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Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

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7 





LE 


CORRESPONDANT 


PARIS. —~ INP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'ERFURTB, 2. 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIQUE 


RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE 
— SCIENCES — 
LITTERATURE — BEAUX-ARTS 


TOME CINQUANTE-SIXIEME 
DE LA COLLECTION. 


HOUVELLE SERIE — TOME VINGTIEME 





PARIS 


CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE-EDITEUR 


RUE DE TOURNON, 29 


1862 


LE 


CORRESPONDANT 





LES DERNIERES DECOUVERTES 


DANS 


LYAFRIQUE CENTRALE 


SUITE £ 


LE DESERT — LE SOUDAN — TEMBOCTOU. 


Voyages et découvertes dans [Afrique septentrionale et centrale, pendant les an- 
nées 1849 @ 1855, par le docteur Henry Banta, traduction de J’allemand par 
M. Paul Ithier, 4 vol. in-8, avec carte et dessins, Paris et Bruxelles, 1860 et 1861. 


IV 


KANO. — LESCLAVAGE EN AFRIQUE. — MORT DE RICHARDSON. 


La matinée était fort belle, et Ja ville, avec ses habitations variées, 
— légers pavillons, huttes coniques, ou maisons d’argile au toit plat, 
— avec ses vertes prairies ou paissaient chevaux, chameaux, boeufs, 
anes et chévres, et qu’entrecoupaient des fossés profonds et des bou- 
quets d’arbres magnifiques; avee sa population aux costumes divers, 
depuis l'étroit tablier de cuir de l'esclave jusqu’aux somptueux 
vétements de l’Arabe, — formait un spectacle animé, tout différent 4 


Voir la livraison du 25 février dernier. 
MN. sém. T. xx (tvi* DE La comzect.). 1°° ivaatson. 25 war 1262. 4 





6 LES DERNIERES DECOUVERTES 


Vextérieur de ce qu'on voit en Europe, mais exactement semblable 
au fond. 

Ici s’étend une longue file de boutiques ot: sont étalés les produits 
de l'industrie indigéne et étrangére : noir lithém des Touarégs et des 
Fellani; zenné, sorte de plaid dont les riches Haoussaoua' des deux 
sexes se couvrent les épaules a la facon des Highlanders d’Ecosse; 
tourkédi, draperie bleu foncé dont les femmes s’enveloppent; tobé, 
blouse flottante que“portent les naturels par-dessus leur large panta- 
‘lon,—le tout fabriqué et teint dans le pays; calicots blancs ou peints 
d’Europe, chales d’Egypte, ‘parfums et épices, cotonnades de Man- 
chester, drap rouge de Saxe, colliers de Venise ou de Trieste, papier, 
miroirs, aiguilles, faienee de Nurenberg, lames de sabre de Solingen, 
rasoirs de Styrie, sucre raffiné de Marseille, soieries de Lyon, etc.; 
— marchandises variées, dont acheteurs et vendeurs, presque aussi 
divers qu’elles d’origine et de physionomie, débattent avidement le 
prix. 

La sont les magasins de comestibles devant lesquels s arréte le ri- 
che pour marchander 4 son aise un mets délicat, et ou le pauvre 
vient 4 la hate acheter un peu de grain pour sa journée. 

Voici venir, en somptueux équipage, un brillant cavalier, suivi 
d’une troupe de valets insolents, qui heurtent sans pitié un pauvre 
aveugle trébuchant... Regardez ce charmant cottage avec sa cour Si 
proprement enclose de nattes de roseaux, avec sa cabane circulaire 
aux murs polis, au volet de jonc, avec son frais runfa ou vestibule, 
ombragé d’un allélouba 4 la vaste envergure, ou d’un svelte dattier. 
Vétue d’une robe noire serrée autour de Ia taille, les cheveux élégam- 
ment arrangés en tresses et en bandeaux, la maitresse du logis pré- 
pare avec diligence le repas du mari absent, ou, 4{l’exemple de la 
Lucréce antique, file le coton, pendant que ses femmes écrasent le 
millet destiné 4 faire le foura (espéce de biére), et que ses enfants, 
complétement nus, s’ébattent joyeusement sur le sable, ou pourchas- 
sent dans l’enclos une chévre indocile. — Plus loin, la courtisane 
éhontée traine dans la poussiére sa robe aux couleurs voyantes, et 
effleure en passant un malheureux couvert d’ulcéres ou déformé par 
la lépre de |’éléphantiasis. 

Voici une marina, terrasse d’argile haute de quelques pieds et, dans 
laquelle sont creusées des cuves pour la teinture des étoffes, & l'aide 
de l’indigo et des feuilles du tephrosia toxicaria. Pendant que l'un 
des ouvriers exprime le jus de la plante et calcule Yintensité de la 


* Dans la langue du Haoussa, la terminaison ova ou aoua, ajoutée au nom du 
pays ou de la ville, correspond a notre ten ou ais et figure le nom du peuple : 
Haoussa, Haoussaoua, Asben, Asbenaowa, etc. 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 1 


nuance qu’il veut obtenir, et qu’un second retire de la cuve voisine 
une tunique déja teinte et ]'étend sur le séchoir, deux autres, armés 
de maillets, battent en cadence, en s’accompagnant de leurs chants, 
ue piéce d'étoffe suffisamment séchée, afin de lui donner plus de 
brillant. Non loin dela, des armuriers, dont le talent est bien supé- 
rieurala valeur de leurs outils, forgent des poignards affilés comme 
des rasoirs et des pointes de lance barbelées. 

Au fond de cette ruelle peu fréquentée, des hommes et des fem- 
mes étendent au soleil, sur des palissades, le fil qu’ils viennent de fa- 
briquer, pendant que des oisifs, nonchalamment couchés sur le sol, 
sembient railler cette laborieuse activité. 

Ce carrefour est obstrué par une caravane retournant au lointain 
pays de Gondja, et chargée de la précieuse noix de gouro ou de Kola, 
dont les naturels sont si friands, et qui, pour eux, remplace le café. 
Ailleurs, c'est un convoi de sel qui, parti du lac Tsad, se dirige vers 
le Nyffi, ou bien une troupe de négociants arabes qui arrivent de Ga- 
damés et conduisent vers le quartier des Gadamsi, leurs compatriotes, 
leurs chameaux chargés de marchandises européennes. 

- Toutes les races, toutes les formes, toutes les couleurs, sont con- 
fondues. L’Arabe olivdtre et le Targhi (Touarég) cuivré coudoient le 
noir indigéne du Bornou, au nex épaté et 4 la chevelure laineuse; le 
svelte et agile Fellani aux traits aigus passe 4 cdté du robuste Ouan- 
garaoua (Mandingue), 4 la face aplatie. L’herculéenne virago du Nyfhi 
semble défier, du haut du boeuf qui lui sert de monture, la jolie et 
sduriante femme du Haoussa. 7 | 


La ville dont nous venons de tracer, d’aprés Barth, la peinture en 
raccourci, peinture dont plus d’un trait pourrait s’appliquer 4 nos 
villes d'Europe, est située au centre de |’Afrique, dans un pays que 
notre civilisation orgueilleuse avait jusqu’ici condamné 4 une sauvage 
harbarie, et s'appelle Kano’. 

Ceinte d’une épaisse et haute muraille d’argile, dont le développe- 
ment ‘n'a pas moins de vingt-quatre kilométres, et qui est percée de 
quatorze portes, la ville de Kano est aujourd’hui la place commer- 
ciale Ja plus importante de toute l'Afrique imtérieure. D’origine ré- 
cente, sa prospérité parait étre née avec le dix-neuviéme siécle. L’in- 
vasion des Fellani, qui, vers 1807, se répandirent du Gober dans le 
Hlaonssa, ruina la ville, jusque-l4 prépondérante, de Katsena, et fonda 
limportance de Kano, ou affluérent dés lors les caravanes du Nord et 
des autres régions. Katsena, dont Léon |’Africain cite le nom parmi 


4 Clapperton avait déja visité Kano en 41824 et en 1826. 


8 LES DERNIERES DECOUVERTES 


ceux des quinze Etats négres qu'il dit avoir visités‘, a compté autre- 
fois jusqu’é cent mille habitants. L’aspect de ses remparts d’argile, 
hauts de prés de quarante pieds et larges de trente 4 la base, et dont 
le contour est de prés de cing lieues, étonne encore le voyageur; 
mais cette magnifique enceinte ne présente plus guére, a l'intérieur, 
que l’attristant spectacle de la décadence. La ville de Dankama, sa 
voisine, qui partagea sa prospérité, a éprouvé un sort plus cruel en- 
core, et sur ses ruines désolées croissent les broussailles et le gigan- 
tesque adansonia. 

Kano a hérité de la splendeur de ces deux rivales. Sa population 
toutefois n’est pas en proportion de sa vaste étendue; s’élevant a 
trente mille 4mes en temps ordinaire, elle est doublée, de janvier a 
avril, par le mouvement du commerce. L’élang marécageux de Dja- 
kara coupe la ville par le milieu et lui sert d’égout : c'est la Tamise du 
Londres africain. La partie septentrionale est peu habitée, et se com- 
pose presque entiérement de prairies et de champs cultivés, qui per- 
mettent aux Kanaoua de soutenir un long siége sans craindre la fa- 
mine. 

Les relations mercantiles de Kano embrassent presque toute 1’Afri- 
que septentrionale et centrale. Ses tissus de coton jouissent d’une telle 
renommeée, que, lorsque le chemin de Kano 4 Temboctou est fermé, 
on les introduit dans cette derniére ville par la route du Nord, en les 
faisant passer par R'damés, R’at ou le Taouat. Quel progrés accompli 
dans ce pays, depuis que Léon |’Africain nous le peignait comme peu- 
plé de barbares demi-nus! Des régions jadis prospéres, l'empire sonr- 
hai entre autres, sont aujourd hui les tributaires du Haoussa. 

Si nous groupons les chiffres divers donnés par Barth, nous arrive- 
rons 4 évaluer le commerce de Kano a plus d’un milliard de cauris *. 


‘ Les quatorze autres Etats dont parle Léon sont: Borno (le Bornou actuel), 
Gaoga, Nouba, Cano, Agadés, Zanfara, Gouangara (le Quangara ou pays des Man - 
dingues, selon Barth), Gober, Gogo (ou l‘empire Sonrhai), Tomboutto, Melli, Ginea 
(ou Djenné), Goualata (le Walet de Mungo-Park, le Wallata de Barth): 

Nous aurons occasion d’étudier Vhistoire et de décrire l'état actuel de plusieurs 
de ces divers Etats, situés pour la plupart dans le bassin du Niger. 

* Le milliard de cauris équivaut 4 deux millions de francs, cing cents de ces co- 
quilles valant environ un franc de notre monnaie, au cours actuel du Soudan. Tout 
Je monde sait que, la monnaie de métal étant fort rare dans I’ Afrique centrale, ou 
ne pénétrent que derares piéces européennes ou turques, on suppleée 4 l’absence, du 
numéraire d’or, d'argent ou de cuivre, &l’aide de coquillages du genre cyprea 
moneta, appelés cauris ou kourdi, et qui, exportés d’Asie et des cdtes orientales du 
continent, arrivent 4 Badagri (Dahomey), et de 1 pénétrent dans le centre, ou leur 
valeur varie en raison du plus ou moins grand éloignement du littoral. Au moment 
ou Barth parcourait ces contrées, les cauris commengaient 4 pénétrer du Haoussa 
dans le Bornou. Ils finiront sans doute par traverser le continent et par retourner a 
leur point de départ. Sur la céte, ou leur valeur est moindre, on les enfile par cha- 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 9 


Outre ses deux ou trois mille cuves de teinture et ses falriques de lissus, 
dont les produits s élévent 4 plus de trois cents millions de cauris, 
cette cité, industrielle et commerciale tout ensemble, posséde de 
nombreux ouvriers, Arabespour la plupart, renommeés pour leurs mé- 
taux ouvrés, leurs peaux tannées et teintes, leur quincaillerie et sur- 
tout leurs jolies sandales. Toutefois la plus intéressante des indus- 
tries du Haoussa et du Soudan tout entier, celle qui les rapproche le 
plus de notre civilisation, c’est la teinturerie. Léon |’Africain n’en 
faisant nulle mention, il y a lieu de penser que cet art n’a pénétré 
dans ce pays que depuis le seiziéme siécle. Qui |’y a importé? Qui a 
appris aux noirs du Takrour‘ 4 donner 4a leurs étoffes de coton ces 
magnifiques couleurs qui, si la solidité en égalait l’éclat, ne le céde- 
raient en rien aux plus beaux produits européens du méme genre? 
Les Arabes auraient-ils apporté 4 l'Afrique ces procédés, aprés les 
avoir empruntés 4 l’Orient, ce maflre sans rival qui connait depuis 
la plus haute antiquité tous les secrets des couleurs et des tissus ? 

En conciliant la vie de famille avec l’activité de la fabrication, le ré- 
gime industriel de ces régions réputées barbares a résolu le grand 
probléme dont nos économistes cherchent en vain le mot. 

La province de Kano, appelée le jardin du Soudan, est l'un des 
pays les plus fertiles du monde. Barth nous vante comme étant les 
plus belles qu'il ait jamais vues certaines contrées de cette fortunée 
région. Végétation splendide, ravissants paysages, ombrages déli- 
cieux, égayés encore par une foule d’oiseaux aux brillants plumages; 
niants villages, avec leurs puits 4 bascule; vertes prairies, tachetées 
de troupeaux; champs de blé, de coton, de tabac, d'indigo; kadena ou 
arbre a beurre, tamarins 4 immense feuillage, kouka (adansonia) 
et rimi, plus gigantesques encore, les ros du monde végétal; gonda ou 
meloniers, au fruit rafraichissant, etc.: tel s’offre aux regards ce pays 
privilégié. La nature semble s’étre complu a lui prodiguer ses dons’. 


pelets de cent; dans le centre, ils se comptent un 4 un, ce qui, lorsque la somme est 
forte, donne lieu 4 un interminable calcul. Cent mille de ces porcelaines, équivalant 
a deux cents francs, font la charge d'un chameau ordinaire. Par son poids et son in- 
commode encombrement, la monnaie des noirs africains ne le céde en rien 4 la mon- 
naie de fer de l'ancienne Lacédémone. — Chaque année, les Anglais importent en 
Afrique environ 115,000 kilogrammes de cauris, qu‘ils prennent au Bengale, ou 
leur valeur est dix fois moindre qu’au Soudan. 

Dans la partie orientale du Soudan, ou l'usage des cauris n'a pas encore pénétré, 
ce sont des piéces de toile de coton qui servent de moyen d’échange, de monnaie. 

* Takrour est le nom que les habitants du Soudan donnent 4 leur pays. Soudan 
est un mot arabe et signifie, comme Nigritie, Pays des Noirs, nom impropre d'ail- 
leurs, les races y étant fort variées, ainsi que nous le verrons plus loin. 

2 «(est un beau parc anglais avec tout son luxe de bois et d’ombrages. » Clap- 
perton. 


40 LES DERNIERES DECOUVERTES 


Heureux ses habitants, s'ilsn’avaient a redouter les rapines et les vexa- 
tions des peuplades voisines, qui trop souvent leur enlévent les fruits 
de leurs travaux! Ces jolis villages, ces villes commercantes, sont en- 
tourés de palissades de roseaux ou d’épaisses murailles, destinées a 
les protéger contre les coups de main des maraudeurs ou des enva- 
hisseurs étrangers. Malgré ces inconvénients, si des chiffres considé- 
rables que nous avons cités plus haut nous rapprochons les vingt- 
cing ou trente cauris nécessaires 4 la vie d’un homme pendant quatre 
ou cing jours, nous constaterons avec Barth que le peuple haoussaoua 
est, matériellement, l'un des plus heureux de la terre‘. Le gouverne- 
ment qui le régit n’est pas absolu. Le serki ou saraki, outre qu'il est 
lui-méme soumis & }’autorité supérieure du souverain fellani de So- 
koto, est assisté d'un conseil de ministres qui limite son pouvoir. 
Chaque village a son marché et est administré par un maire, qui per- 
coit les impéts pour le compte du pouvoir central. La population, 
évaluée pour la province de Kano & six cent mille individus & peu 
prés, peut fournir une armée de vingt mille fantassins et de sept 
mille cavaliers. Les impéts, dont le principal est une redevance de 
capitation 4 raison de deux mille cing cents cauris par famille, s élé- 
vent annuellement 4 plus de cent millions de ces coquillages. Cer- 
tains délits sont punis d'une peine pécuniaire, dont le montant varie 
suivant la gravité des cas. Un trait curieux, qui témoigne en faveur 
de la moralité de ces peuples et qui prouve que le fait est fort rare, 
c'est que la loi de la province de Tessaoua a frappé de la plus forte 
amende (cent mille cauris) la naissance d'un enfant naturel. 

Tout enfin nous révéle une organisation sociale, compliquée et re- 
lativement savante, bien supérieure 4 l’idée que l'Europe sen était 
faite jusqu ici. | 

Pourquei faut-il que nous nous heurtions encore ici au hideux 
spectacle qui partout en Afrique attriste le regard? 

De toutes les denrées qui se vendent et s'achétent sur la place de 
Kano, celle qui donne lieu au commerce le plus lucratif, c'est l'homme. 
La moitié au moins dece peuple, en apparence si heureux, est es- 
clave. 

Suivez ce troupeau de créatures humaines qui, demi-nues et atta- 
chées deux 4 deux par le cou, se tratnent péniblement a travers les 
rues, sous le fouet du maitre : ce sont des esclaves que l'on conduit 
au marché. De nombreux compagnons d’infortune les y ont déja de- 
vaneés. Sous ces hangars, vraies étables a bétail, sont entassés tous 


‘ Par leur nom et leurs origines, les Haoussaoua paraissent se rattacher au Nord 
et n’étre, en partie du moins, qu'une branche de la tribu berbére des Deggara. Leur 
séjour dans le pays qu’ils occupent ne semble pas remonter 4 une époque reculée. 


DANS L'AFRIQUE CENTRALE. 44 


les sexes, tous les dges. Hommes, femmes, vieillards, enfants, ravis 
a leur patrie et 4 leur famille, sont 14 rangés comme des animaux et 
proménent sur les acheteurs un regard anxieux, qui cherche 4 décou- 
wir en quelles mains va les faire tomber la cupidité de leurs sembla- 
bles. 

Demain, les uns s’achemineront vers le Nyffi, sur le bas Niger, 
doa les négriers américains les emméneront 4 Cuba, au Brésil, ou a 
la Nouvelle-Orléans; les autres s’en iront, 4 travers le Sah’ra, cher- 
cher 2 R’at ou & R'damés de nouveaux maitres qui les disperseront, 
au hasard des enchéres, aux quatre points du globe. | 

Du Cap & l’Algérie, de I’Egypte au Congo, on peut dire que I'Afri- 
que presque entiére n'est qu'un vaste marché d’esclaves. 

Les trois cdtés de l’immense triangle servent de débouchés & ce bar- 
bare commerce. Dans ses Recherches statistiques sur U esclavage colonial, 
¥. Moreau de Jonnés estime que, avant l’abolition dela traite, le mou- 
vement des esclaves exportés annuellement d’ Afrique était de150,000 
par l’ouest, de 50,000 par l’est, et de 22,000 par le nord. Dans ces 
chiffres ne sont pas comprises les transactions opérées sur les mar- 
chés du centre. Si le commerce extérieur s’est ralenti, celui de l’inté- 
rieor flearit toujours. | 

Du Sennar.a Ja Guinée, on chasse 4 l'homme comme & la béte 
fauve. M. Hamont, qui voyageait en 1840 dans la premiére de ces 
deux contrées, nous dit que le délégué du vice-roi résidant & Kar- 
toum fait par an trois de ces razzias‘. De son cété, M. d’Escayrac de 
Lauture* nous apprend ‘que le gouvernement égyptien ne paye pas 
antrement qu’en esclaves ses employés du Sennar, du Kordofan.et du 
- Fazégl. La le noir est une mionnaie; c’est }’étalon sur lequel se base 
la valeur des autres marchandises; et l’on voit les officiers d’un gou- 
vemement qui se proclame civilisé trainer au marché leur soldée en 
monnaie humaine! 

Dans la langue du Soudan égyptien, esclave et négre sont synony- 
mes; l’atabe vulgaire ne posséde qu’une expression (abid) pour dé- 
signer l'un et l’autre. Au moment méme ot nous tracons ces lignes, 
le Nil blanc et ses affluents voient des chasseurs d’hommes de toutes 
races, Turcs, Arabes,' Syriens, Barbarins, aventuriers d’Kurope, 
poursuivre 4 l’envi et décimer les populations, paisibles naguére, 
qui peuplent leurs rivages. 

Le roi de Darfotr exporte chaque année huit 4 neuf mille esclaves, 
dont un. quart succombe dans la traversée du désert. Chaque ‘suze- 
rain du centre exige de ses grands vassaux un tribut de plusieurs mil- 


* Voyage dans le Sennar.: 
* Le Désert et le Soudan, 1853. 


42 LES DERNIERES DECOUVERTES 


lievs d’esclaves, acquis par le méme procédé. des razzias. Ce sont des 
noirs musulmans qui dirigent d’ordinaire ces chasses aux noirs idola- 
tres. Car, fidéle aux pratiques habituelles de son sanguinaire aposto- 
lat, l’'Islamisme se présente toujours tenant d’une main Je Koran et de 
l'autre le cimeterre, condamnant a la mort ou 4 l’esclavage les peu- 
ples qui refusent de courber le front sous son joug dégradant. Les 
voyageurs sont unanimes a constater la pernicieuse influence qu’il a 
exercée sur |'Afrique intérieure, ou il aurait pu, en abolissant l’ido- 
latrie, préparer l’avénement du christianisme, et ot il n’a guére fait 
que semer les ruines et fomenter un aveugle et cruel fanatisme '. 

A l’approche de la ghrazzia, les pauvres noirs senfuient de tous 
cétés, essayant d’échapper 4 leurs persécuteurs. Mais l'homme est 
plus impitoyable pour l'homme que ne le sont les panthéres et les ti- 
gres. Geux de ces infortunés qui cherchent 4 défendre leur liberté et 
leur vie sont impitoyablement massacrés. Combien périssent dans.ces 
chasses barbares! Et, pour quelques centaines qui parviendront a ga- 
gner les marchés de I'Egypte, du Maghreb ou de Constantinople, et 
que le froid climat du Nord ne tardera pas 4 tuer, que de milliers 
tombent en chemin! Malheur aux faibles 4 qui la lance et le baton ne 
peuvent donner assez de forces pour suivre le troupeau ! Abandonnés 
sans pitié, ils meurent de fatigue, de faim et de soif, et leurs cadavres 
ajoutent 4 la voie des caravanes de nouveaux et funébres jalons. 

Parcourant un jour la route par laquelle avait réecemment passé un 
de ces convois d’esclaves, un autre voyageur francais, M. Léo de La- 
borde, put en suivre la trace sanglante, et ce fut 4 l'aide des carcasses 
humaines qu'il se guida 4 travers le désert*. C'est surtout aux envi- 
rons des puits, lieux ordinaires des haltes des caravanes, que se ren- 
contrent en plus grand nombre ces lugubres dépouilles. Le docteur 
Oudney a compté, en certains de ces endroits, plus d'une centaine de 
squelettes de noirs. 

Qui n’a frémi d’horreur au récit des barbares traitements que les 
. hégriers infligent aux malheureux esclaves qu’ils transportent a tra- 
vers l’Océan? Qui ne sait avec quelle froide et impitoyable cruauté ils 
jettent par-dessus le bord leur cargaison vivante, lorsqu’ils se voient 
poursuivis par un croiseur, ou que la tempéte les menace, ou bien 
lorsque, craignant la famine pour eux-mémes, ils se refusent 4 nour- 
rir plus longtemps leur bétail humain? 

Les négriers du désert sont les dignes fréres des négriers de |’Océan. 
L’avare parcimonie du maitre a mesuré jour par jour la nourriture 


1 Dés le onziéme siécle, le mahomeétisme étendait ses conquétes jusqu'au Niger. 
Cependant plusieurs nations du Soudan continuent de lui résister. Le peuple du 
Mossi est aujourd'hui le plus énergique champion de I’idolatrie. 

* La Chasse aux hommes dans le Kordofaén, 1844. 


DANS I’AFRIQUE CENTRALE. 15 


strictement nécessaire pour la traversée; le convoi doit, sous peine de 
mort, fournir chaque élape dans le temps prescrit. Qu’un de ces ac- 
cidents si ordinaires dans ces redoutables solitudes vienne a arréter 
la caravane en chemin, elle périra jusqu’au dernier homme. 

L’esclave n’est pas méme une chose, il n’est rien. Malade, on I’a- 
bandonne; estropié, on le tue; mort, on jette son cadavre aux hyénes 
et aux chacals. 

Quelle est donc l'incompréhensible malédiction qui pése sur cette ' 
infortunée race noire, sur ce tiers de |’humanité esclave des deux au- 
tres? Devons-nous chercher le mot de cette mystérieuse énigme dans 
'hypothése d’un péché originel secondaire, avec Joseph de Maistre, 
ou dans une diversité d’espéces, avec certains ethnologues améri- 
cains? Ne faut-il pas plut6t en demander !’explication a la nature hu- 
maine elle-méme et 4 ses mauvais instincts, et ne voir ici qu'un cri- : 
mine! abus de la force ou de !’intelligence? De temps immémorial, 
Sem et Japhet, semblables & des Cains, réduisent en servitude, mal- 
traitent ou tuent leur frére noir Abel. Des voix généreuses, inspirées 
par ja fraternité émancipatrice et la pure morale de I’Evangile, se 
sont enfin élevées en faveur du persécuté. Le jour luira bient6t, nous 
l'espérons, ot le monde chrétien ne connaitra plus d’esclaves, et ou 
Japhet achévera de briser les chaines dont il a trop longtemps chargé 
Cham, son frére infortuné. L’un des écrivains les plus autorisés et les . 
plus distingués de ce recueil vient d’appuyer la cause sacrée des 
noirs, dont il a fait ses clients, d’un savant et éloquent plaidoyer, qui 
achéve de vider ce litige séculaire au double point de vue de ’huma- 
nité et de l'économie sociale. M. Cochin a inscrit son nom a cété de 
ceux des Clay, des Webster et des Wilberforce, ces généreux promo- 
teurs de la république noire de Libéria’, remarquable et victorieux 
essai pratique de |'’émancipation des négres, qui contient peut-étre 
la seule solution vraie du redoutable probléme qui s’agite en ce mo- : 
ment au sein de l'Union américaine et en compromet I’avenir. 

t Destinée 4 recevoir les esclaves affranchis des Etats-Unis, la république de Li- 
béria fut fondée en 4822, entre Sierra-Leone et le cap Palmas, avec le concours du 
gouvernement américain et des négrophiles des deux mondes. Gouvernée d'abord 
par des présidents de race blanche, ce petit Etat émancipé est régi depuis 1844 par 
le négre Roberts, homme remarquable qui, dans ses écrits, dans sa diplomatie et 
dans l'exercice du pouvoir, a fait preuve de talents supérieurs. Libériaason sénat, 
sa chambre de députés, sa cour supréme et ses tribunaux. Composé de trois com- 
tés, le territoire se peuple insensiblement, soit par l'annexion volontaire de tribus 
voisines, soit par le retour de nouveaux affranchis dans leur patrie, d‘ou eux ou 
leurs péres avaient été si violemment arrachés. En 4848, Roberts fit un voyage en 
Amérique, en Angleterre et en France, ow il fut accueilli avec sympathie et distinc- 
ion par le général Cavaignac. 

Le Brésil semble disposé 4 fonder sur la cdte africainé un établissement analogue 
ow il puisse déverser ses affranchis. 


14 LES DERNIERES DECOUVERTES 


Tout récemment encore, les lecteurs du Correspondant n'enten- 
daient-ils pas une autre voix, non moins autorisée et non moins 
éloquente, une voix que l'infortune ne trouva jamais muette, celle 
de Mgr l'évéque d'Orléans, plaider la méme cause avec l’accent ému 
et chaleureux d’un Las Casas? Chose triste & penser! les généreux ef- 
forts des nations civilisées en faveur de la race noire, s'ils ont pro- 
duit d’heureux fruits, ont en méme temps abouti 4 des résultats 
centraires a leur but. 

Sur la céte occidentale d’ Afrique, le marchand d’esclaves, privé de 
ses principaux débouchés par l'abolition de la traite, se débarrasse 
par la mort d’un bétail dispendieux. I] n’est pas rare ‘de voir dans le 
Nyffi des marchands de chair humaine possesseurs de huit 4 dix mille 
tétes de noirs, et ayant sous leurs ordres des commis esclaves qui pos- 
sédent eux-mémes un ou deux milliers d'autres esclaves qu’ils ven- 
dent pour leur propre compte. Si les négriers brésiliens, surveillés 
de trop prés par les croiseurs, ne peuvent remonter le Niger pour 
traiter avec ces trafiquants, ceux-ci fuent les moins valides de leurs 
noirs, pour n’avoir pas 4 les nourrir, ou les laissent mourir de 
faim. 

Quand, 4 Badagri, principal marché d’esclaves sur la cdte de Gui- 
née, il y a encombrement de marchandises ou disette d’acheteurs, le 
golfe de Benin voit se renouveler, sur une vaste échelle, le spectacle 
des noyades de Carrier : vieillards et infirmes sont jetés 4 la mer par 
centaines, ou sont immolés aux fétiches avec les prisonniers de 
guerre. Richard Lander nous a décrit ces arbres, fétiches hideux, qui 
de la base a la cime sont couverts de débris humains. Trone, ra- 
meaux, verdure, tout disparait sous les crénes noircis, sous le 
sang calciné par le soleil, sous les lambeaux de chair putréfiés. Le jour 
appelé coutume annuelle éclaire la plus effroyable hécatombe : plu- 
sieurs milliers d’esclaves sont égorgés du méme coup. En outre de cette 
épouvantable solennité, l'année voit s'accomplhir plusieurs autres sa- 
crifices partiels ‘. Qu’un nouveau roi vienne a ceindre la couronne, le 
Néron idolatre célébrera son avénement en répandant le sang humain 
par torrents. Naguére encore, l'Europe ne lisait-elle .:pas avec épou- 
vante les détails de l’intronisation d’un des principaux de ces tyrans 
africains, du roi de Dahomey, qui n’alla s’asseoir sur son tréne 
qu’aprés avoir traversé sur une barque un lac de sang! Caprice d’une 


4 L’explorateur du pays des Gorilles, M. du Chaillou, nous raconte que, chez les 
peuples de la céte, la mort de tout homme libre cotte la vie de plusieurs serfs, et 
que des flots de sang arrosent Ja tombe de chaque chef qui vient 4 mourir. 

Cette fureur sanguinaire, jointe 4 l’esclayvage, décime les populations; des tribus 
entiéres ont ainsi disparu; d'autres, comme celle des Mpongwé du Gabon, sont sur 
le point d’étre anéanties. 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 45 


gigantesque barbarie, et digne de germer dans la tale dun Claude ou 
d'un Caracalla! . 

‘Le rapprochement de ces noms, en apparence ‘si i Strangers, est 
néanmoins frappant. Plusieurs voyageurs, en effet, temoins de cette 
corruption et de cette cruauté colossales, y ont vu le produit d’une ci- 
vilisation antérieure en décadence. Les peuples dégénérés et vieillis 
paraissent seuls capables d’en arriver 4 ce degré de barbarie. C'est 
dans leur bouillante et inculte jeunesse et dans leur vieillesse décré- 
pite que les nations semblent surtout avides de sang, avec cette diffé- 
rence toutefois que, dans le premier de ces deux ages, elles le ver- 
sent plus volontiers sur les champs de bataille, ot elles ont leur part 
de dangers, et que, dans le. second, elles -aiment 4 Je répandre Jache- 
ment et sans péril. Rome déchue repaisgait ses regards du spectacle 
de milliers de gladiateurs ralant sur l’aréne' du cirque : &-une autre 
extrémité du monde, les Héliogabales guuncens se baignent dans le 
sang de leurs esclaves. 

Le contact prolongé et corrupteur des négriers européens et améri- 
cains n’a pu manquer dexercer également la plus funeste influence 
sur le caractére de ces peuples de Ja céte. C’est le blane surtout quia 
enseigné au négre cet effroyable mépris pour la vie de son sembla- 
ble. C’est la race blanche qui a appris 4 la race noire 4 s’immoler 
elle-méme, a se suicider, A s’acheter et 4 se vendre. Les chrétiens 
out apporté aux idolatres Ja barbarie, et les tenébres au lieu de ta ci- 
vilisation et de la lumiére. Quelle immense dette morale contractée 
par les nations civilisées, et que seul le christianisme peut éteindre ! 

Le noir en est arrivé 4 n’estimer de nulle valeur sa liberté et sa vie. 
Livingstone a vu des parents yendre leur enfant pour douze cauris. 
Dans certaines parties du centre, un homme se paye deux coquilles '! 

Esclavage, pillage ef meurtre, voila les traits principaux de l’exis- 
tence humaine dans la plus grande partie de 1 Afrique. 

_ L’origine de l'esclavage dans cette partie du monde se perd d’ail- 
leurs dans la nuit des ages. Le Périple d’' Hannon le mentionne comme 
une coutume déja ancienne. Ce furent sans doute les Arabes de ]'Ye- 
men qui l'introduisirent dans les régions orientales. Pour essayer de 


* Dans un travail remarquable auquel nous avons emprunté quelques—uns des 
faits relatés plus haut, M. Ausone de Chancel préconise comme un reméde & ce dé- 
plorable état de choses le systéme, déja essayé, des engagements libres. Cet écrivain 
nous apprend qu'un yoyageur algérien, M. Bouderba, a récemment constaté quelanou- 
velle des engagements de noirs pour nos colonies opérés sur la cote de Guinée 
avait déja pénétré sur les marchés de Ghat et de Gadamés, et sensiblement amélioré 
les procédés des maitres a I'égard de leurs esclaves. Tant qu’on n’aura pas attaqué 
lesclavage dans sa racine, en introduisant le christianisme dans le centre de |’A- 
frique, ’abotition de la traite ne sera qu'un reméde impuissant. 


46 LES DERNIERES DECOUVERTES 


justitfier leur conduite, ces trafiquants prétendent, avec certains 
Américains, que l’esclavage améliore le sauvage : odieux sophisme 
que dément|’expérience. « Il n’y a rien de bon dans |’esclave, » dit 
un adage africain. 

Foulée aux pieds par d'impitoyables oppresseurs, cette malheu- 
reuse races écrie dans sa langue énergique et pittoresque : « Je suis 
la chair, et les marchands d’esclaves sont le couteau‘. » 

Hatons-nous d’ajouter toutefois que, dans le Haoussa, ot influence 
corruptrice des négriers de la céte n'a pas pénétré, les esclaves sont 
en général traités avec moins d’inhumanité. Les Touarégs eux-mémes, 
qui se livrent a l'éléve de l’esclave concurremment avec celle du cha- 
meau, ont paru 4 Barth se conduire avec une bienveillance relative 4 
légard de leurs serfs. Cependant, non lom du Haoussa, dans la pro- 
vince septentrionale de Zinder, Richardson vit des esclaves trainant, 
comme des forcats, une chaine destinée 4 les empécher de fuir, et 
portant sur le corps les stigmates du fouet de leurs matftres. 


\ Aprés une visite au serki Othman, auquel il dut offrir des présents 
qui achevérent de vider sa bourse, et dont 11 recut en retour, il est 
vrai, un cadeau de 60,000 cauris, Barth songea a reprendre le cours 
de ses explorations et 4 se diriger 4 travers le Bornou, vers le rendez- 
vous que Richardson lui avait assigné 4 Koukaoua, sur les bords du 
lac Tsad. Malade de la fiévre, également abattu au physique et au 
moral, dénué de ressources, le cadeau du serki ayant été presque en- 
tiérement employé 4 payer ses dettes, !’intrépide voyageur n’hésita 
pas 4 se mettre en route, avec un seul domestique sur Jequel il put 
compter, et ayant 4 traverser une contrée infestée de bandits. 

. C’était le 9 mars 1854. A quelques jours de 1a, il fit & Gasaoua la 
rencontre d’un riche marchand arabe de Fez, dont la compagnie de- 
vait lui étre aussi utile qu’agréable, et quiavait parmi ses serviteurs un 
négre affranchi arrivant de Constantinople et parlant le grec moderne. 

La chaleur devint bientét accablante; le thermométre monta jus- 
qu’é + 43° a l’ombre. 

Le 13 mars, la petite caravane sortait du Haoussa et entrait dans 
le Bornou. La différence entre les deux pays, quant 4 la population 
et 4 l’aspect physique, est frappante. Autant le Haoussaoua est gai, 
vif, spirituel, actif, autant le Kanori, ou naturel du Bornou, est rude, 
pesant et concentré. Le premier a les traits réguliers et agréables, 
les formes arrondies et gracieuses ; le second, avec son nez épaté, sa 
large face et ses formes aigués, est parfois repoussant. En traversant 
les riches campagnes du Haoussa, Barth é(ait partout accueilli par 


{ Voyage aux lacs de l'Afrique orientale, par R. Burton. 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. ° 17 


laimable salut de : Barka, sanou, sanou, « Soyez béni, soyez le bien- 
venu! » Les femmes s’empressaient de venir lui offrir, moyennant 
quelques cauris, des panais, des patates, des arachides, du nono (lait 
caillé), du mai (beurre), des dodoa (gateaux), ou du towo, sorte de 
pudding chaud de sarrasin, mets ordinaire des habitants du Soudan. 
L'hospitalité des Kanori n'a pas ces fagons avenantes. Le pays qu’ils 
habitent, monotone d’aspect et bien inférieur au Haoussa sous le dou- 
ble rapport de la culture et de la fertilité, est coupé de collines sa- 
blonneuses et de masses granitiques; le palmier d’Egypte et le pal- 
mier flabelliforme, des foréts de diverses essences, |’asclepias gigantea, 
roseau qui croft 4 une hauteur de vingt-cing pieds, se disputent les 
jachéres. Villes et villages sont, pour la plupart, les uns en décadence, 
les autres en ruine. L’ceil attristé voit presque partout les traces des 
dissensions intestines et de la guerre qui ont récemment désolé le 
royaume du Bornou. Cet Etat, que les anciens géographes arabes pla- 
gaient au rang des quatre grandes monarchies du monde, parait avoir 
formé autrefois un puissant et vaste empire, dont les origines re- . 
montent au huitiéme ou neuviéme siécle de notre ére. Ses premiers 
souverains étaient de race berbére, ainsi qu'une partie du peuple : 
aujourd’hui encore les Haoussaoua appellent Berbéres les indigénes 
du Bornou. Rois et tribus paraissent étre venus de la province sep- 
tentrionale de Kanem et se rattacher au peuple barbaresque des Tib- - 
bous. De précieux manuscrits ont permis 4 Barth de mettre le pre- 
mier en lumiére ces faits intéressants et de donner la suite des annales 
de ce grand empire bornouen, qui éfendit jadis sa domination depuis 
la frontiére égyptienne jusqu'au dela du Niger, et connut toutes les 
vicissitudes ordinaires aux empires : guerres lointaines, conquétes, 
dissensions, usurpateurs blancs, rouges et noirs, grands rois, princes 
faibles et indolents, ministres ambitieux, prospérité, décadence, rien 
ne lui manqua. S’ils eussent vécu dans le pays et au temps des Polybe 
et des Hérodote, Ali Ghadjidni et Edriss-Alaoma auraient vu leurs 
poms immortalisés par I histoire. Le lointain théatre de leurs exploits, 
dignes d’un Alexandre, les a condamnés a une éternelle obscurité. 

La décadence de l'empire Kanori, dont les germes commencérent 
4 se développer vers le milieu du dix-septiéme siécle, fut ¢ccélérée par 
linvasion des Fellani, qui, aprés s’étre emparés du Haoussa, se préci- 
pitérent sur le Bornou, en 1808, et défirent le sultan Ahmed a la 
bataille de Ghasr-Eggomo. Alors se leva un homme également supé- 
rieur par les qualités intellectuelles et morales et par l'habileté mili- 
taire, Faki Mohammed-el-Amin, surnommé El! Kanemi, natif du Fez- 
zan. Aprés avoir défait les uns aprés les autres plusieurs partis de 
Fellani, ce personnage, véritable maire du palais, s’acquit peu 4 peu 
une prépondérance croissante, et, de protecteur du faible Ahmet et 

Mas 1862. 2 


18 LES DERNIERES DRCOUVERTES 


de ses fils, en devint le successeur et fonda la dynastic des Kanemin 
sur les ruines de celle des Saifoua, dont les. origines se confondaient 
avec celles de la monarchie. Aprés avoir refoulé les Fellani vers 
louest et relevé Etat par des guerres, souvent heureuses, avec ses 
voisins, El Kanemi mourut en 1835. Denham et ses compagnons vi- 
‘rent en 4824 cet homme remarquable, l'un des princes les plus dis 
tingués de ce siécle, et nous ont rendu de ses talents et de ses qualités 
un éclatant témoignage. Aujourd’hui, c'est son fils Omar qui gou- 
verne le Bornou. . 
En passant prés de la célébre ville de Ghambarrou, ancienne rési- 
dence favorite des rois, le Versailles bornouen, aujourd'hui ruinée et. 
déserte, ainsi que toute la belle contrée qui l'environne, Barth put 
constater la violence de Ja lutte soutenue par les indigénes contre les 
Fellani envahisseurs. A Goummell l’attendait la plus agréable sur- 
prise : un Arabe, qui arrivait de Mourzouk, lui remit un paquet de let- 
tres de Tripoli et d’Europe avee une petite somme d'argent. Quelle joie 
pour le voyageur, depuis tant de mois privé de nouvelles de sa famille 
et de ses amis! Hélas! son bonheur ne devait pas étre longtemps sans 
recevoir une cruelle atteinte. J] sortait de Zourri-Koulo, autre ville en 
ruine, lorsqu'il rencontre un autre cavalier arabe, richement vélu et 
bien armé, qui lui apprend la plus déplorable nouvelle : Richardson 
était mort vingt-cing jours auparavant, non loin de la, dans le village 
de Ngouroutoua, 4 six journées de Koukaoua. L’infortuné voyageur 
avait succombé, épuisé par la fatigue et l’excessive chaleur du climat. 
Ardent négrophile, il avait fait de l'abolition de l’esclavage le but 
unique de sa vie. L’expédition, dont il était le promoteur, ainsi que 
nous l’avons dit, avait pour principal objet de travailler au succés de 
cette généreuse entreprise. Il devait en étre le martyr. Barth se ren- 
dit au village de, Ngouroutoua. Les habitants lui parlérent avec émo- 
tion de la mort du chrétien, et lui montrérent, d'un geste respec- 
tueux, la tombe qu‘ils lui avaient creusée sous le couvert d'un 
sycomore. La haie d’épines dont elle était soigneusement entourée, 
les sentiments de douloureuse sympathie qu’avait inspirés aux natu- 
rels la fin prématurée d'un étranger venu de si loin mourir chez eux, 
tout donnait lieu d’espérer que le tombeau de Richardson ne serait 
jamais l'objet des profanations dont celui d'Oudney avait été ailleurs 
la victime, trente ans auparavant. 


DANS VAFRIQUE CENTRALE. , 19 


y 
LE TSAD ET LE BENOUE. — MORT D'OVERWEG. -— LES FELLAN. 


Ce fut le 2 avril que Barth fit son entrée dans Koukaoua ‘, nouvelle 
capilale du Bornou, qu’avaient précédée dans cette dignité les villes 
de Ghambarrou, de Birni et l’antique Ndjimi. Bati par El Kanemi, 
Koukaoua avait été déja une fois détruit et réédifié. Cette vaste cité 
se compose de deux villes dont chacune est ceinte d’un haut rempart 
dargile. L’une, aux maisons confortables fet belles, est habitée par la 
classe riche; l'autre n’‘offre que d’étroites ruelles aux pauvres qui s'y 
logent. Une grande voie, appelée dendal, les partage de lest a l’ouest 
dans toute leur étendue et aboutit au palais du cheik. Un vaste bou- 
levard, large d’un kilométre et bordé de plantations et d’habitations 
relativement somptueuses, les relie |’une a l'autre. Si ]’activité indus- 
trielle de Kano est en partie absente de Koukaoua, le spectacle que pré- 
sente cette derniére ville avec ses maisons jetées dans un pittoresque 
désordre, avec sa population arabe ou indigéne aux costumes variés, 
avec ses cavaliers 4 l’armure féodale et la foule de ses courlisans se 
pressant dans le dendal, est aussi animé que digne d'intérét. 

Le cheik Omar et son vizir Hadj-Beschir, homme d'une intelligence 
remarquable, accueillirent avec distinction le voyageur européen. 
Aprés plusieurs pourparlers, les effets et les papiers de Richardson 
lui furent rendus. fl profita, pour les envoyer en Europe, d'une ca- 
ravane qui partait pour le Fezzan, avec sept cent cinquante esclaves 
destinés au marché de Mourzouk. 

Avide de s'instruire, Barth noua des relations avec divers étrangers 
qui se trouvaient alors 4Koukaoua, en particuljer avec un Poullo* du 
Sénégal, qui avait vécu deux ans en compagnie des Frangais, et un 
derviche de la Perse, qui avait entrepris d’immenses voyages a travers 
lAsie et l'Afrique. Pélerins sonrhai, arrivant de la Mekke, noirs ido- 
litres du _Kanem, aucune source d’ informations ne fut négligée par 
actif voyageur. 


* Ce mot signifie Ville aux koukd, cette espéce d'arbres géants étant fort abon- 
dante aux environs. Le kouka est le roi du régne végétal. La masse de ses branches 
énormes et sans feuilles est immense; son fruit, long de seize pouces, est légére- 
ment acide. Le kouka du centre est le méme arbre que le baobab de la céte. 

* Poullo est le singulier de Foulbe (Fellani). 


20 LES DERNIERES DECOUVERTES 


Quelques jours aprés son arrivée 4 Koukaoua, Barth put enfin ac- 
complir un projet depuis longtemps formé, et pousser une premiére 
reconnaissance sur les bords du lac célébre prés duquel cette ville est 
batie, et dont l'étude était un des buts de l’expédition. Le Tsad est 
une immense lagune, peu profonde, marécageuse, élevée d’environ 
‘ huit cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan, et dont les rivages, 
incertains et indistincts, varient en raison des pluies torrentielles 
qu’améne la saison de l’hivernage et de l’énorme évaporation qui les 
suit‘. Celte mer intérieure, appelée longtemps mer de Nigritie, recoit 
le tribut de plusieurs grands cours d'eau, en particulier du Koma- 
dougou du Bornou, nommeé a tort Yeou par Denham, du Ba-Goum 
et du Schari, auquel on suppose des communications avec le Nil su- 
périeur. L’eau en est douce, contrairement a l’opinion généralement 
admise en Europe. Plusieurs fles, dont quelques-unes nourrissent de 
nombreux troupeaux de chevaux dans leurs gras paturages, émer- 
gent du sein de cette Méditerranée. Comme !'Océan, elle a ses pirates; 
montés dans leurs légéres embarcations en planches de bois.de fougo, 
assemblées au moyen de fibres de palmier, les Yedina, noirs intelli- 
gents et de belle taille, se glissent silencieusement a travers les hautes 
herbes du rivage et guettent les riverains qui viennent couper des ro- 
seaux pour réparer la toiture de leur chaumiére. Les infortunés qui 
tombent entre les mains de ces hardis voleurs d’hommes sont réduits 
en servitude ct vendus. Les bords du Tsad sont fertiles et bien culti- 
vés; on y voit des champs de féves, de céréales et de coton, ainsi 
qu'une espéce d’osier. Certains de ces rivages voient errer dans 
leurs vertes prairies jusqu’a dix mille beeufs. La vie végétale et ani- 
male pullule d’ailleurs ici : hippopotames, crocodiles, éléphants, 
sangliers, singes, antilopes, etc., se voient par troupes. Les eaux sont 
également fort poissonneuses. Cependant, suivant Overweg, qui en- 
treprit aprés Barth une compléte exploration du Tsad, la vie serait 
absente au centre. Denham, qui, le premier des voyageurs européens, 
vit en 1822 ce lacresté jusqu’alors aussi inconnu que célébre, raconte 
qu'il se vit entouré d’oiseaux sauvages au plumage varié, oies, ca- 
nards, échassiers, etc., qui se jouaient, sans défiance, sur les eaux, 
et semblaient souhaiter la bienvenue au voyageur. A l'époque méme 
ou Barth revoyait la Caspienne africaine, M’Clintock constatait que les 
innocents et paisibles hdtes de l’ile subpolaire de Melville s’expo- 


‘ En outre de l’évaporation, les Arabes supposent gratuitement que le Tsad déverse 
le trop-plein de ses eaux dans le Nil blanc, au moyen de courants souterrains. 
L’antique légende d'un prétendu grand fleuve (le Nil ou le Niger), traversant le Tsad 
et coulant vers lest ou vers l’ouest, a regu de lexploration des lieux un catégori- 
que démenti. 


DANS L'AFRIQUE CENTRALE. 21 


saient, avec le méme abandon, aux armes meurtriéres de ]’Europe et 
montraient une confiance également touchante 4 l'homme, leur bour- 
reau. 

Le départ pour |’Adamaoua d'une ambassade récemment envoyée 
par lesultan de ce pays au cheik Omar fournit 4 Barth une occasion - 
favorable pour aller explorer cette contrée lointaine que nul pied eu- 
ropéen n‘avait encore foulée. L’intention du voyageur était surtout 
détudier ]’hydrographie de cette partie de l'Afrique, et, en poussant 
une reconnaissance vers l'équateur, d’essayer de résoudre le grand 
probléme des sources des affluents orientaux du Niger, et de recon- 
naitre le cours du plus considérable d’entre cux, de la Tchadda des 
fréres Lander. 

Le 29 mai, la caravane se met en marche. Aprés avoir fait l’inté- 
ressante rencontre de campements de ces Arabes Shuwas qui depuis 
deux siécles et demi émigrent de |'Yémen dans |’ Afrique centrale par 
laroute de l’est, et dont le nombre actuel dans le Bornou ne s’éléve 
pas i moins de deux cent cinquante mille 4mes, Barth traversa suc- 
cessivement les deux provinces du Ghamerghou et du Marghi, l'une 
florissante, fertile, industrieuse et fort peuplée, l’autre désoléc par la 
guerre et couverte de foréts. Le voyageur vante les fagons hospita- 
ligres et la beauté physique des habitants du Marghi, hommes aux 
formes athlétiques, aux trails réguliers, au teint plulét cuivré que 
noir, encore idolatres pour Ja plupart et vivant presque nus. Les scé- 
nes naives que Barth nous raconte de ces naturels rappellent 4 la 
mémoire le souvenir de cette bonne vieille négresse des environs de 
Sego, qui accueillit avec tant de cordial empressement, dans sa pau- 
‘re hutte, Mungo-Park malade et découragé, et improvisa 4 la veillée, 
en l'honneur de son hdte, cette touchante complainte que l'on ne peut 
lire sans attendrissement. 

L’Adamaoua, situé entre 7° et 12° de latitude nord, est un Etat 
musulman que fonda, lors dela grande invasion des Fellani en 1808, 
le conquérant poullo Adama, sur les ruines du grand royaume paien 
de Foumbina. Depuis plusieurs jours déjé Barth foulait le territoire 
de ce vaste fief de l'empire central de Sokoto, lorsque, Je 18 juin, il 
setrouva presque inopinémenten présenced’une vaste étendue d'eau : 
Cétait le confluent de deux grandes riviéres, arrivant ]’une du sud et 
autre du sud-est. La premiére était le Faro, la seconde était le Be- 
noué', la Tchadda des fréres Lander. Larges chacun de six & huit 


' Be-Noué, Be-Noé ou Bi-Noué signifie Mére des eaux, en langue batta. Barth a 
substitué avec raison ce nom indigéne 4 celui de Tchadda ou Tsadda, que les fréres 
Lander avaient imposé au grand affluent du Niger, dans la conviction erronée ou ils 
dient qu'il se rattachait directement au lac Tchad et lui servait d'estuaire. 


23 LES ‘DERNIERES BECOUVERTES 


cents métres, ces deux cours d'eau, dent la. vapidifé accuse la. hauteur 
des montagnes.inconnues d’ott ils descendent, confondaient-enice lien 
leurs flots, et Barth les contemplait.s enfoncant dans ‘la. direetion: de- 
louest et fuyant réunis veraile. Niger, pour aller ensuite ‘se.; perdre 
avec lut dans ) Atlantique. Peu pnofondes: dana. la saison séche, Jeurs. 
eaux:s élévent, dans celle des pluies, jusqu’a cinquante pieds au:des- 
sus de ]’étiage et inondent les:campagnes & de grandes distances. Les 
explorations pestémeures de Barth et.de Vogel au sud di Tsad.ont 
conduit ces deux voyageurs 4 regarder comme certaiae- une commax 
nication temporaire eatre le Benoué et. le grand Jac .du Soudan. Les. 
nombreux et vastes ngaldjam; lacs marécageux dont la-saison des. 
pluies parséme ces régions pendant une partie de l’année, relient. 
sans aucun doute le Kebbi, affluent septentrional du Benoué,.: au. 
Ba-Goum ou Logone, tequel, coulant dans,une direction oppoase, 
va s'unir.au Schari et se déverse avec les dans la. Méditerranée afri- 
caine. Is 
Barth ne doute pas qu ‘avant. Die demi-sidole les navires 9s européens 
ne pénétrent de |’Allantique dans le Tsad, en remontant successive- 
ment le-Niger, le Benoné et: le Kebbi, et "en descendant le Logone.. 
Déja, au mois de septembre 1854, un petit ‘steamer englais, la — 
' Pléiade, a suivi cette voie, sous la-direetion du docteur Baikie, et s'est 
avancé sur le Benoué jusqu’a Doulti, 4 vingt-cing lieues seulement en 
aval de |’endroit of: Barth l'avait traversé trois années auparavant ‘, 
Aprés avoir franchi.cetle grande voie, destinée un jour & servir & 
l’introduction du commerce européen.et de Ja civilisation chrétienne 
au coeur de l'Afrique, notre heureux voyageur poursuivit sa route 
vers Yola, capitale de ]’Adamaoua. Il y fit son entrée le 20 juin. Yola 
est une vaste cité ouverte, située au milieu de riches campagnes, et 
qui, comme Kano, est entremélée de champs cultivés et de groupes 
de huttes au toit conique. Mohammed Leouel, fils et successeur 
d'Adama, accueillit assez mal Barth, dans leque! il vit un espion du 
cheik Omar, et ne lui permit pas de s’avancer plus loin vers:le sud, 
Viclime une premiére fois de la jalouse rivalité des barbares souve- 
rains africains, le voyageur tourna le dos a l’équateur, vers lequel 
l'appelaient tous ses voeux, et reprit & regret le chemin du nord. Un 
mois aprés, il avait franchi les-cent lieues qui séparent la eapitale 
de |’Adamaoua de celle du Bornou et rentrait 4 Koukaoua. | 


* En outre de ses découvertes, cette expédition a offert un intérét d'un ordre par- 
ticulier : grace aux mesures hygiéniques prises par M. le docteur Baikie, la Pléiade 
est revenue 4 J'ile de Fernando-Po sans avoir perdu un seul homme de son équi- 
page. Ce fait remarquable démontre que les Européens, en s’entourant des précau- 
tions nécessaires, peuvent impunément braver la terrible fiévre africaine quia mois- 
sonné de si nombreuses victimes. 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. p=) 


Les fatigues et les contrariétés avaient fortement compromis sa 
santé. De son cdté, Overweg revint bientdt du lac Tsad, aprés: lV aveir 
etploré pendant deux mois, a t'eidedel’embareation apportée de Malte 
au prix de tart de peines, & travers le Séh’ra et le Soudan. Combien il. 
et regrettable que la mort prématarée dt jeune savant ne lui-ait pas 
permis: de dresser l’exposé de ses découvertes; et ait laissé dans lx 
péopraphie africaine une lacune qee lui seul pouvait combler | 

Nous ne suivrons pas nos deux voydgeurs dans l’excursion qu'iis 
eatreprirent ensuite, de compagnie, au nord-est du Tsad, dans le cé- 
Bbre pays de Kanem, berceau de l’antique dynastie Saifona du Bor- 
nou. Fertile autrefois, aujourd'hui: stérite et désolée, cette province, 
quand Barth et Overweg la visitérent, gémissait sous l'oppressive do- 
mination de la tribu arabe des Ouled-Sliman, ramas de bandits, con- 
dottieri.mdisciplinés et pillards, alors a'la solde du ehéik Omar. 

Une expédition envoyée datis le Mousgou, au sud du Tsad, sous les 
ordres du vizir Hadj-Beschir, fournit aux deux Européens, qui s' em- 
presséront de la saisir, Voecasion a’ explorer des contrées encore nou- 
velles pour eux. 

Rameéner 4 l'obéissance'un vassal rebelle, le chef du Mandera, 
élait le prétexte de !’entreprise; mais le motif réel en était tout diffé- 
rent. Les énormes dépenses des harems du cheik et de son vizir 
avaient épuisé les provinces et tari les sources de la fortune publi- 
que : comme la: plupart des Etats mahométans, que ronge le chancre 
de la polygamie, le Bornou était travaitlé du mal qui'insensiblement 
aamené & deux doigts de la mort la Turquie agonisante. Qui rem- 
plira les coffres vides du trésor royal? L’eselavage. Ce sera le sang et 
la liberté de homme qui défrayeront la: corruption et payeront ses 
honteux caprices. Une armée de vingt mille hommes et de dix mille 
chevaux, que suivent autant de bétes de somme, se met en marche. 
Ce ne sont pas des soldats qui vont combattre 4 armes loyales un en- 
nemi prét 4 la lutte; c'est un essaim de pirates qui va fondre’a l'im- 
proviste sur des peuplades désarmées et imoffensives, et livrer leur 
bean et paisible pays aux flammes et au glaive. Barth et Overweg: as- 
sistérent, pleins d'horreur et de pitié, aux poignantes péripéties de 
ces chasses inhumaines. 

Ils virent les magnifiques campagnes du Mousgou, avec leurs jolis 
villages et leurs riches moissons, =— hier luxuriant et charmant Eden, 
anjourd’hui un enfer, — ils les virent en proie 4 l'incendie et au car- 
nage. A mesure que passait, comme un ouragan, l’armée dévasta- 
trice, elle ne laissdit aprés elle que du sang et des ruines. Le long des 
chemins gisaient par centaines des infortunés, les uns ralant, les au- 
tres déja morts: c’étaient les hommes faits que leurs bourreaux, les 
Jugeant trop vigoureux pour subir l’esclavage, avaient mutilés en 





24 LBS DRBNLERES DEQOUVERTES 


leur coupant une.jambe, et laissaient: Jentement: mourir par la perte 
de leur sang. . . Loot De " 

, 2rois mille esclaves, jeunes garcons. et. jounes. filles .pour -la plu- 
part, et dix. mille tétes de. batail, tel fut.le fruit de cette barbare ex- 
pédition. La vente des premiers, sur les manchés, de l.intévieur et des 
.cOtes, devait servir 4 combler.les vides du tnésor. .Si nous ajoutons 
que le cheik Omar et son viar,..]’ua. premoateur et l'autre exéeuteur 
de ce sanglant exploit, sont dépeints par. Banth comme des. hommes 
relativement humains et civilisés, sous quelles. sombres couleurs ne 
nous apparaiina pas état moral de l'Afrique! Trente années aupa- 
ravant, le major. Denham avail déja assisté 4 une expédition sem- 
Hlable, entreprise avec le consantement du héres: bornouen El Ka- 
nemi. 

Barth egsaya ensuite de pénéinen plus 2 4 I est dans. le Baghirmi, et de 
la dans le Quadai; mais les soupcons: jaloux du sultan da premier de 
ces Etats ne lui permirentpas.des’avancer au dela de Masena, sa capitale. 
Cette ville offrit. au voyageur une particularité digne d’ tire notée : la 
résidence royale est en partie construite en briques coiies, genre de 
matériaux que ne présente aucuae des villes modernes du Soudan, 
toutes baties en argile, et que Barth devait retrouver plus tard 4 Tem- 
boctou et dans les. belles. ruines de Ghasr-Eggom, l'une des nom- 
breuses Palmyres africaines, ancienne capitale du Bornou, dont la 
fondation remonte au quinziéme siécle?. 

Une grande.douleur attendait Barth a son retour du Baghirmi. Son 
compagnon de décou vertes, son seul ami, allait lui étre ravi. La mal- 
saine saison des .pluies.avait achevé de rainer:la santé depuis long- 
temps chancelante d'Overweg. L'infortuné jeune homme expira, 4 ~ 
trente ans, le 27 septembre 1852, au bord de ce lac dont l'explora- 
tion devait l’immortaliser, ayant sous les yeux, comme un souvenir 
de la patrie, cette barque qui l’avait porté tant.de fois sur les eaux 
encore vierges de la Méditerranée du Takrour. , 


‘ L’argile battue ou taillée en briques semble, avec les bois, avoir précédé pres- 
que partout la pierre dans la construction de la demeure de l'homme. Les ruines 
ninivites et babyloniennes de Khorsabad, de Nimroud et de Kouyoundjek ont mon- 
tré, entre autres débris, 8 MM. Place, Botta ef Rawlinson, des colonnes et autres 
parties d’édifices en argile compacte ou en briques cuites ou crues. Ces construc- 
tions primitives, contemporaines des tentes d’Abraham, et qui, au rapport de la Bi- 
ble, étaient si peu solides, que le vent du désert pouvait les délruire, étaient sans 
doute également baties en terre. Sichem avait ses remparts q'argile, comme Kano, 
Katsena et Koukaoua. Les cinq villes de la Pentapole, dont I Ecriture nous raconte la 
tragique catastrophe, ne devaient pas étre construites en matériaux plus solides, et 
des critiques fondées ont accueilli |’assertion de M. de Saulcy, qui, dans son Voyage 
dans les terres bibliques, annongait récemment qu'il a découvert les restes de So— 
dome et Gomorrhe sur les rivages de la mer Morte. 


DANS L’APRIQUE CENTRALE. 28 


Barth restait seul, au coeur de l'Afrique, 4 six cents lieues des cé- 
tes. Cependant ce dernier coup, quelque cruel qu'il soit, n’ébranle 
pas un seul instant son-énergie; il ne songe qu’4 poursuivre avec unc 
ardeur nouvelle le cours de sesexplorations. Vers quel cédté tour- 
nera-t-il ses pas? Le ‘sud et l'est lur étant fermés, reste l’occident, 
cest-adire: empire fellani.de Sokoto, le Niger, Temboctou. Le 
25 novembre, il part de Keukaoua, ou i} venait de faire un séjour in- 
lermittent de prés de deux années. Un mois plus dard, il arrivait 
Zinder, aprés avoir traversé le Bornow de |'est 4 |’ouest. : 

Chef-lieu de la province de ce nom, ‘4inder, ou Richardson avait 
déja séjourné, est une ville de fondation toute récente; sa position au 
confluent des routes.du centve:et du nerd l'appelle 4 un important 
avenir commercial : c’est la porte du Soudan au sortir du désert. De 
Zinder, Barth, rentrant dans te Haoussa, se rendit 4 Katsena par Tes- 
saoua el Gasaoua, villes qu'il avait-déja visitées deux ans auparavant. 
Parti de Katsena:le 24 mars 1853, il- se dirigea, & travers un pays 
aussi magnifique que bien cultivé, vers Wourno, résidence habituelle 
de |’émir El Moumenin, ou chef des croyants, le puissant empereur 
poullo de Sokoto. C’était de ce souverain que devait dépendre le 
succés des projets de notre voyageur; aussi était-il de la plus haute 
importance pour ce dernier de gagnet' ses bonnes graces. 

Ce fut & quelques milles en avant de Wourno, dans le village de 
Gaouassou, que Barth fit la rencontre du sultan Aliyou. A la veille de 
marcher contre les Goberaoua, le chef dee croyants campait la au mi- 

e lieu de son armée. Le voyageur en recut le plus favorable accueil : un 
échange de cadeaux cimenta ces bonnes dispositions, ct le voyageur 
put dés lors envisager l'avenir d'un ceil moins inquiet. 

De toutes les races du centre de l'Afrique, celle des Foulbe ou Fel- 
lani‘, dont Barth était devenu l’hote, est incontestablement la plus 
digne d'intérét. L’ethnologue et l’historien, d’ailleurs, sont également 
embarrassés pour assigner des origines précises & cette remarquable 
variété de l’espéce humaine. Le berceau des Fellani est enveloppé de 
voiles aussi mystérieux que celui des Berbéres. D’ou est sortie cette 
famille singuliére qui, par ses caractéres physiques et moraux, tran- 


‘ Nul peuple peut-étre n'a recu des noms plus variés : Peul, Poul, Poullo, Poular, 
Foul, Foulah, Foullan (en arabe), Foulbe, Foulfoulde, Fellatah (en kanori), Fel- 
lan, Fellani (en haouassaoua, a la facon du pluriel sanscrit), Fellatin, Feloups, ete. : 
telles sont les principales variétés d'appellation, selon les diverses langues. Le radi- 
cal reste d‘ailleurs 4 peu prés identique dans ses éléments principaux. La consonne 
initiale a subi des transformations analogues 4 celle du Phé sémitique, se changeant 
parfois en Pé, selon les dialectes. Poul et Foul n’offrent-ils pas, dans leur diffé- 
rence, le méme phénoméne grammatical que le Peeni latin et le tcivxes grec, issus 
Pun de autre? 


26 LES DERMERES DROOSVERTES 


che ‘si nettement sur ses voisines? Faut-il'y voir une branche de Van- 
tique nation égyptienne; downy elle se rapproche par la:.teiiité curemée 
de son' teint “? Le mot Fout ou' featu; que ces peuples ‘appliquent att 
régions du'‘bassin du‘ Sénégal et dela Ganbib: habitéess par’ eux, pre- 
oéderait-il du riom Mentique donné a Y Afrique par ld 'Gerlése, et des 
Felléni actuels ne~seraiert-ils que ''lés ‘descendants ‘des Phout- de 
Moise*? Devons-nous,; aa contruire, ‘les considérer,' avec a plupart 
des géographes, comime les 'fréres ‘des''Cafres, des‘ Malais et db ver- 
taines tribus polynésiernes et ‘malgaches; dent iis ‘parlent en partie 
la langue? Se rattacherafent-ils' 4 PInde! 4 laquetie ils senrblent avoir 
emprunté leurs habitudes pastorales, leur industrie, leur: monnaie 
de coquillages et leurs castes par professions et. métiete?.- )-1-.11> 
Autant de'probldmes qui attendent eticore leur solutions! 6 | 
Barth inclivie a voir dans ‘les. Peul les fils des :Pyr'vhs ASthiopes ‘de 
Ptolémée, et: a: les ‘regatder comme ayaht forthélautvefdie la popute- 
tion dominante du célébre et. mystérieux toydume de Ghanata, qui flo- 
rissait, #1 y a quelques sidcles, 4.loecident- de Fembocton! 6. 1» 
L'époque a laquelie les Foulbe' sont venus d'\Orient est incennue: & 
neh est pas tout & fait aines de lew mouvement-de ‘retear de l’ouest 
a Vest. Selon Barth, il aurait commencé ‘au quatoraidme: sidéle de 
notre ére. Dés-le seiziéme sitole, ils avaient pénétré: au-sein de 
Haoussa, etle dix-septiame'voyait' déj& qudlques-ames de: leurs trebas 
s'établir a la frontiére orfentale du Baghirmi, av ‘sud-est: du’ Tsad. 
Mais un lien manquait ehcore pour unir entre eux' les membres dis 
persés de la famille poullo, ‘lorsque, ‘en 4802, :’iman ou ‘prétre 
Othmen Dan-Fodie, jeva l’étendard: de-la:'révolte-contre‘le sultal 
paien du Gober, et appela'ses:corefigionnaires 4 l'indépendance, © i 
Ce fut dlors que se produisit cette grande ‘invasion fellani, qui 
inonda presque tout t¢ Soudan: central et oriental, depuis: le Niger 
moyen jusqu’au Benoué, et dunt nous avons plus d’une fois reconntt 


¢ On sait, en effet, que Ia couleur de la peau des anciens Mitzraim était cuivrée’ 
Dans leurs monuments coldriés, les Egyptiens teignaient uniformément' les Etro- 
péens en rose, les Araméens en jaune, les Nubiens en brun et leurs propres compa- 
triotes en rouge. Ajoutons toutefois que la couleur rouge ne parait pas avoir été la 
plus ancienne en Egypte; la jaune semble I'y avoir précédée. La nuance cuivrée des 

gyptiens se retrouve chez plusieurs autres races, en particulier chez fa plupart des 

tribus nord-américaines, 4 cdté desquelles Alcide d'Orbigny compte d’ailleurs de 
nombreuses variétés. — Les Fellah actuels de I'Egypte. fils dégénérés de glorieux 
péres, n‘offrent-ils pas dans Jeur nom un singulier rapprochement avec les Fellani 
occidentaux? 7 . 

Nous ne rapportons ici que pour mémoire une fable qui tendrait 4 donner pour 
péres aux Foulbe les soldats d'une légion romaine égarée dans le désert. 

* Voir dans les Nouvelles Annnles des boydges, 1859, un article de M. le colonel 
Faidherbe sur les peuples de la Sénégambie. . a 


DANS. VAFRIQUE. CENTRALE. 97 


lea. traces ict: cohsialé les résultats politiques. et religieux. Avant de 
menriv, Othman'donna la pariie occitlentale de son. vaste exapire & son 
five :AbdrAdiahi, ayooGando. pour capitale, et l'orientate A son_fils, le 
obléhra: Mobamrmaed-Bello; .hamme 'forti remaapquabla 4 plusieurs ti- 
ues, qui devait ‘acheverilicenvre paternella. Moins énergique que son 
pera, Alipou, fils! de Bello et d'une esclave haoussaoua, prince bien- 
vallant d’ailienrs, ne-tient que. faiblement les. rénes du pouvoir: 
Quend:Barth. visita. ses Btats, il put constater que l’obéissance de phi- 
seuss das ‘provinces qui: les comporent était plutdt nqminule qu’efs 
becivea, etle jeune empire fellaai parut au-yoyageur pencher déja vers 
sen déclin.. Liénervante. influence des:'Capoue du Haougsa, et les croi- 
sements journaliers.avec les races inférieures, mertacent en outre de 
détruire quelques-aines ‘des qualités natives de la rate conquérante. 
Sens parfer ‘des ipossessiond Rénégambiesnes des Reul, la carte 
jinte. la relation do.Barth donne pour frontiéres.externes au groupe 
des divers royaumes foulbe, le Bambara a liouest, iet 4 lest le Baghinmi, 
ce qui constitue ude Jongueur'.d-eaviron 22° longitude sur une lar- 
geur fort imégale. Ce chiffre donnera‘au lecteur une idée de 4a pré- 
pondérance aequise-depuis soixante ons par cette race remarquable, 
ede S'influence qu'elle est appelée a exercer sur }’avenir de l’ Afrique 
uiévieure. Unissabt les babitudes nomades des peuples pasteurs a 
thameur entreprenante.at ambitieuse, elle.a déja-conqais la naviga- 
lion ‘du Sénégal.et tend 4 s‘emparek du cours du. Niger. « 7 
. Lea: Foulbe forment avec les Djoloff (Yoloff ou Queloff) et les Man- 
dingues le principal élément de la population du bassin de ces deux 
fenves. Par leurs-aroisementa, ces trois races ont dormé naissaace a 
une foule de wariétés. Auasi-le.type fellani pur ne se rencontre-t-il 
plus guére que dans; cerlaines partias de la Sénégambie. Visage d'un 
brun rougedtre, traits preaque européens, cheveux légérement Jai- 
neux, fermes sveltes,extrémilés menues,.taille moyenne, figure in- 
telligente et expressive : tels nous sont peints les Foulbe par le 
docteur Barth et M. le colonel Faidherbe, qui les ont étudiés de prés 
aux deux extrémités de e leurs vastes possessions. 


4 


VI 


\° 


| | , 2 NIGER. — TEMBOCTOU. — RETOUR. 
De Wourno, Barth se rendit 3 4 Sokoto (le Sackatou de Clapperton), 
a travers un pays bien, cultivé, ou le riz et le coton se mélaient au 


28 LES DERNIERES DECOUVERTES 


tabac, au sorgho et 4 l’igname. La canne & sucre elle-méme y avait 
été récemment importée’ par un Poullo, qui avait servi vingt-cing ans 
comime esclave dans les plantations du Brésil: Ville en Fuine et malsaine, 
chétive capitale d’un vaste empiré, Sdkoto compte a peine aujourd hui 
vingt mille habitants. Barth y visita, non sans émotion, la maison ot 
était mort, le 43 avril 4827, son infortuné ‘devaricier, Clapperton, 
non pas empoisonné, ainsiqu’on!'a cru longtemps en Angleterre, mais 
épuisé par les fatigues et lamaladie. Tous ses compagnons, le précédant 
dans la tombe, avaient avant lui grossi de leurs noms la funébre 
liste, déja si longue, des victimes du ‘climat alticain. Seul, son fidéle 
domestique survécut 4 l'expédition : célajt Richard Lander, jeune 
homme issu, comme notre ‘Caillié,; de 1a plus obscure origine, mais, 
comme lui aussi, doué d'une intelligence et d’une énergie également 
rares, et qui trois ans plus tard devait, avec son frére, s'immortaliser 
en découvrant l’embouchure si longtemps mystérieuse du Niger. 

Nul Européen n’avait préc#dé Barth sur le chemin de Sokoto 4 Tem- 
hoctou. Le royaume foulbe central et sa capitale Gando se trouvant 
sur la route du veyageur,' il dut se diriger vers cette ville dans le dou; 
ble but de la visiter et de se gagner les bonnes graces du sultan Kha- 
lilou, neveu d’Aliyou. Sise au fond d'une étroite vallée, la ville de 
Gando est petite, mais son aspect ne manque pas de charmes. Abon- 
damment arrosés par un torrent et surtout par.des pluies dont Barth 
évalue la moyenne annuelle a |’énorthe chiffre de quatre-vingts pou- 
ces, ses environs sont parés ‘de la plus Iuxuriante végétation. Quant 
au fainéant et insouciéux Khalilou, il s’obstina 4 rester invisible. 
Toutefois, en échange de présents plus ou moins volontaires, il voulut 
bien accorder 4 Barth l’autorisation de poursuivre sa route. Notre 
voyageur se hata de profiter de la permission, et le 4 juin il sortait 
de Gando, plein d’une ardeur nouvelle. ‘Seize jours plus tard, par une 
splendide matinée, il apercut tout 4 coup une vaste nappe d’eau mi- 
roitant au soleil : c’était le Niger! Large, en cet endroit, d’environ 
sept cents métres, le grand fleuve coulait a pleins bords. II venait de 
Temboctow et fuyait vers l’Océan. | a, 

S’épanchant du versant oriental du méme groupe montagneux qui 
voit tomber de ses flancs occidentaux Je Sénégal, 1a Gamhie et la Fa- 
lémé, le Djoliba ‘ remonte vers le nord-est jusqu’é Kab’ra, port de 


‘ Djoliba ou Dhiouliba est le nom du Niger en langue mandingue et signifie 
grand fleuve. Le nom du Niger varie d’ailleurs selon ta langue des peuples dont il 
arrose successivement les divers pays : les Foulbes Tappelient Mayo Balleo; les 
Touarégs, Eghirrot; les Sonrhai, Issa; les Haoussaoua, Buki-n-roua, et les Kombori, 
Kouara. Tous ces mots ont du reste. un sens analogue a celui de Djoliba, et comme 
lui signifient fleuve ou riviére. Les Arabes donnent au Niger le nom de Nil-Abeed. 
(fleuve des noirs). 


DANS L'AFRIQUE CENTRALE. 2 


Temboctou, d'ow il court de l’ouest a l’est, sur un espace de 5° lon- 
gitude, au sein des sables du désert, pour retomber ensuite au sud- 
est et se jeter dans l’'Atlantique par vingt-deux embouchures, aprés 
avoir décrit un demi-cercle irrégulier d'une amplitude de plus de 
sept cents lieues.' De tous les fleuves du monde, le Niger est peut- 
étre, avec Ie’ Nil, celui, quia suscité les plus ardentes controverses. 
L’embouchure du Nil des noirs.a été longtemps aussi énigmatique 
que le sont toujours les sources du Nil égyptien. Il y a quarante an- 
nées 4 peine, plusieurs géographes croyaient encore, sur-la foi des 
fantastiques légendes de Pline, a I’'identité de ces deux célébres cours 
d'eau. La découverte de Ja partie supérieure du, premier, successive- 
ment explorée par Mungo-Park, Laing et Caillié, et surtout celle de 
son embouchure par les fréres Lander (4850), ont. enfin mis un terme 
4 ces fables et établi, pour ainsi parler, Vindividualité du Niger. Le 
18 novembre 1805, Mungo-Park s’embarquait 4 Sansanding et s’aban- 
donnait au coyrant du grand fleyve inconnu, qu'il avait vu le premier 
neul années auparavant, résolu a le descendre jusqu’a la mer. ou & 
périr enseveli dans ses equx. Le mystére qui plana si longtemps sur Ja 
destinée de la Peyrouse et sur celle de Franklin vojle encore 4 demi, 
aprés plus de cinquante années, la fin tragique du grand voyageur, 
leur émule. Les renseignements recueillis postérieurement par Clap- 
perton et Lander donnent lieu de penser que, le voyage de Mungo- 
Park coincidant avec l’invasion des Fonlbe dans le Soudan, |’infor- 
tuné médecin écossais et ses compagnons furent pris, par les habi- 
tants du Boussa, pour un parti de Ja natiqgn conquérante, et périrent, 
victimes de'la plus fatale méprise, en. yue de la ville d’Yaouri. Six de- 
grés de latitude seulement séparaient le hardi explorateur du but ou 
teridaient ses efforts. Vingt-cing ans plus tard, Richard, et John Lan- 
der s’embarquaient & Yaouri et achevaient l’ceuvre de Mungo-Park, 
uvre qu’a rendue vaine dailleurs 'irréparable perte du-journal du 
voyageur, et qu’ont reprise et complétée depuis Caillié et Barth en 
descendant le Niger, le premier de Djenné 4 Temboctou, le second 
de Temboctou a Sai. L’étroit espace qui sépare Sai d'Yaouri est la 
seule partie du cours du Djoliba qui reste aujourd'hui inconnue. 

Le Niger du Soudan est-il Je méme fleuve que le Niger de Pline, le 
Néiyerp de Ptolémée et Je Niytp d’'Agathémére? Grave question que les 
géographes débattent depuis trois siécles. 1] parait toutefois démontré 
que le cours d’eau dont parlent ces trois écrivains n'est autre que 
Oued, mauritanien qui porte encore aujourd’hui le nom de Gir ou de 
Ghir. La description détaillée que Pline et Ptolémée nous donnent de 
la région parcourue par leur Niger semble ne pouvoir s’appliquer au 
Soudan tel que nous le dépeignent les voyageurs, tandis qu’on re- 
trouve dans les contrées voisines de ]’Atlas Jes traces de la plupart 


30 LES DERNIERES DECOUVERTES 


des vingt-quatre -villes ‘dont ‘Ptolémee ‘nous a transniis les’ noms'. 
Pline, d'aillears, place éxprestéinerit ‘dang la Gétulie be’ Kassin de' son 
Niger, qu'il suppose, Sur’ la'foi des récits du: roi Juba, wétid qud le 
Nit supérieur, et qu’t} feit-couler de Atlas vers Ebypte, tantot ciel 
ouvert et tantét sous les sables, dans an fit souterrairi . Ces’ fablés' ét 
d'autres encore ‘démiontreraient ‘qué les '‘antidns, ‘Rowains ‘et Grecs, 
ne se fdisaient pas une ‘exacte idéé de linrnensité diy Sah’ra,'et qu'ifs 
n’ont pas conna TAfrique’ intériéuré. Les voyapeurs arabes, Hdrist, 
Aboulfeda ét fbri-Batoiita, paraidsent' avuir Yes’ prethiers' franchi te 
désert dans toute'sa largeur el‘découvért te Soddaii.'Ainsi ont pehsé, 
entre autres, les savants Walkenaér et Gosselin. Ce fut Léon I’ Africain 
qui,‘ visitant ces lointaines Fesjons, plusieurs siécles ‘aptés' fbn-Ba- 
touta, imagiha le premier, etre le‘Nigir des anciens et le Djoliba da 
Takrour, ce rapproéhemeht qui, tout ‘en flattght son gout'é’érudit, 
allait susciter de si longues discussions. Jouant sur Ia signifiedtion du 
mot latin Niger?, il lui parut sans doute ingénieux d’én faire tappli- 
edtion au Nil des noirs' d'Edrisi, qu'il remonta de Tembottow'‘é 
Djenné *. Ce ful par suite du mame procédé qu'il imposa 4 ‘l'Afrique 

't Voir Ia savante dissertation du atographe allemand G. Reichard éur telNiger, Je 
Nil et le Gir, insévée au Bulletin de ia Soctdté de géographie, 1844,-1, 169. 

* Le Niger de Pline, forme tatine du Nigtyp ou Nip grec, ne signifie pas noir, 
ainsi que le pensait Léon. Ce mot se ratlache sans aucun doute a une racine. ber- 
bére, probablement 4 celle d’Eghirroi, a laquelle apu s’ajouter une ‘N initiale, et qui, 
selon Barth, signifie fleuve en‘diatecté tounrég. Dans Pintéredsant commentaire qu’! 
a fait du voyage de Barth, M. labbé ‘Dinomé remarque que les Touarégs appeltentt 
les flaques d'eaa morte laisséés sur oes bords par le Niger du. nem de Adar 
N—eghirréou, combinaison de lettres qui révéle parfajtement l'priginal.du mot Niger’, 
ou mieux Nighir. (V. Nouvelles Annales.des Voyayes, 1859.) , . 

3 Par une singuliére distraction, Léon affirme que de Temboctou' a Djenné le 'Ni- 
ger coule de l’est & louest, cé qui est le contraire de la vérité. Nest vrai qa’il écri- 
vit de sunvenir, & Romie, }a relation de ses voyages. La renaissance des: lettres lati- 
nes et grecques, qui était alors dans toute sa fleur (siécle de Léon X), ang fut.paut- 
étre pas drangére a l'application que le célébre voyageur arabe de Grenade a_ faite 
des textes de Pline et de Ptolémée. pt 

Nous devons ajouter toutefois que l’opinion émise par Léon sur lidentité du N¥- 
gir des anciens et du Djoliba des Mandingues est encore parlegée par ‘plusidurs 
géographes modernes, en particulier par le savant W. Leake. Barih lui-méme sem- 
ble voir dans l'Eghirrot acluel des Toparégs Je Niytp de Ptolémée, Mais est-il certain 
que les Touarégs aient pénétré jusqu’au Soudan deés le commencement de, notre ére? 
Nont-ils pu appliquer plus tard au Djoliba le mot de leur langue par Iequel ils dé- 
signent les fleuves en général, et qui se retrouve encore dans l’'Oued-Ghir de la 
Mauritanie? — Nous avons,:en oulre, sous les yeux deux atlas publiés en 1861, Pun 
a Nurenberg et l’au!re 4 Berlin, FOrbis terrarum antiquus de M. Albert Norbiger, et 
l'Adas antiquus de M. Kiepert, oeuvres qui témoignent d’ailleurs de vastes recher- 
ches : or ces deux ouvrages étendent jusqu'au Soudan les connaissances géographi- 
ques des anciens et identifient le Niger de Pline et celui de Léon; certains tatonne- 
ments, il est vrai, accusent, & cot égard; le doute plutét que la certitude. 


DANS WAFRIOUR CENTRALE. 31 


trapsadh'rienne je pom, .désormaig, consacré, de Nigritie (Pays des 
negrea),:, nouvel emprunt. qu'il faisajt 4 Pling, sans s’aperceyoir qu'il 
détoyraait, de $0R BERS le Nagrifz du naturaliste, qui, bien,loin de rat 
tachen Ja,signification de ce, mot a) celle de, négres, désigne.simple- 
ment par ja les.riuengins du Nigir., un ke 
Berth..contempla longtemps, Jame remplie. @une émotion pro- 
fonde, ce flexve fameys, doot.la découverte et l’exploration, ont codté 
tant de nables vies, En face du;voyageur, sur Je, bord opposé, se, dresr 
aieat.Jes murilles d’argile et-les toils arrondis.de, la ville do. Sal, 
dont le nom signifie, Vivle.du fleuue en.langpe sonrhai, ¢t que domi- 
naieps des houquels épans de palmiers cuciféras. De nombreux passa- 
gers, foulbe. et sonrhai, accompagnés.d’anes et de hoaufs, traver- 
ssienl le Beyve, Riantpt yiat le lour de Barth; les bateaux qu’il avait 
fait demmander dés la yeille a Vinspecteyr du port, de Sai . arrive- 
rent, enfin. Formées de deux troncs d’arbres évidés et réunis par le 
milien, .ces exobarrations mesuraient quarante pieds de long sur 
cing de large. Quelques..nstants aprés, elles partaient Je voyageur, 
ses, chameayx, Ses cheyaux et.ses hagages, sur les eaux du Niger, 
dont le courant en cet endroit est d’environ une lieve a l'heure. Si- 
tnée 2. peu prés sous. le méridien de Paris, dans une position mal- 
saine ef basse, qui l'expese a des chaleurs suffocantes; ceinte de 
remparts crénelés et disposés en ‘quadrilatére, la ville de Sai, ow 
Barth ‘aborda, ne se torpose guére que de huttes de roseaux et 
comple 4 peine huit mille habitants. L’état languissant de son com- 
merce est une preuve nouvelle.du.malaise ct-de la décadence qu’ont 
amenés dans le Soudan les dissensions et les guerres. Le jour oti les 
vaisseaux européens, franchissant les rapides d’Yaouri prés, desquels 
perit Mungo-Park, remonteront le Niger jusqu’a Temboctou, Sai de- 
viendra J’une des dchelles les plus importantes de la Nigritie. Son 
gouverneur, Abou-Bekr, fils d'un mallempoullo et d'une esclave, et 
auquel Barth alla faire visite, manifesta le plus ardent désir de voir 
arriver bientot cé jour’ si décisif pour l’avenir et Ja prospérité de son 


S. | | So, 
Le 24 juin, Barth.s’éloignait de Sai. Au lieu de remonter le Niger 
jusqu’é Temboctou et de le suivre dans l’angle qu'il décrit de l'une a 
autre de ces deux villes, le voyageur s'était décidé & adopter la 
route de terre, plus directe et encore inexplorée. 

Plusjeurs races, Sonrhai, Foulbe, Touarég, Arabes, se disputent la 
vaste ‘contrée sermal-circulaire que le Djoliba enserre dans son cours 
eapricieux. : 

La rivalité de ces races diverses, sans parler de leur fanatisme, 
préparait de rudes épreuves au hardi voyageur, qui, plus d'une fois, 
ne dut son salut qu’a son énergieet a l’habileté de sa diplomatie. La na- 


32 LES DERNIERES DECOUVERTES 


ture s unit aux hommes pour lui créer des obstacles. La saison des pluies 
était arrivée et inondait de ses averses diluviennes le sol généralement 
bas et peu mouvementé. Les cours d’eau débordés transformaient les 
plaines en marécages et rendaient la marche aussi lente que pénible. 
I] n’est pas jusqu’aux animaux qui ne se missent de la partie. La d'in- 
nombrables armées de termites, ou fourmis blanches, attaquaient les 
bagages ou obstruaient la voie de leurs monstrueux édifices de terre, 
dont quelques-uns atteignent, dit-on, 4 une élévation de vingt pieds 
sur trente de circonférence 4 la base, et qui, au dire de Barth, affectent 
quelquefois les formes de]’architecture gothique’. Ici rampaient sur le 
sol sablonneux, par longues colonnes serrées et en quéte d'une proie, 
de hideux vers noirs ou rouges, autre fléau du laboureur soudanien. 
Ailleurs, c’était une mouche venimeuse qui tourmentait bétes et ca- 
valiers de ses dangereuses morsures. _ 

Barth franchit successivement les Etats plus ou moins indépen- 
dants de Galaidjo, de Torobé, de Libtako, d’Arribinda et de Dalla. 
Le sol en est inégalement fertile et cultivé; le buffle, la gazelle, ]’élé- 
phant et le rhinocéros s’y rencontrent. Ga et la s’élévent des four- 
neaux en terre, modestes établissements métallurgiques ou ]’on pro- 
céde a la fonte et 4 la manipulation du minerai de fer. Anciens mai- 
tres du sol, les Sonrhai se sont vu peu & peu, depuis un demi-siécle, 
dépouiller de leur autonomie par les Foulbe envahisseurs. Les vain- 
cus se consolent de la perte de leur indépendance avec la danse et 
le tabac. Le caractére de cette race est peu hospitalier, et sa langue 
est d'une dureté extréme. Si nous en jugeons par le dessin que Barth 
nous en donne, |’aspect d'un village sonrhai, avec ses huttes aux for- 
mes variées et ses sveltes tourelles coiffées d’un toit aigu et incliné, 
ne manque pas de pittoresque. 

Ce fut en traversant le Dalla que le voyageur vit surgir de la plaine 
et se dérouler a ses regards émerveillés la fantastique chaine des monts 
Hombori, dont les murailles verticales et les formes élranges, — pi- 
tons, aiguilles, pyramides, tours crénelées, — apparaissent comme 
une suite de citadelles féodales en ruine. Sur la terrasse d'une de ces 
crétes aériennes est perché, comme un nid d’aigle, un village sonr- 
hai. Depuis un demi-siécle, les fiers montagnards défient du haut de 


{ Les diverses parties de ces singuliéres constructions sont si solidement aggluti- 
nées entre elles, que le tranchant de la hache ne peut les entamer. Les voyageurs 
vantent l'industrie de ces petits animaux, admirables architectes qui donnent a 
l'homme de ces contrées d'inutiles lecons, et dont les moeurs révélent l'instinct le 
plus merveilleux. En outre des termites, il existe dans certaines parties du Soudan 
une grosse fourmi noire qui creuse des silos ot elle entasse d’énormes quantités 
de céréales. Les indigénes découvrent aisément ces greniers souterrains et exploitent 
a leur profit les provisions accumulées par le prévoyant et laborieux insecte. 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. ad 


leur forteresse naturelle les vainqueurs de leur race. Plus loin, Barth 
fila rencontre peu rassurante de campements de Touarégs nomades 
de la tribu des Iregenaten. ‘Le chef, homme au port majestueux, aux 
traits nobles et au blanc visage, fit au voyageur un accueil sympathi- 
que qui dissipa seS ‘iriquiétudes. Il est vrai que, pour éviter de porter 
ombrage 2 l'ardent fanatisme des Foulbe 'musulmans du royaume oc- 
cidental de Masina, dont te Dalla‘est une province, Barth avait adoplé 
lecostume de schérif verant de la Mecque, ets était donné le nomd' Abd- 
e-Kérim. Eofin, aprés ‘diverses mésaventures, dues en grande partie 
a lx fourberie' de son guide, El-Walati, Maure plein d'intelligence et 
d'estuce,' notre voyageur s’embarque, le 1° septembre, 4 Sarayamo, 
sur un'eanal débouchant dans le ‘Niger. Bientét il voyait de nouveau 
se déroule? le grand ‘fleute dans'‘toutte sa majesté, et, se confiant & 
son courant, fuyail avec lui vers Temboctou.' Sés yeux avides ne se 
lassaient pas d’admirer la beauté grandiose et sereine de ces eaux fa- 
meuses, le pittoresque et la riche Végétation de ces rivages qu’ avaient 
contemplés déji Mutigd-Phrk et Caithé; et que, depuis plusicurs sié- 
des, ’'homine sé dispute et sémie de ruines. Toutefois les bords qui 
senfuyaient, tes nombreux troupeaux qui paissaient dans les plaines, 
les barques qui venaient a passer, les crocodiles'et les hippopotames 
qui se jouaiert aw‘sein des eaux, n'absorbaient pas toute !’attenlion 
du voyageur. Souvent son regard, plongeant dans la direction du 
nord, .interrogeait l'horizon'et cherchait 4 découvrir les murs de la 
cité. oélébre vers: laquetle depuis si longtemps aspiraient tous ses 
veux. he & septenibre enfin apparurent, au fond ‘d’un bassin circu- 
laire et baties en-amphithédtre sur la croupe arrondie d'une colline 
de sable, tes maisons de la ville de Kab’ra. Ce n'était pas encore Tem- 
boctou, mais c’en élait le port, et, pour ainsi parler, le vestibule. Le 
hateau que'montait Barth vint jeter l’ancre’d cblé de sept grandes em- 
barcations, dur dompage et de dimensions relativement considérables. 
Cétaient, du reste, les seuls navires que contint alors ce port jadis si 
flerissant. Qw étaient les flottes qu'il abritait au temps de la splen- 
deur de Vempire des Askia? La ville ne compte aujourd'hui que deux 
mille habilants, presque tous Sonrhai, a l'exception des fonctionnai- 
resy qui appartierinent a Ja race poullo, et qui, fidéles aux habitudes 
paslorales de leurs congénéres, se livrent a l'éléve du bétail. Les cam- 
paghes environuantles produisent le riz, le coton et diverses sortes de 
melons. Le fleuve, de ‘son cdlé, offre ses herbes pour la préparation 
deFhvdromel °°] | 
Barth s’était lugé au sommet du mamelon, dans la maison d'un 
marchand sonrhai, dont la femme, robuste ménagére, fit au voyageur 
le plus cordial accucil. Bientét affluérent les curicux, désireux de 
voir le prétendu schérif arrivant de l’extréme Orient. En approchant 


Mas 1262. 2 


36 LES DERNIERES DECOUVERTES 


du terme de son voyage, Barth voyait les dangers et les difficultés 
grandir. Sans ami, sans protecteur, sa qualité de chrétien, si elle 
était découverte, Je mettait hors la loi, et lepremier bandit venu pou- 
vait lui éter impunément la vie. Des trois Européens qui lavaient 
précédé, depuis cinquante années, dans ces régions inhospilaliéres, 
l'un, Mungo-Park, avait passé inapergu devant Kab’ra en suivant dans 
sa chaloupe le cours du Niger; le second, le major Laing, avail péri 
assassiné non loin de Temboctou, et Caillié n’avait di son salut qu’d 
sa qualité supposée de musulman. 

Pour comble d’inquiétudes, le cheik de Temboctou, El-Bakai, 
homme généreux et éclairé, au dévouement duquel Barth allait de- 
voir la vie, était alors absent. Son frére, Sidi Alaouate, vint, il est 
vrai, offrir ses services & |’étranger, dont seul il connaissait la natio- 
nalité et la religion, et qui se dit le protégé du sultan de Stamboul. 
Malheureusement aucun document écrit n’appuyait cette déclaration, 
le voyageur ayant en vain sollicité, avant son départ, un firman du 
gouvernement ture, dont le prestige, malgré sa décadence actuelle, 
s'étend encore jusqu’aux extrémités du monde mahomeétan. L’ab- 
sence de cette piéce précieuse allait exposer Barth aux plus graves pé- 
rils et aux plus pénibles embarras. 

La route de Kahb’ra 4 Temboctou était alors infestée par la pillarde 
et farouche tribu des Touarégs Kel-Hekikan, dont le chef Kneha, 
homme d'une taille imposante et d'une physionomie belle et expres- 
sive sous son litham, n’attendit pas le départ du voyageur pour es- 
sayer dele ranconner. Barth vit arriver chez lui, un Jong épieu de fer 
4 la main et une épée au flanc, le rapace voleur de nuit, qui le somma 
de lui offrir son cadeau de bienvenue. 

Enfin se leva le grand jour qui devait voir notre voyageur faire son 
entrée a Temboctou. C’était le 7 septembre 1853. A dix heures du 
matin, la caravane se met en marche. Le pays qu'elle traversa pré- 
sentait tous les caractéres du désert, avec sa stérilité et ses collines de 
sable‘. Des fourrés d'arbustes rabougris servent de repaires aux ma- 
raudeurs touarégs, qui, tombant a l'improviste sur les voyageurs et 
sur les habitants, les dépouillent ou les tuent; plus d'un endroit est 
célébre par les forfaits qu'il a vu commettre. Deux lieues étaient fran- 
chies sans encombre & travers cette contrée sinistre. Tout & coup, au 
milieu de tourbillons de sable soulevés par le vent, apparurent de 
noires silhouettes se détachant sur le ciel obscurci : c’étaient les mos- 
quées de Temboctou. Bientét la caravane se heurta 4 une foule nom- 


‘ Lors de la saison des pluies, le Niger recouvre de ses eaux toute cette région, 
sur une largeur de plusieurs lieues, et s'avance jusqu'a Temboctou, dont certains 
quartiers ont parfois 4 souffrir de ses inondations. 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 3° 


breuse accourue de la ville pour saluer |’ étranger, dont l’arrivée pro- 
chaine avait fait grand bruit. Sur un signe d’Alaouate, qui redoutait 
le danger d'un colloque, Barth pique des deux et prend les devants au 
galop de son cheval. 

Le cortége traversa d’abord d'étroites ruelles, ot deux cavaliers pou- 
valent 4 peine passer de front. Mais les rues ne tardérent pas a s’élar- 
gir. Les nombreux passants qui les sillonnaient, les maisons dont 
elles étaient bordées et dont plusieurs, 4 deux étages, portaient les 
indices évidents de velléités d’ornementation architeeturale; l’air d’ai- 
sance de ce quartier de Ja ville, tout était de nature a faire impres- 
sion sur l’esprit du voyageur et 4 Vintéresser. Aprés avoir salué, en 
passant, d’un coup de pistolet, la demeure d’El-Bakai, Barth s arréta 
devant une autre maison appartenant au cheik : c’était la demeure 
qui lui était assignée. : 

Voila donc le hardi et persévérant voyageur, aprés plus de trois an- 
nées d’efforts et de fatigues, arrivé dans cette mystérieuse reine du 
désert, dans cette cité de Temboctou dont les légendes ont entouré 
le nom de tout leur merveilleux, et qui, pendant plusieurs siécles, 
cesta pour Europe si célébre et si mconnue! Cependant, indépen- 
damment de Laing et de Caillié, plusieurs voyageurs chrétiens avaient 
précédé Barth dans ses murs. Sans parler des commercants portugais 
du Sénégal, qui, selon certaines hypothéses, auraient étendu leurs re- 
lations jusqu’é ce marché lointain, la Chroniqne manuscrite de Flo- 
rence, citée par Kunstmann, nous apprend qu’un certain Benedetto 
Dei y aurait jadis pénetré. Dans la seconde moitié du dix-septiéme 
siécle, un Francais, nommé Paul fmber, natif de la petite ville ven- 
déenne des Sables-d’Olonne, fut conduit du Maroc 4 Temboctou par 
un renégat portugais, dont il était l’esclave, précédant d’un siécle et 
demi son compatrioté Caillié. En 1840, le matelot américain Adams 
fut également emmené comme esclave dans la méme ville et y passa 
six mois. Le 18 aodt 1826, le major Laing, 4 son tour, y faisait son 
entrée; mais bientét 1 devait tomber sous les coups de fanatiques as- 
sassins, & 1a frontiére du désert. Moins de deux années aprés lui arri- 
vait incognito 4 Temboctou un jeune hommequi, partide Sierra-Leone, 
venait de traverser une partie de l'Afrique sous le nom d’Abd-Allahi, 
etse donnait pour un ancien esclave des Francais du Sénégal retour- 
nant 4 Alexandrie, son pays natal. Le 4 mai suivant, il se joignait 4 
la caravane du Maroc, avec laquelle il allait traverser le désert; et, 
quelques mois aprés, les journaux francais annongaient 4 )'Europe 
qu un jeune voyageur portant le nom, jusqu’alors inconnu, de Cail- 
lig, venajt dé gébarquer 4 Toulon arrivant de Temboctou. 

La sensalion que produisit cetle nouvelle fut immense, et personne 
nignore quelles ardentes récriminations, peu dignes du caraclére 











36 LES DERNIERES DECOUVERTES 


d'une grande nation, elle suscita en Angleterre. Caillié fut accusé 
d’avoir acheté 4 prix d’or au Maroc les papiers du major Laing et d’a- 
voir exploité 4 son profit les découvertes de l'infortuné voyageur : im- 
putation calomnieuse, inspirée par cette mesquine jalousie qui trop 
souvent dépare les fortes qualités du peuple anglais. Barth a péremp- 
toirement vengé de ces injustes accusations notre célébre compa- 
triote, dont il ne se lasse pas de proclamer la véracité partout ot il 
rencontre la trace de ses pas. L’histoire de ce jeune homme, qui, né de 
parents pauvres', sans instruction, sans protecteur, sans conseiller, 
sans appui d’aucun genre, a trouvé en lui-méme assez d'énergic et 
de ressources pour exécuter, en traversant |’ Afrique de part en part, 
une entreprise jugée impossible pour un chrétien et que nul Européen 
n’a accomplie avant et aprés lui, — cette histoire est peut-étre uni- 
que dans les annales des découvertes géographiques. 

Fondée vers le onziéme siécle de notre ére, par une fraction 
d’Imoscharh ou Touarég, la ville de Temboctou * a subi toutes les vicis- 
siludes des divers empires qui s'en disputérent successivement la pos- 
session. Cette lointaine partie du monde, dont |’émouvante histoire, 
jusqu’ici 4 peu prés inconnue de |’Europe, a été révélée a Barth par 
de précieux manuscrits indigénes, a présenté, comme |’Europe et 
l’Asie, le dramatique tableau d’empires qui se fondent ets écroulent, 
de dynasties rivales qui se chassent et se supplantent. Le plus ancien 
que nous connaissions de ces Etats est celui de Ghana ou Ghanata*, 
dont la fondation remonte au troisiéme siécle aprés Jésus-Christ, et 
qui domina sur tout le Niger supérieur. De ses débris naquit, dix sié- 
cles plus tard, le puissant empire mandingue de Mellé*‘, qui ne tarda 
pas 4 étendre ses conquétes jusqu’au dela de Temboctou. A lorient 
de cette ville, sur le Niger moyen, s’élait fondé depuis quelques sié- 
cles déja le royaume des Sonrhai, dont le premier souverain vint, 
dit-on, d'Arabie*, et qui, vaincus d’abord par les Mandingues, leurs 


* René Caillié est né en 1800, au village de Mauzé, prés de Niort (Deux-Sévres). 

* La fagon dont s’écrit le nom de cette ville est fort diverse : Tombouctou, Tom- 
boutté, Timbouktou, Tinbuktu, Tombucten, jfombutkou, Toumboutkou, Ten-Boktou 
ou Temboctou, etc. Nous avons adopté cette derniére orthographe, qui est celle du 
célébre voyageur [bn-Batouta, le premier qui ait visilé cette cité fameuse. Temboc- 
tow a paru a plusieurs géographes, notamment 4 Richardson et 4 M. d’Avezac, se 
rattacher & la racine berbére Ten (fontaine ou puits). Selon Barth, ce mot provien- 
drait de la racine sonrhai Toumboutou (creuzx). 

Temboctou figurait déja, au quatorziéme siécle, sur les cartes catalanes. 

> Selon Karl Ritter, le mot Guinée viendrait de celui de Ghana, que Jes Mandin- 
gues auraient transporte de l’intérieur au littoral. 

+ Les Mandingues de la céte s‘appellent encore Melli-Nké, mot qui, d’aprésle colo- 
nei Faidherbe, signifie Hommes de Melli ou de Mellé. 

> Toute "histoire du Sonrhai, en effet, dénote des rapports trés-anciens avec I'0- 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 37 


Voisins, prirent leur revanche et se rendirent mattres de tout le Ta- 
krour occidental. Nous avons déja parlé, 4 l'occasion de l'histoire de 
Yoasis d’Air, de ce fameux Hadj-Mohammed qui, né de parents obscurs 
dans une ile du Niger, devint par son génie le plus grand monarque 
qu’ait jamais vu le Soudan : frappant exemple du développement in- 
tellectuel auquel est susceptible d’atteindre la race noire si méprisée. 
Cet homme remarquable, |’un des plus grands de ce seiziéme siécle 
qui vit s’élever tant d‘illustrations en tout genre, fonda la puissante 
dynastie des Askia et porta les frontiéres de: ]’empire sonrhai d’Agadés 
a FAtlantique et du Mossi au Maroc. Ce fut sous le régne de ce grand 
empereur négre, également distingué par ses lumiéres, sa ferme 
équité et ses talents militaires, que Léon l’Africain visita Temboctou. 
Un siécle ne s’était pas écoulé que les Sonrhai, a leur tour, voyaient 
arriver des lointaines régions du Nord des rivaux qui leur dispulé- 
rent la puissance et finirent par la leur ravir, grace 4 leurs armes a 
feu: c’étaient Jes soldats de !’empereur du Maroc. Temboctou eut 
cruellement a souffrir de ces lultes et fut un jour livré aux flammes 
par les Marocains victoriecux. Depuis cette époque, Roumas Maro- 
cains, Sonrhai, Mandingues, Touarégs, Maures et Foulbe, se sont dis- 
puté Temboctou, qui aujourd'hui encore se débat douloureusement 
sous leur rivalité jalouse. 

Contrairement 4 l'opinion généralement admise en Europe, la ville 
de Temboctou ne fut la capitale politique.d’aucun des Etats dont elle 
fit successivement partie : elle n’en fut que la capitale commerciale, 
scientifique et religieuse. La renommée de ses docteurs musulmans, 
la richesse relative de ses bibliothéques, la beauté de ses mosquées, 
l’étendue de son commerce, qui pendant longtemps enveloppa de ses 
relations le centre et le nord de I’ Afrique, en avaient fait une des villes 
les plus importantes et les plus célébres de cette partie du monde. 
Toutefois la légende, grace aux récits exagérés d’un consul anglais 
du Maroc, a beaucoup renchéri sur les splendeurs de l'Athénes des 
noirs et aentouré son nom d'une auréole qui a pali devant la réalité. 
Les rares voyageurs européens qui ont visité la reine du désert ont 
avoué leur désappointement. C'est & Caillié que nous devons les pre- 
miéres notions positives sur celte cité trop vantée. 

