chez  le  blanc. 

Enfin,  si  nous  en  crovons  son  avocat,  il  faudrait  lui  attri- 
l)uer  dès  l'origine,  outre  l'intelligence  pratique,  une  u  ardente 
curiosité  intellectuelle  :? .  Ces  Germains,  que  Tacite  a  le  défaut 
de  juger  d'après  des  tribus  pauvres  et  mélangées,  en  écrivant  : 
Littejarwn  sécréta  viri  pariter  ac  Jeminœ  igjwrant,  furent 
au  contraire  habiles  à  lire  les  runes,  à  les  écrire,  préoccupés 
des  plus  hauts  problèmes  et  passionnés  pour  les  émotions 
esthétiques  de  la  poésie.  C'est  là  une  des  convictions  les  plus 
fermes  de  leur  descendant,  homme  de  lettres.  Ainsi,  particu- 

(1)  ?sotons  cette  définition  de  l'énergie  fjobinienne,  qui  est  l'opposé  de  celle 
de  Stendhal,  les  éléments  en  étant  la  sûreté  du  jugement,  la  persévérance  de 
la  volonté,  l'utilitarisme  du  but.  l'atmosphère  pacifique  autant  que  belliqueuse. 

^2)  T.  II,  p.  363. 


CHAPITRE   XI  151 

larités  vagues,  discutables,  Insignifiantes  ou  notoirement  ima- 
ginaires, voilà  tout  ce  que  ÏEssai  nous  offre  sur  nos  grands 
parents  arians. 

En  réalité,  Gobineau  ne  pouvait  tracer  une  psychologie  spé- 
ciale de  la  race  blanche  à  ses  origines,  par  la  raison  dirimante  que 
cette  psychologie-là  n'existe  pas,  toutes  les  familles  humaines 
ayant  débuté  à  peu  de  chose  prés  par  les  mêmes  appétits  et 
les  mêmes  tendances  et  leurs  différences  s'étant  marquées  au 
cours  des  âges  soit  en  vertu  de  facultés  évolutives  plus  réelles, 
soit  par  l'action  de  quelques  hasards  heureux.  C'est  surtout  en 
cette  question  délicate  des  origines  que  le  comte  fut  entravé, 
comme  la  plupart  de  ses  contemporains,  par  le  trop  court 
recul  de  sa  préhistoire.  De  nos  jours,  la  géologie  calcule  par 
millions  d'années  l'âge  actuel  de  l'humanité;  l'archéologie 
elle-même,  rencontrant  dans  la  Chaldée  vers  l'an  4500  une 
civilisation  remarquable,  doit  avouer  qu'  «à  cette  distance  nous 
sommes  encore  à  une  distance  infinie  des  origines  (1)  ».  IS'ac- 
ceptant  que  six  à  sept  mille  ans  avant  l'ère  chrétienne  pour  la 
formation  actuelle  du  globe,  l'auteur  de  VEssai  est  amené  non 
seulement  à  refuser  à  laction  d'un  temps  si  bref  le  pouvoir  de 
façonner  Tâme  des  peuples,  mais  encore  à  repousser  pour  les 
blancs  toute  période  de  sauvagerie  primitive,  toute  u  aurore 
privée  des  clartés  de  l'intelligence  (2)  »  ;  à  les  faire  naitre  en 
quelque  manière  égaux  aux  dieux;  en  un  mot  à  leur  attribuer 
par  une  sorte  d'opération  de  la  grâce  des  qualités  qui  se  sont 
dévelop})ées  chez  eux  graduellement,  comme  conséquence 
d'une  supériorité  faible  au  début,  mais  appuyée  de  circonstances 
favorables.  Aussi  par  la  suite  a-t-il  reculé  devant  une  rétrac- 
tation meurtrière  à  son  enseignement,  et  récusé  sans  examen, 
raillé  même  avec  amertume  les  découvertes  de  l'archéologie 
préhistorique,  qui,  sur  ce  point,  renversait  en  effet  complète- 
ment son  système  (3). 

Mais,  en  dépit  de  ses  préventions  assez  excusables  pour  leur 
temps,  nous  allons  démontrer  que  l'acuité  de  son  observation, 

(1)  M,  M.\SP,jino,  Journal  des  Débats,  28  septembre  1901. 
.    (2)  T.  I,  p.  464. 

(3)  Préface  de  la  2''  ('dilioii  de  VEssai. 


152  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

la  clarté  de  son  coup  d'œll  psychologique,  l'ont  amené  à  rendre, 
malgré  lui,  un  hommage  éclatant  à  la  probable  vérité  histo- 
rique; à  montrer,  en  dépit  de  ses  efforts,  dans  ses  blancs,  pré- 
tendus fils  des  dieux,  des  noirs  ou  des  jaunes  perfectibles  et 
perfectionnés;  puis  à  peindre  enfin,  avec  une  belle  incons- 
cience, des  peuplades  auxquelles  il  refuse  toute  parenté  noble, 
les  Peaux-Rouges,  d'origine  noire-jaune,  comme  de  véritables 
frères  de  l'Arlan  germain. 

Parce  que  Gobineau  s'était  pénétré  à  cette  époque  de  senti- 
ments septentrionaux,  la  parenté  des  instincts  originels  entre 
noirs  et  blancs  primitifs  est,  à  vrai  dire,  la  moins  sensible  dans 
YEssai.  Le  nègre  y  demeure  en  général  à  une  distance  incal- 
culable du  blanc  et  semble  un  être  à  peine  dégagé  de  l'ani- 
malité. Néanmoins  nous  avons  vu  le  comte  fort  embarrassé  à 
expliquer  la  grandeur  des  Chamites  noirs  par  leur  prétendue 
blancheur  primitive;  et  sa  théorie  de  l'art  demi-nègre  est  un 
monument  de  sa  gêne  en  présence  des  origines  méridionales 
de  l'art  et  de  la  médiocrité  des  habitants  du  Pamir,  pères  des 
Hellènes,  dans  le  domaine  de  l'imagination  (1). 

Si  pourtant  le  nègre  demeure  après  tout  suffisamment  dis- 
tingué du  bliinc  nordique,  qui  est  le  héros  de  VEssai,  la  race 
jaune,  antithèse  morale  de  la  noire,  va  se  trouver  rapprochée 
d'autant  de  la  famille  germanique,  au  point  de  se  confondre 
fréquemment  avec  elle  dans  notre  esprit.  Toutes  deux  nous  sont 
données  comme  à  peu  près  également  utilitaires  (2),  et  l'ariane 

(i)  On  pourrait  noter  qu'après  avoir  donné  l'héroïsme  en  face  de  la  souf- 
france et  le  mépris  de  la  mort  comme  un  trait  de  la  famille  noble,  après  avoir 
assuré  que  cette  disposition  heureuse  est  «  toujours  et  partout  corrélative  à  la 
plus  ou  moins  {jrande  aljondance  de  sang  arian  dans  les  veines  d'un  peuple  ", 
le  comte  débutera  dans  la  psycliolojjie  du  nègre  par  cette  assertion  «qu'il  tient 
également  à  sa  vie  et  à  celle  d'autrui  »,  et  que,  devant  la  souffrance,  il  est 
a  tantôt  d'une  lâcheté  qui  se  réfu{;ie  volontiers  dans  la  mort,  tantôt  d'une 
impassibilité  monstrueuse  «  .  Monstrueuse  est  ici  surtout  la  prévention  de 
l'oltservateur.  (Voir  t.  I,  p.  215  et  432.) 

^2  11  faut  même  avouer  que  les  civilisations  chanio-sémitiqucs  de  tendances 
prétendues  mélanienncs  furent  aussi  fort  «  utilitaires  "  ,  et  que  Renan  avait 
quelques  raisons  de  réunir  dans  le  même  temps  sous  cette  commune  rubricjue 
Gouschites  et  Chinois  {Langues  sémiliciufS,  p.  502).  Il  est  vrai  que  quelques 
savants  contemporains  voient  jaunes  les  Suméro-Accadiens,  que  Gobineau  nom- 
mait Chamites. 


CHAPITRE    XI  153 

ne  conserve  guère  que  l'avantage  de  posséder  <;  uii  sens  plus 
élevé  de  l'utile  "  ,  d'adopter  cette  tendance  "  avec  plus  de 
réserve  (1)  »,  la  finnoise  l'appliquant  de  préférence  à  des  des- 
seins «  terre  à  terre  ou  ridicules  (2)  "  .  Faut-il  rap[)eler  l'amu- 
sante confusion  que  nous  avons  signalée  dans  le  pouvoir 
magique  et  divinatoire  attribué  aux  femmes  de  part  et  d'autre, 
bien  que  si  diversement  interprété  par  la  passion  germaniste 
de  l'auteur,  qui  se  contente  ici  une  fois  de  plus  de  faire  jaune 
au  nord,  comme  au  midi  noir,  tout  le  préhistorique  blanc. 
Plus  suggestive  encore  est  la  difficulté  qu'il  rencontre  pour 
distinguer  les  tribus  finnoises  des  arianes  à  leurs  débuts  dans 
l'histoire,  difficulté  que  trahissent  clairement  ses  variations  au 
sujet  des  Scythes.  Il  les  a  d'abord  proclamés  jaunes,  sur  les 
témoignages  de  l'antiquité,  déjà  interprétés  en  ce  sens  par 
Humboldt  et  Ritter,  et,  durant  les  premiers  chapitres  de 
rf^^rtî,  il  a  raisonné  «dans  ce  sens  routinier»  (3).  Mieux  éclairé 
dans  les  derniers,  il  oppose  quelques  passages  d'Hérodote  aux 
dires  d'Hippocrate;  il  reconnaît  sur  les  médailles  des  rois 
scvthes  le  pur  type  arian,  et,  convaincu  par  ces  vagues  indices, 
il  n'hésite  plus  à  identifier  les  vaillants  cavaliers  du  Nord  hellé- 
nique aux  Sakas  des  frontières  de  l'Inde  et  aux  futurs  Scandi- 
naves, les  plus  purs  des  Arians.  Il  fallait  véritablement  que  les 
traits  initiaux,  distinctifs,  fondamentaux  des  deux  races  fussent 
bien  peu  déterminés  dans  son  propre  esprit  pour  lui  imposer 
ces  hésitations  regrettables  et,  quand  il  eut  pris  une  fois  son 
parti,  ces  confusions  amusantes  que  nous  retrouverons  bien  plus 
marquées  dans  son  Histoire  des  Perses. 

En  un  mot,  nous  résumerons  toutes  les  précédentes  remar- 
ques par  cette  unique  observation  que  le  noir  au  sud,  le  jaune 
au  nord,  sont  à  la  fois  dans  (îobineau  le  passé  du  blanc  et  son 
avenir.  Son  passé,  puisque  le  comte  se  montre  aussi  embar- 
rassé à  distinguer  au  midi  les  Ghamites  blancs  de  son  utopie 
des  Ghamites  nègres  de  la  Bible,  qu'au  septentrion  les  Scythes 
pères  des  Germains,  des  tribus  mongoles  de  la  Gaspienne.  Son 

(1)  T.  I,  p.  533. 

(2)  T.  I,  p.  454. 

(3)  T.  II,  p.  329. 


154  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

avenir,  puisque,  éliminant  le  san^  blanc  par  la  progression 
constante  des  mélanges,  il  prédit  tantôt  aux  nations  blanches 
du  nord  (Angleterre,  Russie,  États-Unis)  le  destin  qu'ont 
obtenu  les  races  jaunes  livrées  à  peu  près  à  elles-mêmes,  celui 
de  la  Chine;  tantôt  aux  peuples  blancs  du  sud  (républiques 
sud-américaines,  royaume  bourbonien  de  Naples  ou  musul- 
mans de  l'Asie  Antérieure)  le  sort  des  nègres  devenus  maîtres 
de  leur  gouvernement,  c'est-à-dire  celui  de  l'empire  de  Sou- 
louque  ou  du  royaume  dahoméen  (1).  Encore  une  fois,  le  blanc 
est  bien  de  la  sorte  un  pur  idéal  philosophique,  et  son  règne 
apparaît  comme  un  bref  intermède,  accordé  par  le  ciel  à  la 
terre  indigne,  ici,  entre  deux  utilitarismes  jaunes;  là,  entre 
deux  anarchies  noires. 

On  pourrait  encore  dire  qu'entre  l'individualisme  outré  du 
rnéridional,  qui  le  force  d'osciller  de  l'anarchie  à  l'esclavage 
sous  des  despotes  plus  ou  moins  conquérants,  et  l'instinct 
social  du  nordique,  développé  par  les  difficultés  de  son  climat 
au  point  de  l'amener  à  la  vie  de  ruche  ou  de  fourmilière 
comme  en  Chine,  le  blanc  idéal  interpose  son  libéralisme  fon- 
cier, heureuse  pondération  des  indépendances  individuelles 
associées  à  des  concessions  sociales  restreintes  et  déterminées; 
et  le  comte  aurait  seulement  le  tort  comme  méridional  et 
comme  nerveux  d'insister  outre  mesure  sur  Taspect  individua- 
liste de  cette  belle  harmonie,  de  prôner  l'odel  de  préférence 
au  féod,  le  Parthe  plus  volontiers  que  le  Spartiate,  les  origines 
égrenées  plutôt  que  l'avenir  possible  des  nations  fortifiées  par 
leur  cohésion. 

C'est  ainsi    que  dans  ces  délicats   problèmes  de  morale  et 

(1)  Un  des  systèmes  etliniqnes  les  plus  singuliers  qui  aient  été  récemment 
éditiés  sur  les  assi.ses  goljiniennes,  celui  du  docteur  W.  Hentscliell  (^Va?-uua, 
Leipzig,  1901},  semble  inconsciemment  pénétré  des  vérités  que  nous  venons  de 
mettre  en  évidence.  Ce  savant  n'admet,  en  effet,  que  deu.v  races  primordiales, 
l'étliiopique  noire  et  la  touranienne  jaune.  Il  les  mêle  après  son  inspirateur 
pour  en  former  la  race  malaise;  et  c'est  de  cette  dernière  que,  sous  l'influence 
du  climat  nordique,  il  fait  naître  par  .sélection,  vers  la  Baltique,  le  groupe  con- 
quérant des  Aryens.  Puis,  au  cour.s  de  l'histoire,  ceux-ci  deviennent,  comme 
dans  l'Essai^  les  victimes  de  l'étliiopisation  au  sud  et  de  la  touranisation  au 
nord,  retournant,  suivant  les  latitudes,  à  l'un  des  composants  du  mélange 
initial  dont  ils  sont  sortis. 


CHAPITRE    XI  155 

d'organisation  sociale  on  pourrait  se  divertir  à  constituer  une 
série  de  triades  hégéliennes,  j)résentant  thèse,  antithèse  et 
synthèse,  et  auxquelles  nous  donnerions  volontiers  la  forme 
suivante  :  noir,  jaune,  hianc;  sud  hrûlant,  nord  glacé,  zone  tem- 
pérée ;  passion,  raison,  conciliées  par  énergie,  générosité  ou 
encore  opportunisme;  individualisme  ou  anarchisme,  instinct 
social  outré  ou  socialisme,  libéralisme;  despotisme  de  la 
conquête,  communisme  de  la  ruche,  féodalité  ou  parlementa- 
risme; monarchie  absolue,  démocratie,  aristocratie  héréditaire 
ou  élective;  égotisme,  humanitarisme,  impérialisme.  Enfin, 
comme  on  le  voit  dans  l'école  anthroposociologique,  dolicho- 
noirs,  brachycéphales  bruns,  dolicho-blonds.  Mais  revenons  à 
des  développements  moins  abstraits. 

Pour  comble  d'étourderie,  Gobineau  fournit  encore  à  son 
insu  un  décisif  témoignage  en  faveur  de  la  ressemblance  origi- 
naire qui  se  montre  entre  toutes  les  races  primitives,  dominées 
par  les  mêmes  instincts  vitaux,  façonnées  par  des  nécessités 
analogues;  et  cela,  dans  sa  psychologie  de  l'Indien  d'Amé- 
rique, que  nous  avons  négligée  à  dessein  tout  à  l'heure,  afin 
d'en  souligner  ici  les  enseignements. 

Après  nous  avoir  donné  les  Peaux-Rouges  comme  des  jaunes 
mâtinés  de  noir,  «  au  type  finnois  bien  reconnaissable,  "  notre 
auteur  se  trouve  tout  à  coup  dans  un  eml)arras  comique  devant 
la  noble  attitude  des  vieux  sachems,  célébrée  depuis  tant  d'an- 
nées par  la  littérature  des  vovageurs  ou  des  romanciers,  popu- 
larisée en  dernier  lieu  par  la  plume  magique  de  Chateau- 
briand. Il  Je  voudrais,  écrit-il,  restant  dans  la  vérité  stricte,  ne 
dire  ni  trop  de  bien  ni  trop  de  mal  des  indigènes  américains. 
Certains  observateurs  les  représentent  comme  des  modèles  de 
fierté  et  d  indépendance,  et  leur  pardonnent  à  ce  titre  quelque 
peu  d' anthropophagie .  D'autres,  au  contraire,  en  faisant  sonner 
bien  haut  des  déclamations  contre  ce  vice,  reprochent  à  la 
race  qui  en  est  atteinte  un  développement  monstrueux  de 
l'égoïsme,  d'où  résultent  les  habitudes  les  plus  follement 
féroces.  "  En  fait,  (iobineau  se  décide  sans  effort  pour  le  second 
point  de  vue.  L'opinion  sévère,  poursuit-il,  a  l'appui  des  plus 
anciens  historiens  de  l'Amérique,  qui  sentaient  ses  habitants 


156  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

«  plus  profondément  mauvais  que  les  autres  hommes  » ,  et 
n'avaient  pas  tort  en  cela,  la  férocité  de  l'Américain  ayant 
pour  caractère  "  l'impassibilité  qui  en  fait  la  base  et  la  durée 
du  paroxysme,  aussi  long  que  sa  vie  »  .  Mais,  ici,  l'aryaniste  se 
laisse  évidemment  égarer  une  fois  de  plus  par  ses  préventions. 
C'est  à  peu  près  le  contraire  de  son  opinion  qui  est  la  vérité, 
et  Quatre fages  lui  reprochait  à  bon  droit,  peu  après  l'apparition 
de  VEssai\  d'avoir  suivi  le  sentiment  d'auteurs  tels  que  Martius 
et  Spix,  par  exemple,  qui,  dans  leurs  voyages  au  Brésil,  n'ont 
guère  vu  que  les  débris  de  tribus  traquées  depuis  la  conquête, 
ou  encore  de  malheureux  sauvages  abrutis  par  la  persécution 
et  par  un  véritable  esclavage.  Autant  vaudrait,  ajoutait  l'émi- 
nent  naturaliste,  juger  la  race  celtique  d'après  les  écrits  de 
certains  organistes  et  les  exploits  nocturnes  des  white-bovs 
irlandais.  C'est  aux  premiers  voyageurs  européens,  aux  anciens 
missionnaires,  qu'il  fallait  s'adresser,  en  lisant  par  exemple  sur 
les  Séminoles  l'histoire  de  l'expédition  de  Sotto,  ou  sur  la  Flo- 
ride les  souvenirs  de  Bartram.  Ajoutons  qu'au  temps  même 
de  la  rédaction  de  VEssai  débutait  la  publication  de  la  grande 
enquête  officielle  dirigée  par  Schoolcraft  sur  les  indigènes  des 
Etals-Unis  (imprimée  à  Philadelphie  à  partir  de  1851),  qui  en 
eut  rectifié  plus  d'une  assertion  hasardeuse;  enfin,  le  code 
noir  des  provinces  méridionales  de  l'Union,  si  dur  aux  nègres 
à  cette  époque,  accordait  expressément  à  l'Indien  une  certaine 
égalité  vis-à-vis  du  blanc  en  faveur  de  son  courage  :  précieux 
témoignage  d'estime  pour  cette  race  vaincue,  que  le  suffrage 
de  son  vainqueur  anglo-saxon. 

Les  observateurs  d'origine  anglaise,  bien  loin  de  partager  le 
dédain  de  Gobineau,  avaient  au  contraire  rapproché  depuis 
longtemps  le  caractère  et  la  civilisation  des  Peaux-Rouges  de 
celle  des  (îermains  de  Tacite;  et  c'est  en  marchant  sur  les 
traces  de  lloberts  et  de  Gibbons  que  Guizot  s'était  complu,  au 
début  de  son  Histoire  de  la  civilisatioîi  en  France  (l),  à  accoler 
en  vingt  et  un  paragraphes  numérotés  des  citations  choisies 
d'une  part  dans  Tacite,  de  l'autre  dans  les  voyageurs  et  mis- 

(1)  1"  vol.,  p.  195. 


CHAPITRE   XI  157 

sionnuires  du  nouveau  monde,  afin  d'établir  que  l'état  social 
des  Germains  du  premier  siècle  et  celui  des  sauvages  rouges 
de  notre  temps  présentaient  de  grandes  analojjies.  Bien  qu'il 
dût  être  averti  par  ces  précédents,  Gobineau  n'a  pas  laissé  de 
tracer  en  toute  bonne  foi  un  portrait  méj)risant  du  guerrier 
des  savanes;  mais,  ce  qui  fait  le  piquant  de  cette  tentative, 
c'est  qu'en  dépit  des  préventions  du  peintre  on  croirait  presque 
revoir  la  silbouette  de  1  Arian  dans  son  odel.  Ecoutons  en 
effet  :  «  Son  grand  principe  politique,  c'est  l'indépendance  : 
non  pas  celle  de  sa  nation  ou  de  sa  tribu,  mais  la  sienne 
propre,  celle  de  V individu  morne.  Obéir  le  moins  possible 
pour  avoir  peu  à  céder  de  sa  fainéantise  et  de  ses  goûts, 
c'est  la  grande  préoccupation  du  Guarani  comme  du  Chi- 
nook.  w  Sans  doute  un  motif  bas  est  ici  substitué  au  noble 
désir  de  l'indépendance  morale,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que, 
dans  le  camp  adverse,  Tliierry  avait  de  son  coté  stigmatisé 
l'oisiveté  dii  Germain  (l),  qui  se  trouverait  ainsi  rapproché  du 
Peau-Rouge  par  une  commune  paresse.  Poursuivons  :  "Tout 
ce  qu'on  prétend  démêler  de  nol)lc  dans  le  caractère  indien 
vient  de  là.  Cependant,  plusieurs  causes  locales  ont,  dans  quel- 
ques tribus,  rendu  la  présence  d'un  chef  nécessaire,  indispen- 
sable. On  a  donc  accepté  le  chef,  mais  on  ne  lui  accorde  que 
la  mesure  de  soumission  la  plus  petite  possible,  et  c'est  le  subor- 
donné qui  la  fixe.  On  lui  dispute  jusqu'aux  bribes  d'une  auto- 
rité si  mince  :  on  ne  la  confère  que  pour  un  temps;  on  la 
reprend  quand  on  veut.  Les  sauvages  d'Amérique  sont  des 
républicains  extrêmes.  " 

V.ii\  voilà  précisément  le  spectacle  qui  fut  offert  à  notre 
admiration  dans  les  colonies  initiales  de  la  race  blanche  :  c'est 
l'autorité  élective,  révocable,  précaire  toujours  du  viç-pati; 
seulement,  nulle  épithète  laudative  ne   vient  ici  nous  avertir 

(1)  Et  l'on  pourrait  ajouter  l'anecdote  oarartéristiqne  de  PlntarqTie  (Vie  de 
Lycurtjue)  sur  ce  Lacédéinonien  qui,  accoutumé  à  "  vivre  noblement  »  ,  c'est- 
à-dire  à  ne  rien  faire,  s'étonnait  à  Athènes  de  voir  un  citoyen  condamné  pour 
oisiveté,  et  accordait  le  tribut  de  son  admiration  à  ce  gentillioiinne  méconnu 
par  SCS  plats  compatriotes.  Il  est  vrai  que  Sparte  n'est  pas  très  ariane  aux  yeux 
de  Gobineau,  mais  cette  cité  est  le  tvpe  même  de  l'aryanisme  pour  (juelques- 
uns  de  ses  successeurs,  moins  prévenus  et  plus  soucieux  des  faits. 


158  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

d'une  sympathie  qui  demeure  en  effet  loin  du  cœur  de  Técri- 


vain. 


Évoquons  enfm  pour  un  instant  dans  notre  mémoire  cette 
habile  analyse  de  la  situation  du  chef  de  guerre  germain,  sou- 
vent soldat  sans  ancêtres,  mais  éloquent,  persuasif,  généreux, 
et  devenant  par  ces  mérites  le  «  konungr  "  du  «  rik  "  après  la 
conquête.  Et  lisons  ensuite  ces  lignes  qui  semblent  s'appliquer 
si  parfaitement  à  son  cas  (1)  :  "  Dans  cette  situation,  les 
hommes  à  talents,  ou  qui  croient  l'être,  les  ambitieux  de  toute 
volée,  emploient  Tintelligence  qu'ils  possèdent,  et  j'ai  dit 
qu'ils  en  avaient,  à  persuader  leur  peuplade  d'abord  de  l'indi- 
gnité de  leurs  concurrents,  ensuite  de  leur  propre  mérite...  il 
leur  faut  user  d'un  perpétuel  recours  à  la  persuasion  et  à  l'élo- 
quence pour  maintenir  cette  influence  si  faible  et  si  précaire, 
seul  résultat  pourtant  auquel  il  leur  soit  permis  d'aspirer.  De 
là  cette  manie  de  discourir  et  de  pérorer  qui  possède  les  sau- 
vages ...  (2).  1)  Il  convient  d'ajouter  que  Gobineau  croit  pou- 
voir distinguer  entre  l'indépendance  apache,  d'origine  jaune, 
et  l'indépendance  roxolane,  de  source  blanche  :  la  première 

(1)  T.  II,  p.  500. 

(2)  Les  idées  de  Gobineau  sur  l'éloquence  sont  caractéristiques  de  sa  tour- 
nure d'esprit.  Chez  les  Arians,  elle  est,  à  son  avis,  l'instrument  de  la  liberté  et 
de  la  safresse  :  tel  debatter  anglais  pratique  et  précis  en  fournirait  encore 
aujourd'hui  le  type.  «  Mais  l'éloquence  politique  ornée,  verbeuse,  cultivée 
comme  un  talent  spécial,  élevée  à  la  hauteur  d'un  art,  c'est  toute  autre  chose. 
On  ne  saurait  la  considérer  que  comme  un  résultat  direct  du  fractionnement 
des  idées  chez  une  race,  et  de  l'isolement  nKjral  où  sont  tombés  tous  les  es- 
prits... Le  talent  de  la  parole,  cette  puissance  en  définitive  grossière  puisque 
ses  œuvres  ne  peuvent  être  conservées  qu'à  la  condition  rigoureuse  de  passer 
dans  une  forme  supérieure  à  celle  où  elles  ont  produit  leurs  effets,  (pii  a  pour 
but  de  séduire,  d'entraîner,  de  tromper,  beaucoup  plus  que  de  convaincre,  ne 
saurait  naître  et  vivre  que  chez  des  peuples  égrenés,  qui  nont  p/iis  de  volonté 
commune,  de  but  défini,  et  qui  se  tiennent,  tant  ils  sont  incertains  de  leurs 
voies,  à  la  disposition  du  dernier  qui  parle.  »    (T.  II,  p.  512.) 

Ces  traits  assez  piquants,  bien  qu'excessifs,  visent  évidemment  les  races 
sémitisées  du  midi.  Au  lieu  qu'un  parlementaire  anglais  se  vante  de  voter  à 
l'occasion  contre  son  opinion  pour  toujours  marcher  avec  son  parti,  et  qu'un 
des  plus  célèbres  de  ce  siècle  résumait  ainsi  son  expérience  des  effets  permis  à 
l'éloquence  politique  dans  une  enceinte  où  elle  a  pourtant  rencontré  ses  modernes 
classiques  :  «  A  la  Chambre  des  communes,  j'ai  entendu  dans  ma  vie  bien  des 
discours  :  il  n'y  en  a  pas  trois  qui  aient  changé  mon  sentiment,  et  pas  un  qui 
ait  changé  mon  vote.  » 


CHAPITRE   XI  150 

ne  tendant  qu  a  satisfaire  des  penchants  purement  matériels  : 
le  besoin  de  man^jer,  de  lutter  contre  les  intempéries;  la 
seconde  se  proposant,  nous  l'avons  vu,  des  a  buts  intellec- 
tuels "  .  Mais  c'est  là  une  preuve  nouvelle  de  son  incapacité 
à  délimiter  les  domaines  blanc  et  jaune  dans  le  nord,  et  qui- 
conque ne  se  sent  pas  absolument  convaincu  que  les  runes 
fussent  la  principale  préoccupation  des  jarls  refusera  peut- 
être  d'accepter  cette  distinction  trop  subtile.  En  reconnaissant 
ici  une  curieuse  analogie  de  mœurs  issue  de  modes  d'existence 
analoj^fues,  l'on  cherchera  tout  au  plus,  avec  la  précise  école 
contemporaine  des  milieux,  la  raison  de  certaines  différences 
qui  subsistent,  même  en  ces  stades  inférieurs  de  la  civilisa- 
tion, dans  la  vie  pastorale  d'une  part,  dans  la  pratique  exclu- 
sive de  lâchasse  d'autre  part  (1). 

Les  remarques  précédentes  auront  donné,  nous  l'espérons, 
la  clef  du  symbolisme  si  persuasif  de  VEssai  :  c'est  un  poème 
allégorique,  bâti  avec  une  constance  et  une  ingéniosité  remar- 
quable, relevé  par  de  véritables  réussites  dans  les  détails  psy- 
chologiques, qui  retiennent  et  qui  font  penser. 

(i)  Le  docteur  Hentschell,  tirant,  nous  l'avons  dit,  les  Arians  des  Malais^ 
expliquerait  sans  peine  l'analogie  des  sachems  noirs-jaunes  et  des  jarls  Scan- 
dinaves. 


CHAPITRE   XII 

l'  Il  ESSAI»    DEVANT    SES    PREMIERS    CRITIQUES 

Il  faut  reconnaître  que  VEssai  ne  sollicita  pas  grandement 
l'attention  publique  lors  de  son  apparition.  Néanmoins  quel- 
ques savants  français  et  surtout  allemands  entreprirent  d'en 
discuter  les  leçons;  et  un  rapide  examen  de  leurs  sentiments 
éclaircira  mieux  encore  l'importance  symptomatique  de  la 
réaction  qui  s'est  produite  depuis  lors  en  faveur  de  cette  œuvre 
originale. 

Paul  de  Résumât,  ami  de  l'auteur,  le  cite  en  passant  dans 
une  étude  j)ubliée  par  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  mai 
1854,  alors  que  la  première  partie  de  VEssai  avait  seule 
paru;  mais  il  consacre  à  peine  quelques  mots  à  cet  ouvrage 
"  plein  de  sagacité  et  d'instruction  " ,  et  il  se  garde  d'en 
reparler  le  l"aoùt  1856,  lorsqu'il  analyse  au  même  lieu  l'An- 
cien Régime,  de  Tocqueville,  et  rappelle  pourtant  l'origine 
germanique  de  toute  l'aristocratie  européenne.  La  seconde 
partie  de  l'ouvrage  l'avait-elle  étonné  et  déconcerté  par  son 
ardeur  germanophile? 

Remarquons  encore  que,  le  15  novembre  1860,  Littré,  discu- 
tant dans  le  même  recueil  périodique  l'œuvre  d'un  celtomane 
écossais  sur  Shakespeare  considéré  comme  un  Celte,  écrit 
quelques  phrases  caractéristiques,  d'où  l'on  peut  conclure  ou 
qu'il  n'a  pas  lu  VEssai,  ou  qu'il  le  ju;je  indigne  d'une  réfuta- 
tion. Il  semblerait  même  que  les  polémiques  de  la  Restaura- 
tion, rafraîchies  par  le  résumé  d'Augustin  Thierry,  fussent  bien 
oubliées  vingt  ans  plus  tard,  à  lire  les  lignes  que  voici  :  "  Pen- 
dant que  M.  O'Connell  attribue  aux  Celtes  et  aux  Français 
une  supériorité  de  race,  il  semble  curieux  de  rappeler  qu'à  la 


CHAPITRE   XII  161 

fin  du  premier  Empire...  il  fut,  dans  quelque  recoin  de  rérudi' 
tion  allemande,  question  de  nous  coninie  d'une  race  inférieure, 
brutale,  indigne  d'être  européenne...  Bvron  a  raillé  ceu.x  qui, 
dans  la  nation  anglaise,  s'inquiéteraient  de  savoir  s'ils  sont  de 
descendance  normande  ou  sa.vonne  ;  à  peu  près  comme  si 
quelqu'un  de  nous  s'inquiétait  en  France  de  savoir  s'il  est 
d'origine  gauloise,  ou  latine,  ou  franque,  ou  hurgunde,  ou 
Avisii'jOthe  :  depuis  longtemps,  tous  ces  éléments  sont  confondus 
dans  un  seul  corps,  la  nation  française.  " 

Enfin  Gobineau  a  insinué  plus  tard  que  Renan,  sinon  Taine, 
avait  puisé  dans  l'arsenal  de  ses  idées  et  de  ses  arguments. 
Mais  il  serait  difficile  de  démontrer  un  pareil  emprunt,  bien 
que  les  deux  penseurs  aient  assurément  interprété  parfois  de 
façon  analogue  les  mêmes  documents  français  et  allemands 
qui  passèrent  pour  la  plupart  entre  leurs  mains. 

Si,  dans  la  patrie  de  l'auteur,  VEssfU  ne  fi.\a  pas  d'abord 
l'attention  des  historiens  et  des  philosophes,  il  intéressa  en 
revanche  un  des  naturalistes  les  plus  en  vue  de  l'époque. 
Quatrefages,  qui  lui  consacra  un  article  entier  dans  la  Revue 
des  Deux  Mondes  du  1"  mars  1857  sous  ce  titre  plutôt  scienti- 
fique :  Du  croisement  des  races  humaines.  Or,  nous  l'avons 
indiqué  déjà,  c'est  précisément  le  côté  faible  de  YEssai  que 
son  aspect  anthropologique,  Gobineau  n'avant  aucune  prépa- 
ration en  ce  sens  et  possédant  de  plus  des  raisons  toutes  per- 
sonnelles pour  esquiver  ce  point  de  vue.  Les  objections  de 
Quatrefages  sont  donc,  en  ces  matières,  assez  topiques  et  méri- 
tent d'être  relevées.  La  question,  alors  très  discutée,  du  mono- 
génisme  ou  du  polygénisme  de  l'humanité  l'arrête  tout 
d'abord  :  ayant,  quant  à  lui,  défini  de  son  mieu.v,  à  cette  heure 
prédarwinienne,  les  notions  d'espèce  et  de  race,  il  se  déclare 
monogéniste,  c'est-à-dire  partisan  de  l'unité  d'origine  pour 
tout  le  genre  humain,  et  il  constate  que  Gobineau  l'imite  en 
somme,  puisque  le  mot  de  <i  races  ">  humaines  est  emplové 
dans  le  titre  même  de  ÏEssai.  Seulement,  faute  d'avoir  une 
idée  clan-e  du  sens  de  ce  terme  de  «  race  ",  1  auteur,  dit-il,  a 
paru  trop  souvent  partager  1  humanité  en  espèces  distinctes. 
Dans  sa  conception  des  mélanges,  il  fait  encore  preuve  d'une 

11 


!62  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

véritable  ignorance  physiologique  :  on  dirait  à  le  lire  que  le 
fruit  d'une  union  mixte  soit  une  moyenne  exacte  entre  les  par- 
ticipants, quelque  chose  comme  le  produit  d'une  addition 
d'eau  dans  de  l'alcool.  Et,  en  effet,  nous  avons  constaté  que 
Gobineau  écrit  volontiers  :  ii  à  parler  chimie,  "  lorsqu'il  ana- 
lyse les  éléments  ethniques  du  chaos  des  peuples,  par  exem- 
ple (1)  ;  or,  les  lois  du  métissage  sont  infiniment  plus  com- 
plexes et  plus  mystérieuses  que  celle  des  réactions  atomiques. 
Et  tout  ceci  est  exact.  Mais  Quatrefages,  passant  dès  à  présent 
sur  le  terrain  sociologique,  où  nous  dirons  son  insuffisance, 
croit  devoir  prendre  en  cet  endroit  la  défense  des  mulâtres, 
dont  il  admire  l'œuvre  à  la  Jamaïque,  aux  Philippines,  au 
Brésil;  tandis  que,  sur  ces  derniers  points,  les  événements 
semblent  avoir  donné  grandement  raison,  malgré  tout,  au 
théoricien  de  VEssai. 

Une  réclamation  en  faveur  de  linfluence  du  milieu  est  pré- 
sentée avec  modération  et  justesse  par  le  naturaliste,  car 
Gobineau  concède  en  réalité  plus  qu'il  ne  veut  bien  le  dire  à  ce 
facteur  de  l'histoire,  surtout  vers  cette  époque,  vaguement 
entrevue  par  lui,  des  grands  cataclysmes  géologiques  qui 
auraient  agi  avec  une  intensité  et  une  rapidité  inconnues  depuis 
lors  sur  les  êtres  vivants  soumis  à  leur  inHuence.  C'étaient  les 
vues  de  son  temps  sur  nos  origines;  mais,  par  là,  il  se  rappro- 
che des  probabilités  actuellement  admises;  s'il  est  exact,  en 
effet,  que  le  milieu  ait  façonné  les  races,  comme  le  pense 
la  science  contemporaine,  ce  fut  précisément  durant  les 
périodes  préhistoriques,  qu'on  les  suppose  d'ailleurs  brèves 
ou  prolongées.  Et  cette  dernière  hypothèse  restreint  en  quel- 
que sorte  le  pouvoir  du  milieu  tout  en  lui  rendant  justice,  car 
elle  établit  que  l'action  en  est  trop  lente  pour  modifier  radica- 
lement en  quelques  siècles  une  famille  humaine,  pour  détruire 
en  un  instant  un  ouvrage  de  longue  haleine  sorti  des  mains 
patientes  de  la  nature  ;  en  un  mot,  que  la  race  demeure  un 
facteur  essentiel  dans  les  prévisions  sociales  à  brève,  à  pra- 
tique échéance. 

(1)  T.  II,  p.  251. 


CHAPITRE    XII  103 

Et  malgré  ses  réserves  Quatrefages  accorde  que,  dans  un 
domaine  scientifique  à  peine  exploré,  comme  Tétait  rethno- 
logie  de  son  temps,  de  vastes  essais  de  svnthèse,  fussent-ils 
])rématurés,  ont  toujours  une  valeur  réelle,  parce  que  leur 
mérite  est  d'orienter  les  explorateurs.  h'Essai  de  Gobineau 
témoigne  d'un  savoir  étendu  comme  d'une  grande  hardiesse 
de  spéculation.  Lien  que,  faute  de  préparation  physiologique 
suffisante,  l'auteur  dût  nécessairement  s'égarer  en  chemin. 
Jusque-là,  le  spécialiste  est  dans  les  limites  de  son  territoire 
et  reste  digne  d'être  écouté.  Ici  toutefois  s'arrête  la  valeur  de 
sa  critique.  Sur  le  terrain  purement  historique,  il  se  montre  à 
son  tour  mal  armé  pour  combattre  les  vues  de  Gobineau,  et 
entièrement  ignorant  de  ses  précurseurs.  Il  s'étonne  devant 
un  mépris  de  la  Romanité  et  de  la  Renaissance  qui  lui  apparaît 
■comme  une  lubie  singulière,  devant  une  admiration  bizarre 
pour  ces  squatters  anglo-saxons  «  que  la  haine  de  tout  frein 
exde  au  fond  des  forêts»  .  lia  beau  jeu  d'ailleurs  pour  signalei 
«  ces  opinions  absolues  qui  sont  amendées  quelques  pages 
plus  loin,  au  point  que  la  correction  va  jusqu'à  la  contradic- 
tion »  ;  pour  réclamer  en  faveur  de  la  Grèce  artistique,  de  la 
Gaule  celtique,  enfin  et  surtout  pour  railler  le  pessimisme 
outré  de  la  conclusion  de  VEssai.  Car  ces  faiblesses  choque- 
ront toujours  à  la  lecture  d'une  œuvre  dont  elles  ne  doivent 
pas  masquer  pourtant  les  mérites  réels. 

Si  la  critique  de  Quatrefages  demeure  assez  étroite  en 
somme,  par  la  faute  de  son  inspiration  purement  scientifique, 
il  faut  avouer  que  l'Allemagne,  sans  avoir  la  même  excuse, 
parut  d'abord  comprendre  moins  encore  une  œuvre  plutôt 
sévère  à  son  présent,  et  dans  laquelle  elle  n'était  pas  suffisam- 
ment préparée  par  la  faveur  des  événements  à  considérer 
l'apothéose  de  son  passé  comme  un  présage  de  son  avenir, 
plutôt  que  comme  un  reproche  de  déchéance.  En  outre,  par 
une  conséquence  naturelle  de  l'intervalle  assez  long  qui  sépara 
la  publication  des  deux  premiers  volumes  (1853)  de  l'appari- 
tion des  deux  derniers  (1855),  les  appréciations  principales  ne 
portèrent,  au  delà  du  Rhin,  que  sur  le  début  de  l'œuvre. 


164  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 

Dans  ces  conditions  fut  rédigée  celle  d'E\vald,  dont  Gobineau 
écrira  dans  l'avant-propos  de  la  deuxième  édition  du  livre,  en 
1882  :  Il  Le  savant  E^vald  émettait  l'avis  que  cet  ouvrage  était 
une  inspiration  des  catholiques  extrêmes.  "  Allusion  au  compte 
rendu  qui  fut  inséré  dans  les  GoettingiscJie  Gelehrte  Anzeigen 
(1854,  1"  et  4  mai)  par  Térudit  historien  du  peuple  d'Israël, 
peu  après  1  apparition  de  la  première  moitié  de  l'ouvrage. 
E\vald  ne  put  en  effet  se  sentir  séduit  par  le  germanisme  de 
l'auteur,  qui  apparaît  moins  nettement  dans  ces  chapitres  que 
dans  les  suivants,  et  il  fut  choqué  avec  quelque  raison,  à  la 
lecture  du  premier  livre,  par  ces  considérations  théoriques  à 
la  fois  hésitantes  et  négligées  qui  sont  la  partie  la  plus  faible 
de  VEssai.  Excuses  insuffisantes  cependant  pour  n'avoir  porté 
dans  sa  critique  ni  la  largeur  de  vues  désirable,  ni  même  la 
simple  intelligence  du  sujet  traité  et  des  intentions  de  l'auteur 
qu'on  serait  en  droit  d'attendre  d'un  éruditde  cette  envergure. 
Il  voit  à  juste  titre  dans  \  Essai  une  intention  réactionnaire,  un 
écho  des  événements  de  1848,  mais  il  assure  n'avoir  pas  trouvé 
cette  intention  nettement  exprimée,  tandis  qu'elle  l'est  plu- 
sieurs fois,  en  termes  énergiques.  Or,  à  son  avis,  on  peut 
éviter  les  excès  des  théoriciens  égalitaires  sanscesser  de  tendre 
à  une  raisonnable  égalité,  et  son  vœu  personnel  serait  que 
l'humanilé  tout  entière  format  dans  l'avenir  un  peuple  unique 
en  acceptant  le  culte  du  vrai  Dieu.  Ce  désir  donne  la  notion 
exacte  de  son  état  d'esprit  :  c'est  une  étroite  logique  de  prédi- 
cateur protestant  (l),  qui  égare  la  discussion  entreprise  et  la 
conduit  vers  la  ridicule  erreur  que  Gobineau  ne  signala  pas, 
gageons-le,  sans  un  secret  sourire  d'ironie.  Ewald  aurait  dû 
voir,  en  effet,  dans  l'auteur  de  VEssai,  avec  tout  homme  qui 
sait  lire  entre  les  lignes,  un  catholique  de  tradition  et  de  raison 
plus  que  de  sentiment,  un  chercheur  audacieux,  s'efforçant  à 
se  couvrir  de  son  mieux,  sur  le  terrain  scientifique,  contre  les 
scrupules  d'une  orthodoxie  trop  exigeante,  bien  plutôt  qu'u  un 
de    ces    nombreux  Parisiens  qui,  depuis  1848,  montrant  une 

(1)  Renan   signale   dans   ses  Etudes  d'histoire  relif/ieuse  (78)  le   u  fanatisme 
chrétien  »    de  l'historien  du  peuple  d'Israël,  sa  «  polémique  acerbe  "  ,  ses  façons         j 
de   «  prédicant  et  de  sectaire  "  .  ' 


CHAPITRE   XII  165 

foi  inébranlable  dans   le    catholicisme  romain  » ,   se   font  les 
esclaves  du  pape,   a  les  valets  de  l'Église  >.  et  les  admirateurs 
des  jésuites  au  Paraguay  ou  partout  ailleurs.  La  raison  de  ces 
reproches,  c'est  que,  dans  son  e'vidente  partialité  pour  le  poly- 
génisme,    Gobineau,    qui    voudrait   bien    ne    faire    descendre 
d  Adam  que  la  race  blanche,  se  résigne  cependant,  sur  l'auto- 
rité' de  la  Bible  interprétée  par  Rome,  à  accepter  une  origine 
commune  pour  tout  le  genre  humain.  Mais  c'est  là  pure  con- 
cession de  forme.  Il  suffît  de  le  lire  pour  s'en  convaincre,  et 
Quatrefages  ne  s'y  était  pas  trompé,    u  Je  n'insiste  pas  en  ce 
moment  sur  cette  idée  (polygéniste)...  Je  ne  veux  pas  entrer 
en  lutte  apparente  même  avec  de  simples  interprétations,  du 
moment  qu'elles  sont  accréditées  (1),  "  voilà  son  stvle  plein  de 
réticences  en   ces  matières.   Malgré  tout,   une  telle   faiblesse 
devant  l'autorité  dogmatique,  un  péché  de  cette  imporlancc 
contre  le  droit  de  libre  examen,  suffisent  à  fâcherie  professeur 
de  Goettingen,  sans  que  d'ailleurs  l'interprétation  qu'il  fournit 
lui-même  du  récit  biblique  sur  le  couple  primitif  nous  paraisse 
beaucoup    plus    large,    puisque,    à    son  avis,    l'Écriture    veut 
enseigner  par  l'exemple  des   habitants  de   l'Éden    .>  la  vertu 
primordiale  de  la  monogamie  " .  Au  total,  malgré  le  ton  cour- 
tois dont  il  ne  se  départit  pas  vis-à-vis  de  Gobineau,  réservant 
ses  injures  directes  aux  jésuites  et  à  leurs  suppôts,  il  montre 
assez  combien  l'Allemagne  de  1850  comprit  mal  l'homme  qui 
rencontre  aujourd'hui  chez  ses  nationaux  de  si  dévoués  par- 
tisans. 

Une  œuvre  de  polémique  beaucoup  plus  étendue,  que  sus- 
cita peu  après,  chez  nos  voisins,  l'apparition  de  VEssai,  n'est 
pas  faite  pour  modifier  notre  opinion  à  cet  égard.  Nous  vou- 
lons parler  du  livre  de  Pott,  professeur  de  philologie  générale 
à  l'Université  de  Halle,  savant  estimé  que  Renan  cite  fré- 
quemment dans  ses  œuvres  d'érudition  pure.  Le  titre,  un  peu 
développé,  à  l'allemande,  en  est  le  suivant  :  a  l'Inégalité  des 
races  humaines,  principalement  au  point  de  vue  de  la  science 
hnguistique,  avec  examen  spécial  de  l'œuvre  du  même  nom 

(1)T.  I,  p.  121. 


l(i(i  1-K   COMTi:   DE   GOBINKAU 

par  le  comte  de  Gobineau  (1).  "  Cet  ouvraf;e  fut  écrit,  lui 
aussi,  après  la  lecture  des  deux  premiers  volumes  de  VEssat 
seulement;  le  troisième  et  le  quatrième  ne  sont  discutés  que 
sommairement  dans  une  introduction  peu  développée,  et  la 
hâte  de  toute  cette  critique  nuit  sensiblement  à  sa  portée. 
L'épigraphe,  tirée  de  l'étude  de  (ruillaume  de  Humboldt  sur  la 
langue  kawi,  dit  à  elle  seule  l'inspiration  du  volume.  "  Il  faut 
traiter  l'Humanité  comme  un  grand  Tout,  sans  distinction  de 
religion,  de  nation  et  de  couleur.  ^  Après  une  telle  profession 
de  foi,  il  est  inutile  de  chercher  dans  ces  pages  une  véritable 
intelligence  de  la  pensée  de  Gobineau.  Elles  offrent  une  dis- 
cussion décousue  et  prolixe,  écrite  sur  un  ton  à  la  fois  gron- 
deur, pompeux  et  légèrement  prudliomniesque  :  le  philologue 
s'attarde  volontiers  aux  détails  les  plus  insignifiants,  comme 
en  ce  passage  où,  désireux  d'établir  la  supériorité  de  notre 
civilisation  actuelle,  il  célèbre  les  merveilles  du  télégraphe  et 
croit  devoir  nous  donner  en  note  les  caractères  de  l'alphabet 
Morse.  Les  rectifications  linguistiques  présentent  seules  quelque 
intérêt  sous  la  plume  de  ce  spécialiste  autorisé.  Encore  a-t-il 
trop  beau  jeu  sur  ce  terrain,  car,  à  vrai  dire,  on  ne  réfute  pas 
Gobineau  par  des  arguties  d'érudition.  Sa  philosophie  de 
l'histoire  est  un  u  schéma  " ,  comme  le  disait  récemment  un 
critique  allemand,  ou  plutôt  un  poème  dont  il  faut  comprendre 
et  goûter  l'inspiration  d'ensemble.  h'Essai  n'a  rien  d'une 
monographie  précise  qui  viserait  à  l'exactitude  de  l'informa- 
tion. C'est  un  drame  symbolique,  portant  à  la  scène  trois  types 
humains  distingués  par  la  couleur  de  leur  épidémie  et  la  tour- 
nure de  leur  esprit,  afin  de  leur  faire  jouer  sous  nos  yeux  une 
tragédie  ingénieuse  et  passionnante.  C'est,  si  l'on  veut,  par 
quelques  côtés,  une  épopée  moderne  en  l'honneur  de  l'Arian, 
poème  adapté  au  goût  scientifique  du  jour,  mais  soutenu  par 
endroits  d'un  élan  d'enthousiasme  sincère,  égal  à  celui  des 
aèdes  homériques.  Livre  bien  français,  dit  Pott  ironiquement, 
malgré  les  autorités  allemandes  dont  il  s'étaye  et  qui  lui 
méritent  seules  l'attention!  Livre  catholique  aussi,  aux  yeux 

(1)  Lemgo  et  Detmold,  1856. 


CHAPITRE   XII  107 

du  professeur  de  Halle,  mais,  cette  lois,  pour  avoir  attaqué  le 
bouddhisme,  ce  protestantisme  de  l'Inde  ;  pour  vouloir  défendre 
la  théocratie  brahmanique,  si  fort  analogue  à  la  hiérarchie 
romaine;  en  un  mot  pour  persécuter  Luther  en  Bouddha!  Nous 
renonçons  à  nous  appesantir  davantage  sur  une  réfutation,  qui 
peut  bien  offrir  quclrpie  intérêt  à  l'érudition  philologique, 
mais  qui  n'en  conserve  aucun  pour  l'historien  des  idées. 

11  est  juste  d'ajouter  que  Gol)ineau  rencontra  dès  lors  en 
Allemagne  des  lecteurs  mieux  disposés.  Schopenhauer  aconnu 
VEssai  dans  ses  dernières  années,  puisqu'il  le  cite  (1),  pour 
une  phrase  insignifiante,  il  est  vrai,  tout  incidente  dans  le 
livre,  qui  y  surprend  même  et  n'en  résume  nullement  les 
leçons,  mais  dont  la  couleur  pessimiste  l'avait  séduit.  «  Gobi- 
neau, dit-il  fDes  Eaces  /iu7nai7iesj,a  nommé  l'homme  l'animal 
méchant  par  excellence  (2),  ce  que  les  gens  prennent  mal 
parce  qu'ils  se  sentent  atteints  au  bon  endroit;  mais  il  a  raison,  " 
Fallmerayer  de  son  côté  rendait  justice  à  la  valeur  de  lou- 
vrage,  assurant  «  qu'on  s'en  servait  plus  souvent  et  plus  large- 
ment qu'on  n'était  disposé  à  en  convenir  (3)  »  . 

Enfin,  le  préfacier  d'Amadis  nous  raconte  que,  peu  après 
la  publication  de  la  première  partie  de  V Essai,  Gobineau, 
envoyé  à  Francfort,  fut  présenté  au  comte  Prokesch-Osten, 
président  de  la  Confédération  germanique  fUnndestatjJ.  Cet 
homme,  éminemment  distingué  et  versé  dans  les  sciences,  lui 
demanda  aussitôt  :  «  Ce  monsieur  de  Gobineau  qui  a  écrit 
sur  les  races  humaines  est-il  de  vos  parents?  —  C'est  moi, 
monsieur.  —  A'ous?  et  si  jeune!  "  Ce  dialogue  fut  le  point  de 
départ  d'une  de  ces  liaisons  qui  résistent  à  l'éloignement  et  ne 
finissent  qu'avec  la  vie. 

En  revanche,  Drouyn  de  Lhuys,  comme  chef  et  comme  ami, 
n'avait  pas  caché  son  sentiment  à  l'imprudent  écrivain.  »  Un 
livre  scientifique  de  cette  portée,  lui  dit-il,  ne  vous  sera  pas 

(1)  Parerga,  t.  I,  p.  18J.  Sur  réthvjuc. 

{2)  Essai,  t.  II.  p.  363. 

(3)  2' édition  ile  V Essai .  Avant-propos.  Pas  plus  que  le  dernier  biographe 
de  Gobineau,  le  docteur  Kretzer,  nous  n'avons  retrouvé  le  passage  de  Fallme- 
rayer ici  indiqué. 


jgg  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

Utile  pour  votre  carrière;  il  peut  au  contraire  vous  faire  beau- 
coup d'ennemis  (1).  "  En  sorte  que  ces  deux  diplomates,  mieux 
que  les  critiques  de  profession,  ont  pressenti  et  incarné  l'atti- 
tude de  leurs  deux  nations  respectives  vis-à-vis  de  1  œuvre 
étrange,  incomplète,  téméraire,  mais  non  pas  indifférente  à 
coup  sûr,  qui  venait  de  voir  le  jour. 

(i)  Biographie  en  tête  de  la  2^  édition  de  VEssai. 


LIVRE  II 

LA    PÉRIODE   ASIATIQUE 


Le  comte  de  Gobineau  n'était  plus  en  Europe  lorsque 
parurent  les  deux  derniers  volumes  de  la  première  édition  de 
VEssai  (1855).  Après  ses  postes  de  Berne,  de  Hanovre  et  de 
Francfort,  il  avait  reçu,  dès  1854,  sa  nomination  de  premier 
secrétaire  en  Perse  et  s'était  acheminé,  à  la  fin  de  Tannée, 
vers  sa  destination  nouvelle.  Il  ne  revit  sa  patrie  qu'au  prin- 
temps de  1858;  puis,  après  trois  années  de  séjour  en  France, 
encore  interrompues  par  une  mission  spéciale  à  Terre-Neuve, 
notre  diplomate  reprit  le  chemin  de  Téhéran  à  l'automne  de 
1861,  cette  fois  comme  ministre  plénipotentiaire  et  chef  de 
mission.  A  son  retour,  on  l'envova  au  même  titre  à  Athènes, 
en  1864,  et,  durant  les  quatre  années  qu'il  nous  représenta  en 
Grèce,  il  s'occupa  principalement  d'achever  la  mise  en  œuvre 
des  matériaux  de  toute  espèce  qu  il  avait  rapportés  d'Orient. 
En  sorte  que  ces  quinze  années  de  sa  vie  méritent  bien  le  nom 
de  période  asiatique  par  lequel  nous  en  résumons  la  pensée 
dominante  et  la  j)réoccupation  presque  ininterrompue. 

Elles  offrent  un  intérêt  d'un  autre  ordre  que  les  heures  qui 
virent  la  préparation,  puis  la  rédaction  de  VEssai,  et  qu'on 
peut  nommer  la  période  théorique,  livresque,  utopique  même, 
dans  la  vie  intellectuelle  de  Gobineau.  Cet  intérêt,  moins  direct 
pour  la  sociolojjie.  est  en  effet  plus  considérable  pour  l'obser- 
vateur du  cœur  humain.  Que  deviennent,  au  contact  des  faits, 


no  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

à  répreuve  de  la  vie,  au  voisina{i[e  de  cet  Orient  où  fut  décidé 
le  sort  de  Thumanilé  ariane,  les  convictions  tranchantes  et  les 
dogmes  entiers  qui  s'étalent  dans  le  livre  de  jeunesse  dont 
nous  avons  feuilleté  les  pages,  si  rayonnantes  d'assurance  pro- 
voquante. Problème  attachant  par  son  énoncé  même,  à  lui 
seul  capable  de  rendre  attentif  aux  solutions  éveillées  par  l'ob- 
servalion  personnelle  et  directe  dans  l'esprit  si  bien  préparé 
qui  en  abordait  l'étude. 

Gobineau  a  renfermé  ses  premières  et  fraîches  impressions 
de  l'Orient  dans  un  volume  intitulé  :  Trois  ans  en  Asie  (1), 
dont  son  ami  Prokesch-Osten  lui  écrivait  le  20  novembre  1859  : 
a  C'est  une  promenade  sous  les  sycomores  de  Schoubra;  c'est 
la  marche  à  travers  une  prairie  parsemée  de  roses  comme  un 
lanis  de  Perse,  où  les  parfums  et  les  couleurs,  frères  jumeaux 
d'une  jeune  mère,  vous  enguirlandent  tout  joyeu.x.  »  Sans 
mériter  peut-être  de  se  voir  couronnées  par  ces  Heurs  de  rhé- 
torique orientale,  les  pages  de  ces  souvenirs  de  route  sont  rem - 
j)lies  de  gracieuses  et  fines  sensations  pittoresques  et  intellec- 
tuelles. Nous  nous  servirons  donc  de  leur  contenu  pour 
caractériser  l'état  d'esprit  du  jeune  dii)lomate  durant  cette 
période  de  son  existence  et  sa  vision  de  l'Orient. 

Nous  compléterons  les  renseignements  que  nous  fourniront 
ses  Ti^ois  ans  en  Asie  par  quelques  traits  empruntés  à  deux 
autres  écrits  asiatiques  du  comte  :  le  Traité  des  écrilnres  cunéi- 
formes (18G4)  et  les  Bel ig ions  et  p/iilosophies  dans  VAsie  cen- 
trale (18G5);  ce  dernier  ouvrage,  qui  est  le  moins  discutal»le  et 
fut  le  mieux  accueilli  de  tous  ses  livres,  a  été  réédité  en  11)00 
par  M.  Schemann.  Mais  nous  nentreprendrons  pas  d'analyser 
et  d'étudier  en  détail  ces  pages  éruditcs.  Elles  ne  touchent  pas 
en  effet  à  l'arvanisme  politique,  qui  surtout  nous  intéresse  par 
ses  tendances  impérialistes;  et,  de  plus,  pour  les  apprécier,  il 
nous  faudrait  aborder  l'étude  de  l'aryanisme  religieux.  Or,  si 
peut-être  nous  devons  trouver  l'occasion  de  revenir  accessoi- 
rement à  ce  sujet,  nous  avouerons  que  cet  aryanisme-là  nous 
semble  infiniment  moins  intéressant  que  son  congénère,  car 

(1)  Paris,  Hachette,  1859. 


LIVRE  n  m 

l'opposition  des  races  aryennes  aux  sémitiques  dans  le  domaine 
moral  nous  paraît  une  des  spéculations  les  plus  infécondes  et 
les  moins  rémunératrices  où  se  soit  laissé  entraîner  trop  souvent 
l'érudition  contemporaine.  Gobineau  pourrait  servir  mieux  que 
tout  autre  penseur  à  établir  cette  vérité,  car  l'étude  attentive 
des  religions  orientales  l'amène  au  total  à  en  nover  plus  ou 
moins  consciemment  les  origines  dans  un  chaldéisme,  ou 
même  dans  un  asiatisme  commun,  qui  laisse  fort  peu  de  place 
aux  distinctions  et  aux  oppositions  instructives.  Les  communi- 
cations intellectuelles  ont  été  trop  faciles  et  trop  fréquentes  de 
toute  antiquité  dans  cette  immense  bassine  sud-asiatique,  ou 
furent  brassées  et  triturées  vingt  races  prebistoriques,  pour 
qu'il  ne  s'y  soit  pas  formé  de  temps  immémorial  une  sorte  de 
fonds  commun  de  conceptions  métaphysiques  et  morales  dans 
lequel  chaque  peuple,  chaque  individualité  puisa  par  la  suite 
à  sa  fantaisie.  Bien  qu'il  se  soit  judicieusement  approché  de 
cette  vue  d'ensemble,  Gobineau  na  pas  laissé  d'apporter  dans 
le  détail  quelques  pierres  à  l'édifice  capricieux  des  oppositions 
sémitiques  et  aryennes  en  philosophie;  il  Ta  fait  sans  succès, 
comme  ses  prédécesseurs  et  ses  successeurs,  et  nous  ne  le  sui- 
vrons pas  dans  des  tâtonnements  sans  résultat  possible. 

V Histoire  des  Perses  (18G9)  nous  fournira,  en  revanche,  la 
pensée  mûrie  de  son  auteur  sur  le  passé  politique  des  peuples 
qu'il  a  si  consciencieusement  observés.  Enfin  les  Nouvelles 
asiatiques  (1876)  apporteront  l'impression  d'une  sorte  de  coup 
d'œil  rétrospectif  jeté  par  ce  mobile  esprit  sur  la  période  orien- 
tale de  son  existence,  alors  qu'il  sera  fort  engagé  déjà  dans 
une  troisième  époque  de  sa  carrière,  dont  l'inspiration  est  assez 
différente. 


CHAPITRE  PREMIER 

LES    IMPRESSIONS    ORIENTALES    DU    COMTE    DE    GOBINEAU 

C'était,  vers  1854,  une  assez  rude  expédition  qu'un  voyage  en 
Perse,  et  le  comte  de  Gobineau  l'ayant  entrepris  en  compagnie 
de  sa  femme  et  de  sa  petite  fille,  âgée  de  cinq  ans,  il  faut 
saluer  un  véritable  courage,  une  réelle  énergie  dans  la  bonne 
humeur  philosophique  qu'il  déploya  pour  supporter  des  inci- 
dents, fâcheux  souvent,  parfois  tragiques,  dont  le  souvenir 
ne  jeta  nul  voile  sur  son  regard,  ne  mêla  nulle  amertume  en 
ses  jugements. 

Et  d'abord,  par  une  sorte  de  présage  d'effrayant  augure,  ce 
fut  la  nuit  même  de  son  départ  de  Marseille  qu'eut  lieu,  dans 
ces  parages,  le  célèbre  naufrage  de  la  Sérnillanle,  immortalisé 
par  un  conte  de  Daudet;  puis  le  climat  torride  de  la  mer  Rouge 
éprouva,  comme  il  arrive  d'ordinaire,  les  passagers  du  Victo- 
ria. Mais  surtout  le  chemin  de  terre  entre  le  golfe  Persique 
et  la  ville  de  Téhéran  montra  des  difficultés  capables  de  rebuter 
un  voyageur  assez  novice  en  somme.  Le  comte  en  a  retracé 
les  multiples  péripéties  d'un  crayon  fin  et  spirituel  qui  ne  vise 
pas  aux  effets  de  lumière  rendus  par  le  pinceau  prestigieux 
d'un  Fromentin,  mais  qui  mêle  agréablement  les  croquis  humo- 
ristiques aux  scènes  émouvantes.  Depuis  cette  punaise  indi- 
gène, dont  une  seule  morsure  peut  être  fatale,  jusqu'à  la  ren- 
contre de  ces  tribus  nomades,  qui,  lorsqu'elles  n'attaquent  pas 
directement  le  voyageur,  échangent  du  moins  des  coups  de  fusil 
par-dessus  sa  tête  et  vident  leurs  différends  sans  égards  pour  les 
passants  éventuels,  tout  est  danger  sur  ces  routes  primitives. 
Leur  but  atteint,  nos  compatriotes  trouvèrent  d'autres  périls, 
car,  durant  leur  séjour  dans  la  capitale  persane,  sévit  une  épi- 


CHAPITRE    PREMIEU  n3 

demie  de  choléra  qui  exerça  des  ravages  terribles;  cinq  Fran- 
çais de  la  mission,  et  parmi  eux  le  deuxième  secrétaire  de 
la  légation,  furent  emportés  j)ar  le  Héau.  Il  lallut,  afin  d  échap- 
per à  la  contagion,  camper  de  longs  mois  dans  le  désert,  à 
vingt  lieues  de  toute  agglomération  humaine.  Enfin  le  retour 
en  Europe  ne  devait  pas  laisser  des  souvenirs  plus  favorables 
au  jeune  père  de  famille,  car,  s'étant  décidé  à  nietlre  tout 
d'abord  les  siens,  sinon  lui-même,  à  l'abri  de  la  mortalité  gran- 
dissante, il  vit  sa  petite  fille  tomber  dangereusement  malade 
durant  la  route,  dans  une  bourgade  du  nord  de  la  Perse,  et  dut 
s'y  arrêter  un  mois,  loin  de  tout  secours,  sans  garder  presque 
aucun  espoir  de  sauver  l'enfant.  Le  comte  ne  se  souvenait  pas 
sans  «  vm  frisson  secret  "  de  ces  «  heures  funèbres  »  où  sa 
famille  ne  fut  préservée  que  par  la  faveur  de  la  Providence  et 
par  une  inspiration  de  l'amitié,  l'amiral  lord  Lyons  ayant 
envové  tout  exprès  de  Constantinople  dans  la  mer  Noire  une 
frégate  britannique,  le  Vultur,  qui  arriva  juste  à  temps  pour 
recueillir  ce  petit  groupe  de  désespérés  perdu  dans  des  con- 
trées fiévreuses  et  désolées. 

Eh  bien!  malgré  ces  impressions  d  angoisse  si  intimement 
mêlées,  semble-t-il,  à  ses  sensations  d'Orient,  nous  allons  trouver 
sous  la  plume  de  cet  observateur  magnanime  un  éloge  ininter- 
rompu, parfois  de  véritables  ditbvrambes  en  l'honneur  de  ce 
peuple  etde  ce  pavs  peu  hospitaliers.  En  Gobineau,  l'orientaliste 
d'instinct  reprend  soudain  le  pas  sur  l'aryaniste  utopique,  au 
seul  aspect  du  décor  prestigieux  des  Mille  et  une  nuits  qu'il 
aima  tant;  et,  à  vrai  dire,  jusqu'à  l'apparition  de  V Histoire  des 
Perses  tout  au  moins,  on  soupçonnerait  difficilement  que  le 
même  homme  qui  signa  VEssai  porte  la  parole  dans  ses  écrits 
asiatiques.  Ne  séjourne-t-il  pas,  en  effet,  dans  cette  région  du 
monde  où,  suivant  ses  leçons,  le  mélange  des  races  fut  le  plus 
incessant,  le  plus  radical;  c'est  l'antique  territoire  des  grands 
empires  sémitiques,  le  théâtre  de  toutes  les  invasions  anar- 
chiqucs,  de  la  grande  mêlée  des  peuples.  N'en  devrait-il  pas 
condamner  à  plus  juste  titre  que  d;ms  le  sud-itahen  la  «  décom- 
position pulvérulente»?  Il  l'a  peint  jadis  en  termes  précis,  ce 
sol  corrompu  sur  lequel  marchent  triomphalement  les  envahis- 


1-4  l.E    COMTE   DE    GOBINEAU 

seurs  successifs,  "  n'enfonçant  tout  d'abord  dans  la  boue  que 
jusqu'aux  chevilles  (1),  »  mais  pour  connaître  sans  retard  une 
immersion  qui  dépassera  la  tète.  N'importe,  il  nous  faut  oublier 
tout  cela,  car  notre  diplomate  en  belle  humeur  seml>le  d'abord 
n'en  avoir  gardé  nulle  mémoire.  Le  souvenir  lui  reviendra 
plus  tard,  il  est  vrai,  fragmentaire  et  intermittent;  mais  l'utopie 
de  jeunesse  ne  reprendra  jamais  dans  son  esprit  la  belle  assu- 
rance et  l'imposante  unité  de  jadis.  L'observation  personnelle, 
l'intuition  directe,  comme  dit  Schopenhauer,  ^a  pris  la  place 
du  i-aisonnement  abstrait,  qui  pourra  relever  la  tête,  mais  ne 
retrouvera  plus  un  pouvoir  incontesté. 

Quoi  de  plus  singulier  en  premier  lieu,  chez  un  analyste  si 
délicat  de  la  race  que  cette  sorte  de  parti  pris  qui,  dès  ses 
premiers  pas  vers  l'Orient,  l'engage  à  juger  en  bloc  les  vertus 
et  les  défauts  des  habitants  de  toute  l'Asie,  à  oublier  les 
nuances  marquées  par  YEssai  entre  des  peuples  si  profondé- 
ment divers,  comme  s'il  préférait  s'abandonner  sans  effort  au 
charme  de  l'impression  du  moment,  à  la  paresse  de  la  jouis- 
sance sensuelle,  à  la  caresse  brûlante  du  soleil  méridional? 
Il  Voilà  comment  les  Asiatiques  aiment  leurs  enfants,  et  cela 
depuis  l'Adriatique  jusqu'à  la  mer  de  Chine  (2),  »  proclament 
les  premières  pages  de  Trois  ans  en  Asie  par  une  définition 
géographique  singulièrement  large.  Et,  résumant  en  18G5  les 
expériences  de  ses  voyages  dans  le  premier  chapitre  des  Reli- 
gions dans  l'Asie  centrale,  intitulé  :  u  Caractère  moral  et  reli- 
gieux des  Asiatiques,  »  l'auteur  insistera  encore  pour  com- 
prendre dans  une  même  esquisse  psychologique  «  tous  "  les 
habitants  de  l'Asie  (3). 

Nous  n'aurons  donc  pas  à  nous  étonner  si  un  concept  à  ce 
point  élastique  dissimule  en  son  sein  quelques  contrastes,  sou- 
dainement révélés  par  surprise.  Mais  ils  sont  singulièrement 
atténués  par  ce  fait  que  notre  aryaniste  farouche  de  YEssai  se 
montre,  sous  le  costume  de  touriste,  entièrement  sémitisé  de 
goûts,  sinon  de  raison.  Son  ânier  du  Caire  a  d'abord  emporté 

(1)  Essai,  t.  I,  p.  294. 

(2)  P.  11. 

(3)  P.  5. 


CHAPITRE    PREMIER  i::, 

<l'assaut  tous  ses  préjugés,  car  c'était  ..  un  gamin  exquis,  fin  et 
joli  dans  ses  membres  comme  une  petite  fille  " ,  dont  les  yeux 
pétillants  d'intelligence  disaient  assez  u  qu'il  avait  dix  fois  plus 
d'esprit  que  vous  quel  que  vous  fussiez  » .  Non  moins  sédui- 
sante lui  paraît  en  Egypte  la  courtoisie  condescendante  et  par- 
faite des  marchands  du  bazar,  hommes  de  bonne  compagnie 
qui  savent  exercer  le  commerce  sans  déroger,  ou  encore  la 
dignité  naturelle  des  Arabes  nomades,  soudards  brutaux  à  l'oc- 
casion, mais  plus  estimables  au  fond  que  les  Turcs,  qui  sem- 
blent de  vulgaires  parvenus  auprès  de  ces  nobles  du  désert.  Il 
est  vrai  qu'en  ce  dernier  cas  il  salue  peut-être  inconsciemment 
le  Sémite  originaire,  sans  mélange,  frère  de  l'Arian.  F.nfin, 
rappelant  avec  complaisance  qu'un  Parsi  de  l'Inde  a  été 
récemment  élevé  à  la  dignité  de  baronnet  du  Royaume-Uni,  il 
ajoutera  (1)  :  a  C'est  beaucoup  assurément  que  de  voir  la 
noblesse  anglaise  conférée  à  un  étranger,  à  un  Asiatique  :  c'est 
prodi(/ieu.v,  honorable  des  deux  paris,  mais  bien  propre  à 
donner  une  haute  estime  pour  les  Parsis.  ^i 

Ce  sont  là  les  notations  fugitives  d'un  rapide  passap^e  : 
voyons  les  jugements  mûris  d'une  longue  familiarité.  Le  diplo- 
mate français  a  contemplé  sans  doute  la  Perse  de  très  haut, 
dans  une  situation  éminente  et  flatteuse  à  ses  petites  vanités 
aristocratiques,  situation  relevée  encore  vers  ce  temps  par  le 
prestige  de  la  France  napoléonienne  en  Orient,  aux  jours 
brillants  de  la  Crimée,  de  la  Syrie,  bientôt  de  la  Chine.  De 
plus,  il  fut  certainement  sympathique  à  ses  hôtes  non  seule- 
ment par  la  connaissance  qu'il  possédait,  dès  son  arrivée,  de 
leur  langue  et  de  leur  civilisation,  mais  encore  })ar  cette  curio- 
sité, plus  rare  en  somme  qu'on  ne  pense  chez  les  diplomates 
européens,  même  finement  cultivés,  pour  la  vie  sociale  et 
morale  de  leur  entourage  exotique.  L'accueil  qu'il  rencontra 
le  disposa  donc  à  l'indulgence;  il  ne  s'interrogea  pas  sur  la 
sincérité  des  sentiments  chez  un  peuple  dont  il  définira  pour- 
tant si  bien  les  habitudes  de  dissimulation  raffinée  (2)  ;  ce  fut 


(1)  Essai,  t.  I,  |).  86. 

(2)  Voir  dans  les  Relicjioiis  sa  définition  du  Kelinân  :  c'est  œuvre  pie  que  de 


176  LÉ   COMTE   DE   GOBINEAU 

franchement  et  sans  réserves  qu'il  alla  vers  eux,  et  qu'il  leur 
donna  tout  d'abord  sa  confiance. 

Examinons  avant  les  autres  ses  appréciations  sur  les  classes 
dirigeantes,  avec  qui  ses  fonctions  officielles  le  mirent  principa- 
lement en  rapports,  et  qu'il  eut  l'occasion  d'observer  de  près. 
Déjà,  durant  son  voyage  d'aller,  le  vizir  de  l'iman  de  Mascate 
lui  paraît  un  "  homme  exquis  "  dont  les  rapports  idylliques  et 
patriarcaux  avec   son  maître  n'ont   rien  de  la  bassesse  obsé- 
quieuse qu'on  attendrait  peut-être  du  favori  d'un  despote  sans 
contrôle.  Il  voit  devant  lui  des  amis  éprouvés,  de  vieux  cama- 
rades, rapprochés  par  la  dignité  grave  comme  par  les  égards 
réciproques   (l).    "  Évidemment,   cet  homme  d'État   était  le 
confident  de  son  souverain,  et  l'était  devenu  par  une  grande 
similitude  d'intelligence.  Tous  deux,  sans  doute,  devaient  voir 
les  choses  de  la  vie  et  de  la  nature  humaine  sous  le  même 
aspect  et  avaient  tiré  de  leur  expérience  des  affaires  des  con- 
clusions à  peu  près  pareilles.  "  Touchante  unité  morale  dans 
les  rapports  d'un  tyran  oriental  avec  son  esclave. 

Les  ministres  gouvernants  de  la  Perse  ne  seront  pas  moins 
favorisés  par  son  crayon  bienveillant.  On  trouve  dans  les  Reli- 
gions une  silhouette  charmante  de  l'un  d'entre  eux,  que  Gobi- 
neau n'a  connu  pourtant  que  par  tradition.  Hadjy-Mirza- 
Aghassy,  le  vieux  précepteur  de  Mohammed-Shah,  que  ce 
souverain  vénérait  à  l'égal  d'un  dieu,  est  une  véritable  figure 
des  Mille  et  une  nuits,  a  Son  plaisir  particulier  était  de  passer 
des  revues  de  cavaliers,  où  il  réunissait,  dans  leurs  plus  somp- 
tueux équipages,  tous  les  khans  nomades  de  la  Perse.  Quand 
ces  belliqueuses  tribus  étaient  rassemblées  dans  la  plaine,  on 
voyait  arriver  lehadjy,  vêtu  comme  un  pauvre,  avec  un  vieux 
bonnet  pelé  et  disloqué,  un  sabre  attaché  de  travers  sur  sa 
robe  et  monté  sur  un  petit  âne.  Alors,  il  faisait  ranger  les 
assistants  autour  de  lui,  les  traitait  d'imbéciles,  tournait  en 
ridicule  leur  attirail,  leur  prouvait  qu'ils  n'étaient  bons  à  rien 
et  les  renvoyait  chez  eux  avec  des  cadeaux,  car  son  humeur 

mentir  à  l'intulèle,  de  le  tromper  sur  ses  propres  convictions  et  de  le  maintenir 
dans  son  erreur  en  ayant  l'air  de  la  partaj^er  (p.  15). 
(1)  Trois  ans  en  Asie,  p.  101. 


CHAPITRE    PREMIER  I77 

sarcastique  s'assaisonnait  de  générosité.  ).  A  la  mort  de  son 
élève  royal,  ci  chassé  d'un  pouvoir  dont  il  avait  passé  son  temps 
à  se  moquer,  il  employait  ses  derniers  jours  à  faire  des  niches 
aux  mouUahs  et  un  peu  aussi  à  la  mémoire  des  saints  martyrs.  » 

Ce  houffon  spirituel  fut  donc  remplacé,  lors  de  l'avènement 
du  roi  Nasr-Eddin-Shah,  dont  Paris  a  gardé  le  souvenir  popu- 
laire, par  a  un  des  hommes  de  valeur  que  l'Asie  a  produits  dans 
ce  siècle  » ,  Mirza-Taghi-Khan,  caractère  énergique,  qui,  dési- 
reu.\  de  réprimer  quelques  désordres  dans  les  rues  de  la  capi- 
tale, fit  maçonner  les  coupahles  jusqu'aux  épaules  dans  la 
muraille  de  la  mosquée,  après  quoi  on  leur  arracha  la  tête  à 
l'aide  de  cordes  tirées  par  des  chevaux  au  galop.  Cet  homme 
à  poigne  périt  lui-même  de  mort  violente,  destinée  fréquente 
en  Orient  et  que  traduit  la  menace  évangélique  :  Celui  qui  frappe 
avec  l'épée  périra  parl'épée;  il  dut  s'ouvrir  les  veines  dans  un 
bain  par  ordre  du  shah.  Ce  fut  le  successeur  de  ces  deux  vizirs, 
Mirza-Agha-Khan,  qui  entra  en  rapports  diplomatiques  avec  le 
comte  et  lui  inspira  une  véritable  admiration  pour  son  pro- 
fond sentiment  du  devoir,  sa  grande  loyauté  politique,  son  sin- 
cère désir  du  bien  et  du  juste,  a  J'ai  conçu,  dit  Gobineau,  et 
conserverai  toujours  pour  lui  une  affection  très  particulière.  " 

Cette  affection  s'étendit  encore  à  beaucoup  d'autres  Persans 
de  marque.  Il  faut  lire  dans  Trois  ans  en  Asie  certaine  pein- 
ture d'un  repas  assaisonné  de  conversations  philosophiques, 
qui,  avec  quelque  bonne  volonté,  ferait  songer  au  délicieux 
raffinement  intellectuel  du  Banquet  de  Platon.  Les  assistants 
étaient  tombés  d'accord  avant  toutes  choses  afin  de  donner 
pleine  licence  à  quiconque  voudrait  manger  avec  ses  doigts; 
faculté  précieuse  pour  la  grande  majorité  des  convives,  qui 
n'avaient  jamais  vu  d'instruments  pareils  à  nos  fourchettes. 
Autour  de  la  table  avaient  pris  place,  entre  autres  personnages 
de  distinction  :  Riza-Khouli-Khan,  ambassadeur  à  Bokhara, 
«  un  des  hommes  les  plus  spirituels  et  les  plus  aimables  que 
j'aie  jamais  rencontrés  dans  aucune  partie  du  monde,  »  dit 
Gobineau  ;  puis  Mirza-Thaghy,  sorte  de  poète  lauréat  de  la 
Perse,  un  savant  dont  la  mémoire  invraisemblable  retrouvait 
à  volonté  les  dates  du  règne  de  Dagobert  ou  le  poids  exact, 


1-2 


n8  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

d'après  la  Bible,  des  armes  de  Goliath  ;  enfin  le  prince  afghan 
Myr-Mohammed-Eleni-Khan,  délicieux  jeune  homme  de  vingt- 
quatre  ans,  d'une  beauté  remarquable,  d'une  rare  distinction 
de  formes  et  d'esprit  et  sachant  beaucoup.  L'autorité  de  ce 
dernier  servira  plus  tard  à  son  ami  d'Europe  pour  asseoir  la 
thèse  fondamentale  de  V Histoire  des  Perses,  c'est-à-dire  la  qua- 
lité ariane  des  Touraniens  (1)  ;  et  le  jeune  héros  méritera  dans 
le  même  ouvrage  une  touchante  oraison  funèbre  :  afin  de  ne 
pas  avoir  la  honte  d'hésiter  devant  une  cinquantaine  de  pil- 
lards turcomans.  il  partit  avec  trois  hommes  pour  aller  les 
combattre  et  laissa  sa  tète  dans  cette  lulte  folle,  mais  tout  à 
fait  digne  d'un  chevalier  du  moyen  âge  et  d'un  guerrier 
partlie  (2).  De  même  que  dans  les  portraits  des  convives,  il 
règne  peut-être  une  légère  ironie  dans  le  récit  des  conversa- 
tions qui  furent  échangées  entre  ces  esprits  délicats  et  fiers, 
mais  c'est  une  moquerie  toute  souriante,  indulgente,  bienveil- 
lante même.  Les  grands  seigneurs  de  l'Orient  ont  souvent 
conquis  de  la  sorte  le  suffrage  des  aristocraties  moins  raffinées 
de  l'Occident,  et  la  cour  de  Louis  XIV  se  laissa  séduire  dès 
1699  par  les  propos  parfumés  à  l'eau  de  rose  qu'on  prétait  à 
l'ambassadeur  extraordinaire  du  sultan  du  Maroc,  Abdallah  ben 
Aischa,  venu  à  Versailles  pour  demander  au  nom  de  son  maître 
la  main  de  la  princesse  de  Gonti.  En  Perse,  dès  l'âge  de  six 
ans,  les  enfants  de  l)onne  maison  se  montrent  capables  de 
remplir  une  mission  de  courtoisie,  car  c'était  l'âge  du  fils  du 
gouverneur  de  Kaschan,  envoyé  en  1854  au-devant  de  la  léga- 
tion de  France  pour  porter  les  compliments  de  son  père.  Le 
bambin  parlait  comme  un  sage  sur  tous  les  sujets  et  ne  finis- 
sait pas  ses  phrases  sans  v  ajouter  une  formule  ol)ligeante  (3). 
Voilà  })Our  le  milieu  politique  :  la  partialité  de  Gobineau 
est  plus  marquée,  plus  surprenante  encore  lorsqu'il  traite  de 
la  science  orientale,  et  nous  constaterons  plus  d'une  fois  qu'il 
lui  attribue  même  une  importance  dont  elle  n'a  pas  droit  de 
se  targuer.  Ne  trouve-t-on  pas  dans  les  Religions  en  Asie  cen- 

(1)  Histoire  des  Perses,  t.  I,  p.  322. 

{Z)Ibid.,  t.  II,  p.  622. 

(3j  Trois  ans  en  Asie,  p.  233. 


CHAPITRE    PREMIER  I79 

traie  une  longue  énuniération  des  philosophes  qui  honorèrent 
la  Perse  depuis  deux  cents  ans,  et  qui  méritent  tous  quelque 
épithètelaudative;  l'un  d'entre  eux  se  voit  même  comparera 
Kent  pour  ses  habitudes  de  vie,  et  le  plus  jeune  de  la  lignée, 
le  saA-ant  rabbin  Mulla-Lalazâr,  Hamadany,  devint  le  collabo- 
rateur  assidu  du    diplomate  français  dans  ses  travaux  sur  la 
pensée  orientale.  D'ailleurs   les  classes  moyennes   dans   leur 
ensemble  ne  l'ont  pas  moins  favorablement  impressionné  que 
l'aristocratie.  Traçons  d'abord  à  sa  suite  les  frontières  morales 
des  races  parmi  cette  mosaïque  de  peuples.  Voici  les  Turcs,  à 
demi  nomades,  un  peu  lourds,  mais  seuls  doués  de  qualités 
gouvernementales,  et  capables  en  conséquence  de  fournir  et 
de  soutenir  toutes  les  dynasties  de  la  Perse;  d'une  moralité 
supérieure,  ils  ont  le  dessous  dans  les  discussions  de  mots  avec 
ces   gavroches,   presque   parisiens,   que    sont  volontiers  leurs 
voisins  ou  sujets,  les  Farsis.  Ceux-là,  profondément  sémitisés, 
quoique  ayant  reçu  parfois  des  alluvions  de  sang  arian,  comme 
nous  le  verrons  dans  YHistoire  des  Perses,  se  partagent  eux- 
mêmes  en  deux  groupes  :  d'abord  les  montagnards,  hommes 
splendides,  intrépides,  intelligents,  fournissant  à  l'occasion  au 
monde    asiatique   des    chefs   admirables,  tels   que  Saladin  et 
àSadir;  en  revanche  indisciplinables,  doués  d'une  imagination 
de  feu,  de  nerfs  excitables  au  plus  haut  degré,  professant  un 
culte  du  point  d'honneur  qui  rappelle  l'Espagne  du  dix-sep- 
tième siècle  :  au  total  incapables  de  s'appliquer  sérieusement  à 
quelque  chose  que  ce  soit  et  peu  disposés  à  quitter  l'abri  de 
leurs    montagnes.  Puis,   ce    sont  les   Farsis  urbains,   des   fai- 
néants, tous  gens  d'esprit,  sceptiques,  spirituels,  artistes,  plu- 
tôt malhonnêtes,  et  sans  cesse  gouvernés  par  des  étrangers  en 
conséquence  de   leur  défaut  de  cohésion.   Ces  Turcs  et  ces 
Farsis  composent  par  leur  juxtaposition  la  nation  iranienne, 
«  comme  nous  appelons  nation  française  le  groupe  des  popula- 
tions néo-latines  et  gallo-germaniques  vivant  entre  les  Pyré- 
nées et  la  frontière  belge.  «  Ici,  il  semble  bien  que  l'aryaniste 
assoupi    entr'ouvre    un   instant   la    paupière,  tandis    qu'en  sa 
<;ompagnie  se  réveille  à  l'occasion  le  critique  de  la  démocratie 
«uropéenne,  dont  le  reflet  fallacieux  ou  même  l'image   frap- 


180  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

pante  surgissent  parfois  sous  ses  yeux  comme  des  fantômes  dans 
les  ruelles  boueuses  de  Téhéran.  Mais  notre  diplomate  juge 
plus  volontiers  avec  une  pleine  indulgence  les  types  caracté- 
ristiques de  cette  société  vieillie.  Bien  souvent  on  croirait 
entendre  Henri  Beyle  chantant  les  louanges  de  ses  chers  Mila- 
nais, car  les  analogies  sont  frappantes  entre  tous  Méridionaux, 
qu'ils  soient  transalpins  et  transcaucasiques,  et  n'avons-nous 
pas  dit  tout  à  l'heure  que,  pour  le  Gobineau  de  Trois  ans  en 
Asie,  cette  partie  du  monde  commence  à  l'Adriatique? 

Voyez  les  mirzas,  ces  gentlemen  en  quête  d'emploi,  ayant 
les  vices  et  les  vertus  des  solliciteurs  de  tous  pays,  beaucoup 
de  patience,  de  la  souplesse,  infiniment  d'amabilité,  de  la  dis- 
position à  prendre  le  temps  comme  il  vient,  un  grand  scepti- 
cisme pratique,  de  la  gaieté,  de  la  finesse,  de  l'esprit  d'à-propos. 
Véritables  Qil  Blas,  u  ils  aiment  le  plaisir  à  la  rage,  ont  des 
mœurs  telles  quelles  et  se  croiraient  dupes  s'ils  n'étaient  un 
peu  perfides,  un  peu  fripons.  "  U"el  joli  portrait  fait  de  clair- 
vovance  et  de  sympathie,  qui  caresse  en  dévoilant  et  s'em- 
presse à  fournir  l'excuse  presque  aussitôt  que  le  reproche  ! 
Près  des  mirzas,  dans  leurs  rangs  même,  se  rencontrent  les 
courtiers  d'affaires,  innombrables  en  ce  pays,  où  tout  le 
monde  a  fait  ce  métier  ou  le  fera.  Il  y  faut  "  de  la  finesse,  de 
la  ruse,  une  sorte  d'éloquence  et  de  force  persuasive  de  hou. 
aloi  (l).  C'est  une  école  d' expérience  et  partant  de  sagesse  " . 
L'aimable  secrétaire  de  la  légation  française  recourut  plus 
souvent  qu'un  autre  avix  bons  offices  de  ces  intermédiaires, 
indispensables  aux  amateurs  de  curiosités  archéologiques,  et 
il  ne  laisse  pas  de  s'en  louer,  bien  que  la  critique  historique  (2) 
et  même  son  propre  aveu  démontrent  qu'il  fut  parfois  leur 
victime  et  qu'ils  abusèrent  sans  scrupule  de  sa  naïveté  occi- 
dentale, a  Je  désire,  écrit-il  (3),  que  deux  membres  de  cette 
corporation,  qui  d'ailleurs  ne  liront  jamais  ces  pages,  trouvent 
ici  l'expression  de  ma  reconnaissance  pour  les  bons  moments 
qu'ils  m'ont  fait  passer.  Que  INasroullah  puisse  toujours  ren- 

(1)  Trois  ans  en  Asie,  p.  391, 

(2)  Voir  Archiv  fur  fteli/jionsivissenscltaft,  t.  IV,  p.  1. 

(3)  Trois  ans  en  Asie,  p.  400. 


CHAPITRE    PREMIER  181 

contrer  des  acheteurs  complaisants  et  Oustad-A{ja,  son  com- 
père, des  vendeurs  peu  exigeants.  »  Une  tolérance  charmante 
règne  en  effet  là -bas  dans  les  questions  d'argent,  si  fort 
àprement  réglées  sous  nos  climats  qu'elles  effacent  relations 
d'amitié  ou  parenté  de  sang.  A  Téhéran,  «  un  homme  criblé 
de  dettes  est  très  loin  de  se  trouver  dans  la  situation  difficile  et 
malheureuse  où  serait  son  pareil  à  Paris.  Ses  amis  et  voisins 
le  plaignent;  ceux  à  qui  il  doit  cherchent  à  améliorer  sa  posi- 
tion pour  qu'il  puisse  jjagner  quelque  chose  et  leur  en  faire 
part;  en  somme,  il  porte  assez  gaiement  le  poids  du  jour,  d 
Les  négociants  sont  d  ailleurs  aussi  honnêtes  que  riches.  Les 
artisans,  pleins  de  goût,  et  même  d'ardeur  au  travail  quand  la 
tâche  amuse  leur  imagination,  n'ont  que  le  tort  de  n'y  pas  per- 
sévérer plus  qu'il  n'est  immédiatement  nécessaire  à  leurs 
besoins.  Et  Gobineau  montre  ealin  une  intelligence  surpre- 
nante de  la  justice  et  de  la  sécurité  réelles  qui  s'allient,  au  fond 
des  choses,  avec  un  désordre  et  une  iniquité  incroyables  à  la 
surface,  en  ce  pays  où  la  ruse  équilibre  si  exactement  la  vio- 
lence. Il  faut  lire,  pour  apprécier  cette  finesse  de  vues,  le  tableau 
chatoyant  qu'il  a  tracé  de  la  perception  des  impôts  au  village  : 
menaces,  cris,  coups,  désespoirs,  imprécations;  puis  tout  s'ar- 
rangeant  bientôt  au  mieux  des  intérêts  des  parties,  et  chacun 
trouvant  son  compte  à  ces  singuliers  procédés  de  finance. 

Pour  achever  de  souligner  la  nuance  d'ironie  presque  ten- 
dre qui  caractérise  les  rapports  de  Gobineau  avec  les  classes 
dirigeantes  de  la  Perse,  nous  citerons  cette  étonnante  descrip- 
tion du  cérémonial  usité  dans  les  visites  de  politesse  entre 
gens  bien  élevés  (1).  On  se  met  en  route  avec  un  cortège  im- 
posant de  serviteurs,  et  l'on  pénètre,  non  sans  formalités  pro- 
longées, jusque  dans  Tappartement  de  réception,  n  Quant  cha- 
cun est  casé,  vous  vous  tournez  d'un  air  aimable  vers  votre 
hôte,  et  vous  lui  demandez  si,  grâce  à  Dieu,  son  nez  est  gras?  \\ 
vous  répond  :  Gloire  à  Dieu,  il  l'est,  par  l'effet  de  votre  bonté.  — 
(doire  à  Dieu,  répliquez-vous!  Cette  cérémonie,  qui  se  répète 
à  l'égard  de  toutes  les  personnes  de  la  maison  amie,  ne  laisse 

(1)   Tiois  dits  en  Asie,  p.  449  et  suivantes. 


182  LE   COMTE   DE    GOBIAEAU 

pas  de  durer  quelque  temps.  Quand  elle  est  finie,  vous  reve- 
nez à  votre  hôte,  et  il  n'est  j)as  mal  de  lui  redire,  avec  un  air 
de  fête  tout  à  fait  caressant,  et  comme  si  vous  ne  l'aviez  pas  vu 
depuis  quinze  jours  :  Votre  nez  est-il  gras,  s'il  plaît  à  Dieu? 
J'ai  vu  répéter  la  même  question  trois  ou  quatre  fois  de 
suite  par  des  gens  très  polis,  et  j'ai  entendu  citer  avec  éloge 
l'exemple  du  feu  Imam  Djumê,  ou  chef  de  la  relijjion  à 
Téhéran,  qui,  lorsqu'il  allait  cliez  quelques  grands  seigneurs^ 
ne  remontait  pas  à  cheval  sans  s'être  assuré  de  la  façon  la  plus 
aimable  que  le  nez  du  soldat  on  faction  à  la  porte  était  tel 
qu  on  devait  le  désirer.  "  Cette  scène  longuement  développée 
est  assurément  d'un  haut  comique  et  dépasse  en  ridicule 
toutes  les  bouffonneries  turquoises  de  Molière  pour  nos  senti- 
ments européens.  Elle  inspire  pourtant  à  son  témoin  édifié  les 
surprenantes  conclusions  que  voici  et  dont  la  manière  demi- 
ironique  et  adroitement  railleuse  ne  voile  pas  l'accent  con- 
vaincu :  (i  Je  ne  veux  pas  absolument  faire  l'éloge  de  cette 
manière  excessive  de  comprendre  la  politesse.  Mais  j'ai  cru 
m'apcrcevoir  que,  spirituels  comme  sont  les  Persans,  ils 
savaient  facilement  donner  à  tous  ces  compliments  un  peu 
exubérants  une  tournure  qui  allait  à  la  plaisanterie;  que,  de 
proche  en  proche,  de  ce  terrain  d'exagération  il  sortait  assez 
souvent  des  saillies  et  des  mots  qui  ne  manquaient  m  de 
finesse  ni  d'agrément;  qu'à  force  de  subtiliser  sur  des  absur- 
dités on  rencontrait  parfois  des  choses  très  spirituelles,  et 
enfin  que,  dans  des  occasions  et  avec  des  gens  qui  rendaient 
difficile  ou  impossil)le  un  entretien  raisonnable,  toutes  ces 
conversations-là  étaient  en  définitive  moins  plates,  beaucoup 
plus  animées  et  plus  gaies  que  la  conversation  qu'on  appelle 
chez  nous  de  la  pluie  et  du  beau  temps.  "  On  sent,  il  est  vrai, 
que  Gobineau  apporte  ici  une  certaine  coquetterie  à  nous 
prouver  jusqu'à  quel  point  il  a  pénétré  les  raffinements  de 
l'âme  orientale;  mais  le  passage  est  caractéristique  de  tout  ce 
qu'il  y  a  cru  trouver  de  rare  et  d'exquis  sous  des  apparences 
puériles  et  sous  des  formules  risibles.  Et  il  a  poussé  si  loin 
l'intelligence  des  méthodes  logiques  de  ces  esprits  trop  raffinés 
qu'on   le  soupçonne    enfin   d'avoir  introduit  à  leur  exemple, 


CHAPITRE    PREMIER  1S3 

SOUS  les  formes  l)anales  et  sous  les  mots  fortuits,  des  pensées 
compliquées  et  des  vues  étranges  que  ces  paroles  ne  recou- 
vrirent nullement  dans  l'intention  de  leur  auteur. 

Deux  classes  de  personnes  restent  en  dehors  du  cercle  hos- 
pitalier de  sa  bienveillance  :  ce  sont  les  femmes  d'abord,  qu'il 
n'a  pu  connaître  par  lui-même,  puisque  lusage  laisse  ijjnorer  ù 
rétrnu<;cr  jusqu'à  l'aspect  de  leur  visage,  mais  que,  sur  les 
dires  du  sexe  fort,  il  juge  frivoles,  violentes,  et  d'ailleurs  infini- 
ment plus  indépendantes  et  influentes  que  nous  ne  l'imaj^i- 
nons  d'ordinaire,  dans  nos  illusions  sur  les  lois  sévères  du 
harem.  Ce  sont,  en  second  lieu,  les  chrétiens  d'Orient  qui  ont 
eu  également  la  mauvaise  fortune  de  s'attirer  son  mépris,  n  Le 
mieux  est  de  n'en  pas  parler  :  dans  l'abjection  complète  où 
ils  sont  tombés,  eux  et  leur  clergé,  il  serait  bien  à  désirer  pour 
l honneur  du  no7n  quils  souillent  qu'on  les  vît  disparaître  (1).  » 
Leur  orthodoxie  ne  court  d'ailleurs  aucun  risque  au  milieu 
des  sectes  innombrables  de  la  Perse,  car  leur  esprit  n'est  pas 
même  assez  éveillé  pour  leur  permettre  aujourd'hui  d'  u  errer 
en  matière  de  foi" .  Et  ce  dernier  jugement  ne  fait-il  pas  rêver 
sous  la  plume  du  catholique  extrême  que  crovait  discerner  en 
Gobineau  le  perspicace  Ewald?  Enfin  (2),  a  leur  dégradation 
est  si  réelle  et  si  générale,  la  morale  même,  chose  à  peine 
croyable,  se  montre  chez  ces  malheureux  si  inférieure  de  tous 
points  à  celle  des  musulmans,  qu'on  ne  sait  comment  s'expli- 
quer des  ïérités  si  tristes.  Pour  moi,  après  y  avoir  longuement 
réfléchi,  je  serais  tenté  de  croire  que  la  cause  en  est  dans  la 
bassesse  originelle  des  classes  sociales  auxquelles  appartien- 
nent primitivement  les  chrétiens...  Ce  qui  est  demeuré  chré- 
tien, c'est  ce  qui  ne  valait  pas  la  peine  d'être  converti,  n  Voilà 
du  moins  une  confirmation  éclatante  de  cette  thèse  fondamen- 
tale de  VEssai  que  le  christianisme  n'est  pas  civilisateur.  Aux 
Juifs,  en  revanche,  coreligionnaires  de  son  savant  ami  MuUa 
Lalajas,  le  comte  se  montre  en  général  assez  favorable,  et  11 
constate  chez  eux  avec  u  ce  laisser  aller  extérieur,  ce  délabre- 


(1)  Melif/ions,  p.  309. 

(2)  Ibid.,  p.  64.. 


1^4  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

ment  de  vlsaye  et  de  vêtements,  qui  ne  leur  ont  valu  nulle  part 
ni  beaucoup  de  sympathie  ni  beaucoup  d'estime  " ,  quelque 
chose  encore  de  «  cette  énergie  morale,  de  cet  orgueil  reli- 
gieux qui  les  élève  et  les  fait  surnager  sur  tant  de  catastro- 
phes »  . 

Il  nous  reste  à  parler  des  relations  du  diplomate  avec  les 
gens  du  bas  peuple,  dont  il  observe  attentivement  le  carac- 
tère. Nous  avons  dit  déjà  son  admiration  pour  les  hommes  des 
tribus  nomades  :  ceux-là  montrent  du  reste  des  sentiments  de 
grands  seigneurs,  quelle  que  soit  leur  misère  apparente,  car  ils 
ont  ces  façons  généreuses  qui  ne  découlent  que  de  bonne 
source.  Écoutez  cette  anecdote  :  lorsque,  dans  les  bagages 
d'une  caravane  qu'ils  ont  pillée  se  trouve  par  exemple  du 
sucre  ou  de  l'indigo,  ils  le  transportent  sur  le  bord  d'un  ruis- 
seau et  envoient  un  des  leurs  au  prochain  village.  Celui-ci  ras- 
semble les  paysans  pour  leur  dire  :  «  Par  la  générosité  de  tels 
et  tels,  Bakthvarvs,  vous  allez  voir  couler  de  la  couleur  bleue 
OU  du  sorbet  à  flots  ;  c'est  à  vous  qu'on  le  donne  :  admirez  la 
bravoure  et  la  magnanimité  de  ces  hommes  terril)les.  "  Et 
durant  tout  le  jour  le  ruisseau  se  teinte  d'azur  ou  apporte  de 
l'eau  sucrée  aux  cruches  des  paysannes. 

Nomades  aussi  d'une  autre  sorte  sont  ces  voyageurs  de  pro- 
fession qui  parcourent  en  tous  sens  les  pays  d'Orient,  vivant 
sans  peine  et  sans  efforts  de  la  charité  publique  et  s'arrétant 
scrupuleusement  aux  frontières  des  territoires  administrés  à 
l'européenne,  car  ce  sont  des  régions  barbares,  où  les  agents 
de  l'autorité  exigent  papiers  ou  passeport,  où  l'hospitalité 
n'est  ])as  gratuite,  où  le  sage  et  le  saint  ne  se  sentent  plus  esti- 
més à  leur  valeur.  En  effet  l'on  voit  principalement  des  dervi- 
ches s'adonner  à  ces  pérégrinations  aventureuses  dont  le  but 
avoué  est  quelque  lointain  pèlerinage  :  le  tombeau  des  Imans 
ou  le  temple  du  Feu  de  Bakou.  Austères  et  dignes  person- 
nages, qui,  admis  en  présence  du  Padischah  lui-même,  auront 
le  courage  de  le  traiter  pour  ce  qu'il  est  aux  yeux  des  bons 
musulmans,  c'est-à-dire  pour  un  simple  usurpateur  sur  le 
trône  des  Imans  Alides.  On  l'accepte  comme  un  maître  et 
comme  un  protecteur  imposé  par  le  droit  du  sabre,  mais  on  le 


CHAI'ITI'.E    PREMIER  185 

tient  pour  un  intrus  dans  l'héritage  des  monarques  lé^jitinies, 
pour  un  usufruitier  sans  titre,  à  qui  rien  n'appartient  en  pro- 
pre dans  son  palais,  pas  même  le  tapis  sur  lequel  il  vous  offre 
de  vous  asseoir  et  dont  il  convient  d'éviter  soigneusement  le 
contact.  Voici  le  portrait  de  l'un  de  ces  derviches,  qui  frappa 
particulièrement  Gobineau  (1)  :  «  J'ai  rencontré,  dans  une 
masure  en  ruine,  aux  environs  de  Rei,  l'ancienne  Rhagès,  un 
derviche  venu  de  Lahore  qui  passa  là  plusieurs  jours.  Le  lieu 
lui  avait  semblé  agréable  :  un  matin,  il  disparut  et  je  ne  le 
revis  jamais.  C'était  un  homme  d'une  rco'e  ùisti^uction,  d'un 
langage  recherché  et  fleuri,  connaissant  beaucoup  de  livres, 
ayant  au  moins  soixante  ans  et  l'expérience  de  beaucoup  de 
catastrophes  qu'il  avait  heureusement  traversées.  Son  élégance 
était  tout  intellectuelle.  Il  était  vêtu  d'une  robe  de  coton 
blanc  tombant  en  lambeaux,  les  pieds,  la  tête  nus,  les  cheveux 
flamboyants,  la  barbe  grise  en  désordre,  la  peau  calcinée  et 
sillonnée  de  rides,  mais  l'air  souriant  et  les  yeux  pleins  de 
feu.  '>  Et  l'observateur  svmpathique  de  ces  personnages  mys- 
térieux discerne  fort  clairement  le  grand  rôle  politique  et 
surtout  religieux  qu'ils  jouent  dans  l'ombre,  alimentant  ce 
continuel  travail  d'hérésie  religieuse  et  de  fermentation 
sociale  dont  le  monde  musulman  est  tourmenté  tout  comme  la 
vieille  Europe.  Ce  sont  les  journalistes  de  l'Orient,  dirions- 
nous  volontiers,  et  ce  terme  de  comparaison  ne  s'imposait-il 
pas  à  Renan  lorsqu'il  parlait  des  prophètes,  ancêtres  lointains 
des  derviches  persans. 

Les  voyageurs  qui  montrent  plus  d'exigences  et  réclament 
plus  de  confort  que  ces  pieux  pèlerins  doivent  s'adresser  aux 
muletiers,  organisateurs  de  caravanes;  et  Gobineau  de  s'exta- 
sier devant  ce  nouveau  tvpe  populaire.  Cet  homme,  que  ses 
services  indispensables  pourraient  rendre  exigeant  et  rapace, 
en  un  pays  où  les  routes  tracées  sont  inconnues,  où  c'est  œuvre 
pie  de  ménager  les  ponts  et  de  passer  à  côté  pour  ne  pas  les 
user  quand  leur  secours  n'est  pas  indispensable,  où  la  police 
des   chemins   n'existe  pas,   même  à  l'état  embryonnaire,  cet 

(1)  Trois  U71S,  p.  4J7. 


ISG  LK    COMTE    DE    GOBINEAU 

homme  est  le  plus  souvent  un  modèle  de  droiture,  d'énergie 
et  de  tact.  En  route,  il  a  les  qualités  d'un  bon  capitaine  à  son 
bord  :  il  est  despotique,  il  commande,  il  veut  être  obéi,  mais 
c'est  pour  le  bien  de  ses  clients.  Au  gîte  d'étape,  nul  n'est  plus 
modeste,  plus  serviable  et  plus  patient. 

Enfin,  pour  le  commun  du  peuple,  notre  auteur  n'a  pas  des 
regards  moins  favorables.  Il  ne  se  lasse  jamais  d'admirer  chez 
les  Persans  «leur  air  de  bonne  santé  et  de  bonne  humeur  (1)  » , 
Il  leur  discrétion  enjouée  et  respectueuse  (2).  »  Dans  les  villes 
ce  sont  des  paresseux  sans  doute,  mais  en  revanche  des  gens 
d'esprit,  et  «  les  sots  sont  si  rares  en  Asie  qu'on  ne  saurait 
faire  une  catégorie  de  leurs  contraires  » .  Il  n'est  pas  permis 
peut-être  de  leur  accorder  beaucoup  de  bon  sens,  mais  u  il  est 
certain  que  cette  faculté  morale  nous  déprime  pour  le  moins 
aussi  salivent  qu'elle  fious  guide  (3)  " .  Et  voilù  qui  nous  entraîne 
bien  loin  de  l'Arian  utilitaire  que  nous  avions  appris  à  admirer 
jadis.  «  Je  ne  dirai  pas  que  rien  n'y  est  vulgaire,  lisons-nous  à 
propos  du  théâtre  persan,  car  en  aucune  chose  je  n'ai  jamais 
aperçu  la  vulgarité  en  Asie  (4).  »>  Enfin,  un  trait  frappant  du 
caractère  iranien,  c'est  le  goût  de  l'histoire  nationale  chez  les 
gens  du  commun.  En  Perse,  on  ne  rencontre  jamais  un  homme 
de  la  plus  humble  condition  qui  ne  connaisse  au  moins  les 
traits  principaux  de  ces  interminables  annales,  commençant 
avec  le  monde  et  se  ramifiant  jusqu'au  souverain  actuel;  le 
passé  de  la  nation  est  pour  la  populace  elle-même  un  thème 
favori  d'entretien,  et,  a  dans  sa  pensée,  c'est  à  la  fois  bien 
employer  ses  loisirs,  et  en  même  temps  d'une  manière 
agréable,  que  d'écouter  soit  la  lecture  d'un  livre,  soit,  et  ceci 
paraît  encore  supérieur,  les  récits  de  quelque  personne  ins- 
truite. "  C'est  ainsi  qu'à  ce  «  camp  du  choléra  » ,  qui  fut  long- 
temps le  séjour  de  la  légation  française,  fuyant  la  capitale  em- 
pestée, les  serviteurs  indigènes  se  réunissaient  le  soir  sous  la 
tente  d'un  des  pichkhedmets  ou  maîtres  d'hôtel.  On  y  faisait 

(1)  Trois  a)is,  p.  187. 
^2)  Ibid.,  p.  232. 

(3)  Relifjions,  p.  5. 

(4)  Ibid.,  p.  392. 


CHAPITRE    PREMIER  18" 


des  lectures,  on  v  discutait  sur  tel  ou  tel  événement  de  Tliis- 
toire  ancienne.  Les  habitants  du  camp  étaient  fort  assidus  à 
ces  réunions,  où  les  plus  hahiles  parlaient,  tandis  que  les  igno- 
rants écoutaient  et  lâchaient  de  retenir,  u  II  n'était  pas  jus- 
qu'aux soldats  qui  ne  voulussent  avoir  leur  part  de  ces  graves 
délassements.  Bien  souvent,  on  est  venu  me  prendre  pour 
arbitre  d'une  discussion.  "  Suffrage  flatteur,  et  qui  témoigne 
assez  de  la  réputation  éminente  du  Français  sans  morgue  que 
Ton  savait  versé  comme  un  mouUah  dans  les  antiquités  natio- 
nales. Aussi,  comme  il  regrette,  quand  il  va  les  quitter,  ces 
aimables  compagnons!  Pour  rentrer  en  Europe,  il  traverse  le 
territoire  turc.  «  Nous  ne  trouvions  plus  désormais  cet  air 
jovial  et  poli  auquel  nous  étions  habitué,  mais  un  aspect  sombre 
et  des  figures  patibulaires,  ignobles  dans  leur  déférence...  J'eus 
l'honneur  de  contempler  dans  le  caïd  du  lieu  une  des  figures 
les  plus  bassement  ignobles  que  j'aie  observées  de  ma  vie.  » 
Sévérité  soudaine  éveillée  à  quelques  lieues  de  distance  par 
un  contraste  qui  fait  honneur  à  ceux  dont  il  confirme  le 
charme. 

Sans  doute  nous  avons  négligé  les  ombres  en  ce  portrait 
éclatant  des  hôtes  de  Gobineau  :  il  en  met  quelques-unes  à 
l'occasion,  mais  comme  pour  faire  mieux  ressortir  les  points 
lumineux  placés  en  évidence. 

Et  seule  une  véritable  conquête  opérée  par  les  charmes 
magiques  de  l'Asie  est  capable  d'expliquer  ces  phrases  échap- 
pées, après  si  peu  d'années,  de  la  même  plume  qui  traça  les 
pages  de  VEssai,  qui  tracera  celles  d'Ottar  Jarl.  <i  Non,  rien  qui 
ressemblât  aux  tristes  impressions  des  climats  du  nord,  rien  qui 
rappelât  ces  navigateurs  sauvages  et  terribles  des  mers  septen- 
trionales, dont  les  navires  ne  fendirent  les  flots  que  pour  courir 
au  pillage  et  au  massacre...  Ici,  la  mémoire  évoquait  sans  peine 
les  liottesde  7y?'etde  Sidon,  cellesdes  royaumes  hindous,  qui, 
montées  par  de  pieu.v  bouddhistes  (I),  "  s'en  allaient  commercer 
avec  l'Occident.  Pas  un  mot  en  tout  cela  qui  ne  doive  faire 
bondir  un  adepte  de  l'aryanisme  ethnique;  il  en  est  de  même 

(1)  Tiois  ans,  p.  90. 


188  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

de  ces  invectives  inattendues  à  l'adresse  des  Européens  con- 
quérants et  coloniaux  :  »  Pour  ce  genre  d'esprits  l'Europe 
représente  l'ombilic  de  l'univers,  et  ce  qui  n'en  est  pas  existe 
sans  droits  et  vole  sa  part  d'air  et  de  soleil.  Dans  leur  igno- 
rance superbe,  ce  sont  ces  gens-là  qui  applaudissent  à  tous  les 
abus  de  la  force,  sans  en  comprendre  l'odieux,  et  qui  couron- 
nent des  victoires  dont  ils  n'aperçoivent  pas  linanité.  Cruels 
comme  l'enfance  imbécile,  tout  Asiatique  ruiné,  fusillé  ou 
pendu    est  à  leurs    yeux  une  hostie  légitimement  placée  sur 

l  autel  de  l'avenir Aux  yeux   d  un  juge   qui    déciderait  de 

l'importance  et  de  la  valeur  des  races  par  leur  fécondité,  ils 
remporteraient  de  beaucoup  sur  nous.  " 

Décidément,  c  est  un  autre  homme,  c'est  un  Hercule  Scandi- 
nave, filant,  aux  pieds  d'une  Omphale  à  la  paupière  allongée 
de  kohl,  un  fuseau  de  sentences  libérales  et  d'ol)jurgations 
humanitaires.  Ajoutons  qu'il  a  gardé  d'Ispahan  un  a  tendre 
souvenir»,  et  qu  entendant  les  Persans  proclamer  leur  admi- 
ration pour  leur  pays,  le  prôner  comme  de  beaucoup  le  plus 
agréable,  le  plus  fertile,  le  plus  sain  de  tous,  répéter  à  satiété  : 
«L'Iran  est  un  bon  pays  (Iran  khoub  memleket  est),  "  l'homme 
qui  faillit  perdre  femme  et  enfants  sous  ce  ciel  enchanteur 
note  dans  l'accent  de  ces  patriotes  «  un  certain  attendrissement 
par  lequel  on  se  laisse  gagner^  car  leur  opinion  a  beaucoup  de 
vrai  » .  Larme  discrète,  qui  pourrait  provenir  du  regret  des 
calomnies  passées  aussi  bien  que  du  sentiment  des  jouissances 
présentes.  Et  nous  verrons  qu'à  certaines  heures  de  sa  vieil- 
lesse, souhaitant  de  terminer  ses  jours  dans  ce  féerique 
Orient,  il  aurait  peut-être  dicté  lui  aussi  une  épitaphe  analogue 
à  celle  de  Stendhal  :  «  Arthur  de  Gobineau,  Iranien  (I).  " 


(1)  Il  faut  lire,  d.ms  V Histoire  des  Pertes  (t.  II,  p.  391),  cette  jolie  descrip- 
tion du  paysage  de  1  Iran  :  «  Le  ciel  n'est  pas  bleu  comme  dans  le  midi  de 
l'Europe;  il  n'est  pas  de  ce  blanc  de  fournaise  teinté  de  gris  qui  appartient  à 
l'atmosphère  égyptienne;  le  Hnnament  qui  s'étend  sur  l'Attique  y  ressemble 
seul  dans  les  jours  particulièrement  clairs  et  sereins;  encore  ne  peut-on  établir 
de  similitude  parfaite,  attendu  que  le  voisinage  de  la  mer  dissout  constamment 
dans  le  plus  pur  éther  athénien  une  légère  mais  visible  vapeur,  tandis  que  le 
climat  sec  de  la  Perside  laisse  au  ciel  toute  sa  pureté,  n'y  souffre  que  le  coloris 
de  la  turquoise  la  plus  limpide  et,  dans  la  nuit,  entoure  la  lune,  les  constella- 


CHAPITRE    PREMIER  180 

Aussi,  les  conclusions  des  deux  ouvrages  auxquels  nous 
avons  emprunté  surtout  ces  traits  caractéristiques  sont-elles 
également  indulgentes.  Trois  ans  en  Asie  se  termine  par  un 
rapprochement  entre  les  méthodes  intellectuelles  de  l'Occi- 
dent et  celles  de  TOrient,  rapprochement  qui  tourne,  sans 
ambages,  à  l'avantage  des  pays  du  soleil.  On  v  manque  de  cri- 
tique sans  doute,  mais  c'est  peut-être  là  précisément  une  con- 
dition de  la  fécondité  perpétuelle  par  où  ces  régions  furent  la 
source  et  le  réservoir  des  grands  systèmes  philosophiques  et 
religieux  qui  ont  guidé  l'humanité  noble.  Si  nous  autres  Occi- 
dentaux avons  raison  à  notre  point  de  vue  sur  ces  sujets,  les 
Asiatiques  n'ont  pas  tort,  et  "  leur  façon  d'être  semble  égale- 
ment avoir  droit  au  respect  "  .  Pour  conclure,  une  syml)0- 
lique  anecdote  résume  avec  bonheur  le  sentiment  de  notre 
compatriote  sur  les  mérites  de  ses  hôtes  d'un  temps.  C'était 
dans  le  camp  du  choléra,  qui  a  laissé  à  Gobineau  de  si  vifs 
souvenirs;  des  tribus  nomades  passaient  de  temps  à  autre  à 
proximité  des  abris  européens.  "  Un  jour,  des  Alavends,  tribu 
turque,  vinrent  planter  trois  ou  quatre  de  leurs  tentes  noires 
de  l'autre  côté  du  ruisseau.  Tandis  que  les  hommes  allaient 
chasser  et  que  les  femmes  s'occupaient  de  leurs  travaux 
domestiques,  un  enfant  de  dix  à  douze  ans,  maigre,  noirci  par 
le  soleil,  à  demi  nu,  ayant  la  figure  la  plus  intéressante  et  la 
plus  triste,  s'approchait  de  la  rive  opposée  à  la  nôtre.  Il  ne 
nous  regardait  pas,  et  tous  les  jours  il  revenait  de  même  et  ne 
nous  regarda  jamais.  11  ramassait  des  pierres  sur  le  bord,  les 
tenait  dans  sa  main  et  les  considérait  avec  attention,  puis  les 
rejetait  dans  l'eau  loin  de  lui.  Quelquefois,  il  examinait  plus 
longtemps  un  de  ces  cailloux,  et,  le  mettant  à  part,  il  repre- 
nait son  travail  et  continuait  à  chercher...  Ce  petit  infortuné 
avait  été  frappé  du  soleil  et  avait  perdu  la  raison...  Il  ne  son- 
geait plus  qu'à  chercher  un  trésor,  de  la  nature  duquel  il  ne 
pouvait  rendre  compte,  mais  pour  lequel  il  oubliait  tout  ce  qui 
au  monde  est  réel.  " 

lions,  les  étoiles,  d'une  profondeur  si  merveilleuse  que  l'on  voit  les  clarté.s 
célestes  se  iléga{»er  et  se  mouvoir  suspendues  comme  d'innombrables  lampes  au 
milieu  de  l'espace  sans  bornes,  sans  taches,  sans  mystères.  » 


190  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

Or  Tenfant  turc  représentait  à  ce  voisin  raffiné  que  le  hasard 
lui  avait  donné  pour  un  moment  le  génie  dominant  de  l'Asie. 
«  Il  a  sans  doute  ramassé  dans  les  ruisseaux  bien  des  cailloux 
sans  valeur,  quelques-uns,  par  fortune,  d'une  merveilleuse 
beauté'...  il  a  persévéré  toujours,  et  toujours  il  persévère; 
c'est  là  une  puissance  dont  le  reste  du  monde  devrait  être 
reconnaissant,  puisqu'il  lui  doit  en  somme  tout  ce  qu'il  pos- 
sède et  a  possédé  jamais  du  haut  domaine  intellectuel.  " 

Puis,  en  achevant  son  volume  sur  les  religions  dans  l'Asie 
centrale  par  une  description  enthousiaste  du  théâtre  persan,  il 
se  pose  enfin  ce  problème  :  une  nation,  dans  sa  vieillesse,  peut- 
elle  produire  de  pareilles  œuvres?  Elle  est  vieille  pourtant, 
usée  en  apparence.  «  J'ai  posé  la  difficulté,  conclut-il,  mais 
comme  je  ne  sais  absolument  que  dire  pour  la  résoudre,  et  que 
je  ne  pourrais  me  livrer  là-dessus  qu'à  d'assez  pauvres  raison- 
nements, je  laisse  la  question  à  un  plus  sagace.  " 

(Juelle  est  donc  cette  subite  timidité  spéculative?  Ainsi 
l'homme  qui,  dans  la  conclusion  de  VEssai^  se  voyaitàla  veille 
de  la  déchéance  irrémédiable  de  l'humanité  tout  entière  et 
sentait  avec  un  frisson  d'horreur  les  mains  rapaces  de  la  des- 
tinée posées  déjà  sur  les  races  arianes  elles-mêmes,  cet 
homme,  à  peine  vieilli  de  quelques  années,  n'ose  même  plus 
conclure  à  la  déchéance  définitive  d  une  des  nations  les  plus 
sémitisées  qui  soient  au  monde .  Nous  le  verrons  suivi  dans  cette 
voie  nouvelle,  comme  s  il  devait  avoir  l'honneur  de  les  ouvrir 
toutes  à  1  aryanisme  contemporain.  Et  telle  fut  1  action,  pres- 
que incroyable  sur  un  esprit  à  ce  point  systématique,  d'un  con- 
tact intime  et  prolongé  avec  les  peuples  de  l'Asie  antérieure. 

Si  nous  voulions  faire  saillir  davantage  cette  étonnante  par- 
tialité, il  nous  suffirait  de  jeter  les  yeux  sur  les  sensations  con- 
temporaines de  diplomates  britanniques  qui,  aux  côtés  de 
Gobineau,  rédigèrent  pour  leur  part  les  impressions  suscitées 
dans  leur  àme  saxonne  par  le  spectacle  de  la  Perse  de  Nasr- 
Eddin-Shah.  Le  Journal  of  a  Dî'plowate's  three  years'  Resi- 
de7ïce  m  Persia    (1860-1863),  par  M.   East^vick  (1),   et  aussi 

(1    London,  1804,  2  vol. 


CHAPITRE   PREMIER  191 

des  souvenirs  anonymes  puMics  sous  le  titre  de  >'  Persian 
Papers  "  dans  la  revue  Dickens' s  Ail  ilie  year  round  (1)  vers 
le  même  temps  vont  nous  fournir  une  note  bien  différente 
de  celle  qui  résonna  si  mélodieuse  en  somme  à  notre  oreille 
charmée.  Combien  Eastwick  se  montre  moins  sympathique  à 
ses  hôtes  d  un  temps!  Les  dispositions  d'esprit  qui  inspirent 
ses  croquis  de  voyageur  forment  à  elles  seules  un  parfait  con- 
traste avec  cette  bonne  humeur  devant  les  difficultés,  avec  ce 
parti  pris  de  l)icnvcillance  légèrement  ironique  qui  nous  a 
séduit  chez  notre  compatriote.  C'est  ici  une  mauvaise  humeur 
évidente,  mal  contenue  par  une  rigide  tension  du  sentiment 
du  devoir  :  c'est  le  ton  d  une  bouderie  maussade  sans  cesse 
exaspérée  par  le  climat  odieux  et  les  horizons  désolés  de  ce 
"bon  pavs'  d'Iran.  Le  gentleman  exilé  soulignera  par  exemple 
la  tristesse  des  campagnes  désertes  que  son  confrère  nous 
montrait  si  joliment  peuplées  de  joveux  compagnons;  il  stig- 
matisera ces  ruines  accumulées  dans  les  vieilles  cités  par  la 
négligence  orientale,  mais  que  Gobineau  savait  excuser  avec 
un  si  vif  sentiment  artistique  (2).  «  Il  ne  faut  pas  non  plus  se 
plaindre  trop  amèrement  des  ruines,  disait  ce  dernier...  leur 
présence  fait  partie  nécessaire  de  la  phvsionomie  d'une  cité 
persane...  Je  le  confesse  encore,  il  ne  m'ennuie  pas  de  voir, 
auprès  d'un  édifice  scintillant  d'émanx  de  toutes  couleurs  et 
étalant  la  plus  coquette  magnificence,  un  écroulement  de 
briques  crues,  couvertes  de  poussière,  au  milieu  desquelles 
dorment  péle-méle  les  chiens  du  bazar  avec  leurs  pelits.  » 
Misères  inouïes  dans  les  villes,  s'exclame  encore  1  Anglais;  la 
vraie  misère  est  inconnue  sous  ce  ciel  clément,  nous  assure 
pour  sa  part  le  Français  (3),  car  la  vie  à  bon  marché,  la  cha- 
rité universellement  exercée,  ne  lui  laissent  pas  de  prise  :  et 
l'on  ne  remarque  en  Perse  ni  haines  de  classes  ni  exaspération 
du  pauvre  contre  le  riche.  Gobineau  jugeait  que  la  liberté  poli- 
tique  demeure    considérable    en   une   constitution  qui  limite 

(1)  Volumes  VII,  IX  etX.  Ces  deux  publications  ont  été  analysées  par  Forgues 
(hevue  des  Deux  Mondes,  15  mai  1864). 
(2^   Trois  uns,  p.  219. 
{Z)Ibid.,  p.  412. 


192  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

légalement  l'action  de  l'autorité  sur  tous  les  points  (1),  "  où 
les  privilèges  des  moullahs,  ceux  des  nomades,  ceux  des  mar- 
chands, ceux  des  corporations  arrêtent  sans  cesse  aussi  bien  la 
volonté  du  roi  que  celle  des  gouverneurs  de  province.  "  East- 
Avick  ne  met,  pour  sa  part,  en  évidence  que  le  côté  brutal  du 
despotisme  oriental,  le  droit  du  monarque  à  faire  couper  les 
têtes  sur  un  signe.  Après  s'être  fait  expliquer,  raconte-t-il,  les 
droits  constitutionnels  du  roi  d'Angleterre,  Nasr-Eddin  lui 
repartit  un  jour  :  n  Peut-être  un  pareil  pouvoir  est-il  durable, 
mais  il  n'offre  pas  de  grandes  jouissances.  Le  mien  n'a  de 
limites  que  ma  volonté. . .  Je  puis  faire  couper  la  tête  à  tous  ces 
personnages,  même  aux  plus  éminents,  continuait-il  en  dési- 
gnant ses  principaux  officiers;  n'est-ce  pas  vrai,  ce  que  je  dis 
là?  "  Et  celui  qu'il  interrogeait  répondit  prosterné  :  "  Idole  du 
monde,  rien  de  plus  facile  si  cela  peut  vous  être  agréable.  " 
Les  deux  points  de  vue  sont  exacts  bien  qu'antithétiques  en 
apparence  (2),  mais  le  choix  particulier  qu'en  font  les  deux 
témoins  demeure  révélateur. 

Contemplez,  dans  le  miroir  anglo-saxon,  ces  derviches  que 
Gobineau  juge  si  pittoresques  et  si  sages  :  pour  Eastwick,  ce 
sont  des  drôles  faméliques  et  impudents,  contre  qui  tout  est 
permis  quand  il  s'agit  de  se  soustraire  à  leurs  importunités 
odieuses.  L'un  d'eux,  confiant  dans  les  privilèges  de  sa  profes- 
sion, n'eut-il  pas  un  jour  l'audace  de  se  venir  loger,  en  plein 
air,  au  milieu  des  jardins  de  la  légation  de  Sa  Gracieuse 
Majesté!  Et,  en  effet,  ses  hôtes  forcés  n'osèrent  le  jeter  bruta- 
lement à  la  rue;  mais  le  ministre  imagina  cet  aimable  strata- 
gème d'emmurer  l'intrus  durant  son  sommeil,  en  sorte  que 
l'infortuné,  terrifié  au  réveil  par  l'aspect  de  la  prison  déjà 
presque  refermée  sur  lui,  s'échappa  comme  il  put  de  ce  petit 

(1)  Trois  (ins,  p.  411. 

(2)  Gobineau  raconte  aussi  bien  qu'Eastwick  la  brutale  exécution  du  kalantar  ou 
maire  de  Téhéran  à  la  suite  des  émeutes  de  mars  1861.  Mais,  dans  l'Histoire 
des  Perses  (t.  II,  p.  41  ,  il  explique  ainsi  cette  antinomie  apparente  :  arbitraire 
complet  du  souverain,  privilèges  assurés  des  sujets.  Le  monarque  persan,  dit-il, 
a  des  droits  absolus  sur  ses  «  domestiques  "  ,  premier  ministre  compris.  Il  ne 
peut  toucher,  en  dehors  des  prescriptions  légales,  à  un  m.archand,  un  artisan,  à 
plus  forte  raison  à  un  homme  de  tribu. 


CHAPITRE    PREMIER  Ijj 

territoire  européen,  si  reconnalssable  aux  aventures  qu'y  ren- 
contraient les  pieux  voyageurs.  L" Anglais  nous  assure  pour- 
tant qu'il  eut  de  son  côté  les  rieurs  de  Téhéran  dans  cette 
occasion  (1). 

Il  stigmatise  encore  aigrement  l'ignorance  des  classes  infé- 
rieures, que  l'auteur  de  Trois  ans  en  Asie  nous  peignait  si 
délicatement  lettrées.  Il  se  sent  derrière  les  murs  de  sa 
demeure  comme  un  prisonnier  d'État  livré  sans  cesse  au 
caprice  possible  d'une  foule  bestiale,  à  la  même  heure  peut- 
être  où  son  confrère  français  présidait  gravement,  au  milieu 
d'un  cercle  populaire,  une  soirée  de  discussions  historiques  et 
de  controverses  philosophiques.  Il  éprouve  un  morne  ennui 
faute  de  s'intéresser  à  ce  qui  l'entoure;  enfin,  pour  résumer 
ses  impressions,  il  ne  reconnaît  chez  ses  hôtes  que  deux  mo- 
biles moraux  :  la  crainte  des  coups  et  l'espoir  du  lucre.  Voilà 
la  Perse  aux  yeux  de  ce  fils  d'Albion;  et  si,  comparant  à  ce 
mépris  glacial  les  chaudes  appréciations  que  nous  avons  lues 
tout  à  l'heure,  nous  nous  avisions  d'appliquer  à  ces  symptômes 
intellectuels  les  théories  de  YEssai^  ne  faudrait-il  pas  avouer 
que  le  gentilhomme  français  trahit  peut-être  son  origine  gas- 
conne et  ses  antécédents  sémitiques  par  ses  imprudentes  svm- 
pathies? 

Chose  singulière,  on  retrouverait  sous  la  plume  d'un  obser- 
vateur tout  récent,  de  nationalité  allemande,  une  vision  très 
proche  de  celle  de  notre  compatriote,  dont  il  apparaît  comme 
le  disciple.  M.  Hermann  Franck,  dans  son  ouvrage  sur  l'Orient 
et  l'Occident  (2),  souligne  à  son  tour  tout  ce  que  l'Europe 

(1)  Ces  deux  conceptions  opposées  du  derviche  sont  peut-être,  d'ailleurs, 
éjjalcment  défendables,  de  même  que  Tétaient  tout  à  l'heure  celles  de  l'autorité 
royale  chez  nos  deux  écrivains.  Renan  les  unissait  vers  le  même  temps  dans 
son  appréciation  des  Séances  de  Haiiri  éditées  en  arabe  par  Sacy  [Essais  de 
morale  et  de  critujuc).  Culture  intellectuelle  et  bassesse  morale  .sont  lea  traits 
du  pèlerin  inendiant  (pii  est  le  héros  de  cette  œuvre  classique  du  onzième  siècle, 
toujours  populaire  en  Orient,  et  à  laquelle  l'édition  critique  du  savant  français 
venait  d'apporter  un  re;;ain  d'actualité  dans  son  propre  pavs  d'origine.  Ce  sont 
les  Croisés,  {;rands-pères  d'Eastwick,  qui  ont  réduit  Abou-Zeid  à  demander  son 
pain  à  la  ruse,  et  ses  corelijjionnaires,  à  l'exemple  de  Gobineau,  sont  pleins 
d'indulfjence  pour  ses  friponneries  colorées  de  rhétorique. 

(2)  Leipzig,  Seemann,  1901. 

13 


194  LE  COMTE  DE   GOBINEAU 

devrait,  à  l'en  croire,  retenir  des  enseignements  de  l'Asie.  La 
force  brutale  nous  y  donne  une  temporaire  prépondérance, 
mais  il  faut  nous  garder  de  dédaigner  pour  cela  les  mérites 
d'une  conception  de  la  vie  si  différente  de  la  nôtre.  Et 
M.  Franck  reconnaît  de  nouveau  chez  les  Persans  la  dignité, 
l'empire  sur  soi-même,  la  patience  dans  la  poursuite  d'un  des- 
sein une  fois  formé,  la  modération  dans  les  désirs,  le  don  des 
langues.  L'homme  du  peuple,  dit-il,  goûte  davantage  Hafis  ou 
Saadi  que  le  paysan  allemand  n'apprécie  Gœthe  et  Schiller. 
Enfin,  il  voudrait  nous  mettre  à  Técole  des  soufis,  afin  de 
résoudre  chez  nous  la  question  sociale,  de  même  que  Gobi- 
neau nous  eût  volontiers  conduits  pour  le  même  objet  vers  les 
disciples  du  Bâb  (1).  Une  fois  de  plus,  la  pensée  allemande, 
celtisée  ou  roraanisée  si  l'on  veut,  se  montre  donc  ici  bien 
plus  proche  de  la  française  que  celle  des  Arians  d'Outre- 
Manche. 

(1)  i?e/tyto»is,  p.  356. 


CHAPITRE    JI 

l'hISTOIIIE    des    l'ERSES 


RETOUR     A     L    iRYANISME 


Après  tous  les  témoignages  que  nous  avons  fournis  dans  oe 
sens,  on  pourrait  donc  croire  Gobineau  oublieux  pour  jamais 
des  théories  de  la  race,  converti  par  son  séjour  en  Orient  à 
une  plus  large  conception  de  Thumanité  progressive,  se  livrant 
en  un  mot  sans  arrière-pensée  aux  molles  séductions  des  jar- 
dins d'Ispahan.  On  commettrait  pourtant  une  erreur,  et  ce 
serait  mal  juger  un  esprit  à  ce  point  complexe  et  imaginatif.  Il 
faudra  peu  de  chose  pour  réveiller  dans  lorientaliste  le  ger- 
maniste qui  sommeille.  Bien  plus,  certains  indices  font  supposer 
que  ce  dernier  s'agitait  dans  son  sommeil  narcotique,  vers  la 
fin  de  la  mission  du  ministre  de  France  à  Téhéran.  Déjà,  dans 
l'ivresse  de  ses  premières  impressions  asiatiques,  alors  qu'il 
évoque  sans  pudeur,  sur  les  flots  qui  le  portent,  les  galères 
tyriennes  pour  les  préférer  aux  barques  normandes,  il  a  des 
retours  sur  lui-même  :  il  contemple  quelques  spectacles  qui 
I  avertissent  de  se  tenir  sur  ses  gardes,  de  ne  pas  se  laisser 
emporter  par  les  ardeurs  d'un  enthousiasme  prématuré,  de  ne 
pas  étouffer  imprudemment  l'impérialiste  en  son  cœur.  L'équi- 
page anglais  du  Victoria,  ce  bateau  de  la  Compagnie  des  Indes 
qui  l'emporte  de  Suez  vers  le  golfe  Persique,  fait  contraste 
avec  les  lascars  de  Bombay  qui  sont  emplovés  aux  gros  ouvra- 
ges du  navire,  sous  le  soleil  de  feu  de  la  mer  Rouge.  «  En  face 


106  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

d'un  pareil  effet,  il  semble  difficile  de  croire  à  l'égalité  des 
races...  Vingt  générations  de  lascars  poussés  sur  les  bords  de 
la  Tamise  n'en  feront  rien  de  comparable  à  ces  gaillards 
anglais,  doubles  par  la  hauteur  comme  parla  grosseur  :  autant 
penser  que  la  postérité  d'une  grenouille  pourra  égaler  celle 
d'un  bœuf.  "  Mais  c'est  principalement  vers  la  fin  du  séjour  du 
comte  que  la  bonne  entente  semble  se  troubler  peu  à  peu 
entre  les  deux  moitiés  de  ce  ménage  si  singulièrement  appa- 
reillé :  nation  sémitisée  et  théoricien  aryaniste.  Ce  dernier 
est  trop  impressionnable,  trop  nerveux,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  pour  supporter  longtemps  la  vie  commune.  Après  les 
galanteries  de  la  lune  de  miel,  résumées  dans  Ti'ois  ans  en 
Asie,  non  sans  se  prolonger  encore  à  plusieurs  reprises  dans 
les  Religions,  comme  nous  l'avons  assez  démontré,  quelle 
surprise  de  rencontrer  tout  à  coup,  en  feuilletant  ce  dernier 
ouvrage,  des  appréciations  telles  que  celles-ci  :  non  seule- 
ment le  contact  des  idées  européennes  est  incapable  de  régé- 
nérer l'Asie,  mais  il  en  naîtra  probablement  n  des  dangers 
qui  ne  seront  j)as  médiocres  pour  nous  "  .  Il  se  produira 
Il  dans  ce  grand  marécage  intellectuel  quelque  combustion 
nouvelle  de  princi})es,  d'idées,  de  théories  pestilentielles,  et 
Vinfection  qui  s'en  exhalera  se  communiquera  par  le  contact 
d'une  manière  plus  ou  moins  prompte,  mais  certainement 
assurée.  L'histoire  entière  nous  en  répond  » .  Sont-ce  donc  là 
les  trésors  que  trouvait  tout  à  l'heure  l'enfant  symbolique  dans 
le  torrent  du  Demawend?  Cependant,  poursuit  le  comte,  comme 
la  chose  est  inévitable,  on  doit  en  prendre  son  parti  et  n'en 
pas  faire  un  sujet  de  gémissements  inutiles,  mais  un  objet 
d'études  curieuses.  Il  nous  avait  confié  déjà  que,  dans  sa  sym- 
pathie pour  la  pensée  orientale,  il  avait  traduit  et  publié  en 
langue  persane,  avec  l'aide  de  son  savant  ami  le  rabbin  Mulla 
Lalazar  et  la  haute  approbation  de  S.  M.  ISasr-Eddin-Shah, 
le  Discours  sur  la  méthode  de  Descartes.  Intention  bienveil- 
lante, avons-nous  songé  d'abord  à  ce  récit;  service  utilement 
rendu,  tentative  méritoire  pour  introduire  dans  le  désordre 
de  l'imagination  iranienne  quelque  chose  de  la  pondération 
systématique  du  père  de  la  philosophie  moderne  en  Europe; 


CHAPITRE    II  197 

en   un  mot,  intelligent  et  rare  emploi  des  loisirs  d'un  jeune 
diplomate  qui  s'efforce  h  faire   rayonner,  dans  le  lieu  de  son 
exil  momentané,  l'iniluence  de  la  pensée  française.  Non  pas, 
nous    répond  l)rusquement  l'auteur  des  Religions  dans   F  Asie 
centrale  :   mauvaise   plaisanterie  froidement  combinée,  ironie 
cruelle  d'humoriste  impitoyable,  jouissance  satanique  ou  bau- 
delairienne  à  égarer  un  voyageur  sous  prétexte  de  le  guider  vers 
la  lumière.  Lisez  ces  lignes  singulières  (I)  :   a  Rien  ne  saurait 
faire  concevoir  l'anarcbie  de  pensée  et  d'opinions  que  les  croi- 
sements incessants  des  théories  les  plus  antipathiques  engen- 
drent en  Asie,  et  cela  tous  les  jours;  ce  sont  des  pensées,  ce 
sont  des  opinions  d'où  rien  d'heureusement  pratique  ne  saurait 
sortir,   et  qui  frappent  l'observateur  désintéressé  d'une  sorte 
d'étonnement  voisin  de  l'admiration  par  leur  hardiesse  et  par 
leur  nombre,  par  leur  fécondité  et  leur  vitalité  terrible...  Il  est 
intéressant  de  voir  s'augmenter  sans  cesse  on  du  moins  se  sou- 
tenir ce  désordre,   et  l'on  y  prend  un  certain  plaisir  nerveux... 
Dans  certaines  situations  données,  où  l'on  peut  soi-même  com- 
pliquer le  nœud  qu'ils  cherchent  à  résoudre,  il  j  a  du  plaisir  à 
la  faire.  Cet  antique  et  mystérieux  pontife  qui  s'amusa  jadis  à 
attacher   le  joug  de   Gordes  au    timon  d'un  char  d'une  telle 
façon  que  peu  de  gens  assez  subtils  pour  défaire  le  nœud  pou- 
vaient être  supposés,  ce  vénérable  prêtre,  j'imagine,  ne  laissa 
pas  que  d'avoir  dans  sa  vie   ?<n  tnotnent  de  malice  bien  satis- 
faite... Il  m'a  paru  qu'il  y  aurait  un  intérêt  de  curiosité  à  four- 
nir aux  gens  de  l'Asie  centrale  quelque  nouvelle  pâture  intel- 
lectuelle pour  redoubler  leur  activité  et  produire  de  nouvelles 
comijinaisons  philosophiques,  n'importe  lesquelles.  J'ai  donc 
procuré  aux  Persans  le  Discours  sur  la  méthode.  Il  m'a  paru 
que,  dans  toute  notre  philosophie,  rien  ne  pouvait  avoir  chance 
de  produire  des  résultats  plus  singuliers  parmi  eu.x.  En  réalité, 
il  est  impossible  de  deviner  ce  qu'ils  en  feront,  mais  ils  en 
feront  probablement  quelque  chose.  »   Le  choix  seul  du  livre 
en  question  proteste  contre  cette  interprétation  bizarre  et  pres- 
que  maladive   d'un    effort  qui   fut   certainement  bienveillant 

(1)  Les  Religions  et  les  philosophies  dans  l'Asie  centrale,  p.  138. 


198  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

dans  son  principe,  et  la  pensée  d'une  mystification  possible  n'a 
sans  doute  germé  qu'ultérieurement  dans  le  cerveau  du  fan- 
tasque traducteur. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  sont  là  les  premiers  mouvements,  à 
peine  conscients,  par  où  se  manifestent  à  nouveau  des  senti- 
ments aryanistes  qu'on  pouvait  croire  à  jamais  terrassés  sous 
le  rude  assaut  des  séductions  iraniennes,  et  qui  se  relevèrent 
pourtant  à  peu  près  intacts,  quoique  peut-être  différemment 
nuancés.  Toute  cette  période  du  second  Empire,  la  plus  bril- 
lante, au  moins  par  les  apparences,  qu'ait  connue  la  France  du 
dix-neuvième   siècle  (après  1815),  Gobineau  la  passa  dans  un 
rêve  de    haschisch,   amusé    par  ses   voyages,   rassuré    par  le 
triomphe  de  Tordre,  délivré   des  préoccupations    financières 
qui  assombrirent  le  début  comme  le  terme  de  sa  carrière  : 
l'esprit   libre    en  somme,   sans   craintes  et  sans  haines.  Il   se 
réveille  aux  approches  de  1870,  comme  s'il  entendait  gronder 
l'orage  intérieur  et  extérieur  sur  la  France  impériale  et  pres- 
sentait pour  lui-même  les  approches  d'une  crise  morale  aussi 
rude  que  celle  de  1848  le  fut  à  sa  studieuse  jeunesse.  V Histoire 
des  Perses  (18G9)  est  un  effort  pour  se  ressaisir  enfin,  pour  rap- 
porter tant  bien  que  mal  à  la  source  ariane  tout  ce  qu'il  avait 
connu  de  bon,  de  sympathique   en  Asie,  pour  justifier  en  un 
mot  devant  sa  propre  conscience    ses  trop  peu  conséquents 
accès  d'orientalisme.  Et  cela,  en  dépit  de  contradictions  évi- 
dentes, de   dislocations    périlleuses  du  sens  logique  et  d'im- 
possibilités matérielles  de  plus  en  plus  frappantes   à   mesure 
qu'il   avancera   dans   sa   tâche  historique    et   se    rapprochera 
des   âges    modernes.   Aussi  l'ouvrage  sorti  de  cette  préoccu- 
pation   est-il  au    total   un    roman    beaucoup    plus    paradoxal 
encore   que  V Essai,  dont  il  n'a  ni  la  portée   ni  la  valeur;  et 
on   le  considérerait  à  bon  droit  comme  une  simple  fantaisie 
de  dilettante,  presque  de  maniaque,  si  la  séduction    exercée 
malgré  tout  par  la  personnalité  de  Gobineau  n'appelait  l'atten- 
tion sur  la  totalité  de  son  oeuvre,  si  surtout  certains  chapitres 
n'en  devenaient  symptomatiques  par  leurs  excès  même,  par 
l'imprévu  de  leurs  rapprochements  comme  de  leurs  distinc- 
tions, de  leurs  ferveurs  comme  de  leurs  colères. 


CHAPITRE    II  199 

Peut-être  Gobineau  fut-il  aussi  ramené  vers  ses  premières 
amours  par  la  fréquentation  d'un  véritable  aryaniste  persan, 
dont  il  a  esquissé  à  deux  reprises  (1)  la  curieuse  silbouette. 
Hussein-Kouly-Agha  avait  fait  ses  études  militaires  à  Saint- 
Cyr;  ce  fut  sous  l'uniforme  populaire  de  notre  école  spéciale 
militaire  qu'il  assista  aux  événements  de  1848,  et  mit  sous  les 
verrouxdeses  propres  mains  quelques  émeutiers  parisiens;  en 
sorte  qu'il  possédait  u  sur  l'état  de  notre  société  française  des 
vues  plus  complètes  qu'il  n'aurait  pu  en  acquérir  en  temps  de 
calme  "  . 

De  retour  en  Perse,  il  se  sentit  beaucoup  plus  choqué  que 
le  ministre  de  France  par  le  spectacle  de  son  propre  pays  et 
se  prit  d'une  belle  passion   pour  les  antiquités  de  sa  nation. 
(i  Sa  haine  pour  l'islamisme  n'avait  pas  de  bornes  :  il  voyait 
dans  cette    religion  l'importation    et  la  marque  de   l'oppres- 
sion   arabe    dans    son  pays;  et   toute  sa  sympathie,  tout  son 
amour  était  pour  la  foi  des  Guèbres,  sous  laquelle  la  Perse  à 
été  si  grande...  Quant  au  christianisme,  il  ne  s'en  occupait  en 
aucune  manière.  En  somme,  il  ne  voyait  d'avenir  et  de  salut 
pour  sa  patrie  que  dans  le  retour  aussi  complet  que  possible 
aux  choses  du  passé  le  plus  ancien  et  ce  qu'il  imaginait,  dans 
ses   théories    archéologiques  fort  approximatives,  avoir  été   la 
religion   et  la  philosophie  de  ses  plus  anciens   aïeux.  »    Les 
réserves  de  ces  lignes  atteignent  en  plein  leur  auteur,  moins 
clairvoyant  vis-à-vis  de  lui-même  que  devant  les  fail)lesses  du 
Persan  réformateur,  et  nous  estimons  que  Hussein  était  digne 
d'écrire  V Histoire  des  Perses,  digne  au  moins  d'inspirer  à  son 
émule  occidental  en  archéologie  ethnique  la  pensée  de  1  écrire. 
Si  nous  en  jugeons  par  certaines  allusions  des  Nouvelles  asia- 
tiques, l'existence  de  cet  utopiste  fut  d'ailleurs  lamentable,  et 
il  rencontra  chez  ses  compatriotes  un  accueil  plus  dur  incon- 
testablement que  celui  dont  Gobineau  vieilli  se  plaignait  de  la 
part  des  siens.  Qu'on  nous  excuse  d'avoir  évoqué  sa  mémoire 
au  moment  d'entrer  dans  une  atmosphère  intellectuelle  telle 
que  dut  être  à  peu  près  celle  où  il  se  complut. 

(1)  Religions,  p.  133.  Nouvelles  asiatiques.  Guerre  des  Turcomans. 


200  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 


II 

LES    sounc  ES 

Dès  1858,  l'actif  secrétaire  d'ambassade,  qui  revenait  de  son 
premier  voyage  en  Perse,  publiait  chez  Didot  le  résultat  de  ses 
études  sommaires  sur  la  Lecture  des  textes  cunéiformes  : 
résumé  fort  technique,  que  devaient  compléter  quelques 
années  après  les  deux  gros  volumes  du  Traité  des  écritures 
cunéi fortnes ,  dont  nous  parlerons  plus  loin.  L'envers  de  la 
brochure  portait  cependant  :  pour  paraître  prochainement  : 
Histoire  généalogique  des  nations  iraniennes .  Or,  cette  promesse 
prématurée  ne  fut  réalisée  que  onze  ans  plus  tard  par  la  publi- 
cation de  V Histoire  des  Perses,  où  les  généalogies  de  personnes 
tiennent  une  grande  place,  comme  dans  la  conception  aryanisle 
et  nobiliaire  en  général,  et  dont  les  généalogies  de  peuples 
forment,  en  effet,  l'objet  principal. 

Cette  histoire  fut  écrite,  si  nous  en  croyons  les  indications 
de  son  sous-titre,  »  d'après  les  auteurs  orientaux,  grecs  et 
latins,  et  particulièrement  d'après  les  manuscrits  orientaux 
inédits,  les  monuments  figurés,  les  médailles,  les  pierres 
gravées,  etc.  "  Donnons  un  instant  à  l'examen  de  ces  diverses 
sources,  afin  d'apprécier  au  préalable  la  portée  possible  de 
l'œuvre  qui  prétend  tirer  son  autorité  de  la  leur. 

Nous  pourrions  négliger  sans  trop  d'injustice  les  médailles 
et  les  pierres  gravées,  dont  Gobineau  avait  recueilli  toute  une 
collection  qu'il  nomme  d'ordinaire  son  u  cabinet  '  à  la  mode 
du  dix-huitième  siècle.  Car,  outre  qu'il  avoue  lui-même  avoir 
été  souvent  trompé  par  ses  vendeurs  (et  la  critique  confirme 
cet  aveu),  il  n'a  vraiment  tiré  qu'un  parti  insignifiant  de  ce 
genre  de  documents.  Qu'il  prétende  fournir  par  la  description 
de  trois  cylindres  artistiques  en  jaspe  vert  "  la  preuve  maté- 
rielle d'une  accession  des  populations  helléniques  aux  dogmes 
orientaux  (1)  » ,   c'est  là    un   argument  qu'un  Roeth   n'aurait 

(1)  Histoire  des  Perses,  t.  II,  p.  46. 


CHAPITRE    II  201 

peut-être  pas  cote  très  haut  parmi  les  témol^jnagcs  à  l'appui  de 
ses  théories  helléno-levantiues.  Que  plus  lard  il  trouve  dans 
celte  précieuse  collection,  parmi  les  innombrables  pièces  qu'il 
rapporte  à  l'époque  arsacide  (1),  le  reflet  des  conflits  d'in- 
fluences étrangères  au  sein  du  royaume  parthe,  on  peut  lui 
accorder  ce  délicat  plaisir  d'archéologue,  mais  non  sans  cons- 
tater que,  d'ordinaire,  il  voit  dans  les  vagues  sujets  de  ses 
cornalines  exactement  ce  qu'il  lui  plaît  d'y  voir.  lùiHn,  si  cette 
sorte  de  documents  convient  à  merveille,  de  même  que  les 
mvthcs  primordiaux,  à  sa  tournure  d'esprit  Imaginative  et 
partiale,  leur  emploi  ne  saurait  porter  dans  l'àme  du  lecteur 
une  conviction  aussi  complaisante  que  dans  la  sienne. 

Les  "  monuments  figurés  'i  l'inspirent  moins  bien  encore;  il 
pourrait  peut-être  tirer  quelque  chose  des  plaques  de  marbre 
sculpté  qui  décorent  les  palais  en  ruine  dont  la  vallée  du 
Tigre  "  est  encombrée  "  ;  un  Maspéro  ne  s'en  est  pas  fait  faute. 
^lais,  toujours  préoccupé,  comme  dans  VEssai,  de  raccourcir 
le  passé  historique  du  monde,  afin  de  maintenir  intactes  ses 
théories  de  races,  de  mélange,  et  sa  chronologie  ariane,  il  se 
refuse  à  voir  dans  ces  débris  l'œuvre  des  temps  antérieurs  à 
Cyrus  :  il  faudrait  à  son  avis  les  reporter  vers  une  date  posté- 
rieure au  cinquième  siècle  avant  Jésus-Christ,  et  cela  pour 
cette  raison  capitale  qu'ils  représentent  des  machines  de 
siège.  Or  les  historiens  ne  disent  pas  que  Cyrus  ait  employé 
béliers  ou  tortues  pour  réduire  Sardes.  Et  comment  ce  grand 
roi  eût-il  i^rnoré  des  movens  connus  de  ses  iirédécesseurs 
sémitiques?  La  poliorcélique  est,  de  toutes  les  sciences  hu- 
maines, celle  qui  résiste  le  mieux  aux  vicissitudes  des  con- 
quêtes et  des  révolutions  (2).  Par  cette  argumentation  victo- 
rieuse, voilà  toute  une  catégorie  de  précieux  témoignages 
récusés  sans  appel,  rejetés  en  un  siècle  où  ils  n'ont  plus  de  sens 
possible  et  privés  ainsi  de  leur  signification  normale  au  cours 
de  l'exposé  de  Gobineau.  Ces  méthodes  de  critique  lui  sont  si 
ordinaires  qu'il  était  bon  d'en  signaler  ici  un  exemple  frapj)ant. 


(1)T.  Il,  p.  511. 

(2}  T.  I,  p.  395,  et  t.  11.  p.  266. 


202  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

Venons  aux  »  auteurs  grecs  et  romains  '»  :  ils  lui  ont  fourni 
au  total  la  trame  et  le  fond  de  son  récit,  tout  ce  qui  en  est 
solide  et  réel,  mais  il  ne  laisse  pas  de  les  dédaigner  et  de  les 
morigéner  en  mainte  occasion.  Hérodote  a  paru  lui  inspirer 
d'abord  quelque  sympathie,  parce  qu'il  est  un  Grec  d'Ionie, 
demi-asiatique  à  ce  titre,  et  fort  propre  à  servir  d'introducteur 
dans  l'étude  des  annalistes  orientaux.  N'a-t-il  pas  comme  eux_ 
l'absolu  désintéressement,  l'absence  de  passion,  la  capacité 
d'enregistrer  froidement  les  versions  les  plus  opposées,  la 
franchise  d'accepter  pour  incontestable  cette  débilité  fonda- 
mentale qui  s'attache  à  tout  témoignage  humain.  Et  des  senti- 
ments qui  laissent  tant  de  latitude  à  l'imagination  chez  les  his- 
toriens de  seconde  main  ne  sont  pas  à  dédaigner.  Mais,  en  fait, 
l'écrivain  de  Vllistoù^e  des  Pet'ses  tantôt  néglige  l'auteur  des 
n  Muses  " ,  tantôt  le  réfute  dédaigneusement.  Gambyse  épouse- 
t-il  ses  deux  sœurs,  fidèle  à  une  vieille  coutume  ariane  d'adel- 
phogamie  pour  laquelle  Gobineau  a  toujours  montré  une 
complaisance  évidente,  Hérodote  prouve  deux  fois  son  u  ab- 
surdité 1) ,  et  en  prétendant  que  c'était  là  une  nouveauté  dans 
l'Iran,  et  en  assurant  que  les  juges  royaux  tournèrent  la  loi  en 
faveur  du  souverain  dans  cette  circonstance,  ce  qui  est  impos- 
sible en  i)ays  arian  (1). 

Un  grand  seigneur  coupable  de  conspiration  contre  Darius 
se  voit-il  condamner  à  mort  avec  tous  les  mâles  de  sa  famille, 
et  sa  femme,  ayant  obtenu  pourtant  par  ses  supplications  de 
sauver  l'un  des  siens,  choisit-elle  son  frère  plutôt  que  son 
enfant  :  u  Hérodote  ne  voit  là  qu'un  jeu  d'esprit,  il  en  est 
fi'appé  comme  devait  l'être  Vitnagination  puérile  d'un  Grec. 
Mais  l'Iranienne  ne  subtilisait  pas  :  elle  considérait  que  la 
maison  dont  elle  était  issue  allait  s'éteindre,  et  ce  malheur,  le 
plus  grand  qui  puisse  frapper  cette  existence  collective  repré- 
sentée par  une  race  noble,  lui  était  si  insupportable  à  envisager 
qu'elle  lui  préférait  encore  le  sacrifice  de  ses  affections  les 
plus  naturelles  et  même  la  lignée  de  son  mari.  »  C'est  ainsi 
que,  du  haut  de  ses  sentiments  nobiliaires,  Gobineau  défend 

(1)  T.  I,  p.  558. 


CHAPITRE    II  203 

ses  lointains  parents  arians  contre  l'inintelligence  vulgaire  des 
Hellènes  sémitiscs.  Enfin,  Hérodote  raconte-t-il  la  guerre 
scythique  de  Darius,  là  encore,  il  passe  à  côté  de  la  vérité 
puisqu'il  fait  des  Perses  d'avides  barbares,  et  des  Scythes  une 
race  de  philosophes  contents  de  peu.  Nous  serons  surabon- 
damment édifiés  tout  à  l'heure  sur  le  ridicule  d'une  pareille 
bévue. 

Nous  verrons  aussi  comment  sont  traités  les  témoignages  de 
Thucydide  et  ceux  de  Xénophon,  car  la  Retraite  des  dix  mille 
sera  l'objet  d'une  diatribe  particulière,  tandis  que  la  Cyropédie 
est  jugée  tout  simplement  comme  un  u  ennuyeu.x  roman  n . 
C'est  qu'en  général  on  ne  saurait  se  fier  au.x  écrivains  grecs 
lorsqu'ils  apprécient  les  choses  de  la  Perse.  Leur  parti  est 
pris  là-dessus,  u  Ils  raconteront  froidement  que  ces  peuples 
condamnaient  avant  tout  le  mensonge,  regardaient  comme 
déshonorés  leurs  débiteurs  incorrigibles ,  croyaient  devoir 
épargner  leurs  ennemis  vaincus,  n'accordaient  à  personne, 
pas  même  au  souverain,  le  droit  de  mettre  à  mort  qui  que  ce 
fût  pour  une  seule  faute,  ni  de  traiter  rudement  les  esclaves. 
Tout  cela,  si  différent  de  leur  manière  d'agir,  leur  semble  insi- 
gnifiant :  ils  ne  s'arrêtent  pas  à  y  réfléchir,  et  les  Perses  restent 
pour  eux  des  Barbares  (1).  "  Aussi  de  semblables  témoignages 
ne  méritent-ils  pas  moins  de  défiance  que  ceux  de  Tacite  sur 
les  Germains,  comme  pareillement  émanés  d'observateurs  sé- 
mitisés  qui  se  mêlent  d'apprécier  les  notions  arianes  sans  les 
comprendre.  Enfin,  nous  ne  dirons  rien  des  documents  romains 
sur  les  Parthes,  car  ils  tiennent  une  place  infime  dans  V Histoire 
des  Perses. 

Bien  au  contraire,  les  "  auteurs  orientaux  " ,  dernière  source 
indiquée  par  son  titre,  sont  évidemment  les  favoris  de  Gobi- 
neau. Parmi  ceux  qui  sont  le  plus  généralement  connus,  le 
Vendidad,  pour  les  origines  iraniennes,  et  le  Shah-lSameh  ou 
Poème  des  Rois  de  Ferdousy,  pour  l'apogée  de  la  puissance  per- 
sane, lui  servent  fréquemment  de  guides.  Mais  les  conseillers 
qui  possèdent  toutes  ses  complaisances,  ce  sont  les  "  manus- 

(1)  T.  I,  p.  403. 


204  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

crits  orientaux  inédits  " ,  fruits  de  ses  recherches  propres,  con- 
tribution personnelle  de  son  activité  érudite  aux  renseigne- 
ments jusque-là  possédés  par  l'Occident.  A  ce  titre,  la  tradition 
orale,  de  toutes  la  plus  inédite,  est  aussi  la  plus  précieuse,  et 
nous  avons  dit  que  le  chevaleresque  prince  afghan  Mir-Elem- 
Khan  fournit  à  son  ami  un  renseignement  capital  que  nous 
retrouverons  tout  à  l'heure.  Gobineau  écrira  aussi  à  l'occasion  : 
«La  première  fois  que  celte  anomalie  me  fut  signalée  (il  s'agit 
d'une  tradition  favorable  à  la  domination  sémitique  dans  l'Iran 
antéhistorique),  ce  fut  par  un  cavalier  nomade  de  la  tribu  des 
Kourdljatjehs,  appelé  Mohammed-Taghy.  "  Voilà  du  moins 
une  source  pittoresque,  et  ce  document-là  possédait  sans  doute 
des  procédés  de  persuasion  qui  ne  laissaient,  pas  mettre  osten- 
siblement en  doute  son  autorité  historique.  Mais  les  monu- 
ments écrits  fournissent,  on  le  conçoit,  des  résultats  plus 
étendus  :  ils  entrent  donc  en  ligne  à  leur  tour,  et  l'on  demeure 
stupéfait  de  voir  quelle  portée  notre  voyageur  reconnaît  à  ces 
divagations  musulmanes;  il  y  admire  beaucoup  d'art,  une 
réelle  impartialité,  car  les  flatteries  obligées  à  l'égard  du  sou- 
verain actuel  disparaissent  après  sa  mort;  et  dans  les  JSamehs, 
véritables  chansons  de  geste,  l'aspect  seul  est  islamique,  tandis 
que  le  fond  demeure  nettement  iranien.  Ce  sont  ces  qualités 
qui  lui  font  goûter  par  exemple  un  annaliste  du  treizième  siècle 
de  notre  ère,  "  rhumblc  AI)doullah-Mohammed,  (Ils  de  Has- 
san, fds  d'isfendvar,  ■'  dont  les  notes  sur  son  temps  pourraient 
en  effet  présenter  quelque  intérêt  (1),  mais  dont  les  renseigne- 
ments sur  le  lointain  passé  de  sa  race  ont  à  peu  près,  à  notre 
avis,  la  valeur  qu'il  faudrait  attribuer  à  ceux  de  son  contempo- 
rain Joinville,  si,  non  content  de  nous  peindre  en  traits  exquis 
son  souverain,  le  sénéchal  de  Champagne  nous  eût  exposé  les 
origines  de  la  monarchie  franque.  Il  est  trop  probable  que 
Francion,  fils  d'Hector,  tout  au  plus  les  douze  pairs  de  Char- 
lemagne,  eussent  fait  les  frais  du  récit;  et  Abou-Taher  ne  nous 
éclairera  pas  plus  utilement  sur  la  généalogie  d'Alexandre, 
qu'il  s  empresse  de  faire  proche  parent  de  Darius. 

(1)  T.  I,  p.  263. 


CHAPITRE    II  20ô 

Toutefois,  le  plus  singulier  des  engouements  de  Gobineau 
porte  sur  un  poème  qu'il  eut  l'honneur  de  découvrir,  et  que, 
dans  ses  dernières  années,  se'paré  de  ses  souvenirs  persans  par 
bien  des  vicissitudes  intellectuelles,  il  songeait  encore  à  tra- 
duire et  à  publier  m  extenso  (1).  Nous  voulons  parler  du 
Koush-Natneh,  dont  il  raconte  en  termes  émus  la  précieuse 
conquête.  Ce  trésor  lut  découvert  à  Tabriz,  entre  les  mains 
d'un  juif,  et  défendu  à  grandpeine  contre  les  convoitises  des 
amateurs  indigènes  d'antiquités  nationales.  C'est  un  des  plus 
beaux  manuscrits  qu'on  ait  jamais  vus  (2),  copié  sur  «  ce  (^ros 
papier  de  soie  épais  comme  du  parchemin  qu'on  nomme 
papier  de  Kambalow  et  qui  ne  se  fabrique  plus  nulle  part  en 
Asie  avec  la  même  perfection.  Ce  papier  est  jaune  nankin, 
d'un  grain  serré  et  si  fin  qu'il  est  naturellement  lustré  et  que 
la  plume  de  roseau  y  court  sans  peine  " .  L'écriture  est  admi- 
rablement lisible,  les  frontispices  furent  peints  avec  l'amour  le 
plus  minutieu.\  et  le  mieux  inspiré  :  il  est  impossible  de  voir 
"  plus  de  goût,  un  goût  plus  sévère  " ,  et  les  ex-libris,  dont 
l'un  semble  royal,  ajoutent  à  la  valeur  de  ce  morceau  de  choix. 
Mais  la  perfection  de  son  extérieur  parait  avoir  malheureuse- 
ment trompé  Gobineau  sur  les  qualités  historiques  de  son 
contenu.  Les  satisfactions  du  bibliophile  et  celles  du  critique 
ne  vont  pas  toujours  de  pair.  Ici,  le  héros,  qui  n'est  autre  que 
Cyrus,  porte  le  nom  significatif  de  Koush  Pvldendan,  c'est-à- 
dire  Koush  aux  dents  d'éléphant.  Il  est,  en  effet,  doté  de  dent* 
énormes  et  proéminentes,  d'oreilles  larges  et  tombantes,  de 
poil  et  de  cheveux  rouges.  Ses  yeux  pourtant  sont  bleus,  mais 
parce  qu'à  l'avis  de  l'auteur  musulman  du  poème  c'est  une 
monstruosité  de  plus;  les  populations  sémitiques  ou  sémitisées 
professent,  en  effet,  pour  cette  particularité  une  répugnance 
marquée,  à  ce  point  qu'un  pareil  trait  fut  toujours  considéré 
parmi  elles  comme  u  le  signe  infaillible  d'une  incurable  per- 
versité 11  .  Ajoutons  que  les  Chinois  reconnaissent  de  leur  côté 
dans   l'a/.ur  de  l'iris  une   preuve  de  l'origine  diabolique    des- 


^^l)  Bio{iraphie  en  tête  d'Amadis. 
(2}  T.  I,  p.  35V. 


206  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

Européens,  et  qu'à  leur   exemple  un  spirituel  critique  fran- 
çais (1),  peu  flatteur  d'ordinaire  aux  Anglo-Saxons,  sans  doute 
parce  qu'il  les  voit  de  trop  près,  nous  l'assurait  récemment  : 
nul  regard  ne  peut  contenir  plus  de  méchanceté  froide  que 
celui  de   certains  yeux  bleus   d'outre-Manche.  Quoi  qu'il   en 
soit,  à  part  cet  unique  trait  arian,  tout  le  reste  de  la  personne 
de  Koush  incarne  le  nègre  féroce  et  terrible  qui  s'opposa  aux 
premières  conquêtes  blanches,  le  dyw  de  la  légende  iranienne 
dont  nous  connaîtrons  tout  à  l'heure  les  particularités  repous- 
santes.  Et   c'est   à   un   poète    qui  aperçoit   sous   cette    forme 
odieuse  le  héros  des  siècles  purs,  l'homme  le  plus  décisif  de 
l'histoire  du  monde,  comme  nous  le  verrons,  que  notre  arya- 
niste  s'en  va  demander,  sans  scrupules,  de  précieux,  d' »  ines- 
timables matériaux  u  pour  une  construction  purement  arianc! 
Est-il  permis  de  pousser  aussi  loin  la  légèreté  du  jujjement, 
l'auto-suggestion   même?  Et    la    possibilité    d'une   semblable 
erreur,  commise  en  parfaite  bonne  foi,  n'éclaire-t-elle  pas  d'un 
jour  éclatant  certains  traits  passés  et  futurs  de  la  physionomie 
morale  de  Gobineau?  En  fait,  il  ne  tire  rien  du  Koush-Nameh, 
sinon  de  vagues  scènes  de  féeries  orientales  et,  à  propos  de  la 
mort   apocalyptique   du  héros  Cyrus,    une   démonstration   du 
grand  souvenir  laissé  par  ce  monarque  dans  la  mémoire  des 
hommes.  Résultat  de  mince  intérêt  pour  lequel  nous  n  avions 
pas  besoin  des  fumeuses  fantaisies  et  des  u  moments  de  dé- 
lire (2)  1'   avoués  par  son  admirateur  lui-même  chez  l'auteur 
de  cette  épopée  fantastique. 


III 

LA      MÉTHODE 

A  mesure    qu'il   avance    dans   son    œuvre,    l'historien   des 
Perses  se  permet  d'ailleurs  un  usage  de  plus  en  plus  bizarre  et 


(1)  M.  Augustin  FILO^. 

(2)  T.  I,  p.  502. 


CHAPITRE   II  207 

forcé  des  légendes  musulmanes  (1),  et  finit  par  en  faire  passer 
jusqu'à  la  méthode  dans  les  pages  de  son  livre  ériidit.  Comment 
donc  expliquer  autrement  que  par  la  familiarité  de  ces  dange- 
reux conseillers  les  déclarations  de  principe  que  nous  allons 
lire?  Sommes-nous  tentés,  par  exemple,  d'attril>uer  quelque 
valeur  à  une  exacte  chronologie,  voici  de  quoi  nous  guérir  de 
ce  préjugé  septentrional  (2).  »  Le  caractère  précis,  arrogant, 
rigoureusement  déterminé  qui  est  propre  ù  un  chiffre,  ne 
paraît  que  Vinsolence  de  l'erreur,  et,  en  vérité,  n'est  pas  autre 
chose.  1'  Nous  autres  Occidentaux,  «  nous  voulons  de  la  pré- 
cision, fût-elle  factice,  et  des  assertions  directes  et  rigoureuses, 
fussent-elles  fausses.  »  N'a-t-on  pas  vu  un  archéologue  fran- 
çais placer  précisément  en  1885  avant  Jésus-Christ  le  tremble- 
ment de  terre  qui  sépara  l'Ossa  de  l'Olympe,  ajoute  le  comte 
d'un  air  vainqueur?  Exagération  sans  doute,  lui  répondront 
les  esprits  conciliants,  mais  combien  moins  périlleuse  après 
tout  que  la  disposition  contraire  :  V Histoire  des  Perses  suffirait 
à  l'établir  au  besoin. 

Quant  à  l'appréciation  morale  des  faits,  ainsi  ordonnés  au 
préalable  d'une  main  indulgente,  (lobineau  sait  trop  bien 
•qu'on  écrit  toujours  l'histoire  sous  l'empire  de  la  passion  pour 
essayer  de  réagir  contre  un  mal  inévitable.  Tite-Live  et  Tacite 
offrent  de  frappants  exemples  de  partialité  :  les  moines  du 
moyen  âge  péchèrent  par  un  dangereux  mépris  des  choses  de 
<;e  monde,  tandis  qu'ils  dénigraient  cette  active  société  féo- 
dale, qui  incarnait  la  vie  sous  leurs  yeux,  en  demeurant 
aveugles  j)our  ses  mérites,  et  forgeaient  de  leurs  mains  "  les 
armes  cruelles  dont  les  historiens  du  dix-huitième  siècle  ont 
meurtri  la  mémoire  des  chevaliers  (3)  " .  Si  Boulainvilliers  fut 
peut-être  un  penseur  inexact  en  »  invectivant  pour  la  no- 
blesse " ,  Augustin  Thierry,  de  son  côté,  en  voyant  a  matière  à 
pamphlet  dans  l'héroïsme  normand  vainqueur  de  l'Angleterre, 
n'a  produit  que  des  plaidoyers  en  faveur  du  tiers  éiat».  En 

(1)  Voir  t.  II,  p.  232,  noie,  l'extraordinaire  analyse  des  éléments  prétendus 
historiques  renfermés  dans  le  Baliman-Nameh. 
(2  T.  I,  p.  ;i36. 
(3)  T.  I,  p.  244. 


208  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

général,  V homme  ne  ment  pas;  il  ne  cherche  pas  volontaire- 
ment, sciemment,  à  travestir  les  faits  :  seulement  il  s'abuse 
aisément  sur  leur  caractère,  sur  leur  nature,  sur  leur  portée, 
et  a  il  introduit  ainsi  cet  élément  réfractaire  que  ni  les  écri- 
vains philosophes,  ni  les  conteurs,  ni  même  les  chroniqueurs 
ne  réussissent  à  dompter  " .  Bien  plus,  pour  les  Arians,  c'est 
une  sorte  de  fatalité  intellectuelle  qui  les  conduit  dans  cette 
voie  toute  subjective,  car  l'histoire  n'est  à  leurs  yeux  qu'une 
matière  première,  et  on  ne  la  traite  comme  elle  doit  l'être  (1) 
Il  qu'en  1  emplovant  à  toute  autre  chose  qu'elle-même  »  . 

C'est  trop  évidemment  là  un  plaidoyer  pro  clomo  sua  chez 
Gobineau,  à  qui  Ton  accorderait  peut-être  qu'il  est  permis  de 
se  résignera  la  partialité  comme  à  un  inconvénient  inévitable, 
mais  non  sans  maintenir,  contre  son  avis,  qu'il  est  dangereux 
d'en  accepter  délibérément  l'iniluence  et  de  l'ériger  pour 
ainsi  dire  en  principe  d'action,  comme  il  la  fait  dans  les  lignes 
suivantes  :  "  Puisque  l'homme  n'est  jamais  assuré  de  bien  voir, 
alors,  dit-il  (-),je  prends  mon  parti,  je  me  préoccupe  avec 
assez  peu  d'exigence  de  la  réalité  matérielle  des  faits,  je  me 
contente  de  la  réalité  relative  dont  il  m'est  impossible  de  dou- 
ter, et,  dès  lors,  je  nie  sens  maître  d' écrire  une  histoire  qui,  ne 
dédaignant  rien,  prenant  tout,  enregistrant  avec  la  conscience 
de  son  droit  les  assertions  les  plus  invraisemblables  ef,  si  l'on 
veut,  les  plus  folles,  sera  beaucoup  moins  celle  des  faits  que 
celle  de  l'impression  produite  par  ces  faits  sur  l'esprit  des 
hommes.  "  Il  résultera  de  cette  nouvelle  conception  quelque 
chose  de  semblable  à  une  statue  a  de  proportions  en  vérité  assez 
grandes  et  assez  nobles,  bien  que  d'attitude  peut-être  un  peu 
étrange,  et  qui  méritera  sans  doute  d'occuper  une  place  dans 
un  coin  quelconque  de  l'arc  triomphal  de  l'humanité  "  .  Voilà 
qui  est  peu  sérieux,  et  pourtant,  avouons-le,  la  discussion  de 
principes  qui  accompagne  cette  caractéristique  profession  de 
foi  est  en  vérité  du  meilleur  Gobineau  ;  il  s'v  montre  à  la  fois 
fin  et  spécieux,  pénétrant  et  excessif,  modéré  par  endroit  et 


(i;  T.  II,  p.  299. 
(2')ï.  I,  p.  265. 


CHAPITRE    11  209 

soudain  tranchant  :  c'est  un  grand  seigneur  qui  expose  au 
public  le  [)lan  de  ses  nobles  récréations  intellectuelles,  l'invi- 
tant à  s'y  associer  sans  chicanes  mesquines  s'il  est  vraiment 
digne  d'en  prendre  sa  part.  ]Nous  n'aurons  plus  le  droit  de  nous 
étonner,  après  de  tels  avertissements,  si  l'on  nous  insinue  que, 
Il  même  en  maniant  les  éléments  de  la  légende  avec  la  plus 
grande  discrétion,  il  serait  prudent  d'en  e.ilraùe  tout  le  con- 
traire de  ce  qu'elle  affirme  (1);  "  ou  encore  si  nous  vovons 
un  personnage  féminin  de  la  chronique  iranienne  dépouillé 
soudain  de  son  sexe  pour  devenir  u  évidemment  "  (2)  le  chef 
d'une  des  grandes  divisions  de  l'armée  d'Alexandre! 


IV 

LA     FÉODALITÉ     EX     ORIEXT 

Oui,  V Histoire  des  Perses  est  bien  un  roman  aussi  capricieux 
et  peu  cohérent  dans  le  détail  que  hasardeux  par  son  inspira- 
tion fondamentale,  on  pourrait  dire  par  son  leitmotiv^  pour 
emprunter  un  terme  technique  cher  au  fondateur  de  la 
renommée  de  Gobineau,  Richard  Wagner.  Ce  thème  est  l'in- 
cessante assimilation  de  la  constitution  iranienne  antique  à 
l'organisation  féodale  du  moven  âge  germanique.  Sans  doute, 
tout  n'est  pas  illusion  dans  ce  rapprochement  inattendu  (3), 

(i)T.  I,  p.  328. 

(2)  T.  II,  p.  448. 

(3)  Renan  le  reprenait  quelques  années  plus  tard  dans  son  étude  sur  le 
Shanamek  (^Mélanges  d'histoire  et  de  voyages\  «  L'ancienne  Perse...  res- 
semblait singulièrement  à  notre  époque  carlovingienne.  »  De  tout  temps  une 
classe  de  dikhan,  restes  d'une  noblesse  féodale,  conserva  les  souvenirs,  le 
génie  de  la  Perse  et  son  antique  idiome.  Une  véritable  réaction  persane  se 
produisit  encore  sous  les  Sassanides  et  les  Gaznévides,  vers  le  onzième  siècle  de 
notre  ère,  et  produisit  le  poème  de  Ferdousy,  qui  n'est  pas  un  Arabe,  conclut 
Renan,  mais  «  un  des  nôtres»,  témoignant  de  la  persistance  obstinée  du  génie 
indo-européen  au  travers  des  plus  tristes  aventures  de  l'histoire  asiatique. 

Il  faut  observer  ici  que  bien  des  traits  que  Renan  signale  comme  indo-euro- 
péens dans  le  poète  du  Shancnneh  sont  antiarabes  à  ses  veux,  sans  doute,  mais  non 
antisémitiques  à  la  façon  de  Gobineau.  Et  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  soup- 
çonner, dans  ces  lignes  un  peu  excessives,  une  influence  cachée  de  l'Histoire  des 

14 


210  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

car  une  réelle  quoique  lointaine  parenté  de  race  et  surtout  des 
conditions  d'existence  analogues  en  justifient  plus  d'une  fois 
les  tendances  générales.  Lesprit  allemand  ressentit  peut-être 
quelque  intuition  de  ce  cousinage,  puisqu'on  l'a  vu,  vers  le 
temps  du  romantisme,  se  délecter  aux  arômes  enivrants  de  la 
poésie  orientale  (1),  qui  inspira  à  Gœthe  quelques-uns  de  ses 
plus  délicats  morceaux;  à  moins  qu'on  ne  préfère  apercevoir 
dans  cet  engouement  une  preuve  de  ce  fait  d'expérience  que 
les  contrastes  s'attirent  dans  les  caractères,  et  que  le  soleil  du 
Midi  ou  de  l'Orient  a  toujours  séduit  l'homme  du  Nord.  Quoi 
qu'il  en  soit,  au  lecteur  de  Gobineau  telle  aventure  de  Rous- 
tem  avec  un  dragon  rappellera  certainement  les  vieux  romans 
de  la  Table  ronde;  et  l'on  retrouverait  jusqu'aux  moments  de 
frayeur  du  héros  çamide,  que  le  comte  juge  indigne  d'un  Arian 
pur,  dans  les  naïfs  récits  de  nos  trouvères,  où  les  preux  cheva- 
liers ne  se  montrent  pas  mieux  à  l'abri  de  la  panique,  surtout  en 
présence  des  trahisons  de  la  magie.  Peut-être  les  impressions 
rapportées  des  croisades  pourraient-elles  expliquer,  mieux  que 
toute  communauté  de  sang,  certaines  analogies  littéraires  de 
cette  espèce. 

Qu'il  en  ait  ou  non  le  droit  bien  étal)li,  l'historien  des  Perses 
«e  plaît  à  tracer  un  incessant  parallèle  entre  les  deux  civilisa- 
tions, iranienne  et  germanique,  et  quand  cette  préoccupation 
ne  se  traduit  pas  dans  les  mots,  on  la  sent  cependant  présente 
en  sa  pensée,  ressort  caché  de  l'entreprise  et  raison  d'être  de 
l'ouvrage  tout  entier.  Dès  ses  premières  pages,  il  rapprochera 
la  cité  des  antiques  Persans,  le  bouloug,  du  borough  anglais, 
et,  en  décrivant  minutieusement  les  dispositions,  il  ajou- 
tera (2)  :  «J'insiste  avec  d'autant  plus  de  plaisir  sur  ces  détails 
qu'ils  rappellent  vivement  les  demeures  des  Arians  germains, 
nos  ancêtres.  Les  grandes  métairies  mérovingiennes  des  bords 


Perses,  qui,  pas  plus  que  les  Religions  dans  l'Asie  centrale,  n'est  sans  doute 
demeurée  inconnue  au  membre  actif  de  la  Société  asiatique  que  fut  l'auteur 
de  la  Vie  de  Jésus. 

(1)  Voir  Remy,  Influence   of  India  and  Persia  on  the  poetrj  of  Germany. 
New-York,  1902. 

(2)  T.  1,  p.  28. 


CHAPITRE    II  211 

de  la  Somme  et  de  l'Oise  étalent  encore  bâties  à  peu  de  choses 
près  sur  le  plan  inventé  jadis  par   les  ancêtres    de  la  haute 
Asie  (1).  »    L'existence,  principalement   a^jrlcole,   n'était    pas 
moins  semblable   de  pari  et   d'autre,  et,   tandis  que  les    Ira- 
niens tenaient  cet  emploi  de  ractivité  humaine  pour  le  plus 
noble,  le  plus  digne  du  guerrier  et  de  Ihomme  de  haute  nais- 
sance, tous  les  «  gentilshommes  de  l'Kuropc  occidentale  jus- 
qu'au jour  présent  ont  reçu  un  pareil  préjugé  de  leurs  ancêtres 
issus  de  la  souche  arlane,  ou  fiers  de  le  faire  croire  ^^  .  Le  comte 
songe-t-il  à  lui-même  dans  cette  dernière  réserve?  En  tout  cas, 
il  retrouve  facilement  sur  les  armes  des  compagnons  de  Gyrus 
le  blason  héréditaire  (2),  nomme  volontiers  manoirs  ('^)  leurs 
retraites  montagneuses  de  l'Elbourz,  reconnaît  le  combat  des 
Trente  (4)  dans  la  lutte  de  onze  paladins  persans  contre  autant 
de  guerriers  scythes,  et  dira  des  sujets  iraniens  de  Darius,  en 
style  du  dix-septième  siècle,  que   u  ces  jeunes  gentilshommes 
ne  suivaient  guère  que  le  parti  des  armes  (5)  v  .  Gyrus  lui  appa- 
raît comme  un  autre  Charlemagne,  entouré  de  ses  pairs  (6)  : 
Roustem  en  est  Roland;  Shegad,  le  Danelon.  Ges  chefs  arians 
n'étaient  pas,  dit-il,  par  un  de  ces  euphémismes  un  peu  naïfs 
dont  il  est  coutumier,   u  plus  disposés  à  la  mièvrerie  que  ne  le 
furent  plus  tard  leurs  arrière-neveux  Geoffroy  Grise-Gonelle, 
comte   d'Anjou,  et    Hugues   Pille-Avoine,  seigneur  de  Ghau- 
mont  en  Vexln.  »  Enfin,  décrivant  d'après  une  de  ses  pierres 
gravées  le  a  noble  faucon  arsacide^ ,  il  ajoutera  que  ce  mélék- 
è-tayfeh,  successeur  légitime,  de  l'antique  vie  ampatl,  et  roi 
héréditaire  de  son  domaine,  était  bien    a  de  toutes  pièces,  de 
sentiment  comme  de  position,  de  droits  comme  de  volonté,  un 
v}-ai  baron  de  notre  moyen  âge  (7)  w  .  Ges  rapprochements  sou- 

(1)  Gobineau  son{»e  sans  doute  ici  avec  une  certaine  complaisance  à  son 
château  de  Trye,  près  deGournay,  dans  le  pays  de  Bray,  dont  nous  verrons  les 
vicissitudes  dans   OUar  Jail. 

^2)  T.  I,  p.  296et44f). 

(3j  T.  I,  p.  257 

(4)  T.  1,  p.  453. 

(5)  T.  II,  p.  20. 
(6J  T.  I,  p.  376. 
(7)  T.  II,  p    486 


212  LE   COMTE    DE   GODINEAU 

vent  arbitraires  le  plongent  d'ailleurs  dans  une  sorte  d'atten- 
drissement assez  semblable  aux  émotions  touchantes  que  lui 
procura  parfois  ce  Jjon  pays  de  la  Perse  moderne.  Remarquant 
en  effet  dans  les  Nameli  un  amour  de  l'aventure  analogue  à 
celui  d'où  sortirent  les  romans  de  la  Table  ronde,  il  poursuit  : 
il  Cette  tournure  bien  particulière  de  l'intelligence  iranienne  est 
précisément  celle  des  nations  germaniques,  et  il  en  ressort  une 
preuve  de  plus,  ])ien  frappante,  bien  imposante,  j'ajouterai 
bien  séduisante  et  bien  chère,  de  la  parenté  antique  des  feuda- 
taires  de  Cyrus  avec  les  vainqueurs  du  monde  romain  (1).  » 

La  familiarité  de  ces  paladins  orientaux  a  produit  une  con- 
séquence plus  importante  dans   la  pensée  théorique  de  Gobi- 
neau. Elle  l'a  réconcilié  pleinement  avec  la  féodalité,  qui  nous 
était   apparue  dans  VEssai  comme    une   déviation  de   l'odel, 
comme  un  mal  nécessaire,  comme  une  adaptation  forcée  de  la 
conception  ariane  au  gouvernement  de  vastes  conquêtes,  les 
résultais  heureux  qui  en  purent  résulter  provenant  encore  de  la 
source  plus  pure  dont  elle  n'avait  pas  entièrement  souillé  les 
flots  bienfaisants.  En  Orient,  l'odel  semble  oublié  dès  l'origine, 
et   avant  toute    extension  de    territoire   (2),  dans   un   état   de 
société  aussi  absolument  militaire  et  agricole  que  l'était  celui 
de  l'Iran  jusqu'à   Cyrus,  «  l'unique  forme  de  liberté  })0ssil)le 
était  la  féodalité,  "  qui  met  l'homme  et  tout  ce  qu'il  possède, 
tout  ce  qui  le  complète  et  lui  donne  le  sentiment  de  sa  valeur, 
au-dessus  des  caprices  despotiques  des  majorités.  Cette  organi- 
sation accordait  en  somme  à  chaque  guerrier  arian,  sous  des 
règles   fixes,  immuables,  "  échappant  à   la    pression   de  toute 
volonté  »  et  que  u  personne  n'avait  qualité  pour  changer  (3)  » , 
ce  qui  se  pouvait  maintenir  par  l'emploi  incessant  du  courage. 
Situation  violente  sans  aucun  doute,  mais  un  peuple  sous  les 
armes  »  ne  hait  pas  et  surtout  ne  méprise  pas  "  une  pareille 
situation  :  il  éprouve  un  grand  plaisir  à  faire  ce  qu'il  veut, 
tt  une  tendance  flatteuse  à  rester  à  perpétuité  en  contemplation 
de  ses  droits  personnels,  plus  disposé  à  les  exagérer  qu'à  les 

(1)  T.  I,  p.  439. 

(2)  T.  I,  p.  480. 

(3)  T.  I,  p.  585. 


CHAPITRi:    11  213 

laisser  abaisser.  >  Amusante  transcription  en  beau,  en  idéal, 
n'est-il  pas  vrai,  d'un  état  social  dans  la  réalité  fort  précaire  et 
troublé,  comme  nous  verrons  Oobincau  contraint  d'en  con- 
venir lui-même  vers  la  fin  de  son  œuvre,  en  présence  de  l'exa- 
gération féodale  des  Arsacidcs. 

Bien  plus,  l'existence  de  la  féodalité  iranienne  une  fois  pro- 
clamée, Gobineau  lui  a|)plir|ue  avec  une  logique  intrépide 
jusqu'aux  institutions  de  détail  du  code  chevaleresque  de  notre 
moven  âge.  L'aurore  de  cette  période  brillante  lui  fournit  déjà 
plus  d'un  point  de  comparaison;  car,  en  présence  des  disposi- 
tions dernières  de  Cvrus,  on  pense  »  assister  au  testament  de 
quelque  roi  mérovingien  faisant  la  part  d'un  de  ses  lils  (l)  d  . 
Un  monarque  perse,  nous  aflirme-t-on  plus  loin,  n'eût  pas  eu 
meilleure  grâce  à  réclamer  d'un  de  ses  vassaux  ce  que  ce  der- 
nier considérait  comme  son  bien  légitime,  que  Clovis  à  chi- 
caner sur  sa  part  de  butin  le  possesseur  du  vase  de  Soissons  {'2) . 
Enfin,  dans  telle  intervention  politique  d'un  grand  seigneur 
çamide,  on  croirait  voir  ii  les  Mérovingiens  abâtardis  ne  soute- 
nant plus  l'empire  et  le  héros  de  la  maison  d'Austrasie  violen- 
tant à  la  fois  les  bras  et  le  sceptre  de  ses  suzerains  (3)  " . 

Sur  l'extraction  des  grandes  maisons  féodales  de  l'Orient, 
Gobineau  montre  des  susceptilùlités  nobiliaires  vraiment  risi- 
bles.  L'une  des  plus  populaires  dans  la  légende  persane  est 
celle  des  Gawides  :  or,  ces  seigneurs  avouaient  tirer  leur  ori- 
gine de  Gaweh,  simple  forgeron  d'Ispahan,  qui,  ayant  aidé 
Férydoun,  le  premier  roi  national,  à  secouer  le  joug  sémitique 
de  l'Assyrien  Zohak,  devint  l'un  des  principaux  fcudataires  de 
la  monarchie  restaurée  par  son  bras.  Le  tablier  de  cuir  de 
l'artisan  avait  été  le  drapeau  du  soulèvement  patriotique  des 
Iraniens  de  la  Bonne  Loi  et  demeura  le  symbole  de  l'indé- 
pendance reconquise.  Cette  origine  roturière  indigne  d'abord 
le  comte,  qui  la  révoque  nettement  en  doute  (4).  "Qu'un 
homme  du  bas  peuple  se  soit  trouvé  à  la  tète  d'une  insurrec- 

(1)  T.  I,  p.  482. 

(2)  T.  I,  p.  402. 
(3^  T.  I,  p.  317. 
(4)  T.  I,  p.  280. 


2U  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

tion  iranienne  et  s'y  soit  maintenu,  que  ce  même  homme  ait 
réussi  à  s'élever  au  rang  de  puissant  vassal  de  Férydoun  et  à 
devenir  le  chef  et  l'ancêtre  de  la  maison  la  plus  considérable 
de  l'Iran   occidental...   de  pareilles  fortunes  sont  communes 
dans  l'Asie   moderne  et  dans  les  pays  où  les  races  sont  très 
mélangées...   Mais  elles   sont    invraisemblables  dans   l'Iran  de 
Férydoun,  où   un  homme  tie  valait  que  par  sa   généalogie.  » 
Gobineau  convient  pourtant   ailleurs  qu'on   a    toujours   créé 
après  coup  de  brillants  aïeux  à  quiconque  avait  eu  l'audace 
heureuse  de  révéler  quelque  valeur  personnelle  en  dehors  des 
races  antiques.  Et  cette  regrettable  coutume  le  porte,  après  un 
moment  de  révolte,  à  enregistrer  avec  résignation  l'humble 
condition  de  Gaweh,  «  faute  de  moyens  suffisants  pour  l'atta- 
quer (1).  »  Ajoutons  à  sa  décharge  qu'il  est  revenu  plus  tard 
sur  cette  appréciation  puérile,  et  qu'il  a  fait  amende  honorable 
au  héros  de  l'Iran  sous  la  forme  la  plus  éclatante.  Fut-ce   les 
pages  brillantes  du   premier  acte  de  Siegfried  et  la  noblesse 
évidente  de  l'art  du  forgeron  dans   la  légende  odinique  qui 
réconcilièrent  le  \vagnérien,  l'hôte  de  Wahnfried,  avec  l'ancê- 
tre des  Gawides?  Toujours  est-il  qu'il  lui  a  donné  place  dans 
son  poème  à'Amadis,  sur  le  Parnasse  symbolique  où  sont  divi- 
nisés les  plus  grands  des  héros  arians  (2).  Aux  côtés  d'Indra, 
d'Apollon  et  de  Thor,  seul  humain  cité  par  son  nom  près  de 
cette  trinllé  céleste,  on  admirera 

Kaweli,  forgeron  invincible  ! 

Le  métier  plébéien  se  trouve  ainsi  mentionné  dans  la  charte 
d'apothéose  :  la  réparation  est  vraiment  complète. 

D'ailleurs,  par  une  de  ces  inconséquences  qui  lui  sont  fami- 

(1)  Il  oiU  pu  <  lier  à  1  appui  de  son  scepticisme  cette  curieuse  léfjende  du  bas 
inoven  àf[e  recueillie  par  Dante  lors  de  son  séjour  à  Paris,  et  qui  faisait  d'IIuf;ues 
Capet,  fondateur  de  la  dvnastie  régnante,  le  Hls  d'un  boucher  de  la  capitale 
française. 

Fij;liiiol  fui  d'un  bcccajo  di  Pariai  {Purgaiinre,  ch.  XX). 

Cette  tradition  venait  de  la  puissance  de  cette  corporation,  de  son  dévoue- 
ment à  la  royauté  et  de  l'union  déjà  dessinée  de  cette  dernière  avec  le  tiers 
contre  la  féodalité,  hostile  à  son  afjrandissement. 

(2)  P.  357. 


CHAPITRE    II  -215 

Hères,  Gobineau  nous  affirme  d'autre  part  que  la  noblesse  ira- 
nienne de  la  grande  époque,  celle  de  Cyrus  et  de  Darius, 
s'était  constituée  seulement  du  temps  de  Férydoun,  aussi  bien 
que  la  maison  gawide,  mais  qu'elle  cherchait  à  se  rattacher  à 
l'aristocratie  plus  antique  de  l'empire  djcmshydite,  comme 
«  la  chevalerie  française  du  douzième  siècle  aux  leudes  de 
Clovis  (1)  "  .  C'eût  donc  été  pure  mauvaise  foi,  véritable  sno- 
bisme chez  les  autres  seigneurs  persans,  s'ils  avaient  cru  devoir 
dédaigner,  à  l'exemple  de  leur  historien,  les  fils  d'un  homme 
qui  fut  une  sorte  de  Jeanne  d'Arc  masculin  dans  son  pays. 

Malgré  des  mésaventures  et  des  palinodies  inévitables  avec 
un  tel  parti  pris,  le  comte  persiste  du  reste  à  apercevoir  au  tra- 
vers de  lunettes  tout  européennes  la  hiérarchie  féodale  de 
l'Iran.  Au  sommet  sont  les  grands  feudataires,  souverains,  rois 
ou  shahs  dans  leur  domaine,  et  possédant  le  droit  de  battre 
monnaie.  Le  monarque  est  seulement  le  premier  d'entre  eux, 
de  même  que  Louis  XIV  sera  contraint,  malgré  ses  tendances 
absolutistes,  de  s'avouer  le  premier  gentilhomme  de  son 
royaume;  et  c'est  simplement  ce  fait  qu'exprime  à  l'origine  le 
titre  officiel  de  padishah,  maître  des  rois,  ou  shahinshah,  roi 
des  rois,  dans  lesquels  notre  ignorance  démocratique  persiste 
à  voir  des  formules  d'orgueil,  alors  qu'ils  exprimeraient  plutôt 
un  rappel  à  l'humilité  (2).  Au-dessous  de  ces  shahs  viennent  les 
ratons  ou  grands  gentilshommes,  parmi  lesquels  se  recrutent 
souvent  ces  maîtres  de  la  cavalerie,  acpapaitis,  qui  deviennent 
généraux,  satrapes,  ministres.  Puis  ce  sont  les  hommes  libres, 
les  Iraniens  proprement  dits,  cartons  les  Iraniens  sont  nobles  : 
imaginez  les  hommes  d'armes  du  moyen  âge,  les  c  lances  » 
qui  marchaient  au  combat  entourées  de  leurs  tenanciers,  ou 
encore,  pour  mieux  dire,  les  chevaliers  immédiats  du  Saint- 
Empire  germanique,  et  leur  héros  Franz  de  Sickingcn.  N'aper- 
çoit-on pas  nettement  dans  cette  esquisse  sociale  la  constitution 
que  le  duc  de  Saint-Simon  prétendait  restaurer  en  France 
(tout  en  sacrifiant  trop  pour  sa  part  à  la  servilité  du  jour)  et 


(i)  T.  I,  p.  486. 
(2;  T.  I.  p.  464. 


216  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

qui  eût  mis  l'État  aux  mains  des  seigneurs,  dominant  les  gen- 
tilshommes, placés  eux-mêmes  au-dessus  des  simples  noljles. 
Le  duc  de  Bourgogne  ne  fut  empêché  que  par  la  mort  de 
satisfaire  en  quelque  chose  les  amhitions  archéologiques  de 
son  conseiller  écouté. 

Gohineau  recourt  encore  maintes  fois  aux  usages  féodaux 
pour  éclaircir  à  sa  façon  certains  points  des  annales  ira- 
niennes. Par  exemple,  à  ses  yeux,  la  Perside,  province  d'im- 
portance médiocre,  sous-Kef  de  la  Médie  et  fort  sémitiséc,  n'a 
donné  son  nom  à  l'empire  de  Cyrus  dans  les  documents  grecs 
que  pour  avoir  été  le  fief  propre  de  la  famille  de  ce  prince 
avant  son  élévation.  D'autre  part,  Cyrus  n'y  résida  pourtant  pas 
et  fixa  sa  capitale  à  Suse  ou  à  Echatane  parce  que  «  son  père, 
encore  vivant,  avait  le  droit  de  garder  le  fief  de  la  maison  (1)  d  . 
Plus  tard,  Darius  ne  déhuta  au  contraire  que  comme  gouver- 
neur de  la  Perside  pour  les  Grands  Rois,  u  dont  c'était  le  fief 
personnel  (2).  n  Notre  auteur  aime  surtout  à  faire  parade  de  sa 
Il  courtoisie  "  aux  dépens  des  historiens  helléniques  et  à  les 
humilier  par  la  démonstration  de  leur  ignorance  de  manants 
en  matière  de  droit  féodal.  Ainsi,  Ctésias  raconte  (3)  que 
Crésus,  vaincu  par  (^yrus,  fut  humainement  traité  et  reçut 
pour  résidence  la  ville  de  Barène  ou  Varéna  :  indication  trop 
peu  précise,  qui  laisserait  supposer  une  petite  souveraineté 
concédée  au  roi  de  Lydie  à  titre  de  consolation.  Or  il  fut  évi- 
demment interné  dans  ce  canton,  sans  aucun  droit  d'y  com- 
mander, car  le  pays  faisait  partie  des  fiefs  du  seigneur  de 
Baglia,  et  a  en  conséquence  le  roi  ne  pouvait  en  aucune  façon 
en  disposer  " .  Hérodote  est  encore  plus  maltraité  pour  ses 
commérages  ridicules  sur  les  débuts  de  Cyrus.  "  Je  suis  moins 
révolté  de  l'histoire  du  lièvre  (4)  que  je  ne  le  suis  de  voir 
Cyrus,  du  vivant  de  son  père,  se  faire  passer  aux  yeux  des 
Perses  pour  leur  gouverneur,  institué  par  Astyage.  Ni  Astyage 


(1^  T.  I,  p.  428. 
(2)  T.   H,  p.  8. 
(:i)T.  1,  p.  397. 

(4)  Dans  les  entrailles  duquel    flarpage    fit    passer   un    message   tle   révolte 
Cyrus,  t    I,  p.  370. 


CHAPITRE    II  217 

n'avait  le  droit  d'intervenir  dans  les  questions  de  souveraineté 
chez  ses  vassaux,  ni  Cyrus  la  possibilité  de  se  substituer  à  son 
père  avant  la  mort  de  celui-ci.  Je  conçois  que  les  Grecs  aient 
mal  apjrrécié  cette  condition  de  l'existence  féodale,  mais  nous 
ne  pouvons  la  traiter  aussi  légèrement  queux.  "  Cette  confiance 
dans  la  bonne  règle  chevaleresque  est  admirable  après  le  récit 
de  tous  les  passe-droits  bizarres  que  nous  a  déjà  contés  l'histo- 
rien des  Perses  parvenu  en  ce  point  de  son  œuvre;  car  les 
coups  de  force  furent  toujours  plus  fréquents  en  Orient  que 
partout  ailleurs,  même  entre  parents  unis  par  les  liens  les  plus 
étroits  du  sang. 

Jusqu'au  bout  notre  homme  persistera  néanmoins  dans  ses 
appréciations  fantaisistes.  Xerxès  convoque  "  une  cour  des 
pairs  en  règle  et  suivant  Vidcal  des  assises  de  Jériisalem  (I)  "  . 
Alexandre  réunit  à  son  tour  à  Zariaspe  un  u  Parlement»  afin  de 
prendre  l'opinion  de  la  haute  noblesse  iranienne,  d'agir  en 
conformité  de  vues  avec  elle;  et  l'on  v  vit  arriver  a  avec  leur 
maison  particulière  et  leurs  troupes  tous  les  grands  gentils- 
hommes de  l'Est  (2)  1) .  Enfin,  si  les  satrapes,  d'origine  sémi- 
tique pour  la  plupart,  s'affublent  néanmoins  de  noms  iraniens 
lors  de  leur  entrée  en  place,  ils  ne  réussissent  pas  à  donner  le 
change  par  ce  subterfuge.  C'est  absolument  comme  chez  nous, 
où  les  ministres  bourgeois  de  la  monarchie  dévoyée,  un  Col- 
bert,  un  Le  Tellier,  a  n'ont  pas  manqué  de  se  faire  agréger  à 
la  noblesse  (3).  »  Dernier  écho  des  sentiments  d'un  Saint- 
Simon  dans  ce  drame  oriental  qui,  par  ses  sous-entendus  sati- 
riques à  l'adresse  de  la  société  moderne  comme  par  sa  couleur 
locale  affectée,  prend  parfois,  contre  le  gré  de  l'auteur,  l'aspect 
d'une  bouffonnerie  renouvelée  de  Molière,  où  des  Européens 
grimés  se  promèneraient  sous  le  cafetan  pour  l'ébahissement 
de  quelque  lecteur  proche  parent  de  M.  Jourdain. 

(1)  T.  H,  p.  iô!>. 

(2)  T.  II,  i>.  .V18. 

(3)  T.  II,  p.  300. 


218  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 


LES     IRASIEXS     DE     LA      BOX  NE       LOI 


Pourtant,  la  préoccupation  germaniste  ne  fournit  guère  que 
le  costume  extérieur  dans  V Histoire  des  Perses,  qui  contient  en 
son  fond  maints  renseignements  utiles  à  recueillir  comme  con- 
tribution à  la  connaissance  parfaite  de  son  auteur.  Afin  de  tirer 
quelques  clartés  de  ce  chaos  de  faits  assez  confusément  pré- 
sentés, nous  tracerons  d'abord  la  silhouette  sommaire  de  l'Ira- 
nien })ur,  lors  de  son  ap{)arition  sur  le  seuil  de  l'histoire,  puis 
nous  compléterons  son  portrait  en  l'opposant  aux  six  races  qui 
se  présentèrent  à  peu  j)rès  successivement  à  son  contact  : 
nègres  autochtones,  Scythes  touraniens,  Sémites  babyloniens. 
Grecs,  Macédoniens  et  Romains.  Aussi  bien,  nous  l'avons 
reconnu  déjà,  la  négative  et,  à  l'occasion,  l'invective  sont  plus 
favorables  à  l'aryanisme  gobinien  que  la  description  positive 
et  directe  des  mérites  du  héros  blanc. 

Lorsqu'il  se  retrouve  en  face  de  l'homme  prédestiné,  à  peine 
sorti  de  ce  paradis  qui  fut  le  séjour  primitif  de  la  race  blanche, 
les  dithyrambes  de  VEssai  reviennent  d'eux-mêmes  se  placer 
sur  les  lèvres  de  notre  enthousiaste.  L'Iranien  est  un  Arian 
sans  conteste  puisque  son  langage  est  si  voisin  du  sanscrit 
que  certains  j)hilologues  estiment  la  différence  de  ces  deux 
idiomes  à  peu  près  égale  à  celle  qui  sépare  le  français  de 
l'italien.  Il  suffit  au  surplus  de  contempler  le  mode  d'existence 
de  cette  fomille  d'élite  pour  prendre  une  idée  exacte  de  sa 
fierté,  de  sa  moralité  supérieure.  C'est  avec  a  une  gravité 
singulière,  une  espèce  d'étonnement  admiratif  »  ,  qu'Hérodote 
parle  de  ces  anciens  Perses,  déjà  bien  morts  de  son  temps, 
qui  estimaient  avant  tout  la  bravoure  et  la  sincérité.  Au  centre 
de  leurs  villes  fortifiées  s'élevait  l'autel  du  feu  sacré,  le 
Pyrée,  perpétuellement  entretenu  et  d'où  l'on  tirait  la  flamme 
des    foyers   particuliers.    Car   l'instrument   ingénieux   nommé 


CHAl'ITHE    II  21» 

pramanlha,  qui  donna  naissance  au  mythe  de  Prométhée  (1), 
permettait  sans  doute  de  rallumer  le  brasier  éteint,  mais,  pour 
plus  de  sûreté,  on  préférait  garder  sans  cesse  une  étincelle  de 
la  source  divine  de  lumière  et  de  chaleur.  A  côté  du  Pyrée, 
Ton  creusait  un  bassin  protégé  contre  la  malpropreté  par  des 
lois  sévères,  et  les  prescriptions  les  plus  rigoureuses  sont 
encore  édictées  en  Perse  afin  d'éviter  toute  souillure  à  l'eau 
potable.  La  sécurité  générale  était  assurée  par  les  chiens,  ani- 
maux qui  tiennent  une  grande  place  dans  la  vie  iranienne 
antique  et  ont  mérité  par  les  services  rendus  à  leurs  maîtres 
une  sorte  de  consécration  mvstique. 

La  religion  de  ces  peuples,  par  certains  côtés  pourtant  si 
grossière,  si  proche  de  l'animisme  sauvage  et  si  pénétrée  de 
naïve  barbarie,  n'en  inspire  pas  moins  à  Gobineau  de  vérita- 
bles transports.  L'àme  de  leur  société,  dit-il,  et  le  pivot  de 
toutes  leurs  actions  était  de  se  tenir  dans  une  communion 
incessante  avec  tout  ce  qui  nous  semblera  être  le  monde  sur- 
naturel, et  qui  n'était  pour  eux  que  le  monde  même  dans 
lequel  ils  croyaient  vivre.  Et  nous  retrouvons  ici  les  euphé- 
mismes si  plaisants  quelquefois  par  lesquels  la  plume  pas- 
sionnée de  noire  auteur,  conduite  avec  une  sorte  d'habile 
négligence,  métamorphose  insensiblement  les  défauts  en  vertus 
dans  les  objets  de  son  amour  aveugle.  Vovez  comment  il  trans- 
figure les  vestiges  trop  évidents  de  terreur  magique  ou  d'ap- 
préhension superstitieuse  devant  les  fantômes  des  morts,  qu'il 
est  facile  de  signaler  dans  la  Bonne  Loi.  "  S'estimant  comme 
des  créatures  d'ordre  décidément  supérieur,  il  ne  leur  coûtait 
pas  d'avouer  qu'au-dessus  d'eux  il  existait  encore  d'autres 
forces;  et  d'autant  moins  que,  s'imaginant  leurs  ancêtres  au 
milieu  de  celles-ci,  ils  ne  doutaient  pas  de  pouvoir  s'élever  à 
leur  tour  à  une  telle  égalité;  et  dès  lors  ils  considéraient  avec 
respect  sans  doute,  mais  non  pas  avec  crainte,  non  pas  avec 
servilité,  c<?.ç  dieux,  leurs  futurs  compagiinns.  S'ils  les  rabaissaient 
par  de  telles  opinions,  c'était  en  cela  seulement  qu'ils  s'exal- 


(1)  Voir  dnn.<  la  Revue  des  Deux    Mondes  du    15  août   1862  une  étude   de 
M.  Béville  sur  ce  sujet. 


220  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

taient  eux-mêmes  sans  mesure.  Ils  se  rangeaient  sans  scrupule 
dans  les  limites  du  monde  supérieur  (l).  "  Cette  Interprélation 
a  pour  objet  de  justifier  et  d'anoblir  pai'  avance  l'exclusivisme 
non  seulement  hautain,  mais  encore  haineux,  qui  est  demeuré 
au  fond  de  Tarvanisme  impérialiste  et  se  montre  à  cru  chez  les 
premiers  Aryans  :  non  pas  du  tout  comme  un  trait  particulier 
de  cette  race,  ainsi  que  Tinsinuc  son  apologiste,  mais  comme 
une  survivance  imiverselle  de  l'état  de  nature  et  de  l'égoïsme 
violent  du  sauvage.  "  La  foi  qu'ils  portaient  à  ce  monde  supé- 
rieur était  aussi  le  résultat  de  leur  mépris  et  de  leur  haine  pour 
tout  ce  qui  n'était  pas  eux  dans  l'humanité  ou  pour  les  formes 
de  la  création  qu'ils  reconnaissaient  comme  impures  ou  haïssa- 
bles. »  Cette  doctrine  par  laquelle  l'univers  et  son  contenu 
sont  séparés  en  deux  parties  u  antagonistiques  "  nécessaire- 
ment odieuses  1  une  à  lautre  est  «  le  point  le  plus  capital,  le 
plus  saillant,  le  plus  vital,  de  la  religion  primitive  des  peuples 
blancs  "  .  En  supprimant  l'inutile  épithèle  de  blanc  et  en 
avouant  que  le  cœur  de  l'homme  ne  change  guère  au  cours  des 
siècles,  on  serait,  crovons-nous,  assez  près  de  la  vérité  et  l'on 
pourrait  juger  à  la  fois  le  fort  et  le  faible  de  certain  impéria- 
lisme excessif.  ^  Aimer  ce  qui  est  pur,  détester  ce  qui  ne  l'est 
pas,  voilà  le  premier  principe,  je  dis  le  plus  ancien  :  voilà  la 
base  sur  laquelle  s'est  développée  toute  la  morale  humaine.  » 
Remarque  singulièrement  profonde,  si  l'on  s'empresse  d'y 
ajouter  cependant  que  chaque  peuple,  sans  en  excepter  les 
])lus  jaunes  et  les  plus  noirs,  s'estime  parfaitement  pur  et  con- 
sidère volontiers  l'étranger  comme  un  démon  vomi  par  l'enfer. 
Le  Chinois  d'aujourd'hui  ne  le  cède  nullement  sur  ce  point  à 
l'Iranien  du  temps  jadis,  car  les  diables  européens,  à  l'œil 
infernalement  bleu,  provoquent  chez  le  Célesle  les  mêmes 
réactions  de  dégoût  et  d'horreur  que  nous  verrons  suscitées 
par  le  nègre  bestial  dans  l'âme  du  guerrier  de  la  Bonne  Loi. 

Et  pourtant,  malgré  la  ténacité  de  préventions  favorables 
que  nous  retrouverons  encore  plus  marquées  quand  il  opposera 
les  Perses  à  leurs  rivaux,  Gobineau  a  fait  quelques  découvertes 

(1}T.  1,  p.38. 


CHAPITRE    II  221 

et  consenti   quelques  concessions  depuis  YEssai.  Sur  certains 
points  de  détail  tout  d'abord  :  ainsi  il  considérait  jadis  comme 
un  caractère  propre  aux  Khorréens,  ces  nèf^res  dégradés  que 
mentionne  l'Ecriture,  le  fait  d'habiter  dans  des  cavernes,  dans 
les  trous  de  la  terre  et  des  rochers,  comme  les  animaux  farou- 
ches. Mais  il  a  cru  reconnaître  en  Perse  que  les  Arians  prati- 
quaient ce  mode  d'habitation,  et  tout  aussitôt  il  se  souvient 
que  les  hommes  du  moyen  âge  germanique  ont  bâti  «  presque 
autant  sous  la  terre  qu'à  la  surface  -  ;  il  juge  ces  demeures 
souterraines  "  vastes,  aérées,  chaudes  l'hiver  et  fraîches  Tété  " , 
et,  entraîné  par  son  ardeur,  transformant  sa  précédente  invec- 
tive en  acclamation  enthousiaste,  il  ajoute  fièrement  :    <i  Les 
Sémites  n'ont  jamais  rien  fait  de  semblable  (1).  "  De  même,  le 
travail  obscur  des  mines,  jadis  réservé  aux  seuls  Finnois,  est  ici 
ennobli,  comme  ayant  été  autorisé  par  les  sévères  lois  arianes 
dès  la  plus  haute  antiquité.  Une  correction  plus  importante  est 
celle  qui  concerne  les  sacrifices  humains.  L'Essai  les  considé- 
rait comme  inconnus  des  Arians;  tout  au  plus,  quand  on  ne 
pouvait  les  nier,  les  devait-on  regarder  comme  des  exécutions 
judiciaires   remises  au    ministère   des  prêtres  :  au    pis   aller, 
comme  des  emprunts  malheureux  faits  à  quelque  race  infé- 
rieure. Dès  à  présent  (2),  voilà  ces  abominations  pourvues  du 
droit  de  cité  chez  les  anciens  peuples  arians  u  dans  les  stages  (sic) 
les  plus  purs  de  leur  existence  (3)  "  .  Bien  mieux,  cette  dévo- 
tion redoutable  a  été  reconnue   a  par  l'universalité  de  la  race 
comme  étant  la  plus  vénérable»  ,  à  ce  point  qu'on  y  voulait  des 
victimes    de    choix,  kchattryas,    brahmanes,   membres    de    la 
famille  des  Atri  même,  parce  que  cette  maison  était  particuliè- 
rement sacrée. 

Enfin,  nous  allons  voir  que  la  thèse  des  mélanjjes  elle-même, 
cette  forteresse  du  théoricien  de  VEssai,  a  subi  insensiblement 
quelques  brèches  et  laissé  passage  à  de  traitesses  restrictions. 

(1)  T.  I,  p.  26. 
(2;  T.  I,  p.  46. 
(3)  T.  I,  p.  43-46. 


222  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 


VI 


I.  E  s     NEGRES     D  Y  AV  S 


Il  est  temps  en  effet  de  considérer  en  présence  des  Iraniens 
leurs  premiers  adversaires,  les  nègres,  qui  couvraient  alors, 
nous  le  savons,  toute  l'Asie  occidentale  (1).  Ce  sont,  dans  les 
documents  antiques,  les  dy^vs  ou  djinns,  qui,  plus  tard  seule- 
ment, devinrent  par  une  déformation  légendaire  ces  génies  de 
Tair,  ces  «  impurs  démons  des  soirs  "  chantés  dans  les  Orien- 
tales de  Victor  Hugo.  Au  début,  ils  n'ont  rien  de  surhumain 
et  ne  sont  terrifiants  que  parce  qu'ils  ont  le  type  nègre,  u  Tout 
homme  étranger  à  la  race  ariane  était  à  la  vérité  un  monstre 
qui  n  avait  de  notre  espèce  que  la  ressemblance.  Encore  se 
sentait-on  disposé  à  la  nier  pour  s'attacher  de  préférence,  et 
avec  tout  l'emportewent  de  la  haine,  aux  traits  divergents .  " 
Cette  créature  odieuse  qu'est  le  dvw  apparaît  u  dans  une  sta- 
ture qui  dépasse  la  mesure  commune  du  corps  humain  :  elle  a 
les  dents  longues  et  saillantes;  plus  tard  on  a  dit  que  ses 
oreilles  étaient  grandes  et  détachées  de  la  tête  :  c'est  pourquoi 
on  lui  a  donné  le  titre  d'Oreilles  d'éléphants  " .  Avec  de  pareils 
traits,  "  le  portrait  du  nègre  est  complet  et  la  ressemblance 
absolue.  "  Quand  on  songe  que  Gobineau  a  prêté  une  grande 
autorité  à  cette  source  musulmane,  le  Koush-Nameh,  dont 
nous  avons  dit  le  sujet  et  qui  peint  précisément  sous  la  forme 
hideuse  du  dy\v  le  plus  grand  roi  arian  qui  ait  vécu,  Cyrus,  on 
ne  saurait  assez  admirer  la  confusion  d'idées  que  fit  naître  dans 
le  cerveau  du  comte  la  recherche  de  l'aryanisme  en  Orient. 
Et  voici  qu'il  nous  peint  en  effet  les  Iraniens  tellement  frappés 
par  la  laideur  de  leurs  antagonistes,  par  leur  aspect  différent 
de  celui  de  la  race  blanche,  par  leurs  vices,  par  leur  résistance 
emportée  et  obstinée  à  la  conquête,  par  les  dangers  et  les  péri- 


(1)  Sous   le    nom  de   néqritos,  la  science   contemporaine  leur  laisse  encore 
un  rôle  dans  cette  lointaine  histoire.  (Voir  les  travaux  de  M.  Maspero.) 


CHAPITRE    II  223 

péties  de  la  lutte,  que,  loin  d'ouhller  ces  dernières,  ils  en  exa- 
gèrent continuellement  le  souvenir  (1).  En  sorte  que  la  créature 
effroyable  et  haie  finit  par  l' apothéose,  ce  qui  explique  le  dégui- 
sement noir  de  Cyrus  peut-élre.  Mais  dans  ÏEssai  c'était  le 
blanc  qui  éprouvait  une  telle  destinée,  et  cette  interversion 
inattendue  des  rôles  est  vraiment  surprenante  de  la  part  de 
guerriers  si  dédaigneux  de  ce  qui  n'était  pas  eux-mêmes.  Nous 
y  verrions  volontiers,  plus  conséquent  que  Gobineau  lui-même 
avec  ses  propres  principes,  le  résultat  de  la  prédominance 
rapide  du  sang  noir  dans  les  veines  de  l'Iranien  comme  jadis 
du  Chamite  :  il  aurait  alors  glorifié  bientôt,  avec  une  sorte  de 
terreur  sacrée,  son  plus  direct  ancêtre  ;  mais  en  ce  cas  l'histoire 
ariane  des  Perses  se  clorait  à  son  premier  chapitre,  et  nous 
devons  nous  empresser  de  rejeter  une  telle  supposition.  Quelle 
que  soit  la  raison  de  leur  fortune  surnaturelle,  les  djinns  des 
Mille  et  une  nuits  sont  bien  les  nègres  autochtones,  et,  à  qui 
en  douterait,  Gobineau  offrirait  de  contempler  les  «  cornalines 
de  son  cabinet»  .  Sur  ces  gemmes,  les  génies  dyws  sont  toujours 
figurés  dansant,  aies  jambes  pliées,  les  bras  avancés,  les  mains 
pendantes,  dans  l'attitude  bestiale  que  réclament  la  plupart  des 
danses  africaines  (2).  ^  Yoilà  qui  est  convaincant. 

Au  total,  nous  n'avons  fait  qu'exagérer  tout  à  l'heure,  dans 
notre  supposition  irrévérencieuse  sur  la  divinisation  du  djinn, 
des  événements  ethniques  que  Gol)ineau  s'empresse  d'avouer. 
Comme  il  arrive  après  toutes  conquêtes,  dit-il,  les  dyws  ne 
furent  pas  le  moins  du  monde  exterminés,  mais  se  mélangèrent 
rapidement  à  levirs  vainqueurs.  Une  fois  de  plus  se  révéla  la 
terrible  faiblesse  du  blanc  pour  la  femme  de  couleur,  qui  est  la 
cause  réelle  de  la  dégénérescence  humaine.  Car,  chose  singu- 
lière, les  femelles  de  ces  dyws  repoussants  n'étaient  pas  tou- 
jours laides,  mais  au  contraire  se  signalaient  souvent  par  un 
charme  séducteur,  ainsi  qu'on  le  reconnut  à  vivre  ensemble. 


(1)T.  l,p.  19. 

(2)  Qu'eût  dit  le  comte  s'il  avait  appris  que  vinfjt  ans  après  sa  mort  la 
bamboula  nègre  ferait  fureur  clans  les  salons  de  New- York  et  de  Londres  sous 
le  nom  de  Cake  Walk,  ses  attitudes  bestiales  à  peine  corrifjées  par  les  bien- 
séances. 


224  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

De  plus,  nous  l'avons  annoncé  tout  à  l'heure,  voici  qu'à  l'action 
jadis    omnipotente   du    mélange    s'associe    maintenant  à  titre 
d  éclaircissement   historique  une  influence    purement  sociale 
des  races  inférieures  qui  en  diffère  sensiblement.  Les  dyws, 
nous  laisse  entendre  Gobineau,  agirent  dans  l'Iran  non  seule- 
ment par  leur  sang,  mais  par  les  habitudes  de  paresse  et  de 
mollesse   dont   ils    favorisèrent  le   développement  chez  leurs 
maîtres  :  il  accepte  donc  ici  un  nouveau  ressort  dans  la  philo- 
sophie   de    l'histoire,    qui    ressemble   de   façon    frappante    à 
l'action   du   milieu   et  ne  touche  plus  directement  à  la  race. 
En   effet,    nous    apprenons   qu'entouré   désormais   d  esclaves 
empressés  le  guerrier  de  la  Bonne  Loi  négligea  sans  scrupules 
une  quantité   de  soins   matériels  qui  jadis  ne  lui   semblaient 
j)as  au-dessous  de  sa  dignité.  La  u  fille  "  de  la  maison  ne  fut 
plus,  selon  l'étymologie  arianc  du  mot,    "  celle  qui  trait  les 
vaches  (1),"  mais  au  contraire  "la  jeune  héritière  iranienne 
se  fit  gloire  de  laisser  des  soins  fatigants,  communs  ou  vul- 
gaires au  travail  des  filles  dyws...  On  cultiva  plus  de  terre,  on 
obtint  plus  de  produit;  de  la  richesse,  on  passa  à   P opulence^ 
et   on  employa    ces    ressources  à    augmenter  le  nombre  des 
dépendants  afin  d'accroître  l'ancien  pouvoir  et  les  respects  qui 
s'y  attachaient  "  .   Ne   crovons-nous  pas  lire  inopinément  un 
chapitre  de  Marx  sur  les  origines  du  Capital,  et  l'action  toute 
puissante  des  facteurs  économiques  dans  l'évolution  humaine? 
Bien  plus,  la  religion,  devenant,  par  ses  prescriptions  étroites 
sur   les  professions  défendues,   un   obstacle  à  l'industrie,   on 
s'avisa   d'apprendre    les    métiers    dégradants  aux   dyws,    déjà 
impurs  sans  cela,  en  sorte  que  le  progrès  matériel  fut  aussi 
rapide  que  la  décadence  morale.  Enfin,  et  c'est  là  une  obser- 
vation qui,  cette   fois,  rappelle  l)ien  la  manière  habituelle  de 
Gobineau,   on    vit   les   rois,    comme    cela    a    toujours    lieu    en 
pareilles  circonstances^   constater   que   les  gens  de  demi-sang 
étaient  des  serviteurs  plus  soumis,   plus    dévoués    et   surtout 
plus  dépendants  que  les  feudataires  d'origine  pure;  ils  cher- 
chèrent donc  et  réussirent  à  en  tirer  un   certain  nombre  de 

(1)T.  I,p.  93. 


CHAPITRE    11  225 

l'abjection.  C'est  encore  le  reproche  de  V Essai  aux  Konungrs 
germains  devenus  patrices  ou  consuls,  et  celui  d'un  Saint-Simon 
ou  d'un  Boulainvilliers  à  la  monarchie  d'un  Louis  XIV  :  s'ap- 
puyer sur  la  roture  pour  asseoir  l'absolutisme. 


VII 

LES     SCYTHES     TOU  RAMEES 

Ces  dangers  étaient  fort  menaçants  pour  l'avenir.  Toutefois 
si,  devant  leurs  pas,  les  Iraniens  rencontrèrent  les  dv\vs, 
et  bientôt,  comme  nous  le  verrons,  les  bâtards  des  dvAvs, 
les  Sémites  noircis,  ils  laissaient  en  revanche  derrière  eux, 
mais  non  pas  tout  à  fait  hors  de  leur  portée,  une  source 
inépuisable  de  rajeunissement  et  de  vigueur  :  véritable  fon- 
taine de  Jouvence,  dont  Gobineau  nous  assure  qu'ils  usèrent 
durant  tout  le  cours  de  leur  histoire  et  dont  la  vertu  miracu- 
leuse manqua  rarement  de  répondre  à  leur  attente.  Nous  vou- 
lons dire  l'ensemble  des  tribus  arianes  demeurées  plus  proches 
de  la  patrie  originelle  et  mieux  protégées  contre  les  contacts 
dégradants,  en  un  mot  les  Scythes,  qui  représentaient  à  cette 
heure  lointaine  le  groupement,  encore  asiatique,  des  futures 
nations  germaniques.  Cette  conviction  est  la  raison  d'être  de 
l'aryanisme  oriental  de  Gobineau  et  la  clef  de  VHistoire  des 
Perses.  Sans  doute,  il  a  fallu  quelques  sacrifices  logiques  pour 
l'asseoir.  Nous  avons  lu  dans  VEssai  que,  sur  la  foi  d'autorités 
scientifiques  éminentes,  l'auteur  avait  d'abord  considéré  les 
Scythes  comme  des  jaunes  apparentés  aux  tribus  mongoles, 
mais  qu'il  avait  trouvé  dès  lors  quelque  commodité  à  les  blan- 
chir, trahissant  même,  par  la  facilité  de  cette  opération,  l'ana- 
logie foncière  de  la  psychologie  blanche  et  de  la  jaune  à  l'heure 
des  origines.  Dans  l'histoire  iranienne,  une  difficulté  nouvelle 
vient  compliquer  cette  assimilation  indispensable  pourtant  : 
c'est  la  tradition  invétérée  qui  pousse  les  historiens  perses  à 
opposer  brutalement  le  Touran  scythique  à  l'Iran  pur,  comme 
si  ces  deux  régions  étaient  peuplées  de  créatures  plus  étrangères 

15 


226  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

encore  les  unes  aux  autres  que  pouvaient  l'être  dyws  et  guer- 
riers de  la  Bonne  Loi.  Cette  distinction  a  passé  jusque  dans  la 
science  européenne,  où  le  Touranien  fut  longtemps  considéré 
comme  l'ancêtre  des  bruns  enfants  de  Bohême  (1) .  INous  savons 
d'avance  que  Gobineau  ne  s'eml)arrassera  pas  pour  si  peu.  Il 
tient  du  chevaleresque  scrdar  afghan  Kandahary,  Mir-Eleni 
klian,  que  le  mot  «  touranien  "  veut  dire  dans  sa  patrie 
homme  de  race  noire,  et  non  pas  de  race  jaune  (2).  Il  n'en 
faut  pas  davantage  :  cette  divergence  avec  les  autorités  grec- 
ques suffit  pour  enlever  au  ternie  en  litige  tout  caractère  d'une 
désignation  de  race;  il  est  évident  dès  lors  aux  yeux  de  noire 
historien  que  l'Iran  l'ajjpliquait  tout  simplement  à  ses  ennemis 
(lu  nord-ouest,  remuants  et  gênants  sans  aucun  doute,  mais  en 
somme  frères  par  le  sang  des  guerriers  perses  et  demeurés, 
grâce  à  la  faveur  des  circonstances,  plus  purs  que  les  conqué- 
rants blancs  déjà  gâtés  par  leurs  victoires. 