Cependant |l’aspect de la ville et de ses environs ne laisse pas que 
d'etre original et imposant. Assis au sein du désert, entouré d'im- 
menses plaines de sable mouvant d’un blanc tirant sur le jaune, sans 
arbres qui protégent la terre de leur ombre et défendent la ville contre 
le vent et le soleil, sans oiseaux qui égayent les oreilles et les yeux 


rient et surtout avec l'Ezypte. Une tradition locale mentionne la venue d'un Pharaon 
a une époque reculée. | 


58 LES DERNIERES DECOUVERTES 


de leurs chants et de leur plumage, Tembootou forme aujourd’hui 
un vaste triangle d’environ cing kilometres de tour, dont le sommet 
s’enfonce comme un coin au sein du Séh’ra et dont la base tournée 
vers le sud regarde le Niger. Les maisons, 4 toit plat, rappellent 
celles de Pompei et sont construites, les unes en argile, les autres 
en briques rondes cuites au soleil; de simples huttes de paille offrent, 
dans les faubourgs, leurs pauvres abris aux indigents et aux eslaves. 
Ces habitations diverses sont partagées par un réseau de rues, dont 
plusieurs sont propres, larges et bien alignées. Les trois mosquées de 
Djingere-ber, de Sidi-Yahia et de Sankore, dominent le tout de leurs 
tours carrées et massives. La premiére, batie en 1527 par un archi- 
tecte maure de Grenade, est un monument fort remarquable; la der- 
niére, qui paralt étre la plus ancienne, fut construite aux frais d’une 
riche dame sonrhai. La population, composée des races les plus dis- 
parates, est d’environ treize mille 4mes, chiffre auquel viennent s’a- 
jouter, de novembre a janvier, cing a dix mille étrangers, commer- 
cants et autres, Mandingues du Bambara, Arabes du Nord, Maures, 
Marocains, etc. La place de Temboctou n’est pas tout 4 la fois indus- 
drielle et commerciale, coinme celle de Kano, sa rivale de lest. Son 
industrie ne consiste guére que dans la fabrication, fort remarquable, 
il est vrai, d’objets en fer et surtout en cuir. Grace a sa position cen- 
trale au sommet du cours anguleux du Niger et au confluent des di- 
vers débouchés, sur la route du Sénégal 4 l’ Algérie, son commerce, 
aujourd'hui déchu, verra sans doute un jour sa prospérité passée re- 
naitre et prendre un nouvel essor sous l’active impulsion des nations 
européennes. | . 

Il ressort d’ailleurs des pages qui -précédent que Temboctou n’est 
pas la seule ville de ces régions qui ait 4 regretter le passé. La si- 
tuation actuelle des choses dans le Soudan central accuse une déca- 
dence a peu prés universelle. Le grand marché de l'Afrique intérieure, 
Ja ville de Kano, qui en est en méme temps le grand atelier de fabri- 
cation, jouit seule d’une réelle prospérité, que partage, dit-on, |’Etat 
idolatre, encore peu connu, des Mossi. Quellcs destinées attendent 
ces vastes contrées? quels empires nouveaux y surgiront? quelle in- 
fluence exercera la race supérieure des Berbéres-Touarégs sur le sort 
futur de ces régions, qu'elle envahit insensiblement? C'est le secret 
de l'avenir. 

Cependant Barth ne tarda pas 4 concevoir relativement a sa sécurité 
les plus graves inquiétudes, que ne put dissiper le retour d’El-Bakai. 
Le courageux voyageur faillit devenir la victime de !’anarchie sous la- 
quelle gémissait Temboctou. La jalousie des marchands du Nord, 
l’hostile rivalité des Foulhe et des diverses tribus, tant arabes que 
touarégs, le sombre fanatisme du clan arabe des Berabisch, auquel 


DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 39 


avaient appartenu les assassins du major Laing, les dissensions intes- 
tines de la famille d’El-Bakai elle-méme, alliée aux Berabisch, tout 
concourait & placer |’étranger chrétien dans la situation la plus cri- 
lique. 

La nouvelle de la prise d’Ouargh’la par les Frangais et de leurs 
progrés vers le désert n’était pas de nature a l’améliorer‘. Nous ne 
retracerons pas ici les longues et dramatiques péripéties qu’eut a 
traverser le voyageur, obligé de s’enfuir tour 4 tour de Temboctou 
au désert et du désert 4 Temboctou, pour échapper aux pi¢ges de ses 
ennemis. Prés de huit mois s’écoulérent ainsi, entre la vie et la 
mort. Le constant et magnanime dévouement d’El-Bakai, dont le 
pére avait autrefois traité avec la méme bienveillance )’infortuné 
Laing, finit par triompher; et l’heureux Barth put, le 19 avril 1854, 
reprendre enfin le chemin de ]’Europe. Que de peines et de fatigues, 
tant physiques que morales, il allait avoir 4 affronter encore, avant 
d’atteindre ce but si ardemment désiréfet si lointain! Devant lui le 
Soudan et le désert étendaient de nouveau leurs vastes espaces; le 
chemin déja parcouru était 4 recommencer. De peur de {omber dans 
de fastidieuses redites, nous ne suivrons pas dans son pénible retour 
notre voyageur, qui, aprés avoir descendu le Niger jusqu’a Sai, re- 
gagna le Bornou a travers les divers Etats foulbe. 

Un matin, Barth cheminait 4 cheval au milieu d'une forét du Bor- 
nou dont le nom rappelle Ile mot, classique chez nous, de Bondi. Au 
détour d’un fourré apparait un jeune homme au teint blanc et pale, 
accompagné de trois serviteurs noirs. Tout 4 coup le jeune homme 
s‘élance vers le voyageur de toute la vitesse de son cheval. Quelques 
instants aprés, les deux escorles étonnées voyaient leurs chefs s'em- 
brasser avec la plus cordiale effusion. Le survenant, dont la rencontre 
était si inattendue en un pareil lieu et dans un semblable moment, 
était le docteur Vogel, qui, piqué d’une noble envie, arrivait d’Alle- 
magne pour partager et continuer les travaux de son illustre compa- 
triote. Hélas! le jeune et courageux savant, moins heureux que son 
devancier, ne devait jamais revoir le pays natal. Nos lectcurs savent 
quel sort lamentable attendait ce nouveau martyr de la science. Pen- 
dant que Barth traversait le désert par le pays des Tibbous, Vogel, 
gu’il avait laissé 4 Koukaoua, s’enfoncait vers l'Orient dans Ia direc- 
tion du Quadai et du Darfour, avec l’espoir de pénétrer jusqu’au Nil 
et de s’en revenir par l'Egypte. Des bruits sinistres font présumer 
que I’héroique jeune homme a péri victime du barbare fanatisme du 
sultan du Quadai’. 

‘ Cette nouvelle produisit une telle impression & Temboctou, qu'il fut question 


d'y organiser une expédition pour marcher contre nos soldats. 
3 Cependant il n'est pas certain que le voyageur soit mort. Le docteur Hartmana 


40 LES DERNIERES DECOUVERTES DANS L’AFRIQUE CENTRALE. 


Le 28 aout 1855, Barth était de retour 4 Tripoli de Barbarie, d’oit 
il était parti le 24 mars 1850. Il venait de consacrer plus de cing an- 
nées de sa vie 4 |’exploration du désert et du Soudan. II avait traversé 
deux fois la Nigritie, du Tsad 4 Temboctou, sur un espace long d’en- 
viron 20°; il avait visité des régions o nul Européen ne I’avait 
précédé, telles que l'Adamaoua, le Baghimi et le grand angle su- 
périeur du Niger; il avait reconnu plusieurs centaines de lieues du 
cours de ce fleuve célébre et franchi son plus grand affluent, des- 
tiné 4 porter un jour nos vaisseaux jusqu’aux mystérieuses contrées 
équatoriales. Il avait noué des relations et conclu des traités avec un 
grand nombre de souverains, et préparé dans ces lointains pays les 
voies au commerce européen et a la civilisation chrétienne. 

Ce voyage mémorable, le plus complet de tous ceux que les Euro- 
péens ont jamais entrepris dans l'intérieur de l'Afrique, n’avait pas 
compris moins de deux 4 trois mille lieues de chemin. Les rensei- 
gnements recueillis par Barth embrassaient un espace beaucoup plus 
étendu encore. Il sen revenait avec une ample moisson de documents 
se rattachant 4 presque toutes les branches des connaissances hu- 
maines : géographie, linguistique, ethnologie, histoire, météorolo- 
gie, géologie, la terre, le ciel et l'homme, il avait tout enveloppé dans 
ses études encyclopédiques. 

L’exemple de Barth allait lui susciter des émules. Quatre années 
aprés son retour, les régions orientales de 1’Afrique révélaient 4 Bur- 
ton et 4 Speeke l’existence, longtemps soupconnée, de leurs lacs, 
rivaux des Tsad, pendant que d'autres explorateurs, moins heureux 
mais non moins intrépides, poursuivaient, au péril de leur vie, la 
solution si vivement cherchée du probléme séculaire des sources du 
Nil : découvertes et tentatives dignes d’un égal intérét, et auxquelles 

‘nous consacrerons une étude spéciale. 


Lucien Dosots . 


écrivait récemment (1861), des régions du Nil supéricur, au pére de Vogel, qu'un 
Poullo du Bornou, se rendant 4 la Mekke, avait rapporté que le jeune Allemand 
était retenu a la cour du souverain du Quadai, qui en avait fait son conseiller. Une 
expédition vient de partir d’Allemagne avec mission de pénétrer du Soudan égyptien 
dans le Ouadai, et de délivrer le voyageur s'il est encore vivant, ou, s‘il est mort, de 
recouvrer ses manuscrits 


LES 


FINANCES DE LA FRANCE 


QUATRIEME PARTIE '. 


Il est impossible de se rendre un compte exact de la situation 
financiére du pays sans faire état des charges et des ressources de la 
ville de Paris. Le budget général de la France et le budget particulier 
de sa capitale sont, il est vrai, parfaitement distincts; néanmoins le 
régime de centralisation progressive qui, depuis si longtemps déja, 
domine en France, a créé au moins en fait sinon en droit une étroite 
solidarité entre les finances de la ville et celles de I’Etat *. 

Dés 1852, le développement des travaux d’embellissement de 
Paris effrayait certains esprits. « Nous ne voyons pas sans quelque 
« appréhension, disait M. Chasseloup-Laubat, des travaux publics si 
« considérables entrepris simultanément dans la capitale. On doit, 
« comme nous, redouter une surexcitation trop grande donnée au 
« travail d'une classe d’ouvriers qu’on ne concentre jamais sans quel- 
« ques dangers dans une capilale, surtout lorsque l'avenir ne peut 


1 Voir le Correspondant des 25 décembre 1861, 25 février et 25 avril 1862. 

"2 Cette solidarité a déja été mise a 'épreuve. Le Mémoire présenté le 7 mars 1859 
par le préfet de la Seine au conseil municipal rappelle avec beaucoup d’d-propos 
quien 1793 les dettes de la commune de Paris étaient portées au compte de 1a Reé- 
publique, et qu’en 1796 I’ftat devait pourvoir, par une subvention décadaire, aux 
déepenses annuelles de Ia ville. (Moniteur du 12 mars 1859.) 


42 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


« continuer a leur offrir lesmémes moyens d’existence'. » Le gouver- 
nement ne s'émut nullement de ces appréhensions et seconda puis- 
samment les efforts de l'administration municipale pour développer 
le travail, améliorer la voirie, doter la cité de larges voies de commu- 
nication et ’embellir de monuments de toutes sortes. Loin de nous 
la pensée de contester que plusieurs de ces entreprises n'aient été 
juslifiées par l'utilité publique, habilement combinées et menées A 
bonne fin; mais nous ne pouvons nous dissimuler que des travaux qui 
devaient se répartir sur un assez grand nombre d’années ont été ac- 
cumulés sur quelques-unes, que des inconvénients de toutes sortes, 
et notamment des complications financiéres, sont résultés de cetle 
accumulation, que les entreprises les plus utiles n‘ont pas toujours 
été préférées, que les halles centrales, par exemple, pour l’achéve- 
ment desquelles l’Assemblée législative avait autorisé la conclusion 
d’un emprunt, ne sont pas encore terminées, que |importance stra- 
tégique de plusieurs grandes voies de communication a été singulié- 
rement exagérée, et qu’enfin certains des actes administratifs qui ont 
posé le principe des travaux ou des dépenses de la ville ne se sont 
pas strictement renfermés dans les bornes de la légalité. 

Le prolongement de la rue de Rivoli, le dégagement des abords 
du Louvre, des Tuileries, du Palais-Royal, de |’Hotel de Ville, le perce- 
ment du boulevard de Sébastopol, furent successivement entrepris, et 
la participation de I’Etat dans ces travaux fut réglée par divers dé- 
crets qui s'‘exéculérent, pendant plusieurs années, sans avoir été sou- 
mis au contrdle législatif. Les faits étaient presque entiérement 
accomplis lorsque la Chambre fut appelée 4 les sanclionner par un 
vote d’ensemble. Tel fut l’objet de la loi du 2 mai 1855, qui autori- 
sait.en méme temps. la ville 4 payer sa part dans la dépense, au 
moyen d'un emprunt de 60 millions, réalisé par l’émission d’obli- 
gations remboursables avec prime et lots en quarante années. 

L’année suivante, la loi qui accordait au département de la Seine 
la faculté d’emprunter 50 millions et de s’imposer extraordinairement 
10 centimes additionnels pendant trente années constatait encore 
la regrettable tendance de la préfecture de la Seine a s’affranchir des 
formalités tutélaires établies par la loi municipale. Aux termes de 
l'article 44 de la loidu 418 juillet 4837, les communes ne peuvent 
étre autorisées, dans l’intervalle des sessions législatives, 4 contracter 
un emprunt par un simple décret du chef de I’Etat qu’en cas d'urgence 
et qu’autant que cet emprunt ne dépasse pas le quart de leurs revenus. 
Néanmoins un premier décret du 27 décembre 1853 avait institué la 
Caisse de la boulangerie, destinée notamment a rendre les variations 


‘ Rapport sur le budget des dépenses de 1895. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. . 


du prix du pain dans le département:-de la Seine moins sensibles, et a 
faire sur le produit des emprunts qu'elle négocierait, |’avance de la 
différence qui existerait entre le prix de la taxe du pain et celui de 
la merguriale des biés, sauf 4 recouvrer le montant de cette diffé- 
rence par une surélévation du prix de la taxe dans les années d’abon- 
dance. Quelques jours plus tard, un autre décret autorisait la Caisse 
a émettre, sous la garantie de la ville, des valeurs 4 courte échéance 
et analogues aux bons du Trésor, jusqu’é concurrence de 24 mil- 
lions, soit environ moitié des revenus municipaux. D'autres décrets, 
rendus soit pendant les sessions de 1854 et de 1855, soit dans l’in- 
tervalle, ont élevé momentanément a 50 millions la somme représen- 
tee par les effets en circulation. L’illégalité de ces mesures n’a été 
couverte que par la loi du 23 juillet 4856, qui, aprés avoir affecté sur 
lemprunt départemental, 40 millions a la Caisse, moitié a titre de 
dotation, moifié 4 titre d’avances, a limité désormais a cette somme 
la valeur des effets qui pourraient étre mis en circulation sans le 
concours de la législature. En cas d’urgence, des décrets impériaux 
suffiraient pour autoriser une émission supplémentaire pendant |’in- 
tervalle des sessions; mais devraient étre présentés & la sanction |é- 
gislative dés la réunion de Ia Chambre. 

En 1857 une loi accordait une subvention de 12 millions et demi 
pour la part de |'Etat dans les travaux du boulevard Sébastopol (rive 
gauche). Cette voie de communication, comme celles qui avaient été 
ouvertes pendant les années précédentes, se recommandait par des 
considérations stratégiques dont la valeur nous parait avoir été sur- 
faite. 

« Vous avez été frappés tout d’abord, disait M. le préfet dela Seine au 
« conseil municipal, de la nécessité de mettre la capitale de la France 
«a l'abri des entreprises des fauteurs de troubles, qui, encouragés 
« par une étude savante des vieux quartiers, transformaiteat le centre 
«de Paris et diverses parties des faubourgs en autant de citadelles 
« périodiquement fortifiées par Fémeute. Traverser de part en part 
« les groupes serrés de maisons malsaines ot fermentaient a la fois 
«la Hévre, la misére ef trop souvent les passions anarchiques; déga- 
« ger largement les Tuileries, |'Hétel de Ville, éternels objets d'attaque 
« pour les factieux, ménager aux forces militaires un accés facile et 
«de vastes emplacements sur ces points dangereux; telle a été votre 
« premiére préoceupation *. » 

Indépendamment de sa part dans ces travaux, |’Etat avait pourvu 
ala dépense de la reconstruction du plus grand nombre des ponts de 
Paris, et a l’érection de casernes monumentales dont les proportions 


‘ Mémoire du préfet de la Seine. (Moniteur du 14 avril 1858.) 


44 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


grandioses dépassent de trés-loin celles, jusqu’alors fort remarquées, 
des mémes édifices dans la capitale de 1’ empire d’Autriche. 

Ces entreprises, qui avaient imposé de si lourdes charges & Ja ville 
et au Trésor public, n’étaient pourtant que le prélude d’un ensemble 
de travaux plus considérables et plus dispendieux qui devaient re- 
nouveler complétement la face de la ville. Une convention, conclue 
‘dans les premiers mois de l'année 1858, entre le préfet de la Seine et 
le ministre de l’intérieur, stipulait |’’ouverture et l’achévement, dans 
un délai de dix ans, de vingt boulevards ou grandes rues qui traver- 
seraient Paris dans tous les sens et « assureraient des communica- 
« tions larges, directes et multiples entre les principaux points de Ie 
« capitale et les établissements militaires destinés 4 la protéger’. 
L’Etat, de son cdté, devait concourir au tiers de la dépense, évaluée ‘ 
480 millions. Cette convention fut soumise au Corps législatif, et, 
pour la premiére fois, les actes et les projets de l’administration 
municipale soulevérent un débat sérieux. 

Les ressources générales du pays, disaient ses adversaires, con- 
tribuaient plus qu’il n’était équitable aux embellissements de Pa- 
ris. Les intéréts de la sureté publique étaient moins sauvegardés 
par les nouvelles voies stratégiques qu’'ils n’étaient compromis par 
une série de mesures qui reléguaient loin du centre de la ville la 
partie la plus nombreuse et la moins aisée de la population, isolaient 
les différentes classes de la société les unes des autres, entrainaient 
inévitablement le renchérissement des loyers, et attiraient 4 Paris, au 
détriment de l'agriculture, les légions d’ouvriers nécessaires pour 
exécuter les 4,500 millions de travaux qui, soit pour la ville et I'Etat, 
soit pour les particuliers, seraient la conséquence du vote de la loi. Le 
gouvernement ne contractait-il pas l’engagement moral d’assurer con- 
stamment du travail 4 la masse d’ouvriers dont tl favorisait le déclasse- 
ment? En outre, le plan de l'administration répondait plutét 4 des idées 
d’embellissement et d’ornementation qu’s des besoins réels : il est 
temps, disait un député, qu'il soit « fait une halte dans la voie des 
grandeurs architecturales. » Pourquoi accumulait-on ainsi des dé- 
penses entiérement improductives, arbitrairement évaluées 4 180 
millions, et dont le montant serait certainement plus élevé? Il n’était 
pas admissible que |’administration municipale trouvat, comme le 
prétendaient ses défenseurs, des ressources suffisantes dans l’excédant 
de ses recettes, elle devrait donc les demander 4 de nouveaux em- 
prunts, qui viendraient augmenter la dette déja si considérable de la 
ville. 

Les partisans du projet soutenaient que les départements n’avaient 


‘ Exposé des motifs. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 45 


pas a se plaindre des sacrifices de l'Etat pour la ville de Paris; ces sacri- 

fices, en effet, allaient de pair avecceux qui avaient é1é faits ou au moins. 
volés pour !’exécution des grandes lignes de chemins de fer, |'assai- 

nissement et la mise en culture de la Sologne, des Dombes et des lan- 

des de Gascogne, les travaux de défense contre |’inondation, et I’en- 
couragement du drainage, qui, @ lui seul, devait couter 100 millions. . 
Les embellissements de Paris n’élaient-ils pas, d’ailleurs, la gloird de 
laFrance entiére? « Le langage est impuissant, disait M. Nogent-Saint- 
«Laurent, lorsqu’il s’agit de parler du Louvre, de la rue de Rivoli, 

«du boulevard Sébastopol. Ces magnifiques résultats sont I’attesta- 

«tion monumentale dela puissance du pays. » L'abaissement des. 
loyers promais par l’exposé des; molifs était la conséquence naturelle 
et trés-prochaine du vote de la loi. Quant 4 l’agglomération des ou-. 
riers, loin d’étre une cause d’inquiétude, elle était des plus rassu- 
rantes; car « autrefois, ajoulait le méme député, on allait au-devant 
« de l'émeute avec des canons et des fusils, aujourd hui, selon je mot. 
«d'un grand fonctionnaire, on y va avec la pioche et la truelle. » Le 

gouvernement, d’ailleurs, ne reculait pas devant la nécessité de 
mainienir constamment l’activilé extraordinaire imprimée aux tra- 
vaux pendant les années précédentes. « Ce dont il s'agit, remarquait 
«M. Baroche, c’est de conserver du travail aux ouvriers qui sont a Pa- 

«ris. N’est-ce pas tout a la fois un acte de prudence et un acte d’hu-- 
« manité que d‘entretenir un travail régulier auquel les ouvriers sont 

« accoutumés depuis 1852? Voudrait-on que le gouvernement arrétat 

« brusquement le cours des {ravaux? » Enfin administration, en pro- 

posant ce plan d’ensemble, prouvait 4 la fois sa sollicitude pour les 
propriétaires, qu'elle avertissait 4 l’avance de ses desseins, et pour les 

finances municipales, qui auraient élé mises a plus large contribution 

si elle avait laissé se couvrir de constructions les terrains que l'ex- 

propriation devait atteindre. Les ressources de la ville a’ailleurs 
daient suffisantes, non-seulement pour faire face a la dépense en 
dehors de tout appel au crédit, mais encore pour consacrer, pendant 
la période décennale des grands travaux, 8 millions 4 d’autres entre- 
prises du méme genre. Ces derniéres considérations prévalurent au- 
prés du Corps législatif, qui restreignit toulefois a 50 millions la par- 
licipation de Etat dans la dépense. 

Le débat eit certainement été plus vif et aurait peut-étre eu une is- 
sue différente, sila Chambre, au lieu d’étre saisie uniquement de 
l'ensemble des plans de l'administration municipale, avait été initiée, 
au mode d’exécution vraiment exceptionnel qui devait étre appliqué. 
D'aprés les déclarations des mémoires, exposés de molifs et rapports, 
d'aprés les paroles des orateurs du gouvernement, il semblait que la. 
dépense se réglerait chaque année sur la subvention de |’Etat et le 





LES FINANCES DE LA FRANCE. 


prélévement pris sur les revenus de la ville. La préfecture de la Seine 
avait de bien autres visées. Le chiffre total de 180 millions, anquel 
elle avait évalué la dépense, et que l'on avait critiqué comme insuffi- 
sant, eit été, en effet, notablement dépassé sans une combinaison 
grandiose sur laquelle elle avait gardé un’ silence absolu et qui con- 
sistait dans l’achat et la revente d'une énorme quantité de terrains. 

Le décret-loi du 26 mars 4852, sur la voirie de Paris, accordait 
a administration la faculté de comprendre dans les expropriations 
motivées par les alignements les parcelles d’immeubles aiteints par- 
tiellement qu'elle ne jugeait pas d'une étendue ou d’une forme propre 
4 recevoir des constructions salubres, les immeubles contigus 4 ces 
parcelles, si leurs propriétaires se refusaient A en faire l'acquisition, 
et méme les terrains nécessaires pour la suppression des voies publi- 
ques inutiles. Ce décret avait regu, dans la pratique, une interpréta- 
tion tellement large,-qu’il n’y avait, pour ainsi dire, pas de propriété 
qui fit 4 l’abri de-ses atteintes; mais, comme son application s était 
toujours faite dans des conditions favorables aux propriétaires dé- 
possédés, l’expropriation était devenue l'objet de tous-les désirs, ‘et 
personne de ceux qu'elle menagait ne reprochait 4 )’administration 
d’excéder la limite de ses droits. 

La préfecture de la Seine comptait user de la latitude que lui lais- 
sait le décret de 4852 pour mettre immédiatement 4 exécution le plan 
approuvé par la loi de 1858. Elle se proposait d’acheter pour plus de 
300 millions de terrains, avant que les nouveaux percements eussent 
été opérés, puis, une fois ces percements faits, de profiter de la plus 
value qui en résulterait pour revendre toutes les parties que n’ab- 
sorberait pas la voie publique. Ces reventes produiraient 120 mil- 
lions qui réduiraient le solde total de la dépense 4 180 millions. 
Pour que !’opération réussit, il fallait se hater d’exproprier le plus 
promptement possible, afin de ne pas s'exposer a voir les prétentions 
des propriétaires s'accroitre, et se procurer & cet effet des capitaux 
considérables par un emprunt. Mais, en raison méme du chiffre déja 
trés-élevé de la dette de la vilie, cet emprunt ne paraissait pus pou- 
voir se contracter par la voie ordmaire de l’émission d obligations 
remboursables en un certain nombre d’années; on eut recours 4 une 
institution analogue a celle de la Caisse de la boulangerie. 

Le décret du 44 novembre 1858 institua la Caisse des travaux de 
Paris, destinée 4 émettre, sous la garantie de }a ville, des valeurs a 
courte échéance, indéfiniment renouvelables, et & en appliquer le 
produit au solde des acquisitions de terrains ou des travaux de voirie. 
Le montant de ces valeurs serait remboursé lors du recouvrement, 
soit des subventions de la viile et de I’Etat, soit du prix des reventes 
de terrains et de matériaux. Une dotetion de 40. millions, prélevée 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 47 


sur le budget municipal, était attribuée a la Caisse et garantissait 
partiellement le remboursement de ses effets*. Un autre décret du 
6 février 1859 autorisa la Caisse des travaux 4 émettre des bons jus- 
qu’a concurrence de 15 millions. Cette émission ne dépassant pas le 
quart des revenus de la ville était-elle strictement légale? Le doute 
nous semble au moins permis. En effet, il ne s'agissait pas d'un fait 
accidentel et unique, mais de la premiére applicalion d'un principe 
qui devait avoir Ja plus grande influence sur la situation financitre 
de la ville. En outre, l’urgence était difficile 4 admettre, puisque la 
Chambre n'avait pas été consultée sur ce point Jors de la discussion 
de la loidu 28 mai 1858. N’eit-il pas été préférable de différer d'un 
mois seulement cette premiére émission et de soumettre 4 la Chambre 
la question tout entiére, au lieu de proposer a sa ratification des faits 
accomplis? 

La création de la Caisse des travaux de Paris avait l’avantage incon- 
testable de mettre immédiatement des sommes importantes 4 la dis- 
position de Fadministration municipale; mais cet avantage était com- 
pensé par des inconvénients au moins égaux. I] était facile de pré- 
Voir qu'une administration qui résistait si mal aux entrainements 
a la dépense ne consentirait jamais & se priver de ce supplément de 
ressources, méme aprés la conclusion des entreprises auxquelles 
elles étaient spécialement affectées, et imposerait ainsi 4 la ville deux 
sorles de dettes, les emprunts ordinaires, et la dette flottante repré- 
sentée par les valeurs de la Caisse des travaux. Or une dette flottante 
municipale est une anomalie, elle n’offre pas la méme sécurité que 
celle de |’Etat; elle ne comprend pas comme elle, pour la plus no- 
table partie, des sommes dont le remboursement ne pourrait étre ré- 
clamé; le renouvellement de ses effets en temps de crise nest rien 
moins qu’assuré. Si la Caisse est assaillie de tous les cétés de de- 
mandes de remboursements, elle n’y pourra faire face qu’en liqui- 
dant ses acquisitions de terrains, et, si elle réussil alors 4 opérer cette 
liquidation, ce ne sera qu’aux conditions les plus défavorables. 

Le Corps législatif ne ful naturellement pas appelé a se prononcer 
sur le principe de Ja création de la Caisse, mais sur l'article spécial 
inséré dans la loi‘des finances de 1860 qui fixait la limite annuelle 
des émissions de la Caisse. La commission du budget ne: voulut pas, 
en présence de faits accomplis, contester le principe méme d une in- 
stitution qu'elle proclamait anormale; elle s’efforga den atténuer les 
dangers en présentant un amendement qui limitait les opérations de 
la caisse aux travaux autorisés par une loi et subventionnés par I Etat. 
Le conseil d’Etat rejeta cet amendement, qui mettait en question la 


{ Le chiffre de la dotation de la Caisse a été récemment élevé 4 20 millions. 


48 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


permanence de la Caisse, et consentit seulement 4 compléter la rédac- 
tion primitive de l'article par une clause qui prescrivait chaque an 

née l’annexion a la loi des finances d'un compte particulier indiquant 
Je montant des bons émis, l'emploi sommaire de leurs produits et la 
situation des travaux au 31 décembre de l'année précédente. 

La commission, satisfaite de cette concession, se montra pleinement 
rassurée sur un avenir qui l’avait d'abord si fort inquiétée. « Sur la 
« crainte manifestée dans le sein de la commission de voir les facilités 
« demandées par la ville devenir la cause d'une trop grande accéléra- 
« tion dans les travaux, M. le préfet de la Seine a répondu : — Dans 
« lintérét de la ville, les travaux ne doivent étre exécutés que dans les 
« délais prescrits; l’engagement en a été pris, et la contiance et le 
« désir du Corps législatif serout pour lui un lien moral de la plus 
« grande valeur’. » 

La Caisse a été successivement autorisée 4 éroettre des bons jus- 
qu’a concurrence d’abord de 60, puis de 100 millions, et il résulle 
du compte annexé au projet de budget de 1865 que, sur 97 millions 
de bons émis au 31 décembre 1861, 30 millions seulement ont été 
affectés aux travaux prévus par la loi de 1858; le surplus a été em- 
ployé dans d’autres entreprises, et 10,750,000 fr. notamment ont 
été remis, 4 titre d'avance, aux agents du ministére d’Etat. 

Le Corps législatif approuva a la fois, en 1859, l’institulion dela 
Caisse et l’annexion a4 la ville de Paris des communes renfermées 
dans l’enceinte des fortifications. D’apres le Mémoire du _préfet, 
les abords de la ville présentaient, au lieu du développement nor- 
mal d’une ville unique, l'aspect d'un camp toujours grossi d'une 
armée confuse d'assiégeants; ce n’était pas le nom de Paris mais 
celui de Babel qui convenait a un pareil état de choses; il n’était 
pas admissible que la méme enceinle renfermat une grande ville 
dirigée par une autorité unique et puissante, et dix-huit communes 
abandonnées a autant de faibles administrations locales. Le rapport 
rédigé par M. Riché, aujourdhui conseiller d'Etat, renchérissait en- 
core sur ces considérations; il fallait, suivant lui, faire pénétrer les 
grandes voles stratégiques de Paris dans les communes sururbaines, 
dérober des matériaux 4 la barricade, enlever un dernier asile a 
l'émeute, empécher enfin Montmartre et les Buttes-Chaumont de de- 
venir le mont Aventin. Le rapporteur, tout en alfirmant que lutilité 
serait consultée plutét que le luxe capricieux des monuments, deman- 
dait que le magnifique arc de triomphe dont Perrault avait élevé le 
modeéle sur la place du Tréne y fut relevé pour célébrer les victoires 
de la campagne d'Italie. Ces immenses résultats devaient étre obtenus 


' Rapport de M. Devinck. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 49 


avec les seules ressources de la ville. « Si la Chambre, remarquait 
cM. Baroche, avait pu concevoir quelque préoccupation quant aux 
« moyens qu’aura la ville de faire face aux dépenses de l’annexien, 
celle devrait étre pleinement rassurée par les chiffres que M. De- 
«vinck a fait connaitre, » 

Parmi les motifs qui avaaent été mis en avant pour justifier la 
création de la Caisse des travaux de Paris, figurait en premieére ligne, 
nous I'avons vu, l’impossibilité d’ajouter de nouvelles charges 4 la 
delte municipale. Les émissions de la Caisse devaient donc tenir lieu 
d'un emprunt. Toutefois l’administration ne croyait plus 4 cette im- 
possibilité em 1860, car, en méme temps quelle faisait élever & 
100 millions la limite des émissions de la caisse, elle proposait a la 
sanction législative un emprunt de 156 millions. Le but de cet em- 
prunt avait d’abord été de couvrir les dépenses de l'extension de 
lenceinte de Paris; mais, comme il était contraire aux principes d'ap- 
pliquer le produit d’un emprunt a des dépenses encore incertaines 
dans leur objet et leur quolité, il fut décidé que ce produit serait 
affecté aux grands travaux de voirie dans lesquels la ville était 
engagée et dont le devis était-clairement déterminé. Une somme de 
40 millions environ devait étre prélevée pour réduire 4 60 millions © 
lavaleur des effets de la caisse des travaux de Paris en circulation. 
les effets de la Caisse et l’emprunt devaient donc meltre presque im- 
médiatement 190 millions a la disposition de l’administration muni- 
cipale. 

L'emprunt fut émis, par voic de souscription publique, en 287,618 
obligations au prix de 475 francs, remboursables 4 500 francs 
en 37 années et rapportant seulement 15 francs d’intéréts. Le taux 
relativement minime de l’intérét était compensé, aux yeux des ama- 
leurs d'avantages aléatoires, par une combinaison qui leur permettait 
de reconstituer 4 leur profit les chances de ]’ambe et du terne de 
lancienne loterie. Néanmoins le public ne s'empressa pas de répon- 
dre a l'appel qui lui était adressé, et 158,681 obligations, représen- 
fnotun peu plus de 75 millions de francs, furent seulement souscrites. 

Ala fin de la session de 1861, un projet qui affectait 22 millions 
ala reconstruction de la salle de l’Opéra fut présenté au Corps légis- 
tif. Le devis des travaux, fait 4la hate, n’était pas bien étudié, et ne 
permettait nullement de préciser le chiffre de la dépense, que plu- 
Seurs députés évaluaient & 40 millions. La commission exprinaa les 
regrets que lui faisaient éprouver linsuflisance des renseignements, 
ht présentation tardive du projet ef le refus persistant du conseil 
dEat d’aceepter un amendement qui mettait la charge de la ville 
de Paris une partie de la dépense; mais les terrains étaient déja ex- 
Propriés, ce qui « modifiait, en fait, la liberté du vote; » aussi, tout 

Mas 1862.” 4 





50 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


en déplorant cette grave irrégularité, conclut-elle en faveur du projet, 
gui fut adopté. 

Dans les discussions qui s’élevérent & propos des derniéres me- 
sures que nous venons de résumer, MM. Picard et Ollivier signalé- 
rent la propension de la préfecture de la Seine & s’affranchir de 
tout contrdle et & se mettre en dehors de la légalité. Is invoquaient 
4 l’appui de leur dire les nombreuses observations formulées dans 
les rapports de la Cour des comptes. Ainsi des contrats de fourni- 
ture ou d'entreprise n’avaient pas été l'objet d’adjudications publi- 
ques, des aliénations ou des acquisitions de gré 4 gré avaient été 
consommeées sans le concours du ministre de l’intérieur. M. Baroche, 
sans nier les faits, en avait contesté l’importance et avait répondu 
que les critiques de cette haute juridiction s’appliquaient moins a 
l'ensemble de la gestion préfectorale qu’a quelques détails de cette 
gestion sur la légalité desquels des doutes sérieux existaient de part 
et d’autre. 

La Cour des comptes avait demandé que ces doutes fussent résolus 
par un réglement spécial. Tel fut vraisemblablement le but du décret 
du 9 janvier 1864, décret qui étend au préfet de la Seine les pou- 
voirs que le décret-loi du 25 mars 1852, dit de décentralisation, a 
conféré aux préfets des autres départements. Ce fonctionnaire peut 
désormais acquérir, aliéner ou échanger les propriétés départemen- 
tales et exercer une autorité illimitée sur l’adininistration des éta- 
blissements charitables sans le concours du ministre de l’intérieur. 
En outre, il approuve souverainement, en sa qualité de préfet, tous 
les marchés qu'il a signés, comme maire de Paris, avec les entrepre- 
neurs des divers services municipaux. Les budgets de la ville seuls 
continueront d’étre soumis 4 !’approbation impériale. La question se- 
rait donc définitivement tranchée, si le décret du 9 janvier 1861 était 
valable, mais il n’a pas été communiqué au Conseil d’Etat, ainsi que 
doit l’étre tout réglement d'administration publique; il statue en 
outre sur des matiéres qu'une loi seule pouvait régler; il est donc 
inconstitulionnel, et depuis plus d'un an il est déféré au Sénat, qui, 
aprés avoir jugé la réclamation assez grave pour en saisir une com- 
mission spéciale, n’a jusqu’é ce jour, malgré l'importance des inté- 
réts en suspens, pris aucune décision‘. 

Si le décret du 9 janvier 1861 devait étre maintenu, il affranchi- 
rait de toute tutelle administrative la gestion des finances de la ville 
de Paris. Or, il ne faut pas l’oublier, cette gestion n'est pas contrdlée 


‘ Ces lignes étaient imprimées, quand un communiqué adressé au Journal des 
Débats, a la suite d'un article de M. Prevost-Paradol, qui s‘étonnait comme nous du 
silence du Sénat, nous a appris que le Conseil d‘Etat examinait un projet de loi sur 
cette matiére, et que ce projet serait soumis au Corps législatif. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 9 | 


par un conseil municipal élu, et les membres de ce conseil municipal 
de Paris, nommés sur la présentation du préfet, sont portés, 4 raison 
méme de leur origine, 4 se considérer plutét comme des auxiliaires que 
comme des surveillants. Cette situation particuliére faite & 1a capitale 
sexplique aujourd'hui moins que jamais, aprés les actes officiels qui 
ont reconnu qu'un contréle indépendant était la condition essentielle 
dune bonne administration, car nulle part l'utilité de ce contrdle 
n'est mieux démontrée. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner les 
principaux chiffres du budget de Ja ville de Paris pour l'année 4862. 
Les charges de la dette municipale dépassent 22 millions, la dette 
flottante atteint environ 100 millions. En dehors des exigences im- 
médiates de ses travaux de voirie, la ville a acheté, pour les reven- 
dre, 383,000 metres de terrain qu’elle estime plus de 34 millions, 
et a acquis, au prix de 60 millions, 349 maisons qu’elle loue seule- 
ment 1,866,000 francs. Le chiffre total du budget en recettes et en 
dépenses est de 197 millions, sur lequel les recettes et dépenses or- 
dinaires et extraordinaires représentent 125 millions; le surplus, soit 
72 millions, figure comme dépenses supplémentaires et spéciales 
auxquelles il est pourvu 4 l'aide de ressources temporaires. L’intérét 
de l’Etat et celui de la ville commandent donc impérieusement de ne 
pas livrer de telles dépenses ni de telles ressources & la discrétion 
d'un seul fonctionnaire. 


i 


Les votes du Corps législatif, pendant lasession de 18641, ne pou- 
vaient, nous l’avons déja dit, altérer la confiance du gouvernement 
dans l’immensité de ses ressources. Aussi, aprés la cléture de la ses- 
sion, des crédits supplémentaires furent-ils ouverts 4 tous les ser- 
vices publics avec la derniére profusion. Ces accumulations de dé- 
penses devenaient une cause d'embarras extréme et de géne presque 
immédiate pour le Trésor, sans que |’administration parit en soup- 
conner l’existence. Dans son rapport sur le décret du 4 juillet, qui 
autorisait |’émission des obligations trentenaires, M. Forcade de la Ro- 
quette assurait 4 |’Empereur que la situation du Trésor permettait 
de pourvoir facilement au payement des travaux déj4 commencés, et 
méme d‘ajourner de plusieurs mois la création des nouvelles obliga- 
tions; s’il proposait que cette émission s’effectuat tout de suite, c’était 
uniquement dans.le but de ne pas laisser en suspens les capitaux qui 


52 LES FINANCES DBE LA FRANCE. 


avaient pu se préparer & ce mode de placement. L’Empereur, moins 
rassuré cependant que son ministre des finances, demanda, és le 
commencement de septembre, 2 M. Fould un Mémoire sur la situa- 
tien et sur les mesures qe’elle rtait. 

Le Mémoire de M. Fould, rédigé dans un tout autre esprit que ceux 
de ses prédécesseurs, stgnabait des périts ott ceux~ci n’apercevaient que 
des éléments de sécurité. A la fin de l’exercice, le chiffre des décou- 
verts du Trésor dépasserait un milliard. Une erise était imaninente. 
Le véritable moyen de la conjurer, c’était d’agir avec premptitade 
et décision, et de tarir la seurce du mai en restituant au Corps 
législatif les prérogatives sang lesquelles son contrdéle financier, renda 
presque illuseire, ne mettait plus d’obstacle 4 l’accreissement des 
dépenses ‘pubhques. , 

Depuis te décret du 14 novembre 1861 qui a appelé M. Fould aw 
memistére des finances, on s‘est efforcé d'atténuer la portée de.ses 
déclarations. « Bien que la situation fit sérieuse, lisons-nous dans 
« l'exposé des motifs du. sénatus-consuite du 31 décembre 1861, et ditt 
« étre franchement signalée, le mouvement de fonds de notre tréso- 
« rerie est si considerable, les ressources dont elle peut disposer.au 
« besoin sent ssimportantes, que pendant longtemps encore il edt été pos- 
« sible des’ymaintonir. » Le méme document affirmait «que la présen- 
« tation du sénatus-consulte navait pas été imposée par la nécessité 
« d'une situation financiére périlleuse. » Le rapport de M. Troplong 
développait les mémes considérations. « Le projet du sénatus-con- 
« sulte, y est-il dit, n’est pas le désaveu d'un glorieux passé, et 
« nous ne devons pas laisser subsister des impressions de nature a 
« laisser croire qu'il a été concu sous le coup d’embarras accumulés, 
«et non pas dans la pleine hberté d'un pouvoir maitre des circon- 
« stances... Les 2 milliards, empruntés pour la guerre et les 
« 800 millions de travaux publics, portent avec eux deur justifica- 
¢tion.» «= | a 

En présence de-ces contradictions en quelque sorte officielles, un sé- 
nateur, M. Brenier, 8’est:cru autorisé, tors de-la discussion du sénatus- 
consulte, a prendre M. Fould a partie, et lui a reproché d'avotr gra- 
tuitement compromis le gouvernement per d'inexplicables ‘exagéra~ 
tions. « Ah! Dieu merci! s'est écrié ce sénateur, la lummére wie se 
« fait aprés la lueur sombre et artificielle que l'on projetait sur notre 
«situation financitre. Le eauchemar seus le perds duquel nous vivions 
«depuis 4a publication du Mémoire & U'Eenpereur, ce caachemar 
« cesse, et neous nous réveillons avec une ‘sttuation telle, que nous 
«'‘n’avons plus de mitliards menacants, «ee la dette flottamte imputa- 
« ble & l’Envpire est presque insensble, et que nous deyons nous 
« fliciter de d'emploi qui a 6té fait de aos ressources ‘extrabudgé- 


LES FINANCES D® La PRANCE. 59 


« taires. Que nous sonymes loin, mossicurs kes sénateurs, de la sitna- 
« tion alarmante!qai a motivé une modification profonde dans notre 
¢ lésislation financiére, et, joserai dire, dans la constitution, e¢ que 
« je me sens ptus libre de répéter encore: Pourquoi avez-vous coy- 
« seillé un reméde radical, hérofque, lorsque le. mal était simple et 
aréductible par les moyens oréinaires? » M. Fould cependant-a 
maintenu ses appréciations. « J’aurais, dans ce Mémoire, a-t-il ré- 
« pondu, tetlement chargé les coutgurs, tellement exagéré, que ma 
« bonne foi était‘en question. Je ne pense pas. qu'on puisse douter 
« que j aie exagéré seiemment les faits. Jen trouve la preuve dogs 
«cette circonstanee, qu’aucun des ehiffres cités par moi n'a pu élse 
«contesté. Jai le droit de dire qu’ils sont:sinoéres, et j'arde regret 
« de pouvoir ajouter qu’ils sont vrais. » M. Fould awrait pu imposer 
silence 4 ses contradioteurs plus ow moins directs ex signalant un 
fait qui n’a été révélé que par son rapport du 22 janvier 4862 et qui 
donne la mesure des diffiew]tés qu'il s'est efforcé de conjurer. Depuis 
le traité qui avait rég?é la part de la France dans ba dette de la Sa- 
voie et de Nice, le reliquat- de 4,640,250 fr. 56 c. do rentes sardes, 
qui figurait eneore 4 Factif du Trésor au 1“ janvier 4861, représen- 
tait, au taux de sa livraison, soit 84 fr. 33 c., wne somme. de 
13,624,856 fr. ‘Em quelques semaines, la masse de: ces rentes a été 
alifnée par M. Forcade de ja Roquette pour une somme de 
65,849,939 fr. Cette liquidation des rentes. sardes avec une perte 
d’environ 12 millions (soit & peu prés le sixiéme du capétal tatal) 
ne peut s’expliquer que par l’urgence des besoins et, rdfute suffi- 
samment lopinion d’aprés laquelle on pouvail atteadre loaglemps 
encore avant de reeourir 4 des moyens extraordinaires, naus direns 
presque désespérés, ou, ce qui valait mieux, 4 un changement de 
systéme financier. 

Si la-gravité de la situation a été contestée, |’insuffisanca di con- 
trile Myislatif qui s'est exercé du 24déeembre 1852 au 1° janvier 
1362 n'a pas été admise par tows, et, dans la discussion de la. der- 
nmiére Adresse, M. Magne, parlant.au nom.dm gouvernement, n’a 
pas craint, méme aprés |'adhésion publiquement donnée par |’ Em- 
pereur aux appréciations de M. Fould, de dive.au Corps légis- 
latif: « Ajoutons que les finances de I’Etat ont été gérces avec toute 
ela sollicitade d'un bon pdre de famille, et que la Chambre a tou- 
tjours exercé son controle avee la plus grande efficacité. » 

Les-déclarations deM. Magne, ministve.sans portefeuille, chargé de 
soutenir la politique financiére du gouvernement devant les Chagabres, 
different essenticllement, eeg quelques lignes le prowvent, des opi- 
mons de son collégue M. Fould, ministre des finances; il importe 
donc de rechereher qui se trompe ici de ees deux conseillers de 





34 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


Ja couronne. Nous ne pouvons, 4 cet égard, consulter un témoin plus 
irrécusable que le Corps législatif lui-méme, ce corps qui a constam- 
ment montré un dévouement si absolu et dont le scrupuleux respect 
pour la prérogative du pouvoir exécutif méritait récemment cet écla- 
tant hommage de M. Troplong : « que cette assembiée n’était pas de 
celles qui aspirent a l’omnipotence. » 

Or la Chambre s’est toujours plaint de linsuffisance de son con- 
tréle, ses doléances se sont fait jour dans les discussions des diverses 
lois de finances et surtout dans les rapports des commissions. Elle ne 
pouvait considérer comme son ceuvre, 4 un degré quelcouque, ces lois 
4 la confection desquelles elle prenait une si faible part, et dont un 
grand nombre de ses membres déclinaient constamment la res- 
ponsabilité en son nom. « Aux termes de la constitution, remarquait 
« M. Calley-Saint-Paul, la Chambre n’a aucun moyen de faire préva- 
« loir les réductions qu'elle désire. Dans cette situation, l’orateur de- 
a mande si le budget n'est pas plut6t le budget du conseil d’ Etat que le 
« budget du Corps législatif. » M. Baroche repoussait cette interpréta- 
tion par la fin de non-recevoir suivante : « Quant aux observations géné- 
« rales de l’honorable membre qui se rattachent au mode de votation 
« du budget, M. le président du Conseil d’Etat déclare que la constitution 
« ne peut étre ni critiquée ni défendue devant la Chambre; si donc il 
« garde le silence sur ce point, son silence ne doit pas étre pris pour 
«une adhésion. Il ne répond pas, parce qu’il n’est pas permis de 
a répondre. » 

Deux ans plus tard, M. Larrabure reproduisait la méme pensée que 
M. Calley-Saint-Paul. « La Chambre, disait-il, livre ses pouvoirs a la 
commission du budget, quiseule propose des amendements. Le Con- 
« seil d’Etat seul a le droit d’admettre ou de repousser ces amende- 
« ments. Il est donc parfaitement vrai de dire que cest surtout le 
a Conseil d’Etat qui fait le budget de la France. En définitive, les 
« membres de la Chambre ne peuvent ni proposer d’amender ce 
« budget, ni de rejeter une somme particuliére; ils ne peuvent que 
« présenter des observations générales. » 

La commission chargée de l'examen des crédits supplémentaires 
‘de 1860 se demandait «s'il a été fait une part suffisante aux législa- 
a teurs dans l’appréciation des dépenses publiques, si \'alternative 
« obligée d’admettre ou de rejeter les services d’un ministére tout en- 
« tier, sans le droit pour le Corps législatif d'en éliminer un seul article 
« de dépense, est de nature 4 laisser au vote toute sa liberté et son in- 
« telligence. » 

« Que d'économies, disait M. Paul Dupont, pourraient étre obtenues, 
« si, au lieu d’étre réduite en quelque sorte a un réle d enregistrement, 
«la Chambre participait 4 la confection du budget! Ces conseils, 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 55 


« ajoutait-il tristement, je ne le dissimule pas, ont peu de chance 
« d’étre écoulés. » La commission du budget de 1860 insistait sur 
la nécessité de revenir 4 de meilleurs principes. «a S’il en était autre- 
«ment, disait-elle, l’appréciation des prévisions deviendrait stérile, 
« l'édifice de nos budgets n’aurait plus de plan et leur examen n’of- 
«frirait plus lintérét qui s’attache & une ceuvre sérieuse et utile. » 
Enfin, M. Devinck résumait en ces termes la pensée de beaucoup de 
ses collégues : « Vos -pouvoirs en matiére de dépense sont moindres 
que les pouvoirs du plus petit conseil municipal, de la plus petite com- 
mune de France. (Plusieurs voix: C'est vrai! Trés-bien! » 

Le mode de votation du budget n’était pas le seul point de la comp- 
tabilité légis lative qui parut défectueux, des critiques plus vives en- 
core s'adressaient aux virements et aux crédits supplémentaires et 
extraordinaires. Sans reprendre ici l’examen que nous avons fait 
plus haut de la légalité et de la convenance de |’emploi simultané de 
deux moyens qui devaient s’exclure, nous constaterons que, depuis 
la loi du 5 mai 1855 et Je décret du 10 novembre 1856, l'usage 
oes crédits supplémentaires n’avait été ni moins fréquent ni moins 

mé. 

D’aprés les commissions spécialement chargées de les examiner, 
ces crédits altéraient l’équilibre des budgets en cours d’exécution, 
et préparaient des charges plus lourdes aux exercices suivants, en 
posant le principe de dépenses permanentes. Contrairement aux voeux 
exprimés par les organes du Corps législatif, l’administration s’en 
servait pour augmenter 4 la fois le nombre des emplois et le chiffre 
des traitements, la législature n’était saisie de l'appréciation de la 
dépense que lorsqu’elle était consommée, les faits accomplis con- 
stituaient alors une sorte de droit acquis, contre lequel la Chambre 
he se croyait pas autorisée 4 réagir’. La méme marche était suivie, 
soit 4 l’endroit de travaux considérables d’abord mis 4 la charge de 
lEtat par l’ouverture de premiers crédits relativement minimes, soit 


4 ¢ L‘inscription du crédit se trouve donc commandée par un fait accompli pour le- 
e quel le gouvernement est resté privé tout ala fois du contrélenon moins utile qu’é- 
« clairé du Conseil d’Etat et du Corps législatif.» (RapportdeM. Devinck surle budget 
de 1859.) « Dans quelques-uns des autres ministéres, disait encore M. Devinck 
« dans son rapport sur le budget de 1859, il ne parait pas avoir été tenu compte des 
« veeux émis par Jes commissions du budget; loin de 1a, le personnel et les traitements 
« ont été simultanément augmentés. Le nombre des emplois supérieurs a été élevé 
« et celui des emplois inférieurs a été réduit. Il ne nous a pas été possible de savoir 
« pour plusieurs ministéres 4 quel chiffre on al'intention de s‘arréter. Ur il est tou- 
¢ jours facheux de ne pas étre fixé sur le but que l'on veut atteindre. » Les rapports 
de MM. Lequien, Segris, Louvet et Josseau, sur les lois qui ont régularisé les crédits 
supplémentaires et extraordinaires, renferment plus d'un exemple analogue 4 celui 
que nous avons cité; ces documents méritent d’étre consultés. 





36 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


pour des acquisitions d’immeubles dont le prix était payable en 
plusieurs annuités'. 

Aprés de tels actes, le Corps législatif pouvait-il considérer son 
contréle comme sérieux, et M. Calley-Saint-Paul avait-il tout a fait 
tort lorsque, en parlant dune réduction de 3,500,000 fr. sur le 
budget de la guerre, consentie par les commissaires du gouverne- 
ment, il disait qu’il ignorait si, 4 l’aide de virements et de crédits 
extrabudgétaires, on ne reprendrait pas en teut ou en partie le mon- 
tant de cette réduction *? 

M. Josseau, rapporteur des erédits supplémentaires de Vexercice 
4861, constatait avec regret la facheuse tendance de administration 
% provoquer l’ouverture de ces crédits par des décrets rendus immé- 
diatement avant l’ouvertare de la session législative ow aprés sa cld- 
ture. La session de 1862 commenca le 4 février. Cependant des dé- 
erets impériaux des 50 janvier et 1" février avaient ouvert pour 
plus de 18 millions de crédit, et la désignafion des crédits supplémentai- 
res était devenue assez vague pour permettre a l'un de ces décrets d’ap- 
pliquer 16 millions aux travaux des chemins de fer de Bayonne 4 Tou- 
louse et de Rennes & Brest, qui ne faisaient méme pas objet d'un 
article spécial au budget. Les représentations de la commission fu- 
rent infructueuses : le Corps légistatif venait 4 peine de terminer 
ses travaux, que M. le comle de Chasseloup-Laubat, ministre de la 
marine, jadis si ombrageux 4 l'endroit de la prérogative parlemen- 
taire, fatsait ouvrir 87 mitlions de crédits supplémentaires 4 son dé- 
partement, sans que ses collégues, et notamment le ministre des 
finances, fussent en mesure de préciser les motifs qui l’avaient em- 
péché de présenter ces crédits & la sanction législative*. 


4 Telles ont été notamment les dépenses d'établissement du canmp de Chalons, et 
les acquisitions de Phétel Beauvau, de la caserne du quai d Orsay, et d’un hotel 
eontigu au ministére des travaux publics a Paris. 

2 Moniteur du 29 avril 1858. 

3 «J‘ignore les motifs qui n'ont pas permis 4 mes collégues de présenter les de- 
« mandes de crédit extraordinaire au Corps législatif. Sajoute que Pun de ceux qui 
« ont été amenés, probablement par la force des choses, 4 ne pas les présenter, 
« est le ministre de Ja marine, par exemple, qui est un homme qui a joué dans 
« les assemblées un réle important. » (Discours de M. Forcade de la Roquette. Mo- 
niteur du 2% novembre 1861.) Dans la discussion de l’Adresse de 1862, M. Devinck 
a qualifié les décrets par lesquels M. Chasseloup-Laubat s'élait fait accorder 87 
millions de crédit, du « plus grand abus qui ait été jamais fait des crédits extra- 
« budgétaires, » et a fait ressortir la contradiction qui existait entre les actes du 
ministre de la marine et les discours de l'ancien député. M. Buroche a chateureuse- 
ment défendu son collégue, 4 qui, suivant M. le président du Conseil d'Etat, 1 n'y 
a ni changement @opinionni modification de théoriea reprocher, mais chez lequel 
iT y a simplement 4 signaler un changement de point de vue qui s’explique de lui- 
méme. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 37 


Tels étaient les résultats du systeme que M) Magne ne se lassait 
pas de précenwser. « A aucune époque, disait-il' dans la discussion de 
« ’Adresse de 1861, 4: aucune, entendez-le bien, les finances de !’Etat 
«nont été soumises, au poimt de vue de l'ulilité véritable, au point 
« de vue de l'économie, au point de vue de la bonne disposition des 
«ressources du budget, a des. eontrdles plus sérieux' qu’elles 
«ne Je sont aujourd’hui.... Pajoute que le contréle politique, le 
« contrdéle de cette assemblée elle-méme, existe et fonctionne comme 
«1! doit fonctionner. » 

Lorsque le déeret du 24 novembre 1860, « voulant donner aux 
« grands corps de |’Etat une participation plus directe a lo politique 
« générale du gouvernement et un témoignage éclatant de confiance, '» 
eut, ainsi que I’a dit récemment ume conrmission du Corps législatif, 
restitué a ce Corps « plusieurs de ses prérogatives les plus essen- 
« tielles*, » les réclamations contre le systéme financier établi par le 
sénatus-consulte du 24 décembre 1852 se formulérent avec plus de 
netteté dans la presse et dans la Chambre. Les députés ne se 
croyaient pas fibres de rejeter le budget d’un mimistére, pour faire 
prévaloir leur avis sur fes économies @ réaliser dans Yun des services 
quien dépendaient : n‘était-il pas juste, dés lors, d’appliquer-particu- 
hérement au mode de votation des lois de finance }a critique que 
M. de Morny lui-méme adressait 4 l’ancien réglement des travaux de 
la Chambre aprés qu'il eut été modifié, et de dire avee lui que la 
Chambre était nécessairement placée entre un acte insensé et une sou- 
mission regrettable*? Le Corps législatif demandait donc avec raison 
le retour a la spécialité des crédits votés : au reste plein de déférence, 
pour Ja prérogative du monarque, i! sollicituit seulement « la spécia- 
« lité dans des limites restreintes qui résulteraient de la division des 
«dépenses de chaque ministére par grands services, et, dans chacun 
«de ces grands services, dela division des crédits du personnel et du 
« matériel *. » Enfin le rétablissement de la spécialilé devait entratner 
comme conséquence celui de la nomenclature des services auxquels 
des crédits supplémentaires pourraient étre ouverts par décrets, et 
la suppression des virements. 

Ces veux se résumérent dans un paragraphe additionnel proposé 
par plusieurs députés, lors de la discussion de |’Adresse de 1861. 
M. Magne, malgré son enthousiasme pour le sénatus-consulte de 


* Préambele du: décret du 24 novembre 1860. 

* Rapport de M. le baron de Jouvenel au nom de la commission chargée d’exa- 
miner le projet de loi ayant pour objet d'accorder une dotation au comte de Palikao. 

* Discours de M. de Morny au commencement de la session de 2864. 

* Rapport de M. Devmck sur le budget de 1859. 








58 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


4852, en promit la modification au nom du gouvernement. Devant 
cette promesse, le paragraphe fut retiré, mais ses auteurs précisé- 
rent, sans rencontrer la moindre contradiction officielle, la portée 
qu’ils attachaient aux engagements pris envers la Chambre. 

« Nous acceptons, disait M. Gouin, la déclaration de M. le ministre 
« comme émanant de |l'Empereur. Nous comprenons trés-bien que 
« le nombre des chapitres puisse étre réduit dans une cerlaine pro- 
« portion; mais, si cette restriction allait trop loin, le but ne serait 
a pas atteint et le concours du Corps législatif n’aurait pas cette 
« efficacité que nous réclamons pour la fixation des dépenses. » — « En 
« présence des explications qu’a données M. le ministre, ajoutait 
« M. Ancel, je dirais volontiers : Monsieur le ministre, nous avons dé- 
«claré que nous retirions cet amendement, mais c’est, comme I’a 
« dit notre honorable collégue M. Gouin, sous la réserve expresse que 
« c'est bien le retour 4 la législation antérieure au sénatus-consulte 
« de décembre 1852 qu'il s’agit de rendre au Corps Jégislatif, et non 
« pas un vote par grandes divisions, qui changerait fort peu le mode 
« actuel de votation. » M. Schneider résumait le débat et se félicitait 
du concert heureusement établi entre la Chambre et le gouverne- 
ment sur une question importante qui les divisait depuis si long- 
temps. Quelques mois plus tard, dans son rapport sur la loi des 
comptes de 1858, M. le marquis d’Andelarre annoncait comme pro- 
chaine la suppression des virements. « Espérons, écrivait-il, que cette 
« législation, née de la suppression dela spécialité, qui est un dogme 
« de notre comptabilité, disparaitra 4 son tour lorsque la spécialité 
« aura été rétablie, ainsi que l'a annoncé un honorable ministre de 
« l’Empereur dans la discussion de I’ Adresse, et que le gouvernement 
« pensera comme Ja Chambre que ce mécanisme, réduit aux termes 
« ou il existe depuis le décret du 10 novembre 1856, n’a pour lui 


«aucun avantage en rapport avec les objections qu'il a soule- 
@ vées. » 


Il 


Pour détourner la crise dont le Mémoire de M. Fould démontrait 
l’imminence, il ne suffisait pas d’exposer franchement la situation 
financiére de la France; il fallait surtout prendre les mesures les plus 
propres & rendre lecontrdle législatif indépendant et efficace, 4 ame- 
ner l’atténuation de la partie des découverts qui nécessitait un dé- 
veloppement exagéré et périlleux des ressources de la dette flottante, 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 39 


enfin 4 empécher les exercices futurs d’ajouter de nouvelles charges 
4 celles qui pesaient si lourdement déja sur le Trésor public. 

Le sénatus-consulte du 34 décembre 1861 a modifié les régles de 
la comptabilité législative. Il ne consacre toutefois ni le rétablisse- 
ment de la spécialité absolue qui existait avant le 24 décembre 1852, 
ni méme la spécialité restreinte, que le Corps législatif avait si 
instamment réclamée. La Chambre est appelée 4 voter le budget 
de chaque ministére par grandes sections, dont le nombre et |’ éten- 
due sont fixés par le sénatus-consulte. Ces sections n’ont qu'une 
similitude nominale avec celles de l’ordonnance du 1° décem- 
bre 1827, car elles n'impliquent la spécialité que dans la dis- 
cussion et non dans l’emploi des crédits‘. Aucune restriction ne 
vient géner l’exercice du droit de virement, qui continuera de 
sexercer entre chaque section et chaque chapitre du méme minis- 
tére. Le gouvernement, il est vrai, renonce absolument au droit 
douvrir des crédits extraordinaires ou supplémentaires dans I'inter- 
valle des sessions; si des besoins imprévus viennent 4 se manifester, 
il y pourvoira 4 |’aide des virements, sauf 4 demander au Corps 
législatif, dés qu'il sera réuni, soit par des lois séparées, soit par une 
loi d’ensemble, dite budget rectificatif, les crédits nécessaires aux 
chapitres que l’exercice du droit de virement aura privés d'une partie 
de leurs ressources. Le budget rectificatif lui-méme ne sera pas le 
dernier terme de la dépense. Il pourra, d’aprés l’exposé des motifs, 
étre suivi d'un budget complémentaire*. Nous ne pouvons donc con- 
sidérer le nouvel ordre de choses comme un systéme d'abonnement. 

La commission du Sénat a paru attacher une grande signification a 
la disposition additionnelle qui maintient dans le décret de répartition 
la division des sections adoptée par la loi du budget. Mais cette addi- 
tion, acceptée par le gouvernement, n’apporte pas la plus légére mo- 
dification 4 l'économie du sénatus-consulte, car elle ne géne en au- 
cune facon l’exercice du droit de virement et n’a de valeur qu’a un 
point de vue trés-secondaire, celui de la classification. 

Le sénatus-consulfe du 28 décembre 1861 constate un progrés 
réel, moins peut-étre par ses dispositions propres que par I'hommage 


‘ «Plus énergiquement encore, a dit M. Bonjean, le rapport a répété qu'on est 
«plus éloigné que jamais de rétablir la spécialité limitative des sections, si larges 
« quelles soient. » (Séance du Sénat du 21 décembre). 

* « Toutefois il ne faut pas se dissimuler qu'il y a certaines dépenses dont le 
« chiffre exact ne peut étre connu que par leur liquidation, et dont les payements 
¢ Seffectueront non dans les derniers mois de |’année oti elles sont faites, mais dans 
«le dernier mois de l'exercice auquel elles appartiennent. Dans ce cas, et pour cette 
«nature de dépenses, le Corps législatif sera directement saisi des demandes nou- 
«velles et complémentaires qu’elles pourront exiger, aussit6t qu'il sera réuni de 
« nouveau. » (Exposé des motifs du sénatus-consulte du 31 décembre 41861.) 








60 LES FINANCES DE, LA FRANCE. 


implicite rendu é la nécessité d'un contrdéle législatif sérieux., Béus 
sira-t-il & limiter la dépense et 4 doaner & la diseussion des lois de 
finances la liberté et la portée qui lui manquaient? Un avenir pro- 
ehain nous l’apprendra. Nous nous permettrons toutefois d’exprimer 
quelques appréhensions on plulot de nous faire l'écho de celles qui se 
sont produates dans les discussions du Sénat et du Corps législatif. 

La suppression des erédits extrabudgétaires ouverts par déeret 
semble d’abord la garantie la plus efficace de la limitation de la dé- 
pense. Mais le gouvernement n'a pu renoncer a cette faculté qu’a la 
condition de trouver dans |’exercice du droit de virement le moyen 
de pourvoir aux dépenses imprévues. Or les virements ne peuvent 
lui promettre de telles ressources qu’autant que les divers chapitres 
du hudget recevront des allocations supérieures 4 leurs besoins réels. 
L'exagération des crédits budgétaires est donc la conséquence forcée 
du nouveau systéme financier, et cette exagération entrainera 4 son 
tour l’augmentation de la dépense. 

Le Conseil d'Etet et le Corps législatif, a-t-om dit, sauront mettre 
obstacle 4 l’'abus des virements.. « D'abord, lisons-nous dans le rap- 
« port de M. Troplong, nous supposons que la spécialité sera dé- 
« fendue par le Conseil d’Etat, qui devient désormais son gérdien 
a vigilant. La spécialité est la régle, on n’en peut sortir que par ex- 
« ception, c'est le Conseil d'Etat qui sera juge..On peut compter sur sa 
« vigilance ef ses humiéres; il ne consenlira 4 se déjuger, lui quza 
« préparé la répartition, qu’en connaissance de cause. » Cette suppo- 
sition est inadmissible, elle implique l'oubli le plus complet du 
passé et une étrange confusion de pouvoirs du Consail d’btat. Pendant 
dix ans ce Corps a exercé les attributions que le sénatus-consulle du 
34. décembre 1864 lui maintient, et il n'a empéché aucun des vire- 
Ments qui ont donné lieu 4 de si justes critiques. Il n'est pas juge, 
ainsi que le prétend M. Troplong, il se borne, son noma méme l’indi- 
que, 4 mettre un simple avis dont le gouvernement est libre de ne 
tenir aucun campte. Ex restituant ici au Conseil d'Ktat son véritable 
caractére, nous sommes loin d’amoindrir le réle qui lui a été dévolu. 
Ii ne peut ni ne doit en avoir un autre. Comment pourrait-il devenir 
le juge de l’administration 4 laquelle tant de liens le rattachent? Les 
ministres y ont voix délibérative, et y sont assistés de presque tous 
les chefs des grands services publics, qui prennent part au vote, Or, 
d’aprés nous, ces derniers ne peuvent manifester un dissentiment 
sur une question aussi grave que celle des virements sans résigner 
immédiatement teurs fonctions; la nature méme des choses cémmande 
une union intime entre les hauts fonctionnaireset le ministére, puis- 
que, suivant une expression fort juste, ils sont la chair de sa chair et 
les os de ses os. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 64 


Quant au Corps législatif, il se retrouvera toujours en présence 
de faits accomplis, lorsqu’on iui demandera de rendre a certains 
servaces publics les crédits que des virements leur auront retirés. En 
eflet, s'il approuve le virement, il votera naturellement les crédits qui 
le sanctionnent; s'il le juge regrettable, il n’en sera que plus disposé 
4 aconeillir favorablement la mesure réparatrice qui prévient la dés- 
organisation des services nomentanément dépouillés, et 4 leur allouer 
mmédiatement l’équivalent des crédits dont ils ont été privés. 

En outre, la portée méme de la discussion des lois de finances 
ne restera-t-elle pas singuliérement circonscrite? Sans parler de la 
sanction pratique, quicontinuera de lui faire défaut et que la spécia- 
lité des crédits votés pourrait seule lui garantir, il nous suffiea de 
dire que le vote par séction n’aurait d'utshté qu’autant que le Corps 
législatif recouvrerait pour l’examen de chacune de ces sections la 
Hberté qu'il affirmait ne pas avoir lorsqu ‘il vetait en bloc l'ensemble 
des crédits de chaque département ministériel. Or, pour que cette li- 
berté existe, il faut, l’exposé des motifs l’a reconnu, que les sections 
contiennent uniquement des « services de méme nature. » 

Teutes les sections détermimées par le sénatus-consulte du 28 dé- 
cembre 1864 ne remplissent pas cette condition. Au mimistére d’Etat, 
la meme seetion réumit l'Institut et 1'Opéra, les bibliothéques et les 
grosses réparations des bétiments civils. Au mimistére de la guerre, 
la gendarmerie figure dans la seconde section avec les états-majors; 
la troisiéme section embrasse 4 la fois la justice militaire et les four- 
rages, le recrutement et la remonte; la section cinquiéme comprend 
les dépenses secrétes et les écoles militaires. L’école navale et le 
service hydrographique sont confondus dans la cinquiéme section du 
ministére de la marine avec les chiourmes. Nous nous bornons a citer 
ces exemples, ils prouvent que la disewssion des sections pourra ne pas 
avoir la précision qui, de l’aveu méme du Conseil d’Etat, est l'une 
des conditions de l'efficacité des débats parlementaires. 

En outre, le nombre des sections n'est-il pas trop restreint? L’or- 
donnance du 4* septembre 1827 en avait établi 87, la Chambre de 
1852 avait voté les 562 chapitres du budget de 1855, la Chambre 
de 1862 n’aura.& se prononcer que sur 66 sections; l'une d’elles, la 
premiére du ministére des finances, s’éléve 4 622 millions, la troi- 
siéme section du département de la guerre atteint 274 millions. 
M. Troplong, dans son rapport sur le sénatus-consulte, a fort loué 
les proportions données aux sections : « Il faut, dit-il, que les sections 
@ soient assez étendues pour que des députés raisonnables ne se jouent 
« pas du rejet d'une section. » La nomenclature annexée au sénatus- 
consulte atteint certainement le but proposé par M. Troplong, mais il 
est permis de douter que le contrdle légisiatif y trouve les garanties 





62 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


qui lui sont nécessaires. C'est ce qu’a fait remarquer avec beaucoup 
d’a-propos M. Bonjean : « Je désire me tromper, a-t-il dit, mais je 
« crains que le Corps législatif ne trouve pas dans des sections ainsi 
« composées cette liberté et cette facilité que lui promet l’exposé des 
« motifs; je crains qu'il n’y voie, comme disait M. Ancel, que je citais 
« tout 4 l’heure, un moyen de laisser les choses 4 leur état actuel*. » 
Le sénatus-consulte du 31 décembre 1861 vient 4 peine d’étre mis 
en vigueur que ses dispositions donnent lieu 4 des interprétations un | 
peu hasardées. D'aprés M. Devinck, le Corps législatif peut, s'il le juge 
convenable, voter séparément sur une ou plusieurs des branches de 
service de chaque section; cette faculté lui serait reconnue dans un 
passage du rapport.de M. Troplong. [ résulferait aussi d'un autre 
passage de ce méme document que jamais, soit dans Je décrel de ré- 
partition, soit dans des décrets de virement, le gouvernement ne 
pourra rétablir une dépense supprimée par amendement adopté de 
eoncert avec la commission du budget. Les virements ne devraient 
pas excéder les sommes non encore épuisées sur les crédits ou- 
verts par le budget. Nous désirons que ces interprétations soient ad- 
mises par tous, nous aurions préféré toutefois en trouver la consécra- 
tion dans le texte méme du sénatus-consulte. On a prétendu encore, 
en se fondant sur quelques lignes un peu obscures de |’exposé des mo- 
fifs, qu’en cas de nécessité extréme le virement pourrait méme s'effec- 
tuer de ministére 4 ministére; mais nous sommes heureux de con- 
stater qu’aucune disposition du sénatus-consulte ne justifie une 
interprétation aussi subversive de tout ordre financier. 
Indépendamment du contréle législatif remanié par le sénatus- 
consulte du 51 décembre 4864, les actes des minisires ordonnateurs 
subiront désormais une sorte de contréle administratif, attribué au 
ministre des finances, qui devra donner son avis sur « tout projet 
« de décret autorisant ou ordonnant des travaux, ou des mesures 
« quelconques pouvant avoir pour effet d’ajouter aux charges budgé- 
« taires*. » Cette disposition est digne d’éloges, comme toutes celles 
qui promettent un examen plus approfondi des dépenses publiques; 
elle ne pourrait toutefois suppléer absolument a !'insuffisance du 
contréle législatif. L’efficacité de l’attribution nouvelle déférée au mi- 


‘ «Eh quoi! on suppose que, quelle que puisse étre son envie de faire passer un 
« amendement, le Corps législatif n'osera jamais rejeter provisoirement un minis- 
« tére entier; par exemple, le ministére d'Etat, qui n’est que de 18 millions, et les 
« affaires étrangéres, qui n'en alteignent pas 12, et vous pensez que ce méme Corps 
« législatif, pour amender, par exemple, I'amortissement de la rente, rejettera les 622 
« millions de Ja 1™ section des finances, et les 271 millions de la section 3™° de la 
« guerre! » (Discours de M. Bonjean, séance du 21 décembre 1861.) 

* Décret du 1° décembre 1861. 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 65 


nistre des finances dépend entiérement de la fermeté et de l'indépen- 
dance de ce ministre. Or, pour un Colbert, combien de Pontchartrain, 


de Lepelletier et de Chamillard, ont été investis du contréle général 
des finances ! 


IV 


Apres avoir modifié les conditions du contréle financier, M. Fould 
s'est efforcé de tirer le Trésor de la situation périlleuse ot le placaient 
raugmentation croissante de ses découverts et la nécessité d’y faire 
face par l’augmentation des charges de la dette flottante. Les consoli- 
dations opérées en 1857, 1858 et 1859, avaient ramené 4 729 millions 
le chiffre des découverts des exercices antérieurs 4 1860. Mais 
ce chiffre s'est grossi de 104 millions environ en 1860. L’exercice 
1861 n’est pas encore clos; son budget, fixé en recettes et en dé- 
penses 441,840 millions, présentera, malgré un accroissement de 
79 millions sur les recettes, un excédant de dépense d’au moins 
141 millions‘. En outre, la réalisation des rentes sardes a laissé une 
perte de 34 millions sur la valeur a laquelle ces titres ont été portés 
a Yactif du Trésor. Le chiffre des découverts pouvait donc étre éva- 
lué 4 plus d’un milliard au 14" janvier 1862. La dette flottante n’at- 
teignait encore, il est vrai, que 892 millions, mais elle devait s'éle- 
ver proportionnellement au fur et & mesure de l’apurement des 
comptes de l’exercice; elle avait, en outre, 4 pourvoir aux 40 mil- 
lions prétés a l'industrie, a la suite du traité de commerce, et, comme 
par le passé, aux avances faites pour le service de l’emprunt grec, 
dont le montant dépassait 21 millions. Le Trésor était donc appelé, 
dans un délai assez rapproché, 4 subvenir @ une dette flottante de 
1,069,000,000 ou de 1,024,000,000 si l’on en déduit le capital flot- 
tant des cautionnements, qui est de 45 millions. 

Deux moyens se présentaient pour réduire les découverts, la né- ~ 
gociation d’un emprunt ou |’adoption d'une combinaison financiére 
analogue 4 celles qui avaient déja été adoptées en 1857. Ce dernier 
parti prévalut et entraina la conversion de la rente 4 4/2 pour 100. 

Le délai de dix ans pendant lequel 1’Etat s’était interdit le droit de 
rembourser les porteurs de cette rente approchait de son terme. Mais 
la situation de la place, le cours des fonds 4 convertir toujours infé- 


1 Ce sont les chiffres mémes donnés par M. Fould. 





is LES FINANCES: DE LA EBANCE,. 


rieur, au pein, depuis. 4824 le aux. cleye-de intends des sbens du 
Trésor, ne permetiaient pas de Recayrie, 4 une conversion fovede. Ow, 
sarréta 4 une conyersiqn facukating, qui consist, a. offvir. aux pom 
teurs de rentes 4 1/2,et 4, poyr 40Q ung. quanlité, égale.dewente 
5 peur 100, moyennant, l'acquittement diune,squita représentant une 
partie de )’éeart quj existait, antre, le raxenu des down famed.) >. 
‘Ia conyersion, de la tente, axait, d ahard 444 saulerqnnonetel, quet- 
q ues jours apres, le Monifeyr axvertit que leprojed sauna: au! Gohsed - 
o rhae  PERRTS RANE. 16S Ob RBS, Aenepn Ane Se uaiteloppament 
nouveau du projet de conversion, gyi prednigit.en-quelquesijouns suri: 
ces derniers lilrés, une hausse de, prés,d¢,20, francs; eausea “one -sur- 
prise. générale; on s expliquail difficalemends fqnmentyisépt mois seus: 
Jement aprés l’émission de 500,000 obligations irentanaites,.on pan. , 
vail, proposer |'‘abandon d'un:systame, d@-empyunt.dant.4 administration! 
et le Corps Iégislatif axaient a Vepvi proclameé, Lescellencet Votob nye 
Le projet de lol soumis,au Corps législatif auterisait le ministre. des: 
finances A inscrire, au grand-liyre de la.desteup lajue ide meuvdlles | 
rentes 5 pour 100, portant jouissagea dp, A5aVEI 4862, ab payablas ' 
de trois en {rois mois,en échapge de,peles qui ig Renu eioanainry 
montant de la soulle, les termes.elgonditions de payementy, senaient - 
fixés par, un, décnet impérial; Leéchange devait js‘oparer. dans oles: 
vingt jours de la, promulgation. da Ja;lal, saufi.paur tes rentsers der 
meurant hors de France, i qui pag prolongation de délavélaitaccordiies : 
La dolation, de l'amortissement, était augmentée, dans, dei pnopostion.. 
du centiéme du capital nominal des. nouvelles.nemed Sipeur 100, dés. 
duction faife de la part.a crente ayy, angiennes aenbes annpléesiiis:; 
La discussion quis ¢leva. au; Corps législatif.n'eut passane phiysios: 
nomie tres-différente des. précédentes, La politique, {fianhebéwel dat. 
gouvernement ful combattue. par MM. Picard. ef Ollixier - auxquels! Ning ¢ 
se joindre M. Koenigswarter; elle, fut défendec, par MM. Baroche!eb 
Vuitry et par M, Gouin, en qui esorafeurs du Conseil d: haat n’étaibnt.. 
pas accoutumés a rencontrer yn ayxiliairgs;... qf vache. ytetre. 
Les défenseurs olliciels ou olfigeux dela ,cannersion aa prévalaient. '. 
non-seulement des ressounces. inggaddiates que le, Tnéser devailnatiren.:; 
de la soulte; ils affirmaient que; cetle megsuge.an.eligrmngatie Stat égaile-.: 
mentavantageuse a I'Elatetau “rentiers,.qu eNqaelirailceriaibement : - 
un terme aux embarras, du marché des fangs, pyubhios, doat: ta: lous -- 
deur fenait, principalament a lg diversité deg ;tilees, que la-rentoiand:.:: 
glaise unifiée élaitcdlée 29, pour, 400. plus hant.que-ndtre 4: pour 400, 1: .. 
que l'unification de la rente, entrainerait. négessaivement la. .hausse:: 7 
des fonds publics, et. par consdquent la, haisse du jeyas.dejlargent,.ii , 
qu il ny avail pas d liesiter entre la certilude d'attesadre tout desuite:: .: 
unrésultat aussi considérable et espérencachameéeniquemenéduire par -.. 


C4) cy 


LES FINANCES DE LA FRANCE. 65 


des conversions successives les charges annuelles de la dette inscrite, 
que les rentiers, se délivrant, au prix d’un sacrifice minime, de la me- 
nace de conversion qui pesait perpétuellement sur leurs titres, trou- 
veraient désormais la stabilité qui leur était chére, en méme temps’ 
que la certitude d’un notable accroissement de leur capital. Le 
succes de l'opération, grace aux précautions prises, était d’ailleurs 
assuré dans des proportions telles, que peu de temps aprés sa conclu- 
son l’administration pouvait sans danger mettre les porteurs récal- 
citrants en demeure de se prononcer entre le remboursement ou 
une conversion 4 des conditions moins avantageuses pour eux. 

Les adversaires de la conversion contestaient l’importance que 
leurs contradicteurs attribuaient a l'unification de la dette; il était 
peu sensé, d’aprés eux, d’attribuer a |’unité du titre la supériorité 
des cours de la rente anglaise sur ceux de la rente francaise. Cette 
supériorité tenait 4 des causes purement politiques. D’ailleurs, cette 
unité était plus apparente que réelle, puisque les consolidés ne sont 
pas les seuls fonds publics émis par le gouvernement britannique. 
L'unification de Ja dette ne pourrait exercer une action salutaire sur 
le marché qu’autant qu'elle serait le résultat d'une hausse réguliére 
et soutenue de toutes les valeurs, et par conséquent de |’abaissement 
du loyer de. l'argent; telles étaient les conditions dans lesquelles la 
conversion s‘était effectuée en Angleterre. Or les circonstances ac- 
tuelles étaient toules différentes, le marché des fonds publics était 
sams animation, les valeurs ne se capitalisaient qu’a un taux trés- 
élevé, Pintérét de la dette publique n’avait donc frien d’exagéré. L’o- 
pération ne pouvait pas réussir complétement, car |’éventualité loin - 
taine d'un remboursement forcé n’avait rien de redoutable pour un 
grand nombre de rentiers, en raison des facilités qu ils trouveraient 
a employer leurs capitaux en obligations de chemins de fer garanties 
par I'Etat, et si, comme I’administration elle-méme le reconnaissait, 
ses offres n’étaient pas accueillies par tous, l’unification de la dette ne 
serait pas effectuée. En outre, la création d'un 3 pour 100 nouveau, 
distinct de celui qui subsistait déja, semblait un singulier procédé 
pour arriver 4 cette unification. Aussi était-il difficile d’admettre 
quelle fat réellement le motif de la loi; il fallait n’y voir que le 
prétexte d'une opération de trésorerie destinée 4 procurer des res- 
sources momentanées, qui, aprés avoir été évaluées 4 environ 300 
nillions, n’étaient plus estimées qu’é 150. Telle était la combinaison 
au succés de laquelle on sacrifiait les intéréts les plus graves, en pro- 
voquant, au détriment du crédit de I’Etat, un déclassement de ca- 
pitaux sams précédent, et en privant Ja dette publique du bénéfice de 
trois conversions qui, sopérant aux mémes conditions que celle 
de 4852, auraient successivement réduit de 57 millions les charges 

Mar 1862. 5 








66 Bes PIN ANCES! ne! 14’ PRANGH, 

axvinneties de Presb! Entity 1a clause retative & la dothtion dé Parkbr- 
tiksertient ‘i’ éfait-elle pas ‘Gétisdire? 'Qelé porivait étre utitité de 
Yéndriie' dccroissément ‘bppdrté'y dite “dothtion' dont'Ie!eHiffhe! de 
pissait ‘déjh 99 inillions ef qui n'avait! qu'une ’exfslence pitretivnt Hol 
Yninale? *: a es re Or 2 
“1 Quelques réclathations s¢ produisirent avssi-au'sujet des obtipations 
treitensiréss' leur'vonversion ni'était-elle pas Vexemipte' le’ plus fray 
pant de'Texcussive tiiubilitd qui catacthrisait'lds ‘were de Padmihis- 
tratioli?' La' Chantibre, de’ son'cété, te voinpromettdit-dlle pad’ sa ‘di 
ginité on’ Se défagednt aussi’ rapidement? C'est cé que icohtestaient les 
drgdnes'dil fouvernemedit. '« Quant atx dblightions trentenaitées! fé- 
é pondait'M: Vaitry, Phonorablé Mo Kebnigswarter ‘a'dit'qa'on en 
« terrait:- aujourd'hui des valeurs’ créées avec: éclat Vanriée dérntidre. 
« On ne‘tue pas ‘les obligations trentenaites, én ‘Tein! 'prépose' un 
« mode Wifférent ‘d'’existence; voila tout.'» Le'ttoibiéind ‘téséau des 
chémins de fér,''djoutait-on eticore, pétiait Tes 'vessources spéciites 
iyiti' lt Hvalent été affectées; etd Teéser faisait in sacrifice de 4'8 ‘iniié- 
lions, puisqu’ildohitiait, par chaque obligation énhise’a 438 fi!) B0'fe. 
de rente 3 pour 400, qui valaient 463 francs. 

. -Malgré: res objections, Ja-lo: fut votée avée la presqhe unaninnté 
habituelle. ‘Le décret impérial qui'promiulgua la loi -fixa la'soulte’ 
5 fr. 40 et 4 fr. 20 par chaque fraction dé’ 4 fr. 50; ou'4 fr. de’ rente 
présentées A !’échange, et exigea la libération immédiate des obli- 
gations trentenaires converties. Les. jmmenses ressources-que ka cen- 
tralisation laisse 4 la disposition du pouvoir furent mises en ceuvre, 
et des circulaires de MM. les ministres de |'intérieur, de la justice et 
des cultes recommandérent de la maniére la plus preasante |’ opéra- 
tion de leur’ eollégue. Quelques. fanctionnaires,.se méprenant sans 
doute sur la portée de ces instructions et sur !’étendue de leurs pou- 
yoirs, allérent méme jysqu’é menacer de peines disciptinaires. les 
officiers ministériel8 qui! dissuaderaient leurs clients d’adhéreér ‘aux 
offres ‘dé I'ddministration. Les journaux plaidaient’ presque tous la 
dause de'la conversion. Des petites brochures répandues a profusion 
réfutaient les’ critiques et s’efforcaient d’arréter le mouvement des 
capitaux qui se retiraient de la rente frangaise pour se placer dans 
les fonds publics d’un Etat Voisin, que l’on désignait sous le pseudo- 
hyme assez transparent d’emprunt du roi d'Arménié. De plus, le mi- 
nistre des finances, 4 exemple de M. de Villéle, s’étdit avec juste 
raison, sous des conditions encore secrétes, ménagé le concours 
des plus puissantes maisons de banque, qui devaient rachéter ‘A 
la Bourse les titres ‘au fur ef a'mesure qu’ils étaient offerts; « main- 
« tenir ainsi, comme I’a remarqué M. Baroche, les fands a leur taux 
« naturel, leur ‘assurer’ une marche r'éguliére eri dépit des spécula- 


LES FAVANGER, DE 14, FRABGE 6h 
« Uons mabrallantes, » ef. pay consequent conserver.entre les deux 
rentes V'écart qua, était la pierre angulaire de la combinaison. Le 
chiffre-auguel se sont, Glavés les rachats opérés par le syndicat deg 
banquiers.et les charges. qui pourront retamber sur le Trésor nays 
sont encore inconnus; nous pensons toutefois que des avances Cons} 
dtrables ont été faites, car, pendant. toute la période de la conver- 
gon, le symmdicat a.dd racheter, nonseulement les titres de rente 
41/2 qui se: présentaignt sur le marché, mais une grande quantité de 
tires de. 3 pour 100. Les, détenteurs de,ce dernier fonds, en effet, s’cx 
dessaisissakent pour xacheter-du 4 1/2, qu’ils copverlissaient ensuite 
ea nouveau, pour 10 et, profitaient ainsi de lécart qui existait en; 
te les deux funds-pour se procurer une légére augmentation de, re- 
wen, a Moyen de ce passage momentané par la rente 4 4/2. 

Les résultats de lopération ont été résumés en ces termes dans 
uae note publiée par le Moniteur, aprés expiration du délai de deux 
mois accordé aux propriétaires de rentes 4 4/2 pour 100 et d'obli- 
fations trentenaires résidant en Europe et en Algérie. « Le montant 
« des titnes convertis, y lisons-nous, S Alexey savoir : ' 


Bente 4.4f2 O/O. : ... 21 434,824,334 fh. dorautes déposées nar 419, 292 porters. 
Renteh 0/9... 2.26 4 (639,644 fr. de rentes. Mposces, par 1,925 porteuns. 
Obligations eens . , 604,499, oo, 


wor te ee +o ugh @ ate 
T 


") 


« fee titres non convertis: s’dlévent a: 


"  Rente A200. 2. ee 40,944,185 fr. 
Wd Rentes 0/0. . 2... oe ee "556.000 


‘1, Qbligations trentenaires fu nomilve de.’ ' 10,724 ! 


Un a Fappoirt en date du 9 mars a évalué 4 plus de 455 millions l'atté- 
nuation des découverts du Trésor qui .sera la conséquence de 1'ac- 
quiltement de la soulte. Dans guelles proportions ce chiffre sera-t-il 
modifié, ‘en raison des engagements pris envers le syndicat? C’est ce 
ql nous est impossible de préciser.. 

Les résultats de la conversion ont donné lieu 4 des appréciations 
fort diverses,, M. Jules Favre a ‘déclaré, dans la discussion de 1'A- 
dresse, quil ne + pouvait, y voir qu'un « succés destime. » M. Fould, 
au contraire, s’en félicite avec autant d’éclat que M. Forcade de la 
Roquefte . célébrait huit, mois plus tétl’émission des obligations iren- 
lenaires. « Le succs, dit M. Fould dans son rapport a |"Empereur, 
c est une preuve nouvelle et trés-éclatante des sentiments du pays 
pour Votre Majests, « et un lémoignage de Ja sécurité avec laquelle 


68 LES FINANCES DE LA FRANCE. 


«la nation met tous ses intéréts sous la sauvegarde de I'Empe- 
« reur. » | 

Il ne nous reste plus, pour terminer ces études sur les finances de 
la France, qu’é examiner le budget rectificatif de 1862, et le budget 
de 1863 : c’est ce que nous nous proposons de faire dans un dernier 
article. 


AHTAGHS da Henny Moreau. 


VR AD QUOTE CTT 





Mtb eh a en gt 
chet a Jy tage I vie hot, .. ’ . ra | j 
eal yh WU - (ou Odks i . ‘. chloe 1 Lg ffied, 


H suyeegl seoryl J) _ } us i 
e 


Taro yizall LE THEATRE 


ET LES 


REPRESENTATIONS DRAMATIQUES EN CHINE 


eee ee ee = ee 


Tous les peuples civilisés ont eu un thédtre, et les révolutions de 
leur thédtre ont été-intimement liéesd-celles de leur civilisation. Cela 
est particuli¢rement vrai du peuple chinois; comme tous les autres, 
lart dramatique a fleuri de toute antiquité sur la Terre des fleurs, 
mais comme les autres aussi, il s’y est pétrifié de bonne heure. De- 
puis tantét dix siécles, il n’a rien produit, et ce sont des piéces con- 
temporaines de Charlemagne ou de Hugues Capet qui défrayent les 
représentations dont se repaissent les Chinois de nos jours. Nulle 
part ailleurs on n’a vu des classiques de cette force. 

Le thédtre chinois ne consista d’abord qu’en danses, en pantomi- 
mes, en ballets. Mais, quand la religion des King se fut établie peu a 
peu, quand la doctrine de ses sages se fut constituée, quand surtout 
les personnifications mythologiques du bouddhisme eurent envahi 
Yancienne religion métaphysique, le peuple chinois se plut a voir 
figurer sur la scéne les mystéres qui formaient la base de son culte. 
Alors naquirent les représentations orales. 

En voyant représenter les drames mythologiqnes et les scénes tao- 
'sse, ou bouddhiques, de la Chine du dixiémesiécle, je me suis invo- 
lontairement rappelé nos Mystéres du moyen age. En fait, la 
méme cause a produit ici les mémes effets. Dans les deux pays, l'em- 
pire de la foi était universel, et la littérature en était I’expression. 


70 Lf YireirRe BN CHINE. 
“Ces muystér es Houddhistes forment encore aujourd hui fa ineilletite 
artie du thé4tre chinois: L’étude en’ serait fort curietjse;'‘inais je'la 
laisse & dé plus savants qué tol. Je signalerai seulemént une ‘diffé- 
rencé entre ces draniés et leurs andlogues chrétiens.'En''Chitie; ‘la 
ngligion n’a pas ce caractére de poésie grave ‘et pure que respite le 
christianisme.’ On, n'y troave qu’un mervellleux de miauvais alot et 
ui n’échappe pas toujours au ridicule provoqué par lds jongleries 
des bonzes. Aussi’ les représentations tnythblogiques di’ bopddhismd 
prétent-elles souvent & rire, et les Chinois ne s'e, retiennent guére, 
ebas peuple surtout, © 
’ I ne faudrait pas croiré qué les Chitiois n’ont que des piéces teli- 
gjeuses; leur thédtre, comme nous le verrony, comprend t us Jés 
genres que I’on rencontre chéz les ations civiliséds ‘de | Eurdpe’ Thais, 
comme nous l’avons dif, ces pidces datent de longtemps. Cé fut sous 
la célébre dynastie dés youén, alors que ficrissait tout un peuple de 
lettrés, que se composéreht la plupart des piéces qui passent aujour- 
d’hui pour les chefs-d’ceuvre du'répertoire. 6 5 "8S 
“J'avais beaucoup ‘entendw parler ‘de ‘ces pidces avant d‘aller en 
Chine, et jespéraid bien ne’ pas ‘en teévenir saris’ les avoir vu jouer. 
Mon‘éspoir ne’ ‘fat pas décn:'Mais, avant que d’entreprendre d’in- 
téresser le lecteui a ces ‘douvenits ‘dramatiques, je dois payer un 
tribut de reconnaissarite & celui qii, par ses obligeantes indications 
et par sa connaissance approfondie de Ja langue chinoise, me mit 4 
méme d’observer-avec quelque‘fruit les scénés que l’on jouait devant 
moi. C’est 4 M. de Méritens, l’interpréte de la légation de France, que 
s'adressent ces ‘réiherciménts; c'est & lui ‘que je dois de n’avoir pag 
assisté en sourd-miuet aux spectdcles dont je vais essayer de rendre 
compte, 
oth ba, Wy af | 
rr CTY On - eho ad 7 
OP a a ee et 
LC 


‘ 
ot ott } 


~ En Chine, ‘commé en Franeé, le thédtre est ‘public ou particulier; 
c'est-d-dire que Yon rencohtre, dans les villes, dedédifices eonsacrés 
4 la représentation' des nombreuses piécés -drarhatiques composées 
par les lettrés, et que, dans'leurs miaisons de plaisance, les hauts 
mantarins et les riches bourgevis ont'souvent une salle de spectacle 
of des’ trouipéd ‘d’actetirs ‘ambulints sont pdrfois, a feccasion de 
quelques ‘fetes, appeléeS a ‘dontier des’ représentations. Il ne me fut 
pas difficile, pendant mes pérégrinations, de trouver le moyen de 
satisfaire ma curiosité en assistant aux spectacles donnés dans les 


oars permarants.des grandes, villes. Quant anx, theatres parti- 
cniers, "ane felq.allerie. par up’ riche commreryant du, Sud, dans 
uae. villa qui}, possédait auprés de Canton, et, a laquelle j¢ fus, con- 
Hié, me fopRnit Loccasion de compléter mes croquis et mes, études 
surVart dramatique en Chine. atc ce ogee r ck ile 
_ BY @ ap.alutre genre de syertiveaments, sgepiques, dont raffole ja 
jeunesse dorge des.villes, commergantes du Syd., Ce sont lep soirées 
musiqales, suivies de souper, que l'on donne dans,les établissements 
nommés, Sino-fong ., Ouoique ces, divertissemanis ne se raltachent. pas 
complétement au théatre, ils tiennent ure trop Jar ¢ place dans Jeg 
HPAES, Ot Jos, OANA PRIS ponr que i aie négligé, de les, ptu- 
der, ef pat suite d’en rendre compte. ten dirai auss} un mot. | 
Pendant que,dura Ja; campagne militaire, les pays of nous porta a 
marche, des éyénements, de,, guerre, ¢tajent, trop désertés par les 
classes riches el apssi trop, plongés. dang, la,stupeur pour que les 
thédtres ives t f Hinuer leyts.représentations. Ce ne fut donc que 
dans la période’ de mon voyage, qui prada useage dys hostilit¢s, 
et pendant les quelques semaings queje passql.d Pé-kin, apres la cpn- 
clusion de Ja paix, que je pus dtadier te théatre chinois. Les theatres 
da soir & Singapaur, et Jes theatres du jonp 4,Pé-kin, me comptérent 
donc au nombre de leurs spectatenrs les plusassidus, 1 j |... 
Singapour. {ut Ja prethiére ville chingise qu'il, me fut donn¢.de par- 
courir. Quoigue; Singapowy, .situé dans.une petite, ile hasse, au sud 
de la Jongne presqu’ile de, Malagca, soit taut simplement une ,colonie 
el une possession anglajsa, Jes. Chinois, Smigranis,,qui gp camposent, 
poor la majeure partie, la population variée,, ont canservé, en s'y éla- 
bliesant, toutes les traditions, toutes les coutumes, du. pays natal ot 
chacun d’eux, si la mort ne l’arréte pas en chemin, se promet bien de 
retourner, aprés avoir fait une honnéte fortune en trafiquant avec les 
barbares. Cloftrés dans une portion de Ja ville oi l’autorité anglaise 
les a renfermés pour mieux les surveiller, les Chinois y vivent 
comme s’ils étaient encore 4 Canton ou 4 Amoy, —ce qui prouve, 
malgré Danton, que certains peuples savent emporter la patrie a la 
semelle de leurs sandales. | 
Ili p-étant done, pay, Alqnnant: que les andustrieux, Emigrants pyssent 
songé depuis. domglamps a construire un théadtre, dans, leur cité re- 
masne,.et l'on, peut, jager avec quelle avidilé nous agceptimes la 
heane fortuna.d-y.veir.une.neprésentatione! oi. ti do 
Ordinairemegnt, eb c’'get ainsisque cela, se.passe dang te Nord, les 
représentations dramafiques ont lieu. le jour. Mais, dans, la ville yado- 
chinoise, chaque Chingig. est, conmergant ; il, wy,,a pas de lettrés, 
pas de mandarins, pas de propriétaires;.c’est, tout au plus: méme s'il 
ya des Chinoises : les.Malaises. au corps fauve et les Indiennes aux 





72 -LEI THEATRE! EN EBIRE. 


bagues de:chryeera}e les remplactnt evantageusenrent Stabapet? ti'a 
done que des nigociantseb des coolibs, ‘dds imatohands etdes homies 


de peme;- et la journéd pst .employée par wera sidget ¥con compton, 

par l’autre-& nemuge Jés-sdts-dd rip eb ‘de perry lque Fen‘: banilseeregab 
sen les, jonques. Ga nest pat conséquent yw aprés)le éducher'dw sdleil 
que, friands dalces soxtes! ddidélhssemenits) les Chino’ ridhes'é pavi- 
-videsis em; vont savourer sik heuttes de ‘thédire) pour eus ‘dix heures 
‘de-plaistr. oe dg offre of state iT: phttesed ify dit: ‘Nes abirta: HOE OE UEEI 

_ !Unisbir-idone¢,: quebdaes-‘officiers: st. ihod nots pardimds. de ']{ Hotel 
do Krante;--run grand edravanséreid situé suite qualide Singapaur)'ot 
nous qouchions: dans dds hits et noks réjouissiods de voir des vids 
fnaas syr notwe'table; toutes ehogesinconnacd p-bord| Pome] guides pur 
oh) major anglais. de lajgarnison; sin Eeshine,; news mowtimes dane wh 
pittovesque: vorribolo dénduib par“aa' ¢ocher mataets fort habile ‘qui 
nous déposa aux prenndéres cahutes dela villa chinoise. Pénétrér avec 
notre voiture, toute potitequielle: btait; dans ‘lp ‘cité désChinamen, 
c'ett:é66 folie et impmidenpe:: Nous nous engagedmes dono 'd pied 
dans‘¢e dédale; iot.des policemen angidis et indous; armés d'une pe- 
sante massue en bois de.fer, nous: fatshient faire place au sein des 
groupes d'habitants qui encombraient l'étroite ouverture de la ruelle. 
La précaution était bonne: il ne faut jamais fréler un Chinois dans 
une Villedu Sud, sdus:peme d'étre dévali¢é peu ou prod. 

Apres une demi-henre de- cette. rote, plus danigereuse pour nos 
bourses que: powr notre existence, nous parvinmes 4 un grand espace 
carré, situé 4 peu rs au mikeu de la ville et ol s'éléve le grand 
théétre.. Meee as - 

Les abords de Védifice éthient de tous cts splendidement illumi- 
nés ; nous’ crimes, en: apercevant cette fantastique lumiére, 4 quel- 
que féte, 4 quelque représentation extraordinaire. Il n’cn était 
rien cependant;: et, lom d’avoir le spectacle d’un luminaire d’extra, 
nous n’avions devant Jes yeux: qu'une splendeur dé tous les jours. Ge 
que nous avions pris pour une illwmination, c était tout simplement 
un millier de'lanternes, éelairané chacune quelque boutique de ra- 
fratchissements: destinés aux titis de ’endroit. Changez le verre de 
limonade en tasse de thé, la pomme redoutée des-artistes en: pample- 
Mouse ou en‘ananas, projectiles plus vedoutables encore, mettez une 
vieille Malaise décrépite devant ]’étalage, au lieu deta: sordide mar- 
chande de coco, et vous aurez, le long du péristyle-du théatre chinois, 
le méme spectacle qu’a Paris devant les facades de nos ‘petits théa- 
tres. ' Po 

. C’était vraiment une mauvaise impression pour commencer; nous 
nous demandions déja si nous avions fait quatre mille lieues, si nous 
avions affronté les gros temps du Banc des Aiguilles, pour retrouver 


TE TRRATHE EA) ONINE. 73 


en Chine les memes, habitndes:et: les mames hspevis qu'en! France! 
Bt.vaila quien approohant dd.l’édifiee, pompetisement: retimp théd- 
rey neaus pimee ndNs Convbinere-de plawen plus que tdut:se:resgenb- 
ble apna de soteil, du means! en-faitidd salkes-de spsetacless i: ! i 
Ces quien Chine comme jen Fpance, # Singapour comme: x Rares, 
kes salles de ithéstne ond la fumaste Habitude des embrasdra!) ip 
- Danse premiésg doites.dewsx yillss principalement, grace au: lu- 
minaire imprudemment disposé qui éclaire la salle et au maziqlpde 
pent ffiess, -lenimaandies: de théftre sonf des phis fréquents: Aussi les 
enirppreneugs,| qui. oht pas, |i ¢ettédatitade, fea ressource de f’absib- 
nave, dntrily chnsiviit, leuss edifices: avac-lds mafériaux les: plas 16- 
gers eh. les procédés dds plus ¢oonomiques: D ailleurs, dans-ce: pays. ob 
le barphoucneit gigentesqiid efi pressé, ot de-jono'se tresse en “mattes 
sous Jes dojgts rapides et induatriauy da:milliers d'ouvriers,-4l s1'egt 
pas hesoin de concanrs, de wirys et id’donges emtidqespoun lever um 
thédtre. he premier jbun, bnimilliot de ,ceolies; posent la. charpente 
en bambou ; Je. deuxidme;:ume -méine quabiité: downers convent 
le thédtre- avec. des nattes; ‘ld: troisitmeibm procéde: dix lanénage- 
ments intérieurs, on:place. les: banquettes, on-diépose ‘la- scéne: et le 
foyer; puis, le soir de Ja. quattifme jousnée, om donnb: intl représen- 
tation. ye prep Up tte bbe tere eek 

Nous entrames donc, obligés de.jouér-des coudes pour nous frayer 
un passage au milieu de la foule quilasstégeait l¢ bureau: des places. 
I convenait que nous autres. étrangers:'nous prissions les billets Jes 
plus chers. Nous donndmes chacun une demi-piastre (trois-francs), et 
un monsieur chinois, porteur de lunettes et assis dans une petite ni- 
che, nous passa 4 chacun, .en échange ‘de notre half crown, un car- 
ton tout a fait semblable 4 ceux.qu’on distribue aux guichets de nos 
établissements publics, & cette exception: cependant que le susdit car- 
ton n’était point crasseux.. Nous trouvamés a-la porte de la salle un 
autre indigéne, sorte de placier sans doute; aqui, sur l'mmdication de 
notre ami sir Erskine, navs remaimes nos hallets, et: qui s empressa de 
nous conduire aux places réservées dont nous venidns d'acheter la 
possession. — Je dis. réservdesy et: pour: cause :- c'est qu’aprés nous 
avoir fait défiler au milieu. de. toute la:galle, on nous-conduisit bel et 
bien sur.la seine, sur les deux cdtés-de laquelle nous trouvames une 
rangée de fauteuils en rotin...C’étaient ‘4 les places les plus chéres, 
les places d’honneur. Nous n’en ‘faisions denc pas moins que les 
gentilshommes du dix-septiéme sitcle, ledquels prenaient place, sur 
la scéne, a cété des acteurs, dont ils troublaient le jeu par leurs apo- 
strophes. De notre part, du: moins, pareil scandale n’était pas a 
craindre, la conversation avec les acteurs nous étant particuliére- 
ment impossible. 


1A, LE SRRATRE, BN, CHINE, 


Ceuxrci; .d’pilleprs,.n étaient pas. encora.en.scéne,: tandis, quiils se. 
préparaient & y.entzer, et. que. Je: public’ reno Papen de, ses, 
places respectives, nops NoVA pecupames de,. ble de. cnr le Hew ony 
nous éligns et pi, nous. jovions,d4ja, notre pole, de. curiosifés exotix. 
ques, sujets de, rires.et, de jazzi. pons les RO Ul. 98, pressaient, 
en foule dans lengeinte. , oe etyen iby teeny 

Le theatre formait, un.vas restangle,; a ay fond, la acéne,, élevée, 
de cing ou six pieds aurdessus, di, sol, oRaUpe, un, fiers environ da. 
Lespace, dont Ie reste. est réseryé aux, spectateurg. Pour ceux-¢ci on. a, 
drassé, ..des: deux qotés, Jes. plus grands, dela, salle, latéralement: 2, 
la scéne, deux galeries. en.estrade qui cemposent,les pnemidres pke- 
ces, L’intérigur,.c’est;4-dire le, sol, forme, les secondes, places ou (le. 
parterre. Les spectateurs de cette catéyorie, plus heureux que les | MA. 
teurs de certains de nos thédtres, de France, sont assis fort a leuy aise 
sur de longues banqueltes quiqn a one de, disppser,en grading... . , 

Quant & la scéne, elle est bornée, a droite, Ra la galerie, des faut 
teuils réservés Que NOUS PLGUPONS « 4 uche par, les places au doivent 
s'assgoir les musipiens de larchestre. “Bile 1 e9t pas fermée, paran rir. 
deau, comme dans nos théatres : l’endroit ou jouent les acteurs reste 
constamment onyert aux yeux du public, anquel on Rest, pas forgé de 
cacher les changements de,décors, qui sont ici parfaitement incon- 
nus. Le fond est fermé par, we, vaste, nalte, peinte, de, dragans et de 
monstres, ef dans. laquelle on a.ménagé deux portes, pour Ja sortie et 
l’entrée des personnages, quise rendent directement ne leur foyer sur 
Je lieu de Ja Teprésentalion... bee apa 

En ce qui concerne Lornementation géntrale de Ja ‘salle, On, con- 
coit qu’elle.soit nulle dang yn théatre construit uniquement de, hax, 
bous et de nattes. Le luminaire, , dans, le pays de.l’huile de coca, est . 
naturellement:; fort, abondant;, mais il rappelle par sa simplicité, et 
surtout. par sqn infecte gdepr,, les lampions de nos, revolutions et de 
nos fétes publiques.. 6 ini od, eet 

En. attendant que la. représentatian: commence, Sequtons les explis . 
cations que notre interpréte veut bien, noys, donner sur-je:théatre,en 
Chine. Ces rensgignements..geront une excellente entrée en, matiére 
pour la représentation qyi-yva suixre. .. . 

Les piéces chinoises .$¢; subdivigent.en actes, que. ‘Yon jone séparé. 
ment, et chacun.des,actas en soénes qui ne.ge distinguent eritre elles 
que par les, entrées et sorties, des personnages., Réguliérement, cha- 
cune de ces, piéces doit étre précédée d'une sorle.de prolggue qui 
s’appelle l’ouverturg; .et chacun.des,actes, qui sont ordinairement 
au nombre de quatre, prend le titre de coupure. 

Le théatre, en Chine, a un but de haute moralité, comme chez les 
peuples anciens : c'est généralement la punition ou l’expiation d’une 


LE THEATRE EN CHINE. 7 
grande Tautl! Ht,“ por cbihpltct 'cétte ‘regséndblance éiltre le’ théAtre 
dex Youdit' et etuii'de’ Sdptibcte ould’ Esctryte, 1a réple chincise ittrodiit 
dans chaque piéce quelque chose qui rappélle beaucoup le ‘Cheeur des 
Grees.C’est; a‘proprement, arler. le personnage qui chante. fl y'a, eth 
Cet, dans chaqhe dratie chindis'' 4 cété de l'action qi! se déreule,' 
un acteur qui chante, dans un style lyrique et pompéux, avét ‘eccon* 
paszement de l’orchestre. [Il me'reste pas étrangver 4 T'actioti; il en 
fait -partié par son rdld;'c'est méme‘ quelquefals te Héros dé la pidce; 
dt, darts 1¢3 sctinies les plus’ pathétiques, au triomnent de ta crise défi- 
nitive, i) réste sur le theatre pour’ chimter quelipies: reflexions’ mo!: 
réles sur le’ déhodnidnt duquél on vient @assister. 9/7 ' 

Lés pléees di theatre chindis peuvent se subdiviser ‘en cing caté 
cories. HEED Cas NUE ce fy ree Se Le 

4* Les Hralhids histories: Cas bompositions,'Ns plus estiméds par 
les indigénds, ‘Sort tm monuttient de 'l’Histoire ef dés miceurs de la 
Chine & tink époque réeulée dt intéri¢ure & Jésus-Christ.’ Elles sont 
toujours écrites dans’ un’ beau et 'solennel langage; et l’or y peut étu- 
dier trés-facilement et Thistoire des vieilles dynasties’ et celle de la 
langue chinoise; 6 TE 

2° La comédie de caractére. Cille-ti; en dépeignant te vice sous des 
couleurs-hontetuses, rentrd‘dans les vuds'indralisattices que Ia philo- 
sophie préte ‘au théatré’’ Eiles' sont nombrevsés'‘dahs te repertoire 
chinois, et les types moraux y sont, ‘pdraft-il, parfaitémeltt saisis et 
développés ; Sh NI TN 

5° Les comédies d’intrigue. Ce sont les plus ndémbreuses, ‘et '‘tiul 
ne s‘en étorinéra, vu le cdractérd tairtelétx et rugé'de la rade. — Les 
auteurs n’avaient qu’a traduire sur la’ seéne' les événements qui sé 
passaient sous leurs yeux; 'soit dans la vie publique, soit ‘dans la vie 
privée de la nation. Maftiéureusément,! la coinédié dititrigue, en 
Chine comme chez nous, exige de l’esprit et dé art,’ et les auteurs 
chinois restent fort médiocres, si on les compare aux néties, sous 
ces deux points'dé'vue.'Dé plus,'Tintrigue‘de ces pieces étant géné- 
ralement menée par Jes courtisanes ‘et eS entremettetises, tréatures 
douées ‘d’une graride finesse ‘ét d'une grande perversité, au dire ‘des 
Chinois, les tableaux sont généralement d'une crudité qui rappelle 
trop tes licktiées du theatre de Plaute ct'W’Aristophane;; °°” 

4° Les draries'doméstiques: Le godt du bas peuple pour tout ce 
qui retrace'les situations comiques et grotésques de'sa vie a fait éclore 
ce genre ‘decompositions, ped littéraites génétalement, mais qui sont 
un préciewt moriument de la langue parlée au douziéme siécle de 
notre ére ; oo So 

5° Viepnent enfin les drames judiciaires. Mettre sur la scéne les 
causes restées célébres dans les annales de la Chine, soit par l’impor- 


76 LE THEATRE EN CHINE. 


‘ OI Ne Ee ed 

tance du crime ou des crimiuels, soit par la sagesse des ju és ou la 
' j t Cf st r ] Pi thine NA : In red area 180 G oT) "dra Ba 
grandeur de l'expialion, telle est idée mére de ‘ces sortes de drames 


dont, influence est puissante, spr les Thdeurs, ‘mais to t Te. mérite lit. 
téraire est resié bien inférieur 4 celui an Ronubs ey a ae = 
Apres avoir analysé les différentes calégorié Hand Hoavelle on 
peut comprendre les deavres da ihédtre chinbis, ‘Voyons ce Gué Sont 
les acteurs chargés de les interpréter. 
En Chine, comme chez les anciens, et méme dans notre Europe 
civilisée, il y a un siécle, la profession d’acteur est des moins hono- 
rées. Ce n'est pas cependant que le signe du mépris s’'attache au ca- 
ractére individuel de ces artistes ; gl dérive bien plutét de leur nais- 
sance, car, 4 Pé-kin, comme a Rome, les acteurs sont généralement 
des esclaves. Ce sont presque toujours les enfants de pauvres paysans 
qu’ uit Walle of diredtetiv' AdheLe A odes parents, ~penidimdijpielque 
ante de inthe! et H'quill a fait ether dane la 1nGhoire fey nobh- 
Breitk H6fés' dh Ha per torr”! Un nOrhe *erh ps! qu'il leur dpprendit et le 
jeu et la diction scéniques. | a ee Sol desta 
oe Coil pak bone Mtids! dang Geur formation! et 
feu? 'compodittbry se Yapprochent Mautrd part des’ Zingity du, nroyen 
Age y-déy ‘sont! ainbulltted! "Hes airecteurs esmbhent! de-villetien 
ville, de chateaux en chateaux, décampant pour cliwrchdr de-soe 
veaut Spettatetirs lorsqyhily Owe! dpaieel Guns ah Ahedtks touted Iles 
pidces ‘quills pendent jouer. Ii ot be ‘Pudtel quik Pekin et Uarts! <poel; 
ques ‘grandes villes gia Pon’ Yuit “des troupes dttaichbes: all oxploitgtion 
G'iin' beat et thane ‘théaetrd. «1° Shoiduicom atdeos ney Ly cyeantia ts; 
ie’ tedowpe''se Compdde' de Gix’ BA @étizd acteurs. “Or, comme te 
ifdimbi'e’ des ‘persorihy ges, dalle Tey standes pideds chindisesy eat prps- 
ghe' todjou: “ay-desotid'de “ela a eh! résulte que ‘Ghuque! actear 
nae cumuler plusieurs réles. Joignez &¢ela ‘qile4é réperthire te: plus 
modesté duit ‘adte i se 'boinbosé de'svikaiite! pidves' aw tnoles, atbus 
sétee dtontidide ta ulssdnce de ihérdbite de‘céd artistes) qui suht tow- 
jOuts’ prdpiatey a'vepbeséhtel td peeniter ‘dvamié! vena'ddne lw donpie 
liStd de ceux! quills possadente ey ey ele ya te orp onep ote reo at 
“MN Wye pas Wacdtrites datis'te3! ‘theatres chinois : desirdles de feth- 
ines 'ysdiit bemptis' par de jetines poicotie Lys savant’ fe solt pas 
Watcord sur'la uestidn de savdit stl Ching dantrefois compta' des 
Stiles HMmitines ‘duns’ ses ‘troupes “Ad matiquess Ml pavatt résplter 
eependant de réterites Gédduvertes et’Géy' travaux! d’vn de nas phis 
célébres sinofogués ‘francais: M! (Bhzin,‘ique ? Empire’ yéleste!l a ‘bu 
“Auitrefis “Sé3" Haladines ‘et 'se4 ‘chndédictities: ‘Sealdment), tparadt-il, 
‘Féurs ‘Indéiles Hubei Toh aetre belles doe honwdtes! fenmtieds:‘eb Je 
Chinois a toujours méprisé les princesses de la rampe a l’égal des 
‘couttisanes' tes pris dhdnitées. “ Le nom intitie que: Vensdbiatt 2 


a arse 4 


ce tiettnd th se. oi) 

ces. soptes de for mimes ‘(nao-nad » Vulgairement! guerions), provive bieri 

que lon n’ avait au une e tré pale gst, p pour léur cdractére. ‘Mais 

bornons 1¢i ies pauneissemen S préa labl es, , voidk ‘¢ u’un grand’b bruit 

se = Oi ni ene ait Ht Je th eat re out nous ‘sommes ‘ assis. Les musici nig 
lace «' 


ae | b 
porches ns Heprésentation va/comnmenser. °) 


Soodiye a ee jag eo? woe dt dar cheb oe ads ood 
nbeonorr cette omtlat do yeator tie col voshe suites tet sed 
oth chdeait sub dey asobon hs NObeeg te be a ee de 
» yi ont ujinie “ide ail ub “Wit “ol Ht vit lat tp be etd bony .. 
sep etal ote satan TOL MOSS Toe! § Meteree Meson ME Cee eT err Te 


reefs tod Siftie wadttag ae eyh oe? fate “bob wHiPOltar) piile pat ly ue “VT ohdie 


rel nnen pF 


wh a ir oe 7! ‘os 

Tai dit, dans mes; pouNanira de iexpéition de Chine’. 7 propos des 
ry que les Chinpis chaient dipouryus de, fout sentiment, artistique 

ef :dqitemte, idép, qu beau... Jews, oggasion, de, my,en convaincre en 
écoutant leur musique. 

L’orphestxe ,:nampast, de hnik musiciens, Yient en eliet. de s'assepir 
aux siéges qui_luisont réservés em faca de nous, ef, tout aussitot a 
commencd, la, plug grinchgyge. cagophonie, aque, Loreille européenne 
puisse enteNare, i.) ei ae ba av 

Chez les Chinois,,Ja musique, est, riudimentaixe, au dela de toute ex- 
pression. :On ne conpait, ni les modes nj, leg tons;, !harmonie consiste 
simplement dans. Ja juxtaposition des sons — . on plutgt des bruits — 
produits par un certain nombre de corps. résonnants : cordes, peaux 
tendues, dois sonores, chalumeagux, en un mot, instruments de mu- 
sique élémentaires dont. Ja construction est hasée sur une connais- 
sance incompléte de la vibration de l’air dans les anches et de la 
vibration.des cordes dans lair. 

Dans celte musique, il ne faut pas chercher la moindre trace de 
mélodie. Ce qui constitue le chant, avec les transitions qui séparent, 
chez nous, deux motifs, thémes différents, Ja phrase musicale enfin, 
n existe pas pour ces oreilles si peu privilégiges. ‘Il semble ‘que, pour 
elles, la musique consiste dans yne succession ‘de notes produites 
par chacun des instruments, notes rendues ay hasard et qui ne sont 
assujetties 4 aucune gamme diatonique. Seulement, et sans cela on 
ne pourrait donner Je nom de musique 4 ce charivari, le concert des 
divers instruments est soumis 4 une certaine mesure, 4 un certain 
thythme, qui font revenir périodiquement les mémes sons. 

Je n’ai du reste qu'a énumérer et 4 décrire les instruments qui com- 
posent un orchestre chinois, et le lecteur verra bientét 4 quelles dis- 


' Un Voyage @ Pé-kin, par G. de Kéroulée, chez P. Brunet, libraire-éditeur, rue 
Bonaparte, 34. 





(78 LE THEATRE EN | DHENE. 


sondnces sont forpément: amienks|ces enbaltasts, mp ‘ee sie-gorenti si 
pompeusenient du titre de musiciens...:.' :. - 7 

| Kn premier: liew, dans: cette, nomenclature bizarte, i convignt. pide 
citer une espece dq guitare én forme deiluth et.une mariére de havf- 
bois. Le premier de: ces instrpments-est uné, sorte de, pylindre plat,.se 
termiaant par.un long manche sur dequel sont-tasdyes cing: cordes. 
Seulement: la tension est :fixe,..ay lieu détre mobile! a. volonte: au 
moyen de chevilles,4 comme dang nos iastrumhents.h:; corde, En com- 
parant deux luths de cette espéce, j’ai pu me convaincre que. l’inkgx- 
walle ‘musical. de chaque-cerde n'est pas: constant. entne. celles d'1 ‘une 
méme guitare; et que cette bérie diintervadles. différents, .qui erapq- 
ache. toute. gamme dans instrument, ne ae reproduit: pas identique- 
ment dans les dewx guitares.. are 

' Quant: au hauthois, c'est un chalumeau des: plus, primitis, ci “est 
percé de quatre trous, el ses sons criards vont. parfaitement a l'unis- 

son des raclements de la guzla que j’ai décrite. |. ay 
A coté se,-trouve un. instrument composé: de. quatre tnyaux ‘daro- 
seaux juxtaposés;: c’est Ja fldte de Pan, ¢t il n'est pas étonnant que 
nous retrouvions celle flute pastorale en Chines, Pays essemtiallemen} 
agricole; no 
' Voilé pour la série. des instruments ayant, par ‘eur forme ef leur 
constr uction, ou parle principe d’ acoustique sur lequel ils sont, fon; 
Hes, une. ressemblance avet ceux qu’emploient les autres jpeuples.... , 

' Quant, aux‘ machines musicales auxquelles | imagination hizarre.des 
habitants du. Céleste Empire.a donné naissance, on va voir.qu’elles, " 
pondent. bien aux.goats protesques, de. cette race. originale. 

Il yad’abord les gongs, et vous connaissez sans doute cette alagye, 
‘faite d'un mélange spécial d’éfain, d'argent at de culvre, sur laquelle 
-on frappe avec un petit.tampon en bois ou en. pean, de fagon que, gi 

l’on cogne.le miliey du disque, on produit des sons aigus ef. percants, 

au timbre argentin, et que, si l'on percute les parties rapprachées 

des extrémités, on fait‘retentir Pair de roulements graves et vibrants. 

bale coté du gong, et tout aussi bruyantes que. luj, sont les cya 
es. 

Puis viennent des tamm-tam gigantesques en peay a ‘Ane ou de chien; 
des tambourins informes, e engin des tambours de basque ot la peau est 
énroulée autour d'une tige de fer ployée en cercle. et. laquelle sont 
attachées des piéces. de monnaies d’ étain, des Sapeques en guise. de 
grelats btbta boa, 

le dernier instrument eomposant., bet orchestre:.. “Chinois 6 ast 
la seule épithéte que. |'on puisse donner .&, la réunion bruyante et 
cacephonique de ces sons),.¢'est;ce que: j'appellerai des. cliqnettes, 
faute de connaitre Je nom national de la. machine. La ¢liquelte, cany 


"TH ITHEATHETEN HOH ENE. “49 


sibte tien “meres eqlindriqae.de buis,. dvidé ‘sphériquement ‘isa 
partie supérieure, et sur lequel'on feappd: avec deux baguettes: du 
méme bois que l'on. tient-dahs chaque: shain.' Le son produit rappelle 
‘veut de fa castagnotte espagnole, mais it ne se répete qu’a intervalles 
égaux et marquant la cadence de l’air qui-s’exécute. tk tes 

‘Ty a'deux :pairds'de cliquettes, diversement timbrées chacune, 
suivant que‘le disqae de buisest plus. ou ‘moins évide, et dont Ja -per- 
‘tussion! quadruple produit une  erépitation qui rappélle le. Ho-tac dum 
woulms ' 

Maintenant' que jar énurnéré Jes'diverses machines 4 son qui com- 
poent lorchestre, ‘je-meé sensiinicapable de faire connaftre la résui- 
tend bcoustique qu'edles produisent lorsqu'on les fait marcher totes 
ensemble. Le lecteur qui voudra bien. rappeler & sa mémoire -les 
plus’ crifv@s'‘eltativaris quiit alt jamais entendus,: suppléera a t'ab- 
sénice de 'iiiets: edpables de waduire dans le langage ordinaire cette 
chinotse cacophonie. Sr ‘te ne 

VoréHestre ‘a ‘donc ‘préludé au’ commencement du spectacles et, 
Gtiadd A: a tersting sa‘ brifentte ouverture; voila que, sur Je thédtre, 
dehuickhent une quinséitie’ Aacteursy ef vind vingtaine de figurants, 

les uns de costumes de mandarins civils et militaires,. tots 
quo ‘16s povtait dut €péqtios révuldes;' ot les autres d'armures égale- 
meht' bier! asserties: poor Tantiquité et'la fidelité historique. I} 'pa- 
rait qlee gott- ettinote, pour lexactitude du costume; est fort exi- 
geants tar ofl MM asstre que-si; dans.une piéce;'il arrive qu’un’ des 
personages’ chiiige d'emploi ou ‘soit prow 4 un'grade supérieur, 
racteur qui-le representa est 'tenu de modifier incontinent son habil- 
lemon! ! Vit caatye. ee 

Cette ‘procession ‘ehatoyante entre par les deux’ portes du fond; et 

les péersoumtihges. qui la composeht! viennent exéeutar: une sorte'de pa- 
rade trifitaite sur’ te devant de la scdne,:-aprés quot les acteurs vorit 
former tableau: Vivant au'fond du thédtre. 
‘La perspective de-ces:mascarades est divertissante. Tous, en sus de 
ldirs costumes rittilticvlores et de leurs armes funtastiques, portent un 
masque hideux représentant des tétes de loups, des museaux de chiens 
on criniéres de‘liot. Le-cuivre deré et. les soies volyantes forment le 
fond dé ves accoutrements 'dél’ancien peuple chinois ; et le groupe- 
ment ‘de: ‘ces [mannequins constitue un ‘aspect qui! a son edté ridieute 
suis doute, mais qut:produit & Vceil un effet trés-fantastique. = = * 

Une fois que la bande s'est ainsi rassemblée, les acteurs viennent 
th A wi devant: ta ramipe dévliner -aux'spedtateurs le nom qu’ils-por- 
tent; Vemploi qir'ils ocdupent et fe role qu ‘ils jouent daris'ta pidee; et, 
quand ¢ette exposmtion des réles est terminée, le-printipal persdomage 
réparait 42 chante tind titadd ot /it: aninones tu ipublic le titre de la 


80 LB, THPADAE SN CHENED | 
pipce au (uliphenres anades.vavit -awoirdhonnear ie tu offrit’: Bis’ 


1 termine én emapdant,) indulgencel de lsessapmbhee.1 1)! obo of 
“Dela fait, toute la, hande, ngniae-dans,les-coulissesy ut he spiectale! 
edmménce, mie nboh codorela aab atte gupenpotiotiby ub cahbiep 


eon hago ea stionlt etiveg con etnb dieu te hiuy ul 

aupriol-ul one bh nh es [ +; ee ee 

ae eee wa of Jeaty — cyowol-spesG 2 FeO WS t shad. 
ee ae eee es ara ; comm) gb ob omodeatd ennb 
ee ee Neaiat al euoe ddihbs Hip aibote ener? ae < 
a fatto aruda ihe pboh qe back wh Ab byob Bal oe an ae cs 
Wey 3 sg I ai ned opt | Jislorp i¢ eboiy Pay elas | EUS 
Avant. d’aborder le comipte, rendu, analytique: Ja; piése gaifut! 
jouée ce sojr-li devant, ngus,.je craig devon -faine connaibre: qe]: 
ques particularités A, AIGERORS fe lecteur,a, mieux baisis de. ene gous 
vait ¢tre l’ensemble de, cette repaes lalion, dramakiquel aw thédtre-de/ 

a ond aly ccptirg! ook pt ee reap vottone fies ae Teanp tong 
ig 9, il faut qu pit s e que, je Chant,-des Chinois) est |parfaite-) 
meht'en hatihonie, si je, Reyx.amployen cq i mes, en: parealle sitcom 
stafide, vee a musique qui Vaceompagne-iiiicsir fit ce tod dob ped 
Ce Sout We longs récitatifs, sortes, dle. plaintives;mélopées, que Yar! 
tiste débite d’une.voix de téte, aigué ay-degsus, de touts expressidh. 
L’effet de cette mélodie criarde rappelle. baancoup Jes) mieuleshents! 
din ¢hat dont le larynx serait particuliérement malorganisé: Mais; 
quielqie agacanté que, soit, une, telle, craaillarie pou netre ‘syolbnee:| 
neiVeux, 4 noils Europeens; gp. finit, pax. $ yihabitver, | et-liod -tronve~ 
que ces miaulements qu accompagnent les Sulgwrantes: détongtiohs 
déé ‘¢ymbales et des gongs, les, clapptements. ides etiquettes let les! 
gtiricements ‘des guilares,. on trouve, dip-ja,, que tout: cela! ruisselle - 
ein tage totems logy nah oemblo nos venado-vor 
a pe ee Lencus gpeatgpenetten ah arly “y's ithe mrt 
Etisuite, j¢ dois faire sayour que, pour dislinguen les;scémes edtye | 
elles et Jes séparer aux yeux des speclaleurs qui pecheraseat parimane | 
que de discernement, il se trouve, sur. le devant de Ll erehéstre, jun) 
personnage qui, 4 chaque fois qu'une scéne se termine, préveent offi- 
cietisement le public du changement, survenu dans la manchede dade 
tion, et fait ainsi l’office d/un,rideau. jtonllinodk doel cota dues 
* Enfin, un détail qu'il nous imperle, de, mentionnery,¢ est iqite;! per 
darit les quatre entr'actes de la, piéce, des, marchands, binowlent:lausq 
tour des banquettes el, vendent aux speclateurs |allénés. toutes gortes | 
de raftaichisseéments indigénes ; des verres de, thé, bien. bouillant, des. - 
trariches d’ananas, des bananes, et, des pepins de, \pastéques: grilles - 
que le Chinois déchiquéte ‘avec. ses angles, fabuleux petsqun wemble » 


LEH TRE EN GR | gl 
COApeR ave¢stlélices reomrbe nous Rilbois! és pralfited Ub hos cont 
SeuTR~ “mde Ji Bilas va vofirin rde - pupleyy publics, tnais [ai vu foul. 
le monde fumer-sd pipe-sans) la moindre! fe tito t;"Je n'ai pas 
remapyé gulung-eeiilenteoboatdesbunanes “allt voltiger ‘des ‘ban- 
quettes du parterre jusque sur les planches de la scéne, comme on 
le voit si souvent dans nos petils théatres populaires. 

Venons maintenant a l’analyse du drame historique. 

Le titre en est : Sie-gin-kouei, — c'est le nom d’un général célébre 
dans l'histoire de la Chine. — L’auteur de Ja piéce, le croirait-on, 
est une courtisane célébre qui édifivit sous la dynastic des Youen, 
époque, je l'ai déja dit, de l’age d’or de la littérature. Cette Aspasie 
aux petits pieds s’appelait Tchang-koué-pin, et elle n'est p seple 
feotne dotirieyqa! ai ride hreps ther les alten littéraires fo mpire 
dy Miliguls:Sous teutés fey ‘luttittds,’ oe Tes ‘Ages, 1 Y, 4 ep des. 
bass legs. b’histoind visthbus! dit pad sf'Tchdng-koué-pin clait belle :, 
veh se iquiall tecdeufemeduteur! Pest pebis-d’en douter. ee © atee 

Quoi qu'il en soit, sachez qu’il y a bien lon temps de cela, sdugila 
dynastie léesTHioniss) balrdviida avait! ectaté off Corée contre, empe;, 
remo Kno-sikegy quilt dendil-albrs: "et ‘led barldes Coréennes, conduites, 
par leur roi, avaient envalii- les’ froritvéres ‘dE wlthine. Lemgpire- ge 
trevvaitiplarsidabisnnme faétiduse! position ne is 

Abie de lq ands bpdaue'sPY ANait dalig TA fri de Long: Men, située: 
dens.de préfocter’ (do Rlang-tehebis,' utd’ famille de praves agricul, 
teums /visaintcaved pein Mu revert: Hd! Hit ‘petite’ exibuil ion,, Holte, 
famille ce commpossitide (ulbitrd meiibres'! Sic le'ptre, Li, ‘sa femme, 
Stergiat-houléds leur fig dt Liedti! chil tetit bil” alan ae, 
dai ipnologadurdraine nds fiitrddilt dans Ya ferme de Long-men,:, 
Le, baahaatimep Ste se larherité avec sa vietfle compagne sur, les ‘feel 
sukeusiiantidgri¢olds ee élfet, “ne | s'occupe. quer. 
dexerciboansilitaires Uraetidds ‘sur Part de IW guerre. Au liew d’aj-_ 
der son vieux pére 4 ensemencer les champs, il passe sa journée 4 ti- 

renkie Fearoyacnianier fd chevat!| aul Wet de fai passer la herse, sup , 
les champs mevvellerictt labours, iT médite des livres d'art militaire 
qual a dehdtée d ginnds Tris! ata villé’volsine: «0°: si 5 aie ae 
-Au mement ow lew Howes! pens’ Se Wesédpercnt Te, Alus sur cette Vox, 
caliph dnilitaise: de Jeet SeYY béjeliid, voici’ i gin Ke i qui, arrives, 
tout ému, tout bouillant d’ardepr: Il était'd lancer des feches ele 

bard pio tipuve Vanngueee! ell th havi inp even lire, URE 
proclamestmonide Ferpersir qhi-appelleé ad} armes un corps Ue yolane.: 
taisea partrdpousedt]'invabton ‘des Corééns: Sa Majosté promet hanna, 
schle, borhisabacttard Auépoiziltes opimes gux braves miliwicns qui 
Senrdderontpédusdiés) Kavbiérés Itn'er a” pas Tall davantagg pour; 
exditarda roeption giMHdébe de! Me yi-kdha, et Il vient cer a 


Mar 1862. 


” 


il vient annoncer a 
G 


8 US: RREATRE TBR OAIOR. 
ipayanis atterrés que sa, dperMon es) Bien prise obiquiiliwa:s ensbler 
fi cra ain Pitp entra (ox Te arth es othtst 
__, Gomment peindre Ja désplation pt) ja -dowleun das-deux parents db 
get, intrepide yoloptaine | ..4., Tu A kRS, PAS, 400: file, fund, dik, he + viet 
Sigi mes, hras Rexagonaines ne, sont, pluscapables de cowduize in ehan- 
rue... To! parti, la mjgéne nous-réperve sesiplus dawesrsoudtranicesu.s 
Ae peu.que noustavons.paysens, dans:les aonts-derpitss—rt Un:paul de 
patience, .répand le fils;,... avenir oss A:mp}, jqreviendre manddria..; 
t puis la patrie m’appelle... je dois partir: tel est le préaepte..du 
sage. Gonfuriua, »; rontes Sine ek ofl pcan 2amdeog am | 
: |; Deyant une belle, aytarité, force! est. aay, parents at. aida foomee! de 
Sig-gin de s inclinex..n: prépare.: le bagage: dujanna:sitariturser, -dt 
la pauvre famille le conduit jusqu’a la porte du village, en-Jer¢omr 
lant d’exhortations et de, bengdigtiants 01s: arash foray 4 
+e SQ.termine le prologue. 7. Malgré.les grimages, ded apteyns;: on 
voit dang ce, morceay une exposition, simple..ot dranehe, Pune: ccdne 
qui-se, renayyelle. fons..Jas jauxs, chez.Jes.campagnards:de lous: pays. 
Du reste, Jes caragléres des quatre, parsonnages: sant .nsseq bien es- 
quia. La vgration.de fie guckavei.apparail tenang eb profeade. Le 
déesespolr. des parents, ef, leur rasignalion sped: tnecés, bn ia langage 
touchant et pathétique que Jes acteurs -ahingis out rendu fort naturel- 
lement. On pourrait regretter que la jeune Lieou-chi montrat tantde 
calme en, présancg dy départ: de. sap. mari« dé iteouye saéme que} au 
moment of }épaux. cite Ja meaxime, de,Contuging qui. lui fais un-devoir 
de partir, pour.l axmée, madame Liegu, est, sop Hisposte 2 faire obsex, 
ver que cette, injanction,est sans. réplique, Cette famute ifonte ne-me 
dit. rjen, de bon. Quant. au, personnage,chantant,, ¢-est:iSie.gin-kouei 
qui en remplif les. fonctipns; ¢},,dans deus,.ew, trois, occasions; om 
Yentend, dune yoix. crjarde qu accompagne:te Juth de: orchestra, 
déclamer quelques slances fort poptiques, nv art-on dit, sur be misére, 
aur le dévouemen| desenfants et. sur le patriqhiames iiss cu oer sn, 
_ he pramierjacte est tout, mihitairg;. onde. comprend ase, car:-oe 
ne sant que bannigres déployées,,. défilés .de.- goldads, - canseils de 
guerre, elc., le. tout, ayec,agcompagmemen}, da.qyapbales el de gouigs. 
En voi¢i les principaux ¢vénements, 0 oo tee sd rb dea 
/,44auleur, qui, daprés Ja,mode chingige, nest nulement astreint 
aux trois ynilés, nous transporte dang. |p palais du, zai, de Gorée; Tai- 
tsong, ‘Celui-ci a réuni ses, principaux générauy.at, ies officiers da-sa 
sour, ef il, leur adresse, wn disgours. propre a: te%, enflammen-diume 
Helliqueuse ardeury, vi... bea ertat at lets Mle IO one 
L’enthousiasme des officiers oréens,:a cette hanangue da: leursrdi, 
ne ey ales de barnes... Ghacan. s’empressp,.ef, ea. ym instant lar- 
mée .est, formée, ,Taj;tsong se, place sur.sen-laone; iau-fomd. de. Ja 


BO SRA Bsa. 8% 


sole, entedréesés aesicp iti pend ofticiars, OOP Khid-don-Afe | 11" 
dentre eux, arrive avec son armée, qui défile dutta th ‘ldiib''s iti 
deat lessowrdraind st puissant! 16h ekamations Tes pls! Mtotes, 
Bien entenilu que aitete-dé! clorhe’ beparait dik’ ou doze 'fis! de 
site de fagdad we pad tititervomphe typ ~vite'te BEME! Yul comble 
es les Bpectatoweh dulplateir Glde'satigfhettori oi hee tel ein 
--Leparade- termites, 1e' sua fitdur' dont j'a? parle se 1eve at prevent 
le pablicque dalseeive yeli-va' suite se pasde daiis le/camp de'Pahive 
chinoipes “(| etodey Eb: sree Uy) etal af c.coleepe. dip bate I cre Pa 
les costumes, sinon les acteurs, sont effectiventent' chutipés:-Oh 
ortey Sihsinsoip khong: pritice'de Vig: werive ay carp en’ qualité 
de hgat de Pempereut) B-viert se faire rendre’ comipte'des opdratict{s 
milttamest) 2: [lee se huey el) ce olan.) Veeupep al 
Le général de cette armée, neitimé! Tehong!tésekdvel' Thi présente 
lerappoltrdhe es” quile'abt ‘passe! Apres: a¥dit!tHorhipe' pat tine feinte 
les Goreens) dont! l'arinée si tendft ‘si Hes Hotds du 'fleuve LU:tsdhy, 
ita forob le padsnpe de: tu: rivike;!saceHpe utleviffe iiportarite’ dé, 
Cote ct prisih doe l:armee-erndniil, Yili, effrayae'dé cette maricctive’, 
até dailléa dn pidood. «Tout ld tiorde'a filt sbd'devolr, dit Tetiong 
tue, principalement un jeute! Vdlonlaitd, nome Sie-piii-Kouet, 
Sest. eouvert-de gidite et pobr leguel jé'sollitite! une! prahtld Kécorn! 
pedse) di itn reso eb oer, OE tp potber get basse 50K OO ditssiral 
‘Naig,il: parrast qulewCHing) eontitive dillebits! 168 Buetind des pene: 
mux sont quelqudfois plus qt'erh bhatiques. Sin-medudktony he' tire 
pas-en‘effet - apyepnll rs gabe Tehbng-tsdeKuliel ne Mii'a PUY dit Tai vee 
rte. An Hels ‘dlavoik obra ley Consens) 'c etait Ti qui}! par’ sor imp 
riley s!était~Idissé eivelopper'etattait Otré'taMé ‘eh pidces ‘quand | 
une’ Sie-pin  b\Slanigantat plus fort dé! da tielée, ‘atiit'tud d'coups 
deféches trois ¢uriéraut coréets’ dotit Ie géhéral'eh chef! et ‘atraché 
dameins decd ernitr' la gtende banhiére tu iopdid d'or! ekpldits 
qu, en ranimant kivedrdse ded Ghintis; dvaient'intimidé Péntethi et 
permis is Fehdng-1yeo de Fetablif ‘li! Metoite ‘qi Ml dvait 'st' bich’ per- 
duc-avenbies Zaéiy'd’ atines' diy Jeurie Woldrithire dé! Kiang-tchedin” 
Le légut de Vemperoub ausenihle une coir de jti8ticd et fait cbrhpa 
ritre devant lui le fourbe générat!'Celie7 nié ta part qui 'Sie-eip a 
prev ida vintoiles i) s'dtlribed eherbiqterment'fa molt’ ded 'généraux 
cxtenstet! la prise ide'tour Hariitibre. Sie-pih imafhtfent ‘ses prétén- 
tion, que ‘soutieniedt/ tous les’ sotdats!''Cé ‘que vo'yant,” 1d’ mnessdpet 
de Nemporouit ordoniie ‘quiuniejoute d'Hdresse Aira ‘Iiéul ‘ehtrd’ i 
compétiteurs afin de démontrer quel était celui de¥'déux qui était 
ples capable d'vvoletud tea ehefsrentiertiig. 1 tb eet edt ee | 
Séyitraccepte avec bonhwet dette hitte, dott il ne crdint pds Vié- 
suv Legis éval Tehoby-tuee, Yl #!finsea'inelded ratsiiis Wd’ étre coll- 


64 BE IRAEATREIENIQUINE. 


fient, |eut-de bousfraiena:calteniplenw oath tnnogumiadistanes qui ,le 
sépare de son concurrent. Lui, un général eh cheb ide. AMparent, 
‘coneouririuvdesledils dianspaysapts:.s0 Vows mn dites eependant que le 
de d'une -courtisane, lhidit-savenatiant:dia-meaukhong, et Lop sail 
Jeomrient vous vous: thes iékené ail PANG iQue NAUBORCMP RAM) co si’ h 
41 /Voily down Bchonghtsse oqutert: deshombe dole, faga de. toate Yasmee, 
C00 épreaye dilbeu Siktginy, quirqonmende le -premies..met trois dois 
Su §dohe'daris ib but Giestamzcuridg Thongs tase, qa-1¢,a6suAL, ap- 
pipudi'!pat loube!] ermade :templitide stu peur inde payyrenganiral 
sowoit perdu, -etplitht: qué diacceptan ‘une: bimiliadonaugsi, comn- 
plete; bw moment: od de messagéssimphries luidonte le-qagnedde te 
‘gor, ilise plomge ises ttraisifléches:dape|janpoitaine, et dome expingnt 
aunt! pled du jagei: quiprociamd leeéspltat dela jaule, 4 aommeSie- 
‘piimkoudi géndrdbenchels cub dcclamationada tdusdessaldata. 1 411 
1) Get dcle est mdusormentd; comme gn lel vit): Ly Apjaede deladuthe, 
fa vintoige de Siem et dai mort jdel Ichang-tsse dormant sane) sedne 
quiy sb elle Shaitmplus ditimée, serbit:.d’ un ielfet dnameatiane agnez.SaT- 
fsissant. Inévitablament, aw moment of 4 ack? wa sedenminen, [Sigsgin 
-vitnt eabore-chanten iawn pphlénquel qits vers. bien aentisisya da, pw- 
ction dp brime: bt-ta; wécenipange dedJawentu, Ainsi-tq, veut) la.nerale 
‘thingisesineeomint- oh oro, li tol asooie bob anit affas ob 
ob Brunité-dotenrps‘h’étant: pas piles respeatée-qued’ unité deolieu par 
les ‘dramutunges|ichinojs) on view:au.séeorid eefenaventir, Ie public 
du'un-intervatle de ding ansis‘ést ¢boud 4 entnel bpaqueidw, projggue 
-@t'lldpoque:du iseoontaete!, Pandant: tout-ceiloeg.intarvalle, Sisgia- 
Ikouei alconbimtiéiy guebroyar sontretles Dantens,, ¢4::59, Tepytation 
militaire, ainsi que les faveurs du!squnerain, ®ipanlegands mA enisaait 
-qmers'accroftea. Maes) au eombiedea ced denna, 4A secret dovpment le 
'dévorg. H nia pag rdcude nonvellesa des formigrs de. longimen. Son 
!viedu pare oxisted-2L bncoite { Recfemnme antrete, pn isemtanirle. travail 
‘ide taimakon}H ele say et: ca-doute) agite anxieusements, Vaincu 
apalc:ces- davriblas:incentitudés,: ik prend sle perti.-dabandeanerson 
-eorpsd’abinée-iv:sos] Hiewtenant, ed; .sho8 CongAy sans, pulgrisation, il 
ge rend i Longemeny 1h dihabitahon! patemelle,;: al TKR UO Ce 
C’est donc dans la chaumiére du prologue que se pasg¢de,depxidme 
iagtes: Nouvsureinotivanss mas droib, ANGIORMES JconNaissANCE,i Sie, Li et 
« Lido chi.) Cetle: derniére, qui sesh sounagessoment ise a |l’ceuvre, 
‘spas que ses-fordes }aient trahie we souliinstant, 4,sputena ta,aqisére 
ide ses parents; quitontau publiq }.dege pempens, des vertysy de leur 
"brs. Mays bi epeolie da hanna a/étéides-plusiimawffisanies,iehies bon- 
ines gins Nolentiaxrivend crNAg Res leMROMEnL op ils, serqnt, jinres a 
la mendiaifées/Si-au moans) Hs ayaignt conoy le sort.de.jeur peavre 
fils ‘Mass dans ca distragh Gleignd, 1a nguyelle.de bélévation de Sie- 


LN 'SAEAINHIEN ORING. 85 


id A estipay eridotelparver he, st-lnjmalheusense Mania letroit mert 
dH prizottniertdeds terdangi 11 te ATLN | ero Oe of) EOE ge 
+ Maid 1600 a 1coup la perte/s euvre et Héeergin) abpatait aux yeux de 
$83 (patdvits-étohmdsy Les: prbmidnes sednbs de, neconnaissance | som 
d'une expandia atteridrissepte,'et les ‘quatre persoonages he livrent 
att Bon Oude eayotatl contre; qward by porte Ide: da chaumiideb: livre 
‘pessdvel a title esudisdde ‘dl’ aly uanis qui yiennentcondhits paran of6- 
‘Ger! dd Pemperstir, ervéter, dd parila sowverdih, | Vanibetusd Sie-gin, 
AUT Sey '$1eeR9-bnt-cr6e dud-enibtrp a la coun; et.doat le brusque 
Apart all été tails devant!) omipeveur de jtrbbisbn) et, de: désention. 
On pavitotte®! Biewiny! én Farvaehe:-evec speime! iaun. donlourex 
vein ttesscrhents do isa faniilley :Gui bvdit-entreya » um linstait .wne 
ive Be ‘Honbebr) bv! quien! laisse 21 ga poignanta, dbwleun... 
De 14 -otdntrathe Id pauwre! péndval devant imrtribunal: de: @henre 
chuité nab Pewperelirde le juger:sar son setededésertion, Mais) en 
dhemin! ed preside ‘lea capitdld, leoprisonnier: reneontre. fe prinde de 
Ferg} Sitti mépulkherly, dai se betidsavec: sai Gide a yne de sis ¢aniper 
‘pres La lhvet! yiandarins breéte eb eoeomaiti sous les fens Yancien 
‘vatriqtewy-des ‘Coréend. fl -ye-faip raepnédr par Sie-gin: des motifs fi Ho- 
nbrBles! du sy désortién,'db,,entrainé par les éloquenies: protestations 
de cette victime de l'amour filial, il jure de s’intéresser a lui. et.de 
Faire Hevinit- le bouperain sur: cette -<tigovace. (Puis,-an igarantid de 
son dmithid Ht donned Sivspin, séaned denante, sa fille en: maniage —..| 
Veil uP ineident qui ott he deuxiéme acted whe facon. bien inat- 
fendué. “Alt aiditient dW Sivpin inal de! quliten:sa ferme, Lieou- 
‘ehl': til? retréavait fidalé et'dévouée aux deux vieillards, il.consent 
‘Ppkieindre tine deuxiéme: 6pouse! i) Aioset sl supe deatis gee etit Tn 
| PAHS tds KAbes, UH seeord hymen We Sic-gin ec ne! lui serait pas 
pérdbtitié: Mais ‘tur ‘quil est Chinois, ny néparde peg de & pués; let 
sillewrd! qiand ‘un homme puissant; -dans‘ds- mains: duquel: est 
wottd deédtitide: wus: offre: da‘fillelen nariige, ‘dsbal possible de refu- 
‘ser TOevinié indrall’ de cat luctay Sie-gin viunbaila-fily exposer aU ap- 
sisted ue des! ¥ertus! dun! -honrma ine‘sent! jamais: oubliébs,. ainsi 
qu'il appert par le témbignape)destintid qué luraidenné!le ‘puissant 
weaie he Ng! V2 SD Lenore ab veoh rb ettaie nn ob teed 
Le’ tfoistétite déte eat cowrt, ais) thonotone: dest :mémé uni peu 
‘trigte.'La scdtne leu pusse; en effet dans pne sopullure;' pds du-wllage 
‘de 'Lorig-ted Ori villaevisda famelu iebt ocdupé & semen des pa- 
piers doréy avipres dwn tombeau! nouvelidment ferme; |-pur- dloi- 
omer Wé Lame dl! 4éfine les brtteprises du nalitesprif, qué, endsa 
GoW Pavare! Teisew td wort tying die: pour/ covrir apros! les -bril- 
larttds Pivcéted ytd’! VOM antl dé 3H tombe. (Ce 'villapeolsiest dis- 
traddiés ‘sists pieul pae'l abrives! Ohatterdub dun dpleadide bor- 





86 | LB/THE ATR EEN, OBTNE) 


lége.. Clase) Sid-gui‘kaveiy a :.qustous:ses homieudtietlipas sds grades 
ont été rendus, grace.’ dintercession -de-son: seybead beas+pdéte eb 
qui, accompagné de sa jeunesthouss, se mend Bu:séjaur de ses Vieux 
parents. 

En passant pres du campagnard qui s‘est mis sur le seuil de la sé- 
pulture pour voir passer celte riche cavalcade, notre héros le recon- 
nait pour un ancien ami de sa famille et s’empresse de l’interroger 
sur le sort de ses parents, dont il jgnore la condition depuis qu'il les 
asi brusquement quiltés. Le villadebis, qui est fort lettré pour sa po- 
sition d’homme des champs, expose, dans des termes recherchés 
at. dramatagues,: Linfbrivne-de cethe panrvng; fanwiley qué estinedquite a 
vivre de Yalimone'des passaals sud la grande! zoutev.Au nécit dameéna 
table: deg miséres das siens; bip-gim ne sémble.pas)s' ish pressionpen; et 
il continue. soa! intecrogetoate, sans sourcller.des ddails!de! plus. 
plus naynants.que dui denne télégiaque, cullivateins iin ent ot 

.. La se-borne, le dvoiseme vote. db eat entaché de deux. graves. fates 
de gant ique;je mel 'permetizaidea repnechar a lai-courbsane.Tebangs 
kougspin;: Hélooulian trop. ifleume dt: trdp pogtsque dulvilagecis ed — 
l'insensibilité de Sie-gin-kouei. SBOE OT) Zot aon td 

- Mais, quand arrive le, quatriémeadte,-qui'se subditise¢n- send sco- 
Res principales, Hous: allots yoin que::le vaingueur ides, Coréens: nia 
pas dégénéré, et qu'il est resté le fils et l’époux affectueux que vous 
connaisses: La scénedeirecéanaissanyo; aninideparde dowtraste! des 
riches vétements de Sie-¢is ed des haillons desaifamalbe, Jaap vebsortid 
en: effet la-piété filtale,-et. amour conjugal denoeifehétos, qui se sdite 
dans lesbras-de:ses:parests et: couvce de !carasses Licou -chi, isa fiddle 
épdusey La desxiéme partie estidi une ignaride solenmté. Nous: semmes 
en! pseine coub, a Namkin; et Lempenour, accheopagne ids: princes de 
sa familla, adresse, ‘du haut: de son tebe, de:longuas féheadalions & 
tonte Lbesweuse fanpalld. +! Lé-guand maament detaxédompense deta 
vevtu dst.atrind,. Sie+ gin jest fait pririce,: et sa: femoine,;: laeowstehou, 
prinoesse. Les desix vieillards negoivent chacunuo présent de esnt li- 
veea dot. Quanta ila:jeune femaie, ila Jeuxiéme épotseide Sie, -elle 
ne.recoit zien, wonis elle se comsele len pensink que, plas jeume que: la 
princesse Lieou, elle aura toujours la supériorité de ses graces et sara 
la favorite du hautdignitaire: « Were bogtetenone Ofled ott tats | 

La piéee fin! paridesistrophes d'un hautdyvisme surila récampense 
inéyilable, que la sagesae |divine /.nésentve aus ihompmges tle bien, et aux 
servileurs: de da patme, coh ygsteer ob ecg 9 eup ade aoe Hone 

Tel est ce drame historique, un des plus populaires.du répertoire 

chinois. 5i le sujet:n'a-rien dliptéressank pour nos aatres: barbares, 
en revanche, la mise. en scéne-et le jeu: des actears:a largemont salts: 
fait notre curiosité. 


12/ THEMRB EN BRINE ST 


Der petit vautleville devait couronhevila isoirée;Mais il était Pheure 
de reloyrmend’ bord, e4 nous: semimes liétudé des comédies chinoises: 
+ mune aarird) Gparne (et bmae@autrevifleditiie, 1:2 ob Sorerie sob . ip 

AY ae 

- oak obs five of na ainda? tip breaesqing oh eer dines pond 
oop ot eared rlon cofsolaano onorr atten 19a ‘oor tier onbitg 
topo bab eerie 2 te at ipret te eb taps erie cae ep tat 
— Sn peineb dortbires eho post iy! Nircdy peter ggg etre on VTi ol tte 
pe rene Sol prob tes sn, te Srilieod -ottigpy dion gp nud tes 
- fopaboog conte gd ach Pid scree pss Pras ee Oe Oe Re 
. Yo jour! que nous iheus! promenietis a: Pé-kin, duns une des reves! ot 
satrouvent ies marchands de bric-d-brac, nousenteridimes, del atriere/ 
boutique :d-unjde ees.estitnables indystriels, retentir tes sons aigtes! 
ef-crépitahts!d'ub orchestre chinois:. — tmterrogeant' le“commeryant 
dont nous marchandions les jadps:et'lés‘ématx, ‘hous apprimes que! 

dans la2rue ryorsin’ s6 iroutaient: dn.-dertain nombre de 'théatre 

thé, dt [que Jd :musique qui-aops frappalt loreille wenait d’imatal 
Missement de cette espére font ‘la saile dtait contigué: dvec la: ‘maison 
ol nous nous trouvions, Aveda nd bette te 

Alléehies par Vditraib-de ges: thédtees 4 thé, neus quiltames: bets- 
querpsnt notre maschand;: et: neup nous fimies conduire'ay: spectacte 


anveneés “ite en cen bts cipal ved les det do care eh ere 
iin patant, nows nous expliquamesisaétisaminent le nom.-de théa 
eiathé que ndétre Chino’ avail: donne s cehieupublie:. 1) 


‘La porte de la Salle rédetvée aux speetaféurs w était en effet qu'ur 
vaste café: du- ies chnsemmateurs, comme dans nps: cafés-coneerts: et: 
nes casines df Europe, 'se rafraichissaibnt en voyant jouer: ba comédiq.: 
Tous avaient Uevant jeux-une.couellée de thé bien ‘bouillant; qué des 
domestsqnes Venaientirehouvelet de temps: 4 altre,;-eb,;-fumbnt gra- 
temant beurs: longdesi pipes aw tuyau:de bambdw, ilb écoutareht :aved 
compenetrosi lesidéckama trons des ¢cteurs-et des fratas de lorehestre: 

| Nous -dtipne aqcompagnés: dan interprélede “la légation -russey 
Mi Tatarinoff, le méme que ‘les! lectears! demon !Voyage'd .Pé-hin se 
rappeplewt avert) vay notre: téte lots de: nes | eXCUFSIONS | ‘Gahs: la ca 
pitale. rogiye age ob aterery vye nt tie Aces re Tye Re iy 

C’était une belle occasion d’assister % “un! geniré: de spectoele fn: 
commipour sous, quin’avions vw dneore représhmer que les drathes 
historiqueside! Singapodr, ‘car-le thedtwe & thé ot nous étions nb ses- 
vait 4 son public que des piéces de genre, des caniédies diintrigue et 
de.carartéred. -vnitls yO 0 fey esty itil Oty nelerteominh oo des bed 

- Mui Tadarinod: ayant ew liobligestive db nous mettre au!cotremdes 
sained waprégentécs devant-rious; j¢ pusy%-mon: reseut au' palais de 

l'ambassade, noter succinctement la comédie a laquelle ¥ avais aesisté, 


= Ay TBAT AABN (RAI. 


buvant du thé et mangeant des napine He-padtiqjiesiptaihts eon’me un 
xeériteble, Chigais, elas) efiioy ziotob tore etldu d ob sorbed os I oust he, 
eee ag analyse: qijelje vais dieltre:sbas: lew yen des eetetry! 3 
qui je ferai savoir que, dans l’orchestre, dansles prépara¥ifs'scéritqubs 
ou les habitudes:.dranveti weside’ ee anbdtre! fe ne'trouvat ‘fied a re- 


: iw? : 2 ott ‘ tgiltwegod thie - 
anu que je n'eadde dB} vitti pah 4nelNe de SidgapSty, 
Valor) 29199 x0 
Soproqai in ond... Sop-atse aul) — 
cathe cing at i2 de ollishag Dig! gi Cyyoup | iaeuun0d — 
f se TOU in gf OUP id QUHTER, LMOUREUX:. Tt | Hees 9) 
‘ . os oe ‘ Care va ‘ ‘ , yy" 
snug? th RES CO CTHEL yee te eZ ATE alee BA dua FRR METER ae tua scar vg 
— Auteur sncdatal tO finlie ol ...noetons Th — 
B sabasige ft basap at ilot Ieanrdid ob Jiylicoty ol wil: Ot} oa . 
ie Hy ave autnefeis, dons be wiles: boeyang lun userisn! on preted’ Sur 
gages ( peut-étre un directeur de mont-de-piété, ces dlabtissertehts ay atit éte 
institués en Chine depuis une haute antiquité, étteb particaltérs quit ‘les ex- 
_plaitent aayant. jampisi joui dams. d’ehspibe: dane haute eorsideratibny: Ce 
personnage ayant: mem Lieomaings fie q on eit lo je foet ctaes tov eod to 
Of de squyenneuy dela willeide:Lonpang, effteler-ciyilsde quatrieme classe, 
nemmé Liwyern-chi, aypnt.ew ites démélés nvacde fermiet des sels 1db/la-pro- 
vince, celui-cienvoya au premien mihistrade linteriqur ane dénorciation! en 
régle contre certains actes,A@ Vadministration-de:Livyen:chil) sven uécompa- 
geeppent.diwn pelrds-¥in.da sing.cents 404le.poer be fonctiormadire d qui il 
Afressait cette délationy. vom no. cus Lott spot Bh TueTTe0y ub 
Soit désir de tirer ]’affaire ay ¢lai, soit bonne solonté.Ue serviw les! rah- 
cunes du fermier des, sels, dent de patedd-vin.pvat 8té!aeceptey lo: premier 
ministre inslilua une commission rogatoire, tx Pirkisl devant laquellé le-gou- 
verneur de Lo-yang negut Lerdce dase présentarartt. i207 2inm TO — 
Mais, pour faire le voyage de la capitele, ib feut 4 Li-yenychh, quie@ chine, 
une forte somme. Pour sela procurer,_iLs,adregsea natre uguriet! Lieou- 
ming, dans une scéne fort, bien é\udiée,, déplpie, sangcanastéra de (préteur 
avide, Il faut, pour qu'il consente,,4 ayancen les daua-comts Lega demandés 
par le gouverneur, que celaa-¢i. engage Ja siguatwrea desea seumys aliiespe 
du couyent voisin, et cl te propre Alle JOSH iris cant 192204 e6g 
Une année s'écoule sur cette scéne d'usure. Le gowyeRnque i-Ass i panme- 
posse: fea beet hee ARTIN¢e; Liqourmang,se presente shezt'ab- 
bessey 4, som, GAMER eR MERLE ATaBSeATANe. NURsalemnI (dala panete 
deja q) gatbbwod wi Sapas basin ou b ofl td ty ens Junt-sth oh Stars 
— kh bien, mmadarne l abbesse, dit Lieou-ming, le gouverneur-meat,donc 
pas encore revenu’?... nb tobi ob soils atney 9p ztolh 
— Hélas? non, yousnpwai {favors des, diens) ; mous navand: pay. encore 
de ses nouvelles. oh fhe gh sit agp de ceocear feyteq ag ban rt 
— Je crains bien que quelque malheur... le pauvre homme! — Aiprepos, 


vénérable mére, c'est enaque fle, 'gcheéance, de. cette obligatian aye... vous 


savez... vous avez signée.,. a ce 





de haere Ee bate. 89 
iu sen¥oos didéstifenlpibesso dodsigngusendnes 378M fo ont ute 

— Que l'échéance de l’obligation de trois cents taéls setisttile par! ti-yeh- 
chi eiegnteasientepes| madame it shbesey ct (la jemne Yledic ‘edt tefa passée 

AWE SOA ser col auch ato to | eatcb jot mores erty 
mea FS AIRE Ue png awemsermsn erie eolog 

— Mais, reprend a U- SMYERTEUT Ng NevienhpRs. 
qui me" Wal fe tee e rade ts, iT dens ee ans, serent mentee a 
six cents taéls? 

— Qu’en sais-je?... Que m’importe? 

— Comment ! que m’} ! Oni- , e wieille, et si je vais chez 
le gouverneur par inthe dad ek race) Sah “te que je tui montre la 
cédule, il vous contraindra 4 payer, yous s nastére, la somme 
précitée sur V obfightiba?* pays YR 8, pbbe a6 dyno ’ 

— Haraison... le vilain hommems ws — 

— Et que dira le président du tribunal religieux, quand il apprendra, a 
audience, ay'ynd eaintafemmed'alibeths sd andle disbfilivs Matednt! en 
dénit des rites. sackhs® 05 clergeeb-daor sbcmeto rch mo atte iroqe ene 
orl sl jenuispardueh Stiopatis otert oat -arqoh ssnnittt 4 cuties 

) sm Aas; IMA HAene wANSNde Hout pela’ he pelabiarriveny vious ates hive! Won- 
ner les trois cents taéls, et nous ne parlerpns pies de'vette! uffaings': "0014 
ae) Meise meledali pias; tes! teois eqntel tablel!Ue'duts ariepadtee ribritle... 
--q niMlorelje sets diem ephi bore traitie wo salliono’ edu mdbivtedt chithitiel'et 
qugtecerna singh eaupside Bator ster las neingy 1] 86 ey oat etuls © ony 
sumrsobu pom did sieh vyoheh-waiy qac fadtell fdire9os <6}199 9 ud “noe 
sop Booutansmiin Vows weétes! pas daiseuta a nbap ler darig 7 atfaire 14 fille 
du gouverneur, la jeune Yu-ing, a mis son nom au Wus'de! la Wadule:~ Allez 
latrosvaryet eHe-Noub donnard lagominla. (6. ote Tors att eb te hee 
| mend paawpeenfant bstydans-ld rhigeel, vous Heaavee Beni tb coun 
=i lonsp sious. et lelbe: der ez: fouetiées)| NOt en Sie RO tyttert: .° 

— Oh! mais c'est aretdt Bir foueltde x, peli eben 
dela Pasest ddvjade:i] A hyldidone encun thoyer, moh Hor Elbbcfting 2 
“eid Ete tieht! S90 Fusatier en’clignbrit'de Mall, palit bree. Veh TE 
ken Jo leuistouteavous! cHeP morisidtirs'vb dig quél moyen employer? 
Geo Rbowten), tieochend weille. “aie Push 0 uel ae fortune. Yai 
pertits inaypwernier’ fein #4 silis sarid chit =f itor ‘Te’ projet’ de ne 
pas passer ma virilité-@ansle vettvade? Ut fai fete les Yéut'sui quelqu'un qui 
vous. teuchd fd srey |: - OA seamen ds ar Sat tate Tito oe a. 

Sur Ma diig, ‘mas Wee Pad Hy fol ‘da HitatdH upset fenrage! Com- 
ments un miserable duit e ddniine Yous ’ préténdre’aé 18 iin’ d'une belle en- 
fant de dix-huit ans, et la fille d'un. mandarip+ Par Bouddha,, vpus vous 
méprenesPoA veg of grit eT Pb oe sd, [ Mn 

— Alors, je cours chez le président du... so 

— Ab! enRilles'hien; sdipteuy Yindntier.”) Mais qe dita le gouverneur 
Li-yen-chi d'un pareil mariage, et que me ferait il, 4 moi, si je m’y entro- 
mettais? uch yey CLOT Tae ¢ cy Or 

— Le bonhomme #i‘est- en prison, ma bonne mére. Mais, si vous con- 
sentez 4 servir mes intéréts, pour vous il y aura bonne récompense. - 


P9 Ly RAEMERE sy SWRNE 
i. Hélgs youen-praj, quel, fr iste, mater. peur, una Bbheagen! aBnirermet- 


teuse !... sree b é esd tres danetb pra ated BE faanradobs ote te 
— Qui; mais quelle position pour. ung ferame.vpyée an cute de Bouddha 
fque.de sentir le rotin dun soldat dy prétoire déchirer son ¢piderme en. Are- 
sence de la communauté! REMbchisseg)... s,s. yy chant janemict = tlh 
= fe'auis'& Vu Libow- mi " Priv : wg enh Lrattaetieal nivalis fade ash oat 
,_Laction nous, tran porte, flu. couvent de iq Pupets HnanspANERtes 04, eat 
passe cette conversation, @ la maison habitee par Ja fille du-gouvernene,.,, 
L'abbesse est en conversation avec la jeune fille. Elle ju parle dela Mj5 
sérFe qui I'étreint, de la promesse qu'elles ont. signee et d échéance qui 
Faemea bait Pe idee tee Pt Sse gus PT sty TRAY raj I 9.4 We | 4 
it acrivde’ Mepis ue seftdine. i ia ent gee oy at yd tented 
' — Hélas ! pauvre nidce, fait labbesse, il n’y a qu'un moyen de yous sau- 
ver ét'mdi avec vous... ¢’est Cépouser 1e0) -ming iL . on Saline ee 
4 Epousek Lidou-ming parce que je lui duis troit cents taels; mais c'est 
impossible! J'ai engagé ma signatore, iais’noit thon ceur... | 
“Et'ly ‘pareve petite’ deplore ‘la divalté povition ofellp de ‘trouve. ‘Mais 
som pitti'est ‘pride, ‘lx filld d'tim gduvelnens, ‘été l'épbudeta’ pas’ ce 
Lieou-ming. weap ligne see et bd a an tds ed boule b i ‘ 
-Lallbdase;' quit vole toujdur's le bambot lave ste’ seg! ring! met tdut 
en ceuvre pour faire reventt'Ya‘niéce’ ‘sur si devtiiard ! Bétebnittdtion. 
Leidu-ming est; per elie: dépeint sows'les traits'd'un beau -jeuihe- huwme-de 
vingt-troisjang; riche Jamdurouy.et galant!— Ces insinkatiots foat changer! 
brusduement les dispositions de te jeturie fille. ~< Liabbesst's'dpergoit'de te 
révirenient, of; renebérisuant sue ley “bellds! qualités qu'ette a’ préiees’ 4 
Lieotuming, elle fergeda: résistanted dvsa purpillé fusqlie dans! se’ detniers 
retranchements.— Celle-ci'dorigent ; ert Met. un ‘Prétiddz‘vous} pourla huit 
prochaine; avec de ‘sol-distnt financier, dens te cowrdnt'dd se tate, ‘qui, pour 
éviter te fouet;'nd-craine pas de profanér-ba'sainteté dé! l'asite religi¢ux dw 
elle commande, “ter lheap ca ob bet tb oie dita 
Il est’ niineit: Ga: heme’ sort dela vite! dé Loyang vt 'se‘ditige ‘avec 
précaution versiila-mdnasiére dela Grande :Pureté..'C’est:‘bieswining qui 
court au rendez-vous promis. Say cen CSE NE 
Au moment)qu.ilva rapper dune parte: dérebée. ut Inisavenseignée Hab- 
besse, 4ne-patpauille de milicigns débounhe eb aperqoitimen weer podant 
autour de la maison des saintes filles. Seeds 2 sgecntet ten! pede 
— Que faites-vous ici? s;éenie 1¢-capitaihe: de eas. hallabar diets -chinois, 
qui n'est autre; qu'an yoisin-de Lieou-ming, a qui. Vusuriena: plas,.d.unetfois 
fait payer des inténéts fabwleux, et qui-ést hien aisederse venger 7+ Cama- 
rades, que peut faire.ce vagahend.. dans ta vaisinage dina) counent, de filles ? 
Emparons-nous de sa personne, et conduisons-le evijage-dv quentian. .-.. 
Or, comme on emméne Lieou, qui: se débat, pour recduvrer: se-ltberté, 
si précieuse pour:lui en ee. moment; un- jeune. bachelier)inommé-Tchoang, 
et qui se rendait:d In capitale pielir'y .eubir!.sesiexamens, passat devant la 
porte du couvent.jIl-apdteait la. patroudlé qui années pons! Lieon... 
— Diable!: dit-il, il nefait.pas bbh pour tes pend isolés dans. cet Uridvoit. 
Et, avisant le couvent, il se met 4 frapper a la porte>mystémeasd, dans 
l’intention de demander l’hospixatite pour ka‘ nuit. : He en me 


La irk Ce AR CH 64 
“Rehdarlg feppé (done; ot! aastibe dine’ ridvide! Nye 1MBHedse “a apostée 
ouvre doucement la porte en disant tout bas 4 l’étranger : 7 Oe" 
=: Evtrds mronsieut Léoit! ‘on yous attend ie fie we 
““Pehoahis! de voyatit Fopjet aru hephige, fall! sentant Bien quil's'agtt 
d'affaires d’amour, ne dit mot et se ldissé oidatre Vir Ta Jeune iiovice, qui 
le méne silencieusement dans une chambre, od il attend sins rien dire. 
Quéiques ‘tilitmtes'aprés, Yu-ing ‘én ea solt'tour, ‘et, le dialogue $'engage 
entre ele et TeHoang,, ql’elle trotive dé point efi point conforme 4 la peint 
five qui'lui' avait''é8 faite par Yabbesse, ‘sa tante, du financjer Ljequ-mirg. 
Le jeone bachélier ne perd pas la ‘tele; if 's'épuige en compliments sur.Ja 
beauté et l'esprit de son interlocutrice; jl se montre épris et:passionné; et 
cen'est qu’su moment ott il se voit str que la’ jeune fille est sous I'impres; 
sion la plus favorable, qu‘il'se décide 4 avouer quill n'est pas Lieou-ming. 
Ciel’! qui étes-vous donc?'s’éerid Yu-ing, 


at ’ ’ skoe wane) 


qu'il a'sur I’issue de ses futurs examens. LS otidh ie! 
. Jk racgnte, 4 Yu Je quiproquo burlesque qui.la,amené auprés delle, — 
Celle-ci lui fait part de sqn histoire avec ppurier,. 5 rae 


:‘Tchoang, .indigné.,.4 qe i.récit,: comme :doit bétire en pavert.eas: tout 
homme jeune et bachelier,jare de se consaerer, lui et ta faveur qu'il: va re~ 
cueiMir: 5ans.doute 4 la eapitale,.aila défense de lajeune janocente.-—Celle-oi 
accepte, la dévouement et le défengeur,: et, comme dewx, vrais Anglais, als 
sengagent, .La-dessus, Tchoang, sort, toujours pris. pas’ la seur porerd 
pour l’ugurier,,et il continue sa route. pour Pékip,. 6. 2 ae 

Or, le lendemain,, la beane supérieure wiant abes Lieou-ming, +-qui:a 
passé piteusement)la nuit au corps de garde,-—-poux le félisiter.: car elle a 
appris le matin méme, de la petite Yu-ing, qu'elle a interrogée,..que:celle-ci 
4 promis Iq maripge au, cavalier avec qui elle avaitew! entrevue da Ja nuit. 

. +— Eh bien, digne. Lieou-ming, que peusez-vous ‘de. mdn -adresse? Ai-je 
reussi au gré de vos veux? Te 
tot Hom! grommeie'Lieou-ming;'l’aventure est peu plaisante: "' 

"oi Comment | enaié que yous faltuit donc pour Vous ebateriter’? Vous avez 
cependant réussi 4 souhait... Se 

+ tons A -goubdis-comme vous ledités; agrbable railleise:./ C!s! 
code Raillegsahinol?::: Votre bonheur voud trouble, mafthd'Lieou. *- 

sn Et votrehum@er baiHeuse'tie deplyit; etiteided-vous?'" 6" 

~. Vdydn done’ ls'fdurbe! qui voudralt:chohier ses siictés. ' 

— -Quels enodbs;, enfin? occta gptes ot Py leet tes puefaer Shot abe wate 
sin Maas ceux de vetrenigodidtion avec ma iwecasiin + |: ed 

+-Avéc votre niece? ule Aégocietion? des sudcés Rque! voulgz-vous dire? 
hurle. Lisow-ming, qui-esisitvrintertiment shbesse parle brag! 

— Je.veux. dire que ta petile:m'd tont avpub..s ellejest!'henneuse. :. 

‘Ww Be @ avoued... alleest bdurauged fait I'ysumier tout étonie. 

—+ Ee owtyetle aceppie b.1 ., Qragtes Qh fe ee tytn Fb a ee ' 

— Elle accepte !... (a pagt.):Que veut dire cela? - 


a 


92 LE! TAPATRE! BN CHINE. 


iL EW) cel gine nent} Ale vous 'd thodvatesigrteuslep Wieauts dartjeune 
homme devidet-als. J CPU soos tqous be Misustaoile via iy 9263 
“SOWING fnfe brow deta Béawtell! <2 yay AY blest top fortd «reiiien 1 

btu Jasqu’d' 1a vd vice eal? vous'aluabertla porte} yt quit oe Shathy nya! wold 
de hous cénding diin éavetierde borind layine?! toy Jolly si viosig 415 6 wp 

— Une novice m’a ouvert la porte! Par mes ancétres ! vieille radotGwst, 
éclate Lieou-ming, raillez-vous, ou s‘est-il passé quelque honteuse aven- 
ture ?... Sachez, vieille, que j'ai passé toute la nuit au corps de garde... toute 
la nuit, entendez-vous?... Et jamais je n’eus de rendez-vous avec votre 
niéce... 

— Ciel! mais c’est affreux... Le rendez-vous a eu lieu, cependant. 

— Vous m’avez trompé, avouez-le. 

— Hélas! maitre Lieou, qui de nous est le plus mystifié?... Yu-ing m’a 
mystifice, moi aussi, et je l’abandonne 4 votre ressentiment. 

4) Bidouemitig! fowl elix' Weise Voir ainsi! ddper; voubd éhez\te! magisttated ob- 
tibnt! nis Wrdre! Hd saisie fe la persopine de ¥u-ings iq’ lrédtiibala-conditidn - 
‘de servante dipubbnge, pourila punix d'aveir-refhsd denouyaas $a main, on 

Aépit He Sruses. nes .offresles plus avantagensesy | of tai. busy eins) 
1, OF, a quelmaes temps deJh, Tchoangt,quia subidg brillents onamens, gt 
4 eft em pleige_favepr,, passe par boryang pour, se nendta A BAUYAEAE- 

Ment dane prefecture-qu. ‘ila phtenn ay PIEPER oat | Vas oui it ud 

ph A passant en villgs i sasele? hutaas vara iy uber ws, Agu ta 


boire! aux v¢yageurs, La reconnaissance s'opére entre eux ts, 
‘Tchoaiig,” qui est este f date, ‘se tied én devoir de gute 8a" flan ass 
“dtiffes’ dé Liegt-thing. doa eouo 6 isda ob sduut 
Th doray! ci refige ‘de’ Bali ts banged la bi a inty ane at's tt Un 
vértiildd la loi; et H H'edtkid pad la Yerrdite. rn a 

— Nous plaiderons ! dit Tchad: | Hysa - ify Stes ati ne )! | i "Hafh f-faeas 
hi Da derditry sedneé: be ipasse duns Ne 1Hburral: Lieduuming,! Teheang|!Yu- 
ing sont presents‘ Pupdionee! Le jugei dematde & Lieousming la oédabe,an 
Vertu dedaqualltil dEtient la jeune fille en! spn. powvoi. | Bile, est pn régle. 
Mt Lyeunien ide se, frotter les. mes et ge, agente A-reptren chaz, luj axec 
Nites FEFYANEe, | \a i L ayly stan bt aur my i eal TAP 
Wyte Gat" Fie & i ehoang. ug ait til eda Is o1 sur les gel {es des. nti- 

urs s enfants reten age’ Hoi es if d es bared pri- 
Shnlalie ty Wdhallg 8 ha fi Werle dues Fshd leis Safa subrone’ete bid tits 


‘di emperat 2h bier! vovey te! Belly des i 14! Guneeee! ae Peet 
ABisea! (eae IW gracd di piléortitier !LiLyen-chit, keudehnede dy Deuyanl: ab. 
| wordée father File gavel Pobomdoub of sromotdcdoty ceintoetag 
C) 4B effets {dit leijages! en-ce bas; Youngest tibrernis76 2 ii eto 
- “wep Mais: ajeute T cboahg,: qui-ast, fers sunda jurispredened. iayerdlt gf- 
cone: Ip, lol sur des Sons Ubon quiy, séduisa la Gite diam. prisppnies? Quis 
seront condamnes a4 une amende de mille nels. et deux ans de cangne. 1 


4 1 ae t gS ‘ 7} ral | 
2B mre Aids pici ud A temotd, qb beste it! Suyent 


la Puret she, i fat Bree a ‘dédposer a é big: ting ‘est 'c a Ate 
de pareille iach rentt, 4 pI AIO <8 (PGFs Abe coe Uh é 19lle } 


SB TREAT: EN RHINE. (98 


THB, ‘ADs STALeoLieonrnings -Lebhess Ae (ponraiaes: per, sew témoi- 
ghage et nie effrontément sa coopération. On la croit, yp,3e-honne mia, 6t 
rusarier, bigm eodimant caudamyé, esting. e.eangue, eb paya Aamende. 
Qesatoaax deur BeAAsals attendaulslennoehain. resus de, binyea-chi, 
qui a été gracié en effet par leenddit de dohoang, es qui dait, benin, Jewr 
BMRB her slheis Feomsons com sed ofoq al davese oun sean at) = 
“luvs selena onployp acenq diet to jeoesediien ceatinearond ot bee 
shied ..gbteg ob equeo gn digd sholpol seer up onp ofteae vordind 5 Cong, 
Wor 19768 enov-Sobaot oh zuya of eiuiuey oo. Canoesobrstns hen el 
~ 9 
Jasbnoqes .sarl so 6 2110 Soho oT zeit dog's crac ‘foi — 
af serrove JG niet seve unt ena ey -— 
smount-ul ...@Siievar anly of tes enoa sh top soot. ovine feels — 
Josmvnsezot oo? 6 sanobnede dep te Geetn font ofitte vit 
do Une titer cheap Canois-eppleat, ¢m compose. dertpaisnsontes de 
wavdmnissehionth +)’ mpusique, -le-vepaa;..ja;i réprésentdtionw ithédtnale. 
Ayateété eonvidsi-bne te decd geare chea yn: riche partieulier de 
Canton, pend2nt le séjour:qte+fefis dats valte Brande: ¥ilb; je" pits 
Shitty tes! eeitemes et bes altured dela branded hogpitalité et’ du 
fast! Ads Habilitts opitents di’ Céleste Enapite.’ L “Fal'idécrit tant 
bien que ma} Vinddseriptible’ dtcHdslre ‘alg ‘ichinioig!2L Das ‘min 
Voyayée & PAin Tai ddniié'lé mein ‘d'un dinet! ‘ativoyé ar Te‘prince 
y J !. 1s mt EET 49 pra] MLO S See RK TOLLS | | ti © Onl cart 
Khonga Are det anppenent  Latibassadent de France. Mt sérait doe 
inutile de revenir, 4 propos de la fate a aquelle j'assistais, Sum,ces 
deny genres de Sistas of Hea i arate t, au pals mdi- 
genes et si peu gouteés par Jes, organes similaires,.des  Rurppéens, 
ainsi que les lecteurs ont pu s'en COnNAWMEFGH, | er tshi. lye 
Il restait la.;fepaésentationdthéatrale -. celleda.devait, m'offrir un 
houveau/$upet id iétwdes; eb je: vais rgoohtesnoed qué je pus observer. 
'-Pendatt qild low dteit atabte, et une fois rae ledidémestiques eu- 
tent apport’ dt ‘grand pompe tefaitend ‘Sebvice d'honneur ow 
parai Sent tes. pits Geter sue fee foes de castor et les ailerons de 
recaps tepupp Edtrale die hotre Hie aVAil Jouds pour Kf soirée 
ay sons SAA usigpe, et, yint pear sun. rang au fond de 
Jasalle,, fansant, ALE , AX, CODYENES: di gnneur., 77(Quand, Je groupe 
brilaspmgantivalades.aatenes.s, fal amei.placd i,.sen. détacha un 
personnage, probablement le directeur de 1lq|fgovpe'on ie principal 
acteur, qui s’'avanca wits4e panvive. placed la.gayche'du-maitre de la 
maisony Th le qves|d hanteur ‘par!conséquenty db Tui seumit respec- 
tueusenfent”(Hielbn gt! panvarte déupa per rpuge-semderde cardcté- 
res aot? gh cs xuob de shoud lar ob feet are a eect b ‘ 


Cétait la liste des piéces que la thbtipe drabideque cantonaise se 


» if { plies: { ’ ‘ ‘ * ° 
trouvait en, mesure de jouer apres Ie festin,’ Le"personnage a qui elle 
élait offerte, apres en avoir pris connaissance, la fit circuler entre les 


Of, Ly THEATRE BN: GHINR, 


tials Sa et, quand.eHe.na akvive, 32 c00stalai.quede 
hombre, des, NECER PASTE, BP les cabetins -thineis:monbait.2-plus 
de seine Pedi f. y* ving ITT RTE Ah Tbe epee chabert ab tba 
Une ais que, la susdite’ panearte. eut fait, tout.le teur dela fables: dé 
conviye honneur, 4 quia Fle, fiat. appariée, cheisit;dans: te nombre 
S titres. eh .de Proposa 2; adoption. Me ila. sociéta: 1 Fdut te 
m made & fut, ungnime. A appresier. Je, choix, dul personaage:-h Unanis 
mle que la politesse, chinpise. nrascrif, rigdunevsement, car; il est 
bien. entendy,, que, dindividu :le plus élevé parmi,cdux.qui pnennent 
pert.an rapas a.seul, te, droit..de.choisin, et. que, e'il:semble‘conaultes 
le reste ded’assistancey,, At nejle fait que..pouz.sauvec les apparenbess 
be Aitre de Uquyrage. qui yenait dldivd, choisi-.de cette manidre 
était : Le vieillard qui obtient un fils. — Un, Ghinoid, fabhicant-de 
lagues de Canton, quige.troyyait, 2 mes, chths,. et qui, gomme moi, 
baragouinait .un peu Ganglaig, me fit: comprendre que ia. pices était 
égrillarde. Je, le. xemerciai, de cate communication, tout, an 'lui tai- 
Sant savoir que Jes, saillies des. .parsonnages, ‘pour! moi. qui mentéas 
dais pas la langue, passeraient inapargues; —~. ciétait use invitation a 
me.servir d! interprate. que. le cog plaisant ranufacturien saisit bien 
vite,.—,Et,. sur Ja promesse, quiilim’en fil,: dp oondinua}: de: diner, 
faisant comme le héros de la satire de Boileau... ivr) nce otepetesy 
Sy Sate tet iange bloom pa eat ib surped | 
chee ee TO hr ee 
_ Gude tie povled, dant 'arrachais le atte toe athe age 


al. a rgd ‘oo. ne Ta ai ont te opetag be 
sue Veg iel pros ee be | 
ie veux dire la gélaline doutéyse qui la recauvrait. oo ap tae p 
Le fostin terming, & ma grande joie, on. fit circuler les pastilles dir 
, Sie de rigueur, et toute la compagnie, excilée par Je, yin de riz at 
figure enluminge par.le sam-chou, -passa, maugique.gn Veke, dans 
biembyt. ou, chagun prit place, bien. dispost a Rampton capsidara- 
rteold ha 
“Or, rien dé gracigux comme fe thédtre etl emplenmen sur lequel 
on Tayait hati ek Nate ae eee eft 
Et qd abord, 0 quiftant Ja salle. a manger paur Sy, rendre, On. avai 
traversé les, sple ndides jerdins, font illyumings, de milliers de, lanternes 
chinoises, — ce qui est. aussi joli a J'nil_ que les, Sclaixages, dls, i 
jorna avec des lanternes dites: vénitiennes,,-- Puis,, arrivés au hord 
fun. immense. étang,,bordé diarbustes. et de {ourrés de. camel- 
as ot l'on. avait suspendu des globes de feu, nous montames, tou: 
jours apcompagnés de. Ja musique, dans, ane large jonque surchargée 
de dorures et de flenrs,,et,tout illuminée de.lanternes aux riches 


pendeloques,, Notre {sérique embareatign, npus,.conduisit au,mniljeu 


BE THEATRE 2M CHiNe. 95 

deliang,) ot eels cvardantes Uuiesirte'd’ ie, dont les Kords sealant 
hérjscés deomassesi'Ue ththdrs ingenictsdinent! dispbsés. Ce’ pas: 
sage franchi, nous découvrimes une large plate-forme ‘pdrnié’ dé 
buissdas ‘flerrivet db hanbitine !¢ ardie tl sdene:'< Entry eltd ef les 
futevils que ndus deviony ddcupdr,' the petite piece 'd'aai datis la- 
quelle des figurines én bronaé fetredidnt "del yitacidut jets ‘eau - 
ronaes d'un dreuitiard hdmide! nous endiroindit de! sa fthictie Hinyd!! 
sphére;.si volupsaetse'dans oe cHitrat dévorknt ‘du sad! de ld ¢hité! 
Pourquoi falteitsil que cette rlusiylie cisuirrante de Tead, reloin Want 
ex gouttaleitis sah la sutfade dé ce! lad ett miinfaluite; nb'lfMft ‘pad 14 
seule qui: pra 4 nos- overley: et que! le'1iinbre' assotirdissarit ‘ded 
gongs ou ids grineemonts dédolints-des bings- la cotivrisserit de Tears 
disagréables dissonancus! eel We ESN ye ta Yoad ee 
“la pides que reprisentirent tes acteurs eantondis; sur ce’ gracieux 
thédire, avait nem, comme je l'al dit, Je Vieiilard yul obfiént un ‘fils: 
~Cest une-comédie de-theuts domostiqués, dais laquelle Pintrigue 
est &pew priésinulle, subordonnés qu’ elle est 'd ‘Ia peinture des usages 
famitiers de dacivilation-chindise::| ct ci at er cel 
Vu son pew d'iniérét-et surtodt' ds ‘cause: de -fa 'dMfeHd et intone 
plite:intarpedtetion qui 'm'en fit donnée," je *’én ‘rendrai’ qu'un 
compte sommaire. Se ebIbo ote th tity getine a ol chet Be tats Bette gay’ 
Le héros de la piéce est un vieillard sexagénaire qui, aprés 
sétre élevé, par lé négoce;-4'uhe opulente aisance, se voit arriver 
au déclin de la vie sans que‘la consolation d'avoir un héritier male 
soit venue adoucir les chagrins qu'il éprouve de quitter ses richesses. 
En France, mourir sans héritiers males, c’est une infortune, surtout 
quand Je fail se passe dans’ une! de’ ces’ famillus’ patriciennes ot fa 
honée masduline $¢ transmet ies'titrés et le'hom’ célébre des'‘ante- 
tres;' rtiais: ¢é' n'est pas wn ‘mathetir particuliérement désolant! ‘En 
Chine, fe tinrccurs' fortt de cette circotistance ‘un douloureux'deside- 
ratem pour’ tes' pétes de‘ ‘famille. C’est qu’ch effet, ‘dans ‘ce pays, 
Thomme, d’aprés les dogmes de la philosophie indigéne; 'Vit ata: 
tnt dprés quavarit da‘ ntort. ‘Cette vie pasterfdure consiste Wans les 
soins pieux dont on entoure les sépultures, dans le culte domesti- 
que qui est Héidu aux ancétred piir'cedk des enfalits qu’ils ont laiskés 
dans la maigon. Confucius’ dit'que les mrts agsistent, tactés,’ % 
toutes les e&fmonies de famille, —'Or les fillés, ylii, ‘en se matiant, 
perdent Tetir trom! dé famille; rie tardent pas, ‘IdtSqu’elles Sont Un: 
trées dans unt nouvelle maison; 4 abandonmér tes’ Soitis ‘picox du’ 4 
lk mémoire! Wé'leurs' propres’ ancatres : elles Epdusent ceuk' ‘de’ leurs 
maris, ét c’ést 4 ces chers morts de leui noavellé farnille qu elles foitt 


les ‘invocations ‘et offfent le ‘vin chaud du souvenir. * | 


cl 


Dé ka‘ Ta Youtedir ‘du ‘borttionime’ de’la piéce. 4’ bien une ‘fille; 


96 LE THEATRE EN CHINE. 


mais elle est mariée, et le gendre, ligué a sa femme et 4 sa belle- 
mére, conspire contre un neveu du vieillard, le fils de son proprefrére, 
qu'il réussit a faire déshériter et 4 chasser de la maison de son oncle. 
Voila donc le seul espoir d’hérédité de son nom et de sa race décu pour 
le sexagénaire Chinois. 

Au milieu de toutes ses lamentations, un grand événement change 
le cours des choses: sa deuxiéme femme, sa concubine, devient 
enceinte. Alors, espérant une progéniture male, le vieillard ou- 
blie femme, fille et beau-fils, pour ne songer qu’au futur héritier. 

_ Or ce n’est pas 14 le compte de ce gendre avide de la succession 

du beau-pére. Lui et sa femme ourdissent une calomnie contre la 
deuxiéme femme du vieillard, 4 qui ils persuadent que cette Agar 
s'est enfuie avec le complice d'une faute que le vieux mari n’avait 
pas soupconnée. 

Voila donc celui-ci retombé dans de*nouvelles tristesses. Sa 
femme légitime, qui commence 4 souffrir des tyrannies d'un gendre 
dominateur, se brouille avec sa fille et son beau-fils, les fait renvoyer 
de la maison, et reste seule avec son époux, de plus en plus désolé 
de finir ses années dans ce douloureux isolement. 

Mais nous voici au jour de la féte des tombeaux. Nos deux époux 
vont a la sépulture de famille pour accomplir les rites prescrits. 
A peine sont-ils arrivés, que ce neveu qu’'ils avaient chassé naguére 
se présente avec une modeste offrande qu'il vient déposer pour les 
manes des aieux. Touchés de sa misére et de sa dévotion, nos deux 
bonnes gens le serrent daus leurs bras et raménent avec eux, en le 
réintégrant dans leur affection, ce parent qui remplacera pour eux 
la fille et le gendre dont ils s’étaient séparés et qui ont négligé de se 
rendre 4 la sépulture de leurs ancétres. 

Mais, en apprenant ce changement dans |’intérieur du vietllard, 
le beau-fils et sa femme, qui ne trouvent pas leur compte dans cette 
nouvelle phase de la faveur du neveu, accourent 4 la maison pater- 
nelle. Avec eux survient une jeune femme tenant entre ses bras un 
nourrisson du sexe masculin. —C’est l’Agar aux petits pieds et l’en- 
fant male dont elle est accouchée. — La fille du vieillard explique tout 
le mystére. C’est elle qui avait caché Ja mére et l'enfant, et elle s'est 
décidée 4 les produire au grand jour, plutét que de laisser l’héritage 
de son pére retourner 4 son cousin. Elle avoue sa faute, rétablit la 
réputation de la jeune épouse, et le rejeton masculin est proclamé 
par le bienheureux vieillard seul et véritable héritier de son nom et 
de ses biens, 4 l’exclusion de tous les autres; lesquels, de gre ou de 
force, se montrent enchantés de l’aventure. 

Le public chinois fut enchanté, lui aussi, de la piéce et de ce 
singulier dénodment, qui n'ont produit sur moi qu'un effet plus que 


La /eWea these ening! 97 


loppement dés dei ‘depinies de fa ‘vivillsatidh” ¢hinoise, le ‘respec 
ansporte et:dn polylines u-mby 4Nait Wldllfeubs,” pour Les’ spectay 
leurs indigénes, un autre attrait dans la piécé': die parler. des 


saillied-pinsayoléqra torpids'tfhi HHA ATeNe te dials tie. eureusement) 


. { era quelque als, 
sans) Venpop ne ples dteungers chu! peotale ‘de’ ‘letir's meeurs, corrom- 
pues. Ween ANZ ay| “aay oppead alae }) ees es ro) ios , 


do chant, 08 tel fait est! qu’at' premier ‘Abord ces’ établissements, 
fant Neffatid’um eafd-concetts1) i my eet 
Seulement, le sing-sone'n’ést ipad titi Hew’ pablic efi ne sy donne 
de. rqpnéseh tations gird Forsyte la'sdile ‘et tes chanfeuses ont été, 
loaies-paq quétqured jodwes debatichts dui prodiguent én plaisira Jes, 
piastres qi’ids bnt! gaptiées' dans‘1é'Ubriimerde avec les Européens, oy, 
celles quits -ont'€rouivées Waits tes'trévors dé Thérilage paternel. |, 
lersquiune trope’ de des jevinés’prodigues a résolu de. faire 
Nelque petit: souper, ort 1dne'Te'siMb-Song, ‘qui se trouye, a Jar-, 
Mée deda joyeuse baride, tut driié de fleurs'et illuminé splendide-; 
menth Uailerehéstre ‘dhdist de! jéuites filles, ‘baflerines aux cheveux, 
débéne incrustés de fleurs odofaitités, aux ‘ohgles crochus e| aux, pe- 
lis phads; eb tient’ sur! und’ ‘esttadb’ Tichement’ fendue d'étoffes de ; 
sit, On alume'des 'byble-parfurnis;'l’ ot’ apporte devant chaque con-, 
We gniwadridon eovvett'dé' cdnfitiires et de astilles, et les chants. 
Tec acebmpagnement d'bichestie'tbmimencetlt Ta séance, s,s 
Quotque'ce solett/ iti Hes’ créitures fentinines qui exécutent le: 
cmeerty $e ja’ pal temrarque'que l'ingtHumentation fit’ plus, harmo- 
teuse ti plug ddtive. € ést ‘1H mente cacophoti. Je suis méme fared, 
Cavonée| par-éperd! pews ta! ¥erite, "Ue Ta-voix ‘de cés prime-donna, 
dd Kiahyg-of apprbétie dui ‘mililertient’ des ‘chats’ et du grincement, 
des gonds, rbwilles' i? unid boite ‘plas’ éxdctemént encore, sig est pose. 
sible; quesje ty Itavais'‘beriary dé‘ chez Yes rlistes de l'autre, sexe... 4. 
Aprés vette béltelntitisi¢tid!'totit 1é'tripn: qrassielants et chanteuses, 
senva autour d’une vaste table’ ronde, couver e de sucreries et de 
confiturts, ‘préntdee place # un succulent souper. tue ban 
Apres quoi; ‘es® patatt!Al'lé'tdfr’ dé ‘Pdplum.°.! Mais, par bon- 
Mar 1862. 1 


98 LE THEATRE EN CHINE. 


heur, 4 cette période de divertissements, les harbares. étaient priés. 
de se retirer. D'’ou ik suit. que l'on ne va jamais. qa uae fois visitor up 
sing-song, lorsqu’on passe 4 Hong-kong, 


Je voudrais,, camme conclusion de, ce. petit exposé des. parcelles 
d’observations que j'ai pu. faire sur, l'art dramatique des Chinois; 
présenter ici quelques réflexions que mont suggérées ces études sur 
leur théatre. 

Comme on l'a vu par ces courtes analyses et par les quelques dé- 
tails que j'ai donnés sur la scénique des.Chinois, le théatre de ca peu- 
ple, fidéle interpréte de son génie, est resté figé, si je puis ux:expri- 
mer ainsi, comme la civilisation d’ot il procéde et que l’on vante si 
gratuitement. Manquant du nerf qui peusse les. peuples, en avant, la 
Chine est restée ce qu'elle était, — et son thédtre également. Argdtée & 
son apogée, la production des ceuvres théatrales n’a. pas méme eu 
de décadence. Aussitét.que limagination. des lettrés eut produit tout 
ce qu’elle pouvait concevoir et que la langue ent fini,de se. perfee- 
tionner, le thédtre chinois.s'immobilisa, et le peuple. d’aujourd’hui, 
fidéle & son respect pour la tradition, ne croit pas. pouvelr mieux 
faire que d’'admurer ce qu'admirajent ses ancétres du. dixiéme siécle. 

Si je passe maintenant. de l’examen_ de l'ensemble de ce thédire & 
la question du plus ou moins d’idées artistiques., qu'il. renferme, ow 
qui en ont inspiré. la, production, voici. ce que je creis.deveiz can- . 
clure. 

J'ai déja dit-ailleurs que l'art n’a jamais.existé en Chine, en tant. 
du moins qu'il répond, aux notions européennes. sur le heau: idéal. $7: 

Sans toucher 4 des questions périlleuses d’esthétique, } avais ap- 
puyé mon jugement sur l’examen, des travaux des; Chineis en, pein 
ture, en sculpture, en ciselure, etc. 

Aujourd’hui que j'ai. fait, passer sous les yeux des. lecteurs. les 
croquis dramatiques du théatre chinois.pris sur le, fait, et qua j’ai-pu 
étudier leur musique. vocale et instrumentale, ja continuagai plus 
que jamais 4 formuler le. méme,.aphorisme :.Les Chinois. n'ont. au- 
cune idée artistique. 

Reste la poésie, que je. n'ai pas étudiée,, et la, langue, que jene puis 
apprécier, — mais que je saas bien ne pas élre barmanieuse. 

‘Sous le rapport scientifique, Ja Chine est dans l'enfance. 

Sous le rapport des connaissances. philosaphiques, on ne m’a 
jamais prouvé que, les. morales indoue et, égyptienne fussent infé- 
rieures aux principes de Confucius exposés, dans, le, fameux livre des 
King 


Iya enfinle cdté,indmsthiel, et agricole, or je: suis force d:avouer 


LE THEATRE EN CHINE. 99 


que la civilisation chinoise ne justifie pas non plus son immense ré- 
pulation 4 cet égard. 

Ce que ce peuple a pour lui, c'est son histoire dont il a conservé 
les annales; c’est son initiation si ancienne aux confections méca- 
niques qui rentrent dans les nécessités de la vie; c’est sa monarchie 
si reculée dans l’histoire des temps; c'est son respect pour les 
traditions; c'est surtout son instinct dimitation, qui, en se dé- 
veloppamt au confact des Européens, pourra faire un jour sérieuse 
concurrence a leurs produits. 

Dites donc que ce peuple en a devancé d'autres dans les perfec- 
lionnememts matériels, qu'il a connu la poudre 4 canon et la pro- 
priété de l”aimant avant l'Europe; mais ne parlez point de sa civilisa- 
tion. Un peuple qui ne connut point les arts ne fut jamais civilisé. 


G. pE Bovursouton. 
(Georges de Kéroulée.) ° 


En Cele NS eS = aS Oem oe te 


ee ee eee 


HELENE ET SUZANNE. 


SCBNES DE LA VIE DE PROVINCE ET DB LA VIE DE PARIS. 


SECONDE PARTIE !. 


XI 


Une tradition des montagnes Rocheuses rapporte que Quetzalcoatl, 
le dieu de l’'air, descendit un jour au Mexique et enseigna lui-méme 
aux habitants de cette contrée l’agriculture et divers métiers. Pendant 
tout le temps qu'il passa parmi eux, la terre se couvrit des plus ma- 
gnifiques moissons; les arbres étaient chargés des plus beaux fruits; 
l'atmosphére imprégnée des plus suaves parfums. Le dieu dont la 
présence avail ainsi fécondé le sol mexicain, le dieu généreux partit 
en promettant de revenir voir son peuple chéri. Depuis cette époque 
lointaine, les Indiens ne cessent de parler de lui et de l'attendre. De 
génération en génération ils se réunissent, pour l’adorer, dans des 
grottes solitaires, et entretiennent en son honneur un feu per- 

étuel. 
P Il est des coeurs fidéles qui restent ainsi obstinément attachés 4 une 
pensée d'amour et de gratitude, 4 une image de bonheur unique. Ce 
bonheur, un instant entrevu, les a fuis; mais ils ne peuvent |’oublier 
et ne veulent point en chercher un autre. 

Il en était ainsi d’Héléne. Les impressions de son enfance et de sa 


1 Voir le Correspondant de février, mars et avril. 


HELENE ET SUZANNE. 401 


premiére jeunesse avaient creusé dans sa virginale mémoire une 
sorte de sillon que rien n’effagait. La vie paisible qu'elle avait révée 
sous le toit de famille, dans un cercle d’affections, au milieu des scé- 
nes de la nature, lui apparaissait au loin comme une fata moryana qui 
attirait ses regards et fascinait sa pensée. L'amour, le chaste amour 
quelle avait concu pour Roger, qu'elle avait entretenu, comme un 
feu de vestale, dans la pureté de son innocence, elle l’asservissait 
vertueusement a son devoir; mais il restait au fond de son coeur 
comme une lumiére crépusculaire faible, pale, inextinguible. 

On a vu des exilés qui ne pouvaient se résoudre 4 vivre sous un ciel 
étranger. Byron a retracé le désespoir de Foscari, qui préférait les 
tortures de la mort & un nouvel arrét de bannissement, et l’on sait 
quautrefois en France il était défendu de jouer devant les soldats 
suisses un des airs de leurs montagnes, de peur qu’en |’écoutant ils 
ne fussent atteints de nostalgie. 

Héléne, Ja candide enfant d’un beau pays de montagnes, était une 
exilée dans le monde de Paris, et elle avait la nostalgie. En disant a 
Suzanne ses tristesses et ses regrets, elle n’exagérait pas; elle atté- 
nuait, au contraire, l’impression de ce qu'elle éprouvait. A ses peines 
morales se joignait la souffrance physique. Le climat de Paris ne lui 
était point favorable, et le genre d’exislence qui lui était imposé lui 
faisait un mal réel. 

M. de Richoux s’impatientait souvent de la voir si peu animée et 
quelquefvis si ennuyée dans les salons ot il la conduisait; mais il 
Sapercevait aussi que partout, sans le vouloir et sans y prendre 
garde, elle étonnail les regards par sa beauté; il était flatté de l’effet 
qu elle produisait, et i] espérait corriger en elle ce qu’il appelait un 
mauvais reste d’éducation provinciale, l'affranchir d'une inutile mo- 
destie, la fagonner & ses idées. En l’épousant, il avait pensé et i] pen- 
sait encore qu’elle devait étre une de ces femmes qui se font une 
vertu de l’assistance qu’elle donnent a |’ambition de leur mari, qui 
achévent de persuader par un sourire ceux qu'il n’a point entiére- 
ment convaincus par ses raisonnements, et conquiérent par un regard 
ce qu'il n’a pu obtenir par ses sollicitations. Dans ]’organisation du 
mariage, ces aimables femmes représentent l’allegro d’une musique 
strieuse ou la vignette d’un plan de construction. Trés-prudentes d ail- 
leurs, et trés-bien avisées, en mettant en mouvement les batteries de 
leurs artifices, elles nes’exposeront point comme des enfants a se bles- 
ser avec leurs propres armes. Leur honneur est de produire, sans la par- 
lager, l’émotion qui peut leur étre utile, d’éveiller au besoin un es- 
poir dans un coeur impressionnable sans rien perdre de leur placidité, 
en un mot, de jouer avec le feu sans se briler. Celui qui se sera laissé 
prendre 4 leurs agréables manceuvres se plaindra peut-étre de leur 


102 HELENE ET SUZANKE. 


coquetterie. En réalité, elles ne croient pas avoir 4 se reprocher une 
faute. Selon les principes de jeur conscience, elles n’ont pas cessé 
d’étre honnétes; le monde leur rend cette justice, et le mari, en pro- 
fitant de leur habileté, s’enorgueilhé de leur vertu. 

Tel était le généreux office que M. de Richoux réservait en secret a 
Pinnocente Héléne, qui ne s'en doutait guére. Pour I’y préparer, pour 
lui donner un utile enseignement, pour Il’assouplir peu 4 peu a ses 
ingénieuses intentions, il l’entrainait sans cesse & de nouvelles visites 
et 4 denouvelles soirées. Depuis une quinzaine de jours, il l’obligeait & 
un redoublement d’activilé. Le ministére, présidé par M. de Polignac, 
n’avait pu se résoudre a subir l’audacieuse Adresse des 221; la Cham- 
bre était dissoute, et les colléges de départements convoqués pour te 
3 juillet. M. de Richoux venait d’atteindre lage exigé par la loi pour 
les candidats.4 la députation. Rien ne l’empéchait plus de continuer 
l'ceuvre qu'il avait déja entreprise et dans laquelle il se sentait sou- 
tenu par son mariage : 11 voulait, avec l'aide de son beau-pére, se 
présenter aux élections du Doubs, et cette résolution lui causait une 
agitation fiévreuse. I] allait, il venait, guettant partout un indice fa- 
vorable, un renseignement utile, un appui, écrivant lettres sur let-. 
tres 4 M. Dombief, enfin -s'ingéniant de toute facon & se jeter avec la 
meilleure arme dans une aréne ot la lutte devait étre trés-difficile. 

Comme les idées monarchiques et religieuses étaient, dans la région 
montagneuse de Franche-Comté vers laquelle se dirigeaient ses 
voeux, les idées dominantes, 1] s‘éloignait du parti libéral et mansfes- 
tait un grand zéle pour les intéréts de I’Eglise et le souverain pouvoir 
de la légitimité; il ne lisait plus d’autres journaux que la Gazette de 
France et la Quotidienne, et souscrivait avec empressement 4 toutes 
les brochures et 4 tous les livres publiés par les adversaires des doc- 
trines constitutionnelles. En méme temps, il en revenait aux pratiques 
religieuses, pour tesquelles il témoignait naguére peu de respect. 
M. de Miéges le rencontra un dimanche se rendant a l’égiise de sa pa- 
roisse avec un gros livre de priéres 4 la maim et se mit 4 rire. M. d’En- 
tremonts, désireux de l'imiter, l'observait et Y'admirait. Trilby, l'im- 
pertinent, l’effronté Trilby, racontait, avec une mine grotesque, qu'un 

matin ayant porté une lettre de son maftre & M. de Richoux, ce vé- 
nérable Monsieur l'avait interrogé sur le catéchisme. 

Par l’intervention du secrétaire général d'un ministére, il comptait 
gagner la bienveillance du préfet du Doubs; par Pentremise de ma- 
dame de Nods, il avait obtenu une lettre de recommandation pour 
l’archevéque de Besancon. Pour entretenir ses protecteurs dans leurs 
bonnes dispositions ou pour s’en créer de nouveaax, il ne perdait pas 
une minute, et il ne passa¥t pas un soir sans condusre Héléme dans 
plusieurs maisons. Les iongues veillées ta fatiguaient, et ta fatigue tui 


HELENE ET SUZANNE. 103 


dennait la fiévre; mais 1 ne voyait pas ou ne voulait’pas voir le mal- 
aise quelle supportait avec une muette résignation, et, dans son 
impitoyable égoisme, il continuait a lui imposer la méme tache. 

Héléne avait résolu de ne pas se plaindre et ne se plaignait pas; 
mais si on lui avait défini l’Ame comme un instituteur la définissait 
m jour 4 un jeune aveugle, elle aurait pu ajouter 4 cette lecon de phi- 
losophie le méme ‘mot que le pauvre mfirme : 

« L’ame, dismt le précepteur, c'est ce qui pense, ce qui sent, aspire 
et aime. 

— Et ce qui souffre! » s’écria l’aveugle. 

Un matin, Héléne était assise dans sa chambre, une aiguille 4 la 
main, une tapisserie sur ses genoux, et la dermiére lettre de Suzanne 
sur une petite table 4 cété delle. Aprés déjeuner, M. de Richoux 
l'avatt quittée selon sa coutume, et elle devait l’attendre jusqu’a trois 
heures pour faire des visites trés-importantes, disait-i]. De temps a 
autre, elle interrompait son travail pour regarder la lettre de son 
amie; elle en relisnit quelques passages, puis, penchant la téte sur son 
sein, elle révait. Par-sa fenétre entr’ouverte brillait un rayon du soleil 
de mai, si deux 4 revoir aprés le long et morne hiver. Sur ce rayon, 
sen esprit s envolait vers tes lieux qu‘elle aspirait 4 revoir dans leur 
éclat printanter, vers les champs et les bois de son pays natal. 

En ce moment son valet de chambre entra et tui annonga qu'un 
jeune homme désirait la voir. 

«:Un jeune homme! répéta machinalement Héléne, absor'bée encore 
dans sa réverie. 

— Crest, je crots, un étranger, ajouta le domestique. fl dit qu’1l 
sappelle Roger. | 

— Roger! » s’écria-t-elle ense levant subitement. Puts soudam 
elle dit d’une voix plus calme : «Faites-le entrer au salon, et pricz-le 
d’attendre. » 

File venait de senger a Roger, elle savait qu'il devait bientét'arri- 
ver; mais ce hom prononcé tout 4 cewp 4 haute voix la troublait jus- 
qa'au fond de l’ame; elle avail besoin d’étre seule pour comprimer son 
émotion. 

Le télégraphe électrique ne franclrit pas les @istances avec la rapi- 
ditéde ta pensée. En'‘un instant, Heéléme traversa le temps et l'espace, 
tous les plis de sa mémoire se ‘déroulérent comme les feuillets d’un 
livre dont on ouvre je fermoir, et elle revit dans une sorte :de pénom- 
bre, comme par l'effet d’ une évecalion magique, toutes les pages les 
plus swillantes de son existence, toutes les scénes, toutes les images 
quai-pendant une longue suite d’années l'avaient successivement sur- 
prise, attendrie, égayée et charmée, images du foyer domestique, des 
maisons de ses amies, des ‘beaux sites de son pays. Ld, quand elle 








4104 HELENE ET SUZANNE. 


était enfant, vivait prés d'eile un autre enfant 4 la fois doux et fort 
qui la cherchait sans cesse et s'était fait son serviteur volontaire; 11 la 
suivait dans ses promenades, il sassociait & ses jeux, grimpait sur 
les arbres pour en détacher le fruit qu'elle désirail, se jetait au mi 
lieu des épines pour y cueillir un rameau de chévrefeuille, et ne se 
plaignait point si pour elle il s’était meurtri un genou ou déchiré une 
main. Bien plus, il aspirait 4 lui donner de tout autres preuves de dé- 
vouement; quand il couraitavec elle dans la vallée, il disait que, si elle 
venait 4 tomber dans la riviére, il la sauverait; quand illa guidait a tra- 
vers les ombreux sentiers de la forét, il s’écriait d’un air martial qu ‘il 
la défendrait intrépidement contre le loup du petit Chaperon rouge et 
contre ]’ogre du petit Poucet. L’enfant grandit et devint un bon et 
studieux et intelligent jeune homme. S’il ne pouvait plus étre comme 
autrefois tout le jour avec Héléne, il ne l’en chérissait pas moins, et 
s'il n’osait conserver avec elle ses familiarités d’un autre age, 11 ly 
témoignait bien micux par son empressement respectueux, par l'ex- 
pression de son regard, la nature et la fidélité de ses sentiments. Hé- 
léne l'avait aimé comme un frére et croyait peut-étre l'aimer encore 
de méme, quand elle apprit qu'elle devait le quitter. Comme elle avait 
vécu affectueusement avec lui, il lui semblait qu’ils étaient destinés 
lun et l'autre 4 vivre toujours de méme, ainsi que deux jeunes sapins 
des montagnes qui s’enracinent dans le méme sol, aspirent la méme 
lumiére et la méme rosée, subissent les mémes coups de vent et crois- 
sent ensemble en se prétant un mutuel appui. La volonté de son pére, 
qui lui assignait une autre destinée, la réveilla comme un coup de 
foudre dans le calme innocent de ses espérances, et elle reconnut 
alors la puissance des liens qui I‘attachaient 4 Roger par la douleur 
qu'elle souffrait pour les briser. Un religieux et impérieux sentiment 
du devoir |’avait soumise a son sacrifice; mais de l’effort qu'elle avait 
fait pour accomplir ce sacrifice elle était tombée dans une prostra- 
tion, dans une atonie dont rien ne pouvait la relever. Et ce Roger qui 
] aimait encore dans son abandon était 14 4 quelques pas de distance ! 
Elle allait le revoir, elle allait l’entendre! A cette pensée, elle éprou- 
vait une indicible agitation; elle sentait battre son coeur endolori, as- 
soupi depuis longtemps. Enfin elle se leva, passa la main sur son 
front comme pour y effacer la trace de ses émotions, puis s achemina 
vers la porte de sa chambre et l’ouvrit. 