Cette  découverte  de  Gobineau,  qui  flatta  singulièrement  ses 
complaisances  orientales  et  fut  probablement  l'origine  de  son 
entreprise  d'histoire  généalogique,  se  trouva  fortement  appuyée 
dans  son  esprit  par  certaines  descriptions  du  Koush-Nameh,  ce 
poème  du  treizième  siècle  de  notre  ère  qui  représente  Cyrus 
sous  l'apparence  d'un  dyw,  mais  qui  est  devenu  néanmoins 
bien  cher  au  diplomate  français  pour  l'indication  précieuse 
que  nous  allons  reproduire. 

Après  une  longue  et  assez  confuse  énumération  géographique 
des  contrées  voisines  de  l'Iran  antique,  dans  laquelle  Gobineau 
découvre  néanmoins  toutes  sortes  d'analogies,  ingénieusement 
déduites,  avec  le  mythe  eschylien  du  voyage  d'Io,  le  poète  du 
Koush-Nameh  conduit  son  lecteur  vers  un  rovaume  scvthique 
du  voisinage  de  la  Caspienne,  dont  la  capitale,  Bésila,  est  "  un 
des  séjours  les  plus  brillants,  une  des  places  les  plus  fortes  du 
monde  »  ;  et  c'est  là  un  renseignement  que,  seul,  il  fournit 
parmi  les  annalistes  persans. 

(1)  Et  c'est  encore  le  nom  qu'un  disciple  de  Gobineau  dont  nous  avons 
parlé,  le  docteur  Hentscuell,  dans  Varuna,  emploie  pour  désigner  la  race 
jaune. 

(2)  T.  I,  p.  322. 


CHAPITRE   II  227 

Ici,  le  Iratlucteur  passionné  du  Koush-Nameh  s'efforce  d'abord 
■d'atténuer  dans  notre  esprit  l'étonnement  qui  y  pourrait  naitre 
à  la  mention  de  ces  splendeurs  et  de  cette  civilisation  raffinée 
au  sein  de  la  froide  Hyrcanie  (1).  D'après  les  «  idées  w  que  les 
(i  modernes  »  se  sont  faites  des  Scythes  et  de  leur  prétendue 
barbarie,  une  pareille  description  d'une  ville  de  l'extrême 
Nord,  à  des  époques  aussi  éloifjnées  que  celles  dont  il  s'agit 
dans  le  Koush-Naweh,  »  a  tout  sujet  de  choquer  la  vraisem- 
blance. "  Mais  le  témoignage  persan  est  confirmé  de  bien  des 
manières.  En  premier  lieu,  les  Grecs  ne  pensaient  pas  des 
Scythes  autant  de  mal  que  nous;  et  cette  insinuation  est  amu- 
sante, car  elle  suppose  que  nous  possédons  sur  les  Scythes  des 
préjugés  personnels  et  des  données  différentes  de  celles  que 
nous  ont  fournies  les  historiens  helléniques.  Mais  voilà  qui  est 
plus  spécieux  encore  :  Hérodote  parle  de  ces  peuples  avec  une 
estime  respectueuse  et  vante  leur  justice,  ce  qui,  dayis  le  lan- 
gage du  temps,  s  applique  mieux  «à  la  régularité  des  institutioi^s 
qu'on  remarquait  chez  ces  peuples  qu'à  des  notions  générales  et 
naturelles  d'équité  " .  Cet  argument  est  un  pur  jeu  de  mots. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  civilisation  de  Bésila,  le  Koush- 
Nameh  nous  apprend  qu'on  y  professait  la  même  religion  que 
dans  l'Iran,  c'est-à-dire,  conclut  le  comte,  celle  de  la  patrie 
commune  des  premiers  Arians,  et  ce  fait  est  u  l'un  des  plus 
importants  de  l'histoire  du  monde  " ,  car  il  explique  Viden- 
tité  (?)  des  opinions  de  nos  aïeux  germains,  descendants  des 
Scythes  touraniens,  avec  les  doctrines  premières  de  la  Perse 
et  de  l'Inde.  Dans  ces  conditions,  Bésila  ou  quelque  ville  voi- 
sine ne  serait-elle  pas  la  cité  d'Asgard(2),  forteresse  des  futurs 
Scandinaves,  séjour  radieux  où,  nous  le  verrons  plus  tard, 
Gobineau  aimait  à  placer  ses  propres  ancêtres  directs  en  ligne 
paternelle?  Quelle  surprise  et  quelle  joie,  quelle  «  image 
séduisante  »  ,  que  de  trouver  ces  demi-dieux  germaniques,  les 
Ases,  en  relation  avec  l'Iran  chevaleresque,  fournissant  à  plu- 
sieurs  reprises   des    épouses  aux  Grands   Rois  et,  d'après  le 


(1)T.  1,1).  198. 
(a)  T.  I,  p.  528. 


228  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

Shah-Name/i,  engendrant  la  mère  de  Férydoun  aussi  bien  que 
celle  de  Cyrus  (1),  que  le  Koush-Nameh  a,  par  contre,  la 
malheureuse  inspiration  de  donner  pour  une  dyw;  mais  Gobi- 
neau néglige  ce  trait  de  son  auteur  favori.  La  psychologie  de 
ce  dei^nier  conquérant  va  nous  renseigner,  d'ailleurs,  sur  l'es- 
time respective  que  son  historien  accorde  aux  deux  races  dont 
il  est  issu,  la  scythique  et  l'iranienne  (2).  Hérodote  raconte 
qu'un  des  chevaux  blancs  sacrés  qui  couraient  libres  dans  les 
rangs  de  l'armée  s'étant  noyé  dans  le  Gyndès,  affluent  du  Tigre, 
Cyrus  jura  de  châtier  la  rivière  coupable  et  de  l'humilier  pour 
jamais  :  il  la  fit,  en  effet,  détourner  par  un  système  de  canaux 
qui  n'y  laissa  qu'un  étiage  insignifiant.  Plus  tard,  quand  Xerxès 
en  marche  pour  son  expédition  hellénique  fera  corriger  l'Hel- 
lespont  de  trois  cents  coups  de  fouet,  Gobineau  révoquera  en 
doute  la  véracité  de  cette  anecdote,  "  qui  ressemble  à  une 
calomnie  grecque  (;3).  »  Par  une  de  ces  contradictions  dont  il 
est  coutumier,  il  fait  pourtant  à  Cyrus,  d'une  action  tout  à  fait 
analogue,  un  mérite  religieux  et  un  titre  de  noblesse.  Sans 
doute,  dit-il,  rien  n'était  moins  conforme  aux  notions  de  la 
théologie  mazdéenne  (Irano-sémitique),  même  la  plus  an- 
cienne (4),  qu'une  telle  vénération  du  cheval  et  surtout  qu'une 
offense  à  l'eau,  élément  sacré  par  excellence  :  l'Iran  devait  y 
voir  une  impiété  au  premier  chef.  "  Mais,  si  l'on  se  place  dans 
lordre  des  notions  scytliiques,  il  n'en  est  plus  ainsi,  et  Cyrus 
vcnpe  noblement  et  justement  un  des  êtres  les  plus  vénéral)les 
du  monde.  Le  cheval  de  guerre  mérite  toute  attention,  tout 
respect  :  on  ne  saurait  trop  faire  pour  lui.  En  outre,  l'honneur 
du  chef  a  le  droit  de  s'en  prendre  à  qui  que  ce  soit  au  monde  : 
il  se  sent  à  la  hauteur  du  respect  et  de  la  vénération  universelle.  » 
Loin  de  faire  tort  à  ce  héros,  son  acte  puéril  doit  nous  fournir, 
au  contraire,  une  induction  de  plus  en  faveur  de  son  origine  à 
demi  scythique,  et,  en  tout  cas,  l'on  voit  nettement  par  ces 


(1)  T.  I,  p.  352. 

(2)  Qu'il  fût  un  métis,  c'est  ce  qui  est  certain  :  un  «  mulet  »  ,  disaient  avant 
sa  naissance  les  présages  rapportés  par  les  auteurs  grecs. 

(3)  T.  II,  p.  184. 

(4)  T.  I,  p.  423. 


niAPlTP.E    II  220 

lignes  que  Gobineau  met  les  Scythes  l.ien  au-dessus  des  Ira- 
niens pour  la  pureté  de  leurs  notions  arianes,  qu'il  préfère 
encore  leur  religion  à  cette  »  Bonne  Loi  »  du  Vendidad  dont  il 
dit,  d'ailleurs,  tant  de  bien  quand  il  la  compare  aux  idées 
sémitiques.  A  ses  yeux,  les  Touraniens  sont  à  peu  près  aux 
Perses  ce  que  les  Normands  rois  de  la  mer  du  neuvième  siècle 
seront  aux  Germains  déjà  mélangés  de  l'empire  carlovingien. 
Et,  lorsqu'il  nous  parlera  de  la  plus  grande  maison  féodale  de 
l'Iran,  celle  des  Çamidcs,  princes  du  Seystan,  il  nous  la  pré- 
sentera comme  d'origine  scythique  et  s'en  vantant  (1),  et  le 
prouvant  par  sa  résistance  aux  empiétements  des  prêtres  du 
mazdéisme  et  aux  prétentions  des  satrapes,  ces  créatures  d'un 
parvenu  tel  que  Darius. 

En  conséquence,  notre  auteur  aura  souvent  recours  à  ce 
voisinage  précieux.  Pour  régénérer  le  sang  des  rois  ou  des 
peuples  iraniens,  il  tire  à  l'occasion  du  Touran  quelque  prin- 
cesse (2)  ou  quelque  tribu  ariane,  peu  embarrassé,  on  le  sait, 
dans  ce  genre  de  déduction  et  capable  au  besoin  de  changer 
le  sexe  d'un  personnage  pour  le  faire  servir  à  ses  desseins 
ethniques.  Peut-être  même  les  Ases  auraient-ils  exercé  une 
action  plus  directe  et  plus  considérable  encore  sur  les  desti- 
nées de  l'Orient  s'ils  n'avaient  rencontré  devant  eux  ce  grand 
homme,  issu  en  partie  de  leur  sang  et  dont  nous  venons  de 
dire  les  nobles  sentiments.  Cyrus,  par  ses  guerres  scythiques 
et  la  terreur  de  son  nom,  ferma  pour  jamais  aux  Touraniens  le 
chemin  du  sud,  et,  pour  ce  fait,  il  faut  voir  en  lui  la  plus 
grande  figure  du  ?nonde.  «  Dans  les  Hébrides,  sous  les 
chaumes  de  la  plus  lointaine  Thulé  et  depuis  qu'il  existe  une 
Amérique,  tout  ce  qui  a  appartenu  aux  races  européennes  n'a 
pas  manqué  de  répéter  ce  même  nom  d'un  monarque  asiatique 

(1)  T.  II,  p.  121. 

(2)  M.  Faguet  a  écrit  de  Phèdre  (Débats,  27  juillet  1902)  :  «  Phèdre  est,  entre 
nous,  d'une  assez  vilaine  famille.  Hippolyte  est  d'une  race  très  pure  :  il  est  tils 
d'une  amazone.  Il  y  a  quelque  chose  dans  Phèdre  de  l'amour  d'une  Méridio- 
nale, d'une...  mettons  d'une  quarteronne  pour  un  jeune  Anglo-Saxon.  »  Gobi- 
neau eût  signé  volontiers  ce  spirituel  couplet.  On  sait  que  Phèdre  dit  de  la 
mère  de  son  beau-fils  : 

Quoique  Scythe  et  barbare,  elle  a  pourtant  aimé. 


230  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

avec  lequel  il  semlDlait  pourtant  qu'on  n'avait  rien  à  démêler  » 
Argument  exquisement  gobinien,  car  il  est  trop  clair  qu'on  en 
peut  dire  autant  de  tout  personnaf^e  classique,  de  Nabuchodo- 
nosor  ou  de  Galigula.  N'importe,  ici  la  renommée  est  en  tout 
cas  plus  justifiée  qu'ailleurs,  car  l'histoire  de  l'humanité  civi- 
lisée fut  transformée  par  l'intervention  victorieuse  du  héros 
métis.  Au  lieu  de  descendre  indéfiniment  vers  le  Sud,  comme 
ils  avaient  commencé  de  le  faire,  poussant  déjà  jusqu'en  Egypte 
leurs  colonnes  volantes,  les  Arians,  effrayés,  prirent  la  route 
de  l'Ouest,  chassèrent  vers  le  Nord  leurs  frères,  les  Ases  Scan- 
dinaves, dès  lors  établis  sur  la  basse  Volga,  Ceux-ci,  au  lieu 
de  s'absorber,  comme  ils  en  étaient  menacés,  dans  le  sein  des 
masses   slaves    environnantes,    remontèrent   vers    le    pôle    et 
créèrent  dans  la  Suède,  la  Norvège  et  le  Julland  cette  féconde 
agglomération  qu'on  put  nommer  à  bon  droit  au  cinquième 
siècle  de  notre  ère  la  vagina  gentium.  Sans  Gyrus,  il  n'y  aurait 
pas  eu  de  Germains,  ni  de   Rome  germanique,  ni  de  société 
barbare,  et  l'Europe  actuelle  n'eût  jamais  existé.  A  sa  place, 
on  n'aurait  contemplé  qu'une  prolongation  continuée  jusqu'à 
nos  jours  de  la  putridité  impériale.  En  revanche,  les  Arians 
eussent    régénéré   les  bords    du   Nil,   les    rivages   de   l'océan 
Indien.  Nous  pouvons  à  peine  apercevoir  les  impulsions  inat- 
tendues  que   l'humanité   pensante    aurait  eu  à  subir,   car   le 
centre  du  monde  fût  resté  dans  la  Mésopotamie,  et  Londres  et 
Paris  n'auraient  pas  connu  leur  gloire.   «  Il  n'y  a  rien  d'un 
intérêt  aussi  intense  dans  toutes  les  annales  du  passé.  »  En 
d'autres  termes,   ce  que  nous  sommes,  nous,   Européens  du 
dix-neuvième  siècle,  c'est  à  Gyrus  que  nous  le  devons.  Voyez 
Alexandre,  qui  a  hâté  la  fusion  hellénico-orientale,  il  n'a  rien 
changé   d'essentiel,   non    plus   qu'Auguste    ou    Gharlemagne. 
Cyrus  n  eut  jamais  son  égal  ici-bas,  et  l'on  ne  peut  qu'applau- 
dir quand  on  voit  nos  livres  saints  déclarer  qu'il  est  le  Ghrist  (I). 
Sans  doute,  ce  grand  roi  ne  se  rendit  pas  compte  de  son  rôle^ 
mais  il  en  est  toujours  ainsi,  et  «  c'est  un  privilège  des  têtes 

(1)  T.  I,  p.  514.  On  sait  que  c'est  là  une  expression  figurée  d'Isaïe  dans  (a 
reconnaissance  pour  le  monarque  qui  mit  fin  à  la  captivité  de  Babylone. 


GHAI'ITUE    H  231 

pensantes  de  mettre  au  jour  de  ces  productions  grosses  de 
mérites  inaperçus  même  de  ceux  qui  les  donnent  au  monde  », 
qu'ils  soient,  ajouterons-nous,  écrivains  comme  Gol)ineau  ou 
hommes  d'Etat  comme  Koiish  aux  dents  d'éléphant.  En  somme, 
le  héros  perse  se  volt  reconnaître  un  u  mérite  »  dans  son  inter- 
vention victorieuse  et  le  germanisme  de  son  historien  l'emporte 
donc  en  cette  circonstance,  puisqu'il  paraît  savoir  gré  à  Cyrus 
pour  avoir  septentrionulisé  les  Arians.  Toutefois,  une  sorte  de 
regret,  à  peine  conscient,  se  trahit  dans  1  hypothèse  que  «  ce 
sang  vigoureux,  généreux,  régénérateur,  eût  pu  afiluer  vers  le 
Midi  »,  et  dans  1  assurance  qu'en  ce  cas  les  Germains,  por- 
teurs peut-être  d'un  autre  nom,  «  n'eussent  pas  plus  fait  défaut 
à  leur  mission  divine  »  au  fond  du  golfe  d'Oman  qu'aux  rives 
de  la  Baltique.  Par  là,  les  deux  préférences  du  comte,  son 
germanisme  de  raison  et  son  orientalisme  d'imagination  (qui 
n'est  qu'un  méridionalisme  déguisé),  se  fussent  mariés  sans 
désaccord  :  il  n'aurait  pas  souffert  des  incertitudes  et  des 
tiraillements  que  le  séjour  de  la  Perse  réveilla  dans  son  esprit, 
partagé  entre  une  hérédité  gasconne  et  des  prétentions  nor- 
diques. Ou  plutôt,  pourquoi  lui  supposer  d'impossibles  satis- 
factions? L'action  du  milieu  eût-elle  donc  cessé  en  sa  faveur 
de  se  faire  sentir?  Non!  Ces  Germains  devenus  Méridionaux 
n'auraient  bientôt  offert  à  ses  yeux  qu'une  seconde  édition  de 
l'empire  chamite  ou  de  la  civilisation  hellénistique.  Il  lui  fau- 
drait chercher  de  nouveau  vers  le  Nord,  auprès  d'autres  tribus 
baptisées  par  lui  arianes,  c'est-à-dire  nobles,  la  raison  éner- 
gique et  la  pondération  froide  qui  le  séduisent  dans  le  gouver- 
nement des  peuples,  sans  parvenir  à  satisfaire  l'instinct  secret 
de  ses  préférences  artistiques.  Quoi  qu'il  en  soit,  Cyrus  lui  ravit 
cette  bonne  fortune  ou  cet  embarras,  et  c'est  pourquoi  il  va 
continuer  à  rouler  de  son  mieux  ce  rocher  de  Sisyphe,  l'arya- 
nisme  scythique,  sur  la  pente  de  plus  en  plus  glissante  que  lui 
prépare  le  sémitisme  sans  cesse  accru  de  l'Iran. 


232  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 


VIII 

LESSÉMITES 

Déjà,  dans  les  pages  purement  descriptives  qu'il  a  consa- 
crées à  la  Perse  contemporaine,  nous  avons  signalé  l'embarras 
du  diplomate  observateur  en  présence  des  mélanges  trop  évi- 
dents du  sang  chez  des  gens  qui  lui  sont  malgré  tout  sympa- 
thiques et  qu'il  voudrait  trouver  plus  dignes  en  tous  points  de 
leurs  ancêtres  arians.  Même  dans  une  œuvre  historique  res- 
treinte à  l'antiquité,  il  était  difficile  de  demeurer  fidèle  aux 
préférences  de  VEssai  et  de  nier  la  part  prépondérante  de  la 
collaboration  sémitique  dans  lefflorcscence  de  ces  civilisations 
grandioses  de  l'Asie  antérieure,  éducatrices  de  l'Occident 
moderne.  Gobineau  l'a  tenté  d'abord  avec  courage,  puis  il  a 
paru  se  fatiguer  de  son  effort,  lâcher  pied  insensiblement, 
céder  du  terrain  à  l'adversaire  blanc-noir  pour  arriver  enfin  à 
lui  rendre  les  armes;  quitte  à  les  reprendre,  d'ailleurs,  avec 
une  belle  absence  de  mémoire,  quand  il  en  aura  la  fantaisie. 
Donnons-nous,  comme  jadis  Bossuet,  le  spectacle  de  ces  varia- 
tions d'un  protestant  en  matière  ethnique,  qui  a  le  tort  de 
s'abandonner  beaucoup  trop  à  l'inspiration  individuelle  et 
actuelle,  négligeant  les  avertissements  de  l'histoire  et  les 
routines  souvent  utiles  de  l'opinion. 

Dès  leurs  premiers  pas  vers  l'Ouest,  aussitôt  les  dyws  soumis 
à  leur  empire,  les  guerriers  de  la  Bonne  Loi  se  trouvèrent  en 
présence  des  masses  sémitiques  de  la  Mésopotamie.  Et,  devant 
cette  antithèse  vivante,  Gobineau  retrouve  d'abord  les  senti- 
ments exclusifs  et  les  distinctions  puériles  de  VEssai.  Écoutons- 
le  célébrer  les  nobles  agriculteurs  iraniens,  fiers  de  remuer  la 
terre,  mais  dédaignant  les  métiers  qui  font  déroger.  Jamais 
préoccupation  semblable  n'a  existé  dans  les  sociétés  ^emm^we^, 
sémitisées  ou  romanisées,  ni  par  suite  dans  les  basses  classes  des 
sociétés  modernes,  qui  ont  constamment  approuvé,  considéré 
avec  faveur  et  admiration  les  moyens  d'augmenter  la  richesse 
et  le  bien-être  de  l'homme,  sans  distinguer    aucunement  la 


CHAPITRE   II  233 

valeur  morale  respective  des  moyens.  Les  industries  les  plus 
notoirement  avilissantes  pour  ceux  qui  s'y  livrent,  les  genres 
de  commerce  les  moins  propres  à  relever  l'homme,  toutes  les 
façons  de  spéculer  sur  les  passions,  les  vices  et  les  faiblesses 
des  multitudes  ont  plu  à  l'esprit  de  lucre,  à  la  soif  de  bien-être 
et  de  faste  de  ces  populations  a])àtardies;  la  seule  et  unique 
fraction  de  l'humanité  qui  ait  considéré  le  travail  comme  une 
vertu  ennoblissante,  comme  un  acte  religieux,  etflétrila  paresse 
comme  un  vice  dégradant  fut  la  race  ariane  (1),  la  partie  sémi- 
tique ou  finnique  n'ayant  jamais  accepté  la  contention  d'esprit 
et  de  corps  que  comme  la  vengeance  la  plus  terrible  dont  le 
ciel  ait  pu  s'aviser  pour  châtier  les  crimes  des  humains,  et 
ayant  tiré  de  cette  doctrine  "  le  droit  d'appliquer  indifférem- 
ment des  efforts  toujours  regrettés  à  n'importe  quel  genre 
d'occupation  » .  Cette  fraction-là,  «  de  beaucoup  la  plus 
nombreuse,  est  tombée  (Taccordavec  elle-même  au  elle  était  le  plus 
(ligne  d'éloges  et  de  sympathie  (2)»  .  Voilà  de  l'excellent  Gobi- 
neau; jamais  son  style  n'a  montré  tant  de  hauteur  mordante, 
ni  sa  pensée  tant  de  prévention  aveugle.  Plus  monstrueuse 
encore  est  cette  formule  qui  résume  l'impression  du  comte  sur 
les  religions  primitives  des  deux  races  qu'il  se  plaît  à  opposer  : 
la  prière  est  ariane  et  les  enchantements,  sémitiques!  Non  pas, 
s'il  vous  plait  :  les  Arians  furent  d'abord  fort  préoccupés  des 
enchantements  aussi  bien  que  tous  les  peuples  primitifs,  dont 
les  initiales  notions  religieuses  ont  partout  un  air  de  famille  (3'  ; 


(1)  C'est  à  peu  près  une  contre-vérité.  Voyez  Lacédémone  et  l'anecdote  que 
nous  avons  déjà  citée  sur  l'oisiveté  obli{;atoire  du  guerrier  Spartiate. 

(2)  T   1,  p.  31. 

(3)  Il  est  curieux  de  iioler  (|ue  quelques  années  plus  tard,  et,  par  une  sin- 
{julière  coïncidence,  à  propos  de  la  littérature  persane  le  Shaunmeh  dans  ses 
Mélaiifjes  d' Instoire  et  de  voya/jes),  Renan  écrivit  précisément  le  contraire. 
«  La  ina{]ie,  si  antipathique  aux  peuples  monothéistes  (c'est-à-dire  à  ses  yeux 
sémitiques),  qui  y  voient  non  sans  raison  une  impiété,  une  façon  de  disposer  de 
la  nature  sans  l'aveu  de  Dieu,  est  au  fond  de  toute  la  \.\\co\o^^\e  indo-europécune . 
Lisez  les  Tuutrax  de  l'Inde,  les  Tablas  (juf/uhines.  Ces  sinf;ulicre.s  recettes  pour 
forcer  Dieu  viennent  toutes  d'une  mèuie  idée,  c'est  que  l'iionuue  commaiidi.'  à 
la  nature  et  réussit  par  certains  procédés  à  picmdre  le  rùli'  que  le  uKinuthéisme 
attribue  à  Dieu  seul...  En  tout  cas,  les  deux  antipodes  du  monothéisme  sont 
bien  la  science  et  la  majjie,  toutes  deux  renilant  la  prière  inutile.  » 


234  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

l'on  ne  saurait  en  aucun  cas  distinguer,  lors  de  ces  débuts 
pénibles  de  la  pensée  métaphysique,  d'une  part  un  tiésor  de 
poésie,  de  l'autre  un  abîme  de  perversion,  sous  peine  d'en 
venir  à  des  sophismes  de  ce  genre  :  «  Dans  le  culte  arian,  les 
sacrifices  et  les  cérémonies  rituelles  constituaient  des  hom- 
mages et  des  marques  d'adoration  dont  les  dieux  avaient  le 
droit  de  se  montrer  jaloux.  »  Dans  le  culte  sémitique,  «  ces 
mêmes  sacrifices  exerçaient  sur  les  puissances  célestes  une 
action  savamment  combinée  à  laquelle  celles-ci  n'échappaient 
pas.  »  Ici  un  Dieu  bon,  là  un  Dieu  fort  et  capricieux.  Et,  à 
l'image  de  leur  dieu,  les  Arians  seraient,  en  effet,  beaucoup 
plus  doux,  plus  modérés  que  les  Sémites,  à  ce  point  qu'après 
la  révolte  de  Babylone  contre  Darius  ils  crucifièrent  seulement 
trois  mille  hommes  (1)  :  ce  n'est  vraiment  pas  la  peine  d'en 
parler  et  la  "  douceur  iranienne  »  demeure  un  des  thèmes 
favoris  de  V Histoire  des  Perses.  Aussi,  de  si  ingénieuses  oppo- 
sitions alimentant  ses  antipathies  théoriques,  notre  auteur  est 
amené  ù  retirer  en  définitive  l'une  des  concessions  de  VEssai 
vers  laquelle  il  ne  laisse  pas  de  pencher  encore  parfois  (2j, 
l'origme  commune  des  Sémites  et  des  Arians.  Il  serait  peut-être 
dangereux,  conclut-il,  d'admettre  que  cette  identité  ait  été 
entière  au  déltut,  et  que  le  mélange  survenu  dans  les  veines 
des  descendants  de  Sem  par  l'action  des  populations  noires 
autochtones  ait  suffi  à  lui  seul  «  pour  donner  à  leur  intelligence 
une  direction  si  complètement  étrangère  à  celle  qui  paraît 
avoir  été  naturelle  aux  Arians  (3)  "  . 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  supériorité  de  ces  derniers,  presque 
à  leur  premier  pas  dans  le  monde,  aussitôt  après  le  fabuleux 
empire  des  Djemshidiles,  les  Iraniens  de  la  Bonne  Création 
commencèrent  par  subir  pour  tnille  ans  (moins  un  jour)  la 
domination  sémitique  personnifiée  dans  leurs  traditions  légen- 
daires ])ar  le  règne  du  chef  assyrien  Zohak.  Il  faut  même  noter 
ici  que,  si    Gobineau  n'avait  pas  l'intention  de  poursuivre  à 

(1)T.  II,  p.  98.  L'antisémitisme  de  notre  temps  ne  célèbre-t-il  pas,  lui  ausgi,. 
l'Aryen  «  bon  garçon  »   et  trop  indulgent  à  ses  exploiteurs? 
(2)  T.  I,  p.  122". 
(3) T.  I,  p.  119. 


CHAPIÏRi:    II  235 

tout  prix  et  pour  longtemps  encore  son  roman  aryanlste  sur  le 
sol  de  llran,  il  devrait  de  bonne  foi  en  interrompre  dès  à  pré- 
sent le  développement.  A  quel  autre  peuple  accorderait-il  que 
mille  ans  d'une  domination  étrangère  et  antagoniste  lui  ont 
laissé  le  sang  assez  pur  pour  être  susceptible  encore  de  quelque 
réveil?  Un  argument  spécieux  vient  pourtant  le  tirer  d  em- 
barras :  si  les  Iraniens  réduits  en  esclavage  ont  conservé  la 
mémoire  des  débauches  monstrueuses  de  Zohak,  le  roi  sémite, 
s'ils  le  représentent  les  épaules  dévorées  par  deux  serpents 
bourgeonneant  de  sa  propre  chair,  d'autre  part,  ils  n'ont  pas 
gardé  mauvais  souvenir  de  ses  ménagements  pour  l'honneur 
conjugal  de  ses  sujets  de  la  Bonne  Loi.  Zohak  u  a  toujours  res- 
pecté la  vertu  des  femmes  iraniennes  (1)  " ,  et  c'est  ce  rensei- 
gnement précieux  qui  fut  transmis  à  Gobineau  par  un  cavalier 
nomade  de  la  tribu  des  Kourbatjehs,  Mohammed-Taghy. 
Admettons  donc  que  les  dames  de  la  Perse  n'eurent  point  trop 
à  souffrir  des  empressements  de  leurs  vainqueur.^,  mais  il  est 
un  fait  avoué  par  notre  auteur  lui-même,  c'est  (jue  l'Iran  se 
laissa  tenter  de  bonne  heure  par  le  grandiose  spectacle  de  la 
civilisation  sémitique  (2),  choquante  par  sa  démoralisation 
profonde,  autant  que  séduisante  par  sa  force  redoutable,  par 
la  discipline  et  la  cohésion  des  populations  assyriennes.  Les 
armées  permanentes  et  obéissantes  de  Zohak  avalent  vaincu 
les  paladins  des  premiers  empereurs  de  l'Iran,  les  Djems, 
comme  plus  tard  les  légionnaires  trappus  subjugèrent  d'abord 
les  Germains  trop  amis  du  combat  en  ordre  dispersé.  L'Iranien 
«  dut  penser  que  l'organisation  inventée  par  ses  aïeux  était 
loin  de  donner  les  beaux  résultats  dont  il  admirait  les  fruits 
chez  ses  voisins  de  1  Ouest" .  A  distance,  il  n'apercevait  pas  l'im- 
piété fondamentale,  le  pouvoir  absolu  de  la  force  sans  autre 
contrepoids  que  la  force  elle-même,  l'absence  de  droits  chez 
le  gouverné,  la  discipline  de  fer.  Il  ne  réfléchissait  pas  à  la 
noblesse  des  institutions  qu'il  allait  perdre  :  il  ne  se  souvenait 
plus  que,  chez  lui,  le  roi  avait  à  respecter  à  la  fois  les  droits  des 


(1^  T.  I,  p.  277. 
(2)  T.  I,  p.  145. 


236  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

dieux  et  ceux  de  son  peuple;  que  la  puissance  souveraine, 
contrôlée  par  les  grands,  était  partout  limitée,  et  par  le  pouvoir 
féodal,  et  par  les  lois  religieuses;  que  le  père  de  famille  était 
un  personnage  si  vénérable  qu'il  était  lui  même  son  prêtre,  et 
que,  dans  cette  société  libre,  la  moralité  était  si  haute,  la 
notion  de  l'indépendance,  du  droit  personnel,  si  vaste,  que  rien 
ne  pouvait  les  embrasser  ni  les  contenir!  Voilà  un  bel  hymne 
à  la  société  ariane,  en  attendant  que  Gobineau  accorde  sa  lyre 
pour  célébrer  Torganisation  sémitique,  comme  nous  le  lui 
verrons  faire  tout  à  Iheure,  quand  il  aura  un  peu  oublié  cette 
précédente  inspiration  de  sa  muse.  Pour  Tinstant  il  est  encore 
tout  entier  au  regret  de  voir  les  Arians  séduits  par  le  vice  et 
désertant  la  vertu  :  c  est  que,  dira-t-il  plus  tard  (1),  s  ils  tenaient 
à  l'immutabilité  de  leurs  institutions  politiques,  par  une  incon- 
séquence naturelle  chez  des  hommes  libres,  ils  aimaient  et 
recherchaient  les  nouveautés  dans  les  idées,  dans  les  mœurs, 
dans  les  habitudes,  sans  apercevoir  les  dangers  auxquels  les 
exposait  cette  imprudence.  Plaintes  trop  justifiées  par  le  spec- 
tacle de  l'histoire  et  que  nous  verrons  plus  dun  disciple  de 
Gobineau  reprendre  à  son  compte  pour  pleurer  sur  les  Ger- 
mains égarés  par  le  voisinage  lalln. 

Une  première  réaction  se  produisit  cependant  dans  les  rangs 
du  peuple  pur  après  mille  ans  (moins  un  jour)  de  patience,  et 
la  cause  principale  en  aurait  été  l'impiété  sémitique.  <•  La 
population  d  Ispahanne  supportait  qu'avec  colère  les  sacrifices 
humains,  imposés  par  Zohak  (2),  »  écrit  imperturbablement 
Gobineau,  qui  paraît  avoir  oublié  déjà  tout  ce  qu'il  a  concédé 
quelques  pages  auparavant  sur  l'origine  essentiellement  ariane 
de  cette  institution.  En  général,  l'antagonisme  des  deux  reli- 
gions était  trop  marqué  :  l'Iranien,  mazdéen,  voulait  exposer 
ses  morts,  et  il  les  offrait  en  pâture  aux  animaux  des  champs  et 
aux  oiseaux  de  l'air.  Au  contraire,  FAssyrien,  prêt  à  souiller 
sans  scrupules  le  sein  vénérable  de  la  terre,  inhumait  les  siens. 
Il  faisait  pis  :  il  pratiquait  les  embaumements,  sources  de  mille 


(1)  T.  II,  p.  47. 

(2)  T.  I,  p.  274. 


CHAPITRE    1  I  231 

profanations.  Ce  qui  était  plus  impie  et  plus  effroyable  encore, 
il  II  s'en  prenait  au  feu  de  bien  des  manières  » ,  ainsi  qu'à 
l'eau  :  en  un  mot,  il  ne  montrait  aux  éléments  purs  aucun  res- 
pect. Enfin,  grief  particulier  aux  féodau.x  iraniens,  ceux-ci  se 
révoltaient  devant  les  «  hommes  de  rien  "  que  l'omnipotence 
royale  assyrienne  plaçait  sans  cesse  au-dessus  d  eux.  Les 
Sémites,  de  leur  côté,  considéraient  leurs  voisins  et  sujets  de 
l'Est  comme  des  barbares  pauvres,  ignorants,  à  peine  diffé- 
rents des  Scythes,  avec  lesquels  ils  les  confondaient  dans  un 
mépris  égal,  et  tempéré  seulement  par  une  crainte  salutaire 
devant  les  possibles  retours  offensifs  de  ces  montagnards 
remuants. 

G  est  sous  l'empire  de  ces  rancunes,  accrues  de  part  et 
d'autre  au  cours  des  siècles,  que  se  produisit  la  grande  insur- 
"rection  iranienne  où  s'illustra  le  forgeron  GaAveh  et  qui  fut 
suivie  de  la  restauration  du  pouvoir  des  Grands  Rois  par 
Abtyn  et  Férvdoun,  les  héros  de  l'épopée  nationale.  L'Iran  ne 
devait  plus  dès  lors  être  soumis  par  les  armes  sémitiques,  tout 
au  contraire,  mais  il  allait  l'être  à  nouveau  par  riatluence  de 
ces  voisins  insinuants.  En  effet,  à  dater  des  victoires  de  Cyrus, 
qui  étendent  démesurément  les  frontières  du  rovaume  perse, 
les  vaincus  assyriens  commencent  à  conquérir  leurs  vain- 
queurs, appuyés  qu'ils  sont  par  des  nécessités  sociales  de  plus 
en  plus  évidentes  avec  le  temps  (1).  Car  ces  provinces  sémi- 
tisées,  arrachées  à  Crésus  par  le  Grand  Roi  iranien,  ne  seront 
pas  soumises  par  lui  au  régime  féodal,  qu'elles  sont  inca- 
pables de  comprendre  :  il  va  les  gouverner  par  des  satra- 
pes, simples  représentants  de  sa  personne,  révocables  d'un 
geste,  véritables  domestiques  dont  on  nous  a  dit  que,  dans 
les  monarchies  orientales,  ils  étaient  plus  esclaves  du  caprice 
du  maître  que  le  moindre  artisan  ou  le  plus  humble  com- 
merçant, défendu  par  la  coutume  et  la  coalition  des  inté- 
rêts analogues  au  sien.  La  satrapie  fut  dès  lors  le  régime  de 
toute  l'Asie  antérieure,  et  les  Grecs,  qui  n  ont  guère  aperçu 
que   cet  aspect  de  1  empire  perse,  se    sont  en   conséquence 

(1)  Voir  t.  I,  p.  278. 


238  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

trompés  radicalement  sur  ses  origines,  sa  constitution  fonda- 
mentale et  sa  véritable  force,  l'organisation  administrative 
qu'ils  voyaient  de  près  n'ayant  été  d'abord  qu'une  infidélité 
nécessaire  à  la  conception  gouvernementale  ariane.  Il  faut  le 
reconnaître  pourtant,  les  Grands  Rois  l'adoptèrent  d'autant 
plus  volontiers  qu'ils  en  aperçurent  bien  vite  les  avantages  : 
c'était  la  prépondérance  désormais  assurée  à  leur  volonté  vis- 
à-vis  des  grands  feudataires;  c'était  l'absolutisme  remplaçant 
la  monarchie  limitée  de  linstitution  féodale,  et  ces  conquêtes 
dangereuses  devaient  avoir  des  conséquences  vitales  pour  l'em- 
pire. Voilà  qui  est  assez  plausiblement  déduit  par  un  bon  disciple 
de  Boulainvilliers,  mais,  en  chargeant  le  sémitisme  de  toute  la 
responsabilité  morale  dans  le  développement  du  despotisme 
centralisateur,  Gobineau  oublie  qu'il  a  découvert  lui-même 
une  autre  origine  à  ce  phénomène  social,  origine  purement 
ariane,  celle-là,  et  fondée  seulement  sur  la  nécessité  toute  mili- 
taire de  la  cohésion  et  de  la  discipline,  au  sein  d'une  race  dési- 
reuse de  conquêtes  et  d'agrandissements.  Comme  on  nous  la 
prouvé  dans  VEssai  pour  les  Germains,  les  Iraniens  ont  dû 
connaître  dès  leurs  premières  campagnes  deux  formes  d'auto- 
rité :  celle  du  magistrat  ou  roi  élu,  gouvernant  avec  les  pou- 
voirs limités  que  lui  accordent  les  chefs  de  famille;  mais  aussi 
celle  du  général  d'armée  menant  despotiquement  ses  bandes, 
au  nom  des  exigences  mêmes  du  salut  commun,  a  De  là,  dit 
en  propres  termes  l'historien  des  Perses,  découleront  plus  tard 
les  principes  contendants  de  la  liberté  des  hommes  et  du  »  des- 
potisme des  princes  "  .  C'est  ])ar  une  évolution  analogue  que, 
chez  les  Barbares  germains,  le  féod,  né  du  rik,  deviendra  la 
mort  de  l'odel  et  de  ses  libertés  souveraines.  Tout  au  plus  est- 
il  donc  permis  d'accepter  le  sémitisme  comme  un  auxiliaire  du 
despotisme  grandissant,  grâce  à  la  prédisposition  supposée  de 
ses  représentants  pour  les  acceptations  serviles.  Et  ces  deux 
principes,  individualisme  et  centralisation,  qui  se  combattront 
chez  les  Arians  avec  des  fortunes  diverses  suivant  les  lieux  et 
les  temps,  finiront  par  donner  la  victoire  à  l'absolutisme,  car 
Il  ainsi  le  voudront  les  mélanges  du  sang  et  l'oblitération 
généalogique  des   races    fortes    > ,   dit  Gobineau,   mais   aussi, 


CHAPITRK    II  239 

ajouterait  un  spectateur  moins  prévenu,  les  conséquences  éco- 
nomiques et  sociales  de  la  civilisation  matérielle  grandissante. 

Né  sous  Gyrus,  ce  fut  principalement  sous  les  Achéménides 
que  se  développa  le  système  administratif  des  satrapies.  Héro- 
dote nous  raconte  le  conseil  délibératif  tenu,  au  lendemain 
même  de  l'élévation  de  Darius,  par  les  sept  seigneurs  perses 
vainqueurs  de  Smerdis  le  Mage,  afin  de  déterminer  la  forme 
du  futur  gouvernement  de  l'empire;  et  Gobineau  donne  une 
interprétation  caractéristique  de  cette  mémorable  discussion 
constitutionnelle.  On  se  trouvait,  dit-il,  à  un  tournant  de  l'his- 
toire iranienne,  car  il  s'agissait  de  concilier  autant  que  pos- 
sible Arians  et  Sémites.  L'isonomie  (égalité  des  droits),  motion 
d'Otanès,  était-elle  à  admettre?  Sans  aucun  doute  pour  une 
partie  des  intéressés;  les  Iraniens  de  vieille  souche,  ou  inieu.v 
encore  ceux  qui  se  réclamaient  parmi  eux  d'une  origine  scy- 
thique  devaient  la  comprendre  dans  tous  ses  avantages  et  la 
préférer,  bien  qu'ils  fussent  loin  de  la  concevoir  à  la  manière 
grecque,  les  villes  n'étant  rien  chez  eux,  et  les  campagnes, 
tout.  Il  ne  s'agissait  pas,  comme  à  Athènes  ou  à  Argos,  d  une 
communauté  de  citovens  décidant  de  tout  sur  un  agora,  en 
présence  de  métèques  et  d'esclaves  impuissants,  mais  d'un 
peuple  de  propriétaires  ruraux,  de  seigneurs  féodaux,  maîtres 
chez  eux  à  différents  degrés  el  obéissant  à  des  lois  coutumières 
que  personne  n'avait  qualité  ■pour  changer  ;  l'isonomie  toute 
ariane  qu'ils  concevaient  ne  pouvait  donc  convenir  à  la  majorité 
sémitisée  des  sujets  de  l'empire. 

Quant  à  l'oligarchie,  amendement  de  Mégabyze,  c'était 
manifestement  le  gouvernement  par  les  grands  feudataires 
réunis  en  conseil,  quelque  chose  comme  cette  cour  des  pairs 
que  rêvait  encore  le  duc  de  Saint-Simon;  et  il  faut  admirer 
ici  combien  Gobineau  se  montre  plus  indépendant,  plus  égali- 
taire  au  sens  arian  du  mot,  que  le  grand  seigneur  de  Versailles. 
Evidemment,  dit-il,  cette  doctrine  n  avait  aucune  chance  de 
succès;  les  hommes  libres.  Iraniens  et  Scythes,  devaient  la 
repousser  avec  horreur,  tandis  que  d'autre  part  les  Occiden- 
taux sémitiques,  désireux  d'un  maître  unique,  n'y  pouvaient 
rien  comprendre. 


2',0  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

La  monarchie  fut  donc  préférée,  mais  il  est  à  remarquer 
que,  clans  l'extension  qu'on  allait  lui  donner,  extension  que 
l'état  (les  choses  rendait  inévitable,  chacun  des  membres  du  con- 
seil délibératif,  Darius  lui-même,  qui  en  profitait,  savait  tout  ce 
qu'un  Arian  y  trouvait  de  répugnance,  et  que,  suivant  la  tra- 
dition, le  roi  n'avait  droit  qu'à  une  sorte  de  présidence  au 
milieu  des  autres  chefs  (1).  Aussi,  des  exemptions,  des  privi- 
lèges, des  garanties  de  dignité  et  d'indépendance  furent-elles 
stipulées  en  faveur  de  ceux  qui  avaient  délivré  l'Iran  de  la 
domination  des  Mages  chaldéens. 

A  part  ces  concessions  légères,  imposées  à  la  monarchie  des 
Achéméiiides  par  les  débris  des  grands  lignages  arians,  affaiblis 
au  cours  des  siècles,  le  gouvernement  passa  dès  lors  aux  mains 
des  satrapes,  délégués  directs  du  roi,  qui  développa  tant  qu'il 
put   leurs    attributions.   La    société    iranienne    faisait   peu    de 
chose  pour  ses  rois  et  ne  trouvait  pas  en  elle  les  moyens  défaire 
davantage.    Une     fidélité    militaire    exacte,    mais    limitée    aux 
courtes  périodes  de  service  actif;  une  obéissance  conditionnelle, 
que  restreignait  le  prestige  de  ces  lois  immuables  auxquelles 
les  souverains  devaient  être  les  premiers  soumis,  et  qui  consti- 
tuaient   l'autorité    suprême   dans   la    nation;    un    respect   qui 
s'adressait  plus  au   sang  et  à  la  famille  du  monarque  qu'à  lui- 
même,  voilà  ce  que  le  vassal  iranien  pouvait  el,  bien  plus,   «  ce 
qu'il  voulait  donner  (2).  »  Les  populations  sémitiques,  au  con- 
traire,  plus  savantes,   plus  intelligentes  des  choses  de  la  vie, 
plus  industrieuses  et  plus  riches  que  les  nobles  militaires  de 
l'Est  et  que  les  vassaux  agriculteurs  de  ces  derniers,  offraient 
une  soumission  complète,  absolue,  au  libre  arbitre  du  souverain 
et  ne  demandaient  en  retour  que  la  protection,  la  paix  et  le 
moins  possible  d'occupations  guerrières.  De  son  côté,  le  Grand 
Roi,  devenu  souverain  de  l'Occident  sémitique,  voulait  plus 
d'obéissance,  et  elle  était  évidemment  devenue  nécessaire,  dit  Gobi- 
neau, par  une  concession  aux  exigences  du  milieu  et  du  moment 
qu'il  n'eût  peut-être  pas  consenti  dans  VEssai.  Aussi  les  sujets 


(1)  T.  II,  p.  17. 

(2)  T.  II,  p.  39. 


CHAPITRE    II  241 

disposés  à  accorder  sous  ces  conditions  cette  obéissance  four- 
nirent-ils des  administrés  dociles  aux  satrapes,  parvenus  sans 
dignité  qui  sont  admis  comme  Haman  aux  plus  intimes  faveurs 
de  la  familiarité  du  maître,  «  mais  pour  se  laisser  attacher  sans 
résistance  à  la  potence  qui  les  attend  au  dehors  en  sortant  du 
hanquet  de  la  reine.  »  Il  ne  se  peut  rien  de  plus  commode  pour 
l'autocratie;  de  tels  hommes  "plaisent  par  leur  néant  même»  (1). 
On  songe  en  souriant,  à  la  lecture  de  ces  lignes,  que  Haman, 
devenu  le  favori  de  certains  antisémites,  tels  que  le  docteur 
Duehring,  pour  son  attitude  décidée  vis-à-vis  des  Israélites, 
est  ici  replacé  par  le  regard  averti  de  notre  aryaniste  au  rang 
qu'il  mérite  dans  les  bas-fonds  de  la  servilité  sémitique.  Gobi- 
neau a  cru  reconnaître  au  sein  de  la  Perse  contemporaine  les 
successeurs  des  satrapes  dans  ces  gouverneurs  de  province, 
périodiquement  destitués  et  restitués  après  avoir  rendu  gorge  ;  il 
a  noté  qu'aujourd'hui  encore  cette  vie  d'incertitude,  de  hasards, 
d'intrigues  dénoncées  et  brusquement  tranchées,  de  succès 
extraordinaires  et  de  chutes  subites  convient  à  la  mobilité  de 
l'esprit  asiatique  et  forme  «  l'élément  où  ces  imaginations  tra- 
vailleuses aiment  à  vivre  » .  Par  là  en  effet,  il  n'est  pas  d'am- 
bition interdite  à  qui  que  ce  soit;  le  plus  mince  des  vagabonds 
peut  prétendre  à  tout  s'il  a  le  courage  de  tout  tenter,  s'il  a  con- 
fiance en  son  étoile. 

La  réforme  religieuse  de  Zoroastre  (2)  vint  hâter  la  fusion 
des  deux  races,  jadis  antagonistes;  tout  au  moins  dans  le  centre 
de  l'empire,  l'Orient  demeurant  toujours  le  réservoir  de 
l'énergie  scythique,  et  le  sanctuaire  des  vieux  cultes.  Car 
Gobineau  voit  avec  raison  dans  la  doctrine  de  l'Avesta  une 
tentative  de  conciliation  entre  les  idées  iraniennes  et  babylo- 
niennes. Ainsi,  le  prophète  refit,  pour  commencer,  l'ancienne 
théorie  géographique,  devenue  trop  étroite  ;  autrefois  tout  ce 
qui  était  en  dehors  des  contrées  primitivement  iraniennes 
demeurait  voué  aux  influences  du  mauvais  esprit,  et  cette  inter- 
prétation violente   ne  convenait  évidemment  plus  dans  l'em- 

(1)  T.  II,  p.  40. 

(2)  Ce  nom,  dit  Gobineau,  8if;nifie  astre  d'or   et  n'e»t   qu'un  titre  d'honneur, 
ou  pour  mieux  dire  «  une  caresse  dévote  » .  (T.  II,  p.  52.) 

16 


242  T,E    COMTE   DE   GOBINEAU 

pire  agrandi.  Le  dualisme  apparut  en  revanche  dans  la  méta- 
physique par  l'opposition  tranchée  entre  le  principe  du  bien  et 
celui  du  mal,  car,  jusque-là,  la  nature,  essentiellement  bonne, 
était  tourmentée  par  accident  seulement  d'influences  malfai- 
santes qui  ne  méritaient  pas  une  personnification.  On  en  vint 
de  plus  à  accepter  les  images  des  dieux,  «  excès  abhorrant  à 
l'ancienne  notion  religieuse;  »  puis  le  ministère  des  prêtres  ou 
mages,  intrusion  évidente  dans  les  droits  de  chef  de  famille. 
On  songea  aux  rémunérations  et  aux  châtiments  éternels,  tan- 
dis qu'auparavant  le  fait  seul  de  cesser  d'être  Iranien,  c'est-à- 
dire  d'avoir  commis  tel  manquement  que  cette  qualité  fût  en 
quelque  sorte  effacée,  livrait  le  coupable  au  destin  qui  atten- 
dait sûrement  le^  créatures  étrangères  à  la  Bonne  Création, 
<i  dans  lesquelles  les  vertus  ne  se  supposaient  même  pas.  » 
Toutes  ces  innovations  égalitaires,  poursuit  Gobineau,  l'en- 
semble de  cette  tentative  conciliatrice  ne  cessa  d'ailleurs  de 
répugner  aux  principes  exclusifs  de  la  race  ariane,  qui  fait  tout 
reposer  sur  le  droit  de  la  naissance,  tandis  que  le  prosélytisme 
est  un  des  caractères  du  sémitisme.  L'on  vit  les  grands  feuda- 
taires  du  Seystan,  les  Çamides,  descendants  du  Roland  iranien 
Roustem,  après  avoir  été  un  instant  contraints  par  Darius  à 
une  conversion  apparente,  reprendre  bientôt  les  armes  en  faveur 
de  la  religion  du  passé  (1).  Ces  protestations  demeurèrent 
isolées  toutefois,  aussi  bien  que  les  survivants  de  la  race  pure, 
et  la  doctrine  zoroastrienne  servit  fort  bien  en  général  les  inten- 
tions gouvernementales  des  Achéménides,  par  l'unification 
morale  qu'elle  assura. 

A  l'imitation  de  ces  politiques,  leur  historien  lui-même 
semble  dès  lors  effacer  de  son  mieux  les  traits  dont  il  s'était 
efforcé  jusqu'ici  de  souligner  le  contraste.  Cette  attitude  devient 
en  effet  indispensable  à  ce  peintre  prévenu  pour  se  donner  et 
pour  nous  procurer  l'illusion  qu'il  a  devant  les  yeux  un  modèle 
encore  quelque  peu  arian  ;  il  importe  de  nier  dorénavant  un 
sémitisme  par  trop  débordant  dans  les  faits.  Voyez  ce  que  les 
sculptures  de  Persépolis,    interprétées  sans  précaution,  nous 

(1)  T.  II,  p.  121. 


CHAPITRE    II  24S 

apprendraient  sur  les  rois  et  généraux  achcménides  issus  de 
sang  nol)le  quoique  mélangé.  Les  physionomies  présentent  «  un 
type  très  sémîtisé,  cfiine  grande  beauté,  il  est  vrai,  mais  d'une 
beauté  qui  a  surtout  conservé  de  l'extraction  septentrionale  la 
vigueur  des  mernhres  et  emprunté  aux  hymens  méridionaux  la 
chevelure  abondante  et  bouclée,  les  yeux  allongés,  le  nez  très 
aquilin  et  la  lèvre  épaisse  et  sensuelle  (1)  ".  Ainsi,  tout  ce 
qu'on  peut  noter  encore  d'arian  chez  ces  malencontreux  per- 
sonnages, c'est  la  vigueur  des  membres;  trait  bien  fail)lement 
caractéristique,  si  l'on  songe  que  les  dyws  noirs,  ancêtres  des 
métis  blancs  de  ces  régions,  nous  furent  présentés  jadis  comme 
des  créatures  gigantesques,  terrifiantes  par  leur  force  et  leur 
vigueur  bestiale.  Et  l'on  ne  voit  pas  sans  surprise  Gobineau 
frappé  et  véritablement  émerveillé  en  retrouvant  chez  les  no- 
bles cavaliers  bakhtyarys  du  sud  de  la  Perse  les  traits  des 
héros  de  pierre  de  Béhistoun.  Voilà  un  émerveillement 
bien  peu  arian  dans  ses  causes;  nous  avons  dit  l'indifférence 
du  comte  pour  les  caractères  anthropologiques  de  la  race,  mais 
c'est  vraiment  dépasser  la  mesure  que  de  s'enthousiasmer  à 
l'improviste  pour  l'apparence  physique  de  gens  qu'on  a  si  sou- 
vent injuriés.  Nous  allons  constater  que  cette  émotion  agréa- 
ble n'est  pas  éveillée  par  le  seul  aspect  corporel  de  Sémites 
baptisés  Arians. 

Déjà,  lors  des  premières  campagnes  de  Gyrus  contre  Baby- 
lone,  nous  avions  appris  à  connaître  1'  «admirable agriculture" 
de  la  Mésopotamie,  la  puissance  des  fortifications  et  la  splen- 
deur des  monuments  de  la  capitale  assyrienne;  l'avilissement 
moral  de  ses  habitants  sans  doute,  mais  aussi  l'éclat  de  leur 
science  et  de  leurs  arts;  leur  panthéisme  «  non  pas  grossier, 
mais  transcendant,  leur  philosophie,  source  de  toute  la  sagesse 
occidentale  » .  Il  faut  les  évoquer  peut-être  avec  l'appareil 
entier  de  leurs  petits  intérêts,  de  leurs  petites  suffisances,  de 
leurs  petits  vices,  mais  après  tout,  c'est  le  «  bagage  ordinaire 
<ies  gens  très  cultivés  " . 

Tout  à  l'heure,  la  majorité  sémitique  introduite  dans  l'Em- 

(1)  T.  II,  p.  1. 


244  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

pire  par  les  progrès  de  la  conquête  menacera  d'engloutir  dans 
ses  masses  profondes  les  représentants  de  la  civilisation  ira- 
nienne. Et,  au  lieu  des  accents  d'indignation  que  nous  atten- 
dons, c'est  un  hymne  de  dévotion  (1)  qui  retentit.  Contem- 
plons la  race  araméenne,  si  forte  en  matière  de  civilisation,  si 
.çi/^érzeure  à  ses  conquérants,  la  famille  sémitique  toute-puissante 
par  son  rare  développement  intellectuel,  représentant  la  seule 
création  artistique  qui  fût  alors  au  monde,  ayant  acquis  une 
telle  influence  sur  les  guerriers  féodaux  de  l'Est  que  non  seule- 
ment elle  bâtissait  et  ordonnait  leurs  demeures,  mais  encore 
leur  prescrivait  leur  costume  et  façonnait  le  luxe  de  leurs 
armes.  Enfin  nous  trouverons  l'achèvement  inattendu  et  frap- 
pant de  cette  inconsciente  conversion  sémitique  quand  nous 
en  viendrons  au  récit  des  aventures  d'Alexandre. 

Ainsi,  jamais  Gobineau  ne  s'est  plus  désespérément  débattu 
entre  ses  deux  tendances  maîtresses,  d'une  part  son  individua- 
lisme exclusif  qui  en  fait  un  utopiste  à  la  Rousseau,  prêt  à  con- 
damner la  civilisation  pour  les  sacrifices  qu'elle  impose  à  la 
dignité  humaine,  pour  ses  maux  et  ses  excès  inévitables; 
d'autre  part  ses  goûts  artistiques  si  développés,  qui  rinclinent 
malgré  lui  devant  les  triomphes  de  la  pensée  et  de  l'imagina- 
tion créatrice.  Où  tracer  avec  sécurité  la  ligne  de  démarcation 
entre  la  «  culture  »  permise  à  l'humanité  noble  et  la  "  civilisa- 
tion »  corruptrice  qui  lui  demeure  interdite?  Nous  verrons  plus 
d'une  fois  encore  ces  frontières  artificielles  fléchir  et  varier 
capricieusement  dans  l'œuvre  d'un  esprit  sincère,  tout  entier 
livré  à  l'impulsion  du  moment. 

Vers  la  fin  de  VHistoire  des  Perses,  en  effet,  Gobineau 
retrouve  avec  satisfaction  le  cliché  sémitique  pour  expliquer 
la  chute  définitive  de  l'Iran  :  on  pourrait  lui  faire  observer  là, 
comme  en  présence  de  la  conclusion  pessimiste  à^YEssai,  que 
la  couche  sombre  qu'il  étendit  tout  dabord  à  plaisir  sur  le 
monde  méridional  fut  trop  épaisse,  qu'elle  transparaîtra  jus- 
qu'à la  fin  des  siècles  sous  les  glacis  blancs  incapables  de  la 
dissimuler  plus  d'un  moment  :  après  cette  préparation  impru- 

(1)T.  II,p.  48. 


CHAPITRE   II  245 

dente  vers  le  Sud,  rhumanité  blanche  qu'il  nous  v  peint  res- 
semble à  ces  vieilles  toiles  de  maîtres  qui  poussent  au  noir 
malgré  les  soins  pieux  de  leur  possesseur,  parce  que  l'artiste 
abusa,  pour  faciliter  ses  effets,  des  bitumes  aux  renaissances 
traîtresses.  Ce  sont  les  Sassanides  qui  reçoivent  l'investiture  de 
cet  Iran  décidément  dégradé,  oà  l'influence  sémitique^  celle 
des  races  secondaires  {^.) ,  devint  à  jamais  prépondérante  (1)  :  et 
l'auteur  s'arrête  au  moment  où  la  proche  parenté  cesse  enfin 
d'exister  à  ses  yeux  entre  les  Européens  et  les  dominateurs  do 
la  Perse.  Il  fut  longtemps  pour  ces  derniers  un  cousin  com- 
plaisant, peu  sévère  à  leurs  mésalliances  flagrantes,  à  leurs 
splendeurs  de  douteux  aloi,  et  il  ne  les  renie  officiellement 
qu'à  l'heure  où  ils  cessent  de  jeter  dans  le  monde  quelque 
éclat  susceptible  de  flatter  sa  vanité  familiale. 

Pour  compléter  cette  esquisse  instructive  des  rapports  entre 
primitifs  et  civilisés,  entre  Iraniens  et  Sémites,  il  nous  reste  à 
dire  quelques  mots  des  Juifs,  qui,  rarement  touchés  par  Gobi- 
neau, tiennent  cependant  une  petite  place  dans  VHistoire  des 
Perses.  Et  les  quelques  traits  qui  se  rapportent  à  leur  caractère 
méritent  d'être  relevés,  car  ils  sont  révélateurs  de  l'attitude 
future  des  aryanistes  les  plus  éclairés  en  cette  matière,  où 
Gobineau  ne  s'est  pas  montré  moins  précurseur  qu'en  tant 
d'autres  sujets.  11  apparaît  un  sentiment  très  juste  et  très  péné- 
trant de  la  vérité  historique  dans  cette  remarque  que  les  idées 
des  premiers  Hébreux  a  paraissent  avoir  eu  beaucoup  plus 
d'analogies  avec  celles  des  Ariai^s  qu'avec  celles  des  autres 
Sémites  (2)  "  .  Leur  religion  initiale,  non  moins  que  celle  de  la 
famille  noble,  est  un  pur  naturalisme,  un  peu  plus  philoso- 
phique seulement,  »  plus  tourmenté,  plus  inquiet,  plus  com- 
pliqué, plus  sombre,  allant  aux  profondeurs  et  ne  se  conten- 
tant pas  des  surfaces,  moins  sympathique,  moins  affectueux, 
moins  confiant,  moins  pittoresque.  ''  Et,  dans  la  partialité  qu'il 
conserve  malgré  tout  pour  les  adeptes  de  la  Bonne  Loi,  Gobi- 
neau se  laisse  aller  à  écrire  (3)  :  «  Le  Dieu  de  la  Bible  est  assu- 

(1)  T.  II,  p.  037. 

(2)  T.  II,  p.  121. 
(3;  T.  I,  p.  27. 


246  LE    COMTE   DE   GOBINEAC 

rément  bien  grand,  mais  son  peuple,  en  comparaison  des  gen& 
que  l'on  voit  ici  écoutant  de  pareilles  leçons,  est  bien  humble, 
et  je  ne  sais  quel  ressentiment  d honneur  s'aperçoit  dans  ces 
passages  du  Vendidad  qui  n'ont  rien  de  commun  sans  doute 
avec  les  combinaisons  cauteleuses,  les  calculs  étroits  et  égoïstes, 
les  mensonges,  les  perfidies  et  les  bassesses  rampants  sous  la 
tente  des  patriarches.  "   Étroitesse  et  égoïsme,  voilà  pourtant 
des  défauts  dont  ne  nous  parurent  pas  fort  éloignés  ces  Arians, 
pour   qui    tout    être    étranger  à    leur   race   était    un    monstre 
"  n'ayant  de  notre  espèce  que  la  ressemblance,  qu'encore  se 
sentait-on  disposé  à  nier,  pour  s'attacher  avec  tout  Femporte- 
ment  de  la  haine  aux  traits  divergents  » .  La  sévérité  de  Gobi- 
neau s'accroît  au  cours  des  siècles  vis-à-vis  de  l'enfant  disraël, 
dont  il  pressent  l'évolution  ethnique  vers  le  Juif,  mûri  dans  la 
captivité;  évolution  que  nous  verrons  minutieusement  étudiée 
par  certains  de  ses  successeurs.  Quand  Cyrus  permit  aux  exilés 
de  revoir  Jérusalem,  les  plus  pauvres,   sous  la  conduite  des 
plus  exaltés,  retournèrent  seuls  vers  le  pays  des  ancêtres.  Les 
meilleurs  restèrent  à  Babylone  ;  les  Israélites  riches  ne  bougè- 
rent pas  de  leurs  belles  maisons  de  Suze,  car,  pour  beaucoup 
d'entre  eux  sans  doute,  une  somme  raisonnable  d'indifférence 
pratique  se  mêlait  à  une  grande  effervescence  cérébrale  quand 
il  s'agissait  de  religion  :  et  c'est  là  «  un  état  d'esprit  très  ordi- 
naire chez  les  Sémites  »  !  Puis,  racontant  la  reconstruction  du 
temple  par  Esra  et  Néhémie  sur  un  ton  plus  léger  et  plus  iro- 
nique que  celui  d'un  Renan,  qui  fait  du  moins  profession  de 
respecter  ce  qu'il  critique,  Gobineau  se  montre  fort  opposé  à 
cette  première  tentative  de  sionisme  dont  les   conséquences 
morales  furent  si  grandes  pour  le  monde.  Qu'une  nation  agis- 
sant dans  la  plénitude  de  sa  vie,  dit-il,  se  choisisse  un  territoire 
et  s'v  établisse  par  la  force  des  armes  ou  le  droit  du  premier 
occupant,  ce  génie  d'une  race  qui  parle  et  qui  opère,  cette 
existence    collective  qui    se    réalise    mérite  la    plus  profonde 
attention  et  la  plus  entière  sympathie.  Mais  qu'un  "  groupe  de 
théoriciens,  s'inspirant  non  de  ce  qui  est,  mais  de  ce  qui  a  été, 
s'armant  non  de  forces  vives,  mais  de  théorèmes,  prétende  au 
moyen  de  la  faveur  des  rois  ou  de  celles  des  peuples  établir  un 


CHAPITRE   II  247 

corps  politique,  fonder  un  Etat,  rien  n'est  plus  méprisable  »  :  il 
ne  peut  sortir  d  un  tel  effort  qu'un  monstre  comparable  à  ceux 
que  les  sorciers  du  moyen  âge  tiraient  du  fond  de  leurs  alam- 
bics. Et  on  ne  lira  pas  sans  stupeur  sous  la  plume  d'un  catho- 
lique avoué  les  lignes  suivantes  :  «  Si  la  seconde  Jérusalem 
n'avait  pas  existé,  il  n  y  aurait  rien  en  de  moin^dans  le  monde, 
sinon  une  de  ces  excroissances  maladives  dont  il  paraît  pourtant 
que  la  nullité  pratique  a  son  genre  d  utilité  par  cela  seul  qu'elle 
est  (1).  ))  Bien  mieux,  u  l'amas  de  pédants,  de  prêtres  hypo- 
crites et  ignorants  et  la  longue  queue  de  mendiants  qui  les 
entouraient  ne  fût  pas  vetiue  se  donner  pour  centre  au  monde 
futur.  !)  Cela  est  profondément  arian,  mais  peu  chrétien,  il  faut 
l'avouer  ;  et  pourtant  le  même  homme  écrira  à  quelques  pages 
de  distance  :  «■  S'il  m'est  permis  de  comparer  un  pareil  dogme 
(celui  du  dualisme  des  Parsis),  qui  ne  me  touche  en  rien,  avec 
un  autre  dogme  auquel  je  porte  toute  vénération,  l'Immaculée 
Conception...»  Ces  contrastes  étonnent  notre  logique?  Pour- 
quoi tant  de  respect  vis-à-vis  des  enseignements  actuels  de 
l'Église,  et  tant  d'animosité  pour  les  origines  chrétiennes? 
Sans  doute  un  croyant  n'est  pas  obligé  dadmettre  que  la  venue 
du  fils  de  Dieu  fût  en  rien  liée  aux  circonstances  qui  entourè- 
rent la  vie  terrestre  de  Jésus;  mais,  tout  de  même,  il  y  a  quel- 
que singularité  à  juger  si  sévèrement  le  milieu  d'où  jaillit  la 
lumière  évangélique  :  et  le  »  catholique  extrême  »  d'Ewald 
apparaît  en  ce  lieu  sous  un  jour  remarquablement  hétérodoxe. 
C'est  ici  d'ailleurs  l'apogée  de  son  antijudaïsme,  et  il  ne 
reviendra  plus  dès  lors  sur  une  opposition  qui  fait  tout  l'arya- 
nisme  de  certains  de  ses  successeurs. 


IX 

LES    GRECS 

Il  faut  maintenant  le  suivre  auprès  de  certains  personnages, 
qui  lui  sont  plus  antipathiques  encore  que  les  iils  d'Israël   : 

(1)  T.  II,  p.  265. 


248  1-E   COMTE    DE   GOBINEAU 

nous  voulons  dire  les  enfants  dégénérés  de  Deucalion;  et  là 
du  moins  il  a  le  privilège  de  l'originalité  entière  et  de  l'isole 
ment  parfait.  Car  nous  ne  croyons  pas  qu'on  puisse  ti'ouvcr 
ailleurs  (sauf  chez  Duehring  peut-être)  des  accents  qui  pré- 
sentent une  analogie  même  lointaine  avec  ceux  que  nous  allons 
noter  sur  sa  lyre  ariane,  les  germanistes  s'étant  d'ordinaire 
rattachés  de  leur  mieux  à  l'hellénisme,  bien  loin  de  le  répu- 
dier. 

Une  seule  période  des  annales  grecques  ne  saurait  provo- 
quer ses  brocards  :  ce  sont  les  siècles  antéhistoriqucs  qu'il  a 
déclarés  purement  arians  dans  VEssai  et  persiste  à  voir  tels 
dans  VHistoire  des  Perses.  Mais  il  a  trouvé  un  ingénieux  pro- 
cédé pour  en  ravir  du  moins  la  gloire  à  la  péninsule  hellénique. 
C'est  en  effet  avant  l'émigration  des  Arians  Hellènes,  c'est 
dans  la  'i  très  lointaine»  Asie  qu'il  faut  placer  toute  la  légende 
grecque;  on  doit  renvover  bien  loin  dans  l'Est  et  les  dynasties, 
et  les  champions,  et  même  les  montagnes,  les  fleuves,  les  villes 
(lui  figurent  dans  les  récits  des  temps  fabuleux  (l).  Notre 
homme  cherche  à  le  prouver,  principalement  par  l'interpréta- 
tion du  vovage  d'io  dans  le  Promélhée  d'Eschyle,  qui  lui  a 
déjà  rendu  quelques  services  pour  établir  l'aryanisme  des  Scy- 
thes ;  et  Ton  sait  son  adresse  à  manier  les  mythes  brumeux  des 
origines. 

Ceci  fait,  entre  l'éjjoque  héroïque  et  les  âges  historiques,  il 
constate  une  "  immense  lacune  "  que  des  généalogies  visible- 
ment fausses  ne  sauraient  combler  et  qui  fut  en  réalité  rem- 
plie par  les  mélanges  et  la  dégénérescence.  Les  Hellènes 
méditerranéens  tiennent  donc  à  ces  anciennes  races  pures  dont 
ils  ont  conservé  la  mémoire  obscure,  mais  à  titre  de  collaté- 
raux tout  au  plus;  il  ne  faut  ni  surfaire  leur  sang,  ni  se  trom- 
per sur  leur  mérite  :  des  Celtes  mâtinés  de  Finnois,  c'est  ainsi 
(jii'il  convient  de  se  figurer  le  peuple  d'Orchomène  et  du 
Copaïs. 

Considérons   Lacédémone,    par   exemple,  en   qui   certains 
arvanistes   plus  récents  que  Gobineau  aiment  à  voir   la   cité 

^l;  T.  I,  p.  518,  ei  t.  II,  p.  239. 


CHAPITRE    II  ■J40 

aryenne  par  excellence  :  leur  précurseur  n'en  pense  guère  que 
du    mal.    De  l'organisation  l'éodale,   ce    Irait   essentiel    de  la 
famille  ariane,  les  Spartiates  ne  «  se  sont,  jamais  doutés  fl)  "  . 
Lorsqu'on   expliqua  à  Cyrus  la  constitution  de  ce  peuple,  il 
n'en  conçut  pas  une  haute  estime,  et  se  retournant  du  côté  des 
députés,  il  leur  dit  :   a  Je  n'ai  jamais  eu  grand  souci  de  cette 
sorte  de  gens  qui  ont  au  milieu  de  leur  ville  une  place  publique 
où  ils  se  réunissent  afin  de  se  tnentir  et  de  se  parjurer  {'■2) .  »  En 
effet,  bien  qu'à  Sparte  on  se  fût  piqué  de  garder  le  plus  long- 
temps possible  le  sang  dorien  à  l'abri  des  pollutions  du  sang 
indigène,  les  sémitisés  n'avaient  pas  tardé  à  dominer.  Nous  nous 
en  apercevons  assez  à  e'couter  le  jugement  de  notre  auteur  sur 
les  grands  hommes  des  rives  du  Taygète.  Lysandre  seul  trouve 
grâce  devant  ses  yeux;  il  faut  noter  avec  soin  cette  distinction 
unique  dans  toute  l'histoire  grecque,  et  singulièrement  flatteuse 
en  conséquence  pour  celui   qui  en    est   l'objet   (3).   L'amiral 
héraclide  était  pauvre,  et,   «  par  une  exception  presque  inouïe 
chez  les  siens,  »  son  désintéressement  était  complet  :  excellent 
officier  au  surplus,  car  Cyrus  le  Jeune  lui  confia  une  sorte  de 
régence  lors  de   son  absence   de  Sardes.    «  C'était  une  situa- 
tion matérielle  irrésistible,  et  moralement  si  grande  qu'aucun 
Grec  n'avait  jamais  rien  rêvé  de  pareil,  n   Ne  croirait-on  pas 
lire  une  phrase  des  Mémoires  de  Saint-Simon  sur  une  soudaine 
fortune  de  cour  échue  à  quelque  petit  gentilhomme  étranger  et 
justifiée  peut-être  par  les  services  rendus,  mais  malgré   tout 
presque  choquante  par  sa    grandeur  inusitée.    C'est  évidem- 
ment ce  témoignage  décisif  de  la  part  du  Grand  Roi  qui  vaut 
à  Lysandre  l'estime  de  l'ennemi  de  sa  race;  et  peut-être  aussi 
cette  particularité  que  les  armes  du  chef  lacédémonien  abatti- 
rent pour  toujours  la  puissance  d'Athènes,  ce  qui,  nous  allons 

(1)  T.  I,  p.  239. 

(2)  T.  I,  p.  407. 

(3)  Encore,  par  une  sorte  de  dilettantisme  de  la  contradiction,  Lysandre 
fi{;urera-t-il  dans  l'avant-propos  de  la  2'"  édition  de  l'Essai  (1882)  en  compa- 
gnie de  Caton,  comme  un  duo  «  d'a.ssez  méchantes  gens  »  ,  incarnant  le  "  bandit 
Spartiate  "  à  côté  de  «  l'usurier  romain  »  .  Véritablement,  un  autre  nom  aurait 
pu  venir  ici  sous  la  plume  de  Gobineau  afin  de  ménager  un  peu  le  sens  lof;ique 
de  ses  lecteurs. 


2i0  LE    COMTE    DE   GOBKNEAU 

le  voir,  doit  être  véritablement  considéré  comme  une  œuvre 
pie.  Examinons  d'abord  de  quelle  manière  sont  traités  ceux  des 
compatriotes  de  Lysandre  qui  ne  peuvent  fournir  de  sembla- 
bles références.  Pausanias,  Héraclide  pourtant  lui  aussi,  mais 
«  toujours  acheté  ce  qu'on  veut  le  payer,  ressemble  aussi  peu 
que  possible  à  un  honnête  homme  et  encore  moins  à  un 
héros  »  ;  et  le  vainqueur  de  Platée,  devenu  traître  à  sa  patrie, 
prendra  le  costume  perse  et  imitera  la  vie  fastueuse  des  chefs 
asiatiques,  autant  que  «  pouvait  le  faire  un  soudard  de  son 
espèce  "  .  Ne  parlons  p..is  d'Agésilas;  ce  «  vieux  pillard  »  est 
devenu  un  grand  homme  à  bon  compte  par  l'unique  puissance 
des  phrases  bien  cadencées  de  Xénophon  :  en  sorte  que,  trans- 
portant à  sa  valeur  morale  ré])igramme  tournée  par  Boileau 
sur  la  valeur  littéraire  de  la  tragédie  de  Corneille,  nous  pour- 
rions soupirer  au  sens  propre  du  mot  : 

Après  r  «  Agesilas  »  , 
Ilelas! 

Si  Lacédémone  rencontre  peu  d  indulgence  chez  Gobineau, 
Athènes  est  bien  autrement  maltraitée  par  lui.  Car,  au  total, 
la  rudesse  soldatesque  des  Spartiates,  leurs  «  grandes  préten- 
tions nobiliaires  «  ,  leur  gravité,  leur  silence,  laissaient  des 
illusions  plus  avantageuses  sur  leur  caractère  que  la  hâblerie, 
les  effusions  démocratiques  et  1  étalage  de  cynisme  ordinaire 
aux  protégés  de  Minerve.  Aussi  Cyrus  méprisait-il  tout  parti- 
culièrement ces  derniers.  Au  temps  d'Hérodote  leur  cité  n'était 
qu'un  village,  habité  par  des  gens  dont  la  «crédulité  rustique» 
étonne  l'homme  d'Halicarnasse  lui-même  :  une  misérable 
bourgade,  réunion  imparfaite  d'habitations  éparses  au  milieu 
des  plantations  d'oliviers.  11  est  vrai  que,  plus  tard,  à  l'aide  de 
mensonges  et  d'interpolations  qui  ne  respectaient  pas  plus  le 
texte  d'Homère  que  les  oreilles  de  toutes  les  classes  d'audi- 
teurs, Athènes  tenta  de  se  créer  une  légende  à  laquelle  sa 
population  ancienne,  faite  de  laboureurs  grossiers  et  de  dé- 
sœuvrés sans  conscience,  n'avait  jamais  prétendu.  Mais  «  un 
mensonge  monstrueux,  rehaussé  d'autres  mensonges  "  tels  que 
ceux   qui    forment  la  trame  de  l'histoire   attique,  ne  saurait 


CHAPITRE   II  25t 

tromper  le  regard  avisé  d'un  aryanisle.  El  si,  comme  nous  le 
fîmes  pour  Sparte,  nous  voulons  juger  la  cité  de  Minerve  par 
le  caractère  de  ses  grands  hommes,  nous  apprendrons  que 
Miltiade  fut  une  «  espèce  de  condottiere,  transfuge  du  service 
perse  »  ;  Thémistocle,  un  renégat  encore  plus  avéré  qui  entre- 
tenait des  intelligences  avec  les  envahisseurs  de  sa  patrie  et 
finit  par  se  donner  à  eux.  On  sait  même  qu'après  une  odyssée 
lamentable  de  proscrit  rejeté  par  tous  ses  hôtes  grecs,  l'homme 
de  Salamine  en  vint  à  se  réfugier  dans  les  Etats  du  (Jrand  Roi. 
Une  fois  sur  le  sol  persan,  «  se  trouvant  en  pavs  civilisé,  »  il 
vécut  paisiblement  et  se  fit  bientôt  asiatique  et  courtisan  de 
la  tête  aux  pieds.  Il  se  maria  même  avant  de  mourir  en  exil; 
mais  ce  fut  avec  quelque  métisse  syrienne  sans  aucun  doute, 
car  un  Iranien  de  sang  noble  n  aurait  jamais  donné  sa  fille  à  un 
j)areil  aventurier  (1). 

Cette  admirable  réflexion  montre  assez  les  sentiments  de 
Gobineau  sur  la  grande  r  respective  de  la  Perse  et  de  la  Grèce  ;. 
c'est  Tanlithèse  des  impressions  que  nos  études  classiques  ont 
laissées  dans  notre  mémoire.  Pour  lui,  la  Grèce  est  tout  au  plus 
vis-à-vis  de  Suse  une  province  médiocre  et  imitatrice,  une  lune 
argentée,  tirant  son  pâle  éclat  des  rayons  du  soleil  persan  : 
quelque  chose  comme  Jérusalem  comparée  à  Babylone.  Lisons 
ce  rapprochement  si  instructif  entre  les  troubles  suscités  aux 
deux  extrémités  de  l'empire  de  Darius,  d'un  côté  par  les 
grands  vassaux  à  demi  scythiques  de  l'Est,  de  l'autre  par  les 
démocrates  sémitisés  de  l'Ouest.  Les  premiers  avaient  contre 
les  Achéménides  des  griefs  respectables  et  très  définis.  Les 
principes  auxquels  ils  se  référaient,  les  lois  dont  ils  déploraient 
l'abrogation  tacite  ou  déclarée,  n'étaient  pas  le  produit  d'une 
conveîition  fortuite  :  c'était  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit  national 
élaboré  par  le  temps.  Comme  pour  la  constitution  anglaise,  il 
ne  s'agissait  pas  de  savoir  si  les  droits  et  les  devoirs  étaient 
inscrits  quelque  part;  tout  le  monde  les  connaissait,  tout  le 
monde  s  v  rattachait  (^  .  Peut-être  les  mécontents  féodaux  ne 

(i)  T.  II,  p.  250. 

(2)  Si,  d'une  part,  les  préférences  du  comte  pour  l'individualisme  absolu  de 
l'odel   nous   faisaient  sonjjcr  à  Rousseau   dans   VEssai,   d'autre  part  son  goût,. 


252  LE   COMTE   DE   (GOBINEAU 

tenaient-ils  pas  un  compte  suffisant  des  nécessités  de  l'époque, 
des  convenances  de  tant  de  nations  étrangères  à  leur  sang  et 
forcées  de  vivre  dans  l'enceinte  commune.  Ils  avaient  tort, 
nous  le  voulons,  mais  du  moins  n'étaient-ils  ni  des  séditieux, 
ni  des  faiseurs  d'utopies.  Un  long  passé  leur  affirmait  que  la 
pratique  de  leurs  idées,  ayant  eu  lieu  pendant  les  siècles,  était 
réalisable,  et,  "  tandis  que  le  point  de  départ  de  toutes  les 
théories  iraniennes  était  de  ne  pas  mentir,  de  ne  pas  voler,  de 
travailler  la  terre,  de  respecter  les  femmes  et  de  se  respecter 
soi-même,  celui  des  doctrines  ioniennes  (grecques)  était  de 
prendre  ce  qu'on  pouvait  prendre,  de  chercher  uniquement  le 
profit  et  par  n'importe  quelle  voie.  //  est  donc  évident  que  les 
uns  étaient  d'homiêtes  gens  qui  pouvaient  avoir  tort,  tandis  que 
les  autres  étaient  des  aventuriers  bien  dignes  du  sort  qui  les  a 
poursuivis.  »  Cette  analyse  est  le  chef-d'œuvre  de  l'aveugle- 
ment volontaire  et  du  parti  pris  enfantin  ;  et  il  en  faut  dire  autant 
des  longs  développements  auquel  se  complaît  Gobineau  sur  la 
<i  douceur  systématique  »  (1)  des  Perses,  leur  indulgence  infa- 
tigable, leur  régime  gouvernemental  le  plus  sage  et  le  plus 
éclairé  qu'ait  connu  l'antiquité.  Cyrus  le  Jeune  incarne  un 
instant  aux  yeux  de  notre  enthousiaste  le  noble  Iranien,  anti- 
thèse du  vil  Hellène.  C'était  pourtant  un  Arsacide  assez  sémi- 
tisé  vraisemblablement  que  ce  frère  d'Artaxerxès  Memnon  et 
ce  fils  de  Darius  ;  son  portrait  physique  rappellerait  sans  doute 
les    sculptures    murales  de  Béhistoun.    iN'importe,    Cyrus   fut 

plus  sensible  dans  Vllistoire  fies  Perses  pour  les  lois  coutuuiières  immuables  de 
la  féodalité,  ce  lien  social  si  puissant  par  ses  restrictions  mêmes  que  nul  n'avait 
qualité  pour  chaïKjer,  qui  exclut  la  «liberté  de  i-onscience  »  à  son  égard  et, 
par  suite,  l'anarchie  intellectuelle  des  démocraties  sémitisées,  ce  goût  rapproche 
Gobineau  d'Auguste  Comte,  avec  qui  il  partage  l'estiine  du  moyen  âge  hiérar- 
chisé et  la  méHance  de  la  Renaissance,  comme  de  ses  conséquences  révolu- 
tionnaires. Et,  en  effet,  la  constitution  anglaise,  qui  sert  de  prototype  à  la 
constitution  ariane  supposée  dans  le  passé,  demeure  forte  par  la  conciliation 
de  l'individualisme  avec  la  discipline  sociale,  acceptée  une  fois  pour  toutes  sur 
certains  points  bien  définis.  Notre  penseur,  qui  sent  davantage  la  nécessité  des 
notions  sociales  quand  il  lui  faut  expliquer  les  grandes  civilisations  de  l'Orient, 
avec  les  traits  qui  le  charment  malgré  tout  dans  leur  aspect,  arrête  du  moins 
ses  préférences  à  celles  de  ces  notions  qui  offrent  un  point  d'appui  stable  et 
•des  chances  de  durée  à  une  organijation  politique. 
(1)  T.  II,  p.  144. 


CHAPITRE    II  253 

avant  tout  un  homme  qui  avait  de  ThounGur,  ce  qui  ne  se  trou- 
vait alors  dans  le  monde  entier  que  chez  les  Scythes  et  chez  les 
Perses.  Ce  trait  seul  le  rend  admirable,  et  non  pas  d'avoir  été 
sobre  et  de  passions  contenues  comme  les  Spartiates  et  Xéno- 
phon  l'en  ont  tant  loué;  car  nombre  de  soi-disant  héros  grecs 
«  ont  eu  ces  qualités  et  n'en  ont  pas  mieux  valu  pour  cela»  . 

A  l'exemple  de  ce  preux,  tous  les  Iraniens  nobles  n'éprou- 
vaient que  mépris  pour  «  le  flux  de  paroles  et  la  parcimonie 
d'actions  raisonnables  dont  les  Grecs  s'accommodaient  " .  Et 
(Tobineau,  frère  par  le  cœur  de  ces  gentilshommes,  n'entend 
pas  demeurer  en  arrière;  il  ne  se  lasse  pas  d'accumuler  les 
injures  sur  les  tètes  odieuses  des  Hellènes,  stigmatisant  tour  à 
tour  et  leur  soif  inextinguible  d'intrigues,  et  la  «  niaiserie  » 
dont  leur  imagination  est  si  souvent  entachée  (l),  et  leur  soi- 
gneuse recherche  de  toutes  les  occasions  propres  à  faire  des 
phrases.  En  général,  le  moindre  Grec  était  désireux  d'aller  à 
Suse,  dans  l'espoir  d'v  tromper  quelqu'un,  de  prendre  de 
l'argent  et,  au  retour,  de  se  faire  passer  dans  les  bavardages 
de  l'agora  pour  un  ami  personnel  et  intime  des  Grands  Rois  (2). 

Les  guerres  helléno-perses  sont  cependant  propres  à  causer 
quelque  embarras  au  fanatique  de  l'Iran,  penseront  volontiers 
parmi  nous  ceux  qui  ont  gardé  quelques  souvenirs  de  leurs 
humanités.  C'est  bien  mal  connaître  les  ressources  de  son  ima- 
gination complaisante!  Les  campagnes  les  plus  célèbres  des 
Grecs  ne  sont  à  l'en  croire  que  des  excursions  de  maraude, 
dont  les  Grands  Rois  laissaient  le]soin  aux  sntrapes  de  la  fron- 
tière. «  Rien  de  plus  semblable  aux  expéditions  actuelles  des 
Gourkhas  et  des  Népalais  sur  les  limites  nord  de  l'Inde  bri- 
tannique; aux  attaques  de  telles  bandes  d'Arabes  insoumis  sur 
des  tribus  algériennes  du  Sahara  français.  Sans  doute,  vers  les 
régions  de  l'Himalaya  et  dans  quelques  douars  africains,  on 
parle  de  pareils  exploits  avec  exaltation,  mais  Londres  et  Pans 
les  ignorent  (3).  »  Voilà  le  cas  qu'il  convient  de  faire  des 
récits  d'Eschyle  ou  de  Xénophon,  et  les  plus  illustres  parmi 

(1)  T.  I,  p.  485. 

(2)  T.  II,  p.  288. 

(3)  T.  II,  p.  289 


i>54  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

les  prétendues  victoires  helléniques  ne  troublent  pas  un  instant 
l'ami  des  Perses  dans  sa  sérénité.  Marathon  fut  «  une  échauf- 
fourée  et  rien  de  plus  »  .  Tout  ce  qu'on  peut  affirmer  de  mieux 
en  faveur  des  Grecs,  c'est  qu'il  n'y  eut  ni  vainqueurs  ni  vain- 
cus. Aux  Thermopvles,  le  passage  fut,  après  tout,  forcé  par  les 
envahisseurs.  Salamine  est  plus  embarrassant  par  celle  raison 
que  Thémistocle  resta  ferme  pour  une  fois  dans  sa  fidélité  à  la 
<îause  nationale,  parce  qu'il  avait  reçu  trente  talents  des 
Eubéens,  à  la  condition  de  leur  donner  le  temps  de  se  mettre 
en  sûreté;  on  sait  quel  fut  le  résultat  de  dispositions  excep- 
tionnelles chez  ce  traître.  Mais,  aux  yeux  de  Xerxès,  cette  affaire 
ne  put  raisonnablement  passer  ponr  un  échec  :  s'il  recula,  c'est 
qu'il  se  dégoûtait  précisément  à  la  même  heure  d'une  guerre 
sans  intérêt.  Après  le  départ  de  sa  flotte  seulement,  les  Athé- 
niens prirent  d  eux-mêmes  l'opinion  que  la  poésie  a  si  heureu- 
sement mise  en  oeuvre  :  ils  se  hasardèrent  timidement  à  sortir 
de  leur  abri,  et  c'est  ce  qu'ils  appelèrent  plus  lard  avoir  pour- 
s  uivi  les  Perses.  Enfin,  Platée  est  une  de  ces  affaires  qui  ne 
font  honneur  à  personne  :  la  victoire  des  Grecs  doit  être  attri- 
buée à  des  causes  tout  accidentelles,  et  quant  à  la  gloire,  «  la 
forfanterie  hellénique  en  décida  plus  tard  (1).  » 

Tout  cela  est  bien  amusant;  mais  le  triomphe  de  Gobineau 
dans  le  gen»'e  dénigrant,  c'est  son  interprétation  de  la  Retraite 
des  dix  mille.  Il  commence  par  récuser  le  témoignage  récent 
de  Grote  en  faveur  des  compagnons  de  Xénophon,  car  «  la 
partialité  pédantesque  pour  le  grec  et  le  latin  a  toujours 
enlevé  aux  |)Ius  grands  esprits  jusqu'à  la  possibilité  du  discer- 
nement» .  Puis  il  taille  sa  meilleure  plume,  et  voici  le  spectacle 
auquel  nous  assistons.  Les  Dix  Mille  sont  des  «  routiers  pil- 
lards »  qui  ne  se  battent  qu'à  la  dernière  extrémité;  une  tourbe 
qui  passe  le  temps  à  se  tromper,  à  se  trahir,  à  se  quereller,  ne 


(i)  On  peut  comparer  ces  appréciations  à  celles  de  M.  Paul  Bourget,  fami- 
lier de  Gobineau  pourtant,  et  si  aAcrti  des  données  de  la  sociologie  contempo- 
raine, si  finement  préoccupé  des  nuances  de  races.  Il  célèbre  à  l'occasion 
{Idylle  t?agi(jite)  «  la  Grèce  primitive  et  héroïque,  celle  qui  arrêta  l'invasion 
<le  l'Asie  par  la  seule  vertu  de  l'élite,  de  la  race  supérieure  mise  en  présence 
■des  races  inférieures  et  de  leurs  hordes  innombrables  »  . 


CHAPITRE    II  255 

se  mettant  d'accord  que  pour  mal  faire  ou  se  tirer  d'un  mau- 
vais  pas.    Le    voisinage   des    Perses,    leurs    alliés,    les    affole 
d'abord   de  terreurs   «  entièrement  imaginaires  » .  Car  vit-on 
jamais    compagnon    plus    débonnaire    que    l'excellent   Tissa- 
pherne,  qui  va  fournir  une  frai)panle  illustration  de  la  fameuse 
«  douceur  iranienne  »  ?  Le  chef  asiatique,   «  avec  sa  bonhomie 
habituelle  (I),  »  et  même  «  plus  affable  que  jamais  (2)  »,  fait 
bien  mettre  à  mort  quatre  généraux  grecs,  vingt  capitaines  et 
deux  cents  soldats  qui  avaient  répondu  à  une  invitation  amicale 
de  sa  part.  Mais  cela  ne  compte  pas  aux  yeux  de  Gobineau;  il 
persiste  à  nous  affirmer  que  son  Iranien  n'en  voulait  pas  aux 
autres  Hellènes,  et  que   ceux-ci  avaient  le  plus  grand  tort  de 
s'effrayer.  Ainsi  Venise  punit  plus  tard  le  seul  Carmagnola  et 
n'inquiéta  pas  ses  subordonnés.  Sans  doute,  ol)jecterons-nous, 
mais  on  ne  peut  vraiment  reprochera  Xénophon  d'avoir  ignoré 
ce  précédent  futur.  En  tout  cas,  il  se  trompait  dans  ses  alarmes 
ridicules   :    «  ce   coup   frappe',  l'harmonie  la  plus  parfaite  se 
serait  rétablie  sans  peine  entre  les  satrapes  et  les  bandes,  si 
la  peur  dont  celles-ci  étaient  travaillées  depuis  Cunaxa  ne  les 
avait  poussées  à  des  extravagances  qui  les  couvrirent  d'une  gloire 
immortelle  i^i).  »  En  effet,  se  croyant  menacés  sans  aucun  sujet, 
les  malheureux,  a  toujours  préoccupés  non  d'un  danger  présent 
assez    petit,  mais  d'un   danger  futur  qu'ils  se   représentaient 
comme  accablant,  »  s'enfuirent  vers  leur  patrie  sans  rep^arder 
derrière   eux.   Tissapherne,  charmé  d'en   être  débarrassé,   les 
poursuivit  mollement,  et  ils  ne  trouvèrent  de  périls  à  courir 
que  quelques  rencontres  avec  les  intrépides  tribus  du  Kurdis- 
tan, arianes  pour  la  plupart.  Encore  n'eurent-ils  jamais  sérieu- 
sement affaire  qu'à  des   montagnards  surpris  et  fâchés  de  les 
voir,  mais  satisfaits  dès  qu'ils  avaient  quitté  les  limites  de  leur 
territoire.  Et  ils  étaient  dix  mille  parfaitement  armés,  et  tous 
homme  de  guerre  par  profession!  Voilà  une  caricature  bien 
plaisamment  tracée,  et  Gobineau  persistera  jusqu'au  bout  dans 
son  parti  pris  sur  la  bravoure  ionienne.  Car  il  voit  des  héros 

(i)  T.  II,  p.  319. 

(2)  T.  II,  p.  320. 

(3)  T.  II,  p.  322. 


256  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

du  même  ^enre  que  ceux  de  l'Aîiabase  dans  ces  stipendiés 
grecs  qui  prennent  avec  le  temps  une  place  de  plus  en  plus 
grande  sur  les  rôles  des  armées  persanes.  La  presque  totalité 
de  ces  capitaines  étrangers  étaient  «  des  butors  effrontés,  des 
pillards  sans  conscience  et  sans  entrailles  "  ;  mais  «  on  avait 
admis  à  l'état  de  lieu  commun  que  ces  gens  avaient  appris  un 
métier  fort  difficile  et  qu'eux  seuls  le  pouvaient  exercer,  parce 
qu'ils  avaient  grand  soin  de  ne  pas  savoir  autre  chose  » . 

Arrêtons  ici  la  peinture  de  l'ignominie  grecque,  en  remar- 
quant que  ces  lignes  ont  été  écrites  peut-être,  publiées  en  tout 
cas  sans  modification  par  Gobineau  après  sa  mission  à  Athènes 
(1864-18G8).  Il  est  même  vraisemblable  qu'il  dut  retarder  par 
prudence  jusqu'à  la  fin  de  son  séjour  près  de  l'Acropole  l'ap- 
parition de  V Histoire  des  Passes  (18G0).  Car,  offenser  les  héros 
de  Plutarque,  c'est  déjà  toucher  au  point  sensible  les  sujets  du 
roi  Georges,  qui  n'auraient  pas  pardonné  ses  sarcasmes  à  notre 
ministre  plénipotentiaire;  et,  de  plus,  les  Grecs  modernes  ne 
sont  pas  moins  maltraités  à  l'occasion  dans  son  ouvrage  que 
leurs  prédécesseurs  sur  le  sol  balkanique.  Ce  n'est  pas  à 
Constantinople  seulement  que  Gobineau  retrouve  maint  écho 
des  traditions  iraniennes  d'étiquette  et  de  gouvernement. 
«  Dans  le  rovaume  hellénique,  tout  chrétien  qu'il  est,  tout 
européen  qu'il  aspire  à  devenir,  des  traces  vraiment  persanes 
se  font  encore  apercevoir  dans  les  noms,  dans  les  mots,  dans 
les  choses  et  même  dans  les  mœurs.  "  Il  est  vrai  que,  de  la 
part  de  son  auteur,  si  fort  indécis  sur  les  apports  sémitiques  et 
sur  les  survivances  arianes  dans  la  psychologie  iranienne,  ce 
rapprochement  pourrait  passer  à  la  rigueur  pour  un  compli- 
ment. Mais  voici  qui  est  plus  nettement  ironique;  il  s'agit 
d  établir  que  les  Orientaux,  gênés  par  leur  imagination  gros- 
sissante, n'ont  aucune  capacité  de  calcul  précis  ou  d'apprécia- 
tion de  sang-froid.  J'ai  vu,  dit  notre  représentant  (1),  se  former 
à  Athènes  un  corps  de  volontaires  destiné  à  Candie,  sans  que 
personne  ait  jamais  pu  savoir  si  ce  corps  qui  paradait  sous  les 
yeux  de  tout  le  monde  était  fort  de  six  cents  hommes  ou  de 

(1)T.  II,  p.  m. 


CHAPITRE    II  257 

quatre-vingts.  «  Les  témoignages  officiels  pas  plus  que  les  récits 
particuliers  ne  sont  parvenus  à  donner  sur  ce  sujet,  en  appa- 
rence si  facile,  un  résultat  positif.»  C'est  le  ton  d'About  dans  le 
Roi  des  montagnes.  Enfin,  en  soulageant  sa  bile  échauffée  par 
la  reconstruction  du  temple  de  Jérusalem,  il  écrit  sans  sour- 
ciller :  «  Ainsi,  nous  avons  imaginé  les  républiques  du  Sud 
de  l'Amérique  et  la  renaissance  du  peuple  hellène;  nous 
avons  voulu  faire  sortir  une  Ilellade  de  fantaisie  du  détritus 
des  Paléologues  !  (1)  »  Que  nous  voilà  loin  de  la  sage  étude  de 
la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  Capodistrias,  dont  l'auteur 
souhaitait  l'entrée  d'un  citoyen  de  la  Hellade,  «  chef  d'autres 
citoyens,  dans  Gonstantinople  i^égénérée  !  » 

Pour  comble  d'animosité,  Gobineau  revient  encore  sur  la 
question  de  l'art  grec,  qui  semblait  tranchée  dans  VEssai  en 
faveur  d'Athènes,  et  il  se  montre  cette  fois  beaucoup  moins 
indulgent  (2).  Lorsque,  dit-il,  après  les  guerres  médiques,  le 
sang  se  mêla  de  plus  en  plus,  à  Athènes  principalement,  un  fait 
se  produisit  quia  fait  illusion  au  monde  :  des  artistes  excellents 
apparurent.  Cet  âge  d'or  ne  régna  pas  longtemps  :  il  ne  fut  pas 
non  plus  très  fécond.  Incontestablement,  il  «  atteignit  au 
suprême  degré  de  la  perfection  dans  ce  qu'il  sut  faire  »  ;  mais 
l'art  égyptien  est  plus  profond  et  plus  fort,  l'art  assyrien  plus 
majestueux,  l'art  du  moyen  âge  et  celui  de  la  renaissance 
donne  une  conception  plus  haute  du  génie  humain.  Et  per- 
sonne n'hésitera  à  placer  Dante,  Mic/iel-Aîige,  Shakespeare  et 
Gœthe  sur  des  trônes  dont  Phidias  et  Pindare  ne  touchent  pas  le 
marchepied.  Voilà  une  prière  sur  l'Acropole  qui  est  assez  ger- 
maniste (3),  n'est-il  pas  vrai,  et  ne  rappelle  guère  le  ton  de 
Renan.  Les  historiens,  les  philosophes  classiques,  excepté 
Aristote,  né  dans  une  ville  barbare,  ont  été  des  artistes,  et  seu- 
lement des  artistes.  Tout  ce  que  Platon  enseigna  de  sérieux 
eut  son  prototype  dans  F  Asie  occidentale  (4).  Et  laissant  parler 

(1)  T.  II,  p.  265. 

(2)  T.  II,  p.  239. 

(3)  Nous  verrons  qu'aux  yeux  des  aryanistes  esthéticiens,  Dante  et  Michel- 
Ange  sont  incontestablement  des  Germains. 

(4;  T.  II,  p.  143. 

17 


258  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

en  exclamations  alternées  tantôt  la  passion  trop  écoutée  de  son 
cœur,  tantôt  la  protestation  désespérée  de  son  bon  sens  et  de 
sa  raison,  notre  fougueux  jouteur  poursuit.  «Encore  une  fois 
cette  gloire  ne  vécut  pas  longtemps,  mais  elle  fut...  Impossible 
d'imaginer  une  nation  plus  vile...  mais  encore  une  fois,  elle 
a  eu  un  siècle  de  génie...  Il  eût  dû  suffire  de  l'admirer  comme 
on  admire  un  grand  acteur  (1)...  » 

Ce  qu'il  y  a  de  stupéfiant  dans  une  pareille  diatribe,  c'est 
qu'elle  vit  le  jour  de  la  publicité  après  que  d'autres  écrits  avaient 
déjà  indiqué  la  réconciliation  de  l'aryaniste  adouci  par  l'âge 
avec  la  beauté  grecque,  qui  fut  la  consolation  de  sa  vieillesse. 
De  son  séjour  à  Athènes,  de  la  familiarité  des  chefs-d'œuvre 
antiques  datent  ses  premiers  essais  de  sculpture,  occupation 
qui  tiendra  la  plus  grande  place  dans  la  dernière  partie  de  sa 
vie.  La  même  année  que  V Histoire  des  Perses,  mais  avant  cet 
ouvrage,  parut  un  recueil  de  vers  du  comte,  placé  sous  l'invo- 
cation de  la  sainte  «  Aphroessa  »,  le  navire  qui  portait 
d'Athènes  à  Délos  les  offrandes  du  peuple  de  Minerve  :  et, 
dans  l'introduction  de  ce  volume  on  ne  perçoit  pas  autre  chose 
que  l'accent  ému  d'un  fervent  de  l'antiquité  plastique.  Le  pré- 
facier à'Amadis  écrira  de  l'auteur  du  poème  :  «  Il  ne  pouvait 
se  détacher  de  cette  terre  classique.  La  plaine  de  l'Attique, 
l'Acropole,  étaient  devenues  nécessaires  à  son  existence.  "  Et 
en  effet,  son  épopée  symbolique  fait  du  Parnasse,  cette  cime 
méditerranéenne,  le  séjour  d'élection  des  héros  arians  divinisés 
en  compagnie  d'Amadis.  Pourquoi  donc  cette  contradiction 
gratuite  et  cette  imprudente  coïncidence  que  fut,  en  1869,  la 
publication  des  pages  antihelléniques  que  nous  venons  de 
résumer?  Ce  sont  là  les  sautes  de  vent  imprévues  de  la  passion 
qui  ne  raisonne  pas. 

(1)  T.  II,  p.  240. 


CHAPITRE    II  259 


X 


LES     MàCEDOSIENS 


Nous  allons  rencontrer  d'ailleurs  une  plus  surprenante  [)ali- 
nodic  en  abordant  la  période  macédonnienne  de  l'Iran.  L'ap- 
préciation du  rôle  d'Alexandre,  telle  que  nous  l'offre  Vllistoire 
des  Perses,  est  le  j)li  s  beau  monument  de  l'incohérence  gobi- 
nienne,  l'éclatante  illustration  des  dangers  de  l'inspiration  per- 
sonnelle, en  matière  de  psychologie  rétrospective. 

\JEssai  nous  avait  appris  que  les  Macédoniens  demeurèrent 
très  arians,  qu'ils  n'étaient  nullement  des  Grecs,  qu'ils  tenaient 
surtout,  par  le  sang,  aux  Illyriens  et  aux  Thraces.  Leurs  rois 
se  disaient  Héraclides,  il  est  vrai,  et  ce  serait  là  un  fâcheux 
cousinage  entre  Alexandre  et  Agésilas,  si  le  héros  du  Nord, 
en  quelque  sorte  conscient  de  ce  danger  pour  sa  mémoire, 
n'avait  préféré  se  proclamer  «  ^Eacide  par  sa  mère  »  .  Nous 
avouons  d'ailleurs  que  la  différence  ne  nous  semble  pas  grande 
au  point  de  vue  de  l'hellénisme  de  ses  origines.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  demeura  toujours,  d'une  part,  odieux  aux  Grecs,  incapa- 
bles de  comprendre  sa  grandeur;  de  l'autre,  cher  seulement  à 
ses  sujets  naturels  et  plus  encore  aux  Iraniens,  qui  l'adoptèrent 
d'enthousiasme  et  l'ont  de  mille  manières  rattaché  à  leurs  pro- 
pres rois  dans  leurs  annales. 

Suivons  donc  le  jeune  capitaine  dans  son  héroïque  équipée. 
Et,  tout  d'abord,  V Histoire  des  Perses  n'ajoute  rien  de  nouveau 
au  récit  traditionnel  des  conquêtes  macédoniennes,  sauf  une 
évidente  partialité  pour  Alexandre,  qui  va  jusqu'à  le  décharger 
de  l'incendie  de  Persépolis.  Pure  légende  que  cette  catas- 
trophe, car  Gobineau,  explorant  les  ruines  de  la  cité,  rebâtie 
de  son  propre  aveu  par  les  Sassanides,  "  chercha  avec  soin  les 
traces  du  feu  et  n'en  trouva  nulle  part.  »  Allez  donc  retrouver 
les  vestiges  de  l'incendie  de  Rome  par  Néron  en  vous  prome- 
nant sur  le  Forum  ! 

Mais  ceci  n'est  qu'un  détail  :  l'inattendu  dans  les  apprécia- 


260  LE   C031TE    DE    GOBINEAU 

lions  du  comte  débute  avec  le  séjour  de  l'armée  d'invasion  à 
Hécatompylos  des  Parthes.  C'est  là  qu'Alexandre  se  trans- 
forma en  Grand  Roi  perse,  qu'il  prit  l'habit  oriental,  s'entoura 
de  mélophores  et  ressuscita  à  son  profit  tout  l'appareil  fas- 
tueux de  la  cour  achéménide.  Qu'une  telle  métamorphose  ait 
eu  son  utilité  politique,  comme  celle  qui  fit  de  Darius  un  sou- 
verain tout  sémitique,  on  le  peut  soutenir,  à  la  condition  de  la 
présenter  comme  une  habile  et  prudente  concession  à  des 
nécessités  ethniques,  nées  de  la  conquête.  Mais  c'était  le  décor 
de  la  vie  d'Alexandre  qui  devait  seul  changer  en  ce  cas,  et  non 
pas  son  àme  ariane.  On  sait,  au  contraire,  qu'il  prit  fort  au 
sérieux  son  autocratie  et,  peu  après,  sa  divinité.  Comment 
donc  Gobineau  va-t-il  nous  raconter  les  épisodes  caractéris- 
tiques qui  marquent  la  scission  morale  entre  les  généraux 
macédoniens  et  leur  capitaine  asiatisé,  c'est-à-dire  les  conspi- 
rations de  Philotas,  de  Parménion  et  bientôt  le  meurtre  de 
Clitus,  interprète  imprudent  de  la  pensée  nationale"?  Si  nous 
essayions  d'en  supposer  les  termes  d'après  les  enseignements 
tant  de  fois  répétés  du  comte,  voici  quel  serait  le  schéma  de 
son  récit  probable.  Les  chefs  macédoniens,  arians  de  ten- 
dance, plus  ou  moins  imbus  de  la  pensée  féodale,  seront  pro- 
fondément choqués  par  les  allures  despotiques,  les  façons 
efféminées  de  leur  suzerain,  qui  tourne  de  manière  si  patente 
au  despote  sémitique.  Tout,  plutôt  que  de  subir  la  honte 
a  d'être  fouetté  par  les  verges  des  Perses  »  et  de  s'adresser  à 
ces  vaincus  pour  obtenir  accès  auprès  de  leur  frère  d'armes, 
tandis  qu  il  s'enferme  dans  son  harem  et  repousse  ses  compa- 
gnons naturels!  Et  pourquoi  donc  les  Arians  de  l'Ouest  eus- 
sent-ils accepté  des  usages  qui  choquaient  à  bon  droit  un 
Gamide  ou  un  Gawide  de  l'Est?  Alexandre  va  donc  être  con- 
damné sans  ménagement,  et  rappelé  par  son  juge  à  ses  fonc- 
tions précaires  de  président  couronné  d'une  république  ariane. 
Eh  bien,  nous  lisons  tout  le  contraire.  Avec  une  éloquence 
foudroyante,  Gobineau  prend  le  parti  du  nouveau  Grand  Roi 
et  accable  d'invectives  ses  téméraires  subordonnés.  Voici 
d'abord  l'argument  politique  que  nous  avons  accepté  en  prin- 
cipe, mais  qui  est  ici   présenté  sur  un  ton  significatif.    On  a 


CHAIMTRE    II  261" 

Llâmé  Alexandre  du  changement  de  son  attitude  et  les  «  rhé- 
teurs  de    tous    les    temps  )>    ont  considéré  cette  façon   d  agir 
comme    une    preuve    que    les    grands    esprits  succombent   à 
l'ivresse   de    la    fortune.    Mais    il   eut   raison   de   se   montrer 
»  Ihomme  de  la  fusion  » .  Fallait-il  donc  imposer  à  l'Iran  les 
<i  lois  brutales  de  Lycurgue  avec  leur  pratique  éhontce  »   ou 
<i  les  lois  sentimentales  de  Solon  avec  leurs  applications  déma- 
gogiques )i .  Pourquoi  introduire  de  pareils  ferments  d'anarchie 
dans  la  popiileuse,  floj^i'ssante,  savante  et  vieille  Asie  (l)?  Qui 
ne  verrait  que  l'antihellénisme  de  Gobineau  lui  fait  oublier  en 
ce  lieu  jusqu'à  son  antisémitisme,  et  qu'ayant  jadis  montré  à 
satiété  la  vieille  et  savante  Asie  corruptrice  de  la  Grèce,   il 
nous  présente  soudain  l'exemple  de  la  Grèce  comme  dange- 
reux pour  la  florissante  Asie. 

Mais  écoutez  la  scène  du  meurtre  de  Clitus.  Ce  frcrc  de  la 
nourrice  d'Alexandre  était  particulièrement  aimé  du  roi  et 
commandait  Tune  des  deux  divisions  des  hétaires.  Il  avait 
pourtant  de  longue  main  l'habitude,  quand  il  se  trouvait  avec 
les  autres  chefs,  de  dénigrer  son  bienfaiteur  à  cœur  joie. 
C'était  la  maladie  grecque  (2).  Un  jour,  à  la  table  du  souve- 
rain, se  trouvant  «  plus  ivre  que  de  coutume  »  ,  il  prétendit 
démontrer  que  les  exploits  accomplis  en  Asie  appartenaient 
bien  moins  à  Alexandre  qu'aux  Macédoniens,  dont  le  courage 
avait  tout  fait.  Et  s'exaltant  de  plus  en  plus  11  poursuivit  : 
"  Voilà  cette  main  qui  t'a  sauvé  du  Granique.  Dis  ce  qui  te 
plaît,  mais  n'invite  plus  désormais  d'hommes  libres  à  ta 
table.  Contente-toi  de  barbares  et  d  esclaves  pour  baiser  le 
bord  de  ton  habit  et  adorer  ta  ceinture.  »  On  sait  le  reste,  et 
qu'Alexandre,  fou  de  colère,  arracha  la  lance  des  mains  d'un 
garde  du  corps  pour  en  percer  l'audacieux  protestataire.  N'im- 
porte, c'était  là  une  belle  scène  d'indépendance  ariane,  et  Gobi- 
neau devrait  frémir  d'aise  à  de  si  nobles  accents,  qu'il  n'a  pas 
même  l'excuse  de  croire  sincèrement  helléno-démocratiques, 
puisque  les  Macédoniens  sont  des  Arlans  à  ses  yeux.  Malgré  tout 


(1)  T.  II,  p.  406. 

(2)  T.  II,  p.  421. 