Roger était dans le salon, regardant vaguement les différentes cho- 
ses qui l'entouraient. A l’aspect d’Héléne, il s’élanca vivement vers 
elle et fit un mouvement comme pour ]’embrasser. Mais soudain il 
s'arréta et s'inclina respectueusement devant son ancienne amie. Elle 
lui tendit la main et lui dit d’une voix émue : 

« Que je suis contente de vous voir ! Suzanne m’avait annoncé votre 


HELENE ET SUZANNE. 105 


arrivée, et je vous attendais. Vous avez donc pris la courageuse réso- 
lution de venir terminer vos études 4 Paris? Cela ne m’étonne point. 
Je sais que vous étes persévérant dans vos idées; vous voulez que rien 
ne manque 4 vos titres de médecin : vous avez raison. Vous me direz 
comment vous étes installé et l'emploi de votre temps, si vous avez 
des succés et si Je puis vous ¢étre utile. Vous ne connaissez point Pa- 
ris? Moi, je commence a le connaitre un peu; ce que j’en sais pourra 
peut-tre vous servir. Vous viendrez me voir souvent, vous me racon- 
lerez, comme a une vieille amie, tout ce qui vous occupe. Une bonne, 
fidéle amitié, c'est quelque chose en ce monde, c’est un bien précieux 
quil ne faut pas négliger. Mais d’abord, parlez-moi de Suzanne, de 
vos parents, de notre pays, auquel je pense si souvent. » 

Et, sans attendre de réponse, elle-méme se mit 4 parler avec un 
mélancolique accent de tout ce qui lui était resté si cher, de ses an- 
ciens souvenirs et des derniéres lettres qu'elle avait recues de Su- 
zanne. 

Roger I'écoutait en silence, les regards fixés sur elle, observant 
avec inquiétude l'altération de cette figure aimée. C’ était bien encore 
la pure et suave beauté d’Heéléne. C’était bien son sourire d’une dou- 
ceur angélique, c’étaient ses yeux limpides et profonds qui, dans 
leur vague rayonnement tempéré par une sorte de moiteur transpa- 
rente, semblaient, comme on J'avait dit, regarder vers |’infini, Mais 
ses traits étaient amaigris, ses lévres avaient perdu leur couleur pur 
purine, et autour de ses yeux se dessimait un cercle de bistre qui an- 
nongcait des veillées trop prolongées. 

En faisant ces remarques avec la clairvoyance de |’ami et la saga- 
cité du médecin, Roger réfléchissait tristement que ses prévisions 
s étaient bien vite réalisées. Héléne, en le regardant, crui deviner ce 
qu il pensait : 

« Yous me trouvez changée? lui dit-elle. 

— Il mesemble, répondit-il, que vous avez souffert, que vous souf- 
frez encore. 

— Qui, un peu, quelquefois. C’est sans doute l’effet naturel d'une 
autre vie que celle 4 laquelle j’étais habituée et d'un autre climat. 

— Vous devriez aller passer quelque temps dans notre pays : voila 
été. L’air natal et les promenades journaliéres vous feraient grand 
bien. 

— M. de Richoux doit se rendre 4Morteau pour les élections; j'es- 
pére faire ce voyage avec lui. 

— Ine suffit pas que vous alliez 4 Morteau pour vous en revenir 
dés que les élections seront finies. Autant que je puis en juger, et je 
he crois pas me tromper, il est essentiel que vous passiez plusieurs 
mois dans nos montagnes pour réparer par une autre atmosphére, par 


106 HELENE ET SUZANNE. 


une autre alimentation et'un autre genre'd'existence, te mal que'vous 
a fait la vie de Paris. 

— Eh quoi! dit Héléne en riant, 4 peine arrivé, aprés avoir passé 
une année loin de moi, étes-vous donc déja si désireux de ‘me voir 
partir? 

— Hélas! répliqaa Roger d’un'ton d’affection touchant, je ne con- 
nais que vous ici, je ne désire voir que vous. Quand vous serez partie, 
il n’y aura pas dans toute cette multitude un étre plus isolé, plus dé- 
laissé, plus ignoré que moi. Mais puis-je songer 4 moi quand vous 
souffrez et quand je crois que vous allez chercher loin d'ici le remede 
qui vous est nécessaire ? 

— Toujours le méme, se dit Héléne. Le souci des autres, l’oubli 
de sa ‘personne! pas une trace d’égoisme! » 

En faisant cette réflexion, sa pensée se reportait involontairement 
vers M. de Richoux. Quelle différence! 

Assis l'un a cdté de l’autre dans l’embrasure d'une fenétre, Héléne 
et Roger s'entretinrent longtemps ensemble de leur pays et de leurs 
merileurs souvenirs. A les voir ainsi causer tous deux d'un air paisi- 
ble et quelquefois enjoué, personne n‘aurait pu deviner la contrainte 
de leur coeur et J’effort qu’ils faisaient d’un commun accord povr ne 
pas s'abandonner 4 une plus tendre expansion. Mais, quand ils se 
séparérent, le fidéle Roger en s’en allant se disait qu’il donnerait vo- 
lontiers sa vie pour elle, et la pauvre Héléne, restée seule 4 la place 
ot elle venait de le voir, sentait se renouveler 1a douleur de son im- 
molation. 

Cependant, lorsqu’il s’était levé pour partir, elle lui ‘avait dit : 
« Venez donc aujourd’hui, 4 six heures, diner avec nous; » et’il de- 
vait revenir, et tout 4 coup elle fut saisie d'une nouvelle inquiétude. 
C’était la premiére fois qu’elle faisait une pareille invitation. Que di- 
rait M. de Richoux en apprenant qu’elle avait ‘pris‘cette hberté, et 
comment recevrait-il ‘humble étudiant en'médecine? Elle ne pensait 
pas aux élections. Grace a cette grande affaire des élections, M. de 
Richoux était ravi d’entrer en rapport avec un Franc-Comtois appar- 
tenant 4 une famille qui jouissait d'une juste considération et pouvait 
avoir de l’influence sur plus d'un électeur. Au eu deffrayer la ti- 
mide Héléne par son froncement de sourcil comme‘un Jupiter Olym- 
pien, il la loua de l’idée qu'elle avait eue. Il accueillit d'un air de 
favorable patronage son jeune convive, puis aussitét se ‘mit'a lui par- 
ler de l’événement qui occupait alors toute la France, de la lutte qui 
allait s’engager, de l’ardeur avec laquelle les ‘libéraux'y disputeraient 
le terrain aux partisans des bons principes, et @e la nécessité pour 
ves derniers de se soutemir énergiquement!’an l’zutre. 

« Je suis, ajouta-t-il en prenant une attitudé ‘majestueuse et en 


HELENE ET SUFANNE. 107 


frappent sur sa portrine comme pour donner plus de retentissement 
hses paroles, je suis de ceux qui se consacrent 4 la défense du tréne 
et del’autel. Je demande 4 combattre au‘premier rang contre les ‘fau- 
teurs de l’anarchie. C'est 4 ce titre que je réclame les suffrages des 
decteurs du Doubs. Quiconque se laisse égarer par les aberrations ré- 
volutionnaires est contre moi; quiconque veut rester fidéle 4 ‘son 
teu, 4 son roi, doit étre avec moi. » 

En prononcant ces phrases pompeuses qu'il avait déja, dans ses let- 
tres et dans ses entretiens, répétées plusieurs fois, M. de Richoux met- 
tait main dans son gilet, renversait la téte en arriére a la fagen de 
M. Berryer, l’éminent orateur dont la pose et le geste }’avaient frappeé. 
En méme temps, par un regard scrutateur, ii cherchait @ reconnaitre 
effet qu’il avait produit. 

Dans l'espéce d’enivrement qu'il éprouvait & parler de lui-méme, 
ridée ne lui vint point de donner un témoignage d'intérét 4 ce jeune 
homme qui pour la premiére fois arrivait 4 Paris, et qui, dans son igno- 
rmece de ce monde si nouveau pour lui et dans sa chélive condition de 
fortune, devait avoir plus d’une sollicitude. Héléne, affligée d'un tel 
oubli, se tourna 4 diverses reprises vers Roger ct lui adressa quelques 
questions affectueuses. Mais, avant méme que Roger edt pu lui ré- 
pondre, M. de Richoux reprenait d’un ton hautain ja parole pour dé- - 
velopper ses combinaisons, powr racenter les démarches qu'il avait 
faites en vue de son élection, et les encouragements qu'il recevait de 
cété et d’autre, et l’appui qu’on lui promettait. 

Il était de ces hommes dont il ne faut attendre, 4 moins qu'ils n’y 
soient portés par leur propre intérét, aucune libéralité, aucune mar- 
que de sympathie. L’amére plante de l’égoisme s'est enracinée dans 
leur coeur, y a étendu ses froides racines, en a corrodé toutes les 
fibres et en ferme toutes les avenues. Les cceurs généreux ont une fa- 
culté de dilatation, un bonheur d’épanchement qui se communique 
comme un fluide vivifiant 4 tout ce quiles environne. Les égoistes 
resserreraient volontiers, s'ils le pouvaient, le monde entier dans 
'étroite zone de leur personnalité pour le faire servir 4 leur intérét. 
la joie d’un véritable Glan de sympathie, I"honneur du désintéresse- 
ment, la ploire des sacrifices, leur sont refasés. Ns ne forment de liai- 
sons que pour leur agrément ou leur utilité. Ils sont si occupés d eux- 
mémes, qu'il ne leur est pas loisible de s’occuper des autres, et ils 
ne peuvent point avoir d’amis, puisqu'ilsne cherchent que des instru- 
ments. 

Pour M. de Richoux, le jeune étudiant de Morteau était un instru- 
ment-qui ‘tombait par tasard entre ses mains et dont il devait faire 
te trompette ou un escabeau pour préner son mérite, pour l’aider 
aconquérir son fauteuil de député. Mais les hommes qui travaillent 





408 HELENE ET SUZANNE. 


le plus activement & leurs affaires se trompent quelquefois dans les 
moyens qu’ils emploient pour réussir, et l'ardent candidat se trompa 
complétement dans sa conduite avec Roger. Aprés avoir si bien pé- 
roré devant lui, il s’imagina qu'il l’avait ébloui, fasciné et entiére- 
ment subjugué. Il ignorait ce qu'il y avait de perspicacité naturelle 
et de délicatesse d’esprit dans ce jeune Comtois d’une si modeste con- 
dition, qui arrivait de sa province, qui devait étre si flatté de diner 
dans |’élégante demeure de M. de Richoux, et qui écoutait si attenti- 
vement la harangue que le maitre de cetle demeure lui adressait. 

En retournant le soir 4 son obscur logis, Roger se disait qu'il ve- 
nait de voir un comédien jouant trés-vaniteusement et trés-malhabi- 
lement son réle, un comédien sans tact et sans Ame. Quant 4 Héléne, 
elle était stupéfaite des profondeurs d’égoisme qu’elle découvrait 
de jour en jour dans l’esprit de l'homme que son pére lui avait fait 
épouser. 

Quelques jours aprés, Roger fut de nouveau invité & diner chez 
M. de Richoux. Cette fois, il y trouva M. de Miéges et M. d’Entre- 
monts. Le premier le salua avec sa politesse de gentilhomme; le se- 
cond, voyant un grand garcon dont le maintien et les vétements n’an- 
nongaient point un conquérant, ne daigna pas méme lui accorder la 
- moindre attention et s’empressa d’aller s'asseoir prés d’Héléne, a la- 
quelle il continuait 4 faire Ja cour avec une persistance dont il espé- 
rait t6t ou tard étre récompense. 


XII 


« SUZANNE A HELENE. 


« Morteau, juin. 


« Tu as été bonne pour Roger, ma chére Heéléne; je n’en suis point 
étonnée, et pourtant je veux t’en remercier comme si tu m/avais fait 
un plaisir inattendu. Si tu savais avec quel chagrin et quelle inquié- 
tude nous l’'avons wu partir, ce Roger que nous aimons tant! Lors- 
qu'il était 4 Besancon, nous souffrions déja de son absence; mais de 
Besancon il pouvait venir souvent nous voir, et Paris est si loin et si 
périlleux! Quand I’heure de son départ est arrivée, nous l’avons tous 
conduit 4 la voiture, et nous l’'avons embrassé comme s'il s’en allait 
au dela des mers, au bout du monde. Ma mére se lamentait, mon 
pére essayait de faire bonne contenance, et de grosses larmes 


HELENE ET SUZANNE. 109 


coulaient sur ses joues. Les larmes de l’homme doivent étre plus dou- 
loureuses que les ndtres; elles coulent péniblement et ressemblent a 
des grains de gréle amassés par |’orage. Moi, je pleurais aussi et j’a- 
vais le coeur bien serré; mais je devais avant tout essayer de consoler 
mes parents, et je leur disais : —-Il ne sera point si seul dans cette 
grande ville qui vous effraye. Héléne est 1a qui l’accueillera avec une 
aflection de sceur, qui lui donnera d’utiles indications, qui, au besoin, 
le protégera. 

«Roger nous a écrit que, en effet, tu l’avais recu avec une bonne 
grace dont il est tout ému. A moi, il me dit quelque chose de plus; 
mais, quoi qu'il dise, j'ai arrangé dans ma petite téte que vous en 
ttiez, ou que vous deviez en venir tous deux 4 une paisible et con- 
fiante amitié. 

« Quoique je sois si contente de penser que tu es prés de Roger, je 
toudrais que tu fusses ici; lui-méme aussi le désire par sa constante 
sénérosité. Il t'a trouvée un peu souffrante, et il croit qu’un voyage 
dans notre pays te serait trés-utile. Ce voyage, j’espére que tu vas le 
fire. Depuis quelque temps on s’entretient vaguement des élections 
autour de moi. On recherche les journaux, on les commente, et mon 
pére est plus irrité que jamais contre les gens qu’il appelle les libé- 
raux, les révolutionnaires et les agents du comité directeur. Moi, je 
nentends rien 4 toutes ces choses-la; je ne pourrais pas méme dire 
quelle différence il y a entre le Constilutionnel, qui met mon pére 
en colére, et la Quotidienne, qui lui plait. Ce dont je suis bien con- 
vaincue, c’est que mon pére a raison, et ce que je comprends trés- 
bien, c'est que nous allons avoir de nouvelles élections : M. de Ri- 
choux veut s’y présenter; par conséquent, il doit venir prochaine- 
nent dans nos montagnes, et, naturellement, 1] doit t’'amener avec 
W. 

« Quel bonheur de te revoir, ma chére Héléne, je t’ai si cordiale- 
ment regrettée ! 

« Je te regrette & tout instant, en ce mois de juin, qui me semble 
* plus pimpant, le plus joyeux, le plus magnifique seigneur de 
année, 

«Quel curieux spectacle que celui du développement graduel de 
la végétation ! ll y a des plantes qui sont comme des filles coquettes, 
impatientes dese montrer avec leur nouvelle parure. Aux premiéres 
leurs du printemps, elles se revétent de feuilles, et souvent elles 
sont punies de leur étourderie par un vent froid qui glace leurs 
bourgeons naissants, ou une gréle qui les hache sans miséricorde. Il 
enest d'autres plus prudentes qui, avant d’étaler leur délicate verdure, 
allendent que les bourrasques d’avril soient passées, et il en est d’au- 
Ires, telles que le hétre, qui sont encore moins hatives. N’est-ce pas 


440 HELENE BT SUZANNE. 


une grace de la Providence qu'il en soit ainsi? Quand V’hiver est fini, 
si la neige disparaissait tout & coup, si les champs et les-foréts fleu- 
rissaient et reverdissaient en méme temps, nous pourrions étre 
éblouis de cette subite métamorphose; mais nous n’aurions pas le 
plaisir de voir s’opérer peu 4 peu cette ceuvre de rénovation, d’obser- 
ver ses progrés réguliers, d’assister pour ainsi dire d’heure en heure 
au charme de ses éclosions. 

« C’est un conte de fées qui nous représente les bosquets silencieux 
et la muette demeure de la Belle au bois dormant, éveillée, animée 
en un instant. La nature a aussi ses féeries, plus imposantes et ra- 
vissantes dans leur réalité que toutes celles qui peuvent étre imagi- 
nées dans un réve de fantaisie. Mais elles ne se manifestent peint en 
quelques minutes et n‘ont point l’éphémére durée d'un songe poéti- 
que; elles existent. perpétuellement; elles se montrent 4 nous toute 
Yannée sous différents aspects.f{Chaque saison nous dévoile une des 
variélés de leurabeautésinfinies. Au mois d’avril déja, dans notre pays, 
apparaissent les premiers signes du printemps; au mois de mai, ce- 
puissant magicien accomplit une foule de prodiges; au: mois. de jum, 
tout est vert et fleuri.. 

« Je suis.retournée au Bois-Robert en pensant a toi,.et je. me. rap— 
pelais que souvent je m’étais assise 4 cette méme place avec toi. S'il 
est des impressions légéres qui naissent et dispaxaissent.en.un m- 
stant, il en est qui ne s’envolent point avec l'heure quiles a produites.. 
Nous sentons, en les éprouvant, qu elles laissent une trace dans notre 
coeur, puis elles se rangent successivement comme des images: indé-. 
Jébiles dans les cellules de notre mémoire. Elles. restent la, silencieu- 
ses, assoupies, oubliées peut-étre pendant quelque temps..Mais une 
circonstance fortuite, un minime. incident, un son de voix, ua chant 
d’oiseau, un parfum, suffisent pour les réveiller, et tout 4 coup ces. 
viyaces impressions surgissent et se dessinent dans notre pensée 
comme les lointaines, vaporeuses collines sur lesquelles jailut un ra-. 
pide rayon de. lumiére. 

« Assise sur un banc de gazon, prés de:la table du Roi, &-’embre 
des frénes et des sapins qui |’entourent, en face du splendide tableau 
de notre vallée. et des cimes du, Jura helvétique, je songeais, chére 
Héléne, au jour ot tu étais avec. moi, ow tu me confiais tes regrets et 
tes appréhensions. Un an s'est écoulé, pauvre chére, et tes appréhen- 
sions ne se sont que trop justifiées! Tu langnis 4 Pagis,. solitaire, 
triste, découragée, et mai, je suis la,.avec mon. bon maria mes cétés, 
Je ciel bleu sur ma téte.et. les joies de la terre autour de mot. J'ai été 
douloureusement émue. en songeant & ce contraste. Qu’ai-je fait pour 
avoir tant de graces? Et.toi, doux, innecent.et tendne.agneau,. qu'as- 
tu fait pour ne pas les obteniz? Non,.ma.chére: Hélane, je ne. puis 


HELENE ET SUZANNE. 444, 


croire 4 la continuité de tes peines. Les prédicateurs nous disent que 
Dieu éprouve ceux qu'il aime le mieux. Dieu t'aime parce qu'il est 
juste, et il Vimpose une épreuve aprés, laquelle il te donnera la ré- 
compense de. ta vertu. 

« En retournant 4 notre maison, nous nous sommes arrétés prés 
dune vieille femme qui demeure a quelque distance du village sur le 
revers du coteau. Gette femme, veuve, sans enfants, est la toute 
seule depuis plus de trente ans. Elle n’a pour tout bien qu’une ché- 
live cabane, construite avec des rameaux de sapins, quelques plan- 
ches et de la terre glaise, et un jardinet de deux pieds de largeur ov 
elle récolte, dans les honnes années, quelques douzaines.de choux et 
de pommes de terre. Un charitable habitant de Morteau lui a donné 
une chévre, et elle la nourrit. avec l’herbe qu’elle ramasse au hord des 
chemins. L’été,. elle glane un peu d’orge et de seigle dans les champs 
moissonnés; Whiver, elle file du chanvre,.de.la laine. Souvent aussi 
on }'emploie dans les ménages 4 faire des lessives ou divers autres 
travaux. Enfin, elle gagne encore quelques sous a cueillir des fraises. 
etdes framboises. Toute l'année elle est ainsi 4 l'ceuvre: pour se pro- 
curer un moyen de subsistance, et ellene se plaint point, cette bonne 
femme; elle a la figure gaie : — Tant que je pourrai travailler, dit- 
elle, je ne demanderai point l’aumdne, et, quand mes bras et.mes 
jambes me refuseront leurs services, les braves gens prendront soin 
de moi. 

« Philippe me raconte:qu’il a vw dans: un établissement de charité, 
en Suisse, un malheureux qui était aveugle et sourd-muet. Il ne lui 
restait que le tact. A l’aide de cette unique faculté, un maitre patient 
lait cependant parvenu: & lui donner quelques notions. Cet infortuné 
avait appris le métier de tourneur; il fagonnait des boites, des coupes 
el différents autres objets en bois; il se rendait compte, par le tou- 
cher, de ce qu’il faisait, et, quand il avait terminé un ouvrage un peu 
difficile, ilen ressertait-une satisfaction d’amour-propre. Son grand 
plaisir était d’aller le soir se-reposer sur un banc de pierre, devant la 
maison, et de fumer un cigare. Si.l’atmosphére était calme, lair doux 
et lidde, il éprouvait alors une sorte de contentement intérieur qui 
S“reflétait sur son visage. 

«Oh! oui, je suis sire que la Providence a dés trésors de petites 
Joies secrétes, de petits bonheurs.mystérieux pour les étres dont le 
sort nous parait le plus lamentable. Il y a des mousses qui germent 
sur les rochers nus;,il y a des fleurs.qui.naissent dans les. mames sou- 
lerraines ef se développeat.dans,les ténébres : il doit. y avoir ainsi des 
feurs.d’espair, et de, consolation qpi, surgissent, dans. le deuil des - 
dues désolées.. 

« Philippe ; vient .d/Atne: newamé.adjoing, de-netre. maire. Ces aou- 





412 HELENE ET SUZANNE. 


velles fonctions vont cependant lui donner un surcroit de bhesogne 
qui ne nous permettra plus de faire tant de belles promenades. Par 
bonheur, le dimanche nous reste, le jour du Seigneur, le jour du 
repos de tout le monde. Mon pére, qui est médecin et qui a l’expé- 
rience des choses, admire la sagesse de cette loi du dimanche. Il 
dit qu’un travail continu de six jours est dans l’exacte mesure 
des forces physiques de l'homme, et que Jes animaux eux-mémes, 
aprés un tel laps de temps, ont besoin d’un peu de relache; il me 
raconte que les révolutionnaires de France, dans leurs sages ré- 
formes, entreprirent aussi de réformer cette ordonnance biblique. 
La Convention décréta que le mois ne se diviserait plus en semaines, 
mais en trois décades, et que le décadi serait le dimanche de la Ré- 
publique. On ne tarda pas 4 reconnaitre que ce délai de dix jours 
était trop long, et, en dépit des prescriptions de la police, une quan- 
tité de citoyens restérent fidéles 4 l’observation du dimanche. Nos 
paysans seraient bien malheureux si on voulait encore le leur en- 
lever; ils y pensent dés le lundi et s’cn réjouissent toute la semaine. 

« On m’a cité un chant qui vient de je ne sais quel pays et qui re- 
présente assez bien le sentiment religieux que nous inspirent nos di- 
manches. Je l’ai copié pour toi, ma chére Héléne, et je suis sire que 
tu aimeras 4a le lire. 


Quand l'aurore renait avec sa robe blanche, 

La cloche dans les airs chante son chant pieux ; 
Sonnez, cloches du temple, annoncez le dimanche ; 
Sonnez pour le vieillard et pour l'enfant joyeux. 


Que celuj-la, qui veut que sa maison prospére, 
Travaille et se prosterne au pied du saint autel! 
Sonnez, cloches du temple; annoncez la priére, 
Qu'importe Je travail sans la grace du ciel ! 


Si, las de son Jabeur, sur la terre il se penche, 
Voici le samedi qui revient l’égayer. 
Sonnez,.cloches du temple. Au matin du dimanche 
Le Seigneur se souvient de I'honnéte ouvrier. 


Si, malgré nous, parfois notre force chancelle, 
Bientét tout est fini, bientdt on doit mourir. 
Sonnez, cloches du temple. A l'heure solennelle 
L’4me du fils d’Adam a cessé de souffrir. 


« Le dimanche, Philippe ferme son étude, renonce & toute affaire 
et me donne {gute sa journée. Nous allons 4 la messe ensemble, nous 
dinons avec mon pére et ma mére, tantét chez eux, tantot chez nous. 
Ma meére est radieuse quand vient le jour oti elle doit nous recevoir, 
et ne sait quoi imaginer pour nous faire quelque surprise. 


HELENE ET SUZANNE. 115 


« Dans l’aprés-midi, nous faisons ordinairement une promenade. 
Philippe a une jolie redingote noire, un gilet de velours, un chapeau 
neuf, une cravate de soie sur laquelle je rabats de mes gentilles 
mains son col de chemise. Enfin, c’est un beau monsieur; il n'y en a 
pas, Paris, un.plus beau. Les paysans disent poliment : — Bonjour; 
monsieur le notaire ! Quelques-uns commencent deja 4 dire : — Mon- 
deur l'adjoint. Les paysannes me font la révérence. Je ne change- 
ris pas ma place en ce monde pour celle de la femme du préfet, 
oudu général, qui se proméne en carrosse et qui a deux factionnai- 
res asa porte. 

« Le soir, nous nous asseyons dans notre jardin. 

«Tu sais, ma chére Héléne, qu'il y a des fleurs qui s’ouvrent et 
s ferment 4 certaines heures avec une telle régularité, qu'un célébre 
savant, dit Philippe, en avait fait une horloge qu'il appelait l’horloge 
de Flore. L’Ame humaine est comme une de ces fleurs impressionna- 
bles. On pourrait noter au moins’ quelques-unes des phases du jour 
par les diverses émotions que produit en elle le spectacle de la na- 
ture; celles du matin ne ressemblent pas a celles du soir. Le matin, 
léclat du soleil levant, la fraicheur des plantes baignées par la rosée, 
le réveil de tout ce qui bourdonne, de tout ce qui chante, de tout ce 
quirespire ou végéte autour de nous, égayent nos regards et notre es- 
pnt. Le soir, quoique le soleil soit aussi splendide & son coucher 
quason lever et le ciel aussi riant, nous sommes involontairement sur- 
pris par un indéfinissable sentiment de mélancolie. Peut-étre est-ce 
ke résultat de quelque déception ou de quelque fatigue de la journée, 
peul-tre aussi que, dans notre pensée, le déclin de la journée 
sassocie 4 l'image du déclin de toute existence et de toute chose ter- 
restre. 

«Cependant, par une calme et belle soirée, je suis heureuse de 
Wasseoir avec mon mari sur le banc de notre jardin, et quelquefvis 
|yreste jusqu’a la nuit. Philippe aime comme moi ces heures de re- 
trite, et quelquefois me parle en style poétique; il n'a point cepen- 
dant la prétention d’étre poéte. Il m’a raconté qu’au collége c’était 
pour lui une tache pénible que de composer quelques strophes lati- 
hes, et jamais il n’a pu faire quatre vers francais; mais il a cette 
pesie du coeur qui, 4 certains moments, peut donner aux gens les 
plus simples un langage imposant. Je me rappelle avoir vu une pau- 
_ "efemme de la campagne, qui venait de perdre un de ses enfants 
| qui, en promenant ses regards autour d’elle dans la concentration 

éson devil, s’écriait | 

«— Oh Dieu! la terre est noire, la terre est noire. 

«Nul poéte, ce me semble, n’aurait pu si bien exprimer, en une 


longue élégie, la douleur de cette mére. 
Mai 1862, 8 


114 HELENE ET SUZANNE. 


« — Qu’elle est admirable, dit Philippe, la beauté de la nuit! Le 
jour nous montre la terre; la nuit nous invite 4 contempler le ciel. 
Le jour signale la grandeur de notre monde; la nuit nous révéle la 
mayjesté et I'immensité de l'univers. Le jour éveille la musique de 
notre globe; la nuit éléve notre pensée a l’harmonie des spheres. 

« Jécoute ces paroles de Philippe, et je regarde, dans ma muette 
réverie, la volte azurée sur laquelle se détache, comme une lampe 
d'argent, le disque de la lune, sur laquelle scintillent les étoiles, 
comme les flambeaux de la cité de Dieu. Je ne demande point 4 con- 
naitre les noms que les astronomes ont donnés a ces astres; quand on 
m’enseignerait que l'un s'appelle Mercure, un autre Vénus, un autre 
la Grande-Ourse, cette nomenclature ne me donnerait pas une meil- 
leure émotion. Mais il m’est agréable d’apprendre que toutes ces pla- 
nétes et ces étoiles, méme ces nébuleuses qu’on distingue a peine 
dans une sorte de pénombre, sont des mondes immenses, des mondes 
lumineux of nous irons peut-étre un jour, chére Héléne, et d’od nous 
regarderons, dans la sérénité des nuits, avec un affectueux souvenir, 
le petit monde terrestre o nous avons vécu, et les étres chéris que 
nous y avons laissés. 

« Tandis que je m’abandonne 4 ces songes, autour de nous tout 
repose dans un grand silence; on n‘entend que le son argentin de la 
fontaine, et de temps 4 autre l’horloge de l’église dont le vibrant 
marteau nous annonce la fuite des heures. Le patre et le laboureur 
se reposent de leur travail; les plantes qui, le matin, se sont ouvertes 
aux premiers rayons de Vaube, et tout le jour ont répandu leurs 
parfums dans.-les airs, sommeillent sous la rosée qui les rafraichit; 
les oiseaux sont depuis longtemps endormis. 

« Ils se reposent de leurs soucis de la journée, ces chers musiciens 
du bon Dieu. Que de piéges tendus a leur faiblesse! Que d’enfants 
cruels qui, pour un amusement d’un instant, dénicheront toute une 
couvée, et combien d'autres accidents que nous née savons pas déso- 
lent ces douces familles d’oiséaux! 

« On m’a raconté qu'un couple d’hirondelles étant revenu s’in- 
staller dans un nid qu'il avait construit, l'année précédente, au coin 
d’une fenétre, un matin, on vit le male voleter éperdu autour de cette 
fenétre, en poussant des cris plaintifs. La femelle, immobile sur les 
ceufs qu’elle avait pondus quelques jours auparavant, semblait faire | 
son office maternel; mais on reconnut qu’elle était morte, et on ]’en- 
leva. Aussit6t le male reprit sa place, et, soit qu’il fat ennuyé de la 
tache qu'il avait entreprise, ou que son ‘instinet lui révélét qu'il ne | 
pourrait l'accomplir, au bout de deux heures il se leva, prit son vol, — 
disparut. Ceux qui l'observaient pensérent qu'il abandonnait a ja- 
mais sa malheureuse demeure; mais, quelques instants aprés, on Ie 





HELENE ET SUZANNE. 4i5 


itrevenir avec une autre femelle, probablement une veuve qu'il avait 
découverte et qu'il épousait pour donner une mére a ses petits. Elle 
le suivit docilement a l’endroit ow il la conduisait, elle se posa sur 
les ceufs et y resta jusqu’a ce qu’ils fussent éclos. 

« Et fon dit que les bétes‘n’out pas d’4me; moi, je suis sire 
quelles en ont une qui réfléchit, qui raisonne, qui se souvient et qui 
fait honte 4 l’ame barbare de certains hommes. On pourrait le prouver 
par des milliers d’exemples. 

« Quand je me mets a causer avec toi, je n’en finis plus. Cependant 
jen'ai plus autant de loisirs qu’il y a quelques mois. Mais, en cette 
saison, le soleil se léve de bonne heure et se couche tard. Pour 
peuguon se léve en méme temps que lui, on fait bien de la besogne, 
et chacun me donne ici l’‘exemple du travail. Dés l’aube, les chevaux 
sont harnachés, les voitures attelées, et tout le monde debout, le 
riteau sur L’épaule ou la pioche sous le bras. C’est par ce constant 
labeur que l’on a réussi a féconder d’une facon vraiment prodigieuse 
les parties les plus arides de notre sol. 

«Je ne sais ou j'ai lu qu’autrefois un laboureur ayant fait dans 
un peut champ une énorme moisson, ses voisins, jaloux de lui, ]’ac- 
custrent de sorcellerie et demandérent qu'il fait puni. Cet homme 
comparut devant le juge avec un robuste garcon qui était son fils, 
avec deux beaux beeufs au large poitrail, une charrue solide, des us- 
lensiles parfaitement emmanchés, et dit, en montrant ses deux bras 
igoureux : — Voila ma sorcellerie! 

« Telle est aussi la sorcellerie de nos paysans, et du matin au soir 
iissont 4l’ceuvre en ces grands jours d’été. Que je les aime, ces grands 

jours ot le soleil a tant de peine 4 nous quitter! On dit que, dans les 
lontaines régions du Nord, 4 cette méme époque, il reste plusieurs 
semaines de suite perpétuellement 4 lhorizon. Je voudrais étre la, 
pour contempler, au meins une fois, cette image de |’éternité. Bientét 
ilne disparaitra 4 nos yeux que pendant quelques heures, et pendant 
s courte disparition des feux flamboyants seront-allumés sur la col- 
ine : ce sera la féte de saint Jean, ce sera le plus long jour de V’an- 
née. Jespére qu’alors tu seras ici, et ce jour ne sera pas encore assez 
lng pour nos causeries. 

« Adieu, chére Héléne; écris-moi tout de suite, et dis que tu vien- 
dras bientot. La parabole de l’Evangile rapporte qu’on tua le veau gras 
pour féter le retour de l’enfant prodigue. Pauvre amie! tu t’en es 
allée loin de nous, mais non point comme l'enfant prodigue, et tu 
a souffert sans avoir péché! Nous te recevrons a bras ouverts, et ma 
mére immolera pour toi ses meilleurs poulets. 

« Adieu! au revoir! Je t’embrasse de tout coeur. 

a SUZANNE, » 


16 HELENE ET SUZANNE. 


« HELENE A SUZANNE. 


« Paris, juin. 

« Oui, ma chére Suzanne, les élections obligent M. de Richoux 4 
se rendre en Franche-Comté, et, bien qu’il ne m’ait pas proposé de 
l’accompagner, qu’1l ne me paraisse pas trés-désireux de m’emmener, 
je ne puis croire qu'il m’empéche de faire ce voyage. Dans dix ou 
douze jours j'espére étre prés de toi. Quelle joie de te retrouver, aprés 
cette année, qui me semble une longue suite d'années! Quel bonheur 
d’étre 14, 4 Morteau, dans le cercle de nos affections, a l’ombre de 
nos bois, au sein de nos vallées! Je compte que tu me donneras la 
plus grande partie de tes journées. Et tu viendras avec moi, ma fidéle 
Suzanne, partout ou j'irai. Je veux revoir toutes les bonnes figures que 
j'aime, tous les lieux dont j'ai gardé le souvenir. Je veux aspirer a 
pleins poumons |’air embaumé de nos montagnes, remplir mes yeux 
et mon 4me des images qui me sont chéres; je veux revivre et me 
sentir revivre; puis apres, sil le faut, revenir ici pour y languir de 
nouveau. 

« Ce que tu me dis, mon amie, des mystérieuses consolations que 
la Providence réserve aux affligés me semble trés-vrai. Ces consola- 
tions devraient pénétrer en nous, dans une heure d’affaissement, 
comme une rosée rafraichissante dans le tissu d'une herbe altérée. 
Par malheur, nous sommes en général plus sensibles 4 la souffrance 
qu’a la joie. L’homme conserve une plus vive impression de l’injure 
qui lui a été*faite que de I’éloge qui !’honore. L’enfant oubliera peut- 
étre l’héliotrope dont il a respiré le doux parfum, et n’oubliera point 
lortie qui l'a piqué. Autrefois, dans quelques-uns de nos villages, 
quand on délimitait un terrain, on conduisait un petit garcon prés 
de la nouvelle borne, et, pour qu'il gardat le souvenir de l’endroit ou 
cette borne était placée, on ne lui faisait point une caresse, on ne lui 
donnait point un galeau, on lui tirait les oreilles jusqu’a ce qu'il en 
pleurat. Enfin, ma chére Suzanne, une goulte de poison suffit pour 
altérer une coupe d'eau pure, et plusieurs gouttes d'eau ne dénatu- 
reront pas une coupe de poison. 

« Souvent je me reproche mes souffrances, je m’efforce de tes sur- 
monter, et je n’y parviens guére. S’il y a un reméde 4 mon état de 
morbidescence morale, je me persuade qu'il n’est pas ict. Lorsque 
nos sapins ne trouvent plus une suffisante nourriture 4 l’endroit ou 


HELENE ET SUZANNE. 447 


ils sont implantés, ils allongent leurs racines pour puiser a une autre 
place un nouvel aliment. Lorsque les fleurs sont enfermées dans | obs- 
curité, elles se tournent du cété ot apparait un rayon de lumiére. 
Dans ‘aridité et dans l’ombre de ma vie parisienne, je me tourne vers 
les ieux o j’entrevois un solitaire refuge. C’en est fait du bonheur 
que j avais révé; je porte dans mon cceur le deuil de mon espoir. Mais 
jem imagine que, sur notre terre natale, dans les lumineuses per- 
spectives de nos grands horizons, dans les harmonies de nos champs 
etde nos foréts, dans les effluves balsamiques des sapins de la mon- 
tagne et des herbes de la prairie, dans l’air, dans l’espace, il y a je 
he sais quelle puissance magique indéfinissable qui doit tempérer les 
regrets, adoucir Ja douleur, et peu 4 peu la transformer en une pla- 
cide mélancolie. 

« J'ai entendu raconter 4 M. de Miéges qu'il avait été trés-malheu- 
reux dans son enfance justement aux jours dont se réjouissent le plus 
les enfants, c’est-a-dire au 1™ janvier. Ses parents et ses amis lui don- 
naient des étrennes de toute sorte; mais il n’avait qu'un désir, celui 
de posséder un petit bateau, et il n’osait le dire, et personne ne le 
devinait, Chaque année, il espérait qu’on lui achéterait son petit ba- 
eau, et chaque année on Jui apportait de nouveaux présents qui ne lui 
fisaient pas le moindre plaisir. 

«Dans le cours de la vie, combien de gens sont, ainsi que cet en- 
fant, obsédés par un désir unique et indifférents a tout le reste! Ainsi 
que cet enfant, j'aspire 4 avoir mon idéal petit bateau, et en atten- 
dant, machére Suzanne, que j’aille le chercher prés de toi, j'essaye 
ii de me faire un peu de bien en faisant du bien aux pauvres. 

«Je vois souvent madame de Nods, et elle me donne sans cesse 
lexemple de la charité. Derniérement, comme je lui parlais avec une 
meére émotion de son infatigable bonté, elle me répondit en sou- 
nant: — On n'est jamais assez bon; pour l’étre assez, il faudrail 
Iétre trop. Puis elle ajouta avec un accent de mélancolie : — Je suis 
‘ieille, ma chére enfant; quand on est vieux et qu’on n’est pas bon, a 
quoi est-on bon? 

«Un autre jour, comme nous nous entretenions de |’efficacité des 
actes de charité, elle m’a fait lire cette parabole de saint Jéréme, que — 
et'envoie pour te remercier de tes vers sur le dimanche : 

«Un homme, animé d’une ardente ferveur religieuse, s’était retiré 
bin des villes, loin des hommes, dans une grotte solitaire de la Thé- 

ides pour s’y consacrer toul entier a l'ceuvre de son salut; il jet- 
nail, priait, se mortifiait, et sa pensée était constamment tournée 
vers Dieu. Quand il eut ainsi passé de longues, longues années, un 
oir, 'idée lui vint qu’il avait mérité une glorieuse place dans le pa- 
radis et pouvait étre mis au rang des plus grands saints. 


118 HELENE ET SUZANNE. 


« La nuit suivante, ?ange Gabriel lui apparut et lui dit : 

« — Il y a de par le monde un humble ménétrier qui va de porte 
en porte, chantant et jouant de la viole, et qui a mieux mérité que toi 
les récompenses éternelles. 

« L’anachoréte, étonné de ces paroles, se léve, prend son baton 
de voyage, s’en va 4 la recherche de ce musicien, et, l’ayant trouvé, 
lui dit : 

« — Frére, apprends-moi quelles bonnes ceuvres tu as faites, et 
par quelles priéres et par quelle pénitence tu t’es rendu agréable a 
Dieu. 

« — Moi? répond le ménétrier en baissant la téte; saint pére, ne 
te moque pas de moi. Je n'ai point fait de bonnes ceuvres et je ne 
sais guére prier, pauvre pécheur que je suis. Je vais seulement de 
maison én maison chanter et amuser les gens avec ma viole. 

« L’austére ermite insiste et dit : 

« — Je suis sir que, dans ta vagabonde existence; tu auras pour- 
tant accompli quelque acte de vertu. » 

« — Non, en vérité, je nen pourrais citer un seul. 

-.¢ —- Mais comment en es-tu réduit A cet état de mendicité? As-tu 
vécu follement, comme les gens de ta profession? As-tu dissipé en 
de frivoles fantaisies Vhéritage de tes péres et les produits de ton 
métier? 

« — Non; mais un jour j’ai rencontré une pauvre femme aban- 
donnée dont le mar et les enfants étaient réduits 4 l’esclavage pour 
acquitter une dette. Cette femme était jeune et belle, et les enfants 
de Bélial cherchaient 4 la séduire; je lui ai donné un asile dans ma 
demeure; je l’ai protégée dans son péril ; je lui ai remis tout ce que 
je possédais pour racheter sa famille, et je l’ai reconduite dans la 
ville ot elle devait rejoindre son mari et ses enfants. Mais quel 
homme, saint pére, n’en aurait fait autant? 

« Aces mots, le religieux de la Thébaide pleura et s Ceria 

« — Dans mes soixante-dix années de solitude, je n’ai pas fait une 
Si bonne cuvre, et cependant on m’appelle un homme de Dieu, et 
tu n’es qu'un pauvre ménétrier ! 

« Ainsi, par l’enseignement de madame de Nods, par son exém- 
ple, par le souvenir de ma mére, je m’affermis dans les sentiments 
de charilé, et déjd j’en ai été récompensée; déja plus d'une fois j'ai 
senti mes peines adoucies quand j'allégeais celles des autres. C’est la 
un des heureux effets de la charité; elle réjouit celui qui donne 
comme celui qui recoit. La loi chrélienne nous ordonne d’étre chari- 
tables; on ne serait point si malhabile si on pouvait l’étre aussi par 
calcul. 

« Cependant, quand je me retrouve seule, bientét je relombe 


HELENE ET SUZANNE. 119 


dans ces sombres tristesses qui sont pour moi comme des nuages 
mcompréhensibles. Les nuages du ciel, on sait d’owt ils viennent, on 
les voit se former peu 4 peu, grandir ets étendre 4 l‘horizon, et 
ce nest point sans cause qu’ils s’élévent dans l’espace, se gonflent 
des vapeurs humides et flottent au loin comme des navires aériens. 
Messagers de la Providence, tantdt ils rafraichissent l'atmosph¢re, 
tantét ils annoncent une tempéte contre laquelle le laboureur 
etle voyageur doivent se prémunir, tantdét ils portent dans leurs 
Jancs la foudre ou la gréle, tantdt enfin ils versent sur laterre une 
pluie bienfaisante; puis un rayon de soleil les dissout, un coup de 
vent les disperse, et le ciel, un instant voilé par leurs grandes ailes, 
reparait plus riant et plus pur. Mais nos nuages intérieurs, ils sur- 
gissent tout d'un coup et s’abattent sur nous tout d'un coup. D'ot 
nennent-ils, et pourquoi compriment-ils ainsi l’4me dont ils s’em- 
parent? Est-ce une épreuve qui nous est imposée par la volonté 
divine? Est-ce un mystérieux chatiment? Est-ce le signe précur- 
sur d’un orage dont nous sommes menacés? Qui sait? Les phéno- 
ménes du monde extéricur sont observés, analysés, décrits claire- 
ment par les physiciens et les astronomes; mais ce monde de pensées 
que nous avons en nous, cette atmosphére du coeur, tour a tour si lu- 
mineuse, si large ou si confuse, cette source d’émotions qui quelque- 
fois s'épanche en flots radieux, et quelquefois semble resserrée dans 
mn bassin de glace, nul philosophe n’en peut expliquer les variations. 
Cest Iceuvre d'une puissance invisible, c’est le secret de Dieu. 

« Dans mes phases de découragement, j’invoque la mort comme le 
bicheron fatigué de son labour; mais peut-¢tre que, si, comme lui, 
je la voyais venir me demander ce qu’elle doit faire, comme lui je la 
prierais de m’aider a recharger mon fardeau. 

« Roger est arrivé au moment ow j’étais dans une de ces prostra- 
lions; il m’a regardée fixement; il m’a interrogée; puis il m’a gron- 
dée. Oni, ma chére Suzanne, ton frére Roger, que nous avons vu si 
petit et si soumis 4nos volontés, ilse permet de me gronder comme un 
prolesseur et de me faire des sermons comme un curé. I me dit que 
ceux-la se trompent qui considérent la vie humaine comme une belle 
route aplanie et fleurie, ot l'on peut cheminer gaiement sans s ac- 
@ocher 4 une épine, sans trébucher sur une pierre, sans subir un 
orage, sans s’exposer & glisser dans un ravin. I] me dit que la vie est 
difficile pour le riche comme pour le pauvre; qu'il est difficile de ne 
pas se laisser égarer par les feux follets qui dansent devant nous, dif- 
licile de ne pas s'abandonner a un espoir trompeur ou a des regrets 
utiles, difficile de ne pas dévier de son droit sentier et d’en gravir 
les aspérités, difficile d’étre moralement ce que nous devons toujours 
hous efforcer d'étre pour les autres comme pour nous. J] dit que la. 


420 HELENE ET SUZANNE. 


vie est une aréne ol nous avons sans cesse a lutter contre de perfides 
séductions ou de dangereux penchants, et un voyage of nous avons 
tous un devoir 4 remplir, les uns par un travail manuel, les autres 
par le développement de leur intelligence; les uns par leur patience 
et leur mansuétude, les autres par leur action et leur générosité. Il 
dit que rien de ce que nous faisons {n’est perdu, que tét ou tard, 
quelquefois méme a l'heure ot nous nous y attendons le moins, nos 
bonnes et nos mauvaises ceuvres doivent avoir leurs conséquences, 
semblables 4 ces graines qui restent longtemps cachées dans le sol, 
et qui un jour pourtant se développeront et porteront leurs fruits. 

« I} dit cela simplement, amicalement. Je |’écoute avec une douce 
émotion, et peu 4 peu je sens le givre que j’ai sur le coeur se fondre 
a ses paroles. Pourquoi M. de Richoux ne m’a-t-il jamais parlé ainsi? 

« En se levant pour retourner a son école, Roger a ajouté : — Vous 
aimez la poésie, surtout la poésie mélancolique. J’ai traduit, dans une 
de mes veillées de Besancon, quelques strophes d’un poéte améri- 
cain, et je veux vous les donner; elles ont le caractére de tristesse que 
vous recherchez particuli¢rement, mais elles se terminent par une 
pensée consolante. 

« A ces mots, il m’a quittée avec un bon et affectueux regard, et je 
me suis hatée de lire ces stances qu'il m‘avait laissées, et je les trans- 
cris pour tol. 

« Le jour est froid et sombre et triste. Il pleut, et le vent ne cesse 
« de gémir. La vigne se cramponne aux vieux murs en ruine; mais & 
« chaque instant de ses rameaux tombent des feuilles mortes; et le 
« jour est froid et sombre. 

«a Ma vie est froide et sombre et triste; il pleut, et le vent ne cesse 
« de gémir. Mon ame s’attache aux ruines du passé, et 4 tout instant 
« senvolent les espérances de ma jeunesse; et le jour est froid et 
« sombre. 

« Calme-toi, mon pauvre coeur; cesse de te désoler. Derriére les 
« nuages est la lumiére du soleil. Ton sort est le sort commun. Cha- 
« que vie humaine doit avoir ses heures ‘de pluie, ses jours froids et 
« sombres et tristes, » 

« En écrivant ces derniéres lignes, je pense, ma chére Suzanne, 
que j'ai eu mes heures de pluie, et que je vais trouver, 4 Morteau, la 
lumiére du soleil. 

« Adieu, mon amie. A bientdt, j’espére. 

«a Hééne. » 


HELENE ET SUZANNE. 124 


XIII 


Immédiatement aprés la promulgation de l’ordonnance sur les élec- 
tions, M. de Richoux, qui précédemment n’écrivait guére 4 M. Dom- 
bief, avait engagé avec lui une correspondance qui devenait de plus 
en plus aclive 4 mesure qu'on approchait du moment décisif. Ii disait 
ason beau-pére ses combinaisons et ses} démarches, les personnes 
quil avait vues, les renseignements qu’on lui avait donnés; il l’enga- 
geait 4 se mettre aussi vivement 4 l’ceuvre, a visiter les électeurs, a 
user de tous les moyens possibles pour les endoctriner et obtenir 
deux un engagement formel. M. Dombief, stimulé par ces instances 
réitérées, faisait de son mieux et répondait exactement a son gendre, 
et, dans chacune de ses lettres, exprimait le désir de revoir bientét 
Héléne. 

Trés-content d’abord du mariage qu’il avait lui-méme désiré, trés- 
réjoui de penser que sa fille était riche, habitait une belle maison et 
fréquentait un monde élégant, le vieillard ne tarda pas & se sentir 
quelque peu troublé dans la satisfaction erronée de sa vanité pater- 
nelle. Héléne se faisait un devoir de lui cacher ses tristesses. Mais il 
cherchait vainement dans ses lettres l’accent de satisfaction qu'il 
avait espéré, et il remarquait aussi que, lorsque Suzanne lui parlait 
de son amie, elle était embarrassée. Un matin, comme il allait faire 
une visite 4 M. Espenoy, il trouva la jeune femme assise dans l’em- 
brasure d'une fenétre et tenant 4 la main plusieurs feuilles de papier 
qu'elle lisait avec une profonde attention. Au moment ou elle apercut 
M. Dombief, elle se hata de les replier et le salua d’un air embar- 
rassé. | 

« Vous lisiez, lui dit-il, une lettre d’'Héléne? En entrant, j'ai re- 
connu son papier et son écriture. 

— Oui, c'est vrai, répondit Suzanne. 

— Elle ne m’a pas écrit depuis la semaine derniére. Comment est- 
elle? 

— Bien. 

— Bien! Vous dites cela d'un ton qui n’est pas trés-gai. Est-ce 
qu il lui serait arrivé quelque accident? 

— Non, pas du tout; pas le moins du monde. 

— A enjuger par les feuillets que je vois, il me semble qu elle vous 
écrit longuement. Elle vous raconte sans doute en détail sa vie de 
Paris, ses promenades et ses soirées? 


ee ee ae 





129 HELENE ET SUZANNE. 


— Oui, précisément. | 

— Elle m’en a parlé aussi, mais trop briévement. Je voudrais avoir 
sans cesse & lire une lettre d’elle, et ses lettres sont toujours si 
courtes! » 

En prononcant ces mots, le vieillard jetait un regard de convoitise 
sur celle que Suzanne tenait entre ses doigts; il edt voulu quelle lui 
fat communiquée, et il en exprima timidement le désir. 

« Oh! s’écria la jeune femme d’un ton de plaisanterie un peu for- 
cée, cela ne peut vous imtéresser : des descriptions de toilette, des 
arrangements de chiffons. Il n’y a que les femmes qui aient l’entente 
de ces choses-la; les hommes n’y comprennent absolument rien. » 

M. Dombief se retira, convaincu cette fois qu'il y avait un secret 
entre sa fille et Suzanne, un secret pénible, puisqu’on ne voulait pas 
le lui révéler. « Me serais-je trompé? se dit-il en retournant 4 sa de- 
meure, le cceur triste, la téte baissée. .Ma fille serait-elle malheu- 
reuse? » 

Quand cette pensée surgit dans son esprit, il sentit un froid frisson 
courir dans ses veines, et machinalement s'appuya contre un arbre 
pour apaiser son saisissement et reprendre la force de continuer son 
chemin. Sa fille malheureuse! quelle terrible révélation! Car il Vai- 
mait, cette bonne et tendre Héléne qu'il avait élevée avec tant de soin 
dans ses jours de pauvreté, qui jamais ne lui avait fait le moindre 
chagrin, et qui lui rappelait par ses douces vertus |’image de sa sainte 
mére! Il l’aimait de toute son ame; il n’avait pas une autre affection 
au monde; il était fier de sa grace et de sa suave beauté, et parce qu'il 
lainmait, et parce qu'il avait gardé un si profond souvenir de son 
temps de misére, il avait voulu lui faire ¢pouser un homme qui devait 
lui assurer ce qu’il considérait comme un élément de bonheur, une 
fortune considérable et une position brillante. . ; 
- Il s’était réjoui de ce mariage, et voila que, tout 4 coup, l'idée hut 
venait qu’il pouvait s’étre trompé. Héléne ne lui avait point avoué son 
affection pour Roger et ses réves d’une vie modeste dans son pays na- 
tal. Elle craignait de l'affliger, et, comme elle le disait 4 Suzanne, 
un rigoureux sentiment du devoir lui imposait l’obtigation de se sou- 
mettre a la volonté de son pére. 

Mais, en ce moment, il se rappelait la pénible surprise d’Héléne 
quand il lui avait annoncé la demande de M. de Richoux, puis sa morne 
tristesse, puis son accablement quand on l’avait conduite 41a mairie 
et a l’église, et il s’accusait de n’avoir pas compris ces indices mami- 
festes d'une Ame inquiéte et affligée. Toute la journée il fut obsédé, 
torturé par la pensée que sa chére Héléne était malheureuse et qu'il 
avait lui-méme aveuglément décidé son infortune. Pour éclaircir cette 
question qui le faisait frémir, ou pour consoler sa fille, si réellement 


HELENE ET SUZANNE. 1% 


ellesouffrait, tantét il projetait d'aller Ja voir & Paris, taniét de 1’en- 
gager a venir le rejoindre & Morteau. La nuit, dans un réve fiévreux, 
il la vitau fond d’une chambre sombre, étendue sur un lit, la figure 
pale, les traits décomposés par la douleur. Autour d’elle il y avait 
une agitation sinistre : des inconnus allaient et venaient d'un air ef- 
hré, chuchotant des paroles singuliéres qu’il ne comprenait pas; on 
ouvrait des armoires, on enlevait des meubles, et son Héléne était 1a, 
étrangére ou indifférente 4 tout ce qui se passait autour d’elle, les 
mains jointes, les yeux fermés, dans l'attitude d’une mourante qui 
na plus 4 s’occuper des affaires de ce monde. « Grace! grace! » s’é- 
cma-t-il; et, aces mots, il se réveilla avec une sueur froide. S’il avait 
pu partir & l’instant pour Paris, il serait parti. 

le lendemain, il recut d’Héléne une lettre si calme, si affectueuse, 
quelle apaisa son angoisse. Mais de la crise morale qu'il venait de 
subir il lui resta une impression douloureuse et une constante per- 
plexité. Il Iui tardait de revoir sa fille, et il se réjouit des élections, 
qui devaient la lui ramener. 

Cependant M. de Richoux ne se souciait nullement d’emmener avec 
Ini Héléne & Morteau, par la raison qu’il ne trouyait dans cette idée 
aucun avantage pour lui, et y entrevoyait au contraire plusieurs in- 
convénients. Celui qui a quelque peu observe les passions humaines 
dans leur plein développement a du étre frappé des ingénieuses com- 
binaisons qu’elles emploient pour atteindre leur but. L’ambition, 
lavarice, la haine et J’amour, qui donne, dit-on, de l’esprit aux plus 
sols, ont des moyens d’action, des ressorts secrets, des stratagémes 
elonnants. L’égoisme, qui est aussi une passion et la plus féroce de 
loutes, a d‘incroyables intuitions. M. de Richoux, qui était passé 
maitre en fait d’égoisme, rétléchissait que, dans le voyage qu'il allait 
entreprendre, Héléne lui ferait peut-étre perdre un temps précieux 
etne lui serait d’aucune utilité, tandis que, si elle restait 4 Paris, elle 
pourrait lui envoyer en Franche-Comté quelques renseignements 
uuiles, ou faire pour lui quelques démarches importantes. II remar- 
quail, en outre, que, depuis quelque temps, Héléne était plus pale et 
plus souffreteuse. Il avait peur qu’en la voyant ainsi reparaitre dans 
son pays on ne crit qu'il la rendait malheureuse, ce qui certaine- 
ment n’éveillerait pas envers luiles sympathies des électeurs. II avait 
peur qu’elle ne fit 4 son pére ou 4 Suzanne quelque confidence dont il 
naurait assurément pas lieu de se glorifier. Mais comment faire pour 
ealever 4 Héléne la joie que lui causait son espoir de voyage en Fran- 
che-Comté, et comment faire pour résister aux perpétuelles instances 
de M. Dombief, dont l’ambitieux candidat devait courtiser la bienveil- 
lance pour assurer son élection? Que de fois M. de Richoux, dans la 
Sécheresse de son cceur et la rudesse de ses calculs, maudit 4 part lui 


424 HELENE ET SUZANNE. 


ce qu'il appelait dédaigneusement Ja poésie du foyer et la sentimen- 
talité du pays natal! Pour lui-méme, il n’aurait point de telles fai- 
blesses. Son foyer était le cabinet ou il élaborait chaque jour quelque 
nouvelle spéculation, et son pays était la Bourse. 

Un accident imprévu mit fin 4 l’ceuvre de ses perplexités. Un jour, 
en sortant de la mansarde d'un pauvre avec madame de Nods, Héléne 
glissa sur l’escalier obscur et se foula le pied. On la ramena en voi- 
ture dans la rue de la Chaussée-d’Antin et on la porta dans sa cham- 
bre, car elle ne pouvait faire un pas sans une violente douleur. Le mé- 
decin, qui fut aussitét appelé prés d’elle, déclara que, pour se guérir, 
elle devait rester au moins pendant un mois dans unrepos absolu. La 
pauvre Héléne pleura en entendant cet arrét qui anéantissait les doux 
réves qu elle caressait avec bonheur depuis plusieurs semaines. M. de 
Richoux parut fort affecté de son chagrin et lui dit pour la consoler 
que, dés qu’elle serait rétablie, il ferait avec elle un nouveau voyage 
en Franche-Comté. 

« Bien vrai? s’écria la jeune femme en fixant sur lui ses yeux pleins 
de larmes. 

— Je vous le promets, » répondit-il en baissant la téte. 

Car, en ce moment méme, il savait qu’il mentait et n’osait la re- 
garder en face. Héléne le crut et espéra. Dieu, a dit un poéte, 


Dieu fit du repentir la vertu des mortels. 


Il est une autre vertu moins rigoureuse que les plus innocents ap- 
prennent a connaitre, qui nait dans les tempétes de la vie comme 
l'algue dans les flots battus par les vents, et se développe mystérieu- 
sement dans les cceurs solitaires comme les plantes médicinales sur 
des cimes escarpées. On l’appelle la résignation. Depuis un an, Héléne 
s était souvent résignée. 

M. de Richoux partit aprés lui avoir renouvelé sa promesse et lui 
avoir hruyamment témoigné le regret de partir cette fois sans elle. 
Mais, en montant dans le coupé de la malle-poste, il se sentit, dans 
son intarissable égoisme, trés-satisfait de se trouver 1a seul, confor- 
tablement assis, de songer qu’il n’avait point a s’occuper des bagages 
d’une femme, ni de la fatigue qu’elle pourrait éprouver en route, ni 
de son installation dans un hdtel. Car telle est ]’élasticité et la puis- 
sance de l’égoisme, qu'il se montre sous toutes les formes et se re- 
produit dans les plus petits incidents comme dans les plus graves cir- 
constances. 

M. de Richoux alla d’abord 4 Besancon se présenter chez le préfet 
et chez l’archevéque. Malgré les lettres de recommandation qu'il leur 


HELENE ET SUZANNE. 425 


apportait, tous deux le recurent assez froidement. Le préfet lui an- 
nonca qu’il avait un autre candidat, et l’archevéque lui dit qu'il ne 
voulait point s’occuper d'élections. Cette premiére tentative n’était 
pas trés-encourageante. Mais le chat dont la Fontaine nous a raconté 
les exploits avait plus d'un tour dans sa gibeciére, et M. de Richoux 
avait plus d'une ressource dans les profondeurs de sa vanité. I] pensa 
que les électeurs des‘villages le vengeraient?du dédain des deux hauts 
fonctionnaires, et se rendit 4 Morteau. 

M. Dombief, quoique fort chagriné de ne pas voir sa fille, se mit 
activement 4 l’ceuvre pour soutenir Ja candidature de son gendre. Il 
ordonna de pompeux diners auxquels il invita successivement les 
éecteurs du canton, les employés des diverses administrations et les 
propriétaires qui pourraient avoir quelque influence; puis il fit, avec 
¥. de Richoux, une tournée électorale. Il le conduisit de village en 
tillage, chez le curé, chez le maire et chez les principaux habitants. 
Partout il était accueilli avec une politesse empressée. On connaissait 
sa fortune et on exagérait celle de son gendre, et il est grand le pres- 
lige de Ia fortune aux yeux des paysans. Partout, dés qu'un maitre 
de maison voyait le cabriolet des deux visiteurs s'arréter a sa porte, 
il uccourait au-devant deux, et, selon l'usage hospitalier des monta- 
gnes, faisait aussitét tirer du vin dans sa cave, et, bon gré, mal gré, 
les obligeait 4 s’asseoir a sa table. 

Ceux qui ont couru le steeple-chase de |’élection ont été souvent 
dupes d’un tel espoir, et ceux qui ont eu 4 solliciter les votes des 
paysans ont été surtout fort exposés 4 se tromper dans leur attente. 
En général le paysan est, de sa nature, défiant et réservé, défiant 
particuligrement envers ceux qu'il appelle « les Messieurs; » fin diplo- 
mate dans sa: rusticité et trés-tenace dans sa résolution. Lorsqu’il 
entreen négociation dans une affaire qui l'intéresse personnellement, 
ila déja son idée casée dans sa téte : rarement il l’abandonne; rare- 
ment méme il la modifie. Il écoute avec respect la harangue qu’on 
lui adresse; il accepte l’un aprés l’autre, d'un air de soumission, les 
arguments qu’on lui présente; il écoute encore quand on a fini de 
parler. On le voit qui réfléchit, on s'imagine qu’il est subjugue; puis, 
comme il s’apercoit qu’on attend sa réponse, il léve la téte, dit un 
mot, et ce mot annonce que tous les raisonnements employés pour le 
convaincre ont glissé sur son esprit sans rien changer a ses projets. 

M. de Richoux, qui ne connaissait point le caractére des paysans, 
et qui d'ailleurs se laissait aisément éblouir par sa vanité, ne devinait 
pas que les gens qui l’invitaient 4 leurs festins satisfaisaient, par la, 
aun sentiment fastueux d'hospitalité, et que, dans l'apparente défé- 
rence avec laquelle ils prétaient l’oreille 4 ses monologues, il y avait 
plus de curiosité que de sympathie. Le trop confiant candidat eut eté 





426 HELENE ET SUZANNE. 


édifié sur l'effet qu'il croyait produire s'il edt pu entendre la conver- 
sation de deux ¢lecteurs qui s’en retournaient un soir dans leur vil- 
lage, aprés une de ces réunions ot M. de Richoux avait longuement 
éroré. 
, A la priére de Suzanne et par affection pour Héléne, un matin Phi- 
lippe étail allé aux Elais pour y voir un de ses amis et tacher de 
l’intéresser 4 la candidature de M. de Richoux. L’honnéte paysan 
Pécouta en silence, avec attention, puis lui répondit d'une voix 
ferme : 

« Je regrette, mon cher Philippe, de ne pouvoir faire ce que vous 
désirez. Je ne connais pas M. de Richoux et ‘n’ai point de prévention 
contre lui; mais, 4 vous dire vrai, je ne suis pas porté a avoir trés- 
bonne opinion des gens qui vont quémander des suffrages et solliciter 
un témoignage de confiance dans un pays qui n’est pas le leur, et ou 
on ne les connait pas. Ensuite, je ne crois pas qu’un homme qui n'est 
point né dans notre département, qui n’y a point vécu, puisse étre le 
meilleur interpréte de nos voeux et le plus habile défenseur de nos 
intéréts. Enfin, comme j’aime beaucoup mon pays de Franche-Comté, 
Je ne veux pas lui faire une injure, et c’est lui faire une injure que de 
choisir un étranger pour le représenter 4 la Chambre des députés, 
comme si nous n’avions pas prés de nous, dans nos montagnes mé- 
mes, dans nos vallées, des hommes trés-dignes et trés-capables de 
remplir ces fonctions. » 

Tel était généralement 1’effet produit par l’ambition de M. de Ri- 
choux. Quelques électeurs cependant, par faiblesse ou par légéreté, 
semblaient sympathiser avec sa candidature; d'autres, encore moins 
scrupuleux, lui promettaient formellement leur voix, en lui deman- 
dant son appui pour obtenir quelque emploi ou quelque avancement. 

M. Dombief ne s’abusait pas sur les dispositions réelles de la plu- 
part des électeurs, et croyait devoir en conscience communiquer ses 
observations 4 son gendre; mais il le trouvait alors cuirassé d'une 
triple cuirasse d’orgueil, sur laquelle, comme sur un acier impéné- 
trable, ses judicieuses paroles se brisaient. M. de Richoux, ébloui 
par les diners qu’on lui donnait, fasciné par quelques compliments, 
enchanté de lui-méme, continuait ses visites, répétait ses discours, 
et ne voulait pas douter de son succés. 

Pendant ce temps, Héléne était 4 Paris, soumise au régime prescril 
par son médecin. Dans le regret qu'elle éprouvait de n’avoir pu se 
rendre en Franche-Comté, dans la pénible inaction 4 laquelle |’astrei- 
gnait son accident, elle. avait une consolation, celle de fermer ses 
portes aux visites ennuyeuses. Elle ne;recevait que madame Lény, 
madame de Nods et Roger. 

Madame Lény lui amenait quelquefois sa petite fille, et la candide 


HELENE ET SUZANNE. 427 


Héléne, enfant elle-méme par la simplicité de ses gouts et |’inno- 
cence de son dme, se plaisait & jouer avec cette enfant, 4 réparer la 
parure de ses poupées, 4 lui faire répéter une fable ou chanter une 
chansonnetle; 4 écouter, d'une creille attentive, le récit de ses joies 
ingénues et de ses gros chagrins. C'est la punition des esprits désor- 
donnés et des coeurs vicieux de ne plus gouter la poésie de l’enfance. 
« Laissez venir 4 moi les petits enfants, » disait le Christ; et les pha- 
risiens ne pouvaient comprendre ce désir du Christ. 


Madame de Nods donnait 4 sa jeune amie le plaisir d’admirer les 
qualités d'un autre Age, la beauté de la vieillesse. Car elle est belle, la 
tieillesse de ceux qui ont vécu dans l’accomplissement de leurs de- 
voirs et dans le calme des bons sentiments. M. G. de Humboldt, le 
frre du célébre voyageur, écrivait dans une de ses lettres intimes : 
«fly alongtemps que je me suis représenté la vieillesse comme une 
phase de la vie plus agréable que la jeuncsse. M’y voila parvenu, et 
je puis dire que je ne métais point trompé. J'ai maintenant soixante- 
quinze ans. Celui qui arrive 4 cet 4ge sans avoir subi de trop violentes 
tempétes, sans s étre abandonné aux turbulentes passions qui détrui- 
sent la santé, n’éprouve pas alors physiquement un trés-notable 
changement, et en méme temps peut reconnaitre qu'il a fait une pré- 
tieuse conquéte, car la paix de l'dme, l’affranchissement des surex- 
citations pénibles des passions orageuses, voila ce que nous acquérons 
dificilement dans la jeunesse. Grace 4 cet attribut du vieil age, a ce 
légagement des impétueux désirs, a cette liberté mentale, que l'on 
peut comparer & un ciel sans nuages, notre pensée devient plus pure 
et plus profonde, notre horizon intellectuel s’élargit, et chaque vérité 
pénétre plus aisément dans notre esprit. » 


Ce calme mental, dont parle lillustre écrivain allemand, se refléte 
d'une facon touchante dans la physionomie, dans le regard et dans le 
courire du vieillard. Certes, il est doux de voir le sourire de l'enfant, 
inais non moins doux peut-étre est celui du vieillard. L’un est assure- 
inent plus gai, mais l’autre a un charme infini dans sa placide expres- 
sion de recueillement. L’un est comme le rayon de l’aube sur les co- 
teaux fleuris; l'autre comme le crépuscule du soir sur les neiges des 
montagnes. L’un dit : « Espére! » Vautre : « Souviens-toi. » Toute la 
vie est entre ces deux sourires et ces deux pensces. 

Roger, dés qu'il avait accompli sa tache de la journée et diné en 
toute hate dans sa modeste pension, accourait chez Héléne et passant 
avec elle une partie de la soirée. | 

Elle et: lui éprouvérent, sans oser se la communiquer, une singu- 
litre émotion la premiére fois qu’ils se trouvérent ainsi libres de pas- 
ser ensemble plusieurs heures, seuls dans un appartement silencieux; 


198 HELENE ET SUZANNE. 


elle 4 demi couchée sur une chaise longue, et lui assis sur un tahou- 
ret, a cété d’elle. 

« Toute ame est sceur d’une dame, » a dit le mélodieux auteur des 
Méditations. 


Et, quand ces sceurs du ciel ici-bas se rencontrent, 
D'invincibles instincts l'une 4 l’autre les montrent; 
Chaque 4me de sa force attrie sa moitié ; 

Cette rencontre, c’est l'amour ou lamitié. 


Ces deux Ames étaient sceurs; nées sur le méme sol, épanouies au 
sein de la méme nature, imprégnées du méme parfum des sentiments 
du devoir et d’impressions religieuses, réunies pendant de belles an- 
nées par un doux espoir d'affection, et séparées tout & coup par une 
loi rigoureuse. | 

L’amour qu’elles avaient concu l'une pour l'autre n’était point ef- 
facé; mais on pouvait appliquer 4 Roger cette sentence de Shaks- 
peare : « Son amour est une plante éternelle dont la racine est fixée 
dans le terrain de la vertu. » 

Et & Heéléne ces paroles du méme poéte : « Elle ]'aimait comme 
les anges aiment lhonnéte homme. » 

Héléne ne voulait pas faillir 4 son devoir; et Roger, en venant prés 
d'elle, en se proposant de l’assister dans ses peines, de la distraire 
dans sa solitude, avait pris, dans sa fermeté de caractére, la résolu- 
tion de ne pas proférer un mot qui put la troubler. Les Arabes disent 
que, pour celui qui entreprend un voyage, ce qu'il y a de plus difficile 
est de franchir le scuil de la maison. Ainsi, pour Roger, dans la 
loyale obligation qu’il s’était imposée, le plus difficile était de sur- 
monter|’émotion de la’premiére soirée. Aprés cette premiére victoire, 
les autres étaient plus aisées. 

En arrivant prés d’Héléne, quelque souci qu’il edt, Roger prenait 
un air gai, afin de l’égayer. Il lui tendait la main en souriant amica- 
lement; puis lui demandait si elle avait vu son médecin, ce qu’il avait 
dit, et si son pied foulé était moins endolori. A son tour, elle voulait 
savoir ce que Roger avait fait dans la journée, quelle étude l’avait 
particuliérement occupé, et quelle visite dans les hépitaux. Elle l’m- 
terrogeait aussi, mais avec ménagement, sur l’arrangement de sa 
demeure et sa facon de vivre. Elle n’osait, de peur de l’embarrasser, 
Jui adresser a ce sujet des questions trop précises; car elle croyait 
deviner l’exiguité de ses ressources pécuniaires. Elle se sentait hon- 
teuse du luxe dont elle se voyait entourée, en songeant aux privations 
qu'il devait peut-étre fréquemment s'imposer; et l’un de seschagrins 
était de ne pouvoir hui offrir une part de son superflu. Cependant, 
avec toute sa pudique réserve, elle en disait assez pour lui montrer 


HELENE ET SUZANNE. 429 


avec quel intérét elle pensait 4 lui, et avec quel empressement elle 
lui viendrait en aide si jamais il voulait lui confier quelques-uns de 
ses hesoins. 

Cn poéte a dit : 


L’amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux. 


Cest possible. Plus douce, pourtant, et plus efficace dans le cours 
ordinaire de la vie est l’amitié de la femme. Nul homme n’apportera, 
dans ses rapports d’amitié, la vigilante sollicitude, la bénigne atlen- 
tion, l'exquise délicatesse de la femme. Nul homme ne saura comme 
elle se consacrer & ses affections, poursuivre sans se lasser son ceuvre 
de dévouement, courber sans se plaindre le front sous un nuage, su- 
bir sans récrimination une froideur et une injustice. Nul homme ne 
saura comme elle pénétrer dans Jes replis du coeur, y découvrir une 
pene secréte et y verser un baume salutaire. Nul homme ne saura, 
comme la femme, s'associer au bonheur d'un ami ou 4 son deuil, 
compléter la joie de ceux qui lui sont chers par la joie qu’il en ressen- 
tra, ou les soutenir dans un désastre ct raffermir leur courage 
abaltu. L’homme croit assez faire pour ses affections quand il Jeur 
accorde une part de son temps; mais la femme ne compte point le 
temps qu'elle emploie 4 servir ceux qu'elle aime, 4 se faire la sceur 
de charité de ceux qui souffrent; 4 relever, comme une walkyrie, ceux 
quisont blessés dans la bataille de la vie. Sa force est dans sa man- 
suttude, son honneur dans son humilité; son triomphe dans son ab- 
negation, sa vie dans son déyouement. 

Héléne dans sa fortune, Roger dans sa laborieuse existence d'étu- 
diant, avaient conservé fidélement les impressions d’une poétique et 
imposante nature, les enscignements de leur foyer domestique et 
leurs trésors de réminiscences. 

Dans les mers du Sud, de minuscules insectes construisent, jour 
par jour, mois par mois, année par année, leurs remparts de corail. 
laches au fond des flots, ces invisibles architectes travaillent de gé- 
nation en génération, montent d'étage en étage jusqu’a ce qu’ils 
atteignent 4 Ila lumiére du jour, 4 la surface de l’Océan; puis une 
vague jelle sur leur réseau de pourpre une algue flottante; d'autres 
Ycharrient les débris d’un naufrage, des branches d’arbres brisées 
par une tempéte, emportées par les courants, des noix de cocos. Un 
oiseau y dépose le germe d’une plante, et peu a peu les éléments de 
ésélation s’'amassent, se développent sur I'édifice aquatique, et un 
jour vient ou le navigateur découvre une nouvelle ile, une petite ile 
Kerique qui lui offre un sur abri, entre ses murailles roses, sous des 
rameaux de palmier. 

Mar 1862. 9 


150 HBLENE ET SUZANNE. 


Ainsi,. par nos invisibles émtotions, par les diverses péripéties de 
notre existence, pau ds peu. se forme, daris les profdndeurs de notre 
Ame, |’édifice de nos souvenirs, -de'nos raves, édifiod magique qui, 
parfois, quand nous: le revoyons aprés-un cettain espace de Jemps, 
nous étoane,: commé tne': décpuvente; fle verdoyante:et fraiche & 
laquelle nous retournons par. une pente naturelle, et oid: meus aimons 
4 nous abriter:dans:les fatigues.de la. vie ‘Houreux ceux qui n'y. ont 
point semé les gerises des ambres décepfiona, et surtout: ceux! qui 
n’y ont point jeté la graane falale d’ob peut naitre le remotdsi :.. . 

Héléne. et Roger 'se:plaisaient-dans cette commédmoratiqn di: passé 
et s‘entratenaient longuement. de. leurs .sduvenirs. Quelqiefois. ils 
riaient comme des aafants ien:se rdcontant. une :des: scénes. de leur 
enfance, et quelquefois ils 's’attendrisshient cainme les :exilés-en se 
rappelant la terre natale. Mais Roger ne voulait point prolonger cétte 
émotion, et, dés,gu’i} la remarquait, il changeait d’entretien ou tirait 
un livre dé’ sa poche, et demandait 4 son amie la permission de lui 
faire une lecture. Cee CRE 

En ce temps-la, il y avait dans la jeunesse un mouvementintellectuel, 
une séve d'idées, une soifd’ étude peut-étre sans exemple. Au milieu des 
discussions politiques de la tribune et de la presse, on se passionnait 
pour les travaux scientifiques et les conceptions littéraires. A Paris, 
on applaudissait, le matin, d’éloquents professeurs; on assistait, le 
soir, 4 des représentations théatrales ou les nouvelles théories poéti- 
ques provoquaient d’impétueuses controverses. De Paris, ces ardentes 
pensées se répandaient comme un fluide électrique dans les provin- 
ces, circulaient comme les flots d'un tropical gulf-stream, et de 
toute part éveillaient, animaient la jeune génération. Autrefois, ala 
fin de lhiver, dans leurs rondes champétres, filles el garcons chan- 
taient en choeur le Renouveau. Aprés les effroyables jours de l’oura- 
gan révolutionnaire et les torpeurs littéraires des années qui lui suc- 
cédérent, la France avait son renouveau d’arts, de sciences, de 
lettres. M. de Chateaubriand avait ouvert cette ére féconde, et 4 tout 
instant on voyait surgir un nouveau talent et éclore une nouvelle 
ceuvre. Ah! ils s’en souviennent, ceux qui ont vécu jeunes 4 cette 
époque, ceux qui en ont senti le souffle vivifiant. De longtemps, 
peut-étre, les hommes ne seront émus par tant de nobles pensées et 
de généreuses aspirations. Ce fut la gloire de la Restauration d’avoir 
produit ce grand mouvement intellectuel, et elle s’en est allée dans 
sa silencieuse majesté, laissant derriére elle, avec son antique cou- 
ronne, ces fleurs de poésie enfantées par sa bienfaisante action et les 
drapeaux de I’ Algérie. : 

Roger recherchait avec avidité les ceuvres des poétes, mais, de peur 
de surexciter la mélancolie naturelle d'Héléne, il ne lui lisait point 


HELENE ET SUZANNE. bk | 


les plus tendres vers de Lamartine, de V. Hugo, de Joseph Delorme; 
les hymnes: spiritualistes de Laprade n’avaient point encore paru. 
D cherchait, dans ses auteurs de prédilection, les inspirations reli- 
geuses et fortifiantes. Le:plus souvent, il lisait 4 son amie des récits 
de voyages et des livres d'histoire naturelle. Il lisait sans emphase et 
sms prétention,. mats d'une vorx grave et accentuée qui résonnait 
aeréablement .&: l’ereille. Héléne |'écoutait avec attention en faisant 
de la tapisserie, et quelquefois seulement l'interrompait pour lui 
demande l’explication d'un mot.technique ou d’un fait dont elle ne 
serendait:pas nettement cdmpte, et Roger était content qu'elle lui 
timoignat de cette sorte l’intérét qu'elle portait 4 ses lectures. 

la soirée se passait ainsi, et, lorsqu elle était finie, tous deux re- 
grettaient qu'elle se: fat ceoulée isi’ vile, a se quittaient en disant : 
«Ademam!»,. ° 


La fin 4 Ja prochaine livraison. 





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SIX MOIS tt 
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Pf ee CF yhepte pate etre fea .: ; 
a 
aT 
a? 
i »*f { mp 4, Fh Fay ) 
\ pote yy vee i 
} ! r] ate | eo4 o 


Peu de ‘temps aprés ‘les ‘événements que j'ai précédemment ra- 
cotités, je'me'trouval.un :beau:matin:au:pied:d'une petite chaine de 
montagnes qui me barra ‘absolument: je pasdage. Je désespérais déja 
de pouvoir’ ta'franchir! lorsque:je décowvnis ¢nfin on détilé, ou je 
rh'engageai 'aussilét. Ja dis défilé;'je ae sais trop pourquoi, car, a 
proprement patter; ce n'était pas plus un defilé qu'un.chemin. quel- 
eoique, inaid simplemént uhelsorte-tb-serite dd'usage des seules betes 
falives, et qui cotoyait un précipice prdfondaw-fond duquel-grandait 
ul 'torreft.'Ce chemin, ptait: tellement: pes: batta; que, pour hivrer 
passage 4 Cadi, j’élais obligé de déranger & tout: moment de grosses 
piertes!' ba de ¢puper-atee sha ‘hdctee Jes -brtanches qui ebatruaient la 
Voie!‘ Aussi,: aprés' deux: ‘heures deod manége;: je: epmmeiigais a 
tepréfter de'm'étre éngagé dans-cebte stémie besogne, et-je sengeais 
meme 4 rétrograder; pour eoirtourner' par les-plaines ces maudites 
morfagnes, quand swfétour d'un talus:j aperqus une petite vallée 

Wyatt 


' <n ae Bova , oe 
4 Voir te Correspondent du mois de mars, 1862. 





SIX MOIS DANS LE FAR-WEST. 135 


dont les abords faciles m’engagérent a y pénétrer. Je m’y dirigeai; 
mais ce ne fut que pour maudire aussitét mon imprudence. A cent 
métres de moi était un campement de Peaux-Rouges qui, prévenus de 
mon arrivée par le tapage que je faisais avec les pierres que je dépla- 
gis a chaque pas, cherchaient depuis un moment quelle pouvait étre 
la cause de ce bruit. pF Tey 

les yeux d’aigle de ces Indiens m’apercurent dés que je parus, et 
jeles Ws se diyigey jmmédiatement de mon cété, les uns 4 pied, les 
autres f cifval { Je-nferr dedcahdis pas méinslavegtiegncowp dacalme 
le versant dela vallée; mais, quand je fus arrivé jusqu's un fort joli 
morceau de roche que, du haut de la céte, j'avais jugé trés-propre 
amefaire un rempart, j'attendis, le revolver au poing. 

Par bonheur, ces Indiens avaient de tout autres idées que celles 
dont je les croyais occupés. De l'air le plus pacifique du monde, 
kur chef s’avanca vers moi, et, pour bien me montrer que ses in- 
lentions étaient tout 4 fait amicales, il me tendit en méme temps 
on tomahawk et son calumet. Jé pris ce dernier, espéce de pipe 
grossitrement travaillée, et dont le foyer était enduit de terre glaise; 
Jn tirai quelques bouffées, et le lui rendis. I] fuma 4 son tour, et, se 
relournant vers moi, il me demanda en mauvais espagnol a quelle na- 
bon j'appartenais. 

— Francais, répondis-je. 

— Ah! dit-il, je connais ta nation; les blancs m’en ont parlé. 
lotre chef se nomme Napoléon. C’est un grand guerrier. 

— Celui dont tu parles, lui répondis-je, était en effet un grand 
guerrier, mais il est mort... 

~—Tu mens! me dit-il impérativement. C’est un missionnaire de 
4 nation, dont la langue n’est pas fourchue, qui me l’a dit, et qui 
ma raconté les guerres de ce grand guerrier. 

4e vis que ce brave Peau-Rouge confondait la dynastie avec son fon- 
clear; mais, sachant que je perdrais mon tempsa lui faire discerner 
point historique, je pensai qu'il valait mieux profiter des bonnes 

itions de cet allié si noblement désintéressé, et je le suivis, 
ut révear, en songeant a l'homme extraordinaire dont la main, 
quoique glacée, prétait encore son ferme appui aux enfants perdus 

la commune patrie! . 

Nous remontames l’autre versant de la vallée jusqu’au plateau ot 
es {ndiens, qui n’étaient autres que des maraudeurs, avaient établi 

‘campement. Une douzaine de feux y étaient allumés, et autour 
plusienrs d’entre eux s’occupaient 4 préparer le souper. La fagon dont 
ha chose sopérait était des plus singuliéres, pour ce qui concerne le 
ol-au-feu du moins, car, manquant de vases ad hoc, ils les rempla- 
‘aient par des binettes d’herbes tressées, mais tressées si serré, que 





454 SIX MOI§ 


pas une goutte de l’eau qw’eiles conténaiene ne Gltrait‘é travers. Ils 
ne les mettaient pa’ sur le foyér, bien enfendu, mais'y plongeaient 
des pierres rougiesiaa feu) qui; 4 ta ‘longue, finissaiont par faire 
bouillir l'eau et cuire la viande. . . rebd dso, 

Les préparatifs térininas, le ‘chef m' invita 4 préndre'place entre lui 
et son second, ce que je fis dé‘bon eotur, ‘car je mourais de faim. 
On nous offrit; avec l¢ mety‘que je viens de décrive; dela yiande de 
buffle rétie, sav Muelle les convives se-jetérent ayenmnc-avidités qui 
est décidément un des eatractéres de la race rouge, Comme-boxson ils 
se servaient dé ledu daris laquelle avait cuit da ‘viande, qu ils ipuysaient 
avec des cornes'dé bwfilé on ‘guise de -duillers » d'autres buvaient des 
infusions ‘‘d'ane-‘Herbe ‘balsamique :ttés-cogunune | dans les ‘plaines 
américaines, et qui est vulgairement connue sous l¢ nome thé des 
voyageurs; d’autrés! enfin, des:infusions d’alssinthe, plante également 
trés-répandue en Amérique, ou elle atteint jusqua.la téle:dan 
homme 4 cheval. Ps ee 

Tout én! mangéanf je causdis;! tantot avec léechef, eb 4antat avec 
ceux''dé sed horames qui -parlaient espagnol. Ils.mapprirént. qu ils 
dppartenafent &la'tribu des Timpanogos, tribu vaisine-de I étabiisse- 
ment des indtinons.' Mais détait mei,:c'étaitlq France surtoutiqui. les 
intéressait; et dont ils vouldient que je léun parlasse..Je Jes satislis de 
mon mieux, en leur racontant la ‘grande guerre, des Frangais ct des 
Arabes, et particulidrenient Jes.épisodes:les plus dramatiques,que Je 
pus trouver. 'Quoique conteurs: dramatiques eux-mémes, et d'une 
imapination assez féroce,:ils parureat: prendse plaisir. mes récils, 
surtout lorsque c’était de ma. personne qu il s:‘agassait; Groupes aytour 
de moi, ceux qui: comprenaient;) et,ceax qui n’eatendaient pas un 
mot de la langue que je parlais. me :dévoraignt des. yeux., De. temps 
en temps l'un d’eux retirait son. calumet de sa bouche, et me Jol- 
frait, comme jadis on offrait un hanap aux bardes, oy-bien poussail 
un cach! ot lV étonnement et-la satisfaction a¢ mélaigatdaps des pro- 

portions égales. =}. : oo oye lek nan ee 

, Je me souviendrai toujours de-eette seine, Nous étions.upe.centaine 
environ sur le plateau, assis. ou couchés, Les feux ‘3 Gtajgnant jetaient 
ca et 14 des lueurs qui donnaient @ mes rouges .gudifeurs unaspect 
fantastique. Deja le vallon était dans l’ombre;,.les.¢imes deg manta- 
gnes seules conservaient; enoore un peu -d’éclaf, et se..désfachaient 
aigués sur un horizon rayé comme un zaxapé,mexicain..Un iomense 
silence régnait dans le désert; parfois seulement un hurlement loin- 
tain, un cri d’oiseau, un hennissement ou un galop de cheval-couranl 
surle gazon ras et sonore... oo 

lis se levérent enfin. 

Pendant que chacun faisait ses préparatifs pour la nuit, je ques- 


DANS LE ;FAR- WEST. 155 


tionnal le, qhef;, als revenaient d'une.excuxsian chez les Utahs ',, peu- 
pade avec laquelle is, étaient gn guerre; Il. me raconta comment, 
aprés leg avoiy.sugpris et battus,, il leur avait pris leurs femunes et 
leurs chevaux. 

— Nous njayes. done pas, de, ferames;chez, vous? Ini domaneaisie, 
en songeanta enlévement.des Sabines.: .. ..., 

— 51, she répondit+il; aussi ces femmes: ne sont-elles . pas pour 
aus: elles.sont pour nos squaws. Cest leur, hytin; elles les brile- 
mal, et les: frond mourir dans les tourments..: 

Toyant quejjerie réposdais pas 4 cet ave, fait aussi tranqyillement 
ee sul. s'agissast:de la chose Ja plus naturella.dy monde. . 

— Eaneux-tu unel ajouta-il. Je tan donneral une $k fayeuR me 
donner ten, revolver. =|. 

~~ Noo, lui ths-jeé; mais ie te donmerai, ane chose qui te fora t tout 
mfant de plaisir, rr ee td, Why 

— Oach! répondit-il. hag 

ii me:conduisit aldrs. a uneipetite distance, et 1a j je. vis ‘un des plus 
lmentables gpectacles.qui m’aient janaais été offerts. Des femmes 
croilement parrettées, bt qui devaignt }'étra depuis lgngtemps. a voir 
lors mains et-lewrs! pieds enflés, avaieut, été jetées,plutal que dépe- 
tes derriére am techer,, péle-mdle avec das harnais de chevaux.. Dés 
quelles nous virent, elles se mnirent a.chanfer wa bymape que je,jugeal 
inurieax, car aussitét le.chef, se dirigeant vers l'une, d’elles.et la 
peoant par les cheveus,;:la fil-se meltre sur son sdant. Cette bruta- 
lié excita ma -pitié déja éveiliée -par.Ja..vue de ces, malheuxeuses. Je 
pris le chef de les traiter avec plus d’hunsanaié, lui faisant observer 
qelles étaient deja voufes 4 une: mort assez .aruelle. -. « 

— St tu dois/les acheter, il. est juste que ‘tu les voles ae réponulit 
l fort simplement.' woot | yah mi vdar fy 

— Cest vrai, disjes ib hae 

Ei, pensant'due fe pouvéie Sauver au mois unesde eek infortunées, 
fcourus A mon bagage; j’en retirai un foulard de soie. impramé; 
quelqués images peintds et un couvert de fer étamé, et j jew -ViBS) rejoin- 
dre le chief, atntinel je thontrai d’ abord le couvert. . 

— Cer est pad'assez, me ditt ei ps 

Jelot donnie Mulards 6-0 re 

— Pas'ené6ré'assez, dit-il‘en: veconant la ole, 

Je TAF fie volt” Uritidides ‘nie ges cOloriGes, dont une, qui: ‘tat fort 
prande, étal¢ whe ‘aboiiindble reproduction des traits de: It Empereur, 
loelte hohe’ président de'ln Républiqaess sr, 


Pythian tte Pee | voget .> 


' Prononcez Youtas..- a 7 | 





136 SIX MOIS 


Alors sedlément il parut'satisfiit,’et m’engagea aussitét 4 choisir 
celle de ses prisénntéres qu'il ne plsirait'de délivrer.' 

Je promenai mon tegard'sut lé groupe éploré Aved assed &'dimbar- 
ras, je l’avoue. Le'chef, qui‘ voyait mon ‘hésitation,’ la 'fit' disparaitre’: 

— Tifiut'prétidre une tompagne'dignd de'tol, mie dit-il. 'Réghrde 
de ce cote, Coc rs bee itp ate dey yp trey wos Ue Os ee 

Je regardaf, ‘dt Vis ane ‘jeviie fille @¢'quinzd ans environ; qui’me 
parut extrémement belle. Au lieu de gémir, 4 ]’exemplt'dé sts com- 
pagnes, ef ‘dé chercher comme éllés‘d dttites' mon attention! — car 
elles edimprenaiert bien! qit’it 's'dpidsdit' de la’ délivrance ‘de’ lune 
d’elles;— au ‘liek dé sé‘Jameriter, dis-jb, elfe'restalt atéroupié et 
morne; aucun cri, aucun soupir, née’ sortalt' de ses levied!" sdit tegard 
était fixé a terre, de grosses larmds ihondatért'son visage 

vas est Be dan chef tat, neprit “mot intetlocutelst. Void 
lesclave qu’il faut au guerrier blanc. - eed ge 

‘Jel lai fis “signe ‘qb {'accéptals.' Le ‘chef couples tién's dé'ld jeune 
Indietine,‘‘ét, ‘Hie“ontrant's dle; iF lur fit ‘tonttatirs le rarthé ‘que 
nows venions'de ddticluie, bt'sa' ndtivelle- destined! Célld!ci tie Pépon- 
dif\pas;' dllé'the' revarda pont la premidee fois! pul§, ‘aprés un thivmént 
d’hésitation et comme si ma vue |’eut rassurée, elle vint s’assedir ‘a 
mes pieds, et m’adressa d'une voix émue quelques paroles dont je de- 
vinai plus que je necompris le sens. 

— Caloaa te remercie, dit le cer Va, tu peux l’emmener. 

La malheureuse était entiérement nue; je lui donnai ma.couver- 
ture; je lui apportai ensuite une tranche de viande de buffle rétie et 
un ‘biscuit: ‘qu’éllé' miahged 'dvidéthent. “Ceci fett, jdm’ Oténdis: prés 
de més bagagés pol préndte un peti dé'reposi ye Se ee 

Quand jé me’ réVveillay;' thes hdtes feisaient keuts! prépatats de dé- 
part. Ya'plupart dentit eux, volTantatriver avs eur irtbu'beadx et 
parés, se couvraient le visdge:'ld poittine ef Fes‘bray de gtdiske d'ours, 
tandis qiid' d’atiftls, Aes aitistds'de la bande; leur’ peighdient ‘toutes 
sortes'd’hiéroplyphés avec de'Noere toliges ee hee 

Les Indiens ont det fidonis)” qual T'dn 'éorfond'souvent; dés'orner 
ainsi 1é corps et'lé Yisaye / ils Sb 'tatditent et! ft4' Sb PefPhbut!! ‘Le pein- 
ture ef ‘Ie tatouage different eh dé ‘deri, que I'titte!s' en Wa ot qué Pautire 
demeure. Pour ge tatouet; {es Indiéns preparent,, avét'l'Bcdived'an 
certain arbré qu'its foltt britler, ume’ poildre hott’; “ils aftathent en- 
suite ensembilé piusieuts dlows éty fotiie! dé ‘pindead, ¢t, ‘apres s’en 
étre percé-]a pkair fusqu ‘da sang, ils répatidetit sut Gés. piqures ‘de la 
poudre qu’ils-y laissent 'sAtHer, et dont Id ‘tHce devient ‘alors ineffa- 
cable. Avant Vapivee dbs Baropéens, tés Ividiens se‘servaient pour 
cette opération de pieri‘és ‘aigués ‘Ou de delits de'poissohs. * ’ 

Ce qu’ils figurent ainsi sur cét album vivant, qui est leur peau, ce 


DANS LE FAR-WEST, 437 


sont des animaux, des qiseaux,.des poissons. Plusieurs tribus- ont 
pour marque commune .une figure d animal quelconque; ainsi que 
le remarque Cooper :.lous.alors portent le signe convenu. Les Indiens - 
poussent. sv loin ‘leur, gout pour cel ornement,.gu’il n'est pas rare 
denver qui sont, tatqués dela téte aux pieds;. ce sont ordinairement 
leurs hauts faits de guerre et de chasse que représentent ces tatoua- 
ges, 5} bien qu-ils, portent ainsi ayec-pux,une sorte de biographie que 
lous peuvent hire, as 

Mes Indiens:se confentaient pour:le.moment de,s’enluminer, d’or- 
ner leurs cheyeux:de plumes diaigle;, et de se faire la barbe en se 
larachant, réservant Je tatouage pour Jes loisirs:de la hutte; ils 
faisaient, simplement alors un bout de toilette... , st 

Diautres, dédaigneux de ces xains ornements, aiguisaient leurs flé- 
ches sur les rochers, ou, préparaient je poison qui rend. ces, armes 
si terribles. ay Lote ng 

lorsque tous semblérent avoin fini, le chef donna le signal du dé - 
part. Chacun prit uné, partie du butin ou une prisanniére, qu'il mit 
sur le devant..de.la peau de-buflle qui lui servait de selle, et, aprés 
n Sor soubaité un, bon voyage, Ja bande reprit le,chemin de la 


- tiie ' 


Wiebe ts boa WN... re - 

Je m’oocupai,2 mon,tour de poursuivre ma route. La jeune In- 
dienne étant incapable de marcher a cause des meurtrissures que ses 
lens lui avaient faites aux jambes, je la mis sur Cadi, et nous nous 
engagerimas -dans le défilé par lequel les Indiens étaient venus la 
valle, et qui allait dans la direction du sud-est. 

Chemin faisant, je causai avec la nouvelle compagne que la Provi- 
dence m’avait enivoyée, ce qui, on lepense,n’était pas dépourvu de dif- 
feultés, La jeune fille sayait heureusement quelques mots d’anglais, 
introdpits daas la langue de sa tribu, grace aux relations de com- 
merce que ¢elle-ci. entretenait avec les Américains. J’appris ainsi 
que le capitaine des bandits que je venais de quitter ne m/avait 
point. trompé quant a l'origine de sa prisonniére ; elle était en effet 
la fille d’un chef utah..Bien que je ne comprisse pas parfaitement 
leat.ce qu’elle me disait, elle ne me parlait pas moins avec une 
extreme volubilité, causée sans doute par la joie de se sentir libre. 
Lespoir de retrouver sa famille, sa tribu, n’étaient cependant pas le 
seul qui la rendit heureuse. Fiancée avec le chef d'une tribu voisine 
decelle& laquellecommandait son pére, elle allait le revoir! A cette 





438 “SIX: MOUS 


pensée, le visagedeia fiddle Indienne.silluminait d'un benheur-quime 
gagna;.car, tom de moi audsiil 'y avait an coun gut: battaiba: mon sou- 
venir, un-ctour tendroment aime qui souffrait.de mon absence’... Pette 
conformité..de destin: m'attacdha davaatage ala: jeune 'Caloda:;: ot :xe 
jurai mentalement de la rendre saine et sauve 4 celui qu ellesaimait, 
et qui sansi doute glewhaitsa mobrtte.s, | lupe ol 

Nous avanc4mes ainsi ‘un bon mille, maisda un obstacke des plas 
strienx vint nous ‘barrer le :passage. ‘Pour écliapper aux: Utehs, dont 
les Timpanogns vedoutai¢ntavec raison les demandes de dommages' et 
intérdts,- ces: derhiers avaient; banricadé le -défilt; dines !unede sds 
partiesles plus étrostes, avec-dejeumes pins. Jé pris ma-hathe;, et avec 
laide dela jeuné sauvage; je parvms non sans pewme 2 peatjquer; ume 
bréche. Nous nous trowvames alors ‘dansiune george asses profdade; oft 
nous nousetigagedmes; toujours suria trace -leigséé par les Timpahogod. 

' Tout allait pour le mieux ‘dans Ja. meilleure: dés.solitudes 'pdssi- 

bles; moi-4: pied; et Galolia sur Cadi, lorsque ee dernice ,pointarit: tes 
oreilles, s’arréta..subitement en reniflant aveo fonee. Or,en,langae 
de quadrupéde, oreilles: dressées veulent dine; jecrois, danger. J’ar- 
mai ma carabine; et m’avanegai seul, l'oreille-aujguet; et:de l'ceil'son- 
dant les buissbns. Mais j’avais: beau regarder Adroite et 4 gauche, rien 
de redoutablei n’apparaissait. J'allais Tefourher 4 mes compaghons 
lorsque, levant les 5 yeux par hasand, j yapergus la cause de 1 ellrot de 
Cadi. Fy outep tenes 

Au-dessus de ma téte, et halaneé par la, brise, lecddavre d’an Euro- 
péeen pendait 4 un arbre: Sa.poitrine lardée de fiéches; indiquait 
assez. quelle race appastendiant bes meuririers.,Je merpressai de 
le détacher afin de]'enspvelir, mais, en dépit de mes pedcautions pour 
adoucir sa chute, elle. fut si!rude, que sem corps:parcheminé, et 
dont les ‘oiseaux: de. proie avaiant..déji. dévaré: ana, partie;. se. brisa 
enti¢rement es .lombaat. Je neh continue pas.moinsuma ériste beso- 
gne. Aidé de .ma compagne, je creusai une tombe de deux pieds-de 
profondeur, et j'y-déposa? oes :pauvtes restes humains que: nous cou- 
vrimes.ensuile deigrosses pierres, alin de les préserver de la: dent des 
carnassiers. Je'placai'a ses célés lea morpeaux de son rifle qui gisaient 
dans le. yoisinage;: ainsi que! sa-pbire a poudie ; taais,.comme xoes 
souliers eommengaicnté s user, ijeilui; velirai:ses bottes. .Bieo.m'en 
prit, car jy trouvai appu peés deut onces de poudre d'or. Quant, aux 
bottes elles-mémes, le-soleil tes avait si:bien brilées, qu il me fata im- 


possible d’en faire upage.i tie-in 


Cette rencontre me.demma a: véfléchir. Un sortisemblable. A celui de 
ce malheareox. mattendait peut-treit:..' Jessongeaiiun moment & 
retourtier.en arriére ;.mais.je chessai bien vite.eette sotte irrésolu- 
tion, et je repris plus insouciant que jamais la route commencée. 


DANS LB: FAR-WEST. 439 


I] .6taié: maid quand..nous.fimes halte. Une petite.-rividre. coulait 
devant naus; et-ses environs étaient si désenta, et, pagaitsil, si: peu 
fréquentés, que. plusietrs castors s-y élaient étabiis;. Jen .tirai. ua que 
je copGaa: a Caloda pdur getre:-repas du soir, et ie. me mis. en quéte 
dua gua. . ay EY Oe 0d an poten hapa. 

Lorsque je regagnai le campement,, je ne. fus. ‘pas. peu. sur puis ell 
wyant queda joune Ladienne dyait.:dait du feu, ear j'anais emporté 
coqui bervait.a:enjallumer,'iComprenast mon ftannement, elle se 
mit: s-sourite, Elle prit.alors mn movoeau dé bois. anquel. elle fit un 
trow a aide. d'une pierré pointue;: puis le posant sur ses. gonoux, 
elle iniyodndsiti.un autte morceaw de bois dans ile trow qu'elle venait 
de pratiquer, et se mit ale tourner vivement. des deux maisis, abso- 
lument vonpme.on fait avec.le. b&tan gui sert.a agiter le chotolat dans 
les chopolaliéves. Au-hott-d'un moment je tour était fait. 
| -Aprés avoio-fait rater, noire: castor, dont par parenthésd je me, Con - 
stillerai gas 4 nos pourmeis de godter,.j’allumai'me¢s deux :de bivac, 
et suspendis} comime:i | ondifiaire, ma! couchette &:deux -branches. 
Déja indienne, rop}ée.dans'sa couvertura, s’était dtablie. prés de 
Medi, Mbis &' son: mguiétude je vis bien-que quelque chose, je.ne sais 
trop qiel, se préparait, :qui méritait! toute. mon idttantion...L dtat du 
Gel sartout <paraissait la préacctiper beazeoup, , Je: regardal & mon 
lour; dais,)comme j¢ By vig ried extraordinaire, je jugedi plus con- 
venable de m’endormir que de me livrer 4 des observations météoro- 
logijues;: poor lesquelles: d ailleurs jd n!étais ‘pas venu jusqu ot j'é- 
tais. ‘Je o¥endermid donc,’ mais! men::sommen fut de courte, durée. 
A minuifé; ‘uw coup de: tonnerre formidable gue réveilla en. sursaut. 
Le ciel ¢tait-couvert db riyages<¢paisiet Idurds, .qui-eotmmencérent A 
crever un! moment apnés: Et: quelle chuta!.' Ea on instant mous fikmes 
lttéralement inondés.: Je: desderidis'en hate. de: mon: belvédére, et 
coum! la ‘jeune: tndyeqne; quly elle, ical shouts; dosmait A .poings 
fermés, cre dae: Dre oe tate Meh og 

Commo:ngs foirx mdnagaiont de.e'éteindre: dans. ce déluge, je me 
mis en. quite de biebes nouvelles. Pour cela jeme rendis& ane petite 
distanee, ou jiavais bemanqué.amicédre abattu et -mért. Je lial yn 
tombre vaisonmable dé ses sranches.et:m’en revins: en hate, trainant 
derridre toi te fardeau:: La jeuhedndienne me cherchait-partout; i 
Se passajt_ d'ailleurs des!choses baeb faites: pour |. eftrayer. Un vent 
ferienn s'Gtail,élevd, et, comme & le hail du tonnevre n était pas. déja 
assez offroyahle, la forét entiére gémissait et eraquait: 4 teut moment, 
célait un.arbre: qui. tombait; eh faisant nésanner et'trembler le sol. 
4e vis. ainsi choir-autouride. rious: plusipursi cédtes, dont la base était 
minée par le fess: ‘singularité quia frappe plusiewrs voyageurs avant 
moi; et dont je-ne md suis: pas:encare veadu- compte. En, lespace 








140 ‘ SIX MOIS 


d'une heure j'en vis tomber ainsi une demi-douzaine, qui heureuse- 
ment nous épargnérent' dans lear chute. L’un d’eux, d'une liauteur — 
prodigieuse, et qui était planté dé lautre cété ‘de la‘ riviéve s"abidia 
avec fracas dans notre direction, ‘et, sans les branches des arbres Voi- 
sins qui le retinrent, nous étions enti¢rement broyés par ce cdlosse; 
qui nous couvrit seulement de ses débris; OS 
Celui au pied duquel nous avions cherché un abri ‘tint Bon, ‘par 
bonheur. J’en fis la base d'une petite digue pour hous préserver un 
peu des eaux qui, du haut dela colline, descendaient vers la riviére 
pres de laquelle nous tous trouvions. Nous avions littérdlerietit de 
l'eau jusqu’aux chevilles; quant au reste du corps, il était tant bie 
que mal garanti parla peau d’ours. re 
Les hétes de la forét semblaient aussi épouvantés que nous, et ¢'é- 
tait fort heureux, car, s'il avait ericiré''fallu se défendre coritre les 
bétes féroces, je ne sais trop ce que nous setions devénus: Leurs Uris, 
quisemélaientaux gémissements dé ta tempéte, fi'djoutaient pas pea 
au caractére sinistre de cetté nuit. J’en vis plusreurs qui passérent & 
une trés-petite distatice dé nous; mais, ‘trop bccupées: de leur propre 
salut, elles'ne nous virent'tiémeé ‘pas. ‘Seule, ure panthére nous fit 
Yhonneur de-nous retonnatitre, mais ¢’était plutét pour nous démandér 
asile et protection qué pour nous dévoret. La pauvre béte's était 'cou- 
chée non loin de nous, et nous regardait de la facon la plus piteuse. 
Comme je n’avais rien 4 lui donner, pas méme ‘une place’sous notre 
peau d'ours, jé fis un mouvement brusque qui la mit'immédiatement 
en fuite. ee : re 
A notre grande satisfaction; ‘le jour arriva enfin, et avéc' lui lé vivi- 
fiant soleil. Nous pdimes voir alors combién avaient été terribles lés 
effets de la tempéte : de tous cétés des arbres'avaient été déracinés ou 
brisés; le sol était convert de débris de toute espéce, 'd‘étorces, ‘de 
branches, de feuilles et d’herbes arrachées. La riviére, ‘grossie oltre 
mesure, était sortie deson lit, obstruée par des détritus dé toute’ na- 
ture. Sur l’un de ses bords, je trouvai un magnifique ‘saumon, ‘tué 
sans doute dans la riviére méme par les branchés qu'elle ¢harriait. 
De son cété, Caloia trouvait 4 quelques pas dé 1¥' un superbe éfan. 
Tout en me faisant comprendre qu'il avait di étré tué par la chuté de 
quelque arbre, elle ajouta qu'elle venait d’en apercevoir plusieurs 
autres. Je la suivis dans la direction itidiquée, et je'demneurai stupé- 
fait de tout ce que je vis. A chaque pas, c’était une nouvelle victime. 
Dans ie nombre, je trouvai plusieurs perd1ix que je ratmassai, et nous 
retourndmes a notre campement. — pn 
Notre premier soin fut d’altumer du feu, cé qui ne fat pas frés- 
facile & cause de l’humidité dont le bois était imprégné. Cependant, 
étant parvenus aen trouver quelques brins asséz secs, nous finimes 


DANS LE FAR-WEST. 141 


par obtenir un magnifique brasier, Nous en avions besoin, non-seule- 
ment, peur nous réchauffer, mais encere, pour sécher nos provisions, 
qui, bien qu'enveloppées dans une peau de coyotle et suspenduesé un 
arbre, WEN. ayalent pas moins. subi Jes atteintes de la pluie. Nous 
nous eccup4mes ensuite de notre déjeuner, que nous commencames 
en avalant une bonne tasse de thé, qui acheya ce, que le feu ayait si 
bien CREB EA CE Ts dO ; 

Je fis cure ngtre saumon ainsi.que.ngtre perdrix, afin de pouvoir 
les conserver le plus, Jopgtemps. possible. Quanta l’élan, je me con- 
Haigh Ah prendre Je filet et quelques ,cofes,,.e¢ j'ahandonnai. le 

Cs ee re ee a at ‘ . a 

Malgré les debris qui couvraient le sol, et Jes nombreux rwisseaux 
qui le, silonnaient,, nous n'en décidames, pas moins que nous pour- 
suivrigns notee.vayage.,.Le premier de tous ces.obstacles était sans 
contredit, Ja riviéer, gud.coulait.a.nos.,pieds. Les gués manquant, il 
ny ayait que,.denx manicres de la traverser.;. soit avec. un radeau, soit 
comme les ,arenouilles, cesfa-dire Ala nage. 2 ee, 

Je penchai:. pour,,je, radeau, ,A cause. des provisions. La. jeune 
ladienne étajt pour ja, natalion, ef,,pour bien, me monirer que ce der- 
' ner mode ny’ offrait, pas des désagréments, que je redoutais, elle roula 

nos provisions dans Ja, pequ de 'qurs, en.fit un paquet, et aprés en 
avoir fortement serré l entrgeaves une conde, ellele porta la riviére. 

Je compris alors.de quoi, il s agissait;. j¢ me déshapillai, et, aprés 
avoir introduit mes, vétements dans: le paquet que je refermai avec 
son, je me mis 4 l'eau avec la jeune Indienne. 

Quant 4 Cadi, i] ne, parajssait nublement disposé a entreprendre la 
traversée. Comme,j:ayais beaucaup. de rajsons pour. ne, pas le consul- 
ter, jele poussai sans cérémonie dangia riyiérey ot Vexcellent animal 
hous suivit, ayec,sA docilité andinaire: Je, me. résenyai de, veyller sur 
Ini, landis,que Caloga, qui pageait, comme yne siréne,, poussait deyant 
elle noted Io Prepdeaby cbs coer og fe te te gee ttt et 

Ce ne fut pas,sans dénormies, difficuliés ni.sans dangers que nous 
alleignimes. liaytre.hord;,..nous y.panyimes.entin, mais,.seylement a 
un demipmie et. arly, forcés.que.ngus ayions cé, de noug reposer 
pendant. le trajet, sur..des,arhres, que,la. riviére, emportait. ave¢ elle, 
Mais 14 un nanyeau,contre- temps nops atlendait. Cadi enfonga sj, bien 
dans la vase,. qu'il y,seratt, encore si je ne Vavais vivement amarré a 
'un des, arbres qu entrainait Je courant et, qui, |’arracha de ce séjour 
Perilleyx, pais nous. {arcade descendre,encore,A une digtance d'un 
demi-milfe, ou, ayant trouvé une anse gyij.,nous.parut saine, nous 
primes terre, cette fois, etspour de, vrai, comme on dil, .vulgaire- 
ment. : in. , 7 - 

A cet endroit la riviére se bifurquait,.et wne de ses branches s'en- 


442 SIX HOis 


foncait au milteu d’wm beau ravin, encaissé entre dex montagnes 
inaccessibles. Comme ee courant prenaitl# direction qde m'indi- 
quait ma ‘boussole, nous: le' suivimes:peridanit quelques miilles. 
De -maigres buissons le 'bordaient, et autour dé nous s‘éen- 
dait une plame stérile, mais dont le’ sol découvert nous permit 
d’avancer plus comniodément que si ndus fussions restés en fortt. Fi 
est vrai qué nous nous serions trouvés plus en strett, ainsi’ que | fous 
ne tardames Pas ale constater. mea TT 


"yoeght & mr pe TE at fh ef bios f ' t,, b af pie ; 


A a ce 
rr ' AM a coat phe hte | 
an iol ' nr Oe ee PL 
Nous venions: deg gravir une, iment qui lofigenit' lv rividves je 
menais Cadi' par la bride, regardant ntarcher Caloda devant! tof, 
lorsque celle-ei-s'arréta- tout-4 coup, puis se: replie prévipitammient 
vers nous. Jugeant a ses gestes effrayés qu’un‘danger nous séhutait; 
je ta laissai vec Cadi, et me fauifilai dane les broassailles, ‘jusqh’au 
sommet:'de ta colline. Ce que je vis alors n’avait vien de trop alatt 
mant, mais suffidait cependant ‘pour ‘noas' engagtr ala ‘predericé. 
A une petite distance de nous, quelques fernmes: savages‘ sé: bai- 
gnaient avec leurs enfants.’-Or il était 'asdex vratsdmblable ‘qu’elles 
n’ étaient -pas seules. Quelque part; jd ne sdis on; devaient étre les 
maris et les fréres, et, comme entre ces inconnus et nous n“existatt 
aacun lien d’amitié, j’avais tout lie de craindre le sbrt @’Actéon, au 
bois de cerf prés et aux fléches emipoisonhées-en plus. 
Rebroussant donc chemin-4 mon tour, et aussi peu: bruyamment 
que possible, je redescendis la colline avec: mes compagnonis, et repris 
la route que nous: venions Ue parcourir'. iVaine précaution! Nows 
avions a peine fait un demi-mille, qu'une des baigneuses nqus aper+ 
cut; el comme fes femmes, on ne]’ignore pas; ne savent'guére garder 
un secret, en une seconde ses compagnes connurent notre présence. 
Une-autre seconde: ‘aprés,' elles: étaient hors de }'eau, 'se'démmenant 
comme des: diablesses et: poussant des ‘horlements & faire rougir 
d’envie les coyottes. © - pees En 
Ce concert, on le devine deja; eat tout loses que les rine donne 
en attendaient. : on 4 ven 
Une vingtame de sauvages, que jen ravals pas apereus': veces qu'il 
étaient dertitve des buissons ‘oi: ils: prenaient le'freis, acédururenit ; 
et, nous ayant apergus’2 leur tour, ‘ils fondirent sur nows avec plis de 
rapidité que ma plume n’en met ici A l’'écrire. Je me souvins alors, 
et fort heureusement, de]’impopularité dont joutssaient les Yankees 


DANS LE FAR-WEST. 148 


prés des Peaux-Rouges, impopularité qui n’était certes pas étrangére 
ala triste fin du ‘pendu que nous avions rencontré la veille. En re- 
vanche, la qualité de ‘Francais m’ayant déja sauvé une’ fois, je ne 
devais pas hésiter & m’en couvrir. Tivantt donc: mon calumet de ma 
esinture, je le tends vers celui qui me parut le chef dela bande, en 
prononcant Je;titre qui m’était d’ailleurs sicher, et cela alternative- 
ment en, indien, en-espegnol.et en anglais, Ils ‘somprirent, et eneore 
une fois le mot magique me sauva! |... ; 

Aprés avoir fumé, ou feint de fumer dans mon calumet — ce der- 
ner n'était pas allumé —le chef me le rendht. Mais il paraft que dans 
cette tribu on attachait la plus grande importance au cérémonial, car 
aussiiét ce Louis XIV peau-rouge donna lordre de faire du feu. Im- 
médiatement cing ou six de ses'Dangeau se mirent en devoir d’en 
allumer, ce qui se fit avec de la fiente de buffle. Quand celle-ci fut 
convenshlement embrasée, elle fut placée sur une pierre plate, et le 
ceef, la prenant, l'éleva vers le:ciel, demeure du Grand-Esprit, puis 
vrs, le soleil, .son fils ainé, et Jabaissa ensuite vers la terre, mére 
deg hommes. oo, 

Ce symbole Walliance ayant rempli ses fonctions pacifiques, le ca- 
lumet du:chef fut, atlumdé; son propriétaire en tira ‘quelques bouffées, 
et me le passa. Je limitai, et, le donnant 4 mon tour aux sauvages 
qui m’entouraient, je les vis tous ratifier sdns répugnanice le traité 
damitié que le chef. venait de signer avec moi. 

Les choses ainsi établies, et.complétement rassaré, je songeai a 
mes compagnons. Ceux-ci avaient également mis le temps a profit. 
(adi se concilinit l’amitié des petits Peaux-Rouges en les laissant de 
la meilleure grace du monde toucher a teates les parties ‘de sén in- 
dividu,, ef méme monter sur.son dos, Caloaa causait avec les Squaws; 
ee quelle. leur disait, je ne le sais pas'au juste, mais aux regards 
donnés ef curieux dont:j’étais l’ohjat, et ob je remarquai avec ‘plaisir 
beaueoup de- Dienveillance, je conclu qu'elle faisait mon éloge; et, 
certes, elle ne pouyait mieux faire pour acquérir la compléte amitié 
des Peaux-Rouges. Au reste, je pus bientét constater que lesdits hotes 
he voulsiient pas s'en fenir aux marques de politesse avec lesquelles 
ils venaient de m’accueillir; grace a quelques mots et beaucoup de 
signes échangés avec Caloda, je compris qu’ils se préparaient a me 
donner. des preuyes plus réelles de cordialité. 

Aprés s'étre entretenus un moment, ils nous engagérent, moi, 
Calaaa ef Cadi, & les suivre jusqu’a leur village, lequel était .tdut 
prés. .Coloda accepta: Iq proposition, paree’ que je l’acceptais; 
quant A Cadi, il était toujours de notre avis. Nous ne le consulta4mes 
donc pas; et une demi-heura aprés nous apercevions les premiéres 
hultes de gos nouveaux amis. - 


444 SIX MOIS 


Ma présence avait été signalée au grand chef de la tribu, car il vint 
aussitét au-devant de moi. C’était un homme de trente-cing ans en- 
viron, grand, bien fait, et fort beau de visage. Il avait perdu peu de 
temps auparavant l’un de ses enfants, et pour ce motif il portait, sui- 
vant la coutume de sa race, les cheveux longs. Il s’approcha de moi 
d’un air bienveillant, et, m’adressant la parole en espagnol, il m’ap- 
prit qu'il se nommait |’ Homme aux sages pensées, et qu'il commandait 
4 une tribu de la nation Timpanogos, ce qui m’inquiéta légérement 
4 cause de la nationalité de Caloaa; mais comme, en résumé, nous 
avions le plus grand intérét 4 garder le silence sur ce sujet, et que 
d’ailleurs la plus franche sympathie nous entourait, je me rassurai 
bien vite. Je répondis au chef que, d’abord établi aux mines, le désir 
de voir ef de fraterniser avec mes fréres rouges m’avail engagé & 
abandonner un métier qui me déplaisait, pour voyager, ce dont j’é- 
tais loin de me repentir, car, ajoutai-je, les Peaux-Rouges sont une 
généreuse nation, et je n’y ai trouvé que des amis. 

— Qui, oui, me répondit-il; ils ne demandent pas mieux que de 
vivre en bonne intelligence avec les visages pales, mais ce sont eux 
qui nous poussent dans le sentier dela guerre. Jamais nous n’aurons 
la paix avec les Américains : ils veulent nous tuer tous, pour s’em- 
parer de nos territoires. 

Ce langage ne me surprit point; je l’avais entendu déja. Plus d’une 
fois les Indiens m‘ont dit leur haine pour les Yankees, haine qui 
s ‘explique d’ailleurs. D'abord les Américains dépossédent les Indiens; 
mais ce n'est pas encore cela qui choque le plus les Peaux-Rouges, 
car cette dépossession a lieu lentement, et presque sans qu'ils s’en 
apercoivent. Ce qui leur répugne chez les Américains, c'est l’absence 
de certaines vertus, qu’ils ont, eux, au plus haut degré : la loyauté et 
le sentiment du juste. La perfidie dont les Américains ont fait trop 
souvent preuve dans leurs relations avec les Indiens, les mauvais 
traitements qu’ils leur font subir lorsqu’ils en saisissent quelques- 
uns, leurs trahisons, les massacres des Peaux-Rouges dont la prairie 
a été si fréquemment le muet témoin: tels sont les griefs que les In- 
diens reprochent a leurs conquérants; aussi l’Américain qui tombe 
aux mains des Indiens est jugé d’avance. Malheur donc au Yankee 
qui saventure loin des siens, a travers les vastes territoires du Far- 
West! Dans chaque Peau- -Rouge il trouvera un ennemi, et un ennemi 
acharné qui fera, s'il le faut, cing cents milles a pied, dans le désert, 
pour le scalper et I abandonner ensuite aux dents des fauves! 

Disons cependant a ’honneur de l’humanité et de la race améri- 
caine que, si un trop grand nombre de Yankees mettent au méme 
niveau les animaux dont les prairies sont pleines et les Peaux-Rouges 
qui les habitent, et tuent les uns et les autres avec la méme barbarie, 


DANS LE FAR-WEST. 145 


leur gouvernement fait, d'autre part, mille efforts pour civiliser les 
Indiens, éteindre les inimiliés quiles divisent et pour les protéger. Au 
moment méme ou le chef Timpanogos portait devant moi cette accu- 
sation, dix mille Indiens étaient réunis au fort la Ramée, ou, a l'in- 
stigation du gouvernement des Etats-Unis, ils cimentaient une paix 
pour la durée de laquelle une rente annuelle de cinquante mille pias- 
tres leur était promise. 

Sij'en crois un témoin bien digne de foi, le P. de Smet, qui assista a 
ce congrés, le gouvernement américain réussit complétement, pour 
le moment du moins, dans ce qu'il avait entrepris. « Pendant les dix- 
huit jours que ce grand conseil a duré, dit ce missionnaire ', l’union, 
[harmonie et l'amitié qui régnaient parmi ces dix mille Indiens 
élaient vraiment admirables et dignes de tout élage. Leurs haines im- 
placables, leurs inimitiés héréditaires, leurs, guerres sanglantes, tout 
le passé, en un mot, parut oublié. Ils se visitérent, fumérent en- 
semble le calumet, ef échangérent 4 envi des présents; les festins 
élaient nombreux, chaque loge était ouverte aux étrangers, et, ce qui 
he se pratique guére que dans les circonstances les plus solennelles, 
ly eut entre eux un grand nombre d’adoptions de fréres et d’en- 
bnis. Lorsque arrivérent les cadeaux et l’argent que leur avait promis 
le gouvernement des Etats-Unis comme indemanité pour le passage 
des blancs sur leurs terres, ]’atlitude de cette foule immense avant, 
pendant et aprés la distribution, ne cessa pas un instant d’étre res- 
pectueuse et tranquille... Gette assemblée produira les résultats heu- 
reux que le gouvernement s'est promis. Cest pour les sauvages le 
‘tommencement d’une ére de paix. A l'avenir les citoyens paisibles 
lrverseront en toute sécurité le désert; a l'avenir aussi les Indiens 
sront protégés contre les mauvais blancs. » . | 

Nous n‘en finirions pas si nous rapportions ici ce que font les Etats- 
his pour les Peaux-Rouges, aussi renvoyons-nous nos lecteurs aux 
documents que, publie |’ Indian department, pour retourner entre la 
iviére Humboldt et le lac Nicolet, o& nous sommes restés en téte-a- 
le avec Je chef d’une tribu Timpanogos. 

Ce chef, me sachant Francais, ne fit aucune difficulté pour m’ad- 
meltre parmi les siens; il m’invita au contraire & prendre mon gite 
dans sa propre case. Ayant donc mis Cadi en lieu sur, je pris sa 
charge sur mon dos, et me dirigeai vers cette hutte. Elle était située 
tu milieu des autres, qu'elle dominait par sa grandeur; de plus elle 
ait entourée d’une haie vive, pleine de fleurs et de baies rouges. 
ATintérieur elle me parut trés-bien aménagée. Les seuls meubles 
qvelle contint consistaient en une literie d’une espéce particuliére, 


' Annales de la Propagation de la foi, t. XXIV. 
Mat 1862. " 10 


146 SIX MOIS 


et faite de paillassons composés d'une sorte de mousse blanche 
nommée barbe d'Espagnol (Spanish beard), que l'on arrache des bran- 
ches des chénes d’ot elles pendent jusque dans |’herbe. Ces lits 
étaient recouverts de peaux d’ours noirs. Quant aux buffets, c’é- 
taient tout simplement des trous creusés en terre, et cachés par une 
claie; la étaient empilées les provisions, c’est-a-dire les viandes, le 
mais et les racines dont se nourrissent les Indiens. 

Lorsque je pénétrai dans la hutte, les habitants s'apprétaient a 
prendre leur repas. Le chef m‘invita 4 partager le sien, et pour 
m’engager il fit déposer devant moi une énorme quantité de viande; 
jy fis honneur de mon mieux, mais pas autant que le désirait mon 
hdte. Il parut méme contrarié de mon peu d’appétit. Je ne m’en éton- 
nai point, car les Indiens mangent démesurément. Il est méme 
difficile de se faire une idée de leur gloutonnerie quand on ne 
l’a pas vue s’exercer et se satisfaire, ainsi que j’ai pu |’observer 
mainie et mainte fois, avec un gigot de buffle de cing livres par 
exemple. Il faut leur rendre cette justice toutefois que, s ‘ils dévorent 
quand ils ont des vivres, ils savent se priver patiemment lorsqu’ils en 
manquent; en voyage surtout ils sont d’une sobriété exemplaire. 

Sachant que Caloaa avait été recueillie dans une hutte du voisinage, 
j'acceptai jusqu'au bout l’hospitalité que m’avait offerte le chef, en 
passant la nuit sous son toit. Quand je me réveillai, le soleil rayonnait 
depuis une heure, je me levai aussitét, et me préparai 4 aller cher- 
cher ailleurs de nouvelles aventures. Toutefois je ne yvoulus pas me 
séparer de mon hodte sans lui laisser un gage du bon souvenir que 
j emportais de son excellent accueil, et je lui donnai un couteau. 

Ce petit cadeau, qui pour Jui étail un cadeau de grand prix, |’en- 
chanta. Je lui laissai encore autre chose. M’ayant vu prendre des 
notes sur mon journal, il me demanda avec instance que je lui écri- 
visse quelques mots qu’il désirait garder. Je déchirai-un feuillet de 
mon petit livre et y mis ces mots : ; 

En l'année 1851, E. de Wogan, ancien officier de spahis, recut, a 
son passage dans cette contrée, Uhospitalité du grand chef d'une tribu 
des Timpanogos. 

L’excellent homme en fut tout joyeux. 

I} était huit heures lorsque nous partimes. Le chef, désirant nous 
mettre en hon chemin, nous accompagna, avec plusieurs de ses pa- 
rents, jusqu’au lieu ow j’avais rencontré la veille les gens de sa tribu. 
La ils m’indiquérent ma direction, et nous nous sépardmes enfin, 
non sans nous étre mutuellement souhaité bonheur et joie. 


DANS LE FAR-WEST. 147 


IV 


Jeus dans l’aprés-midi un spectacle assez curieux, et qui m’inté- 
ressa Vivement en raison de son imprévu et de sa tournure tout a fait 
dramatique. Je veux parler dun combat de buffles, chose plus 
que rare en Europe. Les deux combattants (car c’était un duel) 
daient si pleins de leur sujet et mettaient dans leur explication 
mel acharnement, que nous pimes les approcher jusqu’é une qua- 
rantaine de métres. Ils luttérent ainsi pendant un quart d’heure en- 
mron, etavec une furie extraordinaire. Enfin, ayant assisté au triomphe 
du plus jeune, et voyant en outre que, non content d’avoir renversé 
sn adversaire, qui, au ton grisdtre de sa criniére, me parut vieux et 
ligne de merci, il se disposait a lui percer les flancs 4 coups de 
cores; considérant d’ailleurs qu’en raison de sa jeunesse il devait 
tire fort tendre, j'épaulai ma carabine, et une seconde aprés il tom- 
lait mortellement atteint. Quant 4 son adversaire, effrayé de ce dé- 
noiment surnaturel, il se releva en un clin d’ceil, et disparut de 
néme dans Je fourré voisin. 

Comme la peau de ]’animal était fort belle, nous commencames par 
len dépouiller. A habileté avec laquelle ma compagne m’aidait dans 
celle opération, je vis bien vite qu'elle n’était pas novice dans ce 
stare d industrie; je la laissai donc faire. Ayant élendu la peau, elle 
‘4fitd'abord sécher au soleil; brisant ensuite avec mon secours le 
rane de l’animal, elle en tira la cervelle, dont elle frotta vigoureu- 
sment ladite peau; je compris que cette précaution avait pour but 
le la rendre plus souple, et par conséquent plus apte 4 l'usage que 
_ tous en voulions faire, c est-a-dire un paletot, une robe, une chemise, 

uke couverture, un hamac ou un pantalon. Toutefois, le lendemain, 
‘ur le point de nous engager daus une plaine aride et dont je ne de- 
‘mais guére l’extrémité, je ne jugeai pas prudent de donner 4 notre 
eau celte premiere destination. L’ayant fagonnée en forme d’outre, 
tous la remplimes d'eau : précaution dont nous etimes, dés le lende- 
main, le sujet d’apprécier toute Ja sagesse. 

Je détachai la .bosse, la langue et les filets de l’animal, et je les fis 
“cher, toujours en vue de l'avenir, lequel se présentait 4 nos yeux 
us la forme d’un désert horrible, et large de trois journées de 
marche, sij’en croyais ma carte, et qu’il nous fallait traverser. 


148 SIX MOIS 


Le lendemain, avant de nous aventurer sur le dangereux océan de 
sable, je montai jusqu'au sommet de la montagne, pour voir si son 
extrémité était visible; mais j’eus beau regarder dans la direction que 
nous allions prendre, le désert s‘étendait illimité, silencieux, morne. 
A droite, 4 gauche, derriére moi, en revanche, quels spectacles! 

C’étaient, au nord, le tortueux vallon que nous venions de par- 
courir; 4 l’ouest une chaine de montagnes, dont les cimes neigeuses, 
atteintes par les rayons du soleil levant, éclataient comme des escar- 
boucles. La, c’étaient d’antiques foréts, hautes, touffues, dans les 
masses desquelles on suivait la trace capricieuse des ruisseaux qui 
Jes fécondaient avant d’aller se perdre dans la riviére que je venais 
de cotoyer. A l’ouest, un paysage grandiosement sauvage formait un 
splendide panorama. 

Nous étions au printemps; les oiseaux chantaient pour célébrer et 
la naissance de la belle saison et celle du jour; les fleurs et les plantes 
aromatiques parfumaient l’atmosphére; jéprouvais des sensations 
délicieuses; mais combien mon bonheur edt été complet si j’eusse 
tenu dans les miennes les mains qui m’étaient chéres, et les téles 
aimées qui étaient la-bas, tout la-bas, par dela Jes vertes prairies, les 
vastes déserts et le grand Atlantique! 

Aprés une journée de fatigue et de chaleur accablante, nous arri- 
vames au campement de la nuit. Entre le point d’ot: nous étions partis 
le matin et celui of nous arrivames, nous avions mis trente milles de 
savanes, toutes invariablement couvertes de buissons d’épines, d’ab- 
sinthes, de cactus, et sans autre voies que celles des panthéres et des 
pumas. : 

Toutefois ces bétes n'habitaient pas seules ces désolantes contrées. 
Je marchais, dans ]’aprés-midi, en avant de notre petite caravane, 
lorsque j'entendis pousser un cri. C’était Caloaa qui, le bras étendu, 
et stupide d'effroi, me montrait quelque chose. Or ce cri, je le lui 
avais déja entendu pousser, mais seulement au moment du danger. 
Je me repliai donc vivement vers |’Indienne, qui me montra alors la 
cause de sa terreur. Ce n’était rien moins qu'un énorme serpent, 
qu’au premier abord j’avais pris pour une grosse racine, et que je 
me proposais méme de ramasser pour notre feu du soir. Eclairé sur 
la véritable nature de l'objet, j’'armai ma carabine, et m’avangai vers 
le monstre, qui, couché en travers du sentier, et la téte nonchalam- 
ment appuyée sur une tige d’absinthe, sommeillait. Je l’ajustai et 
tirai. Il se leva alors presque debout, et, la téte dressée, il meregarda. 
Il me serait difficile d’exprimer I’émotion que produisit sur moi cette 
téte sanguinolente, ce fixe regard, et je comprends trés-bien l’in- 
fluence magnétique qu il peut avoir sur certains individus. J’eus de la 
peine moi-méme 4 m’en défendre; enfin, revenu de mon saisissement, 


DANS LE FAR-WEST. 149 


je le visai une seconde fois, et, plus heureux, je l’abattis, mais sans le 
tuer du coup. Bien gue traversé par mes deux balles, 11 se débattait 
avec tant de violence, qu'autour de lui les tiges d’absinthe tombaient 
toutes, fauchées comme par une serpe. 

Quand nous fimes bien convaincus de son trépas, nous nous en ap- 
prochames pour l’examiner avec soin. Une partie de sa queue lui 
manquait; il n’en avait pas moins quatre métres cinquante de lon- 
sueur; sa largeur était de quarante-cing centimétres environ. Son 
ventre était fort gros; voulant savoir pourquoi, je l’ouvris 4 coups de 
hache, et j’y trouvai un jeune loup des prairies, qui ne me parut pas 
avoir plus de huit jours d’dge. 

Mes connaissances en histoire naturelle, qui sont trés-bornées, ne 
me permettent pas de déterminer |’espéce 4 laquelle appartenait ce 
serpent; tout ce que je peux dire, c'est qu'il répandait une odeur de 
musc insupportable. 

Nous l’'abandonnémes ou nous |’avions trouvé, en souhaitant vive- 
ment, en dépit de notre victoire, d’en rester 4 cette premiére entrevue 
avec la famille dont il était, un moment avant, l'un des plus redou- 
tables représentants. 

Arrivé & l’endroit que j’avais choisi pour camper, je coupai un 
grand nombre de branches d'absinthe, ce qui donna d’abord un es- 
pace suffisant 4 notre établissement, et nous assura ensuite de quoi 
fire cuire notre menu et entretenir nos feux de nuit. 

Al’aube nousjreprimes notre marche, non sans peine, car, la pluie 
élant venue & tomber, la boue quien résulta donna le coup de grace 
ames pauvres souliers; je m’en fis tant bien que mal une paire avec 
dela peau de buffle, mais je dois avouer que je n’eus pas lieu d’en 
etre complétement satisfait. 

Vers deux heures nous apergimes devant nous une plaine plus 
sauvage encore que celle of nous nous trouvions. Comme il nous 
fallait la traverser, et prévoyant que nous pourrions bien manquer 
de bois pour notre feu du soir, je coupai une bonne provision de tiges 
(absinthe, et en chargeai Cadi. Bien m’en prit, car cette plaine était 
un vrai désert. Un sol sablonneux, couvert de couches d’alun, de 
soufre et de différents sels, indiquait un terrain volcanique, décelé 
(ailleurs par des fragments de roches sui generis. Nous étions alors 
par trente-cing degrés de latitude, et 4 environ quinze journées des 
montagnes Rocheuses. Tout en marchant, j’examinais le sol, et je pus 
me convaincre qu'il renfermait de trés-grandes richesses minérales; j’y 
ramassai entre autres plusieurs pépites de quartz; malheureusement 
labsence d’eau aux alentours m’empécha de pousser mon examen 
plus avant; je le regrettai, car je suis sir que je n’aurais pas perdu 
mon temps. 





150 SIX MOIS 


Nous apercimes enfin, vers la tombée du jour, la limite de cette 
horrible plaine; mais, comme elle se trouvait encore 4 une bonne 
distance, nous dimes, en dépit de notre fatigue, hater le pas, d’autant 
mieux que le lieu n’était pas trés-sir. A tout moment nous aperce- 
vions réder dans la nuit des ombres qui n’avaient rien de rassurant. 
‘J'avais allumé une branche d'absinthe : je crois que sans ce fanal nous 
-aurions passé un vilain quart d’heure. 

Nous cessdmes enfin de marcher sur ce sol brilé et caillouteux, qui 
martyrisait nos pieds depuis le matin; des arbres touffus élevaient leur 
déme parfumé au-dessus de nos tétes; un gazon épais étendait son 
frais tapis sous nos pieds, et non loin de nous une petite riviére 
chantonnait délicieusement sous les aunes dont elle était bordée. 

Je coupai immédiatement le bois nécessaire & nos feux; mais Caloaa 
et moi étions trop fatigués pour faire la cuisine; nous avions, au reste, 
si faim, que nous trouvdmes délicieux un morceau de buffle roti qui 
nous restait de notre déjeuner et un peu de biscuit. De son cété, mon 
pauvre Cadi, qui depuis deux jours se nourrissait de feuilles et n’avait 
pas bu depuis le matin, s’en donnait 4 cceur joie et dans !’eau et dans 
lherbe. . 

Aprés avoir étendu nos peaux sur le sol, nous nous couchames avec 
délices; toutefois je n’obtins pas de cette nuit si bien gagnée tout le 
bien-étre que j'en espérais; 4 chaque instant c’était un visiteur qui 
nous arrivait, et qu'il fallait reconduire 4 coups de tisons. Parmi ces 
intéressants étrangers, je reconnus particuliérement, a sa haute taille 
et 4 la longueur de son poil, un personnage qui n'était autre qu'un 
ours gris, Plus entreprenant que les autres, il s'approcha de nous de 
Si prés, que je sentis son infecte odeur. Connaissant l‘humeur querel- 
leuse de cet animal, je me gardai donc de le recevoir avec ma cara- 
bine, car sur une telle masse, un coup de feu mal dirigé (et dans la 
nuit je l’eusse infailliblement manqué).a toute la valeur d'un coup de 
bonnet de coton, et j’aurais pu payer cher ce mépris des lois de 
Vhospitalité. Quelques charbons bien ardents m’en débarrassérent en 
l'effrayant, mais sans le satisfaire complétement, car il se mit & hurler 
d’une facon épouvantable. Pendant une demi-heure il fit retentir le 
voisinage, et, quoique fort loin de nous, nous l|'entendimes encore 
longtemps troubler le silence de ses cris furibonds. En ramassant du 
bois le lendemain, je trouvai les traces de ses pattes sur la terre; elles 
n’avaient pas moins de neuf pouces et demi de long! 

Nous levames le camp et suivimes pendant quelques milles les 
bords de la riviére. Comme j’approchais d'un buisson, Calofa me 
montra dans ce buisson un joli petit animal de la grosseur d'un chat, 
et dont la peau était bigarrée d'une facon charmante. Je m'apprechai 
pour le tirer; mais, au lieu de fuir comme le premier animal venu 


DANS LE FAR-WEST. 15! 


n’edt pas manqué de le faire,.il m’attendit tranquillement. J’appro- 
chai encore, et, me baissant doucement, j ‘étendis la main vers sa queue, 
qu'il tenait levée comme une méche de canon; j'allais le saisir; mais, 
au méme moment, je recus sur ma culotte une décharge d’un liquide 
d'une odeur telle, que je me relevai suffoqué, et sans demander mon 
reste. Quand je rejoignis Caloaa, celle-ci me recut avec un éclat de 
rire, car, sachant de quoi est capable ce désagréable petit animal, que 
je sus plus tard étre le Mephitis americana, elle avait deviné l’accident 
a mon geste, et l'enfant terrible s’en donnait 4 cceur-joie. Je me diri- 
geai d'un air piteux vers la riviére, et m’occupai activement de faire 

isd.cute: ly oniite odaur; m ais c’est en vain que je lavai et relavai : 
au bout d'une heure de lessive ma culotte sentait aussi mauvais. Le 
lendemain je recommengai; ce fut avec un insuccés semblable a celui 
de la veille; alors je la jetai aux orties, et m’en fis une autre dans ma 
peau de buffle. 

J’en voulus un peu 4 Caloaa de cette plaisanterie blessante pour... 
lolfactif, mais pas longtemps, car je commencais 4 éprouver pour 
cette bonne et charmante fille une vive affection. Elle me rendait 
cette fraternelle affection, non-seulement en un dévouement tout prét 
a aller jusqu’au sacrifice de la vie, ainsi qu’on le verra par la suite, 
mais par.des attentions et des soins dont une mére, une sceur, est 
seule capable. 


V 


A cet endroit la riviére se partageait en deux branches, dont l'une 
senfoncait entre deux hautes montagnes. Nous la suivimes de préfé- 
rence 4 l'autre. Quelques heures aprés nous arrivions sur les rives 
d'un petit lac dont les abords me plurent tellement, que je ré- 
Solus d’y camper au moins un jour ou deux pour nous reposer un 
peu des fatigues de l’étape que nous venions de faire. Mais, comme 
nous avions épuisé toutes nos provisions, je jugeai convenable, avant 
d'installer notre campement, de me mettre en quéte de quelque gi- 
bier. Je déposai donc mes bagages en lieu sir, je fis monter Caloua 
sur Cadi, et nous partimes. Un moment aprés j’apercus une ole su- 
perbe, je la tirai; mais je ne fis que la blesser; je me disposais a la 

tirer de nouveau, lorsque je distinguai sur la rive opposée du lac deux 
-Indiens. Tous deux me, regardaient; ils parurent se consulter; puis, 


152 SIX MOIS 


étant tombés d’accord, je les vis courir vers un monticule derriére 
lequel ils disparurent. Croyant qu’ils se cachaient, j’altendis pour voir 
ce que cela allait devenir, lorsqu’ils reparurent portant un canot; ils 
le mirent al’eau, et, s aidant de leurs pagaies, ils se dirigérent de mon 
cété. Quand ils nous eurent atteints (car Caloada était prés de moi), ils 
se tournérent vers 1]’Indienne, et se mirent a l'apostropher en termes 
qui me parurent passablement énergiques. Jignore ce qu'elle leur ré- 
pondit précisément. Tout ce que je sais, c est qu'elle dut leur faire un 
grand éloge de moi:peu 4 peu, en effet, les regards de colére et de dé- 
fiance qu’ils avaient d’abord dirigés vers moi firent place 4 des regards 
moins agressifs. L’un d’eux me tendit méme la main, que je pris, bien 
entendu. L’autre, qui parlait assez bien l'anglais, me dit alors qu'il 
venait de questionner la squaw, et qu ayant appris ma bonne action, 
ils m’en remerciaient tous les deux au nom de la nation utah, leur 
nation. Assez satisfait de la tournure que prenaient les choses, je dé- 
fendis mollement ma modestie attaquée, et j'ajoutai que j’étais ravi 
d’avoir fait leur connaissance. Sur quoi ils me demandérent ce que 
je voulais faire de Caloaa. 

— Je veux la rendre a sa tribu, répondis-je; car, bien que je l'aie 
achetée aux Timpanogos, elle a toujours été libre. 

— Caloda est la fille d’un chef, reprit l'Indien. Que dira le chef 
lorsqu'il apprendra que sa fille a vécu avec un visage pale? Pourquoi 
ne l’as-tu pas prise pour ta femme? 

J’eus un moment envie de rire, car, certes, je ne supposais guére 
que c’était pour me poser de semblables questions que ces deux In- 
diens venaient de traverser le lac; je réussis néanmoins a garder mon 
sérieux, et je répondis qu’étant déja marié dans mon pays, je n’avais 
aucune raison de me remarier, et que d’ailleurs les lois de ma reli- 
gion et celles de ma nation s’y opposaient. 

L’Indien sembla se recueillir, et parut chercher & comprendre; 
mais, s apercevant enfin qu’il n’y parviendrait pas, il changea de con- 
versation et me demanda oii j‘allais. Je lui répondis ce que j’avais 
déja répondu aux Timpanogos; il en parut satisfait. 

— Veux-tu venir dans ma cabane? me dit-il. 

— Qui, répondis-je. 

Jentravai Cadi pour plus de sdreté, et nous montames, Caloaa, 
l'Indien et moi, dans le canot, lequel,'composé d’un treillis de branches 
de saules et de peau de buffle, eut beaucoup de peine & nous passer. 
Quant au second Indien, un moment interdit en nous voyant tous les 
trois dans son canot, il demeura sur la rive. Enfin, prenant une réso- 
lution extréme, il se jeta 4 l’eau et traversa le lac a la nage. 

Chemin faisant, je questionnai mon guide, car sa poignée de main 
4 l'européenne, lorsqu’il eut causé avec Caloaa, et la fagon quasi-cor- 





DANS LE FAR-WEST. 1535 


recte dont il parlait l'anglais, m’intriguaient beaucoup. Son compa- 
gnon et lui étaient établis sur le bord de ce petit lac, qui était l’un 
de ceux qui alimentent le lac Nicolet; ils y faisaient la chasse au castor 
et 4 la loutre, dont ils portaient les peaux dans un port du Pacifique 
ot la Compagnie de la baie d’Hudson entretient un comptoir. En arri- 
vant a la cabane, j'apercus, en effet, un bon nombre de peaux qui sé- 
chaient au soleil, et je vis deux femmes indiennes occupées a 
dépouiller la chasse du matin. Deux ou trois jeunes sauvages, trés- 
sumplement vétus d'une abondante chevelure, et qui parurent stupé- 
faits de nous voir, jouaient aux alentours. Au milieu de Ja hutte un 
énorme brasier recouvert de cendres cuisait des galettes de mais et de 
la viande de castor. 

Surl’ordre de leurs seigneurs, les squaws s’empressérent de retirer 
ces victuailles, et de les porter dehors, sur une natte, al’ombre d’un 
gros chéne sous lequel nous nous assimes pour manger, car il nous 
edt été réellement impossible de supporter la suffocante chaleur 
qui régnait dans la case. En guise de boisson, on nous servit du jus 
de cerises et de groseilles fermentées que je trouvai délicieux. 

Comme ces deux sauvages semblaient avoir le plus grand désir de 
me voir installé chez eux, je retraversai le lac, en canot, avec Ca- 
loaa, et je fus chercher mes bagages. Quant a Cadi, voulant savoir 
enfin 4 quoi m’en tenir sur sa force comme nageur, je montai des- 
sus et le poussai dans le lac, qu’il traversa avec une aisance qui me 
satisfit grandement, car cela me permettait de compter a l'avenir 
sur ce talent mconnu. 

A mon retour, les deux Indiens m‘apprirent qu ‘ils se proposaient 
de faire le lendemain une chasse importante, et me demandérent si 
jétais disposé a les accompagner. J’étais trop disciple de saint Hu- 
bert pour refuser une si bonne aubaine; j’acceptai d'autant mieux 
que j espérais faire connaissance en leur compagnie avec quelque 
procédé nouveau. Aussi, le lendemain, dés l’aube, j’étais sur pied. 

Mes préparatifs ne furent pas longs : en un clin d’ceil j’eus nettoyé 
ma carabine et rassemblé mes munitions, et je me disposais & aller 
avec mes compagnons chercher leurs chevaux dans la forét voisine, 
lorsqu’a certains signes que me fit Caloia je compris qu'elle dési- 
rait me parler, et me parler en secret. Je laissai partir les deux chas- 
seurs. L’Indienne m’apprit alors, 4 l’aide de la langue moitié parlée 
et moitié figurée que nous avions adoptée, qu’il se tramait contre 
moi quelque chose de funeste, c est-a-dire que les Indiens convoi- 
taient mes armes et mes munitions, et qu’ils avaient résolu de me 
rayer du nombre des vivants. 

Je m’étais trop avancé pour reculer sans éveiller les susceptibilités 

des deux misérables; je jugeai donc qu’il était plus prudent de les 





454 SIX MOIS 


accompagner, et, tout en feignant )’ignorance la plus absolue de leurs 
tragiques projets, je me promis de les surveiller avee soin. 

Je remercial ma compagne en la rassurant, et, en dépit de ses 
priéres, je lui fis part de ma résolution. Un moment aprés les Indiens 
arrivaient, tenant en mains trois superbes mustangs, sur le dos des- 
quels nous eumes bien vite disposé les peaux de buffles qui devaient 
nous servir de selles; et nous partimes au galop, moi armé de ma 
carabine et de mon revolver, les deux Indiens de fusils 4 silex, 
dont ils paraissaient se servir avec assez d'aisance. 

Il y avait une demi-heure que nous allions ainsi, lorsqu’un bruit 
qui partait de derriére nous m’engagea 4 préter l’oreille. A n’en 
point douter, c’était le galop d’un cheval. Nous regarddmes, et & tra- 
vers les éclaircies de la forét nous apercdmes, venant sur nous de 
toute la vitesse de sa monture, ma fidéle Caloda, |’arc et le carquots 
en bandouliére, comme une amazone, et ma hache passée dans sa 
ceinture de peau. Lorsqu’elle fut prés de nous, elle nous dit que, bien 
que n’ayant pas été invitée, elle était venue parce que les femmes de 
sa tribu aimaient 4 partager le péril de ceux &' qui elles devaient la 
vie et le bonheur de revoir leur wigwham. Disant ces mots, elle re- 
garda fixement les deux Indiéns; mais eux, sans se troubler le moins 
du monde, me traduisirent, sur ma demande, ce que venait de me 
dire l’Indienne. L’incident vidé, nous poursuivimes notre route. 

‘Nous parcourdmes encore une douzaine de milles, tantét dans la 
prairie et tantédt dans la forét. Souvent les Indiens s’arrétaient pour 
étudier les traces; Caloaa et moi restions en arriére, tous deux préts 
& tirer 4 la moindre agression. Mais les Indiens ne paraissaient nulle- 
ment songer & leur: dessein; tout entiers 4 la chasse, les fumées 
‘seules des animaux les préoccupaient. 

Les Peaux-Rouges ‘sont vraiment d'une sagacité étonnante pour 
reconnaitre une piste, et c’est'parce que jen ai été maintes fois juge 
que je le répéte ici, aprés tous ceux qui ont écrit sur cette race. Ls 
pourraient au besoin indiquer le jour du passage d’un ennemi ou 
d'un animal quelconque; ils vous donneront trés-approximativement 
le nombre d’hommes et de chevaux, dont vous, Européens, ne ver- 
rez que les traces confuses, mais ow ils sauront, eux, discerner jus- 
qu’a la tribu qui les a laissées; ils vous diront si c’est une troupe de 
guerre ou une troupe de-chasse, etc., choses qui ne sont pas faciles, 
ear la marche des Indiens offre un caravtére tout a fait singulier : 
leurs pieds se posent toujours directement Pun devant l'autre, de 
sorte que Ja trace d’un homme imprimée sur la neige ne présente 
qu'une seule ligne étroite; aussi est-il presque impossible 4 un Eu- 
ropéen de marcher dans quelques-uns de leurs sentiers. 

A propos de cette extréme sagacité des Indiens, le P. Baraga rap- 


DANS LE FAR-WEST. 155 


porte un fait que je ne puis m’empécher de citer 4 mon tour. « Un 
Européen, dit ce missionnaire, déroba un jour dans la cabane d'un 
Indien un morceau de chevreuil que celui-ci y avait suspendu. En 
rentrant chez lui, un coup d’ceil a suffi 4 Indien pour lui faire re- 
connaitre le larcin et son auteur; il sort avec précipitation et se met 
a la poursuite du voleur. En route, il rencontre quelques marchands 
auxquels ils demande s‘ils n'ont point vu passer un Européen petit, 
ricux, et suivi d’un petit chien ayant ume petite queue; ceux-ci lui 
répondent affirmativement et le prient de leur dire comment il a 
eu connaissance de tous ces détails. — Voici, répondit |’Indien : le 
voleur est petit, car il a été obligé de monter sur un bloc de bois pour 
alteindre 4 la hauteur du morceau qu'il m’a dérobé; il est Européen, 
ses traces imprimées sur le sable ne permettent pas d’en douter; il 
est vieux, la petitesse de ses pas, les nombreuses haltes auxquelles 
ila été obligé, en sont la preuve. Il est suivi d’un petit chien ayant 
une petite queue, car il est facile de s’en convaincre aux endroits ou 
s'est arrété, et ot ses formes se distinguent encore sur le sable. 
En achevant ces mots, |'Indien continua sa poursuite, et eut bientot 
rejoint son voleur. » 

Je reviens 4 mes compagnons de chasse. 

A force de chercher, ceux-ci trouvérent enfin la trace d’un puma; 
nous la suivimes jusqu’a un terrain sec et pierreux, ot elle disparut, 
ames yeux du moins: Quant 4 mes Indiens, ils venaient de faire 
une découverte bien autrement importante que la trace d'un puma : 
Ja trace d’un troupeau de buffles. 

— Buffaloes! buffaloes! me criérent-ils. 

Je regardai. 

A un demi-mille de nous, en effet, un magnifique troupeau de ces 
animaux broutait paisiblement. 

Les Indiens ont deux fagons de chasser les buffles : ils les poursui- 
vent 4 cheval, et les tuent a coups de fléches et de carabine, ou bien 
ils emploient le stratagéme suivant : l'un d’eux revét une peau 
de buffle, et se dirige du cété de la plaine ot se trouve un pré- 
cipice; et Dien sait sil y a en Amérique, des précipices! Les 
autres entourent de loin le troupeau, excepté du cété duquel se 
trouve le faux buffle, et sapprochent peu a peu. Quand. les 
baffles commencent & apercevoir les Indiens, ils deviennent in- 
quiets et se préparent 4 la fuite. L’'Indien déguisé court alors en 
toute hate vers le précipice, et les autres jettent un cri terrible qui 
épouvante tellement le troupeau, que tous fuient avec précipita- 
tion, en prenant toujours la direction du masque qui les préeéde 
et qu'ils prennent innocemment pour un des leurs. Quand I’In- 
dien est arrivé au précipice, il se cache dans une fente de rocher 





156 SIX MOIS 


qu'il a destinée d’avance & Je recevoir. Les premiers buffles arrivent 
au précipice, devant lequel ils reculent, 4 la vérité, effrayés; mais il 
n’y a plus moyen de s‘arréter. La grande masse qui les presse par 
derriére ne manque jamais de faire tomber les premiers dans l’abime, 
ou ils trouvent naturellement une mort certaine. 

Nous n’étions ni assez préparés, ni en assez grand nombre pour 
chasser de cette maniére; nous résolimes donc d'employer le pre- 
mier des deux moyens. 

Aprés avoir fait un assez long détour pour éviter d’arriver sur eux 
dans leur vent, car les buffles ont l’odorat d’une finesse extréme, 
nous descendimes de cheval, et nous parvinmes en rampant jusqu au 
bord de la prairie. Alors, & un signal donné, montant tous a cheval. 
nous fondimes sur le troupeau, en I’entourant. Presque aussitét deux 
buffles tombérent, celui-ci atteint par l'un des Indiens, l'autre par 
moi. J’avais déchargé ma carabine, mais je m’étais réservé mon re- 
volver. Les Indiens s’en apercurent, et, me faisant force signes, ils 
m’engagérent a profiter de la présence des buffles pour en abattre le 
plus possible. Je ne voulais pas me priver demes moyens de défense 
aussi bénévolement, je refusai donc nettement. 

Cela ne faisait pas leur compte, car je vis celui qui avait encore 
son fusil chargé m'ajuster; je n’eus que le temps de faire cabrer mon 
cheval, qui recut le coup en pleines entrailles. Debout comme il |'é- 
tait déja, ce coup n’eut pas de peine a le renverser; il tomba sur moi 
de toute sa lourdeur, et si je ne fus pas écrasé, il me serait assez 
difficile de dire aujourd'hui pourquoi. Tout ce dont je me souviens,, 
c'est que mon cheval se releva aussi vite qu’il était tombé. Relevé 
moi-méme en un instant, j’ajustai mes Indiens et leur envoyai a 
chacun une balle; mais, tout étourdi que j’étais, je n’étais pas assez 
maitre de moi pour le faire avec précision; je les manquai. Toute- 
fois ils sentirent mes balles leur siffler d’assez prés aux oreilles pour 
en concevoir quelque peur, car ils jugérent prudent de ne pas atten- 
dre une nouvelle tentative de ma part; ils mirent immédiatement 
leurs chevaux au galop et se dirigérent vers la forét. 

Ayant alors jeté un coup d’ceil rapide sur la prairie, j'apercus Ca- 
loaa, que nous avions laissée cn arriére, se diriger de mon cdlé; en- 
tre elle et moi étaient les deux Indiens. Le danger était imminent. 
D'un bond je fus sur mon cheval; l’animal, profondément blessé, 
perdait beaucoup de sang et tremblait de tous ses membres; de la 
parole et des jambes je parvins néanmoins 4 lui communiquer un 
peu de !’ardeur qui m’animait, et il prit le galop sans trop de peine. 

Je venais d’avoir 1a une bonne inspiration; les deux Indiens, se 
voyant poursuivis, coupérent au plus court; ils quittérent Je che- 
min qu'ils suivaient et obliquérent 4 droite. Par bonheur, ils n’a- 


DANS LE FAR-WEST. 457 


vaient pas pris le temps de recharger leurs fusils, c’est ce qui sauva 
lIndienne, car ils leussent infailliblement tuée lorsqu’ils passérent 
non loin d’elle. Mais la brave enfant ne les manqua pas, elle. En- 
hardie par ma vue, elle décocha une fléche sur l'un des Indiens 
avec tant de justesse, qu'elle le blessa. Ou? c'est ce qu’il me fut 
impossible de découvrir sur le moment. Ce que je constatai, c'est 
que son mustang, auquel] nous le vimes se cramponner, l’avait été 
plus que lui, car sa marche se ralentit visiblement, pendant que 
celui de son compagnon fuyait, au contraie, comme le vent. Le mien, 
momentanément remis de son indisposition, faisait merveille. 
Toutefois la chasse fut rude, car le bandit avait de l’avance sur 
nous. Cependant, 4 un mille de Ia environ, son cheval, qui avait 
perdu beaucoup de sang, s‘abattit. Le cavalier, se voyant pris, se 
dégagea rapidement, et, grimpant avec agilité sur un escarpe- 
ment de rochers gue nous longions depuis quelques minutes, il 
sy cacha parmi les broussailles. L’y suivre edt été assez imprudent; 
ilme parut plus sage d’attendre que le lieu de sa présence me fut 
signalé par !ses mouvements. J'avais mis pied 4 terre presque en 
méme temps que lui; je n’eus qu'un pas 4 faire pour m’embusquer 
derriére une roche; de la j'ajustai le buisson ow je supposais qu’il 
devait étre, et je tiral, mais sans l'atteindre, car il riposta immédia- 
tement par un coup de feu dont la balle vint s’écraser sur la roche 
qui me garantissait. J’épaulai vivement ma carabine, et, au moment 
oa il sautait d’un buisson 4 un autre, en se tenant aux racines qui 
tapissaient l’escarpement, je lui envoyai la monnaie de sa piéce, 
c’est-a-dire une balle qui l’atteignit dans le flanc. 

Le malheureux roula dans le ravin; lorsqu’il arriva au fond, il 
avait cessé de vivre. 

La bonne Caloaa aprés avoir bouché le trou que lui avait fait ma 
halle avec du poil de cheval et de Ja terre glaise, m’aida a le porter 
dans un épais fourré; mais, avant de l’abandonner, se penchant sur 
ju : 

— Mauvais Utah, lui dit-elle, tu as été ingrat avec le visage pale 
qui avait rendu la vie et la liberté a Ja fille d'un de tes chefs; le ma- 
nitou t’a puni. Adieu. 

Cette oraison funébre terminée, je couvris I Indien de branches, 
autant pour le cacher que pour le garantir des insectes et des bétes 
fauves, et nous nous éloigndémes. 


158 SIX MOIS 


VI 


Ce ne fut pas sans peine que nous pimes retrouver le chemin de 
la demeure des deux Indiens; mais 11 fallait le retrouver 4 tout prix, 
car mes bagages y étaient encore, c’est-a-dire mes munitions et ma 
petite pacotille, toute ma fortune. Enfin, aprés bien des allées et des 
venues, nous découvrimes un ruisseau qui, ma boussole aidant, 
nous mena jusqu’au petit lac. 

li était nuit close lorsque nous arrivames 4 la case. Les deux 
squaws y étaient, attendant paisiblement. le retour des chasseurs, 
dont |'un ne devait plus revenir! Nous n’avions pas de temps 4 per- 
dre, car le second Indien pouvait arriver d'un moment a l'autre, ou 
bien élre occupé en ce moment méme. a ameuter contre nous les 
tribus du voisinage. Nous entrames donc résoliment. A notre appa-. 
rition subite, un colloque s'établit entre Caloaa et les deux Jndiennes, 
qui lui demandérent sans doute des nouvelles de leurs maris; quant 
4 moi, je mis immédiatement la main sur mes bagages, que je re- 
trouvai intacts, et je sortis pour reprendre Cadi, qui vint dés que je 
le sifflai. L’'ayant rechargé a l'aide de Caloaa, qui m’avait suivi, nous 
nous enfoncdmes immeédiatement dans la forét. 

Toute la nuit nous cheminames; mais, & la pointe du jour, haras- 
sés et mourant de faim, nous dimes songer a prendre un peu de 
repos et de nourriture. Je décliargeai Cadi, et, tandis que Caloaa al- 
lumait du feu, je me mis en quéte d'un gibier quelconque. Je n’eus 
pas 4 chercher longtemps : dans ces belles foréts de |’ Amérique tout 
abonde; une demi-heure aprés je rapportai au campement une dinde 
sauvage, gibier st commun dans la contrée, qu’1l est trés-fréquent ° 
d’en voir des troupeaux s’élevant parfois jusqu 4 cing cents tétes. 

Le repas lerminé par une excellente tasse de thé, comme toujours 
fabriqué dans la poéle, nous nous établimes a ] ombre, et je com- 
mencai 4 gouter les bienfaits d’un sommeil si bien acheté. 

Ii y avait deux heures environ que j utilisais mes loisirs en dor- 
mant, lorsque je me sentis saisir par la main. C’était la vigilante 
Caloaa qui m’éveillait. Je me mis sur mon séant, et, en regardant 
dans la direction qu’elle m’indiquait par ses gestes effrayés, j’en- 
trevis, 4 cinquante métres environ, un énorme serpent a cornes. 
Roulé autour de la branche d'un sassafras, le hideux reptile guettait 
un écureuil qui, pour lui échapper, s était blotti dans le creux d'un 


DANS LE FAR-WEST. 159 


chéne. Dés que l’écureuil montrait le bout de son petit museau, le 
serpent se précipitait dessus; cherchant mais en vain a introduire 
son énorme téte dans lasile de sa victime. La poudre et Jes balles 
ne me manquaient heureusement pas; je me Jevai et me dirigeai vers 
le redoutable: chasseur. A ma vue, et comme s'il edt pénétré mes 
intentions, 11 devint furieux, et, sans toutefois abandonner sa bran- 
che, il s’élanca dans ma direction en sifflant. Je m’arrétai et l’ajustai 
posément; il comprit sans doute l’attentat que je projetais contre sa 
personne, car, se déroulant vivement, il se dirigea de mon cdté en 
rampant. 

Caloaa m’avait suivi, et, 4 la terreur dont elle était saisie, je devi- 
nai que j'avais affaire 1a 4 forte partic. Je n’en attendis pas moins 
lennemi, préparé & lui livrer un combat aussi rude qu’il lui plairait 
de le rendre. 

Entre moi et lui il y avait par bonheur un obstacle : un chataignier 
tombé en travers du chemin; or il fallait qu’il montat dessus s’il voulait 
amiver Jusqu’a moi, 4 moins de faire un détour, ce a quoi sa colére 
sopposait évidemment. C'est 4 dix pas de la que je l’attendis, un 
genou en terre, la carabine épaulée, et le coude, pour plus de sureté, 
appuyé sur l’autre genou. Enfin je vis apparaitre son horrible téte : 
auméme moment ma baile la lui traversait d’outre en outre, mais 
‘sansle tuer. Prompt comme I éclair, il s’entortillaa une branche, et 
se mit.a lancer de violents coups de queue dans toutes les di- 
rections. C’était son agonie. Pen 4 peu sa fureur s'éteignit, et, s’etant 
dérquié, il tomba mort le long du chataignier. 

En le mesurant, je constatai que ce serpent avait huit pieds de 
longueur et environ sept 4 huit pouces de circonférence. Sa téte 
eat ornée de deux cornes, ou, pour mieux dire, de deux excrois- 
sances d'une matiére dure; il était d'un brun noir. 

A quelque temps dela, — on verra comment, — j‘eus lieu d'avoir 
des Indiens des renseignements sur ce curieux reptile. Si j'en crois 
ce quils me dirent, ce serpent serait le plus redoutable de tous 
ceux qui peuplent le Nord-Amérique. Non-seulement sa morsure est 
mortelle, me dirent-ils; mais sa queue elle-méme est une arme des 
plus dangeureuses, car elle est pourvue d’un dard venimeux comme 
ses dents. I] rampe comme les autres serpents; mais, lorsqu’il veut 
alteindre une proie,-il forme un cercle, puis, par un brusque mou- 
vement, il se détend comme un arc et s élance sur sa victime la queue 
levée et la pointe en avant, présentant toujours et en méme temps 
ses deux redoutables armes 4 ses adversaires : sa gueule et sa queue. 
Le venin de cette derniére est si puissant, ajoutait l'Indien qui me 
donnait ces détails, que, s’il arrive alors qu'il manque son but, et 
que son dard vienne a frapper par hasard un jeune arbre et pénétre 


160 SIX MOIS 


jusqu’a Ja séve, l’arbre dépérit -bientét et meurt en trés- -peu de temps. 
Je laisse aux naturalistes ¥appréciation de ces faits et je retourne a 
mon'serpent. «' :! ae 

Avant de lui dire mon éterne? adieu, je voulus emporter du vilain 
animal ‘un souvemir qui, plaeé sous verre 4 mon retour en France, 
putt 4e rappeler sans cesse' & ma penste; a cet effet, je cherchaia lui 
ehlever ses cornes; co! furt ery vain; je le regrettai, lorsqu’ en ayant 
causé plus tard avec un naturaliste de me¥ amis, j'appris que cet 
ornement était chose: tpés-rare. Par curiosité je Jui ouvris le ventre. 
Et:quel. ne fut pas alors mon’ étonitement'en en voyant sortir, tout 
étourdi, mais bien vivant, un charmant petit oiseau qui se mit peu & 
pea-® sautiller et qui; eH fin ‘de: ‘ebmpte, Santi ‘dans le fourré ot je le 
perdis de vue: J'avoue que je restii assez surpris’ j ‘ignorais alors que 
ce fait se représente fréquetmmentt , et que lorsya’un Indien rencon- 
tre un serpent endormi eét'faisant'sa digestion, il'ne manqte jamais 
do ie 'frapper A. coups ‘de baton ‘suirfa''féle, et-de le forcer’ par ce 
moyen a rendre la proie qu'il a daris Yestorhac, ef qui en sort sou- 
vent. vivente dua pet prass pei 

Les Indiens pouvant étre & notre recherche, je nejugeai pas oppor- 
tun de m’eccuper davantage ‘d’histdive naturelle.’ Nous continuames 
notre: route, et le lendemaim matin nows atteignions une riviére que 
je crois étre le: haut du Rio-Colurady:-En cherchant un gué, nous 
trouvames des traces ‘d’Indiens.'‘Calofad les’ examina attentivement; 
c'était, suivant Vexpressioti indierme, un sentier de guerre. » Quelle 
était Ia nation qui Yavait laissé? Voll cé que nous ignorions; mais 
tous déux' craignions’ fort ‘que''¢e ‘ne fat édlle dés Timpanogos. En 
examinant-&' non 'toiit; je remaraitdi ‘qu'ils avaient campé de l'autre 
cété de la riviére, et qu'tls pouvhient ‘tre une centaine. It n’y avait 
pas longtenips qli'ils Staiént partis,” car ‘lds “cendres de leurs feux 
étafetit exiedrie chaudes! des os de buffles tatent jetés ch et 1d. 

Je craignis ‘un ‘moment qué ce parti ' ne fit dé la tribu des deux 
Indiens : trappeurs;' mais, en--y réfiéchissant; fé pensar avec raison 
qu’i}. n‘était puére' pdssible qu’ull aussi prand nombre d’individus 
eussent qurtte feurs ‘bteupations pour cdurrr'aprés un homme et une 
femine: Jé n’en pris pas moins toutes Tes précautions éxigées par la 
priidéence ‘et charigedi‘de'route:’-'''' 

Rien ne ‘sxurait donner Yidée'de'fa ‘nature luxuriante au milieu 
de laquelle nous ‘nous trouvions.' ll sémblait que’ toutes les essences 
des foré(s américaines sé fassént ‘doiihé rendez-vous sur ces bords 
fertiles.-Parini ‘ces ‘arbres mragnifiques; et dont beaucoup d'espéces 
ne sont pus contiues en Europe,’ te cédre dominait, sinon en nombre, 
du moins en majesté. ' - 

La largeur ét-l'élévation que 16s cadtes. atteignent dans les foréts 


DAN> LE FAR-WEST. 161. 


du Nord-Amérique est prodigieuse. J’en ai mesuré plusieurs qui n’a- 
vaient pas moins de 30 et 35 pieds de périmétre. Un de ces géants, 
vaincu par la tempéte et que le feu avait miné, me donna a sa base 
12 pieds de largeur; le nombre des couches concentriques de 
son tronc étaient d’environ 6,000, ce qui lui donnait 4,000 ans a 
peu prés. Les branches de ces colosses s’entrelacent au-dessus de la 
forét, a laquelle ils font une seconde cime, et la voute qu’ils forment 
deleur sombre feuillage est si touffue, que les rayons du soleil ne 
penétrent jamais 4 leurs pieds; de magnifiques plantes y vivent 
néanmoins, engraissées seulement par l’humus fécond de cette na- 
ture plantureuse. 

Sous nos pieds des milliers de plantes fleuries, d’excellents légu- 
mes, des fruits délicieux, s’égrenaient et s écrasaient sans que nous y 
prissions garde, c’étaient des oignons doux, des champignons, des . 
pois, des fraises, etc., tandis que Jes pruniers des prairies, les mi- 
ners, les groseilliers, les framboisiers, les pommiers, secouaient sur 
nos épaules leurs branches chargées de fruits. 

Ce fut dans cette forét que je vis pour la premiére fois la vigne 
américaine; ses ceps puissants garnissaient jusqu’au faite des arbres, 
dans les branches desquels s’éparpillaient des grappes qui me paru- 
teat d'une grosseur monstrueuse. J'y trouvai aussi en grande abon- 
dance le persimon. Ce fruit, gros comme une prune, est de couleur 
tcarlate; comme celui du tamarinier, il renferme quatre ou cing 
amandes; mur, il est doux et d’une saveur exquise; mais les Indiens, 
qui s'y connaissent, ne le mangent qu’aprés les premiéres gelées. 

Je n’en finirais pas s'il me fallait citer toutes les espéces de fruits 
dont abondait ce merveilleux jardin. Par malheur il en était de cet 
Eden comme de |’Eden biblique, et de tous ces arbres comme de 
larbre de science : les serpents y abondaient. A tout moment nous 
wyions le ruban moiré de leur peau glisser dans l’herbes je marchais 
devant, sage précaution, car j’épargnais ainsi 4 nos deux compa- 
gnons des morsures, dont j'étais garanti, moi, par mes guétres de 
cur de coyotte. En quittant Grass-Walley pour retourner en France, 
le vicomte d’Q..., mon ami, m‘avait légué d’ailleurs un flacon d’al- 
clique j’avais toujours 4 portée de la main. Les Indiens, eux, n’em- 
ploient pas, on le sait, cet ingrédient; ils se servent d'une plante dont 
effet est souverain. Je Je constatai en traversant cette forét of nous 
hous trouvions. Caloaa, ayant apercu un nid de geai bleu dans les 
branches d'un cerisier, y mit la main pour s emparer des ceufs qu'elle 
supposait y trouver; mais 4 peine y avait-elle introduit les doigts, 
qelie poussa un cri. Je me précipitai vers elle, et vis qu'elle 
‘enait d’étre mordue par un jeune serpent a sonnettes qui y avait élu 
domicile. Au plus tot jetirai mon alcali de ma poche; mais, avant que 

Mos 1862. i 


462 ‘*' SIE MOIS 


j eusse pu luien mettre sur ga plate, elie avait bpoyé entre deux pierres. 
quelques feuilies.de la plante dent je:viuns de parler, et se l'était ap- 
pliqué sur:sa morsare; deux heures apreés il n'y: paraissait plus. 

Indépendumment ‘des serpents! 4 ‘sontettes,'dont le nombre était 
st grand qu’'en l’espace d'une heure j’en' tuai ‘six & coups de baton, 
je’ rericontrai aussi une ‘autre “espéce de serpents dont la morsure 
n'est ‘pas venimpuse; maks quiyay dire: des Indiens, sont beaucoup 
plus dangereus. lis ‘sqnd, prétendent-ils,'d'une force excessive, et il 
est rare qu’ils ne vous étouffent pas lorsqu’ ils parviennent 4 vous en- 
lacey. o: AM Fairer Yap 

Je remarquai encere.de belles varsétés du genre écureuil, particu- 
liérement ‘de ceux qu'on nomine renerds gris, et dont |’ agilits est 
telle, qu’ils sautent parfoss d'un arbre 4 un autre, une distance de 
trente pieds séparat-elle ces arbres. J’y vis aussi des écureuils vo- 
lants, ainsi nommeés & cause des appendices de peau qu ils ont de 
chaque cété du corps et qui tes soutiennent en lair; mais les plus 
beaux de tous étaient les écureuils de terre: leur fourrure uni- 
formément rayée est vraiment admirable. 


er VII. . 

Tout en cheminant, certaines marques blanchétres que je remar- 
quat sur plisienrs arbres ‘attirérent mon attention: Je m‘en.approchai, 
et reconnus qu’elles provenaiént, non point d'une fantaiaie de la na- 
ture, mais du fait de haches. /appris alors de Caloia qu’au désert 
les Indiens’ marquent auisi teur passage afin de ‘pouxomr opérer plus 
rapidement leur reteur.:.- - 

Ces indices certains du.passage des Indiens me donnérent a réflé- 
chir;' cavils paraissaient d'une date réeente; il n’était que trop per- 
aitis deicroiné que ceux.qui les avaient' fails ne devaient pas étre loin . 

‘Maintenant quels en étaient les auteurs, voila ce qu'il était assez 
difficile ‘de déterminer. Nous therchémes par‘terre : -partout ce n’é- 
tait du’herbe et: mousse, done aucun -indicé capable de.nous guider. 
Enfin nous arrivames & un endroit ot. le sentier traversait une espéce 
de fondriére; la nous vimes parfaitement imprimées des semelles de 
souliers mélées A degmooassinb.rie- sy a) ticle 

— Mejicanos! meodit: Vindieane en me rootitrant l'cenpreinte des 
souliers. We ane 2h etd 

Seuls, en effet, les Mexicains portent des souliers au désert. di res- 


DANS LE ‘FAR-WEST. 485 


fait toujours a savoir quels étaisnt leugs propriétaires:: s'ils apparte- 
naient 4 I’honnéte corporation des trappeurs, ou a: celle. moins cather 
lique des maraudeurs.... La: curiesilé l’emportant, je continual & 
marcher, et au bout de vingt minutes nous entendimes des.caramba! 
des carai! qui me prouvérent que Caloaa ne s était pas. trompée sur 
la nationalité des voyageurs. Gomme. plusieurs bouquets‘ de: hrous-. 
sulles nous en séparaient, nous pimes nouns en approcher .d’assez 
prés pour entendre ‘deur conversation, Aaquele me: perut irds- 
animée. ann dey 

Ns parlérent. ainsi. cing minutes environ, puis un grand silenee se 
fit, Craignant d/avoir:été/déeouvert, je mhe‘tapis derrire un. arbre ; 
mais ce silence. avait un tout eutre:motif, car.au;méme moment wie 
wix nastilarde retentit :qus.entonna, accompagnee de: la mandoline 
de rigueur, In eansew popalsita : re tr 


. » -f td6 ’ r 4 ‘ >! 
boat, ro. Lae nities, se Mejin ane 
Bot fy Conmingo tot ay woo. 
Al cielo saltandas, | 
Enel fandangd!) oT eet eee ed 
En el fandango! 
Etc., etc. 


Quand la romance fut achevée, des applaudissements se flrent en- 
tendre, qui me donnérent une meilleure idée dela bienveillance des 
anditeurs que de la justesse de leut oreille. Je dois avouer d’ailleurs 
que je n’ai jamais entendu un Mexicain chanter avec godt et en ‘me- 
ure, ménte dans‘unsalon : demander de seatiment.én plein: Far- 
West, c’edit été se montren bien exigeant, surtout lorsque les dilettanti 
appartenaient a cette classe particuliére d'individus. ow on nomme ¥e- 
gabonds .en France, et voleurs partout. 

A en juger par leur costume, c’étaient bien en effet des doumeyre 
des prairics. lls étaient vétus de chemises de-chasse, esptee de'blowse 
d'origine indienne,: semblable a celle de nos -charretiers, et dont les 
bords étaient:ornés de franges toulticolores. -.A leur ccinture de cuir 
travaillé était passé’ une-haehe. Une gibeciére ornée de'figures et. de 
devises‘ brodées leur pendait- sur le:dos; un -pantalon:de peau de 
coyotte ef des guétres:'de méme: étdffe: compiétaient: |'accoutrement, 
avec une hache. ou un long couteau enfermé dans. une gaine de cuir. 
lis avaient aussi. des Tusils et des pistolets. En comptant ces hornmes, 
} entronrai vingt.. i 

Leur intention était de passer la nuit. au bord de. la mare ott 
ils ayaient»ait.halte,: car iks avadent: allumé.des feux-aurquels se 
rétissaient, suspendus & des branches de saule, des quartiers de ve- 
Raison. . . . . ot by rc ere a mo 


é 


164 SIX MOIS 


eee ee 9 ee ee ee | 

Aprés.avoir examiné si les capsules de mon revolver étaient bien 
sur leurs cheminées, je retournai vers Calofia, qui m’attendait & une 
petite distance avec le mulet, ét'nous continudniés nbtre route; un 
instant aprés nous étions'en vue.: 6° UE 

En nous apercevant, ils se levérent tous et se dirigérent de notre 
cété; mais, avant qu’ils nous’ ‘eussent éntourés, j'avais saisi mon 
revolver, bien décidé 4 casser la téte au prettlier' qui aurait tenté'de 
nous attaquer. Je ne sais si ce fut'la fermeté dé non utlitiide qui leur 
imposa, ou s’ils ne songeaient pas 4 nous traifér en ennemis, tou- 
jours est-il qa'ils m‘accueillirent atssi poliment ‘que je lé pouvais 
désirer. Doué’ d'un caractére ‘assez confiant, je croyais déja n’avoir 
rien 4 redouter d’eux, lorsqu’un cri poussé par Caloéa me fit tour- 
ner la téte de son cdété. Je vis alors un des sefiores qui, la tenant par 
la taille, ne cherchait ni plus ni moins qu’a l’embrasser; le crime 
n’était pas grand ; mais ce sans-fagon me déplut. J’allai vers le dréle, 
et, lui posant les gueules de mon revolver sur le front tandis que de 
l'autre main je lui serrais le poignet avec assez de force pour le faire 
crier, je l’eus bientét contraint a lacher prise. Pendant qu'il cherchait 
4 s’excuser : 

— Sefiores, dis-je 4 ses compagnons, est-ce la paix ou la guerre 
que vous voulez? Moi, je désire la paix; mais, si vous préférez la 
guerre, je l'accepte, si nombreux que vous soyez. 

— Nous voulons aussi la paix, me répondit celui qui paraissait leur 
chef. Et si vous vous offensez de l’action de notre camarade, vous avez 
tort; car son intention n’‘était pas de vous étre désagréable, non plus 
qu’ cette belle enfant. Ce qu’il en faisait, c’était pour plaisanter. 

~~ Eh bien, lui dis-je, votre compagnon s'est trompé, cela ne 
m’a pas fait riredu tout. Et s'il est en veine de facéties, qu'il en trouve 
d'une autre espéce, car je lui interdis formellement de recom- 
mencer. : | 

is insistérent de nouveau pour me persuader de leurs bonnes inten- 
tions ; mais leurs paroles juraient trop avec leurs maniéres pour que 
je m’y fiasse @ eux. Aussi, refusant de boire et de jouer, ainsi qu’ils 
me l’offraient, et prétextant un retard dans mon voyage, je leur an- 
noncai que j'allais poursuivre:ma route. Lom de s’y opposer, ils me 
souhaitérent bonne chance. Ils m’eussent dit en me montrant le 
poing : « Toi, je te retrouverai, » que c’eut été pour moi absolument 
la méme chose, car, au fon avec lequel ils me fhisaient ces souhaits, 
il n’était pas malaisé de deviner qu’ils n’étaient pas de trés-bonne 
humeur. ' | fo 

‘Le revolver &la main, je ,disparus derriére les troncs d’arbres, 
afin que, dans le cas vt ils se rayiseraient, je pusse tant bien que mal 
soulenir leur attaque. J’en fus heureusement pour mes craintes; et 


DANS LE FAR-WEST. 165 


je men étonnai, car i] est, yane.qw'ay, désert, des rencantres, sembla- 
bles tournent 4 l'avaniage. u plus faihle,..,,.,, Ab radi eM petty, 

Trois jours aprés cette entrevue, je, fis une, découverte qui, m/inté- 
tesa vivement: celle de fombeays.de chefs ulahs, C’étaient de,peliles 
cabanes faites de branches |iges, aver du jonc at fermées de elle sarte, 
quil était impossible, méme, aux, carpassiers les plus rohustes, de 
penétrer dans Vingéripur AY, PpiLign, @, agsis, sur, un sigge de bran; 
chages, était le cadavre du guerrier,revélu de son plusbeau costume 
elle visage peint. A ses, cAtés élaient, ses armes,: spn tomahawk, son 
arc et ses tléches, ainsi que des provisions de bouche : du mais, de la 
mousse de pin, dela viande séchée, . .,.., . . i 

Cest un usage commun & tous ibs Indiens, du nord de l’Amérique 
den agir ainsi avec les dépouilles des étres qu’ils ont perdus, soit 
quils les enterrent, ou qu’ils les exposent sur des claies élevées au- 
dessus du sol, ou bien dans de petites cabanes semblables a celles 
que je viens de décrire. Ils supposent que les dmes des défunts, 4mes 
quils considérent toujours comme des personnes, doivent faire un 
long voyage avant d’arriver dans le territoire des félicités, et que 
durant ce voyage elles éprouvent encore tous les besoins auxquels 
hous sommes assujettis dans cette vie. Aussi leur donnent-ils toyjours, 
ainsi que nous venons de le voir, des armes, du tahag, des,provi- 
sions. roe, one vate ey 
Quant 4 l'usage de couyrir les morlts d’ornements, il,n’est .pas 
repandu dans toutes les nations indiennes; les Dtahs,,epx, pepsent 
qun Indien qui sp,présente pauyre.et sans ornements A l'entnée de 
lterre de félicité nest point admis, ef se trouye obligé de ravenir 
surla terre gp d’errer dang un¢.miseye.éternelle,.. 

Aux provisions quiils,déposent dans. les tomhes les Indiens en ajou- 
lent de fraiches dessus; ces provisions sont consommées durant la, 
nuit par des chiens qu des loups, affamés,;, maig.les, Indiens.croignt que 
les dmes, lorsqu’elles manquent,de nourriture, ;reviennent .en .cher- 
cher sur le tombeau qui conserve Jeur conps: aussi, les parents dy, 
défunt les renouvellént-elles des quielles ont.disparye os. utel 

Uh momepf aprés nous, gravissiang un monticule.au.sommel, duquel , 
hous nous arrétames, 5... pyeeey ae begeabt ct ap fen afbetten 

Une plaing ipamense,s stendait devant ppous, limitée au sud-ouest 
par des montagnes qui he, me parurent.pas assez Gleyées pour etre leg . 
Rocheuses; ma carte me,diseit suffisamment, d'ailleurs qu'il me fal- 
lait marcher encore pour les atteindre. 

Aprés avoir examiné aitentivement,/’ har zon, je crus apercevoir un 
peu de fumée sortir d'un -hois sityé, dans, le sud, Elle était produite 
par un feu d’Indiens assurément, mais fle guels Indiens? Le voisinage 
des tombeaux prés desquels nous venions de passer indiquait assez 


166 SIX MOIS DANS LE FAR-WEST. 


que ce ne pouvait étre qu’un campement utah. Rien ne s’opposait 
donc & ce que je poussasse plus avant. Nous repartimes, et deux 
heures aprés nous atteignions la lisiére du bois dont je viens de 


parler. 
Un étrange spectacle nous y attendait. 


Baron E. pz Wooan. 
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La suite A un prochain numéro . 


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ae ft add di faethe! 


MELANGES 


~ 
4 


LES PERSES D’ESCHYLE 


ET LA FRTE DE JEANNE D’ARC A ORLEANS. 


fl ya maintenant deux ans, 4 peine revenu de Syrie & Athénes, assis sur 
les marches du Parthénon, je-cherchais-un-soir-dans Je spectacle de la na- 
ture et des monuments une distraction aux funébres souvenirs que j'avais 
rapportés des champs de carnage du Liban. C’était l’heure, incomparable 
dans I’Attique, oi le soleil, au moment de disparaftre derriére lhorizon, 
s‘allume d’un éclat plus brillant encore qu’au milieu de sa course. L’antique 
Hélios régnait dans toute sa splendeur, selon la belle et poétique expression 
des modernes Hellénes. Son disque, dont les regards ne pouvaient suppore 


ter la lumiére, semblait reposer sur la cime des montagnes de Mégare, . 


enveloppées d'un nuage d’or. Les derniers rayons de l’astre du jour ve- 
naient frapper comme des fléches de feu les édifices immortels élevés par 
Ynésiclés et par Ictinus; sous leur baisers le marbre lui-méme, s’illuminant 
dune teinte vivante, semblait s’animer et ‘palpiter, et les vierges du Pan- 
drosium, éternellement immobiles dans leur chaste vénusté, paraissaient 
prétes 4 descendre des murailles pour commencer les chceurs de la danse 
religieuse en l’honneur de Pallas. Les montagnes qui, dessinant un cirque 
gigantesque, entourent Athénes et la plaine de la Cécropie, se teignaient 
des couleurs les plus éclatantes et les plus diverses. Sur le Parnés, dont la 
cime couronnée de sapins et la grandiose crevasse qui le partage en deux 
dans toute sa hauteur semblent dessinées par le plus habile des paysagis- 
tes, s étendait une vapeur violette, dont la teinte rappelait celle de l’antique 





468 MELANGES. 


pourpre tyrienne. Le Pentélique, pareil au fronton d'us temple élevé par 
des géants, baignait dans l’azur; enfin l’Hymette faisait-oublier-ses formes 
molles et un peu indécises par les merveilleux. reflets roses:dont se coto- 
raient ses rochers. Pas un souffle de vent ne venait:rider les flots du'golfe 
Saronique, tranquilles comme ceux ‘d'un: lac;et étiftcelants comme One 
nappe de meétal en fusion, sur’ Jesquelsise ‘dessinajent,| ainsi qud des mabses 
sombres, les crétes abruptes d’Kgine et de Méthana. Au delade: cette men 
paisible, 4 V’extrémité de l’herizon, 1'ceil découvrait les montagnes du Pélo- 
ponnése, dont les formes .s‘estompaient sur te otel,1déja- nb yées' dans les 
brumes du crépuscule. Toute agitation était suspendue dans 1a! nature, : et 
homme seul continuait le mouvement de sa. vie soujours abtive, oémme 
pour témoigner de cette loi divine qui le condarmne.é te-mianger son pain 
qu’a la sueur de sgn front. Du pied de. la colling les mille:bruits confus..de. 
la ville s’‘élevaient jusqu’aux temples déserts et.contrastaiont :avec :-1a-eakme: 
répandu tout alentour. : re 

Quelle heure et quel lieu aurait-on pu trouver plus propices 4 ka réverte? 
Sunium, Athénes, Eleusis, Salamine, Mégare, Cotinthe, Egine, Bpidaure, 
l'Hymette, le Cithéron, le mont Panhellénien, le Gyliéne,-au loin. les cimes 
4 peine distinctes du, Papnagse et de l!Hélicon, tele Gaient-les: points qu-em- 
brassait mon regard. Ou rencontrer ailleurs dans te:‘monde autant de grands 
noms et de grands souven#s accumulés dans un:.ausst Strott espacef J'es— 
sayais de reconstituer dans mon imagination le choc des flottes’gnecque et 
persane dans le détroit de Salamine, le pompeux.-départ: de- la. théerse.sa- 
crée quittant, sur des vaisseaux -paréa de bandelettes -et de ‘guirlandes :dé- 
fleyrs, le port du, Pirée pour se rendre 4 Délos,:Ja procession ded inttyés 
s'acheminant vers Eleusis au travers.des dafiléa du mont Corydallus, et Péri- 
clés, entouré de Phidias, d’Ictinus et de: Mnésiclds, .dirigeant tes: travaux de 
la colline de Minerve. 

Je me représentais aussi le jour ot un pélerin au visage austére, enve- 
loppé du manteau des philosophes, simple dans sa mise et dans son main- 
tien, débarquait 4 la plage de Phalére et venait sur l'Aréopage précher 
aux Athéniens le Dieu inconnu mort sur ja croix pour le salut de tous les 
hommes. Je voyais l'antique superstition vaincue par la foi nouvelle dans 
son plus auguete sanctuaire, et la Vierge Méne remplacant Pallas Athéné 
dans le Parthénon, Puis, je me reportais aux tamps. funeates: ow le. torrent. 
de la conquéte rousulmane s‘était. précipilé sur la Grace, entrainant avec 
lui les féaux que la race d’Othmam a, répandus partowt: of elle.a posé le 
pied; temps ot: le chef des ennuques noirs dictail deg. lois'a ta patrie de 
Socrate et de Platon, ot le Parthénon était une mosquéa, le temple d'kreche 
thée un harem, les Propylées une caserne de janissaires, ot du. haut: de 
la citadelle de Cécrops le muezzin annongait Ja priére de Mahomet 4 la ville 
dans laquelle saint Paul aanonca la bonne nouvelle, dans laquelle vaeut 
Denys l’Aréopagite. Ii me semblait enfin assister au jour ot la liberté, sor- 
tant du sépulere ou les oppresseurs croyaient l'avoiy enfermét 4 jamais 
sous un triple sceau pour: qu'elle ne pat point: réssusciter;, comme. les 
princes de la Synagogue avaient enfermé le corps du. Rédempteur, x6- 
veillait les Ames endormies depuis quatre siécles dans la nuit de la servitude 


eetigee te 


MELANGES. 169 


Eme de cesgrandes:seénes qui se retracaient vivantes 4 mon imagination, 
je réurtissais dans ma pensée les poétiques réminiscences de la Gréce an- 
tique aux souvenirs des guerres chrétiennes.- Mes yeux cherchaient dans 
les plas lointaines brumes de la mer ce rocher stérile qui s’appelle Hydra 
e¢ d'or partirent les flottes qui firent trembler jusqu’a l'orgueilleuse Stam 
heal, aussi bien que l’fle qui: vit' le désastre de Xerxés; ‘ef fe’ Parthénon me 
paraisedit vehérable dt gtoriewt par jes traces des boulefs dont ses murs 
a ses eolonnes sont labourés, ‘comme on Vieux drapean noirci 4 la fumée 
devingt batailles, tout lantant que par ies:diewx et les héros qu’ya sculptés 
lamamde Phidias; Ce Et, | 

«Ah! me disais-je, comment peut-il se trouver des hommes assez aveu- 
eles pour nier‘ les -bienfats dela liberté et'blatphémer son nom? Ce 
peuple qui s’endort sans inqwi¢tade:- du: lendemain au sein de la paix et de 
la prospérité’ était, il y a trente dns, eh proie aux souffrances del’esclavave. 
les champs, maintenant fertiles, ne connaissaient plus Je travail de la 
durroe. A la place ‘ott séléve wnd ville animée et florissante, on ne voyait 
quun anfas de wé combres produits par la barbarie. Et l’on se demande 
rit encote ou sont pour um peuple les fruits de l’indépendance'! Sur cé sol 
dsssique, moins que sur tout autre, il est permis'de douiter de’ ta Kberté. 
Cest dans ‘les annales: des siéeles de gloire de la Gréce que nous allons 
chrcher ces enscignements de constance et de patriotisme qui relévent 
lame au milten' des défattlanees de la vie, et qai montrent aux vaincus des 
grandes causes autre ‘chose a faire que ‘pleurer et courber la téte; c’est 
dans tes souffrdnces et ‘ces efforts pour renaftre que les peuples asservis 
apprendront que l’ompett réconquérir'ses droitspar les voies de la jus- 
lice, sans paetiser aveo ta cause dds modernes Erostrates, et placer la croix 
suries étendairds:des combats pour fa patrie. » ' - 


po I 


En assistant,‘ il ya: quelques jours, 4 la tragédie des Perses{d’Eschyle, 
que faisait représenter & Orléans dans son palais épiscopal, par les éléves 
de son petit Séminaire,’ uv prélat qui marche ala téte de f'Eglisé de Frahce 
etqui compte aw riombre des plus belles gloires que I'Eglise universelle 
pisse enregistrer de ‘nds jours,’ je’ sentais ces impressions se réveiller en 
mor avec tine singuliére vivacité. | 

D'ou viet qu'une tragédie si simple, si dépourvue d'action et d’effets de 
sine, qui se rdpfiorte' A des événements si éloignés par le temps et par 
espace}. est-en possession de: remuer toujours jusqu’au ples profond de nos 
dimes? D’od vieht:que nul de nous ne:saurait demeurer insensible oux sou- 
veers :de Marathon, de Salamine et de Platée? Est-ce uniquement une im- 
pression d’enfanee, ‘influerice du bon Rullin et. de'ses enthousiasmes naifs? 
Non, car c'est la-denfe de nos admirations scolaires qui résiste au progrés 
de I'lge, et qui, tandis que les autres’ s’effacent, grandit chaque jour. 


170 MELANGES. 


En étudiant plus sérieusement l'histoire, neys apprenons 4.douter de lin- 
corruptibilité de Démosthéne, qui un jour se Jaissa acheter par Harpalus; 

de la vertu de Phocion, qui n’était qu’wn sage politique conseillant de céder 
au plus fort et de trouver sa raison la meilleure;.de la pidté avec laquelle 
Paul-Emile faisait tous les matins sa priére-4: Jupiter Capitolin; du désinté- 
ressement des Gracques, patriarches du socjalisme; :de lagrande Ame de Cé- 
sar, qui n’était qu'un Catilina de génie et dont l’exemple a enfanté. tous les 
despotismes modernes; ‘du patriotisme de Brutus, ambitieyx.& Rame et 
usurier avide dans les provinces; du lib arslisme des républicains de Rome, 
qui voulaient pour eux seuls une liberté achetée au prix. de, l'esclavage du 
monde, etc., efc.; mais plus nous étudions l'histoire, ‘plus la lutte de 
la Gréce contre les ‘Perses sillumine d'une aupéole de ghoire et de splen- 

eur. . 

C'est qu’a Marathon, 4 Salamine et a Platée, ilne s‘agissait pas seulement 
de savoir si Athénes .et Sparte payeraient ou non un tribut au grand roi et 
reconnaitraient sow autorité suzeraine. En, méme temps que. celle de leur 
indépendance propre, les Grecs défendaient la-cause éternelle de la liberté 
et de l’indépendance de l'homme. Si les: arts, les:lettres, les sciences, la 
civilisation tout entiére,'ont trioraphé de la barbarie et se sont dévelappés 
dans le monde, si J‘univers n'a -pas été écrasé dans. .]'avilissante servitude 
des monarchies de I’Asie, si homme. a Teligiensement conservé dans son 

coaur les idées de patrie et de liberfé, si Ja raigon naturelle et la:réaction de 
la conscience ont sapé.\'édifice monstraeux et immoral du grossier pan- 
théisme venu des bords de I’'Euphrate et du Nil. dang les sanctugires. paians, 
si ja parole du Christ.aitnouvé sur Ja terre des. Ames prites 4 Ja. receroir.ot 
at le bon erdin powvaill germen, .nows le devens aux combats des Hellénes. 
Le jour ot Vavalanche de. la barbarie_asiatique fut anrdtée A ta mémeheure 
par. Thémistocle-sur Jes flots:de Salamine, et par Gélon dans. les: plaines 
d’Himéra, a été avant la naissance de lhomme-Dieu le-jeour He tous:le plus 
décisif pour les.degtinées. du. monde; Je souvenir n’en est pas: particulier ‘4 
la Gréce, il. appartiant 4 tous les‘peuples civilisés, © la 

Bien des batailles ont été livrées sur la terre et sur la: mes, tbatmlles a6 

se sont’ abishés.des empires, et ot das peuples ont trouvé l'aurere de-leur 
existance} bieh des grandes armées ont até. ancanties par les. hommes on 
par.la main de Dieu, vengeur du faible opprimé; bien.des flottes ont disparu 
au souffle. de lange des combats; l'histoire se..campose en, grande partie 
d'événements de cette nature, Mais au milieu de cas annales indéfiniment 
renouvelées des luttes de I'humanité, deux. noms brillent pax:desaws tous 
les autres d'un éclat ineflacable, Salamine et: Lépante. Ce sont: les. graiies 
journées de la civilisation contre la berbarie, de 4a lumiése contre les tén’- 
bres, de la liberté contre )’oppression. Bien des événemants plus bruyents 
au moment oti ils se sont accomplis, ef que l'on croyait: destinga, &changor 
la face du monde, disparaitront.de la mémoire des peuples; mais, .tent quil 
demeurera des hommes sur la terre, caux-la ne seront pas Oubliés. Vivants 
comme au premier jour, ils exflammeront encore Jes Ames généreyses ¢t 
resteront Jes immortels symboles du dévouement a la liberté et a !a patrie, 
quand les noms d’ Alexandre, de César, de Charlemagne et de Napoléon se- 





MELANGES, rf 
ront passa’ ona ls loans febuleux dont. les noeges enveloppent cola: de 
Steostrfs.:. 


Les orice’ Eachiyle ott dignes de exploit qu ‘ls. oélabrent. “Aussi tyri- 
dreindfique; ‘cette ttagédie est le plus bel frymne de triomphe et de 
hherté.qu’tmne botidite’ hutneine ait evitonné. Nous-n’essayerons pas de }'ana- 
lyser,paprés led papes admirebles qué M. Villemain ¥ a’ consacrées, et aprds 
Fintéveésant trevail; pablé péwy'la ptemidre foie dans'ce recueil,.od M. de: 
Mervelitié a montid eave de ‘Wives et frappantes couleurs; les.accents du 
potte-koldat de Marathorr et dé Sulamiine, réveiftant le patriotisme des grands 
homases de id Grécemnedernd ot pretudlint Netix eombats data latte: de in- 
dipemilances 6 te EE et atthe ete a, 

Leipodsie dranbatitjud dew Greas ‘4 produit: nombre’ a’ tninritebloe moddles 
qui, depuis plus de'vingt siécles, sont en possession d’exciter une adntira- 
Gen téujours: howvelie; ‘mais ‘dims lea’ couvred d'Estiryle, 'de'Sophoele et 
d'Euripide, il'n'dn- set pas ufie plus ovigitale et plus preeque qae les Perses 
Jamais sujet si’ ‘simple ote ohoiki: par unt ‘poste. Une Woavelle impatiem- 
mané -attendue qui arrive et qui ‘est flinebte, volta toiite 1a pidce. Mais quelle 
merveilteuse gradativn de derttimentsydepuis: o6 Cheeur d’otvertove ov les 
vielards A eet Nerkés a obit ‘1e:noim de-gotvermer sun empire,. s'inquié- 
tent de ne fias révevbirtde nowvalles de-l’grmée;. et énininérant sang pouvoir 
se rasinirer les ferdes tarnennes dé Fempive ides Perses, jasqu'd cette scane 
qui tevnaine l'puviege-bt.0d-te-degpete vatnoa, qui a: perdu: la fleur doses 
says, rentra en fayard dans sow palais; peureuivi par des tnalédictions.de ta 
foals qui lui) demande: cduipte des: sdidats et ides gendrauk tombés: pour 
tatisftire soa ambitiqu démestiréa) Changes jes noms’ et :les icostumes} et 
vous nifer le tableau tonjours. ftappant ct toujours 'vrei-des legons que: da 
Providence sé -plait 4  infliger:a't'ergueil:' dai le! fevce,.le retour. ide Russie 
sussi biea que le lendemain de Salamihe. Car-le ‘propre de-catte: VINCOMIpE- 
rable poésie des: Grecs' est de braver les siécles en conservant a jeunesse, 
et, comme elle exprime les sentiments étemellement gravés au coeur de 
l'homme, de présenter dans tous les ages des enseignements qui y trouvent 
ane application présente. ; 

Quelle sublime idée poétique, quet raffinement ingénieux de la légitime 
fierté.du peuple qui, .conflant dans la bonté de son droit et dans la sainteté 
de sa cause, a su briser le cologse aux pieds d'argile, qué d'avoir:'célébré 
sa victoire par le spectacle du deuil de ses:'ennemis,: en conservant a ce 
deuil- la solennité bacubre-de.la douleur dine ‘nation ‘qui pleure.ses plas 
vailllamts enfants) mérts, non pour sa cause, mis pour le caprice d'an mattre 
enflé d’orgueil! Aveuetis-le ‘franchament, mais avee 'tristesse, dans.notre 
tenips Gai a:u bes:Gosagues-et les Votontatres de 1844, cette. pbésie serait 
impecsilie .. Maiquant de respect 4nos propres exploits, mous ne savons plus 
que tourner.on caricature la défaite de couragent adversaires que nous de- 
vigns honorer, oa'sabstituer un fantéme mensonger:de trahison aux sévé- 
tes lecons ‘de l'histoire: Voila le progrés des temps; les drames de M. Victor 
‘Séjour au'fieu des tragédies d'Bschyla,.le nouveau Louvre au lieu du Par- 
thénon,. les pholographies. eolori¢es des peisitres 4 la mode, au lieu des 
fresques de ‘Polygnate. . 


112 -MELANGES. 


Mais hAtons-nous de revenir aux Perses. Aussi bien, dans ce compte 
rendu des fétes'd’Orléans, ne pouvons-nous pas nous étendre sans limites : 
le temps et l'espace nous manquent également. Comment résister cependant 
au désir dé rappeler ici le dialogue dans lequel la mére de Xerxés interroge 
le cheeur sur Athénes, avec l’ignorance des femmes élevées dans le harem, 
et ou: le poéte a‘placé, dans la bouche des Perses “eux-mémes, |’éloge le 
plus éclatant de la force irrésistible d’un peuple libre qui combat, pour ses 
foyers et son indépendance? Nous emipruntons I'éloquente, et_trés-exacte 
traduction de M. Villemain. * a ee ae 


‘ 


« trésor de la terre. — Est-ce de l'arc et de la fleche que leurs deux mains 
« sont armées? — Nullement, ils ont l’airain de la lance tendue, et l’abri du 
« bouclier. — Quel est le pasteur de ce troupeau? Quel est le maftre de 
« cette armée? — De nul homme vivant ils ne sont esclaves ni sujets. — 
« Comment oseraient-ils attendre les ertidmis étrangers qui leur arrivent? — 
« De méme qu’ils ont détruit la belle et nombreuse armée de Darius. — Tu 
rT donnes tristement a réflechir aux meres de ceux gui sont partis. » 
Qn'dn se figure, si, fon peut, Vivresse denthousiasme et de herte pa- 


’ "| i i Rey oll aus. iff ran ra. ae oa ed : ‘ytd 
Ni faut le dire, du reste, aujourd‘hui que Vinfluence du mélodrame 4.per- 


° i \ ie. ' OP a a? . . ae Bat e ‘ 
simple des anciens, il n'y a que les fralthas et virginales iunpressions de la 


tous mérité les plus complets éloges. Ils ge sont montrés nourris de ceg saines 
et fortes études qui forment les hommes; 1ls ont fait honneur 4 eux-mémes 


2 Se. 


MELANGES. 173 


e aleurs maitres en prouvant par leur attitude et par l'accent de leurs voix - 
combien leurs jeunes intelligences saisissaient les beautés de |’ceuvre qu’ils 
interprétaient et combien les nobles sentiments exprimés dans les vers d’Es- 
chyle trouvaient d’écho dang leurs cceurs. Voila déja trois fois que le zélé 
psteur, qui comme un pére vigilant les couve sous son aile et leur enseigne 
ks devoirs de l'homme et du chrétien, donne aux amis du beau et du bien 
desemblables fétes littéraires. Voila trois générations d’éléves de Mgr Du- 
pmloup qui, devant un public d’élite, o4 comptent des princes de la science 
dt des lettres, viennent faire ainsi leurs preuves avec un gal succés. Quand 
we certaine école, qui cache son amour du despotisme sous un masque de 
théralisme mensonger, vient tous les jours dans les colonnes de certains 
jumaux réclamer que l'on enléve 4 I’Eglise ce droit d’enseignement qu'elle 
is vallamment conquis dans les luttes de la liberté, quelle preuve plus in- 
coatestable I’glise peut-elle donner de son aptitude a enseigner et de la 
wpériorité de ses écoles sur celles de I'Etat que ces journées ou, sous J'im- 
pasion du nouveau Théodulfe, une simple ville de province devient pour 
quelques heures l’Athénes des grands siécleg? 


‘ 


alia 


La représentation des Perses n'était que la premiére partie des {@tes d'Oy+ 
lans. Par une inspiration des plus heureuses Mgr Dupanloup avait fait coin- 
dder cette solennité littéraire avec la féte de Jeanne.d’Arc. La défaite des 
Perses et la délivrance de la Gréce célébraient la,délivrance de la France du. . 
jong Stranger, et'la tragédie d’Eschyle prenait un intérét nouveau en répon- 
dant aux sentiments dont tous les assistants étaient pénétrés au souvenir de 
hi viérge de Domrémy. | | 

Cest une belle et touchante chose, dans notre pays ou chaque Jour s‘ef- 
hee quelque tradition da passé, ob depuis soixante et dix ans une sorte de, 
tative Gtrange semble pousser Ia nation a renier les hauts faits de ses péres,, 
que cette fidétité des Orléanais 4 conserver et a célébrer le souvenir de la 
pure héro{ne dont le bras de dix-sept ans, en sauvant leur ville, affranchit la, 
patrie. Quand |’infatuation philosophique du siécle dernier inspirait 4 uae, 
plume francaisé de jeter V’opprobre 4 la plus belle gloire de nos annales at 
de bafotier uni Signe de Dieu, tel qu’on n’en rencontre dans Vhistoire d’aucun 
ntre éuple, par la plus basse poésie qui soit jamais sortie dela verve hon- 
lee d’ih esprit sans cceur, la ville d'Orléans, la ville des cours de lis, 
demeniée chrétienne et francaise malgré tous les entrainements, maintenait 
seule soit culte Ala mémoire de la libératrice. Echevins, bourgeois et clergé, 
mabré Yes infamies de Voltaire, bravaient le respect humain et les sarcasmes 
tes philosophes et remerciaient, chaque année, par des actions de grace so- 
lkeneltes, fe Dieu qui suscita I'humble paysanne pour confondre l’orgueil et 
l puissance des conquérants du sol national. Noble exemple, dont tous 








174 MELANGES. 


ceux qai se rattachent 4 cette ganéreuse ‘cité doivent:éére justement fiers, 
digne:de la population. qui, dans la France souilie.per:madame de Pompe- 
dour, relevait sa cataédrale détruite au: seinétme sidcle par les protestants et 
batissait, ew moyen de ses dons voloutaires; l'imposant-portad et les tlégantes 
tours de Sainte-Crdéix. Aujourd’bui: encore, sur la surface: de:notre pays:in- 
cesgammment balayée par les révolutions; une des-bien rares institutions: qui 
sont restées debout, malgré tous Jes erages, estiaiate du 8 maiy gee eélébre, 
awec.un.éclat plue grand encore que‘dans ‘le passé, !laiville; vierga commie 
on labératrice, dent jamais de pied des Gtrangors 1a-fould be sot, ‘aux jours 
des pus néfaskes'de. mes-invasiond: 6). 6 St oe 
- »Gest, du reste, 8a-propre:gloire qu'Orléans célébrd avec celle de dexnne 
@ Aro. Notae histoire, .s& riche on teaits d’hGroisme,' ne renferme'.pes-une 
-plus belle page que la défense de cette wille:abandonhée de tons, dont les 
bourgeois .seuls croient..encere 4 la‘patric, espérent dens: ses. destinées at 
8. sacrifieat pour son salut. Diew fit un miracle éclatdnt peur sauver Or 
Jéans. et Ja France; rhais,.si les actes ide: l'homme: pewrant décider was intet- 
vention de la Providence, Orléans avait :méritd:le; signe de: Diew. Regnum 
ceelorum.vim patitur; wtolenti rapiunt éthed.;Liéclat miraculeux de la déli- 
vrante.a fait oublien le siége; mais il faut lire-le beau livre, ot un savatit 
magistrat d'Orléans, M. Mantellier, a analysé tes. comptes de 1g ville dans la 
.partie qui se rapporte 4. cette défense. immortelle.de sept mois, pour me- 
surer exantement oe que Ja ville.de saint -Aiyngn et: de:saint Euverte a fait 
alors pour Ja patrie. Le. peuple d'Athénes, réfugié-dans ses murailles de bois 
et délivrant la; Grace quand la défaillance s'emparait de tous les cosurs, n’é- 
tait pas plus grand, plus digne:d'une impérissable renommeée que te peuple 
d'Orléans, enfermé dans ses remparts enruine: et ses'maisons écrasées par 
Vartilerie anglaise, souffrant le fathine et ‘toutes lesJhorreurs d’un. siége, 
pour défendre un roi quil‘oubdiait, une patrié quine oreyait plus a elle-méme, 
et pour donner & Jeanne le temps d’arriver.: Quand! taut a fléchi, quand tout 
s'est rendu, quand: Paris:a renié:la Franhoe, quandiles vedtes de l'abbaye 
royale de Saint-Denis ont: retenti du‘cri de « Noél aux‘déepards! » Orléans 
tient résoldment pear jes flelirs de lis et pour le-légitime héritier de la 
couronne de|saint Louis, verus.corone Frinete heres et successor legitimus, 
comme dit le: moine da Saint-Denis, dont: Ja fortune nie:fut.si abaissée que 
pour mieux daire-dclater les desseins de: Diew sur notre pays. Orléans reléve 
le courage dea baudes:dail’armée royale; les-derniers débris de la chevalerie 
francaise s’enferment dans ses murs; 1a ville ‘so romparé a tout prix : elle 
sacrifie ses vetgers, ses. beaux couvents, ses égliges, ses populeux faubourgs; 
elle s'impose jusqu’au dernier dcu, et c'est ta givire deDunois que de pro- 
clamer dans la ville, au:nom du duc:absent, 1'énorme contribution dont elle 
sest schargée. De semblables souvenirs-ne's'effacent pasdu coeur d'une cilé, 
et c’est pour cela que:les petits-fils:de.ces hérofques bourgeois. qui tinrent 
téte aux armces aguerries.de Suffolk:et de Salisbury et qui suivirent la ban- 
nieve de ‘Jeanne & l'assaut des.Toarnelles, répétant cliaque année les paroles 
dé) Ecriwure + « Voicile jour que le Seigneur a fait ni-méme,.» hac est 
dies quam fecit Deminus, célébrentiavec une. Adélité qui sera leur éternel 
honnewr ja grande.féte de. la liberté irengaise;; la: féfe.qui,. au lieu d'etre 


MELANGES. 475 


restreinte 4 une seule ville, devrait, sila France savait suffisamment honorer 
ses gloires, étre solennisée d'une extrémité 4]'autre du territoire national, 
comme l'anniversaire du plus beau jour de notre histoire. . 