262  LE   COMTE   DE   GOBIINEAU 

il  les  dira  maintenant  Grecs,  c'est-à-dire  méprisables,  et 
plaindra  l'infortuné  despote.  «  Etre  un  héros,  le  plus  grand  des 
hommes,  avoir  soumis  et  réglé  l'Europe  et  l'Asie...  et  se  voir 
Jiarcelé  comme  une  bête  fauve  par  les  injures,  les  grossièretés 
et  les  opprobres  d'un  soldat  ivre,  interprète  maladroit  mais  sin- 
cère de  l'esprit  A'envie  et  de  basse  opposition  répandu  dans  le 
camp,  ce  n'était  pas  possible...  En  principe  Alexandre  était 
dans  son  droite  dans  la  justice  :  c'était  une  fois  par  hasard  la 
grandeur  mettant  le  pied  sur  la  bassesse,  et,  pour  la  rareté  du 
fait,  il  n'y  a  rien  là  que  de  très  beau  (1)  !  »  Les  pareils  de  Clitus 
méritaient-ils  donc  quelque  ménagement  \iO\iv\c\\v%  prétentions 
soldatesques  et  potir  ce  qu'il  leur  plaisait  de  nommer  la  liberté 
grecque.  Le  sophisme  est  vraiment  ici  trop  visible  :  écrire 
partout  «soldatesque»  au  lieu  de  a  féodal»,  «grec»  au  lieu  de 
«  macédonien  »  ,  voilà  le  secret  pour  transformer  la  noblesse 
blanche  en  abjection  nègre,  l'aryanisme  en  sémitisme,  et  un 
preux  du  Nord  de  l'Hellade  en  un  condottiere  du  Sud. 

Plus  puéril  encore  sera  le  plaidoyer  de  Gobineau  en  faveur 
des  prétentions  divines  de  son  favori.  Car  il  nous  déclare  tout 
d'abord  qu'Alexandre  se  croyait  sincèrement  dieu  (2),  et  trou- 
vait en  se  contemplant  lui-même  des  raisons  si  fortes  et  si 
])ersonnelles  de  penser  ainsi,  que  nul  être  au  monde  ne  pouvait 
en  avoir  de  pareilles.  Si  nous  songeons  que  ce  privilège  était 
accordé  volontiers  dans  VEssai  aux  héros  arians  des  premiers 
âges,  nous  concéderons  que  le  roi  de  Macédoine  semble  bien 
digne,  en  effet,  d'hériter  d'une  pareille  fortune,  même  après 
l'heure  des  mélanges,  et  cette  appréciation  aura  du  moins  à 
nos  yeux  le  mérite  de  la  franchise.  Pourquoi  donc,  un  peu 
plus  loin,  oubliant,  selon  son  habitude,  ses  précédentes  décla- 
rations, notre  homme  va-t-il  soudain  plaider  les  circonstances 
atténuantes  et  assimiler  de  son  mieux  les  honneurs  divins 
réclamés  par  le  «  fils  d'Ammon  »  à  une  simple  formule  de 
politesse?  Avec  quelle  amusante  mauvaise  foi  d'enfant  pris  en 
défaut  et  niant  contre  l'évidence,  que  l'on  en  juge  par  ce  qui 


(1)  T.  II,  p.  423-424. 

(2)  T.  II,  p.  387. 


CHAPITRE    II  263 

suit!  II  insinue    tout   d'abord    qu'Alexandre    «  désirait  »    ces 
hommages  religieux,  mais  ne  les  "imposa  pas  »  ;  que  d'ailleurs 
les  Grecs  l'eussent  satisfait  plus  volontiers  sur  ce  point  que  les 
Perses,  puisqu'ils  rendaient  sans  scrupules  de  tels  honneurs 
aux  morts  illustres,  aux  athlètes  défunts  du   stade   même,  et 
que  toute  la  question   était  pour  eux  de  savoir  si  on  pouvait 
faire  une  exception   en   faveur  d'Alexandre   vivant;  tandis  que 
chez  les  Perses  une  telle  profanation  répugnait  également  aux 
partisans  de  l'antique  doctrine  de  l'Iran  et  aux  mazdéens  de 
religion  modernisée.  Aussi  bien,  tout  ce  qu'Alexandre  réclama 
de  ses  sujets.  Grecs  ou  autres,  ce  fut,  non  pas  un  culte  véritable 
comme  le  crurent  les  premiers  dans   leur  orgueil,  mais  sim- 
plement la  «  prosternation  »   (l).   Or,  la   prosternation  n'était 
qu'une  formule  d'urbanité  en  Asie,  n'y  avait  pas  d'autre  sens 
que  «je  suis  à  vos  pieds  »,  ou  encore  «  votre  serviteur»,  et 
constituait  en  un  mot  le  salut  usité  dans  la  bonne  compagnie. 
Les  Assyriens  en  avaient  répandu  l'habitude,   et   comme    ils 
avaient  longtemps  passé  pour  les  arbitres  des  belles  manières^  on 
leur  avait  emprunté  autour  d'eux  cette  coutume  .  Quant  aux 
faits  que  les  Assyriens  étaient  des  Sémites,  à  l'a  me  rampante, 
il  vaut  mieux  n'y  pas  songer  pour  le  moment;  nous  sommes 
tout  à  la  joie  d'avoir  expliqué  un   malentendu  regrettable.  Ce 
sont  les  Grecs  qui  ont  mal  compris  leur  héros,  et  ce  qui  n'était 
chez  lui  que  simple  exigence   de   maître   de   maison  sachant 
vivre.  «  En  voyant  les  Macédoniens  et  les  Grecs  lui  refuser  un 
acte  de  déférence  devenu  d'ailleurs  assez  banal^  les  Asiatiques 
pouvaient  en  induire  que  le  Grand  Roi  n'exerçait  pas  sur  tous 
ses  alentours  indistinctement  une  égale  autorité  (2).  »  Tour- 
nons quelques  pages,  et  voici  pourtant  de  nouveau  l'aveu  sans 
ambages  des  aberrations  du   prétendu  fils  d'Ammon.  Il  avait 
«  le  sens  du  divin  »  et  voulait  qu'on  le  crût  dieu,  «  parce  qu'il 
était  convaincu  de  l'être.  »  Les  devins  l'entouraient;  nuit  et 
jour  avaient  accès  dans  sa  tente  quelques-unes  de  ces  femmes 
prophètes,  àoni  V Essai  non^  sl  dit  l'hystérie  finnoise  ou  méla- 


(1)  T.  II,  p.  425  et  suivantes. 

(2)  T.  II,  p.  465. 


264  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

nienne.  En  un  mot,  Alexandre  était  ivre  de  Dieu,  et  les  Asia- 
tiques, «  toujours  préoccupés  de  cet  ordre  d'idées,  Tont  re- 
connu pour  un  des  leurs,  v  Triste  honneur  qu'une  telle  natu- 
ralisation pour  un  héros  de  l'aryanisme  (1)! 

C'est  un  curieux  problème  psychologique  que  cette  appro- 
bation obstinée  des  faits  et  gestes  d'un  grand  homme  évi- 
demment déséquilibré.  En  cette  circonstance  plus  encore  qu'en 
toute  autre,  notre  fantaisiste  écrivain  perd  de  vue  la  logique 
et  se  complaît  dans  l'incohérence.  Douze  ans  avant  l'apparition 
de  YHistoire  des  Perses,  appréciant  Y  Histoire  grecque  de  ce 
même  Grote  que  Gobineau  récuse  pour  ses  sentiments  philhel- 
léniques,  Mérimée  le  trouvait  plutôt  sévère,  mais  juste  malgré 
tout,  envers  la  mémoire  d'Alexandre.  «  A  ses  yeux,  il  fut  seu- 
lement un  grand  destructeur,  comme  Attila,  Gcngiskhan  et 
Tamerlan;  et,  si  nous  le  mettons  au-dessus  de  ces  terribles 
fléaux  de  l'humanité,  c'est  peut-être  parce  que  notre  éducation 
occidentale  nous  a  laissé  une  admiration  traditionnelle  pour 
les  vertus  chevaleresques.  Dans  Alexandre,  nous  voyons  le  type 
accompli  de  ces  preux  du  moyen  âge  à  qui  nous  passons  tout 
en  faveur  de  leurs  beaux  coups  de  sabre.  »  Il  y  a  certainement 
quelque  chose  de  ce  sentiment  au  point  de  départ  de  l'en- 
thousiasme de  Gobineau,  qui,  tout  jeune  encore,  avait  fait 
d'Alexandre  le  héros  d'une  tragédie  en  cinq  actes  dont  nous 
reparlerons.  Plus  tard,  malgré  le  progrès  de  ses  théories 
ethniques,  la  seconde  partie  de  la  vie  du  Macédonien  ne  lui 
parut  pas  inconciliable  avec  la  première,  surtout  en  consé- 
quence de  cette  illusion  d'optique,  née  de  son  séjour  en  Asie, 
dans  laquelle  il  s'est  complu  jusqu'à  se  fausser  le  regard,  et 
qui  lui  montre  à  présent  la  Grèce  odieuse  jusque  dans  ses 

(1)  Par  un  assez  singulier  contraste,  un  penseur  que  Gobineau  jugerait  à 
bon  droit  fort  sémisé,  Spinoza,  s'est  servi  précisément  de  l'exemple  d'Alexandre 
pour  condamner  cette  inspiration  politique  familière  aux  tyrans  usurpateurs  et 
qui  les  porte  à  se  donner  pour  enfants  des  dieux.  Alexandre,  dit-il,  le  fit 
surtout  pour  les  Perses  et  les  Indiens,  tandis  qu'il  cherchait  à  s'en  excuser 
auprès  de  ses  Macédoniens.  "Mais  ceux-ci  étaient  trop  éclairés  pour  être  dupes, 
et  il  n'est  pas  d'hommes  (à  moins  qu'ils  ne  soient  entièrement  barbares)  qui  se 
laissent  tromper  si  grossièrement  et  qui,  de  sujets,  consentent  à  devenir  esclaves 
et  à  renoncer  à  eux-mêmes.  »    {Tractatus  theologico-politicus ,  ch.  XVII.) 


CHAPITRE    II  265 

faubourgs  macédoniens,  la  Perse  aimable  jusque  dans  sa 
décadence  sémitique.  Il  paye  donc  par  une  évidente  et  presque 
ridicule  palinodie  l'excès  de  ses  préventions  irréfléchies.  Rien 
ne  fait  mieux  connaître  que  cette  aventure  malencontreuse  le 
point  faible  en  une  intelligence  par  certains  côtés  si  brillante, 
le  défaut  de  la  cuirasse  en  une  armure  scientifique  de  si  belle 
apparence  parfois. 

Et  les  conséquences  mêmes  de  l'œuvre  politique  d'Alexandre 
n'auraient-elles  pas  dû  avertir  l'avocat  intransigeant  de  ce  dieu 
néfaste  qu'il  faisait  fausse  route  dans  son  panégyrique.  Rien 
ici  d'une  action  favorable  sur  l'avenir  de  l'humanité  ariane,  la 
seule  digne  d'intérêt  comme  chacun  sait;  rien  qui  rappelle, 
par  exemple,  la  grandiose  mission  de  Cyrus.  Bien  au  contraire, 
Alexandre,  de  l'aveu  de  Gobineau,  hellénisa  définitivement 
l'Asie,  souda  le  monde  araméen  à  la  société  ionienne,  jeta 
sur  tout  rOrlent  la  teinte  uniforme  d'une  administration 
grecque;  mince  vernis  d'ailleurs  et  dissimulant  mal  les  maté- 
riaux assyriens  qui  lui  servaient  de  support.  Qu'v  a-t-11  donc 
là  de  glorieux  ou  de  providentiel?  Et  n'est-ce  pas  plutôt,  à 
l'égard  des  rares  vestiges  de  l'aryanlsme  iranien,  si  affaibli 
déjà,  une  déplorable  et  presque  satanlque  besogne?  Sans 
doute  le  vainqueur  du  dernier  des  Achéménldes  trouva  plus 
tard  l'approbation  des  Parthes  féodaux,  dont  nous  allons  voir 
l'entrée  en  scène;  mais  ce  fut  de  son  courage  juvénile  qu'ils 
se  réclamèrent,  et  non  pas  des  faiblesses  maladives  de  ses 
derniers  jours.  Ainsi,  nul  sophisme,  nul  témoignage  spécieux 
ne  lavera  Gobineau  du  reproche  d'inconséquence  en  ce  lieu; 
et  sans  compromettre  peut-être  sa  réputation  d'intuitif,  que 
certains  de  ses  fidèles  trouvent  plus  justifiée  que  jamais  dans 
Y  Histoire  des  Perses,  il  est  évident  qu'il  y  laisse  en  route  les 
restes  de  sa  bonne  renommée  de  logicien. 


2tiG  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 


XI 


KO  M  AIN  s     ET     PAR  THES 


Les  annales  de  la  Perse  ariane  pourraient  une  fois  de  plus 
s'arrêter  à  ce  chapitre  qui  nous  apprend  l'entière  hellénisalion 
de  l'Asie  antérieure.  Elles  sont  continuées  néanmoins  avec  une 
nouvelle    ardeur   parce   qu'au   contact  des  Romains  conqué- 
rants l'Iran  pur  parait  se  retrouver  un  instant  debout  dans  le 
royaume  tout  féodal  des  Parthes  et  sous  leurs  souverains,  fds 
d'Aresh.  Ce  fut  là  une  de  ces  réactions  salutaires,  suscitées  par 
les  montagnards  de  l'Elhourz  et  les  paladins  scythisés  de  l'Est, 
comme  on  nous  en  a  déjà  donné  plusieurs  fois  le  spectacle. 
Gobineau  atténue  de  son  mieu.v  ce   fait  que  l'insurrection  des 
Arsacides  contre  les  rois  macédoniens,  descendants  des  com- 
pagnons d'Alcvandre,  s'appuya  principalement  sur  l'appel  au.v 
souvenirs  de  l'hellénisme;  car  ce  serait  avouer  une  déchéance 
de  l'idée  féodale  et  faire  une  péni])lc  concession  à  la  soi-disant 
liberté   grecque     Non,    en    réalité,    l'hellénisme   des    Parthes 
«était  fort  court»,  et  nous  pouvons  même  nous  remémorer 
tout  à  pomt,  après  l'avoir  si  profondément  oublié  au  temps  de 
Clitus,  que  les  soldats  macédoniens,   établis  en  colons  dans 
l'Iran    et    principaux    artisans    du    soulèvement   contre    leurs 
dynasties  nationales,  "  avaient  vu   quelque  chose  d'analogue 
au  système   féodal  dans  leur  pays  (I).  »  De  plus,  au   bout  de 
trois  générations,  ces  nouveaux  venus  étaient  déjà  pénétrés  de 
sang  Scythe.  En  sorte  qu'il  faut  voir  une  fois  de  plus  la  main 
de    ces    frères  des  Ases   dans   la    restauration  des   coutumes 
féodales  par  les  Parthes.  Ces  dispositions  d'esprit  leur  assurent 
a  priori,  comme  bien  on  pense,  la  partialité  de  Gobineau,  qui 
ne  cache  pas  sa  sympathie  pour  le  «  noble  faucon  arsacide  »  . 
Précisément  il  possède  dans  son  cabinet  une  pierre  gravée  oîi 
l'on  voit  un  cavalier  parthe  portant  sur  un  poing  un  gerfaut 

(1)  T.  II,  p.  473. 


CnAPITRK    IT  26T 

«  L'oiseau  semble  appartenir  à  cette  race  forte,  à  dos  {^ris,  à 
Acntrc  hlanc,  avec  l'iris  de  l'œil  jaune,  que  l'on  tire  aujour- 
d'hui des  pays  orientaux  de  la  Caspienne.  »  Les  possesseurs  de 
ces  rapaces  avaient  quelque  chose  de  leurs  instincts  de  proie. 
Les  rois  arsacides  ne  jouirent  parmi  leurs  sujets  que  d'une 
autorité  précaire,  due  à  la  seule  valeur  de  leur  bras;  le  gou- 
vernement demeura  toujours  entre  les  mains  du  «  Sénat  des 
Parthes  >' ,  comme  disaient  les  Romains,  incapables  de  com- 
prendre le  fonctionnement  de  la  constitution  féodale.  Ces 
réactionnaires  retournèrent  aussi  à  l'antique  doctrine  reli- 
gieuse, par  la  suppression  du  prêtre,  par  la  restitution  au  chef 
de  famille  de  ses  droits  de  sacrificateur. 

Tout  cela  est  bien  séduisant  pour  un  aryaniste.  Et  cepen- 
dant Gobineau  a  vu  se  dérouler  sous  ses  yeu.v  attentifs  des 
spectacles  trop  différents  de  cette  barbarie  guerrière  pour 
goûter  maintenant  sans  arrière-pensée  un  romantisme  si  chè- 
rement payé,  ^ous  lui  trouvons,  ô  surprise,  l'oreille  ouverte 
et  le  cœur  pitoyable  aux  doléances  du  bourgeois  des  bonnes 
villes.  En  effet,  les  cités  de  l'Iran  eurent  »  horreur  de  ce  gou- 
vernement bridai  n.  Il  est  vrai,  jusqu'à  nos  jours,  sans  cohé- 
sion, sans  idées  communes,  elles  demeureront  malgré  elles 
dans  la  main  des  tribus  nomades,  homogènes  et  plus  capables 
d'enthousiasme;  ne  se  laissent-elles  pas  opprimer  à  l'heure 
actuelle  par  une  dynastie  de  Turcs  Kadjars,  issus  précisément 
des  environs  d'Asterabad,  qui  est  situé  en  plein  pays  parthe? 
Mais  les  victimes  de  ce  régime  violent  ne  s'y  sont  jamais  rési- 
gnées sans  protestations;  déjà  les  lois  votées  par  les  grands 
vassaux  des  Arsacides  «  ne  convenaient  nullement  à  une 
société  devenue  très  complexe  et  très  cultivée,  à  ces  villes 
magnifiques,  de  grandeur  surhumaine  »  . 

Et  voici  que  les  restrictions  se  pressent  à  présent  sous  une 
plume  jadis  si  habile  à  innocenter  la  hiérarchie  nol)iliaire  de 
ses  plus  évidents  méfaits.  Tout  d'abord,  les  rois  fils  d'Aresh 
eurent  le  tort  d'adopter  par  anticipation  le  système  politique 
des  Capétiens  et  surtout  des  Valois,  en  substituant  des  princes 
de  leur  famille  aux  grands  feudataires,  étrangers  à  leur  parenté. 
Or,  si  les  vassaux  avaient  pratiqué  la  résistance,  les  cousins 


268  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

s'élevèrent  jusqu'à  la  compétilion.  Ainsi  l'on  verra  plus  tard 
en  France  les  princes  de  la  fleur  de  lys  aspirer  à  toutes  les 
usurpations  et  ne  trouver  rien  de  trop  haut  pour  leurs  préten- 
tions ou  leurs  espérances.  Dans  l'Iran,  les  mêmes  causes  affai- 
blirent à  l'excès  la  maison  rovale,  et,  comme  la  faiblesse  se 
montre  volontiey^s  disposée  à  la  violence^  la  seconde  dynastie 
arsacide,  iranienne  par  une  femme,  scythe  par  ses  autres 
attaches,  accentua  les  défauts  de  ce  système  anarchique  et 
restaura  avec  une  vigueur  malheureiise\e  génie  guerrier,  l'esprit 
d'indépendance  personnelle,  le  goût  de  la  résistance  au  pou- 
voir supérieur!  Appliquer  l'épithète  de  «  malheureux  »  à  de 
tels  sentiments,  quel  progrès  cela  révèle  dans  l'instruction 
politique  de  notre  aryaniste!  Bientôt  on  atteignit  à  «  l'idéal» 
du  fractionnement  de  l'autorité,  à  l'apogée  du  désordre;  on 
restitua  les  anciennes  institutions  avec  iine  passion  en  définitive 
aveugle^  et  le  terme  de  comparaison  qui  revient  à  plusieurs 
reprises  dans  ces  pages  découragées  est  celui  de  République 
polonaise.  Oui,  1  analogie  se  poursuit  jusque  dans  l'existence 
auprès  de  chaque  seigneur  d'un  officier  héréditaire,  comman- 
dant l'armée  par  droit  de  naissance,  et  qui,  aux  côtés  du  Grand 
Roi,  sous  le  nom  de  souréna,  n'était  «  pas  autre  chose  que  le 
grand  maréchal  des  diètes  de  Pologne  »  .  Un  disciple  de  Gobi- 
neau pourra  résumer  plus  tard  cette  clairvoyante  appréciation 
par  une  phrase  significative.  L'excès  de  l'acclamation  gothique, 
c'est  le  liherum  veto! 

En  résumé,  «  on  n'a  jamais  vu  se  présenter  dans  le  monde 
et  se  balancer  sur  une  aussi  grande  échelle  et  avec  tant  de 
ressources,  de  puissance  et  d'éclat,  les  avantages  et  les  incon- 
vénients du  régime  féodal.  »  Poussé  jusqu'aux  dernières  li- 
mites, il  créa  le  désordre  et  l'anarchie;  sous  ce  rapport,  la 
monarchie  parthe  ressemble  assez  à  ce  que  fut  le  royaume  de 
Jérusalem  sous  les  princes  croisés  :  le  mal  qu'on  en  peut  citer 
est  patent^  et  les  reproches  sont  sans  réplique!  Sans  réplique? 
Un  instant,  car  ici  se  réveille,  sous  sa  propre  injure,  le  Gobi- 
neau de  VEssai  tout  prêt  à  riposter.  «  Est-on  bien  malheureux 
quand  on  est  si  vivace?  »  Et  il  s'empresse  à  répliquer,  malgré 
son  aveu  momentané  d'impuissance.  Oui,  la  liberté  excessive/ 


cil  API  ÏR  M    II  20!) 

et  le  dogme  de  V individualité  portèrent  du  moins  tous  leurs 
fruits  «  bons  et  mauvais  »  durant  cette  période  énergique. 
Concédons  qu'il  n'y  eut  pas  d'ordre,  pas  de  repos,  que  les 
petits  pâtirent  cruellement.  En  revanche,  la  force  de  l'indé- 
pendance fut  si  immense  qu'elle  suffit  à  tout,  même  à  corriger 
quelquefois  ses  propres  excès.  Et  puis  «  le  mal  dura  cinq  cents 
ans  »  (toujours  le  critérium  laudatif  de  la  durée,  même  en  mal) 
et  n'empêcha,  comme  on  l'a  vu,  ni  la  richesse  exubérante  de  se 
développer,  ni  l'esprit  de  tout  embrasser.  1^' anarchie  fut  par- 
tout, la  médiocrité  nulle  part.  La  mort  frappa  souvent,  mais  en 
pleine  floraison  de  la  vie,  et  il  n'y  eut  pas  de  langueur  jusqu'à 
la  fin.  Ce  jut  l'excès  même  de  leur  ynérite  qui  tua  les  Ai^sacides. 
Ainsi  ce  médecin  philosophe  se  console  de  la  mort  d'un  patient 
chéri  par  l'assurance  que  le  malade  succombe  à  une  pléthore 
de  santé. 

Voilà  certes  une  belle  oraison  funèbre,  et  l'on  conçoit  que 
les  pâles  adversaires  de  pareils  héros,  les  Romains  soient  traités 
sans  plus  de  façon  que  les  soldats  de  Thémistocle.  Triompher 
des  Arsacides,  c'était  l'objectif  constant  des  empereurs  de 
Rome,  tout  aussi  bien  que  recueillir  l'héritage  de  Valentine  de 
Milan,  prendre  pied  en  Italie  fut  le  rêve  désastreux  des  Valois. 
Les  armes  des  Césars  ne  recueillirent  sur  ce  terrain  ingrat  que 
«  des  triomphes  d'apparat  » ,  et  les  entreprises  de  Crassus, 
de  Marc- Antoine,  de  Césennius  Pœtus,  tournèrent  à  la  honte 
de  ces  généraux,  quand  même  elles  n'empiétèrent  pas  sur  l'Iran 
proprement  dit,  mais  se  bornèrent  à  l'Arménie,  ce  champ  res- 
treint des  ambitions  latines. 

Gobineau  retrouve  aujourd'hui  avec  sympathie  les  traits  des 
Parthes  chez  les  guerriers  afghans,  sans  s'arrêter  à  cette  parti- 
cularité gênante  qu'à  l'exemple  des  Arsacides,  se  donnant  pour 
les  descendants  d'Abraham,  les  gentilshommes  de  Kandahar 
prétendent  à  des  origines  sémitiques  et  se  considèrent  comme 
une  tribu  juive.  Mais  leur  organisation  est  restée  celle  «de  la  plus 
pure  et  de  la  plus  orgueilleuse  féodalité  »  ,  et  c'en  est  assez,  avec 
le  souvenir  du  chevaleresque  Mir-Elem-Khan,  pour  leur  mériter 
un  brevet  d'aryanisme  patent,  que  nous  retrouverons  dûment 
contresigné,  au  bout  de  quinze  ans,  dans  les  NouveUes  asiatiques. 


270  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

Les  dernières  pages  de  Vllisloire  des  Pei'ses  sont  consacrées 
à  la  réaction  sassanide.  Entreprise  au  nom  du  mazdéisme  et  de 
ses  prêtres  hiérarchisés,  elle  eut  à  satisfaire  au  besoin  d'ordre 
et  de  repos  des  populations  non  iraniennes  ou  à  demi  ira- 
niennes, fatiguées  de  subir  le  contre-coup  de  discordes  féodales 
où  elles  ne  prenaient  nul  intérêt.  A  beaucoup  d'égards,  ce  fut 
une  jacquerie;  les  nobles  furent  massacrés  ou  se  retirèrent  du 
côté  de  rinde,  vers  les  régions  scythiques  d'où  ils  étaient  sortis. 
Et,  sur  l'antique  conquête  de  Zohak,  le  sémitisme  règne  enfin 
de  façon  définitive  aux  yeux  de  Gobineau,  tenu  seulement  en 
échec  par  quelques  restes  du  j)assé  arian,  «  ce  qui  a  lieu  encore 
aujourd'hui  d'une  manière  assez  curieuse.  »  Ces  prétendues 
survivances  scythiques  forment  la  spécieuse  excuse  que  se 
ménage  cet  aryaniste  inconstant  pour  répondre  aux  scrupules 
éveillés  dans  sa  propre  conscience  par  ses  irrésistibles  sympa- 
thies orientales. 

La  conclusion  de  YHistoire  des  Perses  était  difficile  à  for- 
muler, elle  le  fut  pourtant,  mais  non  sans  garder  quelque  reflet 
de  l'incohérence  qui  caractérise  ses  prémisses.  Le  rôle  de 
l'Iran,  assure  Gobineau  en  terminant,  a  été  de  mettre  en  con- 
tact l'Inde  avec  la  Grèce,  et  de  préparer  par  là  un  échange  fécond 
de  notions,  d'impressions,  de  croyances,  d'idées  qui  opéra  un 
incomparable  élargissement  des  esprits  et  ne  permit  plus  désor- 
mais aux  nations  «  d'en  revenir  aux  étroits  et  grossiers  berceaux 
où  Phocionet  Publicola  les  auraient  à  jamais  tenues  assoupies  "  . 
Ceci  n'est-il  pas  l'efflorescence  la  plus  outrecuidante  du  sémi- 
tisme qui  végétait  à  l'état  latent,  durant  tout  le  cours  de  l'ou- 
vrage, sous  les  futaies,  de  plus  en  plus  éclaircies  par  le  temps, 
de  la  féodalité  ariane?  Oui,  ce  rôle  d'intermédiaire  intellectuel, 
si  inévitablement  lié  à  celui  d'entremetteuse  ethnique,  fut  sans 
cesse  attribué  par  V Essai  à  l'Asie  mélanisée,  par  V Histoire  des 
Perses  elle-même  à  l'Assyrie  servile.  Comment  donc  coudre  ce 
jugement  à  celui  qui  l'accompagne  immédiatement,  a  C'est 
une  nécessité  de  faire  figurer  dans  la  liste  de  nos  aïeux  les 
Parthes,  qui  nous  ressemblent  si  fort  par  la  façon  dont  ils  ont 
compris  la  dignité  personnelle  de  l'homme,  notion  très  étran- 


CHAPITRE    II  2-1 

gère  aux  Grecs  comme  aux  Romains;  ces  Partlies  qui  avaient 
pris  une  si  haute  conception  clans  riiérilage  de  nos  aïeux  com- 
muns, les  Arlans  du  INord.  »  Aucun  lien  entre  ces  deux  actions 
parallèlement  exercées  sur  riiumanilé;  la  première  appartient 
à  une  race,  la  seconde  à  Tautre.  Gobineau  prétend  faire  hon- 
neur aux  Iraniens  d'une  fusion  morale  qui  prépara  pourtant  la 
naissance  d'un  chaos  oriental  des  peuples,  source  empoi- 
sonnée du  chaos  occidental,  dont  il  reproche  si  durement  aux 
Romains  la  paternité.  Puis,  d'une  même  haleine,  il  vante  ces 
hommes  pour  leur  dignité  rigide,  leur  exclusivisme  aristocra- 
tique, par  OH  nous  voyons  trop  que  la  fusion  finale  se  fit  en 
effet  malgré  eux  et  contre  eux. 

Il  est  donc  impossible  de  méconnaître  une  fatigue  de  plus 
en  plus  sensible  de  la  faculté  logique  vers  la  fin  de  VHistoire 
des  Perses;  lassitude  attribuable  en  partie  aux  difficultés  du 
sujet,  à  cette  sorte  de  gageure  qui  consiste  à  montrer  un 
prétendu  triomphe  de  la  féodalité  ariane  au  fover  même  des 
grandes  civilisations  sémitiques  et  urbaines  de  l'antiquité,  une 
inspiration  nordique  dans  le  méridionalisme  le  plus  flagrant; 
en  partie  peut-être  à  l'état  de  santé  de  l'auteur,  qui  traversa 
précisément  vers  1869  une  crise  de  maladie  et  de  décourage- 
ment, causée  par  son  ambassade  à  Rio-de-Janeiro.  Aussi  bien, 
parla  suite,  semble-t-11  n'avoir  plus  compris  lui-même  le  sens 
et  la  portée  de  VHistoire  des  Perses  et  préféré  de  nouveau  le 
schéma  préconçu  que  lui  fournissaient  les  théories  de  VEssai 
aux  conclusions  formelles  que  lui  avait  enfin  imposées  le  spec- 
tacle des  faits  d'Orient.  En  effet,  on  ne  lit  pas  sans  stupéfac- 
tion, dans  lavant-propos  de  la  deuxième  édition  de  son  grand 
ouvrage,  ces  lignes,  les  dernières  peut-être  qui  soient  sorties  de 
sa  plume  (1882)  :  a  J'ai  écrit  VHistoire  des  Perses  pour  montrer 
par  l'exemple  de  la  nation  ariane,  la  plus  Isolée  de  ses  congé- 
nères, combien  sont  impuissantes  pour  changer  ou  brider  le 
;;énie  d'une  race  les  différences  de  climat,  de  voisinage^  et  les 
circonstances  de  temps.  "  Il  oublie  donc  à  la  fois,  et  ce  réservoir 
inépuisable  d'énergie  ariane  si  complaisamment  disposé  par 
lui  au  contact  de  l'Iran  dans  les  tribus  scythiques,  et  l'action, 
puissante  toujours,  victorieuse  enfin,  du  sémllisme  urbain  sur 


•272  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 

la  féodalité  montagnarde,  en  un  mot,  l'influence  du  milieu 
social,  tellement  plus  évidente  en  cette  évolution  que  celle  de 
la  race.  Nous  proposerions  en  conséquence  cette  restitution 
du  texte  trompeur  de  l'avant-propos  :  «  J'ai  écrit  V Histoire  des 
Perses  pour  montrer,  malgré  moi  peut-être,  par  l'exemple  de  la 
nation  ariane,  la  moins  isolée  de  ses  congénères,  combien  sont 
puissantes  pour  changer  ou  brider  le  génie  d'une  race  les  diffé- 
rences de  voisinage  et  les  circonstances  de  temps.  » 


XII 

DE    LA    POnTÉE    DE     l'hISTOIRE    DES    PERSES 

Demi-roman  encore  une  fois,  œuvre  de  l'imagination  cons- 
tructive,  travaillant  sur  une  idée  fixe  et  ne  cédant  que  de  façon 
intermittente  aux  représentations  du  bon  sens,  tel  est  le  résul- 
tat de  ce  grand  effort  d'interprétation  historique.  Il  était  dans 
la  nature  de  Gobineau  de  juger  arian  tout  ce  qui  lui  paraissait 
noble  et  sympathique  dans  l'humanité;  et  c'est  d'ailleurs  un 
trait  commun  à  toute  l'école  aryaniste.  Or  VEssai  avait  assez 
largement  semé  par  le  monde  les  germes  de  la  race  élue  pour 
permettre  à  l'auteur  de  moissonner  au  besoin  à  toutes  les 
extrémités  du  globe  le  bon  grain  de  ses  féodales  moissons.  Nous 
nous  sommes  plu  quelquefois  à  supposer  notre  diplomate 
envoyé  vers  1855  à  Pékin  par  son  ministre,  et  à  prévoir  l'ou- 
vrage qui  en  ce  cas  serait  probablement  sorti  de  ses  études 
ethniques  sur  son  entourage;  un  esprit  à  ce  point  systématique 
devant  partout  se  plaire  à  placer  de  gré  ou  de  force  dans  le 
cadre  de  ses  principes  théoriques  ses  croquis  de  la  civilisation 
ambiante.  Et  les  peaux  couleur  de  safran  n'eussent  pas  été, 
après  tout,  plus  réfractaires  aux  opérations  de  la  chimie  ariane 
que  les  épidermes  basanés  de  l'Iran. 

Le  laboratoire  était  mieux  préparé  même,  plus  richement 
doté  peut-être  de  cornues  baroques,  d'alambics  complaisants 
et  de  réactifs  ingénieux  que  les  régions  montagneuses  du  vague 
Caucase  eschylien.  Ne  nous  avait-on  pas  énuméré  avec  soin 


CHAPITRE    II  2-3 

dans  YEssai  ces  tribus  arianes  de  l'Ouest,  que  les  vieux  Célestes 
nommaient  Szou  ou  Khou-te,  en  réalité  les  ancêtres  des  Scan- 
dinaves et  des  Goths  (1)?  Ajoutons  les  Kschattryas  réfractaires 
en  politique  et  protestants  en  religion  à  l'égal  des  premiers 
Iraniens,  qui  vinrent  fonder  la  civilisation  jaune.  Par  la  même 
opération  qui  éclaircit  pour  d'autres  fins  le  teint  des  Huns  et 
des  Scythes,  il  eût  suffi  de  blanchir  intrépidement  ces  Toura- 
niensde  l'Ouest,  du  Nord  ou  du  Sud  pour  que  chacune  des  incur- 
sions barbares  en  Chine  pût  donner  le  signal  d'un  rajeunisse- 
ment ethnique,  d'une  vaccination  nobiliaire,  d'une  réaction 
ariane.  Cependant  que  la  noblesse,  le  luxe  et  les  tendances 
platement  utilitaires  auraient  afflué  sans  cesse  du  réservoir 
jaune  oriental. 

Dans  ce  programme,  l'époque  toute  féodale  des  Chao  Tar- 
tares  (2)  (1200-255  avant  Jésus-Christ)  eût  remplacé  la  période 
iranienne  héroïque  qui  court  de  Férydoun  à  Cyrus,  en  succé- 
dant, par  un  nouveau  trait  de  parallélisme,  au  règne  de  huit 
cents  ans  d'un  Zohak  jaune.  En  ce  temps-là,  le  noble  conduit 
son  char  de  guerre,  dont  les  quatre  chevaux  sont  garnis  de 
cottes  de  mailles  et  de  caparaçons;  lui-même  est  vêtu  de  peau 
de  buffle,  une  cotte  de  mailles  sur  la  poitrine,  une  fourrure  de 
tigre  sur  les  épaules,  l'épée  au  flanc,  le  trident  à  la  main,  la  tête 
abritée  par  un  casque  orné  de  coquilles  et  surmonté  d'une  ai- 
grette. Quoi  de  plusarian?  Ce  paladin  montre  d'ailleurs  la  valeur 
impétueuse,  l'amour  des  aventures,  l'esprit  chevaleresque,  et 
tout  à  la  fois  le  respect  des  rites,  la  politesse  raffinée,  le  goût 
éclairé  des  lettres,  qui  en  font  incontestablement  un  grand- 
oncle  des  jarls  nordiques.  Son  dévouement  au  suzerain,  père 
du  clan,  est  sans  bornes  ;  et  la  jolie  légende  de  l'orphelin  de 
Chao  nous  montre  un  groupe  de  vassaux  sacrifiant  leur  vie  et 
celle  de  leurs  enfants  pour  assurer  le  salut  du  rejeton  de  leur 
seigneur. 


(1)  M.  d'Ujfalvi,  le  savant  historien  des  Aryens  actuels  de  l'Hindou-Koush, 
a  récemment  confirmé  ces  vues  :  Mémoires  xur  les  Ifitiis  blancs.  Dans  VAntliro- 
pologie,  1898),  ainsi  que  d'autres  spécialistes. 

(2)  Voir  en  particulier  les  excellentes  notes  du  marquis  de  La  Mazelière  sur 
l'Histoire  de  la  Chine  (Pion,  1901). 

18 


274  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

On  trouverait  facilement  une  tendance  plus  jaune  sous  la 
dynastie  des  Hans  qui  voit  s'établir  l'influence  de  Confucius  : 
bientôt  une  action  noire  avec  le  bouddhisme  mystique  qui 
gagne  alors  le  sud  de  la  Chine.  Puis,  comme  les  sujets  des 
Arsacides,  ceux  des  Thangs  retrouvent  quelque  chose  de  la 
vertu  ariane  des  ancêtres.  L'empire  jouit  alors  d'une  paix  rela- 
tive, grâce  à  la  terreur  de  ses  armes,  et  d'incessantes  expédi- 
tions contiennent  victorieusement  les  barbares  du  Nord.  Voici 
un  fragment  d'un  poète  de  cette  époque,  Li-tai-pé  (1),  en  qui 
l'on  reconnaîtra  sans  peine  un  cousin  authentique  de  nos  trou- 
vères. On  dirait  le  portrait  du  sire  châtelain  de  Victor  Hugo  : 

Sa  main  difjne 
Quand  il  siyne 
Egrafigne 
Le  vélin. 

(I  L'homme  des  frontières  en  toute  sa  vie  n'ouvre  pas  même 
un  livre.  Mais  il  sait  courir  à  la  chasse  :  il  est  adroit,  fort  et 
hardi...  Quel  air  superbe  et  dédaigneux!  Son  fouet  sonore 
frappe  la  neige  ou  résonne  dans  l'étui  doré.  Animé  par  un  vin 
généreux,  il  appelle  son  faucon  et  sort  au  loin  dans  la  cam- 
pagne. Son  arc,  arrondi  par  un  effort  puissant,  ne  se  détend 
jamais  dans  le  vide.  Deux  oiseaux  tombent  souvent  ensemble 
abattus  par  la  flèche  sifflante.  Les  gens  au  bord  de  la  mer  se 
rangent  tous  pour  lui  faire  place,  car  sa  vaillance  et  son 
humeur  guerrière  sont  bien  connues  dans  le  Kobi.  Combien 
nos  lettrés  diffèrent  de  ces  promeneurs  intrépides,  eux  qui 
blanchissent  sur  les  livres  derrière  leurs  rideaux  tirés!  Et,  en 
vérité,  pourquoi  faire?  » 

C'est  pourtant  la  culture  finnique  de  ces  lettrés  superficiels 
qui  prend  peu  à  peu  le  dessus  comme  la  civilisation  sémitique 
dans  l'Iran.  Elle  amène  à  la  longue  l'énervement  des  courages, 
le  triomphe  du  sensualisme,  jusqu'à  ce  que  la  conquête  des 
Mongols,  descendants  des  Huns  blancs,  régénère  pour  quel- 
ques siècles  encore  le  Céleste-Empire.  Par  la  lente  usure  du 

(1)  Hebvey-Saikt-Denys,  Poésies  de  Vépoque  des  Thangs,  Paris,  1862. 


CHAPITRE   II  215 

sang  noble,  la  Chine  tombe  enfin  dans  la  décadence  dont  nous 
avons  actuellement  le  spectacle,  à  peine  interrompue  un  ins- 
tant par  l'énergie  des  premiers  conquérants  mandchous,  dont 
les  règlements  de  caste  ont  encore  aujourd'hui  quelque  chose 
de  très  arian  (I). 

Et  voilà  le  |)lan  sommaire  d'une  Histoire  des  Chinois  que 
nous  nous  permettons  de  recommander  à  quelque  jeune  diplo- 
mate qui  serait  un  disciple  fervent  de  notre  ancien  ministre  en 
Perse,  tel  qu'on  affirme  qu'il  en  trouva  de  son  vivant  (2). 


XIII 

CABBALE     ET     MYSTICISME 

Afin  d'établir  mieux  encore  à  quelle  puissance  d'illusion 
volontaire  atteignit  parfois  cette  intelligence  de  tournure  si 
particulière,  et  pour  apprendre  à  excuser  à  l'occasion  les 
erreurs  de  bonne  foi  auxquelles  le  put  entraîner  un  parti  pris 
d  abord  arrêté  dans  son  esprit,  ce  serait  peut-être  ici  le  lieu  de 
consacrer  quelques  lignes  au  plus  important  ouvrage  de  sa 
période  asiatique,  après  Y  Histoire  des  Perses,  le  Traité  des  écri- 
tures cunéiformes  (en  deux  gros  volumes  in-octavo).  Il  le 
publia  après  avoir  dit  à  TÔrient  un  adieu  définitif,  en  i864; 
mais  il  l'avait  annoncé  dès  la  fin  de  son  premier  séjour  en  Perse 
par  une  brochure  préliminaire  :  la  Lecture  des  textes  cunéi- 
formes (1858).  Nous  aurons  peut-être  l'occasion  de  revenir  aux 
thèses  d  histoire  religieuse  que  renferment  ces  livres  (ainsi  que 
les  Religions  dans  l  Asie  centrale).  Indiquons  seulement  que  le 
projet  principal  de  l'auteur  était  de  recommander  \\n  nouveau 
mode  d'interprélation  de  monuments  jusque-là  fort  discutés. 

(1)  C'est  par  une  réforme  toute  récente  (1902)  que  l'impératrice  douairière 
vient  (le  permettre  aux  «  jjens  des  hauuières  » ,  descendants  plus  ou  moins 
authentiques  des  conquérants  inandi'liuus,  de  s'unir  aux  Chinois  proprement 
dits. 

(2^  (Biographie  de  VEssai.  p.  XXIV).  M.  de  Tîocliechonart,  dont  il  est 
question  en  ce  lieu  pour  son  ouvrage  :  Pékin  et  l'iiiti-rieiir  f/'>  lu  Chine  (1878), 
ne  nous  parait  pas  avoir  subi  de  façon  bien  apparente  l'influence  de  Gobineau. 


aiG  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

En  s'appuyant  sur  l'étude  de  la  u  talismanique  » ,  et  guidé  dans 
cette  voie  dangereuse  par  son  savant  ami  le  rabbin  Moulla 
Lalazar  Hamadany,  il  confondit  trop  évidemment  les  com- 
mentaires raffinés  et  puérils  d'une  érudition  pour  ainsi  dire 
sécliée  dans  sa  racine  par  les  préoccupations  purement  verbales 
de  l'Orient  moderne  avec  une  interprétation  originale  et  solide 
de  ces  lointains  documents  du  passé  :  il  crut  tenir  dans  quel- 
ques formules  magiques  de  bienveillance  ou  de  haine  la  clef  si 
longtemps  cherchée  en  vain  de  l'épigraphie  mésopotamienne. 
Et,  en  conséquence  de  cette  erreur,  le  plus  grand  effort  peut- 
être  de  sa  vie  érudite  a  mérité  d'être  apprécié  comme  nous 
allons  le  dire  par  un  des  maîtres  de  la  science,  aujourd'hui 
fixée,  des  écritures  cunéiformes.  Dans  son  article  Cunéiformes 
de  la  Grande  Encyclopédie^  M.  .1.  Oppert  (contre  qui  Gobineau 
polémiquait  dès  1858)  raconte  les  doutes  qui  accueillirent  à  la 
première  heure  les  efforts  consciencieux  des  RaAvlinson  et  des 
Grotefend  sur  ce  terrain  ardu.  Renan  lui-même  ne  niait-il  pas 
en  1858,  dans  le  Journal  des  savants^  les  résultats  positifs  déjà 
obtenus  à  cette  époque?  Les  choses  paraissent  aujourd'hui  si 
claires,  ajoute  le  vétéran  de  l'érudition  orientale,  que  les  jeunes 
assyriologues  ne  veulent  même  plus  admettre  qu'il  ait  jamais 
plané  sur  ces  questions  quelque  mystère,  et  ignorent  de  parti 
pris  les  luttes  soutenues  par  leurs  aines  pour  le  triomphe  de  la 
vérité.  Puis  il  ajoute  en  propres  termes  :  «  Dans  ce  temps 
d'incrédulité  au  sujet  de  découvertes  réelles,  il  se  produisit  des 
essais  d'interprétations  oubliés  depuis  à  juste  titre,  mais  qui, 
dans  le  temps,  n'en  contribuèrent  pas  moins  à  retarder  l'heure 
de  la  justice.  Nous  citons  les  travaux  de  M.  de  Gobineau,  qui 
déchiffra  quatre  fois  de  suite  les  mêmes  textes  cunéiformes, 
chaque  fois  d'une  manière  toute  différente,  mais  toujours  avec 
un  égal  succès,  et  qui  lut  le  même  texte  de  sept  manières  diffé- 
rentes de  droite  à  gauche,  de  gauche  à  droite,  de  haut  en  bas,  de 
bas  en  haut,  diagonalement  de  droite  à  gauche,  diagonalement 
de  gauche  à  droite,  et  enfin  symboliquement  (1).  »  On  ne  peut 

(1)  Les  lettres  de  Mérimée  à  Gobineau  nous  apprennent  l'accueil  peu  favo- 
rable que  les  professionnels  firent  dès  le  premier  abord  (1859)  aux  fantaisies  du 
comte  sur  la  lecture  des  textes  cunéiformes. 


CHAPITRE    II  277 

nier  que  ces  lignes  sévères  ne  contiennent  une  critique  justifiée 
des  méthodes  trop  souvent  appliquées  par  notre  aryaniste  aux 
sujets  les  plus  divers.  A  ses  yeux,  comme  à  ceux  de  ses  profes- 
seurs orientaux,  la  contradiction  logique  n'existe  pas,  la  passion 
seule  voit  juste,  et  c'est  le  secret  de  bien  des  traits  de  caractère 
que  nous  aurons  encore  à  découvrir  dans  sa  complexe  personna- 
lité. Ajoutons,  pour  être  juste,  que  ces  défauts  réels  ne  devaient 
nulle  part  saillir  davantage  que  sur  le  terrain  de  l'érudition 
exacte.  Il  perd  là  tous  ses  avantages,  tandis  que,  dans  les  études 
psychologiques,  la  méthode  passionnelle  et  intuitive  peut 
donner  parfois  des  résultats  au  moins  curieux  et  suggestifs, 
dévoiler  des  horizons  que  la  raison  serait  plus  paresseuse  à 
entrevoir  et  plus  lente  à  explorer. 

EnHn,  nous  pensons  qu'il  est  à  propos  de  joindre  à  ses  écrits 
d'inspiration  asiatique  unEssai philosophique  que  notre  ministre 
à  Athènes  rédigea  en  allemand,  durant  Tannée  18G7,  et  publia 
en  1868  dans  \si  Zeitschrift  fur  Philosophie  wid  philosophische 
Krilih  (volumes  52  et  53)  sous  ce  titre  :  Recherches  sur  différents 
phénomènes  de  la  inesporadigue.  Il  donne  expressément  ces  pages 
comme  un  appendice  nécessaire  à  l'épilogue  de  VEssai  sur  l'iné- 
galité des  races,  qui  n'a  jamais  été  bien  compris  par  les  lecteurs. 
Nous  avons  vu  en  effet  que  les  considérations  apocalyptiques  qui 
terminent  son  ouvrage  de  jeunesse  firent  grand  tort  à  l'impres- 
sion d'enseml)le  laissée  par  cette  vaste  svnthèse  :  elles  furent 
raillées  et  facilement  réfutées.  Or  l'auteur  avait  eu,  dit-il,  l'iji- 
tention  d'y  établir  (1)  l'existence  d'une  âme  véritable  de  la  race, 
vivant  de  sa  vie  propre  et  possédant  une  individualité  définie. 
Ainsi  Fechner  rajeunissait  alors  pour  l'Allemagne  philoso- 
phique la  vieille  doctrine  babylonienne  qui  attribue  des  âmes 
aux  planètes  et  aux  corps  célestes.  Par  une  sorte  de  réalisme, 
renouvelé  du  moyen  âge  mystique,  qui  fut  disciple  lui-même 
de  l'Orient  par  Alexandrie  et  les  Arabes,  le  comte  prête  expres- 
sément la  vie  aux  concepts  abstraits  que  le  nominalisme  de  la 
philosophie  moderne  a  ramenés  à  leur  juste  portée.  Omne  con- 
cipiendum  vivit,  et  la  vie  «  sporadique  "  est  cette  sorte  d'exis- 

(1)  Voir  Essai,  t.  II,  p.  546. 


278  I.E    COMTE    DE   GOBINEAU 

tence  spiritique,  dégagée  des  liens  de  la  matière,  que  mènent 
dans  l'azur  les  créations  de  l'intelligence  humaine.  Car  si  elles 
apparaissent  en  effet  vers  la  fin  de  VEssai,  il  faut  constater  que 
Gobineau  a  singulièrement   précisé    et  développé    ces   idées 
fumeuses  parle  commerce  des  sages  de  Téhéran  et  les  conver- 
sations de  Mulla  Lalazar,  sinon  par  la  lecture  de  cet  Hegel, 
qu'il  a  nommé  lui-même  un  pur  Asiatique.  A  ses  yeux,  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  idées  qui   mènent  une  vie  propre  et 
indépendante  de  celle  de  l'esprit  humain,  mais  ce  sont  surtout 
les  langues,  expressions  directes  des  races.  Et  par  là  il  marie 
avec  délices  ses  vues  favorites  en  ethnographie  aux  antiques 
spéculations  orientales  sur  le    Logos.   Les    langues   sont   des 
habitants  vivants,  constitués   par   leur   propre  activité,  de  ce 
milieu  spirituel  qui  est  l'esprit  humain,  propice,  selon  les  indi- 
vidus et  les  races,  à  la  naissance  et  à  la  prospérité  de  tels  con- 
cepts, de   tels    mots    particuliers.    Transformé    profondément 
dans  sa  constitution  par  le  mélange  des  races,  un  pareil  milieu, 
spirituel  ne  pourra  plus  nourrir  les  mêmes  conceptions  intel- 
lectuelles et  les  mêmes  existences  sporadiques.  Voyez  le  fran- 
çais des  nègres  de  Haïti,  le  jargon  allemand  des  Juifs  alsaciens. 
Car  l'esprit  n'a  pas  d'action  directe  sur  cet  Être-Langage  et  ne 
peut  s'efforcer  de  l'adapter  à  ses  besoins,  comme  il  le  fait  des 
animaux  domestiques,  incapable  qu'il  est  de  le  modilier  dans 
son  essence.  Et,  en  présence  de  cette  suggestive  comparaison, 
Ton  songe  involontairement  à  ces  contemporains  de  Sénèque 
qui  discutaient  gravement  sur  ce  problème  :  les  Vertus  sont- 
elles  des  animaux?  Tel  est  l'aboutissement  du  réalisme  alexan- 
drin.    Poursuivant    ses     Ingénieuses    déductions,     Gobineau 
accepte  non  seulement  la  survie  et  l'immortalité  des    âmes, 
humaines  ou  idéelles,  en  possession  de  leur  pleine  conscience; 
mais  encore  il  suppose  que  dans  l'au-delà  elle  mèneront  une 
existence  plus  heureuse  etplus  parfaite,  en  sorte  que  la  Langue, 
le  Logos,  nourri  dans  l'empyrée  par  un  plus  puissant  afflux 
d'idées,  prendra   lui-même   une   ampleur   et   une    perfection 
suprême  au  sein   d'un   milieu  amélioré  et  désormais  si  bien 
adapté  à  sa  prospérité.  Ce  sera  sans  doute  le  règne  glorieux  du 
Verbe-Race. 


CHAPITRE    II  279 

Les  disciples  du  dix-huitième  siècle  français  raillaient  déjà 
au  début  de  dix-neuvième  le  mysticisme  allemand  mis  à  la 
mode  par  les  Ancillon  et  les  Cousin  avec  ces  ^[énies  volant 
entre  ciel  et  terre  qui  «  magnétisent  nos  âmes  (1)  »  •  Les  voilà 
ressuscites  pour  une  revue  d'outre-llhin  par  un  Français  qui 
est  retourné  s'abreuver  à  la  source  levantine  de  ces  rêves.  Ces 
pages  sont  précieuses  pour  nous  faire  comprendre  mieux 
encore  à  quel  point  cette  plastique  intelligence  subit,  pour  un 
temps,  l'influence  du  milieu  oriental  où  elle  se  plongeait  avec 
délices.  Ajoutons  qu'on  ne  passe  pas  impunément  par  des 
écarts  de  température  morale  aussi  excessifs.  Nous  retrouve- 
rons dans  plusieurs  des  écrits  ultérieurs  du  comte  quelques 
traces  d'égarement  mystique. 

(1)  Voir  Stendhal,  Armatice. 


CHAPITRE  III 

LES     "   NOUVELLES    ASIATIQUES    i) 

Après  quelques  années  d'infidélité  à  TOrient,  Gobineau  y 
transporta  une  dernière  fois  sa  pensée  vers  1876,  par  la  rédac- 
tion des  Nouvelles  asiatiques.  Le  plus  accompli  peut-être  de 
ses  ouvrages,  au  point  de  vue  littéraire  (c'est  du  moins  l'opi- 
nion d'un  bon  juge,  celle  de  M.  André  Hallays)  (1),  ce  livre 
porte  la  marque  d'une  évolution  sensible  dans  la  pensée  de  son 
auteur;  évolution  que  nous  étudierons  tout  à  l'heure  plus  à 
loisir.  Gobineau,  qui  écrit  maintenant  à  Stockholm,  est  entré 
dans  cette  période  de  sa  vie  que  nous  nommerons  ascétique, 
et  durant  laquelle  son  impérialisme  de  jeunesse  reparaît  pour 
s'exaspérer  jusqu'à  prendre  le  ton  d'un  individualisme  hautain. 
Aussi,  ne  voit-il  plus  du  même  œil  ses  gracieux  amis  persans; 
non  qu'il  leur  soit  tout  à  fait  infidèle,  puisque,  dans  les  tris- 
tesses de  ses  dernières  années,  il  songera  de  nouveau  à  s'en  aller 
terminer  ses  jours  au  milieu  d'eux;  mais  il  se  montre  du  moins 
plus  sévère  à  leur  égard  et  réserve  maintenant  ses  faveurs  à  ce 
qu'il  croit  purement  arian  dans  l'Asie  occidentale. 

Examinons  en  effet  les  trois  nouvelles  qui  ont  l'Iran  pour 
théâtre,  et  les  sujets  de  Nasr-Eddin-Shah  pour  acteurs.  En 
chacune  d'elles,  nous  retrouvons  quelque  figure  de  connais- 
sance, et  plus  d'un  trait  de  mœurs  rencontré  jadis  dans  les 
pages  de  Trois  ans  en  Asie.  L'Illustre  magicien  est  certaine- 
ment inspiré  par  l'aventure  véridique  d'un  prince  de  la  famille 
joyale  qui  fut  berné  par  un  charlatan  sans  scrupules.  Gamber 
Aly  n'incarne  pas  un  personnage  moins  réel,  car  nous  avions 

(i)  Voir  son  étude  sur  Gobineau  àAmlQ  Journal  des  Débats  {%  octobre  1899). 


CHAPITRE    III  281 

lu  dans  les  souvenirs  de  voyage  du  comte  une  partie  de  ses 
aventures.  Enfin  la  Guerre  des  Tiircomans  est  une  page  de 
rhisloire  persane  contemporaine,  et  nous  y  reconnaissons,  à 
peine  déguisé,  cet  aryanistc  iranien,  qui  fut  d'abord  élève  de 
Saint-Gyr,  ne  récolta  dans  sa  patrie  que  disgrâces  ou  tribula- 
tions et  devint  la  victime  d'acquisitions  morales  tout  à  fait 
déplacées  dans  son  milieu  ethnique.  Seulement,  une  nuance 
indéfinissable  frappe  bientôt  un  spectateur  attentif  de  ces 
tableaux,  tracés  maintenant  de  mémoire,  où  les  concours  s'es- 
tompent par  l'effet  de  la  distauce  et  du  temps  écoulé.  La  phy- 
sionomie des  personnages,  leurs  tendances  dominantes,  leurs 
faiblesses  plus  ou  moins  vénielles,  sont  ici  tout  autrement  trai- 
tées que  dans  les  notes  au  jour  le  jour  du  jeune  diplomate.  Le 
ton  s'est  fait  plus  ironique,  l'appréciation  plus  dénigrante;  une 
certaine  indulgence  dédaigneuse  se  joue  encore  à  la  surface 
de  ces  récits  humoristiques;  l'âme  du  narrateur  nest  plus  la 
même. 

Au  cours  de  sa  préface,  il  nous  donne  son  livre  comme  un 
complément  à  l'œuvre  d'un  de  ses  collègues  de  la  légation  bri- 
tannique, Morier,  qui,  dans  l'excellent  roman  Hadjy-Baha^  a 
peint  surtout  la  légèreté,  l'inconsistance  desprit,  la  ténuité  des 
idées  morales  chez  les  Persans;  qui,  en  un  mot,  à  l'exemple 
d'EastAvick,  dont  nous  avons  dit  la  sévère  appréciation  de  ses 
hôtes,  s'est  montré  de  parti  pris  ironique  et  mordant.  Gobineau 
entend  bien   mettre   en  relief  le   même  aspect  des  âmes  asia- 
tiques, car  il  en  reconnaît  expressément  la  vérité,  mais  il  veut 
souligner  aussi    "  la  bravoure   des   uns,    l'esprit  sincèrement 
romanesque  des  autres,  la  bonté  native  de  ceux-ci,  la  probité 
foncière  de  ceux-là;  chez  tels,  la  passion  patriotique  poussée 
au  dernier  excès;  chez  tels,  la  générosité  complète,  le  dévoue- 
ment, l'affection;  chez  tous  un  laisser  aller  incomparable  et  la 
tyrannie  du   premier   mouvement  n .  Excellente  intention,   et 
qui  ferait  revivre  les  indulgences  de  sa  jeunesse  si,  par  malheur, 
elle  ne  s'appliquait  bien  qu'à  l'ensemble  du  livre.  En  fait,  nous 
y  verrons  réellement  héroïques,  probes  et  chevaleresques  celte 
fois  parmi  les  Asiatiques,  non  pas  des  Persans,  mais  des  Arians 
supposés  plus  authentiques  :  Caucasiens  dans  la  Danseuse  de 


282  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

Sliamaka  ou  Afghans  dans  les  Amants  de  Kandahar:  L'Iran  pro- 
prement dit  apparaît  au  contraire  intellectuellement  ridicule 
dans  l Illusti'e Magicien^  moralement  dégradé  dans  Gamher  Aly, 
menant  une  véritable  parodie  militaire  dans  la  Guerre  des  Tur- 
comans.  En  un  mot,  par  l'effet  du  recul  et  du  temps,  la  distinc- 
tion s'est  faite  plus  nettement  devant  le  regard  du  comte  entre 
les  éléments  ethniques  qu'il  se  plaisait  jadis  à  évoquer  dans 
une  aimable  confusion,  et  les  Persans  ne  sont  plus  parmi  les 
élus  de  son  cœur.  Examinons  par  exemple  la  Guerre  des  Tur- 
comans  :  l'impression  qui  s'en  dégage,  malgré  quelques  traits 
d'indulgence  relative,  est  certes  celle  d'une  cruelle  satire  de  la 
défense  nationale  en  Perse.  El  dans  Trois  ans  en  Asie  on  lisait 
cette  appréciation  du  soldat  persan,  précisément  à  propos  de 
cette  même  expédition  désastreuse  (1)  :  u  II  est  admirable  d'in- 
telligence, et  je  dirai  aussi  de  courage,  car  il  me  paraît  beau  que 
des  hommes  ainsi  traités,  marchant  pieds  nus,  ayant  des  fusils 
sans  chiens,  et  conduits  par  des  officiers  comme  ceux  qui  les 
mènent,  aient  cependant  attaqué  les  Anglais  à  la  baïonnette 
dans  la  dernière  guerre.  »  Ou  ailleurs  (2)  :  a  On  aurait  grand  tort 
de  croire  que  le  courage  militaire  manque  à  ce  peuple;  il  en  a 
beaucoup,  mais  il  lui  faut  une  raison  pour  se  battre  et  repousser 
une  invasion  étrangère.  »  On  dira  qu'entre  les  deux  jugements 
les  différences  sont  surtout  dans  le  ton  et  dans  l'impression 
finale  qu'ils  nous  laissent,  puisque  les  éléments  du  procès  sont 
demeurés  les  mêmes.  Mais  cette  dissonance-là  est  du  moins 
sensible;  à  la  lune  de  miel  a  succédé  l'heure  des  clairvoyances 
amicales. 

Les  heureux  objets  des  sympathies  orientales  demeurées  in- 
tactes chez  Gobineau  habitent,  nous  l'avons  dit,  hors  des  fron- 
tières de  l'Iran.  C'est,  tout  d'abord,  une  jeune  fille  lesghy,  la 
danseuse  de  Shamaka,  dont  les  compatriotes  forment  une  peu- 
plade montagnarde  du  Caucase  oriental,  et  pourraient  élever  en 
effet  quelques  prétentions  arianes.  Nous  avons  lu  dans  V Essai  (^i) 
que,  vers  le  dixième  siècle  avant  notre  ère,  les  Sarmates,  der- 

(1)  P.  408. 

(2)  P.  289. 

(3)  T.  II,  p.  338. 


CHAPITRE   III  2»'J 

mers  venus  des  Arians  et  demeurés  les  plus  purs,  gardèrent 
longtemps  pour  point  d'appui  de  leurs  opérations  conquérantes 
les  deux  abrupts  versants  du  Caucase.  Les  populations  de  cette 
région  durent  à  cette  circonstance   l'origine  de  leur  intégrité 
ethnique,  et  à  l'àpreté  de  leur  territoire  sa  persistance  à  travers 
les  âges  ainsi  que  l'honneur  d'avoir  été  choisies  d'al)ord  par  la 
science  anthropologique  pour  représenter  le  type  le  plus  ac- 
compli de  la  famille  blanche,  baptisée  dans  son  ensemble  du 
nom  de  race  caucasique.  Les  habitants  actuels  de  ces  montagnes 
continuent  d'être  célèbres   pour  leur  beauté  corporelle,  leur 
génie  guerrier;  loin  de  dégénérer,  ils  ont  par  leur  alliance  plus 
ou  moins  forcée  «  réchauffé  "  à  plusieurs  reprises  le  sang  de& 
Osmanlis  comme  celui  des  Persans,  et  fourni  sans  relâche  des 
hommes  éminents  à  l'Islam,  entre  autres  ces  beys  circassiens 
^^  ^Egypte  dont  l'existence  se  déroula  si  romantique  en  plein 
dix-neuvième  siècle.  Les  belles  populations   de  la  vallée  du 
Phase  sont  encore  douées  d'une    distinction   et   d'une    grâce 
extrêmes;  «  leurs  mains  sont  charmantes,  leurs  pieds  sont  ado- 
rables; la  forme,  les  attaches,  tout  en  est  parfait.  » 

En  visitant  le  Caucase,  qu'il  traversa  ainsi  que  la  Russie 
tout  entière  lors  de  son  second  retour  de  Perse,  Gobineau 
pouvait  donc  croire  à  bon  droit  contempler  l'un  des  points  du 
globe  où  la  race  chère  à  son  cœur  a  le  plus  puissamment  mar- 
qué son  empreinte.  Un  voyageur  qui  parcourait  ces  territoires 
vers  la  même  époque,  Dulaurier,  a  écrit  ces  lignes  caractéris- 
tiques (1)  :  «  Le  privilège  de  la  noblesse  du  sang  est  maintenu 
avec  une  rigueur  extrême  chez  les  Tcherkesses;  aussi  chacun 
de  ceux  à  qui  le  titre  de  pché  (roi)  est  légitimement  acquisse 
montre-t-il  très  sévère  dans  le  choix  de  ses  alliances  matrimo- 
niales et  dans  le  soin  de  conserver  intact  son  arbre  généalo- 
gique. Un  mariage  contracté  dans  une  classe  inférieure  serait 
une  tache  dégradante,  et  qui  lui  attirerait  le  mépris  général.  " 
Régis  par  des  coutumes  non  écrites  (adat),  ils  sont  légalement 
égaux  entre  eux;  toutefois,  les  plus  influents  sont  les  princes 
qui  ont  le  plus  grand  nombre  de  parents,  d'amis,  de  vassaux 

(1)  La  Russie  dans  le  Caucase. 


284  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

prêts  à  prendre  les  armes.  Jadis,   chaque  cavalier  avait  à  ses 
côtés  un  compagnon   appartenant  à  la  noblesse  inférieure  et 
équipé  comme  lui,  à  l'exception  de  la  cotte  de  mailles.  Ce  com- 
pagnon, comme  les  écuyers  de  nos  preux  du  moyen  âge,  où 
l'auxiliaire  placé  aux  côtés  de   l'Arya  sur  son  char  de  guerre, 
devait  suivre  partout  son  seigneur,  le  défendre,  et  mourir  s'il 
le  fallait  pour  lui  et   avec  lui,    sous    peine  d'un  déshonneur 
éternel.  Enfin,  tout  prince  ou  noble  peut  être  appelé  à  la  tête 
d'une  expédition  guerrière,  et  ce  choix,  décidé  dans  un  congrès 
général,  tombe  sur  le  plus   renommé  par  sa  bravoure  et  son 
expérience,  son  hégémonie  demeurant  d'ailleurs  strictement 
limitée  au  temps  que  dure  l'expédition.   Et,  ajoute  Dulaurier, 
c'est  précisément  cette  constitution  égalitaire  et  féodale  qui, 
entravant  la  concentration  de  leurs  forces,  les  a  soumis  aux 
armes  russes.  Rien  de  plus  arian  qu'un  tel  spectacle;  on  con- 
çoit qu'il    ail    frappé  Gobineau,   qui,   toutefois,    choisit   pour 
héroïne  de  sa  nouvelle  caucasienne,  non  pas  une  Tcherkesse, 
mais  une  Lesghy,  fille  de  ces  tribus  montagnardes  reléguées 
vers  l'Est,    que    Dulaurier  considère    comme    plus    sauvages, 
moins    brillantes    et   moins   chevaleresques   que  leurs  voisins 
occidentaux.  Plus  sémitisés,  dirons-nous,  caril  semble  qu'Omm- 
Djéhane,  malgré  ses  veux  bleus,  professe  l'aversion  du  Nord  et 
subisse  la  nostalgie  du  Midi.  Cette  fille  ariane  pourrait  être  la 
compagne  d'un  brigand  des  Calabres.  Pénétrée  de  haine  pour 
la  tyrannie  russe,  déchirant  à  coups  de  couteau  le  visage  des 
petites  filles  moscovites  avec  lesquelles  elle  est  élevée,  prête  à 
poignarder  sur  la  place  tout  Européen  dont  elle  se  croit  offensée, 
la  sauvage  enfant  finit  par  aimer  éperdument  un  Espagnol,  un 
Catalan  «  descendant  des  Almogavares  » ,  parce  qu'il  comprend 
mieux  son  tempérament  qu'un  homme  du  Nord.  L'origine  gas- 
conne de  Gobineau  transparaît  ainsi  de  manière  assez  plaisante 
dans  ses  préférences  quand  il  cesse  de  se  surveiller,  et  cette 
tendance  est  certes  plus  visible  encore    dans   la   nouvelle  qui 
a  pour  objet  l'apothéose   des  Afghans,  un  des  morceaux  les 
plus   accomplis   d'ailleurs   qui   soient  sortis  de   sa  plume,   les 
Amants  de  Kandaha7\ 

Les  tribus  caucasiques  englobées  par  le  grand  empire  slave 


CHAPITRE    m  -285 

dans  son  expansion  asiatique  sont  désormais  sans  avenir  poli- 
tique. Ce  fut  donc  vers  les  Arians  voisins  des  frontières  orien- 
tales de  la  Perse  que,  dans  ses  combinaisons  de  politique  con- 
temporaine, comme  dans  les  spéculations  ethniques  de  V Histoire 
des  Perses^  Gobineau  reporta  ses  espoirs,  rêvant  à  un  renouveau 
de  l'énergie  ancestrale.  Son  biographe  de  V Essai  {\)  raconte 
qu'il  avait  projeté  de  faire  équilibre  par  l'action  de  l'influence 
française  aux  compétitions  alors  naissantes  de  la  Russie  et  de 
l'Angleterre  dans  l'Asie  centrale,  et  comptait  sur  ses  rapports 
exceptionnellement  amicaux  avec  les  dépositaires  de  la  science 
asiatique  pour  ouvrir  à  nos  émissaires  le  chemin  difficile  des 
khanats  afghans.  Il  fut  méconnu  pourtant,  éconduit  par  des 
chefs  qui  le  jugeaient  u  chimérique  " ,  non  sans  de  bonnes  rai- 
sons peut-être,  et  il  dut  épancher  dans  le  domaine  de  la  fiction 
littéraire  le  trop-plein  de  ses  sympathies  afghanes.  Nous  l'avons 
vu  vers  la  fin  de  Y  Histoire  des  Perses  s'efforcer  de  nous  faire 
reconnaître  dans  ces  féodaux  contemporains  les  descendants 
authentiques  des  Parthes.  Cette  conviction  chère  à  sa  fantaisie 
soutient  ici  son  inspiration  créatrice  et  le  héros  des  Amants  de 
Kandahar,  sans  doute  issu  du  souvenir  de  Mir-Elem-Khan,  nous 
apparaît  comme  le  type  masculin  le  plus  accompli  qu'ait  façonné 
l'imagination  du  comte,  aussi  bien  qu'Akrivie  Phrangopoulo, 
avec  qui  nous  lierons  bientôt  connaissance,  sera  le  portrait 
féminin  le  mieux  venu  qu'ait  tracé  notre  aryaniste. 

Pas  plus  que  d'ordinaire,  il  ne  faudrait  toutefois  rechercher 
trop  scrupuleusement  en  Mohsen  les  caractères  anthropolo- 
giques de  la  race  indo-européenne.  Il  a  le  teint  un  peu  foncé, 
mais  non  pas  de  a  cette  teinte  sombre  et  terreuse,  résultat  cer- 
tain d'une  origine  métisse  "  .  Ses  joues  se  montrent  «  chaude- 
ment basanées  comme  un  fruit  mûri  au  soleil  » ,  tandis  que  ses 
cheveux  sont  noirs,  ses  regards  doux  et  profonds.  Ce  fils  de 
noble  race  vit  dévoué  tout  entier  aux  vendettas  de  sa  famille  ; 
il  a  le  culte  farouche  de  l'honneur,  et  la  «  fierté  brillante  »  qui 
éclate  sur  son  visage  est  "  le  reflet  des  exigences  de  son  âme"  . 
Il  passe  donc  son  existence  à  se  surveiller,  lui  et  les  autres,  tou- 

(1)  T.  I,  p.  XXV. 


286  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

jours  en  soupçon,  «  tenant  son  honneur  devant  lui  »  pour  ne 
pas  le  perdre  de  vue.  Susceptible  à  l'excès,  et  jaloux  d'une 
ombre,  le  jeune  preux  sait  d'avance  combien  ses  jours  seront 
peu  nombreux,  car  a  ils  sont  rares,  les  hommes  de  cette  race 
qui,  avant  quarante  ans,  n'ont  pas  reçu  le  coup  mortel,  à  force 
d'avoir  atteint  et  menacé  les  autres  »  .  En  une  scène  charmante, 
l'indomptable  Mohsen  succombe  pourtant  devant  la  toute-puis- 
sance de  l'amour,  et  s'incline  jusque  sous  le  pied  vainqueur  de 
sa  petite  cousine  Djémylèh.  Mais,  par  cette  faiblesse  qui  l'en- 
chaîne à  la  fdle  d'un  ennemi  de  son  père,  il  a  trahi  l'héritage 
de  haines  et  de  rancunes  dont  sa  naissance  lui  imposa  le  far- 
deau. A  compter  de  cette  heure,  il  est  pour  ainsi  dire  hors  la 
loi  dans  sa  patrie,  rejeté  à  la  fois  par  deux  partis  irréconci- 
liables, et  en  révolte  contre  toutes  les  conceptions  morales  de 
sa  race.  Il  tombera  donc  aux  côtés  de  son  amante  dans  une 
lutte  héroïque  et  inégale;  et,  certes  la  peinture  de  sa  défense 
épique  offre  un  spectacle  imposant;  l'état  d'àme  du  jeune  héros 
dans  le  fort  de  la  bataille  n'a  rien  de  banal.  «  Les  sentiments 
les  plus  forts  qui  puissent  occuper  un  cœur  régnaient  là  sans 
partage;  aucune  sensation  mesquine  ne  se  tenait  à  leur  côté. 
Aimer,  haïr,  et  cela  dans  une  atmosphère  d'intrépidité  héroïque, 
avec  l'oubli  le  plus  absolu  des  avantages  de  la  vie  et  des  amer- 
tumes supposées  de  la  mort,  il  n'y  avait  pas  autre  chose  qui 
planât  sur  les  têtes.  " 

Combien  vils  au  regard  de  ses  paladins  apparaissent  les 
bourgeois  pusillanimes  qu'on  nous  laisse  entrevoir  poussant 
des  gémissements  lamentables  au  spectacle  des  coups  qui 
s'échangent  de  toutes  parts,  se  terrant  dans  leur  boutique, 
assurant  que  "  le  commerce  est  perdu  pour  jamais  »  .  Ainsi 
firent  jadis  les  sujets  impatientés  des  Parthes,  et  Gobineau 
semblait  leur  avoir  donné  raison.  Ici,  il  n'exprime  que  dédain 
pour  ces  descendants  des  «  colons  persans,  dont  on  n'estime 
pas  la  naissance,  bien  qu'on  fasse  cas  de  leur  richesse  et,  à 
l'occasion,  de  leurs  talents  »  . 

Oui,  Mohsen  apparaît  dans  une  auréole  de  valeur  surhu- 
maine; mais  c'est  précisément  l'humanité  qui  manque  un  peu 
dans  tout  cela;  on  y  sent  trop  bien  1'  «  enflure  sémitique  »  que 


CHAPITRE    III  287 

l'auteur  devait  nécessairement  rencontrer  chez  un  ])euple  qui 
se  proclame  lui-même  issu  des  patriarches  bihliques.  L'inspi- 
ration de  Mohsen,  c'est  le  pundonor  espagnol,  dont  nous  avons 
dit  l'absurde  code  de  violence  froide  et  de  sauvagerie  calculée. 
L'atmosphère  qu'il  res[)ire  est  celle  de  l'Italie  de  la  Renais- 
sance, chère  à  l'individualisme  et  au  romantisme  méridional 
d'un  Stendhal. 

Arrêtons-nous  un  instant  pour  souligner  dès  à  présent  chez 
ces  Afghans  une  sorte  d'ascétisme,  d'ordre  très  particulier,  qui 
se  trahit  dans  cette  conception  outrée  du  devoir  à  laquelle 
Gobineau  s'arrête  avec  tant  de  com[)laisance.  Nous  montrerons 
en  effet  qu'à  Theure  de  la  rédaction  des  Nouvelles  asiatiques 
son  esprit  s'était  engagé  dans  une  voie  nouvelle,  dont  tous  ses 
écrits  de  ce  temps  portent  l'empreinte.  Et  nous  appellerons 
ascétique  cette  période  de  son  activité  intellectuelle.  Nous  par- 
lions ici  tout  à  l'heure  de  point  d'honneur  à  l'espagnole.  Scho- 
penhauer,  qui  aimait  tant  les  compatriotes  de  don  Balthazar 
Gracian,  semble  avoir  voulu  donner  dans  le  Monde  comme 
volonté  (l)  la  théorie  des  principes  que  les  frères  de  caste  de 
Mohsen  mettent  si  bien  en  pratique.  Il  prétend  en  effet  nous 
montrer  un  premier  degré  de  l'ascétisme,  une  sorte  d'appel 
intérieur  à  la  justice  immanente,  dans  le  cas,  si  fréquent  en 
Espag/ne,  d'un  homme  qui  se  résigne  à  mourir  sûrement  lui- 
même  pour  assurer  sa  vengeance.  N'étant  guidé  désormais  par 
nul  intérêt  terrestre,  un  tel  exalté  paraît  vouloir  seulement 
qu'un  forfait  scmldalde  à  celui  qu'il  punit  ne  se  puisse  plus 
perpétrer  après  l'exemple  qu'il  va  donner.  Il  a  le  désir  que 
l'Idée  (platonicienne)  de  l'homme  demeure  pure  à  l'avenir 
d'une  pareille  souillure  morale,  et  c'est  là  une  inspiration  par 
quelques  côtés  transcendante,  un  beau  trait  de  caractère.  Sans 
doute,  mais  assez  inattendu  chez  un  Arian  de  la  façon  de 
Gobineau,  qui  nous  a  peint  jadis  des  conquérants  trop  avisés, 
trop  avertis  sur  leurs  intérêts  bien  entendus,  trop  normands 
en  un  mot,  pour  entrer  dans  ces  farouches  considérations. 
C'est  que  le  Gobineau  de  VEssai,  jeune  et  vibrant  dans  le  pré- 

[l)  T.  I,  p.  424  (édition  Reclain). 


2^S  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

sent,  en  dépit  de  son  pessimisme  d'avenir,  a  fait  place  en  1876 
à  un  penseur  assombri  et  fatigué  de  la  vie.  Les  Amants  de  Kan- 
dahar  rappellent  les  légendes  de  Roméo  et  Juliette,  ou  de 
Tristan  et  Iseult,  et  nous  verrons  que  certaine  école  aryaniste 
proclame  d'ailleurs  très  germanique  la  conception  du  triomphe 
dans  la  mort.  Comme  si  le  comte  avait  été  prédestiné  à  ouvrir 
de  sa  main  toutes  les  sources  de  ce  mouvement  contemporain 
des  esprits. 

Par  la  même  fortune  qui  nous  est  échue  au  sujet  de  l'Iran, 
nous  possédons  à  propos  de  l'Afghanistan  deux  témoignages 
anglais,  l'un  antérieur  au  séjour  de  Gobineau  en  Asie,  l'autre 
contemporain  de  sa  mission,  qui  pourront  nous  éclairer  sur  la 
valeur  de  ses  appréciations  et  sur  le  degré  d'aryanisme  de  ses 
favoris  (1).  Le  premier  document  vient  d'Elphinstone,  qui  fut 
au  début  du  dix-neuvième  siècle  l'un  des  promoteurs  de  l'in- 
fluence anglaise  sur  les  frontières  de  l'Inde,  L'autre  émane 
d'un  médecin  militaire,  H.  W.  Belle^v,  qui  accompagna  en  1857 
une  mission  britannique  envoyée  pour  soutenir  l'émir  de  Kan- 
dahar  dans  sa  lutte  contre  la  Perse  et  préparer  la  répartition 
des  subsides  qui  lui  fournissait  l'Angleterre,  déjà  préoccupée 
à  cette  époque  de  combattre  l'influence  russe  au  voisinage  de 
sa  grande  colonie  asiatique. 

Elphinstone  avait  trouvé  avant  Gobineau  quelque  chose  de 
sympathique  à  son  tempérament  dans  l'esprit  guerrier  de  ces 
tribus  indomptables,  qui  e'voquaient  dans  son  imagination  les 
vieux  clans  de  l'Ecosse.  L'émir  exerce,  dit-il,  un  pouvoir 
presque  illimité  sur  les  villes  et  sur  les  territoires  urbains  :  il 
tient  encore  dans  une  sujétion  plutôt  précaire  les  clans  très 
voisins  des  cités,  mais  les  plus  éloignés  jouissent  d'une  indé- 
pendance presque  absolue.  Cet  ordre  de  choses,  poursuit  l'An- 
glais, a  ses  inconvénients,  il  faut  l'avouer,  et  l'on  peut  se 
demander  s'il  engendre  la  même  somme  de  bon  ordre,  de 
tranquillité,  de  bonheur  par  conséquent,  que  peut  fournir  une 
monarchie  absolue,  même  constituée  à  l'asiatique  ;  mais  en 
posant  ainsi  la  question,  on  se  placerait  à  un    point  de  vue 

(i)  Voir  l'étude  de  Forgues,  Revue  des  Deux  Mondes,  1"  noTembre  1863. 


CHAPITRE    III  289 

erroné.  Les  A%hans  aiment  leur  constitution  populaire,  l'in- 
térêt  qu'elle   apporte  dans   leur  existence  agitée,  les  notions 
d'indépendance  et  de  dignité  personnelle  qu'elle  aide  à  main- 
tenir parmi  eux  :  le  courage,  l'intelligence  qu'elle  les  oblige  à 
déployer  et  l'élévation  de  caractère  que  cette  activité  noble 
ne  peut  manquer  de  leur  procurer.  Peut-être  un  tel  état  de 
chose  engendre-t-il  maint  désordre  secondaire,  mais  il  met  un 
peuple  à  l'abri  des  révolutions  générales,  de  ces  irrémédiables 
calamités  auxquelles  en  Asie  les  pays  de  despotisme  sont  si 
fréquemment  exposés.  Dans  la  Perse  ou  dans  l'Inde,  les  pas- 
sions d'un  souverain  vicieux  se  font  sentir  à  chaque  portion  de 
ses  Etats;  au  contraire,  un  certain  noml)re  de  petites  répnldi- 
ques,  solidement  organisées  et  animées  d'une  ardeur  soigneu- 
sement  entretenue,   se   trouvent   toujours    j)rétes  à  défendre 
contre  les  entreprises  d'un  tyran  leur  territoire  naturellement 
fortifié.  Et  le  voyageur  britannique,  interrogeant  un  vieillard 
sur  les  inconvénients  de  la  constitution  nationale,  en  obtenait 
cette  réponse  :    a  La  discorde,  nous  l'acceptons,  les  alarmes 
de  même;  le  sang  versé,  nous  y  pouvons  souscrire...  Ce  dont 
nous  ne  voudrons  jamais,  cest  d'un  maître,  n 

Toutefois,  si  Elphinstone  nous  fait  ainsi  pressentir  Gobineau 
et  le  fier  Mobsen,  il  en  est  de  Bellew  en  Afghanistan  comme 
d  Eastwick  dans  l'Iran,  et  la  peinture  qu'il  a  donnée  de  ses  hôtes 
d'un  temps  les  montre  sous  un  jour  déplorable  (1).  Il  décrit 
ces  prétendus  gentilshommes  "  hérissés  de  préjugés,  vindica- 
tifs à  l'excès,  avares  jusqu'à  la  parcimonie  " ,  masquant  seule- 
ment ces  vices  du  caractère  national  par  des  dehors  affables, 
un  empressement  de  commande,  une  franchise  apparente  qui 
sont  autant  de  pièges  pour  la  confiance  de  l'étranger.  Les 
spectacles  qu'il  assure  avoir  contemplés  de  ses  yeux  confirment 
assez  bien,  il  faut  l'avouer,  cette  appréciation  sévère.  Il  a  vu 
des  dissensions  sanglantes  fomentées  à  dessein  par  l'autorité 
entre  l'élément  civil  et  le  parti  militaire  afin  de  mieux  contenir 
l'un  par  l'autre;  il  a  entendu  les  gémissements  des  malades  et 
des  pauvres,  ostensiblement  pillés  [)ar  les  gardes  du   prince 

(1)  Jottinal  of  a  political  Mission  to  A/i/lianistan.  London,  ISGSi 

19 


290  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

héritier,  et  surtout  il  a  noté  des  pratiques  odieuses  de  faux 
monnavap^e  officiel,  répétées  jusqu'à  cinq  fois  au  cours  de  sa 
brève  mission.  Pourtant,  à  son  tour,  il  ne  laisse  pas  d'admirer 
la  sauvage  indépendance,  le  patriotisme  ombrageux,  l'orgueil 
national  qui  maintiennent  quelque  cohésion  parmi  ses  bandits. 
Mais  il  attribue  en  partie  ces  qualités  à  un  motif  peu  flatteur, 
qui  avait  été  souligné  par  Gobineau  dans  le  caractère  persan 
malgré  sa  partialité  pour  l'Iran.  Ces  gens  préfèrent,  ditBellew, 
souffrir  le  dommage  qui  leur  est  infligé  par  une  force  supé- 
rieure, pourvu  qu'ils  conservent  l'espoir  de  se  trouver  quelque 
jour  en  situation  de  dominer  à  leur  tour  et  d'éc7-aser  un  plus 
faible  qu'eux-mêmes.  C'est  en  somme  le  véritable  état  de  nature, 
et  un  pèlerinage  hygiénique  sur  les  plateaux  afghans  eût  été 
salutaire  à  Rousseau.  Ajoutons  que  l'importance  de  plus  en 
plus  considérable  qui  est  échue  dans  la  politique  de  l'Extrême- 
Orient  à  cet  État  tampon  interposé  entre  les  colosses  mosco- 
vites et  britanniques  a  rappelé  souvent  depuis  lors  l'attention 
de  l'Europe  sur  la  psvchologie  de  ses  habitants.  L'émir 
Abdour-Rahman  a  fait  publier  avec  un  plein  succès  une  traduc- 
tion anglaise  de  son  journal  intime,  et  ses  lecteurs  se  sont 
généralement  trouvés  d'accord  pour  voir  en  ce  monarque  non 
pas  précisément  un  preux  des  anciens  âges,  mais  plutôt  un  habile 
et  rusé  diplomate,  prêt  à  prendre  de  toutes  mains,  en  accor- 
dant le  moins  possible  en  retour  (l). 

Les  Nouvelles  asiatiques  se  terminent  par  la  Vie  de  voyage, 
qui,  nous  ignorons  pour  quelle  raison,  n'a  pas  trouvé  place 
dans  la  traduction  allemande  de  AL  Schemann  (2).  Ces  pages 
sont  cependant  d'un  intérêt  singulier  pour  l'étude  du  carac- 
tère de  leur  auteur  et  forment,  avec  leurs  contradictions  sub- 
tiles, leurs  élans  de  svmpathie,  leurs  reculs  pleins  de  frayeur 
vague,  la  véritable  conclusion  de  sa  période  asiatique. 

Il  conduit,  dans  ces  régions  qu'il  a  tant  parcourues  lui- 
même,    un  jeune    ménage    napolitain.    Pourquoi    napolitain? 

(1)  Ses  instnictioas  à  son  fils,  envoyé  par  lui  en  mission  auprès  de  la  reine 
"Victoria,  sont  aussi  un  morceau  de  haut  goût.  '^Montlily  lievicw,  juillet  1901.) 

(2)  INon   plus  que  la  Danseuse  de  Shainaka. 


CHAPITRE    III  291 

L'opposition  qu'il  va  souligner  tout  à  l'heure  entre  âmes  euro- 
péennes et  caractères  asiatiques  en  sera  moins  justifiée,  si 
nous  nous  souvenons  de  ses  leçons,  car  c'est  précisément  à 
l'état  social  de  l'Asie  antérieure  qu'il  a  comparé  dans  VEssai 
la  «  décomposition  pulvérulente  »  du  royaume  bourhonnien 
de  l'Italie  méridionale.  Et,  à  en  juger  par  son  enseignement 
théorique,  les  cerveaux  seraient  faits  pour  s'entendre  aux 
deux  extrémités  du  bassin  méditerranéen,  étant  nourris  par  un 
sang  mélangé  de  part  et  d'autre  dans  des  proportions  analo- 
gues (1).  Mais  l'auteur  a  besoin  de  donner  à  son  héros  et  à  son 
héroïne  un  tempérament  «  fin,  pénétrant,  impressionnable  et 
rare  » ,  tel  que  le  sien  propre,  et,  par  une  sorte  d'instinct  irré- 
sistible, il  a  choisi  des  méridionaux  (2).  C'est  que  savoir 
voyager  est  un  art  délicat  qui  n'est  pas  l'affaire  de  tout  le 
monde  :  il  y  faut  la  connaissance  du  passé,  le  sentiment  juste 
du  présent  et  le  goût  de  la  flânerie  délicieuse,  sans  souci 
matériel,  sans  but  tyrannique.  "  J'ai  connu  cette  vie,  soupire 
le  narrateur,  et  je  la  pleure  éternellement  ;  c'est  la  seule  et 
unique  qui  soit  digne  d'un  être  pensant.  " 

Valerio  Conti  et  son  épouse  voyagent  de  la  sorte  à  travers 
l'Asie  Mineure  et  retrouvent  au  passage  toutes  les  impressions 
de  leur  devancier,  l'auteur  de  Trois  ans  en  Asie.  C'est  le  mule- 
tier autoritaire,  mais  honnête,  et  les  pèlerins  orientaux  singu- 
liers, et  les  non  moins  étranges  aventuriers  européens,  échoués 
dans  ces  régions  lointaines,  et  les  dangers  de  maladie  que  le 
diplomate  français  avait  si  tragiquement  éprouvés  dans  les 
siens,  et  les  incidents  guerriers  ou  humoristiques  du  chemin. 
Toutefois,  ces  épisodes  ne  fournissent  que  le  décor  du  drame 

(1)  Cette  parenté  n'est  pas  sans  transparaître  parfois  dans  les  portraits  orien- 
taux tracés  par  Gobineau.  Le  khan  AIjbas-Khouly  [Tivis  ans,  p.  497),  dont  la 
mendicité  effrontée  se  drape  si  plaisamment  de  gentilhommerie,  est  tout  à  fait 
une  figure  picaresque,  et  Gamher  Ali  a,  dit-on,  des  cousins  sur  la  Canebière. 
«  Il  croyait  plus  qu'à  moitié  ce  qu'il  venait  d'inventer  à  la  minute  même.  »  [Nou- 
velles asiatiques,  p.  179.) 

[2)  Peut-être  faut-il  voir  aussi  dans  le  choix  de  Morcno  au  Caucase  et  des 
Conti  en  Anatolie  pour  représenter  l'Europe  ariane,  comme  dans  d'autres 
traits  analogues  des  écrits  contenqiorains  du  comte,  la  conséquence  d'une 
amitié  précieuse  qui  entoura  sa  vieillesse,  et  dont  le  foyer  était  italien  :  celle 
de  Mme  la  comtesse  de  la  Tour,  née  Brimont. 


292  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

psychologique  qui  fait  le  sujet  de  la  nouvelle  et  se  joue  dans 
l'esprit  de  la  jeune  femme  européenne.  D'abord  amusée  par  la 
superficie  changeante  et  bariolée  des  choses  et  des  hommes, 
Lucie  ressent  bientôt  une  impression  d'isolement  terrifiant, 
une  sorte  de  vertige  d'effroi  à  se  sentir  environnée  de  per- 
sonnes morales  si  profondément  différentes  d'elle-même.  Elle 
ipnore  quels  mécanismes  font  mouvoir,  sur  ses  pas,  les  intelli- 
gences et  les  volontés,  quels  incendies  subitement  éclos  pour- 
raient embraser  les  imaginations  bizarres  de  ces  créatures 
étrangères;  elle  redoute  en  ses  compagnons  de  hasard  de  sou- 
dains réveils  des  férocités  ancestrales,  quand  même  ils  appa- 
raîtraient inoffensifs  et  pitoyables,  quand  même  ils  pratique- 
raient sous  ses  yeux  les  plus  délicates  vertus  du  cœur.  Elle  est 
en  proie  à  «  une  réaction  qui  se  produit  assez  souvent  en  Asie 
chez  les  gens  peu  ou  mal  trempés  »  .  S'ils  s'abandonnent 
alors,  c'est  la  panique  incessante,  l'hallucination  de  l'assassinat 
menaçant,  prochain;  ils  entendent  des  pas  suspects  dans  les 
corridors;  ils  discernent  des  poignards  entre  des  doigts  inof- 
fensifs; leurs  membres  se  couvrent  d'une  sueur  froide,  et  ils 
devront  fuir  à  tout  prix  pour  s'arracher  à  la  démence  immi- 
nente. 

On  ne  peint  pas  de  traits  aussi  précis  une  crise  à  ce  point 
surprenante  sans  en  avoir  éprouvé  quelque  chose.  Dès  ses  pre- 
miers pas  vers  l'Orient,  Gobineau  ne  voyait-il  pas  dans  ses 
lascars  embarqués  sur  le  Victoria  »  une  masse  silencieuse  et 
d'apparence  très  douce  " ,  mais  perfide  comme  la  femme  de 
Shakespeare  et  fort  capable  de  massacrer  un  équipage  euro- 
péen pour  le  jeter  par-dessus  bord  jusqu'au  dernier  mousse  (1)? 
Et  nous  avons  encore  indiqué  que,  vers  la  fin  de  ses  études 
philosophiques  persanes,  il  éprouvait  une  invincible  sensation 
d'effroi  devant  les  exhalaisons  pestilentielles  du  marécage  asia- 
tique, un  plaisir  «  nerveux  »  à  en  augmenter  le  désordre.  A 
force  de  subtiliser  sur  la  race,  aux  lieux  les  moins  favorables 
de  tous  à  des  classifications  précises  en  cette  matière,  il  est 
arrivé,  comme  dans  ses  spéculations  sur  la  talismanique,  à  une 

(1)  Trois  ans  en  Asie,  p.  51. 


CHAPITRE    III  293 

sorte  d'affolement  final,  et  il  a  sagement  fait  de  détourner  doré- 
navant ses  regards  de  spectacles  pernicieux  à  sa  santé  morale; 
non  sans  avoir  donné  toutefois  par  la  bouche  de  Lucie  un  der- 
nier témoignage  de  tendresse  à  cet  Orient  «  qui  éveille  au 
milieu  de  ses  souvenirs  les  sensations  les  plus  heureuses,  les 
plus  brillantes,  les  plus  inoubliables  qu'il  ait  jamais  éprouvées  »  . 

—  Hélas!  objecte  Valério,  vous  oubliez,  ma  chère,  que  ces 
sensations  vous  tuaient,  et  que  la  fin  n'en  est  pas  venue  trop 
tôt. 

—  Madame,  ajoute  un  autre  personnage  de  la  nouvelle,  l'or- 
ganisme humain  garde  aussi  bien  1  empreinte  d'un  plaisir  qui 
lui  faisait  mal  que  celui  d'une  maladie  grave  qui  pouvait  le 
briser. 


LIVRE   III 

PÉRIODE  ASCÉTIQUE 


CHAPITRE    PREMIER 

ÉCRITS    DE    TRANSITION 

Lorsqu'il  se  fut  éloigné  sans  retour  de  cet  Orient  perfide  et 
charmant,  le  comte  de  Gobineau,  tout  en  mettant  la  dernière 
main  aux  ouvrages  qu'il  y  avait  préparés,  donna  quelques  écrits 
d'une  inspiration  différente.  Ce  fut,  en  I<S(31,  un  Voyagea  Terre- 
Neuve^  car  l'intervalle  entre  ses  deux  séjours  persans  avait  été 
rempli  par  une  mission  diplomatique  sur  le  French  Shore. 
Nous  aurons  l'occasion  d'étudier  tout  à  l'heure  de  façon  plus 
opportune  ces  nouvelles  impressions  de  route. 

Puis,  en  1867,  un  roman  historique  vit  le  jour;  c  est  l'Abbaye 
de  Typhaines,  étude  assez  dramatique,  mais  sans  grande  valeur 
littéraire,  sur  la  formation  des  communes  au  temps  des  pre- 
miers Capétiens.  Nous  avons  même  conçu,  pour  expliquer 
l'insignifiance  trop  évidente  de  ce  livre,  une  hypothèse  peut- 
être  audacieuse  à  formuler  sans  preuves,  mais  que  nous  allons 
appuyer  du  moins  par  quelques  indices.  Ce  doit  être,  à  notre 
avis,  une  œuvre  de  la  jeunesse  du  comte,  d'une  inspiration 
antérieure  à  la  conception  mûrie  des  thèses  de  VEssai\  que  son 
état  d'accalmie  aryaniste  lui  permit,  aux  belles  heures  du 
second  Empire,  de  rehre,  de  remanier  peut-être  sans  trop  de 


296  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

modifications  et  de  publier  sans  scrupules  (sans  doute  pour 
l'éducation  de  ses  enfants,  alors  en  âge  de  s'y  plaire).  En  effet, 
le  mouvement  communal  n'est  pas  présenté  sous  de  riantes 
couleurs  dans  ces  pages,  mais  pourtant  l'auteur  ne  charge  pas 
outre  mesure  ces  bourgeois  avides  d'obtenir  une  charte  libérale. 
Ils  lui  apparaissent  avec  «  lair  probe  et  résolu  » ,  les  yeux 
«  brillants  du  désir  de  comprendre,  de  s  expliquer  clairement  "  , 
et  ils  nous  font  songer  parfois  sous  sa  plume  au.x  héros  giron- 
dins de  cet  autre  roman  historique  échafaudé  par  Lamartine. 
D'autre  part,  si  la  noblesse  garde  bien  dans  ces  pages  les  traits 
de  courage  aveugle,  de  franchise  outrée,  que  Gobineau  aime  à 
mettre  en  relief,  mais  qui  sont  surtout  des  souvenirs  de  son 
éducation  légitimiste  et  n'appartiennent  pas  en  propre  à  sa 
conception  de  l'histoire,  en  revanche,  rien  n'est  ici  tenté  pour 
nous  convaincre  des  bienfaits  du  régime  féodal  et  de  l'heureuse 
condition  des  petites  gens  au  moyen  âge  :  cette  thèse  de  VEssai 
que  nous  retrouverons  dans  Ottar-Jarl.  Car  les  seigneurs 
du  voisinage  de  Tvphaincs  traitent  leurs  serfs  avec  une  exces- 
sive barbarie,  allant  jusqu'à  les  accrocher  vivants  aux  bois  de 
leurs  daims  de  chasse,  cependant  que  Philippe  de  Cornchaut, 
le  héros  du  récit,  "  ressemble  à  un  génie  fatal  à  cette  race 
misérable.  »  On  lit  encore  avec  surprise  des  phrases  telles  que 
celle-ci  : 

«  Né  dans  la  nol)lesse,  Paven  aurait  rivalisé  avec  Philippe, 
mais  jeté  par  sa  naissance  dans  les  rangs  de  la  bourgeoisie...  » 
C'est  donc  qu'il  n'y  aurait  plus  d  inégalité  de  sang  et  de  vertu 
native  entre  conquérants  et  conquis?  Bien  mieux,  par  une 
négligence  que  Ion  retrouve  il  est  vrai  dans  l'œuvre  entière  de 
Gobineau,  et  que  nous  avons  rapportée  à  laspect  peu  germa- 
nique de  sa  propre  personne,  il  risque  ce  véritable  paradoxe 
anthropologique  de  donner  au  chevalier  Philippe  de  Cornehaut 
des  cheveux  bruns  et  des  «  yeux  noirs  bien  fendus  » ,  tandis 
que  la  femme  et  la  fdle  du  marchand  Simon,  sorte  d  Etienne 
Marcel  avant  la  lettre,  et  chef  reconnu  des  roturiers  commu- 
naux, nous  offriront  des  pupilles  d'azur  (1).  Enfin,  si  le  roman  se 

(Ij  11  est  vrai  que  nous  verrons  Gobineau  revenir  sur  le  tard,  par  un  détour 


CHAPITRE    PREMIER  297 

termine  par  la  rude  répression  des  manants  qui  ont  attaqué 
d  abord  avec  succès  les  moines  de  Ty|)haines  et  leurs  alliés 
seigneuriaux,  il  associe  pourtant  le  tiers  état  à  la  noblesse 
dans  une  commune  apotbéose,  car  Pbilij)pe  de  Cornebaut 
devient  commandeur  du  Temple,  tandis  que  Payen,  un  des 
meneurs  bourgeois,  sera  son  écuyer  et  le  compagnon  de  ses 
exploits,  comme  de  sa  mort  héroïque  en  pavs  sarrasin.  En  un 
mot,  le  sujet  et  le  ton  nous  ramènent  au  Gobineau  de  1840, 
lecteur  encore  docile  de  Tbierry  et  de  Guizot,  admirateur  de 
l'insurrection  bellénique.  L'œuvre  n'aurait  sa  place  en  18()7 
que  par  une  inconséquence  de  jugement  et  de  sentiment  dont 
notre  indulgence  se  refuse  à  cbarger  l'auteur,  malgré  les 
bonnes  raisons  que,  par  ailleurs,  d  peut  nous  avoir  données 
de  mettre  en  doute  sa  fermeté  logique  (l). 

Que  dire  de  VApIiroessa  (1869),  sinon  y  relever  la  nuance 
pbilbellénique  de  l'introduction  qui  annonce  le  Gobineau 
artiste  et  athénien  des  dernières  années?  C'est  un  volume  de 
vers  ;  or,  il  semble  que  notre  penseur  devienne  un  autre 
homme  quand  il  enfourche  Pégase,  et  que  la  platitude  de  son 
style  le  conduise  alors  sans  remède  à  l'insignifiance  de  l'idée  (2). 
N  est-il  pas  tout  à  fait  singulier  qu'en  parlant  de  Brennus,  ce 


inattendu,  à  ce  ùénigrement  de  la  noblesse  et  à  cette  apolojjie  de  la  roture 
^dans  son  Otlar-Jarl),  mais  ce  sera  pour  une  période  et  dans  des  circonstances 
ethni(jues  bien  différentes. 

i]  Le  docteur  Kretzer  nous  apprend  que  ce  roman  fut  traduit  en  anj^lais  en 
1869,  et  il  reproduit  la  lettre  à  Gobineau  qui  sert  d'inti'oduction  à  ce  volume  et 
qui  est  sif^née  Cli.  D.  Meigs,  Emeriîus  Professer  at  Jcfferson  Collège.  Phila- 
delphia.  Le  préfacier  se  déclare  un  admirateur  passionné  de  VEssai  sur  I  inéga- 
lité des  races,  qu'il  a  lu  dix  fois  et  compte  lire  ainsi  jusqu'à  la  tin  de  ses  jours, 
mais  il  ne  fait  pas  la  moindre  tentative  pour  rapporter  aux  théories  de  cet 
ouvrajje  le  contenu  de  l'abbave  de  Tvpliaincs. 

(2)  On  trouve  dans  les  lettres  de  Mérimée  à  Gobineau  yJievue  des  Deux 
Mondes,  1"  novembre  1902  son  jugement  sur  V Aphrocssa,  jugement  assez 
sévère  si  l'on  songe  qu'il  est  adressé  directement  à  l'auteur;  il  n'approuve  guère 
que  la  composition,  la  simplicité  du  plan  dans  ces  petits  ])oèmes;  en  revanche 
il  reproche  au  versificateur  de  nombreuses  négligences,  des  rimes  insuffisamment 
riches,  des  expressions  à  la  fois  recherchées  et  conventionnelles,  en  somme  trop 
peu  de  sévérité  pour  lui-même  ;  et  la  justification  qu'essaya  le  comte  ne  modifia 
pas  le  sentiment  de  son  correspondant. 


208  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

Celte;  de  Samson,  ce  Sémite;  d'Achille,  cet  Arian,  le  poète  ne 
révèle  pas  un  instant  ses  ordinaires  préoccupations  de  race,  ne 
mette  jamais  à  profit  les  excessives,  mais  fines  et  plastiques 
observations  morales  de  VEssai?  Brennus  recule  devant 
Camille;  il  rend  les  armes  à  la  fortune  de  ce  Romain. 

Moi,  je  l'admire  et  j'en  ai  peur; 
Je  le  hais,  ma  sœur...  et  je  l'aime. 

Voilà  des  sentiments  d'esclave  et  qui  préparent  bien  la  fin 
du  chef  gaulois,  terminant  ses  jours  dans  une  vie  d'inaction  et 
de  contemplation. 

Un  peu  plus  heureuses  sont  les  peintures  d'époques  moins 
reculées,  telles  que  le  Cartulaire  de  Saint-Avit,  où  l'appari- 
tion du  sire  Hugues  III  de  (îournay  annonce  la  naissance  des 
préoccupations  d'où  sortira  VHistoii-e  d'0ttar-Ja7'l.  Serait-ce 
encore  là  une  édition  d'œuvres  de  jeunesse,  ou  plutôt  un  témoi- 
gnage frappant  de  cette  relative  éclipse  intellectuelle  qui  mar- 
qua le  milieu  de  la  carrière  de  Gobineau  (I),  car,  après  le 
Traité  des  écri'lia'es  cunéiformes^  V Histoire  des  Perses,  et  même 
en  dépit  des  l)onnes  pages  que  renferment  les  Religions  dans 
l'Asie  centrale,  il  va  se  relever  incontestablement  avec  les  Sou- 
venirs  de  voyage,  les  Pléiades  et  les  Nouvelles  asiatiques,  sans 
toutefois  retrouver  jamais  la  verdeur  de  jeunesse  qui  brillait 
dans  les  audaces  de  \  Essai.  Crise  de  santé  peut-être,  car  on 
nous  apprend  qu'il  devint  tout  à  fait  malade  à  la  veille  de  1870. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'y  a  pas  davantage  à  glaner  dans  ces 
écrits  de  transition,  qui  remplissent  tant  bien  que  mal  un 
entr'acte  dans  la  production  littéraire  du  comte. 

(1)  Ce  fut  pourtant  le  moment  qu'il  choisit,  Mérimée  nous  l'apprend,  pour 
préparer  sa  candidature  à  l'Acadcuiie  française  favri!  1870).  L'auteur  de 
Colomba  promit  sa  voix  à  son  ami,  mais  ne  lui  dissimula  pas  l'insinuation  que 
lui  présenteraient  sans  doute  la  plupart  de  ses  collègues.  «  Votre  place  est 
marquée  à  l'Académie  des  inscriptions.  » 


CHAPITRE    H 

LA    CltlSK    DK     1870    —    LKS     «    SOUVr.  MP.S    DK    VOYAGE    » 

Notre  ministre  ple'nipotentiaire  représenta  la  France  durant 
les  dernières  années  de  1  Empire  à  Rio-de-Janeiro,  où  il  fut 
fort  éprouvé  par  le  climat  et  par  la  privation  des  aliments 
intellectuels  nécessaires  à  l'activité  de  sa  pensée.  Pour  tenter 
son  esprit  investigateur,  le  continent  américain  du  sud  lui 
apparaissait  ou  trop  récemment,  trop  défavorablement  peuplé 
par  ses  conquérants  européens,  ou  trop  impénétrable  dans  ses 
civilisations  disparues.  Les  splendeurs  de  la  nature  tropicale 
n'avaient  d'ailleurs  nul  attrait  pour  ce  psycbologue-né,  avide 
de  matériaux  humains,  et  qui  «  nommait  ces  pavsages  sans  his- 
toire des  paysages  inédits  (1)  ».  L'amitié  délicate,  le  commerce 
séduisant  de  l'empereur  dom  Pedro  d'Alcantara,  qui  demeura 
plus  tard  son  correspondant  fidèle,  n'offrirent  que  des  distrac- 
tions insuffisantes  à  son  moral  éprouvé.  Il  prit  un  congé  au 
printemj)S  de  1870  et  vint  le  passer  dans  son  château  de  Trye- 
en-Ve.\in.  Ce  fut  là  que  le  surprit  l'orage  de  la  guerre  franco- 
allemande. 

Quels  sentiments  suscita  dans  son  âme  ce  duel  meurtrier 
entre  le  pays  de  sa  naissance  et  celui  de  ses  complaisances,  au 
moins  scientifiques?  Ses  biographes  nous  affirment  qu'il  avait 
prévu  le  choc;  que,  sympathique  à  l'Empire  lors  de  ses  débuts, 
il  s'en  était  peu  à  peu  détaché  et  vovait  clairement  l'abîme 
vers  lequel  "  une  politique  d'aventures  et  de  caprices  condui- 
sait la  France  »  .  Nos  défaites  le  désolèrent  donc  sans  l'étonner 
et  sa  sévérité  pour  certaines  tendances  de  ses    compatriotes 

(1)  Essai,  t.  I,  p.  XXVI. 


30a  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

s'augmenta  au  spectacle  du  mauvais  succès  si  évident  de  leur 
politique  inconsistante.  Un  écrivain  de  beaucoup  d'esprit  le 
nommait  alors,  nous  assure-t-on,  l'Alceste  du  patriotisme. 
Mais  ceci  n'est  pas  à  dire  qu'il  se  soit  montré  inférieur  à  ses 
devoirs  de  Français;  Lien  au  contraire.  Maire  de  sa  commune, 
conseiller  général  de  1  Oise,  il  obtint  du  vainqueur  des  conces- 
sions qui  lui  valurent  après  l'armistice  les  remerciements 
publics  de  la  ville  de  Beauvais. 

Toutefois  cette  crise,  terrible  à  tous  les  vaincus,  le  fut  parti- 
culièrement, on  le  conçoit,  dans  un  esprit  disposé  de  la  sorte  : 
un  véritable  fossé  se  creusa  dès  cette  heure  entre  son  passé, 
maintenant  scellé  dans  la  tombe,  et  les  années  qui  lui  res- 
taient à  vivre.  Tous  ses  écrits  postérieurs  à  1870  portent  ainsi 
la  marque  d'un  état  d'âme  renouvelé  que  nous  caractérisons 
de  notre  mieux  en  nommant  ce  temps  la  période  ascétique  de 
son  existence.  L'auteur  de  la  préface  d'Amadis,  si  aveuglé- 
ment admirateur  de  son  poète,  avoue  néanmoins  qu'à  cette 
époque  il  commença  de  vieillir,  de  cette  vieillesse  saine,  dit-il 
pourtant,  a  qui  nous  détache  peu  à  peu  de  toutes  les  illusions, 
de  toutes  les  ambitions,  qui  amène  l'esprit  à  la  contemplation 
de  la  vérité  pure  et  rajeunit  le  cœur  en  lui  donnant  la  gaieté, 
l'épanouissement  delà  vie  intérieure.  »  Nous  ne  saurions  sous- 
crire entièrement  à  celte  appréciation  amicale  :  la  gaieté  n'ap- 
paraît guère  dans  les  derniers  livres  de  Gobineau  ou  s'y  montre 
quelque  peu  fébrile  et  forcée.  On  ne  peut  même  prétendre 
qu'il  acquit  l'indulgence  avec  l'expérience  agrandie  :  tout  au 
contraire.  —  Non,  l'ascétisme  personnel,  une  certaine  sérénité 
intermittente,  alternant  avec  l'acceptation  de  la  souffrance 
inévitable  et  le  culte  du  travail  consolateur,  tels  furent  pour 
cette  âme,  malgré  tout  rare  et  haute,  les  fruits  des  épreuves 
de  son  existence.  Nous  retrouverons  sous  des  formes  analogues 
cet  ascétisme  aryaniste  qui  a  joué  un  grand  rôle  dans  la  pensée 
philosophique  du  temps  présent.  Il  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
aspect  de  la  réaction  individualiste  de  l'esprit  moderne,  que 
nous  allons  voir  s'accentuer  dans  les  écrits  du  comte,  et  c'est 
une  tendance  qu'il  est  intéressant  de  signaler  dès  à  présent 
chez  Gobineau,  ce  précurseur  aux  multiples  aspects,  ce  véri- 


CHAPITRi:    II  301 

table  enfant  du  siècle  ou  plutôt  du  demi-siècle  qui  vient  de  se 
clore. 

Cependant  un  rayon  d'espoir  nouveau  éclaire  parfois  de 
lueurs  au  moins  passagères  une  pensée  qui  s'assoml)rit  si  fort 
à  d'autres  instants.  Il  semble  que  le  triom[)be  de  la  force, 
même  dirigée  contre  son  pays,  ressuscita  plus  ou  moins  cons- 
ciemment dans  cette  ame  vibrante  des  espérances  à  peine 
avouées  pour  l'avenir  de  la  race,  comme  de  l'individualité 
ariane.  Gobineau,  à  l'exemple  de  tant  de  ses  contemporains 
éclairés  par  les  événements  de  1870  (Taine  et  Renan  à  leur 
tête),  parut  vouloir  alors  reporter  du  passé  dans  l'avenir  quel- 
que reflet  de  son  impérialisme  latent  et  se  plaire  à  des  prévi- 
sions auxquelles  il  n'avait  pas  arrêté  jusque-là  sa  pensée,  mais 
que  nous  retrouverons  épanouies  chez  plus  d'un  de  ses  conti- 
nuateurs. L'Allemagne  purement  celtique,  l'Angleterre  bientôt 
celtisée  ou  romanisée  de  ÏEssai,  sont  souvent  oubliées  mainte- 
nant. A  leur  place  surgissent  de  puissantes  nations  arianes, 
capables  d'offrir  au  moins  une  résistance  de  quelque  durée  à  la 
dégénération  menaçante,  et  la  rechute  dans  le  pessimisme 
sombre  ne  viendra  qu'aux  derniers  jours  de  la  vie  du  comte. 
Nous  avons  montré  déjà  un  symptôme  de  cette  évolution  néo- 
impérialiste  dans  le  ton  des  Nouvelles  asiatiques  :  elle  apparaîtra 
bien  plus  sensible  encore  par  le  rapprochement  que  nous 
ferons  bientôt  entre  le  Voyage  à  lierre-Neuve  de  18G1  et  le 
dernier  récit  des  Souvenirs  de  voyage  (1872). 