La féle de Jeanne d'Arc se compose de deux parties. Le soir du 7 mai, & 
lheare méme ov Jeanne rentra victorieuse dans la ville délivrée, la munici- 
pelité d'Oriéans, entourée d'un cortége militaire, améne processionnellement 
ila eathédrale les banniéres de la ville et de la Pucalle. Le pontife attend 
sus le périatyle, entouré d'un nombreux clergé, en face de la foule qui 
monde la place et ses abords. Au moment ow la procession arrive sur le 
paris, la masse sombre et gigantesque de la basilique s'‘illamine tout d'un 
coup et deasine sur le ciel ses deux hautes tours, éelairées comme par les 
feux d'un magique incendie. A ce moment, l'évéque étend la main, et, au 
son des fanfares, ai bruit-du canon, au chant des cantiques, les deux ban- 
meres s inclinent dentement pour étre bénies, commie Je soir'od elles revin- 
neat peadreuses et-triomphantes. On chercherait difficilement un spectacle 
ples gratididse, un symrbole plus: saisissant de cette alliance de la religion 
ede la patrié qui seule peut sauver le monde. 

Le lendemain, selon t’antique usage, le panégyrique de 'héroine est pro- 
nonct dane la :chaire de ‘Sainte-Croix, et la procession: traditionnelle se 
rad, pour y. remercier Dieu, sur l'emplacement: dé la bastille des Tour- 
aelles dont la prise détermina la retraite des Anglais. C’était & l’éléve favori 
iu P. Lacordaire, au.feune prétre que semblb avoir mari rapidement cette 
ihesire et Stoonde amitié et dorit la Sorbohne est déjé fiére, 4 M. Y'abtyd: Per- 
reyve, qu'avait été confide, cette année, la tache ‘du panégyrique'de la’ vierge 
guerritre; tache difficile oti la matiére surpasse toujours les forees de l'ord- 
ler, périteux honneur aprés tant de maitres de la parole, qui depuis 
qatre siéeles se sont succédé dans cette claire, ow la génération présente 
rctiendy calébyer l’ceuvre de Dieu peur le salut de la: France par les voix 
ks plus éclatantes du clergé de notre époque. 

Mais le jeune orateur s'est montré digne de parler apres toutes ces grandes 
wir. L'auditoire était suspendu aux lévres da prédicateur, ‘comme par ces 
chaines dont A Hercule gaulois offrait .'embléme. Plus d'une fois on a cru 
rerouver la parote entrainante du P. Lacordaire dans la bouche de son-plas 
cher disciple; ciétait sa Hamme, son élévation, sa fibre attitude, son geste 
inspire, et lui-méme se fit recounu sans doute dans cet enfant de son Ame, 
qui se place ainsi, & trente ans et du premier coup, au niveau des maitves les 
plus réputés de la chaire catholique. 

MN. fabbé Perreyve a su renouveler le récit d'une histoire déja tant de 
fois racontée. Ramenant toute la vie de Jeanne a l'idée supérieure du patrio- 
tsme, il a montré, dans la jeune. fille inspirée, lafoi dans la patrie, -l'espoir 
dans la patrie, l'amour de la patrie poussé jusqu’au martyre, et il I'a pro- 
poste comme exeinple & tous les citoyens da pays dont elle a conquis la 
lberté. Nous voudrions pouvoir citer des, fragments de ce discours que la 
vile d'Orléans a réclamé: le privilége de faire imprimer: 4: ses frais et qui 
tera bientét dans toutes les mains. Il y a la un exposé des devoirs du cheé- 
ten envers sa terre natale qui mérite de servir d’enseignement aux jeunes 
générations et qui réfate, avec une Mcomparable éloquence, les doctrines de 





176 MELANGES. 


cette école funeste qui voudrait éteindre le sentiment de la patrie et des 
vertus civiques dans le coeur des enfauts de l’Eglise. 

Par un temps de faiblesses comme le nétre, par un temps ot le spectacle 
de l’iniquité triomphante vient trop souvent attrister l’dine et la porter au 
découragement, il est salutaire d’entendre de semblables enseignements 
sortir de la bouche du prétre et de voir précher du haut de la chaire de 
vérité, comme une part des vertus chrétiennes, les devoirs du citoyen envers 
la patrie et envers Ja liberté. On sort meilleur de la basilique of retentissent 
de semblables discours, plus ferme, mieux préparé aux saintes luttes du 
bien, retrempé dans la foi et dans l'espérance, confiant dans l'avenir du 
pays malgré toutes les crises, et pénétré de sa mission providentielle. 

On parle beaucoup depuis quelques années du droit des nations et des sen- 
timents patriotiques; mais jamais peut-élre ces droits et ces sentiments ne fu- 
rent plus audacieusement foulés aux pieds que dans l’époque présente. De 
quelque cété que nous lournions les yeux nous n'apercevons que des peuples 
en deuil. A Naples, en Pologne, en Irlande, dans tout l'Orient chrétien, les 
gémissements des opprimés montent vers le ciel et s’efforcent d'adoucir les 
rigueurs des volontés divines. Combien ona besoin de se réfugier dans 
la foi pour ne pas douter de la justice éternelle el d’entendre |’Eglise elle- 
méme nous précher cette folie de la patrie, la plus sublime de toutes aprés 
celle de la croix! Les sages de ce monde rient de telles folies et nous disent 
que le bon sens n’a pas de croyances. Mais nous qui croyons au Fils de Dieu 
mort sur la croix pour racheter les hommes, nous les laissons dire sans 
préter l’oreille 4 leurs sophismes, car nous savons que le droit et le bien ne 
périssent pas, que saint est le trépas de celui qui meurt pour la patrie, et 
saints sont les efforts de ceux qui servent sa cause, aussi bien dans leslultes 
de l’intelligence ou dans l’ingrat et rudelabeur de l'artisan, que dans les 
éclatants hasards du champ de bataille! 


IV 


Mais, quand on parle des grands devoirs du chrétien dans les orages d’ici- 
bas, il est des noms et des exemples qui se présentent d’eux-mémes 4 I'es- 
prit. Aussi ne saurions-nous terminer sans apporter le tribut de notre faible 
hommage 4 l’émiuent prélat & qui nous avons di ces deux belles journées, 
ou la poésie et l’éloquence catholique se réunissaient si merveilleusement 
pour élever ]'dme et fortifier le coeur. 

Le soir méme du second jour des fétes d'Orléans, Mgr Dupanloup quittait 
sa ville épiscopale. Tandis que la foule emplissait encore les rues de la vieille 
cité, toute pavoisée des banniéres fleurdelisées de notre antique monarchie 
et des étendards de la France nouvelle qui flottaient fraternellement céte a 
cote pour célébrerla patrie et la liberté, 'actifet infatigable pontife, rentré la 
veille d'une longue tournée pastorale, et qui venait, en quelques heures, de 
présider une solennité littéraire et une féte nationale, se mettait en route 


MELANGES. 477 


aad gh deb tthe ‘ . 
pour Rome, oi il va porler son dévouement et ses consolations filiales au 
Pére abreuvé d’amertumes,, qu'il a si courageusement défendu contre les 
entreprises de fils ingrats et révollés. Comme le disait un écrivain eafholique * 


Me mae 


ates Te vailfant et inébranlable, champion, et pt Jes. saints ossements des 
apdires tressailferpiit ‘d’aflégresse ane 


Vunuervl pBeadvgpis .Dasontiaair. 
1 1 
JESUS AU; MILIEU: DES: DOOTRURS: ' 
. TABLEAU.DE M. INGRES.,. 


Nous avons en France, 4 I'héure qu'il est, un peintra qui renouvelle le 
miracle de la forte et féconde vieitlesse des Titien, des Michel-Ange et des 
Tintoret. Il y a aujourd'hui prés de soixante-quinze ans qu'il a manié le 
crayon pour la premiére fois; il y en a soixante-dix qu'il montait au Capitole 
en triomphateur, aprés avoir conquis le grand prix de dessin 4 |’ Académie 
de Toulouse; il y en a soixanfe qu'il remportait le grand prix de Rome. Ila 
débuté au Salon sous le Consulat; i! a commencé a peindre sous la Terreur, 
et dix régimes successifs, depuis le Directoire jusqu’au second Empire, ont 
défilé devant son chevalet: Nos grands-péres l’ont vu commencer, et leurs 


1 MW. Léon Lavedan, Gazette de France du 12 mai. 
Mar 4862. 42 





478 MELANGES. 


petits-fils viennent d’admirer hier son dernier ouvrage. I] a subi tous les dé- 

boires et tous les mécomptes qui sont l’aiguillon de I'artiste digne de ce 
nom, et c’est 4 travers les opprobres qu'il est arrivé 4 la gloire. Hué, con- 
spué, raillé, insulté avec l’acharnement d'une violence inouie pendant la 
premiére partie de sa vaste carriére, il a puisé dans les obstacles sans cesse 
renouvelés une force toujours croissante, et s'est fait des résistances accu- 
mulées autour de lui ce point d’appui que demandait Archiméde pour son 
levier. A ceux qui niaient sa force il a répondu en marchant, et voici main- 
tenant qu’aprés avoir traversé la sphére des orages, poursuivi par les cla- 

meurs qui lui servaient d’escorte, il semble arrivé 4 ces régions sereines d’o 
Yon domine les bruits de la foule et les tumultes de lair. M. Ingres, puisque 
e’est de lui qu'il s‘agit, est encore discuté, comme tous les talents vigou- 
reux et vivants; mais il n’est plus nié par personne. Grace a la puissance de 
sa volonté persévérante et 4 la fermeté robuste de ses convictions, il est 
parvenu 4 s'imposer 4 ceux mémes qui le contestaient le plus : les critiques 
qui avaient crié ala barbarie, au mauvais godt, A la recherche pénible et 
tourmentée, ‘devant la grande Odalisque et le Martyre de saint Symphorien, 
se sont tus devant le portrait de M. Bertin, la Source et la Venus Anadyoméne; 
il faudra bien que, tout en regimbant peut-étre, ils se résignent aussi 4 
accepter le Jésus au milieu des docteurs, et, quelles que soient leurs réser— 
ves, 4 reconnaitre en M. Ingres un homme qui a marqué définitivement sa 
place sur les hauts sommets de l'art, un peintre dont le nom restera parmi 
les plus illustres et les plus purs de la moderne Ecole francaise. 

‘ Quelles sont les tendances et les caractéres essentiels du talent de 
M. Ingres? En quoi consiste son originalité propre? Quels progrés a-t-il réa- 
lisés dans les diverses phases traversées par lui, depuis son Antiochus et 
son Achille, quin’annoncaient encore qu’un éléve de David, jusqu’é ses 
derniéres ceuvres, qui trahissent de plus en plus le disciple enthousiaste et 
fervent de Raphaél? Quelle a été au juste son influence sur l’Ecole francaise? 
Ce sont la de grosses questions qui devront occuper un jour les historiens 
de l'art au dix-neuviéme siécle, mais que je ne puis méme songer 4 aborder 
ici. Je les indique seulement pour montrer quel grave et difficile examen 
entrainerait nécessairement une appréciation générale du talent de ce glo- 
rieux chef d’école, qui a su se constituer un style, une maniére propre, a 
la fois souple et sévére, savante et quelquefois naive, en combinant l’origi— 
nalité avec Vimitation, et l'étude de la nature avec celle de l’antique. Au- 
jourd'hui je n'ai a m’arréter qu’a Ia derniére étape de cette vaste carriére; 
mais peut-étre de ce jugement particulier sur un seul des ouvrages du mai- 
tre jaillira-t-il quelque lumiére sur |’ensemble des questions que je posais 
plus haut. 

Aussi bien le Jésus au milieu des docteurs n’est pas une ceuvre isolée 
parmi les créations de M. Ingres : elle se rattache, par la composition, par 
les caractéres dominants, par les qualités essentielles, 4 la plupart de ses 
meilleures toiles, dont elle est en quelque sorte un développement et un 
complément. On dirait que, se sentant parvenir vers le terme, M. Ingres a 
voulu se résumer dans une ceuvre de prédilection, afin de mieux se léguer 
tout entier et d’un coup a la postérité. 


MELANGES. 479 


Le Jésus au milteu des docteurs est exposé dans le salon du boulevard des 
ltaliens, 4 la place méme qu’occupait encore, il y a quelques jours, la Mort 
de Serdanapale, de M. Eugéne Delacroix. Par son respect constant pour 
son art, M. Ingres a mérité cette faveur qu'un nouvel ouvrage de sa main 
est toujours un événement : aussi les spectateurs se pressent et se succé- 
dent sans interruption. deyant son tableau, et l’attention recueillie de la foule 
est deja un premier hommage au talent du peintre. 

La seéne se passe dans une partie du temple de Jérusalem, dont M. Ingres 
adi reconstituer l’architecture de la fagon la plus vraisemblable. Le fond 
du tableau est occupé par un hémicycle central, qu'éclairent cing lampes 
suspendues, et aux cétés duquel se répondent deux autres hémicycles plus 
petits, dont les portes, cachées par des rideaux, semblent conduire au de- 
hers. La voilte s'appuie sur deux colonnes torses et cannelées, ou M. Ingres 
areproduit les détails d’ornementation habituels au style judaique. Le der- 
wer plan est occupé par une sorte d’estrade 4 laquelle conduisent deux 
marches, et de 14 partent, rayonnant 4 droite et 4 gauche, les bancs de 
perre qui servent de siéges aux docteurs. Le pavé de marbre est formé de 
dsques et de losanges alternés. 

Sur lestrade du fond, au pied des tables de la loi,fbaigné d'une lumiére 
douce et mystérieuse parfaitement assortie 4 la scéne, l'enfant Jésus est 
assis, préchant la foi nouvelle aux gardiens et aux interprétes de l’ancienne 
fi. Ila le bras levé vers le ciel et il semble enseigner les docteurs plus que 
discuter avec eux. M. Ingres amis dans cette figure une délicieuse expression 
de gravité candide et divine, et des détails d’une naiveté charmante, qu'un 
peintre sur de lui pouvait seul hasarder. Ainsi cet enfant qui vient de con- 
fondre une assemblée de docteurs 4 barbe blanche est trop petit pour son 
Sége, et ses pieds n’atteignent pas le sol. . 

les docteurs sont assis de chaque cété sur les bancs de pierre, et der- 
nére eux se presse, debout dans la pénombre, une foule attentive au débat, 
eacitée d’émotions diverses. C’est surtout dans les personnages des doc- 
leurs que M. Ingres a déployé toute son habileté et toute sa science; il s'est 
alaché & varier sur leurs physionomies une expression identique, 4 donner 
aux téles un caractére, aux costumes une richesse et une ampleur, subor- - 
donnés toutefois au sujet principal et a l’effet qu'il voulait produire. Le 
premier personnage assis sur le banc 4 gauche du spectateur est sans doute un 
esénien : maigre, macéré, extatique, on ne le voit que de profil, entr‘ou- 
want la bouche et joignant les mains d’admiration. Le suivant s’incline 
comme accablé par la réflexion. Le troisiéme regarde et écoute, suspendu 
aux lévres du jeune orateur; ]’autre se détourne, tout en prétant loreille, 
avec une expression maussade ou semble dominer le dépit. Celui qui est 
assis 4la droite de Jésus est un grand vieillard, pareil 4 un spectre; il tient 
cwvertisur ses genoux le livre de la loi, qu’il oublie de consulter, et il songe, 
trast de stupéfaction par ce qu'il vient d’entendre, et sentant s’écrouler 
an lui l’édifice vermoulu de la doctrine antique. 

la variété des attitudes, des sentiments et des physionomies, n’est pas 
Moindre sur le banc qui fait face. Je signale surtout les deux personnages 
ks plus rapprochés du spectateur : le premier, royalement drapé dans un 





180 NMELANGES. 


magnifique manteau de pourpre, les cheveux ceints d'une bandelette, tenant 
dela main gauche un parchemin déroulé, et levant un doigt de lamain droite 
vers son voisin, comme pour lui mieux inculquer un argument qui l’a frappé; 
le second, tournant de son cété sa large et puissante figure, recouverte 
d’une sorte de turban, sur lequel se lit un mot sacré en caractéres hébrai- 
ques. Dans cette pose, et avec ses deux mains appuyées sur ses genoux, en 
un geste a la fois large et familier, il rappelle d’une facgon saisissante le por- 
trait de M. Bertin, mais idéalisé. J’aime moins l'un des suivants, téte vul- 
gaire hérissée d'une forét de cheveux roux, qui écoute, le menton appuyé 
sur sa main et le coude sur ses genoux croisés; moins encore celui qui se 
tient 4 la gauche de Jésus, espéce de sphinx 4 I’altitude contournée, 
dont la physionomie matoise s'anime d'une expression équivoque. Je crois 
que M. Ingres ett dud lui donner une place moins importante dans le ta- 
bleau : placé si prés de Jésus, et en un poste d'honneur d’ou il domine l'as- 
semblée, il rompt le recueillement et l’harmonie sereine de l' impression 
générale; il fait l’effet d'une note discordante jetée au beau milieu d'une 
symphonie religieuse. 

M. Ingres a voulu rester dans la vérité, tout en s’élevant & lidéal. Il n'a 
pas eu peur, ¢a et 1a, des réalités triviales, se fiant 4 sa profonde science 
pour les rattacher a l'effet dominant, ou les faisant habilement servir de 
contraste, comme ces ombres qui doublent l'intensité de la lumiére. On 
trouvera encore, dans Ja foule qui se presse derriére le banc de gauche, et 
oti l'artiste semble avoir surtout représenté des gens du peuple, quelques- 
unes de ces physionomies vulgaires, particuliérement, dans un coin étrangleé 
par le cadre, celle d'une sorte de mendiant, qui vient 14 comme un ressou- 
venir d'une des principales compositions de Raphaél. Aux expressions di- 
verses de chaque physionomie, il semble aussi qu'on puisse distinguer 
toutes les sectes qui se partageaient les docteurs de la loi: voici le kabba- 
liste étroit et obstiné, le pharisien orgueilleux et hypocrite, qui essaye de 
résister 4 sa défaite, l’essénien enthousiaste et pur, dont l"dme s’ouvre avec 
transport 4 la parole nouvelle, comme une fleur au premier rayon de !aube. 
Rien n‘a été donné au hasard; M. Ingres, talent tout de science et de ré- 
flexion, a calculé chaque détail, et lui a fait remplir dans l'ensemble sa 
partie nettement déterminée d’avance. 

Et, tandis que le divin Enfant annonce la bonne nouvelle aux docteurs 
étonnés, la Vierge et saint Joseph, avertis par la rumeur publique, viennent 
d’entrer dans le temple par une des portes latérales. Marie s’avance la 
premiére, tendant les bras vers Jésus, avec une expression de joie et d'a- 
mour mélés d’adoration. On ne voit que de profil son chaste visage, d’une 
paleur mate et d'un doux mysticisme, a travers lequel l’Ame rayonne en 
effacant la chair, comme une lumiére sous un globe de cristal. M. Ingres a 
di trouver quelque part, dans une toile de fra Bartolomeo ou du bienheu- 
reux Angelico de Fiesole, cette figure 4 la fois maternelle et virginale, 
peinte avec une simplicité si hardie, avec une naiveté archaique, qui pro- 
duit un effet étrange dans un tableau d’ailleurs tout moderne. 

Tel est, sommairement décrit, ce tableau vraiment admirable, oi l’artiste a 
trouvé moyen d- faire tenir a l’aise prés de quarante personnages, malgré 


MELANGES. 484 


samédiocre dimension. Les beautés de détail y abondent, les qualités ma- 
térielles en sont incontestables et saisissantes. Iln’est personne qui ne rende 
justice al'illusion de la perspective, au relief et 4 l'élégante solidité de l’archi- 
tectore, ala vigueur de modelé des tétes, au caractére des physionomies, & 
la variété libre et souple des expressions, 4 Ja splendeur des draperies, dont 
jamais Raphaél lui-méme, le vrai maiire de M. Ingres, n’a surpassé ja no- 
blesse, la magnificence et la vérité. Mais le grand mérite du tableau, c'est 
sacomposition. M. Ingres, sans effort apparent, avec un art qui semble 
tout naturel et tout spontané, a trouvé moyen de dégager le centre de la 
toile pour laisser V’espace libre jusqu'aé Jésus, qui apparait au fond du ta- 
bleau sur son siége, ou plutdét sur son trdéne, et d'y acheminer en quelque 
sorte le regard par les deux files de docteurs qui convergent et se réunis- 
sent lui. Chaque détail, chaque personnsge, dirige l'ceil du spectateur au 
point culminant de la toile, et le divin Enfant, qui en occupe le centre et le 
fond, domine tout le tableau et Je suspend pour ainsi dire & lui. Il ne faut 
pas moins admirer non plus l’habileté supréme avec laquelle tous les 
groupes s'agencent et se relient entre eux, la forte et sobre ordonnance de 
cette toile ou il n’y a ni vide, ni confusion, et ot l'esprit comme le regard 
trouve cette harmonie parfaite, cet équilibre de toutes les parties, qui sont 
le dernier degré de l'art et du gout parvenus 4 leur pleine maturiteé. 

Cette harmonie n’est troublée que par une trop grande prédominance des 
tons bleus violacés, qui, 4 quelque distance, produisent un effet un peu 
cru, et tirent I'ceil 4 divers coins du tableau. A cela prés, la couleur y est 4 
lahauteur du dessin. On dirait que M. Ingres a voulu répondre par un 
éclatant démenti 4 ceux qui l’accusent de n’étre pas coloriste. ll a trouvé 
sursa palette des tons frais et lumineux, et, surtout dans les costuines, 
de riches combinaisons qui ne seraient pas indignes de l’école vénitienne. 
Wais, en général, le tableau se tient dans une gamme douce et sereine, sa 
lente dominante a je ne sais quelle fleur de tendresse et de suavité qui va 
fabord 4 l’4me. Comme toutes les ceuvres dont chaque partie a été exécutée 
avec la méme égalité de soin et de perfection, il ne pourra que s harmoni- 
ser davantage, en vieillissant, quand le temps aura éteint ces quelques dis- 
sonances sous ce beau ton sombre et doré qu'il jette, comme un vernis 
magique, sur les toiles de Raphaél et les marbres du Parthénon. 

M. Ingres a fait Jésus plus jeune qu'il ne lest dans le récit évangélique. 
Saint Luc dit qu'il avait douze ans, mais l’artiste aura voulu sans doute 
meux accentuer le contraste en lui donnant plus de jeunesse encore. Il me 
semble qu’il n’a pas dessiné les mains du divin Enfant avec autant de soin 
ade finesse que celles de la Vierge : ce n'est pas sans hésiter, toutefois, 
que je hasarde cette observation 4 un dessinateur d'une science aussi con- 
sommée, et je m’arréte dans cette critique de détail, pour laquelle un exa- 
men prolongé n’a pu rien me fournir de plus. 

Le Jésus au milieu des docteurs marquera une date glorieuse dans la car- 
nére de M. Ingres. Il vient de s’ajouter, comme un couronnement splen- 
dide, aux quelques tableaux religieux du maitre, la Chapelle sixtine, la 
Vierge & U’Hostie, le Saint Symphorien, etc. Il est remarquable que ces 
tableaux sont relativement peu nombreux dans son ceuvre. Par les tendan- 





182 MELANGES. 


ces de son esprit et le caractére de son talent, M. Ingres est un peintre 
antique, 4 qui les muses gracieuses et sévéres ont souri sur le mont Olympe: 
il a lintelligence de l'art chrétien, il n’en a pas le don naturel et spontané. 
Ila trop étudié les lois savantes de la ligne, toutes les combinaisons des 
formes et tous les artifices de la beauté, pour atteindre & l’expression im- 
matérielle et surnaturelle des mystiques. Je:ne crois pas que le Jésus parmi 
les docteurs soit de nature 4 modifier sensiblement cette opinion. Ce tableau 
sans doute est empreint de spiritualisme et méme de poésie, malgré l’atten- 
tion du peintre 4 setenir le plus prés possible de la nature; ildonne a!’Ame 
cette impression salutaire et élevée que fait ressentir la vue du beau; on est 
entrainé par l’élan de l’auteur vers l'idéal : mais c’est ]’idéal antique plutdt 
que l'idéal chrétien. Il ne se dégage point de Jésus ce rayon surhumain qui 
touchait les cosurs, et, comme dit I'Evangile, cette vertu qui guérissait les 
malades. Ce n'est pas un Dieu, c'est un enfant inspiré, un adorable petit 
prophéte de huit ans. En regardant le tableau, on est plus frappé de la com- 
position, de l’énergie des tates, dela science et de la fermeté du dessin, de 
la beauté des draperies, qu’on n’est ému par le sentiment religieux de l’en- 
semble. , | 
M. Ingres travaillait depuis six ou sept ans a.cettetoile, dont on dirait qu’il a 
voulu faire son testament artistique. Nous espérons pourtarit qu'elle ne sera 
pas la derniére. Et pourquoi s'arréterait-on quand on a encore la main si 
ferme, |'ceil si sir, }' esprit si souple et si jeune dans sa maturité vigoureuse? 
Par une sorte de coquetterie, assurément fort légitime, et dont peu d’ar- 
tistes ont eu jusqu’a présent une semblable occasion, M. Ingres a double- 
ment daté sa toile. On lita gauche: Ingres pinzit MDCCCLXH, et & droite : 
AStatis LXXXII. M. Ingres n'a pas quatre-vingts ans,.il a quatre fois vingt 
ans. Il n'est vieux que d'expérience acquise, il est resté jeune par l’ardeur 
et la force, et, 4 l‘dge of le pinceau tombe des mains des plus forts, il fait 
encore des progrés comme un débutant. Cette glorieuse vieillesse, toute 
chargée de fruits et'de fleurs, et quiressemble 4 un épanouissement plutdt 
qu’a un affaissement, est la consécration définitive du talent longtemps 
discuté de M. Ingres. Aujourd’hui ‘ses vieux adversaires méme saluent en lui 
un homme de la race des maitres. Personne-ne s’aviseta de trouver son ta- 
bleau déplaeé au milieu: des: chefs-d’ceuvre dont on !'a entouré li-bas, dans 
esalon du boulevard des Italiens, et, pour y figurer comme parmi ses pairs, 
‘Ine lui manque autre chose que la derniére main du temps. 


4 ~ Vicror Fourng. 


MELANGES. 483 


LIBERTE DE L’ENSEIGNEMENT 


PETITIONS AU SENAT DE Mee L’ARCAEVEQUE DE RENNES ET DE M. LE Cre DE TOURNON 


Sil est triste d’avoir vu renverser par le malheur des temps tant de 
fhertés dont notre pays se croyait pour toujours en possession, il serait 
pus triste assurément de voir de jour en jour diminuer par la pratique 
administrative celles qui lui ont été laissées en principe. La liberté de l'en- 
seignement, réclamée avec un si brillant courage sous le régime de la charte 
de 1830, organisée par un si merveilleux accord de toutes les forces con- 
srvatrices pendant la période orageuse de la République, n’avait pas été 
proscrite par la Constitution de 1852. Pourquoi faut-il que la suppression 
des recteurs départementaux, la substitution de l’autorité préfectorale aux 
conseils académiques, dont les membres étaient fournis par le clergé, la 
magistrature et les divers conseils électifs du département,’ aient laissé 
wore que cette conquéte de 1848 n’était pas vue de bon eel, et qu'un 
parti puissant voudrait revenir peu 4 peu aux errements dont nous étions 
srtis, aprés tant d’années de luttes, par une heureuse transaction? 

la loi du 45 mars 1850 était une loi de liberté parce qu'elle était une loi 
de decentralisation. La principale digue qu'elle opposait 4 T’invasion du 
pouvoir central dans I’enseignement primaire, c’était le droit, reconnu aux 
municipalités de choisir elles-mémes les maitres auxquels les enfants se- 
taient confiés. [I convient de rappeler, pour étre justes, que ce droit, qu'on 
peut appeler naturel, puisqu’il est fondé sur la délégation directe du droit 
des peres de famille au conseil de la commune qui les représente, né s'est 
pas vu consacré pour la premiére fois dans la loi de 1850. Aux dates si 
diverses du 3, floréal an X, du 29 février 1816, du 8 avril 1824, du 24 avril 
1828, on le retrouve comme élément nécessaire de toute législation sur 
cette matiére. La loi organique du 28 juin 1833 n’aurait eu garde de le 
passer sous silence. « L’enseignement par les familles, disait M. Renouard, 
rapporteur de cette loi devant la Chambre des députés, l’enseigriement par 
ks maitres que les familles ont volontairement et librement délégués, et 
quil n’y a pas de justes motifs de présumer immoraux ou incapables, tel est 
le fondemené de tout droit en matiére d’éducation. » « L’attribution la plus 
esentielle, disait & son tour M. Dumon au nom de la commission de la 
Chambre des pairs, est sans contredit la présentation de I'instituteur; car 
du choix de |’instituteur dépend l’esprit général de l’enseignement. Nous 
conférons le droit de présentation aux conseils municipauz. » Et, en effet, la 
bi du 28 juin 4833 disposait que les instituteurs communaux seraient nom- 
inés par les comités d’arrondissement, sur la présentation des conseils mu- 
nicipaux. C’était tout au moins conférer 4 ces conseils le droit de choisir, 


484 ' ‘MELANGES. 


sinon entre les personnes, du moins entre les catégories d'instituteurs, 
c est-a-dire entre les instituteurs laiques et les instituteurs religieux. 

Au mois de juin 1850, la loi organique de 1833 fut profondément et 
heureusement modifiée par l'article 34 de ta loi nouvelle, qui portait : « Les 
instituteurs coimmunaux sont nommés par le conseil municipal de chaque 
commune, et choisis, soit sur une liste d'admissibilité et d’avancement 
dressée par le conseil académique, soit sur la présentation qui est faite par 
les supérieurs pour les membres des associations religieuses vouées a |’en- 
seignement et aulorisées par la loi... L’ institution est donnée par le ministre 
de l’instruction publique. » Ce n’était pas la malheureusement le dernier 
mot du législateur. Aprésle coup d’Etat du 2 décembre 1854, un décret 
du 9 mars 1852 vint déclarer que pour rétablir l’ordre et la hiérarchie 
dans le corps enseignant, il importait que dorénavant les instituteurs fussent 
nommeés par les recteurs, les conseils municipaux entendus. Enfin, deux 
ans plus tard, le 14 juin 1852, le besoin d'’ordre et de hiérarchie se pro- 
nongant de plus en plus, les préfets furent substitués aux recteurs départe- 
mentaux de la derniére loi et aux comités d’arrondissement de 1833. 

Tels sont les précédents et l'état actuel de la législation sur ce point si 
grave de la nomination des instituteurs communaux. Il importait de les rap- 
peler, pour bien comprendre la pétition par laquelle Mgr l'archevéque de 
Rennes a dénoncé au Sénat un abus de pouvoir commis M. le préfet d’ille- 
et-Vilaine. La question de fait est aussi simple que la solution de droit pa- 
raissait certaine 4 l’éminent pétilionnaire. Une petite commune du diocése 
de Rennes, ayant 4 pourvoir au remplacement de son instituteur décédé, 
avait décidé, 4 la majorité de 8 voix contre 2, qu'un instituteur religieux se- 
rait appelé. M. le sous-préfet de Redon, ne croyant pas devoir accepter cette 
délibération, convoque le conseil trois mois aprés pour la révoquer ou la 
maintenir. « Le réle que joue un chef-lieu de canton, dit dans sa lettre 
M. le sous-préfet, tout en affirmant qu'il ne prétend influer en rien sur le 
conseil, exige que le maire ait a ses cétés un instituteur trés-capable, et ces 
conditions ne peuvent étre remplies que si U'instituteur est un laique. » Cette 
doctrine, qui ne tend arien moins qu’a exclure des écoles de chefs-lieux de 
canton les inembres des associations religieuses, ne parait pas avoir séduit les 
conseillers municipaux du Sel. A la majorité de 7 voix contre 5 ils confir- 
mérent leur premiére délibération. Devant un si rare exemple d’indépen- 
dance, M. le préfet de Rennes n’hésite pas. Par un premier arrété, il impose 
aux habitants du Sel un instituteur laique au lieu de l’instituteur religieux 
qu’ils avaient demandé, et, par un second, il donne pour institutrice a cette 
commune rebelle la femme de ce méme instituteur, sans avoir méme, cette 
fois, consulté ou entendu je conseil municipal. Au dire de Mgr de Rennes, il 
y avait dans le premier cas interprélation abusive et nouvelle de ces mots de 
la loi: Le conseil municipal entendu, et, dans le second, violation flagrante 
de ce méme texte. De ces deux conclusions développées par le vénérable 
pétitionnaire avec une rare élévation de langage et une plus rare sireté de 
doctrines, la seconde a été acceptée, et l'arrété relatif a l'institutrice révo- 
qué; mais la premiére, od résidait toule la difficulté de principes, a été 
écartée par la question préalahle. Nous sera-t-il permis de revenir en quel- 


MELANGES. 185 


ques mots, non sur la chose jugée, mais sur quelques arguments de M. Bil- 
lult, auquel nous regre(tons qu’aucune réponse n’ait pu étre opposé¢e? 

Nous ne saurions admettre d'abord que le débat puisse jamais étre pose, 
comme on l’a dit, entre le pétitionnaire, quel qu'il soit, et le gouvernement 
de !'Empereur. II n’y a de question et de débat possible qu’entre le citoyen 
qui se plaint d’un acte inconstitutionnel ou illégal et l'autorité dépar- 
tementale ou ministérielle qui s‘est permis un pareil acte. Le Sénat juge 
souverainement entre les parties. Voila le droit, voila les convenances 
souvernementales, voila la constitution. Mettre d'un cété le pouvoir de 
rEmpereur et de l'autre les prétentions d'un pétitionnaire quelconque, fut- 
il archevéque, c’est sortir de la constitution, c’est dénoncer un acte séditieux 
au lieu de discuter un acte irréprochablement légal. Ajoutons qu’en parlant, 
comme on |’a fait, « de ceux qui soufflent le feu de la discorde, de I'agitation, 
sur laquelle le gouvernement a le devoir de mettre lamain pour |'étouffer, » 
on ne fait qu’accentuer encore le caraclére comminatoire, c’est-a-dire, illi- 
béral de la discussion. « Monsieur le ministre oublie donc que je suis évé- 
que!» a dit Mer de Rennes en réponduant a une lettre de M. Rouland qui lui 
reprochait assez durement d’attacher tant d’importance a la nomination d'un 
instituleur communal. 

Le droit des conseils municipaux une fois réduit ainsi 4 un simple avis 
quin’a rien d’obligatoire, il est certain que l’autorité des préfets n’aurait 
plus de limite et qu'il ne serait pas impossible a l'un d'eux de donner un 
instituteur protestant 4 une commune catholique ou un instituteur catholi- 
que 4 une commune pretestante. Cette hypothése valait-elle, en vérité, Pin- 
dignation éloquente qu'elle a suscitée? Ne sera-t-on plus libre d’employer 
én matiére politique ce procédé d’argumentation que les théologiens et les 
geométres appellent la démonstration par l'absurde? Quelle susceptibilité a 
droit de s’offenser d'une supposition qui ne met en cause évidemment ni 
un préfet ni un ministre du gouvernement actuel? Nul ne peut répondre de 
lavenir, et cependant le devoir du législateur est de le prévoir. Est-ce que 
M. Guizot avait deviné en 1833 le réle tout politique qu’on allait faire jouer 
4ses maitres d’école aprés le 24 février? Otez au pouvoir, quel qu'il soit, 
le moyen, et, jusqu’a un cerlain point, le droit de faire des absurdités, cela 
et plus sir, croyez-nous, que de déclarer qu'il est incapable d'en com- 
heltre. 

On a pu voir dans la pétition méme de Mgr de Rennes, que tous les jour- 
tux ont dd reproduire, les extraits si convainquants des circulaires de 
M.Fortoul, soit quand il expliquait aux recteurs la véritable pensée du dé- 
cet du 9 mars 1852, soit lorsqu’il communiquait aux préfets ses instruc- 
tons sur la loi du 44 juin 1854. Impossible, on en conviendra, d'affirmer 
plus énergiquement le droit conservé aux conseils municipaux d’avoir voix 
prépondérante dans le choix des instituteurs. Comment a-t-on répondu a 
ces citalions que Mgr de Rennes a dd croire sans réplique? Par une théorie 
loute nouvelle sur la valeur des circulaires ministérielles. Nous les avions 
jusqu'ici regardées comme des régles auxquelles les fonctionnaires tout au 
moins étaient tenus de se conformer. L'instruction allachée par un ministre 
dune loi présentée par lui-méme passait méme pour étre comme incor- 


486 MELANGES. 


porée a cette loi etfaire autorité avec elle. Comment supposer, par exemple, 
que le successeur de M. Fortoul pourrait étre admis a prétendre qu'il en 
sait plus long que son prédécesseur sur le but et la signification d'une loi que 
M. Fortou! lui-méme a élaborée? Ne voyons-nous pas les jurisconsultes et les 
tribunaux fonder chaque jour leurs décisions sur les instructions contenues 
dans les premiers volumes des Bulletins des lois, par la raison qu’elles ont 
été écrites au moment méme ot les lois invoquées venaient d’étre promul- 
guées? Nous avouons que nous aurons quelque peine a refaire notre éduca- 
tion sur ces notions élémentaires. | 

Pour ne pag. sortir du palais, ne pourrait-on pas dire encore qu’en ma- 
tiére de liberté, au rebours de ce que disait Target en matiére de finances, 
I’Etat est défendeur et le pays demandeur? Nous aurions donc le droit d’exi- 
ger que, lorsqu’une coneession de liberté nous est faite par un ministre, 
elle soit définitive. L’aveu de la partie une fois acquis ne peut étre retiré : 
c'est un axiome de droit qui devrait bien passer une bonne fois dans la po- 
litique. a 

Quant au réle des journaux dans cette importante discussion, nous ne 
nous étonnons nullement, mais nous nous aflligeons sincérement que parmi 
ceux de la démocratie, le Temps seul ait eu l'honnéte courage de prendre 
parti pour la liberté municipale contre le bon plaisir des préfets. Rappelons 
seulement aux autres qu’en adoptant cette voie prudente ils ont menti 
une fois de plus aux antécédents du parti qu’ils prétendent représenter. A 
l’Assemblée législative de 1850, les députés de la gauche, craignant de voir la 
politique imposer son joug aux instituteurs primaires, avait proposé, par 
l'organe de M. Sommier, unarticle 2) bien autrement favorable aux municipa- 
lités que celui du projet de loi. « Les instituteurs communaux, disaient les 
patrons d’alors de la Presse et du Siécle, sont nommeés par le conseil muni- 
cipal de chaque commune, et ne peuvent étre suspendus ou révoqués que 
par lui. » Peut-étre entrevoyait-on que des maitres d’école devenus les 
créatures des préfets pourraient éire transformés un jour en agents élec- 
toraux. Le gouvernement du Président dela République se défendait loyale- 
- ment contre cette insinuation. « Les instituteurs, écrivait dans une circu- 
Bire aux préfets, du 10 juin 1850, M. de Parieu, ne sont pas destinés a un 
Téle politique. Vous n’aves point de services de cette nature d leur deman- 
der. » Nous espérons que cette circulaire n'est point retirée comme celle 
de M. Fortoul, et nous ne doutons pas que M. le ministre de l'instruction pu- 
blique ne la rappelle aux préfets lors des élections générales qui se prépa- 
rent, . ae 

A peine nous reste-t-il assez de place pour mentionner une pétition, sur le 
méme sujet, que M. le comte de Tournon a présentée au Sénat dix jours aprés 
celle de Mgr l'archevéque de Rennes, et qui a naturellement subi le méme 
sort. De l'acte dénoncé par le noble pétitionnaire nous pouvons répéter, 
a fortiori, ce que M. l’amiral Romaiu-Desfossés, rapporteur, avait dit de 
l’'acte dénoncé par Mgr de Rennes: « Pour nous, la décisionreprochée al’ad- 
ministration départementale d' Ille-et-Vilaine est une dérogation aussi regret- 
table que nouvelle 4 la haute et sage pensée qui a dicté le décret-loi du 
9 mars 1852. » 


MELANGES. 487 


Dérogation bien nouvelle en effet! qu’avons-nous vu dans cette seconde 
dscussion? Deux habitants généreux font donation d'une rente 4 leur com- 
mune 4 condition qu’elle sera appliquée 4 payer la rétribution d'un insti- 
toteur religieux. La commune accepte avec reconnaissance, le préfet sanc- 
tionne la délibération du conseil municipal, et les contribuables de Rivolet 
se réjouissent 4 l’idée d’économiser 600 fr. par an sur le petit budget qu’ils 
oot 4 fournir. Mais ces braves gens avaient compté sans un inspecteur d'Aca- 
démie qui veille, non pas précisément au salut de l’Empire ni aux intéréts 
dela caisse municipale, mais a l'exclusion des fréres ignorantins : « Cer- 
laines personnes, écrit-il avec effroi, se propesent de soustraire l'école de 
Rivolet 4 Y'enseignement laique; fl est urgent de mettre obstacle 4 leurs 
projets en faisant cesser la vacance. » Et, en effet, la vacance cesse par la mu- 
tation du vieux magister, que vient remplacer un jeune éléve tout frais sorti 
del'école normale,et le bourg de Rivolet attendra toute une vie d’homme 
leffetdes tibéralités de M. de Tournon et du vote de son conseil municipal. Ge 
qu nous frappe en cette affaire, c’est la mauvaise humeur manifestée par 
¥. leministre de l’instruction publique, qui, cette fois, ne s'est pas fait défen- 
dre par M. Billault, contre un donateur qui emploie si noblement sa for- 
tune 4 répandre la lumiére de |'enseignement dans les classes agricoles; 
cest notamment le mot de marché employé pour caractériser une si louable 
ibéralité. jEn voudrait-on 4 cet enscignement parce que M. de Tournon le 
demande avant tout religieux? Rien ne serait plus triste 4 constater; rien ne 
mestrerait mieux tout le chemin quenous avons parcouru depuis le jour ot 
lun des prédécesseurs de‘ M. Roulland écrivait aux évéques, en leur com- 
muniquant la loi du 14 février 1854: « L’éducation des classes laborieuses 
al au premier rang parmi les intéréts qui ont droit @ la sollicitude de l'au- 
lrité épiscopale. Le gouvernement de l’Empereur ne voit pas seulement 
dans instruction primaire un moyen d’apprendre 4 lire, écrire et compe 
ler; il y voit wn puissant. instrument de civilisation; il veut que les écoles 
forment des hommes honnétes et religieux, en mame temps qu utiles et dé- 
voués aux institutions qui ont garanti la sécurité du pays. Le gouvernement 
at done certain d obtenir. votre concours pour cette cuvre importante, 
comme pour toutes celles ou U'action du pouvoir civil a besoin d'étre com- 
pétée par Vaction si féconde de U'autorité religieuse’.» 

Quoi qu'il en soit, nous ne saurions féliciter trop haut Mgr l'archevéque 
de Rennes et M. de Tournon du courageux exemple qu’ils viennent de 
donner en dénongant au Sénat une interprétation si alarmante de l'une des 
dispositions les plus essentielles de la loi de l’enseignement. Il est bon que 
ke public soit prévenu par des voix qui savent se faire écouter, et qu'on 
Doublie pas que la discussion, quelle qu’en soit l'issue, est toujours favo- 
nble 4 la liberté. . 


Le Secrétaire de la Rédaction : P. Dovwarre,. 


‘Cireulaire aux évéques du 34 octobre 1854. 


BIBLIOGRAPHIE 


DU PRINCIPE DES NATIONALITES, par M. Maxnece Detocuz, membre de la Société impé- 
riale de Géographbie et de la Société impériale des Antiquaires de France, 1 vol. in-8, 
Paris, Guillaumin et C's, 1862. 


« Je rends pleine justice & votre crilique ingénieuse ; je ne crains guérc 
a votre religion nouvelle. Jamais religion n'est sortie de la philosophie. 
« Rien n'est plus imprévu que la maniére dont les religions naissent, gran- 
« dissent, s’étendent; rien n’échappe davantage aux yeux du critique et de 
« l'observateur. C'est I’éclair qui part tout 4 coup d'un point obscur de I’ho- 
« rizon pour l'embraser tout entier. » Ce que disait M. Sylvestre de Sacy 4 
M.J. Salvador, 4 propos dela « question religieuse au dix-neuviéme siécle, » 
nous demandons la permission de le dire 4 notre tour, avec une légére 
variante, 4 M., Deloche. Oui, nous rendons pleine justice 4 votre systéme 
ingénieux, et nous y reconnaissons toute lérudition du lauréat de ’Acadé- 
mie des inscriptions et belles-lettres, du laborieux archéologue auquel on 
doit de si nombreuses et de si curieuses études, publiées dans les Mémotres 
de celte Académie, dans la Revue numismatique, dans la Collection des 
documents inédits de l'histoire de France; mais nous ne croyons pas 
4 votre remaniement général de la carte de l'Europe. Jamais une nation 
n'est sortie de l’ethnologie, de l'histoire et de la géographie physique savam- 
ment combinées; nous n'ajoutons pas de la lingutstique et de Vanatomie, 
parce que, tout en rappelant, ce qui est vrai, que la communauté de lan- 
gage et l'analogie de conformation extérieure ont quelques relations avec 
l'affinité des races, vous n'y attachez pas autrement d'importance. Vous en 
attachez du reste suffisamment aux frontiéres naturelles, car vous savez que, 
si les chaines de montagnes sont des limites de séparation bien nettles entre 
les peuples, il n’en est plus de méme des fleuves, qui n'ont pas, surtout 
depuis qu'il parait si facile de les franchir, un caractére 4 beaucoup prés 
aussi tranche : il serait probablement plus logique de limiter la France a 
lest par les Vosges que par le Rhin. Mais, quand vous semblez avoir quel- 


BIBLIOGRAPHIE. 189 


gue penchant a ne voir avec Augustin Thierry, dans les annales des peuples 
qu'un combat des diverses races, vous nous rejetez dans l’excés contraire, 
et nous portez A croire que l’accident et le hasard sont surtout les maitres 
du monde. Vous-méme, en prenant pour épigraphe de votre remarquable 
thése ce membre de phrase d'un mandement épiscopal sur la souveraineté 
temporelle du pape : Les nations sont voulues de Dieu, vous passez dans le 
amp ennemi, car vous rendez hommage 4 ce caractére indéfinissable de 
tout résultat des impénétrables décrets de la Providence. 

Quoi qu'il en soit de toutes les objections que nous semble appeler le sys- 
ttme de M. Deloche, il est impossible de ne pas faire connaitre la future 
délimitation des territoires du continent européen qu’entrevoit déja l'érudit 
eeosraphe-historien. 

Les Slaves et les Madgyares formeront une vaste confédération composée 
des Polonais, Moraves et Bohémes, Hongrois, Danubiens, Serbes et Bulga- 
res,etc., dont le territoire comprendra les nombreuses provinces appartenant 
ajourd hui 4 la Russie, 41’Autriche, & la Prusse et 4la Turquie. M. Deloche 
nese dissimule pas l’antagonisme existant entre les Madgvares et les Slaves 
du Nord et du Sud, mais il apergoit en méme temps des symptémes trés- 
senificatifs de réconciliation. 

La Russie, & laquelle échapperait donc la Slavie, « comme un fruit trop 
lourd qui se détache de sa tige sur laquelle des procédés artificiels lauraient 
hit germer et grossir, » réunirait désormais 4 peu prés exclusivement les 
populations tartares et finnoises. 

Un Etat hyzantin, né du démembrement de ]’empire ottoman et succédant 
a royaume de Gréce, réunirait tous les peuples de race hellénique. Cette 
solution de la question d’Orient seraita coup sur préférable au maintien dela 
Turquie, dont la dissolution n’a pu trouver un temps d’arrét dans l’avénement 
tun nouveau sultan; mais elle ne serait vraisemblablement pas, ne fat-ce 
wen ce qui concerne les iles Ioniennes, du gout de nos alliés d’outre- 
anche. 

L'sutriche disparait au milieu de celte transformation universelle : nous 
én avons déjé vu une partie figurer dans la grande confédération slave; la 
parie germanique irait rejoindre Ja Prusse, « son centre national; » nous 
Navons pas besoin de dire le sort de Ja partie italienne, si haulement reven- 
diquee en principe par la nouvelle grande puissance européenne. « Dans 
quelques années peut-étre on cherchera vainement, sur la'carte d'Europe, 
lenom de ce vaste empire d’Autriche que les artifices du prince de Metter- 
ach et d'un prédécesseur avaient si laborieusement édifié et qui parait des- 
twa tomber devant le réveil des nationalités dont les débris composent 
son domaine. » sos 

(e n'est point par l’entente, si difficile 4 opérer, des princes et principi- 
cales dela Confédération germanique que M. Deloche résout le probléme de 
Vunité allemande; c'est en remettant le soin de créer cette unité aux mains 
du roi « de la nation allemande par excellence. » 

les trois royaumes de Danemark, de Suéde et de Norvége et I'Islande 
sraient fondus dans un groupe scandinave, auquel resterait le Schleswig, 
landis que le Holstein ferait retour a l’Allemagne. Ainsi se trouverait tran- 








190 BIBLIOGRAPHIE. 


chée I'éternelle question des duchés que se disputent le Danemark et la Con- 
fédération germanique. 

Les Anglo-Saxons, dont M. Deloche renonce 4 débrouiller l'amalgame et 
qu'il qualifie de peuple composite, continueraient A occuper I 'Angleterre et 
I'Ecosse; mais la Grande-Bretagne perdrait I'Irlande, devenue a ce qu'il 
parait, un royaume distinct. 

L’Espagne, le Portugal, les iles Acores et Baléares formeraient naturellement 
un groupe ibérien, auquel il ne manquerait pas mémele rocher de Gibraltar, 
dégagé d'une « occupation que la loi supérieure des nationalités réprouve et 
que des conyenances et des calculs politiques ne sauraient plus justifier. » 
M. Deloche nous parait faire décidément trop bon marché de l'esprit national 
des Anglais, enté sur leur intérét politique et commercial. 

A cété de la Péninsule ibérique, si nettement limitée par les Pyrénées, 
YOcéan et la Méditerranée, se trouverait la Péninsule italique, non moins 
naturellement constituée en état distinct par les Alpes et les mers Adriatique, 
Ionienne, Tyrrbénienne et Méditerranée ; la Sardaigne et la Sicile resteraient 
au royasume d Italie. Il parait & M. Deloche, qui, rencontrant sur son chemin 
la question romaine, n’hésite pas 4 regarder comme inévitable le maintien 
du Saint-Siége 4 Rome et ne veut point priver les Romains des avantages 
afférents a la qualité d’Italiens, que le moyen le plus rationnel d’obtenir ce 
double résultat « consisterait 4 déclarer le Vatican, les sept basiliques, les 
palais des ministres, les établissements d'éducation et d’administration 
ecclésiastiques, domaine exclusif de la Papauté, inaccessible ala juridic- 
tion du roi d'ltalie. » 

Enfin l’empire francais, auquel le Royaume-Uni céderait du reste les iles 
gauloises de Jersey, de Guernesey et Aurigny, serait :compris entre les Py- 
rénées, I'Océan, le Rhin, les Alpes et la Méditerranée. 1] engloberait donc la 
Belgique, les provinces Rhénanes et la Suisse, alors que les populations de 
cette région n’ont, nous croyons pouvoir l'affirmer, absolument aucune pro- 
pension a s'annexer au peuple francais. Cette portion de l'ouvrage de 
M. Deloche est particulitrement caractéristique, en ce qu'elle met au jour, 
d'une part, l’érudition profonde et vraiment attrayante de l’historien-géo- 

graphe, d'autre part le dédain systématique du spéculateur scientifique pour 
les anomalies (absurdes si l'on veut) de la pratique inexorable. Il y a la 
vingt-cing pages, tracées de main de maitre, qui établissent, dela maniére 
la plus saisissante, que les véritables limites des territoires occupés par 
leurs aieux sont, de par les notions géographiques et historiques, ce que les 
Frangais du dix-neuviéme siécle appellent 4 bon droit leurs fronticres natu- 
relles. 

Tel est le beau réve d'un esprit éclairé, mais trop amoureux des souvenirs 
historiques, qui le compléte par le tableau flatté de « l’ére nouvelle ow les 
peuples, exempts de préoccupations guerriéres, tourneront sans crainte leur 
activité vers les travaux de la paix, vers les rivalités fécondes des sciences, des 
lettres et des arts. » 

Nous sommes ainsi ramenés 4 notre point de départ. Certes, dans le prin- 
cipe, l’origine des grandes divisions que présente l'Europe a été la différence 
des races, et la topographie naturelle y a présidé 4 la délimitation des fron- 


BIBLIOGRAPHIE. 191 


téres des principales nations. Mais ensuite sont venues les guerres et les 
conventions qui en sont la conséquence nécessaire, puis la fameuse loi, tour 
4 tour invoquée et violée, de l’équilibre européen, qui, par son essence poli- 
fique, a quelque chose de variable avec l’époque oi on la considére. Fina- 
lement la question des nationalités rappelle cette fluidité des idiomes qu’Ho- 
race représente comme subissant des transformations incessantes, ou 
encore la légitimité des dynasties souveraines, qui ne s’enracine guére chez 
un peuple qu’avec la suite des temps. Une nationalité est avant tout l'expres- 
son d'un fait trés-complexe, dont les causes multiples ne peuvent étre 
eplicitement définies. 
EK. Lawéu-Favnr. 


HISTOIRE DE FRANCE, par M. Kune Keiten. — Paris, 4862, Ch. Douniol. 2 vol. in-12. 
Deuxiéme édition. 


Je suis en retard avec M. Emile Keller; son Histotre de France date déja 
detrois années; mais voici une nouvelle édition qui me permet de réparer 
ma négligence apparente; je dirai méme que je ne suis qu'a demi coupa- 
be; car il faut bien des heures pour lire un travail qui, en mille pages, em- 
brasse trente siécles; et surtout pour se former une opinion sur une étude 
asi élendue. 

Lhistoire de France, qui fait l'objet de ce livre, est, 4 bien dire, un ta- 
bean de ce qui s'est passé dans cette partie de I'Europe qui fut la Gaule, et 
qu est aujourd’hui la France. Malgré la rapidité du récit, ce résumé touche 
itousles événements qui ont le droit de figurer dans l'histoire de I’Europe. 

Les lecleurs de l’ouvrage publié par l’honorable député du Haut-Rhin ne 
penvent se diviser qu’en deux catégories : ceux qui se livrent avec passion a 
létude des‘annales des temps passés, et ceux qui veulent connaitre, sans y 
Gesacrer trop de temps, les « gestes des anciens. » Les premiers trouve- 
root que M. Keller aide singuliérement a classer dans leur esprit le fruit de 
lors recherches ; les autres apprendront et liront avec un certain charme 
ts pages dans lesquelles la loyauté, la chaleur du cceur et le patriotisme 
% mélent fréquemment. 

Aprés une introduction consacrée 4 résumer ce qui se rattache aux temps 
aitérieurs 4 la domination franque, l’auteur divise son travail en sept livres. 
~—Cesont d’abord les Mérovingiens, ces rois germains civilisés par le 

irstianisme, qui sont la transition entre le vieil empire romain et l’em- 
pire franc personnifié dans la race de Pépin. Puis viennent les Carlovin- 
fiens (700-986); ensuite la féodalité, d’ou sort la monarchie, alliée d’abord 
celle-ci, et formant la chevalerie. C'est cette belle période des douziéme et 
raziéme siécles qui, n’en déplaise 4 M. Michelet et a certaine école, est 


192 BIBLIOGRAPHIE. 


une des brillantes époques de notre histoire (987-1270). Suivent les luttes 
de la féodalité et de la monarchie, qui l’emporte enfin sur la premiére 
(1270-1483); deux siécles d’émeutes, de persécutions, de guerres, de 
schisme et d’invasions. . 

Le cinquiéme livre déroule sous nos yeux la Renaissance, la Réforme, 
les guerres de religion (1483-1598). Nous voyons ensuite la monarchie 
francaise dans sa grandeur 4 la fois absolue et majestueuse (1598-1715). 
Le dernier livre (1715-1848) porte pour titre Louis XV, la Révolution. 

Chaque écrivain a sa maniére de comprendre, de voir et de juger les évé- 
nements. Il en résulte que celui qui entreprend de résumer l'histoire gé- 
nérale d'un peuple dit au public de quelle maniére ses yeux voient le spec- 
tacle auquel il assiste : je lui reconnais alors le droit d'imprimer a son 
ceuvre ses idées personnelles. Je ne lui demande pas d’étre complétement 
neutre : ce serait impossible; je lui demande d’étre honnéte, de bonne foi, et 
de me faire loyalement part de son jugement suivant ses idées, ses croyan- 
ces et ses espérances. C'est alors une profession de foi, déduite de I’his- 
toire; et chacun est admis 4 discuter le plus ou moins de sureté des déduc- 
tions. 

M. E. Keller remplit strictement le programme que je viens de tracer. 

M. Keller, a propos de l’origine des communes, renonce franchement au 
systéme qui consiste 4 voir dans le mouvement d’association municipale le 
résultat d’'insurrections populaires et spontanées, « la moindre parois~e de- 
vint une commune, » dit-il. Bien qu'il n‘ait peut-étre pas suffisamment 
insisté sur ce sujet important, je ne puis me refuser de reconnaitre que !a 
phrase que je viens de citer resume parfaitement la question. — Au milien 
de l’anarchie féodale et des troubles du dixiéme siécle, le clergé concoit I’i- 
dée providentielle d’user de son immense influence pour interrompre ces 
lultes perpétuelles dont le peuple souffrait : sous cette influence, les cir- 
conscriptions ecclésiastiques s’associent pour imposer quelques jours de 
paix forcée, et protéger au moins l’exercice de l'agriculture : c'est l’origine 
de la tréve de Dieu, sur laquelle un savant normand, M. Semichon, a pu- 
blié un volume si intéressant. Le peuple s'apergoit bientét de la force irré- 
sistible que donnait la loi d’association pour faire déposer les armes aux 
plus puissants; il étendit cette force au maintien des décrels anciens, des 
usages dunt jouissaient quantité de villes et de bourgs. On voit dés lors faci- 
lement le lien qui unit dans l'origine I'institution religieuse 4 l’institution 
civile. 

Je suis convaincu que dans quelques années, si on étudie froidement et 
impartialement les chartes communales, on professera que les anciennes 
libertés municipales, par elles-mémes, sans sédilion, sans violence, je dirai 
méme sans octroi direct des seigneurs, existaient bien autrement larges et 
completes que les libertés du dix-neuviéme siécle. — Je parle ici de liberté 
administrative, et non pas de liberté de personnes. — On reconnaitra alors 
que, si les |.bertés communales ont causé des émeutes, si elles ont mis 
souvent des armes aux mains des bourgeois, cela n’a eu lieu que dans des 
circonstances qui peuvent se classer dans deux catégories de faits. 

D’abord lorsque le seigneur voulait restreindre les droits -anciens de la 


BIBLIOGRAPHIE. #% 


caimme, il manquait 4 l’'engagement qu'il avait pris de les conserver et 
de s'y conformer : il y avait nécessairement lutte. 

D’autres fois, la bourgeeisie, nen contente de ce qu’elle possédait déja, 
ou jalouse d’avoir autant que d'autres commanes, voulait encore accroitre 
ss droits: tantét il s’agissait d'empieter sur la part du seigneur; tantét 
il fallait rompre le lien qui les unissait : il y avait alors insurrection; il ¥ 
avait méme jacquerie. Si l’émeute l'emportait, l’ancienne charte commt- - 
nale prenait de l'extension : la sédition augmentait la puissance de la 
eommune, mais ne la fondait pas. Je pourrais citer des exemples nombreux 
al'appui de ce qui précéde, et qui viendraient démontrer l'origine pacifique 
a religieuse des libertés municipales. 

llest une grande époque de notre histoire, époque qui offre de grandes 
aalogies avec le dix-neuviéme siécle, et qui me parait avoir été traitée 
par M. Keller avec une vérité et une impartialité qui lui font également hon- 
neur. C'est la Ligue et le régne de Henri IV.— L’historien catholique, 4 pro- 
pos du mouvement ligueur, a su ne pas se laisser entrainer par la vivacité 
de ses convictions personnelles ; il sait faire la part qui revient 4 chacun des 
princes de la maison de Lorraine; il sait condamner la faction des Seize, 
ees ancétres des Jacobins, aussi féroces que ceux-ci, mais encore moins 
Francais; s’il est sincére dans ses appréciations de la politique des réforinés, 
¥. Keller n’hésite pas 4 condamner « cette cruauté froide et convaincue, ce 
mélange de piété et d’ambition » que la postérité admet chez un Calvin au 
service de l’erreur, mais qu’elle « flétrit sans pitié dans lorthodoxe Phi- 
ippe IT. » 

Je note un fait que j'ai inutilement cherché dans le livre de M. Keller; 
pent-¢tre l’auteur, dans une nouvelle édition, voudra-t-il bien y consacrer 
we ligne. Je veux parler de Ia part active que Henri IV prit au maintien 
dela souveraineté temporelle du Saint-Siége. 

Waintenant je vais, pour étre impartial, signaler un point sur lequel je 
te suis pas parfaitement d’accord avec M. Keller. Je l'avoue, j'ai été sur- 
prs de la sévérité avec laquelle un historien catholique apprécie madame 
de Maintenon. — A mes yeux, le réle de Frangoise d’Aubigné peut, d’aprés 
les documents nouvellement mis en lumiére, étre jugé plus favorablement. 
On a dit, je crois méme que parfois on enseigne encore officiellement 
que madame de Maintenon ne fut pas étrangére 4 la révocation de I’ édit de 
Nantes. M. Keller garde le silence sur cette grave erreur que l’on ne saurait 
combattre trop franchement. Profondément pieuse, et justement parce 
quelle avait connu les erreurs de la religion prétendue réforinée, madame 
de Waintenon avait 4 cour de voir ses anciens coreligionnaires revenir a la. 
renté. J'ai dit qu'elle était pieuse, mais c’était d'une religion éclairée, se 
moquant finement de ceux qui « croient un peu plus qu’en Dieu: » jamais 
(2 n'a pu trouver une preuve que madame de Maintenon se soit départie 
dz systeme de la persuasion et de la douceur pour ramener les Ames éga- 
tées. Si le pape Innoceat XI disait, 8 propos de la révocation de l’édit de 
Nantes, « qu'il ne pouvait approuver ni le motif oi le moyen de ces conver- 
‘sions 4 milliers dont aucune n’était volontaire, » madame de Maintenon 
te se cachait pas pour avancer que I’édit « contenait pour les protestants la 


Maz 1862. 43 


194 BIBLIOGRAPHIE. 


liberté de conscience, la sireté des personnes et des biens, » en regret- 
tant ce que l'on avait fait contre eux dans ces derniers temps. 

Nous souhaitons que ces appréciations donnent le désir de lire I’ Histoire 
de France publi¢e par M. E. Keller : ceux qui ont entendu l’honorable dé- 
puté du Haut-Rhin 4 la tribune retrouveront dans l’historien le caractére 
de l’orateur : une conviction religieuse qui ne transige pas, un profond 

- sentiment des véritables libertés, et un coeur éminemment frangais. 


ANATOLE DE BaRTHELENY. 


LES CARACTERES OU LES MURS DE CE SIECLE, par 1a Bavytre. Nouvelle édition, col- 
lationnée sur les éditions données par l’auteur, avec toutes les variantes, une lettre 
inédite de la Bruyére, une notice nouvelle et des notes littéraires et historiques, par 
Aprien Destattevn!. 


Au nombre des titres qui doivent recommander notre temps a l'estime et 4 
la reconnaissance de l'avenir, l'histoire littéraire comptera certainement les 
travaux consciencieux, patients, pleins de gout et de discernement qui ont 
restitué leur physionomie vraie aux écrits défigurés de plusieurs de nos 
classiques. C’est ainsi, pour nous borner aux exemples éclatants, que les 
Pensées de Pascal mutilées ou alanguies par le zéle malheureux des édi- 
teurs primitifs, ont retrouvé un élan, une puissance, une originalité toute 
nouvelle dans les publications récentes qui, pour la premicre fois, en ont 
mis en lumiére le véritable texte. Les sermons de Bossuct n’avaient pas 
moins souffert d'une révision intempestive, et la comparaison du texte im- 
primé avec les manuscrits authentiques fut l’objet d'une thése que le regret- 
table abbé Vaillant soutint en Sorbonne il y a quelques années. Cet essai 
wraiment remarquable était la promesse d’un travail complet, qu'une mort 
trop prompte a interrompu. Enfin, d’aprés un curieux article de la Corres- 
pondance littéraire du 10 aout dernier, madame de Sévigné elle-méme 
naurait pas trouvé grace auprés des éditeurs : ils n'ont pas craint de porter 
leur main profane sur cette ceuvre charmante, de retrancher, d'ajouter, de 
corriger enfin, et l’édition qui se publie en ce moment donnerait, pour la 
premiére fois, ses lettres telles qu'elle les a écrites. 

La Bruyére doit-il étre compté au nombre de ces illustres viclimes? Pas 
tout a fait, et cela par une raison bien simple, c'est qu'il a fait imprimer lui- 

* ménic, de 1688 4 1696, neuf éditions des Caractéres. Mais, sila du se 
trouver 4 l'abri des témérités ou des scrupules de ses éditeurs, il a, en re- 
vanche, cruellement souffert de leur ignorance et de leur incurie. Pendant 
longtemps chaque édition nouvelle s'est bornée 4 reproduire ses devanciéres 
et leurs erreurs en y ajoutant sun propre contingent d’altérations et de bé- 
vues. On ne semblait pas se douter qu'il y ett des éditions originales aux- 
quelles il falldt remonter pour avoir un texte pur et correct. 


‘ Paris, Librairie Nouvelle, 1861. 


BIBLIOGRAPHIE. 195 


M. Walckenaér le comprit le premier. 1] sentit aussi « que l’auteur, con- 
traint pat la censure ou astreint par sa position 4 des égards, avait, dans 
ses derniéres éditions, retranché sans en prévenir quelques pensées, quelques 
portraits qui se trouvaient dans les éditions précédentes; » que, par suite, 
il fallait non-seulement reproduire le texte des éditions originales, mais 
les combiner toutes ensemble pour obtenir la Bruyére tout entier. Il le fit 
ou du moins voulut le faire, car, s'il est juste de constater que I'édition qu'il 
donna en 1845 fut un progrés réel sur les publications antérieures, il faut 
dire aussi quiil s'y trouvait encore beaucoup de lacunes, d'inadvertances, 
etqueles variantes étaient incomplétes. M. d’Ortigue, dans un spirituel article 
dela Revue indépendante, a signalé vivement ces imperfections. Cependant, 
par ce temps de lecture rapide.od chacun parcourt ou consulte plutét qu'il 
ne lit, c’était assez pour contenter la grande masse des lecteurs. Mais il s'est 
trouvé un « amant des loisirs studieux, » un homme de gout, passionné 
pour toutes les délicatesses de Iesprit et les sentant 4 merveille, qui depuis 
longues années vivait avec la Bruyére dans un commerce assidu, faisait du 
livre des Caractéres ses plus chéres délices, et chaque jour y découvrait de 
nouvelles beautés. On ne fait pas illusion 4 des yeux aussi exercés. M. Adrien 
Qestailleur fut médiocrement satisfait de [hommage incomplet rendu 4 son 
auteur favori. Il attendit quelques années encore, puis, voyant que personne 
nélevait 4 la Bruyére un monument digne de lui, il se décida 4 |’élever lui- 
méme. Une premiére édition, donnée par ses soins, parut en 1854 dans la 
bbliocthéque Elzevirienne. Des maitres en l'art d’écrire, M. de Sacy entre 
autres, en ont dit les mérites, et l'épuisement rapide du tirage entier a justifié 
leurs suffrages. D’autres seraient restés sur ce premier succés; mais, infati- 
sable dans son admiration, M. Destailleur s'est remis 4 ]’ceuvre, et il publie 
ajourd’hui une édition nouvelle plus compléte et plus parfaite que la 
premiere, 

On sait que les Caractéres n’ont pas tuut d’abord paru dans leur en- 
semble. La premiére édition n’en contenait qu'un petit nombre que l'auteur 
avait modestement glissés dans le public 4 la suite, 4 l’ombre, pour ainsi 
dire, de sa traduction de Théophraste. On sait aussi quel succés accueillit 
ce début timide, et comment, par la suite, chaque édition donnée successi- 
vement du vivant de la Bruyére fut enrichie par ui de passages nouveaux. 
Cest, en quelque sorte, le tableau de ces huit ou neuf éditions parues du 
vivant de l'auteur, que M. Destailleur a donné en une seule; il indique par 
un chiffre, a la fin de chaque article, l’édition dans laquelle il a paru pour 
kpremiére fois, et il ajoute toutes les variantes, qui sont nombreuses, la 
Bruyére ne se lassant jamais de corriger son style. On peut de la sorte sur- 
prendre le travail de l’écrivain et suivre le progrés de ses pensées. Un exem- 
ple bien court fera juger de l'intérét que l'on trouve 4 rapprocher quelques- 
Unes de ces variantes de la lecon définilive. Dans la quatriéme édition, la 
Bruyére avait écrit : « La noblesse expose sa vie pour la gloire du souverain 
‘et pour le salut de I’Etat... » Distinguer le souverain et I'Etat, c’était déja 
quelque chose 4 une époque o& l'un absorbait si complétement l'autre. Ge 
n'est pas assez pour un philosophe comme la Bruyére; dans les éditions 
suivantes, il renverse l’ordre qu'il avait suivi d’abord, et place, avec grande 


196 BIBLIOGRAP RIE. 


raison, le salut de !’Etat avant la gloire du souverain. Cela n'est rien, ce n’est 
qu’un mot changé de place : mais il me semble que cette simple interver- 
sion jette une lueur assez vive sur les réflexions qui |’ont amenée. 

ll est un point qu'un éditeur de la Bruyére ne peut négliger, et qui de- 
mande un tact et un discernement particuliers, c'est l'application qu'on a 
faite de la plupart de ses portraits 4 des contemporains plus ou moins 
connus. Il est impossible de se fier & toutes les Clefs qui ont couru dans le 
public en méme temps que les Caractéres. Souvent elles se contredisen, 
entre elles, et aucune n’a la moindre autorité. La Bruyére, & qui on le 
atiribuait, les désavoue toutes et sen moque agréablement : « Comment, 
« dit-il, aurais-je donné les listes qui se fabriquent 4 Romerantin, 4 Mor- 
« tagne et 4 Belesme, dont les différentes applications sont & la Baillive, 
«a la femme de lassesseur, au président de l’élection, au prévét de 
«la maréchaussée et au prévét de la collégiale. » Ne serait-il pas d'ail- 
eurs puéril et téméraire de prélendre que toujours et pour chacun de ses 
caractéres, il a eu en vue un personnage du temps, et de nemmer ce per- 
sonnage souvent fort obscur? Si la Bruyére s’était borné a dessimer les por- 
traits satiriques de quelques particuliers, il ne serait pas le grand moraliste 
que l’on admire. Son livre aurait eu la fortune de tant d’ouvrages qui ont da 
aux circonstances et a la malignité publique un instant de succés. Ce moment 
passé, ils vont dormir oubliés sous la poudre des bibliothéques; quelquefois 
un fureteur érudit les réveille pour glaner quelque détail précieux 4 travers 
mille pages insipides, puis rien ne les trouble plus dans leur sommeil. Mais 
les peintures de la Bruyére « expriment bien l'homme en général, » dit-il 
avec une fierté justifiée. C’est pour cela qu’elles n'ont pas vieilli, et qu’elles 
ne sauraient vieillir, D'un autre cété, ces mémes peintures ont été faites 
d’aprés nature, et « on ne peut disconvenir qu’en peignant l'homme il a 
quelquefois peint Pindividu. » Il est curieux dés lors de connaitre ses mo- 
déles, surtout lorsque ceux-ci ont tenu quelque place dans l'histoire ou 
dans jes lettres. M. Destailleur s'est heureusement tiré de cette partie diffi- 
cile de sa tache, reproduisant les interprétations de l'époque qui lui ont 
paru les plus intéressantes et les plus stires, et les complétant par des dé- 
tails, des traits de moeurs tirés des Mémoires et des carrespondances du 
temps. Madame de Sévigné et Saint-Simon entre autres ont été pour lui 
une mine féconde de renseignements, et, pour ainsi dire, de piéces justifi- 
catives. 

Ilest aussi un genre de commentaires qu'on ne peut trop le féliciter d'avoir 
employé. Plus d'une fois Ila Bruyére s’est rencontré, & son insu on volon- 
tairement, avec tel moraliste, tel penseur ancien ou moderne. Le savant édi- 
teur ne néglige aucune de ces rencontres, et Plutarque, Montaigne, la-Ro- 
chefoucauld, Pascal et bien d’autres lui fournissent des rapprochements 
pleins d’intérét. Il y a en méme temps plaisir et profit pour I’intelligence & 
pouvoir comparer les pensées de deux grands écrivains sur le méme sujet. 
On gouate ainsi l'un des fruits les plus précieux d'une immense lecture, sans 
en avoir eu le labeur. 

Par une modestie trés-exagérée, M. Destailleur s‘était abstenu, dans sa 
premiere édition, d’écrire une notice sur la Bruyére et s’était borné 4 repro- 


BIBLIOGRAP HIE. 197 


duire celle que Suard lui a consacrée. Plus hardi cette fois, ila comblé cette 
lacune et nous y avous gagné un excellent travail ou les documents les plus 
nouveaux, disséminés un peu partout, ont été réunis et mis en ceuvre avec 
autant d'érudition que de got. Ces documents pourtant ne sont pas encore 
etrémement nombreux, la Bruyére ayant été sur lui-méme d’une discrétion 
qui nous étonne, nows qui voyons les plus vulgaires personnages, pour peu 
quils soient bourgeois de Paris, occuper le public de leurs insipides Mé- 
moires. Il y a quelque temps surtout, ces documents étaient d'une rareté 
désespérante; mais, grace aux efforts d'intrépides chercheurs, parmi les- 
quels M. Edouard Fournier se signale au premier rang, la lnmiére se fait 
peu 4 peu. Ainsi naguére on ignorait encore le lieu de naissance de la 
Bruyére; M. Destaillear lui-méme ne I'a pas connu : M. Sainte-Beuve ré- 
plait comme tout le monde que la Bruyére avait dQ naitre aux environs 
de Dourdaa. Or voici qu'une édition toute récente, imprimée & Caen par les 
soins de M. Mancel depuis que M. Destailleur a donné la sienne, publie pour 
lapremiére fois ce fameux acte de naissance, et que M. Jal, son heureux 
lnventeur, restitue & la ville de Paris lhonneur d’avoir vu naitre la Bruyére. 
\. Destailleur se réjouira sans doute plus que personne de cette découverte. 
Peat-éire regrettera-t-il un peu de n’avoir pas eu le bonheur ou le mérité 
de la faire lui-méme. Mais qu’il se console : il restera toujours 4 son édition 
des mériles assez rares pour que celui-la, qui seul lui fait défaut, puisse 
impunément lui manquer. 
Gaston dE Bounce. 


SHAKESPEARE, SES (EUVRES ET SES CRITIQUES, par Alfred Méziéres, professeur 
de littérature étrangére 4 la Sorbonne. 


Une nouvelle étude sur Shakespeare a paru nagaére. Il semblait que te 
sujet fit epuisé. Comme le Daate, en effet, quoique pour d'autres raisons, 
Shakespeare: jouid du privilége de susciter sans relache des interprétations, 
des commentaires et des critiques. Aprés tout ce qui a été publié sur ce 
grand génie dramatique en Allemagne, en Angleterre et méme en France, 
on pouvait croire qu’il ne restait plus rien 4 dire. M. Alfred Méziéres vient 
de nous prouver le contraire. 

Beaucoup admiré de son époque, honni ensuite per l'esprit puritain, un 
peu négligé, lorsque les usages et les gouts francais furent 4 la mode en An- 
geterre, sous les derniera Stuarts, Shakespeare n’a jamais cessé, quoi quon 
e ait dit, d’étre gouté par les Anglais. L'imverse aureit lieu d’étonner, car 
cette intelligence a Ja fois puissante et inégale résume et personnifie 4 sou- 
bait les contrastes qui se rencontrent dans le caractére britannique. Mais 
précisememt parce qu’entre l'esprit de, Shakspeare-et l’esprit anglais il existe 
we harmonie plus intime de sentiments et d'idées, les plus grandes beautés 
de lauteur ent été longtemps moins accessibles aux nations douées d'un 
autre génie. Lorsque la France retenait encove assez des libres inspirations 


198 BIBLIOGRAPHIE. 


du moyen age pour n’étre point choquée des disparates qui se rencontrent 
4 chaque pas dans Shakespeare, elle entretenait peu de relations littéraires 
avec l'Angleterre. Lorsque les rapports se nouérent, notre godt avait pris 
une autre direction. Revenant 4 nos origines romaines (nos péres sont des 
Celtes romanisés), nous nous étions épris d'une passion exclusive pour la 
tragédie antique, et, sans réussir A dérober aux Grecs le secret de la sim- 
plicité et de la noblesse naturelles, nous avions adopté leurs préférences 
pour les formes pures et chatiées. Nous n’étions plus capables de gouter des 
beautés si peu conformes a l'idéal hellénique et de reconnaitre l'inspiration 
du génie dans des piéces ou la régle des trois unités n’est jamais respectée, 
ou souvent méme manque I’unité d'action, et dans la composition desquelles 
sont effrontément violés tous les préceptes de !’esthétique alors en honneur. 
Ne nous étonnons donc pas trop des aversions ct du dédain systématique 
que professaient les gens de lettres du dix-septiéme et du dix-huitiéme sié- 
cle pour le grand damaturge anglais. Quant au public, il en ignorait pres- 
que jJusqu’a l'existence, et cela encore sexplique 4 merveille. D'une part 
les Frangais, quelque peu enclins 4 se beaucoup admirer eux-mémes, trou- 
vent rarementle temps d’admirer les autres peuples; del’autre, dansles siécles 
qui précédent le nétre, les langues étrangéres étaient encore moins étudiées 
que de nos jours, et les livres écrits dans ces langues, extrémement peu 
répandus, n’étaient 4 la portée que du petit nombre. Ajoutons que sans le 
secours de l’acteur les ceuvres dramatiques sortent rarement du cabinet du 
lettré de profession. Pour que les ceuvres de Shakespeare arrivassent au 
vrai public, il a fallu qu’elles devinssent comme le champ de bataille de 
deux écoles littéraires ennemies, ou plutét qu’elles servissent 4 l'école nou- 
on de marteau et de levier pour renverser et briser les idoles de l’ancienne 
école. 

Le signal de la réaction partit de | Allemagne 4 la fin du siécle dernier. 
Ce fut Lessing qui leva le drapeau contre la littérature un peu convention- 
nelle et déj4 en décadence de la France. Nos victoires militaires ne contri- 
buérent pas médiocrement a miner le crédit dont avait joui jusqu’alors au dela 
du Rhin tout ce qui venait de Paris, et a faire tourner les prédilections des 
Allemands du cété de lalittérature anglaise. L’ Angleferre ne pouvait manquer 
de favoriser par des travaux analogues 4 ceux de Lessing et de Schlegel un 
mouvement qui intéressait de si prés sa gloire. Dégotés eux-mémes des 
« Grecs et des Romains, » par la fade et insipide littérature de I’Empire, les 
Frangais se mirent a lire Shakespeare, et y découvrirent des mérites et des 
beautés d’un genre absolument nouveau pour eux. Son souffle énergique et 
plus voisin de la nature les surprit, et ils se trouvérent séduits par les capri- 
de I'humour britannique en méme temps que par les qualités éminentes 
de l'auteur. Dans le thédtre de Shakespeare, les sentiments sont mélés 
comme il arrive dans la vie réelle. Or, par un de ces retours de la inode qui 
ne s'expliquent que par analogie avec la loi d’oscillation du pendule, on crut 
trouver la loi méme de l'art dans ce perpétuel rapprochement du trivial et 
du sublime avec lequel on n’était point familiarisé. Ce fut comme une révé- 
lation. Tombant d’un excés dans un autre, on érigea les défauts mémes de 
Shakspeare en qualités, et, sous peine d'éire tenu pour un sot, il ne fut plus 





BIBLIOGRAPHIE. 199 


permis de préférer les sereines et tranquilles régions de l'idéal antique aux 
pemtures plus dramatiques, plus vivantes, plus'réelles, mais, souvent aussi, 
négligées, incohérentes et bizarres de l'auteur anglais. De cette lutte entre 
les classiques et les romantiques dont les derniers échos émurent notre jeu- 
nesse, sortirent des travaux trés-intéressants sur les modéles de |’école 
nouvelle, et particuliérement sur Shakespeare. II fut dés lors jugé avec sa- 
gesse et impartialité par des hommes qu’un gout aussi sir que précoce met- 
tat al’abri des entrainements de l'époque, et qui surent tout de suite faire 
4 chacun sa part dansla grande querelle qui se débattait 41’ ombre de Shakes- 
peare. J'ai nommé MM. Guizot et Villemain. 

Depuis, la querelle s'est assoupie, et, devenu sage jusqu’a l’indifférence, 
le public ne se passionne plus pour si peu. L’heure est venue pour tout le 
monde de la critique sérieuse, impartiale et désintéressée. 

C'est une oeuvre de ce genre que nous offre M. Alfred Méziéres sous le 
ttre de Shakespeare, ses ceuvres et ses critiques. Déji dans le Magasin de 
lbrairie, devenu aujourd'hui la Revue nationale, il avait publié sur les con- 
temporains de Shakespeare une série d'articles qui montraient 4 quel degré 
Fancienne littérature anglaise lui était familiére. M. Méziéres est un esprit 
brillant, juste, orné, trop ouvert pour se renfermer dans un systéme 
desthétique étroit et mesquin, trop judicieux et trop délicat pour se 
lisser entrainer & des admirations de commande ou d’entrainement 
pour les défaillances et les imperfections du génie. C’est un guide aussi 
sir qu’aimable. Eléve de l’école d’Athénes, il a été puiser aux sources 
mmes de l'art antique l'amour et le sentiment de la véritable beauteé. Les 
nombreux auditeurs qu’a Nancy rappelait et que retenait chaque année au 
pied de sa chaire le jeune et bien disant professeur, ceux qui ont aujour- 
hui la fortune de l’entendre & la Sorbonne, savent combien sa parole 
est élégante et facile. Cette grace, cette élégance, cette facilité, se re- 
touvent dans son style écrit. Mais il y a plus et mieux encore chez lui 
que le talent de la forme. Heureusement doué, développé par l'étude des 
langues et des littératures étrangéres aprés avoir été d’abord formé et for- 
Wié par une savante instruction classique, son esprit réunit toutes les qua- 
lités nécessaires 4 un critique éclairé et pour ainsi dire infaillible. Les 
Yoyages qu’il a faits ne sont pds étrangers non plus a la largeur de ses vues 
eta la justesse de ses observations. Connaitre l'Angleterre et ses mceurs n’est 
pas moins utile pour bien comprendre le génie de ses auteurs, méme des 
plus anciens, comme Shakespeare, qu’avoir vu les purs et sévéres horizons 
de I'Attique pour sentir toutes les perfections du génie grec. Les yeux en- 
seignent bien des choses qu’on n’apprend jamais & l'aide du seul labor im- 
probus, car, s'il triomphe de tous les obstacles, il ne pénétre pas tous les se- 
crets de l'art. M. Méziéres a puisé aux deux sources, et le mérite sérieux de 
88 Ouvrages montre bien 4 quel point les impressions du voyageur peuvent 
serur 4 homme de lettres. Le lecteur trouvera dans son dernier ouvrage 
une saine appréciation du génie littéraire anglais, de celui de Shakespeare 
én particulier, et une critique non moins sire des commentateurs qui ont 
prétendu aprés coup transformer en philosophe allemand ce profond et 
sagace observateur du coeur humain. En avoir peint avec une féconde et 


200 BIBLIOGRAPHIE. 


puissante imagination, bien qu’avec un talent inégal et parfeis incorrect, 
les mouvements et les passions, suffit 4 sa gloire. Elle est immortelle. 
A. pe Merz-Nostar. 


ETUDES SUR L'IRLANDE CONTEMPORAINE, par le R. P. Avotpue Psrravn, prétre de 
YOratoire, précédées d’une lettre de Mgr I’ évéque d'Orléans. 2 vol. in-8°. — Paris, Douniol. 


Nous annoncons avec une trés-vive satisfaction d'esprit la publication 
de ce livre généreux, ou la plus juste cause a trouvé, pour la défendre, 
une érudition loyale dans une 4me droite, courageuse et passionnée pour 
la justice. Nous n'en dirons qu’un mot aujourd hui, pour avertir Je lecteur, 
et signater 4 son attention l' importance de ce nouvel écrit. 

Dans les longs travaux qui ont préparé son oeuvre, le R. P. Perraud 
s'est souvenu, on le sent bien, des traditions de patiente analyse et de sé- 
rieuses investigations qu’il a puisées naguére 4 l’école normale. Son ceuvre 
est avant tout une ceuvre de science exacte. Aucune place n'y est donnée 
& la déclamation; il s’agissait de raisonner et de prouver : il raisonne et 
prouve. | 

Rien na été négligé pour donner a l’argument -toute la force qu'il doit 
avoir. L'auteur peut parler de l'état vrai de I'irlande. Ce qu'il avait appris 
par de longues études préparatoires et la lecture assidue des journaux et 
des livres, il est allé de constaler de ses yeux. I} a causé.avec les hommes 
qui aujourd hui souffrent. Il était bier ‘avec eux. 

Cette visite personnelle et prolongée aux lieux dont il voulait nous entre- 
tenir n’a pas dispensé |’auteur des études de statistique nécessaires a ta 
connaissance d'une cause si intimement mélée aux fonctions de le politique 
et de l'économie sociale; mais elle a jeté sur ces études des clartés trés- 
vives et trés-originales. La Presse anglaise, si libre, si indiscréte, on peut le 
dire, sur les défauts et les faiblesses de |’ Angleterre, lui.a valu d'innombra- 
bles documents. Le plus souvent o’est par la bouche de publicistes anglais 
qu il nous pagle de l'Irlande. Hélas ! ils sont peu suspects? 

Quant a sa sincérité grave et a la religieuse patience avec.lesquelles l’au- 
teur a fait ses recherches, ceux-lé seuls pourrout les bien apprécier qui 
liront le livre. Je pense qu’ils y reconnaitront-la ferme et eustare méthode 
qui dirigeait dans ses teavaux Villustre Tocqueville. 

Mais ici les necherches arnivertt.4 constater des faits d'une nature telle, 
que l'ame se prendtout entiére, et séa emotion éclate malgré elle. 

Qui, le livre du P. Perraud est. un livre ému. Qn sent, 4 travers 52 
sévére maniére, que l'auteur souffre en d'écrivant. On sent que |'amne qui 
dicte est une 4me juste, chrétienne, sacerdotale, et que la passion da plus 
pure de Is justice enflamme soudainemeant le style de I'historien. 

La passion de la justice! « Bienheureux, a dit le Sauveur, ceux qui ont 
faim et soif de lajustice! » Béaissons Dieu d’avoir mis au coeur de plusieurs 
en ‘nos jours cette faim sacrée! 


BIBLIOGRAPHIE. 01 


Bénissons-le surtout de l’avoir mise dans les 4mes de ses prétres. L'Ora- 
loire a regu & cel égard une grace particuliére : aprés l’éloquent et généreux 
livre du révérend pére Gratry, sur la Paix, et la belle étude du pére Les- 
ceurs sur la Pologne, voici qu'il nous donne un livre décisif et définitif sur 
lasainte cause de la catholique Irlande. C’est une gloire pour lui : toutes les 
ames justes et élevées le sentent et le disent 4 son honneur. 

En téle de son livre, le pére Adolphe Perraud a publié une lettre qui lui 
estadressée par Mgr l’évéque d'Orléans, et dont nous transcrivons les der 
wéres lignes : « Jl ne me reste plus, mon cher ami, qu’a yous féliciter en- 
core une fois d’avoir été, dans ce livre tout entier, lorgane fidéle de notre 
commune mére I'Eglise, d’ayoir élevé en faveur de I'Irlande une voix libre, 
désintéressée, Courageuse et pure, digne en tout de faire comprendre aux 
oppresseurs la parole de vérté, aux opprimés la parole de résurrection. De 
pareils livres honorent le sacerdoce : il est glorieux pour nous de prendre en 
main la sainte cause des opprimés, et il convenait du reste que ce fit de la 
France et des rangs de notre clergé que sortissent les voix appelées 4 l’hon- 
neur de plaider Ja cause d'une nation sceur de la France, et d'un clergé qui 
Sest montré tant de fois le pére et l’ami du clergé frangais. » 

Que le cher auteur trouve dans ces belles paroles un solide encourage- 
ment, comme il a trouvé déja la meilleure part de sa recompense dans la joie 
qu éprouvent les nobles cceurs 4 sentir qu'ils ont bien travaillé pour la vérité, 
pour la Liberté, pour la justice, c’est-a-dire, pour Dieu! 


L’abbé Henrt Pennerve. 


REYUE DE L’ANNEE, tableau annuel des ‘principales productions de la théologie, de la 
Philosophie, de l'histoire et de la littérature, publiée sous la direction de M. Yabbé 
Deuat pz Sainr-Proser deuxiéme année). 4 vol. — Paris, chez Lecoffre. 


Voici le deuxiéme volume d’une publication que nous avons encouragée 
dés le principe, parce que l’idée nous en parut heureuse, et qu'un pareil 
travail manquait aux lettres chrétiennes. Le mouvement des choses hu- 
maines est aujourd'hui complexe, l’attention est appelée sur tant de points 
ala fois, et la pensée, par suite, est si distraite, que les plus recueillis, les 
plus appliqués a suivre les événements, en laissent toujours échapper quel- 
que chose. A plus ferte raison en est-il ainsi de ceux a qui Je loisir manque 
équ.absorbeut de graves et quotidiennes occupations. Pour ceux-ci, et 
Cest le plus graad nombre, les jours an se succédant s’effacent en partie 
(un lautre,.et., quand la fin de l'année arrive, la mémoire est impuissante a 
en rassembler. les parties et a relier entre eux les différents ordres de faits 
qui l'ont remplie. C’est ce qui rend les Annuaires indispensables & notre 
époque; aussi s’en publie-t-il de toutes sortes : pour la sience, pour l'in- 
dustrie, pour les arts, ete. Toutefois ceux qui ont pour objet les travaux 
del'ordre intellectuel sont les moins nombreux, et il.n’en est point qui 


202 BIBLIOGRAPHIE. 


en embrassent l'ensemble et s’attachent 4 en inontrer le développement 
général. | 

Or c'est ce que M. Duilhé de Saint-Projet s'est proposé dans la Revue de 
Uannée. Son but, en faisant ce livre, a été de présenter dans un cadre res- 
serré, mais qui pourtant en laissdt les parties bien 4 jour, le tableau com- 
plet et raisonné des travaux de l’esprit pendant le cours de chaque année. 

Dés la premiére livraison, quoique les circonstances ]’eussent forcé a se 
hater, son livre offrait d'excellentes parties. Il est aujourd’hui mieux distri- 
bué, plus complet, et offre un plus grand nombre de bons chapitres. Tout 
ce qui tient a la littérature est parfait; on ne saurait apprécier avec un godt 
plus sir, et dans un langage d’une sobriété plus delicate que ne le fait 
M. l'abbé Lezat les travaux de critique et d'histoire littéraire. Quant aux 
ceuvres d'art, l'analyse qu’en offreja Revue de lannée est de M. Victor Four- 
nel; c'est dire avec quelle équité sympathique elles sont jugées. Mais n'y a-t-il 
pas bien de l’indulgence dans le chapitre du roman di 4 la méme plume; 
et bien de la faiblesse dans le paragraphe intitulé l' Année dramatique? S'il y 
avait lieu 4 parler du thédtre, au point de vue littéraire s’entend, il conve- 
nait de le faire plus sévérement, selon nous; si la récolte a manqué quelque 
part, c’est 14 assurément. Il en faut dire autant de la puésie; aussi trouvons- 
nous de bon gout la rapide et élégiaque mention qu’en fait M. l'abbé Dela- 
croix. Mais ce ne sont pas la les portions les plus importantes du champ 
que la Revue de l'année avait 4 parcourir : l'histoire, l’archéologie, les 
sciences naturelles, la polémique religieuse, étaient des sujets plus graves. 
Hatons-nous de dire qu'elle en a compris l'importance et les a traités, pour 
la plupart, avec le développement et le soin qu’ils réclamaient. C’est un 
résumé fort bien fait, par exemple, que l'article de M. le docteur Achille 
Janot sur le développement des sciences physiques et physiologiques dans 
le courant de l’année 1861. L’article sur l'archéologie, par M. Carriére, est 
moins heureusement concu, a notre avis, et ne se borne guére qu’a quel- 
ques revues d'ouvrages. II en est encore ainsi du chapitre sur l'hagiogra- 
phie, qui passe a cété des grandes questions que la matiére comporte. Il 
n'y a a regretter, dans les notions de M. l'abbé Meignan et de M. l’abbé 
Barbe sur la polémique protestante et la philosophie morale, que leur 
briéveté. Ce qu'il faut louer sans restriction, c’est l'histoire de la lutte 
soutenue par les catholiques sur la question romaine. Ce résumé, par 
lequel s'ouvre la Revue de l'année, est un chapitre d'histoire religieuse qui 
meérite de rester. 

Donc, malgré certaines imperfections que nous avons loyalement signa- 
lées, la Revue de l'année est une entreprise qui continne 4 mériter les 
encouragements qu'elle a regus de l’épiscopat et des plus éminents catho- 
liques de France. C'est avec un vif plaisir que nous la voyons vivre et se 
développer. Cela est de bon augure, surtout quand on réfléchit que c’est 
une ceuvre de province, congue et exécutée loin du centre ob depuis long- 
temps se retire toute l'activité intellectuelle du pays. Il y a 14 un premier 
symptéme que nous aimons & constater. Un second, que nous ne signalons 
pas avec moins de plaisir, c'est l'esprit qui a présidé 4 la direction de l’ou- 
vrage ; cet esprit est le nétre. M. l’abbé Duilhé de Saint-Projet et ses col- 


BIBLIOGRAPHIE. 203 


lborateurs, presque tous prétres, se proclament hautement catholiques 
ibéraux, et, voulant préciser davantage ce qu'ils entendent par la, ils décla- 
reat se ranger sous le méme drapeau que le Correspondant. On leur avait 
reproché d'en prendre Ja méthode et te style : ils déclarent en prendre aussi 
les doctrines. Le Correspondant a droit d'étre fier de pareilles recrues; 
cest une douce récompense de la lutte qu’il soutient seul et persévéram- 
ment depuis dix ans. 


HEGEL ET SCHOPENHAUER, études sur la philosophie allemande moderne, par A. Foucnen 
pe Canz. 4 vol. in-8°, — Paris, Hachette et C's. 


Ce volume, qui vient de paraitre, est comme un épisode du grand travail 
auquel M. Foucher de Careil se livre sur l'histoire de la philosophie alle- 
mande. fl y a loin sans doute de Leibniz, dont notre collaborateur s’occupe, 
comme l'on sait, de publier les ceuvres completes, 4 M. Schopenhauer, dont 
ilnous révéle aujourd'hui I’admirable talent et les déplorables doctrines. 
Nanmoins ces deux hommes ne sont point sans rapports; il y a entre eux 
les mémes relations qu’entre les deux termes d'une antithése : Leibniz fut 
tn philosophe chrétien, Schopenhauer un philosophe athée. On connait le 
premier; Yautre est 4 peu prés ignoré, au moins en ce pays. Cependant il a 
vécu de notre temps, tout prés de nous, a Francfort, et ses éloquentes atta- 
ques contre la philosophie de Hegel ont remué toute |’Allemagne pensante. 

Hegel régnait sur toutes les intelligences du Rhin a la Vistule et par dela; 
lout plait sous sa verge respectée, quand, il y a de cela soixante ans, un 
homme leva le front et oga dire au maitre : « Je ne serai point ton esclave! » 

Malgré |'impopularité a laquelle il vouait son nom et sa vie, cet homme 
lutta un demi-siécle, et, avant de mourir, il eut la satisfaction de voir a terre 
idole que, seul, il avait bravée sur son piédestal. Triste satisfaction pour- 
lant; car, si Schopenhauer a renversé le panthéisme hégelien, il a mis l’a- 
théisme A la place. A quoi se réduit en effet, la philosophie de ce démolis- 
sar? Aun sombre retour aux doctrines de I’antique Orient, a |’abdication 
ée soi, 4 la résignation inerte et a l’anéantissement des adorateurs de Boud- 
tha.C’était bien la peine d’écraser les «trois fléaux » de la patrie allemande— 
Hegel, les professeurs de philosophie et les démocrates,— pour leur en sub- 
stuer un autre plus fatal! Est-il bien sur, d’ailleurs, que ces « fléaux » soient 
déruits tous les trois? Hegel et les professeurs ont fait leur temps, sans 
doute; mais les démocrates sont-ils morts, ou ont-ils fait voeu de résigna- 
bon, comme Schopenhauer? 

Quoi qu’il en soit, c’est une étude infiniment intéressante que celle de la 
lutte du philosophe {de Francfort contre le philosophe de Berlin. Avec 
M. Foucher de Careil, on ouvre aisément cette amére et dure amande de la 
puilosophie d’outre-Rhin, et on en saisit facilement le fruit. La premiére 
Parte deson volume est consacrée a constater et 4 expliquer le régne de Hé- 
gel; laseconde & raconter et 4 apprécier les attaques passionnées auxquelles 
celle royauté fut cinquante ans en butte de la part de Schopenhauer. Un 


204 BIBLIOGRAPHIE. 


grand physiologiste de nos jours a eu l'idée ,de considérer les poisons 
comme des instruments physiologiques trés-délicats, et de s'en servir comme 
de véritables réactifs de la vie. C’est cette analyse hardie et trés-fine que 
M. Foucher de Careil vient d’essayer de transporter en psychologie, et dont 
il nous offre les premiers résultats dans le livre que nous annongons aujour- 
d’hui. Il explique lui-méme fort ingénieusement sa méthode dans son intro- 
duction. Partant de cette idée trés-juste, selon nous, qu'il ya des poisons 
moraux doués de propriétés analogues et susceptibles de la méme analyse 
que les substances toxiques, il prend,-pour le démontrer, les deux poisons 
de ce genre les plus connus, le Panthéisme et ]’Athéisme, sur lesquels il 
opére en praticien consommé et qu’il applique 4 sa thése avec un singulier 
bonheur. Ces poisons ont été, pour lui, suivant une expression un peu re- 
cherchée peut-étre, mais exacte du reste, et que nous lui empruntons, la 
« pierre de touche dela vie et comme l’éprouvette de la mort. » 

Mais, comme dans ces sortes d'études si abstraites, on risque de se perdre, 
ces poisons, dans Ie livre de M. F. de Careil, ont chacun un nom: le pan- 
théisme s‘appelle Hegel, et l’athéisme Schopenhauer. Au lieu de deux théses, 
ce sont donc ici deux monographies pleines de faits curieux, et que nous 
recommandons a tous ceux qui s’inléressent encore aux études élevées. Bien 
que nous n’en ayons fait qu'une lecture rapide, ce nouveau travail de 1'édi- 
teur de Leibniz nous parait destiné 4 augmenter la considération dont il 
jouit déja dans le monde philosophique. 

P. Doumaine. 





LA CHANSON D’ANTIOCHE, composés au douvidme sidcle par Richard le péterin, renouvelée 
per Graindor de Douai au treiztéme, publiée par M. Pauxrn Pans et traduite par la 
marquise de Sainte-Aulaire. — Librairie académique de Didier et C'*. 


Sous le titre qui précéde, madame la marquise de Sainte-Aulaire vient de 
publier un charmant volume dont la place se trouve marquée d'avance sur 
les tablettes de toutes les bibliothéques, au milieu des chroniques du temps 
des croisades. 

Le grand mérite du récit de Richard est d’étre tout empreint de Iémotion 
des événements qu'il raconte. Sans doute l’humble trouvére peut avoir été 
plus ou moins enflammé par le désir de plaire au puissant seigneur qu'il 
accompagnait a la croisade, et son imagination de poéte peut avoir exagéré 
les faits d’armes qui s’accomplissaient sous ses yeux; mais cela n’empéche 
pas que le cachet particulier du temps et des lieux n’ait marqué les moindres 
détails de ses descriptions ou de ses récits. 

Mais plus exacte était la narration du chroniqueur dans son vieil et naif 
idiome, plus difficile en était la translation dans notre moderne langage. Ma- 

ame de Sainte-Aulaire s’est tirée de cette tache avec une rare habileté. 
Grace 4 sa plume délicate et savante, voila Richard le Flamand une seconde 
fois ressuscité. | 
| J. pe Berrov. 


ROME ET NAPLES 


AU MOIS DE MAI 1862. 


C'est encore dans la question romaine qu'il faut chercher I événe- 
meat du mois. Jamais question, nous ne ferons nulle difficulté d’en 
convenir, ne tint si longtemps le devant de la scéne et ne remua si 
obstingment les ames. En vain d'autres horizons se sont-ils ouverts 
ei vain a-t-on essayé des plus violentes diversions, ici des expéditions 
lintaines qui offrent & l'imagination populaire le double attrait de 
a gloire & conquérir et d’une énigme a deviner, J& le chapitre tou- 
jars séduisant des innovations économiques et des expériences finan- 
Géres; rien n’y'fait, rien ne parvient 4 écarter des esprits cette in- 
quiétude singuliére de savoir si Rome restera au Pape ou sera livrée 
au Piémont. Cette affaire, ou l'on ne voulait voir d’abord qu'une que- 
relle de sacristie, risque de rester la grosse affaire de notre temps. 
Qn y revient par tous les chemins qui devraient nous en éloigner, 
par la Cochinchine, par le Mexique et par le budget de M. Fould. La 
politique ressemble, au moins dans ce détail, & ces belles toiles du 
Poussin au fond desquelles on voit poindre le déme de Saint-Pierre. 

Chaque époque a eu ainsi sa question dont elle s’est plus ou moins 
heureusement tirée et qui sert a la caractériser dans l'histoire. La Res- 
uration avait a opérer la conciliation nécessaire entre la tradition 
¢t la liberté. La monarchie de Juillet voulut consolider le gouverne- 
ment de la Révolution dans les classes moyennes. La République de 
ewier soubeva comme un pavé le probléme du prolétariat, qui l’écrasa 


206 ROME ET NAPLES 


en retombant sur elle. Par la guerre d’Italie, |’Empire actuel s'est 
donné 4 résoudre la question de la Papauté. 

La résoudra-t-11? On a sembléle croire, on l’a beaucoup dit ce 
mois dernier. Nous sera-t-il permis d’observer qu’aucun des incidents 
qui viennent d’émouvoir }’opinion ne nous a paru de nature 4 justi- 
fier ni tant d'alarmes chez nos amis, ni tant d’espérances mauvaises 
chez les autres? Que M. de Lavalette fit renvoyé 4 son poste, que 
M. de Goyon fat rappelé du sien : qu’y avait-il 14 qui permit de con- 
clure aux solutions extrémes que les uns redoutent et que les autres 
provoquent? M. de Goyon a-t-il jamais songé & se poser en champion 
quand méme des droits du Saint-Pére? M. de Lavalette sen est-il pu- 
bliquement déclaré l’ennemi? Le général et l’ambassadeur sont-ils 
donc autre chose que les agents du méme gouvernement, c est-i-dire 
probablement de la méme politique? Admettre que, sur un intérét de 
cet ordre, le pouvoir flotterait sans pensée fixe, sans plan arrété, 
sans parti pris, serait le comble de l’injure. Qu’on puisse se résigner, 
par exemple, a ne rien savoir jusqu’a nouvel ordre du but et des dé- 
tails de notre descente au Mexique, cela peut s’excuser; mais qu’ aprés 
trois années environ d’événements dont l’initiative est & nous et de 
polémiques dont la France a été le principal théatre, on ne sache 
pas sil’on doit maintenir 4 Rome le chef de la religion catholique, 
le souverain que nos armes ont glorieusement rétabli et gardent en- 
core 4 l’heure qu'il est: voila ce que notre raison, d’accord avec notre 
orgueil patriotique, se refuse absolument a accepter. 

Laissons donc le gouvernement dans le mystére impénétrable de 
ses conseils, et voyons la question dans la presse, cet autre gouver- 
nement bien déchu, hélas! de son ancienne puissance, mais qui du 
moins a des ministres responsables et avec qui on peut procéder en- 
core par voie d'interpellation. Trois opinions s’y sont fait jour. L’une, 
qui prend pour programme les deux discours du prince Napoléon au 
Sénat ef que nous n’avons pas 4 qualifier d’une fagon plus précise; 
l'autre, qui voudrait loyalement revenir aux stipulations deVillafranca; 
la troisiéme enfin, qui trouverait plus habile‘d’attendre du temps et 
des événements inévitables une solution qui se fait chaque jour et 
qu il serait imprudent de précipiter. 

De ces trois opinions, ce n’est malheureusement ni 4 la seconde ni 
méme & la troisiéme que le récent départ du prince Napoléon a 
semblé donner raison. Quand le bruit s’est répandu que le prince allait 
prendre la mer, personne n’a douté que ce ne fat pour passer le dé- 
troit et aller & Londres, ou ]’appellent en effet ses fonctions de prési- 
dent du jury francais d’exposition. C’est au contraire vers Naples que 
s'est dirigé le gendre de Victor-Emmanuel. Le Moniteur assure qu'il 
s agit d’une simple politesse de beau-fils 4 beau-pére et que le prince 


AU MOIS DE MAI 1862. 207 


n'aregu aucune mission de l’Empereur. Nous le croyons sans hésiter; 
mais il faut convenir que le lieu et le moment choisis pour cette visite 
lui laissent, en dépit de la note officielle, toute la valeur d’une dé- 
monstration politique. Le roi de Piémont est en train, en effet, de 
refaire la conquéte du royaume de Naples que les victoires de Garibaldi 
el les millions de voix du plébiscite ne lui avaient, faut-il croire, 
quimparfaitement assuré. Conquéte pacifique celle-la, avec des fes- 
tins, des bals, des discours, des manifestations populaires, des feux 
dartifice et des coups de canon chargés 4 poudre! Pour cette cam- 
pagne, comme pour celle qui l’a conduit du Tessin au Mincio, quel 
meilleur allié &4 montrer que le prince a qui le roi d'Italie a donné sa 
file et qui a fait connaitre avec tant d’éclat a la tribune la politique 
quil conseille & son cousin l’empereur des Frangais? Aussi les jour- 
naux qui passent pour lui étre acquis se sont-ils consolés de la note 
du Moniteur, en rappelant ses discours au Sénat, qui sont aussi au 
Moniteur et mméme au Moniteur des Communes. 