Les  Souvenirs  de  voyage  portent  en  sous-titre  :  Céphalonie, 
Nazie  et  Tei^re-Neuve,  pour  indiquer  les  théâtres  successifs  des 
trois  nouvelles  que  l'auteur  a  réunies  dans  ce  petit  volume.  Ce 
sont  des  productions  d'inégale  valeur  qui  nous  arrêteront  pour 
un  temps  fort  inégal  aussi,  et  proportionnel  à  leur  intérêt. 

La  première,  le  Mouchoir  rouge,  fait  songer  par  le  ton  du 
récit  à  Mérimée,  l'ami  de  l'auteur,  et  surtout  à  About,  dont  lin- 
fluence  est  toujours  sensible  dans  la  technique  de  Gobineau 
nouvelliste.  L'aventure  met  en  relief  les  mœurs  violentes  à 
peine  dissimulées  sous  un  vernis  de  civilisation  trompeuse, 
l'énergie  sémitique,  à  la   Stendhal,  des  gentilshommes  grecs 


302  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

mâtinés  de  sang  vénitien,  q'u'on  rencontre  dans  les  îles  de  la 
mer  Ionienne.  Le  comte  Lanza  a  réputation  de  galant  homme 
quoiqu'on  le  sache  quelque  peu  usurier  à  l'occasion  :  il  fait 
assassiner  froidement  un  amoureux  trop  empressé  auprès  de 
sa  maîtresse,  et  sera  tué  lui-même  par  les  ordres  d'un  soupi- 
rant de  sa  fdle  adoptive,  tandis  qu'il  le  menaçait  d'un  sem- 
blable sort.  Gobineau  montre  pour  ces  fantoches  sanguinaires 
un  dédain  demi-narquois,  demi-indulgent,  qui  rappelle  les  plus 
mordants  chapitres  du  Roi  des  montagnes . 

Bien  autrement  intéressant  nous  paraît  le  second  morceau 
du  livre,  Ahrivie  Phrangopoido,  dans  lequel  il  est  même 
permis  de  voir  l'ouvrage  littéraire  le  plus  achevé  du  comte. 
C'est  aussi  l'avis  de  M.  le  professeur  Schemann  (I),  et  nous 
sommes  trop  heureux  de  cet  accord  entre  nos  appréciations 
pour  ne  pas  le  signaler  avec  d'autant  plus  d'empressement 
qu'il  est  plus  exceptionnel.  Les  pages  de  cette  nouvelle  sont 
véritablement  charmantes  de  couleur  simple,  d'exécution 
achevée,  d'originalité  sans  recherche,  de  délicatesse  de  touche. 
Rien  d'ailleurs  mieux  que  cette  réussite  si  complète  ne 
démontre  que  l'auteur  était  au  fond  un  méditerranéen,  malgré 
ses  préjugés  d'origine.  Car  il  a  trouvé  dans  le  paysage  tout 
provençal  des  rivages  helléniques  le  cadre  propre  à  son  talent; 
et  les  intentions  un  peu  forcées  de  germanisme  qui  vont  se 
glisser  dans  la  trame  de  son  récit  ne  serviront  ici  qu'à  montrer 
une  fois  de  plus  sa  belle  insouciance  des  probabilités  de  l'an- 
thropologie. Entre  ses  mains,  l'aryanisme  se  fait  sans  cesse 
plus  purement  idéal  et,  il  faut  bien  le  dire,  plus  arbitraire  et 
plus  imaginatif. 

Voici  en  effet  les  traits  essentiels  du  récit.  Une  avarie  con- 
traint VAia'ora,  navire  de  guerre  anglais,  à  relâcher  dans  le 
port  de  !Xaxie,  l'une  des  plus  importantes  parmi  ces  îles 
Cyclades  qui  dressent  leurs  rochers  pittoresques  sur  la  mer 
de  l'Archipel.  Le  capitaine,  Henri  ]\orton,  a  trente-trois  ans, 
«  une  jolie  figure  blonde  et  douce,  »  et  montre  ce  mélange,  si 
commun  chez  ses  compatriotes,  d'esprit  positif,  d'esprit  roma- 

(1)  Préface  de  sa  traduction  des  Nouvelles  asiatiques,  p.  16. 


CHAPITRE    II  303 

nesque  et  d'énergie.  Norton  occupe  le  premier  ranjj  dans  cette 
galerie  de  portraits  britanniques  que  nous  allons  voir  s'offrir 
désormais  à  nos  regards  dans  l'œuvre  de  Gobineau,  si  variés 
de  physionomie,  et  toujours  peints  de  si  radieuses  et  de  si  déli- 
cates couleurs.  On  dirait  que  son  arvanisme,  rajeuni  par  les 
progrès  des  nations  saxonnes,  mais  gêné  par  les  événements 
du  côté  de  rAUcmagne,  se  soulage  délicieusement  dans  les 
hommages  qu'il  peut  du  moins  rendre  sans  arrière-pensée  à 
nos  voisins  d'outre-Manche.  Et  nous  trouvons  dès  à  présent 
aux  côtés  de  son  commandant  un  petit  as[)irant  écossais  qui 
est  bien  gentiment  esquissé  et  que  son  angélique  aspect  d'ado- 
lescent naïf  et  sincère  n'empêche  pas  d'échanger,  à  l'occa- 
sion d'une  futile  querelle  d'amoureux,  quelques  vigoureux 
coups  de  poing  avec  un  camarade.  Cependant,  la  frégate  de 
Norton  est  bientôt  accostée  dans  le  port  de  Naxie  par  une 
barque  qui  porte  deux  indigènes  fort  originaux.  Ils  se  présen- 
tent comme  agents  consulaires  non  rétribués,  mais  honoraires 
et  héréditaires,  Tun  du  royaume  britannique,  l'autre  des  villes 
hanséatiques.  Ce  sont  des  descendants  authentiques  des  che- 
valiers croisés  :  ^I.  de  Moncade  se  donne  encore  des  parents 
dans  le  sud  de  la  France,  et  le  nom  de  ^I.  Phrangopoulo 
signifie  précisément  «  fils  des  Francs  ^  .  Cependant  ces  vieux 
débris  de  la  noblesse  européenne,  qui  n'ont  pas  oublié  l'ancien 
duché  français  des  Cyclades,  ne  parlent  que  le  grec  et  vivent 
pauvrement  dans  un  pays  perdu  que  nul  service  postal  régulier 
ne  soude  à  la  civilisation  moderne  :  véritables  Robinsons, 
prospérant  dans  des  conditions  d'anarchie  pacifique  et  digne, 
«  dans  une  sorte  d'état  paradisiaque  v  bien  propre  à  séduire 
l'esprit  utopique  de  Gobineau.  Les  prétentions  franqucs  de  ces 
gentilshommes  naxiotes  ont  pourtant  de  quoi  nous  faire  sou- 
rire ;  on  les  voit  confier  leurs  enfants  à  des  nourrices  svriennes, 
et  certes,  depuis  huit  siècles,  leurs  alliances  sont  avec  l'Asie 
plutôt  qu'avec  les  nations  germanisées.  Qu'importe!  à  notre 
homme,  la  ligne  paternelle  suffit,  et  pour  cause,  comme  nous 
le  verrons.  C'est  donc  de  cette  source  vraiseml)lablement  assez 
contaminée  qu'il  va  faire  jaillir  sous  nos  yeux  une  perle  exquise 
d'aristocratie  naturelle,  la  femme  ariane  de  pur  sang. 


30i  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

En  effet,  Norton  est  conduit  par  ses  deux  nouvelles  connais- 
sances à  la  maison  de  campagne  de  M.  Phrangopoulo,  pitto- 
resque castel  posé  sur  la  pointe  des  rochers  dorés,  et  dont  les 
tourelles  défensives  se  découpent  dans  l'azur  presque  noir  du 
ciel;  car  c'est  aussi  une  petite  forteresse,  destinée  jadis  à 
déjouer  à  l'occasion  une  tentative  de  coup  de  main  de  la  part 
des  pirates  barbaresques.  L'accueil  du  maître  de  céans  est 
cordial  et  digne  :  la  distinction  vraie,  la  noblesse  native  des 
manières  de  ce  patriarche,  sont  peintes  en  traits  excellents  par 
l'homme  du  monde  raffiné  qu'était  notre  ministre  à  Athènes. 
L'amphitryon  présente  sa  famille  à  ses  hôtes  :  sa  femme  a  «les 
grands  yeux  noirs  du  pays  " ,  sa  belle-fille  possède  une  profon- 
deur de  regard  qui  provoque  l'admiration,  mais  peut-être  n'y 
avait-il  rien  au  fond;  c'est  là  un  mystère  à  laisser  à  l'écart, 
écrit  le  nouvelliste,  qui  semble  se  souvenir  un  instant  que  Naxie 
n'est  pas  si  fort  éloignée  de  Céphalonie,  théâtre  du  Mouchoir 
7'ouge,  patrie  d'àmes  inconscientes  et  impulsives.  Mais  lais- 
sons ce  rapprochement  injurieux,  car  voici  paraître  la  déesse 
du  lieu,  la  fille  de  la  maison,  Akrivie.  «  Une  taille  élancée, 
forte,  ferme,  saine;  la  carnation  d'une  des  Néréides  de 
Rubens,  des  veux  merveilleux,  brillants  comme  des  saphirs 
bleus  et  de  la  même  transparence  que  ses  pierres;  une  cheve- 
lure mordorée  épaisse,  abondante,  tordue,  et,  seml)lait-il,  avec 
quelque  impatience  de  la  peine  qu'elle  donnait  pour  la  sou- 
mettre. "  Cette  description  physique,  qui  s'étend  encore  davan- 
tage, et  le  portrait  moral  qui  va  la  suivre  sont  fort  sédui- 
sants. On  y  croit  sentir  la  joie  dun  amoureux  du  temps  jadis 
retrouvant  pour  une  fois,  derrière  le  présent  si  prosaïque  à 
ses  yeux,  le  reflet,  la  réincarnation  d'un  passé  adoré;  ou 
encore  le  plaisir  d'un  collectionneur  aristocratique  de  bibelots 
précieux,  qui  apercevrait  soudain,  égaré  dans  quelque  chau- 
mière par  les  hasards  des  révolutions,  un  objet  d'art  accompli 
portant  les  armes  de  sa  maison. 

Norton  est  profondément  impressionné,  comme  bien  on 
pense,  |)ar  le  charme  pénétrant  de  la  beauté  d'Akrivie;  mais  il 
attend  avec  angoisse  une  désillusion  assurée  dès  que  cette 
petite  sauvage  ouvrira  la  bouche;  n'en  jaillira-f-il  pas,  comme 


CHAPITRE    II  305 

dans  le  conte  de  fées,  quelque  crapaud  vulgaire,  capable  de 
mettre  en  fuite  l'admirateur  trop  vite  séduit  par  une  apparence 
trompeuse?  La  première  conversation  des  deux  jeunes  gens  est 
un  chef-d'œuvre  d'analyse  spirituelle;  la  belle  Grecque  y 
montre  un  si  singulier  mélange  de  simplicité  enfantine,  de 
superstition  gracieuse,  de  spontanéité  parfaite,  que  Norton  ne 
peut  parvenir  «  à  la  trouver  sotte  »  .  «  Il  arriva  même  tout  le 
contraire.  Des  éclairs  du  jugement  le  plus  droit,  de  la  convic- 
tion la  plus  imperturbable  et  la  plus  absolue;  une  vigueur,  une 
santé  certaine  dans  cet  esprit  quasi  sauvage...  L'entretien  le 
promenait  non  dans  une  j)lainc  stérile,  mais  sur  une  terre 
inculte,  ce  qui  est  fort  différent  pour  celui  qui  cherche  à  se 
rendre  compte  des  ressources  d'un  pays.  » 

Aussi,  revenu  vers  son  bateau,  le  marin  entame-t-il  un  exa- 
men de  conscience  approfondi  sur  l'origine  et  la  portée  de  son 
amour  naissant.  Cet  entraînement  n'a  pas  la  beauté  pour  unique 
cause,  car  »  on  n'aime  plus  aujourd'hui  une  femme  unique- 
ment parce  qu'elle  est  belle;  cela  arrivait  autrefois,  dans  les 
temps  antiques,  dans  les  temps  barbares...  Il  mit  du  temps  à 
découvrir  le  secret,  à  la  fin  il  y  réussit,  et  cela  lui  faisait  hon- 
neur... Les  conditions  d'existence  réunies  autour  d'Akrivie 
étaient  exactement  celles  où  se  trouvaient  les  femmes  d'il  y  a 
trois  mille  ans  » .  Isolement  presque  complet,  cercle  d'affections 
limité,  ignorance  absolue  du  monde  extérieur;  par  là,  les  qua- 
lités natives  de  la  jeune  fille  n'avaient  pas  été  supprimées,  mais 
concentrées;  rien  de  ce  qu'elle  possédait  d'énergies  pensantes 
n'avait  été  distrait  de  ce  qu'elle  devait  aimer.  Encore  une  fois, 
Akrivie  «  était  la  femme  des  temps  homériques,  ne  vivant,  n'exis- 
tant, n'ayant  de  raison  d'être  que  par  le  milieu  où  elle  se  trou- 
vait; fille,  sœur,  exclusivement,  en  attendant  qu'elle  devînt 
d'une  manière  non  moins  absolue  épouse  et  mère  »  .  L'être 
indépendant  se  retrouve  peu  dans  de  telles  natures;  ce  sont  des 
reflets,  et  la  comparaison  qui  vient  ici  à  la  mémoire  de  l'auteur, 
c'est  (tout  à  l'heure  il  a  dit  Belhsabéc)  a  une  de  ces  belles 
jeunes  filles  peintes  sur  les  vases  athéniens,  puisant  l'eau  dans 
leur  amphore  à  la  fontaine  de  la  cité  "  .  Son  Akrivie  nous  paraît 
en  effet  bien  différente  des  viriles  matrones  germaniques  de 

20 


306  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

VEssai^  en  dépit  du  sang  franc  qui  coule  dans  ses  veines,  et 
nous  la  crovons  plus  proche  parente  des  canéphores  sémitisées 
de  Phidias. 

Pourtant  Norton  se  prépare  à  épouser,  sans  scrupules  étroits, 
cette  fille  saine  et  dénuée   d'artifices,    si   parfaitement   digne 
d'être  son  initiatrice  à  une  vie   meilleure  et  plus  libre,  plus 
logique  et  plus  vraiment  mâle  que  celle  dont  il  a  jusqu'alors 
suivi  les  pratiques.  L'entente  des  deux  cœurs  se  parachève  au 
cours   d'une   excursion    marine  que   le  capitaine  de  VAurora 
offre  à  ses  hôtes,  et  qui  les  amène  devant  le  volcan  de  Santorin. 
Les  sentiments  d'Akrivie  en  présence  de  ce  grand  spectacle  de 
la  nature  sont  encore   pour  Gobineau   l'occasion  d'une   page 
bien  finement  pensée.   «  Elle  ne  savait  rien,  mais  elle  sentait 
bien,   et  avec  justesse.   Elle  n'allait  pas   chercher    de    petites 
choses,  elle  courait  au-devant  des  grandes,  et,  ne  les  compre- 
nant pas  toujours,  elle  les  regardait  volontiers...  Akrivie  parut 
grandir  devant  la  merveille  offerte  à  sa  vue.  Piien  de  mesquin, 
aucune  curiosité  banale,  aucune  prétention  maladroite  d'émo- 
tion factice,    aucune   exclamation   niaisement   admiratrice    ne 
sortit   de  ses   belles   lèvres  serrées.  Tout  fut   sincère,    franc, 
«omme  la  cause  de  l'émotion  était  elle-même  digne  de  l'ins- 
pirer. 1)  Cependant,  Norton  lui  explique  de  son  mieux  le  phé- 
nomène physique  dont  ils  sont  les  témoins;  mais  »  il  s'aperçut 
bientôt  qu'Akrivie  accueillait  avec  quelque  dédain  l'exposition 
des  causes  trop  misérablement  disproportionnées,  trop  humbles^ 
pour  convenir  aux  impressions  extrêmes  dont  son  âme   était 
possédée.   Il  démêla  sans  peine  qu'elle  aurait  cru  beaucoup 
plus  volontiers  à  ses  discours  s'il  lui  avait  parlé  de  géants  cou- 
pables,  ensevelis   sous  les  eaux  afin  d'expier  leurs  crimes,  et 
soufflant  leur  désespoir;  ou  de  dieux  en  travail  pour  étonner 
l'univers.  Probablement,   comme   bonne  chrétienne,  elle   eût 
préféré  encore  que  tout  cet  appareil  fût  provenu  de  la  puissance 
de    saint  Georges,  ou   de    saint  Dimitri...   Le    résultat  obligé 
de  ce  désaccord  entre  les  sentiments  et  les  explications  fut  que 
la  belle  enthousiaste  oublia  les  dernières  à  mesure  qu'elle  les 
entendait,  et  se  composa  pour  son  propre  usage,  dans  le  fond  de 
sa  pensée,  une  sorte  d'idée  vague,  obscure,  mais  très  convenable 


CHAPITRE    II  307 

et  très  poétique  de  ce  qu'était  un  volcan  »  .  Quant  à  Norton,  il 
fut  H  en  réalité  enchanté  de  voir  qu'elle  ne  se  démentait  pas. 
Les  caractères  logiques  aiment  leurs  pareils,  et  l'absurde  leur 
cause  moins  de  peine  que  l'inconséquence  " . 

Pages  charmantes  encore  une  fois,  et  nous  devons  remercier 
les  préjugés  de  Gobineau  de  nous  les  avoir  données  ;  mais 
combien  elles  mettent  en  relief  l'aspect  singulièrement  rétro- 
grade et  préhistorique  en  quelque  sorte  de  son  aryanisme.  Les 
sentiments  de  la  délicieuse  Akrivie  rassemblent  à  l'animisme 
instinctif  du  sauvage,  et  Chateaubriand  ne  peindrait  pas  autre- 
ment une  exquise  iSatchez,  ou  M.  Pierre  Loti  une  ravissante 
Maori.  A  la  suite  de  ces  illustres  voyageurs,  Norton  e'prouve 
pour  la  fille  des  Ases  un  entraînement  d'ordre  plutôt  littéraire. 
C'est  le  robinsonlsme  ou  le  florianisme  du  dix-huitième  siècle, 
c'est  le  culte  des  vierges  énergies  populaires  prêché  par  le 
romantisme  du  dix-neuvième;  il  n'est  pas  besoin  d'une  intime 
parenté  de  race  pour  l'expliquer.  Le  capitaine  saxon  épousera 
donc  la  jeune  Franque  de  Naxie,  après  avoir  toutefois  préala- 
blement convaincu  Phrangopoulo  qu'il  est  bien  gentilhomme 
authentique  et  figure  dans  le  Peerage.  Pour  Akrivie,  elle  avait 
rêvé  d'un  Hellène  aux  cheveux  couleur  de  l'aile  du  corbeau, 
d'un  fils  de  Miaoulls  sans  aucun  doute,  car  elle  ignore  que  vers 
le  temps  même  où  il  dut  faire  sa  connaissance  au  cours  de 
quelque  vovage,  son  peintre  enthousiaste  appliquait  à  de  tels 
héros  l'aimable  épithète  des  "  détritus  des  Paléologues  )> . 
Mais,  probablement  en  vertu  de  l'inspiration  secrète  de  ce  con- 
seiller d'aryanisme,  son  esprit  s'habitue  sans  retard  à  sa  des- 
tinée inattendue,  et  bientôt  elle  sera  fière  de  se  suspendre  au 
bras  du  blond  Norton. 

Dans  ce  suggestif  récit  apparaît  aussi  pour  la  première  fois 
une  idée  nouvelle  chez  Gobineau,  et  qui,  nous  l'avons  dit, 
caractérisera  en  partie  sa  dernière  période  littéraire.  C'est 
celle  de  l'ascétisme  considérée  comme  une  tendance  ariane  en 
général,  et  anglo-saxonne  en  particulier.  Idée  nouvelle,  disons- 
nous,  ou  plutôt  peu  à  peu  développée  jusqu'à  ré[)anouissement 
complet  dans  un  esprit  qui  l'eût  d'abord  écartée  avec  quelque 
dédain;  et  tout  à  la  fois  problème  important  dans  l'aryanisme, 


308  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

OÙ  nous  le  retrouverons  ailleurs  bien  plus  vivement  débattu. 
Car  VEssai  se  montrait  plutôt  sévère  à  l'ascétisme,  que  l'his- 
toire voit  naître  chez  les  Aryas  de  l'Inde  avec  le  développement 
du  brahmanisme.  Déjà  les  premiers  peintres  de  ces  époques 
reculées,  Lasscn  ou  Pavie,  l'attribuent  à  un  certain  accable- 
ment devant  les  peines  de  l'existence,  à  l'action  d'une  nature 
trop  forte,  trop  difficile  à  dompter,  à  l'influence  d'un  climat 
dévorant;  le  pessimisme  qui  conduit  à  ces  renoncements 
extrêmes  traduit  «  de  l'ennui  mêlé  à  de  l'irritation  » .  C'est  en 
somme  une  sorte  de  dégénérescence,  déjà  sensible  en  des  races 
trop  raffinées  pour  avoir  les  premières  abusé  de  la  pensée. 
Ajoutons-y  cet  orgueil  et  cette  supercherie  du  magicien  pré- 
tendu, qu'on  retrouve  à  l'origine  de  tous  les  sacerdoces  orien- 
taux, et  qui  s'efforce  de  frapper  les  imaginations  crédules  par 
un  genre  de  vie  en  quelque  façon  surnaturel.  Le  succès  de  tels 
imposteurs  est  d'ailleurs  favorisé  par  cette  conviction  si  forte- 
ment ancrée  dans  les  âmes  asiatiques,  persanes  ou  indoues, 
que  le  penseur,  méditant,  inlassable  et  solitaire,  sur  l'essence  de 
la  divinité,  soutire  à  lui  les  rayons  de  la  puissance  céleste  et 
leur  emprunte  une  énergie  irrésistible,  une  force  surhumaine. 
En  tout  cela,  plus  ou  moins  consciemment  senti  par  Gobineau, 
il  y  a  peu  des  qualités  arianes  telles  qu'il  aimait  à  les  imaginer, 
car  l'action  est  évidemment  rejetée  au  second  plan,  et  remplacée 
par  une  contemplation  de  douteuse  efficacité.  C'est  même  cer- 
tainement pour  avoir  envisagé  ces  aspects  inquiétants  du  brah- 
manisme que  VEssai  reconnaissait  plusieurs  des  facultés  de  la 
race  noire  commençant  de  déteindre  sur  les  prêtres  géniaux 
des  Aryas,  et,  dans  la  grandeur  même  de  leurs  plans,  condam- 
nait la  passion  mélanienne,  désormais  prépondérante  aux 
dépens  de  la  raison  blanche  diminuée.  Ne  voit-on  pas  peu 
après  les  précurseurs  du  bouddhisme,  cette  doctrine  si  con- 
damnable, enseigner  la  pratique  d'un  ascétisme  •<  individuel  et 
arbitraire  (1)  ».  Ne  lit-on  pas  que  les  Abyssins,  foncièrement 
mélanisés  par  le  voisinage  du  Soudan,  appréciaient  pour  cette 
raison  le   christianisme  des  Pères  du  désert,    «  ces   terribles 

(1)  T.  I,  p.  430. 


CHAPITRE    II  309 

anachorètes,  rompus  aux  plus  rudes  auste'rités,  aux  macérations 
les  plus  effrayantes,  voire  enclins  aux  mutilations  les  plus  éner- 
giques (1).  "  Excès  de  nature  à  frapper  les  imaginations  de  ces 
peuples,  qui  se  seraient  montrés  bien  incapables  de  comprendre 
Il  les  douces  et  sublimes  vertus  d'un  saint  Hilairc  de  Poi- 
tiers ') . 

Dans  ses  écrits  asiati(|ucs,  et  surtout  dans  le  Traité  des  écri- 
tures cunéiformes^  Gobineau  commence  à  se  réconcilier  avec 
une  disposition  d'esprit  qu'il  rencontre  si  souvent  autour  de 
lui,  dans  le  passé  comme  dans  le  présent  des  nations  orientales. 
Pourtant,  ce  qui  est  remarquable  et  assez  en  accord  avec  les 
leçons  de  VEssai,  l'ascétisme  lui  apparaît  d'abord  sous  un  aspect 
sémitique,  c'est-à-dire  encore  blanc  noir,  »  à  la  mode  ara- 
méenne  (:2).  »  Et,  comme  lavait  fait  Schopenhauer,  il  ne  se 
refuse  même  pas  absolument  à  accepter  les  miracles  de  ses 
adeptes.  «  On  peut  se  demander  si  l'ascète  assyrien,  nourri 
d'une  forte  conviction,  agissant  d'après  des  données  singulières, 
mais  profondes,  n  a  pas  atteint  en  certaines  occasions  à  des 
résultats  dont  1  analyse  nous  est  difficile  et  donne  ainsi  tout 
sujet  de  croire  qu  il  disposait  d'une  puissance  5ur/?«/î<re//e,  dont 
il  est  convaincu  lui-même.  "  Voilà  une  demi-conversion,  et  le 
don  des  miracles  ferait  vraiment  bonne  figure  dans  l'écrin  des 
vertus  arianes. 

Et  en  effet  dans  l'Histoire  des  Perses,  où  le  sémitisme  latent 
du  comte  s'épanouit  davantage  encore,  l'ascétisme  vient  se  ranger 
de  lui-même  parmi  les  joyaux  de  la  Bonne  Création.  Ne  tient-il 
pas  une  place  prépondérante  dans  le  Koiish-Nameh,  l'épopée 
du  Cyrus  noir  aux  dents  proéminentes,  le  poème  qui  inspire 
tant  de  confiance  à  l'heureux  possesseur  de  son  unique  exem- 
plaire. "  Les  peuples  héroïques,  écrit-il  (3)  en  conséquence, 
ont  aisément  admis  qu'au-dessus  du  guerrier  fameux  il  y  aviait 
encore  un  degré  sublime  à  franchir,  celui  de  l'anachorète.  Chez 
les  Hellènes  avant  Homère,  c  était  une  sorte  d'ascétisme  qu'avait 
pratiqué  Chiron  et  qui  avait  fait  sa  grandeur...  De  même  les 

(1)T.  I,  p.  332. 

(2)  Cuneifoj-tne^,  p.  317. 

(d)  Histoire  (les  Perses,  t.  I,  p.  VOT. 


310  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

Scandinaves  trouvaient  l'apothéose  dans  la  mort.  »  Nous  avons 
signalé  déjà  chez  Mohsen  ce  dernier  trait  d'ascétisme  guerrier. 
Toutefois,  en  dépit  de  cette  adhésion  de  principe,  il  est  visible 
que  Gobineau  insiste  le  moins  possible  sur  les  prodiges  de 
macérations  exagérées  qu'il  rencontre  dans  ses  sources  per- 
sanes :  par  exemple  sur  cet  ancêtre  de  Darius  qui  habita  durant 
quarante  ans  dans  un  souterrain,  voué  à  une  immobilité 
absolue  (I).  Il  sent  trop  bien  que  c'est  là  une  inspiration  plus 
intelligible  à  des  fakirs  basanés  qu'à  des  guerriers  arians. 

Quand  ses  voyages  et  le  cours  des  événements  du  dix-neu- 
vième siècle  développèrent  ses  sympathies  anglaises,  Gobineau 
vieillissant,  amené  lui-même  par  les  injures  du  sort  et  l'affai- 
blissement de  sa  santé  à  l'acceptation  stoïcienne  des  renonce- 
ments nécessaires,  crut  reconnaître  une  propension  ascétique 
dans  ces  originalités  insulaires,  célèbres  en  effet  dans  le  monde 
entier,  et  que  le  vieux  vaudeville  de  nos  pères  caractérise  si 
bien  par  son  titre  :  l'Anglais  ou  le  Fou  raisonnable.  Sous  les 
latitudes  les  plus  diverses,  dit-il  dans  Akrivie  Phrangopoulo, 
on  rencontre  des  Anglais  voués  à  la  vie  d'ermite,  et  dont  la 
culture  raffinée,  les  habitudes  d'élégance  et  de  confort  se  sont 
résumées  soudain  «  en  un  besoin  de  simplicité  presque  bar- 
bare, mais  jamais  vulgaire»  .  Lui-même  vit  de  semblables  ana- 
chorètes dans  la  Nouvelle-Ecosse,  dans  les  forets  voisines  de 
Sydney,  dans  les  montagnes  de  la  Mingrélie,  sur  la  frontière 
gréco-turque;  et  ce  goût  pour  la  retraite,  cette  soif  de  renon- 
cement, sont  si  prononcés  dans  une  race  à  la  personnalité  puis- 
sante qu'on  les  retrouve  même  chez  les  femmes,  telles  que  ladv 
Stanhope  et  Zanthe.  L'avouerons-nous,  ces  précédents,  en 
partie  destinés  d'ailleurs  à  nous  faire  accepter  sans  protesta- 
tions le  mariage  d'un  aristocratique  officier  de  la  marine  bri- 
tannique avec  une  petite  sauvage  de  l'Archipel,  ne  nous  ont 
guère  convaincu.  Tous  ces  gens-là  ne  sont  pas  plus  des  péni- 
tents que  Norton  lui-même,  dont  l'ascétisme  consiste  à  épouser 
une  jolie  fille;  ce  sont  des  fantaisistes,  des  déséquilibrés  même  ; 
ils  cherchent  tout  au  plus  à  satisfaire  leurs  penchants  ances- 

(1)  T.  II,  p.  6. 


CHAPITRE   II  311 

traux,  bien  loin  de  les  combattre,  lorsqu'ils  reprennent  la  vie 
isolée,  mais  active,  de  leurs  grands-parents  saxons.  Et  ce  trait- 
là  ne  fait  pas  non  plus  défaut  dans  Rousseau  (1).  Nous  mon- 
trerons qu'à  leur  exemple  Gobineau  fut  un  stoïcien  incons- 
cient, acceptant  les  renoncements  prudents  et  hautains  du  Por- 
tique, mais  glissant  parfois,  comme  plus  d'un  sage  de  cette 
dernière  école,  sur  la  pente  insidieuse  de  ses  tendances  méri- 
dionales, vers  l'ascétisme  mystique  et  passionné  des  tropiques. 

En  attendant,  c'est  du  côté  du  Nord  que  se  reportent,  au  len- 
demain de  1870,  ses  regards  admiratifs,  et  nous  allons  trouver 
une  fois  de  plus,  dans  le  dernier  des  Souvenirs  de  voyage,  l'oc- 
casion de  mettre  en  relief  des  erreurs  de  perspective  incessantes 
chez  un  peintre  qui  place  trop  près  de  lui  son  point  de  vue  et 
prête  de  plus  eu  plus  volontiers  ses  propres  dispositions 
d'esprit  aux  modèles  favorisés  de  sa  svmpathie. 

La  Chasse  au  cainhou  a  pour  théâtre  l'ile  de  Terre-Neuve 
et  fut  composée  avec  des  réminiscences  du  voyage  de  1861, 
comme  les  Nouvelles  asiatiques  le  seront  un  peu  plus  tard  avec 
les  lointaines  impressions  de  Trois  ans  en  Asie.  Déjà  la  compa- 
raison du  ton  de  ces  deux  derniers  ouvrages  nous  fut  instruc- 
tive et  précieuse  pour  entrevoir  l'évolution  de  la  pensée  de  leur 
auteur.  Un  rapprochement  analogue  va  nous  édifier  ici  bien 
davantage  encore.  Feuilletons  donc  au  préalable,  en  cet  ins- 
tant propice,  les  pages  légères  du  Voyage  à  Terre-Neuve. 

Nous  sommes  dans  Tentr'acte  de  la  période  asiatique  : 
récemment  éloigné  de  Téhéran,  notre  diplomate  y  retournera 
bientôt,  mais  il  s'est  vu  charger,  pour  occuper  son  temps, 
d'une  enquête  sur  les  difficultés  toujours  renaissantes  le  long 
de  cette  côte  poissonneuse  du  French  Shore  dont  le  traité 
d'Utrecht  nous  assure  la  jouissance,  en  stipulant  que  les  Fran- 
çais ne  s'y  doivent  pas  établir  à  demeure,  mais  que  nul  Anglais 
n'y  peut  jeter  ses  filets.  Enquête  de  pure  forme,  semble-t-il, 


(Ij  Voir  Emile,  liv.  V.  u  Tous  les  hommes  qui  se  retirent  de  la  grande 
société  sont  utiles,  lorsqu'ils  peuvent  ramener  dans  les  lieux  déserts  la  vie,  la 
culture  et  l'amour  de  leur  premier  état.  »  Voir  aussi  chez  Tolstoï,  ce  disciple 
de  Rousseau,  et  chez  Rosegger,  le  nouvelliste  styrien  récemment  étudié  par 
nou»  [Revue  des  Deux  Mondes,  1902],  des  utopies  agricoles  du  même  genre. 


312  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

et  destinée  seulement  à  endormir  pour  quelque  temps  les  avi- 
dités conquérantes  des  habitants  de  la  grande  île  américaine. 
Car  Tentente  est  en  ce  moment  parfaite  entre  Tempereur 
Napoléon  III  et  le  gouvernement  de  Saint-James  :  de  part  et 
d'autre,  on  est  déterminé  à  la  tolérance  et  empressé  à  la  cour- 
toisie. 

Ajoutons  que,  pas  plus  le  long  des  rivages  de  l'Atlantique 
que  sur  les  plateau.\^  de  l'Iran,  le  brillant  secrétaire  d'ambassade 
ne  semble  avoir  emporté  son  bagage  d'érudition  ethnique,  et 
que,  cette  fois  encore,  nous  allons  trouver  bien  peu  de  survi- 
vances apparentes  des  théories  de  VEssai.  Les  conseils  pra- 
tiques de  Drouyn  de  Lhuys  ont  pour  un  moment  porté  leurs 
fruits,  et  plus  d'un  collègue  du  plénipotentiaire,  moins  pré- 
paré par  de  profondes  éludes,  aurait  pu  signer  comme  lui,  sans 
nul  danger  pour  son  avancement,  cet  ouvrage  badin  le  plus 
souvent,  fin,  agréable,  mais  d'ordinaire  peu  pénétrant. 

Voyons  cependant  de  quels  traits  il  nous  peint  la  race  anglo- 
saxonne,  qu'il  contemple  pour  la  première  fois  de  près,  dans 
une  de  ses  variétés  coloniales  les  plus  énergiques  et  les  plus 
caractéristiques.  Le  paysage  de  ces  régions  brumeuses  à  lui 
seul,  ces  collines  basses  sans  lignes  précises  ni  relief  plastique, 
semblent  déplaire  au  voyageur,  hier  encore  ébloui  par  l'aspect 
du  ciel  radieux  de  la  Perse,  par  le  cône  éclatant  du  Demawend. 
En  Amérique,  la  nature  matérielle  conserve  «  un  air  d'en- 
fance 1)  ;  tous  ces  cantons  paraissent  «  nés  d'hier  »  ;  ils  man- 
quent de  vigueur,  et  la  >'  Itrume  du  chaos  »  les  environne 
encore.  Ce  sont  les  imj)ressions  que  l'auteur  retrouvera  plus 
tard  dans  la  magnifique  baie  de  Rio-dc-Janeiro,  mais  elles  nous 
étonnent  davantage  devant  ces  horizons  nordiques,  ces  sites 
du  Winland  Scandinave  qui,  réveillant  les  secrets  instincts 
ataviques  en  son  cœur,  auraient  dû  mériter  plus  d'indulgence 
de  la  part  du  descendant  d'Ottar.  Quant  aux  habitants  de  Terre- 
Neuve,  tout  en  leur  accordant  certains  témoignages  d'estime 
et  d'approbation,  il  apporte  beaucoup  de  réserve  et  mêle  à 
l'occasion  un  peu  d'aigreur  dans  ses  appréciations  sur  leur 
compte.  La  population,  dit-il,  n'a  rien  de  rustique  ni  d'agreste  ; 
il  n'y  a  là  que  des  spéculateurs  :   on  serait  tenté  de  prendre 


CHAPITRE    II  313 

«  tous  ces  prétendus  cullivaleurs  pour  des  masques  et  de  les 
renvoyer  dans  les  fabriques,  leur  séjour  naturel  »  .  C'est  que 
ses  goûts  d'individualisme  rural  hésitent  à  l'aspect  d'une  démo- 
cratie urbaine  et  industrielle  dans  laquelle  il  ne  reconnaît  plus 
le  trait  arian,  et  qu'à  ses  yeux  cette  façon  de  comprendre  le 
travail  et  d'exploiter  les  forces  de  la  nature  n'a  «  rien  de  noble, 
ni  rien  surtout  qui  relève  le  sens  moral»  (l). 

L'aspect  physique  de  ces  insulaires  s'harmonise  bien  avec 
leur   àme   étroite    (2).   u  De   longs  habits  noirs  ou    l)runs  mal 
taillés,  de  vastes  chapeaux  où  ils  s'enterrent,  des  mines  pâles, 
renfrognées,  un  langage  de  la  plus  sèche  austérité,  ils  ont  tout 
cela,  et  l'affectent  tant  qu'ils  peuvent.  C'est  un  uniforme  qui 
convient  d'ailleurs  à  d'heureux  morlels  dont  le  credo    favori 
est  de  damner  tout  le  monde  et,  de  peur  d'y  rien  oublier,  de 
se  damner  un  peu  avec.  »  Dans  les  rues  d'Halifa.x,  l'impression 
des  étrangers  est  mauvaise,  car  ils  constatent  une  assez  ridi- 
cule affectation  à  ne  pas  rendre  le  salut,  une  sorte  de  démar- 
che guindée,  un    sourcil  froncé,    <.  l'air  menaçant  et  agressif 
sans  aucune  cause,  "   et  ils  comprennent  difficilement  à  quoi 
ces  manières  peuvent  servir  chez  des  gens  de  profession  pai- 
sible après  tout.  Quant  à  ouvrir  un  livre,  c'est  ce  que  les  colons 
ne  font  jamais,  car  leur  personne  représente  à  leurs  propres 
yeux  la  Sagesse   incrée,  et  ils  croient  n'avoir  besoin  de  rien 
apprendre,  sachant    u  tout  et  mieux  que  tout  " .  En  cela,  con- 
clut ironiquement  leur  détracteur,   ils  se  montrent  très  supé- 
rieurs aux  marquis  de  Molière,  dont  les  prétentions  n'allaient 
pas  si  loin,  et  qui  daignaient  encore  feuilleter  quelquefois  le 
volume  à  la  mode. 

Après  de  telles  constatations,  l'on  conçoit  que  notre  obser- 
vateur se  refuse  à  voir  dans  l'Amérique  le  futur  centre  du 
monde  :  il  se  reporte,  en  son  for  intérieur;,  sans  vouloir  y  faire 
nettement  allusion,  aux  théories  de  VEssai,  qui  ne  place  pas  la 
composition  ethnique  de  l'Angleterre  et  surtout  de  l'Amérique 
saxonne  beaucoup  au-dessus  de  cet  odieux  mélange,  par  où 


(1)  P.  63. 

(2)  P.  92. 


314  LE    COMTE   DE   GOBINEAU 

l'Europe  continentale  est  condamnée  à  un  si  noir  avenir.  Tout 
au  plus,  vers  cette  époque,  accorderait-il  une  fois  de  plus  à 
ces  nations  privilégiées  un  certain  retard  dans  la  corruption  du 
sang,  capable  de  faire  illusion  à  quelques  esprits  superficiels. 
Mais,  pour  une  foule  de  motifs  "  qu'il  serait  trop  long  de 
déduire  »,  les  idées  qui  créent  les  grands  peuples  ont  manqué, 
manquent  et  manqueront  toujours  à  ces  contrées  de  nouvelle 
découverte,  «  où  se  porte  le  flot  bourbeux,  et  plus  turbulent 
que  vivant,  et  plus  enivré  que  fort  (l),  »  des  émigrations 
européennes.  En  sorte  que  l'esprit  britannique  tournera  de 
toute  nécessité  vers  le  même  pôle  utilitaire  que  l'esprit  améri- 
cain. 

Notre  diplomate  visite-t-il  une  école  normale  fondée  par  les 
puritains  de  l'endroit,  le  ton  ironique  et  dénigrant  de  sa  narra- 
tion se  soutient  avec  une  verve  merveilleuse  :  il  ne  voit  dans 
les  méthodes  pratiques  et  mathématiques  de  ces  éducateurs 
audacieux  que  des  "  machines  à  calcul,  dont  le  seul  énoncé 
donne  le  frisson  »  ;  que  "  la  voie  d'une  érudition  purement  ver- 
bale 1)  .  Il  ne  fut  pas  question  une  seule  fois  de  rien  qui  ressem- 
blât à  une  idée,  s'écrie  le  spectateur  impatienté  de  cette  classe 
modèle  :  de  pareils  procédés  n'ont  d'autre  but  que  de  tuer 
dans  l'enfance  et  dans  la  jeunesse  toutes  les  facultés  de  l'àme 
et  de  l'esprit  inutiles  à  la  vie  mercantile,  et  de  développer  au 
contraire  autant  que  possible  les  ressources  de  cette  dernière. 
Erreur  évidente  du  jugement,  conclut-il,  car  "  une  population 
uniquement  marchande  ne  fera  jamais  que  des  courtiers  de 
commerce,  et  point  une  nation  »  .  Et  c'est  encore  une  fois  le 
souvenir  de  Stendhal  qui  effleure  ici  notre  mémoire,  avec  toute 
son  antipathie  pour  l'anglisme  morose  et  l'industrialisme  enva- 
hissant. 

Les  équipages  des  navires  anglais  avec  lesquels  le  comte  se 
trouve  longuement  en  contact  pendant  ses  allées  et  venues  sur 
la  côte  française  n'échappent  même  pas  à  sa  malveillante 
vision.  Sans  doute,  on  y  trouve  de  beaux  hommes  appartenant 
à  la  vraie  race  saxonne,  mais  aussi  d'évidents  métis,  contaminés 

(1)  P.  109. 


CHAPITRi:    ri  315 

par  un  sang  plus  pauvre,  chétifs,  pâles,  flétris.  Et,  en  général, 
le  matelot  anglais  n'est  pas  "  un  citoyen  qui  sert  pour  obéir 
aux  lois  de  son  pays,  qui,  contrarié  peut-être  de  porter  l'uni- 
forme, est  pourtant  relevé  à  ses  propres  veux  par  l'idée  d'un 
devoir  honorablement  accompli  » .  Non,  c'est  un  stipendié,  qui 
est  venu  s'offrir  au  joug  de  la  discipline  navale  parce  qu'il  n'a 
pas  trouvé  d'occupation  plus  lucrative  ou  plus  convenable.  Et 
si  le  libéralisme  plus  appm-ent  que  î'éel  jusqu'ici  en  Angleterre 
venait  à  détendre  les  ressorts  de  fer  qui  seuls  constituent  sa 
puissance,  le  recrutement  de  la  marine  britannique  deviendrait 
insuffisant.  Voilà  qui  est  bien  vu,  sinon  sympathiquement 
déduit,  et  cette  conception  de  la  fragilité  des  idées  libérales 
au  delà  de  la  Manche,  de  la  possible  saillie  des  charpentes 
métalliques  montrant  soudain  l'appareil  rigide  sous  le  revête- 
ment de  fleurs  du  riant  cottage  anglo-saxon,  n'est  pas  d'un 
esprit  banal. 

Enfin,  le  spectacle  des  empiétements  effrontés  de  l'indigène 
sur  les  territoires  à  nous  reconnus  par  le  traité  qu'il  a  mission 
de  sauvegarder  font  notre  homme  singulièrement  moins 
indulgent  aux  velléités  conquérantes  de  ces  Arians,  raptores 
orbis.  Les  voilà  devenus  des  "  ambitieux  et  des  brouillons  »  , 
de  «  fougueux  personnages"  qui  révent  de  se  couvrir  de  gloire 
en  augmentant  les  possessions  de  la  Grande-Bretagne  au 
mépris  des  droits  français  et  se  montrent  d  ailleurs  tout  aussi 
hostiles  à  leurs  frères  de  race,  à  leurs  trop  proches  concur- 
rents, à  leurs  voisins  des  Etats-Unis;  car,  nulle  part,  on  n'en- 
tend dire  autant  de  mal  de  ce  dernier  pays. 

En  comparaison  de  ces  êtres  déplaisants,  les  Irlandais,  que 
\  Essai  noxxi  montrait  corrupteurs  à  la  fois  de  la  Grande-Bre- 
tagne et  de  l'Union  américaine,  reprennent  quelque  avantage 
dans  1  esprit  de  Gobineau.  A  vrai  dire,  ils  ressemblent  par 
certains  traits  aux  lazzaroni  napolitains;  leur  nature,  sédui- 
sante à  l'extrême,  est  quelquefois  médiocrement  estimable,  et 
ils  forment  l'antipode  de  l'Anglais  (l).  N'importe!  il  y  a  plaisir 
à  rencontrer,  même  établis  en  fraude  sur  le  French  Shore,  ces 

(1)  P.  246. 


316  LE   COMTE   DE    GOBlAEAU 

gars  bien  découplés  (1),  roses  et  blonds,  de  grande  taille,  un 
peu  lourds  peut-être,  mais  pourvus  de  toute  la  vigueur  saine 
et  robuste  de  leurs  ancêtres  celtiques.  Les  missionnaires  euro- 
péens accompliraient  une  œuvre  plus  utile  en  s'occupant  de 
ces  braves  gens,  si  avides  des  consolations  du  ministère  sacré 
qui  leur  font  trop  souvent  défaut,  qu'en  allant  évangéliser  des 
Orientaux  et  des  Chinois.  11  faut  admirer  surtout  les  Irlandais 
catholiques  dans  leur  ville  la  plus  importante,  Saint-Georges, 
où  la  monnaie  est  inconnue,  où  le  curé,  unique  autorité  à  la 
fois  civile  et  religieuse,  est  payé  en  poisson  pour  ses  services; 
ce  lieu  idyllique  réconcilie  décidément  l'observateur  français 
avec  les  inconvénients  du  pays  et  lui  apparaît  comme  une 
aimable  Salente,  comme  une  délicievise  Utopie.  «  Un  climat 
sauvage  et  odieux,  un  paysage  rébarbatif,  pas  de  distractions, 
pas  de  plaisirs,  pas  d'argent;  la  fortune  et  Tambition  égale- 
ment impossibles  et,  pour  toute  perspective  riante,  une  sorte 
de  bien-être  domestique  de  Tespcce  la  plus  rude  et  la  plus 
simple;  voilà,  à  ce  qu'il  semblerait,  ce  qui  réussit  le  mieux  à 
rendre  les  hommes  habiles  à  user  de  la  liberté  absolue  sans 
excès  et  à  se  tolérer  entre  eux.  "  Ainsi,  c'est  parmi  des  Celtes 
plus  ou  moins  fénians  que  l'auteur  de  VEssai  retrouve  l'idéal 
arian  de  l'odel  et  du  viç-pati,  qui  se  confond  d'ailleurs  si  bien, 
comme  nous  l'avons  dit,  avec  le  programme  social  de  Rousseau 
et  le  retour  à  la  nature. 

Si  les  Celtes  ont  ici  beau  jeu,  en  dépit  de  leurs  compromis- 
sions finnoises  d'autrefois,  c'est  que,  devant  des  caractères 
aussi  rébarljatifs  que  ceux  des  colons  anglais  de  Terre-Neuve, 
le  sentiment  patriotique,  les  sympathies  françaises  fleurissent 
dans  le  cœur  chaleureux  de  Gobineau  plus  qu  en  toute  autre 
période  de  sa  carrière.  Nulle  comparaison  pénible  à  son  amour- 
propre  national,  nulle  impression  d'infériorité  ou  de  décadence 
n'effleure  en  ce  moment  son  âme.  C'est  1  heure  la  plus  l)ril- 
lante  du  second  Empire;  les  souvenirs  glorieux  de  la  Crimée, 
ceux  de  la  fraternité  des  armes  franco-anglaises  dans  la  tran- 
chée de  Sébastopol,  sont  tout  proches;  et  c'est  au  cours  d'une 

(1)  P.  199. 


CHAPITRE   II  317 

des  croisières  de  lu  commission  mixte  dont  le  comte  faisait 
partie  que  parvint  en  ces  parages  la  nouvelle  de  la  victoire  de 
Solfcrino.  Les  officiers  de  la  marine  impériale  se  voient  par- 
tout choyés  et  fêlés;  ils  gâtent  les  enfants  et  charment  les 
femmes  :  à  l'approche  du  slationnaire  français,  toutes  les 
portes  s'ouvrent,  tous  les  visages  s'éclairent  d'un  rayonnant 
sourire;  tandis  qu'un  hal  donne  à  hoid  du  Gassendi  met  en 
relief  les  qualités  de  honne  grâce  et  de  mâle  courtoisie  chez 
nos  compatriotes.  Aussi,  après  avoir  médit  comme  nous  l'avons 
vu  des  équipages  hritanniques,  Oohineau  ajoutera  encore 
qu'ils  ne  sont  "  comparaldcs  en  rien  au  point  de  vue  moral 
avec  nos  bons  matelots  "  .  Nos  tendances  intellectuelles  lui 
sembleront  plus  hautes,  parce  qu'elles  nous  permettent  d'ac- 
cepter des  institutions  donnant  plus  d'honneur  que  d'argent. 
L'élément  français  et  normand  de  l'ancienne  colonisation  aca- 
dienne  sera  par  lui  proclamé  bien  supérieur  aux  gens  sans 
aveu  de  l'émigration  américaine.  Enfin,  à  la  ridicule  école  nor- 
male de  Truro,  il  préfère  hautement  le  Sacré-Cœur  d'Halifax 
et  les  «  sages  pratiques  des  anciennes  méthodes  françaises  »  . 

Nous  devons  nous  arrêter  un  moment  pour  exposer  plus  en 
détail  les  vues  du  comte  sur  celte  dernière  question.  Elle  va 
tenir  en  effet  une  place  prépondérante  dans  la  Chasse  au  cari- 
hoii,  dont  nous  révélons  en  ce  moment  les  apprêts,  sur  la 
toile  complaisante  où  le  fantasque  artiste  brossera  bientôt 
devant  nos  yeux  un  tableau  d'atelier,  tout  différent  de  l'esquisse 
exécutée  d'après  nature. 

Oui,  la  femme  de  Terre-Neuve  eut  tout  d'abord  le  malheur 
de  lui  déplaire.  Déjà,  visitant  Halifax,  où  la  société  l'accueillit 
si  gracieusement  qu' "  il  n'en  veut  dire  que  du  bien»,  il  eut 
l'occasion  d'exprimer  sa  confiance  dans  la  moralité  supérieure 
de  ses  hôtes  devant  deux  dames  indigènes.  Aussitôt  «  deux 
regards  qui  se  croisèrent  (I),  un  double  sourire  plein  de  doute 
et  d'ironie,  un  double  mouvement  d'épaules  »  fort  signifi- 
catif, donnèrent  à  l'imprudent  complimenteur  une  ample  ma- 
tière à  réflexion.  Et  le  fruit  de  ses  méditations  fut  singulière- 

(1)  P.  J21. 


318  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

ment  amer,  si  Ton  en  juge  par  les  pages  de  la  fin  du  volume. 
Pour  la  jeune  fille  de  ce  pays,  conclut  le  comte,  il  s'agit  de 
conquérir  à  tout  prix  un  mari,  ce  prix  fût-il  l'exercice  d'une 
coquetterie,  qui,  il  faut  bien  le  reconnaître,  na  pas  de  limites. 
On  a  dit  avec  raison  que  les  femmes  orientales,  se  jugeant 
propres  à  un  unique  usage,  ne  portent  guère  ailleurs  leurs 
pensées  ordinaires.  A  certains  égards,  les  jeunes  filles  améri- 
caines de  Terre-Neuve  ne  sont  pas  fort  dissemblables  de  ce 
portrait.  S'il  n'en  existait  qu'une  au  monde,  avec  cette  âpreté 
au  mariage,  elle  réussirait  «  à  se  faire  épouser  par  une  grande 
partie  du  genre  humain  »  .  Du  reste,  à  pareil  jeu,  ce  n'est  pas 
seulement  la  grâce,  les  qualités  purement  aimables  qui  s'ef- 
facent et  disparaissent,  c'est  aussi  le  sentiment  d'estime  qu'un 
homme  conserve  difficilement  devant  de  semblables  efforts. 
Retenons  ces  appréciations,  la  chose  en  vaut  la  peine,  comme 
nous  Talions  voir.  On  prétend  quelquefois,  poursuit  cependant 
l'impitoyable  censeur,  qu'il  ne  résulte  pas  d'inconvénients 
matériels  de  ces  façons  d'agir,  car  les  filles  prudemment  ins- 
truites n'ignorent  pas  les  conséquences  d'un  faux  pas  sur  ce 
terrain.  »  J'ai  vu,  poursuit-il,  des  personnes  de  bonne  foi  ne 
point  partager  à  cet  égard  l'optimisme  de  leurs  compatriotes, 
et  secouer  la  tête  d'un  air  très  significatif.  »  Toutes  spécula- 
tions sont  «  de  leur  nature  chanceuses  »  ,  et  il  se  produit  iné- 
vitablement quelques  krachs  dans  une  bourse  matrimoniale  si 
fort  agitée. 

Quant  à  l'épouse  anglo-saxonne,  il  est  de  mode  en  France 
d'affirmer  qu'ayant  goûté  avant  le  mariage  toutes  les  ivresses 
de  la  liberté  elle  se  range  pour  jamais  au  lendemain  du  sacre- 
ment, sans  plus  songer  désormais  à  ses  amusements  passés. 
Or  Gobineau  «  n'a  rien  vu  de  semblable  »  :  les  jeunes  femmes 
montrent  un  goût  aussi  passionné  pour  la  dissipation  que  les 
filles;  elles  ne  s'occupent  de  leurs  enfants  qu'autant  que 
l'exige  leur  situation  de  fortune,  sans  préjudice,  bien  entendu, 
de  ces  attendrissements  exaltés,  de  «  ces  phrases  interminables 
dont  toutes  les  femmes  du  Nord  ont  le  secret,  sans  se  croire 
pour  cela  le  moins  du  monde  obligées  de  les  mettre  en  pra- 
tique » . 


CHAPITRE    II  310 


Tels  sont  les  enseignements  du  Voyage  à  Terre-Neuve  ;  ils 
n'ont  certes  ni  le  ton  du  panégyrique,  ni  le  dessin  du  modèle 
à  copier.  Dix  années  s'écoulent  cependant;  puis,  au  lendemain 
de  1870,  notre  diplomate  repasse  ses  impressions  transatlan- 
tiques dans  sa  complaisante  mémoire.  Et  voici  qu'elle  lui 
fournit  une  image  tellement  différente  de  celle  dont  il  a  tout 
d'abord  tracé  les  contours,  qu'il  n'est  peut-être  pas  de  plus  bel 
exemple  de  ce  travail  inconscient  et  sourd  que  notre  intel- 
ligence accomplit  sans  relâche  sur  les  données  du  souvenir. 
La  mémoire,  a  dit  cet  observateur  pénétrant  que  fut  Scho- 
penhauer,  n'est  pas  un  réservoir  clos  ou  un  sûr  coffre-fort 
nous  livrant  à  volonté  les  données  qui  leur  furent  une  fois 
confiées.  C'est  une  simple  capacité  à  rappeler  dans  la  cons- 
cience certaines  impressions  du  passé,  capacité  qui  doit  être 
sans  cesse  entretenue  par  l'exercice.  Or,  à  chaque  appel  nou- 
veau d'une  image  ancienne  sur  le  seuil  de  la  conscience,  le 
fantôme  évoqué  subit  une  déformation  corrélative  à  notre 
actuel  état  d'esprit.  A  la  longue,  il  povirra  n'être  plus  en  quoi 
que  ce  soit  reconnaissable;  tels  ces  récits  qui,  passant  de 
bouche  en  bouche,  finissent  par  perdre  toute  exactitude,  par- 
fois même  tout  sens  logique. 

Nous  allons  vérifier  sur  pièces  authentiques  cette  ingénieuse 
analyse  psychologique.  La  Chasse  au  caribou  nous  présente, 
en  effet,  un  jeune  Français  du  nom  de  Charles  Cabert,  pour 
qui  son  créateur  nourrit  les  sentiments  les  plus  ironiques  et 
les  moins  bienveillants.  C'est  le  fils  d'un  bourgeois,  «  devenu 
passablement  riche  dans  des  affaires  où  il  était  question  de 
zinc,  ))  comme  l'écrit  dédaigneusement  notre  gentilhomme. 
Cabert  traîne  cependant  sur  le  pavé  de  Paris  une  existence 
inutile,  vide  et  malsaine,  se  propose  bientôt  d'épouser  une 
figurante  de  quelque  petit  théâtre  et,  sur  l'opposition  irréduc- 
tible de  son  père,  entreprend  de  guérir  par  un  voyage  ce  ridi- 
cule chagrin  d'amour.  Il  fera  voile  vers  Terre-Neuve  pour  y 
chasser  le  caribou^  sorte  de  mouflon  particulière  à  l'île,  dont 
un  Anglais  boulevardier  lui  a  dit  des  merveilles.  Il  se  com- 
mande en  conséquence  un  costume  de  chasse  resplendissant, 
se  procure  les  armes  les  plus  perfectionnées  et  s'embarque, 


320  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

muni  d'une  lettre  de  recommandation  pour  un  négociant  de 
Saint-Jean,  nommé  Harrison. 

Ce  Harrison,  ses  huit  fils,  ses  six  filles,  ses  amis  et  tout  son 
entourage  sont  des  géants  aux  allures  à  la  fois  joviales  et 
brutales,  bien  qu'ils  se  montrent  aussi  capables  à  Toccasion  de 
tendresse  et  de  sensibilité.  Bousculé  par  les  effusions  hercu- 
léennes de  ses  hôtes,  sans  cesse  enlevé  de  terre  entre  leurs 
bras  puissants,  le  poignet  disloqué  par  leurs  shakehands  éner- 
giques, Cabert  fait  ici  figure  d'un  Gulliver  égaré  dans  le  pays 
de  Brodingnag.  «  Il  éprouvait  l'instmct  secret  de  sa  faiblesse, 
honorable,  flatteuse  même,  puisqu'elle  provenait  de  la  distinc- 
tion exquise  de  sa  nature,  mais  enfin  de  sa  faiblesse,  et,  par- 
tant, de  son  infériorité  vis-à-vis  de  ces  natures  brutales;  on 
peut  imaginer  que,  dans  le  temps  où  les  barbares  du  Nord 
envahissaient  V Italie  et,  de  gré  ou  de  force,  s'asseyaient  dans 
toutes  les  chaises  curules  de  l'empire,  les  Romains  élégants, 
qui,  réellement,  ne  pouvaient  prendre  au  sérieux  des  gens 
pareils,  devaient  éprouver  des  sentiments  analogues.  » 

Cependant,  sous  les  regards  ahurisdu  jeune  Français  défilent 
quelques  ty[)es  déjà  esquissés  dans  le  Voyage  à  Terre-Neuve  ; 
mais,  par  un  phénomène  analogue  à  celui  que  nous  avons 
signalé  dans  les  Nouvelles  asiatiques,  ces  figures  sont  défor- 
mées, métamorphosées  comme  des  objets  contemplés  à  travers 
quelque  lentille  asymétrique,  par  l'interposition  de  sentiments 
tout  nouveaux  chez  leur  peintre.  Celui-ci  nous  avait  signalé, 
par  exemple,  dans  la  ville  de  Saint-Jean,  la  puissance  prépon- 
dérante des  intrigants  politiciens,  «  en  état  de  faire  beaucoup 
de  mal  un  jour  (1).  "  Ces  hommes,  disait-il,  sans  grandes 
ressources,  d'esprit  turbulent  et  vaniteux,  tourmentés  d'ambi- 
tions un  peu  maladives,  recherchent  à  tout  prix  des  places,  et 
s  efforcent  pour  cela  de  parler  aux  masses  populaires  le  seul 
langage  qui  puisse  les  émouvoir,  c'est-à-dire  celui  de  la  vio- 
lence religieuse  et  politique.  Or,  voici  paraître  dans  la  Chasse 
au  caribou  un  certain  O'Lary  qui  joue  précisément  ce  rôle, 
en    même    temps  que  celui   de  fiancé  d'une  des  nombreuses 

(1)    Voyage  a  Terre-Neuve,  p.  242. 


CHAPITRK    II  321 

misses  Harrison.  Seulement,  en  dépit  de  son  exubérance  plus 
que  méridionale,  et  malgré  son  cynisme  de  polémiste  impu- 
demment versatile,  il  est  évident  j)ar  le  ton  du  portrait  que 
nous  devons  le  juger  maintenant  digne  de  toutes  nos  sympa- 
thies, l'admirer  de  tout  cœur  et  le  prendre  jusqu'à  un  certain 
point  pour  modèle. 

Le  Voyage  à  Terre-Neuve  nous  avait  encore  appris  que  la 
femme,  vieillie,  est  délaissée  par  son  mari,  qui  se  montre  même 
tout  à  fait  étonné  quand  on  s'avise  de  lui  demander  des  nou- 
velles de  cette  antiquaille;  de  sorte  que  les  visiteurs  ne  jugent 
pas  nécessaire  de  la  saluer  en  entrant  et  en  sortant.  Cette 
particularité  se  retrouve  dans  le  ménage  Harrison,  mais  adroi- 
tement présentée  maintenant  comme  un  trait  de  cordiale 
désinvolture,  et  destinée  seulement  à  augmenter  notre  estime 
pour  une  activité  qui  sait  si  bien  éviter  toute  inutile  dépense 
de  temps  et  de  sensiblerie. 

Nous  avions  rencontré  vers  1860,  aux  environs  de  Sydney, 
des  Anglais  qui,  venus  là  tout  d'abord  j)ar  passion  de  la  chasse 
et  de  la  pêche,  y  étaient  retournés  plus  tard  afin  d'v  vivre  en 
solitaires,  et  d'y  retrouver  les  mêmes  émotions  sportives,  sans 
renoncer  pour  cela  aux  hal)itudes  de  la  vie  élégante.  L'un 
d'entre  eux  consacrait  ses  loisirs  à  l'éducation  des  jeunes 
enfants  du  voisinage.  C'est  celui-là  qui  reparait  sous  les  veux 
de  Gabert,  transformé  en  ascète  anglo-saxon,  et  offrant,  il  faut 
l'avouer,  des  titres  plus  sérieux  que  le  capitaine  Norton  à  cette 
qualification.  Sir  Hector  Latimer,  dont  l'aspect  est  «  d'une 
distinction  saisissante  » ,  fut  jadis  trompé  par  sa  femme;  égaré 
par  le  chagrin,  il  se  laissa  alors  glisser  lui-même  sur  la  pente 
des  habitudes  immorales,  jusqu'au  jour  où  il  trouva  la  force 
de  se  reprendre  et,  gardant  i.ne  faible  pension,  se  retira  dans 
la  solitude  de  ces  rivages  transatlantiques  pour  y  faire  du  bien. 
«  En  somme,  sir  Hector  Latimer,  protestant,  rendait  parfai- 
tement témoignage,  sans  y  songer,  que  1  esprit  d  ascétisme  et 
de  rude  pénitence  est  profondément  empreint  chez  certaines 
âmes  anglaises,  quel  que  soit  leur  culte.  " 

Enfin,  Gobineau  avait  visité  sur  le  Erench  Shore  un  Anglais, 
ancien  pêcheur  comme  les  autres  habitants  de  ces  parages, 

21 


322  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

mais  parvenu  à  la  fortune  parla  vertu  d'une  intelligence  beau- 
coup plus  active,  d'une  ambition  supérieure  et  d'une  énergie 
qui,  autre  part  que  dans  la  solitude,  aurait  peut-être  produit 
d'assez  grands  résultats  (1).  «  Sa  tète  se  relevait  avec  une  sorte 
de  fierté  conquérante,  et  bien  qu'il  sût  à  merveille  qu'il  n'était 
pas  chez  lui  sur  ce  territoire,  il  ne  paraissait  pas  très  disposé  à  en 
convenir.  "  Toutefois,  dans  le  cas  d'une  expulsion  violente,  il 
se  sentait  assez  riche  pour  exister  partout  ailleurs  et  assez 
habile  pour  se  créer  une  nouvelle  fortune  s'il  le  jugeait  à  pro- 
pos. Des  individualités  pareilles,  concluait  son  visiteur,  peuvent 
ne  pas  sembler  très  aimables,  mais  sont  toujours  sûres  d'exciter 
l'estime,  même  chez  un  adversaire. 

Ce  personnage  est  introduit  dans  la  Chasse  au  caribou  sous 
le  nom  de  Rarton.  Seulement,  tout  à  fait  idéalisé  cette  fois,  il 
apparaît  comme  un  Ilarrison  plus  fruste  encore  s'il  est  possible, 
et  plus  souverainement  énergique.  C'est  lui  qui  hébergera 
Cabert  sur  la  côte  inhospitalière  où  l'on  rencontre  le  précieux 
gibier  que  le  jeune  Français  a  l'ambition  d'abattre.  Or,  Barton 
a  une  fille,  la  belle  Lucy,  qui  semble  une  "  Walkyrie  »  des- 
cendue du  Walhall,  et  qui,  par  une  assez  singulière  déprava- 
tion du  goût,  s'éprend  pourtant  d'amour  pour  le  grotesque,  le 
niais,  le  vaurien  qu'on  nous  a  montré  dans  le  Parisien  globe- 
trotter.  Cabert,  aussi  surpris  que  charmé  d'une  pareille 
aubaine,  s'imagine  pouvoir  jouer  sans  péril  avec  des  sentiments 
qu'il  interprète  selon  sa  fatuité  coutumière,  et  il  laisse  Lucy 
s'avancer  assez  loin  dans  la  voie  des  aveux.  Mal  lui  en  prend. 
Gomme  il  n'a  prétendu  que  distraire  sa  solitude  et  qu'il  n'a 
jamais  envisagé  sérieusement  un  mariage  à  ce  point  disparate, 
il  proteste  quand  la  famille  de  la  Walkyrie  lui  met  le  marché  à 
la  main;  il  avoue  ingénument  qu'il  n'a  jamais  songé  au  sacre- 
ment, et  risque  alors  d'être  l)royé  entre  les  deux  figures  cyclo- 
péennes  que  sont  le  père  et  le  frère  de  Lucy.  Aussi  se  hâte-t-il 
de  faire  retraite  en  désordre  sur  Saint-Jean,  puis,  de  là,  sur 
Paris,  sa  digne  patrie. 

Tout  cela  est  fort  piquant;  mais  il  est  une  objection   qui 

(1)   Voyaije  a  Terre-Neuve,  t^.  lik. 


CUAPITIIE   11  323 

s'impose  au  témoin  réfléchi  de  cette  aventure.  Gabert  n'agirait 
pas  autrement  qu'il  ne  fait  vis-à-vis  des  tentatives  matrimo- 
niales de  miss  Barton,  s'il  avait  emporté  dans  sa  valise,  à  titre 
de  bréviaire,  le  Voyage  à  Terre-Neuve  de  son  distingué  com- 
patriote et  réglé  sa  conduite  par  les  sûrs  conseils  de  cette 
expérience  avisée.  Un  lecteur  docile  de  Gobineau  n'aurait  vu, 
en  effet,  dans  les  ardeurs  soi-disant  ingénues  de  son  hôtesse 
qu'une  de  ces  effrontées  chasses  au  mari,  capable  d'entraîner 
à  l'autel  «  une  grande  partie  du  genre  humain  )!  .  11  aurait  dif- 
ficilement conservé  «  un  sentiment  d'estime  »  devant  ces 
efforts  intéressés.  En  allant  un  peu  trop  loin  peut-être,  il  aurait 
songé  que  «  toutes  spéculations  sont,  de  leur  nature,  chan- 
ceuses » ,  et  joué  la  contre-partie  de  sa  Walkyrie.  Enfin,  après 
sa  piteuse  retraite,  il  ne  pouvait  vraiment  s'attendre  à  être, 
pour  comble  d'infortune,  si  durement  malmené  par  son  cicé- 
rone bénévole. 

Avions-nous  raison  de  prétendre  qu'ici  l'aryanisme  de  Gobi- 
neau tourne  au  germanisme  aveugle,  à  la  prosternation  devant 
la  supériorité  des  Anglo-Saxons?  En  1861,  une  impartialité  un 
peu  froide,  capable  de  rendre  justice  à  des  qualités  solides 
sinon  séduisantes,  mais  aussi  une  franche  sévérité  pour  des 
travers  et  des  excès  finement  observés.  En  1872,  un  enthou- 
siasme désormais  sans  mélange  et  un  évident  parti  pris  de 
tout  admirer  chez  les  insulaires  de  Terre-Neuve.  Tels  sont  les 
jeux  d'une  imagination  complaisante  et  d'une  mémoire  vrai- 
ment trop  infidèle. 


CHAPITRE  III 

SÉJOUR    A     STOCKHOLM  »    L  K  S    P  LÉ  I A  D  E  S    » 

Prenons  à  regret  congé  de  ces  Souvenirs  de  voyage  qui  nous 
ont  fourni  de  si  précieuses  données  sur  l'état  moral  de  leur 
auteur,  et,  avant  de  passer  à  1  étude  des  ouvrages  ultérieurs  de 
Gobineau,  traçons,  afin  de  les  mieux  comprendre,  une  rapide 
esquisse  de  son  existence  au  cours  de  ses  dernières  années  d  ac- 
tivité diplomatique.  Nous  le  ferons  d  ailleurs  d'après  des  docu- 
ments offerts  dès  longtemps  au  public,  et  sans  crainte  par  con- 
séquent de  commettre  quelque  indiscrétion  ou  indélicatesse  qui 
seraient  particulièrement  sensibles,  il  faut  l'avouer,  toucliant 
une  personnalité  si  récemment  disparue  de  la  scène  du  monde, 
en  laissant  derrière  elle  parents  et  amis. 

Le  comte  accepta  en  1H72  le  poste  de  ministre  à  Stockholm, 
qui  fut  le  dernier  de  sa  carrière,  et  il  demeura  jusqu'en  1877 
dans  la  capitale  Scandinave,  u  avec  assez  de  calme,  se  remet- 
tant doucement  de  beaucoup  d'ennuis  et  de  souffrances  physi- 
ques. "  C'est  de  ce  séjour  que  datent  la  plupart  des  produc- 
tions qu'il  nous  reste  à  examiner.  Or  nous  possédons  sur  cette 
période  de  sa  vie  deux  sources  d'indications  [)récieuses  que 
nous  avons  signalées  au  début  de  cette  étude,  toutes  deux 
d'origine  wagnérienne  d'ailleurs,  et  publiées  après  sa  mort 
dans  les  Bayreuther  Blœtter.  Le  récit  de  M.  Philippe  de 
Hertefeld  (1)  surtout  fournit  une  vivante  image  du  milieu  où 
mûrirent  les  fruits  suprêmes  d'une  si  féconde  intelligence.  Ce 

(i)  D'après  le  docteur  Kretzer  (GoAt»<?au,  p.  3V),  ce  nom  serait  le  pseudonyme 
(lu  prince  Philippe  d'Eulenburg,  ancien  ambassadeur  d'Allemagne  à  Vienne, 
qui  est  l'un  des  membres  les  plus  en  vue  de  l'Association  Gobineau. 


CHAPITRE    III  325 

fut  en  effet  à   Stockholm   que   les  deux  hommes  se  rencon- 
trèrent pour  la  première  fois,  dans  une  maison  amie  et,  tout 
d'abord,  sans   avoir  été   présentés   l'un    à  l'autre.    «  Un   front 
élevé  et  noble,  une  impériale  grise,  ù  la  française,  un  regard 
spirituel  et  bon,   »    tels  furent  les  traits   de  phvsionomie  qui 
frappèrent  avant  les  autres  le  visiteur  allemand  chez  le  per- 
sonnage étranger  dont  il  ignorait  le  nom  et  la  situation  sociale. 
Bientôt,  une  discussion  s'étant  engagée   sur  Tart   romain   de 
l'époque   adrienne,    comparé    aux    productions   du    siècle   de 
Praxitèle,  Gobineau,  devenu  sculpteur  passionné  depuis  son 
séjour  en  Grèce,  se  sentit  sur  son  terrain  et  dévclo|)pa  toutes 
les   séductions   de    sa  verve   érudite  et  prime-sautière  :  il  se 
montra  <i  vif,  ardent,  parfois  peu  renseigné,  parfois  profond», 
ainsi    qu'en  juge  finement   le  témoin  attentif  de  cette  passe 
d'armes  esthétique.  La  sympathie  s'éveilla  aussitôt  entre  ces 
deux  esprits  distingués,  et  peu  après  M.  de  Herlefeld  s'en  alla 
voir  chez  lui  notre  ministre.  Le  comte  était  alors  logé  près  de 
l'un  des  ports  de  Stockholm,  dans  un  quartier  peu  aristocra- 
tique,  occupant  le  second  étage  d'une  maison  de  la  Nybro- 
gatan,  et  menant  un  train  de  vie  fort  modeste  pour  sa  qualité. 
Les  jeunes  attachés  de   la   légation  de    France  parlaient   en 
souriant  de  la  patte  de  lièvre  qui  terminait  le  cordon  de  la 
sonnette  à  la  porte  de  leur  chef;  mais  M.  de  Hertefeld  assure 
que  c'était  là  pure  légende  et  mauvaise  plaisanterie  d'écerve- 
lés,  incapables  de  comprendre  la  dignité  d'une  vie  toute  stoï- 
cienne. Les  affaires  du  comte  étaient  à  ce  moment  assez  embar- 
rassées :  il  avait  montré,  dans  la  gestion  de  sa  propre  fortune, 
celte  lil)éralité,  cette  prodigalité  même  que  les  Arians  prisaient 
tant  chez  leurs  chefs  de  paix  ou  de  guerre;  il  s'était  vu  en 
conséquence   exploité  par  des   intermédiaires  indignes  de  sa 
confiance,  et  il  vivait  alors  en  garçon,  se  réduisant  courageu- 
sement au  strict  nécessaire,  afin  de  pouvoir  soutenir  de  loin  sa 
famille,  demeurée  sous  un  climat  plus  tempéré. 

Son  intérieur  conservait  un  aspect  tout  oriental,  reflet  de  ses 
plus  heureuses  années  :  le  tchibouk,  le  narghileh,  le  pilaw  y 
jouaient  un  rôle  éminent,  et  son  factotum.  Honoré  Michon, 
était  un  chrétien  de  Syrie,  qui  avait  accompagné  le  comte  en 


326  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

Europe  après  lui  avoir  d'abord  servi  de  drogman.  Enfin  de 
nombreux  animaux  domestiques  :  perruches,  perroquets,  moi- 
neaux, animaient  la  solitude  de  cet  original  logis. 

La  sculpture  et  la  littérature  trompaient  les  soucis  et  rem- 
plissaient les  loisirs  du   maître  de  la  maison.  M.  Schemann  a 
donné    (1)    une    énumération    assez   complète  de  ses  travaux 
plastiques  de  ce  temps  :  ils  se  rapportent  souvent  à  ses  préoc- 
cupations historiques   et  philosophiques.  C'est  ainsi  qu'il  exé- 
cuta successivement  un  buste  de  Walkyiie,  écho  de  ses  préoc- 
cupations odiniques;  le  bouclier  d'Amadis,  par  analogie  avec 
celui  d'Achille,  et  à  titre  d'illustration  de  son  grand  poème  sur 
ce  héros;  des  personnages  de  Dante,  inspiration  de  ses  amitiés 
italiennes  sans   doute;   un  Bouddha  même   et   un   <i  Bouddha 
s'avançant  vers  le  Nirwana!  "  Qua?itiini  mulatus !  Et  combien 
l'ascétisme  noir  devait  avoir  fait  de  progrès  dans  le  cœur  de 
l'ancien  partisan  des  brahmanes!  Son  talent  lui  obtint  aussi  la 
commande  d'un  monument  destiné  à  perpétuer  la  mémoire  de 
la  duchesse  de  Melzi,  commande  qui  lui  échut  à  la  suite  d'un 
concours  public,  où  son  projet  lut  couronné.  Mais  les  profes- 
sionnels évincés  l'auraient  ensuite  chicané  sur  l'exécution  de 
son  ébauche,  transformant  pour  lui  ce  triomphe  en  amertume. 
Il  croyait  maintenant  trouver  la  même  malveillance  de  la 
part  des  hommes  de  métier  sur  le  terrain  littéraire.  Après  avoir 
supporté  avec  une  belle  indifférence  le  peu  de  retentissement 
de  ses  œuvres  de  jeunesse,  il  devenait  agressif  vers  la  fin  de  sa 
carrière  contre  ceux  qu'il  accusait  de  lui  barrer  le  chemin  de 
la  renommée,  et  il  en  vint  à  imaginer  une  sorte  de  conspira- 
tion du  silence  ourdie  contre  sa  personne  :  tel  Schopenhauer 
reprochant  aux   "  professeurs  de  philosophie  »  d'avoir  ignoré 
d'abord  à  dessein  ses  ouvrages,  puis  dissimulé  craintivement 
la  connaissance  qu'ils  en  avaient  acquise  en  secret.  Le  comte 
assura  même  un  jour  devant  quelques  intimes  qu'un  savant  de 
son  pays  écrivit  son  livre  sur  les  langues  sémitiques  en  s'inspi- 
rant  de  l'Es^az*,  mais  en  évitant  avec  soin  d'en  nommer  l'auteur. 
Évidente  allusion  à  Renan,  mais  non  moins  évidente  illusion 

(1)  Dans  la  préface  de  sa  traduction  des  Nouvelles  asiatiques. 


CHAPITRE   III  31- 

d'inventeur !  La  vérité  est  que  Renan,  orientaliste  de  {;oût 
comme  Gobineau,  ayant  de  plus  puisé  aux  mêmes  sources 
allemandes  et  passé  sa  vie  à  réiléchir  aux  mêmes  problèmes, 
est  arrivé  parfois  à  des  conclusions  analogues.  Cette  commune 
préparation  explique  surabondamment  quelques  concordances 
d'ensemble  et  n'exclut  pas  d'ailleurs  certains  emprunts  de 
détail.  C'est  là  un  sujet  auquel  nous  reviendrons. 

Ses  admirateurs  les  plus  convaincus  avouent  que  son  entou- 
rage ne  le  prenait  guère  au  sérieux  vers  la  fin  de  sa  vie.  C'est 
que,  nous  l'avons  fait  observer  nous-méme,  autant  l'^ssaî",  cette 
œuvre  si  réilécbic  d'un  si  jeune  bomme,  autorisait  de  sérieuses 
espérances,  autant,  dans  son  âge  mûr,  le  pre'coce  penseur  avait 
lâché  cbaque  jour  davantage  la  bride  à  son  dilettantisme  fantai- 
siste. Il  eût  fallu  beaucoup  d'attention  et  une  sympathie  qu'il  ne 
trouva  qu'à  Bayreuth,  dans  les  deux  dernières  années  de  sa  vie, 
pour  discerner  les  germes  durables  et  féconds  dans  le  fatras  de 
sa  trop  vaste  production  littéraire,  a  De  vieux  amis  savaient  à 
peine  qu'il  eût  écrit,  rapporte  l'anonyme  des  Bayreuther 
Blcetter^  et  considéraient  en  tout  cas  ses  productions  comme 
des  bizarreries  d'original.  M.  de  Gobineau  voudrait  nous 
ramener  au  moyen  âge,  disait  devant  lui  un  ancien  ministre 
italien  qui  se  vit  relever  vertement  par  cette  réponse  spiri- 
tuelle. —  Oh!  pas  vous,  monsieur!  Moi,  c'est  autre  chose.  » 
Mlle  Malvida  de  Meysenbug,  qui  a  communiqué  au  docteur 
Kretzer  ses  impressions  sur  le  comte  à  Rome,  vers  1878,  ne 
lui  accorde  que  beaucoup  d'esprit  «à  la  française  «  .  Et  il  cons- 
tatait lui-même  avec  une  philosophie  un  peu  attristée  cette 
ordinaire  attitude  de  l'opinion  vis-à-vis  de  sa  personnalité.  Un 
jour  il  rencontra  dans  un  salon  ami,  après  de  longues  années 
de  séparation,  un  de  ses  anciens  collègues,  jadis  plénipoten- 
tiaire d'une  petite  cour  allemande,  et  la  maîtressse  de  maison 
demanda  à  ce  dernier  s'il  connaissait  le  gentilhomme  fran- 
çais. "  Ah  !  le  bon  Gobineau  ;  je  crois  bien,  que  je  le  connais,  » 
répondit  à  peu  près  le  visiteur.  Voilà  comme  on  méjuge,  chu- 
chota le  comte  en  souriant  à  l'oreille  de  ses  voisins. 

Malgré  le  silence  décourageant  de  la  critique  à  son  égard, 
l'activité  littéraire  de  Gobineau  était  loin  de  se  ralentir  durant 


328  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

ses  dernières  années.  Outre  les  œuvres  publiées  que  nous  ana- 
lyserons, il  mena  de  front  la  préparation  d'un  grand  nombre 
de  travaux  qu'il  ne  put  achever,  depuis  une  traduction  de  son 
cher  Koush-Nameh  et  une  étude  sur  la  politique  russe  en  Asie, 
jusqu'à  un  roman,  le  Voile  noir,  qui  devait  être  la  contre-partie 
obscure  des  lumineuses  Pléiades,  et  une  autobiographie,  cou- 
ronnement de  son  édifice  historique,  dont  la  lecture  eût  été 
bien  intéressante.  Ses  lettres  de  ce  temps,  publiées  par  M.  de 
Hertefeld,  sont  l'expression  fidèle  de  son  état  d'esprit  :  on  y  lit 
d'abord  un  sentiment  d'opposition  de  plus  en  plus  marqué 
aux  préférences  gouvernementales  de  son  pays.  Comment,  dit- 
il,  serait-on  patriote  quand  le  mot  patrie  ne  représente  plus  que 
Gambetta,  Grévy,  les  orléanistes,  les  impérialistes  et  surtout 
le  besoin  universel  de  gagner  de  l'argent?  Puis  on  y  remarque 
une  tendance  croissante  vers  cet  ascétisme  volontaire,  ce  stoï- 
cisme hautain  dont  nous  avons  signalé  les  premiers  indices 
dans  les  Souvenirs  de  voyage.  La  plupart  des  pages  de  cette 
correspondance  traitent  de  Futilité  de  la  douleur,  de  la  manière 
d'en  mettre  dignement  à  profit  pour  notre  progrès  moral  les 
sévères  leçons.  Elle  est  l'épreuve  d'élection  pour  les  nobles 
âmes,  la  pierre  de  touche  des  hommes  de  valeur.  Chez  ceux-là, 
elle  est  innée.  "  Rien  ne  crée  autant  de  bien  que  la  douleur,  n 
écrit-il  le  27  septembre  1874;  et  encore,  de  son  château  de 
Trye,  le  20  août  1878  :  «  Chacun  souffre,  a  souffert  ou  souf- 
frira jusqu'à  l'extrême  limite  de  ses  forces.  "  Il  est  bon  d'avoir 
présentes  à  la  mémoire  les  dispositions  de  sa  pensée  avant 
d'entreprendre  l'étude  de  ceux  de  ses  écrits  qui  sont  datés  de 
cette  époque  et  nous  prépareraient,  sans  une  telle  précaution, 
des  surprises  plus  grandes  encore  que  celles  dont  il  nous  a  faits 
coutumiers. 

Les  Pléiades  ouvrent  brillamment  la  série  dernière  dont 
nous  entamons  l'examen,  car  ce  roman  (édité  à  la  fois  à 
Stockholm  et  à  Paris  en  1874)  renferme  des  morceaux  de  pre- 
mier ordre,  il  demeure  inégal  et  incomplet  sans  aucun  doute, 
Gobineau  n'étant  pas  l'homme  des  besognes  achevées,  ni  des 
ouvrages  fouillés  dans  leurs  détails,   mais  plutôt  le  prophète 


CHAIMTRi:    III  32!) 

aux  inspirations  irrésistibles,  le  voyant  des  nuits  d'orage,  illu- 
minées d'intermittents  éclairs.  Toutefois,  proclamons  qu'il  n'a 
jamais  atteint  autre  part  à  la  finesse  d'observation,  à  la  vérité 
d'anaivse  dont  il  fait  montre  en  maint  passarje  de  ce  livre 
bizarre,  qu'on  nommerait  à  bon  droit  un  tiers  de  chef  d'oeuvre. 
Et  d'abord,  une  philosophie  renouvelée,  une  interprétation 
inattendue  de  l'aryanisme  se  fait  jour  dans  les  premières  pages 
du  volume,  qui  ont  surtout  pour  objet  d'en  éclaircir  le  titre 
mvstéricux.  Cet  aryanisme,  qui  pourrait  être  nommé  individuel 
et  intellectuel,  ne  réclame  plus  de  ses  élus  nul  diplôme  généa- 
logique, nulle  attestation  bien  en  règle  d'origine  aristocratique, 
mais  seulement  des  titres  spirituels  et  moraux  qui  leur  soient 
personnels.  Eclairé  sans  doute  par  la  mise  au  point  de  son 
Ottar-Jarl,  qu'il  s'occupait  de  rédiger  vers  cette  époque,  Golji- 
neau  renonce  à  chercher  les  supériorités  contemporaines  ou 
futures  dans  la  descendance  authentique  et  sans  mélan^^^e  des 
Arians.  Les  croisements  ethniques  ont  été  décidément  trop 
étendus  pour  permettre  encore  une  semblable  exigence.  Seu- 
lement, par  un  dernier  témoignage  de  pitié  que  la  Providence 
accorde  au  genre  humain  fourvoyé,  par  un  miracle  inexpliqué 
d'atavisme,  les  grandeurs  ancestrales  reparaissent  quelquefois 
en  de  certaines  natures  privilégiées,  qu'on  pourra  dès  lors  ren- 
contrer aussi  bien  au  dernier  degré  de  l'échelle  sociale  que 
vers  son  faîte,  envahi  désormais  par  une  impure  cohue  de 
vilains.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  répudier  pour  ces 
héros  toute  prétention  nobiliaire,  ou  de  renoncer  à  établir  de 
son  mieux  sur  des  titres  précis  leur  descendance  divine;  et 
nous  verrons  en  effet  les  adeptes  de  cette  foi,  à  commencer 
par  son  inventeur,  ne  se  refuser  nulle  complaisance  généalo- 
gique pour  leur  compte.  L'on  sait  que  les  romantiques 
aimaient  déjà  à  faire  de  leurs  héros  des  bâtards  de  grands  sei- 
gneurs. Mais  il  est  permis  désormais  de  se  montrer  plus  cou- 
lant qu'un  d'Hozier  sur  la  qualité  des  preuves,  et  d'attribuer 
volontiers  à  autrui  comme  à  soi-même  une  illustration  d'ori- 
gine qui  sera  suffisamment  démontrée  a  priori  par  le  carac- 
tère éminent  du  rejeton.  C'est  ainsi  que  Richard  Wagner 
pourra  bientôt  prendre  place  sans  trop  de  peine  au  panthéon 


330  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

de  l'aryanisme  intellectuel,  en  dépit  de    son   humble  extrac- 
tion (1). 

Le  début  des  Pléiades  nous  présente  trois  voyageurs  de  dis- 
tinction, l'un  Anglais,  le  second  Français,  le  troisième  Alle- 
mand, attablés  coude  à  coude  devant  le  panorama  du  lac 
Majeur,  et  mettant  en  commun  les  conclusions  philosophiques 
que  leur  inspira  le  spectacle  de  la  vie.  L'Anglais,  à  qui  sa 
nationalité  permet  évidemment  de  faire  montre  d'une  bizar- 
rerie toute  insulaire,  inaugure  ses  confidences  par  ces  mots 
énipmatiques  :  «  Nous  sommes  trois  calenders,  fils  de  roi...  » 
et  justifie  bientôt  en  ces  termes  l'exorde  inattendu  que  lui  ont 
fourni  les  Mille  et  ime  nuits. 

«  Quand  le  conteur  arabe,  prêtant  la  parole  à  son  héros, 
débute  dans  ses  récits  par  lui  faire  prononcer  ces  mots  sacra- 
mentels :  Je  suis  fils  de  roi...,  il  ne  se  trouve  pas  une  seule  fois 
sur  plus  de  cent  où  le  personnage  ainsi  présenté  soit  autre 
chose,  quant  à  son  aspect  intérieur,  qu'un  pauvre  diable  fort 
maltraité  de  la  fortune.  »  C'est  en  effet  d'ordinaire  un  dervi- 
che en  guenilles,  un  naufragé  mourant  de  faim,  un  estropié 
réduit  à  vivre  de  la  charité  publique,  mais  jamais,  en  tout  cas, 
soit  que  l'affaire  tourne  bien,  soit  qu'elle  se  termine  mal,  il 
n'est  davantage  question  de  la  Majesté  inconnue  à  laquelle  le 
personnage  prétendit  devoir  la  naissance.  Pourquoi  donc  le 
conteur  sémitique  fait-il  ainsi  de  son  porte-parole  un  prince 
voyageant  incognito?  C'est  parce  qu'en  prononçant  cette 
parole  magique  :  »  Je  suis  fils  de  roi,  »  le  calender  établit  du 
premier  mot,  et  sans  avoir  besoin  de  détailler  sa  pensée,  qu'il 
est  doué  de  qualités  particulières,  précieuses,  en  vertu  des- 
quelles il  s'élève  naturellement  au-dessus  du  vulgaire.  "  Je  suis 
fils  de  roi...  ne  veut  donc  nullement  dire  :  mon  père  n'est  pas 

(1)  Dans  la  «c  Renaissance  »  île  Gobineau,  dont  nous  parlerons  bientôt,  il 
fait  pourtant  tenir  un  langafje  plus  strictement  aristocratique  à  son  Michel- 
Ange,  en  qui  les  disciples  de  Wagner  aimaient  à  reconnaître  un  portrait 
accompli  de  leur  maître,  u  As-tu  jamais  remarqué,  dit  Buonarotti  à  son  ami 
Granacci,  qu'un  homme  sorti  de  rien  soit  devenu  un  bon  artiste?...  Si  ma  famille 
n'était  pas  issue  des  comtes  de  Canossa,  je  ne  serais  pas  ce  que  je  suis,  et  je 
voudrais  qu'il  fût  interdit  sous  peine  de  mort  à  ces  parvenus  d'oser  jamais 
placer  un  doigt  sur  un  ciseau  ou  sur  un  crayon.  «  (P.  243.) 


CHAPITRE    TU  331 

négociant,  militaire,  écrivain,  artiste,  banquier,  chaudronnier, 
ou  chef  de  gare.  Qu'est-ce  qui  lui  demande  des  nouvelles  de 
son  père,  dont  nul  ne  se  soucie  dans  l'auditoire,  intéressé  uni- 
quement parce  qu'il  est  lui-même?  Cela  signifie  :  Je  suis  d'un 
tempérament  hardi  et  généreux,  étranger  aux  suggestions  ordi- 
naires des  naturels  communs.  Mes  goûts  ne  sont  pas  ceu.x  de 
la  mode  :  je  sens  par  moi-même  et  n'aime  ni  ne  hais  d'après 
les  indications  du  journal.  L'indépendance  de  mon  esprit,  la 
liberté  la  plus  absolue  dans  mes  opinions,  sont  des  privilèges 
inébranla])les  de  ma  noble  origine;  le  ciel  me  les  a  conférés 
dans  mon  berceau,  à  la  façon  dont  les  Fils  de  France  rece- 
vaient le  cordon  bleu  du  Saint-Esprit... 

a  D'où  me  viennent  tant  de  distinctions  si  fortes,  si  mar- 
quées, qui  me  mettent  tellement  à  part  de  l'entourage,  que 
cet  entourage  assurément  me  sent  étranger  à  lui  et  ne  m'en 
porte  qu'une  bienveillance  des  plus  médiocres?  Évidemment, 
de  ce  que  je  suis  Pds  de  roi,  puisque  la  qualité  royale  a  surtout 
cet  effet  de  placer  celui  qui  la  possède  et  en  dehors  et  au- 
dessus  du  gros  des  subordonnés,  des  sujets,  des  esclaves.  » 

Ici,  l'interlocuteur  allemand  vient  appuver  les  vues  du  pre- 
mier orateur  et  préciser  en  ces  termes  les  conditions  phvsio- 
loglqucs  qui  font  les  fils  de  roi  :  «  Celui  qui  a  trouvé  les  qua- 
lités que  vous  avez  dites  pendues  à  son  cou  dès  le  jour  de  sa 
naissance,  celui-là,  incontestablement,  par  un  lignage  quel- 
conque^ a  reçu  du  sang  infusé  dans  ses  veines  les  vertus  supé- 
rieures, les  mérites  sacrés  que  l'on  voit  exister  en  lui...  Quel 
lait  de  nourrice  les  lui  eût  donnés?  Existe-t-il  des  nourrices  si 
sublimes?  Non,  c'est  qu'il  sort  d'une  combinaison  mvstérieuse 
et  native  :  c'est  une  réunion  complète  en  sa  personne  des  élé- 
ments nobles,  divijis,  si  vous  voulez,  que  des  aïeux  anciens  possé- 
daient en  toute  plénitude,  et  que  les  mélanges  des  générations 
suivantes  avec  d'indignes  alliances  avaient  pour  un  temps 
déguisés,  voilés,  affaiblis,  atténués,  dissiniulés,  fait  dispa- 
raître, mais  qui,  jamais  morts,  reparaissent  soudain  dans  le 
fds  de  roi  dont  nous  parlons.  » 

Soit,  mais  c'est  pourtant  là  de  l'aryanisme  à  bon  marché, 
songera  tout  lecteur   attentif   de  VEssai,  et  Bouddha   mérita 


332  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

bien,  à  titre  d'ex-voto,  une  statue  modelée  par  ce  converti  de 
la  dernière  heure,  qui  vient  à  son  tour  tenir  des  discours  d'ar- 
tiste, sinon  de  moraliste,  «  être  aussitôt  tenu  pour  dieu,  et 
quitte  du  reste  (1).  » 

Le  vovageur  français  ne  manque  pas  de  placer  son  mot  dans 
cet  intéressant  dialogue  :  «  Ainsi,  à  votre  gré,  et  pour  préciser 
les  choses,  il  v  aurait  aujourd'hui  de  par  le  monde  un  certain 
nombre  de  personnes,  hommes,  femmes,  enfants,  de  toutes 
nations  possibles,  dans  l'individualité  desquelles  les  atomes  les 
plus  précieux  de  leurs  plus  précieux  ancêtres  auraient  réussi 
à  se  réunir  (2)  en  expulsant  ce  que  des  intrusions  fâcheuses  v 
auraient  apporté  de  mélanges  stupéfiants  ou  énervants,  pen- 
dant des  séries  plus  ou  moins  longues  de  générations  précé- 
dentes; et  il  en  résulterait  qu'en  fait  ces  gens-là,  dans  quelque 
situation  sociale  que  le  ciel  les  ait  fait  naître,  seraient  les  vro's 
fils  survivants  des  hommes  de  Rollon,  et  voire  des  Amâles  et 
des  Mérowings  ?  » 

Évidemment,  répond  l'Anglais  :  bien  des  siècles  ont  passé 
depuis  que  les  esclaves  et  fils  d'esclaves  relevant  la  tête,  la 
société  moderne  a  «  commencé  son  sabbat  " .  Pourtant,  les 
(I  braves  gens  "  ne  sont  pas  tous  morts,  beaucoup  ont  vécu  tant 
bien  que  mal.  "  Quelques-uns  se  sont  rattrapés  lentement, 
lentement,  aux  anfractuosités  du  roc,  aux  touffes  d'herbes, 
aux  branches  des  buissons  (3).  »  Ils  sont  enfin  revenus  à  la  sur- 
face du  sol,  souillés,  meurtris,  gardant  parfois  quelques  stig- 
mates de  leur  boueux  séjour,  car  c'est  précisément  pour 
symboliser  celte  imperfection  persistante  que  les  trois  calcn- 
ders,  fils  de  roi,  sont  borgnes  de  l'œil  droit.  Il  est  même  permis 
d'évaluer  à  peu  près  le  nombre  de  ces  aristocrates  du  carac- 
tère, dont  on  compterait  en  Europe  trois  mille,  ou  trois  mille 
cinq    cents.    Singulière    hardiesse   de    statistique!    c'est    une 


(1)  E^sai,  t.  I,  p.  440. 

(2)  Est-ce  l'éternel  retour  qui  serait  pressenti  dans  ces  considérations  par 
quelques  côtés  si  nietzschéennes? 

(3}  On  verra  que  ces  lignes  résument  certainement  les  conclusions  auxquelles 
le  comte  fut  amené  vers  ce  temps  par  l'étude  de  sa  propre  famille  présentée  au 
public  dans  VHi'^toire  d'OUar. 


CHAPITRE    III  333 

expression  courante  dans  la  littérature  socialiste  que  de  dési- 
gner la  bourgeoisie  par  cette  épilhète  :  les  dix  mille  d'en  haut, 
parce  qu'elle  a  l'avantage  de  donner  aux  compagnons  l'assu- 
rance de  former  une  majorité  écrasante  dans  l'État.  On  voit 
que  l'aryanisme  des  Pléiades  est  aussi  précis  et  plus  exclusif 
encore,  dans  sa  conception  aristocratique,  au  point  de  ne 
reconnaître  dans  le  vieux  monde  qu'un  nombre  si  restreint  de 
«cerveaux  bien  faits  et  de  cœurs  bien  battants  "  .  Ajoutons  que 
le  voyageur  allemand  du  lac  Majeur  considère  même  cette 
évaluation  comme  "  fort  exagérée  " . 

Pour  le  surplus  du  genre  humain,  voici  ce  qu'en  font  les 
trois  philosophes  improvisés.  L'ensemble  de  leurs  contempo- 
rains leur  apparaît  comme  a  une  barbarie  sauvage,  louche, 
maussade,  hargneuse,  laide,  qui  tuera  tout  et  ne  créera  rien  u  . 
Dans  ses  rangs,  on  distingue  les  "  Drôles  " ,  qui  conduisent  le 
tout,  et  pour  qui  l'auteur  du  roman,  en  cela  précurseur  encore 
de  certain  aryanisme  contemporain,  montre  une  visible  com- 
plaisance. Ceux-là  ont  leur  utilité,  car  ils  préparent  au  monde 
moderne  le  sort  dont  il  est  digne;  et,  sans  assurer  qu'ils  soient 
le  sel  de  la  terre,  on  peut  prétendre  qu  ils  en  sont  du  moins  la 
«  saumure  »  .  Derrière  eux  viennent  les  «  Imbéciles  » ,  prêts  à 
faciliter,  sans  y  rien  comprendre,  la  tâche  des  démolisseurs 
conscients;  ils  s  occupent  des  détails,  «  portent  les  clefs, 
ouvrent  les  portes,  inventent  les  phrases,  pleurent  de  s'être 
trompés,  assurent  qu'ils  n'auraient  jamais  cru.  m  Et  la  suite  du 
roman  nous  en  offrira  un  vivant  exemplaire.  Enfin,  au-dessous 
de  ses  aimables  personnages,  déchaînés  par  les  seconds, 
exploités  par  les  premiers,  grouillent  les  "  Brutes  » ,  la  foule, 
la  grande  masse  populaire,  ruée  en  troupeaux  éperdus  vers 
des  destins  ignorés. 

Pour  résumer  ces  vues  sur  le  temps  présent,  nous  dirons 
que  les  «  fils  de  roi  »  sont  comparables  à  des  astres,  seuls 
étincelants  et  radieux  dans  un  ciel  abondamment  peuplé  d'êtres 
malfaisants  et  obscurs;  bolides  éteints  «  qui  sillonnent  le  si- 
lence et  vont  porter  dans  quelque  recoin  des  abîmes  incon- 
nus un  reste  de  matière,  un  soufHe  impur  de  soufre  et  de  gaz 
délétères  »  ;  animalcules  propagateurs  de  la  peste  et  du  typhus, 


334  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

nuages  de  sauterelles,  meurtriers  des  moissons.  Au  sein  de  ce 
chaos  innoraé,  les  trois  mille  élus  de  la  naissance  se  groupent 
en  «  Pléiades  "  lumineuses  et  sereines,  se  cherchent  et  se 
joignent  par  des  attractions  puissantes,  par  quelques  nouvelles 
affinités  électives,  et  sont  seules  dignes  d'occuper  une  âme 
pensante.  Tel  est  le  préambule  du  récit. 

Il  faut  reconnaître  qu'on  trouverait  difficilement  une  transi- 
tion satisfaisante  entre  ce  dialogue  philosophique  et  l'action 
du  roman  proprement  dit,  si  ce  n'est  qu'un  grand  noml)re  de 
couples  v  nouent  et  dénouent  tour  à  tour  sous  nos  yeux  leurs 
liaisons  sentimentales.  Toutefois  une  préoccupation  apparaît 
très  évidente  dans  les  complexités  de  l'intrigue.  C'est  celle  de 
nous  fournir  tous  les  éléments  d'une  psychologie  comparée  des 
trois  grands  peuples  de  l'Europe  occidentale,  dont  les  repré- 
sentants de  choix  seront  ici  les  interprètes  de  la  pensée  de 
Gobineau  renouvelée  après  1870.  Aussi,  pour  donner  quelque 
aperçu  de  ce  piquant  tableau  de  mœurs  et  pour  en  tirer  quelque 
enseignement,  sera-t-il  convenable  de  ranger  d'abord  par 
nationabtés  les  nombreux  personnages  du  récit,  puis  de  con- 
templer un  instant  leur  visage  à  la  lueur  capricieuse  du  fanal 
tantôt  éblouissant,  tantôt  fumeux,  que  tient  en  main  leur 
créateur. 

Voici  la  France  d'abord,  et  nous  soupçonnons  a  priori  que 
son  enfant  lui  sera  maintenant  sévère.  Elle  est  le  plus  souvent 
représentée  par  le  sémillant  Louis  de  Laudon,  l'un  des  trois 
calenders  du  dialogue  initial,  dont  l'entrée  en  scène  est  bien 
ironiquement  spirituelle.  «  Vous  avez  l'un  et  l'autre,  dit-il  à 
ses  compagnons,  un  grand  malheur  :  vous  êtes  étrangers.  » 
Étrangers  à  quoi?  interrompt  l'Anglais.  «  Dans  tous  les  pays 
du  monde,  quand  on  n'est  pas  Français,  on  est  étranger,  » 
continue  Laudon  sans  se  troubler.  Voilà  qui  est  plaisant,  mais 
l'on  pourrait  objecter  à  Gobineau  qu'il  lui  sied  mal  de  railler 
un  pareil  trait  de  caractère;  les  Anglais  le  possèdent  sans  lui 
donner  cette  expression  risible;  en  soi,  il  est  l'indice  de  la 
force  et  fit  jadis  la  grandeur  de  la  France.  Un  observateur  tel  que 
Nietzsche  ne  s'y  est  pas  trompé,  quand  il  a  proclamé  aristo- 
cratique dans  le  vrai  sens  du  mot  le  dédain  tranquille  des  cul- 


CHAPITRE    III  33.-. 

tures  ctran^jères.  Seulement,  Laudon  iraji[jliquc  cette  vanité 
nationale  qu  à  des  avantages  mièvres  et  tenus.  Etre  étranger 
en  ce  sens,  poursuit-il  en  effet,  «  cela  rend  inapte  à  posséder 
jamais  une  foule  de  délicatesses,  de  perfections  petites,  mais 
charmantes,  de  raffinements  particuliers  auxquels  l'esprit  fran- 
çais seul  peut  prétendre.  "  Quant  à  lui,  il  serait  désolé  de 
manquer  de  distinction,  de  tact,  d'à-propos,  de  mesure  et, 
dans  l'acception  la  plus  élevée  de  ce  mot,  de  ce  que  nous 
appelons  le  bon  sens.  Nous  verrons  que  le  bon  sens,  entendu 
à  la  française,  est  d'ordinaire  la  béte  noire  de  l'aryanisme  : 
Gobineau  ne  manque  pas  de  condamner  en  termes  excellents 
d'ailleurs  cette  bourgeoise  qualité.  Quand  son  ami  anglais 
exprimait  une  idée  (l),  «  rarement  Louis  en  apercevait  la  source 
et  en  voyait  la  portée;  généralement  cette  idée  lui  paraissait 
plus  étrange  que  juste;  car  ce  qu'il  appelait  justesse  devait  né- 
cessairement être  court,  commencer  dans  le  connu  et  finir  dans 
le  banal.  Cette  stérilité,  que  les  Français  décorent  du  nom  de 
précision,  indignait  Wilfrid,  mais  ne  le  rendait  pas  aveugle 
pour  le  fonds  de  droiture  et  de  lovauté  qu  une  triste  éducation 
et  une  fausse  pratique  de  la  vie  n'avaient  pas  entamé  chez 
son  compagnon  de  route.  »  Laudon  est  d'autant  plus  récalci- 
trant aux  aperçus  nouveaux,  qu'il  craint  sur  toutes  choses  de 
passer  pour  dupe,  et  qu  il  a  la  résolution  bien  arrêtée  de  faire 
l'impossible  pour  éviter  un  pareil  malheur.  Le  baccalauréat  et 
le  club  des  «  Moutards  •>  furent  les  deux  objectifs  de  son  ado- 
lescence. A  ce  dernier  cercle,  il  est  devenu  "  quelqu'un  »  ;  son 
opinion  v  a  du  poids,  et  un  cheval  dont  il  parle  mal  n'est  pas 
coté  haut  dans  les  paris.  C'est  un  homme  d'honneur,  un  cœur 
de  substance  légère,  facile  à  fêler,  aussi  facile  à  raccommoder. 
Perspicace  pour  les  petites  choses,  myope  pour  les  grandes,  il 
est  surtout  curieux,  curieux  à  l'excès  des  affaires  des  autres,  et 
l'intérêt  vrai,  réel,  sympathique,  qu'il  y  prend  le  dédommage 
du  peu  de  sérieux  de  ses  propres  affaires.  Car,  de  sa  personne, 
il  n'a  rien  fait,  et  il  ne  lui  est  jamais  rien  arrivé  depuis  qu'il  est 
au  monde.  Bien  plus,  il  n'avait  jamais  quitté  la  France  avant 

(1)  P.  147. 


33(i  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

le  voyage  où  nous  le  surprenons.  A  quoi  bon  s'éloigner  de 
Paris?  Cette  ville  ne  contient-elle  pas  l'univers.  Toutes  ces 
touches  spirituelles  forment,  en  résumé,  la  silhouette  d'un 
Camors  édulcoré,  beaucoup  moins  intelligent  et  moins  dange- 
reux, par  conséquent,  que  son  prototype;  un  Français,  sans 
aucun  doute,  mais  seulement  l'exemplaire  d'une  coterie,  et 
combien  éloigné  d'être  le  Français! 

Quant  à  ses  tendances  amoureuses,  y  reconnaisse  qui  pourra 
la  manière  gauloise  !  Laudon  nourrit  un  sentiment  d'un  ordre 
bien  particulier  pour  la  femme  d'un  de  ses  amis,  Henri   de 
(Jennevilliers.  Il  est  épris  de  Lucie,  mais,  comme  il  serait  très 
fâché  qu'elle  le  fût  de  lui,  il  évite  avec  le  plus  grand  soin  de 
la  voir  en  tête  à  tète.  Pourvu  qu'il  aime  avec  un  certain  degré 
de  retour  et  surtout  rien  d'exagéré,  rien  de  faux,  rien  d'hypo- 
crite dans  ce  qu'on  lui  rend,  dans  ce  qu'on  lui  offre,  dans  ce 
qu'on  lui  donne,  il  n'a  nulle  disposition  à  demander  des  extra- 
vagances, n'étant  pas   lui-même  propre  à  en  faire.  Je  serais, 
dit-il,  au  désespoir  de  me  créer  des  torts  envers  Gennevilliers. 
Il  Lucie  en  mourrait,  ou  si  elle  n'en  mourait  pas,  je  le  paierais 
un  tel  prix  que  je  ne  veux  pas  l'v  mettre...  Encore  une  fois,  ce 
n'est  pas  de  l'héroïsme,  je  le  sais.  Mais  pourquoi  irais-je  m'ac- 
caljler  de  travaux    que   ni  les   l)esoins   de    mon   cœur,  ni  les 
volontés  d'aucun  Eurysthée  ne  m'imposent?...  La  sincérité  per- 
sonnelle est  une  vertu  plus  rare  que  l'intempérance  amoureuse, 
et  plus  virile,  et  plus  mâle  assurément,  et  celle-là,  je  me  rends 
cette  justice,  je  la  possède.  »    Devant  cette  description,   son 
ami  anglais  lui  fait  observer  avec  pleine  raison  que  ce  qu'il 
nomme  amour,  par  fatuité  sans  doute,  est  tout  simplement  de 
l'amitié.  Mais  un  pareil  trait  serait-il  donc  chez  nous  national? 
Non,  toute  cette  psychologie  nous  paraît  encore  du  Feuillet 
subtilisé,  l'essence  dune  quintessence,  et  la  vérité  en  doit  être 
singulièrement  limitée  dans  le  temps  comme  dans  l'espace. 
Ajoutons  que,  malgré  ses  débuts  ridicules,  ce   Laudon  a  de 
l'étoffe,  car  la  fin  du   roman  le   montrera  transformé,  fortifié, 
virilisé  par  la  fréquentation  de  ses  amis  étrangers,  et  en  bonne 
voie  pour  prendre  place  à  juste  titre   parmi  les  constellations 
des  Pléiades. 


CHAPITRE    in  337 

Oennevilliers,  le   mari  de  Lucie,   si  peu   menacé  dans  son 
honneur  par  la  douMe  flamme  qui  hrûle  discrètement  à  ses 
côtés,  offre  une  amusante  caricature  d'économiste  mondain;  il 
pourrait  compter  parmi  les  «  Imbéciles»  que  les  fils  de  rois  stig- 
matisaient tout  à  Theure;  c'est  un  doctrinaire  bavard,  un  pédant 
de  libéralisme,  di^ne  précurseur  des  personnages  du  Monde 
où  Von  s'ennuie.  Les  réformes  sociales,  qu'il  avait  sans  cesse 
à  la  bouche,  dit  son  créateur,  «  il  y  tendait  :  c'est  encore  un  mot 
moderne  pour  exprimer  qu'on  veut  une  chose,  sans  la  vouloir, 
parce  qu'elle   est  impossible.  »    Et  tout  son  édifice  bénévole 
d'améliorations  administratives  «reposait  sur  un  fond  de  sable, 
composé  d'une  grande  douceur  d'âme,  d'une  honnêteté  timide, 
du  cuite  pieux  de  la    phrase,   de    beaucoup  de  faiblesse,   de 
quelques  doutes  mal  enterrés  sous  une  couche  de  dogmatisme 
tranchant  »  .  Au  bras  de  ce  sot,  qu'on  ne  peut  même  pas  dire 
moflensif,  Lucie  est  chargée  d'incarner  la  femme  française,  et 
s'en  acquitte   assez  piètrement,  selon  la  volonté  bien  arrêtée 
de  son  créateur  (l).  Jolie,  délicate,  sincère,  candide,  elle  est 
aussi  très  élégante,  avec  un  ordre  merveilleux  dans  la  conduite 
de  sa  maison;  ses  enfants,  doux,  paisibles,  bien  élevés,  n'ont 
jamais  besoin  d'être  grondés;  et  ces  résultats  ne  seraient  pas  à 
dédaigner  vraiment,  malgré  les  intentions  perfides  du  portrai- 
tiste; mais  Mme  de  Gennevilliers  est  en  même  temps  superfi- 
cielle, futile  et  sans  âme.  Sa  lettre  à  Laudon  (2)  est  un  modèle 
de  la  convention  mondaine  dans  toute  sa  maigreur.  Elle  paraît 
d'ailleurs  répondre  aux  intentions  de  son  platonique  adorateur 
en  l'aimant  moins  encore   qu'il  ne  l'aime  :  et  voici  une  bien 
fine  indiscrétion  sur  la  nuance  de  son  sentiment  vis-à-vis  de 
Louis.  Dans  le   fond  de  son  cœur  «  s'amusait  d'une   manière 
innocemment  ironique,  ou  mieux  ironiquement  innocente,  un 
tout  petit  instinct,  dont  les  traits,  comme  ceux  d'un  bébé  char- 

(1)  Nous  entrevoyons  aus.si  Mlle  de  Blanclieforl,  qui  n'apparaît  un  instant 
que  pour  être  ainsi  accoutrée  :  «  une  bonne  petite  personne,  peu  jolie,  peu 
spirituelle,  bien  née,  riche,  sachant  lire,  écrire,  compter,  ayant  appris  par 
cœur  une  Histoire  sainte  arran{jée,  une  Histoire  de  France  composée,  quelques 
extraits  chcàtiés  de  littérature,  etc. 