Cest dans ces feuilles qu’il faut lire les curieux détails de la ré- 
ception faite au nouveau roi d’Italie dans l’ancien royaume des Deux- 
Siciles. Jamais nous n’aurions cru que tant de lyrisme monarchique 
put se cacher sous tant de rigidité républicaine. Bals 4 la cour, illu- 
minalions dans les rues, harangues des fonctionnaires, courses de 
thevaux, chasses royales, tout est raconté avec un attendrissement 
naif comme autant de victoires de la démocratie sur l’esprit rétro-. 
grade. Pour donner plus d’apparence de réalité 4 l’enthousiasme des 
\politains, on avoue qu’ils avaient trés-froidement regu le roi libé- 
raeur, 11 ya deux ans, lors de sa premiére visite a coté de Garibaldi. 
On ne savait rien de lui 4 cette époque, on n’aimait que le conquérant 
révolutionnaire de la Sicile, on comprenait si peu encore la grande 
question italienne! Mais de 1860 4 1862 tout a changé en mieux : 
ona gouté les douceurs du régime piémontais, on s’est laissé gagner 
par la prospérité sans exemple qu’il a répandue sur le pays. Ne voit- 
on pas clairement que l’unité de I'Italie est faite, sans le moindre 
obstacle qui vaille la peine d’étre mentionné, ni 4 Rome, ni 4 Venise, 
ti méme dans les Calabres? 

Nous prenons acte de cette confession, mais il nous est difficile de 
ne pas remarquer que les journaux qui viennent de donner ce 
bon exemple racontaient du voyage de Victor-Emmanuel en décem- 
bre 1860 exactement ce qu’ils racontent du voyage de mai 1862, et 
quil est prudent de remettre tout au moins 4 l'année prochaine le 
plaisir de croire & leurs nouveaux récits. Peut-¢tre méme la vérilé 
ne lardera-t-elle pas aussi longtemps 4 reprendre ses droits. L'Indé- 
pendance belge ne nous annongait-elle pas hier que le roi avait regu 
10,000 suppliques dans une semaine et que M. Rattazzi avait 500 








208 ROME ET NAPLES 


solliciteurs 4 recevoir par jour? Nous consetilons & ce sujet au m?- 
nistre piémontais de faire garder sa porte par des bersaglieri de 
son pays. On pourra lui raconter 4 Naples qu’en 1848 un ministre 
constitutionnel, ayant crié 4 la garde pour se débarrasser d'un pa- 
triote qui lui présentait sa pétilion le pistolet sur la gorge, vit en- 
trer dans son cabinet les hommes du poste armés aussi de pétitions, 
qu'il dut, bon gré, mal gré, orner de son parafe. « Il s’agit, 
écrit le correspondant napolitain du journal belge, de contenter 
tout le monde dans un pays ou chacun se croit volé de la place, de 
la distinction, de la pension ou de l’auméne qu'il n’a pas. Nous 
comptons ici cent mille individus qui se croient le droit de nranger, 
dormir et se promener aux frais de l’Etat, parce qu’'ils ont voté le 
plébiscite. » Voila l’enthousiasme de Naples! Y avait-il phus de cent 
mille Camoristi derriére les voitures du roi de Piémont? 

On aura beau faire, les Piémontais y perdront leurs peines, les pé- 
titionnaires y perdront leurs cris. On ne renouvelle pas un pays en 
deux ans de guerre civile et de persécution, on n’inyente pas un peu- 
ple comme une dépéche télégraphique. La question napolitaine res- 
tera une question toute politique qu’on tentera vainement de ré- 
soudre par des améliorations administratives. Sans doute il .y a 
d’immenses progrés & réaliser, il y a tout 4 faire dans cette terre 
classique du far niente et de la buena mano. Mais, pour le moment, I'in- 
stinct national parle seul, le besoin de revenir a une existence indé- 
pendante domine tous les autres. L’administration, méme la plus 
prudente et la mieux ordonnée, ne peut étre que détestable et dé- 
testée quand elle s’exerce par les mains de }’étranger. Les Autrichiens 
l’ont bien vu en Lombardie; les Piémontais l’apprennent plus cruel- 
lement encore dans les provinces du Sud. On a détruit l’existence 
séculaire du plus grand Etat de I’Italie, on a humilié une ville fiere 
de tenir, grace 4 ses rois, le troisitme rang parmi les capitales de 
YEurope; on a voulu faire de ce grand Etat:la province sacrifiée d'un 
royaume chimérique, de cette capitale habituée au luxe des cours et 
des ambassades, I’humble résidence d'un gouverneur envoyé de 
Turin. Cest cette déchéance de tout un peuple sous prétexte d'unité 
qu'il est difficile de faire accepter par ce peuple. Aprés le prince de 
Carignan M. Farini, aprés M. Farini M. Nigra, aprés M. Nigra M.-San 
‘Martino, aprés M. San Martino le général Cialdini, aprés le général 
Cialdini le général la Marmora; aucun n’a pu y réussir. Le roi 
galant homme, qu’on avoue aujourd hui avoir commencé par un échec 
avant ses nombreux lieutenants, sera-t-il plus heureux cette fois? 
Nous ne pouvons le croire. En rendant pour quelques jours aux Na- 
politains les pompes de la présence royale, on ne leur ménage qu’un 
plus triste désappointement aprés le départ de ce monarque de pas- 


AU MOIS DE MAI 1862. 209 


sage. Un mois de fates et de spectacles est vite passé, 4 Naples sur- 
tout. Leroi parti, le bruit va cesser et la situation retombera juste 
au point ot elle était la veille de son arrivée. « Pensez-vous, écrivait 
derniérement l’historien Ferrari, qu'on n’accusera pas d étre papiste 
ov bourbonien, pensez-vous que tant de nations aussi anciennes 
que I'Italie qui ont repoussé dans le temps l’unité des Lombards, que 
tant de capitales si orgueilleuses de leur indépendance, si jalouses 
des souvenirs et des trophées du passé, soient fatiguées d’avoir une 
existence & elles, soient assaillies par ce tedium vite qui précéde 
le suicide? ‘Non, quand tous les Italiens viendraient défiler devant 
moi dans le parlement de Turin en criant l'un aprés l'autre : Je le 
jure! je garderais entire ma conviction, et je dirais en moi-méme 
quils mentent tous sans le savoir (direi meco stesso che mentiscono 
senza saperlo). ; 

En promettanf partout ot il passe Rome pour capitale, absolument 
comme si le Pape et l’armée francaise n’y étaient plus, Victor-Em- 
manuel prouve lui-méme combien est profond et populaire chez les 
Napolitains le sentiment de honte d’obéir & un roi de Turin. A Sa- 
lerne, le syndic ayant offert la ville, la province, le clergé, sans ou- 
blier la garde nationale, pour aider au triomphe de |’unité italienne, 
le roi a accepté 4 mains serrées en disant qu'il aurait peut-étre 
bientét besoin de ce concours. « Sire, irons-nous 4 Rome? a repris 
le syndic en pleurant de joie. — Oui, nous irons & Rome, a répondu 
leroi de sa voix la plus solennelle, et bientot. Si vous nourrissez un 
tif désir d’y aller, j'y suis, moi, obligé par serment'. » Cette scéne, 
ajoute-t-on, a vivement ému non-seulement le harangueur, qui avait 
commencé a pleurer en adressant sa question, mais la foule, qui ne 
mit pas en doute qu’on ne partit dés le lendemain pour décider Je 
général de Goyon a faire ses malles un peu plus vite. Le lendemain, le 
roi allait 4 la chasse au loup dans une forét voisine. Ce parti était 
sans doute le plus prudent, mais nous eussions préféré que l’ambi- 
tieux héritier de Ja maison de Savoie ett été visiter 4 la cathédrale 
la chapelle ot repose le grand pontife Grégoire VII, chassé de Rome 
par les umtaires du onziéme siécle et mort 4 Salerne en pronongant 
ces paroles qu'on lit encore sur son tombeau : Justitiam dilext et imi- 
quitatem odi, propterea in exilio morior! Le successeur de Gré- 
goire VII tréne encore au Vatican: ot sont les empereurs de la mai- 
son de Franconie? qu’est devenu le saint-empire lui-méme? 


! Journal des Débats du 14 mai. 


Mat 4862. 14 


210 ROME ET NAPLES 


Il 


Pendant que tout ce tumulte se fait contre elle & ses portes, Rome 
prépare dans le calme religieux de ses basiliques la solennité de la 
canonisation des martyrs du Japon. Il y a plus de deux cents ans, 
quelques prétres européens, ambassadeurs du Christ dans cet empire 
qui nous ,envoie 4 son tour des ambassades, quelques néophytes 
indigénes souffrirent la mort pour la croix sur ces plages inhospita- 
liéres si souvent rougies du sang chrétien. A voir le ton dégagé des 
journaux démocratiques qui mentionnent ce fait, on reconnait tout 
de suite que cet héroisme n’a rien qui les surprenne, et que mourir 
dans les plus affreux tourments plutét que de renier sa croyanee est 
pour eux chose de tous les jours et qui peut se passer de louanges. 
L’Eglise n’a point une si haute idée de ja nature humaine. Elle en- 
toure d’honneurs exceptionnels ces obscures victimes qui ne lui ont 
pas refusé le temoignage du sang; elle propose les martyrs a l’imi- 
tation des fidéles en les faisant monter au rang des saints. De tous les 
points du globe se dirigent vers Rome les évéques pour entendre de 
la bouche du Saint-Pére les noms des glorieux élus. Il en vient des 
Etats-Unis, du Canada, des Eglises d'Afrique et de l’Asie; il en vient 
de l’Angleterre, de \’Allemagne et du fond de la malheureuse Polo- 
gne. Comme le sénat romain qui vendait le champ sur lequel Annibal 
était campé, Pie IX convoque ses fréres de l'épiscopat dans ce dernier 
asile de Rome, qui peut-étre ne sera plus a lui quand les plus ‘éloi- 
gnés y arriveront. " 

Mais ce n'est pas seulement dans le contraste de cette fete mystique 
donnée par la courde Rome au milieu de] Ttalie déchainée que réside 
Yenseignement qu’il enfaut tirer. Ce n’est pas non plus le spectacte de 
la parole pontificale portée par I’ électricité a tous les points du monde, 
les mers traversées en quelques jours, les chemins de fer-effacant 
les frontiéres et les distances, tous ces progrés merveilleux du siécle, 
qu'on avait cru peut-étre tourner contre I’Eglise, concourant aujour- 
d’hui 4 son triomphe; la vraie lecon politique, la vraie utilité: pré- 
sénte de cette réunion, c'est qu'au milieu des complications qui nous 
assiégent elle ait pu étreconcue, armoncee et si facilemant accomplie. 
Tous ces évéques, tous cés vieillards vénérables que nous voyons se 
leverun a un de leurs siéges a l’appel du Pape, se mettent en route en 
toute sécurité. Ils savent en effet qu’ils vont 4 Rome, la ville des chré- 


AU MOIS DE MAI 1862. 214 


tiens; ils savent qu’ils vont chez le Saint-Peére, c’est-a-dire chez eux. 
De leur cdté, les divers Etats auxquels ils appartiennent ne pour- 
raient les arréter & la frontiére par aucune objection sérieuse, par 
aucune apprehension avouable. La solennité est toute catholique; 
le Saint-Pére est dans le plein exercice dé sa souveraineté purement 
sirituelle. Or supposez qu'il y ait 4 Rome un autre gouvernement 
que celui de Pie IX, supposez que la ville sainte soit la résidence du 
roi d'ilalie en méme temps que la capitale da la chrétienté, soudain 
lout change, tout se complique, tout devient suspect et difficile. Des 
relations de ce nouveau souverain avec les diverses couronnnes dé- 
pendrait l’aceueil qui serait fait & invitation du pontife dans les 
divers Etats. Non-seulement les pouvoirs publics et}’opinion, mais les 
eveques eux-mémes ne pourraient se soustraire longtemps a cette 
impression toujours dominante des événements du jour, ct le gouvei- 
nement de l'Eglise, soumis 4 toutes les fluctuations de la politique, pas 
sail peu & peu des mains du Saint-Pére et des évéques dans celles 
des souverains et des ambassadeurs. 

Aujourd’hui, par exemple, si Victor-Emmanuel siégeait au Quiri- 
nal, Simagine-t-oa que l’Autriche laisserait aller ses.évéques 4 Rome? 
Croit-on que la Russie, la Prusse,{l'Espagne, la Baviére, qui n’ont pas 
voulu reconnaitre le-nouveau roi, reconnaitraient au premier de ses 
sujets le droit de convoquer chez lui les chefs spirituels de leurs cathg- 
iques? Est-on bien sir que |’Angleterre ne verrait pas bientdt d’un 
ail jaloux celte influence prépondérante de la cathglicité passer d’un 
petit Etat insignifiant & un grand Etat nouveau et voisin dela France? 
Et la France elle-méme est-elle assurée. de vivre toujours en parfaite 
tarmonie avec un obligé qu’au fond elle n’aime pas, et quile lui rend 
ben? le qui,se composerait donc cette réunion, qui n’estni un concile 
‘ eoménique, comme onla naivement avancé auSénat, ni un jubilé, 
comme on l’a dit dans les feuilles populaires? Probablement des 
euls évéques du.royaume d Italie, les seuls précisément qu'on me 
verra pas le mois prochain dans la basilique yaticane. Le gouverne- 
ment piémongais, ayant usurpé wna partie des domaines del’Eglise et 
jelé son dévolu. sur. Rome elle-méme, se voit. contraint, en effat, d'in- 
lerdire 4 ses préfres la vérité au tombeau des Apotres.. : 

Ainsi voila .un acte,de Ja juridiction, spirituelle, voila une manifes-. 
lation. de la foi catholique: sans aucun mélange d’ intérét,temporel,. 
Comment sera-telle possible? Parce que. le Pape a'gardé en toute 
soureraineté . un, lambeain de territoire. Pourquoi sera-t-elle i incom- 
pléte? Parca que cette souveraineté a été diminuée par la violence, et 
q fle ea .pour ce qual en. reste, non moins violemment nice et 
mena aaa tT 

Et cependant, ne, nous paclait- on pas tout a l'heure. dun ultimatum 


——--———- - 


212 ROME ET NAPLES 


qui devait étre présenté a Pie IX, au nom de la France‘ qui le protége 
et du Piémont qui le dépouille? Difficile besogne, effrayante respon- 
sabilité, que la derniére offre de capitulation & porter a l'auguste as- 
siégé du Vatican! On cherche un milieu qui n’existe pas, pas plus pour 
le Pape que pour aucun autre souverain, entre la position de prince 
et celle de sujet. On s'efforce de réduire 4 rien le pouvoir qu’on lais- 
serait au ‘Saint-Pére, et c’est cependant sur ce reste miisérable qu'on 
prétend fonder son indépendance futare. Que iui demande-t-on7 D’ac- 
quiescer publiquement aux usurpations commises par le Prémont sur 
le patrimoine de I’Eglise, de réprendre peut-¢tre un vain titre de su- 
zeraineté sur ce territoire définitrivement perdu, et de sauver par vette 
concession de principe une souveraineté nommale ‘sur le territoie 
qu’on jugerait 4 propos de luilaisser, 6° bt ct 
- Je métonne d’abord de cette obstination brutale a exiger-le con- 
sentement du Pape a’téut'ce qui}'scest: fait’ contre ses droits) depuis 
trois ans. Ce serait s’y prendre un peu tard, on en conviendsa, pour 
lui demander la permission d’entrer: chez: iui : ‘wy: sauraiteen rester 
sans son agrément? ‘A ‘quelles préocetpations' contradietbires -céde- 
t-on, sans petit-dtre sen-rendfe conrpte?' N'aurait-on plus for dans la 
vertu des plébisdités? 'Va-t-on’ reconraitve que aous' D avons pas ex 
tort de'révoquer ett’ doute leur sincétité et lewr valeur ihtritséque? 
Vous' avez un'titre, ‘pardezle : ‘mais; si:vous le vewlez-pas que nous 
disions qu'il est friuduléus et fabriqué devos prépres' maing;:ne met! 
tez pas tarit ‘dé hate a'lé changer contre un attre. ‘Vous vous: dfes 
passé du Pape' pour comytiertcér vos spotiations; sachen vous: em passer 
our cornmettre’ld dernitre. Vous news dires queio'dst précisément 
celle-l4 qui vous‘embarrassé; et-que,; duns ¢elte vote ol veus.avazimid 
le pied; vous n'étes plus litte dé ‘ne ‘pas’ aller jusqu’au bout. Nous Je 
voyons bien, mais étdit'si'fudile de ne pas faire le premier pas, etl 
serait si facile encore de revenir & la justice! ; 
Puie,.quelle platg ayrait donc,dans notre droit pyblic vet Htaé sin- 
gulier dont les correspondanges étrangéres nous ant présente le ta- 
bleau ces jours derniers? Pendant qu une parle, {out en appartananten 
Pape, puisqu’il y léverait'les impdts, obérrait: aw roi di Hahe, puisque 
son parlement y ferait la Joi, autre verrait son ‘souvérain de par te 
suffrage universe) relever de l’ancien souverain de droit divin. Nous 
nous ‘figutions que I’Rurepe en. avait fini, depuis,les. premiéres années 
de ce siécle! avec les pays médiatisés. Il nous semblast qu'il n’y avait 
lus sur notre continent qué dés Etats existant par ewx-aémes, des 
Prats parla grace de Die, Monaco comimela France, Saint-Marin comme 
l’Angleterre,'le val d'Andorre comme |a Russie, Jes plus insignifiants 
duchés d’ Allemagne comme? Autriche ou la Prusse, Allons-nous donc 
revenir aux habitudes féodales? Verrons-nous encoredes royaumes qui 


AU MOIS DE MAT 4869. 913 


dépendent d'autres royaumes, des souverains qui doivent foi et hom- 
mage a d'autres souverains? Veut-on rétablir pour le, possesseur dela 
Romagne et de l’Ombrie le tribut de.la haquenée, di autrefois par 
les rois de Naples, et que Pie IX a, supprimé'? 

Qu’on n'essaye pas d’ailleurs de se fairé illusion nj de nous la faire 
sur les vraies dispositions du parti qui dpmine en Italie. A quelque tj- 
tre, si amoindri fit-ul; qu’on Jaisadt Rome 4 la Papauté, ce serait trop 
encore pour, ceux,,qui ant, fait. contre elle le serment d’Annibal, — 
dyant un pouvoir absolu. sur toyt.Je reste. de la Péninsule, on ne 
suffirait pas, longtemps. cette, anamalia ridigule d’yne ville parta- 
geaut som obéissance,enire le.7o} d Italie ef, un autre soyverain; onen 
aurait vite, fini avec neh Avignon, jfalien qui deyrait,étre en méme 
lemps la capifale d'une monarchig nouvelle, Un humoriste &@ Spiri- 
uellement écrit l'histoire. dun homme. qui, avait, perdu, son ombre; 
la Panauté, dans: celta hypothase, ne peraifrelle pas pne gmbre qui 
aural perdu BOR. COTPR? oy: psy . 

Sil est: évadgat que,,Bome, ne pourrait, en aucun. cas rester au 
Papeduconrestament des Piémantais, il ne }’est, pas moins que le Pape 
ne pairrait westar 4 Rome aves. eux, s@ résignat-il méme.a abdiquer 
en faveunde leur roi, Qui ne, yout. que ce serait chaque jour des com- 
plots, des dénenciations, des émeutes dela, pantde, la faction qui vient 
de prendre les exmes &Benganje at, Brescia? Les} sau ieu et les tribu- 
mes feraient bientot da la.Papguté un moyen parlementaire, un instru, 
ment desinteigues italjemnes; tantot, seg griels trop légitimes seraient 
erploités» par} epposition,;, plus. ponent, Je powyoir, feel sur elle 
& pretectiqn -commpepmettants,. On, se. servirait du. Pape dans, les 
Qumbees nomaines,,comme.on.s’est.servi autrefois du droit de visite 
on dee, réglewna tions uy ministre, Pritchard. j@ Sajnt-Pére, ne peut 
donc 4 ayeun telng veatar a Rome.ayeg, le rai; a’ ‘Ttajie., fh fo que , le 

‘yg ehectet be fy 


ifonsistait. n une somme qd ‘argent portée 7 Valican sur 
ane the, rich bp iat. une, Cette redevaiice féodale, prétexte innuel 


entre tal cblit’ dd‘NAblés et-ta ‘cout de Nome, svdit Ute consentieen 4267 
Ciinelda! dA njou,| lobe il weit fle Clémpnd IV} awvedtitnre dunoyaume de Naglas 
We epes ett ce qn gm ne. Sait pas, ty o.@st. que, spus cet usage de 


pore formp, aq,capbajt mete a plupart politiques du’ Saint-Si¢ge, 
; Frans pos fin Tepcinlance italiéhne. Le meme 


sée, de 
wie ts 1967 (A 6 pate et i p. Oty; déclaratl eh’ effet 14 courdtite de: Naples 
incompatibfe ; i aro reid it’ éme avec 14) pobseswion de la Lombary 
die. hassi' voyorp-tous; Heing -seteles plus tard, le, pape Glpment XI, refuger, adrojta- 
new co-tributde da haquende gue Jui affratent 9 la fois les ambassadeprs d‘Autric i 
a cmaane, dent ie souverains avgient d’égales prétentions sur [’ antique conqué 
de Charles d’A l'Autriche, if reall «Vous étes rEmpire, ct vbus ne pouvez 
Nener a ‘onde. »—a I'Espagne,: ’ Vous" tenez’ Milam, ‘et la bulle’ d-mvestiture tte: 
te pelttet pas die vous recdnmaitre dens Jes Denx-Siciles. » Ainsi se préparait. le, re- 
tour du tienx royaume guelphe 4 une royauté purement italienne,, , , “ 





214 ROME ET NAPLES 


second renonce 4 monter au Capitole ou que le premier se résigne a 
sortir du Vatican. Dans une brochure que nous aimons a rappeler, 
parce qu'elle a semblé marquer un pas en avant dans cette question 
immobile, M. Sauzet conclut avec une heureuse concision : « Quitter 
Rome avant lentrée des Piémontais serait déserter y rester aprés 
serait abdiquer!. » 

Cette hypothése de la fuite du Papea safb pour jeter le trouble 
dans les rangs de ceux qui s’acharnent & le dépouiller. M. Piétri, no- 
tamment, s'en est ‘préoccupé en rééditant, avec commentaires, un 
discours qu’il edt mieux fait de laisser dans ‘la nécropole du -Moni- 
teur. Que nous veut M. le sénateur et quelle manie le posséde d’abn- 
ser 4 ce point de la parole et de léoritoire; tout en se montrant si 
courroucé contre ce qu'il appelle le « mensonge parlementaire?.n En 
vérité il est possible que de tels écrits, qui n’auraient pas trouvé dix 
lecteurs, il y a quinze ans, aient ‘aujourd’hui quelque importance, 
— eft nous sommes porté a le croire en voyant les Débats euxtmémes 
leur faire accueil; — mais il nous est franchement impossible:de leur 
aecorder aucune valeur. « Les vrais catholiques; assure M. Piétri, sa- 
vent bien que’ le Pape ne peut pas quitter Rome. » Si M. Piétri-et les 
vrais catholiques savent'réellement cela, nous ne craignons pas d'af- 
firmer qu’ils en savent plus que le Pape lui-méme. Quoi! ne jamais 
quitter Rome, méme lorsque, comme en 1848, le: Pape est :assiégé 
dans son palais; méme, comme cela sera ‘peut-étre demain, s'il ne 
pourrait y resfer qu’en sanctionnant la victoire des ennemis de |’E- 
glise!_« Quoique les temps modernes aient été fertiles en humiliations 
pour fes tétes couronnées, vient de répondre ‘noblement Mgr de Poi- 
tiers, on n’a pas encore vu la dignité royale oublieuse d’elle-méme 
ace point qu’un souverain se soit résigné au rdéle de sujet pensionné 
de l’usurpateur*. » 

M. Disraéli, qui n'est pas un vrai catholique comme M. Pidtri, mais 
qui a du mois les vues et le langage d’un homme d'Etat, vient de 
pronver aussi devant la Chambre des communes que Pie 1X doit rester 
4 Rome. D'aprés l’orateur des tories, ce qui importe aux Etats pro- 
testants, comme aux Etats catholiques, ce n'est pas que le Pape garde 
une portion quelconque de F’Italie, c'est qu'il ne soit ni & Avignon sous 
la main de la Feanéé, nt dans quelque ville du Danube sous ‘ta maiz 
del’Autriche. S'il était forcé de sortir de Rome, un sentiment d'inquié- 
tude et Pagitation des plus dangereux be répandrait en Europe. La 
puissance catholique chez laquelle’ il iui Plairalt de. se fiteren rece- 

a | 
! Les deux politiques et le partage de Rome, par P. Sauzet. Hye 


* Réponse de Mgr l’évéque de Poitiers aS. Be: ‘M: Biltault, ‘minkstre-comuniteaive 
du gourvernement. : Le Pe , in 


AU MOIS DE MAI 1862. 215 


vrait un accroissement énorme d’ influence et d’autorité. L’ Angleterre, 
quiaplusieurs millions de sujets catholiques, ne pourrait pas rester 
indifférente & de tels changements. Quant a la France, ne voulant pas 
prendre le Pape chez elle dc peur de s’attirer l'animadversion de 
Angleterre, elle ne se soucierait pas non plus de céder 4 aucune 
autre nation le chef et le gouvernement de son Kglise. On serait 
donc obligé d’en revenir, aprés une période de troubles, & l’ancien 
arrangement des choses, non pas, observe l’orateur anglais, parce 
quil est bon et désirable en soi, mais parce qu’il peut seul garantir 
le repos de 1’ Europe et l’indépendance de la Papauté. 

Ainsi l’ont pensé en 4845 lord Grey, lord Liverpool, M. Canning, 
lord Wellesley, qui n’étaient, au dire de M. Disraély, ni des bigols 
ni des fous, et que M. Piétri lui-méme éprouverait quelque embar- 
rs 4 traiter de « capucins.» Ainsi parlait en 1849 lord Lansdown, 
rpondant.& des interpellations, pendant que nos canons faisaient 
bréche dans les murs de Rome. Quelle distance de cette noble politique 
ice dernier discours de lord Palmerston, que nos journaux officieux 
ont soin de faire connaitre seul el ot leur patriotisme applaudit les 
plus basses rancunes de la révolution dans les rancunes de | Angle- 
terre protestante! I] ne faut que Jouer davantage M. Disraéli d’avoir 
montré ce rare courage d'un chef de parti que quelques voix a peine 
tennent éloigné du pouvoir, et qui ose se prononcer contre la pas- 
son du moment pour rester fidéle aux meilleures traditions de son 
pays. Voila des exemples qui ont, ce naus semble, quelque grandeur, 
et qui peavent consoler les amis du. régime parlementaire des in- 
jares intéréSsées de; M. Piétri. Sans doute, comme le disait le comte 
Reesi, lorsqu’il se rendait 4 Ja Chambre romaine d’oi il ne devait pas 
revenir,: la cause du Pape-est.la cause de Digu; mais elle est pour tout 
homme d'Etat digne de ce nom, pour tout homme politique qui porte 
tans les affaires de chaque jour le sens du droil et de l'histoire, la 
cause europédnne par excellence, la cause d'aujourd huiet de demain, 
seatse intime de chaque conscience et Ja cause publique de chaque 

| DY . 
les eonseiences .ont leur force secréte a laquelle, 4 la longue, 
net ne résiste. Les voies de la: Providence apparaitront tot ou tard 
dans cetle question ot: l’on -voudrait peut-étre n’étre pas entré et dont 
on ne sait trop comment sorlar. Dieu fera son oeuvre & son heure et 
par les moyens qui lui sont familiers. Ce qui importe 4 chacun de 
hous, aux plus humbles. comme aux plus illustres, c’est, comme le 
conseil en a été donné tant de fois et avec une si haute autorité a cetle 
méme place, de se préseryer de tout découragement, de ne pas se las- 
st d'opposer les mémes, vérilés aux. mémes impostures, de se déga- 
ger publiquement de toute connivence, de toute adhésion, méme 





216 ROME ET NAPLES AU MOIS DE MAI 1862, 


par le silence, dans les événemehtS qui semblent se préparer. Nous 
aurons ainsi suivi la droite ligne du devoir et dé la raison; les gouver- 
nements feront ensuite ce que leur conseillera le soin de leur honneur 
et de leurs intéréts. Quand on voit quelle gloire rejaillit encore, aprés 
mille ans, sur le fondateur de la dynastie carlovingienne, pour avoir 
assuré par l’établissement du pouvoir temporel l’indépendance de la 
Papauté, on se prend a frémir en songeant & quelle longue respon- 
sabilité historique seraient voués ceux qui livreraient celté veuvre des 
siécles 4 la brutalité des passions d’un jour. 


LEOPOLD DE GAILLARD. 


Le D* Déllinger avait cité dans la préface de sou ouvrage : I’ Eglise et les 
Eglises, sur la fol du Weekly Register, journal catholique de Londres, un 
mot que N. S. P. Pie IX aurait dit a Mgr l’'archevéque de Rennes, sur 
le succés temporaire que pourrait avoir une entreprise prochaine dirigée 
contre le gouvernement temporel du Saint-Siége. Mais, ce prélat ayant écrit 
au D' Dollinger, pour déclarer que le récit du journal anglais n’était pas 
exact, et que le Saint-Pére n‘avait pas dit ce qu'on lui fait dire, l’écrivain 
allemand s’empresse de donner a cette déclaration de Mgr.l’archevéque toute 
la publicité nécessaire. Il nous a fait honneur de nous charger d’étre son 
organe. 


Le Secrétatre de la Rédaction : P. Dounarns. 


Lun des Gérants, CHARLES DOUNIGOL. 


PARIS. — IMP. SIMON RACON ET COMP., 1, RUE D'ERFURTH. 


LES 


BUDGETS DE 1862 ET DE 1863 


Le Corps législatif a consacré les premiéres séances de la session a 
réduire les découverts du Trésor; il emploie, au moment méme ou 
nous écrivons ces lignes, .les derniers jours de cette session, et peut- 
dre de la législature. actuelle, & voter les budgets qui devront pré- 
tenir 4 jamais le retour de pareils embarras. 

La réduction des découverts n’était pas, en effet, la partie prin- 
cipale du ‘nouveau programme financier. Elle edt été aussi stérile 
que celle qui s’était déja accomplie en 1857, si l’administration n‘a- 
vait posé des limites infranchissables 4 la dépense. M. Fould s'est donc 
surtout préoccupé d’atteindre ce but, et il croit y avoir réussi. « Le 
«présent et l'avenir, dit son rapport du 22 janvier, sont donc assu- 
crés... Arrétés dans la progression qui menagait de devenir leur 
«loi, les découverts cessent dés aujourd'hui de s’accroitre, et ils 
«cemmenceront bientdét 4 diminuer. Tel est, sire, |’heureux résultat 
«qu'on a droit d'attendre des mesures que votre sagesse a prises. » 

Deux systémes se présentaient au choix du gouvernement : d'une 
part les économies, d’autre part la combinaison d’allocations plus 
considérables aux services publics avec l’accroissement des impéts. Le 
premier répondait aux voeux du pays en méme temps qu'il était le 
préservatif le plus efficace contre cet entrainement 4 la dépense utile 

w. sém, T. xx (LvI® pe La couecr.) 2° yivratson. 25 sum 1862. 45 


218 LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 


que l’administration représente comme la cause principale de nos 
difficultés financiéres. Toutefois, aprés la pratique du systéme con- 
traire pendant dix années, nous aurions parfaitement compris que 
le gouvernement ménageat la transition et dérogeat sur plusieurs 
points au principe des économies. Mais ces idées n’ont pas prévalu. 
Dés les derniers jours de l'année 1864, M. Haussmann, préfet de la 
Seine, expliquait fort nettement qu ‘il s’agissait « d’alimenter et non 
« de tarir les sources de ces dépenses fécondes qui depuis dix ans on! 
« changé la face du pays, doublé sa richesse et accru en méme temps 
« les revenus du Trésor public. » Ce haut fonctionnaire était-il alors 
dans les confidences des plans de M. le ministre des finances? Nous 
l’ignorons, mais le budget rectificatif de 1862, et les budgets ordi- 
naire et extraordinaire de 1863 justifient pleinement ses apprécia- 
tions. 

Nous nous occuperons d’abord de l’exercice 1862. Le budget éva- 
luait le chiffre des dépenses & 4,969,769,031 fr., soit 4 129 mil- 
. lions de plus que celui de 1861, ou tout au moins 4 89 millions, si 
l’on défalque 40 millions affectés aux départements annexés en 1860 
a la France, et 4 certains services spéciaux rattachés pour la pre- 
miére fois au budget général de |’Etat. 

La commission du budget avait proposé divers amendements qui 
réduisaient l'ensemble des dépenses de 8 millions seulement, elle 
avait « yu avec un véritable regret l'accord entre le conseil d’Etat 
« et ellenes établir que sur un petit nombre de ses propositions » et 
n’aboutir qu’é un retranchement de 771,000 fr. Des allocations aussi 
larges et aussi rigoureusement maintenues semblaient ne laisser 
aucune prise 4 l'imprévu, si ce n’est 4 l’endroit de quelques chapi- 
tres dont ]’insuffisance était reconnue de tous. La Chambre avait vai- 
nement cherché dans la session de 1861, comme dans les précéden- 
tes, 4 mettre un terme 4 la situation fausse que des équivoques sans 
cesse renouvelées créaient au gouvernement et a elle-méme, en ré- 
tablissant les chiffres indiqués par les besoins vérilables et connus 
de plusieurs services. La commission du budget avait notamment 
proposé d'élever, au prix moyen des quatorze derniéres années, 
les crédits demandés par le ministre de la guerre pour les vivres et 
les fourrages, et de tenir compte de l’accroissement de Ia dette flot- 
tante et de la hausse du loyer de l'argent, en inscrivant 30 millions 
au lieu de 24 pour le service des intéréts de cette dette‘. Le conseil 


{¢ Plus d'une fois déja, dans le cours de ce travail, votre commission vous a fait 
@ connaitre son désir d’éviter les alteénuations des dépenses nécessaires, atténuations 
« qui ne diminuent pas la dépense réelle et peuvent créer des illusions regrettables. 
a C'est ayec cette pensée qu'elle a examiné les crédits demandés pour les vivres et 
a les fourrages. » (Rapport de M. Busson sur le budget de 1862.) 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 219 


d'Etat ne fit droit que partiellement 4 ces réclamations, et réussit de 
la sorte & conserver, lors du vote du budget, un équilibre illusoire, 
et méme an excédant de reeette fictif. Les recettes de 1862 étant 
évaluées 4 1,974 millions, et les dépenses n’étant calculées que pour 
1,969 millions et demt, on annongait triomphalement un excédant de 
: millions et demi de recettes. 

Le budget rectificatif de 1862 devait donc naturellement redresser 
les omissions volontaires de l'année précédente. Cette rectification y 
est faite avec une générosité qui nest peut-étre pas a son tour a l’abri 
dune critique fondée. Le conseil d'Etat, qui avait refusé comme exces- 
sve une allocation supplémentaire de 6 millions pour le service des 
mtéréts de la dette flottante, enréclame maintenant une de douze, 
etdemande des crédits considérables pour les chapitres des vivres et 
des fourrages qu’il avait trop parcimonieusement dotés. Mais, en 
constatant l’insuffisance de ses prévisions, il repousse énergiquement 
toute accusation d’imprévoyance. Les nouvelles demandes, d’ aprés 
lexposé des motifs, devraient étre cxclusivement attribuées soit « a 
«des nécessilés qu ‘il n "était pas possible de prévoir, » soit « aux cir- 
cconstances exceptionnelles et spéciales qui sont d’ailleurs venues 
caccroitre les charges de l'exercice de 1862. » Les crédits affectés 
aux dépenses de l’occupation du patrimoime de Saint-Pierre et de 
la Cochinchine, au service des intér¢éts de la dette flottante, et a 
celui des vivres et des fourrages, rentreraient notamment dans la 
atégorie de ceux qu'il était impossible de détermimer avec quelque 
précision une année a l’avance. Ces assertions paraitront peu con- 
cluantes 4 ceux de nos lecteurs qui les rapprocheront des doléances 
consignées un an auparavant dans le rapport de la commission du 
budget *. 

Les augmentations portées par le budget rectificatif ne sont d’ail- 


‘« Le prix des grains et des fourrages, lisons-nous dans-l‘exposé des motifs, a 
‘sensiblement dépassé la moyenne qui servait de base aux chiffres inscrits au bud- 
«get, et qu'il est sage de maintenir 4 ce taux modéré pour ne pas s’exposer a de- 
«mander, dans les années ordinaires, des crédits surabondants et inutiles... I] est 
‘ toujours difficile de calculer exacterent les intérats de Ja dette flottante, qui dé- 
« pendent souvent de circonstances variables. Les dépenses que nécessitent la pré- 
‘sence des troupes frangaises a Rome et l'expédition de Cochinchine, ainsi que 
«augmentation d'effectif qui en est la consequence, n'ont pas nalurellement un 
‘caractére normal et fixe qui permette de les comprendre un an 4 I'avance dans, 
¢ laloi des finances. » Or lacommission du budget de 1862 reprochait précisément 
aladministration de ne pas avoir observé la moyenne du prix des grains et des 
fonrrages, et d’avoir méconnu les circonstances exceptionnelles qui rendaient cer- 
lam l'accroissement de la dette flottante. En outre, était-il sage de ne prévoir 
azcune dépense pour Il’occupation de Rome, qui dure depuis 1849, et celle de la 

inchine, qui ne parait pas destinée & cesser de sitét? 


220 LES BUDGETS DE 4862 ET 1865. 


leurs compensées par aucune des économies si instamment recom- 
mandées, et ajoutent aux prévisions de 1861, indépendamment de 
46 millions et demi de dépenses sur ressources spéciales, une somme 
de plus de cent quatre-vingt-six millions de frances. 

Cette somme se décompose ainsi qu’il suit : 


Dette publique et dotation. . .......2-2.- 21,650,045 fr. 
Services généraux des ministéres. .. ....... 126,460,675 
Frais de régie et de perception dimpéts. . .... . 9,135,397 
Remboursements et restitutions. ......... 5,060,000 
Travaux extraordinaires.. ......6.-+.e.se2-s 15,489 265 
Crédits accordés par lois spéciales avant la présentation 
du projet delol... 2. 2. 1 we ee te ee 2,580 000 
Crédits accordés avant le depét du rapport... ... . 5,265,000 
Total. .......2.- 486,647,228 fr. 


Sur les 126 millions de francs attribués aux services généraux 
des ministéres, la guerre et la marine absorbent 4 elles seules cent 
treize millions, et les dépenses extraordinaires de ces deux ministéres 
leur sont en grande partie imposées par les expéditions de la Cochin- 
chine et du Mexique. Si ces expéditions justifient, comme le dit 
exposé des motifs, la demande de crédits aussi considérables, il 
resterait & démontrer qu’elles sont elles-mémes parfaitement justi- 
fiées, et cette démonstration est loin d’étre faite. 

La commission n’a pas fait subir de changements trés-radicaux au 
projet du gouvernement, car elle ]’a envisagé comme Ja liquidation 
du régime antérieur et une transition forcée entre le passé et l’ave- 
nir. En outre, quelque énorme que paraisse le chiffre des 186 mil- 
lions réclamés pour la liquidation de cette transition, la commission 
avertit que des réductions importantes dont elle ne précise ni le 
chiffre ni l'objet auraient été réalisées avant méme qu’elle eut 
commencé son travail. « Le gouvernement, qui attachait le plus grand 
a prix 4 ce que le premier budget rectificatif fat présenté en équilibre, 
« a lui-méme réduit les demandes d‘allocations qu’il vous soumet au 
« chiffre strictement nécessaire pour subvenir 4 ces besoins...... Le 
« conseil d'Etat, d’ailleurs, avait déja fait subir aux propositions mi- 
« nistérielles d’ importantes diminutiong, et demeurant les conditions 
« spéciales dans lesquelles se présente le budget rectificatif de 1862, 
« son contréle préalable ne nous laisse que bien peu d'’économies a 
« espérer. Quelque sévére, quelque minutieux méme qu’ ait été l'exa- 
« men de votre Commission, i] n’a abouti en derniére analyse qu’a une 
« faible réduction de 154,000 francs. » 

Un pareil résultat ne nous permet pas de nous faire la méme idée 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 224 


que la commission de la sévérité de son examen, et nous pensons que, 
méme dans l’intérét de l'avenir, elle aurait pu se montrer un peu 
plus exigeante sans méconnaitre la nécessité de la transition. Elle 
elt agi sagement, en refusant, dés l’exercice actuel, les allocations 
excessives demandées pour les travaux extraordinaires des ministéres 
dEtat et des travaux publics. Elle s'est, il est vrai, fondée sur cette 
considération « que les travaux de la campagne actuelle sont entre- 
«pris, qu'ils ont été réglés en prévision d'allocations que les votes 
«plusieurs fois émis autorisaient l’administration 4 considérer 
«comme certaines, et que les dispositions déja prises ne sauraient 
«élre modifiées aujourd'hui, sans une grave compromission des sa- 
ecrifices antérieurs. » 

Mais cette considération, Join d’étre accueillie, devait étre écartée, 
afin qu'elle ne se reproduise pas avec l’autorité d’un précédent lors de 
la discussion du budget rectificatif de 1863. 

Nous n’entrerons pas dans l’examen détaillé des augmentations 
de dépenses proposées par le budget rectificatif, la plupart des obser- 
vations auxquelles elles pourraient donner lieu se reproduiront a 
propos de l'étude des budgets de 1863. Nous adressons toutefois, au 
sujet de la rectification des dépenses de |'éxercice 1862, une derniére 
critique au travail de la commission. Ce travail est incomplet, car il 
ne compense pas, jusqu’a due concurrence, les insuffisances recon- 
nues sur certains chapitres avec les excédants acquis sur d'autres. 
Ainsi la premiére section du ministére des finances, qui aurait du 
subir un retranchement définitif de 14 millions, recoit une aug- 
mentation de 24 millions. La moitié du second semestre de }’an- 
denne rente 3 pour 100, soit 35 millions, ne sera plus 4 la charge de 
lexercice 1862, puisque, par la fusion de cette rente avec la nouvelle, 
les porteurs ne toucheront qu'un seul trimestre pendant les six der- 
tiers mois de l'année. 1] convenait donc de compenser les 21. mil- 
hons de crédits supplémentaires accordés a la seclion premiére, avec 
pareille somme prise sur les 35 millions devenus sans emploi, et 
de retrancher le surplus, soit 44 millions, des 637 millions formant 
le total des crédits de la section. Si cette compensation eut été faite, 
serait impossible d’appliquer, par un simple décret de virement, 
kes excédants disponibles 4 des dépenses qui n’ont pas été aulorisées 
législativement. 

D'aprés l’exposé des motifs et le rapport de la commission, les 
186 millions de dépenses nouvelles seront couverts par des res- 
sources supplémentaires qui se décomposent ainsi : 


‘ Aulieu du second semestre qui devait leur étre payé le 22 décembre prochain, 
les rentiers toucheront deux trimestres les 1° octobre 1862 et 4° janvier 1863. 


222 LES, BUDGETS DE 1862 ET 1863. 
Résultat probable des annulations de crédit de l’exercice 


M64. ..0....0- 2.2.2.4 ee ee wenn 70,000,000 fr. 
‘ Excédant da budget voté. . .......2...8. 4,300,997 

Plus-value sur les contributions directes. ..... . 4,743,000 

Id. sur le produit des foréts ........ 3,504,000 
Nouveaux droits d’enregistrement et de timbre. (Six 

mois). . 2 6 we eee et te te 19,350,000 
Surtaxe sur le sucre. (Six mois)... ........ 18,420,000 | 
Réserves de amortissement.. ......2..-42.-. 1,069,000 
Indemnité de la Chine. . . . .-.....2.. - - 10,000,000 
Indemmnité de ’Egpagne,.. ........-6-+24. 25,000,000 
Reliquat de l’emprunt de 1855, (Loi du 28 mai 1858, 

art.8). 2 2 we ee et es 2,000,000 


Fonds disponibles sur l"emprunt de 1859, et les consolida- _ 
tions de fonds dela dotation a l'armée en 1860 et 1861. 26,162,000 | 


| Total... 2... . 499,256,937 fr. 
En deéduisant la diminution prévue sur les produits de 
Algérie, soit. . 6 - 2 ewe ee ee ee 4,894,000 
Ilreste.. © 2. 2 2 we ee et ew wt et 194,362,937 
La dépense premiére étant de... ......2... 180,086,382 
Ihy aurait done un excédant de recettes de..... 8,275,500 fr. 


La réalisation de ces ressources est loin de présenter une certitude 
absolue. « La seule régle normale en pareille matiére, dil Ja commis- 
« sion, c est l’appréciation dés ressources d’aprés les faits accomplis, 
« ce serait s'exposer a de sérieux mécomptes que de placer des dé- 
« penses certaines en face de.probabilités qui pourraient bien ne pas se 
« réaliser. De méme des annulations dont on ne peut que trés-arbi- 
« trairement calculer importance ne sauraient équivaloir 4 une res- 
« source assurée‘. 

Nous éprouvons ‘quelque étonnement de voir le reliquat de la 
créance de la France sur |’ Espagne ne figurer que pour 25 miNions. 
au budget rectifié. 

« Un arrangement, lisons-nous dans r exposé des motifs, a été ré- 
« cemment conclu avec l‘Espagne pour arriver & la liquidation séricuse 
« et définitive de sa dette envers la France. Cette dette résultant des 
« événements de 1823 avait été réglée par un traité du 30 décembre 
« 1828, dont les clauses étaient en parlie pravisoires et étaient res- 
« tées sans aucune exécution depuis 1854. Une convention nouvelle 
«a été signée 4 Paris le 15 février dernier. Le gouvernement espa- 
« gnol s'est engagé & remettre au gouvernement frangais des titres 
« de la dette d'Espagne consolidée intérieure 5 pour 100 en quan- 
« tité nécessaire pour constituer un capital de 25 millions de fr. 
« au prix et au change de la Bourse de Paris du 7 février dernier. On 


‘ Rapport de M. O'Quin. 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 223 


ca tout lieu d’espérer que cette convention sera prochainement rati- 
clice. » 

Ces explications atténuent singuliérement la portée de la conven- 
tion du 45 février dernier, et ont besoin d’étre complétées par quel- 
ques éclaircissements que nous emprunterons au Compte général des 
finances pour l'année 1860!. 

Les avances faites par le Trésor pour les dépenses de l'armée fran- 
gaise d occupation de 1825 4 1829 ont dépassé 98 millions, qui ont 
été soldés jusqu’a concurrence de 40 millions avec les ressources 
ordinaires des budgets, et, pour le surplus, soit 58 millions, avec celles 
de la dette flottante. Le traité du 30 décembre 4828 a fixé provisoi- 
rement 2 80 millions la créance de la France, et a fait de ces 80 mil- 
lions une liquidation sérieuse et définitive. L’Espagne devail s'acquit- 
lerpar le payement de 354 annuités de quatre millions chacune, dont 
la derniére était exigible en 1859, et qui représentaient le capital et 
ses intéréts 4 3 pour 400. Le traité s’est exéculé pendant six ans, et 
24 millions ont été payés de 1829 4 1834, époque de la mort de Fer- 
dinand VII. A partir de 1834, aucun payement n’a été fait. L’Espagne 
restait donc redevable de 100 millions, et, sil y avait réglement a 
hire, c’était un réglement supplémentaire sur les deux chefs que re- 
live le compte rendu: 1° Jes 18 millions qui n’avaient pas été recon- 
bus par le traité du 34 décembre 1828; 2° le décompte d’intéréts 
auxquels pouvait donner lieu le retard apporté dans le payement des 
2) derniéres annuités. Aussi le compte rendu évaluait-il la créance sur 
lEspagne & environ 148 millions, sans compter les intéréts de re- 
lard. Comment cette méme créance est-elle réduite aujourd’hui a 
2 millions? C’est ce que n’explique en aucune fagon le passage de 
lexposé des motifs que nous venons de citer. 

Le rapport de la commission nous apprend, il est vrai, « que, de 
«son cOté, l’Espagne avait 4 exercer contre la France un recours pour 
‘une somme de 12 ou 43 millions, par suite de réclamations rela- 
«tives 4 des prises maritimes qu’un arbitrage déféré 4 Sa Majesté le 
« Toides Pays-P>s avait reconnues fondées.» Mais ce document, comme 
lautre, garde le plus profond silence sur les raisons qui, méme dé- 
duction faite de ces 13 millions, ont amené la réduction de notre 
creance primitive, de 118 millions, ou de 100 millions, 4 25 millions. 

Au point de vue politique, nous ne pouvons juger le mérite de 
celle opération, mais, au point de vue. financier, nous devons la 
déplorer, Nous aurions compris que, pour ménager une alliance 
utile, en méme temps que dans le but de recouvrer immédiatement 
une avance considérable, la France abandonnat celles de ses récla- 


P. 494, 


224 LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 


mations qui n’avaient pas été réglées par le traité de 1828, mais 
nous n’entrevoyons pas les puissantes considérations qui ont pu la 
décider 4 souscrire aux conditions d'un escompte qui lui a fait perdre 
définitivement les trois quarts d'une créance de 100 millions liquide 
et incontestable. Le recouvrement intégral du dernier quart mest 
méme pas assuré, car la rente espagnole doit étre livrée au taux du 7 fé- 
vrier, qui est relativement élevé, et, si quelque crise survenail dans la 
Péninsule, nous pourrions éprouver, en réalisant cette valeur, une 
perte analogue a celle que nous avons subie par la négociation de nos 
rentes piémontaises. I] importait, il est vrai, d'assurer des ressources 
supplémentaires 4 l’exercice 1862, mais il nous sera permis de dire 
qu’a un pareil prix elles sont payées trop cher. Quelque onéreuse 
que soil Ja voie de l’emprunt, elle nous eat semblé préférable 4 une 
transaclion qui coute de pareils sacrifices. 

La convention du 15 février 1862 n’a été parfaite qu aprés l’appro- 
bation des Cortés espagnoles. Nous regrettons vivement que le gou- 
vernement francais n’ait pas de son cété réservé, comme pour le 

-trailé qui garantissait l’emprunt turc de 1855, la sanction de la lé- 
gislature. Le Trésor n’a qu’a gagner 4 l'intervention du Corps légis- 
latif en pareille matiére'. 

Quant aux surtaxes dont l’application aux six derniers mois de 
l’exercice 1862 doit procurer une ressource de 37,770,000 francs, 
nous les examinerons en méme temps que le budget de 1865; nous 


‘ Nous ne faisons, en émettant cette opinion, qu’entrer dans l’ordre d'idées que la 
commission du budget a entendu recommander elle-méme. 

Voici ce que dit, en son nom, M. O'Quin sur la concession des travaux publics : 

« En vain Pouverture des crédits extraordinaires en dehors du contréle du Corps 
« législatif aurait-elle été prohibée, sila Chambre, appelée 4 se prononcer sur lutilité 
« de dépenses nouvelles, se voyait placée en face de décrets antérieurs qui en auraient 
« admis le principe, et se’ trouvait dans l'alternative de donner un vote qui lui répu- 
« gnerait ou de refuser son adhésion 4 une mesure prise par le gouvernement. Sans 
« doute le souverain ne saurait étre eéné dans l’exercice de sa prérogative; sans doute 
« les travaux d'utilité publique et les entreprises d'intérét général peuvent étre or- 
« donnés ou autorisés par décrets de l’Empereur; mais les attributions que la consti-~ 
« tution modifiée confére au Corps législatif ne doivent pas non plus étre indirecte- 
« ment amoindries, et les travaux décrétés ne sauraient étre commences avant que la 
« Chambre ait approuveé les dépenses qui en sont la conséquence. Votre commission 
« pense méme que l’esprit des nouvelles régles financiéres engage le gouvernement 
« 4 ne provoquer que dans des cas trés-rares et véritablement exceptionnels l‘applica- 
« tion de l'art. 4 du sénatus-consulte du 25 décembre 1852, et que l'initiative impé- 
« ria‘e, trop souvent sollicitée, pourrait ne pas laisser entiére la liberté de notre vote. 
« Il yala, nous le répétons, des questions de bonne entente et de sincérité; les inten- 
« tions hautement manifestées de [Empereur, la sollicitude dont son gouvernement 
« se montre animé pour les intéréts du pays, au premier rang desquels se place celui 
« de l’ordre financier, et le dévouement dont la Chambre a donné tant de preuves, 
« nous sont de stirs garants qu’elles seront facilement résolues. » 


LES BUDGETS DE 1862 ET 41863. q5 


ferons seulement remarquer ici le changement complet des condi- 
tions dans lesquelles le budget avait été primitivement voté. Son 
équilibre devait étre assuré sans qu'il fit nécessaire de recourir au 
credit ni @ l'impdt; aucun de ces événements qui déjouent les calculs 
les plus prévoyants n’est survenu, et cependant il a fallu successive- 
ment émettre 130 millions d’obligations trentenaires et établir des 
surtaxes. 

le budget rectifié met-il un terme 4 toutes les incertitudes? Le 
projet primitif présentait un excédant de recettes de 254,615 francs, 
el aux yeux du conseil d’ Etat « ce résullat constituait une améliora- 
ction si notable sur la situation financiére des deux exercices précé- 
«dents, » que ce corps se croyait « le droit et le devoir de le signaler 
«comme réalisant et dépassant méme les prévisions les plus favora- 
«bles '. » 

[a commission, aprés les remaniements qu'elle avait apportés aux 
déments de recettes, an noncait que l'exercice 1862 se réglerait en 
demiére analyse par un excédant de 10 millions environ qui pourrait 
dre appliqué a l’atténuation des découverts; c’était & ses yeux une 
prévision qui avait presque le caractére de la certitude. « Votre com- 
«mission compte, lisons-nous dans son rapport, qu’aucune dépense 
«neviendra s ajouter pendant l'année courante 4 celles que vous étes 
«appelés 4 voter, et qu’ moins de circonstances extraordinaires que 
‘rien n’autorise a prévoir, les crédits demandés seront, selon la dé- 
cclaration de M. le ministre sans portefeuille Baroche, le dernier 
«mot de exercice. » 

Huit jours aprés le dépét du rapport dont nous extrayons ce pas- 
sige, les complications de l’expédition du Mexique ont exigé la de- 
mande d'une nouvelle allocation de 15 millions pour les ministeres de 
laguerre et de la marine. M. O’Quin, a cette occasion, a présenté, 
aunom de la commission, un rapport supplémentaire dans lequel 
hous nous étonnons de rencontrer l’assertion suivante : « Les res- 
«sources de l’exercice 1862 permettront de pourvoir a cette dépense 
«sans détruire l’équilibre du budget rectificatif. » L"honorable rap- 
porteur a évidemment pris ses désirs pour la réalité; il a oublié 
quil avait établi lui-méme précédemment qu’il restait seulement un 
excedant de recettes d’environ 40 millions sur lequel 11 comptait 
pour attenuation des découverts. L’équilibre du budget rectificatif 
Nexistedone déja plus aujourd'hui, el nous avons la triste certitude de 
voir le budget de 1862 se solder encore par un découvert d’au moins 
) millions. Il convient d’ajouter que, pendant les six mois de l'an- 
nee qui restent a courir, il se trouvera exposé a des chances diverses, 


‘Exposé des motifs du budget rectificatif. 








226 LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 


c’est-a-dire 4 l’'augmentation de la dépense et 4 la diminution des re- 
cettes. L’expédition du Mexique prend des proportions telles, qu'il 
est impossible d'affirmer que les allocations nouvelles suffiront. 
D'un autre cété, les recettes supplémentaires sont loin d’avoir le 
méme degré de certitude que les dépenses qu’elles devront cou- 
vrir. Ainsi la rentrée des 10 millions dus par ls Chine s’effectuera- 
t-elle avec exactitude et ne nécessitera-t-elle pas l’emploi de moyens 
de contrainte qui en absorberont promptement le montant? L’exer- 
cice 1862 laissera-t-il les 70 millions d’annulations de. crédit sur 
lesquelles on compte? Enfin, est-on fondé 4 espérer que, mailgré les 
suriaxes nouvelles, dont on estime le rendement pour les six derniers 
mois de l'année 4 37,770,000 fr., les contributions indirectes pour- 
ront produire 44 millions de plus qu'en 1861, et 20 millions au dela 
des évaluations budgétaires? D’ailleurs, il importe de se rappeler que 
le budget rectificatifne donne pas nécessairement le dernier root de 
la dépense, et qu'il peut étre redressé lui-méme par 1 un budget 
eomplémentaire. 


II 


Le budget rectificatif de 1862 nous a fait voir comment le nouveau 
plan financier tranche les difficultés du présent. Le budget de 4865 se 
charge de résoudre celles de l'avenir. 

M. Fould s'est particuliérement préoccupé de rechercher la méthode 
la plus rationnelle pour la présentation des lois de finances. Désor- 
mais, au lieu d'un budget, la Chambre en recevra deux, compléte- 
ment independants l'un de l'autre, dotés de ressources spéciales, et 
faisant chacun l'objet d'un projet de loi distinct. 

Le budget ordinaire prévoit Jes dépenses qui se renouvelleront 
toujours; il doit « pourvoir aux services obligatoires et permanents, 
« assurer le payement de la dette, ]’exécution des lois, l’'administra- 
« tion de la justice, la perception du revenu, la défense. du terri- 
a toire; » aussi les dépenses doivent-elles en quelque sorte y détermi- 
ner le chiffre de la recette. 

Le budget extraordinaire comprend « les grands travaux publics, 
« les constructions nouvelles, les excédants temporaires de |'effectif 
« militaire nécessités par la protection de nos intéréts extérieurs, 
« en un mol tout ce qui, répondant 4 des besoins momentanés et des- 
« tinés 4 disparaitre, ne doit pas figurer parmi nos charges perma- 
« nentes. » L’étendue des allocations du buget extraordinaire doit, en 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 227 


raison méme du caractére spécial de ces dépenses, se mesurer, soit 
sur la gravité des circonstances qui les motivent, soit sur les res- 
sources qu'il est facile de réaliser sans grever les vontribuables d'une 
Maniére trop excessive. 

Le budget ordinaire lui-méme se divise en deux budgets, l'un, qui, a 
wai dire, est le budget ordinaire, régle les dépenses et les recettes 
proprement dites de |’Ktat; l'autre, appelé budget des dépenses sur 
ressources spéciales, comprend les services départementaux, com- 
munaux ou locaux dont les ressources spéciales conservent leur affec- 
tation par des reports successifs d’un exercice a l'autre. La distinc- 
lon observée depuis 1852 entre les dépenses dites d’ordre et celles 
que l'on prétendait « constituer seules effectivement les charges de 
Bat et qui avait été l'objet de justes critiques, adisparu’. 

Enfin le budget ordinaire de I'Etat est divisé, comme avant le sé- 
batus-consulie du 24 décembre 1852, en quatre parties, savoir : 4° la 
delie publique et les dotations; 2° les services généraux des minis- 
leres; 5° les frais de régie et de perception; 4° les remboursements et 
les restitutions. 

M. Fould attache le plus grand prix 4 ce changement de classifica- 
tion et surtout 4 la séparation du budget ordinaire du hudget extraor- 
dinaire; il y voit « une garantie de plus pour le bon ordre de nos 
«finances, » et attribue en quelque sorte 4 la confusion qui a jus- 
quici existé entre les deux budgets les embarras auxquels il s’efforce 
de mettre un terme. « Si cette marche, a-t-il dit, edt été suivie dans 
«les années qui viennent de s’écouler, nous n’aurions pas été en- 
«trainés, par la séduction méme du bien 4 faire, & dépasser habi- 
«luellement les ressources permanentes et réguliéres préperées par 
cla loi de finances de chaque année*, » Nous croyons que M. Fould 
sest singuli¢rement exagéré la portée des inconyénients et des avan- 
lages de telle ou telle classification; les uns et les autres ne nous 
paraissent que forts secondaires. Nous n’éléverons donc pas de dis- 


‘ l'article 4** du budget de 1862 est ainsi concu : 

«Des crédits sont ouverts aux ministres pour les dépenses extraordinaires de 
lexercice 1862, conformément a |'état général A ci-annexé. 

« Ces crédits s’appliquent : 

«A la dette publique ef aux services généraux. des ministéres constituant effec- 
tivement ies charges de I’Etat pour Ja somme de. . . . . 4,350,497,875 fr. 

¢ Aux dépenses d’ordre et aux frais inhérents &la percep». 

tion pourlasommede. . ........e4.. 619,271,156 fr.a 

l'art. 1°" du budget ordinaire de 1863 est au contraire rédigé en ces termes : 

¢ Des crédits sont ouverts aux ministres jusqu’é concurrence de 1,720,274,077 fr. 
pour les dépenses générales du budget ordinaire de Pexercice 1863, ‘conforme a 
Téat A ci-annexé. » 

*Rapport 4 I’ Empereur. Moniteur du 22 janvier 1862. 


228 LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 


cussion 4 ce sujet, nous ne nous demanderons pas si des dépenses 
temporaires figurent au budget ordinaire, ou si, au contraire, des 
dépenses permanentes sont prévues par le budget extraordinaire. 
La classification la plus parfaite comme la comptabilité !a plus régu- 
liére ne sont pas l'une des condilions essentielles de l’ordre finan- 
cier, elles servent uniquement 4 en constater l'existence ou l’ab- 
sence; elles ne rendent pas la charge de l'impét moins lourde au 
contribuable, qui se préoccupe beaucoup de la somme totale qui lui 
est réclamée et fort peu de sa distribution entre les divers services 
publics. Les nouvelles catégories sont d’ailleurs destinées 4 s‘effacer 
dans la pratique, elles n’empécheront pas un examen d’ensemble, 
et ladécision du Corps législatif, qui a successivement confié 4 la 
méme commission l'étude des deux budgets, en méme temps que 
celle du budget rectificatif de 4862, décision que le gouvernement 
a eu le bon gout de laisser passer sans une trés-vive opposition, 
prouve surabondamment que le mérite de la nouvelle classification 
est purement scientifique. 

Nous suivrons l’exemple du Corps législatif. Nous nous attacherons 
uniquement aux chiflres portés dans les deux budgets, nous en fe- 
rons l'objet d'un examen unique, et nous rechercherons leur rapport 
exact avec les besoins des services publics et les ressources du pays. 

Les dépenses prévues par l’exercice 1863 se résument ainsi : 


PROJET DU GOUVERNEMENT, PROJET AMENDE. 
Budget ordinaire........ 4,729,897,077 fr. 41,720,271,077 fr. 
Budget des dépenses sur ressour- 
ces spéciales.. . 2... 223,037,785 223,037,785 
Budget extraordinaire. . ..., 438,870,000 194 614,500 
Total... 2... . 2,091,805,862 fr. 2,064,425,362 fr. 
L’ensemble des crédits alloués pour le budget 
de 1862 ne dépassait pas... ...... 4,969, 769,081 fr. 
Le chiffre des dépenses prévues pour 1863 
accuse donc une augmentation de... . . 94,654,281 


La commission a pris soin d’indiquer l’esprit qui avait dirigé ses 
trayaux : « L’économie partout, dit son rapporteur M. Leroux, | éco- 
« nomie toujours, telle est désormais la régle proclamée, et ce qu'elle 
« peut produire de bon est aussi incalculable que la somme de 
« maux que cause son oubli... L’économie, tel est donc le but, la 
« conséquence,et notre premier devoir est de ne rien épargner pour 
« y arriver... Pourvoir trop abondamment les services serait rou- 
« vrir nous-mémes et d’avance la source des dépenses que nous 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 229 


« voulons fermer, d'accord avec le gouvernement... Nous ne voulions 
carriver a l’impét qu’aprés avoir demandé a l'économie tout ce 
« qu'elle pouvait nous donner sans rien désorganiser. » 

La commission a nettement posé les véritables principes, ceux dont 
hous nous sommes inspiré nous-méme en étudiant son rapport et le 
projet primitif. Mais elle n’a rempli que la partie la moins impor- 
tante de sa tache, elle a hésité devant l'application de ces mémes 
principes, et n’a pas réalisé les économies dont elle nous démontre la 
nécessilé. Nous ne pouvons en effet considérer comme des économies 
les réduclions qu'elle a fait subir aux demandes de crédits nou- 
veaux, formulées par l'administration et malgré lesquelles le chiffre 
tolaldu budget des dépenses de 1°65 est supérieur de plus de 94 mil- 
lions & celui du budget de 1862. Le rapport de M. Leroux exagére 
dailleurs singuliérement la portée de ces réductions. « Il y a lieu de 
«penser dans certaine mesure, y lisons-nous, qu’a cété des écono- 
«mies qui nous sont directement consenties ; i] en faut placer d’au- 
«tres que notre présence, notre attitude, ont indirectement mais 
« trés-efficacement fait triompher. » Nous ne pouvons naturellement 
apprécier que les réductions qui nous sont connues et dont le montant 
ne dépasse pas 27 millions de francs. Mais nous ferons remarquer 
que dans ces 27 millions figurent 44,500,000 francs primitivement 
affectés & l'amortissement des obligations trentenaires converties 
el aux intéréts de la partie de la dette flottante qui devra étre atté- 
nuée lors de la rentrée de la soulte due par Jes porteurs du 3 pour 100 
nouveau. Les réductions portent aussi sur des dépenses qui sont 
plutét ajournées qu’écartées; nous citerons comme exemple la dimi- 
nution de 5 millions sur les crédits des chemins de fer, dimimution 
essentiellement temporaire, car la commission a positivement dé- 
daré que le budget extraordinaire de 1864 restituerait 4 ces travaux 
Yallocation & laquelle ils ont droit. 

Nous avons reconnu, par |’examen attentif des documents officiels, 
que toutes les dépenses prévues au budget ne présentaient pas une 
égale utilité, et que l’augmentation de 94 millions consentie par la 
Chambre aurait pu se compenser en partie par de véritables écono- 
mies. 

Nous ne prétendons pas nous livrer ici a l’examen détaillé des 
chapitres du budget. Ce travail ne peut étre fait que par la commis- 
sion nommée par la Chambre, qui a le droit d’appeler devant elle 
les mandataires des diverses administrations publiques et de leur 
demander tous les éclaircissements nécessaires. Nous nous borne- 
rons 4 indiquer les causes les plus générales de l’aggravation des 
charges publiques. 

Quelques mots d’abord sur l’accroissement constant du nombre des 








230 LES BUDGETS DE 1862 ET 4863. 


fonctions publiques et sur |’élévation peu justifiée de certains traite- 
ments. 

L’excessive multiplicité des fonctions publiques n’est pas un mal de 
date récente. M. Berryer, dans son rapport sur le buget de 1850, 
en caractérisail les inconvénients en ces termes: « Nous sommes 
« obligés, disait-il, & signaler la ruineuse multiplicité des fonctions 
«et des emplois publics que nous voyons s’accroftre périodique- 
« ment, et qui appellent trop d’‘hommes, au moment de leur entrée 
« dans la carriére de la vie, a solliciter de l’Etat une existence bornée, 
« mais commode et sre. Ainsi se perdent I’ énergie et l’honorable in- 
« dépendance de l'homme obligé d’assurer par lui-némé son avenir; 
« ainsi s’éteignent trop de capacités qui auraient pu honorer et servir 
« plus utilement le pays; ainsi s‘augmente pour les contribuables la 
« charge de ces existences auxquelles il faut pourvoir sans obtenir 
« de leur travail une valeur égale 4 ces rémunérations accordées en 
« trop grand nombre. » 

Les rapports de toutes les commissions des finances nommées par le 
Corps législatif s’élévent contre un abus dont chacune d’elles constateles 
nouveaux progrés. M. de Richemont, aujourd'hui sénateur, invoquart 
méme en 1854 une autorité considérable 4 l'appui de ces réclamations. 
« Quelques jours avant le 10 décembre 1848, lisons-nous dans te rap- 
« port sur le budget de 1855, le prince (Louis-Napoléon Bonaparte) 
« disait que l'une des réformes les plus urgentes était de restreindre 
« dans de justes limites le nombre des employés qui dépendent du pou- 
a voir, et qui font d'un peuple libre un peuple de solliciteurs..» 

L’Etat doit remunérer largement ses serviteurs, mais: i] ne doit, 
suivant nous, s’imposer des sacrifices que pour la rétribution de 
services réels. Ainsi les six grands commandements militaires entre 
lesquels la France est divisée depuis le décret du ‘27 janvier 1858, 
peuvent étre supprimés, sans que |’organisation de l’armée ou la sé- 
curité intérieure recoivent la moindre atteinle, et cette suppression 
entrainerait une diminution de dépense d’environ 780,000 francs *. 
Nous avons aussi quelque peine 4 nous expliquer lé traitement de 
100,000 francs accordé aux simples membres du conseil privé, -et 
nous constatons avec regret que le gouvernement n'est guére disposé 
a revenir sur le décret qui pose le principe de ce traitement, puis- 
que le crédit destiné.4 cet usage est élevé d’abord par le budget recti- 
ficatif de 4862 de 100 4 200,000 fr., ensuite par le budget de: 1863 


4 La division du territeire en grands commandements militaires fait partie d'un 
ensemble de mesures adoptées au commencement de l'année 1858, aprés l’attentat 
d’Orsini, que f’on supposait lié 4 des agitations intérieures. Cette supposition n’était 
pas justifiée. Néanmoins toutes les mesures extraordinaires qui en ont été Ja suite 
ont été maintenues. N’est-il pas logique den réckamer ie rappel? 


LES BUDGETS DE 4862 ET 1863. 231 


de 200,000 4 400,000 fr. Ces augmentations se justifient d’autant 
moins, quen ce moment aucun des membres du conseil privé n’est 
dans les conditions qui donnent droit au traitement de 100,000 
francs’. 

le décret du 24 décembre 1860 a été inspiré par une pensée plus 
libérale que les actes de 1858, et ce recueil l’a approuvé comme il 
approuvera toute mesure qui aura la méme origine; mais nous ne 
saurions.méconnaitre qu'il est venu apporter son contingent aux dé- 
penses publiques. L'institution de ministres sans portefeuille chargés 
de la défense de l’administration devant les Chambres entraine une 
allocation annuelle.de 316,000 fr., susceptible de s’accroitre avec le 
nombre des ministres qui y ont droit. En outre, l’indemnité des 
députés, qui est de 2,500 fr. par mois, devient plus onéreuse par la 
prolongation des sessions. Elle avait été primitivement calculée dans 
[hypothése d’une session de trois mois, et ne devait pas ainsi dépas- 
sr annuellement la somme totale de 7,500 fr. Ce chiffre n’avait 
nen d’excessif. Mais, si les bases restent les mémes, chaque député 
surait droit @ une indemnité de 12,500 4 15,000 fr. pour une session 
de ang Asix mois. Dans de telles proportions, }’indemnité est réelle- 
ment exorbilante. Les membres de nos derniéres assemblées républi- 
calnes siégeaient au moins dix mois sur douze; ils étaient tenus, pen- 
dant ce laps de temps, d’assister tous les jours 4 des réunions de 
bureau et & des séances publiques aussi longues qu’animées, et re- 
cevaient seulement une indemnité de 9,000 fr. Les députés au Corps 
lenslatif, au. cantraire, sauf pendant les deux ou trois semaines de la 
discussion de l’adresse et du budget, n'ont que des séances courtes, 
rares et fort paisibles. Ils seraient donc encore traités avec une incon- 
lestable faveur.s’ils recevaient une somme égale a celle des anciens 
représentants. Nous aimerions a voir le Corps législatif s’attirer une 
popularité légitime en‘prenant, autant qu’il est en lui, l'initiative 
dune réduction aussi justifice, et qui, 4 elle seule, produirait une 
économie de prés d'un million. Le budget de 1863 éléve de 30,000 fr., 
ititre de frais de représentation, l’indemnité du président du Corps 
législatif qui était déja de 100,000 fr. Cette allocation ne nous sem- 


'Cest écalement dans les' premiers mois de l'année 1858 que le conseil privé a 
dé institué. Un décret da 4 janvier 4860 alloue un traitement de 100,000 fr. & ceux 
de ses membres qui n’exercent auoune fonction rétribuée par I’Etat ow par la liste 
ave. M. Walewski, membre de ce conseil, ayant peu de jours aprés quitté le minis- 
lére des affaires étrangéres, a joui du traitement de 100,000 fr. jusqu’au 24 no- 
Yembre 1860, époque de son entrée au ministére d’Etat. En ce moment, tous les 
membres du conseil privé exercent des fonctions. Le crédit n'a donc d’objet que 
Barce que l'on préyoit que quatre d’entre eux pourraient étre admis 4 résigner 
leurs fonctions d'ici au mois de juillet 1862. 


252 LES BUDGETS DE 1862 ET 41863. 


ble en aucune facon étre de celles que recommande leur nécessité 
impérieuse et qui, par conséquent, d’aprés la classification de 
M. Fould, ont leur place marquée au budget ordinaire. La Chambre, 
en la maintenant, a laissé échapper l'occasion de relever l’autorité de 
ses réclamations; quelle force nouvelle ne leur edt-elle pas donnée 
en refusant pour son propre budget les augmentations qui lui étaient 
offertes! 

L’organisation des ministéres et des grandes administrations pu- 
bliques ne mérite que trop la critique que le Corps législatif en a 
constamment faite, au point de vue financier. La commission du 
budget de 1862 attaquait surtout de ce chef le ministére d'Etat, signa- 
lait la disproportion du nombre des employés supérieurs avec celui 
des commis, réclamait des réductions, demandait la suppression de 
quelques sinécures chérement rétribuées, notamment de I'inspection 
générale des bibliothéques de l’Empire, enfin contestait formellement 
lallocation nouvelle de 50,000 francs au ministre pour ses frais de 
représentation, aprés les sommes considérables accordées par des 
crédits extraordinaires pour l’inslallation et l’ameublement de son 
hdtel dans les batiments du nouveau Louvre. Tous ses efforts ont été 
infructueux : les mémes crédits figurent au budget de 1863, et les 
mémes doléances se retrouvent dans le rapport de la commission. 

Les réclamations contre la création de directions nouvelles au mi- 
nistére de l'intérieur paraissent au premier abord avoir eu plus de 
succés. Les directions générales du cabinet et du personnel de ]'im- 
primerie et de la librairie ont en effet cessé d’exister, et des emplois 
inférieurs ont méme été supprimés; mais les fonds rendus ainsi dispo- 
nibles sont complétement absorbés par les augmentations accordées 
aux fonctionnaires supérieurs du ministére. Or c’est la un résultat 
contre lequel les commissions des lois de finances ont toujours pro- 
festé; elles pensent avec raison qu'il n'y a ni intérét ni urgence « a 
améliorer des positions déja bonnes et pour lesquelles on ne peut in- 
voquer la raison de la nécessité. » La commission du budget de 
4862, au rapport de laquelle nous empruntons ces lignes, avait de- 
mandé dans le méme esprit que les énormes traitements attribués 
par de simples décrets au gouverneur général et au directeur gé- 
néral des affaires civiles de l’Algérie fussent ramenés aux proportions 
de ceux du ministre de la guerre et des préfets de premiére classe. 
Cette proposition si modérée n'a pas été admise’, et la commission 


_ * Les décrets des 15 et 16 décembre 1860 ont fixé le traitement du gouverneur 
général de l’Algérie 4 150,000 francs, et celui du directeur général du service 
civil 4 60,000 fr. L’'ensemble des dépenses de l’administration centrale a Alger 
s‘éléve, pour le personnel seulement, 4511,700 fr. La commission du budget de 
4862 s’était bornéea réclamer une modeste réduction de 140,000 fr. sur ce chapitre; 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 23% 


dn budget de 1863 n’a pas méme jugé convenable de la reproduire. 

Aux économies qui pourraient étre réalisées par la suppression de 
trp nombreuses sinécures et la réduction des traitements trop éle- 
vés, il convient d’ajouter celles qui résulteraient de la réglementation 
du cumul des emplois. Nous sommes loin de proscrire complétement 
cecumul, nous admettons méme qu'il présente des avantages réels 
lorsqu il est discrétement appliqué; mais nous croyons que, dans une 
société démocratique comme la nétre, il ne doit pas étre illimité. 
iM. Picard, Ollivier et Jules Favre, dans un amendement rédigé avec 
ime mesure parfaite, ont proposé de fixer 4 30,000 fr. la limite au 
dela de laquelie l’exercice du cumul serait interdit. Cette limitation 
du cumul s’appliquait sans doute, dans leur pensée, aussi bien aux 
dotations qu’aux fonctions proprement dites. Nous regrettons que la 
commission ne se soit pas approprié une proposition aussi sage que 
profitable au Trésor, ou n’en ait pas formulé une qui répondit a Is 
pensée qu’elle a exprimée en ces termes : « Le cumul des traitements 
«dlevés, dit-elle, est la source de bien des réflexions qui, sans étre 
«loujours justes, prennent une certaine place dans l’opinion publi- 
«que; sans doute, il appartient au gouvernement de récompenser les 
«services rendus et de pourvoir a Ja dignité de certaines positions; 
«sans doute nous ne pouvons méconnaitre les lois qui existent, et le 
« résultat financier est beaucoup moindre qu’on ne pense; mais il y 
‘aau fond méme des exagérations publiques, et, tout en faisant la 
«part des mobiles qui ne sont toujours les meilleurs du coeur hu- 
«main, un sentiment de proportion dont il est bon de tenir compte’. » 

Or nous cherchons vainement quelle satisfaction la commission a 
donnée 4 ce sentiment de proportion que certainesapplications du cu- 
mul lui ont paru froisser. Une question aussi grave méritait d’étre 
trailée avec sang-froid dans la discussion publique, surtout par les 
organes du gouvernement; c est ce que M. Magne n'a pas assez com- 
pns. « Vous avez parle, a-t-il dita M. Picard, des cumuls et des gros 
ttraitements, et vous avez attaqué la Constitution. Qui, vous avez 
‘attaqué la Constitution... Vous avez énoncé un principe dangc- 
«reux, dénoncé un fait inexact, et dirigé une attaque injuste contre 
« les serviteurs de l’Etat. » Et il a justifié les cumuls et les gros trai- 
lements en insistant sur cette considération assez étrange, que les pro- 


elle faisait observer que « le nombre des chefs et des commis, aussi bien que le 
chiffre de plusieurs traitements, lui avait paru étre hors de proportion avec les be- 
sins administratifs. » Le conseil d’Etat a maintenu ses propositions primitives, et 
pourtant il suffit de parcourir le projet de budget de 1863 (voy. pages 556 et 557) 
pour se convaincre de l’exagération de cette dépense. 
' Rapport de M. Leroux. 
Jom 1862. 16 





, 
mae 


. 
- AO 
. 


254 LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 


fits pécuniaires des fonctions publiques sont trés-inférieurs a ceux de 
l'industrie de la banque et du commerce. 

Le budget se grossit non-seulement par les allocations excessives 
accordées aux fonationnaires les plus élevés de la hiérarchie admi- 
nistrative, mais encore par |’accumulation sur quelques exercices de 
dépepses qui auraient di se répartir sur un plus grand nombre. Le 
budget rectificatif de 1862 attribue au ministre d’Etat 8 millions pour 
des travaux complétement improductifs qui s’exécutent & Paris, et, a 
un million prés, le méme crédit figure au budget de 1863. Les cré- 
dits affectés 4 la construction des routes de la Corse sont chaque an- 
née plus considérables et dépassent de beaucoup la proportion dans 
laquelle ce département trop favorisé devrait parliciper aux ressour- 
ces générales de I'Etat. La loi du 28 juillet 1860 avait décidé que les 
routes forestiéres s exécuteraient dans un délai de cing années, elles 
seront construites en trois ans, et exigent par conséquent des crédits 
plus élevés pour l’exercice 1865. 

Jusqu’a ces derniéres années, un grand nombre de services publics 
étaientinstallés dans desbatimentsloués 4 des conditions de prix généra- 
lement trés-modiques. A ces locations l’administration substitue peu 4 
peu des acquisitions d’immeubles dont ]’appropriation est ‘excessive- 
ment dispendieuse. Nous citerons comme exemple de cette facheuse 
tendance les crédits de plusieurs millions affectés par les budgets de 
4862 et de 1863 a l’acquisition, 4 l’appropriation et 4 la construction 
de batiments pour la régie des tabacs et pour le casernement de la 
garde impériale'. Quelques-unes des dépenses de cette catégorie sont 
d’autant plus regrettables qu’elles s’appliquent & des services pure- 
ment temporaires. Ainsi, 4 peine les six grands commandements mi- 
litaires ont-ils été créés, que de magnifiques hétels ont été élevés 4 
grands frais pour les maréchaux qui en étaient investis*. 

Le budget pourvait encore 4 une foule d'entreprises qui devraient 
étre laissées 4 l'industrie privée, sauf 4 les doter des subventions 
nécessaires. Pourquoi |'Ktat s‘est-il chargé notamment de la publica- 
tion de la correspondance de l'Empereur Napoléon I"? Les frais de 
cette publication, prescrite d’abord en 1853 par un simple décret, 
atteignent aujourd hui le chiffre énorme de 572,519 francs, et la dé 
pense est loin d’étre arrivée & son terme, puisque neuf volumes seu- 


4 L’état-major de la place de Paris était installé dans un hdtel loué environ 
30,000 francs. Cet hétel, & peine suffisant pour les bésoins du service, a été acquis 
pour un prix de 1,060,000 francs porté au budget rectifié de 1862. 

? Le budget de 1862 alloue une somme pour Ia construction de l'hdtel du com- 
mandement militaire& Toulouse, construction qui, d’aprés le devis, cottera 
1,194,000 fr., dont 894,600 sont supportés par I'Etat. | 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 235 


lement ont paru et que le budget de 1865 ouvre encore dansle méme 
but un nouveau crédit de 100,000 francs °. 

Enfin la somme des charges de chaque exercice s'accroit encore par 
les faveurs exceptionnelles accordées & certaines localités 4 la suite 
des voyages de l’Empereur. Aux crédits déja ouverts pour le rachat 
des ponts de Lyon viennent s'ajouter ceux qui ont été accordés dans 
des circonstances identiques pour le rachat des ponts de Bordeaux 
et de Vichy, et le pays se trouve grevé de la sorte d’une dépense qui, 
en principe, devail incomber uniquement aux localités qui en profitent. 

La sarréteront nos observations sur les services civils. Nous 
avons voulu signaler les réductions qu'ils comportaient, mais nous 
reconnaissons que ce n’est pas sur ces services que les grosses écono- 
mies peuvent étre réalisées, elles doivent étre demandées & ceux de 
la guerre et de la marine. Il importe d‘abord de se faire une idée 
exacte de la progression de la dépense de ces deux départements. 
£n 1853, la dépense ne dépassait pas 5322 millions pour la guerre, 
99 millions pour la marine, ensemble 421 millions. Le budget de 1863 
alloue 4 la guerre 592 millions, 4la marine 4165 millions, soit 557 mil- 
lions. Ainsi la dépense’ prévue de 1863 est supérieure de 136 mil- 
hons a la dépense effectuée en 1853. 

Le chiffre général de 957 millions alloué 4 la guerre et 4 la ma- 
rine représente environ les deux tiers de la dépense totale des ser- 
vices généraux des ministéres; toutefois il n'est pas limitatif, car il 
ne comprend aucun des crédils qu’exigera cerlainement |’occupa- 
ton de Rome et de la Cochinchine, et que pourra nécessiter la con- 
tmuation de l’expédition du Mexique. 

L’augmentation de 70 millions qui s’est produite en dix ans sur les 
dépenses du ministére de la guerre est loin de se justifier dans tous 
ses détails. Le gouvernement, il est vrai, a eu pleinement raison 
d'accorder & nos troupes une solde mieux proportionnée avec le ren- 
chérissement de toutes choses, et d’améliorer le service des vivres; 
mais ii a pris d’autres mesures qui grévent le budget sans avoir une 
égale raison d’étre. ° 

Ainsi Ja création de la garde impériale constitue en quelque sorte 
une armée dans |’armée, et entraine pour ce corps privilégié des dé- 
penses spéciales, et une haute paye qui s’explique difficilement, sur- 
tout lorsqu’tl n’y a pas de guerre. L’effectif de 400,000 hommes et de 
85,000 chevaux adopté pour |’effectif normal est excessif. Les états- 
majors sont trop nombreux, les régiments conservent en pleine ‘paix 


‘Nous avons relevé les chiffres année par année, dans le Relevé des recettes et 
dépenses de 1853 @ 1863, publié par M. le marquis d’Andelarre. Nous avons fait 
plus d'un emprunt 4 l'utile travail de M. d'Andelarre; nous ne connaissons pas de 
miroir plus fidéle de la progression des dépenses publiques depuis dix ans. 


‘W36 LES BUDGETS DE 1862 ET 41863. 


leurs cadres de guerre. Les batiments affectés 4 des établissements 
militaires sont construits-avec un luxe qui fait oublier que 1a solidité 
comme l’aménagement utile sont les seuls buts que ]’administration 
doit se proposer; nos frontiéres et notre littoral se hérissent de for- 
teresses commessi la France, devant laquelle l'Europe enti¢re tremble, 
était menacée de voir son territoire envahi. Enfin il n’y a pas jusqu’au 
service de marche et de l’habillement qui n’ait recu des augmenta- 
tions trop considérables. « Les modifications fréquentes des unifor- 
« mes sont une cause d’accroissement de charges qui, outre leur 
« inconvénient financier et leur contre-coup sur des traitements bor- 
a nés, ont le grand inconvénient de présenter aux yeux de tous un 
-a ordre de dépenses dont }’utilité n'est. pas toujours démontrée et 
« dont le chiffre est sans doute exagéré par l’opinion publique. C'est 
« un peu comme si l'on voyait passer la dépense, et c'est une impres- 
« sion qu'il est bon d’éviter*. » 

L’énumération que nous venons de faire indique suffisamment les 
divers chapitres du ministére de la guerre sur lesquels il serait pos- 
sible de réaliser d’importantes économies sans compromettre la dé- 
fense du pays ou les garanties de |’ordre intérieur. La commission 
avait demandé une simple réduction de 14 millions, qui portait sur 
Veffectif jusqu’é concurrence de 10 millions. Mais le gouverne- 
ment a maintenu l’effectif tel qu’il le proposait, par cette double 
considération « qu’il facilitait le passage del’armée au pied de guerre, 
« et n’importait pas moins aux services qu’il est indispensable d’assurer 
« sur les divers points de empire. » La commission s’est contentée, 
tant sur le service ordinaire que sur le service extraordinaire, d’une 
réduction de5 millions, quilaisse subsister le chiffre total de 392 mil- 
sons pour le ministére de la guerre. 

Le budget de la marine nous a suggéré des réflexions identiques. 
Nous ferons seulement remarquer que, tout en donnant 4 notre marine 
le développement qu'elle comporte, nous ne pouvons sérieusement 
penser 4 la mettre sur le pied de la marine Anglaise. Une telle pré- 
tention de notre part serait aussi peu raisonnable que celle de I'Angle- 
terre 4 lever et entretenir une armée de terre égale 4 la nétre. C'est 
d’ailleurs du progrés de notre commerce maritime que dépend essen- 
tiellement celui de notre marine militaire. Ce progrés doit donc 
étre le but constant de nos efforts. Ensuite la supériorité navale de 
l’Amgleterre sera moins redoutable pour nous si, comme par le passé, 
nous savons nous ménager l'alliance ou au moins le bon vouloir des 
puissances telles que les Etats-Unis et Espagne, dont les intéréts 
commerciaux et politiques s'accordent sur tant de points avec les 
nétres. 

‘ Rapport de M. Leroux. 


LES BUDGETS DE 1862 ET 4863. 231 


Nos armements sur terre et sur mer ne pésent pas seulement sur 
nos finances, ils ont aussi d'autres inconvénients non moins graves 
que M. Fould a signalés dans son Mémoire du 24 septembre 4864. 
« Devant l’étranger, disait-il, si le pouvoir de disposer, 4 un monsent 
«donné et sans intermédiaire, de toutes les ressources d’une grande 
«nation est une force, il est aussi un danger. La crainte qu’il inspire 
ca tous nos voisins les oblige a des armements immenses. Ils ne se 
crassurent qu’en voyant des forces supérieures & celles dont ils se 
«croient menacés et que leurs inquiétudes exagérent encore. Aussi 
«cette crainte est-elle peut-étre aujourd hui le seul lien qui unisse 
cencore dans un sentiment commun les populations de !'Europe, 
«que leurs institutions et leurs intéréts tendraient a séparer, il n’y 
«a pas de calomnie absurde qui ne soit accueillie, pas de projet si- 
«nistre qui ne trouve créance parmielles. » M. Fould insistait encore 
en ces termes: sur les heureux résultats du désarmement général : 
sles populations ne verraient plus augmenter annuellement les 
«charges qui les excitent contre la France, et dont on essaye de 
«fire remonter Vodieux jusqu’a l’Empereur. » Or les changements 
cnstitutionnels consacrés par le sénatus-consulte du 341 décem- 
bre 1864 ne suffiraient, pas 4.calmer ces inquiétudes s’ils n’ étaient. 
acompagnés d’économies sérieuses sur les ministéres de la guerre: 
ede la marine, et notamment de la réduction des cadres au fur et. 
4mesure des extinctions recommandées si instamment par M. Le. 
roux dans son rapport sur le budget de 1858. La guerre d'Italie, en 
ellet, a démontré que l’ organisation actuelle de nos cadres permettait 
alarmée francaise de passer du pied de paix au pied de guerre avec. 
une rapidité telle, que tant qu’elle sera conservée, il est difficile d’es+ 
perer le désarmement de 1’Europe!. 

le premier budget voté sous le régime inauguré par le sénatus- 
consulte du 34 décembre 1861 ne réalisera donc pas d'économies, 
puisqu’il éléve le chiffre de nos dépenses de 94 millions et les porte 


‘« Cest au 4°" janvier, on ne l’a pas oublié, au 1“ janvier 1859 que la premiére 
‘emotion s'est produite, et, cependant, ce n'est que le 3 mai que la guerre a.été 
‘ déclarée, ou plutdt qu'elle a été irrévocable. C'est le 5 mai que l’armée autrichienne 
‘a franchi le P6. Que s’était-il passé pendant ces quatre mois? Etait-on resté inactif? 
‘Malgré le désir sincére de conserver la paix, la plus simple prudence ne comman- 
‘ hit-elle pas de préparer tout ce qui pouvait assurer le succés dans la guerre? A-t-on 
« épargné quoi que ce soit? n’a-t-on pas eu 4 acheter des chevaux, & fréter des trans- 
‘ports, a réunir des corps d’armée et 4 les faire venir d'Afrique? Tout cela a été 
‘fait sans un crédit supplémentaire, sans un virement; et cela est facile & expliquer. 

« Sauf pour l'achat des chevaux, qui avait absorbé plus que le crédit de la remonte 
‘et qui avait dépassé peut-ttre de 3 4 4 millions, les dépenses n’étaient ni liqui- 
«dées ni payées, et tout a été réglé sur les fonds de 'emprunt qui a été négocié au 
‘mois de mai. » (Discours de M. Fould au Sénat, Moniteur du 22 décembre 1861.) 


238 LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 


4 2 milliards 64 millions. Tel n’est pas l’avis de M. Fould. « Malgré 
« cet accroissement apparent de dépenses, lisons-nous dans son rap- 
« port, je ne crains pas d’affirmer que le budget de 1863 présentera 
« en définitive une économie réelle et considérable sur l'exercice pré- 
« cédent, car le chiffre des dépenses ordinaires acquiert dans le 
« budget de 1863 un caractére limitatif qu'il n’a eu et qu’il ne pou- 
« vait avoir dans aucun des budgets antérieurs au sénatus-consule du 
« 31 décembre. » : 

Le budget de 1863 n’est pas le premier qui se présente comme 
un budget essentiellement limitatif: ses devanciers ont eu tous la 
méme prétention, que les faits n'ont jamais justifiée. Les changements 
apportés 4 notre régime financier n’ont établi ni la spécialité mi I’a- 
bonnement, ils n'impliquent donc par eux-mémes aucune limitation 
de la dépense. En outre, quoique le budget de 1863 n’ait pas réalisé 
toutes les économies praticables, i] est cependant loin de prévoir 
toutes les dépenses qui s'effectueront dans le cours de l'année, et ne 
dote pas suffisamment certains services publics. L’indemnité des dé- 
putés est votée pour une session réglementaire de trois mois, tandis 
que les travaux de la Chambre se prolongeront au moins pendant 
cing mois. Aucun crédit n'est ouvert pour le payement de la garantie 
de 4 1/2 pour 100 de revenu annuel, due 4 la compagnie du chemin 
de fer de Victor-Emmanuel et mise 4 la charge du Trésor par un traité 
conclu le 7 mai dernier entre la France et I'Italie. Enfin les crédits 
des ministéres de la guerre et de la marine sont réglés de méme que 
les années précédentes, comme si nous n’avions pas 4 subvenir ni a 
occupation de Rome ni a celle de la Cochinchine. Le budget ne peut 
d’ailleurs donner le dernier terme de la dépense, qui dépend unique- 
ment des événements imprévus a la merci desquels l’exercice 1865 
est livré comme ceux qui I’ont précédé. L’expédition du Mexique 
sera-t-elle complétement terminée? La défense de nos intéréts poli- 
tiques en Europe, en Orient, ne nous imposera-t-elle pas de nouveaux 
sacrifices? Les virements seront-ils renfermés entidrement dans les 
nécessités absolues du service? ne fourniront-ils pas aux ministres 
ordonnateurs des moyens de crédit pour dépasser les limites fixées a 
Ja dépense par la législature? Nous l’ignorons; mais nous affirmons 
qu'il y aura en 1863 un budget rectificatif, peut-étre méme un bud- 
get complémentaire, et c’est en raison de ces éventualités que nous 
attachions un trés-grand prix a trouver le budget de 1863 plus mé- 
nager des deniers publics. 


LES BUDGETS DE 1862 ET 18653. 239 


Il 


Aprés avoir analysé le budget des dépenses, il nous reste a recher- 
cher comment celui des recettes procure a I'Etat les ressources né- 
cessaires pour faire face tant aux besoins nouveaux qui viennent 
détre constatés qu’’ ceux qui se produiront en cours d’exercice. 

Le budget général des recettes de 1863 est évalué 4 2,107,414,518 
fr., qui se répartissent ainsi d’aprés la nouvelle classification. 


PROJET DO GOUVERNEMENT. PROJET AMENDE, 


Budget ordinaire....... 4,745,506,733 fr. 4,728,631,118 fr. 

Budget des ressources spéciales. 223,437,785 223,137,785 

Budget extraordinaire... . . 187,870,000 421,648,615 
Total... . . . . . 2,407,414,548 fr. 2,075,417,548 


L’évaluation des revenus del’Etat dans la loi 
du budget de 1862 n’était quede.. . . . 1,974,070,208 fr. 


Différence en faveur du budget de 1863. . . 99,347,310 


Examinons maintenant les bases de ces évaluations. Le budget 
ordinaire demande ses ressources d’abord aux anciens impéts, en- 
suite 4 des impéts nouveaux ou a des surtaxes. Le produit des an- 
dens impots est calculé d’aprés les résultats constatés pendant le cours 
de l'année 1861, et l’administration a la sagesse de renoncer au dan- 
gereux procédé quelle suivait depuis 1852 et qui consistait & es- 
compter 4 l'avance la progression des recettes. Ce retour aux vrais 
principes mérite d’étre loué, il ne pouvait s'accomplir dans des cir- 
constances plus opportunes, car ]’équilibre n’existe dans les prévi- 
sions pour 41863 qu’a l'aide des surtaxes et d’impdts nouveaux, et 
il est constant que le recours 4 ces moyens financiers interrompt 
momentanément la progression du revenu des anciens impdots. 

Le Trésor devait retirer 142 millions des nouveaux impdéts pro- 
posés par M. Fould; mais les amendements de la commission ont mo- 
difé son plan, et le produit des surtaxes n’est plus compté que pour 
74 millions. 

Un impdét est établi sur chaque voiture atlelée et sur chaque che- 
val affecté au service personnel du propriétaire et de sa famille. Le 
montant en est déterminé suivant un tarifdont I’ élévation correspond 


240 LES. BUDGETS. DE 1862 ET 1865. 


au chiffre de la population des localités ot il doit étse percu’. Cer- 
tains adoucissements proposés par la commission en faveur des voi- 
tures dont l’usage est mixte ont été admis; les voitures qui, 4 Paris et 
dans les villes de plus de 40,000 habitants, servent 4 la location, sont 
passibles de la moitié des droits; les chevaux possédés en conformité 
des régles militaires et administrativessont exemptés de l'impét. Enfin 
Je dixiéme du droit serait affecté aux communes. Cette taxe a été choisie 
parce qu'elle avait le mérite « d’atteidre la richesse mobiliére dans 
une de ses manifestations extérieures et positives *. » Or c’est précisé- 
ment le vice de tout impdét qui prétend frapper le luxe; il met des en- 
traves 4 la circulation de la richesse et retombe ainsi nécessaire- 
ment sur |’industrie et le travail que cette circulation féconde. La 
taxe sur les voitures et les chevaux, vivement désirée par l’adminis- 
tration, quideux fois déja, en 1856 et en 1858*, en avait proposé |’é- 
tablissement, portera une facheuse atteinte aux industries qui se rat- 
tachent a la carrosserie et 4 l’éléve des chevaux, et ne doit rendre 
que 4,400,000 francs. 


Les modifications apportées 4 la législation de l’enregistrement et 


du timbre produiront une somme plus considérable évaluée d’abord 
4 39 millions et demi de francs dans le projet de budget, puis 4 57 mil- 
lions et demi, aprés l’adoption de bases différentes de celles qui 
avaient été primitivement indiquées. 

L’aggravation de ces deux impéts a toujours été jusqu ici consi- 
dérée comme la ressource supréme des guerres, ou des grandes 
crises financiéres et politiques qui tarissent les revenus de l'Etat en 
méme temps qu’elles aggravent ses charges. C’est ainsi que le. pre- 
mier décime de guerre a été ajouté au principal des droits d’enregis- 
trement en l’an VII, que les tarifs ont été successivement élevés apres 
les désastres des Gent-Jours en 1816, aprés deux révolutions en 1831 
et 1850, et qu’en 1855 un second décime de guerre a été affecté aux 
AMépenses extraordinaires de la campagne de Crimée. La commission 
Sbargée d’examiner la loi qui établissait ce second décime avait ex- 
-primé, dans des termes que nous avens reproduits, les répugnances 
,de la Chambre, méme en présence des nécessités de la guerre, 4 
accorder une surtaxe de 25 millions sur un impdot déja si lourd pour 
le pays. La commission du budget de 1863 a sans doute été frap- 


. #£A Paris, la somme 4 payer serait de 60 fr. par voiture 4 quatre roues, 40 fr. par 
voiture 4 deux roues, et 25 fr. par cheval; dans les communes de 5,000 dimes et 
au-dessus, la taxe serait de ;10 fr. par voiture] quatre roues, 5 fr. par voiture a 
2 roues, et 5 fr. par cheval. 

® Rapport du 22 janvier 1862. 

. 3Le Sénat, pour la premiére fois, en 1858, a usé du dreit qu'il a de. s'opposer & 
Ja promulgation d'une loi, en rejetant celle qui établissait une taxe sur les yoitures. 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 241 


pée de l’excessive pénurie du Trésor et de l’urgence de ses besoins, 
puisqu’elle a souscrit 4 une surtaxe encore plus large. 

Le gouvernement proposait une série d’ articles destinés & garantir 
la sincérité des déclarations des mutations immobiliéres, 4 mettre 
un terme aux plus scandaleuses dissimulations et 4 prévenir une 
perte annuelle d’au moins 30 millions. La commission a rejeté ces 
dispositions, qui étaient trés-vexatoires et n’auraient nullement atteint 
le but proposé; mais, au lieu de détourner |'administration de toute 
nouvelle tentative de ce genre, elle s'est, au contraire, complétement 
associée & ses appréciations sur l’origine et les résultats des dissimu- 
lations . 

Les dissimulations, il importe de le dire hautement, ne pro- 
viennent pas uniquement du mauvais vouloir des redevables et de 
'msuffisance des moyens de répression. Les droits sont tellement 
élevés, que les avantages de la fraude en compensent les dangers. 
En outre, elle est encouragée par l’espéce de jurisprudence que suit 
la régie pour Il’applicalion de plusieurs de ces droits. Ses agents, 
préoccupés presque exclusivement d’accroitre le rendement de l’impét 
dont la perception leur est confiée, donnent trop souvent aux lois 
ficales une interprétation qui en dénature complétement le sens et 
la portée, aussi l’acquittement des droits de mutation donne-t4l par- 
fois lieu & une. véritable lutte ot Ie redevable se croit autorisé a 
répondre par la ruse et la réticence 4 des prétentions exagérées, 
qu il envisage comme l’abus de la force'. 

Ces dissimulations, que, d’ailleurs, nous déplorons au point de 
vue moral, n’ont pas.causé au Trésor les pertes énormes que sup; 
posent les calculs officiels. Le produit des droits de mutation s est 
développé suivant une progression constante, hasée sur celle de la 
richesse publique, et n’aurait pu s’augmenter encore par |’applica- 
tion plus stricte des tarifs ou par leur surélévation, car le rendement 
des impéts a des limites forcées que les combinaisons de tarifs lea plus 
Savantes sont impuissantes 4 franchir. C’est ainsi que, maigré leur 
précision,. certaines dispositions des lois fiscales sont tombées en 
désuétude; celle notamment qui assujettissait au timbre les mémoi- 


* Les agents de la régie déploient, dans ces contestations, une prodigieuse habileté 
leur zéle toutefois les a entrainés dans quelques occasions jusqu’a.évoquer & ’appui des 
séclamations les moins justifiables les théories les plus hasardées et les pluscontraires 
alordre social. C'est ainsi que l'on n’a pas craint d’appuyer le privilége réclamé pour 
le recouvrement des droits de mutation aprés décés sur la prétendue copropriété de 
YEtat dans tous les biens des particuliers. Cette doctrine, que nous nous abstien- 
drons de qualifier, a été rejetée par les tribunaux. Voyez excellent ouvrage publié 
par MM. Rigaud et Championniére, sous le titre de : Traité des droits de l'enregis- 





242 LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 


res et les factures n’a jamais été mise en vigueur. Dans l'espoir de 
faciliter l’application de cette mesure, le projet de budget proposait 
de réduire le droit 4 40 centimes par facture ou mémoire au-dessus 
de 10 fr., et annongait cette réforme comme un véritable dégré- 
vement. « Malgré cela, il était impossible de méconnaftre que cet 
impét n’ait rencontré toute la défaveur d'un impdt nouveau‘; » la 
commission n’a donc pas cru qu'il convint de faire fonds sur un 
moyen déja condamné par l’expérience, et le gouvernement a eu la 
sagesse d’y renoncer, ainsi qu’a l’élévation des droits fixes d’enregis- 
trement, qui, portant sur une multitude de petits actes, tels que les 
procurations, certificats de vie, renonciations 4 succession, aurait sur- 
tout grevé les classes les moins aisées qui devront déja supporter 
l’aggravation de la taxe du timbre sur les mémes actes. 

La commission, en écartant ces diverses modifications dont l’ad- 
ministration attendait environ 29,700,000 francs, y a substitué, 
d’accord avec le conseil: d’Ktat le second décime déja établi pendant 
la guerre de Crimée, et dont le produit, estimé 27 millions, repose 
sur des bases autrement certaines. 

Toutes les propositions relatives 4 l’augmentation de la taxe du 
timbre, & l'exception de celle qui concernait les factures et les mé- 
moires, ont été admises sans difficulté. Le droit & percevoir 4 raison 
de la dimension du papier a été élevé de quatre dixiémes. Par suite 
de cette élévation, l’abonnement des compagnies d’assurances pour 
le timbre de leurs polices est porté de 2.43 centimes par 1,000 fr. 
du total des sommes assurées. Enfin les bordereaux et arrétés des 
agents de change et courtiers qui n’étaient assujettis qu’au timbre de 
dimension sont frappés désormais en raison du total des sommes 
employées aux opérations qui y sont mentionnées, savoir : pour les 
sommes de 10,000 fr. et au-dessous, d’un droit de 50 centimes; pour 
celles au-dessus de 10,000 fr., d’un droit de 4 fr. 50 cent. 

Indépendamment des ressources qu’il demandait 4 l'impét des 
voitures et au remaniement de quelques dispositions importantes de 
la législation du timbre et de l'enregistrement, le gouvernement 
avait réclamé l’établissement de deux surtaxes temporaires sur le 
sucre et sur le sel, destinées a pourvoir aux dépenses du budget 
extraordinaire. 

L’impdt du sel a été réduit en 1848 des deux tiers, soit de 50 c. 
a 410 c. par 100 kilogrammes. Ceux qui s’étaient faits les promoteurs 
de cette réduction déclaraient qu’elle entrainerait comme consé- 
quence immédiate une augmentation de plus de moitié dans la 
‘consommation qui compenserait promptement le sacrifice imposé au 


* Rapport de M. Segris sur les nouveaux impdts. 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 245 


Trésor. Ces espérances ne se sont pas réalisées. La consomma- 
tion, qui atteignait en 1848 le chiffre de 256 millions de kilo- 
grammes, ne dépasse pas aujourd'hui 557 millions de kilogrammes, 
etle produit de l’impét, qui s'est élevé en1847 4 70,871,000, était 
en 18641 de 37,500,000 fr. L’administration pensait donc qu’une 
épreuve de douze années démontrait catégoriquement l’exagération 
dela réduction opérée en 1848, et concluait de la faible augmentation 
qui avait suivi la détaxe que l’addition d’un décime au décime déja 
percu n’entraverait pas la consommation de cette denrée. 