(2;  P.  170. 

22 


338  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

mant,  n'étaient  pas  nettement  formés.  Ce  petit  instinct,  gra- 
cieux, un  peu  cruel,  mais  si  jeune,  si  faible  en  vérité,  ne  méri- 
tait pour  ces  raisons  aucune  réprimande.  Puisqu'il  faut  s'expli- 
quer, Lucie  souriait  en  elle-même  de  ce  qu'Henri  (son  époux) 
ne  s'apercevait  pas  de  l'amour  qu'elle  inspirait.  Lucie  jouissait 
surtout  de  cette  imperceptible  perfidie  quand  elle  entendait  son 
mari  ordonner  à  l'avance  ce  que  ferait  ou  ne  ferait  pas  Laudon 
d'après  ses  sages  avis.  "  Si  je  le  veux,  »  murmurait-elle  bien 
bas. 

Voilà  (iobineau  devenu  l'émule  de  Marivaux,  et  non  sans 
succès,  n'cst-il  pas  vrai?  N'importe,  à  la  fin  du  volume,  Laudon 
converti  verra  Mme  de  Gennevilliers  telle  que  les  lecteurs  des 
Pléiades  n'ont  pas  attendu  si  longtemps  pour  la  voir  :  froide, 
composée,  despotique.  Quelle  poupée,  quelle  créature  impé- 
rieuse et  maussade!  s'écriera-t-il,  dépassant  les  bornes  de  la 
justice  dans  son  désenchantement,  comme  dans  sa  complai- 
sance. Mais  Lucie  n'est  pas  plus  l'incarnation  de  la  femme 
française  que  son  amoureux  n'est  le  représentant  du  sexe  fort 
en  sa  patrie;  c'est  un  exemplaire  finement  étudié  d'un  état 
d'âme  aussi  vraisemblable,  en  tout  pays,  qu'il  est  heureuse- 
ment exceptionnel. 

Il  est  temps  de  quitter  ces  marionnettes  aux  gestes  convenus 
pour  leur  opposer  le  groupe  triomphant  et  privilégié  des  Anglo- 
Saxons  du  roman.  En  tête  s'avance  Wilfrid  Nore,  tout  à  l'heure 
le  principal  théoricien  des  rives  du  lac  Majeur.    Petit-fils  de 
lord,  il  a  vu  le  jour  en  Orient,  par  suite  des  hasards  de  la 
carrière  paternelle,  mais  surtout  pour  faire  un  effet  de  style 
en  débutant  dans   le    récit  de  ses  aventures  'par  les   paroles 
mêmes  des  calenders  qu'il  évoqua.  «  Je  suis  né  à  Bagdad...  » 
car  cette  origine  exotique  ne  joue  pas  un  grand  rôle  dans  la 
suite  de  son  existence.  Après  Norton,  le  brillant  capitaine  de 
la  merde  l'Archipel,  Nore  est  évidemment  le  héros  de  prédi- 
lection du  romancier  des  Pléiades^  le  fils  en  qui  son  père  litté- 
raire a  placé  toutes  ses    complaisances.    Ce  véritable    enfant 
d'Albion  s'est  pénétré  dès  son  enfance  de  la  conviction  iné- 
branlable que  la  Grande-Bretagne  est  supérieure  à  toutes  les 


CHAPITRE    III  :{39 

nations  du  monde;  mais,  élevé  loin  de  la  métropole,  il  a  rêvé 
d'une  Angleterre  féodale,  qu'il  bâtissait  de  toutes  pièces  à  la 
lecture  de  sir  Walter  Scott.  Plus  tard,  le  spectacle  de  sa  patrie 
l'a  singulièrement  désabusé,  parce  que  sans  doute  il  n'avait 
pas  lu  ÏEssai  sur  rinégalité  des  races  et  n'était  nullement  pré- 
paré à  contempler  «  les  décrépitudes  dont  il  découvrit  au  bout 
de  peu  de  temps  les  traces  répugnantes  » .  Sans  qu'il  y  vît  bien 
clairement  les  progrès  du  sang  noir  romain,  ou  du  sang  jaune 
celtique,  l'aspect  des  choses  dans  sa  patrie  le  repoussa  et  le 
décida  à  la  vie  de  voyages  quil  mène  tout  le  long  du  récit. 
Mais  devenu  méfiant  après  cette  première  méprise,  Nore  donne 
parfois  dans  le  paradoxe,  et  rectifiera  les  idées  de  Laudon  sur 
l'Angleterre  en  lui  affirmant  qu'à  l'inverse  de  ce  qu'on  ima- 
Ijine  en  France  les  Anglais  sont  extrêmement  passionnés  dans 
leurs  sentiments  intimes,  prompts  à  l'insurrection  sur  le  ter- 
rain politique,  artistes  et  amis  du  beau  par-dessus  toutes 
choses,  enfin  fort  peu  faits  pour  la  vie  de  famille.  II  y  a  du 
reste  bien  de  la  vérité  finement  observée  en  tout  cela,  et  Gobi- 
neau, agité  de  pressentiments  impérialistes,  se  refusait,  non 
sans  raison,  à  reconnaître  ses  Arians  d'outre-iVIanche  dans  les 
images  à  l'eau  de  rose  qu'en  fournissaient  les  Gennevilliers 
anglonianes  de  son  temps. 

C'est,  comme  il  convient,  la  volonté  raisonnée  et  l'énergie 
ariane  qui  fournissent  le  trait  dominant  du  caractère  de  Nore. 
«  vSurtout  il  se  dominait;  une  force  supérieure  à  tout,  sa  raison, 
subissait  sans  doute  les  poussées  du  combat,  mais  y  résistait 
fortement  et  poursuivait  sa  route.  »  La  franchise  n'est  pas  en 
lui  moins  vigoureuse,  car  on  le  voit,  vers  la  fin  du  roman, 
imposer  à  une  fiancée,  pour  laquelle  il  devrait  professer  une 
reconnaissance  infinie,  l'épreuve  de  la  faire  confidente  d'un 
entraînement  passager  de  sa  sensualité,  où  l'infortunée  croit 
voir  sombrer  à  jamais  son  bonheur.  Tout  s'arrange  en  fin  de 
compte,  et  Wilfrid  revient  à  des  sentiments  meilleurs,  purifié 
par  son  passage  à  travers  la  fournaise  de  la  passion.  Mais  un 
lecteur  français  ne  pourra  s'empêcher  de  le  trouver  cruelle- 
ment impassible,  tandis  que  son  excessive  sincérité  laisse  de 
sang-froid  son  amie  dans  le  doute  sur  l'avenir  de  toute  leur 


;^40  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

commune  exislence.  Quelques  légers  ménagements,  une  dis- 
crétion au  moins  provisoire,  n'auraient  pas  nul  dans  cette  cir- 
constance à  sa  réputation  de  gentleman.  A  côté  de  Nore, 
Goi)ineau  s'est  encore  complu  à  idéaliser  le  beau-père  de  son 
héros,  le  prédicant  anglais  Coxe,  missionnaire  aux  colonies, 
dans  lequel,  en  une  autre  disposition  d'esprit,  il  n'aurait  vu 
vraisemblablement  qu'un  paresseux  distributeur  de  Bibles, 
vivant  de  la  folle  manie  de  prosélytisme  germée  dans  le  cer- 
veau étroit  de  quelques  vieilles  fdles  britanniques. 

Si  nous  venons  au  personnel  féminin  parmi  les  enfants  de  la 
Grande-Bretagne,  nous  rencontrerons  en  passant  lady  Gwen- 
doline  Nore,  aj)parue  à  l'horizon  du  roman  pour  incarner  la 
jeune  fdle  sportive,  aux  allures  garçonnières  et  dégagées,  qui 
sera  l'égale  de  son  mari  dans  le  ménage  et  y  semblera  du 
même  sexe  que  lui.  Mais,  surtout,  nous  admirerons  la  véritable 
héroïne  du  livre,  Harriet  Coxe,  fille  du  distributeur  de  Bibles 
ruiné,  et  qui,  plus  âgée  que  Nore,  lui  inspire  pourtant  dès  leur 
première  rencontre  un  amour  ineffaçable,  llemplie  du  senti- 
ment de  son  infériorité  sociale  vis-à-vis  du  jeune  aristocrate, 
elle  a  l'héroïsme  de  refuser  son  engagement,  de  le  tenir  long- 
temps dans  l'erreur  sur  ses  dispositions  personnelles  et  de  ne 
céder  aux  instances  de  Wilfrid  que  poussée  dans  ses  derniers 
retranchements.  Au  prix  de  quelles  tortures  morales  elle 
réalise  ce  prodige  de  vertu,  nous  allons  nous  en  rendre  compte 
en  contemplant  dans  sa  personne  l'exemplaire  le  plus  achevé 
de  l'ascétisme  anglo-saxon.  Lorsque  Wilfrid  la  rencontre, 
Harriet  lui  offre  un  type  admirable  de  femme  mûrie  par  les 
difhcultés  de  la  vie,  épanouie  par  l'exercice  de  la  responsabi- 
lité. Elle  n'est  pas  précisément  jolie,  mais  d'une  grâce  déli- 
cieuse et  d'une  extrême  distinction  ;  toutefois,  fidèle  à  nos 
préoccupations  anthropologiques,  nous  remarquerons  que  ses 
yeux  sont  noirs.  Dans  les  matières  les  plus  délicates  et  les  plus 
essentielles,  sa  conversation  fournit  des  lumières  qui  laissent 
voir,  juger,  décider  pour  toujours,  et,  en  conséquence  de  cette 
maturité,  de  cette  rectitude  du  jugement,  elle  prendra  bientôt 
sur  son  jeune  compatriote  un  ascendant  irrésistible.  Cepen- 
dant,  lorsque,   décidée   à   dissimuler   pour  le    bien   de    Nore 


CHAPITRE   III  341 

Tamour  par  lequel  elle  répond  au  sien,  miss  Coxe  est  parvenue 
à  Téloigner  d'elle,  à  l'envoyer  dans  le  vaste  monde  où  il  trou- 
vera plus  sûrement  son  honheur,  une  transformation  ascéticfue 
de  nature  particulière  s'opère  dans  toute  sa  personne  (1).  «  I^lle 
ne  perdit  rien  de  sadijjnité;  les  tumultes  de  son  amc  ne  purent 
soulever  d'une  ligne  dans  leur  plus  extrême  violence  le  poids 
de  sa  sagesse;  et,  ainsi,  elle  n'était  pas  une  (ille  de  Minos  et 
ne  ressemblait  en  aucune  façon  aux  femmes  lurbulentes,  vio- 
lentes, expcmsives,  qui,  dans  les  temps  passés,  ont  fait  retentir 
des  lamentations  de  leur  amour,  tantôt  les  bois,  tantôt  les 
sommets,  les  {jorges  du  Cithéron  ou  de  l'ilémus,  tantôt  les 
voûtes  encaustiquées  d'arabesques  des  palais  de  Sardes  ou  de 
Milet.  C'était  une  fille  saxonne,  faite  pour  se  vaincre  elle-même 
et  les  autres,  et  elle  le  faisait...  sans  faiblir  une  seconde  dans 
sa  résolution  de  ne  pas  rendre  autrui  témoin  de  ses  défail- 
lances. »  L'apparence  extérieure  de  la  jeune  fille  n'est  pas 
moins  profondément  modifié  que  son  àme  par  ce  viril  effort, 
dont  l'analyse  rappelle  la  peinture  morale  du  Saxon,  au  début 
de  l'Histoire  de  la  littérature  anglaise  de  Taine.  Elle  nous 
montre  à  présent  «  de  beaux  yeux,  une  blancheur  de  cire,  une 
expression  de  douceur  céleste,  quelque  cbose  de  noble  ou  de 
divin  dans  sa  personne.  C'était  le  sceau  de  la  victoire  posé  sur 
celle  qui  avait  bien  combattu'^)  .  Ainsi,  la  qualification  divine  est 
appliquée  dans  l'élan  d'un  aryanisme  renouvelé,  non  plus  à  la 
fraîcheur  physique,  à  la  beauté  saine  d'un  héros  d'Asgard,  d'une 
Omm-Djéhane  ou  d'une  Akrivie,  ses  descendantes,  mais  à  la 
pâleur  mate,  aux  yeux  noirs  agrandis  par  les  veilles,  à  la  séré- 
nité lasse  qui  naît  de  l'effort  moral,  à  la  noblesse  issue  de 
l'énergie  dans  le  renoncement.  Cette  évolution  est  bien  inté- 
ressante. Et  son  admiration  pour  de  beaux  yeux  anglais  cernés 
par  le  souci  amoureux  ramène  encore  une  fois  Gobineau  aux 
jugements  esthétiques  de  VEssai  et  de  VHistoire  des  Perses, 
c'est-à-dire  à  une  appréciation  quelque  peu  dédaigneuse  de  la 
beauté  grecque  incarnée  dans  les  HUes  expansives  et  turbu- 
lentes de  Minos.  L'art  athénien,  ajoute-t-il  en  effet,  à  cette 

(1)  P.  151. 


342  LF:    comte    de    GOBINEAU 

occasion,  fut  assez  restreint  dans  ses  ambitions;  cherchant  peu, 
il  atteignit  en  ce  peu  la  perfection  ;  mais  «  ni  les  passions,  ni 
les  sentiments,  m  les  besoins,  ni  les  instincts,  ni  les  désirs,  ni 
les  craintes  ne  sont  demeurés  accroupis  sur  l'humble  degré  où 
la  philosophie  de  Platon  les  trouva  jadis.  Tout  a  monté,  tout  a 
multiplié...  Phidias  et  Praxitèle  n'auraient  point  regardé  la 
])hysionomie  d'Harriet  si  elle  avait  passé  devant  eux;  pour 
eux,  ce  n'eût  pas  été  la  Beauté...  C'était  la  Beauté  pourtant; 
la  beauté  d'une  ère  qui  n'est  pas  celle  de  la  joie,  mais  celle  de 
la  vie  doublée  et  redoublée  » . 

Un  long  cri  d'espérance  a  traversé  la  terre. 

Et  cette  espérance  est  celle  «  d'échapper  triomphalement 
aux  atteintes  du  mal  en  s'enfermant  dans  les  murs  solidement 
construits  d'une  volonté  dominatrice  »  .  Voilà  ce  que  faisait 
Harriet,  et  voilà  pourquoi,  »  n'étant  plus  jeune,  n'ayant  jamais 
été  belle  dans  le  sens  classique  de  ce  mot,  elle  était  devenue, 
par  iexercice  de  la  pensée,  par  l'effet  de  la  souffrance,  par  la 
A^igueur  de  la  résolution,  voilà  pourquoi  elle  était  devenue  plus 
([ue  belle.  »  On  ne  saurait  trop  souligner  l'importance  de  ces 
lignes;  elles  marquent  le  point  d'inflexion  d'une  thèse  prèle  à 
passer  à  son  antithèse,  par  une  sorte  d'identification  des  con- 
tradictoires à  la  manière  hégélienne.  La  Volonté,  point  central 
de  la  philosophie  contemporaine,  est  la  transition  entre  l'arya- 
nisme  brutal  et  Taryanisme  attendri;  on  voit  ici  le  Gobineau 
conquérant  de  VEssai  se  rapprocher,  au  moins  sur  ce  point, 
du  wagnérisme  schopenhauerien,  assoupli  comme  il  l'est  alors 
par  l'expérience,  les  revers  et  1  approche  de  la  vieillesse.  Nous 
aurons  l'occasion  d'éclairer  ces  problèmes. 

Vers  le  terme  du  roman,  le  lecteur  éprouve  la  satisfaction 
de  voir  Harriet  céder  aux  instances  de  Nore,  en  couronnant  sa 
flamme,  et  résister  victorieusement  à  la  dernière  épreuve  que 
lui  fait  subir  une  inconstance  momentanée,  un  passager  entraî- 
nement de  son  fiancé.  Si  même  elle  souffre  j)ar  là  un  peu  plus 
encore,  c'est  tant  mieux;  sans  cela  elle  ne  vaiidi^ait  pas  ce 
quelle  vaut.  Pour  aimer,  il  faut  avoir  souffert;  pour  être  grand 
aussi,  il  faut  avoir  souffert  :  «  la  faculté  de  souffrir  est  la  plus 


CHAPITRE    III  343 

merveilleuse  couronne  de  ceux  qui  occupent  le  premier  rang 
parmi  les  humains,  » 

Nous  devons  enfin  donner  un  coup  d'oeil  au  bataillon  des 
personnages  allemands,  de  beaucoup  le  plus  nombreux  dans 
les  Pléiades,  puisque  le  lieu  de  l'action  est  d'ordinaire  la  petite 
cour  de  Burbach,  dessine'e  j)robablement  d'après  les  souvenirs 
de  la  mission  de  (iobineau  à  Francfort  (1855).  Le  personnage 
principal  y  devrait  être  le  jeune  sculpteur  Conrad  Lanze,  car 
c'est  celui  qui  représente  sa  patrie  dans  le  dialogue  des  trois 
fils  de  roi.  Mais  la  bonne  physionomie  de  cet  honnête  garçon 
positif  et  tranquille  n'a  rien  de  romanesque  et  se  montre  rebelle 
aux  analyses  ingénieuses.  Allemand  bourgeois  et  celtique,  dans 
toute  sa  solide  vertu,  il  semble  conçu  avant  1870,  aux  temps  de 
Nodier  et  de  Nerval,  et  il  est  loin  d'offrir  le  relief  plastique 
d'un  Laudon  ou  d'un  Nore.  L'auteur  n'en  trouverait  vraisem- 
blablement rien  à  dire  si  ce  blond  fumeur  de  pipe  n'avait  la 
tête  un  instant  tournée  par  une  grande  dame  polonaise,  la  com- 
tesse Tonska,  qui  incarne  à  elle  seule  le  monde  slave  dans  le 
récit,  et  y  tient  une  assez  grande  place,  sans  utilité  bien  évi- 
dente. Elle  nous  rappelle  surtout  les  personnages  des  romans 
de  Cherbuliez,  car  l'on  retrouverait  la  sœur  de  l'aventureuse 
intrigante  dans  l'histoire  de  Ladislas  Bolski,  par  exemple.  Cette 
déséquilibrée,  après  avoir  troublé  la  cour  de  Burbach,  s'amuse 
à  affoler  par  une  comédie  de  trépas  et  de  conversion  in  extremis 
le  paisible  ménage  Gennevilliers,  qui  passera,  grâce  à  son 
talent  de  mime,  par  des  émotions  qu'il  n'a  jamais  éprouvées  : 
épisode  qui  ne  conduit  à  rien  d'ailleurs,  sinon  peut-être  à  mettre 
en  évidence,  chez  la  Polonaise,  le  besoin  de  se  donner  en  spec- 
tacle, d'occuper  d'elle  à  tout  prix  jusqu'à  des  comparses  qu'elle 
méprise,  et  à  souligner  du  même  coup  chez  le  couple  français 
la  légèreté  de  l'intelligence  et  la  facile  duperie  du  sentiment. 
La  comtesse  Tonska  parvient  à  égarer  de  façon  plus  durable 
et  plus  malfaisante  l'excellent  Conrad  Lanze,  et  à  le  conduire  à 
une  sorte  de  neurasthénie  qu  il  se  croyait  épargnée  pour  tou- 
jours par  l'équilibre  excellent  de  son  tempérament.  I*uis, 
soudain,  grâce  à  une  conversion  bien  improbable,  par  une  trans- 
formation radicale  du  caractère  que  rien  ne  prépare,  la  fan- 


344  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

tasque  personne  se  dispose  à  rendre  pour  jamais  parfaitement 
heui-eux  son  admirateur  germain.  Gobineau  se  fait  vis-à-vis  de 
ce  dernier,  comme  vis-à-vis  de  nous,  le  garant  de  sa  grande 
dame  exotique.  Puisse  Thonnéte  sculpteur  ne  pas  se  repentir 
d'une  union  qui  associe  évidemment  l'eau  et  le  feu! 

Aussi  faut-il  chercher  ailleurs  dans   le  roman  le  véritable 
amour  allemand,  tel  que   Max  Millier  le  peignit  au  temps  de 
sa  jeunesse,  et  capable,  en  complétant  les  révélations  promises 
par  les  trois  fds  de  roi,  de  foi'mer  un  contraste  instructif  avec 
le  sentiment  de  Mme  de  Gennevilliers  pour  Laudon  et  d'Har- 
riet  pour  Wilfrid.  Il  s'y  trouve  décrit,  en  effet,  de  façon  épiso- 
dique,  mais  fort  plaisante,  dans  la  personne  de  Liliane,  sœur 
de  Conrad  Lanze.  Cet  amour-là,  dans  sa  puérilité  romanesque, 
ne  sait  trop  à  qui  se  prendre;  il  égare  pour  une  heure  sur  des 
sentiers  dangereux  l'imprudent  Wilfrid  Xore,  sans  rien  perdre 
d'ailleurs  de  son  innocence  bêlante,  etfinitpar  couronner  bour- 
geoisement la  flamme  constante  et  pacifique  du  bon  capitaine 
de  Schorn.  Voici  un  bien  joli  persiflage  de  ces  sentiments  mal 
mûris  (1).  «Sans  qu'elle  s'en  rendît  aucunement  compte,  Mlle  Li- 
liane avait  un  idéal   de    héros   irréprochable   qui  ressemblait 
assez  aux  chevaliers  en  sucre  candi  exposés  dans  la  boutique 
du  confiseur  de  la  cour...  Il  paraît  qu'autrefois  il  y  a  eu  réelle- 
ment de  pareils  êtres.  M.  de  Florian  a  constaté  leur  existence 
sous  le  règne  de  Numa  Pompilius,  et  même  aune  époque  assez 
rapprochée  de  nous,  au  temps  de  Gonsalve  de  Cordoue.  Mal- 
heureusement, ^iebuhr  et  Prescott  ne  se  sont  pas  mis  d'accord 
avec  lui  pour  des  questions  si  intéressantes,  et  il  y  aura  tou- 
jours un  doute  flottant  sur  la  ressemblance  des  portraits  tracés 
par  l'ancien  page  du  duc  de  Penthièvre.  "  La  victime  de  cette 
ironie  pourrait,  il  est  vrai,  riposter  sur  le  même  ton  au  futur 
artisan  d'un  Amadis  qui  est  tout  au  plus  en  fer-blanc,  s'il  n'est 
pas  en  pâte  de  nougat.  Mais  écoutons  encore  cette  berceuse 
piquante  :  c'est  le  sommeil  de  Liliane,  traversé  par  ses  songes 
candides,   u  Elle  s'endormit  profondément,  et,  en  voyant  com- 
ment allaient  les  choses,  son  ange  gardien  descendit  du  ciel,  la 

(1    P.  145. 


CHAPITRE    m  34r, 

regarda  quckjuc  temps  avec  un  sourire,  tii'a  un  peu  plus  les 
rideaux  sur  elle,  se  pencha,  l'embrassa  au  front  et  s'envola 
chez  lui,  n'ayant  rien  à  faire.  " 

Après  ce  {jracieux  pastel,  il  semble  que  l'artiste  n'ait  plus 
gardé  de  couleurs  pour  peindre  les  compatriotes  de  la  jeune 
fille.  Il  se  contente  de  faire  défiler  sous  nos  yeux  tous  les 
membres  de  la  famille  régnante  de  Burl)ach,  dans  une  lumière 
qui  rappelle  trop  souvent  celle  de  la  rampe  des  Variétés,  tom- 
bant à  cru  sur  la  grande-duchesse  de  Gérolstein.  Seul  un  cadet 
envieux,  qui  professe  des  opinions  anarchistes,  offre  quelque 
originalité  et  fait  songer  à  Tune  des  créations  les  plus  frap- 
pantes de  M.  Paul  Bourget,  1'  «  Archiduc  rouge  "  de  son 
Idylle  tragique.  Cette  fâcheuse  maison  souveraine  gâte  entiè- 
rement les  dernières  pages  du  récit,  malgré  les  bonnes  inten- 
tions dont  ses  membres  se  montrent  pénétrés  pour  la  plupart. 
C'est  que,  comme  s'il  n'avait  pas  fait  défiler  déjà  sous  nos 
yeux  assez  de  couples  amoureux,  de  nationalité  différente, 
ou  de  provenance  homogène,  l'auteur  imagine  d'utiliser  ces 
fantoches  princiers  pour  introduire  vers  la  fin  du  livre  une 
nouvelle  intrigue  galante,  à  laquelle  il  faut  nous  arrêter  un 
moment. 

Les  premières  lignes  des  Pléiades  avaient  annoncé  une  sorte 
de  réhabditation  ariane  du  Midi  méditerranéen,  conséquence 
probable  d'amitiés  et  d'influences  nouvelles  dans  la  vie  du 
comte.  On  y  lit  :  »  Notre  postillon,  un  gros  et  vigoureux  Hel- 
vétien,  taillé  à  coups  de  hache,  avec  un  visage  rouge  et  carré, 
accommodait  lourdement  de  ses  grosses  pattes  le  harnais  de 
ses  chevaux...  Un  colporteur  le  regardait  faire,  et  c'était  un 
Lombard,  grand,  svelte,  élancé,  à  la  large  poitrine,  à  la  taille 
serrée,  belle  figure,  dents  d'ivoire,  cheveux  bouclés,  ondovants 
et  magnifiques,  un  Bacchus,  un  Apollon,  un  Mercure.  »  Ainsi, 
le  dieu  sémitisé  par  excellence,  le  patron  des  ergoteurs  et  des 
larrons,  servant  de  terme  de  comparaison  admiralive  en  pré- 
sence d'un  blond  Germain,  voilà  ce  que  n'eût  pas  montré  ÏEssai! 
Mais  il  est  plus  surprenant  de  retrouver  l'ànie  du  Midi  chez 
l'héroïne  des  dernières  pages  des  Pléiades,  chez  l'intruse  qui 
semble  détrôner  jusqu'à  la  noble  Harriet  dans  les  complaisances 


346  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

de  l'auteur  (1).  Aurore  est  la  fille  d'un  cadet  de  la  maison  de 
Burbach,  brave  et  digne  soldat,  qui  épousa  morganatiquement 
une  Dalmate  de  bonne  famille,  et  par  là  introduisit  dans  sa 
descendance  un  sang  à  la  fois  bourgeois  et  méditerranéen. 
Comme  il  est  d'usage  en  ce  cas  dans  les  cours  allemandes,  le 
fruit  de  cette  union  porte  seulement  le  nom  de  sa  mère;  on 
l'appelle  la  comtesse  Aurore  Pamina,  et  cet  écho,  volon- 
taire ou  non,  du  livret  de  la  Flûte  enchantée  achève  d'italia- 
niser le  personnage.  Son  charme  aristocratique  est  tout  à  fait 
en  désaccord  avec  ce  que  VEssai  nous  apprit  des  suites  cer- 
taines de  toute  mésalliance,  mais  assez  en  harmonie,  il  faut 
l'avouer,  avec  l'aryanisme  fantaisiste  et  romantique  des  trois  fils 
de  roi.  Pourtant,  nous  avons  entendu,  tout  à  l'heure  encore, 
un  savant  tel  que  le  docteur  Lanze,  père  de  Conrad,  parler  en 
ces  termes  du  prince  révolutionnaire  qui  déshonore  la  maison 
de  Burbach  :  "  Il  ressemble,  dans  la  colère,  à  sa  quadrisaïeule, 
Philippine  Hartmann,  la  fille  du  cordonnier,  si  lamentablement 
épousée  par  amour,  et  dont  son  mari  ne  légitima  les  enfants 
qu'à  force  d'argent  prodigué  aux  conseillers  auliques,  "  et  aussi 
«  à  son  infâme  trisaïeul  maternel,  Jérôme  Weiss,  devenu 
landgrave  de  Huetten  pendant  la  guerre  de  Trente  ans,  mais 
qui  n'était  qu'un  pandour».  Après  avoir  ainsi  souligné  une  fois 
de  plus  à  nos  yeux  les  terribles  conséquences  de  la  déroga- 
tion, pourquoi  placer  sous  nos  yeux  un  contraste  aussi  troublant 
que  celui  que  nous  allons  dire?  Pourquoi,  d'une  part,  laisser 
dire  avec  pleine  raison  à  cette  écervelée  de  comtesse  Tonska 
que  le  duchesse  régnante  de  Burbach,  malgré  l'arbre  généalo- 
gique sans  tache  de  ses  nobles  aïeux,  n'est  pourtant  qu'une 
«  portière  bien  née  »?  Première  anomalie  de  la  naissance,  qui 
est  d'un  fort  mauvais  exemple  sous  la  plume  d'un  fervent  de  la 
race.  Pourquoi,  d'autre  part,  idéaliser  sans  mesure  l'enfant  de 
l'amour  indiscipliné.  Aurore  Pamina,  et  lui  faire  épouser  au 


(1)  C'est  encore  une  lonf|ue  histoire  d'amour  espagnol,  où  la  passion  s'exas- 
père jusqu'à  la  folie,  dont  Harriet  elle-même  s'avise  de  soulager  les  cha{;rins  de 
Conrad  Lanze  torturé  par  sa  comtesse.  Et  Gobineau  projetait  à  la  fin  de  sa  vie 
d'écrire  sur  l'Espagne  un  ouvrage  analogue  à  sa  "  Renaissance  »,  dans  laquelle 
nous  montrerons  bientôt  l'apogée  de  sa  palinodie  méditerranéenne. 


CHAPITRE    m  347 

dénouement  son  cousin,  le  souverain  régnant  de  Burbacli? 
Un  futur  lecteur  de  l'almanach  de  Gotha  ne  pourra-l-il  redire 
sur  son  compte  à  nos  arrière-petits-enfants  ce  que  nous  avons 
entendu  de  Philippine  Hartmann? 

Et,  chose  singuhère,  il  semble  que  de  cette  infidélité  à  ses 
principes  ethniques,  de  cette  chute  dans  la  convention  des 
romans  ordinaires,  où  les  rois  épousent  des  bergères  sans  dom- 
mage apparent  pour  leur  postérité,  notre  auteur  ait  porté  la 
peme.  Aurore  montre  une  perfection  d'une  banalité  désespé- 
rante ;  il  n'existe  aucun  moyen  de  fixer  dans  notre  esprit  les 
traits  d'une  sylphide  à  ce  point  impalpable.  Une  fois  de  plus, 
Gobmeau  n'a  pas  su  conclure,  il  nous  déconcerte  à  la  fin  des 
Pléiades  par  les  caprices  de  son  imagination  fantasque,  et  l'on 
ferme  le  livre  sous  une  impression  de  réserve  et  de  désappoin- 
tement. 

Avant  de  prendre  congé  de  ce  roman,  malgré  tout  captivant 
dans  son  ensemble,  il  nous  faut  encore  mentionner  un  person- 
nage remarquable,  dont  nous  n'avons  pas  eu  un  mot  à  dire 
jusqu'ici,  parce  qu'il  demeure  constamment  en  dehors  de  l'ac- 
tion ;  mais  il  s'y  ingère  pourtant  de  son  mieux,  il  s'v  rattache  à 
tout  moment  par  des  ficelles  à  ce  point  apparentes  que  son 
importunité  même  finit  par  attirer  sur  lui  l'attention  du  lecteur 
et  que  la  lumière  jaillit  précisément  de  cette  obsession  mysté- 
rieuse. Casimir  Bullet,  c'est  Gobineau;  il  est  permis  de  le  sup- 
poser sans  témérité,  croyons-nous.  Comme  certains  peintres 
du  temps  jadis,  l'artiste  a  cédé  à  la  tentation  de  se  représenter 
lui-même,  assis  à  son  chevalet,  dans  un  coin  de  son  tableau 
ethnique.  Et,  si  notre  conjecture  était  justifiée,  nous  aurions 
là  une  inestimable  confidence  sur  son  état  d'àme  vers  cette 
époque  de  sa  vie  :  une  légère  compensation  pour  l'avortement 
de  celte  autobiographie  qu'il  rêvait  d'écrire  afin  de  couronner 
son  oeuvre,  et  qui  eût  été  si  précieuse  à  l'historien  de  sa  pensée. 
Qu'on  en  juge  ! 

Casimir  Bullet  est  un  Français  qui  s'appelle  en  réalité  le 
marquis  de  Candeul.  Il  a  dédaigné  un  titre  qui  «  n'est  plus 
aujourd'hui  une  valeur,  mais  uniquement  une  vanité  "  ;  s'il  a 
choisi  ce  pseudonyme  vulgaire,  c'est  qu'  «  après  l'avoir  con- 


348  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

sidéré  longtemps  il  la  trouvé  ridicule  »  ,  et,  s'il  vit  en  exil  à 
Wilna  (1),  c'est  pour  avoir  a  tiré  cette  ville  au  sort  parmi  toutes 
celles  de  l'Europe  »  .  Il  avait  ou  n  avait  pas  reçu  de  la  nature  un 
esprit  droit  et  judicieux;  c'est  un  point  difficile  à  décider;  en 
tout  cas,  il  était  certainement  doué  d'une  puissance  d'obstina- 
tion singulière  et  pouvait  plier  sa  personne  morale  à  tout  ce 
qu'il  projetait.  Il  avait  d'assez  grandes  lumières,  ayant  cons- 
tamment lu,  surtout  l'histoire,  et,  à  force  d'examiner  les  séries 
des  faits  humains,  il  s'était  dégoûté  de  ceux  qui  les  fabriquent. 
Quand  une  chose  lui  apparaissait  sous  un  jour  vrai  ou  faux, 
mais  admirable  pour  lui,  il  avait  ce  pouvoir,  cette  vertu  de  ne 
pas  dévier,  pour  quelque  séduction  que  ce  fût,  des  conclusions 
qu'il  en  tirait  et  de  la  ligne  de  conduite  à  laquelle  il  s'attachait. 
Que  d'illusions  flatteuses  entravent  les  examens  de  conscience 
les  plus  sincères!  Bullet  admire  de  bonne  foi  la  logique  inva- 
riable de  sa  pensée,  et  Gol)ineau  croit  évidemment  pouvoir  se 
faire  le  même  compliment.  N'est-ce  pas  lui  qui  signe  encore 
ces  paroles  hardies  :  «  J'ai  eu  le  malheur,  prévu  par  Montaigne, 
qui  sans  doute  en  savait  quelque  chose  par  expérience,  de 
prendre  en  méfiance  ma  religion  naturelle?  Je  reste  bon  catho- 
lique, mais  persuadé  que  cette  doctrine,  opinion  plus  vraie  que 
toutes  les  autres,  est  tout  aussi  impuissante  à  modifier  les  senti- 
ments et  les  actes  des  hommes.  » 

Voilà  donc  où  est  venu  le  «  catholique  extrême  »  jadis  stig- 
matisé par  Ewald  :  à  réclamer  pour  ses  opinions  religieuses  le 
patronage  de  son  compatriote  bordelais  Montaigne,  qui  ne  fut 
certes  pas  conseiller  de  fanatisme,  et  qu'on  dit  d'origine  sémi- 
tique par  sa  mère.  Décidément,  M.  H.  S.  Chamberlain  n'a  pas 
eu  tort  d'écrire  de  son  confrère  en  Avagnérisme  :  "  Catholique 
par  la  croyance,  il  reste  payen  par  la  pensée  (2),  »  et  c'est  une 
appréciation  dont  l'histoire  dC Ottar-Jarl  nous  confirmera  tout 
à  l'heure  l'exactitude. 


(1)  Il  est  sinoulier  que  la  retraite  lointaine  inclif|uée  par  le  destin  à  ce  Hls  des 
Arians  soit  précisément  la  ville  lointaine  que  les  publicistes  antisémites  nomment 
la  vafjina  Judœoium. 

(2  Revue  des  Deux  Mondes,  15  juillet  1896.  "  Hichard  Wagner  et  le  Génie 
français.  » 


CHAPITRE    m  349 

Bullet  poursuit  cepcntlaiiL  :  «  .rai  encore  ce  malheur,  ce 
grand  malheur,  de  porter  le  mépris  le  plus  ahsolu  et  la  haine 
la  plus  franche  à  cette  partie  de  ri-]urope  où  je  suis  né  :  il  ne 
m'agrée  pas  de  voir  un  peuple  jadis  si  grand,  désormais 
couché  sur  le  sol,  impotent,  paralvsé,  à  moitié  pourri,  se 
décomposant,  livré  aux  niaiseries,  aux  misères,  aux  méchance- 
tés, aux  férocités,  aux  lâchetés,  aux  défaillances  d'une  enfance 
sénile,  sauf  à  mourir,  ce  que  je  lui  souhaite  sincèrement,  afin 
de  tomber  hors  du  déshonneur  où  il  se  vautre  en  ricanant 
d'imbécillité!  »  Parvenu  en  ce  point,  nous  renoncerions  volon- 
tiers à  notre  rapprochement  pour  proclamer  que,  dans  ce 
paroxysme  de  dégoût  maladif,  dans  ce  S})asme  inquiétant  de 
l'imagination  surexcitée,  Bullet  n'est  plus  Gobineau,  mais 
seulement  un  exemple  des  aberrations  d'une  logique  trop 
imj)lacable;  et  nous  n'oserions  porter  au  crédit  du  comte  les 
invectives  de  sa  créature  si  la  noire  conclusion  de  VEssai  ou 
les  hallucinations  de  la  Vie  de  vnyarje  en  Asie  ne  nous  avaient 
donné  quelque  avant-goût  de  seml)lables  crises  morales.  Bullet 
veut  bien  reconnaître  lui-même  que  ces  idées  sont  »  fâcheuses" , 
mais  elles  le  "  tiennent  '' ,  et  après  avoir  renié  encore  la  gloire 
militaire  et  l'amour,  il  répond  à  la  comtesse  Tonska,  qui 
assiste  ébahie  à  ce  massacre  des  sentiments  nobles  du  cœur  et 
demande  enfin  :  «Que  concluez-vous?»  a  Je  conclus  qu'il  reste 
l'homme  (1).  S  il  a  eu  la  force  de  regarder  en  face  sa  propre 
volonté  et  de  la  trouver  solide,  on  est  en  droit  d'affirmer  qu'il 
possède  quelque  peu.  » 

Ce  dernier  et  consolant  résidu  moral,  c'est  le  stoïcisme,  et 
"  les  temps  comme  celui-ci  ont  toujours  produit  cette  autorité 
sévère  »  .  Toutefois  le  stoïcisme  de  Bullet  n'est  pas  cet  eudé- 
monisme  serein  qu'enseigna  le  Portique  :  il  ne  se  contente  pas 
de  recbercber  le  bonheur  par  l'élimination  des  désirs  à 
l'exemple  d'un  Marc-Aurèle  :  sa  philosophie  se  teinte  plus  net- 
tement d'ascétisme,  arian  ou  non.  "  Je  vénère  les  brahmanes, 
dit-il,  accoutumés  à  mener  leur  existence  sous  les  ombrages 

(1'  Il  faudrait  dire  déjà  le   «  surliomme  »  ,  car  il   y  a  heaucoup   de  l'extrême 
individualisme  nietzschéen  dans  Bullet,  comiiie  dans  tout  le  roman  des  Pléiades. 


35)  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

d'une  foret  perdue,  en  se  passant  de  tout.  J'irais  même  les 
rejoindre  si  je  n'éprouvais  une  invincible  horreur  pour  les  imi- 
tations et  les  pastiches.  Mais  f  observerai  l'essentiel  de  leur  doc- 
trine. ')  En  effet,  il  se  prend  à  vivre  comme  un  ermite  dans  sa 
retraite  de  Wilna,  lisant,  écrivant,  puis  déchirant  ses  manus- 
crits; mangeant  le  strict  nécessaire,  se  servant  lui-même  ;  en 
un  mot,  évoquant  dans  notre  esprit  le  modeste  appartement  de 
Nybrogalan  et  la  vie  du  plénipotentiaire  philosophe. 

Un  parado.xe  à  la  fois  historique  et  artistique,  auquel  s'ar- 
rête avec  complaisance  l'auteur  des  Pléiades.,  peut  servir  à 
compléter  le  portrait  psychologique  de  son  sosie.  Conrad 
Lanze,  le  sculpteur,  rêvait,  nous  dit-on,  de  modeler  une  statue 
d'Ossian,  non  pas,  d'accord  avec  la  tradition,  sous  les  traits 
d'un  vieillard  pleurant  l'héroïque  passé  de  sa  race,  mais 
comme  «  un  homme  dans  la  force  de  l'âge,  ayant  encore  beau- 
coup à  souffrir,  le  sachant,  l'acceptant,  et  inébranlable  »  .  Cet 
Ossian-là  aurait  la  grandeur,  la  noldessse  et  l'invincible  fidé- 
lité. "Il  aime,  et  il  perd  tout;  il  aime,  et  il  va  rester  seul;  il 
aime,  et  il  n'oubliera  jamais;  il  aime,  et  il  ne  s'attachera  pas  à 
ce  qui  triomphe,  il  aime,  et  ne  veut  rien  savoir  des  qualités, 
des  vertus,  des  mérites,  des  grâces,  des  séductions  de  ce  qui 
va  régner,  parce  que  le  nouveau  maître  aura  pris  la  place  de 
ce  qu'il  a  servi.  "  Bullet  est  de  cette  lignée  et  pourrait  poser 
pour  la  figure  rêvée  par  son  rival  auprès  de  la  comtesse 
Tonska  :  lui  aussi  refuse  de  s'intéresser  à  l'avenir  de  l'huma- 
nité, quand  cet  avenir  devrait  être  éclatant.  »  Je  me  soucie  peu 
de  ce  qui  sortira  de  vos  ravages,  surtout  si  c'est  du  neuf.  Je  ne 
connais  ])as  les  mœurs  futures  pour  les  approuver,  les  cos- 
tumes futurs  pour  les  admirer,  les  institutions  futures  pour  les 
respecter;  et  je  m'en  tiens  à  savoir  que  ce  que  j'approuve,  ce 
que  j'admire,  ce  que  j'aime  est  parti.  Je  n'ai  rien  à  faire  avec 
ce  qui  succédera.  En  conséquence,  vous  ne  me  consolez  pas 
en  m'annonçant  le  triomphe  de  par^venus  que  je  ne  veux  point 
connaître.  »  Malgré  les  intentions  symboliques  de  Conrad 
Lanze,  décidé  à  façonner  un  Ossian  «  viril  "  ,  nous  n'hésitons 
pas  à  déclarer  qu'un  pareil,  volontaire  et  obstiné  radotage  des 
berceuses  d'une  enfance  lointaine  ne   saurait  se  traduire  en 


CHAPITRE    III  351 

plastique  par  la  figure  d'un  homme  dans  la  force  de  l'âge.  Il  y 
faut  bien  plutôt  celle  de  la  vieillesse  épuisée,  qui  n'a  d'autre 
droit  que  d'achever  à  l'écart,  sans  entraver  la  marche  du 
monde,  une  existence  désormais  inutile  et  à  peine  excusable. 

Mais  cette  préoccupation  de  voiler  la  laiblesse  sous  l'appa- 
rence de  la  force,  le  stérile  regret  sous  le  masque  de  l'ana- 
thème  héroïque,  est  caractéristique  de  l'ascétisme  arlan,  et 
nous  la  retrouverons  sous  d'autre  formes  chez  les  adeptes  de 
cette  philosophie  ambiguë. 

Bullet  d'ailleurs  se  voit  enfin  presque  désavoué  par  son  pro- 
pre créateur,  car  il  s'adoucit  sensiblement  vis-à-vis  de  sa  patrie  ; 
et  c'est  un  progrès  de  la  part  d'un  tel  misanthrope  que  celte 
maxime  découragée  :  "  Il  faut  aimer  son  pavs  sobrement,  afin 
de  pouvoir  lui  pardonner  beaucoup.  "  Aphorisme  dont  il  est 
permis  de  conclure  que  l'amour  seul,  un  amour  clairvovant  et 
prévoyant  tout  ensemble,  l'emportait  tantôt  aux  violences  exas- 
pérées de  la  haine.  Acceptons-en  l'excuse,  et  laissons  le  mar- 
quis de  Gandeul  mourir  en  anachorète,  tué  par  «  ce  goût  de 
l'absolu,  ce  besoin  du  parfait  qui  prouve  que  nous  sommes  des 
immortels  parce  que  nous  sentons  l'infini  » .  Versons  même 
une  larme  sur  ce  fils  attardé  du  romantisme  à  qui  les  temps 
du  réalisme  furent  sévères,  et  l'auteur  des  Pléiades  en  défini- 
tive à  peine  indulgent. 


CHAPITRE    IV 

I.A    «RENAISSANCE»    RELATIONS    ENTRE    GOBINEAU 

ET    RICHARD    WAGNER 


LA     RK  NAISSANCE,    SCENES    IIISTOniOUES 

Les  Pléiades  furent  suivies  en  1870  des  Nouvelles  asiatiques, 
dont  nous  avons  anticipé  l'examen;  puis,  en  1877,  de  la  Renais- 
sance, scènes  histoi^iques,  datées  de  Stockholm,  et  dédiées  à 
Mme  la  comtesse  de  La  Tour,  née  Brimont.  «  Parler  de  la 
gloire  de  Florence,  de  lîome,  de  Milan,  de  Venise,  on  ne  pou- 
vait mieux  choisir  pour  être  écouté  à  la  légation  d'Italie.  "  Or 
ce  livre  a  préparé  un  hien  curieux  épisode  de  l'histoire  des 
idées  contemporaines.  C'est  lui  qui  a  surtout  fondé  le  culte  de 
Gobineau  en  Allemagne.  Par  lui,  nous  assure-t-on,  Richard 
Wagner  se  serait  épris  de  la  pensée  de  l'auteur;  et  certaine- 
ment il  a  inspiré  une  partie  de  l'œuvre  d'Henri  de  Stein,  le 
plus  typique  parmi  les  philosophes  Avagnériens.  Enfin  M.  Sche- 
mann,  celui  des  fidèles  de  Bayreuth  qui  s'est  donné  pour  mis- 
sion de  prêcher  à  ses  compatriotes  la  foi  en  Gobineau,  a  tra- 
duit la  Renaissance  avant  YEssai  sur  l'inégalité  des  races, 
aussitôt  après  les  Nouvelles  asiatiques,  qu'il  eut  soin  de  donner 
expressément  comme  une  première  introduction  dans  la  sphère 
intellectuelle  de  l'auteur,  comme  un  prologue  destiné  à  pré- 
parer l'intelligence  des  dialogues  géniaux  dont  ses  compa- 
triotes allaient  goûter  peu  après,  dans  leur  langue,  les  déduc- 


CIlAPirni     IV  353 

tioiis  irrésistiMcs.  La  Renaissance  (1),  assurait-Il  à  cette  occa- 
sion, est  la  plus  })uissante  des  créations  artistiques  du  grand 
Français  après  Amadis.  lîcnicttant  à  plus  tard  la  discussion  de 
la  seconde  partie  de  ce  jugement,  nous  avouerons  Iranchement, 
quant  à  la  première,  que  la  Renaissance  est,  au  contraire,  à 
notre  avis,  le  moins  significatif  des  ouvrages  de  (îol)ineau,  et 
nous  apparaît  même  comme  une  anomalie,  une  saute  de  vent 
dans  la  pensée  de  l'auteur. 

Ecoutons  d'abord  M.  Schcmann  vanter  ce  qu'il  n'a  pu  faire 
passer  dans  son  interprétation,  c  est-à-dire  le  style  de  l'œuvre 
originale.  A  1  en  croire,  la  langue  en  serait  véritablement  clas- 
sique et  tout  à  fait  propre  à  servir  de  modèle  dans  les 
gymnases  germaniques,  où  la  lecture  de  la  Renaissance  a  déjà 
été  fort  goûtée.  La  puissance  dramatique  n'en  est  pas  moins 
exceptionnelle  :  portés  à  la  scène,  ces  tableaux  dialogues  pro- 
duiraient une  »  impression  foudroyante  »  ;  le  seul  terme  de 
comparaison  digne  de  leur  mérite  parait  être  l'ensemble  des 
drames  royaux  de  Shakespeare.  Mais  il  convient  de  nous  sou- 
venir en  cet  endroit  que  le  grand  Will  est  quelque  peu  usé  en 
Allemagne  pour  avoir  servi  de  patron  depuis  un  siècle  à 
plus  d'un  débutant  de  belle  espérance;  néanmoins  nous  ne 
savons  s'il  avait  jusqu'ici  délivré  passeport  au  delà  du  Rhin 
à  un  auteur  de  nationalité  française,  au  risque  de  faire  tres- 
saillir dans  le  tombeau  les  mânes  gallophobes  de  l'auteur  de 
Minna  de  Barnhelm.  Schiller  et  Klopstock  viennent  d'ailleurs 
à  la  rescousse  pour  appuyer  les  audacieux  pronostics  de 
M.  Schcmann  sur  les  triomphes  qui  attendent  quelque  jour  au 
théâtre  les  dialogues  de  la  Renaissance  ;  et  nous  quittons  enfin 
le  préfacier  enivré  d'enthousiasme  avec  cette  assurance  qu'entre 
ses  mains  les  délassements  d  un  dilettante  français  sont 
devenus  des  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  universelle.  Car, 
dans  notre  résistance  à  un  entraînement  injustifié,  nous  pou- 
vons heureusement  nous  appuyer  du  sentiment  d'un  des  rares 
lecteurs  de  la  Renaissance  parmi  nos  compatriotes,  mais  d'un 

(1)  L'ouvra^je  se  compo.sc  île  cimj  morceaux  tliaiojjnés  :  Savonaiole,  César 
Borgia,  Jules  II,  Léon  X,  Micliel-Ajir/e.  M.  Stiieuiann  vient  d'en  donner 
encore  une  édition  allemande  de  luxe  (1903). 

23 


354  LH:    comte    de    GOlillNEAU 

lecleui"  qui,  par  fortune,  esl  un  esprit  aussi  libre  et  (In 
qu'éclairé  sur  l'histoire  jjénérale.  M.  André  Hallays  jujje  (I) 
«  que  l'auteur,  avec  une  vive  intelligence  des  passions  et 
des  mœurs  de  l'Italie  du  seizième  siècle,  prête  à  tous  ses 
personnages  un  style  uniforme  et  terne  qui  convient  mal 
au  dramatique  du  sujet.  Ce  sont  de  beaux  croquis,  et,  seul, 
un  coloriste  peut  nous  donner  l'imajje  de  la  Renaissance  ita- 
lienne. Puis,  ce  genre,  la  scène  historique,  qui  n'est  ni  le 
roman,  ni  d'histoire,  ni  le  théâtre,  a  toujours  un  peu  l'air 
d'iMi  exercice  de  composition  scolaire  ».  On  ne  saurait  mieux 
dire,  et  nous  ajouterons  que  la  lienaissonce  nous  a  rappelé 
souvent  les  pages  les  plus  vieillies  du  théâtre  historique  dans 
le  romantisme  français,  par  exemple  certains  drames  d'Alfred 
de  Vigny. 

Quant  au  fond  de  l'ouvrage,  nous  ne  saurions  croire  que  nos 
voisins  d'outrc-Rhln,  malgré  leur  Burckhardl,  leur  Treitschke 
et  tant  d'autres,  demeurent,  sur  une  période  historique  à  ce 
point  capitale,  si  pauvres  en  vues  personnelles  que  l'amuse- 
ment d'un  Français,  fatigué  par  l'âge  et  pur  amateur  en  ces 
matières,  leur  soit  une  occasion  de  s'approvisionner  d'idées 
nouvelles  et  fécondes.  C'est  pourtant  ce  qu'affirme  et  [)rétend 
démontrer  M.  vSchemann  ;  mais  il  faut  ajouter  dès  à  présent  à 
sa  décharge  que  l'engouement  excessif  dont  il  vient  de  nous 
donner  des  preuves  trouve  son  excuse  dans  une  conviction  pro- 
fonde où  se  complaît  ce  wagnérien  fanatique.  A  son  avis, 
(jobineau  aurait  exercé  sur  le  maître  de  Bayreuth  une  influence 
considéraljle,  précisément  à  l'heure  où  mûrissait  dans  l'âme 
géniale  du  musicien  philosophe  le  suprême  enseignement  que 
ses  dernières  années  réservaient  à  son  école.  Le  professeur  de 
Fribourg  a  cru  trouver  maint  reflet  de  la  pensée  du  comte  dans 
les  oracles  les  plus  écoutés  du  prophète  de  Wahnfried;  et 
c'est  ce  mirage  qui  l'a  conduit  à  exalter  sans  mesure  un  astre 
assez  éclatant  pour  prêter  un  instant  sa  lumière  à  un  pareil 
satellite.  C'est  là  l'origine  et  en  partie  le  secret  du   gobinisme 

(i)  Article  des  Débals,  déjà  cité.  Gotiineau  écrivait  à  son  ami  Prokescli,  le 
25  avril  1873  :  "  Je  tente  une  chose  nouvelle...  une  {jrande  fresque  murale.  " 
Sa  fresque  est  une  grisaille. 


ClIAPniîK    IV  355 

en  Allemagne.  II  nous  luut  donc  à  présent  examiner  de  plus 
})rès,  dans  les  écrits  de  Hicliard  Wajjner,  les  traces  de  raclion 
gobinienne,  afin  d'en  délimiter  exactement  rétendue  et  les 
conséquences. 


II 

ACTION     DE     L\     "    Il  li  NAIS  SANG  K    "     SUR     LA     l' K  N  S  K  K     U  K     \VA(;NEB 

L'interprète  le  plus  éclairé  de  la  pensée  tliéorirpie  du  maître 
de  Bayreulh,  M.  Houston  Steward  Chamherlain,  a  écrit  dans 
la  Ucviie  (les  Deux  Mondes  (\)  :  u  'j'out  autres  furent  les  rapports 
entre  Wagner  et  le  comte  de  (loliineau.  Ce  fut,  si  \r,  ne  me 
trompe,   dans    Tun    de   ses    nombreux   séjours  en    Italie  que 
Wagner   rencontra  le  savant  auteur  de   Re/if/i'ons  et   fj/n'loso- 
pliies  dans  F  Asie  cenlrale  et  de  \  Histoire  des  Perses  (2).  Ils  se 
lièrent  hientôt  d'amitié,  et  (îobineau  fut  plus  d'une  lois  l'hotc 
bienvenu  de  la  maison  de  Wahnfried.  Je  crois  même  qu'avec 
Liszt,  le   roi  Louis  U  et  Heinricb  von  Stein  Gobineau  est  le 
seul  homme  qui  ait  mérité  la  qualilication   d'ami  de   Wagner 
pendant  les  dernières  années  de  la  vie  dvi   maître.  Mais  Stein 
était  trop   jeune  pour  être  autre  chose   qu'un    disciple,  cl   ni 
Liszt  ni  le  roi  de  Bavière  n'exercèrent  la  moindre  iniluencesur 
la  pensée  de  Wagner.  Gobineau,  tout  au  contraii-e,  n'a  pas  peu 
contribue  à  la  Jonnnle  définitive  que  deiu/it  pj^cndre  cette  doc- 
trine, cet  idéal  que  Wagner  poursuivit  pendant  sa  vie  entière  : 
le  révc  d'une  régénération  possible  de  l'humanité  par  l'alliance 
de  Vart  et  de  la  religion.  Les  idées  de  l'écrivain  français  et 
celles  du   penseur   allemand  avaient  de  nombreux  points  de 
contact,  et  la  thèse  soutenue  par  Gobineau  dans  son  magistral 
Essai  sur  l'inégalité  des  races  //wmamei' jetait  une  vive  lumière 
sur  diverses    questions   restées    indécises   dans    les    écrits   de 
Wagner.   Si  j'en  avais  le  loisir,  je   montrerais  d'ailleurs  sans 

(1)  15  juillet  189G.    >'  nichartl  Wajjner  et  le  {jénic  français.  » 

(2)  Reiiiar(|U()ns  ([iic  le  rlioix  de  ces  deux  ouvrajjcs  est  a.ssez  singulier,  car  il 
nous  parait  douteux  fjue  Wayner  le.-*  ail  jamais  lus,  surtout  le  second. 


356  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

trop  de  peine  coml)ien  la  pensée  de  Wagner  a  conservé  son 
indépendance  aussi  bien  vis-à-vis  de  Gobineau  que  vis-à-vis  de 
Schopeuhaiier.  Si  ce  dernier  enseigne  l'immutabilité  du  genre 
humain  en  face  de  l'absolu,  Gobineau  affirme  son  irrémédiable 
décadence,  et  ^Vagner,  lui,  ne  conteste  pas  cette  décadence, 
mais  il  a  foi  dans  la  régénération.  Dans  un  passage  admirable 
de  l'un  de  ses  tout  derniers  écrits.  Héroïsme  et  Chi'islianistne, 
il  revendique  pour  le  sang  divin  versé  sur  la  croix  le  pouvoir 
de  racheter,  ou  de  transmuer  plutôt,  le  sang  des  races  infé- 
rieures ou  abâtardies.  Et,  en  effet,  il  est  toujours  resté  malgré 
tout  profondément  chrétien  :  c'est  là  ce  qui  le  distingue  non 
seulement  de  Schopenhauer,  mais  encore  de  Gobineau,  qui, 
callioliniie  par  la  croyaiice,  reste  païen  par  la  pensée.  » 

Voilà  un  témoignage  précis  et  c.Kplicite  ;  il  est  complété  par 
la  préface  à  la  traduction  de  la  Renaissance,  où  M.  Schemann 
expose  à  peu  prés  en  ces  termes  l'action  (jue  le  livre  aurait 
e.\ercée  sur  la  conception  de  Religion  et  Art^  le  plus  important 
des  écrits  théoriques  de  Wagner  en  ses  dernières  années  (1)  : 
La  préoccupation  qui  se  fait  jour  dans  Religion  et  Art  est  celle 
de  la  possibilité,  de  la  nécessité  d'une  régénération  de  l'espèce 
humaine  à  laquelle  l'art  en  général  et  celui  de  Bayreuth  en 
particulier  doivent  coopérer  surtout.  Or  la  période  de  la 
Renaissance,  qui  apparaît  dans  l'histoire  comme  une  semblable 
tentative,  ne  laissa  en  Italie  que  des  ruines  morales  et  prépara 
le  long  abaissement  de  ce  pays.  Comment  expliquer,  écarter 
aussi  ce  précédent  si  décourageant,  si  capable  de  paralyser 
toute  aspiration  élevée  chez  l'artiste  contemporain?  C'est  ici 
que  (jobineau  aurait  mis  dans  la  main  de  Wagner  l'arme  de 
combat  qui  lui  permit  de  réduire  à  néant  ce  dangereux  fan- 
tôme du  passé.  Il  fît  comprendre  à  son  génial  lecteur  que  la 
Renaissance  a  été  trop  admirée  jusqu'ici  en  Allemagne  et  sans 
discernement  suffisant,  car  «  l'aspect  moral  en  est  affreux  "  . 
Si  les  grands  hommes  du  cinqiiercnto  ont  échoué  dans  leur 
mission  régénératrice,  c'est  pour  avoir  sacrifié  dès  leurs  pre- 


(1)  Héroïsme    et    C/ii  istiaiiisinc    n'est   (ju'un    post-scrljjtuiii    à   ce    manifeste 
esthétique. 


CHAPITRK    IV  357 

miers  pas  aux  appétits  de  lucre,  pour  sV'trc  subordonnés  vo- 
lontairement à  l'immoralité  aristocratique  (pii  fleurissait  sur 
les  sommets  d'une  société  tourmentée,  héritière  de  siècles 
«farouches  et  pervers  »  (I).  L'art  a  Incullien  "  de  ce  temps  a 
{glorifié  des  scélérats,  des  condottieri,  des  l)Ourreaux,  et,  en 
expiation  de  ce  crime,  il  n'a  pas  inspiré  l'ànje  de  son  temps, 
il  n'en  a  fourni  que  le  »  costume  »  .  Pour  avoir  accepté  le  rôle 
dégradant  de  serviteur  du  luxe,  cet  art  laissa  croire  qu'un  li(>M 
indiscutahie  l'attachait  à  la  pourriture  morale  si  complaisam- 
ment  voilée  par  lui.  Seuls  Michel-Ange  et  son  protecteur 
Jules  II  surent  distinguer  la  plante  sacrée  du  fumier  sur  lequel 
elle  grandit  à  cette  heure.  I''t,  à  leur  exemple,  Richard  Wagner, 
héritier  de  leur  pensée,  voulut  non  pas  une  Renaissance,  mais 
une  Régénération.  Il  a  conçu  l'artiste  comme  un  prêtre  pénétré 
du  sentiment  de  sa  responsabilité,  l'art  comme  intimement  lié 
à  la  religion,  et  Gobineau  l'a  précédé,  puis  soutenu  dans  la 
voie  salutaire  qu'il  indiquait  par  là  à  l'humanité  fourvoyée. 
Telle  est,  autant  que  nous  pouvons  en  juger,  la  thèse  de 
M.  Schemann,  réduite  à  son  essence  et  débarrassée  des  effu- 
sions qui  l'obscurcissent. 

Que  les  scènes  historiques  de  la  Renaissance  soient  une 
peinture  de  l'immoralité  foncière  du  seizième  siècle  italien  et 
des  violents  contrastes  qui  caractérisent  cet  âge  à  la  fois  bar- 
bare et  raffiné,  c'est  une  nécessité  que  le  choix  même  du  sujet 
devait  imposer  à  l'auteur.  Mais  elles  impliquent  si  peu  une 
condamnation  de  principe  qu'elles  annoncent  d'abord  l'inten- 
tion de  chanter  des  »  gloires  »  et  expriment  l'espoir  d'être 
écoutées  par  là  plus  favorablement  à  la  légation  d'Italie.  Pour 
y  trouver  la  conception  régénératrice  de  Wagner,  il  faut  cer- 
tainement les  lire  avec  des  yeux  prévenus.  Non  qu'on  n'y 
puisse  apercevoir  au  début,  dans  la  prédication  de  Savonarole, 
un  appel  à  la  religion  régénératrice  (2)  (quand  donc  un  ser- 
monaire  a-t-il  autrement  parlé?)  ou,  vers   la   conclusion,  dans 

•     (1)  Voir  aussi  l'article  «le  II.  de  Stcin   sur  le  livre  tlo  GoLineau  (Bayrculhcr 
Blœltcr,  janvier  1881).  Il  y  décliiffre   également  la  condamnation  de  la  Renais- 
sance  «  coHinic  civilisation  »  . 
(2)  t\  7. 


358  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

les  confidences  suprêmes  de  Michel-Ange  expirant,  un  re{jret 
sur  ritalie,  désormais  déchue  pour  avoir  quitté  le  chemin  de 
la  religion  et  de  la  vertu,  pour  être  demeurée  dans  les  mains 
du  vice  (I)  (et  c'est  là  le  ton  ordinaire  des  vieillards).  Mais 
rendre  justice  aux  droites  intentions  des  débuts  de  Savonarole, 
ou  blâmer,  non  sans  une  invincible  indulgence  [)Our  leurs 
attraits  esthétiques,  les  héros  peu  scrupuleux  de  1  époque  des 
Borgia,  ce  ne  sont  pas  là  des  vues  bien  originales,  et  on  les 
trouverait  partout  ailleurs  que  chez  (iobineau.  Elles  n'appa- 
raissent même  dans  son  œuvre  qu'à  titre  accessoire,  comme 
des  lieux  communs  d'expression,  noyées  dans  la  peinture 
objective  du  milieu  ambiant,  dans  les  larges  teintes  plates  de 
la  fresque  voulue  par  l'auteur. 

El  comment  seraient-elles  davantage?  Faire  de  la  religion 
du  Christ,  unie  à  la  morale  et  à  lart,  le  principe  d'une  régé- 
nération, ainsi  que  Wagner  le  proposa  sur  la  lin  de  ses  jours, 
rien  de  plus  étranger  en  1877,  non  seulement  au  Gobineau  de 
la  veille,  mais  encore  à  celui  du  lendemain,  quoi  qu'en  pense 
M.    Chamberlain.    Il    écrivait   jadis    du   christianisme  :   "  Son 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde,  n   et  il  nous  montrera  dans 
Ottar-Jarl  le  caractère  chrétien  "  bien  pâle,  bien  effacé  »  ,  là 
où   survit   dans  les  âmes  1"  «  antique  et  divin  »  paganisme  du 
Nord;  tandis  que  les  héros  Scandinaves,  fils  des  dieux,  nous 
apparaîtront  fort  excusables  cl  fort  excusés  pour  avoir  hésité 
devant  une  conversion  qui  leur  proposait  de  «  s'asseoir  dans  la 
cendre  »   et  d'y  demeurer  enfouis.  La  morale  est-elle  mieux 
partagée?  Le  comte  avait  pris  pour  titre  d  un  chapitre,  des  les 
toutes  premières  pages  de  \  Essai  :  a  Le  fanatisme,  le  /?/.re,  les 
rnmrvaises  mœurs  et  \  irreligion  namcnent  pas  nécessairement 
la  chute  des  sociétés  (2),  "  et  il  dira  dans  Ottar  (3)  :  «  La  cons- 
titution anglaise,  ce  monument  miraculeux  de  grandeur  et  de 
solidité,  reste   et  restera  inimitable  pour  les  peuples  dont  le 
sang   n'est  pas  composé   de    la  même  façon.    La    vertu   et   la 
morale  entrent  ^ouv  fort  peu  dans  lalliage  qui  l'a  rendue  pos- 

(1)  P.  537. 

(2)  Mérimée  l'en  félicita  même. 

(3)  P.  118. 


ciiAPniii:  IV  s.):) 

sil)lc.  Mais  la  longue  expérience  de  ce  qu'il  faut  admettre  ou 
repousser  pour  que  des  natures  vigoureuses  vivent  ensemble 
sans  user  leur  valeur  à  s'entre-dctruirc  n'en  a  pas  moins  créé 
un  ordre  social  plein    de    vérité  el   de  (Iroiiiire.  »   Seul   Tari, 
autrefois  demi-nègre  à  ses  yeux,  a  maintenant  son  adliésiou 
sans  rechute,  au  moins  pour  ses  branches  les  plus  nobles  (car 
la  dangereuse  Diamante  d'Amadis  ne  possède  un  lompéramont 
d'artiste  que  par  la  grâce  de  son  sang  corrompu).  Mais,  sur  ce 
dernier   point,   Wagner  n'avait   pas    besoin    d'un    inspirateur 
nouveau  pour  attribuer  une  portée  infinie  à  ses  créations  musi- 
cales (1),  et  Schopenhauer  lui  avait  dès  longtemps  fourni  une 
théorie  esthétique  tout  à  fait  adéquate   à  ses  ambitions  déme- 
surées.  Un  jour,   dit  le  docteur  Krelzer  (2),  et  cet  aveu  est 
bien  précieux  sous   la  plume   d'un   homme  qui  pense  comme 
M.   Schlemaun    de  l'inHuence   de  Gobineau    sur  Wagner,  un 
jour,  la  conversation  de  Wahnfried  ayant  touché  les  questions 
sociales,  qui,   au    début  des  années  quatre-vingt,    occupaient 
singulièrement  l'opinion,  Wagner  défendit  la  conception  du 
monde  de  son   maître  Schopenhauer  et  la  morale  de  la  com- 
passion.  Gobineau  n'en  voulut  rien  savoir.  Préférer  dans  ce 
monde  de  misère  le  pauvre  au  riche,  le  sot  au  sage,  l'estropié 
à  l'homme  de  santé,  c'était  à  son  avis  une  erreur.  D'ailleurs, 
une  nature  élevée  se  montre  d'elle-même,  et  indépendamment 
de  tout  précepte,    pitoyable,   prête  au   sacrifice  et  sans  souci 
des   conjonctures   matérielles.  A  la  résignation  chrétienne,  il 
opposait  la  dignité  païenne;  à  celui  qui  pardonne  tendrement, 
celui  qui  accepte  sans  une  plainte  et  sans  une  faiblesse;  au 
renoncement  passionné,  le  renoncement  dédaigneux.  En  tout 
cas,  sous  aucune  forme,  il  ne  voulait  entendre  parler  de  l'éga- 
lité  des  hommes!  Ce   trait  est  profondément  caractéristique; 
voilà   le  néostoïcisme  de  l'impérialisme  vérif aille,  en  face  du 
mysticisme  fade  de  légalité  transcendante;  l'ascétisme  arian, 

(1)  Nietzsche  a  écrit  ir()iiii|uriiuMit  le  Cas  Watjiicr,  traduction  française, 
p.  30.)  :  «  L'homme  est  perdu  !  (jui  le  sauvera?  Comment  sera-t-il  sauvé?  Ne 
répondons  pas,  soyons  (•irconspccts. . .  mais  personne  ne  dnji  doiuer  (lue  now: 
ne  le  sauvions,  que  notre  musif|ue  seule  ne  le  sauve!  " 

(2)  P.  53. 


360  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

fils  de  la  raison  orgueilleuse,  toujours  en  méfiance  devant 
l'ascétisme  demi-nègre  d'un  Bouddha  ou  d'un  Schopenhauer. 
Voilà  l'antithèse  évidente  entre  l'inspiration  d'un  Wagner  et 
celle  d'un  Gobineau,  sur  le  point  même  qui  les  rapproche, 
c'est-à-dire  la  tendance  ascétique  du  système  nerveux  fatigué 
par  l'hérédité,  par  la  pensée  et  par  l'âge. 

Quel  champ  reste-t-il,  après  ces  constatations,  pour  une 
prétendue  collaboration  du  comte  dans  l'édifice  philosophique 
de  Bayreuth? 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  bien  que  la  Renaissance  ne  se  trouve 
nulle  part  mentionnée,  même  par  allusion,  dans  Religion  et  Art, 
admettons  que  les  idées  qu'y  déchiffre  M.  Schemann  aient 
frappé,  en  effet,  Richard  Wagner,  sous  la  forme  vivante  que 
son  nouvel  ami  avait  su  donner  à  leur  expression.  Acceptons 
des  deux  wagnériens  éminents  que  nous  avons  cités  l'assurance 
d'une  inspiration  flatteuse  après  tout  pour  notre  amour-propre 
national;  non  sans  répéter  encore  que  ces  suggestions  inat- 
tendues ne  sont  aucunement  dans  le  sens  de  la  doctrine  gobi- 
nienne  en  son  ensemljje.  Comme  d'ailleurs  elles  ne  touchent 
pas  l'aryanisme,  qui  surtout  nous  intéresse  dans  celte  étude, 
nous  reviendrons  à  notre  sujet  en  quittant  la  «  Renaissance  » 
pour  passer  à  l'examen  de  l'influence  exercée  sur  Wagner  par 
les  théories  ethniques  de  VEssai,  et,  en  conséquence,  par  les 
convictions  réelles  et  fondamentales  de  (Jobineau.  Car  cette 
influence-là  existe  à  coup  sur,  l)ien  qu'à  l'état  évanouissant, 
comme  nous  allons  le  démontrer;  et  elle  se  montre  bien  plus 
facile  à  percevoir  de  façon  précise  que  l'écho  problématique 
d'une  fantaisie  passagère,  telle  que  fut  chez  le  comte  la  rédac- 
tion de  SCS  Scènes  histort'ffiies. 


III 

LA    «    RÉGÉNÉRATION.     »     AVANT    LA    LECTURE    DE    l'     «    ESSAI    "     PAR    WACSKR 

Parcourons,  en  effet,  dans  cette  intention  maintenant  bien 
déterminée,  les  pages  de  Religion  et  Art,  ce  monument  capital 


CHAPITRE    IV  361 

de  la  philosophie  des  dernières  années  de  Wagner.  Tout 
d'abord,  l'auteur  v  avoue  très  nettement  son  désir  ardent  de 
pouvoir  admettre  une  dégénérescence,  car  il  aurait  droit  d'en 
conclure  que,  loin  d'être  en  progrès,  (omme  l'estime  l'école 
matérialiste,  l'humanité  a  sans  cesse  suivi  une  voie  descendante 
depuis  ses  origines,  comme  préfère  le  croire  l'école  mystique. 
Il  souhaiterait  de  plus  que  la  cause  initiale  de  la  dégénéres- 
cence fût,  pour  riiumanité,  une  erreur  accidentelle,  acces- 
soire, une  folie  de  jeunesse,  le  résultat  d'un  niancjue  d'expé- 
rience, afin  qu'elle  en  semblât  plus  facilement  réparable,  afin 
qu'on  pût  espérer  de  voir  nos  contemporains  rentrer  dans  le 
droit  chemin  à  la  voix  de  quelques  sages  inspirés  et  s'adonner 
plus  volontiers  aux  jouissances  réparatrices  de  l'art,  sans  pré- 
judice de  remèdes  moins  éthérés.  Car  Wagner  parait  se 
résoudre  à  chercher  maintenant  des  auxiliaires  thérapeutiques 
à  sa  panacée  musicale,  jadis  sans  rivale.  Or,  de  pareilles 
aspirations  sonnent  précisément  comme  un  appel  à  un  Gobi- 
neau qui,  fidèle  à  lui-même  dans  son  appréciation  du  passé, 
c'est-à-dire  au  regret  de  la  mésalliance  corruptrice,  serait  en 
revanche  dépouillé  de  son  pessimisme  d'avenir,  pour  avoir 
découvert  un  antidote  efficace  contre  le  poison  du  mélange; 
comme  nous  verrons  que  plusieurs  de  ses  continuateurs  y  sont 
en  effet  parvenus,  et  comme  Wagner  lui-même  va  le  tenter 
aussitôt  qu'il  admettra  la  réalité  du  diagnostic  gobinien  (1). 

Toutefois,  et  c'est  là  une  preuve  que  (du  moins  avant 
d'écrire  ce  dernier  complément  de  Religion  et  Art  intitulé 
Héroïsme  et  Christianisme,  auquel  nous  viendrons  tout  à 
l'heure)  Wagner  ignorait  VEssai  et  les  théories  maîtresses  de 
son  ami,  toutefois,  il  recourt  d'abord  à  un  autre  médecin, 
dont  la  coopération  et  le  droit  de  priorité  sont  même  im  peu 
fâcheux  pour  Gobineau.  Nous  voulons  dire,  comme  on  le  sait 
peut-être,  un  de  nos  compatriotes  encore,  Gleizès,  mort  sep- 
tuagénaire en  1842,  après  avoir  vécu  longtemps  suivant  les 
principes  végétariens  sur  les  pentes  des  Pyrénées  et  écrit  un 
ouvrage  enthousiaste  à  l'honneur  de  cette  théorie  :  Tlinlysia 

(1)  Voir  Werke,  t.  X,  p.  236  et  suivantes. 


362  LE   COMTE    DE    (;0RI1NEAU 

OU    le  Salut    (le    thumanùé,   qui  lut   traduiL  en  allemand  par 
R,  Springcr  en  1873. 

Avec  la  soudaineté  d'en^jouement  que  ses  biographes  si- 
p^nalent  dès  son  premier  contact  avec  Schopenliauer  en  185{), 
et  que  seule  égalait  la  superficielle  légèreté  de  sa  lecture, 
Wagner  s'empare  de  la  théorie  du  doux  maniaque  français  et 
en  tire  toutaussitôtrcsquissc  d'une  philosophie  végétarienne  (I) 
de  VHistoire  universelle,  le  schéma  d'un  Essai  où  le  poison  du 
mélange  serait  remplacé  par  le  venin  des  ptomaïnes  enfer- 
mées dans  la  chair  animale  (2). 

C'est  ainsi  que  le  judaïsme  lui  demeure  odieux,  même  à  ce 
point  de  vue  si  spécial,  parce  que  la  Oenèse  fait  consister  la 
chute  d'Adam  dans  la  dégustation  d'un  fruit,  dont  la  pulpe  devait 
être  au  contraire  si  favorable  à  sa  santé,  et  parce  que  le  Dieu 
de  l'Écriture  préfère  l'agneau  sanglant  d'Ahel  aux  honnêtes 
céréales  de  Gain.  C'est  ainsi  qu'admettant,  sur  le  témoignage 
des  belles  religions  de  l'Inde,  une  humanité  primitivement 
végétarienne,  il  ne  s'explique  que  par  des  catastrophes  géolo- 
giques, bouleversant  la  région  fortunée  des  tropiques  et 
chassant  les  malheureux  humains  vers  les  climats  inhospita- 
liers du  Nord,  le  triste  courage  qui  leur  conseilla  de  préférer 
enfin  le  meurtre  à  la  famine  et  de  porter  la  main  sur  leurs 
frères  animaux.  Ne  voit-on  pas,  dit-il,  que,  sur  les  bords  riants 
des  lacs  canadiens,  <les  fauves  parents  de  la  panthère  et  du 
tigre  vivent  encore  aujourd'hui  de  fruits  et  de  racines.  Ne 
constate-l-on  pas  aux  Etats-Unis  que  des  criminels,  soumis 
dans  les  prisons  au  régime  végétal,  deviennent  en  peu  de 
temps  des  citovens  exemplaires.  N  est-ce  pas  enfin  l'usage  de 
la  viande  qui  prépare  toutes  nos  infirmités,  et  jusqu'à  notre 
mort  pénible  et  prématurée  que  la  Nature  aurait  amenée 
comme  le  soir  d'un  beau  jour.  Que  si  les  intempéries  septen- 

(1  I>e  traducteur  de  Gleizès  s'empressa  de  donner  queltjne  développement  à 
cette  tentative  apocalyptique  dans  les  Bayreuther  Blœtter  (avril-juillet  1881). 

(2)  Rousseau  n'a  pas  fait  défaut  sur  ce  point  à  son  rôle  de  précurseur.  On  se 
souvient  du  passaj^e  violent  de  \  Emile  sur  l'usage  de  la  chair  (liv.  II).  "  Les 
grands  mangeurs  de  viande  sont  en  général  cruels  et  féroces.  La  barbarie 
anglaise  est  connue...  Tous  les  sauvages  sont  cruels  et  leurs  mœurs  ne  les 
portent  point  à  l'être;  cette  cruauté  vient  de  leurs  aliments,  etc.  » 


CHAPITI'.K    IV  8,i3 

trlonales  nécessitent  réellement  une  alimcnlallon  plus  azotée, 
il  suflirail  d'amener  riiumanilé  à  une  émigration  rationnelle 
vers  le  Midi  pour  mettre  vui  terme  aux  massacres  odieux  des 
chasseurs,  école  et  préparation  des  boucheries  bclli(|ueuses 
du  (diamp  de  bataille. 

Telle  est,  dans  ses  grands  Iraits,  la  première  conception  de 
la  dégénérescence  et  de  la  régénération  chez  Wagner.  Il  reprit 
bientôt  la  j)1uhio  sur  ce  sujet  dans  ses  Bayrentlicr  Bl<vitei\, 
d'abord  pour  une  invocation  Tervente  à  la  })hilo.so[)liie  rédemp- 
trice de  Schopenhauer  [A  quoi  sert  celte  constatation?),  puis  pour 
un  nouvel  accès  de  son  antisémitisme  intermittent  [Connais- 
toi  toi-même!),  et  enfin,  dans  le  dernier  des  compléments  (|ui 
se  rattachent  à  Religion  et  Art  [Héroïsme  et  Christit/nismc),  pour 
une  confidence  soudaine  de  ses  impressions  toutes  fraîches  à 
la  lecture  de  VEssai  sur  l'inégalité  des  races.  Car  la  Renaissance 
peut-être,  les  conversations  de  (îobineau  certainement,  l'ont 
assez  tardivement  amené  à  prendre  connaissance  de  l'œuvre 
fondamentale  de  son  ami. 


IV 

Acrnox   DE  l' «  kssai  »   sur   i,  a  pe^sséio   di-;  wahineu 

Les  premières  lignes  à' Héroïsme  et  Christianisme ']ci\.en\.^  eu 
effet,  le  lecteur  au  cceur  du  gobinisme,  en  même  temps  qu'elles 
apprenaient  au  cénacle  wagnérien  le  nom  de  son  auteur.  Non 
qu'elles  renient  la  thèse  végétarienne,  qui  s'y  trouve,  au  con- 
traire, résumée  d'abord  en  quelques  mots;  mais  elles  annoncent 
qu'une  autre  voie  de  la  dégénération  a  été  indiquée  par  un 
des  hommes  les  plus  spirituels  de  notre  temps.  Cette  épithète 
est  même  assez  caractéristique,  accompagnant  la  présentation 
du  comte  aux  fidèles  de  IJayreuth;  elle  précise  à  la  fois  et  la 
nature  des  relations  entre  le  penseur  allemand  et  le  diplomate 
français,  i^elations  plus  sociales  que  philosophiques;  et  la 
nuance  de  l'opinion  du  [)remier  sur  le  second,  opinion  identi(|ue 
à  celle  de  leur  amie  commune,  Mlle  de  Meysenbug.  Wagner 


364  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

expose  alors,  très  brièvement  d'ailleurs,  la  théorie  de  VEssai 
sur  le  poison  du  mélange,  parce  qu'elle  répond,  exactement 
pour  moitié,  à  ces  vœux  plus  ou  moins  conscients  que  nous 
avons  dit  tout  à  l'heure  présents  dans  son  esprit,  avide  de  régé- 
nération et  de  rédemption.  En  effet,  d'une  part,  la  dégénéres- 
cence issue  du  mélange  résulte  bien  d'une  erreur  initiale  de 
l'humanité,  dénuée  d'expérience  en  ses  jeunes  années.  Mais, 
d'autre  part,  Gobineau  proclame  celte  erreur  irréparable;  et 
aussitôt,  dès  ces  premiers  pas  de  marche  commune,  le  nouveau 
disciple  se  sépare  de  son  guide.  Car,  s'il  veut  croire  à  la  dégé- 
nérescence, c'est  uniquement,  nous  lavons  dit,  pour  pouvoir 
préparer  une  régénération  dans  laquelle  l'art  de  Bayreuth  se 
réserve  en  toute  occurrence  une  part  prépondérante.  La  con- 
clusion pessimiste  de  VEssai  doit  donc  être  tout  d'abord  écar- 
tée, afin  que  l'humanité  malade  puisse  entrevoir  une  perspec- 
tive de  convalescence. 

Toutefois,  avant  de  proposer  son  propre  remède  au  poison 
du  mélange,  Wagner,  sans  cesse  poursuivi  par  des  préoccupa- 
tions schopenhauerienncs  de  plus  en  plus  tyranniques  avec  les 
progrès  de  l'âge,  va  tirer  de  son  mieux  du  livre  de  Gobineau 
une  théorie  ascétique  et  héroïque  à  la  fois,  que  l'auteur  n'y 
avait  certainement  pas  mise  de  fa(;on  consciente,  mais  que 
peut-être  il  n'était  pas  éloigné,  nous  l'avons  dit,  d'y  découvrir 
lui-même  vers  la  fin  de  sa  vie,  et  qui  mérite  à  ce  titre  d'être 
ici  résumée.  Quel  serait,  d'après  VEss  i,\c:  privilège  original  de 
la  race  blanche,  se  demande  Wagner,  et  c'est  une  question 
délicate  en  effet,  sur  laquelle  nous  serons  heureux  d'avoir  son 
sentiment.  «  Avec  une  belle  sûreté  de  vue,  Gobineau  le  recon- 
naît non  pas  dans  un  développement  exceptionnel  des  qualités 
morales  elles-mêmes,  mais  dans  une  plus  grande  provision  des 
principes  d'où  ces  qualités  découlent  (1).  »  Il  faut  attribuer  la 
supériorité  ariane  à  une  sensibilité  plus  vive  et  tout  à  la  fois 
plus  fine  de  la  volonté,  appuyée  de  cette  acuité  plus  pénétrante 
de  l'intellect  qui  est  nécessaire  au  parfait  exercice  du  vouloir. 
Chez  le  blanc,  l'intelligence,   sous   l'impulsion  d'une  volonté 

(1)  Voir  en  effet  Es'iai,  t.  II,  p.  363. 


CHAPITRE    IV  365 

aux  innombrables  désirs,  s'élève  à  une  clairvoyance  qui  rejette 
quei([uc  bunière  sur  la  volonté  elle-même  et,  devenue  capalde 
de  la  contenir,  prépare  une  tendance  morale  (l).  Au  contraire, 
la  subordination  de  Tintelli^jence  à  la  volonté  caractérise, 
pour  le  scbopenbauerien  qu'est  Wajjncr,  les  natures  et  les 
races  inférieures.  Chez  celles-ci  la  souifrance,  en  dépit  de  mani- 
festations extérieures  plus  violentes  parfois,  est  ])roportionnel- 
lement  moins  consciente,  moins  sentie  parce  (jue  l'intellect  est 
dominé  j)ar  la  passion  aveuf[lc.  Au  lieu  cjue  chez  les  natures 
et  les  peuples  supérieurs,  une  conscience  plus  nette  de  la 
souffrance  amène  l'intelligence  à  pénétrer  enfin  la  triste  énigme 
de  ce  monde  mauvais.  Ces  natures-là,  que  nous  nommons 
héroïques,  ayant  pris  conscience  d'elles-mêmes  dans  la  souf- 
france, triomphent  dans  la  mort  comme  un  Tristan,  une  Eli- 
sabetli  ;  leur  ty|)e  primitif  fut  Hercule,  humblement  soumis 
aux  travaux  imposés  par  la  jalouse  Junon  au  hls  de  son  infidèle 
époux.  Or,  la  race  blanche  tout  entière  a  |)articipé  à  de  rudes, 
à  de  salutaires  travaux,  et  mérité  par  là  dans  son  ensemble  la 
couronne  de  l'héroïsme;  car  l'âpre  climat  dont  elle  est  sortie 
pour  entrer  dans  riiistoire  lui  imposa  d'indicibles  efforts  contre 
les  éléments  adverses.  De  là  [cette  fière  conviction  de  leur 
valeur  personnelle  qui  donne  à  un  Hercule,  à  un  Siegfried  le 
sentiment  de  leur  origine  divine;  de  là  cet  orgueil  allemand 
contemporain,  source  féconde  d'actions  viriles.  Et  voici  poindre 
l'ascétisme  arian,  unique  et  équivoque  lien  entre  Wagner  et 
Gobineau,  que  nous  avons  vu  surgir  dans  l'àme  mûrie  du  comte, 
qui  préoccupera  les  dernières  années  de  Nietzsche  et  qui 
amène  le  penseur  de  Bayreuth  à  préférer  dans  Schopenliauer, 
au  quiétisme  lénitif  du  renoncement  graduel,  la  conversion 
violente  et  soudaine,  effort  suprême  de  la  volonté.  Le  héros 
arian,  se  redressant  avec  effroi  devant  la  corruj)tion  enfin 
reconnue  de  sa  race,  de  ses  coutumes  traditionnelles,  de  son 
honneur,  deviendrait,  par  une  conversion  merveilleuse  de  sa 
volonté  jusqu  alors  égarée,  le  saint. 

M  t  Ces  ilédudions  sont  fort  difUciles  à  suivre  pour  qui  n'est  j);is  niiiiiliarisé 
avec  la  pensée  de  Scliopenhuuer  et  de  l'école  wagnérienne,  mais  il  est  dil'ticile 
de  les  développer  davantage  en  peu  de  mots. 


366  LE    COMTE    DE   GORINEAU 

Traduils  tant  l»ien  fjuc  mal   dans  le  jargon  scliopenhauerien 
familier  à  la  pensée  de  Wa^jner,  ces  extraits  de    [l'essai  sont 
encore  traités  jusqu'à  un  certain  point  dans  le  sens  des  idées 
de   Gobineau,  puisque   le  désir  de  leur  interprète   est  en  ce 
moment  de  concilier  autant  (|ue   possible  les  doctrines,  anti- 
thétiques à  notre  avis,  de  son  maitre  en  philosophie  et  de  son 
ami  français.  L'héroïsme  en  est  le  point  de  contact,  bien  que 
Tauteur  de  VEssai  le  reconnaisse   dans  la  lutte   pour  la  vie, 
tandis  que  les  élèves  de  Schopenhauer  le   voient  instinctive- 
ment dans  l'anéantissement  volontaire,  dans  le  trépas  joyeux, 
et  chantent  le  »  triompbe  dans  la  mort»  .  C'était  aussi  le  tbèmc 
des   Amants    de    Kanclahar,    car    le    décourajjement   s'associe 
maintenant  à  l'exaltation  dans  la  pensée  du  comte.  Et  le  mot 
d'héroïsme,  le  culte  des  héros,  ne  s'appliquent-ils  pas  au  vail- 
lant Sicjjlried  et  au   preux   féodal,  comme  à  rascètc  bralima- 
niqiie,  au   pur  Simple   Parsilal    ou    au   (ilirist  expirant  sur  la 
croix?  Seulement,  pour  le  blanc  de  VE.ssai,  le   courapjC  devant 
la  mort  n'était  (ju'une  condition  nécessaire  des  succès  tempo- 
rels, et,  inversement,  l'énergie  dans  l'action  fut,  en  principe, 
antipatbique  au  quiétisme  schopenhauerien  et  n'y   trouva  sa 
place  que  de   façon   tardive,  accessoire,  contradictoire  même. 
Mais  le  stoïcisme  foncier  d'un  (loi^ineau  peut  faire  illusion  aux 
deux  partis,  celui  de   la    mort  et  celui  tie  la  vu',  parce  qu'il  se 
tient  sur  leur  frontière,  ])rét  à   glisser  aussi   bien  vers  l'ascé- 
tisme   négateur  de   l'action    (|ue  vers   la    loi   de   l'activité,   au 
moins  intellectuelle. 

Cependant,  voilà  que,  quittant  son  attitude  conciliatrice  et 
accentuant  soudain  l'expression  de  ses  pro[)res  préférences, 
Wagner  va  nous  entraîner  à  cent  lieues  du  négateur  de  la 
vertu  sociale  du  christianisme  qu'est  toujours  demeuré  notre 
compatriote,  pour  nous  plonger  sans  transition  dans  l'atmos- 
phère mystique  et  brumeuse  des  cimes  du  Montsalvat,  pour 
nous  apparaître  lui-même  tel  que  Nietzsche  le  vit  après  187G, 
«  effondré  d'un  seul  coup,  irrémédiablement  anéanti  devant  la 
sainte  Croix  (1).  »  Qu'est-ce,  j)oursuit  en  effet  l'auteur  d'//e- 

(1)  JSictziiche  contre  Wagner.,  traduction  All)ert,  p.  90. 


CHAPITRE    IV  367 

rotsme  et  Ch?istianistn<\  (|iii  jtrotliiil  d'ordinaire  celle  conver- 
sion d'où  nail  le  sainl?  C'est  la  conteinpldlion  du  Sauveur  sur 
la  croix,  suscilanl  un  effroi  irrésislil>le  à  l'aspecl  des  résullals 
produits  dans  le  monde  par  le  {jouvernement  de  la  volonté 
aveugle!  Entraînée  par  ce  S[)cctacle,  la  volonté  individuelle, 
dans  sa  plus  haute  énergie,  sa  plus  violente  expansion  de  force 
contre  elle-même,  devient  capalde  d'opérer  la  métamorphose 
héroïque  dont  nous  ])arlions  tout  à  l'heure. 

Or,  de  quelle  valeur  est  le  sang,  la  race,  pour  préparer  un 
tel  miracle.  Précédemment,  il  semblait  que  la  famille  blanche 
possédât  en  ce  sens  un  j>rivilège  qui  llollait  devant  la  pensée 
de  \\  agner  comme  un  rellet  des  enseignements  impérialistes 
de  VEssai.  Mais  nous  sommes  obligés  de  constater  ici  qu'à  ses 
yeux  ce  privilège,  s'il  exista  jamais,  a  été  en  tout  cas  abrogé  par 
la  venue  du  Sauveur.  Car  remarquons  d'abord  avec  lui  que 
le  Christ  est  sorti  de  ce  chaos  oriental  des  j)euplcs  sémitisés, 
qui  avait  corrompu  successivement  la  (Jrcce  et  la  latinité; 
observons  encore  que  l'Eglise  romaine,  avec  ses  saints  admi- 
rables, est  «  la  propriété  de  la  race  lalinc  "  .  Sans  doute,  le  culte 
des  bienheureux  y  a  subi  des  déviations  blâmables  ;  sans  doute, 
une  corruption  grandissante  empêche  aujourd'hui  cette  Eglise 
de  produire  encore  des  saints  véritables.  N'importe,  comment 
supposer  que  le  sang  de  la  chrétienté  soit  gâté  sans  retour, 
puisque  c'est  le  sang  du  Sauveur  lui-même.  Et  qui  serait  assez 
sacrilège  pour  se  demander  si  le  sang  du  Christ  appartient  à  la 
race  blanche  ou  à  toute  autre,  puisqu'il  symbolise  précisément 
V unité  de  l'espèce  humaine^  parvenue  à  ce  point  de  développe- 
ment qui  est  la  »  faculté  de  la  souffrance  consciente  "  Si  le 
sang  de  la  race  blanche  a  possédé  tout  d'abord  de  façon  privi- 
légiée cette  faculté  suprême,  le  sang  du  Sauveur  coulant  dans 
sa  compassion  divine  pour  l humanité  tout  entière  lui  en  a 
transmis  la  vertu,  sans  exception  de  personnes. 

Bien  mieux,  revenant  à  l'une  des  hypothèses  les  plus  arrié- 
rées, les  plus  dépassées  de  son  maître  en  philosophie,  sur 
l'origine  des  espèces,  Wagner  imagine  que  le  genre  humain, 
après  avoir  constaté  instinctivement  la  décadence  de  ses  la- 
milles  les  plus  favorisées,  se  concentra  soudain,  vers  l'an  l"" 


368  LE    COMTE    DE    GOlîlNEAU 

de  notre  ère,  dans  un  effort  suprême,  dicté  par  la  nécessité  de 
sa  conservation,  pour  produire  non  pas  une  surespèce  (comme 
dans  Schopcnhauer),  mais  le  sang  du  sauveur,  sorte  de  quin- 
tessence, de  sublimation  de  l'humanité  souffrante.  Et  le  maître 
aperçoit  dans  une  apothéose  Hnale  le  monde  régénéré  par  son 
adhésion  au  vrai  christianisme,  celui  de  Parsifal  sans  aucun 
doute;  tandis  qu'on  sait  assez  combien  son  ami  français  atta- 
chait peu  d'importance  au  fait  que  le  christianisme  régnerait 
un  jour  sur  les  ruminants  humains  de  l'avenir. 

Que  reste-t-il  donc  de  l'enseignement  gobinien  dans  ces 
fumeuses  rêveries,  où  se  croisent  les  souvenirs  du  Graal  et 
ceu.v  du  Monde  comme  volonté  (l)? 


LA    C  O  L  L  A  II  (>  li  A  r  ut  N     I)  i:    G  O  I!  I  N  K  A  11     A  V  X     «   B  A  Y  n  E  U  T  H  I   11    I!  I,  T:  T  T  E  11  » 

Si  l'on  voulait  trouver  encore  un  témoignage  de  l'opposition 
foncière  entre  les  vues  de  ces  deu.v  vieillards  fatigués  par  la 
vie,  qui  se  plurent  à  unir  durant  leurs  derniers  jours  les  effu- 
sions de  leurs  sentiments  artistiques  et  de  leur  commune  rési- 
gnation devant  le  fardeau  des  années,  il  sufhrait  de  lire  l'unique 
article  écrit  par  Gobineau  à  l'intention  des  Bayreuther  Blœtter, 
et  préfacié  par  le  maître  de  la  maison  (i2).  On  trouve  dans  cet 
examen  de  l'état  présent  du  monde  d'abord  une  sorte  de 
résumé  de  VEssai  complété,  à  l'égard  de  la  latinité,  par  une 
nouvelle  bordée  d'injures,  qui  sont  le  fruit  d'un  quart  de  siècle 
de   malveillante   observation.   Nous   apprenons,   par  exemple, 

(1)  Les  dernières  li(;ne8  d'Héroïsme  et  Christianisme  sont  encore  plus 
incouipréliensibles  el  l'aiiU'ur  s'arrête  brusquement,  promettant  une  suite  qui 
n'e.st  jamais  venue  éclairer  la  lanterne  de  l'éminent  illusionniste.  Ajoutons  que 
Uas  Wcihliclir  im  Mriisclilichcn,  exquisse  commencée  deux  jours  avant  la 
mort  du  maître,  sijjualait  une  troisième  source  de  la  déjjénération  dans  les 
mariages  sans  amour  :  digne  fruit  de  la  lecture  de  quelque  roman  sentimental. 

(2)  «  Un  jugement  sur  l'état  actuel  du  monde.  »  Mai-juin  1881.  La  feuille 
de  Bayreuth  n'a  publié,  en  outre,  que  des  traductions  de  fragments  ou  des 
analyses  d'ouvrages  antérieurs  du  comte. 


GIlAPITUE    IV  369 

que  certains  Brésiliens,  assez  osés  pour  proclamer  devant  notre 
ministre  à  Ilio  leur  confiance  dans  les   destinées  de  la  race 
latine,  et  sans  doute  assez  naïfs  pour  s'imaginer  lui  plaire  par 
une    telle   profession    de    foi,  j^ortaient    |)ourtant   dans    leurs 
veines,    par   parties    égales,    du    sang    portugais,    guarani    et 
nègre;  le  premier  se  décomposant  en  ibérien,  romain,  arabe 
et  autres;  le  second  participant  de  toutes   les   familles  préhis- 
toriques du  nouveau  monde;  le  troisième,  de  toutes  celles  du 
continent  africain.  Allez  donc  appeler  »  race  »  l'hérédité  d'une 
pareille  mixture!  Ce  sang  latin  paraît  d'ailleurs  à   Gobineau 
plus  répandu  dans  l'Europe  entière  qu'il  ne  1  estimait  jadis  :  il 
a  pu  constater  ses   étonnants  développements  jusqu'en  Nor- 
vège; et  partout  on  en  voit  sortir  l'esprit  levolutionnaùe,  qui 
est  sa   marque   propre  aux  yeux   du  comte.    Pour  les  fds  du 
chaos  des  peuples,  le  moven  âge  est  non  avenu;  le  dix-neu- 
vième siècle  se  soude  directement  au  quatrième,  en  restaurant 
ce  concept  de  la  décomposition,  de  la  "  fin  » ,  qui  est  l'inspira- 
tion propre  du  romanisme.  Mais  voici  qui  est  à  la  fois  conso- 
lant comme  manifestation  de  la  justice  immanente  et  terrifiant 
par  les  perspectives  d'avenir  qui  s'ouvrent  aujourd  hui  devant 
l'humanité  :  depuis  ÏEssai,  le  comte  a  vu  de  près  l'Asie,  et  il  en 
a  suivi  durant  un   quart  de  siècle  l'évolution  diplomatique  et 
économique.  En  passant,  une  anecdote  sur  le  président  Dupin 
caractérise  la  frivolité  que  l'esprit  public  apporte  en  France 
au  jugement  de  ces  graves  questions;  car  le  spirituel  parle- 
mentaire se  serait  un  jour  étonné  que  la   prise   par  le   shah 
(chat)  de  la  ville  d  Hérat  (des  rats)   pût  provoquer  les  souris 
(sourires) de  l'Assemblée  législative.  Il  faut  un  incurable  aveu- 
glement  pour    hasarder  ces    pantalonnades    en    présence    de 
langoissante  réalité;  la  Russie,  par  ses  progrès  et  ses  travaux 
dans  le  Turkestan,  par  ses  chemins  de  fer  et  par  ses  canaux, 
est   en    train  de    rouvrir   les   vieux   chemins    d'invasions    qui 
demeuraient  fermés  depuis  des  siècles,  grâce  à  la  désolation 
de  régions  devenues  meurtrières  à  toute  armée  conquérante. 
Nous  retrouverons  dans  le  \)oème  d  Amadis  ces  vues  plus  que 
pessimistes  sur  notre   prochain  avenir;  c'est  le    péril  jaune, 
c'est  l'inondation   mongole  imminente  que  dénonce  le  diplo- 

24 


370  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

mate,  et  qu'il  montre  préparée  par  la  complicité  inconsciente 
des  Slaves,  ces  portiers  de  1  Europe,  prêts  à  en  livrer  les  clefs 
à  leurs  demi-frères  asiatiques  (1).  Par  là,  en  dix  années  seule- 
ment, le  monde  peut  être  radicalement  transformé  !  Et  ces 
choses  étaient  bien  annoncées  dans  VEssai;  le  seul  tort  que 
l'auteur  se  reproche  dans  sa  vieillesse,  c'est  d  en  avoir  prévu 
jadis  la  réalisation  trop  lente,  en  raison  d'un  excusable  opti- 
misme de  jeunesse.  Nous  sommes,  en  effet,  su7-  le  point  de 
contempler  ces  misères  et  ces  ruines,  et  il  convient  donc 
d'avancer  d'environ  sept  mille  ans  le  créjuiscule  du  monde 
arian. 

Telles  sont  les  perspectives  réellement  affolées  que  Richard 
Wagner,  en  préfacier  serein  et  détaché,  annonce  paisiblement 
à  ses  fidèles.  Sa  belle  placidité  s'explique  cependant  :  c'est, 
dit-il,  que  si  du  pessimisme  de  Schopenhauer  nous  avons  pu 
tirer,  dans  lieUgion  et  Art^  l'espoir  d'une  rédemption  pour  ce 
monde  pervers,  au  milieu  du  chaos  d  impuissance  et  de  folie 
que  nous  découvre  notre  nouvel  ami,  nous  apercevons  un 
indice  qui  nous  permet  aussi  lespoir.  Indice  invisible,  mais 
perceptible  à  l'ouïe.  Quelque  chose  comme  un  soupir  de  la  plus 
pf'ofonde  compassion,  tel  que  nous  l entendîmes  jadis  sur  le 
Golgoth(/,  et  qui  sort  cette  fois  du  plus  profond  de  notre  cœur. 
Allez  donc  parler  histoire  à  un  semblable  mystique  !  La  peine 
de  Gobineau  est,  en  effet,  totalement  perdue,  et,  à  l'avis  de 
son  interprète  imperturbable,  toute  la  conséquence  de  son 
amertume  sera  d'inspirer  une  salutaire  frayeur  à  notre  époque 
irréfléchie  et  de  secouer  cet  optimisme  de  commande  qui 
nous  arrête  encore  sur  une  voie  de  salut  si  clairement  indi- 
quée pourtant  par  le  soupir  de  tout  à  l'heure.  Est-il  possible, 
en  vérité,  de  se  plus  aimer  et  de  se  moins  comprendre  que 
ne  firent  cet  introducteur  et  ce  préfacié? 

(1)  Au  même  ordre  d'idées  se  rapporte  un  petit  écrit  du  comte  intitulé  :  c  Ce 
qui  se  passe  en  Asie,  «  qui  parut  après  sa  mort  en  1885  dans  la  Revue  du 
Monde  latin. 


CHAPITRE   IV  i1\ 


VI 

LE    THÉÂTRE    PERSAN     ET    1,'aHT    DE    BAYREUTH 

La  plus  réellement  wagnérienne  à  notre  avis  des  productions 
de  notre  compatriote,  c'est  un  chapitre,  lout  à  fait  épisodique 
d'ailleurs,  des  Religions  dans  l'Asie  centrale,  qui  traite  du  théâtre 
persan.  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de   penser  que  ces 
pages  méritaient  surtout  l'attention  du  réformateur  de  la  scène 
contemporaine,  bien  plutôt  que  les  lieux  communs  de  la  Renais- 
sance et  les  théories  de  \  Essai,  aussi  inassimilahles  pour  son 
intellect  que    le  rostbif   pour  son   estomac.   Elles  furent,   en 
effet,  traduites  en  allemand  parmi  les  premières  dans  Toeuvre 
du  comte,  et  parurent  de  son  vivant  dans  les  Bayreuther  Blœt- 
ter.  Par  une  rencontre  singulière,  vingt  ans  avant  les  débuts 
de  son  amitié  wagnérienne,   Gobineau  avait  contemplé  dans 
l'Iran  une  renaissance  spontanée  de  lart  dramatique  qui  fait 
songer  aux  origines  grecques  ou   médiévales  du  théâtre,  à  la 
naissance  de  la  tragédie  d'Eschyle  et  des   mystères  sortis  de 
nos  cathédrales  gothiques.  Aussi,   parce  que   la    réforme  de 
Bayreuth  fut  précisément  appuyée  sur  la  conception  du  théâtre 
antique   primitif,   le    théâtre   en  Perse    montre    une  sorte  de 
wagnérisme  éclos  en  Orient  presque  à  la   même  heure  qu'en 
Bavière.  Et,  par  une  prédisposition  morale  bien   flatteuse   à 
l'amour-propre  de  l'auteur  de   TannhœuseVy  à  l'instant  où  il 
échouait  devant  les  frivoles  abonnés  de  l'Opéra  parisien,  le  mi- 
nistre de  France  à  Téhéran  se  sentait  pénétré  d'admiration  par 
des  tendances  scéniques  qui  rappellent  de  très  près  les  siennes. 
Le  drame  de  Kerl:)éla,    où,  après  Ali  assassiné  déjà,   tout 
ce  qui  restait  de  la  famille  du  Prophète  périt  sous  les  coups 
de  Yézid,   cette    aventure    tragique   des   saints   Imans  Alides, 
a    fourni    de    tout   temps   aux    sentiments    religieux   des    Per- 
sans un  aliment  analogue  à  celui  que  la  tragédie  du  Calvaire 
assure  à  la  sensibilité  chrétienne;  mais  ils  ne  se  sont  avisés 
de  l'exploiter  sur  la  scène  que  depuis  soixante  ans  environ.  Ils 


:n2  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

savent  y  associer  des  émotions  patriotiques,  car  ils  ont  trouvé 
le  moyen  d'identifier  dans  leur  légende  les  Imans  arabes  avec 
la  nationalité  iranienne  vaincue,  en  mariant  le  saint  Houssein 
à  la  dernière  fille  du  roi  sassanide  Yezdedjerd.  L'évolution  de 
cet  art  dramatique  né  d'hier  était  déjà  fort  sensible  vers  1862, 
et  les  progrès  se  montraient  chaque  année  très  marqués. 
(Tobineau  dépeint  en  traits  heureux  la  réclame  préalablement 
faite  pour  l'entreprise  théâtrale  par  les  respectables  Seyds, 
prétendus  descendants  des  Imans,  à  la  généalogie  peu  sûre, 
mais  à  la  belle  prestance  et  à  la  conviction  communicative; 
puis  la  ferveur  religieuse  des  acteurs  s'identifiant  si  bien  à 
leur  personnage  qu'ils  improvisent  avec  bonheur  dans  le  sens 
du  caractère  et  de  l'action,  la  tension  morale  extrême  de  ce 
public  aux  allures  méridionales  qui  interrompt  sans  cesse  la 
représentation  par  ses  gémissements,  par  ses  malédictions,  par 
quelque  homélie  d'un  orateur  populaire  dressé  tout  à  coup  dans 
ses  rangs;  la  part  prise  au  plaisir  de  la  foule  par  laristocratie 
qui  fournit  à  ses  frais  la  salle  du  spectacle  et  mêle  aux  acteurs 
ses  propres  enfants,  enfin  l'inimitié  sourde  du  clergé  officiel, 
qui  aperçoit  une  dangereuse  concurrence  dans  ce  culte  spon- 
tané créé  par  1  âme  du  peuple  (1).  Et  des  réflexions  salutaires 
se  présentent  alors  à  l'esprit  du  sympathique  spectateur  de  ces 
cérémonies  attachantes  :  notre  théâtre  moderne  n'est,  dit-il, 
qu'un  passe-temps  de  désœuvrés  et  une  fantaisie  de  petits- 
maîtres;  les  masses  ne  sauraient  s'y  intéresser  fortement  et  y 
trouver  la  satisfaction  des  instincts  supérieurs  de  notre  être. 
Ce  n'est  qu'une  élégance  de  l'esprit,  une  distraction,  un  jeu  ; 
tandis  qu'à  la  ressemblance  du  théâtre  grec,  le  théâtre  persan 
est  une  affaire  de  la  plus  grande  conséquence,  l'expression  la 
plus  haute  de  la  vie  religieuse  et  nationale.  Aussi,  ce  spectacle, 

(1)  C'est  cette  partie  si  vivante  de  l'œuvre  de  Gol^ineau  qui  seule  (ostensible- 
ment du  moins;  a  attiré  l'attention  de  Renan  et  inspiré  en  gramle  partie  son 
étude  sur  les  «  Téaziés  de  la  Perse  «  (insérée  dans  les  Nouvelles  études  d'his- 
toire religieuse,  p.  185).  Le  rapprochement  de  ces  compositions  dramatiques 
avec  les  mystères  du  moyen  âge  est  relevé  naturellement  par  l'historien  de  notre 
quatorzième  siècle  littéraire.  «M.  de  Gobineau,  dit-il,  en  décrivit  parfaitement 
le  caractère,  et  traduisit  avec  un  rare  talent  une  des  pièces  les  plus  originales, 
les  Noces  de  Cassetn.  » 


CHAPITRE    IV  373 

Gobineau  l'admire  «  éperdument  »  :  il  a  subi  lui-même  «ces 
ensorcellements,  ces  entraînements  communs,  ce  maj^nétisme 
d'une  foule  dans  laquelle  l'électricité  circule  » .  Et  com.ment 
nier  après  cela  qu'il  ne  fût  prédestiné  à  fournir  à  l'entreprise 
de  Bayreutb  une  de  ses  plus  précieuses  recrues?  Il  nous  sera 
permis  seulement  de  sourire  à  cette  nouvelle  ironie  du  destin 
qui  dirigea  d'abord  vers  les  héros  sémitiques  de  l'Islam  len- 
thousiasme  du  futur  admirateur  des  Siegfried  et  des  Parsifal, 
(îobineau  fut  donc  wagnérien  par  sa  sensibilité  artistique 
raffinée,  comme  par  son  ascétisme  tardif  :  il  ne  le  fut  pas  ou 
ne  le  fut  qu'artificiellement  par  ses  convictions  théoriques. 

Nous  avons  essayé  d'esquisser  les  relations  jusqu'ici  con- 
nues du  pul)lic  entre  les  deux  penseurs;  leur  correspondance, 
qu'on  assure  devoir  être  publiée  quelque  jour,  nous  éclairerait 
davantage,  mais  noïis  doutons  qu'elle  révèle  entre  eux  une 
plus  intime  parenté  intellectuelle,  car  c'est  l'affinité  sentimen- 
tale qui  les  rapprocha  surtout.  Le  germanisme  même,  qui 
leur  avait  été  commun,  diminuait  précisément  chez  l'Allemand 
avec  les  années,  tandis  qu'il  s'exaspérait  chez  le  Français.  Il  y 
eut,  de  part  et  d'autre,  profondes  sympathies  personnelles, 
accord  sur  les  généralités  morales,  sur  les  nol)lcs  préoccupa- 
tions de  l'art,  sur  le  rôle  de  l'idéal  dans  la  vie  des  hommes, 
sinon  dans  celle  des  sociétés.  Alors,  par  une  double  évolution, 
assez  facile  à  des  âmes  "  lassées  et  surchargées  de  connais- 
sances " ,  ainsi  que  AVagner  le  dit  de  Gobineau,  de  mutuelles 
prévenances  les  amenèrent  à  se  placer  instinctivement  sur  un 
terrain  neutre  et  moyen  où  ils  jouirent  en  paix  l'un  de  l'autre. 
Car  il  semble  que  jamais  le  gentilhomme  français  ne  se  soit 
montré  plus  séduisant  qu'au  soir  de  son  existence  de  réflexion 
opiniâtre,  alors  que,  j)resque  détourné  de  la  composition  litté- 
raire par  l'état  de  sa  santé  et  de  ses  yeux,  il  prodiguait  dans  la 
conversation  les  trésors  de  son  expérience  d'érudit  et  de  voya- 
geur, les  fusées  d'une  verve  semi-méridionale  que  l'âge  n'avait 
pas  éteinte.  C'est  ainsi  qu'il  apparut  dans  le  cercle  wagnénen, 
où  son  trop  court  passage  fut  marqué  par  un  sillage  éblouis- 
sant, tel  que  celui  d'une  comète  fantasque  et  fugitive.  Après 
une  brève  rencontre  en  Italie  dès   1870,  ce  fut  à  Rome,  dans 


.314  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

l'hiver  de  1880,  que  les  deux  hommes  lièrent  une  amitié  sou- 
daine et  enthousiaste,  dont  l'anonyme  à  qui  nous  devons 
l'oraison  funèbre  du  comte  dans  les  BaYreuther  Blœtter  nous 
a  conservé  la  physionomie  aimable.  Gobineau  fit  de  longues 
visites  à  Wahnfried  aux  printemps  de  1881  et  1882,  l'année 
de  sa  fin.  Outre  l'attrait  de  sa  personne,  les  familiers  du  lieu 
appréciaient  ses  sentiments  germanophiles,  à  ce  moment  si 
exceptionnels  chez  un  Français.  Il  était  trop  bien  élevé  pour 
ne  pas  les  manifester  dans  une  note  discrète;  mais  on  les  sen- 
tait si  sincères!  Il  insistait  là  sur  son  attitude  conciliatrice  de 
1870,  dont  le  patriotisme  de  son  pays,  e.xalté  par  le  malheur, 
n'avait  pu  comprendre  les  raisons  profondes.  En  art,  il  affec- 
tait de  placer  Rembrandt  au-dessus  de  tous  les  artistes  italiens, 
n'exceptant  que  Michel-Ange,  en  qui,  dans  la  Renaissance  du 
comte,  les  fidèles  de  Wagner  aimaient  à  reconnaître  un  portrait 
instinctif  et  anticipé  de  leur  maître.  Le  "  catiiolique  extrême» 
d'Ewald,  sans  renier  expressément  le  credo  de  son  enfance, 
acceptait  avec  bonne  humeur  de  boire  la  bière  favorite  de 
Luther,  et  il  affichait  son  culte  pour  l'Olympe  germanique, 
son  odinisme  de  Normand,  roi  de  la  mer,  si  bien  à  sa  place 
dans  le  sanctuaire  de  la  Tétralogie  (l).  Il  proclamait  enfin  que 
le  lling  avait  exprimé  la  quintessence  de  ses  idées  sur  la  race, 
les  héros  et  les  dieux,  et  que  le  compositeur  traduisait  en  musi- 
cien ce  que  lui-même  avait  de  tout  temps  ressenti  en  poète. 
Fleur  d'amabilité  naturelle  encore  une  fois,  mirage  d'une 
illusion  amicale  peut-être  :  mais  illusion  certes,  et  qui  ne  sau- 
rait égarer  les  esprits  clairvoyants!  Il  est  piquant  que  Wagner 
et  les  siens  se  soient  ainsi  faits  de  bonne  foi  les  promoteurs 
d'une  renommée  dont  leur  doctrine  ne  peut  que  souffrir,  si  le 
gobinisme  est  l'antithèse  du  Avagnérisme,  comme  nous  espé- 
rons le  démontrer  mieux  encore  par  la  suite  de  ce  travail. 


(i)  On  nous  assure  encore  que  Gobineau  partafjeait  avec  Wagner  le  mépris- 
de  la  pres.se,  de  la  poésie  lyrique  contemporaine,  des  dieux  ou  demi-dieux  de  la 
science;  mais  ces  négatives  conformités  d'esprit  semblent  assez  banales,  outre 
qu'elles  sont  évidennnent  le  fruit  de  communes  blessures  d'amour-propre.  (Voir 
Kretzer,  p.  51.) 


CHAPITRE  V 

l'histoire    d'oT  TAR-JA  I!L  ,    PIltATIi    NORVÉGIEN 
ET    DE    SA    DESCENDANCE 


LA     PORTEE      DE     L    O  l  V  R  A  G  E     ET     SA      METHODE 

L'ouvrage  qui  suit  chronologiquement  la  lienaissance  dans 
la  production  de  Gobineau  est  V Histoire  dOuor-Jarl,  pirate 
norvégien,  conquérant  du  pays  de  Bray  en  Normandie,  et  de  sa 
descend':nce,  cette  descendance  comprenant  la  maison  de 
Gobineau.  Bien  que  ce  livre  n'ait  vu  le  jour  de  la  publicité 
qu'en  1879,  on  assure  que  sa  préparation  occupa  le  comte  pen- 
dant presque  toute  sa  vie,  et  nous  avons  en  effet  rencontré  la 
trace  précise  des  descendants  féodaux  d'Ottardans  VAphroessa 
dès  1869.  La  mision  du  diplomate  en  Scandinavie,  son  séjour 
dans  la  patrie  dOttar,  attachèrent  plus  encore  son  esprit  à  la 
réalisation  de  ce  projet,  qui  aboutit  peu  après  son  retour  en 
France  et  le  terme  de  sa  carrière  oflicielle.  Une  retraite  pré- 
maturée lui  fut  en  effet  assez  brusquement  imposée  par  ses 
chefs  en  1878. 

Ces  pages  ont  une  très  grande  importance  pour  la  psycho- 
logie de  leur  auteur,  car  elles  fournissent  des  renseignements 
précis  sur  son  hérédité  prochaine,  sinon  sur  sa  plus  lointaine 
ascendance,  et  mieux  encore  que  ce  qu'il  était,  elles  indi- 
quent ce  qu'il  croyait  être,  c'est-à-dire  les  raisons  profondes  de 
son  arvanisme,  et  par  là  les  sources  de  son  action  sur  la  pensée 
contemporaine.  Il  faut  avouer  par  contre  qu'en  tant  qu'his- 
torien   objectif   Gobineau    se    montre    cette    fois   décidément 


376  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

Inférieur  à  Ini-méme.  Jamais  il  n'a  déployé  de  façon  plus  pro- 
digue les  ressources  de  sa  dialectique  subtile;  mais  les  préoccu- 
pations qui  l'amenèrent  à  imposer  aux  faits  les  mieux  établis  la 
tvrannie  de  ses  volontés  préconçues  sont  si  évidemment  per- 
sonnelles en  cet  endroit  que  le  lecteur  attentif  se  cabre  malgré 
lui  sous  une  discipline  trop  rude  au  bon  sens  le  moins  exi- 
geant. Nous  nous  excusons  par  avance  de  l'analyse  peut-être 
un  peu  minutieuse  en  apparence  de  la  discussion  sans  doute 
un  peu  subtile  que  nous  allons  entreprendre  :  c'est  ici  le  nœud 
du  problème  que  nous  avons  abordé,  la  clef  du  caractère  com- 
plexe dont  nous  entreprîmes  l'étude;  si  les  amateurs  de 
psychologie,  de  qui  nous  avons  exercé  déjà  la  patience,  con- 
servent celle  de  nous  accompagner  en  ces  méandres  obscurs 
dune  âme  qui  se  cherche  elle-même,  ils  nous  quitteront  tout 
à  fait  éclairés  sur  l'esprit  étrange  et  séduisant  qui  les  aura 
plus  d'une  fois  déconcertés  jusqu'ici  par  ses  contrastes  inexpli- 
qués. Quant  aux  scrupules  qu'on  pourrait  ressentir  à  s'ingérer 
dans  les  affaires  de  famille  d'un  contemporain,  il  faut  se  sou- 
venir, pour  en  combattre  la  voix,  conseillère  de  discrétion,  que 
ce  passé  fut  étalé  volontairement,  à  titre  d'enseignement,  de 
prédication  même,  sous  les  yeux  du  public.  Ces  confidences  lui 
appartiennent  donc  incontestablement,  et  nous  n'aurons  rien 
à  lui  révéler  qu'il  ne  puisse  lire  directement  dans  le  volume  du 
comte.  Naguère  un  romancier  naturaliste  offrit  toute  sa  per- 
sonne à  l'examen  approfondi  d'un  médecin  philosophe,  afin 
que  ce  savant  consciencieux  pût  en  exposer  au  grand  jour  les 
particularités  phvsiques  et  psychiques.  Gobineau  applique  de 
même  la  méthode  expérimentale  à  l'étude  de  ses  ancêtres, 
pour  leur  aspect  moral  tout  au  moins.  Il  entend  faire  l'histoire 
de  la  famille  ariane  après  avoir  écrit  celle  de  la  race  dans 
VEssai  et  celle  de  la  nation  dans  les  Perses;  nous  avons  bien  le 
droit  d'examiner  de  près,  au  point  de  vue  ethnique,  le  docu- 
ment humain  (jui  nous  est  présenté  pour  cet  objet  et  de  pro- 
fiter de  renseignements  qui  furent  livrés  à  nos  méditations 
pour  notre  bien. 

Enfin,  comme  nous  paraîtrons  peut-être  soupçonner  l'auteur 
de   mauvaise    foi,    presque    de    supercherie,   nous    tenons    à 


CHAPITRE   V  377 

déclarer  |)ar  avance  que  nous  ne  l'en  croyons  pas  ca|)al)le,  an 
moins  de  l"açon  consciente.  II  aborda  les  annales  de  sa  famille 
dans  un  état  d'esprit  tout  particulier,  qui,  déj)0sé   en  }>erme 
par  Thérédité  dans  son  caractère,  fut  développé  et  pour  ainsi 
dire  exas|)éré  par  les  expérienes  de  sa  vie.  A  ses  yeux,  un  arhre 
fîénéalo^rique  est  une  plante  d'espèce  rare,  (pii  croît  en  quelque 
sorte  la  tète  en  bas  et  renverse  les  lois  immuables  du  géotro- 
pisme, en  poussant  ses  racines  dans  le  vague  azuré.  N'a-t-il  pas 
établi  maintes  fois,  par  des  exemples  iraniens,  que  les   meil- 
leures généalogies  s'établissent  à  reculons   par  le  mérite  des 
héros  et  Tassentiment  des  |)euples?  La  Cbine  a  bien  créé  la 
noblesse  ascendante  pour  traduire  aux  veux  du  vulgaire  cette 
vérité  que,  si  bon  sang  ne  peut  mentir,  ce  témoignage  sincère 
doit  être  écouté  en  faveur  des  pères  comme  en  recommanda- 
tion   des  enfants.   Après   le  séjour  du    comte    en   Orient,  ces 
sortes  d'origines  futures  prirent  à  ses  yeux  une  valeur  positive, 
aussi  bien  que  les  coml>inaisons  séduisantes  de  la  cababstique  : 
et  il  applique    en  toute  sincérité    ses    souvenirs  sémiti((ues  à 
l'éclaircissement  de  ses  origines  gasconnes.  Rappelons  encore 
dans  notre  mémoire  les  déclarations  de  principe  qui  ouvrent 
les  Pléiades  :    »  Celui   qui  trouve   les  qualités  que   vous  avez 
dites  pendues  à  son  cou  dès  sa  naissance,  celui-là,  incontesta- 
blement, par  un  lignage  quelconque,  a  reçu  du  sang  infusé  dans 
ses  veines  les  vertus  supérieures,  les  mérites  sacrés  que  l'on 
voit  exister  en  lui.  »  Il  sort  d'aïeux  nobles,  divins  même,  et  si 
d'indignes  mélanges  ont  pour  un  temps  atténué  l'éclat  de  sa 
race,  la  gloire  en  resplendit  de  nouveau  dans  ce  «  fils  de  roi  » 
qui  vient  révéler  l'antique  illustration  de  son  sang.  En  un  mot, 
la    preuve    du   lien    de  parenté  qui  unit    Ottar-Jarl   à  Arthur 
de   Gobineau  réside  tout  entière  en  ce  dernier,  car  elle  n'est 
autre  chose  que  la  conscience  certaine  qu'il  possède  de  cette 
descendance. 

Un  jour,  accompagnant  M.  de  Hertefeld  et  quelques  amis 
dans  une  excursion  vers  les  "  Skaeren  »  de  la  I5altiqiic,  ces 
îlots  granitiques  qui  parsèment  la  mer  au  voisinage  de  Stock- 
holm, notre  ministre  aborda  à  celui  de  Djursholm  et  escalada 
tin  rocher  couronné  de  pins  sous  l'ombrage  desquels  se  dessi- 


378  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

naientdes  ruines  d'aspect  cyclopéen.  Là  était  le  hurg  d'Ottar^ 
s'écria  Gobineau!  Et  comme  son  ami  lui  demandait  sur  quels 
indices  il  fondait  cette   conviction  :    "  Je  le  sens,  répondit-il^ 
c'est  de  ce  lieu  que  je  tire  mon  origine.  "  Que  répliquer  à  ces 
révélations  impérieuses,  écho  d'une  hérédité  si  patente  qu'elle 
ressemble  à    une   entière    métempsycose?  Même    revenu    au 
sang-froid,  l'homme  qui  les  a  une   fois  entendues  leur  obéit 
sans  résistance  et,  à  l'exemple  de  la  bergère  de  Domrémy,  se 
laisse  guider  aveuglément  par  ses  voix    Le  descendant  d'Ottar 
avait  en  toute  sincérité  la  prétention  d'offrir  au  siècle  présent 
l'image  modernisée,  mais  reconnaissable  encore,  de  son  grand 
ancêtre,  de  posséder  les  mêmes  vertus  adaptées  à  des  circons- 
tances nouvelles;   une  pareille    foi   ne    raisonne  pas  sur   des 
objections  de  chartiste,  et  sa   profession  favorite  est  le  credo 
quia  ahsurdinn.  Rectifions  donc  à  l'occasion,  mais  sans  soup- 
çons injurieux  :  ils  seraient  ici  déplacés. 

L'auteur  croit  devoir  protester  d'abord  contre  toute  accusa- 
tion de  vanité  nobiliaire.  «  Il  s'agit /je//,  dit-il,  de  faire  ressortir 
des  gloires  et  d'énumérer  des  avantages.  »    Acceptons-en  l'as- 
surance, et  si  ce  résultat  se  produit  néanmoins  par  accident, 
si  l'origine  grandiose  qu'il  se   donne  vient  à  propos  justiHcr 
cette  "  nuance  imperceptible  de  hauteur»  ,  cette  attitude  ordi- 
naire de    «  dédain  »   que   ses  l)iographcs  ont  signalées  chez  le 
comte,  croyons  que  c'est  là  une  conséquence  involontaire  de 
son  exactitude  historique.   Il  prétend  seulement  faire  œuvre 
scientifique,  montrer  a  à  quel  point  les  fils  ont  ressemblé  aux 
pères,  les  neveux  aux  oncles,  les  cousins  aux  cousins,  et  ce 
qu'il  faut  induire  des  rapports  et  des  dissemblances  »  .  Exami- 
nons-le donc,  en  compagnie  de  notre  guide. 


II 

OTTAR-.IARL    ET     LES     GOUR>'AY    FEODAUX 

Voici  d'abord  apparaître  dans  les  chroniques  saxonnes  et 
Scandinaves  le  pirate  norvégien  Ottar.  Cet  ancêtre  des  Gobi- 


CHAPITRE    V  379 

neau  est  un  Ycstfoldlng,  descendant  direct  de  la  race  royale 
des  Ynglingas,  eux-mêmes  descendants  d'Odin.  Que  ce  dernier 
personnage  mythologique  soit  d'ailleurs  un  dieu,  un  héros,  ou 
même  un  peuple  personnilié,  peu  importe  :  son  nom  nous 
amène  en  tout  cas  dans  l'enceinte  d'Asgard,  la  ville  idéale  des 
Anans  purs,  admirée  dans  VEssai,  entrevue  dans  Yifistoirc 
des  /^e/w.v  aux  confins  de  la  Scythie.  C'est  bien  de  ces  dieux 
sur  terre  (jue  l'auteur  d'Ottar  entend  tirer  son  origine  en  ligne 
directe  et  mcsculine.  «  S'il  v  avait  des  dieux,  comment  suppor- 
terais-je  de  n'être  pas  un  dieu!  »  s'écriera  Nietzsche  dans  son 
Zarathustra.  Cotte  épreuve  intolérable  pour  un  cœur  fort  est 
heureusement  épargnée  à  lamour-propre  du  comte  :  il  est  non 
seulement  fils  de  roi  comme  les  calenders,  mais  encore  fils 
d'un  dieu,  comme  son  héros  de  prédilection,  comme  Alexandre 
lui-même.  Le  brouillard  qui  environne  cette  lointaine  extrac- 
tion nous  interdit  toute  investigation  indiscrète;  mais  le  récit 
des  merveilleuses  aventures  d'Ottar  nous  jette  déjà  dans 
l'océan  des  improbabilités  historiques,  où  nous  allons  désor- 
mais nous  débattre.  Pour  accepter  en  effet  cette  épopée,  il  fau- 
drait admettre  que  le  chef  norvégien,  ayant  accompli  avant 
sa  vingtième  année,  dans  le  Nord  extrême,  toute  une  vie  de 
colonisation,  de  commerce,  d'exploration,  que  nous  allons 
esquisser  tout  à  l'heure,  mourut  à  quatre-vingt-six  ans,  en 
pleine  activité  guerrière,  dans  l'Occident  soumis  par  son  bras. 
Soil!  encore  une  fois,  u  Les  intelligences  modernes  aiment  à 
détailler  les  choses  :  celles  de  l'antiquité  les  prenaient  en  hloc, 
sans  nuances,  leur  maintenant  ainsi  un  caractère  de  grandeur 
que  l'analyse  fait  disparaître,  sans  le  remplacer  jamais  par  une 
certitude  absolue.  "  Et  n'est-ce  pas  là  déjà  le  célèbre  argument 
du  bloc,  dont  le  comte  pourrait  ainsi  revendiquer  la  paternité? 
Le  bloc,  dans  ces  pages,  ce  sera  l'extraction  Scandinave  des 
Gobineau. 

Ottar  fut  donc,  durant  sa  prime  jeunesse,  écoulée  sur  la  côte 
de  Norvège,  «un  marchand  d'une  grande  opulence;  •'  il 
voyagea  pour  ses  intérêts  commerciaux  et  découvrit  le  cap 
Nord,  la  mer  Blanche  et  les  indigènes  de  la  Dvina.  (Jobineau 
nous    fait   admirer  ici   le  goût  de   son    grand-père  pour    «  la 


380  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

science  géographique  •>•' ,  et  il  insiste  à  plusieurs  reprises  sur  le 
»  raffinement  intellectuel  et  littéraire  »  de  ces  rois  de  la  mer 
que  nous  nous  figurons  trop  volontiers  ignorants  et  brutaux. 
Dans  leur  poésie,  la  recherche  du  mètre,  de  l'expression,  était 
portée  au  dernier  point  de  la  délicatesse;  pour  un  peu,  nous 
les  verrions  composer  des  madrigaux  en  forme  de  Ivre  comme 
les  Romains  de  la  décadence.  Toutefois,  nous  sommes  lovale- 
ment  avertis  qu'un  autre  enthousiasme  que  celui  de  la  science 
pure  ou  des  bonnes  lettres  poussait  Ottar-Jarl  sur  le  flot  boréal. 
Cet  homme  fut  »  un  héros  intéressé^'  ;  à  son  audace  sans  égale, 
à  son  goût  des  émotions  excessives,  il  associait  une  «  sagacité 
du  gain  qui  demeure  imprimée  sur  toutes  ses  actions  ».  En 
somme  un  véritable  Yankee,  propre  à  engendrer  les  milliar- 
daires du  pétrole  et  de  la  charcuterie;  il  est  même  regrettable 
qu  il  ait  navigué  vers  le  nord-est  au  lieu  de  cingler  vers 
1  ouest,  car  il  eût  été  digne  de  découvrir  le  Winland.  L'école 
socialiste  n'a  donc  pas  tort  de  souligner,  après  Thierry,  chez 
les  Normands  conquérants  de  l'Angleterre,  leur  mobile  prin- 
cipal, qui  fut  de  «  gaignier  » . 

Une  si  séduisante  existence,  enrichissant  à  la  fois  sa  bourse 
et  son  intelligence,  eût  sans  doute  retenu  pour  toujours  le  jarl 
dans  sa  patrie,  si  Harald  aux  longs  cheveux,  son  souverain 
légitime,  ne  se  fût  avisé  de  faire  de  la  centralisation  adminis- 
trative aux  dépens  de  ses  féaux  et  au  profit  de  son  propre  fils, 
qu'il  investissait  de  leurs  domaines.  Un  véritable  Arian  ne 
pouvait  accepter  ces  façons  d'agir  :  Ottar  dit  pour  toujours 
adieu  à  la  Norvège  et  vint  guerroyer  sur  les  côtes  de  France, 
tantôt  pour  son  compte  personnel,  tantôt  à  la  solde  du  roi 
Alfred,  il  ravagea  les  rives  de  la  basse  Loire,  prit  Nantes  et 
Noirmoutiers  ;  enfin  il  conquit  le  pays  de  Brav  et  s'établit 
définitivement  à  Gournay,  y  fondant  la  maison  féodale  de  ce 
nom.  Et  si  nous  cherchons,  avant  de  prendre  congé  de  ce 
preux,  à  fixer  les  traits  de  son  caractère  «  qu'on  va  retrouver 
dans  sa  descendance  »  ,  il  faudra  dire  qu'Ottar  fut  compréliensif , 
indépendant,  patient.  Dans  sa  lignée,  les  anneaux  féminins  de 
la  chaîne  apporteront  avec  eux  «  des  éléments  plus  multiples  » 
et  les  trois  qualités  primordiales  pourront  ne  pas  se  maintenir 


CIIAI'ITUK    V  :}81 

toujours  aussi    fermes,   mais  elles  ne  disparaitront  jamais,  car 
tel  est  Taïeul,  tels  sont  les  descciidants. 

Ottar  ctal)lil  sur  sa  terre  ses  lils  et  ses  compagnons  nordi- 
ques dont  les   noms  au\  rudes  consonances   sont  habilement 
retrouvés  par  Gobineau  dans  les  appellations  si  françaises  des 
villages    picards  voisins  de  (jOurnay-cn-Bray;    c'est  de   leurs 
fantômes  guerriers  que  le  comte  aimait  à  peupler  les  entours 
de   son  château  de  Trye,  dans  l'Oise.   «  Lodincourt,  llarden- 
court,    Haincourt,    Kénicourt,    llallecourt,     He/.ancourt,    Fri- 
court,     Brandiancourt,     Haucourt,     Bierville,     Estouteville, 
Mésangeville,   Mathonville,  Parduville,  Gonteville...    On    voit 
encore  de  nos  jours,  en  quelque  sorte  palpitants  de  vie,  le  sou- 
venir, les  fantômes,  les  physionomies  belliqueuses  de...  Lodin, 
Harding,  Ilaeng,  Rekin,   Halle,   Haegne,  Bue,    Frey,   Brand, 
Haldulf,  Bjorn,  Mésang,  Mundil,  Parduif,  Knut  (I).  .> 

Ces  nouveau.^  seigneurs  se  virent  obligés  de  recourir  à  la 
collaboration  sociale  des  moines,  afin  de  mettre  en  valeur  leur 
héritage,  dont  les  paysans,  traqués  par  leur  bras  valeureux, 
élaientdevenus  de  véritables  ubétes  farouches  "  .  Peut-être  Ottar 
avait-il  reçu  lui-même  le  baptême,  mais  à  lépoque  héroïque 
les  conversions  de  ses  pareils  étaient  passagères,  parce  que  les 
Arians  ont  une  u  tendance  naturelle  à  trouver  le  dieu  en  eux- 
mêmes  "  et  à  croire  que  ce  qui  leur  sert  est  par  cela  même 
l)Ou  et  sacré;  c'est  donc  sans  y  attacher  d'in)portance  qu'ils  se 
faisaient  chrétiens  et  sans  renoncer  pour  cela  tout  d'abord  aux 
divinités  du  Walhall. 

Ici  se  place  sous  la  plume  de  Gohineau  une  bien  curieuse 
interprétation  de  la  légende  du  "  chef  de  saint  Hildevert  », 
relique  qui  fut  honorée  durant  tout  le  moyen  âge  à  l'abbaye  de 
(iournay.  L'hagiographie  raconte  que  cette  tête  sainte,  apportée 
dans  le  pays  par  des  clercs  aml)ulants  qui  allaient  l'offrir  en 
tous  lieux  à  la  vénération  des  fidèles,  se  montra  soudain  immo- 
bilisée sur  l'autel  de  l'église  paroissiale  de  Gournay,  en  sorte  que 
tous  les  efforts  des  assistants  étaient  incapables  de  len  arracher, 
et  qu'elle  paraissait  témoigner  ainsi  son  désir  d'être  désormais 

(1)  P.  29. 


382  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

honorée  en  cette  j)lace.  Cependant,  le  petit-fils  d'Oltar,  Hauk 
ou  Huglics,  ayant  entendu  parler  de  ce  miracle,  survint  avec 
sa  femme,  monta  à  l'autel   et,  maniant  sans  peine  la  tête  de 
saint  Hildevert,  probablement  impuissante  contre  des  païens, 
la  fit  saisir  par  ses   hommes  norvégiens  et  précipiter  dans  le 
feu,  en  un  heu  encore  aujourd'hui  nommé  la  Rouge-Pierre  de 
Gournay,  près  du  puits  principal  de  la  région.  Ici,  par  un  nou- 
veau  prodige,   la   relique   échappa  d'elle-même  à   la  flamme 
pour  aller  se  poser  dans  le  giron  de  la  châtelaine.   C'est  là, 
poursuit  Gobineau,  un  récit  vénérable,  et,  bien  que  les  détails 
en   puissent  être  discutés,   le   fonds  n'en   doit   être   considéré 
qu'avec  respect.  Si  l'on  examine,  en  effet,  au  point  de  vue  odi- 
niqiie,   ce   récit  tout  chrétien   d  apparence,   les   circonstances 
diverses  qui  viennent  d'être  rapportées  prennent  un  caractère 
infiniment  intéressant,  et  on  arrive  sans  peine  à  comprendre  le 
sens  véritable  des  événements.  La  Pierre-Rouge  était  un  simu- 
lacre divin,   érigé  par  les   hommes  du  Nord,  fidèles  encore  à 
leurs  coutumes  païennes.  L'épreuve  judiciaire  du  feu,  tentée 
près  du  puits  ou  de  l'eau  au  milieu  des  chants  et  des  cris,  ne 
fut  pas  moins  Scandinave.  En  sorte  qu'au    total    Hauk   fit  ce 
jour-là  11  un  sacrifice  légal  d'après  le  rituel  odinique  à  l'autel 
sacré,  rouge,  en  présence  de  l'eau  et  du  feu  »  .  Mais  l'Église 
chrétienne,  envisageant  de  préférence  les  choses  à  son  point 
de  vue,  a  commémoré  chaque  année  cet  événement  jusqu'au 
dix-huitième  siècle  par  une  procession  et  un  feu  de  joie  à  la 
Rouge-Pierre.  Pourtant  si  Hauk,  encore  étranger  à  la  foi  de 
Jésus,  permit  l'établissement  de  cette  coutume,  c'est  qu'il  n'en 
vit  pas   l'aspect  chrétien.    Il   s'était  produit  sous  les  veux   de 
l'assistance  un  épisode  inéclairci  qui  parut  un  prodige  à  tous, 
et  que  chacun  interpréta  suivant  ses  préoccupations  familières. 
Pour  le  seigneur  païen  du  territoire,  le  clief  de  saint  Hildevert 
apparut  désormais  comme  la  tête  coupée  et  toujours  vivante  du 
S'iCje  Mimiv,  cette  tête  prophétique  à  laquelle  Odin  doit  toute 
sa  science  selon  la  mythologie  nordique,  qui  dirige  les  pensées 
du  dieu,  sans  laquelle  il  ne  saurait  rien  et  dont  il  suit  constam- 
ment les  avis,   a  II  est  clair  que  Hauk  et  ses  hommes  ne  vou- 
lurent pas  se  dégager  de  la  vénération  qu'ils  éprouvaient  pour 


CHAPITRE   V  ;j8:i 

elle  1)  et  que,  {jràce  à  l'accord  dont  cette  tète  si  snge  devint  le 
moyen,  ils  se  prêtèrent  de  bon  co'ur  à  une  ce'rémonie  chré- 
tienne, à  un  culte  qui  se  rapprochait  ainsi  du  leur.  Une  sorte  de 
compronus  fut  conclu  entre  eux  et  le  clcr^jé  de  l'époque, 
et  se  montra  durable,  bien  que  les  confjuérants  v  eussent  mis 
de  dures  conditions,  {^jardant,  par  exemple,  sur  le  chapitre 
et  l'abbaye  de  Gournay  des  droits  absolus,  indépendants  de 
l'évêque  et  du  pape. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  vérité  dune  telle  interprétation, 
n'est-il  pas  révélateur  de  voir  un  calholi(jue  de  tradition  saluer 
avec  une  véritable  joie  l'opportunisme  prétendu  de  son  église, 
consacrant  tacitement  l'une  des  superstitions  les  plus  grossières, 
les  plus  sanguinaires  du  paganisme  nordique?  Hite  d'origine 
celtique  sans  doute,  car  les  Celtes  d'Irlande  avaient  aussi  le 
culte  du  Cromm  Gruach,  la  tête  sanglante  ou  le  croissant  noc- 
turne, affreux  fétiche  lunaire,  conseiller  d'odieux  sacrifices 
humains.  Oui,  parmi  tous  les  germanistes  contemporains,  au 
moins  depuis  les  temps  du  teutonisme  romantique,  (iobineau 
est  peut-être  le  seul  qui  se  montra  conséquent  avec  lui-même 
et  glorifia  franchement  l'odinisme,  expression  religieuse  la  plus 
nette  après  tout  de  l'âme  germanique.  Que  d'autres  cultivent 
le  bouddhisme  ou  le  brahmanisme,  le  protestantisme  ou  le 
Avagnérisme,  celui-là  va  droit  au  but  :  il  a  des  accents  pas- 
sionnés pour  célébrer  les  véritables  dieux  de  ses  pères  (I).  «  Il 
n'est  pas  douteux  que  le  caractère  chrétien  est  bien  pâle,  bien 
effacé  dans  des  [)hysionomies  chrétiennes  comme  celle  de 
saint  Hildevert  de  Gournay.  Mais  ce  qui  est  profondément 
assuré,  certain,  véritable^  c  est  le  caractère  antique  et  divin  de 
pareilles  figures.  » 

Avec  une  satisfaction  non  moindre,  Gobineau  a  découvert 
qu'en  f)i2  on  faisait  des  sacrifices  à  Odin  dans  le  palais  ducal 
de  Rouen,  et  qu'un  siècle  plus  tard,  en  1055,  un  concile 
déposait  larchevéque  de  cette  ville.  Manger,  oncle  de  Guil- 
laume le  Conquérant,  parce  qu'il  avait  des  relations  avec  «  un 
déablc  privé  dont  le  nom  était  Torel  >)  ,  en  d'autres  termes,  se 

[i)  F.  42. 


384  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

confiait  pour  ses  affaires  particulières  à  la  puissance  du  dieu 
Thor.  L'anonyme  des  Bayi^euther  Blœtter  nous  apprend  que 
l'hôte  de  Wahnfried  revenait  avec  complaisance  surces  décou-, 
vertes  dans  les  conversations  de  Bayreulh,  car  il  était  «passion- 
nément attaché  aux  dieux  germaniques  "  .  Et  il  a  expliqué  net- 
tement dans  Ottar  les  raisons  qui  retinrent  longtemps,  jusqu'au 
douzième  siècle  peut-être,  les  conquérants  Scandinaves  dans 
les  convictions  de  leurs  pères.  "  Il  était  difficile  à  des  hommes 
complètement  imbus  de  ce  naturalisme,  noyau  des  religions  de 
ia  race  pure...,  d'y  renoncer  pour  adopter  de  bonne  foi  des 
notions  chrétiennes.  Celles-ci  venaient  leur  apprendre  qu'ils 
n'étaient  que  peu  de  chose,  chacun  en  son  particulier,  dans  l'im- 
mensité d'une  création  limitée  de  toutes  parts  sous  la  pression 
de  l'infini  de  Dieu.  Dieu  cessait  d'être  la  source  directe  de  leur 
essence,  pour  devenir  leur  cj'eateur  comme  il  1  était  de  tout  sans 
distinction.  Admettre  cette  doctrine,  c'était  se  soumettre  à  une 
grande  déchéance.  Ils  s'étaient  considérés  jusqu'alors  comme 
le  point  culminant  de  l'être.  On  les  engageait  à  s'asseoir  dans 
la  cendre;  leur  instinct  s'y  refusa  longtemps.  »  A  ces  orgueil- 
leux Arians,  la  création  biblique  enlevait  le  privilège  de  l'ex- 
traction céleste  personnelle  et  limitée  à  leur  race;  ils  n'enten- 
daient pas  raI)andonner  sans  combat.  Tels  furent  les  hommes 
véritablement  divins  dont  (Jobineau  se  réclamait  sur  le  burg 
rocheux  de  la  Baltique  ;  il  sentait  leur  sang  couler  dans  ses 
veines,  et  ce  n'était  pas  un  mince  orgueil  qui  gonflait  alors  son 
cœur  ulcéré  par  les  épreuves  de  la  vie.  Pourtant  ne  pourrait-on 
lui  rappeler  qu'en  ce  même  lieu  un  Gascon,  devenu  roi  légi- 
time des  petits-neveux  d'Ottar  par  le  renom  de  ses  exploits, 
Bernadotte,  soupirait  dans  sa  vieillesse,  si  l'on  en  croit  la 
légende,  aux  échos  des  acclamations  saluant  le  retour  des 
cendres  de  son  empereur  :  «Quand  je  pense  que  j'ai  été  maré- 
chal de  France,  et  que  je  ne  suis  plus  que  roi  de  Suède!...  » 

Plus  ou  moins  chrétiens,  les  seigneurs  normands  de  Gournay 
déroulent  alors  sous  nos  yeux  leur  histoire,  non  sans  quelque 
incertitude  généalogique  dès  ce  temps;  car,  ainsi  qu'il  le  fera 
sans  cesse,  l'auteur  nous  présente  déjà  comme  parents  d'Ottar 
tous  les  gens  dont  les  chroniques  font  suivre  le  nom  de  bap- 


CHAPITRE   V  385 

tèmc  par  les  mots  «  de  Gournay  "  ;  et  c'est  alors,  de  toute  évi- 
dence, une  pure  désignation  géograpliirpie,  qui  s'applique  aussi 
bien  aux  sujets  qu'aux  enfants  du  seigneur.  De  là  des  confu- 
sions Inextricahles.  Notons  seulement  dans  ce  taMeau  histo- 
rique du  haut  moyen  âge  quelques  traits  intéressants  |)0ur  la 
psychologie  de  Tauteur.  Les  moines  y  portent  une  fois  de  plus 
la  pleine  responsabilité  des  mauvaises  querelles  cherchées  par 
nos  âges  révolutionnaires  à  ces  temps  idylHques.  Ces  témoins 
austères  ont  critiqué  durement  les  excès  dont  ils  étaient  parfois 
spectateurs,  «  parce  qu'une  société  jeune  est  exigeante  pour 
elle-même;  »  tandis  que  les  écrivains  des  heures  de  décadence 
sont  toujours  enchantés  de  leur  temps,  vieillards  prétendant 
qu'on  les  croie  capables  de  ce  qu'ils  ne  font  ni  ne  peuvent. 
Les  opinions  de  ces  spectateurs  malveillants  furent  quel(|ue- 
fols  partagées  pourtant  parceux  qu'ils  morigénaient  de  la  sorte, 
car  nous  voyons  Hugues  II  de  Gournay  se  faire  bénédictin  vers 
la  fin  du  onzième  siècle,  donnant  un  nouvel  exemple  de  la 
tendance  ariane  vers  l'ascétisme,  issu  de  la  volonté  vigoureuse. 
Il  Voilà  un  homme  qui,  dans  un  siècle  de  violents,  fut  encore 
plus  violent  que  les  autres,  car  il  eut  la  force  de  se  mettre  au- 
dessus  des  habitudes  de  ses  pareils  (1).  "  Digne  en  un  mot  du 
sang  de  l'énergique  Ottar,  il  rappela  ces  héros  aryas  des  forêts 
de  l'Inde,  qui,  pour  conquérir  le  elcl  d'Indra  par  la  puissance 
des  austérités,  se  faisaient  ermites. 

Kn  ce  lieu  se  place  la  description  minutieuse  du  château  de 
Trye-en-Vexin,  dont  le  territoire  appartint  au  onzième  siècle 
au  beau-frère  d'Hugues  IV  de  Gournay,  Jean  de  Dammartin, 
et  qui  s'élève  à  six  lieues  de  la  ville  de  Gournay.  Le  comte 
Arthur  de  Gobineau,  ayant  hérité  en  1855  de  son  oncle,  l'ori- 
ginal légitimiste  qui  l'ut  son  montor  à  son  entrée  dans  la  vie, 
s'empressa  aussitôt  d'acheter  le  domaine  de  Trye,  qui  était  alors 
en  vente;  et  ce  fut  incontestablement  dans  la  pensée  de  se  rat- 
tacher ainsi  de  façon  plus  étroite  à  la  maison  normande  de 
Gournay.  Il  dut  revendre  son  acquisition  en  l<S77,  pour  alléger 
sa  situation  obérée;  mais  ce  fut  là  que,  durant  vingt  années,  il 

(1)  P.  72. 


386  LK   COMTE    DR    GOBINEAU 

vint  rêver  à  son  roman  familial,  et  qu'il  put  écrire  fièrement  : 
(i  Comme  Trye  est  venu  un  jour  dans  les  mains  d'une  branche 
des  descendants  d'Ottar-Jarl,  il  est  à  propos  de  parler  de  Jean, 
de  Dammartin  et  de  son  manoir.  " 

Par  malheur,  le  beau-frère  du  châtelain  médiéval  de  Trye, 
Hugues  IV  de  Gournay,  est  précisément  le  dernier  personnago 
de  cette  famille  qui  garde  quelque  réalité  historique  et  qui  ait 
occupé  les  chroniqueurs  de  son  temps.  Après  lui  nous  allons 
plonger  pour  longtemps  dans  l'obscurité  et  dans  l'arbitraire. 
Ecrasé  entre  la  France  et  la  Normandie,  alors  anglaise,  il  se 
vit  dé[)osséder  sans  retour  de  tous  ses  fiefs  par  Philippe 
Auguste;  simple  épisode  dans  la  longue  série  d'injtistices  qui 
grandit  j)eu  à  peu  la  royauté  capétienne  aux  dépens  des  familles 
chevaleresques  de  la  conquête.  Que  d'autres  célèbrent  donc  le 
rôle  de  ces  valeureux  créateurs  de  l'unité  nationale!  Les  des- 
cendants des  féodaux  dépouillés  ne  sauraient  voir  en  ces  heu- 
reux compétiteurs  que  de  pervers  et  d'ailleurs  imprudents  con- 
frères. Car  ces  monarques  déloyaux  payeront  un  jour  de  leur 
sang  la  disparition  de  leurs  pairs  et  soutiens  naturels.  Jusqu'au 
treizième  siècle,  les  nobles  d'extraction  pure  avaient  joué  un 
rôle  social  éminent  :  agriculteurs  éclairés,  éleveurs  habiles, 
banquiers  do  leurs  tenanciers  à  l'occasion,  ils  s'étaient  montrés 
gens  pratiques  autant  que  braves  à  l'exemple  de  leurs  aïeux 
norvégiens.  Et  leur  action  fut  autrement  bienfaisante  que  celle 
des  anoblis  créés  par  le  caprice  de  la  royauté  grandissante,  de 
ces  soudards  parvenus,  nourris  et  entretenus  aux  dépens  des 
petits,  qui  vont  les  remplacer  dans  leur  autorité. 


III 

ïnANsrriON  THÉORiQre  des  gournay  aux  gobixeau 

La  noble  maison  d'Ottar  une  fois  ensevelie  dans  un  panégy- 
rique digne  de  sa  grandeur,  il  s'agit  de  préparer  au  mieux  le 
passa^^e  des  Gournay,  hauts  barons  normands,  aux  Gobineau, 
humbles  artisans  bordelais,  que  nous  allons  contempler  trois 


CHAPITRE   V  38T 

siècles  {)lus  tard  à  l'autre  extrémité  de  la  France.  C'est  là  le  nfrud 
du  problème  ethnique  que  le  comte  s'est  proposé  de  résoudre 
sous  nos  yeux.  A  cet  effet,  voici  d'abord  un  vague  et  sinj^ulier 
développement  sur  la  médiocre  imj)ortance  du  nom  familial 
dans  la  noblesse  d'origine  germanique,  dont  la  négligence  à  cet 
égard  serait  même  la  marque  propre,  les  Oallo-Romains  s'atta- 
chant  beaucoup  au  contraire  à  leur  nom  de  famille  roturier.  Mais 
alors,  objecterons-nous,  pourquoi  le  seul  suffixe  «de  (yournay  v 
vous  suffit-il  toujours  à  caractériser  un  descendant  d'Ottar? 
Sans  s'arrêter  à  ce  détail,  le  comte  nous  signale  d'une  même 
haleine  chez  ces  ancêtres  deux  usages  antagonistes,  appuyés 
sur  deux  sentimcnis  al)solument  contradictoires.  Qu'on  en 
juge!  d'une  part,  l'homme  du  ]Nord  est  individualiste  à  ce 
point  qu'il  se  refuse  à  partager  avec  ses  proches  même  son 
nom;  et  voilà  qui  parle  en  effet  contre  la  transmission  d\in 
nom  de  famille  défini.  D'autre  part,  on  nous  affirme  au  môme 
instant  que  tous  les  descendants  d'Ottar  prirent  vers  le  dou- 
zième siècle  l'habitude  de  s'appeler  Gauvain  (cela  sans  aucune 
preuve  d'ailleurs),  par  admiration  pour  le  brillant  neveu  du  roi 
Arthur,  et  que  ce  nom  de  baptême,  devenu  dès  lors  un  véri- 
table nom  de  famille,  doit  suflire  désormais  à  faire  reconnaître 
par  toute  la  France  les  survivants  de  la  maison!  C'est  que,  fier 
de  sa  race,  cl  persuadé  de  Vinfluence  mystique  fhi  nom^  de  la 
force  latente  qui  y  est  infuse,  le  chevalier  germain  le  trinsmet 
à  son  fils!  Comprenne  qui  pourra!  Ou  plutôt  l'on  comprend 
troj)  bien  qu'il  s'agit  ici  de  noyer  à  tout  prix  le  nom  patrony- 
mique de  Gournay  et  d'introniser  solennellement  à  sa  place, 
dans  le  sein  de  la  même  famille,  le  qualificatif  désormais  seul 
intéressant  de  Gauvain,  ou,  par  diminutif,  Gauvinot,  Gobineau. 
Plus  incohérente  encore  que  l'explication  du  nom  est  l'ana 
lyse  des  armoiries  prétendues  de  la  maison  de  Gournay,  seul 
lien  visible  (et  d'ailleurs  j)uremcnt  artificiel,  comme  nous  le 
montrerons)  entre  cette  race  féodale  et  la  famille  de  Gobineau. 
Les  lambels  s'inclinent,  se  redressent,  se  brisent  dans  les 
branches  cadettes,  et  mènent  sous  les  yeux  ahuris  du  lecteur 
un  véritable  sabbat.  Gobineau  est  là  dans  son  élément;  il  a 
trouvé  une   écriture  svmbolique,  non  moins   mystérieuse  que 


3g8  LE    COMTK    D  F,    GOIUNEAIJ 


celle  des  inscriptions  cunéiformes,  et  c'est  de  plus  de  sept 
façons  différentes  qu'il  va  l'interpréter  cette  fois.  Il  en  tire 
vraiment  des  résultats  surprenants,  accentuant  le  ton  d'auto- 
rité dans  l'expression  là  où  s'accuse  le  mieux  la  faiblesse  de 
l'argumentation,  jetant  sur  ces  obscures  fjénéalogies  picardes 
une  lumière  à  ce  point  éclatante,  que  le  lecteur  en  est  aveuglé 
tout  à  point,  au  moment  critique  de  la  prestidigitation.  Il  nous 
donne,  d'ailleurs,  la  raison  pour  laquelle  nous  saisissions  mal  les 
arguments  présentés  sur  ce  sujet;  c'est  que  la  religion  béral- 
dique,  et  sans  doute  la  vérital)le  intelligence  du  blason,  demeurait 
un  privilège  du  sang  odiniquc.  Les  populations  gallo-romaines 
a'en  ont  jamais  compris  la  portée  et  n'en  connurent  que  les 
apparences  décoratives.  Noire  incapacité  dans  ces  matières 
provient  donc  d'un  défaut  d'origine;  il  faut  nous  y  résigner. 

Les  Gobineau  étant  rattacbés  autant  que  possible  aux 
(Journay  par  le  nom  et  les  armes,  il  s'agit  d'unir  [)lus  étroite- 
ment leurs  destinées,  en  dépit  des  incalculables  différences  de 
situation  sociale,  d'occupations  et  de  milieu  qui  les  séparent. 
A  cet  effet,  Gobineau  écrit  sui-  la  «  persistance  elbnlque  "  un 
chapitre  qui  est  une  véritable  apocalypse,  au  regard  de  laquelle 
celle  de  Pathmos  semblerait  presque  limpide.  On  y  reconnaît 
quelques  traces  de  ses  convictions  sur  la  «  vie  s})oradlque  »  des 
concepts  abstraits.  Après  avoir  étudié,  dit-il,  Vespèce  humaine, 
la  variété  blanche,  la  race  ariane,  on  ne  peut  espérer  un  sur- 
croît de  lumière  que  par  l'examen  de  la  / a tni lie  ariane.  Car, 
Il  dans  ses  entrailles,  dans  son  cœur,  la  Race  porte  et  renferme 
un  être  plus  avancé  qu'elle-même,  comme  elle-même  l'est 
pins  que  la  Variété,  qui  est  déjà  moins  Informe  que  l'Espèce  : 
i\v  sorte  que,  si,  dans  cetle  généalogie  des  manifestations  ani- 
mées, le  Chaos  engendre  le  Titan,  le  Titan  mit  au  jour  le  Dieu  ; 
et  il  est  arrivé  que  le  Dieu,  Odin,  la  Race  a  fait  sortir  de  son 
flanc  la  Famille...  Il  faut  se  borner  à  contempler  le  noyau  de 
la  race  aryane,  la  famille  aryane,  une  fainillo  (I).  »  Ne  dlralt- 
oii  pas  qu'il  n'y  ait  que  celle-ci  au  monde;  quintessence  de 
l'évolution  humaine  destinée  à  porter  sa  fleur  suprême  dans 

(!)  I'.  288. 


CIIAI'ITRK    V  38a 

la    personne    du    comte    Josoph-Arthur,    qui    écriru    en    effet 
quelques  Hj^ncs  plus  loin  cet  aveu  stupéfiant  de  vanité  naïve  : 
«  Le  livre  actuel  continue  VEssai  sur  Finégalité  des  races  et 
V Histoire  des  Perses,  qui  n'otit  été  faits  que  pour  lui  servir  de 
préface.  »    Kn  d'autres  termes,   il  considère  sa    famille   et  sa 
personne  comme  Taboutissement  de  l'histoire  universelle;  et 
cette  dilatation  maladive  du  moi  est  un  des  caractères  patlio- 
lo(îiques  du   moderne   intellectualisme,   qui   ne    pouvait    faire 
défaut  chez  le  romantique  auteur  de  VEssai.  Mais  voici  qui  est 
bien  plus  surprenant  encore.  En  faveur  de  l'illustration  cons- 
tante de  cette  maison  privilégiée,  nous  apprenons  soudain  que 
la  famille  est  immuable,  comme  la  race  d'où  elle  sort  l'est  dans 
Vessentiel,  car  a  la  famille,  perfectionnement  de  la  race,  n'en 
serait,  en  vérité,  que  la  négation,  elle  en  démontrerait  le  néant, 
elle  ne   permettrait  même  pas  qu'on  l'eût  jamais  reconnue, 
bien  loin  d'en  être  le  couronnement,  si  jamais,  à  aucune  de  ses 
générations,  elle  pouvait  changer.  Elle  ne  change  donc  pas,  elle 
ne    change  jamais;  ce  qu'elle  a  été  au  commencement,  elle 
l'est  encore  à  la  fin,  et,  à  l'égard  de  l'Espèce,  de  la  Variété,  de 
la  Race,  elle  est  la  démonstration  de  tout  l'ensemble,  la  fleur 
et  le  fruit  de   l'arbre;  elle  en  contient  à  la  fois  le  germe  et  la 
semence,  le  passé  et  l'avenir  n .  Cette  dernière  phrase  est  inco- 
hérente jusque  dans  l'expression.    Et  que  devient  la  théorie 
gobinienne   fondamentale,  si  la  famille   masculine  ne  change 
jamais?  En  ce  cas,  la  dégénérescence  produite  par  le  mélange 
est  impossible.  Nous  contemplons  ici  le  désarroi   mental  d'un 
homme  qui  reconnaît,  par  l'e.xamen  plus  attentif  de  ses  pré- 
tendus titres  arians,  que  sa  vie  s'est  passée  à  édifier  un  rempart 
ethnique    inexpugnable    contre  ses    prétentions   {)crsonnelles. 
Aussi  est-il  contraint  d'atléni  er  bientôt,  en  se  remémorant  ses 
enseignements  de  jadis,   les  affirmations  qu'il  vient  d'élever 
contre  ses  principes  théoriques  en  rêvant  à  sa  propre  hérédité. 
Bien  qu'il  faille  admettre,  dit-il,  que  le  principe  mâle  est  pré- 
pondérant dans  le   mélange  ethnique   et  que  pour  ce  motif  il 
continue   d'exister    sur    le    globe    des    «   Scandinaves    et   des 
Saxons,  derniers  représentants  de  l'énergie  ariane  » ,  il   con- 
vient d'attribuer  aussi  quelque  importance  à  l'apport  féminin. 


390  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

et  on  le  fera  à  l'occasion.  Mais,  pour  en  savoir  davantage  sur 
une  question  de  cette  gravité,  «  il  ne  faut  pas  la  presser^,  c'est  la 
famille  seule    qui  peut  répondre.  »    Réponse  assez   obscure, 
avouons-le,  car  l'influence  des  femmes  nous  égare  à  sa  pre- 
mière intervention  plutôt  qu'elle  ne  nous  éclaire.   Le  comte 
nous  a  dit  en  propres  termes  que  les  filles  nobles  de  l'île  de 
France,  les  damoiselles  franques  ou  normandes  qui  furent  les 
compagnes  des  Gournay,  donnaient  à  leurs  enfants  la  convic- 
tion que  porter  les  armes  était  la  seule  occupation  convenable 
à  un  gentilhomme.   Il  n'y   avait  pas    moyen  vraiment,   pour- 
suit-il, que  les  «  Claritie,   les  Aéline,   les  Clémence,  les  Ho- 
dierne  n'eussent  le  dégoût  du  commerce  et  de  ce  qui  pouvait  y 
ressembler  et  que,  par  elles,  ce  sentiment  ne  s'infusât  jusque 
dans  la  moelle  de  tous  les  Gournay  et  de  tous  les  Gobineau  " . 
Or  il  va  nous  montrer  maintenant  les  Gobineau  bourgeois  et 
commerçants  à  Bordeaux  durant  deux  siècles  sur  trois  de  leur 
histoire;  et  même,  à  ce  propos,  songerons-nous  que  le  petit- 
fils  de  ces  dignes  orfèvres,  bonnetiers,  marchands  de  velours 
et  de  passementerie  avait  vraiment   mauvaise  grâce   à    nous 
parler,  dans  la  Chasse  au   caribou,  d'un  Cabert  enrichi  a  dans 
des  affaires  où  il  était  question  de  zinc  »  .  Voilà  une  singulière 
façon   d'établir  la   conformité  des    caractères   dans    les    deux 
échelons  successifs  de  la  descendance  d'Oltar. 


IV 

BOnDKArX    ANCIEN    ET    I,  E  S    GOURNAY    A  N  C  L  0-C  A  S  CO  N  S 

Oui,  en  dépit  de  la  persistance  du  principe  mâle,  ces  grand'- 
mères  gasconnes  depuis  cinq  siècles  ont  quelque  chose  d'in- 
quiétant; aussi  leur  petlt-fils  n'hésite-t-il  pas  à  atténuer,  tout 
d'abord,  même  au  prix  d'une  nouvelle  palinodie,  l'impression 
fâcheuse  que  pourrait  nous  apporter  leur  extraction  bourgeoise 
et  méridionale.  11  entame  à  cet  effet  sur  le  compte  de  «  Bor- 
deaux ancien  "  un  dithyrambe  fort  inattendu  de  la  part  de  ce 
décidé  contradicteur  d'Auguste  Thierry  et  de  Raynouard.  Car 


CHAPIIHK    V  301 

c'est  la  pure  administration  du  municipe  romain  qu'il  va  main- 
tenant porter  aux  nues  en  faveur  de  ses  grands-parents  mater- 
nels. La  viedle  cité  burdigale  était,  dit-il,  une  u  répul)lique  » 
à  la  façon  des  villes  de  Lomhardie  :  elle  savait  fort  bien,  à 
l'occasion,  rap[)eler  ses  privilèges,  même  aux  rois  d'Angleterre, 
ayant  conservé  dans  toute  sa  pureté  Vesp7-it  municipal!  Ses  ci- 
toyens, tels  les  anciens  possesseurs  d'odel,  ne  montraient  que 
mépris  pour  l'axiome  féodal  :  «  Nulle  terre  sans  seigneur;  »  ils 
j)rétendaient  ])0sséder,  exemptes  de  lenure,  leurs  propriétés 
bourgeoises,  et  ne  rendre  obéissance  qu'aux  magistrats  de  la 
ville  élus  par  leurs  suffrages.  Bordeaux  était  gouverné  par  un 
maire,  qui,  "  suivant  la  tradition  de  l'usage  romain,  donnait 
son  nom  aux  années  »  et  commandait  seul  dans  la  cité,  assisté 
des  cinquante  jurats,  du  conseil  des  trente,  de  celui  des  trois 
cents,  enfin  de  l'assemblée  du  peuple  pour  les  cas  graves. 
L'élection  est  le  mécanisme  indispensable  et  naturel  de  tout 
ce  mouvement  :  la  vie  publique  est  intense  et  la  prospérité 
«analogue  à  celle  de  l'époque  romaine».  Bourgeoises  d'ail- 
leurs, les  familles  dirigeantes  ne  le  sont  guère;  et  d'abord, 
elles  tirent  probablement  leur  origine  des  Francs  ou  des 
Wisigoths;  puis  encore  elles  tiennent  «  à  fief  "  les  tours  de  la 
ville;  enfin,  elles  vont  jusqu'à  s'allier  à  l'occasion  au  sang 
royal  (il  s'agit  d'une  demoiselle  Pierre  de  Bordeaux  qui  épousa 
un  d'Albret,  ancêtre  des  Bourbons).  Et  voici  l'homme  qui  nous 
a  montré  la  chute  de  toutes  les  aristocraties  (fi  commencer  par 
la  phénicienne)  préparée  par  d'indignes  alliances  avec  les 
filles  de  marchands  enrichis  ;  voilà  le  même  homme  qui  se 
prend  à  nous  énumérer,  dans  sa  vanité  naïve,  toutes  les  bour- 
geoisies de  Bordeaux  casées  dans  la  noblesse  gasconne.  «  Mon- 
seigneur le  maire  »  est,  dit-il,  une  puissance,  qui  traite  comme 
telle  avec  les  souverains  de  France  et  d'Angleterre,  et  «  écrit  à 
la  demoiselle  de  Mussida  :  Très  honorable  dame,  chère  et 
bonne  amie!  »  Quelles  belles  connaissances  a  ce  magistrat! 
Enfin  le  comte  salue  au  passage  tous  les  citoyens  bordelais, 
ancêtres  des  dames  Gobineau  de  l'avenir.  «  On  les  voit  tra- 
verser la  ville  en  tous  sens  :  ils  se  rencontrent,  ne  sachant  pas 
quun  jour  leur  sang  sera  môle  »  dans  les  veines  du  descendant 


392  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

d'Ottar,  et  c'est  un  grand  honneur  pour  ces  braves  gens.  Leur 
petit-fils  relève  avec  soin  leurs  noms  dans  les  listes  de  garde 
nationale  du  temps,  dans  celles  des  planions  aux  portes  de  la 
ville,  afin  de  leur  donner  quelque  tournure  militaire,  et  il  a 
un  long  chapitre  pour  établir  qu'à  cette  époque  la  pratique  du 
commerce  ne  constituait  pas  une  dérogation  dans  le  midi  de 
la  France.  Nous  le  croyons  volontiers  en  voyant  les  Durfort  et 
les  Lansac  payer  patente;  mais  le  comptoir  n'anoblit  pas 
non  plus,  que  nous  sachions,  et  Jacques  GuvugnauU,  orfèvre 
en  1494,  n'est  point  pour  cela  grand  seigneur.  En  ce  temps 
(i  on  cherchait  à  gagner  7iimj)orte  combien  »  ,  dit  Gobineau,  qui 
révèle  en  ces  pages  tout  au  moins  une  parenté  noble,  celle  de 
M,  de  La  Palisse.  N'a-t-il  pas  écrit  tout  à  l'heure  pour  glori- 
fier les  descendants  d'Ottar  (I)  :  «  C'était  une  race  forgée  sous 
les  coups;  les  coups  la  faisaient  tomber,  et  en  les  rendant  elle 
se  relevait  comme  elle  pouvait!  »  Voilà  qui  est  particulier!  Ou 
encore  :  «  Elle  sent  très  bien,  dans  les  époques  les  plus  reculées, 
ce  qui  la  sert,  ce  qui  la  gène.  "  Tout  cela  est  véritablement 
spécial  à  ce  sang  illustre. 

Nous  avons  un  peu  perdu  de  vue  les  Gournay  dans  noire 
excursion  méridionale.  Pourtant,  ce  nom  fut  un  moment  porté 
avec  éclat  en  Gascogne,  et,  bien  que  le  comte  ne  prétende  pas 
ici  à  une  filiation  directe,  il  faut  reproduire,  d'après  lui,  l'épi- 
sode qui  a  probablement  joué  son  rôle  dans  l'étrange  aventure 
de  la  greffe  des  Gobineau  sur  l'arbre  généalogique  des  fils 
d'Ottar.  Un  Gournay  anglais  fut  amené  dans  le  Bordelais,  vers 
la  seconde  moitié  du  quatorzième  siècle,  par  les  vicissitudes 
de  la  guerre  de  Cent  ans.  En  effet,  ce  nom  normand  d'une  ville 
importante,  et  qui  dut  fournir  plus  d'un  soldat  à  l'armée  d'in- 
vasion de  l'Angleterre,  se  retrouve,  comme  il  est  naturel,  assez 
fréquemment  signalé  outre  Manche,  après  la  conquête  du  duc 
Guillaume  le  Bâtard,  dans  les  rangs  de  la  noblesse  britannique. 
Gobineau  s'empresse  d'en  rattacher  plus  ou  moins  heureuse- 
ment les  porteurs  à  la  maison  d'Ottar;  et,  grâce  au  respect  du 
passé  qui  se  traduit  dans  les  soigneuses  généalogies  anglaises, 

(i;  P.  246. 


CHAPinit    V  ;vj;j 

il  peut  suivre  avec  vraisemblance  ces  Gournay-là  tout  au 
moins  jusqu'au  dix-neuvième  siècle,  où  leur  représentant  prin- 
cipal fut  un  membre  du  parlement,  M.  Huson  Gurney.  ISotons 
que  ces  Gurney  devinrent  un  moment  notaires  des  Howard,  ducs 
de  Norfolk;  profession  qui  ne  prouve  rien  contre  l'èner^rie  du 
sang  dOttar,  car  «  ils  se  firent  légistes  pour  rester  influents,  eu 
même  temps  qu'ils  cberchaient  à  tirer  de  leur  domaine  la 
meilleure  rente  possible  »  !  Toujours  ces  heureux  traits,  carac- 
téristiques d'une  illustre  origine!  Quoi  qu'il  en  soit,  un  Gour- 
nay  d'Angleterre,  du  nom  de  Malliieu,  devint  en  1378  sénéchal 
des  Landes.  Il  guerroya  sans  relâche  en  Gascogne,  y  acquit  de 
nombreux  domaines  et  y  vécut  longtemps  avant  de  retourner 
mourir  dans  sa  patrie  en  140G.  Inlluencé  sans  doute  par  la 
conviction  qu'il  parle  d'un  de  ses  cousins  à  la  mode  de  Bre- 
tagne, Gobineau  se  montre  d'une  indulgence  insolite  et  exces- 
sive pour  ce  capitaine  de  routiers,  qui  nous  apparaît,  à  nous 
profanes,  sous  les  espèces  d'un  vérilal)le  brigand  de  grands 
chemins.  On  nous  le  donne  comme  possédant  «  au  plus  haut 
point  le  trait  militaire,  dont  les  générations  modernes  vou- 
draient amener  Teffacement  au  profit  de  l'État.  Dépouiller 
celui-ci  ou  celui-là,  frapper  des  contributions  pour  son  propre 
compte,  peser  d'une  main  extrêmement  légère  le  droit  d  au- 
trui, enfin,  pour  dire  les  choses  sans  euphémisme,  brigander, 
ne  lui  inspirait  pas  le  moindre  scrupule  ».  Mais  d'abord  ses 
victimes  étaient-elles  si  fort  à  plaindre?  En  ce  temps-là  le 
peuple  «  montrait  de  l'insolence  "  ,  ce  qui  est  sa  manière  do 
prouver  qu'il  n'est  pas  malheureux.  D'autre  j)arl,  les  braves  de 
cette  sorte  risquaient  après  tout  leur  vie  pour  «  Tébaudisse- 
ment  de  leurs  passions  "  ;  tandis  qu  à  l'époque  présente  «  la 
tyrannie  indirecte  et  la  spoliation  par  raison  démonstrative 
s'exercent  sans  faire  courir  le  moindre  risque  aux  précieuses 
personnes  des  maîtres  de  toutes  choses  "  .  Sans  doute,  cet 
attrait  pour  le  brigand,  celte  assimilation  de  l'Etat  moderne  à 
un  écumeur  de  grandes  routes,  qui  n'aurait  même  pas  l'excuse 
du  courage,  est  bien  dans  lesprit  du  fervent  de  l'odel,  de 
1  anarchiste  préhistorique  que  nous  avons  appris  à  connaître; 
comme  elle  est  logiquement  dans  le  sens  de  certain  Impéria- 


394  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

lisme  dont  nous  dirons  les  tendances.  Mais,  en  ce  lieu,  une 
telle  apologie  du  pillage  contredit  à  la  fois  et  tout  le  bien 
qu'on  nous  avait  dit  des  dispositions  gouvernementales  infuses 
dans  le  sang  d'Ottar,  et  les  développements  qui  vont  venir  sur 
l'odieuse  noblesse  d'origine  purement  «  militaire  »  par  qui  fut 
malheureusement  remplacée  au  quatorzième  siècle  la  cheva- 
lerie féodale.  Retenons  seulement  que  Mathieu  de  Gournay  a 
laissé  un  nom  connu  en  Gascogne. 

Des  souvenirs  plus  précis  et  surtout  plus  durables  encore  se 
rattachent  à  son  compagnon  d'armes,  Robert  Kno\vles,  qui  fit 
souche  en  Bordelais  et  créa  la  maison  gasconne  de  Canolle, 
dont  nous  verrons  l'importance  capitale  dans  la  généalogie  du 
comte.  Soldat  de  fortune  et  self  modeman,  bien  que  Gobineau, 
poussé  par  une  véritable  manie  de  cousmage,  s'efforce  de 
l'apparenter  au.x  nobles  Gournay,  Robert  Canolle  devint  séné- 
chal d'Aquitaine;  et,  parvenu  au  comble  de  la  fortune,  il 
érigea  dans  léglise  de  Ilarpley,  en  Angleterre,  un  monument 
héraldique  dont  le  sens  nous  jjarait  assez  mal  déterminé,  mais 
qui  a  joué  un  rôle  prépondérant  dans  les  prétentions  féodales 
des  Gobineau.  Le  comte  Joseph-Arthur  croit  même  retrouver 
dans  l'éghse  d'Yarmouth,  voisine  de  celle  de  Harpley,  toute 
une  suite  de  blasons  des  descendants  d'Ottar.  A  notre  humble 
avis,  cette  décoration  peinte  dont  il  n'indique  d'ailleurs  ni 
l'origine  ni  la  date  n'a  pas  la  plus  lointaine  analogie  avec  la 
maison  normande  de  Gournay,  et  rappelle  simplement  des 
maisons  anglaises  oubliées  de  la  région.  Encore  une  fois,  il  a 
trouvé  là  une  nouvelle  écriture  cunéiforme  pour  e.vercer  sa 
sagacité  coutumière;  et  la  conviction  que  lui  inspirent  ces 
signes  cabalistiques  n  a  d  égale  que  1  invraisemblance  criante 
de  ses  imaginations.  Nous  reparlerons  de  ces  deux  temj)les,  sous 
les  voûtes  desquels,  si  nous  ne  nous  trompons,  dut  être 
commencé,  au  dix-huitième  siècle,  le  rattachement  des  Gobi- 
neau de  Bordeaux  aux  Gournay  du  Vexin. 


CHAPITKE    V  39j 


T  R  A  X  s  l  r  I  O  .N     II  I  S  T  O  n  1  Q  U  E    DES    C  O  U  H  X  A  Y    AUX     n  ()  B  I  N  E  A  i; 

Si  Téclipse  de  ces  derniers  fut  si  lon{i[tcmps  totale,  en  dépit 
des  mérites  divins  de  leur  sang,  la  faute  en  est  aux  circons- 
tances générales  créées  par  la  monarchie  capétienne  qui  les 
déposséda.  En  effet,  afin  de  supj)orler  sans  excès  de  douleur 
le  sentiment  d'une  déchéance  sociale  trop  évidente,  leur  petit- 
fils  trouve  des  consolations  efficaces  dans  une  thèse  historique 
qui  associe  à  la  chute  des  Gournay  toute  la  nohlcsse  issue  de 
la  conquête  franque  ou  normande.  A  dater  du  quatorzième 
siècle,  dit-il,  les  familles  féodales  ont  disparu,  ruine'es  parles 
empiétements  du  pouvoir  royal,  achevées  par  les  désastres  de 
la  guerre  de  Cent  ans.  Cette  aristocratie  principalement  agri- 
cole, aux  mœurs  pures,  aux  hahitudes  parcimonieuses,  fait 
place  à  une  noblesse  valeureuse  sans  doute,  mais  vaniteuse, 
[)rodigue,  essentiellement  militaire,  j)ropre  à  la  vie  de  cour,  et 
hientôt  à  la  domesticité  royale,  "  ne  connaissant  que  les  rangs, 
et  faisant  plus  de  cas  d'un  maréchal  de  France  soi^ti  du  néant, 
avec  ou  sans  mérite,  que  du  plus  vieux  sang  de  la  chrétienté.  » 
Sous  la  Restauration,  certains  ultras  affectaient  d'ignorer  la 
noblesse  napoléonienne,  et  la  duchesse  d'Angoulcme  conti- 
nuait de  traiter  une  princesse  de  l'Empire  comme  la  fille  d'une 
femme  de  chambre  de  son  auguste  mère.  C'est  pour  les  com- 
pagnons de  Duguesclin  et  de  La  Hire  que  le  descendant  d'Odin 
se  croit  en  position  de  montrer  d'analogues  dédains.  Et  que 
n'a-t-il  quelques-uns  de  ces  «  militaires  "  à  nous  signaler  dans 
sa  parenté,  etdans  sa  chronique  familiale,  où  Mélac,  ce  pandour, 
à  peine  son  cousin  (1),  occupera  plus  tard  un  chapitre  entier? 

Certain  renard  gascon,  d'autres  disent  normand, 

(i)  Leur  parenté  n'est  pas  indiquée  d'une  façon  précise;  mais  Gobineau  se 
montre  extrêmement  indnljient  à  ce  «  soudard  cynique,  déhauchr,  froidement 
cruel  «  ,  érrit  M.  P.  de  Ségur  dans  sa  belle  histoire  du  maréchal  de  I^uxemhourg, 
et  dont  Villars  écrivait  :  «  Sa  fantaisie  était  de  paraître  toujours   furieux  et  de 


396  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

a  écrit  un  honnête  Champenois,  qui  semblait  hésiter  d'avance 
sur  la  véritable  patrie  des  Gobineau  et  contait  une  aventure 
de  raisins  trop  verts.  Le  bois  de  la  treille  ne  serait-il  pas  celui 
dont  on  fait  les  bâtons  de  commandement?  JX  importe, 
Louis  XIV  demandant  la  preuve  de  noblesse  jusqu'en  Li9i) 
pour  1  honneur  de  ses  carrosses  est  taxé  sans  ambages  d'  «  ab- 
surdité»; car,  à  cette  époque,  un  chevalier  pouvait  être  déjà 
«  de  la  plus  basse  extraction  »  .  Détournons  donc  nos  regards 
de  ces  parvenus  et  dirigeons-les  maintenant  vers  les  réserves 
du  sang  des  dieux  qui  se  conservent  pour  un  avenir  brillant  à 
l'abri  des  regards  indiscrets  :  en  un  mot,  rapprochons-nous  de 
maitre  Simon  Gobineau,  bonnetier  à  Bordeaux  au  début  du  sei- 
zième siècle  et  premier  ancêtre  authentique  du  comte  Jose|)h- 
Arthur. 

Entre  Hugues  IV  de  (journay,  déj)0ssédé  par  Philippe  Au- 
guste, et  ce  digne  commerçant  baille  une  lacune  de  trois 
siècles  environ.  Leur  descendant  apporte  naturellement  tous 
ses  soins  à  la  combler  de  son  mieux,  et  voici  comment  il  s'y 
prend.  Tout  d'abord,  appuyé  tant  bien  que  mal  sur  de  vagues 
indices  de  nom  et  d'armes,  il  nous  présente  encore  après  1200, 
dans  le  Beauvoisis,  un  certain  nombre  de  Gournay.  Chose 
curieuse,  il  les  montre  alliés  aux  Rouvroy,  ancêtres  de  Saint- 
Simon,  ainsi  qu  aux  Boulainvilliers,  et  ce  serait  là  assurément 
une  des  meilleures  preuves  de  l'origine  septentrionale  du 
comte,  s'il  prenait  la  peine  de  la  relever.  I^nsuile,  à  l'appui  de 
la  thèse  qui  fait  substituer  par  les  Gournay  le  nom  de  Gauvain 
(ou  Gauvinot,  Gobineau)  à  celui  de  leur  fief,  il  a  découvert 
trois  Gauvain  de  Gournay.  Lun,  au  quatorzième  siècle,  est 
cité  dans  une  charte  en  Beauvaisis.  L'autre  répare  les  fortifica- 
tions de  Brest  en  1498  (époque  où  l'un  des  grands-pères  pos- 
sibles, sinon  certains,  de  Joseph-Arthur,  Jacques  Guvugnault, 
est  déjà  établi  à  Bordeaux).  Le  troisième  enfin  est  nommé  une 
fois  dans  la  Gallia  christiania  pour  avoir  eu  affaire  à  une 
abbesse   du  Berry  en   1453.  Celle-ci  conclut  une   transaction 

coucher  avec  deux  grands  loups  pour  .=e  donner  mieux  l'air  de  férocité.  »  11  est 
probable  que  l'hôte  de  Wahnfried  s'en  tenait  à  Odin  et  à  Ottar  dans  ses  souve- 
nirs de  famille  et  passait  sous  silence  l'incendiaire  du  Palatinat. 


CHAPITRE    V  .{97 

«  cum  (Jobino  de  (iournay,  milites  »  .  Uemarqiions  cet  al)latif 
séduisant  qui  paraît  écrire  eu  toutes  lettres  le  nom  de  famille 
souhaité  au  dix-huitième  par  certains  parlementaires  bordelais, 
lecteurs  probables  de  la  Gallia.  Quant  à  se  découvrir  des 
ancêtres  Gauvinot,  la  chose  est  évidemment  bien  plus  facile, 
ce  diminutif  devant  être  à  peu  près  aussi  répandu  que  celui  de 
Pierret  ou  de  Jeannot.  Il  existe  pour  ce  {jenre  de  recherches 
peu  apjirofondies  une  source  dune  commodité  extrême,  dont 
l'auteur  (.VOttar-Jarl  a  usé  et  abusé.  C'est  ce  catalogue  de 
revues  militaires  qui  s'appelle  «  les  Monstres  »  de  Gaijrnières. 
Là  sont  ahjjnés  sans  autre  renseignement  un  nombre  infini  de 
noms  propres  dans  lesquels  il  suffit  de  choisir  avec  discerne- 
ment. Beaucoup  de  ces  hommes  d'armes,  qui  firent  monstre 
un  jour,  pour  justifier  les  dépenses  de  leur  capitaine,  portent 
le  suffixe  «  de  Gournay  »,  qui  indique  leur  village  natal;  or,  il 
existe  encore  de  par  la  France  six  communes  de  ce  nom,  et 
peut-être  en  comptait-on  davantage  alors.  Ceux-là  sont  naturel- 
lement des  descendants  d'Ottar,  mais  les  Gauvinot  ne  le  sont 
pas  moins.  Ainsi,  dans  les  tal)les  du  livre  de  la  jurade  de  Bor- 
deaux, on  lit  en  1404  »  Gobenho,  homme  d'armes  ».  C'est  «  un 
cinquième  Gauvain  de  Gournay  v  ,  écrit  notre  historien,  sans 
même  atténuer  par  un  adverbe  de  probabilité  la  brutalité  d'une 
telle  assimilation!  Non  moins  Gournay  devait  être  Macé  Gau- 
vigneau,  notaire  et  secrétaire  du  roi  en  Poitou  vers  14G0 
(quelque  chose  comme  un  ministre  d'État  de  nos  jours,  re- 
marque notre  auteur).  Et  aussi  Michel  Gavignon,  marin  sur 
les  côtes  d'Angleterre  en  1496.  En  définitive  voici  l'interpréta- 
tion de  ces  découvertes  frappantes.  Les  Gournay  du  Beauvoi- 
sis,  disparus  de  l'histoire  avec  Hugues  IV,  se  mettent  en 
marche  vers  l'Aquitaine,  guidés  peut-être,  au  bout  de  deux 
siècles  d'obscurité,  par  le  renom  de  leur  homonyme  Mathieu, 
sénéchal  des  Landes;  et  ils  parviennent  heureusement  vers 
!  100  avec  Gobenho,  homme  d'armes,  dans  les  rues  de  la  capi- 
tale gasconne.  Un  siècle  s'écoule  encore  sans  grande  certitude; 
mais  enfin  nous  abordons  de  nouveau  le  terrain  solide  de  l'his- 
toire, délaissé  par  nous  depuis  trois  cents  ans,  avec  le  chapitre 
intitulé  de  manière  sonore  :  «  Juristes,  marchands  et  soldats.  » 


338  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 


VI 

LES     GOBINEAU     COMMERÇANTS 


Il  semble  que  la  tranche  du  milieu  soit  seule  substantielle, 
bien   qu'elle   se   dissimule  entre    les  deux  autres,  dans  cette 
sandwich    de   professions,    inégalement   décoratives,    car    les 
juristes  se  réduisent  à  deux  notaires,  mentionnés  en   1504  et 
1529,  mais  dont  la  parenté  avec  le  comte  n'est  pas  établie  par 
un   autre    indice  que  l'analogie  de   nom  ;  et  les  soldats  sont 
représentés  par  une  unique  confusion  de  personnes,  que  nous 
allons    réduire    à   sa   valeur.    Hestent   les    marchands.    Simon 
Gobineau  l'était  sans  aucun  doute.   «  Il  achetait  des  draps  de 
laine,  dit  son  pclit-fils  avec  une  ironie  un  peu  embarrassée, 
dans  l'intention  évidente  de  les  céder  à  ses  amis  pour  de  l'ar- 
gent, comme   plus  tard   M.  Jourdain.  »   Ce  n'est  pas  nous  du 
moins  qui  aurons  ici  évoqué  le  personnage  de  Molière  !  Cepen- 
dant, à  le  voir  apparaître  si  fort  à  propos,  on  se  demande  un 
instant  si  notre  Gascon  ne  sourit  pas   lui-même  dans  son  for 
intérieur    à    l'énormité    de    ses    prétentions    et   à   la    naïveté 
qu'elles  exigent  de  la  part  de  ses  lecteurs.  Mais  non,  ne  nous 
laissons  pas  aller  à  une  telle  supposition  :  nous  l'avons  dit,  la 
conviction  seule  pouvait  bâtir  cet  édifice  capricieux,  ce  château 
si  congrûmcnt  établi  sur  les  frontières  de  l'Espagne. 

D'une  même  haleine,  voici  qu'on  nous  donne  le  précurseur 
du  Bourgeois  gentilhomme  pour  un  guerrier  fougueux.  Car  les 
Monstres  du  complaisant  Galgnières  fournissent  un  nom  ana- 
logue en  quelque  chose  à  celui  de  Simon  Gobineau,  et  pour 
faciliter  les  assimilations  les  plus  hasardeuses,  on  nous  affirme 
que  lui-même  écrivait  le  sien  de  dix  façons  différentes.  Donc, 
à  Marmande,  en  Agénois,  le  23  septembre  1513,  on  constate 
dans  la  compagnie  de  M.  de  Lautrec  un  militaire  de  nom 
approchant,  qui  a  est  parvenu  au  grade  d'homme  d'armes  (l)  "  • 

(1)  P.  312. 


ciiAPriin;  v  ;}rt) 

Ce  ne  peut  être  que  notre  Simon.  Soit;  mais,  olijectons-nons 
timidement,  la  même  année  Gol)ineau  le  bonnetier  apparaît 
dans  un  acte  notarié  à  Bordeaux.  G'e.st  donc,  dit  le  comte,  qu'il 
avait  quitté  le  service  militaire  et,  «  suivant  l'exemple  de  plus 
d'un  héros  de  ce  temps,  de  soldat  s'était  fait  marchand.  » 
Soit!  Mais  encore  Simon  Gohineau  se  montre  commerçant  h; 
14  janvier,  et  militaire  le  23  septembre;  comment  donc  était-il 
à  cent  lieues  de  sa  boutique  pour  la  revue  de  Marmande.  C'est, 
riposte  son  pctit-Hls,  que,  tandis  qu'il  se  livrait  à  des  spécula- 
tions sur  les  draps,  il  continuait  le  métier  militaire.  C'en  est 
trop  cette  fois!  N'est-il  pas  plus  simple  d'avouer  que  ces  deux 
fantômes  incertains,  dont  on  ne  connaît  pas  autre  chose  que  le 
nom,  n'ayant  rien  eu  de  commun  ici-bas,  sont  confondus  .scji- 
lement  dans  l'imagination  du  descendant  de  l'un  d'eux,  et  du 
moins  martial,  par  malheur? 

L'héritier  de  Simon,  Jacques  Gobineau,  commença  d'enri- 
chir la  famille  et  devint  jurât  de  Bordeaux,  u  11  vendait  du 
velours  noir,  jaune,  violet,  cramoisi,  du  burjfau  de  Paris,  du 
taffetas,  du  damas,  des  passementeries,  du  papier  (1).  »  II  était 
aussi  banquier,  prêteur  sur  gages,  et  porta  sans  doute  les  qua- 
lités inébranlables  des  descendants  d'Ottar  dans  ce  genre  d'ac- 
tivité; mais  nous  sommes  assurés  qu'il  ne  dépassa  jamais  le 
taux  légal  pour  l'intérêt  de  ses  avances,  car  son  petit-fils  l'au- 
rait dit  sans  faute  et  eut  tiré  vanité  au  profit  de  la  race  de  cette 
pratique  utilitaire;  nous  le  verrons  en  effet  hasarder  tout  à 
l'heure  des  aveux  plus  délicats.  Une  des  filles  de  ce  Jacques, 
ayant  épousé  un  Boucault  ou  «  de  »  Boucault,  qui  devint  un 
personnage  assez  important  [)ar  la  suite,  s'intitula  dans  les 
actes  Marie  de  Gobineau.  Mais,  bien  qu'à  partir  de  ce  moment 
le  comte  dote  ses  ancêtres  du  de  dans  son  récit,  on  voit,  par  les 
actes  qu'il  reproduit  textuellement,  que  quelques  générations 
se  passèrent  encore  avant  qu'ils  prissent  en  effet  la  j)arti- 
cule.  Lui-même  constate,  du  reste,  que  cette  «  mode  »  s'éta- 
blit au  début  du  seizième  siècle  (2),  et  qu'on  n'y  a  mis  d'im- 

(1)  P.  ;32i. 

(2)  M.  le  vicomte  «l'A vend,  dans  son  livre  si  vivant  sur  la  noblesse  française 
au  temps  de  Richelieu,  signale,  au  dix-septième  siècle,  de  la  Chassaigne,  tanneur; 


400  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

portance  qu'au  dix-neuvième.  Quant  à  l'anoblissement,  il  n'y 
en  a  nulle  part  de  signalé  pour  les  Gobineau;  mais  on  voit  que 
leur  gendre,  Boucault,  «  avait  été  anobli  par  Henri  Ili,  qui  ne 
sin formait  jamais  si  cette  mesure  était  ou  non  nécessaire, 
agréable  ou  fâcheuse .  »  Nous  voilà  fixés  :  elle  eût  été  fâcheuse 
aux  descendants  d'Ottar,  chevaliers  de  la  conquête,  et,  sans 
doute,  ne  se  produisit  pas  pour  eux. 

Etienne  Gobineau  maintint  à  peu  près  le  rang  de  la  famille 
sans  l'augmenter;  par  suite  de  son  mariage  avec  une  Massip, 
d'ancienne  famille  bordelaise,  il  s'établit  à  Izon,  bourg  voisin 
de  la  ville,  qui  sera  désormais  la  résidence  d'été  des  Gobineau 
et  jouera  un  rôle  assez  important  dans  leur  histoire.  Ils  y  pos- 
sédèrent une  maison,  encore  existante,  longue,  basse,  assez 
modeste,  semble-t-il,  d'après  la  description  qui  nous  en  est 
faite;  et  ils  devinrent  bientôt  syndics,  ou  plutôt  «  Grands  syn- 
dics héréditaires  »  du  bourg,  ainsi  que  notre  homme  préfère 
intituler  ses  pères.  Et  le  voilà  portant  aux  nues  cette  dignité  de 
maire  de  village  :  les  Foix  Grailly,  «  captais  »  de  Buch,  ne 
voulaient  pas  d'autre  désignation,  et  du  Gange  assimile  aux 
«  comtes  »  ces  syndics,  donnant  ainsi  la  mesure  de  l'estime 
dans  laquelle  les  gens  du  Bordelais  tenaient  leurs  anciennes 
libertés  (romaines  évidemment).  Cette  assimilation  ne  serait- 
elle  pas  l'origine  du  titre  de  comte,  qui  n'est  pas  donnée  pai 
ailleurs?  Quoi  qu'il  en  soit,  Etienne  Gobineau  joua  un  certain 
rôle  dans  la  Saint-Barthélémy  gasconne,  où  périrent,  disent 
les  protestants,  deux  cent  quatre-vingt-quatorze  personnes.  Il 
paraît  que  tous  les  meurtriers  catholiques  étaient  voisins, 
amis,  clients  ou  parents  d'Etienne.  Quant  à  lui-même  il  se 
réserva  pour  une  occupation  plus  pratique  :  «  Peut-être  pilla- 
t-il.  Ce  sont  les  huguenots  qui  le  disent.  Suivant  eux,  il  se  lit 
donner  force  rançons,  et  tout  ce  qu'il  v  avait  en  fait  de  meubles 
et  de  tapisseries  passa  des  maisons  des  huguenots  dans  la 
sienne  (I).  »  Enfin,  voilà  donc  le  sang  d'Ottar  qui  se  révèle,  et 
l'instinct  utilitaire  du  conquérant  du  pays  de  Bray  qui  refleurit  ! 

A.  de  Jjuynes,  Cli.  de    Maiigny,  barhiers-étuvistes  ;    Malliieu  de  Monclieny    et 
Simon  de  Séquevillc,  apotliicaires,  etc. 
(1)  P.  351. 


CIÎAPITPF    V  401 

Ajoutons  qu'ici,  pour  comble  de  satisfaction,  nous  allons 
peut-être  contempler  pour  la  première  fois  un  Gobineau 
aullientiquemcnt  soldat  (l).  Par  malheur,  les  indications  qui  se 
rapportent  à  ce  Bernard  Gobineau,  frère  (?)  d'Ltienne,  sont 
aussi  vagues  que  contradictoires.  Gaignières  entre  une  fois  de 
j)lus  en  ligne,  avec  différents  noms  plus  ou  moins  pro[)res  à 
s'appliquer  au  même  personnage,  et  nous  avons  appris  à  nous 
défier  des  assimilations  hardies  de  son  client  ordinaire.  En 
outre,  on  nous  indique,  en  note,  qu'en  1577  Bernard  n'avait 
pas  encore  vingt-cinq  ans,  et  qu'il  eut  pourtant  un  filleul  dès 
1522,  «  étant  encore  très  jeune  garçon  (2),  «  il  est  vrai.  Fort 
jeune  en  effet;  pour  noter  un  pareil  âge,  il  faudrait  employer 
des  quantités  négatives  comme  en  algèbre,  et  dire  que  ce 
parrain  avait  «  moins  trente  ans  "  tout  au  plus.  Passons 
cependant,  avides  que  nous  sommes  de  connaître  les  exploits 
de  ce  brave  qui  porta,  dit-on,  le  titre  de  capitaine  de  La  Roque- 
Tombebeuf.  Et  nous  pouvons  attendre  <lc  lui  des  aventures 
dignes  d'un  Artagnan,  car  son  nom  seul,  prononcé  congrû- 
ment  à  la  bordelaise,  ferait  reculer  l'ennemi.  Cadédis!  Oui,  le 
capitaine  "  n'était  pas  d'humeur  à  entendre  parler  de  combats 
ou  d'escarmouches  sans  en  raconter  di\x?,û  sa  part  »  .  Il  ne  s'agit 
pas  tant  de  la  prendre,  que  tout  d'abord  de  la  raconter,  notons- 
le  bien,  car  nous  sommes  sur  les  rives  de  la  Gironde.  Donc,  le 
10  août  1577,  le  capitaine  de  La  Roque-Tombebeuf  achète  de 
son  frère  (?)  Etienne,  par-devant  notaire,  deux  courtauds,  bien 
harnachés  de  bons  harnais  en  bon  état,  pour  cent  soi.vante 
écus  d'or.  «  Ceci  fait,  Bernard  partit  pour  la  guerre.  "  Et  c'est 
tout;  l'épopée  finit  là;  l'on  ne  sait  rien  de  plus  précis  sur  ce 
héros.  L'imagination  n'en  est  que  plus  à  son  aise,  en  revanche, 
et,  tout  à  l'heure,  retrouvant  dans  Gaignières  quelques  paysans 
natifs  des  différents  Gournay  de  France,  le  petit-neveu  du 
capitaine  ajoutera  avec  le  plus  grand  sérieux  :  «  Il  est  à  croire 
que  ces  soldats  n'étaient  pas  fort  attirés  par  la  grave  fréquen- 
tation de  M.  de  Massip,  ou  de  M.  de  Bare  (alliés  des  Gobineau), 


(1)  P.  353. 

(2)  P.  353. 

•26 


402  LE    COMTE    DE   GOBINEAl 

mais  ils  pouvaient  s'entendre  à  merveille  avec  le  capitaine  de  La 
Roque-Tombebeuf.  "  Ils  le  fréquentèrent  donc!  La  possibilité 
fait  toujours  la  preuve  aux  yeux  du  comte;  et  ce  furent  sans 
doute,  dans  les  corps  de  {^arde  de  l'octroi  de  Bordeaux,  après 
l'examen  de  quelques  futailles  suspectes  de  fraude,  de  belles 
conversations  entre  cousins  sur  les  hauts  faits  d'Oltar-Jarl. 
Etienne  Gobineau  lui-même  devint  «  capitaine  de  la  garde 
bourgeoise  »  de  son  quartier,  et  en  conséquence  «  fit  tout 
autant,  sinon  plus,  le  soldat  que  le  négociant  ». 


vil 


LES    GOBINEAU    tNniCUIS 


Cependant  comme  les  Gobineau  vont  bientôt  s'élever  réel- 
lement à  l'aisance  et  à  la  fortune,  il  est  temps  de  préparer  leur 
restauration  dans  le  rang  qui  leur  fut  toujours  dû.  Aussi  se 
place  en  ce  lieu  une  bien  curieuse  théorie,  qui,  tandis  que 
celle  de  la  j)erpétuité  des  qualités  de  la  race  dans  la  ligne 
masculine  sonnait  tout  à  l'heure  la  déroute  du  principe  fonda- 
mental de  VEssai,  vient  ici,  sous  prétexte  d'en  restaurer  quel- 
que peu  la  portée  sociale,  renverser  en  revanche  tous  les  pré- 
jugés politiques  du  comte  sur  le  temps  présent.  Elle  fournirait 
en  effet,  nous  allons  le  voir,  le  meilleur  moyen  de  justifier,  par 
raison  aryanisle,  le  triomphe  du  tiers  état  dans  les  derniers 
siècles  delà  monarchie  française,  l'accession  de  la  bourgeoisie 
aux  grandes  charges  de  l'État  sous  Louis  XIV,  enfin  les  réfor- 
mes sociales  de  la  Révolution  française. 

Que  constatons-nous  en  effet  à  partir  du  seizième  siècle, 
dit  notre  homme?  M.  de  Guise,  M.  de  Coligny  ou  M.  de 
Montluc,  tout  ce  qui  est  gentilhomme  de  province  (?),  se  met 
à  courtiser  un  plus  riche  que  lui,  et  les  choses  arrivent  à  tel 
point  que,  la  mode  inventant  les  gentilshommes  «  domesti- 
ques » ,  c'est  Madame  la  Présidente,  ou  Madame  la  Conseil- 
lère   (ce  dernier  titre  sera,  au  dix-huitième  siècle,  celui  des 


CHAPITRK   V  403 

dames  de  Gobineau)  qui   font  faire  leurs  commissions,  porter 
leur  livre  d'heures  par  le  gentilhomme  payé  à  cet  effet;  et  ce 
{gentilhomme  qui  les  estime  peu,  les  sert  pourtant.  Or,  tandis 
que  se  manifeste  cette  «  rage  de  la  noblesse  pour  la  domesti- 
cité  »,   que  fait  la  bourgeoisie?  Elle   met    la   main  aux   plus 
importantes  fonctions,  elle  crée  la  puissance  des  Parlements, 
elle  crée   la  science,  elle  crée  en  vérité   un  ordre  civil!  Ah! 
nous  permettons-nous  d'interrompre  en  ce  point,  si  Augustin 
Thierry  pouvait  revenir  à  la  lumière,  quelle  joie  pour  cet  ami 
du  tiers  que  l'éclatante  conversion  de  son  ancien  adversaire! 
Il   est   vrai    que    celui-ci    donne    des    motifs   différents   à   son 
enthousiasme.  «  La  raison  de  cette  double  anomalie  ne  doit 
pas  nous  surprendre.  »   La  noblesse  famélique  et  pauvre,  qui 
commence  au  quatorzième,  ne  provenait  en  grande  partie  que 
des  routiers.    Nous  le  savions,  et  que  tant  qu'ils  ne    sont  pas 
Gournay  ou  Mélac,  c'est-à-dire  parents  des  Gobineau  à  quel- 
que titre,  ces  pillards  demeurent  dignes  de  toute  exécration. 
Une  telle  aristocratie  avait  pu  prendre  la  première  place  dans 
des  circonstances  calamiteuses,   mais   elle   se  montra  absolu- 
ment inhabile  à  la  conserver.  Rapidement  "le  fruit  des  pillages 
de  l'ancêtre  récent  "  avait  été  dissipé,  et,  une  pente  naturelle 
la  ramenant  au  niveau  de  son  tempérament  héréditaire,  elle 
retournait  à  la  servitude  d'où  elle  venait. 

En  re^  anche,  la  bourgeoisie  factice  produite  par  les  événe- 
ments (entendons  ici  les  descendants  d'Otlar),  mêlée  à  cette 
autre  bourgeoisie  ancienne,  d'origine  germanique  ou  aquitaine 
(ce  sont  les  citoyens  de  Bordeaux  qui  eurent  l'honneur  de 
fournir  des  épouses  aux  Gol)ineau),  qui  n'avait  rien  de  bien 
hnmlile,  tout  au  contraire,  ces  vrais  descendants  des  races  domi- 
nantes «  n'avaient  nullement  demandé  dans  leurs  jours  d'in- 
fortune à  s'abaisser  davantage  »  !  Voilà  un  sentiment  bien  par- 
ticulièrement aristocratique!  Ils  avaient  réagi  pour  tous  les 
moyens  que  procure  l'activité  contre  la  mauvaise  fortune.  Et, 
quand  le  seizième  siècle  prit  fin,  ils  étaient  en  général 
remontés,  sinon  à  leur  rang  primitif,  du  moins  vers  les  confins 
des  premières  classes  de  la  société.  On  a  dit  que  la  noblesse 
française  dans  sa  généralité  n'atteignait  pas  plus  haut  que  le 


404  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

seizième  siècle;  c'est  qu'on  n'v  a  pas  regardé  d'assez  près.  La 
noblesse  qui,  à  ce  moment,  commençait  à  disparaître  n'était 
pas  la  vraie  noblesse,  mais  une  «  intrusion,  une  invention,  une 
institution,  non  un  fait  de  nature.  La  vraie  noblesse,  un 
moment  éclipsée,  reparut  alors  dans  son  apparence  sans  avoir 
jamais  perdu  sa  qualité.  Et,  ce  qui  la  pressa  de  reprendre  sa 
place^  ce  fut  en  partie  la  vraie  et  humble  classe  moyenne  qui 
la  trouva  trop  brillante  pour  la  conserver  dans  ses  rangs.  Les 
familles  autrefois  ruinées,  maintenant  relevées,  n'eurent  plus 
qu'à  penser  aux  honneurs  et  aux  contentements  :  elles  cessè- 
rent de  tenir  à  s'occuper  du  commerce.  On  renonça  enfin  à  se 
dire  naïvement  d'un  trait  de  plume  «  écuyer,  bourgeois  et 
marchand  »  ,  ce  n'eût  j)as  été  d'un  homme  du  bel  air  » .  Les 
Gobineau  n'eurent  pas  du  moins  à  se  faire  ce  reproche,  car  ils 
n'avaient  jamais  été  jusqu'à  trancher  de  1'  «  écuyer  "  ! 

Ainsi,  s'il  entraîna  toute  la  noblesse  germanique  dans 
l'aventure  des  (îournay  au  douzième  siècle,  leur  héritier  fait 
du  moins  |)articiper  toute  la  haute  bourgeoisie  moderne  à  la 
secrète  illustration  du  sang  des  Gobineau  enrichis  au  dix-sep- 
tième; il  éclaire  libéralement  le  tiers  état  dans  son  ensemble 
aux  rayons  de  cette  famille  «  trop  brillante  «  .  Et  ce  qu'il  y  a 
de  particulier,  c'est  qu'en  cotte  thèse,  dont  les  motifs  person- 
sonnels  sont  si  patents,  il  a  rencontré  encore,  peut-être  créé 
pour  une  part,  l'un  des  grands  courants  de  l'aryanisme  con- 
temporain; que,  là  aussi,  dans  sa  risible  vanité  de  parvenu,  il 
s'est  montré  précurseur  et  a  trouvé,  nous  le  verrons,  des  héri- 
tiers empressés  à  recueillir  cette  portion  de  son  bien  ou  des 
disciples  plus  ou  moins  conscients  de  leur  emprunt. 

Deux  générations  s'écoulent  pourtant  encore  après  Etienne 
(iobineau,  sans  jeter  ce  grand  éclat  que  nous  attendons  tou- 
jours. Notons  un  curé  d'Izon,  venu  fort  à  propos  nous  mon- 
trer (1  ce  qu'était  alors  une  carrière  ecclésiastique  qui  ne  tenait 
pas  à  l'épiscopat  »'  !  Et  pour  cause,  sans  aucun  doute,  pense  le 
lecteur  à  cette  précaution  oratoire,  de  même  que  le  capitaine 
de  La  Roque-Tombebeuf  ne  tenait  pas  au  maréchalat.  Le  bon 
prêtre  de  village  «  voulait  concilier  le  service  de  Dieu  avec  le 
goût  des  habitudes  domestiques  " .  A  ses  côtés,  voici  un  certain 


CHAPITRE   V  405 

Octavien  Gobineau  qui  aurait  été  au  service  de  Madame 
comme  gentilhomme  (?);  mais  aucune  justilication  sérieuse  de 
ce  dire  n'est  indiquée  (1). 

L'arrière-petit-Hls  du  Gobineau  de  la  Saint-Barthélémy,. leaii, 
paraît  avoir  réellement  servi  dans  sa  jeunesse,  mais  il  Ht  mieux 
pour  l'avenir  de  sa  famille  en  épousant,  vers  1G51,  Isabeau  de 
Jeannet,  femme  de  tête  qui  a  préparé  les  progrés  des  Gobineau 
au  dix-huitième  siècle.  Klle  fit  décidément  j)rendre  le  de  à  son 
mari  (I()54),  s  enrichit  par  des  héritages  heureusement  pré- 
parés sans  doute;  et  elle  eut  deux  fils,  dont  l'aîné  fut  le  trisaïeul 
du  comte  (nous  allons  y  revenir),  tandis  fjue  l'autre  va  nous 
arrêter  d'abord  un  instant  pour  la  destinée  fâcheuse  de  ses 
descendants.  Ce  Pierre-Joseph,  assez  mauvais  sujet,  semble-t-il, 
fut  le  héros  de  deux  aventures  malheureuses  :  il  se  vit  d'abord 
poursuivi  pour  chansons  im[)ies  et  blasphématoires  au  cours 
d'un  tumulte  dans  les  rues  de  Libourne,  puis  compromis  dans 
une  rixe  où  il  y  eut  mort  d  homme.  Néanmoins,  en  ce  bon  pavs 
de  Gascogne,  les  arrêts  terrifiants  du  Parlement,  (jui  parlent 
de  pendaison,  de  langues  percées  par  des  fers  rouges,  parais- 
sent n'avoir  pas  grandement  inquiété  ceux  qu'ils  visaient.  Les 
choses  n'allèrent  pas  si  loin  que  pour  le  chevalier  de  La  Barre, 
Pierre-Joseph  de  Gobineau  s  étant  tiré  d'affaire  avec  deux 
années  de  prison.  Et  ce  casseur  de  vitres  inspire  une  véritable 
sympathie  à  son  petit-neveu,  qui  retrouve  en  lui  quelque  reflet 
des  façons  d'Ottar;  à  ce  point  qu'un  brillant  couplet  des  Pléiades 
sur  les  joyeux  soupeurs  du  dix-huitième  siècle  fut  probable- 
ment inspiré  par  son  souvenir.  Mais  son  énergie  mal  employée 
prépara  un  avenir  difficile  à  ses  descendants;  tandis  que  leurs 
cousins  s'élevaient  au  Parlement,  ceux-ci  tombaient  à  l'élat 
d  humbles  vignerons  au  bourg  d'izon,  ou  encore  de  simples 
soldats  dans  les  armées  du  roi.  L'un  de  ceux-ci  porta  le  nom 

(1)  Cette  probabilité  n'est  guère  appuyée  par  une  citation  de  Tallemant  tics 
Réaux,  qui  nomme  incidi'muient  (Hixtoirr  de  Li  Tnnicr)  une  "  Mme  de  Mon- 
blin  II,  dont  l'auteur  d'0««;-./('r/ s'cin|)ressc  de  faire  une  dame  de  ('■o!)incaM, 
sur  une  analogie  .superticielle.  Mais,  en  examinant  les  dates,  on  s'aperçoit  que 
cette  tante  supposée  du  comte  aurait  eu  un  âge  m'gatif  comme  le  ca|)itainc  de 
La  Hoque-Tond)ebeuf,  à  l'époque  où  Tallemant  mentionne  en  passant  Mme  de 
Monblin. 


406  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

de  Vive  Hatnour  et  fournit  peut-être  en  pays  germanique,  au 
cours  de  ses  campagnes,  une  souche  analogue  à  celle  de  ces 
Brin  damour,  qui  peuplent  aujourd'hui  la  Bavière.  Ce  rameau 
desséché  de  l'arbre  odinique  s'éteignit  en  France  dans  la  per- 
sonne d'un  vieux  paysan  illettré  et  possesseur  de  200  francs 
de  revenu,  que  le  comte  Joseph-Arthur  paraît  avoir  encore 
connu  lui-même.  Ce  parent  déchu  lui  inspire  quelques  réilexions 
mélancoliques,  et,  ainsi  que  tout  à  l'heure  il  releva  la  bour- 
geoisie contemporaine  des  Colbert  en  considération  des  syndics 
du  bourg  d'Izon,  peut-être  serait-il  disposé,  en  faveur  de  ce 
Gobineau  tâcheron,  à  réhabiliter  les  paysans  demi-finnois  si 
mal  traités  dans  VEssai. 

Les  cultivateurs  de  vieille  origine,  de  race  chevaleresque,  ne 
sont  pas,  dit-il,  beaucoup  plus  rares  parmi  nous  que  les  gens 
titrés  qui  ne  sont  pas  de  sang  noble.  Et  de  là  un  désordre  dont 
une   nation  ne  saurait  jamais  se  tirer.   De   plus,   le    spectacle 
lamentable  de  ce  descendant  d'Ottar  tombé  à  la  rusticité  ramène 
encore  une  fois  la  pensée  de  notre  philosophe  sur  l'influence 
des  immixtions  féminines,  dont  il  fut  si  persuadé  jadis  et  qu'il 
n'abandonna  momentanément  qu'en  présence  de  l'évident  éclat 
de  sa  race,  surtout  de  sa  personne.  Ses  aïeules  de  vieux  sang 
gascon  ne  semblent  pas  l'inquiéter  outre  mesure;  nous  avons 
vu  qu'avec  un  peu  de   bonne   volonté  on   peut  les  supposer 
encore  germaniques  ou  du   moins  «  aquitaines  "  .  Mais  Fran- 
çoise de  Gosson  fut  "  de  provenance  incertaine  »  ;  Isabeau  de 
.leannet  «  n'est  pas  non  plus  d'une  souche  très  facile  à  recon- 
naître «  .  Et  l'ingratitude  du  comte  vis-à-vis  de  cette  dernière, 
dont  nous  avons  dit  la  conduite  avisée,  n'a  d'égale  que  celle  qu'il 
témoigne  à  sa  propre  grand'mère.  Victoire  de  La  Haye,  fille 
d'un  fermier  général,  qui,  à  la  veille  de  la  Révolution,  acheva 
l'élévation  de  la  famille,   si  heureusement  commencée  par  la 
précédente  aïeule.  Gobineau  ne  trace  pourtant  pas  un  portrait 
bien  flatteur  de  cette  dame.  Elle  s'habillait  en  homme,  faisait 
de  louj^ues    courses    incognito    sous  ce    costume   et    montrait 
toute  "  la  frivolité  des  gens  d'argent  »  ;  elle  possédait  pourtant, 
notons-le,  une  énergie  froide  dont  son  petit-fils  nous  a  conservé 
un  trait  presque  Spartiate,  qui  eut  dû  lui  gagner  le  cœur  du 


CHAPITRE   V  407 


descendant  d'Ottar  (l).  Mais  non,  il  j^arde  un  front  sévère  à  ces 
mérites  dépourvus  de  parchemins;  de  là,  dit-il,  de  ces  femmes 
de  sang  probablement  fort  mêlé,  proviennent  les  perturbations 
dans  l'unité  du  type.  «  Le  côte  nuisible  des  situations  humbles 
comme  celles  où  sont  tombés  les  Gournay  n'est  pas  dans  le 
dénuement,  ni  même  dans  le  défaut  de  culture  qui  en  est  la 
suite;  des  tempéraments  naturellement  vijjoureu.v  traversent 
ces  crises  sans  s'y  perdre.  Ce  qui  abaisse  toutes  les  races  et 
finit  par  mettre  à  néant  les  races  déchues,  ce  sont  les  mésal- 
liances, non  pas  de  fortune,  mais  de  sang.  Une  famille  se  perd 
en  épousant  une  fille  de  rien  qui  lui  apporte  des  millions... 
C'est  un  alliage  fàcheu.\,  pour  le  sang  primitif,  qui,  bien  diffi- 
cilement, bien  rarement,  peut  en  arrêter  les  effets  délétères.  " 

Bonnes  dames  de  Gobineau  du  temps  jadis,  votre  petit-fils 
n'a  pas  gardé  à  votre  mémoire  une  piété  tout  à  fait  tendre.  Et 
pourtant,  du  haut  de  leurs  cadres  poudreux,  vos  images  effacées, 
dans  leurs  atours  provinciaux,  lui  souriaient  néanmoins  avec 
indulgence;  tandis  que  vos  lèvres  où  le  rouge  pâlit,  gardant 
l'expression  gaillarde  qui  sied  aux  rives  de  la  Gironde,  chu- 
chotaient bien  bas  entre  vous  :  «  Pirate  norvégien  peut-être, 
mais  assurément  cadet  de  Gascogne.  Et  le  second  vaut  bien  le 
premier,  sandis!  »  Fuis,  à  défaut  de  sang  norvégien,  ne  restc- 
t-il  pas  pour  l'illustration  de  la  race  qu'un  Méridional  aura  la 
gloire  d'avoir  porté  au  plus  haut  point  de  perfection  la  théo- 
logie du  septentrionalisme  ! 

Revenons  aux  derniers  ascendants  directs  du  comte.  Les 
deux  femmes  de  tête  que  nous  avons  nommées  ne  travaillèrent 
pas  en  vain;  le  petit-fils  d'isabeau  de  Jeannet,  Pierre-Joseph 
de  Gobineau,  qui  mourut  fort  âgé  en  1788,  devint  conseiller  à 
la  cour  des  aides;  et  il  épousa  Louise  Dumas  de  Fontbrauge, 
dont  la  mère   était  une  Canolle,  donnant  ainsi  pour  ancêtre, 


(1)  Plus  clairvoyant  (|iic  son  ncvcn,  Thibault-Joseph  de  Gobineau,  l'oncle 
ori{»inal  du  comte  Arthur,  dont  nous  avons  dit  l'influence  sur  sa  jeunesse, 
"  s'était  pris  pour  .sa  mère  (^Victoire  de  La  Haye)  d'une  passion  qui  dura  autant 
que  sa  vie,  [larcc  que,  l'ayant  vu  tomber  de  cheval  sur  le  pavé  de  la  cour,  elle 
lui  avait  dit  froidement  :  »  Vous  êtes-vous  fait  mal,  mon.sieur?  —  Non,  nia 
mère.  —  Hé  bien,  remontez!  »  (P.  415.) 


408  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

bien  authentique  cette  fois,  au  comte  Joseph-Arthur  le  valeu- 
reux Robert  Knowles.  A  la  génération  suivante,  Thibault- 
Joseph  fut  conseiller  au  parlement  de  Bordeaux,  et,  encore 
enrichi  par  sa  femme  Victoire  de  La  Haye,  il  bâtit  a  celte 
grande  maison  située  à  1  extrémité  des  allées  de  Tourny,  qui 
porte  son  nom,  aussi  bien  que  la  rue  qui  la  touche  » . 

Enfin,  ce  Thibault-Joseph  eut  deux  fils.  L'un,  le  père  du 
comte,  Louis,  dut  montrer  un  de  ces  tempéraments  "  doux  et 
lymphatiques  »  ,  que  son  fils,  après  le  lui  avoir  imputé  à  mots 
couverts,  considère  comme  le  résultat  de  néfastes  immixtions 
féminines  dans  la  race  d'Ottar.  L'autre,  Thibault-Joseph  II, 
lut  loncle  original  dont  nous  avons  dit  l'inHuence  sur  son 
neveu;  et,  contrairement  à  son  frère,  il  eut  l'existence  la  plus 
mouvementée.  Dans  son  enfance,  il  avait  tenté  de  mettre  le 
feu  au  collège  de  Guyenne  et  en  avait  été  renvoyé  pour  cet 
exploit;  j)lus  tard,  grand  chasseur,  grand  ami  de  tous  les  con- 
trebandiers pyrénéens,  il  fit  la  guerre  en  Espagne  sousDugom- 
mier,  sans  vouloir  accepter  aucun  grade.  Un  jour,  monté  sur 
une  simple  barque,  il  aurait  capturé  presque  seul  un  brick 
anglais.  On  le  voit,  c  est  le  capitaine  de  La  Iloque-Tomljebeuf 
racontant  enfin  quelques  aventures  par  la  bouche  d'un  de  ses 
arrière-neveux.  Apres  le  0  Thermidor,  il  assista  et  «  peut-être 
prit  part  »  au  meurtre  d'un  des  plus  méchants  jacobins  de  la 
ville  de  Bordeaux,  qui  fut  tué  à  coups  de  pistolet  sur  les  marches 
du  théâtre;  et,  dans  sa  vieillesse,  fort  lié  avec  Talleyrand,  il 
passait  tous  ses  étés  à  Valençay,  jusqu'aux  événements  de  1830, 
qui  le  brouillèrent  avec  le  prince.  Cet  aventureux  chevau-léger, 
qui  tenait  de  sa  mère,  n  avait-il  pas  toutes  raisons  pour  se 
croire  fermement  du  sang  d'Ottar,  une  fois  cette  idée  éveillée 
dans  son  cerveau?  Nous  considérons  comme  son  œuvre  propre 
la  généalogie  que  nous  venons  d'esquisser  de  notre  mieux,  et 
qm  agit  si  profondément  sur  l'esprit  impressionnable  de  son 
neveu. 


CHAPITRE    V  409 

VIII 

OniGI.NE    ET    FONDEMENT    DE    LA    PRÉTENTION-     SCANDINAVE 

En  effet,  parvenus  au  terme  de  ce  long  et  fastidieux  exposé, 
il  faut  nous  interroger  une  dernière  fois  sur  Tidée  fondamentale 
qui  le  gouverne,  c'est-à-dire  le  rattachement  des  marchands  et 
parlementaires  bordelais  aux  grands  barons  féodaux  du  pays 
de  Bray.    Cette  idée  est  si  inattendue  qu'elle  en    paraît   tout 
d'abord  véridique;  car  la   réalité  seule  offre  des  combinaisons 
à  ce  point  bizarres.  Mais  non,  trop  d'impossibilités  viennent  à 
la  traverse,  et  d'ailleurs  il  est  loisible,  au  prix  de  quelque  atten- 
tion, de  débrouiller  l'écheveau  complaisamment  emmêlé  par  des 
mains   intéressées;  quitte  à    présenter  comme   hypothèse   les 
résultats  d'une  analyse  rendue   plus  difficile  par  les  obstacles 
que  notre  guide  unique  a  soigneusement  accumulés  sur  notre 
route  dans  l'inconsciente  habileté  de  la  conviction  qui  ne  rai- 
sonne plus.  Oui,  pour  l'appréciation  même  de  sa  thèse  ethnique, 
le  secret  du  caractère  de  Gobineau  veut  être  éclairci;  est-ce  le 
sang  ou   l'imagination  qui   parle  en  lui?   M.    Schemann  a-t-il 
bien  le  droit  d'écrire  sans  hésitation  de  son  protégé  le  "  gen- 
tilhomme normand  »  ?  Et  Wagner  ne  s'abusa-t-il  pas,  comme  son 
ami,  le  jour  ovi  il  lui  présenta  ses  œuvres  complètes  avec  cette 
dédicace  (1)  : 

^Sormann  und  Sachse 

Das  wai-  ein  Runtl 

Das  bliilie  und  wachse 

\Vas  nocl?  gesuiid. 

Si  l'on  pouvait  admettre,  comme  l'historien  dOttar-Jarl  tend 
sans  cesse  à  l'insinuer,  sans  jamais  d'ailleurs  le  dire  en  propre 
termes  (2),  qu'il  existât  une  véritable  tradition  dans  sa  famille 

(1)  Citée  par  M.  Scliuré  :  «  \Vaj;ner  intime  ->  (dans  la  Revue  hleue  du  24  mai 
1902).  "  Mormand  et  Saxon,  cela  ferait  une  alliance,  pour  que  fleurisse  et  pros- 
père ce  qui  demeure  encore  en  santé.  " 

(2)  A  le  lire  sans  grande  attention,  on  croirait  bien  rencontrer  parfois  chez 
les  orfèvres   et   bonnetiers  de    Bordeaux  quelque   réminiscence   de   leur  dlustro 


410  LE   COMTE    DE   GOUINEAU 

sur  les  origines  normandes  de  la  race,  il  serait  permis  d'v 
ajouter  quelque  foi,  quand  même  la  preuve  palpable  ferait 
défaut  sur  ce  point;  moins  sévère  qu'un  d'Hozier,  le  lecteur 
accepterait  une  filiation  aujourd'hui  sans  autre  portée  qu'une 
indication  psvchologique.  Mais  on  n'aperçoit  jamais  la  mention 
précise  d'une  pareille  tradition,  qui  eût  été  pourtant  signalée 
avec  un  soin  jaloux,  si  elle  s'était  traduite  en  paroles  ou  en 
actes.  Tous  ces  marchands  de  la  rue  Sainte-Colombe,  tous  ces 
hobereaux  du  bourg  d'Izon  auraient  dit  quelque  jour  :  u  Mon 
aïeul  Oltar  ou  Gournav;  mes  armes  antiques.  »  Il  n'y  a  nulle 
trace  de  cela.  Les  armoiries,  ces  trois  corbeaux  symboliques, 
qui  tiendront  leur  |)lace  dans  le  poème  d'Amadis  et  semblent 
croasser  sur  le  cadavre  de  l'humanité  ariane,  apparaissent  pour 
la  première  fois  avec  Pierre-Joseph  de  Gobineau,  mort  en  1788; 
on  ne  dit  pas  qu'elles  aient  été  accordées  ou  enregistrées;  elles 
sont  à  la  fois  le  premier  symptôme  et  le  fondement  ultérieur 
de  la  prétention.  C'est  qu'elles  se  retrouvent  en  effet  dans 
l'église  d  Yarmouth,  où  une  vague  tradition  parait  les  rap- 
porter à  des  alliés  des  Gournay  anglais. 

Or,  à  notre  avis,  voici  comment  s'explique  leur  adoption  sou- 
daine :  Pierre-Joseph  de  Gobineau  avait  épousé,  nous  l'avons 
dit,  une  Dumas  de  Fontbrauge  dont  la  mère  était  une  CanoUe. 
Cette  première  alliance  effective  avec  la  noblesse  gasconne 
ayant  monté  leur  imagination,  ces  riches  bourgeois  bordelais, 
obéissant  à  une  tendance  dont  il  existe  des  exemples  innom- 
brables en  ce  temps,  se  cherchèrent  des  ancêtres  au  prix  des 
plus  grandes  invraisemblances.  Précisément,  sur  le  portail  de 
l'église  paroissiale  d  Izon,  dont  ils  étaient  syndics  de  père  en 
fils,  on  voyait  des  armes  sculptées  :  un  a  paie  de  six  pièces  «  , 
sans  couleurs  appréciables.  Ce  très  vague  blason  se  trouvait 
être  à  peu  près  celui  de   Mathieu  de  Gournav,  sénéchal  des 

origine.  On  voit  par  exemple  (p.  319  deux  Gournav  figurer  parmi  les  com- 
mensaux de  Jacques  Gobineau  vers  1560,  mais  ce  sont  des  commensaux  sup- 
posés. Regardez  de  plus  près,  le  récit  est  entièrement  dubitatif  sous  sa  forme 
directe  :  la  source  est  nulle.  Le  comte  a  lu  tout  simplement  ces  deux  noms  de 
Gournay  dans  Gaignières,  vers  la  même  époque,  et  d'ailleurs  aux  deux  extré- 
mités de  la  France.  Les  relations  insinuées  demeurent  une  pure  possibilité 
■  entre  contemporains,  un  rêve  fourni  par  l'imagination  complaisante  de  l'historien. 


CHAPITRE    V  411 

Landes,  qui  avait  laissé  quelque  souvenir  dans  la  région;  et 
certains  paysans,  de  ce  nom  si  répandu,  s'éteio;nirent  au  voi- 
sinage d'Izon  vers  1711.  Or  les  Gobineau  se  considéraient  un 
peu  comme  les  seigneurs  du  lieu.  Si  le  compagnon  de  ce 
Robert  Canolle,  qui  était  devenu  dès  lors  leur  allié  authentique, 
si  Mathieu  de  Gournav  v  avait  laissé  ses  armes,  sa  mémoire, 
son  nom,  c'est  donc  qu'il  les  avait  précédés  vraisemblablement 
dans  celle  dignité;  et  pourquoi  ne  seraient-ils  pas  alors  en 
quelque  façon  ses  descendants  (1)?  Pourtant,  se  rattacher  à  la 
maison  anglaise  encore  e.vislante  outre-Manche,  à  Mathieu 
lui-même,  qui  avait  probablement  déjà  dans  Bordeaux  des  con- 
temporains dénommés  Gobineau,  Simon  le  bonnetier  n'étant 
séparé  que  par  un  siècle  du  brillant  sénéchal,  cela  était  fort 
osé.  Au  contraire,  la  famille  française  de  Gournav  n'avait  pas 
laissé  de  traces,  même  en  son  lieu  d  origine,  depuis  le  treizième 
siècle;  on  pouvait  s'y  relier  sans  inconvénient.  Enfin  les  rela- 
tions commerciales  entre  le  Bordelais  et  l'Angleterre  étaient 
alors  incessantes,  et,  les  Canolle  possédant  dans  ce  pavs  leurs 
titres  d'origine,  leur  cousin  Pierre-Jose[)h  de  Gobineau  put 
visiter  l'église  d'Harpley,  qui  perpétue  la  gloire  de  Piobert 
Knowles,  et  par  occasion  l'église  voisine  d'Yarmouth,  où  la 
tradition  lui  montra  des  armoiries  appartenant  aux  alliés  des 
Gournav  anglais.  Il  prit  tout  simplement  pour  son  usage  le> 
deux  derniers  écussons  de  la  série  d'Yarmouth,  qui  n'a  d'ail- 
leurs aucun  rapport  avec  les  Gournav  de  France,  sinon  dans 
l'imagination  du  comte,  nous  1  avons  dit,  et  il  suffit  de  lire  son 
développement  sur  ce  point  pour  s  en  convaincre;  c'est  une 
pure  affirmation  sans  l'ombre  de  preuves,  et,  de  plus,  une 
invraisemblance  criante,  dont  son  propre  inventeur  se  déclare, 
à  chaque  ligne,  stupéfié  lui-même.  Et  peut-être  le  conseiller  à 
la  cour  des  aides  n'attacha-t-il  pas  une  grande  importance  à 
l'acte  de  fantaisie  qui  lui  fit  graver  sur  son  sceau  ces  attributs 
exotiques.  Mais  le  temps  et  la  fortune,  croissante  encore  par 
1  alliance  de  Victoire  de  La  Hâve,  vinrent  augmenter  les  pré- 

1^  Ici  se  placerait  peut-être  la  lecture  Jans  la  Callia  Christiatia  de  cet 
ablatif  que  nous  y  avons  signalé  :  "  Gabino  de  Gournav,  »  mention  bien  sédui- 
sante! 


412  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

tentions  de  ses  enfants.  Nous  croyons  que  l'œuvre  généalo- 
plque  à  proprement  parler,  les  recherches  dans  Galgnières  et 
chez  les  notaires  de  Bordeaux  (où  le  comte  ne  résida  jamais) 
doivent  être  loeuvre  personnelle  de  l'oncle  légitimiste,  qui 
forma  la  jeunesse  de  Joseph-Arthur  et  lui  légua  sa  fortune, 
ses  prétentions  et  ses  papiers.  C'était  un  caractère  bizarre,  et 
l'époque  de  la  Restauration  a  fourni  de  ces  excessifs  féodaux, 
se  rattachant  d'autant  plus  passionnément  au  passé,  à  leurs 
origines  prétendues  germaniques,  que  ce  passé  s'éteignait,  que 
ces  origines  devenaient  plus  problématiques.  Thihault-Josej)h 
de  Gobineau  comptait  parmi  ces  ultras  «  dont  les  ancêtres,  comme 
ceux  de  M.  Jourdain,  avaient  peut-être  vendu  du  drap  à  la  porte 
Saint-Innocent,  et  qui  n'en  revendiquaient  pas  moins,  au  nom 
de  la  conquête,  leurs  privilèges  d'ancien  régime  (1)  »  .  \S His- 
toire d'Ottar-Jarl  est  bien,  dans  sa  conception,  l'œuvre  d'un 
lecteur  de  Montlosier  et  de  Boulainvilliers.  Arthur  de  Gobineau 
a  été  façonné  à  cette  école,  sa  vie  en  a  reçu  une  impulsion 
décisive;  orientaliste  par  goût,  il  étendit  à  l'humanité  tout 
entière  les  conclusions  provinciales  de  son  bouillant  initiateur, 
et  il  lui  éleva  enfin  un  monument  digne  de  sa  mémoire  dans 
ces  annales  de  famille,  bâties  des  matériaux  que  ce  visionnaire 
avait  rassemblés  à  la  sueur  de  son  front. 

Mais  la  matière  s'est  ici  montrée  étrangement  rebelle  sous  les 
doigts  du  vaillant  ouvrier,  pour  être  trop  prochaine,  trop  tan- 
gible, trop  soumise  au  contrôle  des  faits  bien  établis.  En  imagi- 
nation chevalier  de  la  conquête,  en  réalité  bourgeois  d  honnête 
souche,  il  a  Involontairement  disculpé,  par  la  seule  apologie 
des  siens,  tout  le  mouvement  évolutif  qui  mit  depuis  six  siècles 
la  bourgeoisie  à  la  place  de  la  chevalerie.  L'histoire  de  sa 
famille  devint  ainsi,  contre  son  gré,  la  justification,  au  point 
de  vue  aryaniste,  des  idées  modernes  que  condamnaient  ses 
prétentions  féodales;  et  c'est  un  travail  que  d'autres  repren- 
dront plus  consciemment  à  sa  suite,  sa  destinée  étant  d'ouvrir 
les  voles  sur  lesquelles  il  ne  pousse  qu'une  brève  reconnaissance 
de  touriste  amateur. 

(1)  M.  Brunetière.  Étude  citée  dans  notre  introduction. 


CUAPITnK    V  413 

Au   vrai,   nous  l'avons  vu   renier  trois  fois,  tel   le   pécheur 
galiléen,   ses  origines  i)hilosoj)!iique8  et  les  principes    fonda- 
mentaux de  sa  doctrine  sociale.  En  premier  lieu,  la   loi  qui 
dominait   l'histoire   universelle,    riniluence    empoisonnée    du 
mélange  et  de  la  mésalliance,  est  rejetée   par  lui  et  remplacée 
par  la  prépondérance  du  principe  mâle,  dans  l'espoir  d'écar- 
ter l'hérédité  fâcheuse  de  quelques  grand'mcres  dont  la  pro- 
venance   est    (c  Incertaine  r  .    Puis,   la    théorie   qui    expliquait 
l'histoire  de  France,  et  même  d'Europe,  par  les  méfaits  de  la 
latinité  et  de  l'administration  municipale  gallo-romaine  dispa- 
raît dans  l'apothéose  de  Bordeaux  ancien,  dont  le   but  est  de 
relever  pour  plus  de  sûreté,  et  en  dépit  de  la  thèse  précédente, 
les  grands-pères  gascons  du  comte  dans  la  ligne  maternelle  (1). 
Enfin,  l'affirmation  qui  donnait  la  clef  de  l'histoire  moderne, 
c'est-à-dire  le  caractère   non  arlan  de  la  bourgeoisie  des  dlx- 
se[)tlème  et  dix-huitième  siècles,  d'où  sortirent  les  ministres  de 
Louis  XIV  et  les  législateurs  de  la  Constituante,  est  contredite 
et  retournée   vers  son  contraire  dans   le  dessein   d'exalter  les 
(Jobineau,    demeurés    bourgeois  de  Bordeaux   vers    IG50.    Le 
ravage  est  complet,  au   moins  dans  le  champ  de  l'arvanlsme 
nobiliaire.  Les  disciples  fidèles,  ne  sachant  plus  que  croire, 
suspectent  à  bon  droit  l'ensemble  d'une  doctrine  à  ce  point 
fragile  dans  sa  vertu   de  parade  et  si  prompte  à   faillir  sans 
scrupules,  quand  les  tentations  s'adressent  à  la  vanité  de  son 
auteur. 


(1)  Nous  avons  dit  tlans  notre  chapitre  sur  les  ori{;ines  Je  l'ananîsine  liisto- 
nque  que  les  parlementaires  du  dix-huitième  siècle,  collèjjues  des  {grands-pères 
du  comte,  étaient  nettement  romanistes  de  tendance  contre  le  gi-rmanisme 
féodal  d'un  Roidainvillicrs.  Désireux  de  les  exalter,  il  a  recueilli  inconsciem- 
ment cette  portion  de  leur  héritage  moral. 


CHAPITRE  VI 


AMADIS 


Si  VHistoire  (rOttar-Jarl  montre  des  traces  évidentes  de 
fall?7ue  intellectuelle,  on  en  peut  dire  autant  à  plus  juste  titre 
encore  de  la  dernière  des  œuvres  du  comte,  le  poème  <ÏAmadis. 
La  première  partie  de  l'ouvrage  fut  publiée  en  1870  (Pans, 
in-12)  ;  la  seconde  fut  achevée  du  vivant  de  l'auteur,  mais  ne 
trouva  pas  d'éditeur,  ce  qui  n'a  rien  de  surprenant,  après  lec- 
ture faite.  La  troisième  est  restée  à  l'état  d'ébauche,  mais  la 
piété  posthume  de  quelques  amis  nous  a  donné  une  luxueuse 
édition  du  livre  tout  entier  (Pion,  1887).  On  regrette  d'être  con- 
traint de  terminer  sur  ces  pages  médiocres  la  revue  d'une 
œuvre  par  (ant  de  côtés  originale.  C'est  là  du  moins  notre  im- 
pression personnelle,  que  nous  allons  essayer  de  soutenir  par 
des  preuves.  Pour  M.  Schemann,  au  contraire,  Amadis,  par  la 
hardiesse  des  idées,  la  richesse  de  l'imagination  et  la  variété 
de  la  forme  poétique,  laisse  loin  derrière  soi  toutes  les  créations 
précédentes  de  l'auteur  (1);  c'est  «  un  hymne  sublime  à 
l'idéalisme  " .  On  assure  que  ce  fut  le  livre  favori  de  Gobineau, 
et  l'Allemagne  wagnérienne,  toujours  amoureuse  de  ce  héros, 
voudrait  encore,  sur  son  propre  jugement,  nous  renvoyer  son 
Amadis  comme  un  chef-d'œuvre  incompris  dans  son  pays 
d'origine.  Mais  nous  l'arrêterons  une  fois  de  plus  dans  ses 
empressements  trop  chaleureu-x;  l'importance  de  la  forme 
l'emporte  assez  sur  celle  de  l'intention,  dans  la  poésie  épique, 
pour  que  nous  y  demeurions  seuls  juges  compétents  en  notre 

(1)  Priéface  de  la  traduction  des  Nouvelles  asicitigue^. 


CHAPITRE   VI  iir, 

lanf;ue;  et  notre  sentence  doit  être  sévère  sur  ce  point.  Gobi- 
neau a  toujours  écrit  médiocrement  en  vers;  jamais  toutefois 
il  n'avait  (talé  la  négli^^ence,  le  laisser  aller,  qui  éclatent  dans 
les  improvisations  A'Arnadis.  Certaines  qualités  de  fond  y 
peuvent  être  discernées,  et  nous  leur  accorderons  à  l'occasion 
la  justice  qui  leur  est  due;  mais  (7obineau  lui-même  se  rendait 
fort  bien  compte  de  la  faible  popularité  qui  attendait  son 
œuvre,  puisque,  écrivait-il  à  M.  de  llcrtcfeld,  quatre  |)ersonncs 
seulement  la  devaient  comprendre  :  son  correspondant  d'abord, 
puis  la  comtesse  de  La  Tour,  l'empereur  dom  Pedro  d'Alcan- 
tara  et  enfin  son  A'ieil  ami  de  Francfort,  M.  de  Prokesch- 
Osten. 

Arrêtons-nous  donc  à  examiner  Jm«<f?,y,  non  sans  doute  pour 
sa  valeur  intrinsèque,  qui  ne  justifie  pas  une  semblable  perte 
de  temps,  mais  pour  mettre  la  dernière  touche  au  portrait 
moral  du  comte,  et  aussi  pour  prévenir  cbaritablemcmt  ses 
admirateurs  d'outre-Rbin  que  la  réputation  de  leur  goût  souf- 
frirait d'une  admiration  trop  obstinée  en  cet  endroit;  qu'ils 
s'égarent  à  suivre,  béants,  leur  ménestrel  sur  les  croupes  bru- 
meuses de  son  Parnasse  de  carton  peint. 

C'est  un  phénomène  intellectuel  bien  fréquent  que  celui  (pii 
ramène  dans  la  vieillesse  les  impressions  de  la  petite  enfance, 
non  seulement  parées  de  toute  leur  vivacité  première,  mais 
encore  auréolées  par  la  poésie  de  l'irrévocable,  éclairées  dans 
notre  souvenir  aux  rayons  joveux  d'un  matin  dont  ne  sourira 
plus  la  grâce  discrète,  (jobineau  retrouva  parmi  les  tristesses  de 
ses  dernières  années  la  mémoire  de  ses  plus  naïfs  enthousiasmes 
d'adolescent.  A  l'exemple  de  Don  Quichotte,  qu'il  aimait,  il 
avait  bercé  par  la  lecture  des  romans  de  chevalerie  son  ima- 
gination juvénile,  en  ces  heures  de  la  Restauration  où  les 
fervents  légétimistes  de  son  entourage  cultivaient  un  roman- 
tisme de  pacotille  et  élevaient  derrière  la  monarchie  chance- 
lante lin  décor  pseudo-gothique  cl  troujjadour.  C'est  donc 
l'arvanisme  encore,  mais  sous  son  aspect  le  plus  vieilli,  le  plus 
démodé,  le  plus  artificiel,  que  l'apotre  souvent  éloquent  de 
cette  doctrine  va  nous  présenter  comme  le  résumé  d'une  exis- 
tence d'étude   et  de   réflexion.    Il  dira   te  vieux   manoir  dans 


416  LE    COMTE    DE    GOlîINEAU 

lequel  un  «  tout  jeune  homme  )>  s'oubliait  au  coin  du  feu  à 
évoquer  Amadis,  (jauvain,  Oriane. 

Comme  l'enfant  tournait  la  paye 
Et  s'arrêtait,  songeait,  pensait, 
Il  entendait  sous  le  bocage 
La  chevauchée  :  elle  passait. 
Il  connaissait  chaque  visage, 
Chaque  dame  il  la  connaissait. 
Il  suivait  des  yeux  Oriane, 
Voyait  sa  forme  diaphane 
Qui  dans  la  vapeur  s'effaçait... 
Son  cœur  battait  et  s'élançait. 
A  la  fin,  il  n'était  plus  maître 
De  sa  résistance  aux  abois 
Et,  descendant  par  la  fenêtre. 
Joignait  ses  amis  dans  les  bois... 

A  la  tournure,  à  1  orlliogra[)he  de  leurs  noms,  on  les  recon- 
naît, ces  amis,  pour  les  aimables  créations  de  l'excellent  comte 
de  Tressan,  l'un  des  plus  {goûtés  parmi  les  adaptateurs  des 
romans  de  chevalerie,  vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  Ses 
(Ruvres  complètes  venaient  précisément  d'être  rééditées  en 
182/î,  sous  le  patronage  du  roi  Louis  XVIII,  et  l'on  imagine 
sans  peine  le  jeune  Arthur  de  Goi)ineau,  penché  sur  le  capti- 
vant récit  des  aventures  d'Amadis  de  Gaule,  le  Donzel  de  la 
Mer,  apprenant  à  y  connaître  Galaor,  Gandalin  et  le  roi 
Lisvart,  Oriane  et  Urgande  la  Déconnue.  Seulement,  il  est 
permis  de  s'étonner  que  'i  dans  une  maison  basse  "  (peut-être 
celle  du  bourg  d'Izon) 

Un  homme  maigre  au  front  blanchi. 
Ayant  beaiicou|>  lu,  refléchi... 

se  soit  pris  avec  une  surprenante  ardeur  à  suivre  de  nouveau 
le  cortège  de  visions  ethérées,  la  menestraudie  qui  repassait 
dans  son  imagination  toujours  active;  et  surtout  qu'il  ait  re- 
connu dans  ces  fantômes  musqués  les  antiques  dieux  de  la 
race  ariane.  Pourtant  ces  créations  du  génie  celtique  et  breton, 
que  M.  de  Tressan  avait  interprétées  fort  librement  et  sans 
scrupules  érudits  d'après  une  version  castillane,  issue  peut-être 


CHAPITHE    VI  417 

même  d'une  rédaction  portugaise,  s'étaient  chargées  au  pas- 
sage de  maint  élément  romanesque,  où  l'arvanisme  n'a  rien  à 
démêler.  La  Harpe  en  vantait  "  la  galanterie  aimable,  la  dé- 
cence d'expression  » ,  et  Ottar-Jarl  eût  peu  goûté  sans  doute 
ces  fadeurs  méridionales.  h'A/nadis  de  Gobineau  en  est  pour- 
tant sorti,  surtout  dans  sa  première  partie,  qui  affiche  la  pré- 
tention de  peindre  l'humanité  ariane  dans  sa  fleur;  et  l'on  ne 
s'étonnera  pas  que  les  héros  du  poème  fassent  songer,  en  bien 
comme  en  mal,  à  ceux  de  l'Hidalgo  de  la  Manche,  ou  même 
aux  bergers  des  rives  du  Lignon. 

J'aurai  fait  cet  exploit  de  composer  ici 
La  dernière  chanson  de  geste, 

dit  1  auteur  du  poème;  mais  c'est  une  chanson  de  geste  au 
goût  de  1830;  la  Muse  d'Amadis  a  trop  souvent  l'aspect  d'une 
jeune  châtelaine,  sortie  tout  équipée  d'un  roman  de  Mme  de 
Duras,  et  qui  songerait  à  ses  aïeules,  accoudée  sur  une  terrasse 
ogivale  moderne,  son  chapeau  bleu  ciel  aux  larges  ailes  paré 
d'un  flottant  panache  blanc,  sa  robe  de  mousseline  immaculée 
coupée  par  une  vaporeuse  écharpe  de  faille  arc-en-ciel  ;  tandis 
que  ses  lèvres  fredonnent  peut-être  l'aventure  du  jeune  et 
beau  Dunois  partant  pour  la  Syrie,  en  dépit  des  souvenirs 
bonapartistes  qui  s'attachent  à  la  musique  du  morceau. 

]Sous  avons  médit  du  style  d'.4/«(7(/«,justifionsd  abord  notre 
critique  par  l'indication  de  ses  défauts;  ce  sont  la  puérilité 
inconsciente,  la  désinvolture  affectée  et  parfois  légèrement 
ridicule,  l'impropriété  souvent,  la  négligence  partout;  négli- 
gence qui  permet  encore  d'heureuses  trouvailles  à  un  esprit 
naturellement  doué,  mais  qui  le  laisse  aller  en  revanche  à  des 
chutes  soudaines  et  prescjue  risibles.  Nous  tirons  quelques 
exemples  des  toutes  premières  pages  du  livre,  auxquelles 
l'auteur  a  eu  le  loisir  de  mettre  la  dernière  main. 

...  à  la  forêt  procliaine 
Demeure  un  mécre'ant  dont  mon  père  est  captif. 
Sans  pitié  pour  son  àye  il  refient  ce  cliélifl 

Amadis  et  la  dame,  ayant  pris  sur  la  droite, 
S'engagèrent  d'abord  dans  une  sente  étroite. 


418  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

Qu'y  a-t-il  de  coupable  à  ce  que  l'on  attrape. 

Soit  par  rase  ou  par  force  un  prix  qui  vous  convient. 

Il  atteignit  la  porte,  et,  sans  savoir  comment^ 
Cet  obstacle  entre  eux  deux  se  ferma  brusquement 

Et  la  porte  massive 

Sur  ses  gonds  palpitants 
D'elle-même  s'ouvrit  toute  grande,  et,  moins  vive 
Que  morte,  la  tourière,  allant  comme  le  vent. 
Cria  :    «  La  fée  Urgaude  envahit  le  couvent.  » 

Et  ce  congé  d'une  maîtresse  à  son  amant. 

Je  te  vois  tout  à  plein.  Assez  longtemps  moqué 
Mon  cœur  te  dévisage  et  te  tient  démasqué. 
Plus  un  mot,  c'est  assez,  c'est  trop,  je  te  le  crie! 
Va-t'en,  je  te  l'ordonne,  et  même  je  t'en  prie  ! 

Ou  encore  cet  aimable  encouragement  de  la  fée! 

A  mou  aspect  est-ce  qu'on  tremble? 
Inspirons-nous  chagrin,  frayeur? 
Vous  paraissé-je  redoutable? 
Ma  compagne  est  épouvantable? 
Vous  connaissez  plus  belle  ailleurs? 

Ces  réserves  n'indiquent  de  notre  part  aucune  propension  à 
dénigrer  de  parti  pris  un  talent  pour  lequel  nous  avons  assez 
montré  par  ailleurs  notre  estime  et  notre  sympathie.  Il  s'agit 
simplement  de  ramener  à  de  plus  justes  proportions  certams 
enthousiasmes  trop  disposés  à  s'égarer  par  des  chemins  hasar- 
deux; car  le  lecteur,  fourvoyé  à  leur  suite,  ferait  peut-être 
porter  à  leur  protégé  la  peine  de  leur  indiscrète  partialité  et 
reviendrait  précipitamment  sur  ses  pas,  sans  regarder  derrière 
lui.  Ce  serait  dommage,  l'excursion  étant  agréable  et  profitable 
en  effet,  à  la  condition  d'y  porter  quelque  discernement. 

Ce  tribut  payé  à  la  vérité,  nous  avouerons  même  volontiers  que 
la  première  partie  d'Ainadis,  dont  l'ambition  est  de  peindre  là 
société  arlane,  ou  plutôt  féodale,  dans  son  enfance  insoucieuse 
et  dans  son  éclat  sans  mélange  (1),  offre  une  belle  jeunesse 

(1)  Il  semblerait,  d'après  le  biographe  B...  de  VEsuii,  (jue  cette  première  partie, 
écrite  à  Stockholm,  fut  considérée  d'abord  comme  un  tout  par  son  auteur,  qui 
n'aurait  songé  que  plus  tard  à  lui  donner  une  suite  ethnique  et  satirique. 


CHAPITRE   VI  410 

d'allures,  un  franc  mouvement  méridional,  une  verve  de 
gaieté  vraie,  à  peine  un  peu  forcée  parfois  :  toutes  qualités 
qui  plaisent  dès  qu'on  a  pris  son  parti  des  défauts  d'expression 
que  nous  avons  dits.  Galaor  a  des  pétulances  d'écolier  qui 
sentent  le  voisinage  de  Tarascon.  "Faisons  du  bruit,»  clament 
les  amis  de  Tartarin. 

Vivons,  mon  Gandalin,  chantons,  faisons  la  {juerre 
Bien  moins  pour  le  triomphe  encor  que  pour  le  bruit! 

Et  voici  qui  rappelle  les  matamores  de  la  comédie  espagnole. 
Nos  héros  s'arrêtent  un  instant  dans  leurs  exploits. 

...  Pour  le  coup,  nous  restâmes. 
Il  me  semble,  huit  jours  avec  elle  et  ses  dames. 
Non  !  deux  jours  seulement.  Encor  pour  la  raison 
D'éviter  quelque  peu  le  chaud  de  la  saison  ! 

Avouons  que  l'aurore  boréale,  complaisamment  décrite  en 
souvenir  des  impressions  norvégiennes  de  l'auteur,  doit  s'éton- 
ner grandement  d'avoir  à  éclairer  d'aussi  joyeux  compagnons. 
Et  il  est  juste  que  la  Grèce,  leur  parente  ethnique,  soit  déci- 
dément réhabilitée  en  compagnie  des  combattants  de  Sala- 
mine,  «  des  morts  de  ce  grand  jour,  »  que  l'historien  xles 
Perses  avait  si  mal  traités. 

N'est-ce  pas  la  qu'on  voit,  à  lentour  de  l'autel, 
Bondir,  transfigurés  par  ses  vœux  intrépides. 
Et  le  divin  Eschyle,  et  ses  soldats  rapides. 

Et  toi,  divine  Athène,  Athène,  Athène,  Athène, 
Béni  soit  le  rempart  de  ta  cité  hautaine... 

L'ensemble  des  six  premiers  chants  à'Auiadis  forme  donc 
un  agréable  pastiche  où  passent  des  enchanteurs  odieux,  lut- 
tant contre  des  chevaliers  sans  peur  au  moven  d'armes  ma- 
giques, qui  se  montrent  entre  leurs  mains,  tantôt  souveraine- 
ment efficaces,  tantôt  piteusement  impuissantes,  sans  aucune 
autre  raison  plausible  que  le  gré  de  l'auteur  et  le  plaisir  de 
l'auditeur,  désireux  de  voir  enhn  triompher  la  vertu.  ( )riane, 
l'héroïne  de   sang  pur,  nous  parait  un  peu  brusque  et  médio- 


420  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

crement  féminine;  mais  Briolanie,  sa  compagne,  a  une  belle 
explosion  d'aryanisme  égalitaire. 

Je  ne  suis  pas  princesse  et  n'ai  pas  de  couronne, 

Mais  mon  sang  vaut  le  tien  et  mon  nom  vaut  ton  nom. 

J'en  atteste  mes  yeux  à  la  flamme  implacable, 

La  blancheur  de  mon  teint  et  mes  cheveux  dores. 

C'est  là  de  mes  aieux  le  don  irrévocable. 

Nous  sommes  vos  égaux,  bien  que  moins  entourés. 

Les  caractères  anthropologiques  de  l'Arian  germain  sont  ici 
une  fois  de  plus  adroitement  atténués;  mais  les  traits  moraux 
qu'aime  à  lui  prêter  son  fervent  n'en  sont  que  plus  vigou- 
reusement accentués  par  contraste.  Enfin,  nous  signalerons 
quelques  allusions  wagnériennes  qui  témoignent  des  liens 
affectueux  noués  avec  le  maître  de  Bayreuth.  La  musique 
viendra,  sinon  régénérer  le  monde,  car  Amadis  ne  fait  espérer 
rien  de  tel,  bien  au  contraire,  du  moins  consoler  sa  décadence, 
en  compagnie  du  christianisme  sans  doute.  Et  Tannhauser, 
en  particulier,  se  voit  venger  des  dédains  de  TOpéra  parisien. 

Alors  mes  enfants,  c'est  la  chevalerie  (1) 
Qui  revient  et  prend  soin  de  la  plante  flétrie. 
Quels  sublimes  concerts...  Les  grottes  du  Taunus 
Pressent  le  ménestrel  dans  les  bras  de  Vénus. 

La  seconde  partie  du  poème  a  pour  objet  de  peindre,  après 
les  Arians  purs,  les  métis  demi-arians  conservant  quelques 
qualités  encore,  mais  près  de  s'abîmer  dans  la  fange  où  les 
[précipitent  les  erreurs  ethniques  de  leurs  pères.  Ces  pages 
sont  certainement  supérieures  aux  précédentes,  même  au  point 
de  vue  du  stvle,  parce  que  les  thèses  sociales  de  l'auteur  v 
reparaissent,  et  qu'atténuées,  modifiées,  contredites  enfin  au 
gré  de  ses  impressions  du  moment,  elles  apportent  pourtant 
dans  1  ensemble  un  reflet  d'originalité  tout  à  l'heure  absent;  la 
langue  profite  pour  sa  part  de  ce  progrès  et,  sans  jamais 
s'élever  bien  haut,  rencontre  des  réussites  de  détails.  Au  total, 
le  comte  parait  mieux  inspiré  par  sa  haine  des  réalités  mo- 

(1)  I'.  70.  Ce  vers  de  onze  pieds  est  indigne  d'un  si  noble  oljjet. 


CHAPITRE    VI  421 

dernes  que  par  sa  passion  pour  les  fantômes  anciens.  De 
même  que,  dans  VEssai,  il  n'avait  pu  définir  nettement  la  race 
blanche,  il  ne  parvient  pas,  dans  Amadis,  à  fixer  les  traits  du 
véritable  chevalier  :  car  son  héros  n'est  pas  un  homme,  c'est 
une  abstraction,  souvent  incohérente  et  contradictoire.  Mais, 
en  revanche,  il  peint  fort  heureusement  un  parvenu  césarien 
dans  Théophraste,  empereur  de  Nicée;  une  femme  or^jueil- 
leuse,  perfide  et  sans  scrupules,  dans  Viviane;  un  amoureux 
qui  se  méprise  lui-même  sans  parvenir  à  rompre  la  chaîne 
d'une  indigne  passion,  dans  Merlin.  Les  allusions  fréquentes  à 
la  politique  contemporaine  disent  assez  l'amertume  profonde 
dont  l'àme  du  poète  se  montrait  de  plus  en  plus  pénétrée. 
Voyez  l'empereur  Théophraste  de  Nicée,  qui  a  la  res8cml)lance 
de  Napoléon  III.  Ce  «  soldat  parvenu,  sans  ancêtres  » ,  n'a  pas 
«  coupé  le  cou  des  anciens  rois  »  ,  parce  que  d'autres  s'en 
sont  occupés  pour  lui;  il  prétend  n'aimer  ni  l'orgueil  ni  le 
faste  et  faire  bon  marché  du  rang;  mais,  «  en  vérité  pure,  il 
goûtait  la  bassesse.  " 

Un  jour  on  s'en  vint  le  prier. 
Puisqu'il  était  si  fort,  de  sauver  les  boutiques. 
Les  truands  menaçaient  d'y  remuer  les  mains. 
Alors  par  beaux  décrets  et  votes  authentiques 

Il  fut  empereur  des  Romains, 

Cette  satire  montre  quelque  ingratitude,  car,  vers  1850, 
Gobineau  fut  un  des  premiers  à  applaudir  aux  coups  d'État, 
accepta  sans  hésitation  de  servir  le  nouveau  régime  et  le  flatta 
même  dans  son  Voyage  à  Terre-Neuve.  Il  est  vrai  que  les  évé- 
nements de  1870  avaient  passé  depuis  lors  sur  ces  accepta- 
tions, plutôt  résignées. 

La  République  n'est  pas  mieux  traitée  naturellement,  et  Ton 
pourrait  reconnaître  son  premier  président  dans 

...  Un  fourbe,  un  cuistre. 
Un  avorton  au  front  sinistre 
Qui  nous  mit  à  bas  un  beau  soir, 
Jurant  que  c'était  par  devoir. 

Enfin,  la  monarchie  légitime  elle-même  reçoit  sa  part  de 


422  LE   COMTE    DE   GOBINEAU 

reproches  et  se  volt  expressément  reniée  par  ce  puriste,  dont 
elle  ne  satisfait  plus  les  aspirations  autocratiques,  si  peu 
arianes  cependant. 

Même  ces  rois  sacrés,  comme  il  s'en  trouve  encore, 
Ces  rois,  issus  des  rois  qu'un  nom  divin  décore 
Et  qu'un  sang  descendu  des  sommets  les  plus  purs 
Pour  le  maintien  constant  des  libertés  humaines. 
Animerait  toujours  des  qualités  germaines. 
Même  ces  rois  sacrés  ne  sont  pas  restés  sûrs... 

Ils  ont  dit  :  C'est  au  mieux,  {jouvernez,  gens  habiles  (1), 
Nous  ne  serons  que  rois  :  on  ne  peut  tout  avoir. 

C'est  ainsi  que  notre  iihni  s'insurge  encore  contre  la  charte 
et  les  garanties  constitutionnelles  au  déclin  du  dix-neuvième 
siècle;  pourquoi  donc  tant  admirer  ailleurs  l'autorité  précaire 
du  chef  arian  et  les  immunités  inscrites  dans  la  constitution 
anglaise? 

Aussi  les  âmes  fières 

Ont  brisé  leurs  lisières. 

Ont  rompu  les  barrières 
Qui  les  attachaient  (?)  à  ces  rois. 
Et  ne  reconnaissant  personne, 
Ne  servant  trône  ni  couronne... 

Elles  ne  livrent  à  pas  un 
La  liberté  de  leur  pensée. 

C'est  hien  l'aryanisme  individualiste  des  Pléiades,  désormais 
sans  discipline,  sans  cadres  précis,  et  fort  en  danger  de  se 
perdre  tantôt  dans  le  hleu  du  ciel  attique,  tantôt  dans  les 
brouillards  du  cercle  polaire. 

Mais,  plutôt  que  la  dernière  profession  de  foi  politique  de 
l'auteur,  dont  la  portée  est  peu  considérable,  il  est  intéressant 
de  chercher  dans  le  chaos  mal  ordonné  des  parties  inachevées 
A'Amadis  ses  conclusions  suprêmes  sur  les  problèmes  ethni- 
ques et  sociaux  qui  ont  occupé  son  existence  entière. 

Voici  l'art,  par  l'exemple,  sur  lequel  nous  avons  toujours  eu 
peine  à  saisir  son  jugement  véritable  :  est-il  artisan  de  déca- 

(1)  P.  473. 


CHAPITRE   VI  4-23 

(icnce,  en  conséquence  de  rimniixtlon  nègre,  ou  instrument  de 
culture  morale,  en  vertu  de  l'apport  blanc  prédominant?  La 
question  n'est  pas  encore  tranchée  celte  fois  :  la  musique 
seule,  jadis  assez  noircie  par  le  penseur  de  VEssoi,  au  sens 
propre  comme  au  sens  figuré,  est,  en  considération  de  Wagner, 
proclamée  purement  ariane  et  glorifiée  dans  le  personnage  de 
la  fée  Urgande.  Mais  Diamante,  fille  de  rempcreur  Tliéo- 
phraste,  incarne  l'art  des  métis  et  brille  dans  la  danse.  Nou- 
velle Salomé,  elle  aura  pour  mission  de  séduire  les  chevaliers 
purs  par  ses  grâces  perverses,  par  le  fatal  attrait  de  la  femme 
de  couleur,  toute-puissante  sur  les  sens  du  blanc  sans  mélange, 
et  elle  hâtera  de  la  sorte  la  décadence  de  l'humanité.  Un  mo- 
ment, elle  parait  pourtant  pressentir  la  mission  véritable  de 
l'art,  au  sens  Avagnérien  du  mot. 

Elle  comprenait  bien,  maigre  .sa  vanité', 
Que  dans  l'air  épuré  l'art  monte  s'il  doit  vivre, 
Et  qu'à  ramper  trop  bas  vers  la  vulgarité, 
Loin  du  trône  imposant  oii  règne  la  beauté. 
Il  devient  un  boufton,  et  le  ciel  l'en  délivre! 

Voilà  qui  est  peu  précis  et  par  trop  éthéré;  sous  la  main  du 
comte,  les  vers  se  montrent  décidément  moins  favorables 
encore  que  la  prose  à  la  propriété  des  termes  et  à  l'éclaircis- 
sement de  la  pensée.  D'ailleurs  les  fatalités  du  sang  ramènent 
bien  vite  Diamante  à  ses  sensuelles  pratiques,  et,  une  fois  de 
plus,  la  sentence  est  ajourniie,  qui  nous  fi.xerait  sur  la  valeur 
culturale  de  la  beauté  plastique. 

Nous  ne  sommes  pas  beaucoup  mieux  partagés  dans  le  do- 
maine de  la  philosophie  ;  nous  entendons  seulement  une  longue 
diatribe  contre  le  positivisme,  le  darwinisme  : 

Et  le  phoque  lui-même  est  issu  d'un  saumon... 
Et  le  singe  vaut  mieux  qu'un  Odiu  i)Our  ancêtre  ! 

contre  le  panthéisme  prêché  par  les  métis  : 

...  IS'e  crois  qu'au  Tout  immense 
Qu'on  ne  peut  réjouir,  qu'on  ne  saurait  fâcher... 

et  il  faut  noter  ce  dernier  trait  pour  l'opposer  à  certains  arya- 


424  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

nistes  éparés  qui  saluent  précisément  dans  cette  doctrine  la 
quintessence  de  la  théologie  de  la  race  pure. 

Le  métissage  est  demeuré  d'ailleurs  la  source  de  tous  les 
maux. — Viviane,  le  mauvais  génie  de  Nicée,  se  faitépouser  par 
un  chevalier  de  sang  mêlé,  Ayglain  de  Circassie,  dont  un  «  géant 
du  Kathay  »  (c'est-à-dire  un  Mongol  ou  un  Chinois)  fut  le  pre- 
mier ancêtre,  et  qui  trahit  pour  elle  la  cause  de  ses  frères 
d'armes.  Les  sujets  de  l'empereur  Théophraste  sont  encore 
bien  plus  corrompus  dans  leur  extraction. 

Avorton  de  bâtards,  on  peut  bien  concevoir 
Que  ta  sève  mêlée  renferme  trop  d'essences. 
Le  mulâtre  énervé  n'a  plus  le  sanç  du  noir... 
Troublé  comme  tu  l'es  par  tes  mille  naissances, 
Tu  n'es  ])lus  arian,  tu  n'as  plus  rien  d'uni. 
De  l'instinct  du  Finnois  tu  t'éprends,  et  tu  doutes. 
A  tout  tu  te  reprends,  de  tout  tu  te  dégoûtes... 

Dans  ce  chaos,  les  classes  sociales  sont  toujours  distinguées 
par  le  mérite  relatif  de  leur  sang,  et  la  vraie  noblesse  s'élève 
plus  haut  encore  que  jadis,  s'il  est  possible,  dans  l'estime  de 
son  représentant  qualifié.  Car,  tandis  que  V Essai  s'efforçait  à 
réserver  aux  seuls  blancs  la  qualité  de  fils  d'Adam,  Amadis 
renie  nettement  ce  grand-père  sémitique  et  plutôt  compro- 
mettant :  son  poète  ne  s'est-il  pas  découvert  un  plus  flatteur 
ancêtre  dans  la  personne  d'Odin? 

Tu  ne  mourras  jamais,  Amadis,  Dieu  lui-même, 
Dieu  qui  t'a  fait  sortir  de  sa  côte  (?)  et  non  pas 
De  la  côte  d'Adam,  déserteur  lâche  et  blême 
Qui  mentait  et  rusait  et  tenait  le  front  bas, 
Dieu  te  couvre  du  bras! 

Pourtant,  mieux  encore  que  l'odinisme,  un  autre  culte  sou- 
rit maintenant  au  converti  wagnérien  :  culte  sanglant  toujours, 
mais  empruntant  à  la  légende  chrétienne  une  poésie  solen- 
nelle que  n'avait  pas  le  chef  de  Mimir;  culte  exclusif  d'ailleurs, 
aristocratique  avant  tout,  et  qui  n'imposera  point  aux  fils  des 
Vikings  de  promiscuités  dégradantes,  ainsi  que  le  fit  la  doc- 
trine de  l'Église. 


CHAPITRE   VI  425 

Apprends- moi  ce  qu'est  lo  Saint-Graal, 
Bien  différent  de  Cch>an(jUe 
Et  de  l'enseignement  des  Saints? 

C'est  une  foi  des  gentilshommes, 
Répondit  Perceval,  non  des  premiers  venus  : 
Elle  convient  à  nous... 

C'est  le  raffinement  qu'un  noble  cœur  soulève 
Et  qu'il  poursuit  sans  trêve,  etc. 

Et  rascétisnie  érémltique  paraît  même  avoir  perdu  quelques 
charmes  aux  yeux  du  créateur  du  Casimir  Bullet  des  Pléiades  : 
sur  ce  point  encore,  il  retourne  à  ses  convictions  de  jeunesse. 
Perceval  le  Gallois,  parcourant  les  forêts  des  rives  du  Gange, 
rencontre  un  brahmane  anachorète  auquel  il  fait  la  Hère 
réponse  que  nous  venons  de  reproduire.  —  Tout  en  le  décla- 
rant son  frère  dans  la  poursuite  de  l'idéal,  il  ne  «le  comprend 
qu'à  moitié  "  ;  il  le  blâme  de  «  mettre  à  ses  vertus  un  masque 
de  laideur  " ,  de  ne  porter  dans  ses  perfections  "  qu'une  traî- 
nante haleine  et  l'infécondité  "  .  A  quoi  bon,  au  surplus,  ces 
efforts  disproportionnés  à  leurs  résultats?  Tout  n'est-il  pas 
donné  ou  refusé  d'avance  à  l'homme  avec  le  sang  qu'il  tient 
de    ses   ancêtres?    Et  nous  retrouvons  enfin  TArian   sain    de 

V  Essai. 

Toi,  tu  prétends  devenir  dieu  : 
Je  m'estime  d'assez  bon  lieu 
Pour  préférer  qu'on  me  conserve 
Tel  que  je  suis  sans  rien  changer. 
Ce  m'est  assez  d'être  moi-même  : 
Je  tiens  déjà  le  rang  suprême; 
Jîisqiià  moi-même  je  m'élève^ 
Et  me  trouverais  en  défaut 
Si  je  doutais  d'êtrt  assez  haut. 

Ajoutons  que  le  sacerdoce  en  général  ne  joue  pas  un  rôle 
très  flatteur  dans  Aniadis  :  les  prêtres  chrétiens  se  montrent 
les  plus  fermes  soutiens  du  trône  de  ce  vil  Théophraste  qui 
conduit  Nicée  aux  pires  catastrophes  :  des  moines  et  des  céré- 
monies liturgiques  sont  assez  étrangement  mêlés  à  l'œuvre 
séductrice  de  la  danseuse  Diamante  (1).  —  Deux  figures  fémi- 

(1)  Le  comte  a  un  passage  satirique  assez  piquant  contre  les  gentilshommc.'î, 


4-26  LE   COMTE    DE    GOBINEAU 

nines  seules  surnagent  en  ce  naufrage  du  christianisme  ecclé- 
siastique, par  la  vertu  d'une  inconséquence  qu'il  faut  recon- 
naître pour  assez  humaine  et  moderne,  car  d'autres  exemples 
en  pourraient  être  cités  dans  nos  temps  de  scepticisme  (1). 
C'est  d'ahord  la  vierge  Marie  : 

Source  de  pureté,  fontaine  d'excellence, 

La  Sainte  Vierge!  On  sent,  pour  peu  que  l'on  y  pense. 

Qu'à  tout  ce  qui  de  près  ou  de  loin  peut  crier  : 

J'ai  quelque  chose  d'elle!  —  on  doit  s'humilier! 

et,  de  plus,  sainte  Geneviève,  qui,  pour  avoir  éloigné  de  Paris 
les  Huns  d'Attila,  symbolise,  nous  l'avons  dit,  la  résistance 
ariane  aux  influences  finnoises  et  utilitaires,  plus  menaçantes 
que  jamais  à  notre  époque.  Elle  vient  donc,  dans  une  jolie 
scène,  veiller  sur  le  sommeil  d'Amadis  et  écarter  de  lui  les 
puissances  infernales. 

Après  les  nobles  indignes  et  les  prêtres  trop  complaisants  au 
pouvoir,  le  paysan  recevra  sa  leçon.  Un  instant,  il  a  paru  prêt 
à  s'armer  pour  le  maintien  des  droits  féodaux,  à  l'exemple  de 
Jean  Chouan,  car  le  moyen  âge  avait  été  pour  lui,  comme  nous 
l'avons  appris,  une  période  de  prospérités. 

Soutenons  nos  seigneurs,  nos  maîtres 
Depuis  le  temps  de  leurs  ancêtres  ; 
Ils  nous  ont  fait  toujours  du  bien. 
Nous  défendrons  les  chevaliers. 

Mais  ce  n'est  là  qu'une  velléité  passagère,  régoïsme  reprend 
vite  le  dessus  et,  en  conséquence,  les  manants  se  voient  en 
général  fort  mal  traités.  On  «  en  fait  peu  de  chose  ",  tout  au 
plus  s'impose-t-on  «  quelquefois  à  leurs  nerfs  »  . 

qui,  s'empressant  à  courtiser  des  fdles  riches,  ce  poison  des  aristocraties,  n'ont 
aujourd'hui  pour  réussir  auprès  d'elles  qu'à  "se  montrer  solides  et  complets  dans 
la  foi  «.La  foi  de  qui?  du  Christ?  Avec  ses  règles  austères  et  sa  perfection  dif- 
ficile? Non! 

Ua  seml)laut  d'abstinence,  uu  respect  authentiijue 

Pour  la  forme  usitée  au  rite  cathoUijue 

Suffisait,  et  pourvu  qu'on  prît  l'accent  dévot 

Eu  citant  rarchevé(|ue... 

(1)  Voir  nos  études  sur  Pierre  Rosegger  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
(15  novembre  1902  et  suivantes) 


CHAPITRE    Vr  427 

...  Je  ne  vois  pas  grand  mal,  je  le  confesse, 
A  ce  que  le  manant,  qui  n'eu!  jamais  de  cœur. 
Sente  un  peu  sur  son  dos  une  main  qui  l'oppresse 
Et  sur  sa  joue  atteinte  un  soufflet  du  moqueur... 
Lâche,  méticuleux,  soupçonneux,  fourbe  et  chiche, 
//  tient  que  l'univers  jouit  de  le  voir  riche. 
Et  n'a  d'autre  raison  pour  rouler  dans  l'éther 
Que  d'arriver  au  jour  où  le  blé  vaut  plus  cher. 

Eh!  eh!  cela  est  pourtant  assez  arian,  cet  utilitarisme  qui 
se  fait  dans  le  centre  du  monde.  —  Toutefois,  ces  gentillesses 
ne  sont  rien  en  comparaison  de  celles  que  le  comte  prodigue  à 
la  bourgeoisie  de  son  temps,  sous  prétexte  de  morigéner  les 
citoyens  du  royaume  de  Nicée;  car,  à  titre  de  fils  des  féodaux, 
sinon  en  sa  qualité  de  romantique,  il  nourrit  une  particulière 
rancune  contre  ces  concurrents  heureux  dans  la  lutte  pour 
1  existence. 

Kicée  était  surtout  abondante  en  bourgeois... 
Mais  j'ai  tort  de  jouer  avec  ces  misérables. 

Auxquels  je  ne  veux  aucun  bien. 
Maudits  soient  les  pays  et  les  temps  détestables 

Menés  par  ces  hommes  de  rien. 

Ou  encore  (sans  songer  que  les  Gournay  eussent  pu  se  nom- 
mer Gros-Gauvain  aussi  bien  que  Petit-Gauvain,  ou  Gauvi- 
neau)  : 

Voilà  le  dernier  mot  de  notre  histoire  entière  : 

Pour  qu'un  nommé  Gros-Jean,  pour  qu'un  certain  Gros-Pierre 

De  son  ventre  arrondi  ravisse  tons  les  veux. 

Qu'il  ait  l'oreille  ronge,  un  bon  rire  joyeux, 

Que  d'un  œil  fanfaron  il  détaille  ses  bourdes... 

C'est  pour  lui  qu'ont  peii.é  les  antiques  vertus, 

C'est  pour  lui  qu'on  a  vu  les  monstres  abattus, 

C'est  pour  lui  qu'a  parlé  la  sage  mandragore... 

On  voit  que  notre  homme  s'élève  tout  d'un  coup  à  une  véri- 
table éloquence,  pourvu  qu'il  s'agisse  d'accumuler  des  impré- 
cations. —  Et  voici  reparaître  l'ingénieuse  classification  sociale 
des  Pléiades  ;  dans  le  dénombrement  de  l'armée  que  Théo- 
phraste  mène  à  l'assaut  de  la  chevalerie,  les«  drôles  » ,  ce  sont 


4-28  LE    COMTE    DE    GOBINEAU 

évidemment  les  chefs  de  cette  trombe  dévastatrice.  Derrière 
eux  vient  ^  des  parleurs  la  cohorte  sacrée  »  ,  cultivant  la  «  sa- 
cro-sainte phrase  » ,  les  impuissants  de  toute  espèce. 

Chacun  d'eux  vaut  un  imbécile 
Doublé  d'un  traître,  et  ça  fait  deux! 

Enfin,  à  la  suite  de  cet  état-major,  roule  le  flot  des  instru- 
ments aveugles. 

J'ai  l'alliance  de  ces  brutes... 
Leur  seid  instinct  est  de  détruire. 
Dût  la  destruction  leur  nuire. 
Ce  sont  les  brutes...  les  voici! 

Et  revenant  encore  une  fois,  malgré  ses  contradictions  inter- 
médiaires et  l'apologie  de  Bordeaux  ancien,  aux  antipathies  de 
sa  jeunesse,  aux  sentiments  d'un  pur  disciple  de  Boulainvil- 
liers,  le  poète  d-'Amadis  voit  le  recrutement  de  cette  armée 
monstrueuse  assuré  par  la  résurrection  du  sang  romain.  Les 
héros  arians  groupés  autour  d'Amadis  nous  expliquent  ce  ter- 
rible phénomène. 

Quand  nous  vînmes  de  l'Orient, 
Nous  avions  terrassé  la  bête, 
La  louve  inquiète  et  cruelle... 
Mais  les  bandes  insaisissables 
De  ces  misérables  rivaux. 
Aussi  nombreuses  que  les  sables, 
Ont  glissé  sous  les  temps  nouveaux... 
Ces  Romains  que  nous  croyions  morts, 
Rampant  sous  leurs  tristes  royaumes. 
Rongeaient  au  pied  nos  contreforts. 
Ils  sont  venus  fourbes  et  traîtres, 
Intrigants  autant  qu'autrefois... 
Puisque  encore  une  fois,  monde  fou,  tu  t'égares, 
Gomme  il  convient  tu  périras... 
Nous  veri'ons,  nous  verrons  saint  George, 
Nous  verrons  le  fier  cavalier 
Sortir  tout  armé  de  la  forge... 

Serait-ce  ici  l'impérialisme  anglo-saxon  qui  se  montre  avec 


CHAPITRE    VI  4-29 

le  chevalier,  patron  do  la  Grandc-lirctagae  ?  —  La  France,  en 
tout  cas,  qui  subit  l'inondation  de  ces  ressuscites  déplorables, 
n'est  guère  ménagée  par  son  bis  irrité;  non  pas,  naturelle- 
ment, dans  son  passé  grandiose,  au  temps  de  Charlemagne,  de 
saint  Louis,  des  Gesla  Dei  per  Francos, 

Si  bien  qu'il  vint  un  jour  où  cet  esprit  français 
Ayant  de  toutes  parts  étendu  son  succès. 
Son  propos  fut  le  suc  de  lu  muse  allemande. 
Il  fut  porté,  tiaduit,  à  celle  de  l'Islande... 

mais  au  moins  dans  son  présent  démocratique,  car  ce  mo- 
nologue ironique  ne  saurait  être  placé  ailleurs  que  dans  la 
bouche  des  Français  du  temps  présent. 

Quel  peuple  sublime  et  quels  esprits  nous  sommes! 
Comme  nous  dominons  de  haut  les  autres  houniies. 
Ils  ne  manquent  jamais  la  moindre  occasion 
De  nous  faire  sentir  leur  basse  aversion. 
C'est  le  pur  désespoir  et  la  peur  de  l'envie. 
Par  nos  vices  charmants  les  pauvres  gens  heurtés 
Voudraient,  sans  le  pouvoir,  éteindre  nos  clartés... 
Ainsi  tout  ce  ramas,  chaque  jour  de  sa  vie, 
Faisait  le  matamore  et  rendait  ennuyeux 
Le  concert  de  ses  cris  aux  hommes  comme  aux  dieux. 

Cependant  les  bourgeois,  vainqueurs  des  chevaliers,  se  voient 
débordés  à  leur  tour  par  la  marée  montante  du  socialisme,  par 
les  forces  démagogiques  qu'ils  ont  imprudemment  déchaînées; 
et  leurs  représentants  de  se  lamenter. 

Nous  voulions  conserver  la  vertu,  la  décence. 
Installer  à  toujours  le  proHtable  hymen 
De  la  raison  guidant  le  pouvoir  par  la  main... 
Des  sciences  menant  la  sage  bourgeoisie, 
Se  fondant  sur  la  force  et  sur  la  liberté. 
Attirant  sur  leur  pas  la  douce  égalité... 

Illusion  coupable  que  les  événements  se  chargeront  de  châ- 
tier! —  Seulement,  l'artiste  a  déjà  peint  la  Jjourgeoisie  triom- 
phante de  couleurs  si  violentes  et  si  criardes  qu'il  ne  trouve 
pas  de  ressources  nouvelles  sur  sa  palette  pour  exprimer  l'ac- 


43:)  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

cession  des  couches  populaires  inférieures,  et  qu'il  laisse 
quelque  monotonie  dans  son  invective.  Barrabas,  le  chef  de 
l'émeute,  n'est  pas  fort  différent  de  l'empereur  Théophraste, 
que  d'ailleurs,  par  un  trait  assez  finement  observé,  et  qui  rap- 
pelle les  scènes  spirituelles  du  Rabagas  de  Sardou,  cet  agita- 
teur voudrait  bien  imiter  en  toutes  choses  et  continuer  paisi- 
blement, aussitôt  que  l'effort  des  siens  l'a  porté  au  pouvoir.  — 
De  plus,  après  avoir  chanté  si  longtemps  les  mérites  de  la 
guerre  et  le  droit  de  la  force,  l'ami  des  chevaliers  se  prend  à 
dédaigner  ces  prestiges,  aussitôt  qu'il  sont  passés  du  côté  de 
leurs  adversaires. 

J'apprends  à  mieux  juger  les  dons  de  la  victoire 
En  conteinplanl  les  niaius  qui  les  peuvent  cueillir. 
Devenez  les  plus  forts  !  Nous  restons  les  meilleurs  ! 

Conversion  tardive  et  forcée  qui  ne  sera  pas  comptée  au 
pénitent! 

D'ailleurs  le  naturel  l'emporte.  Il  ne  peut  se  tenir  d'en 
appeler  une  fois  encore  à  la  force  et  à  la  guerre.  Les  triomphes 
de  la  plèbe  seront  courts  :  elle  n'aura  pas  le  loisir  de  se  vau- 
trer longtemps  dans  la  boue  où  elle  se  complaît.  Car  voici 
paraître  à  l'horizon  les  liéaux  de  ce  fléau,  les  vengeurs,  sinon 
les  restaurateurs  du  droit  des  chevaliers.  Par  une  belle  évoca- 
tion, qui  fait  songer  à  la  scène  du  champ  de  bataille  de  Wagram 
dans  r Aiglon,  les  plaines  de  Châlons  rendent  au  jour  les  cham- 
pions mongoliques  jadis  vaincus  par  les  prières  de  samte 
Geneviève  et  par  les  bras  des  Germains.  Le  péril  jaune  a 
obsédé  les  dernières  années  de  Gobineau  :  péril  non  pas  éco- 
nomique, mais  surtout  militaire  à  ses  yeux.  Il  annonçait  l'appa- 
rition prochaine  au  sein  de  nos  campagnes  des  hordes  de  la 
Chine,  appuvées  de  la  com{)licité,  de  l'alliance  même  des 
Russes,  ces  "  portiers  de  l'Europe  "  tout  prêts  à  livrer  à  leurs 
demi-frères  tartares  les  chefs  de  la  maison. 

c'est  le  peuple  des  Slaves. 
Toujours  ils  ont  joué  même  rôle  céans. 
Ils  sont  parents  des  Huns,  des  Scythes  (?)  et  des  Sères, 
De  tons  ces  sanglants  vagabonds. 


CHAPITRE   VI  431 

A^oilà  (lu  moins  un  diplomate,  (ju;  (l;ins  1  aiitro  monde,  tloii 
il  contemple  ses  frères  d'aujourd'hui,  ne  se  donnera  pas  à 
l'exemple  de  la  plupart  d'entre  eux  pour  un  précurseur  de  l'al- 
liance franco-russe?  Son  article  des  Bayreuther  Blœtter  nous 
a  montré  les  Moscovites  rouvrant  par  leurs  conquêtes  orientales 
les  anciens  chemins  d'invasion,  qui,  pour  le  salut  de  l'I^uropc, 
étaient  devenus  impraticables  durant  le  cours  du  moven  âge, 
mais,  grâce  aux  routes  ou  voies  ferrées  amorcées  [)ar  la  cupi- 
dité des  tsars,  vont  se  montrer  de  nouveau  propices  à  ramener 
sur  l'Occident  un  Attila  ou  un  Tamerlan.  —  Cet  avenir  ne  sau- 
rait toucher  Amadis,  dégoûté  par  l'ingratitude  de  ses  anciens 
vassaux  :  il  réunit  les  chevaliers  pour  combattre  encore,  leur 
promettant  non  pas  la  victoire  désormais  impossible,  mais  la 
mort  honorable,  qui  sera  suivie  pour  eux  d'une  existence  supé- 
rieure et  éthérée  dans  la  mémoire  des  nobles  âmes.  Ce  sera 
bien  le  «  triomphe  dans  la  mort  » ,  cette  fleur  suprême  du 
wagnérisme  artistique  désormais  épanoui  dans  l'âme  du  comte. 

Les  derniers  chants  à' Amadis  ne  peuvent  être  jugés  équita- 
blement  puisque  l'auteur  n'en  a  réalisé  que  des  fragments. 
L'apogée  du  poème  reste  le  second  livre,  qui  a  du  souffle,  à  n  en 
pas  douter,  et,  afin  de  terminer  sur  une  note  moins  sévère 
l'appréciation  d'une  œuvre  évidemment  pétrie  de  bonne 
volonté  et  d'intentions  hautes  dans  son  aigreur  sénile,  nous 
ajouterons  que,  parmi  les  pages  inachevées  de  la  fin  du  volume, 
se  détache  un  épisode  qui  nous  a  séduit.  —  Le  chevalier  Flo- 
rizel  a  le  privilège  d'inspirer  heureusement  la  muse  de  Gobi- 
neau, car  il  nous  fut  montré,  au  début  du  poème,  enchanté  dans 
les  ondes  d'un  ruisseau  par  un  cruel  magicien,  et  délivré  par 
l'intervention  du  Donzel  de  la  mer.  Or,  la  peinture  avait  de  la 
grâce,  et  le  préfacier  iV Amadis  s'en  montre  si  charmé  qu'il  con- 
seille de  lire  toujours  à  haute  voix  ce  passage,  afin  d'en  mieux 
goûter  la  délicieuse  harmonie  imitative.  —  Léchant  cinquième 
du  troisième  livre  ramène  sous  nos  yeux  Florizel  vieilli,  cassé, 
défiguré  :  c'est  que,  dédaigné  jadis  par  la  fée  Urgande,  un  ins- 
tant égaré  par  les  prestiges  imprudents  de  Viviane  et  de  Dia- 
niante,  il  a  suivi  ces  magiciennes  dangereuses,  sans  jamais 
accepter  toutefois  de  les  servir  contre  ses  frères  en  chevalerie. 


43;>  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

Maintenant  il  revient  mourir  parmi  les  preux,  désabusé  de  ses 
erreurs,  facilement  réconcilié  avec  son  passé  par  sa  touchante 
légèreté  de  vieux  Don  Quichotte  et  d'éternel  enfant! 

Dn  cavalier  passa,  vieux,  cassé,  fatigué. 
Oh  !  gué... 

C'était  la  ruine  complète. 

Fort  peu  de  cheveux  sur  la  tête, 

Le  nez  crochu  d'un  papegai... 
Mais,  avec  ces  défauts,  il  avait  la  figure 
D'une  bonne,  sensible  et  noble  créature 
Que  l'erreur,  non  la  faute,  égara  loin  du  ciel... 
Il  montait  un  cheval  de  trente  ans,  j'imagine... 
Deux  atomes  d'honneur  bridaient  dans  les  deux  âmes 
Du  gentilhomme  et  du  coursier. 

Peut-être  nous  abusons-nous  dans  un  rapprochement  hasar- 
deux, mais  il  nous  semble  voir  en  ce  charmant  Florizel  la  face 
aimable,  séduisante,  bienveillante  encore,  toujours  légèrement 
puérile,  de  l'homme  dont  Casimir  Bullet  incarnait  l'amertume 
outrée  et  les  dégoûts  impuissants.  Ce  fut  cet  aspect  chevale- 
resque d'une  phvsionomie  si  mobile  qui  conquit  dès  le  premier 
abord  M.  de  llertefeld  dans  les  salons  de  Stockholm,  et  les 
amis  de  Richard  Wagner  sous  le  toit  de  Wahnfried.  —  Le 
comte  ne  s  était-il  pas  égaré,  lui  aussi,  parmi  les  courtisans 
d'un  Théophraste?  Son  âme  délicate  ne  se  jugeait-elle  pas 
quelque  peu  coupable  envers  l'idéal  romanesque  de  son  ado- 
lescence? —  Et  Urgande  pardonne  à  son  vieil  amoureux. 

J'étais  ta  vie,  oh  !  oui.  ton  souffle  et  ta  lumière. 
Tu  m'as  aimée,  oh!  oui,  moi  seule  et  la  première 
Et  la  dernière. .. 

—  Urgande,  je  meurs  tel 
Que  j'ai  vécu...  tayaut  aimée... 
Oui,  la  joie  en  mon  âme  abonde. 
D'ailleurs,  je  fus  toujours  si  gai, 
Oh  !  gué! 
I^a  pauvre  Florizel  mit  la  main  de  la  fée 
Sur  sa  bouche  tremblante;  une  plainte  étouffée. 
Un  soupir  s'échappa  de  son  cœur,  et  d'abord 
Il  était  mort  ! 


CHAPITRE  VII 

LKS     DKRMERS    JOUllS    DU     COMTE 
GOBINEAU    ET    l'aLLEMAGNE 

Les  dernières  années  du  comte  de  Gobineau  furent  pénibles, 
car  sa  santé  était  gravement  compromise,  et  une  maladie  des 
yeux  lui  enlevait  jusqu'à  la  ressource  de  la  lecture  Après  la 
retraite  qui  lui  fut  imposée  en  1877,  il  vécut  surtout  à  Rome, 
où  l'appelait  l'amitié  dévouée  du  comte  et  de  la  comtesse  de  La 
Tour,  et  c'est  en  revenant  de  leur  château  de  Chaméane,  en 
Auvergne,  vers  la  Ville  Eternelle  qu'il  mourut  subitement  et 
solitairement  à  Turin,  le  13  octobre  1882. 

Nous  l'avons  vu  par  l'analyse  d'Aïnadis,  les  idées  sombres  de 
VEssai,  dont  les  expériences  de  son  âge  mûr  avaient  paru  atté- 
nuer parfois  l'excessive  amertume,  reprirent  le  dessus  dans  son 
âme  au  cours  des  heures  de  souffrance  qui  terminèrent  sa  vie. 
Un  an  après  sa  mort  une  plume  amie  écrivait  en  tète  de  la 
seconde  édition  de  VEssai  :  «  Il  avait  toujours  été  sévère  pour 
la  race  latine.  Il  supportait  mal  le  contact  si  proche  (1)  de  sa 
charlatanerie  phraseuse.  Il  voyait  se  réaliser  les  prédictions  de 
son  livre...  Il  contemplait  avec  horreur  la  multitude  métissée 
par  les  jaunes  et  par  les  noirs  et  courant  à  l'assaut  des  dernières 
forteresses  des  institutions  arvanes  :  l'Angleterre  elle-même, 
corrompue  par  les  éléments  finnois-celtes,  affaiblie  et  poussée 
vers  la  ruine  au  bruit  sonore  des  phrases  creuses  de  ses  crimi- 
nels rhéteurs...  Qui  peut  nier  que  l'agitation  nerveuse  et  la 
prostration  sénile  n'aient  augmenté,  avec  l'attente  d'une  crise 
prochaine  et  la  terreur  d'un  inconnu  redoutable,  dans  l'année 

(1)  C'est  à  Rome  que  ce  contact  était  tout  proche. 

28 


4:î4  le  comte  riE  gobineau 

qui  vient  de  s'écouler  depuis  la  mort  de  M.  de  Gobineau?  »  — 
Agitation  nerveuse,  prostration  sénile  :  il  semble  à  lire  super- 
ficiellement la  phrase  que  ces  expressions  pathologiques  carac- 
térisent bien  Tétat  d'esprit  du  penseur  mourant;  mais,  en  exa- 
minant les  choses  de  plus  près,  on  reconnaît  au  contraire 
qu'elles  s'appliquent  à  la  société  européenne  telle  que  ses 
disciples  survivants  avaient  appris  de  lui  à  la  juger. 

De  pareilles  convictions  feront  mieux  comprendre  les  lignes 
qui  vraisemblablement  sortirent  les   dernières    de  sa  plume, 
c'est-à-dire  l'avant-propos  qu'il  écrivit  pour  la  seconde  édition 
de  son  œuvre  maîtresse.  Ce  nouveau  tirage  était  devenu  néces- 
saire grâce  à  la  publicité  donnée  à  son  nom  en  Allemagne  par 
les  Bayreuther  Blœtter,  mais  il  n'en  vit  pas  l'apparition  et  la 
mort  l'empêcha  de  goûter  cette  tardive  réparation  de  la  des- 
tinée. —  Après  plus  d'un  quart  de  siècle  écoulé,  c'était  une 
décision  audacieuse  que  de  reproduire,  «  sans  y  changer  une 
ligne,  »  un  travail  de  synthèse  historique,  étendu  sur  un  champ 
immense,  qu'avaient    maintes    fois   retourné  dans   toutes   ses 
parties,  au  cours  de  cette  période,  les  sillons  patients  de  l'éru- 
dition moderne.  Cependant,  tout  bien  considéré,  ce  fut  peut- 
être  le  parti  le  plus  raisonnable  à  prendre,  car  la  même  réserve 
s'est  imposée,  vingt  ans  plus  tard,  au  traducteur  allemand  de 
VEssai,    M.    Schemann.    Lui    aussi   se   préparait    à   remanier 
l'œuvre  lorsqu'il  a  songé  que  le  travail  serait  à  refaire  dans 
dix  ans,  et,  comme  l'auteur  en  1882,  il  estime  que  le  «  fonds 
n'en  a  pas  été  touché  »  .  Dans  un  certain  sens,  cela  est  vrai  : 
YEssai^  nous  l'avons  dit,  n'est  pas  à  considérer  comme  un  monu- 
ment historique,  mais    comme   une  utopie  philosophique,  ou 
mieux  un  poème  épique,  une  chanson  de  geste  à  plus  juste 
titre  quAmadis.  La  forme  seule  y  est  adaptée  au  goût  scienti- 
fique de  l'époque  qui  la  vit  naître  :  le  fonds  sort  de  l'âme  d'un 
aède,  d'un  trouvère.  Et  c'est  bien  un  hymne  printanier  que 
l'auteur  vieilli  caractérise  par  cette  formule  lyrique  :  ti  Je  laisse 
ces  pages  telles  que  je  les  ai  écrites  à  l'époque  où  la  doctrine 
qu'elles  contiennent  sortait  de  mon  esprit  comme  un  oiseau  qui 
met  la  tête  hors  du  nid  et  cherche  sa  route  dans  l'espace,  où  il 
n'y  a  pas  de  limites.  Ma  théorie...  a  pris  son  essor,  elle  le  con- 


CHAPITRE   VII  435 

tinue.  Je  n'essaierai  ni  de  raccourcir,  ni  d'allonger  ses  ailes, 
ni  moins  encore  de  rectifier  son  vol.  " 

Il  accentue  pourtant  le  caractère  amoral,  antiwagnérien, 
prénietszchéen  de  sa  thèse  historique.  La  prospérité  d'une 
nation,  dit-il,  ne  résulte  pas  le  moins  du  monde,  comme  on  l'a 
cru  au  di.v-huitième  siècle,  des  vertus  et  des  vices  de  ses  repré- 
sentants :  un  peuple  honnête  n'est  pas  nécessairement  un 
peuple  illustre.  Les  vertus  utiles  au.v  grandes  agglomérations 
doivent  avoir  u  un  caractère  hien  particulier  d'égoïsme  collectifs  , 
qui  diffère  grandement  de  ce  qu'on  appelle  vertu  chez  les  par- 
ticuliers. Si  l  on  veut  à  toute  force  louer  la  vertu  chez  un  peuple, 
«  on  se  voit  obligé  de  reconnaître  et  d'avouer  tout  haut  qu'il  ne 
s'agit  pas  là  de  mérites  et  démérites  intéressant  la  conscience 
chrétienne,  mais  bien  de  certaines  aptitudes,  de  certaines /juî5- 
sances  actives  de  l'àme,  et  même  du  corps,  <'  qui  déterminent 
ou  paralysent  le  développement  de  la  vie  dans  les  nations.  — 
Tout  cela  est  singulièrement  prophétique,  nous  le  montrerons. 

Et  le  comte  devait  être  frappé  dès  lors  des  coïncidences  qu'il 
notait  sur  le  tard  entre  ses  conclusions  sociologiques  et  celles 
de  la  jeune  école  darwinienne,  moins  avancée  que  lui-même 
par  certains  côtés.  Après  avoir  rappelé  que  l'idée  maîtresse 
de  VEssai  est  l'influence  prépondérante  des  mélanges  ethniques 
sur  le  sort  des  peuples,  il  ajoute  :  «  De  là  fut  tirée  la  théorie 
de  la  sélection,  devenue  si  célèbre  entre  les  mains  de  Darwin, 
et  plus  encore  de  ses  élèves.  »  Appréciation  non  pas  fausse, 
mais  exagérée,  en  ce  sens  que  les  deux  doctrines  sortent  bien 
d'une  racine  commune,  la  théorie  aristocratique  de  la  con- 
quête, mais  que  l'alliance  pure,  préconisée  parle  comte,  est  un 
mode  très  étroit  de  sélection  (1)  qui  n'a  pas  joué  grand  rôle 
dans  la  pensée  de  Darwin,  et  qui  est  même  condamné  par  cer- 
tains de  ses  disciples.  Voyez  au  contraire  Gobiucaxi  reprendre 
avec  un  évident  plaisir  dans  son  testament  philosophique  sa 
thèse  ariane  de  Tadelphogamie,  pratique  jadis  adoptée,  dit-il, 
par  toutes  les  races  nobles,  qui  se  montraient  désireuses  de  ne 


(i)  Il  a  pourtant  esquisse  à  plus   d'une  reprise  des  vues  sélectives  sur  l'in- 
fluence delà  {;uerre  fatale  aux  vaillants  champions  arians. 


43f)  LE    COMTE   DE    GOBINEAU 

pas  partager  avec  des  inférieurs  les  avantaj^es  d'un  sang  géné- 
reux (1).  L'adelphogamie  est  si  bien  l'aboutissement  logique 
et  la  fleur  douteuse  de  la  théorie  qui  condamne,  sur  toutes 
choses,  la  mésalliance!  Est-il  un  plus  sûr  moyen  d'écarter  le 
poison  du  mélange?  —  Or  les  biologistes  contemporains  sont 
d'ordinaire  à  l'antipode  de  cette  conception  et  voient  précisé- 
ment dans  r  "  Inzucht  »  la  cause  de  la  chute  de  toutes  les 
aristocraties  i'2).  —  Plébéisme!  répondrait  le  comte.  N'estime- 
t-il  pas  que  les  mariages  consanguins  ont  été  interdits  par  les 
codes  du  libéralisme  dans  l'intention  perverse  de  favoriser 
encore  le  mélange  des  races  et  l'abâtardissement  final?  Ses 
derniers  jugements  sur  la  science  préhistorique,  en  plein  essor 
autour  de  lui,  ne  sont  pas  moins  étroits,  et  nous  avons  signalé 
jadis  les  préoccupations  personnelles  qui  devaient  l'amener  à 
rejeter  des  découvertes  fatales  aux  courtes  vues  rétrospectives 
de  VEssai. 

Enfin,  il  paraît  même  n'avoir  pas  toujours  conservé  le  senti- 
ment très  précis  de  ce  qu'il  a  voulu  faire  dans  le  passé.  Car 
c'est  en  cet  endroit  que  se  rencontre  l'étonnante  appréciation 
de  V Histoire  des  Perses  dont  nous  avons  relevé  jadis  les  contra- 
dictions. C'est  que,  par  instinct,  il  voudrait  maintenant  cor- 
riger dans  le  sens  des  leçons  d'Ottar-Jarl  les  enseignements 
de  son  grand  ouvrage  asiatique,  trop  défavorables  à  la  perpé- 

(1)  Voir  Histoire  des  Perses  't.  I,  p.  89\  Et  n'a-t-on  pas  vu  de  notre  temps 
des  dynasties  Hnancières  restaurer  ce  vieil  usage  aristocratique. 

(2)  C'est  toutefois  une  question  fort  controversée,  sur  laquelle  toute  une 
littérature  se  développe  artuelletnent.  On  admet,  en  général,  que  l'Inzuclit  est 
propice  aux  races  saines  par  la  transmission  plus  assurée  des  qualités,  funestes 
aux  races  en  dégénérescence  par  l'accumulation  des  défauts.  Mais  il  s'est  pro- 
duit récemment  un  fait  qui  aurait  à  la  fois  attristé  le  comte  par  la  décadence 
dont  il  fait  foi  dans  les  races  les  plus  pures  et  peut-être  réjoui  son  cœur  à  titre 
de  confirmation  frappante  de  ses  vues  pessimistes  pour  l'avenir.  On  sait  avec 
quel  soin  jaloux  la  haute  noblesse  allemande  a  maintenu  ses  règlements  de  caste 
sur  les  mésalliances,  à  ce  point  que  la  bureaucratie  prussienne  semide  vouloir  les 
adopter  à  l'exemple  des  familles  souveraines  et  médiatisées.  Or  le  pape  Léon  XIII 
vient,  dit-on,  de  notifier  aux  maisons  régnantes  d'Europe  qu'il  n'accordera  plus 
de  dispenses  autorisant  les  mariages  entre  parents.  Le  pontife  conseille  aux 
monarques  de  laisser  leurs  enfants  se  marier  avec  des  princes  qui  ne  sont  pas 
de  sang  royal,  abn  d'éviter  la  dégénérescence  intellectuelle  et  physique  qui 
résulte  de  ces  unions.  Voilà  qui  est  caractéristique  des  tendances  de  l'époque. 


CHAPITRE   VII  437 

tuité  des  qualités  ariancs  dans  la  race;  11  préférerait  admellre 
que  riran,  comme  les  (iournay,  ne  perdit  jamais  ses  vertus 
initiales,  mais  le  texte  original  subsiste,  et  réfute  cette  inter- 
prétation tardive. 

Elle  indique  au  moins  (juc  l'impérialisme  ou  l'arvanisme 
d'avenir  l'emportent  à  la  dernière  heure  dans  cet  esprit  divisé 
contre  lui-même.  Volontiers  secouerait-il  en  sa  propre  faveur, 
et  pour  «  les  Hls  de  roi  " ,  ses  égaux,  le  pessimisme  universel 
qui  attriste  les  dernières  lignes  de  VEssai.  Il  en  appelle  expres- 
sément aux  enseignements  de  son  Oitar-Jarl,  pulpe  savou- 
reuse de  la  noix  historique,  si  dure  à  casser,  dont  il  avait  d'abord 
enlevé  1'  a  enveloppe  verte,  épineuse,  épaisse  »  dans  VEss  /,  puis 
rompu  «l'écorcc  ligneuse  »  dans  les  Perses.  Le  chemin  qu'il  a 
parcouru  «  ne  mène  pas,  dit-il,  à  un  de  ces  promontoires  escarpés 
où  la  terre  s'arrête,  mais  bien  à  une  de  ces  étroites  prairies  où, 
la  route  restant  ouverte,  l'individu  hérite  des  résultats  suprêmes 
de  la  race,  de  ses  instincts  bons  ou  mauvais,  forts  ou  faibles, 
et  se  développe  librement  dans  sa  personnalité  " .  —  Indivi- 
dualisme anarchique,  sans  doute,  qui  est  bien  la  logique  trans- 
formation de  son  enthousiasme  initial  pour  la  constitution  de 
l'odel.  Mais,  de  plus,  il  proclame  à  présent  que  "la  route  reste 
ouverte»  ;  et  pourquoi  lindividu  ainsi  gardé  miraculeusemcnl  de 
la  dégénérescence  ne  fournirait-il  pas  le  point  de  départ  d'une 
race  nouvelle,  aux  longs  espoirs  et  aux  destinées  souveraines? 
—  Plus  d  un  contemporain  interpréterait  volontiers  en  ce  sens 
les  leçons  de  l'aryanisme  et  ferait  sans  scrupule  de  sa  personne, 
ou  tout  au  moins  de  sa  race,  le  germe  d'un  monde  nouveau. 

Nous  avons  terminé  la  revue  des  œuvres  de  Gobineau  qui 
furent  publiées  de  son  vivant  ou  au  lendemain  de  sa  morl. 
Mais  la  piété  active  de  l'Allemagne  nous  prépare  de  plus 
amples  matériaux,  car  notre  comj)atriote  est  en  voie  de  susciter 
au  delà  du  Rhin  un  vaste  mouvement  d'idées,  et  chaque  jour 
y  développe  la  littérature  (|ui  se  rattache  à  son  nom.  Une 
archive  (1),  bientôt  peut-être  un  musée  Gobineau,  seront  établis 

(1)   La  Fiance  reste  en    arrière,   et    néanmoins   .M.    l'aul   Hourget,  l'un    ilcs 


438  LE    COMTE    DE   GOBINEAU 

chez  nos  voisins.  Sa  biographie,  tirée  de  ses  papiers  intimes,  y 
est  en  préparation.  —  Enhn,  M.  le  professeur  Schemann,  le 
président,  Tinspirateur  et  l'àme  de  la  Gobineau-Vereinigung , 
a  commencé  une  collection  posthume  d'écrits  conservés  en 
portefeuille  par  le  comte,  et  il  l'inaugure  par  l'impression 
à' Alexandre  le  Macédonien,  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers  (1). 
L'avant-propos  et  l'introduction  de  cette  brochure  sont  véri- 
tablement révélateurs  d'un  état  d'esprit  particulier,  qu'il  sera 
utile  de  considérer  un  instant  de  près,  à  titre  d'avertissement 
et  de  leçon.  En  effet,  ces  pages  montrent  à  quel  point  il  est 
dangereux  de  se  prononcer  ex  pro fessa  snrles  monuments  d'une 
langue  qui  n'est  pas  celle  de  notre  enfance.  Quel  est  le  Fran- 

Français  membves  de  la  Gob'meau-Vcreinigiing ,  se.  prononçait  récemment  dansv 
la  presse  non  seulement  en  faveur  d'un  retour  à  la  monarchie,  mais  encore 
d'une  reconstitution  de  l'aristocratie  héréditaire.  Est-il  téméraire  de  penser 
qu'après  la  lecture  de  Balzac  ou  de  Le  Play  celle  de  VEssai  sur  l'inégalité 
des  races  soit   pour  quelque   chose    dans  les  convictions  actuelle.s  de  ce  rare 

esprit? 

On  écrivain  qui  a  subi  à  peu  près  exclusivement  l'influence  de  Gobineau 
dans  sa  formation  philosophique,  c'est  M.  le  comte  de  Leusse,  dont  parurent 
en  1900  les  Études  dliistoire  ethnique  (Paris  et  Strasbourg).  Ayant  désiré  sur 
le  tard  reprendre  et  compléter  par  quelques  vues  d'ensemble  ses  études  histo- 
riques de  jfunesse.  il  s'était  senti  entièrement  déçu  par  le  Discours  sur  l'Histoire 
universelle  de  Bossuet,  malgré  ses  sentiments  catholiques,  lorsque  ÏEssai  sur 
l'inégalité  des  races  tomba  sous  ses  yeux  par  hasard.  «  Ce  livre,  dit-il,  je  l'ai 
lu  et  relu  plusieurs  fois;  il  n'a  ouvert  un  horizon  ab.solument  nouveau.  C'est  le 
livre  d'un  précmseur  ;  il  indiijue  à  grands  traits,  presque  avec  une  sorte  de 
divination,  tout  ce  que  la  science  moderne  commence  à  préciser  par  ses 
recherches  patientes  et  minutieuses.  »  On  voit  que  la  prise  fut  subite,  la  con- 
versation instantanée  comme  un  coup  de  la  grâce.  Après  son  patron  apostolique, 
M.  Paul  de  Leusse  avait  trouvé  son  chemin  de  Damas.  Quinze  ans  d'expériences 
variées  sont  venues  consolider  son  impression  initiale,  en  sorte  qu'à  cet 
ouvrage  "  génial  »  son  admirateur,  demeuré  aussi  fervent  qu'au  premier  jour, 
entreprit  de  donner  une  sorte  d'appendice,  ré.sumé  des  conhrmations  incessantes 
qu'il  a  glanées  dans  ses  lectures  et  ses  observations;  l'espace  nous  manque 
pour  apprécier  cette  tentative  intéressante  :  qu'il  suffise  de  reproduire  le  juge- 
ment de  M.  le  professeur  Schemann  ^Altg.  /.cit.,  Beil.  1901,  p.  131).  Le  gen- 
tilhomme alsacien  est,  aux  yeux  du  savant  de  Fribourg,  «  un  des  plus  intéres- 
sants parmi  les  Français  aujourd'hui  vivants...  une  physionomie  d'un  caractère 
éminemment  original...  un  patriarche  (jui  respire  la  santé  morale.  »  Et  il  a  mis  en 
œuvre  des  documents  à  ce  point  importants  qu'on  doit  renoncer  à  donner  par 
l'analyse  un  aperçu  des  richesses  philosophiques,  un  inventaire  des  trésors 
d'observations  ingénieuses  qui  s'entassent  dans  les  Etudes  d'histoire  ethnique. 
(i)  Strassburg,  Tr'iibner,  1901. 


CHAPITRE   VII  430 

çais  qui  ne  sourirait  aux  appréciations  de  1  éditeur  d'Alexandre 
le  Macédonien  ?  —  Nous  apprenons,  à  le  lire,  que  le  «  grand 
maître  français  »  a  réalisé  le  premier  drame   réellement  digne 
du  conquérant  qu  il  entreprit  de  glorilier;  que,  si  la  forme  de 
l'œuvre  est  celle  delà  tragédie  classique  du  dlx-septiéme  siècle, 
néanmoins  V Alexatidre  de  «  notre  Gobineau  aj)partlent  à  nous 
auh'es  Allemands  (1)  autant  que  chose  leur  peut  appartenir» .  Car 
la    manière  en   est   si  profondément    germanique,  si    proche 
parente  de  celle  des  Shakespeare  et  des  Schiller,  que  le  phéno- 
mène demeure  sans  second  dans  les  annales  delà  scène  gauloise. 
En  ce  moule  étroit  des  unités, jadis  brisé  pourses  compatriotes 
par  le  marteau  de  Lessing,  le  poète  français  se  meut,  par  une 
exception  unique  en  sa  patrie,  avec  toute  la  liberté  intérieure 
d'un  dramaturge  saxon  ;  de  sorte  qu'enfin  1  Allemagne  n'aper- 
çoit plus  dans  la  formule  surannée  d'Aristote  son  aspect  exo- 
tique, puisqu'elle  la  voit  maîtrisée  par  un  esprit  si  voisin  de 
celui  de  Gœthe,  par  un   pur  esprit  de  héros   germanique.   — 
Voilà  bien  le  ton  de  la  coterie  Avagnérienne,  n'est-il  pas  vrai? 
Qu  Alexandre   le   Macédonien   ]>renne    donc   place    à  côté    de 
Racine  et  de  Corneille  dans  nos  collèges,  conclut  M.  Schemann  \ 
et  il  contribuera  pour  sa  part  à  sauver  ridéalisme  de  la  jeu- 
nesse, si   menacé  dans  la  "  patrie  adoptive  "    de  l'auteur  par 
certain  réalisme  trop  envahissant. 

A  la  suite  de  cet  avant-propos  lyrique,  une  soigneuse  intro- 
duction nous  apprend  l'origine  et  la  destinée  de  la  tragédie 
à^ Alexandre.  Écrite  avant  1848,  elle  aurait  été  présentée  à  la 
Comédie  française,  sur  le  point  d'être  jouée,  et  arrêtée  malheu- 
reusement dans  son  essor  par  la  révolution  de  Février,  qui  la 
fit  juger  trop  monarchiste  pour  notre  scène  nationale.  —  Des 
difficultés  politiques  sont  une  excuse  dont  les  dilettantes  de 
lettres  pallient  volontiers  leurs  insuccès;  et  les  événements 
de  1870  ont  heureusement  sauvé  à  leur  tour  la  vanité  d'auteur 
de  quelques  émules  ultérieurs  du  comte.  —  Quoi  qu'il  en  soit 

(l)  Ces  possessifs  un  peu  trop  marqués  ne  sont  pas  fort  habiles  sous  la 
plume  d'un  liomme  qui  fait  profession  de  regretter  et  de  condiattre  l'indiffé- 
rence des  concitoyens  du  comte  à  son  éjjard;  il  va  de  la  sorte  à  l'enconlre  de 
son  objet  et  ne  prend  pas  le  chemin  de  désarmer  parmi  nous  la  méfiance. 


LE   COMTE    DE    GOBINEAU 


des  dispositions  de  nos  comédiens  officiels  à  l'égard  à' Alexandre^ 
Gobineau  lui-même  parait  n'avoir  pas  attaché  grande  impor- 
tance à  cetamusement  de  jeunesse.  Il  écrivaità  sa  fille  en  18G2  : 
«  Quant  à  Alexandre^  si  je  devais  le  refaire,  je  ne  le  ferais  plus 
comme  cela.  Il  y  a  trop   de  conspiration;  Roxane  crie  trop; 
Perdicas  ressemble  à  un  père  sournois;  Alexandre  est  un  peu 
plus  larmoyant  que  de  raison  et  se  laisse  empoisonner  trop 
aisément...  ISe  pensez  pas  tant  de  bien  d'Alexandre  :  il  y  a  beau- 
coup plus  de  mal  à  en  dii^e.  "  Et  quand  on  songe  que  le  comte  a 
publié  les  Adieux  de   Don  Juan,  on    ne    peut  s'empêcher  de 
concevoir  quelques  doutes  sur  la  valeur  de  l'œuvre  volontaire- 
ment gardée  par  lui  en  portefeuille.  Mais,  cette  fois  encore, 
M.  Schemann  se  montre  plus  gobiniste  que  Gobineau  :  il  en 
appelle  de    l'historien,    trop  sévère  critique  de  lui-même,  au 
poète  créateur,  doté  de  toute  l'inconscience  du  génie.  11  convient 
([u  Alexandre  est  une  œuvre  de  jeunesse;   mais  l'auteur  étant 
«de  ces  esprits  à  qui  les  dieux  ont  promis  l'éternelle  jeunesse, 
l'œuvre  retient  autant  d éternité  que  de  jeunesse!  ^^  Ah!  qu'en 
termes  galants    ces    choses-là    sont   mises!   Bien    plus,    si   le 
comte  juge  «  larmoyant»  son  Alexandre,  c'est  qu'à  ce  moment 
parle  par  sa  bouche  Vàpre  Normand  primitij   qui  se   réveil- 
lait parfois  dans  son  sein  !  A  héros,  héros  et  demi!  et  Ottar  n'eût- 
il  pas  regardé  avec  quelque  dédain,  comme  le  fait  son  petit- 
lils  mûri  par  1  âge,  les  attendrissements  même  passagers  d'un 
Macédonien  déjà  métissé. 

Enfin  voici  le  jugement  du  préfacier  sur  certaines  imperfec- 
tions de  détail  qui  ne  doivent  pas  être  oubliées  dans  les  rayons 
éblouissants  de  l'ensemble.  Les  liens  des  règles  tragiques, 
bien  loin  d'être  des  entraves  pour  l'auteur,  «  lui  deviennent  à  la 
fin  des  ailes  qui  le  poussent,  dans  l'essor  de  son  génie,  à  récolter 
même  en  passant  tous  ces  petits  mérites  accessoires,  auxquels 
on  attache  une  si  grande  importance,  dans  le  pays  classique  de 
la  forme,  c'est-à-dire  antithèses  et  pointes  dramatiques  ou 
dialogales,  délicatesses  de  métrique,  de  rythme,  d'euphonie 
verbale.  Toutes  choses  que  les  critiques  sévères  de  sa  patrie 
sont  accoutumés  par  leur  préjugé  de  rejuser  à  notre  poète,  et 
que  nous  autres  barbares  allemands,  au  contraire,   nous  nous 


CHAl'ITRE   VII  441 

attendons  à  rencontrer  chez  lui,  pour  les  saluer  au  passage  avec 
une  joyeuse  surprise.  » 

En  résumé,  bien  supérieur  à  l'essai  de  jeunesse  de  Racine 
sur  le  même  sujet,  cet  Alexandre,  à  lui  seul,  assure  à  son  auteur 
une  place  émmente  parmi  les  grands  dramaturges  du  monde ;ei 
l'on  regretterait  amèrement  qu'un  homme  de  tiiéàtreà  ce  point 
doué  eût  renoncé  à  poursuivre  sa  carrière  littéraire  en  ce  sens, 
s'il  n'y  avait  une  ingratitude  évidente  à  s'arrêter  aux  récrimina- 
tions, en  présence  des  surabondantes  moissons  qui  furent,  sur 
un  autre  sol,  le  produit  de  cette  existence  d'élite. 

Voici  notre  avis  personnel  sur  la  tragédie  de  Gol)ineau  : 
Alexandre  est  un  aimable  essai  de  rhétoricien  appliqué,  où  l'on 
peut  noter  quelques  détails  heureux,  fruits  d'une  imagination 
déjà  vive;  un  bon  devoir,  qui,  à  titre  d'encouragement  pour  le 
talent  naissant,  méritait  une  note  favorable.  On  n'y  trouve 
naturellement  aucune  des  idées  de  VEssai ;  mais,  précisément 
pour  cette  raison,  on  y  observe  une  certaine  harmonie  avec  le 
portrait  du  conquérant  tracé  dans  Vllistoire  des  Perses;  car, 
nous  l'avons  montré,  cette  apologie  obstinée  contredit  directe- 
ment toutes  les  théories  ethniques  et  politiques  du  comte.  Ce 
dernier  retrouva  évidemment,  vers  18G9,  à  l'égard  du  Macédo- 
nien, comme  plus  tard  en  face  d'Amadis,  les  fraîches  sensations 
admiratives  de  sa  naïve  adolescence  :  il  se  garda  de  retoucher 
une  image  qui  demeurait  chère  à  sa  fantaisie,  toujours  despo- 
tique vis-à-vis  de  sa  raison,  et  il  sacrifia  sans  scrupules  les  im- 
munités arianes  à  la  perfection  impeccable  du  successeur  des 
Grands  Rois  sémitisés.  —  Et  déjà,  dans  la  tragédie,  Alexandre 
se  prépare  à  remplacer  les  généraux  grecs  de  son  armée  par 
des  Iraniens  «trop  soumis  pour  suivre  leur  audace»  et  maudit 
la  Liberté, 

Ce  turbulent  démon,  Jîcau  de  nos  aïeux! 

On  aperçoit  même  quelques  souvenirs  napoléoniens  et  auto- 
cratiques au  fond  de  l'intrigue  :  les  chefs  macédoniens,  fati- 
gués de  combattre,  désireux  de  savourer  en  paix  leur  fortune 
inespérée,  ressemblent  à  certains  maréchauxde  l'Empire,  etl'on 
croirait  entendre  parler  Joséphine  dans  la  scène  où   Roxane 


442  LE   COMTE   DE   GOBINEAU 

reproche  au  conquérant  de  vouloir   épouser  la  fille  des  rois 
perses  afin  d'affermir  son  pouvoir  oriental 

Ajoutons  que  cette  édition,  amoureusement  préparée,  est 
pourvue  de  tout  l'appareil  soigneux  de  l'érudition  germanique 
et  présentée  avec  des  égards  que  n'ont  pas  toujours  rencontrés 
parmi  nous  nos  véritables  classiques  :  deux  manuscrits,  celui  de 
Mme  le  baronne  de  Guldencrone,  née  Gobineau,  et  celui  de 
Mme  la  comtesse  de  La  Tour,  ont  été  diligemment  collalionnés  : 
l'orthographe,  la  ponctuation,  les  lettres  majuscules  sont  dis- 
cutées copieusement  ou  justifiées  tour  à  tour. 

Avouons-le,  un  tel  effort,  fruit  d'une  telle  conviction,  a  fini 
par  toucher  notre  cœur.  11  y  a  désaccord  absolu  entre  M.  Sche- 
mann  et  nous  quant  au  véritable  mérite  du  comte  :  il  le  cherche 
avec  prédilection  sur  le  terrain  littéraire  et  wagnérien,  dans  la 
Renaissance.  Arnadis  ou  Alexandre;  nous  le  vovons  dans  son 
originalité  aristocratique,  dans  VEssai,  les  Perses,  les  Pléiades, 
Ottar-Jarl  même.  Mais  ces  divergences  de  vues  ne  nous  empê- 
chent pas  de  travailler  en  somme  à  la  même  œuvre  réparatrice 
que  le  professeur  de  Fribourg  et  de  rendre  cordialement  jus- 
tice à  la  chaleur  de  ses  sentiments,  au  dévouement  qu'il  apporte 
à  servir  la  cause  qu'il  embrassa.  Il  croit  en  effet  avoir  reçu  de 
son  maître  Wagner  la  mission  expresse  de  réhabiliter  un  soli- 
taire, un  vaincu  retiré  à  l'écart  sous  l'étendard  de  la  vérité  (I) .  Il 
avoué  sa  vie  à  cette  tâche  idéaliste  et  donné  par  là  un  exemple 
aussi  noble  que  rare  d'enthousiasme  désintéressé.  —  Pourtant, 
notre  ironie  française  conserve  aussi  ses  droits  et  garde  enfin  le 
dernier  mot.  Oui,  c'est  un  piquant  spectacle  que  l'aventure  du 
cousin  de  Cyrano  prenant  d'assaut  sous  un  déguisement  nor- 
dique habilement  improvisé  les  bonnes  grâces  de  la  confiante 
Allemagne,  que  les  gentillesses  de  cette  puissante  matrone 
Germania,  séduite  une  fois  de  plus,  sans  le  savoir,  par  les  pres- 
tiges de  l'imagination  méridionale,  d'autant  plus  puissants  sur 
son  esprit  qu'ils  lui  font  défaut  davantage,  et,  dès  lors,  se  com- 

(1)  Dans  ses  Erinnerungen  an  R.  Wagner  (1902)  il  semble  envisager  son 
apostolat  gobinien  comme  une  mission  providentielle  et  désormais  exclusive 
imposée  à  son  existence  entière.  Toutes  proportions  gardées,  le  gobinisme  en 
Allemagne  nous  y  a  fait  mieux  comprendre  le  gœthisme  et  le  kantisme. 


' 


I 


CHAPITRE    VII  443 

plaisant  à  caresser  sans  scrupule  un  cousin  authentique,  un 
«pays»  ,  dans  le  galant  de  la  Gironde  (I). 

(!'  Notons  aussi  par  esprit  d'équité  que  tous  les  compatriotes  de  M.  Scheniann 
ne  semblent  pas  disposé*  à  le  suivre  aveuglément  dans  sou  extase,  sans  même 
jeter  un  regard  derrière  eux  ;  ainsi,  le  docteur  Fritz  Friedrich,  présentant  récem- 
ment aux  lecteurs  de  V Allgemcine  Zcitung  Alexandre  le  Macédonien,  se  mon- 
trait beaucoup  plus  réservé  que  l'éditeur.  Très  svmpatl>i(|ue  encore  à  Gobineau 
pour  l'ensemble  de  son  œuvre,  il  ne  peut  prendre  sur  lui  de  regretter  la  carrière 
dramatique  avortée  de  notre  compatriote,  et  cette  hésitation  est  sage.  M.  L.Wilser 
présente  des  réserves  analogues  [Polit,  anthr.  Bévue,  novembre  1902)  et  le  doc- 
teur Kretzer  lui-même  est  moins  affirmatif  cjue  le  préfacier  d'Alexandre. 


CONCLUSION 

Il  faut  donc  terminer,  provisoirement  tout  au  moins,  sur  ce 
feu  d'artifice  éblouissant  qui  nous  arrive  reflété  parles  flots  du 
Rhin,  la  revue  des  œuvres  et  des  idées  du  comte  de  Gobineau. 
—  Comment  conclure  cependant  en  si  délicate  matière?  com- 
ment présenter  un  jugement  cohérent  sur  une  pensée  que  nous 
avons  montrée  à  ce  point  ondoyante  et  diverse?  La  sagesse  con- 
siste à  louer  et  à  blâmer  tour  à  tour  :  à  prêter  l'oreille  avec 
intérêt  ou  à  dissimuler  un  sourire  involontaire,  aussi  capricieu- 
sement que  passent  sur  nos  fronts  les  sautes  de  vent  de  sa 
verve  gasconne.  D'un  ensemble  d'impressions  divergentes,  on 
ne  saurait  tirer  une  sentence  motivée  et  définitive.  Tout  au  plus 
pourrait-on  dire  que  le  gobinisme  est  un  état  d'esprit  foncière- 
ment aristocratique  et  impérialiste  vers  le  dehors,  mais  qui, 
une  fois  son  adepte  renfermé  dans  le  groupe  élu  où  il  se  com- 
plaît, revêt  toutes  les  allures  d'un  utopisme  égalitairc. 

Dans  sa  période  qvie  nous  avons  nommée  expressément  uto- 
pique,  Gobineau  établit  ainsi  une  théorie  politique  qui  semble 
un  Contrat  social  atténué  en  idylle  pour  les  participants,  mais 
organisé  pour  la  conquête  au  dehors,  corrigé  par  un  indivi- 
dualisme jalou.K  qui  le  fait  libéral,  et,  surtout,  volontairement 
restreint  à  la  race  blanche,  seule  capable  d'en  porter  les  charges 
comme  d'en  goûter  les  avantages,  Tunique  tort  de  ce  noyau 
d'élite  ayant  été  de  ne  point  traiter  plus  complètement  en  bêtes 
de  somme  les  autres  peuplades  humaines  qu'il  soumet  et  régit 
par  droit  de  naissance. 

Dans  sa  période  asiatique,  les  séductions  perfides  de  la  nature 
méridionale,  les  rêveries  hallucinantes  où  se  complaît  la  pen- 
sée trop  raffinée  du  vieil  Orient,  les  charmes  irrésistibles  de  l'art 
méditerranéen  font  entendre  à  l'oreille  du   fils  des  jarls  leurs 


CONCLUSION  /,4.-, 

voix  de  sirènes,  dans  lesquelles  il  s'efforec  à  reconnaître  une 
intonation  familiale,  et  Jean-Jacques,  lecteur  du  Chardin,  ne 
s'habilla-t-il  pas  en  Arménien,  se  jugeant  fort  oriental  par  ses 
goûts  de  paresse  et  de  songerie  chimérique  (l)? 

Enfin,  les  événements  de  1870  ramènent  le  comte  à  quelques 
espoirs  impérialistes  d'avenir;  mais,  ces  prévisions  n'étant 
pas  en  faveur  de  ses  compatriotes,  il  ne  lui  reste  qu'à  se  réfu- 
gier dans  un  stoïcisme  tout  individuel,  disposé  à  accorder  à  la 
société  ce  qu'il  ne  peut  lui  refuser  de  ses  actes,  pour  se 
retrancher  avec  tout  son  orgueil  dans  la  forteresse  de  son  intel- 
ligence; prêt  en  conséquence  aux  renoncements  dédaigneux, 
à  l'ascétisme  raisonné,  non  moins  qu'aux  apothéoses  person- 
nelles trop  faciles  et  à  révocation  d'un  passé  divinisé  dans 
une  sorte  de  rêve  extatique.  Et  il  y  a  encore  beaucoup  de  Rous- 
seau vieilli  dans  tout  cela,  d'un  Rousseau  plus  courageuse- 
ment, plus  décidément  stoïcien,  par  bonheur,  mais  se  donnant 
volontiers  sans  doute,  comme  à  P  lorizel,  la  figure 

D'une  bonne,  sensible  et  noble  créature 
Que  l'erreur,  non  la  faute,  é{;ara  loin  du  ciel. 

Au  total  le  blanc  de  l'Hindoukoush,  le  Scythe  d'Asgard,  le 
Donzel  de  la  Mer  Amadis,  apparaissent  dans  l'œuvre  du  pen- 
seur, qui  voudrait  leur  ressembler,  assez  analogues  à  l'homme 
de  la  nature  dans  Jean-Jacques,  de  passions  fortes  et  pures, 
de  cœur  droit  par  privilège  de  naissance  et,  dès  l'origine, 
exempts  de  barbarie  ou  de  perversité.  Ce  privilège  de  socialité 
instinctive  est  donc  seulement  retiré  par  le  disciple  de  Bou- 
lainvilliers  à  l'humanité  de  son  ensemble,  et  surtout  aux  masses 
de  notre  Europe,  que  Rousseau  en  avait  trop  libéralement, 
trop  exclusivement  dotées.  Il  est  corrigé  par  le  concept  de  la 
lutte  et  réservé,  comme  il  létait  par  l'opinion  des  temps 
anciens,  à  des  races,  à  des  aristocraties  conquérantes.  Voilà  le 
secret  de  l'impérialisme  gobinien,  et  son  grand  intérêt  comme 
symptôme,    car  le  comte  a  été    fort  suivi  dans  cette  voie.  Ce 

(1)  N'est-ce  pas  un  singulier  jeu  de  la  destinée  "qui  Ht  de  ces  deux  hommes 
les  habitants  successifs  du  château  de  Trye-en-Vexin,  le  premier  en  1768 
comme  hôte  du  prince  de  Conti,  le  second  comme  propriétaire,  de  1855  à  1877. 


446  LE   COMTE   DE    GOBINEAU 

"  germanisme  y>  du  sentiment  que  la  critique  contemporaine 
reconnaît  d'ordinaire  à  Rousseau  est  assez  logiquement  réservé 
dans  ce  système  aux  seuls  Germains  et  à  leurs  proches  parents 
aujourd'hui  disparus,  tandis  que  son  premier  apôtre  en  avait 
trop  étendu  le  domaine  (1). 

Au  total,  on  accorderait  justement  à  Gobineau,  pour  parler 
le  langage  de  l'école  schopenhauerienne,  qui  l'a  si  imprudem- 
ment élevé  sur  le  pavois,  la  qualité  d'un  génie  intuitif  plutôt 
que  logique.  De  tels  hommes  se  voient  rectifier  par  des  esprits 
de  moindre  envergure,  mais  ne  s'en  sont  pas  moins  révélés  dans 
leur  domaine  propre  créateurs  certains  et  inspirateurs  féconds. 
Dans  l'histoire  des  idées,  la  valeur  des  œuvres  s'établit  non 
par  leur  mérite  intrinsèque,  mais  par  la  portée,  la  durée  de 
leur  influence.  Et  celle  de  Gobineau  a  été  réelle,  bien  qu'assez 
inaperçue  jusqu  à  présent  par  la  plupart,  peut-être  exagérée  en 
revanche  par  certains  fervents  peu  discrets;  —  aussi,  à  ceux 
qui  estimeraient  disproportionné  à  son  objet  notre  effort  d'exé- 
gèse aryaniste  et  gobinienne,  nous  demanderons  de  suspendre 
leur  appréciation  :  ils  jugent  excessive  l'importance  que  nous 
avons  attribuée  à  des  fantaisies  de  dilettante  ;  qu'ils  ne  se 
hâtent  pas  de  prononcer  de  la  sorte  avant  d'avoir  sous  les  yeux 
les  pièces  du  procès,  que  nous  nous  réservons  de  produire.  La 
suite  de  nos  études  sur  ce  sujet  aura  en  partie  pour  but  et, 
nous  l'espérons,  pour  résultais  d'explorer  le  domaine  et  de 
délimiter  les  contours  de  l'influence  du  comte,  ou,  à  son  défaut, 
des  idées  qui  l'ont  guidé  lui-même  et  dont  il  offre  en  tout  cas 
un  précieux  exemplaire.  —  Nous  verrons  que,  continuant  les 
capricieuses  directions  de  son  allure  désinvolte,  ou,  du  moins, 
établissant  parallèlement  aux  méandres  de  sa  pensée  la  direction 
de  leur  cours,  ont  coulé  maints  ruisseaux  séduisants  de  la 
pensée  contemporaire,  parfois  grossis  en  torrents  impétueux 
par  le  tribut  des  tendances  politiques  du  jour  ou  par  l'afflux 
des  causes  économiques  profondes. 

Et  s'il  nous  était  permis  d'indiquer  dès  à  présent,  sans  pou- 


(1)  Voir  l'ouvrage  de  J.  Texte  :  /.-/.  Rousseau   et  les   origines  du  cosmopo- 
litisme littéraire.  Hachette,  1896. 


CONCLUSION  447 

voir  apporter  ici  nos  justifications,  l'un  des  résultats  de  Texamen 
que  nous  avons  en  vue,  nous  dirions  qu'en  dépit  de  la  con- 
viction des  fidèles  allemands  de  Gobineau  son  disciple  ina- 
voué (1),  mais  certain,  au  delà  du  l{liin,  ce  n'est  pas  Richard 
Wagner  :  c'est  un  homme  qui,  reHct  lui  aussi  par  plus  d\in 
côté,  n'en  exerce  pas  moins  dans  le  domaine  philosophique 
une  frappante  inlluence;  nous  voulons  dire  l'initial  allié  et 
l'ennemi  final  du  maître  de  Bavreuth,  Frédéric  Nietzsche. 


(1)  Inavoué  dans  ses  ('crits,  mais  non  clans  ses  conversations.  Voyez  l'intro- 
duction à  la  traduction  allemande  du  livre  de  M.  Liclitcnlierger  sur  iNietzsrlie 
par  Mme  Focrstor-iNietzsche,  et  l'attestation  personnelle  du  docteur  Overbcck 
au  docteur  Krelzer  {loc.  cit.).  Ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  troisième 
période  de  ?sielzsche,  la  seule  remarquable,  est  sortie  du  contact  de  Gobineau 
révélé  en  1881  aux  lecteurs  des  Bnyrfuthcr  Blœtter. 


FIN 


TABLK    ni:S    MATIKRKS 


lM'nODi:CTiON.  —  Los  orijjincs  de  l'aryanisinc"  liistoriquc  I 

Origines  et  jeunesse  ilu  rutiito  de  Gobineau 1 

LIVRE    IMUmiE  R 

PÉRIODE  THÉOlllQUE 

l'    «    ESSAI     S  U  n     l/l  XÉr.  ALI  TK     DES     n  A  C  E  S      lll'MilNKS" 

Chapitre  i-hemier.  —  Considérations  préliuiiuaires 11 

—  II.  —  Les  trois  races  fondamentales 22 

—  m.  —  Premières  migrations  blanches  au  sein  île  la   race 

nègre.  —  Orijjines  de  l'art  et  de  la  dcniocralie.  28 

IV.  —  Les  Aryas 4'<- 

—  V.  —  La  race  jaune  •")" 

—  VI.  —  La  Grèce ^^>'^ 

—  VII.  —  Les  Celtes 78 

—  VIII.  —  Rome  italiote  et  Rome  sémitique 81) 

—  IX.  —  Les  Germains.  —  Rome  germani(|ue i)î) 

—  X.  —  Les  nations  modernes 120 

—  XL — Conclusion  et  enseignements  de  l'/i'.fwo  IV2 

—  XII.  —  UEssni  devant  ses  prcmicis  critiques.  100 

LIVRE    II 

PÉRIODE   ASIATIQUE 

CuAPiTBE  PREMIER.  —  Les  impressions  asiatiques  de  Gobineau  172 

—  II.  —  V Histoire  des  Perses 105 

I.  —  Retour  à  l'aryanismc .  10.) 

II.  —  Les  sources 200 

m.  —  La  méthode 20f) 

IV.  —  La  féodalité  en  Orient  209 


450  TAULE    DES    MATIERES 

l'ajfcs. 

V.  —  Les  Iraniens  de  la  Bonne  Loi 218 

VI.  —  Les  nèfrres  dyws 222 

vil.  —  Les  Scythes  touraniens 225 

vm.  —  Les  Sémites 232 

IX.  —  Les  Grecs 247 

X.  —  Les  Macédoniens 259 

XI.  —  Romains  et  Partîtes 266 

XII.  —  De  la  portée  de  Y  Histoire  des  Perses 272 

xm.  —  Cabbaie  et  mysticisme 275 

CiiMMTrtK             m.  —  Les  Nouvelles  asiatiques 280 

LIVRE   III 

PÉRIODE    ASGKTIQUE 

CiiUTinE  pi!i;mii:iî.  —  Ecrits  de  transition 295 

—  II.  —  La  gueire  de  1870.  —  Les  Souvenirs  de  voyage.  .  299 

—  III.  —  Séjour  à  Stockholm.  —  Les  Pléiades 324 

—  IV.  —  IjA  Hcitiiissaiice. — Relations  avec  Richard  Wagner.  352 

i.  —  La  Renaissance  y  scènes  historifjues 352 

II.  —  Action  de  la  henaissance  sur  la  pensée  île 

Wagner 355 

m.  —  La  régénération  avant  la  lecture  de  l'Essai 

par  Wagner 360 

IV.  —  Action  de  l'Essai  sur  la  pensée  de  Wagner.  363 

V.  —  La  collaboration  de  Gobineau  aux  Bayreu- 

ther  lilœltcr 368 

M.  —  Le  théâtre  persan  et  l'art  de  Bayreuth .  .  .  .  371 

—  V.  —  \j  Histoire  d'Oltar-Jarl,  pirate  norvégien,  et  de  sa 

descendance 375 

I.  —  La  portée  de  l'ouvrage  et  sa  méthode 375 

II.  —  Oïlar-Jarl  et  les  Gournay  féodaux 378 

III.  —  Transition  théori(|uc  des  Gournay  aux  Go- 

l)ineau  . , 386 

IV.  —  Bordeaux   ancien    et    les    Gournay    anglo- 

gascons 390 

V.  —  Transition  historique  des  Gournay  aux  Go- 
bineau    395 

VI.  —  Les  Gobineau  commerçants 398 

VII.  —  Les  Gobineau  enrichis 402 

vm.  —  Origine  et  fondement  de  la  prétention  Scan- 
dinave    409 

—  V  ! .  —  Aniadis 414 

—  VII.  —  Les  derniers  jours  du  comte.  —  Gobineau  et  l'Alle- 

ma.gno 4oo 

CoNCi.r.siu.N                444 


PARIS 


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Qg  Seillière,   Ernest  Antoine 

3^95  Aimé  Léon,   baron 

g62SA  ^^  comte  de  Gobineau  et 

l'E.rT.Ttnisme  historique 


iiliilllliiiil»