Elie profitait en outre des ressources que lui procurait la surtaxe 
du sel pour porter secours a l’industrie de la fabrication de la soude 
« aujourd hui placée dans les conditions les plus inquiétantes et les 
plus dignes de sollicitude ‘. » Lors de la conclusion du traité de com- 
merce avec l’Angleterre, il avait eté convenu que cette fabrication 
serait prolégée contre l’importation des produits similaires par 
un droit protecteur auquel s’ajouterait un droit de 15 francs égal a 
celui que payent en France les 150 kilogrammes de sel brut néces- 
saires & la fabrication de 190 kilogrammes de sel de soude. Mais, 
par suite de la rapidité avec laquelle le traité de commerce et la 
convention additionnelle de tarification ont été rédigés, une erreur 
sest glissée dans la répartition de ce droit de 15 fr., qui le réduit a 
{1 et place le produit francais dans des conditions de concurrence 
impossibles. Le seul moyen d’obvier a cetle siluation était donc |’af- 
franchissement complet de la taxe sur le sel employé a la fabrication. 
Cet affranchissement entrainait une perte de 5 millions qui réduisait 
4 534,530,000 francs le produit de la surtaxe. Mais le principe méme 
de ]’établissement d'un second décime sur le sel a été vivement com- 
hattu par la commission, qui a réussi 4 le faire écarter, tout en main- 
tenant le dégrévement proposé en faveur des fabricants de soude. 

Quant 4lasurtaxe sur les sucres, elle a, au contraire, étéapprouvée 
par la Chambre. Le droit sur les sucres, qui, il y a deux ans 4 peine, a 
été réduit de 45 fr. 4 20 fr. par 100 kilog., est ramené a 32 fr. Quelles 
que fussent les exigences du Trésor, le rehaussement de ce droit était 
certainement la derniére mesure qui devait étre prise. En effet, lors- 
qu il s’agissait de procéder 4 des dégrévements considérables, nous 
n'aurions pas, malgré la probabilité de certaines compensations, man- 
qué d'objecter le danger de dépouiller l’Etat d’une partie importante 
de ses ressources, au moment méme oii elles lui étaient le plus néces- 
saires pour parer aux grandes dépenses dans lesquelles il s engugeait 
chaque jour de plus en plus. Mais le vote et l’application de ces dé- 
grévements ne laissaient plus la question enliére, ils avaient créé 


‘ Rapport de M. Segris. 





244 LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 


une situation nouvelle au commerce et 4 l'industrie, et ce n’était pas 
au début méme de l’épreuve qu’il convenait de |’interrompre brus- 
quement, et de rétablir, méme partiellement, les droits supprimés. 
Il ya en effet quelque chose d’aussi redoutable pour le commerce et 
l'industrie que l’élévation des taxes, ¢ est l'incertitude absolue que font 
naftre de semblables changements, incertitude qui paralyse compléte- 
ment les affaires. Aussi ceux qu’intéressait le plus le dégrévement du 
sucre, aprés avoir vainement réclamé contre |’établissement de la 
surtaxe, ont-ils demandé avec instance qu'elle n’edt pas au moins 
le caractére temporaire qui semblait présager de nouvelles varia- 
tions. 

« Il nous serait impossible de ne pas tenir compte d'un veeu qu’ils 
« ont formulé avec une trés-vive insistance, de méme que tous les 
« fabricants de sucres qui ont été entendus par nous, c’est qu’en at- 
« tendant l’époque, vivement désirée par eux, ot la taxe sur les: 
« sucres pourrait étre définitivement réduite, elle ne put pas étre 
« remise en question. Une telle instabilité aurait en effet pour ré- 
« sultat de compromettre et de rendre impossibles toutes les combi- 
« naisons de la fabrication de l’industrie,et du commerce '. » 

C’est pour répondre & ce veeu que la commission a pdrté au budget 
ordinaire.des recettes fle produit de la nouvelle surtaxe, qu'elle 
évalue, comme le gouvernement, 4 36,840,000 ff., ou seulement .a 
29,734,000 francs, déduction faite de 7,105,000 francs, montant 
du drawback a restituer aux sucres réexportés. Ce calcul est établi 
sur une consommation de 248 millions de kilogrammes,. chiffre de 
lexercice 1864. Or cette hypothése pourrait bien ne pas se réaliser, car 
la consommation de l’année 4860 n’avait été que de 204 millions de 
kilogrammes, et l’accroissement considérable obtenu en 4864. a été 
en trés«grande partie la conséquence du dégrévement : il n’y aurait 
donc rien d’étonnant que la surtaxe entrainat une dinzinution sur 
le chiffre de cette consommation exceptionnelle. 

- Au moment méme ot |’administration avouait sa pénurie en 1 récla- 
mant Paugmentation des impéts existants dans des proportions 
Jusqu’alors inconnues, elle proposait de dégrever de |’impdét person- 
nel et mobilier « tout individu qui n’aura pour vivre que son tra- 
«.vail et celui de sa femme et de ses enfants. Cette mesure, ajou- 
q tait-on, affranchira 1,200,000 ouvriers des campagnes et des villes, 
«qui cesseront de figurer au réle de contributions. » Ce dégrévement 
‘et celui de ’impdt des patentes accordé 4 100,000 ouvriers travail- 
lant seuls ne se justifiaient 4 aucun titre. La loi du 21 aout 1852, 
en effet, a su admirablement concilier les égards dus au mal- 


4 Rapport de M. Segris. 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1865. 245 


hear avec le maintien du principe fondamental de la participation de 
tous les citoyens aux charges de I'Etat : elle accorde d’abord une 
exemption absolue aux indigents, ensuite elle autorise le conseil mu- 
nicipal de chaque commune a décharger les habitants les moins aisés, 
soit de l’une des deux contributions, soit méme simultanément des 
deux, et 4 en reporter le poids sur la masse des autres habitants. Le 
projet de budget, au contraire, imposait 4 1’Etat un sacrifice de 5 mil- 
lions et confiait aux agents de l’administration des finances, con- 
trélés par les préfets, le soin de prononcer les dégrévements. Ces 
dispositions ont été retirées devant les répugnances de la commission; 
hous nous félicitons de cette décision, qui conserve au Trésor ses res- 
sources et écarte la constitution d'une sorte de prolétariat sous le pa- 
tronage administratif. 

Le produit des diverses taxes que nous venons d’analyser sera, 
d'aprés l’administration et la commission, de 74 millions qui profite- 
ront exclusivement au budget ordmaire. Quant aux 124 millions 
nécessaires pour les dépenses du budget extraordinaire, ils seront 
lirés de ressources essentiellement temporaires et qui se résument 
ainsi : 


Reliquat de la négociation des obligations trentenaires, et des versements 4 faire 


par diverses compagnies de chemins defer... ... . 57,000,000 fr. 
Indemnité de la Chine (3° annuité). ..... 40,000,000 
Vente de terrains dont le prix est affecté 4 la 
reconstruction de l'Opéra. ......... 2,500,000 
Arrérages de rentes possédées par la caisse d’amor- 
tissement. .... oe ee ewe wwe es 51,648,615 
Total . 2... 421,648,615 fr. 
Le budget des recettess’élevantA ....... - 2,072,783,403 fr. 
Celui des dépensesa.........2.2.6-. 2,064,957,497 
Resterait un excédant de. ..... cee 8,825,906 


Si toutes les recettes ‘ainsi annoncées s‘effectuent, cet excédant 
de 8,825,906 francs devra faire face 4 toutes les éventualités de 
Yannée 1863 que le budget n’a pu prévoir. 


IV 


examen des budgets de 1862 et de 1863 serait incomplet si 
hous n’y joignions |’exposé de la situation financiére de la France 


246 LES BUDGETS DE 1862 ET 4865. 


au moment méme ou nous écrivons ces lignes, c’est-a-dire l’état de 
la dette inscrite, de la dette flottante et des charges annuelles qui pé- 
sent sur le pays. | 

La dette inscrite s’élevait au 1° janvier 1852 4 230,758,863 francs 
de rentes actives; elle a été réduite par une premiére conversion & 
243,202,462 fr., puis divers emprunts ]’ont portée 4 son chiffre ac- 
tuel de plus de 327 millions; l’augmentation, en dix années, a donc 
été de 444 millions de rentes, sans comprendre celle du fonds d’amor- 
tissement, quis’est élevé du 1™ janvier 1852 au 1° janvier 1862, de 
75 millions 4 150 millions de rentes. 

Les découverts du Trésor auxquels la plus grande partie de la dette 
flottante doit faire face atteignaient 554 millions au 4° janvier 1852, 
et ont été portés 4 651 millions et demi lors du réglement définitif de 
Yexercice 1851. Ces découverts ne correspondaient pas 4 un déficit 

équivalent : ils étaient compensés jusqu’’ concurrence de 300 mil- 
lions par des créances d’un recouvrement certain. La charge de la 
dette flottante, léguée au régime actuel par ses prédécesseurs, ne dé- 
passait donc pas 354 millions. Les exercices 1852, 1855 et 1854 ont 
ajouté aux 651 millions et demi de découverts des exercices précé- 
dents 343 millions, et ont élevé la masse de ces découverts 4 965 mil- 
lions, qui ont été réduits de plus de 230 millions par le prét de la 
Banque et la consolidation des fonds de la caisse de la dotation de 
l’armée, et ramenés 4 734 millions et demi au 1* janvier 1860. Les 
exercices 1860 et 1861 ont laissé derriére eux de nouveaux décou- 
verts qui porteraient 44 milliard 64 millions le chiffre total des en- 
gagements du Trésor couverts par la dette flottante si la soulle pro- 
duite par la conversion de la rente ne devait amener une réduction 
nouvelle de 140 millions environ, lorsque l’intégralité en aura été 
acquittée. Aprés cette réduction le chiffre des découverts serait encore 
de 926 millions. Au 20 mai 1862, le montant de la dette flottante 
était supérieur 4 910 millions. Pour se rendre un compte entiére- 
ment exact de la situation de cette dette, i] importe de se rappeler 
que les créances considérables qui figuraient au 1“ janvier 1852 a 
V’actif du Trésor ont été recouvrées. La seule atténuation que com- 
portent en ce moment les découverts est celle qui proviendra de la 
rentrée des 40 millions prétés en 1860 et 1861 4 l'industrie. 

Quant aux charges annuelles que |’impdt doit couvrir, elles se ré- 
sument dans le budget général de I’Etat, & l'exception toutefois de la 
prime d’exonération du service militaire, et de cerfaines charges lo- 
cales, telles notamment que les droits d'octroi. Le réglement définilif 
de l'exercice 1851 fixait 44 milliard 464 millions le chiffre des dé- 
penses publiques, et le budget de 1852 prévoyait 4 son tour, pour 
le méme objet, un chiffre de 1 milliard 503 millions. D’aprés les 


LES BUDGETS DE 1862 ET 41865. 347 


chiffres officiels qui ont été publiés, on est autorisé 4 présumer que 
l'exercice 4860, qui n'est pas encore réglé, présentera un chiffre de 
2 milliards 1467 millions pour ca dépense générale; celle de l’exer- 
cice 1862 est évaluée 4 2 milliards 161 millions, et les prévisions de 
lexercice 1863 atteignent déja le chiffre de 2 milliards 64 millions. 
Ainsi, en 1860, le chiffre des dépenses réalisées était supérieur de 
759 millions 4 celui du réglement de l’exercice 18541, et les pré- 
visions de 1863 dépassent de 561 millions celles de 1852. Cette 
augmentation considérable représente d’abord celle du service de la 
dette publique, ensuite l’accroissement des dépenses des ministéres 
dela guerre et de la marine, enfin, dans une proportion moindre, le 
développement des services civils. Pendant la derniére période dé- 
cennale, les travaux publics, entrepris avec les ressources propres 
au budget, ont été fort restreints. Ceux que |’Etat a exécutés pour 
son propre compte ont presque toujours été couverts par des res- 
sources extraordinaires, telles que les aliénations de biens doma- 
niaux, les recouvrements des avances faites aux compagnies de che- 
mins de fer, et des emprunts contractés sous diverses formes. Ces 
travaux ne sont pas tous essentiellement productifs, et une grande 
partie des ressources que nous venons d'énumérer a été affectée a 
des dépenses d’embellissement généralement improductives. 

Le réglement définitif de Y’exercice 1852 fixe 44 milliard 487 mil- 
lions l'ensemble des recettes; d’aprés les calculs officiels, celles de 
l'année courante ne doivent pas étre inférieures 42 milliards 168 mil- 
lions. Il y a donc entre les chiffres prévus pour 1852 et pour 1862 
une différence de 684 millions qui représente la progression nor- 
male des impéts, et le produit des surtaxes. Dans le méme inter- 
valle, le Trésor a en outre trouvé dans des ressources spéciales ana- 
logues & celles dont nous venons de parler environ 2 milliards 
100 millions. Ce résumé des phases diverses traversées depuis dix 
ans par la dette inscrite, les découverts et la dette flottante, enfin 
par les budgets annuels, démontre que la progression normale des 
recettes est loin d’avoir égalé celle de la dépense. Les rapports de la 
commission du budget et la discussion 4 laquelle ils ont donné lieu. 
nous laissent une trés-faible espérance de voir l’égalité se rétablir 
entre les deux termes de cette progression. 

Le budget de 1863 présente un excédant de recettes de 8 millions; 
nous l’acceptons comme acquis a l’avance, sans nous demander si 
Vexercice 1862 se soldera sans découverts, si les 74 millions, deman- 
dés aux nouvelles surtaxes, seront intégralement obtenus, et si leur 
realisation ne sera pas compensée par une diminution quelconque 
dans le produit des autres impdts. Mais nous sommes obligé de ré- 
léchir 4 la-valeur minime d'un excédant de 8 millions en face de 





248 LES BUDGETS DE 4962-BT. 1863. 


Yimprévu, et.nous ne pouvons oublier que -nous sommes. en pré- 
sence du budget rectifié de 1862 qui s’éléve a plus de 204 millions, 
et sur lequel, aprés deux mois d’étude, Ja, commission inyestie des 
pouvoirs: du Corps. lépislatif na réclamé qu ane réduction de 
454,000 francs. ” | | ott, 3 

Or Yexercice 1863 aura aussi son budgat rectifiés nous avons deja 
indiqué quelques-unes des dépenses qui y prendront, place. Qui ponr- 
rait affirmer que l’occupation de Rame-et les.cxpéditions Jointaines 
de Chine et de Cochinchine et du Mexique, ot l’honneur de notre dra- 
peau est angagé a des degrés divers, n’exigeront pas des crédits con- 
sidérables, alors surtout qu’qucune allocation ng Jeura été attribuée? 

En 1864, une partie des ressources 4 Vaide desquelles le budget 
extraordinaire de 1863 sera alimenté feront défaut. I] faudra cher- 
cher l’équivalent des 57 millions provenant du reliquat des-obligations 
trentenaires, et des derniers versements des cempagnies de chemins 
de fer. Enfin en 1865, il. faudra, en sus de ces 57 millions, trouver 
encore les 65 millions qui sont nécessaires pour le service de la ga- 
rantie due aux compagnies de chemins de fer sur.leur second réseau, 
garantie dont la concession du troisiéme réseau nigst pas de. nature 
4 atténuer le poids, Or & quelques merveilles, que nous soyons habi- 
tués du cdté de la progression des recettes, nous nous refusans & pen- 
ser qu'elle suffira pour solder tous ces accroisgements de dgpenses, 
Si Vhypothése la, plus favorable nous apperait entrainer tant.de diffi- 
cultés, que sera-pe si Ja guerre, ou toute autre calamitd, agus impo- 
sent de nouvelles exigences ? . Co. en ee _ 

Mais, nous dira-t-on, , pourquoi. se, préoccaper ainsi. de, J'avenir? 
n’avons-nous pas d'immenses ressources,. qui n’ent jamais fait dé- 
faut, méme au milieu des épreuves financiéres les plus redputables? 
Nous sommes loin de méconnaitre |’ étendue de ces ressquroes. Il nous 
parait naturel qu’en yertu méme de sa propre expérienne, le gouyer- 
nement ait foi daris la. richesse du pays, qu'il ne s’affraye pas trop 
des gros budgets, qu'il soit méme convainew que la France d’aujour- 
d’hui lui paye plus facilement 2, milliards que. la France de 1810 ne 
payait 700 millions au premier Empire. Toutefois, si Jes, anciennes li- 
mites dans lesquelles la dépense de I’Etat devait se maintenir, ont 
disparu pour faire place 4 d autres.plus larges, sachons bien que ces 
derniéres ne peuvent étre impunément franchies, et, si. supérieure 
que soit notre situation financiére, elle n'est pas a l'abri des ca- 
tastrophes qu entraineraient inévitablement des appels trop réitérés 
aux moyens extraordinaires. JI importe, donc de signaler Je danger 
de ces appels, soit qu’ils s’adressent au crédit public, soit. qu’ils se 
présentent sous Ia forme de taxes nouvelles. | ae 

Les chiffres que nous. yenons de résumer démontrent victorieuse- 


LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 249 


ment la solidité de la dette inscrite et les ressources qu'elle peut pro- 
curer. Mais 1] serait dangereux de considérer ces ressources comme 
inépuisables. L'amortissement ne fonctionne plus, et ne prépare au- 
cune réserve pour les temps de crise. L’éventualité de trois conver- 
sions forcées qui devaient successivement réduire le service des rentes 
de 57 millions a disparu. Les derniers emprunts ont été contractés 
a des conditions trés-onéreuses, et le cours moyen de 70 francs sem- 
ble la limite extréme que notre rente 3 pour 100 puisse atteindre. 

Quelques hommes distingués, il est vrai, considérent l’amortisse- 
ment comme une institution qui pouvait protéger avec quelque effi- 
cacité I'enfance de notre crédit public, mais que sa maturité doit dé- 
daigner ; et, en regard des 9 miliards de capital de 1a dette publique 
portée au grand-livre, ils placent avec confiance la valeur des chemins 
de fer, qui dans quatre-vingt-dix ans feront retour a l'Etat, et amor- 
liront ainsi sa dette. Pour partager leur sécurité, il nous faudrail 
croire que, pendant ce long laps de temps, la France sera toujours 
conduile par un gouvernement sagement ménager de ses ressources, et 
qu’'aucune crise ne viendra interrompre le cours de sa prospérité. Or 
cest la une cértitude qui nous manque. La Providence a ordonné au- 
trenent des choses humaines, elle retrempe |’ énergie et l’activité des 
individus et des sociétés dans des épreuves plus ou moins graves aux- 
quelles ils doivent toujours se préparer. Si l'une de ces crises éclate, 
I'Etat s'interdira-t-il la facultéde disposer de la ressource qu’il pourra 
tirer de l'abandon de son droit de reprise sur les chemins de fer? Il 
est impossible de l’admettre. N’avons-nous pas vu, en 1852 et dans les 
années suivantes, le gouvernement prolonger la plupart des conces- 
sions en échange de l'engagement pris par les grandes compagnies 
d'exécuter de nouvelles lignes? L’Etat ne vient-il pas de renoncer & 
l'éventualité de réduire sa dette, en un demi-siécle, de 57 millions 
de rente, pour se procurer immédiatement un capital de 140 mil- 
lions destinés 4 atténuer sa dette flottante? Les exigences' de cer- 
laines situations pourront donc étre telles, que le gouvernement 
soit contrat, méme au prix d’avantages trés-passagers, d'ajourner 
encore une fois son droit de reprise a trés-longues échéances ou méme 
de laliéner. 

La faveur avec laquelle les emprunts émis depuis sept ans ont été 
accueillis est encore envisagée comme un gage de la facilité avec la- 
quelle toute opération de ce genre peut désormais s’effectuer. Mais il 
importe de se rappeler que les avantages considérables proposés aux 
souscripteurs ont été la cause principale de cette faveur, et il serait 
insensé de juger des facultés disponibles du pays d’aprés les sommes 
offertes. Le chiffre de ces sommes donne seulement la mesure des 


efforts et des espérances de la spéculation. Aussi, trois mois aprés le 
Jurs 1862. 47 





250 LES BUDGETS QE $962 ET (1869, 


prodigieux:sucpés de l'émission des obligations trentenaires, M. Fould 
écrivait-il ces paroles pleines. de:sagessa.: « Le public a:souserit .ces 
' @ emprunts avec un grand empressement, mais .c¢ serast. 34 faire de 
« dangereuses illusions que de-compter, indefiniment Sur le développe- 
a ment du crédit national, » ) 

La dette flottante, qui, pour. une grande partis. des éléments dont 
elle est compose, laisse l’'Etat sous le coup de demandes de ren 
boursements 4 court.terme, ne peut impunement dépasser. cerfaines 
limites. Mais, dit-on, son chiffre actuel, qui est. de 940 millions, ne 
peut inspirer aucune inquiétyude fondée, puisque, ay commence- 
ment de l'année. 1848, avant que Ja yichesse mobiliére et la fortune | 
générale du..pays, eussent atieint leur. développement. actuel, le 
chiffre de cette dette était de 631, millions. Ce raisonnement serait plein 
de justesse, sil’Etat était désormais.garanti de toute catastrophe,, et 
ce nest pas seulement 910 millions gu’il faudrait demander a. la 
dette flottante, mais des sommes bien plus considérables, puisqu’elles 
imposeraient au Trésor un intérét moins éleyé que, celui de la detie 
inscrile, ‘Malheureusement cette garantie n‘exisle.pas plus maintenant 
qu’a.d'autres épaques, el.n’existera jamais. Si donc use dette flot- 
tante de 651 millions.a été une. cause d’embarras réel,en 1848, une 
dette flottante plus forte de.200 a 300 millions. n’en ferait.pas naiine 
de moindres. 

Les réductions qui résulteront de l’applieation, des rentrées sucees- 
sives, des.diverses portions de Ja soulte due par les renliers qui ont 
accepté la conversion, et l’atténuation des découverts.du Trésor, ne ra- 
méneront donc pas encore la dette.flottante au chiffre.ou le péril cesse 
d’exister. Elle présente en.ce moment comme dléments immédiate- 
ment remboursables et exigibles 4 tréscourt terme.: le montant. des 
bons du Trésor, qui était de 224 millions au 20 mai 1862, |l’actif des 
comptes. courants du. crédit fonaier de la compagnie des chemins de 
fer de Paris 4 Lyon, et surtout des caisses d'épargne. 

Mais |4 nese bornent pas les engagements immédiats dont le Trésor 
peut.avoir 4 répondre. En dehors des fonds qui figurent en compte 
courant au Trésor, Jes caisses d'épargne ont versé 238. millions qui 
sont représentés par des rantes sur I’Etat déposées dans le porte- 
feuilie de la caisse des dépéts et. consignations'. Cette caisse est, il 
est vrai, la débitrice directe des caisses d’épargne, mais cette cir- 
constance n’assure au Trésor qu'un simple bénéfice de discussion 
qui serail promptement épuisé. Cest ce qui est arrivé en 1848. 
La solidarité du Trésor a. méme paru tellement incontestable 4 


4 (Ce chiffre est pris par nous dans ls situation de la caisse des dépéts et consi- 
gnations au 1° avril 1862, . 


LES ‘BUDGETS DE 1862 ET 4803. 254 
Hi. Magne, que, dans Puri ‘dé-ses rapports # YEmpereur, il a compris 
dans le chiffre total de la-dette- flottante, ati moment de la révolu- 
tion de: 1848, les 200 millions environ dus aux caisses d’épargne ef | 
représentés par des valeur's diverses déposées dans le portefeuille de 
la caisse des consignations. Si nous adeptions cette base de calcul, 
nous devrions évaluer la dette flottante av 20 mai dernier a 4 mil- 
lard 443 millions au liew de 940: millions. Mais, sans méconnaitre 
la gravité des obligations de I'Etat, nous avduons que cette base — 
de catcul est un pew exugérée. Enfin, & cété des engagements 4 
court: terme da ‘Trésor, 11 convient ‘de faire figurer ceux de la ville 
de Paris. Le budget de 4863 éléve de 400 &°425 millions de fr. la 
limale extréme fixée pour l’émission des bons de la caisse des travaux; 
celle augmentation a paru sans danger 4 ha commission, tant en 
raison de la prudenee avec laquelle les échéances actuelles seraient 
échelonnées: (chacune d’elles ne dépassant pas 8 millions), qu’en 
raison’ des’ gages affectés au payement de ces effets, qui équivau- 
draient & 177 millions. Quoique ‘aucune solidarité n’existe en fait 
pour I'Etat, nous sommes convamoas qu’en temps de erise il lui serait 
presque impossible de décliner complétement la responsabilité des 
embarras financiers de la ville de Paris, et qu'il se croirait obligé 
dintervenir pour l'aider 4 faire face &'ses engagements 4 court 
terme. 

La dette flottante, méme aprés les atténuations qui lui sont promi- 
ses, pourra encore moins que la dette inscrite procurer des ressour- 
ces extraordinatres. I} serait imprudent de demander ces mémes 
ressources 4 Vimpét. Les ‘surtaxes ne sont fructueuses que lors- 
qu’elles sont appliquées avec discrétion, et l’impét productif qu’autant 
qu'il se régle exactement sur les facultés disponibles des contribua- 
bles. vo a 

Les contributions directes pésent: lourdement sur la propriété et 
les personnes. Les patentes sont trés-élevées. ¢ Cet impdét a été poussé 
« en Krance jusqu’a ses derniéres limites. Le fonds dd la patente, chez 
« les principales nations de'}'Europe, est représenté par les chiffres 
« suivants : France, 4 franc 75 cent. par téte; Angleterre, 1 fr. 60c.; 
« Autriche, 80 cent.; Prusse,-23 ¢.; Russie, 144 c. Ainsi en Angle- 
« terre, oti'la taxe se combine avec l’tneome tax et l’impét mobilier, 
« il y a encore, par comparaison avec la France, une différence de 
« 45 centimes au profit des contribuables ‘. » 

Quant aux contributions indirecles, elles comportent un développe- 
ment progressif plus rapide que les contributions directes, mais ce 
développement se ralentit ous arréte lorsque de nouvelles surtaxes sont 


‘ Discours de M. Pouyer-Quertier, Moniteur du 241 mai 1858. 


252 LES'BUDGEYS BR s8o2'ET 1883, 

établies. Ainsi 1a sitréfévation ‘du ‘prix -des tdbacs #'a produit.qu'une 
partie de Yaugmentation qui était attendue; ‘la consommation, téut 
en continuant de s’accroftre, s'est reportée avec une! préférence mar- 
quée sur les qualités inférieures; dont la fabrication est plus onéreuse 
ét le débit moins hicratif. Aprés l'adoption des: sartaxes qui doivent 
accroftre de 74 milfions te rendement dd Vimpot indirect, i faut done, 
pendant quelques années au moins, renoncer dux ressourees. extraor~ 
dinaires provenant des remuniements de tarifs.:Ba outre,. dl importe 
d’autant plus de mettre une grande modération dans nes: calenls, 
que les produits des contributions indirectes n’ont pas les méihes 
garanties de stabilité que ceux de Nimpdt direct. Les revenus indi« 
rects de YEtat sont susteptibles de‘ décroitre dans de larges. .propor- 
tions, et c'est précisément dans les époques critiques, au.moment 
méme oti les charges deviennentfplus considérables; que cette dé- 
croissance s’effectue. En 1830 ef en 1848, le rendement de l'impat 
indirect s’est subitement arrété, ila fallu suppléer 4 son insuffisance 
par des surtaxes de 50 ¢t 45 centimes-¢ sur les: contributions: direotes. 
surtaxes qui ‘ont ete si impopalaires. me 


er eS 


La portée de examen suquel nows venons de prooéder n’échap- 
pera A personne. Une confiance éclairée:dans.les.ressources du pays 
implique récessairement la conscience. des ménagements avec, les- 
quels il convient d’en faire usage. C’est surtout sur ses revenus habi- 
tuels que l'Efat ‘doit ‘végler Kes dépenses, et les.calauls officiels ne 
seront sages qu’autant qu’ils ne:tiendront 4 kavenee.aucun compte 
de la progression de ‘ces revenus;. car celse progression.est-loin diof- 
frir une certitude absolué, et, lorsqu’elle se réalise, elle. est presque 
enti#rement absorbée par des charges: nouvelles: quill anait été J Ampos- 
sible'de prévdir. 

L'économie est dono le but vers lequed doivent. dlésormela. tendre 
les efforts du gouvernethent ef du:pays, et dont. ils ne:se doivent. jaks+ 
ser détourner par-auewn prétexte.:EMe se. recommantionsis d’elle- 
méme si la situation fimancséoe. dtait. florissante;- elle.siimpose plas 
étroitement encore en présence des dangers qui ont été signalés par 
les voix les plus compétentes.’ «'Le gouvermement, lisens-nous dans 





LBS BUDGETS QR 1902..07 1865, 955 


« mu'dovument émané-de la‘ Chambre actuelle, doit, sa.panétrer de 
« bimmpogsibdlaté ide. consaeter,|4,736.mallions A nos dépenses ordi- 
a naines;, aes. dépenses: qui, ..uae fois. inscrites, dans, le budget, re- 
« viement chaque anata et pe disparaissent jamais,, a.ces dépenses 
«qui ‘tendent. 4 escomptear..naire. avenir/. p Noys reprenans, pour 
notre ‘propre..comipie,. liavertissement.conteny dans, ces lignes, et 
qu'il nous parait opportun de. renouveler alors que nous nous trouvons 
en faee:dun- ‘badget sdont las: seulas preniens anpassent de beaucoup 
Fimilliards. - or 

Mais, pdur:obtenin. des résultats réels, il ne. sufat pas de vanter les 
henfaits de: liéeorntomie ét de s:dlever gantre les excés de la dépense, 
i fan: gurteut ‘se mettye énengiquement 4; l'euvre. ef g;attaquer aux 
tauses du‘malk:.' =: ae 

- Arr6ter ‘lep emapiétements d’ ane: centralisation ‘nervante ef ri- 
neese, ‘sida phifier-des.fonnalités administratiyas plus. vexatoires que 
tutélaires, supprimer’.Jes: emplois' inutijes,,, raduire. les traitements 
trop élevés; regiemanter.ile:curaul.de.ces traitements, quelle qu’en 
soit l’origine, laisser 4 l'industrie prinfe jes entreprises dont elle peut 
secharger, consacrer aux travaux d’embellissement les seuls excédants 
disponibles des travaux productifs, entreprendre les travaux produc- 
tifs eux-mémes avec mesure, éviter les changements trop brusques et 
les innovations irréfléchies : telles sont les conditions essentielles de la 
réalisation d'importantes économies, en méme temps que d'une meil- 
leure organisation des services civils. Mais, nous l’avons dit plus haut, 
ces économies ne sont pas les plus tonsidérables, et celles qui soulage- 
raient notablementle budget doivent étre prises sur les énormes crédits 
alloués aux ministéres de la guerre et de la marine. La diminution de 
Veffeetifl de hos troupes, 1a nédaetion dps cadras, 1x discontinuation 
déWavaux de défensd compléfemént inutiles: puisque pexsonne n'est 
atebz ‘rilaldvisé! pour. songer. & nous: attaquer,. .auraient, le, double 
avatilaye de dimnimuer les! changes du pays,-eb de-donner a |'Burope 
etttiére les gurdnties! paciiques-dont: M. Fould et Je, gouvernement 
ol Si haetettient reconnu la -nécessité. - 

' Ces' réshhatsicutefois ne: peuvent: dire stloints qu ‘autant, que la 
gestion: dé.0d8-finatices serd. placée sous l’action du controle con- 
stat'de-l'opimion: pubtijueet de Ja survebllanpe.sduvevame de la 1é- 
gislature. La nécessité de ce contréle et de cette surveillance est au- 
jourWhulgéréraloment ‘admige) it intpertd donb de. S-sccarder. sur 
adoption des mesurds qui! en assuréront l'efficacité. . : 

‘beh céittr6l6:der'! opinion ‘publiqud-ne peut:s exergen catilement 
a otanb que» des publications. frequentes et ancessibles a. tous 

fess a) ‘ oan es Pe rs ae ee 


+ Rappons-deit ibe _ wl ie 1880. 


254 LES BUDGETS DE 1862 ET 1863. 


font connaitre la marche des revenus et des dépenses de I'Etat, 
et la situation de la trésorerie. Or les publications faites jusqu’a 
ce jour sont complétement insuffisantes pour atteindre ce but. Si le 
Moniteur insére assez réguliérement le tableau comparatif des’ re- 
cettes d’une partie de l'exercice courant, et celles de la partie corres- 
pondante des exercices précédents, il garde le silence le plus complet 
sur l'état de la dépense et sur la situation de la trésorerie. Il 
faudrait que des bulletins, menspels, comme. ceux de la Banque de 
France et de nos grands établigsemants.de qrédit, missent a jour les 
recettes de chaque mois et la situation de la trésorerie; que des bul- 
letins trimestriels donnassent sur les dépenses de chaque trimestre 
des apercus analogues 4 ceux qui sont publiés par |’admininistra- 
tion anglaise, et que des documents-aussi importants que le rapport 
annuel de la Cour des comptes fussent insérés au Moniteur. 

Quant a la surveillance législative, c’est elle, nous l’avons vu, qui 
a donné au crédit francais ses bases les plus: solides, c'est a son: affai- 
blissement que sont dus les embarras présents, -c.est de sa reconstitu- 
tion qu'il faut attendte le retour d'un équilibre réel. Mais elle ne peut 
rendre au pays d’aussi grands services qu’a'la condition d’étre entié- 
rement souveraine dans la sphére ot la constitution l’'appelle 4 se 
mouvoir. Cette souveraineté n’existe qu autant que l’administration 
est pénétrée d’une sorte de respect. instincfif & son endroit, et.que 
la législature s‘applique avant toutes choses a fortifier ce respect en 
se montrant la gardienne jalouse de ses priviléges. Pour que la légis- 
lature ressente et inspire de pareils sentiments,. il est nécessaire 
qu'elle soit entiérement indépendante de l'administration, et qu’d ses 
propres yeux, comme a ceux de tous, elle ne reléve que des électeurs 
qui en ont choisi les membres. Si le gouvernement exercait une in- 
fluence exclusivé dans les élections, il n’aurait pas, il est vrai, l’in- 
convénient de lutter contré une opposition parfois un peu vive; mats 
_ iJ aurait renoncé au concours qu’une force différente et indépendante 
de la sienne peut seule lui assurer, et se'serait privé qd up contréle 
séricux ef tutélaire. . 

Telles sont les conclusions par lesquelles nous croyons devoir ter- 
nhiner ces études. L’expérience des dix derniéres années engage le 
gouvernement 4 entrer résoliment dans la voie des économies, et a 
s’éclairer par le controle de opinion publique et de ja représenta- 
tion ‘nalionale. En agissant ainsi, il confondra ses intéréts avec ceux 
du pays, et pourra attendre avec confiance qT heure des épreuves, ‘qu'il 
aura su prévoir. 


Henry Moneav. 





{Euvres cmp, purgées des interpolations et rendues @ leur intégrité daprés 
les manuscrits, par F. Lacwar'. 


Je n’ai jamais flatté M. Cousin, mais tout le monde lui doit cette 
justice que son livre sur Pascal* a opéré, dans‘le monde littéraire, la 
plus prompte et sans contredit la plus heureuse des révolutions. Le 
public désormais veut avoir Jes classiques francais tels qu’ils sont, et 
non plus des contrefacons, des textes arrangés par les éditeurs. 

Quels arrangeurs en effet que.certains éditeurs, ceux de Bossuet, 
par exemple! « Jamais auteur célébre, a dit Joseph de Maistre, ne 
fut, 4 ’égard de ses ceuvres posthumes, plus ‘malheureux que Bos- 
suet, Le premier de ses éditeurs fut son misérable neveu, et celui-ci 
eut pour successeurs des moines fanatiques qui attirérent sur leur 
édition la juste animadversion du clergé de France. » 

Cest en 1766 quel’abbé Lequeux, ardent janséniste, donna le Pro- 
apectus de la premiére édition générale. I] mourut le 3 avril 1768, 
et ’entreprise fut continuée par dom Déforis, bénédictin de la con- 
grégation de Saint-Maur, appartenant 4 la maison des Blancs-Man- 
teaux, rivale de Saint-Germain des Prés. Ce n’était pas le zéle qui fai- 
sait défaut A ce dernier, mais le godt, ‘le grand gout (il gran gusto), 
comme disent les Italiens. C’était, A tous égards, un esprit étroit, 


§ Paris, : Virves:' gt? 


* Rapport & I'Académie sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de 
Pascal, 1843. 








256 | BORSUER.: 

parfailement dényé du sens de |:dloquence, ¢t méme du sens .litts- 
raire, comme tous les janséuistes de la. d&cadence. Abanhdonnant le 
plan de son prédécesseur, il..se rendit fameux.par un défaut-absolu, 
d’ordre, de critique, de mesure, camme-par la muudtiplicifé, ld. pro- 
lixité de ses analyses, de ses notes et surtout de ses préfaces, pleines 
de sorties contre tous ceux qui ne pensaient pas comme luis) |. ' 

Son collaborateur habituel, dam. de Coniag,. evtt heasicoup de: part 
a Védition princeps des Sermons. C'est lai qui les past, hous verrons 
dans quel ordre, ou dans quel désordre; c’ast-lui qui vécifia‘les.cita- 
tions et se crut obligé de les rectifier et de les. traduire dans.sa, Prose 
4 lui, dom de Coniac. 1. 

Les Sermons de Bossuet parurent. pour le pnemideo fois en 1779 
dans les tomes 1V, VY, VI, VII ef VIM de l'édition Deéforis..:. 

C’était une véritable découverte. Il semble que Bossuet lua-méme 
les avait entiérement oublids; car Vabhé Ledieu, qui fut son secrétaite 
durant les vingt derniéres années de. sa vie, dit farmellement, das 
ses Mémoires, que ce grand homme.n’avait jamais dcrit ses Sermons. 
Ce qui est incontestable, c’est que |’évique de Troyes laissa dans ur 
complet abandon cette inestimable portion de l’héritage dq son on- 
cle, qui sans doute ne lui en avait Jamais parlé (admirable insou- 
ciance. pour la gloire), 

Quoi qu’il en soit, 41a mort de Y éxaque de Troyes, le président de 
Chasot, du parlenent de Metz, son petit-neveu, recudillt; svée les 
autres manuscritsde Bossuet,' les cartons ot: étaient dépbstes; sand or- 
dre et sans suite, ces premiéres productions. d'un: inconiparable. ge- 
nie. Madame de Chasot, sa veuve, trouva ces papiers: dans le méme 
état ou le président les avait regus, mais elle s’empnessa de les com- 
muniquer aux nouveaux éditeurs:.plus de seixanie ans s'étéient 
écoulés depuis la mort de Bossuet, et tout wa siécle deputs que les 
Sermons avaient até composes ef prononceés. : 

« Malheureusement, dit 4 bon droit.M. Lachat, le dix-huitiéme 
si¢cle n’admettait pas, sur Ja reproduction liltéraire, les. principes 
qu’ Auguste fit respecter pour Ja publication de 1'kndide. Changer un 
mot dans les ceuvres de Bossuet, ce:n’ était pas alors une témérité cou- 
pable; daus la réimpression des auteurs les plus:estimés, ‘on corre 
geait, comme des fautes de grammeire. ou de style, les-ellipses éner- 
giques, les réticences éloquentes, les élans du. génie. Déforis a douc 
suivi l'erreur littéraire de son époque; jl a mis.les, sermons, non-seu- 
lement en ordre, camme on |’a dit, mais.encors en ceuvre; il a voulu 
compléter « ces discours inacheves, » finit «ces éhauches informes, 
« débrouiller ce chaos, » ainsi.que l'en félicitait abbé Maury. Qael- 
que regretiable que soit sa-méprise, il ne faut pas oubher qa ua accom 
pli, parmi les fatigues et les sueurs, un travail immense, effrayant; 


BOSSCRT, 2517 


il ne faut pas oublier qu'il a sauyé d'une’ perte intimiriente les Sermons 
de Bossuet, les chefsd’ceuvre de }’tloquence sacrée; rendarit ainsi le 
plus grand service 4 Ja littérature, & la piété, & la religion; il ne faut 
pas qublier, surtout, qu'il est tombé martyr de la foi sous la hache 
de95-yn ss, 

On peut -ajouter, 4 la décharge de Défaris, que Voracle du temps, 
la Harpe, décharait Bossuet médiocre dans ses Sermons, et que, de nos 
jours méme, l’unique reproche qu ‘adressait aux dditeurs de 1772 le 
cardmal de Bausset, c'était « qu'un excés d'admiration pour tout ce 
qui venait de Ja plume de Bossuet leur eit interdit de faire ce que 
sans doute il aurait fait lui-méme : un discernement judicieox de 
toutes les beautés sublimes répandues dans un trés-prand nombre 
de ses Sermons, » en d'autres termes, un triage moihs réservé des 
textes ‘manuscrits. 

Ce sera I’éternel honnevr d’un'sermomnaire du dix-huitiéme siecle, 
le P. de:Neuville, de la compagnie de Jésus, d’avoir seul parlé dés 
lors des Sermons de Bossuet comme tous les maitres de la parole en 
pariemt de nos jours, n’admettant pas méme un ‘instant qu'on put 
mettre en paralléle avec ces prodiges @:éloquence les plas beaux ser- : 
mons de Bourdaloue. 

Depuis 1772, tous les éditeurs de Bossuet ont été de ceux qui ai- 
ment ta besogne toute faite : tous, jusqu’a ce jour, ont reproduit le 
travail de DD. Déforis et de Coniac, mot pdur mdf, lettre pour lettre. 

« L’éditeur de Versailles, dit 3 juste titre encore M. Lachat, reléve 
longudment les inexactitudes et les écarts de Déforis : il raconte com- 
ment il enterre en quelque sorte Bossuet ‘sous un monceau de recti- 
ficattons, de notes et de critiques; comment il change ies termes, 
fimt tes phrases et compléte les pensées de auteur; comment il al- 
longe les exordes, accumule les péroraisons et fond deux discours en 
un seul, comment entin il ferma l’oreitle & toas les avertissements et 
sen-alla toujours aniotdnt, transposant et remartiant jusqu’é ce que 
le clergé de France et la censure de ses supérieurs vinssent Farréter 
dans ses manipulations. A partla censure, qu'on peut contester, pour- 
suit M. Lachat, l’accusation formule des griefs incontestables; mais 
auteur du réquisitoire, qu’a-t-il fait lui-méme? Comme on le verra 
plus tard, il 4:dédoubié un‘discours et supprimé une peroraison dans 
un sermon qui en avait trois; mais Pédition de Versailles n’en suit 
pas moins Déforis pas 4 pas, servilement, dans tout le reste : Déforis, 
dans les substitations de termes,'dans les changements Wf expressions 

et dans l’achéversdnt dés: phrases; Déforis, dans les notes marginales 
jointes au. texte, dans les exordes ‘doublés ‘d'un autre exorde, et dans 
les sermons flanqués:d’an autre'sermdn; enfin Déforis partout et tou- 
jours, . | 


238 ROSSUET, 


-a Or l'édition deLebel.a servi de type, pour ainsi' dire de matrice, a 
celles. qu’on a.données dans Ja suite; de maniére que toutes les édi- 
tions sont la reproduction de Ja premiére et présentent les mémes 
inexactitudes, les mémes altérations. Il faut pourtant remarquer 
deux différences, Le premier éditeur avait. signalé, quoique d'une 
mapiére.défectueuse, quelques variantes et séparé par deux crachets, 
comme il dit, les additions qu'il intercale dans le texte de l’auteur; 
les éditeurs venus plus tard ont tous.supprimé les variantes, et quel- 
ques-uns les deux crochets. Grace 4 ¢tette double suppression, qu’oa 
a-présentée comme un amendement considérable, nous sommes pri- 
vés, d'une part, d’une foule de legons précieuses, et, d’autre part, 
la prose de Déforis marche de pair désormais avec le texte de Bost 
suet. » Et cela: n'est pas. sans intonyénients; car, suivant la remar- 
que d'un critique‘, en croyant invoquer l’autorité de Bossuet, on ris 
que de ne faire que citer mpunément dom Déforis. » 

M. Cousin écrivait de la premiére édition des Pensées de Pascal : 
» « Toutes les infidélités qu’il est possible de concevoir s’y rencon- 
trent : omissions, suppositions, altérations. » - : 

: Eh bien, les mémes teproches.sont .mérités par les éditeurs des 
Sermons de Bossuet. Et ceux de Versailles sont d’autant mains excu- 
sables qu'ils s étaient formellement engagés 4 nous offrir « Bossust, 
tout Bossuet, rien que Bossuet. ». Notre collection, disaient-ils en pro- 
‘pres mots, ne serait digne de la confiance et de l'estime: publique 
que si elle était faite sur les manuscrits originaux. » Or les maau- 
scrits originaux étaient bien sous la main des prétres éclairés et con- 
sciencieux qui donnaient leurs soins 4 l’édition de Versailles, Ces 
‘Manuscrits sont.pour la plupart, notamment ceux des Sermons, a la 
Bibliothéque impériale. Comment ne s’est-on pas donné la peine de 
collationner au moins deux ou trois de ces Sermons ‘avec ceux de Ié- 
‘dition Déforis? La {dépravation du texte aulographe par les éditeurs 
‘de 1772 aurait tout de suite sauté aux yeux de ceux de 1816. 

Mais il est arriyé des manuscrits de Bossuet comme de ceux de 

Pascal. Le grand évéque.de Meaux parle quelque part de son écri- 
ture, qui devient chaque jour plus pénible pour lui et plus ineommode 
‘aux autres. Il y avait donc d’abord, pour les autographes de Bossuet 
comme pour ceux de Pascal, la difficulté de lire des pages écriles sou- 
vent avec des caractéres informes, remplies d’ailleurs de ratures, 
surchargées d’interlignes d'une écriture plus indéchiffrable encore, 
‘avee des-variantes sans cesse-‘ajoutées sur les interlignes, autre 
‘source de confusion et d’embarras. Joignez+y des transpositions pres 
que inintelligibles, des additions de toute espéce, dont il fallait de- 


!M. Valery-Radot dans le Journal des Debits. 


BOSSUET. 259 
viner Temploi et-le liew ‘pour retrduver Y ordre ‘et le fil'du discours. 
Limpossibilité apparente de faire mieux que'de Coniac et Déforis fit 
sans doufe rehoncer'les 'éditeurs ‘de 4816 & Vidée dé tenter un tra- 
vail péntble, qui n’étalt pas' dans les exigences de l’époque, et que 
semblait ne évoir réeompenser aucun: succés. Céla-se concoit; mais 
alors il n’evit pomt falta promettre de dunner au public Bossuet, rien 
que Bossuet; il’ n’edt' pas fallu parler des manuscrits originauz. 

- Pour la preimiére ‘fois, en' 1854, un homme de ‘courage se Jeva, qui 
ea ire les Sermons ‘du prince des orateurs dansle texte autographe, 
e qui niowrut;dit-on, 4 la peind. C’était uni prétre, ancien éléve de 
cette Codte des Carmits que'la louange’ publique a trop ‘laissée ‘dans 
rombre et qui a rendtt aux lettres sacrées et profanes ‘tant d’autres 
services considérables. Le résultat des éttrdes dd l’abbé Vaillant sur 
les Sernions de Bossutt'd'’aprés les’ trianuscrits fat consignié dans uné 
thése présentée‘d la Faculté des tettres de Paris‘au mois d'avril 1851, 
travail remérquable qui-n’est point assez connu ': ©" 

"@ Altérer unr texte, disait l’abbé Vaillant, c’esf le corriger par des 
additions ou des suppressions téméraires, c'est reproduire sur’ un 
manuscrit ce que'l'aufeur a effacé et -y effacer cp qu'il‘a produif; 
cest confondye bt. ajuster ensemblé dés‘morceaur distincls et appaf- 
lant & des osuvres différentes. » La thése soutenue devant id Faculté 
des lettres'de Paris‘par‘M: Vaillant est ‘la démonstration sans répli- 
que que Béforis et ses successeurs se‘sont tous perms d’altérer en 
ces diverses maniéres'le texte des Sermons de Bossuet: 

Yaine protestation! La-librairie n'en tint ‘compte. Elle continua de 
rtimprimer le texte de Lebel, ‘sans se proposer dautre but-que de 
rendre ta collection des ceuvres de Bossuet moins'volumineuse et d’en 
heliter kt verte par la modicité du prix: Vingt ans ont: passé ainsi. 
Wais‘enfirril s’est trouvéun libraire quin’a pas hésité a sacrifier toute 
une‘édition de Bossuet, par fui publiée, pour en donner une autre 
walment comipldte et vrairntent nouvelle; et ce' libraire a-eu linsigne 
bonne fortune de rencontrer un éditeur d'une patience et d'une per- 
stvérartce bénédictines, familiarisé de longue main avec les études 
théologiques, modeste, dévoué, invincible au travail, ‘et qui donrie sa 
ve pour merter a ‘bien l'teuvre labotietise- et méritoire - devant la- 
queHe bnt recufé ses devanciers: J’ai nommé M. Lachat*. me 

Comment a-tsil accom pif sa tache?' : 

Nous n'avons encore qu’un volume des Sermons; et le temps me 
menqué poor domparer tout'de:volumte & cehyi qui ‘lui correspond 
dns'|’édition de: Versailles. vat da: tit ‘attachér & én cortsequence & tu un 


i] 
I wtf Wily case eG este 


'Paris, Plon fréres, 1851, brochure de 258 pages. 
*Tradueteur de la Symbolique de‘Mestiler) ct. de ta Somme'de 8. Thomas. 


ee ee 








360 BOSSBEE. 


seul sermon, a celui qui ouvre !’édition d¢ M. Lachat, et qui-me ve- 

nait que le second dans toutes Jes autres., C’eat wm Ssermen. pour la 

Or e tous Jes Saints, sur ce texte. ¢ Unnia. vesing, sunt, vos autem 
risti. ee 

* Bossuet a écrit deux fois, ce sermon: en. allel on -ehiste: deux 
textes, tous les deux autegraphes. ae 

Or, plusieurs, années séparent éviderament ced deux rédactions. 

Dans celle que M. Lachat présente avec raison comme la premiére, 
non-seulement Bossuet, comme les prédicateurs du seiziéme sidcle, ac- 
cumule a,l’excés les passages. latins sans. les traduire, niais exiepre il se 
permet beaucoup d’ expressions des lars vieillissantes, que. plus tard il 
devait le premier bannir de la chaire : « Souffrirez-vous' ‘pas-bien?... 
Pensons-nous. Pata que?.. »Quas} pas... quasi plas....quasi rien... quasi 
toujours... » — D’autre part, quelques expressions demeurant plus 
latines que francaises. Ainsi Bossuet fait dire au Messia:; .« Diem m'a 
mis 4 sa deztre. » Il dira plus Join : « Las. grands hommies. qui. ont 
planté\'Eglise pan leur sang,: » — Enfin l’orateur ne potséde. pas en- 
core dans sa plénitude le senument de Ja noblesse du langage, can 
a des mots comme cenx-ci :,.« Dieu n'y trouve rien & raccammeder... 
Il 'régalera les lus... L’ ahondance divine se débonde. » —-Tovt oéla, 
comme on voit, sent san vieux temps, ... 

Dans la seconde rédaction, au contraire,, le latina gecupemasins; de 
place, | et les expressions surapnées sant plus rares;,]/écritane yméme: 
du manuscrit révéle a elle squle une date plus récente. .. 441 - \. 

‘Eh bien, le croira-t-on? Dans toutes les éditions;a ténieunes.& eatke 
de M. Lachat, les deux rédactions n’en font quiune. Défonisek sex stic- 
cesseurs ont done mélangé-les deux exordes,. parfatement distinects 
dans les manuscrits. Cela fait, la pramiére rédaction.de Bessuet, qui 
avait deux points, a été donnée tout d’un trait comme formeat. le 
premier point du sermon ainsi remanié. Aprés quoi, la seconde ré- 
daction du,grand homme est.devenue le seepnd ef Je teoisitma. point. 
de ce méme sermon. Les éditeurs ne se sqnt: point apercus, que, 
grace. a ce chaos, la seconde et la troisidme partie deleyr.ceuvne.ne. 
sont quela répétition de la premiére. bee Dob tet ein rf 

Les exemples analogues ne. manqueraient PAS. tate ye 

Un autre genre d’altération imputable a Déforis, et, tont.aussi grave, 
ce sont Jes additions dont il charge le texte. de. BOR. otear ad 

En veut-on yn exemple? ee 

Dans le troisiéme sermon pour, la fate da. tous lesSain tine Bosauat ¢ ex- 
pose la doctrine chrétienne du détachement de toutgs, pes Aldi t.que 
nous devons nous dégager tantét d'un désir, tantot d’un autre, tant 
qu’enfin nous demeurions nus et dépouillés, non-seulement de nos 
biens, mais de nous-mémes; puis ils’écrie : « C’est Jésus-Christ, c'est 


BOSSUET. 931 


[Bvangilg! Qui de nous est tous les jours plus & l’étroit? » L’ellipse 
id est fransparente de lumiére. Aprés avoir mis ses auditeurs face 4 
face avec l’austérifé de la vérité évangélique, Bossuet les prend a 
partie, il les interpelle, il les somme de sonder leur conscience, de 
% demander ce quik ont fait pour rapprocher leur vie de cet idéal 
du détachement chrétien : « Qui de nous est tous les jours plus a I'é- 
troit? » —- Ely bien, Béforis n’y a rien compris, et ceux qui sont venus 
aprés lui pas davantage. En effet, toutes les éditions portent ; « C'est 
fsus-Christ, c’est l’'Evangile qui nous le disent. » Qui'nous le disent 
edt une platitude; mais elle est de Déforis et non de Bossuet. Toutes 
les ditions continuent : « Qui de nous refusera de le croire? Tous les 
jours plus 4,1’étroit. » C'est 4 la fois, comme on voit, un contre-sens 
un non-sens. Je sais gré; pour ma part, 4M. Lachat, de nous 
aor rendu la pensée de Bossuet, tout 4 fait méconnaissable dans les 
ditions antérieures. | 

Autre addition non moins étonnante. : 

Je prends, dans Déforis et dans Lebel, le troisiéme sermon pour le 
dimanche de l'Avent. Tout & la fin du premier point, je trouve les li- 
mes quisuivent : « Rentrez donc, pécheurs, en vous-mémes, et re- 
gardez dats vos crimes ce que vous méritez que Dieu fasse de vous 
par sa vengeance. [Rien n’a pu vous toucher; tdus les efforts] de Ja 
boaté de Dieu ont été vains. {Elle prenait plaisir 4 vous faire du 
bien, et vous, vous n’en avez trouvé qu’d l’outrager]. Peut-elle souf- 
frir {unesi noire ingratitude] ? Ecoutez cette bonté méprisée, et voyez 
comme elle vous parle. » 

Cest commun et flasque. 

Déoris dit en note - « Nous avons taché de suppléer, par les pa- 
ros qui sont entre deux crochets, ce que l'auteur ‘avait l'intention 
d'ajouter. » 

Eh bien, c’est la une véritable mystification. A la conclusion du pre- 
mer point de ce sermon, Bossuet s’élait contenté d’écrire en marge : 
‘Uamet dela bonté.de Dieu : Ecoutez cette bonté méprisée, et voyez 
comme elle vous parle. » Voila tout ce qu'il y a de Bossuet dans la 
urade qu’on vient de lire; tout le reste a:été littéralement fabriqué 
par Déforis, et nul, en vérité, ne croira que ce fat la ce que Bossuet 
aet Civtention d‘ajouter. 3 | 

Au reste, quand Bossuet se borne a indiquer sa pensée, stir de lui- 
méme et se fiant a l’inspiration du moment pour la développer, Dé- 
ris he manique jamais de la noyer sous la couche épaisse de son ba- 


digeon.' Voyez plutot : 


262 
BOSSUET. 


L’hérésie a retranché la confir- 
mation contre, etc. 


Tu la justifies..... 


L'extréme-onetion, pour ne pas 
mourir comme entre les mains des 
apétres ; 

Tu la justifies..... 


' Le sacrement de pénitence con- 
tre, etc. 
Tu la justifies..... 


Le sacrement de l’eucharistie : 
Je ne veux croire que ce que je 
vois, etc. 

Tu las justifiée, le croyant et le 
profanant. 


Appuyer sur l'un et sur autre : 
sur le tort des hérésies, et le tort 
plus grand des catholiques, qui mé- 
ptisent..... 

Tout parcouru, pine : Quelle espé- 
rance pour tot? etc. 


Les élus sont des dieux, ils ne 
mourront plus. Ils sont des dieux, 
ils ne pourront plus tromper ni étre 
trompés. 


BOSSUBT. 


DEFORIS. 

Elle a retranché la confirmation 
contre [la pratique expresse des 
apdtres] ; ; 

Tu la justifies (en montrant si peu 
de zéle pour cette foi 4 laquelle tes 
péres ont tout sdcrifié, que tu t’étais 
engagé. de défendre aux dépens 
inéime de ta vie, en recevant ce sa- 
crement]. 

Elle aretranché!’extréme-onction, 
pour ne pas mourir comme entre 
Jes mains des apdétres; 

Tu la justifies [par Popposition de 
toute ta vie aux maximes, & l’esprit, 
aux exemples de ces fondateurs de 
ta religion). 

Elle a retranché Je sacrement de 
pénitence contre {l'institution sainte 
de J. C., usage constant de toute 
lantiquité); 

Tu la justifies [par Vabus conti- 
nuel que tu fais de ce sacrement 
pour perpétuer tes désordres.] 

Elle a retranché le sacrement de 
l’eucharistie. Je ne veux croire, dit- 
elle, que ce que je vois, etc.; 

Tu la justifies, le croyant et le 
profanant [par .tes irrévérences, le 
peu de préparation que tu apportes 
4 la reception de ce sacrement au- 
guste, le peu de fruit que tu en re- 
tires, l'indécence et l‘irréligion avec 
laquelle tu assistes au sacrifice re- 
doutable de nos autels). 

Appuyer sur l'un et sur l'autre : 
sur le tort de I'hérésie et le plus 
grand tort des catholiques, qui mé- 
prisent (ou tournent 4 leur perte tant 
de moyens de salut]. Tout parcouru, 
quelle espérance pour toi? 

Non-seulement ils sont des dieux, 
parce quils ne sont plus sujets a la 
mort; mais ils sont des dieux d'une 
auire mantére, parce quils ne sont 
plus sujets au mensonge et ne peu- 
vent plus tromper ni étre trompés. 


BOSSURT. 265 


L'Introduction de M. Lachat multiplie ces comparaisons; mais il 
nous semble que nos citations suffisent. : 

Si Déforis trouve une. variante de ]’auteur en marge du manuscrit, 
il ne manque. pas de transporter cette variante dans le texte et d’en 
faire ua pléonasme..S’il rencontre une note, il l’introduit violemment 
dans le corps de la phrase sans:s’inquiéter du point de savoir s’il ne 
brse pomt amsi Je tissu du discours et le fil- des idées. sos 

i serait fastidieux de prolonger oes remarques. Ceux qui: ne les 
rouveraient pas concluantes peuvent recourir ala préface de M. La- 
chat, ok: abondent et surabondent les preuves contre -toutes les édi- 
tions connues de Bassuet..Powr moi, je me déclare convaincu et 
jadhére 4 cette conclusion du ,nauvel éditeur : 

«Toutes les éditions altézent. et défigurent Ja. parole de Bossuet 
pardes procédés que désavoue la crilique la moins sévére. Déforis, 
qu est le. pére de toutes, change-souvent les termes et les. taurs em- 
ployés par l’immortel écrivain; i} ajoute aux phrases de Bossuet de 
burds compléments qui ralentissent l’élan du discours et détruisent 
de grandes beautés oratoires; il surcharge ses magnifiques commen- 
laires de traductions terre a terre qui font le plus souvent double 
emploi; il choisit mal les variantes, les accumulant quelquefois les 
unes sur les autres, ef me tenant pas suffisamment compte de celles 
quil ne peut rattacher au corps des périodes; il fait entrer dans les 
rasonnements les plus serrés des notes marginales qui rompent l’en- 
dainement logique des-idées et.créent parfois des sens singuliére- 
ment élranges; il rétablit les passages effacés, sans s'apercevoir qu’ils 
feat double emploi on qu’ils praduisent les contradictions les plus 
choquantes; il attribue 4 Bossuet un sermon de Fénelon; enfin il 
amalzame des textes différents pour faire un seul exorde de deux 
‘tordes, un sermon unique de deux sermons. . 

« Le lecteur connait maintenant le but que s’est proposé la nou- 
rele édition. Rétablir, d'aprés les documents originaux, les expres- 
‘ions, les phrases et.les tournures de l'auteur; réintégrer les ellipses, 
les rélicences, les suspensions oratoires, et, autant que possible, la 
Mactualion des manuscrits;:supprimer, sans grace ni merci, toutes 
les additions de Déforis; écarter avec la méme justice et la méme ri- 
gueur les passages effacés qu'il remet en ceuvre de son autorité pri- 
vee, et les temoignages des Péres qu’il porte de la marge au milieu 
des pages; détacher du corps des discours les remarques isolées et les 
variantes doublées, pour les donner en note; déméler les exordes, les 
points et les sermons amalgamés, pour les publier séparément; aprés 


264 BOSSUET. 


cela, combler les lacunes, rapprocher les dislocations, réunir les mor- 
ceaux dispersés, 


Disjecti membra poet, 


qui peuvent former des ouvrages complets; — en dehors des Ser- 
mons, remplacer les sommaires des éditeurs par les analyses auto- 
graphes du grand écrivain; — puis signaler briévement l’époque et 
les circonstances qui ont vu naitre tant d’euvres immortelles, soit 
pour faciliter l’intelligence des allusions délicates, soit pour mettre 
le lecteur 4 méme de suivre le développement et les progrés d’un in- 
comparable orateur, soit aussi pour prémunir l’inexpérience contre 
certaines expressions, désavouées peut-étre par un gout pur, que Bos- 
suet employait quelquefois dans sa jeunesse, défaut qu’on imite vo- 
lontiers & cet Age et toujours plus facilement que le simple et le na- 
turel : voila la tache qu'on s'est efforcé d’accomplir. Certes, on n‘a pas 
la prétention d’avoir rempli ce programme complétement, d'une 
maniére irréprochable, a l’abri de justes critiques. On a déblayé le 
vestibule et relevé les colonnes du temple; d'autres, plus habiles, 
couronneront I édifice. » 

Est-ce & dire pour cela que M. Lachat nous change Bossuet comme 
on nous a changé Pascal? 

Non, certes. Ainsi que l’a écrit de la nouvelle et si excellente édition 
de madame de Sévigné M. Sainte-Beuve, aucun des traits caractéris- 
tiques de la physionomie du grand orateur chrétien n'est sensible- 
ment modifié par )’impression générale que laisse la nouvelle lecture. 
Mais le résultat des peines infinies que se sera données -M. Lachat 
n’en sera pas moins de nous offrir un Bossuet plus original, plus vrai, 
plus Bossuet que celui des anciennes éditions. N’est-ce donc rien, et 
que ne donnerions-nous point pour discerner avec certitude les in- 
terpolations subies par Homére? 

Non, encore une fois, nous n'aurons pas un autre Bossuet; mais 
celui que nous connaissons, nous le connaitrons mieux, nous le got- 
terons mieux, nous l’admirerons d'une admiration moins conven- 
tionnelle, et, pour tout dire, en plus parfaite connaissance de 
cause. 

C'est ce qu’a senti I’éminent critique dont je pronongais a I'in- 
stant le nom, lorsqu’il a saisi l'occasion de cette édition nov- 
velle des Sermons de Bossuet pour nous dire en quelque: sorte 
son dernier mot sur ce grand homme. Oserai-je réclamer contre son 
arret 

« Ne cessons, a-t-il dit, d’accorder 4 Bossuet tout ce qui lui est dd, 
mais ne lui accordons pas toutes choses. » 


BOSSURT.. 268 


Nen, nem,- asaraisje rdpundre, ‘tie Ini adcordons pas' toutes choses, 
mais prenons bien garde aussi de ne point lui accorder tour ce qui 
lui est di. Ne choisissons point les esprits curiewx et libres pour juges 
suprémes et uniques de cet’ immor tel champion de l’autorité de 
l'Eglise. N’appelons pas les esprits fins a décider seuls, et en dernier 
ressort, ductidrite:de-cet: homme carré par la’ base; comme’ edt dit 
Napoléon,' ducmétite:de vette solidité dé géhie si innée, si intime, si 
caractérsstique,' 81 supérieure, qui faisait cas de Vingénieux (ses Ser- 
mons ent offrent des preuves nombreuses), mais qui le reléguait sur 
le second: plan; °a sa‘véritable place, et qui n’avait aucun faible pour 
le subisl , dont Fenelon is étuit si malheuretrsement épris. Voila le vrai. 
J eeouterai ‘volontiers ; rhiéme'sut Bussuct, les esprits curienx, les cs- 
prils libres, bes esprits' firs; 'tiais‘i¢i je les récuserai comme 1cEs. 

Vous':citez un horhme dinfiniment desprit assurément (ce qui 
Best'pas whe preuve d’ infartibitité, bien s’en faut), qui.n’a cessé, di- 
les-vous, de demfer sur Bossuet des mots « « piquants el justes. » 

Piquants; je le-veux-bien. - «| 

Justed, jefe'nie, yo ) oo 

Quai! Bdasuet rieserait' que le « sublime orateur des idées commu- 
nes! » Je vous demande pardon, l'idée commune est ici l'idée qui con- 
sislerait a: cortkidéver cowmte'de pars lieux communts les exordes des 
deux premiéres Oraisons funébres, par exeniple. C’ est i ici le cas de se 
rappeler de:met ufHoraee (ant esprit fan pouptant) 


"ye ttnabe 
Seon 
bot besrtacous 
en | ec a ae be eof (1 | 
Rien nest msoins commatin; certes, que de sentir et de rendre ainsi des 
ventés aussi ancienhes que homme, mais qui ne vieilliront jamais, 
et je n‘oserais-affiemer que’ Pascal: lut- iménie, pour étre plus abrupt, 
plus paradoxal, et par conséquent plus ‘iniprévu dans ses Pensées, 
fos un: éexividin plus ‘original que Bossuet. Non, je ne oserais,; en 
VeTU a, ied os: ottt 

Une autre ids plus' cbmmiune ericoré, tranchons le mot, ¢ "est de 
wir en Bussuot un évéque politique, et de résumer sa vie en ces ter- 
mes : a Aprés tout, c’est un conseiller d'Etat, » Cejoli mot a le tort de 
rajeunir une bien viele redite, qui, poor ay oir (4 cent fois répétee, 
nen eet.pas plus -vrdie. Bossuet' n’a jamais songé un seul instant a 
hire co.que nous appétons ‘de 1a politique, 4 prononcer des discours 
officiels, a sebordonner son’ langage a‘'des considérations de cabinet. 
Jose dire qu'il en était 4 mille lieues. Son titre de conseiller d’Etat 
thit le plus Ponorifique ‘de tous ‘Ids titres; encore ne lui fut-il conféré 


qu’en 1697, un peu moins de sépt ans avant sa mort. II n’apparait 
Jorn 1862. 18 


* Difficle ¢ est proprie. ‘ommunia dicere., vee 


266 BOSSUET. 


pas qu’il ait eu jamais la moindre part 4 aucun secret d’Etat. Le plus 
droit des hommes et le plus vrai, il était dés 1&4 le moins courtisan. 
Parler « avec le respect d'un sujet, » mais aussi « avec la liberté d'un 
prédicateur', » tel était l’idéal qu’il s’était fait de bonne heure de son 
ministére. Seulement il était de son temps, et cette foi monarchique, 
que reconnait en lui Joseph de Maistre, avait bien une autre intensité 
que le royalisme attiédi des hommes de notre age. C’était une reli- 
gion, la religion de la seconde majesté, comme on pariait alors d’aprés 
un Pére de |’Eglise. Royaliste de naissance, issu par son pére et par 
sa mére de deux familles ardemment fidéles, durant la Ligue comme 
pendant la Fronde, ayant sucé avec le lait Vhorreur des factions et le 
eulte de la monarchie pure, nourri dans cette croyance (car c’était 
une croyance) que le Roi ne peut avoir trop de pouvoir pourvu qu'il 
en use bien, et que ce pourvu que était pour ainsi dire infaillible, 
admirant Louis XIV, comme presque tous ses contemporains l'ont 
admiré, avec la bonne foi la plus entiére et la plus désintéressée, 
Bossuet a été sincére dans la louange comme dans tout le reste; soi- 
gneux dailleurs d’insinuer la lecon sous la forme-de |’éloge et nous 
livrant son secret quand il nous montre les prétres de |’Egypte sup- 
pliant les dieux « de donner au Prince toutes les vertus royales, de 
le rendre religieux envers la Divinilé, doux envers les homies, 
modéré, juste, magnanime, sincére, dloigné du mensonge, libéral, 
maitre de lui-méme. En Egypte, c’était, ajoute Bossuet, la maniére 
d’instruire les rois. On croyait, chez ce peuple, que les reproches ne 
faisaient qu’aigrir les esprits; et que le moyen le plus efficace d’in- 
spirer la vertu aux princes était de leur marquer leur devoir dans des 
louanges conformes aux lois et prononcécs gravement devant les 
dieux*. » 

Qu’importe, aprés cela, que Tréville, un bel esprit, ait dit ou non 
que Bossuet n’avait point d’os? C’était, selon M. Sainte-Beuve, une re- 
présaille; cette épigramme, si ellea été prononcée, n’a donc pas !’au- 
torité d'un jugement qui serait émané d’un contemporain impartial. 
Avoir l’esprit fin, comme Tréville, c'est assurément un grand don, 
mais il ne faut pas en abuser. A ce mot, au reste, j’en opposerai un 
autre. On raconte que Louis XIV, s’étant oublié jusqu’a dire 4 Bossuet : 
a Qu’auriez-vuus fait si je m’étais déclaré pour M. de Cambray? » 
obtint cette réponse : « Sire, j'aurais crié vingt fois plus haut. » Je 
ne donne pas, comme d'Alembert, l’anecdote pour authentique; mais 
enfin elle témoigne de l’opinion qu’avaient les contemporains du zéle 
de Bossuet pour la vérité. Ce qui est certain, c’est que le chancelier 


‘ Panégyrique de sainte Thérése, préché devant Anne d’Autriche en 1658. 
2 Disc. sur Hist. univ., 5° partie, chap. m1. 





BOSSUET. 267 


de Pontchartrain, soutenu par Louis XIV en personne, ayant voulu 
assujettir les évéques a ne rien faire imprimer de leurs actes épisco- 
paux sans sa permission, Bossuet écrivait : « Il est bien extraordinaire 
que, pour exercer nos fonctions, il nous faille prendre l'attache de 
M. le chancelier et achever de mettre I'Eglise sous le joug. Pour 
moi, je ne relacherai rien de ce cété. J'y mettrai la téte. » Et ]'évéque 
finit par avoir raison de la despotique prétention du chancelier. 

Et maintenant que dirai-je du reproche fait & Bossuet de n’avoir 
pas compris Leibniz dans la fameuse correspondance * sur la réunion 
des Protestants 4 I’ Eglise? Je suis bien tenté vraiment de reprocher a 
M. de Rémusat de n'avoir pas compris Bossuet. Concoit-on, en effet, 
Leibniz, quand il propose a un évéque catholique de mettre de coté un 
concile cecuménique, de le tenir pour non avenu, de donner les mains 
ace que les dogmes promulgués a Trente sous la terrible sanction 
de l'anathéme fussent remis en question devant un nouveau concile? 
Qui ne sent qu’il y avait 14 de toutes les impossibilités la plus impos- 
sible, et que, si quelqu'un, 4 cet égard, semble manquer de compré- 
hension, cest Leibniz, quand il faisait de cet abandon des décrets de 
Trente une condition préalable et sine qud non de tout essai de récon- 
ciliation” Mais c'est qu’au fond Leibniz se souciait peu de la réunion 
des Protestants aux Catholiques. Leibniz était diplomate, ce que n’était 
pas Bossuet; il était le conseilier intime de la maison de Hanovre, héri- 
litre éventuelle du tréne d’Angleterre si elle restait protestante. Dans 
ce commerce de lettres avee Bossuct, il ne voyait, je le crains, qu'une 
joute glorieuse entre lui et la plus haute intelligence comme aussi la 
plus haute renommeée de l'Europe catholique; il se sentait fier de pou- 
voir, sans trop d’infériorité, se mesurer, dans un champ clos pure- 
ment théologique, avec le géant de la controverse contemporaine *. 
Bossuet, au contraire, ne voyait que la vérité. Il consentait bien 4 la 
démontrer 4 la raison de Leibniz, commesi le Concile n’eut rien dé- 
cidé; il ne demandait pas que son éminent antagoniste commencat 
par reconnaitre l'autorité des décrets de Trente; il voulait bien qu'il 
nen ful point du tout parlé. Mais cela ne suffisait pas 4 Leibniz; il fal- 
lait 4 ce dernier 1a mise 4 néant explicite et formelle des décisions du 
Concile. Dans toute cette affaire, Bossuet se montra constamment le 
plus conciliant des hommes. Tout son tort, c’est d’avoir eu la can- 


' Publiée pour la premiére fois, dans son intégrité, par M. le comte Foucher de 
Careil, a qui nous devrons enfin une édilion vraiment compléte de Leibniz. 

26 On a voulu voir ce qui est possible entre des gens qui croient avoir raison cha- 
cun, et qui ne se départent point de leurs principes; et c’est ce quil y a de singulter 
et de considérable dans ce projet » (le projet de réunir les Catholiques et les Pro- 
lestants). — Lettre de Leibniz a madame de Brinon, du 29 septembre 1694. 


268 BOSSUET. 


deur de prendre au sérieux ce simulacre de négociation et de n’avoir 
point soupconné les arriére-pensées de son interlocuteur. 

En cela, M. de Rémusat estime que Bossuet a donné quasi raison & 
certains critiques qui lui trouvent « imagination d’'Homére et point 
d’esprit. » Tout dépend de ce qu’on entend par esprit. Il est clair que 
Bossuet n’avait pas celui de certains critiques. Mais madame de Sévi- 
ené (un assez bon juge, si je ne me trompe) ne refusait pas lesprit 
au grand orateur. Le 44 février 1680, elle écrivait a sa fille: « Tout 
ce qui aura l’honneur de suivre madame Ja Dauphine‘ est 4 Sélestat- 
Madame de Maintenon et M. de Condom se sont séparés de la troupe : 
ils sont allés 4 la rencontre de cette princesse tant que terre pourra 
les porter; ce sera peut-étre trois ou quatre journées. Voila une dis- 
tinction bien agréable et bien marquée. Si madame la Dauphine croit 
que tous les hommes et toutes les femmes aient autant d'esprit que 
cet échantillon, elle sera bien trompée. » 
~ Voila un témoignage. Veut-on un exemple? La petite-fille de Sullv, 
la duchesse de Rohan-Chabot, calviniste zélée, mais non moins pas- 
sionnée pour sa naissance, s'efforcait de trouver des ancétres 4 la 
réforme, et provoquait un jour Bossuet sur ce point. « Avouez-le, ma- 
dame, répliqua-t-il, si votre maison n’était pas plus ancienne que vo- 
tre religion, vous en seriez bien fachée. » 

On parle de délicatesse. Qu’y a-t-il de plus délicat que les lettres de 
Bossuet 4 Louis XIV sur madame de Montespan? Mais c'est de la déli- 
catesse noble et non subtile. Lisez plutét : 


« Sire, le jour de la Pentecéte approche, ot Votre Majesté a résolu de 
communier. Quoique je ne doute pas qu’Elle ne songe sérieusement 4 ce 
qu’Elle a promis 4 Dieu, — comme Elle m’a commandé de I’en faire sou- 
venir, voici le temps que je me sens le plus obligé de le faire. 

« Songez, Sire, que vous ne pouvez étre véritablement converti, si vous 
n’dtez de votre coeur non-seulement le péché, mais la cause qui tous y porte. 
La conversion véritable ne se contente pas seulement d’abattre les fruits de 
mort, comme parle I’Ecriture, c’est-a-dire les péchés; elle va jusqu'a la ra- 
Cine, QUI LES FERAIT REPOUSSER INFAILLIBLEMENT St elle n'étatt arrachée.Ce n'est 
pas l’ouvrage d’un jour, je le coufesse; mais, plus cet ouvrage est long et 
difficile, plus il y faut travailler. Votre Majesté ne croirait pas s’étre assurée 
d'une place rebelle, tant que U'auteur des mouvements y demeurerait en 
crédit; ainsi jamais votre coeur ne sera paisiblement a Dieu, tant que cet 
amour violent, qui vous a si longtemps séparé de lui, y régnera. 

« Sire, c’est en cceeur que Dieu demande. Votre Majesté a vu les termes 
avec lesquels il nous commande de le lui donner tout entier : Elle m'a pro- 


4 Marie-Anne-Christine-Victoire de Baviére, mariée le 7 mars 3 Monseigneur, fils 


unique du roi. Bossuet était son premier aumdénier, et madame de Maintenon sa 
dame d'atours. 


BOSSUET. 269 


mis de les lire et de les relire souvent. Je vous envoie encore, Sire, d’autres 
paroles de ce néme Dieu, qui ne sont pas moins pressantes, et que je sup- 
plie Votre Majesté de mettre avec les premiéres. Je les ai données 4 ma- 
dame de Montespan, et elles lui ont fait verser beaucoup de larmes. Et 
cerlainement, Sire, il n’y a pas de plus juste sujet de pleurer, que de sentir 
guon a engagé a la créature un coeur que Dieu veut avoir. Qu’il est malaisé 
de se retirer d’un si malheurenx engagement! Mais cependant, Sire, 1 Le 
FAUT, OU IL N'Y A PAS DE SALOT A ESPERER.... 

«Je ne-demande pas, Sire, que vous éteigniez en un instant une flamme 
si violente (ce serait vous demander |’impossible); mais, Sire, tachez peu a 
peu de la diminuer; CRAIGNEZ DE L ENTRETENIR.... 

« Jespére, Sire, quetant de grands objets qui vont, tous les jours de plus 
en plus, occuper Votre Majesté, serviront beaucoup 4 la guérir. On ne parle 
que de la beauté de vos troupes et de ce qu’elles sont capables d'exécuter 
sous un aussi grand conducteur; et moi, Sire, pendant ce temps, je songe 
secrétement en moi-méme a une guerre bien plus importante, et A une 
victoire plus difficile, que Dieu vous propose.... 

« Mes inquiétudes pour votre salut redoublent de jour en jour, parce que 
je vois, tous les jours de plus en plus, quels sont vos périls. Sire, accor- 
dez-moi une grace : ordonnez au Pére de la Chaise de me mander quelque 
chose de l'état ot vous vous trouvez. Je serai heureux, Sire, si j’apprends 
de lui que l’éloignement et les occupations commencent a faire le bon effet 
que nous avons espéré.... Dieu veuille achever son ouvrage, afin que tant 
delarmes, tant de violences, tant d’efforts que vous avez faits sur vous-méme, 
he soient pas inutiles!... Ii me semble que Mgr le Dauphin a dessein, plus 
que jamais, de profiter de ce que Votre Majesté lui a dit en partant. Dieu, 
Sire, bénira en tout Votre Majesté, si Elle lui est fideéle. » 


A propos de l’inefficacité finale de cette intervention de Bossuet entre 
Louis XIV et madame de Montespan, M. Sainte-Beuve cite, non sans 
quelque complaisance, un passage assez leste des Souvenirs de ma- 
dame de Caylus. Evidemment les rieurs, en pareil cas, ne sont point 
du cété de la vertu; et pourtant, quand la vertu parle le langage 
qu'elle parlait tout 4 l'heure avec Bossuet, tout le monde, ce semble, 
aurait de la peine a la trouver ridicule. 

M. Sainte-Beuve n’accorde pas 4 Bossuet d'étre un historien accom- 
pli, ni méme un historien équitable. 

Qu’est-ce a dire? Certes, le Discours sur [Histoire universelle a ses 
lacunes, nulle cuvre humaine assurément n’est accomplie; mais 
je demande quelle ceuvre lustorique est plus étonnante, plus élo- 
quente, plus achevée, et, 4 tous égards, d'un ordre plus élevé. Quand 
on pense au temps ot celle-ci a été congue, temps ot nous n avions 
pas, en frangais, unseul livre qui résumat I'histoire de l'antiquité ni 
celle du moyen age, temps ot il fallait aller chercher cette double 
histoire dans ses sources, dans Hérodote et les marbres d’ Arundel, 


270 BOSSUET. 


dans Abydéne, dans Thucydide, Platon, Xénophon, Aristote, Plutar- 
que, Polybe, Tite Live, Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, José- 
phe, Tacite, dans les écrivains de l’Histoire auguste, dans EKusébe, 
Socrate, Sozoméne et les actes des Conciles, dans Grégoire de Tours 
et ses successeurs, dans Nicéphore et les autres Byzantins, — on 
demeure épouvanté du travail et de la supériorité de génie que pré- 
suppose la premiére partie seulement de oe Discours. Que sera-ce de 
la troisiéme? 

On parle d’équité historique. Je demande, moi, quel catholique, au 
dix-septiéme siécle, a, aussi équitablement que Bossuet, parlé de Lu- 
ther, de Zwingle, de Calvin, de Mélanchthon, de Cromwell. Quelle 
équité y a-t-il 4 vouloir qu’un contemporain de la révocation de l’édit 
de Nantes s’expliquat sur les Réformateurs comme le ferait de nos 
jours un rédacteur de la Revue des Deux Mondes? 

N’accordons pas 4 Bossuet, poursuit M. Sainte-Beuve, d’étre un 
ami, @ aucun degré, de l’examen et de la critique. 

Ih faut s‘entendre. Si la critique est le scepticisme indéfini, Bossuet, 
& aucun degré, n’en est l’ami, c’est vrai. Bossuet, encore une fois, 
était de son temps; il n’avait pas découvert que « Ja vérité est dans 
la nuance. » Mais enfin le temps de Bossuet était celui de Pétau, de 
Pagi, des Valois, de Mabillon, autant d’hommes qui ont laissé peut- 
étre quelque renom. Est-ca que Bossuet n’a pas été le disciple ou 
l'ami de ces géants de la critique francaise? Est-ce qu’il admettait les 
yeux fermés tout ce qu’on lui présentait? Est-ce qu ‘il n’a pas pris, 
par exemple, une part active et personnelle a la censure des réyéla- 
tions de Marie d’Agreda par la Sorbonne? 

Vous dites qu’il entrait en impatience dés qu'on remuait autour de 
lui. Prenez garde d’exagérer ici; telle n'a ppint été, vous Ie savez, 
l'attitude de Bosguet en présence de la grande faction religieuse de 
son temps, en présence du Jansénisme et des Jansénistes. ll a su 
rester, dans cette guerre civile, irés-orthodoxe, et en méme trés-pa- 
tient, trés-modéré. 

Vous affirmez qu'il avait « besoin (ce sont ses termes) de ne tolérer 
aucune recherche de vérité nouvelle. » Vous oubliez qu'il avait accepté 
Descartes, bien qu’il prévit l’abus qu'on ferait de ses Principes, & son 
avis, mal entendus. : : 

a Mais il a écrasé Richard Simon. » “4 


C'est vrai : la question est de savoir s'il a eu tort. Pour ma part, je 
ne le crois pas. Il ne s’était point mépris (on le voit aujourd’ hui) sur 
la portée de ce mouvement d’esprit qui, sous prétexte de critique, 
allait droit & jeter aux vents I’Ecriture sainte aprés l’avoir réduite en 
poussiére, et il sut refouler pour plus d’un siécle, dans notre pays, 


BOSSUET. 274 


invasion du sceptlicisme sous sa forme théologique. N’est-ce pas 
quelque chose? 

Sans doute il n'a empéché ni les Lettres persanes, ni le Dictionnaire 
philosophique. En quoi cela le diminue-t-il? Cette invasion d’ennemis 
armés & la légére était-elle donc de nature 4 étre prévenue ou com- 
battue par des évéques? 


Non tali auxilio, non defensoribus istis. 


A de tels assaillants il fallait des adversaires laiques : seulement Jo- 
seph de Maistre a paru trop tard. 
Mais Bossuet ne savait pas l’hébreu, il’ en admirait les contre- 


sens. 

Je sais que M. Renan l’a dit. Mais M. Renan est-il une autorité? Ce 
n’est pas seulement M. Quatremére, ce sont M. Curefon, M. Munk, 
M. Benloew, qui disent non. Détiez-vous beaucoup des.affirmations phi- 
lologiques de M. Renan. 

Bossuet, j’en conviens d’ailleurs, n’a point suffisamment pressenti 
la Régence et le dix-huitiéme siécle. Dieu me garde de le nier! Mais, 
en revanche, peu s’en faut qu'il n’ait prédit le dix-neuviéme, quand il 
adit : « Je prévois que les esprils forts pourront étre discrédités, non 
par aucune horreur de leurs sentiments, mais parce qu'on tiendra 
tout dans l'indifférence, excepté les plaisirs et les affaires’. » 

Cela dit, n’exagérons rien, mais ne rapetissons point ce qui est 
grand. | 

Bossuet a trop accordé au pouvoir royal, mais ce n’était point par 
hassesse de coeur’; c’était par tradition de famille, par horreur de l’es- 


! Edition de Versailles, XI, 284. 

* Témoin sa lettre 4 Louis XIV, durant la campagne de 41675 : 

« Lahaute profession que V. M. a faite de vouloir changer dans sa vie ce qui dé- 
plaisait 4 Dieu persuade 4 vos peuples que V. M. se rendra de plus en plus attentive 
alobligation trés-étroite qu'il vous impose de veiller 4 leur misére. Je n’ignore pas, 
Sire, combien il est difficile de leur donner ce soulagement au milieu d'une grande 
guerre... Mais la guerre, qui oblige V. M. 4 de grandes dépenses, l’oblige en méme 
temps a ne pas laisser accabler le peuple, par qui seule Elle les peut soutenir..... Il 
nest pas possible que de si grands maux soient sans reméde; autrement, tout serait 
perdu sans ressource..... Ce n'est pas 4 moi & discourir sur ces choses. Mais ce que je 
sais trés-certainement, c’est que, si V. M..témoigne persévéramment qu’Elle veut la 
chose, si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le deétail, Elle persiste invincible- 
ment a vouloir qu'on cherche; si enfin Elle fait sentir, comme Elle le sait trés-bien 
faire, qu’Elle ne veut pas étre trompée sur ce sujet et qu’Elle ne se contentera que de 
choses solides ef effectives, ceux a qui Elle confie l'exécution se plieront 4 ses volon- 
tes... Ilest arrivé souvent qu’on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs naturel- 
lement, et qu'il n'est pas possible de les contenter, quoi qu'on fasse. Sans remonter 


272 BOSSUET. 


prit de faction, par pur amour de ]’ordre et du bien de ]'Etat vu sous 
une seule face. Son génie était grand; mais tout génie d‘homme a ses 
limites, Dieu seul voit tout et sous toutes les faces. 

Bossuet, je l'ai dit, admirait trop Louis XIV, 11 ne le jugeait point 
assez : en cela il cédait 4 l'illusion de tous ses contemporains. Fénelon 
y aéchappé; mais Fénelon appartient a une autre génération. Fénelon 
n’avait pas vu la Fronde; iln’en avait pas ressenti le contre-coup pro- 
fond, comme Bossuet, comme Pascal, comme Matthieu Molé. Fénelon 
n’avait pas vu de ses yeux l’émerveillement de la France quand elle se 
sentit, pour la premiére fois depuis Henri IV, gouvernée par son roi, 
par le roi en personne, par le roi le plus roi qui fut jamais, par un 
monarque jeune, beau, majestueux entre tous, brave, admirablement 
sensé, singuliérement actif et appliqué aux affaires, entreprenant, et 
heureux longtemps dans toutes ses entreprises, tout a la fois guer- 
rier, législateur, administrateur, suffisant 4 tout, créant l’ordre 
partout, dans la guerre, dans la marine, dans la justice, dans les 
finances, ayant Turenne et Condé pour généraux, de Lionne, Colbert 
et Louvois (mais Louvois jeune encore) pour ministres, présidant en 
quelque sorte 4 tous Jes chefs-d’ceuvre qui faisaient éclosion de toutes 
parts : eminentia cujusque operis arctissimis temporum claustris cir- 
cumdata. Fénelon, né en 1654, n’avait connu Louis XIV qu’a une épo- 
que moins heureuse, a l’époque ot mourait Colbert, presque dans la 
disgrace, ot Louvois désormais sans rival perdait toute mesure, ou la 
guerre devenait barbare sous le maréchal de Luxembourg, ou les 
fatals entrainements du despotisme éclataient partout : dans la pas- 
sion du Roi pour jes bétiments, dans son faible croissant pour les 
princes légitimés, dans l’excés des impdts, dans l'affaire de la ré- 
gale et dans la révocation de l’édit de Nantes. Fénelon, d’ailleurs, 
était un seigneur dans la meilleure acception du terme; il possédait 
au plus haut point, comme Saint-Simon, le sentiment aristocratique; 
il avait peine 4 pardonner au Roi l’élévation progressive de Ja bour- 
geoisie et l’abaissement de la noblesse. Cela ne le disposait point a 
l’indulgence. 

Bossuet, au contraire, demeurait sous le charme des premieres an- 
nées du grand régne. Sans doute son caractére était moins grand que 
son génie, et il ne fut point devant Louis XIV ce qu’avait été saint Am- 
broise devant Théodose’; mais il n’en sut pas moins étre et demeura 
jusqu’a la fin un véritable évéque, ne faisant ni /a guerre ni la cour, 


bien loin l'histoire des siécles passés, la nétre a vu Henri IV, votre aieul, qui avail 
trouvé le moyen de rendre Jes peuples heureux, et de leur faire sentir et avouer leur 
bonheur. » 

‘ Théodose n’était qu'un général couronné; il n’avait pas le prestige de des- 
cendre de six siécles de rois, comme Louis XIV. 


BOSSUET. 273 


non pas méme en 1682, ou il fit avorter aux trois quarts la pression 
eercée sur l’Assemblée par Colbert et par les prélats courtisans, 
comme Harlay et Cosnac. 

Que si l'on compare Bossuet aux plus grands du grand siécle, on 
reconnaitra sans peine qu'il n’a eu, certes, ni ]’espril d’enquéte et le 
génie d' invention de Descartes, ni Ja profondeur de Pascal, ni Vin- 
telligence si vaste et si véritablement universelle de Leibniz. Mais 
aussi la sdreté incomparable de son génie a su échapper aux visions 
du systéme des tourbillons, aux agitations fébriles, aux argumenta- 
tons parfois paradoxales, aux conclusions si souvent excessives de 
lauteur des Pensées, aux monades, 4 l’harmonie préétablie, a l’op- 
tmisme, et surtout a la glace religieuse du philosophe de Hanovre. 


_ On nous dit que « ce n'est pas 1a de la force autant qu’on se l’imagi- 


ginerait et que cela suppose bien des limites. » J’ose croire que cela 
suppose surtout une bien rare supériorité de jugement et un plus rare 
equilibre dans les plus hautes et les plus admirables facultés. Bossuet 
avait, comme Pascal, la flamme de la parole qui manquait a Des- 
artes et surtout & Leibniz; mais il avait de plus que Pascal cette 
lorce qui ne sent pas le besoin de rien outrer, de rien exagérer, 
parce qu'elle est sire d’elle-méme. Bossuet, c'est la flamme dans la 
plénitude, mais aussi dans la pleine possession de ses rayons; et voila 
pourquoi, s'il n’a pas tout 4 fait mérité l’éloge que faisait de lui 
M. Cousin quand il lui décernait le nom de docteur infaillible, il est 
peut-tre, en effet, de tous les hommes de génie le mieux trempé, 
celui qui s’est le moins trompé. N’est-ce donc rien, en effet, que 
davoir eu raison tour a tour et tout 4 la fois contre Arnauld, contre 
Fénelon, contre Malebranche? Bossuet, donc, ce n’est pas seulement, 
comme parait l’insinuer M. Sainte-Beuve, une parole magnifique, os 
magna sonaturum; c'est, par-dessus tout, l’élévation de la pensée, la 
majesté du langage et |’émotion de l’4me dans leur plus grande, 
leur plus royale, leur plus triomphante puissance. Voila ce qui a fait 
delui le plus éloquent des hommes, et non pas seulement le plus 
eloquent des Frangais, comme I'a dit, je crois, Voltaire. Voila ce qui 
mériterait qu'on gravat sur sa tombe ce que I’ Angleterre, 4 bon droit, , 
amis sur la tombe de Newton : Congratulentur sibi mortales tale tan- 
lumque extitisse humani generis decus! 
Foisser. 


HELENE ET SUZANNE 


SCENES DE LA VI DB PROVINCE ET DE LA VIE DE PARIS 


SECONDE PARTIE ! 


XIV 


Un ‘soir, 4 peu prés a l’heure ow Roger avait coutume de venir, le 
domestique d’Héléne annonga M. d’Entremonts; elle n’eut pas le 
temps de s’écrier qu’elle ne voulait pas le recevoir: il marchait sur 
les talons du domestique. A son aspect, elle fit un mouvement dont 
il ne pouvait méconnaftre la signification; mais il n’était pas homme 
a se laisser déconcerter par une marque de mécontentement. 

— J'ai, dit-il d’un air dégagé, un peu forcé la consigne : vous me 
pardonnerez, si vous voulez bien penser que, dés que j’ai appris votre 
accident, je. suis venu demander de vos nouvelles, que je suis 
revenu ensuite trés-souvent, et toujours porte close. Je savais cepen- 
dant qu’elle n’était point close pour tout le monde; que vous rece- 
viez des visites, dans la matinée et le soir. Je n’ai pu résister au 
désir d’arriver aussi jusqu’a vous, et, comme votre vigilant scrvi- 
teur voulait encore m’arréter sur le seuil de l’antichambre, j’ai dé- 
claré bravement que j’avais une pressante communication & vous 
faire de la part de M. de Richoux. 

— Et vous avez menti? dit Héléne. 


! Voir le Correspondant de février, mars, avril et mai. 


HELENE ET SUZANNE. 215 


— Qui. Moi qui ne mens jamais, voyez 4 quoi me réduit le besoin 
de vous voir! 

Aces mots, il prit un faufeuil et s’assit, de l’air d'un homme 
qui parait résolu 4 se mettre a son aise. 

Héléne regarda la pendule, songea qu’en ce moment-la elle voyait 

ordinairement Roger, et soupira. 

_ —ui, ajouta M. d’Entremonts d'un ton sentimental, j’ai besoin 
de vous voir, quoique vous soyez en toute occasion si sévére pour 
moi; jal besom d’entendre le son de votre voix, de respirer ]’air que 
Tous respirez. 

— Dispensez-vous, monsieur, dit froidement Héléne, de m’adres- 
er des fleurs de rhétorique ou des phrases de romans, pour lesquelles 
n'ai pas le moindre gout. 

— Fleurs de rhétorique! phrases de romans! Eh quoi! est-il 
possible que vous traitiez ainsi le langage le plus vrai, Pexpression 
laplus modeste de la pensée la plus vive! Ah! Dieu! il ya dans le 
monde un homme qui a eu la joie de hier sa destinée a la vétre, qui 
peat passer librement chaque jour de sa vie prés de vous, et cet 
homme, qui devrait mettre en vous tout son orgueil et toutes ses es- 
perances, vousilaisse ici, seule, souffrante, pour courir aprés une élec- 
won! Quand cette idée me vient 4 l’esprit... 

— Est-ce 1a, répliqua Héléne avec un accent i ironique, la pressante 
communication que vous aviez 4 me faire au nom de M. de Richoux? 

— Vous riez, mais moi, je suis saisi d'un profond sentiment de 
douleur quand je vois comment les meilleures choses sont désorga- 
asées, comment un sort diabolique se joue des plus dignes aspira- 
tions, réunit par un lien fatal des existences qui ne peuvent s accor- 
der, el separe des cceurs qui étaient créés l'un pour l’autre. Ah! si 
Javais eu le bonheur de vous rencontrer plus tét, de vous connaitre 
aant votre mariage, vous si gracieuse, si belle, si adorable... 

Ala place d'Héléne, plus d’une femme du monde aurait écouté, 
sans sourciller, les phrases un peu banales de M. d’Entremonts, joué 
avec ses prétentions, agacé sa vanité par une fine raillerie. Elle se 
vrait peut-étre amusée a le voir alors ouvrir son arsenal de galante- 
nes, irer ses fusées, dévoiler son plan de campagne, puis, tout 4 
coup, elle aurait; par un regard, par un geste, par un mot, dispersé 
ss batteries et mis. en déroute toute sa légion de beaux sentiments. 
ais Héléne n'avait point cétte.prestesse d’esprit et cette sureté de 
laclique des femmes du monde. En outre, depuis longtemps M. d’En- 
lremonts l’obsédait et l’irritait. Si elle edt cédé au sentiment de ré- 
pulsion qu’il lui inspirait, elle lui aurait enjoint de se retirer immé- 
dialement; cependant elle fit un effort sur elle-méme, et lui dit 
avec dignité : 


276 HELENE ET SUZANNE. 


— Si vous saviez, monsieur, combien vos compliments me sont dés- 
agréables, vous vous épargneriez la peine de les préparer. 

Elle lui adressa ces mots d'un ton si net et en le regardant avec 
une telle expression de dédain, que, malgré son assurance, il se 
sentit troublé. Machinalement il se leva, comme s'il comprenait enfin 
que ses tentatives de séduction élaient inutiles et fit un mouvement 
comme pour sortir. Puis soudain, se ravisant : 

— Eh bien, non! s’écria-t-il d'une voix emportée; puisque je suis 
ici, pulsque par ma persistance 4 vous chercher, par une heureuse 
occasion, je trouve enfin un moment pour m’expliquer, non! je ne 
m’en irai pas sans vous dire ce que, depuis un an, j’essaye vainement 
de vous faire comprendre, ce qu'il faut que je vous dise, dussé-je vous 
révolter par ce formel aveu, dussé-je, en punition de ma hardiesse, 
étre 4 jamais banni de votre présence : je vous aime!... 

— Et moi, dit Héléne, je vous méprise, et vous ordonne de sortir! 

A ces mots, elle porta la main a son cordon de sonnette. 

Au méme instant, la porte s’ouvrit, et Roger entra. 

— Ah! Roger, s’écria-t-elle avec un élan de joie, soyez Je bienvenu! 

Roger l’observa, étonné de l’émotion qu'il remarquait en elle, puis 
examina d'un ceil scrutateur M. d'Entremonts. Déja hypocrite avait 
repris son masque. | 

~—Adieu, madame, dit-il d’un ton calme; je vous laisse avec un an- 
cien ami, et, quand j’écrirai 4 Richoux, je lui dirai que j’ai eu le plai- 
sir de vous trouver en voie parfaite de guérison. 

Mais, en sortant, il lanca sur le jeune médecin, qui lui tournait le 
dos, un regard de viptre. Dans une précédente rencontre, ul l‘avait 
déja pris en haine; maintenant il l’abhorrait, et en méme temps il 
éprouvait un sentiment de rage contre I’innocente femme 4 laquelle 
il venait de faire sa malheureuse déclaration. 

—Comme vous avez la figure rouge! dit Roger en regardant Héléne 
avec inquiétude. D'ot cela vient-il ? Souffrez-vous? Que vous est-l ar- 
rivé? 

— Rien, répondit-elle d’un ton embarrassé; car elle ne savait pas 
mentir et n’avait pu encore maitriser sa pénible agitation. 

— Est-ce que M. d’Entremonts vous aurait fait de la peine? 

— M. d’Entremonts?... non... Je ne m’attendais pas, il est vrai, 4 
sa visite, et j'aurais bien voulu ne pas le recevoir. Mais le voila part; 
j espére que je ne le reverrai pas de longtemps. Et vous, ajouta-t-elle 
en reprenant peu & peu |’expression habituelle de sa douce physio 
nomie, pourquoi étes-vous venu si tard? Faut-il vous gronder? 

— J'ai été retenu par un travail que je devais absolument finir 
avant de me rendre prés de vous, et, dés qu'il a été terminé, je me 
suis mis bien vite en route. 


HELENE ET SUZANNE. __ 277 


—Pauvre garcon! j'ai peur que vous ne fravailliez trop, et quel- 
quefois aussi je pense que peut-ctre j'abuse de votre affection, que 
ces heures du soir passées prés de moi, vous pourriez les employer a 
continuer une étude importante pour vous, ou a rendre plus facile 
rolre labeur du lendemain. 

— Ces heures du soir, répondit Roger, c’est mon espoir dés le ma- 
tin, cest mon heureuse perspective tout le jour, et il me semble que 
est ma récompense 2 la fin de ma tache réguliére. 

Pendant que l'honnéte jeune homme parlait ainsi, Héléne le regar- 
dit avec une touchante expression de sympathie. Il ‘craignit d'avoir 


eiprimé un trop vif sentiment de coeur, et aussitét, prenant un. 


livre : 

—Youlez-vous, dit-il, que je vous lise quelques pages de Bernardin 
de Saint-Pierre ? 

— Trés-volontiers, répondit-elle. Attendez seulement que je répare 
quelques faux points que la désagréable visite de M. d'Entremonts 
ma fait faire dans ma tapisserie. Bien! m’y voila. 

Roger lut un des chapitres dans lesquels le charmant auteur des 
Etudes de la nature dépeint avec tant d’art et tant de grace la vie, 
éclat, les harmonies des plantes. Mais Héléne, qui ordinairement 
Sintéressait si vivement 4 ces lectures, n’écoutait plus celle-ci avec 
wealtention aussi soutenue. Elle était malgré elle préoccupée de la 
scene qu'elle venait de subir, et, de cette scéne imprévue, il lui res- 
lait un souci indéfinissable et une sorte de sombre pressentiment. 

Roger remarquait le trouble de son amie, et, par un excés de déli- 
alesse, n'osait de nouveau en demander la cause, et sentail tomber 
sur sa pensée le nuage qui assombrissait celle d'Héléne. 

Quand la soirée fut finie, elle et lui se dirent comme de coutume : 
«\demain! » mais ils ne pronongaient pas ces deux mots avec la 
méme quiétude que dans les soirées précédentes. 


XV 


Quelques jours aprés, les élections furent faites. M. de Richoux y 
eut deux voix : celle de son beau-pére et celle d’un paysan géné dans 
ses affaires, & qui il avait promis de préter quelque argent. Il partit 
dés qu'il cut appris le résultat du scrutin; il passa 4 Morteau sans 
mime aller dire adieu 4 la famille de Suzanne, qui pourtant s’était 
montrée fort dévouée & sa candidature, et laissa, sans paraitre sen 





218 HELENE ET SUZANNE. 


soucier, M. Dombief trés-attristé de sa déconvenue dans un de ses 
réves favoris, et plus désireux que jamais de revoir sa fille. Il revint 
4 Paris humilié, honteux, furieux. Si grande avait été sa présomption, 
si complet son espoir, qu’il ne pouvait comprendre sa défaite et 
l’attribuait 4 des manceuvres imaginaires et & toutes sortes de trahi- 
sons. 

Quand il fut rentré dans sa demeure, 4 peine avait-il adressé 4 
Héléne quelques froides questions sur les suites de son accident, sur 
ce qu'elle avait fait pendant son absence, qu'il s’abandonna sans ré- 
serve 4 son ressentiment et éclata en invectives démesurées contre la 
Franche-Comté, et surtout contre les habitants des montagnes. Héléne 
l’entendait avec douleur parler ainsi des gens de son pays, et, le 
voyant si irrité, n’osait essayer de corriger son injustice. Elle est 4 
plaindre, la femme dont I’existence est liée & celle d'un ambilieux 
vulgaire! Il y a des hommes d’une nature rare, d'une trempe vigou- 
reuse, qui congoivent de grandes pensées et ne doivent avoir que de 
hautes ambitions. Le génie qui les anime leur donne une force extra- 
ordinaire ; ils entrent dans la lutte de la vie avec une noble altitude 
et combattent avec une male fermeté. Les petites fléches de l’envie et 
de la méchanceté glissent, sans les blesser, sur leur bouclier, et les 
petites vanités ne pénétrent point dans la profondeur de leur cceur. 
Une victoire ne leur insuffle point un fol orgueil; un échec ne brise 
point leur courage. Vainqueurs, ils ont dans leur triomphe une ma- 
jestueuse sérénité; vaincus, ils imposent le respect par leur calme 
dignité. L’aigle planait dans les sphéres éthérées : l’aigle tombe grit- 
vement blessé; mais c’est l’aigle, et, dans son ceil éleint, on recon- 
nait encore la puissance du regard qui fixait le soleil. 

fl en est d’autres qui prennent pour de Ia force une folle outrecui- 
dance; qui, ne sachant pas se contentler d'une modeste situation, 
proportionnée 4 leur petit mérite, accusent le ciel, la fortune, le 
monde, de ne pas les élever au rang qu’ils convoitent. Leur faiblesse 
les rend 4 la fois défiants et irascibles; leur amour-propre est pour 
eux une cause continuelle de susceptibilité maladive : un succes les 
enivre; un désappointement les terrasse. Leur vie se passe dans une 
sorte de crise perpétuelle et dans de brusques alternatives d'espéran- 
ces exagérées et de déceptions morbides, d'exaltations bruyantes, 
d’emportements désordonnés et de prostrations. Sans cesse ils se tour- 
mentent eux-mémes, et fatiguent tout ce qui les entoure. On ne peut 
Jes approcher sans subir le contre-coup de leur agitation. 

Tel était M. de Richoux. 

Aprés avoir assez maugréé prés d’Héléne, il sortit pour aller ail- 
leurs exhaler sa colére, et rencontra d’Entremonts. 

— Eh bien, mon pauvre ami, lui dit ’hypocrite avocat d'un air de 


HELENE ET SUZANNE. 279 


trislesse, vous avez donc échoué? J'ai été fart chagriné d’apprendre 
cettenouvelle. Cependant, a vous parler franchement, lorsque je vous 
ai vu vous aventurer dans cette candidature franc-comtoise, je pres- 
seatais ce qui est arrivé. Vous m’avez emmené un jour, mon cher, 
dans les montagnes qui sont, dit-on, la plus belle partie de cette sau- 
rage Scythie, et, je m’en souviens, je n’y ai rencontré gue des rustres 
incapables d’apprécier les qualités d'un homme comme vous. 

— De vrais rustres, vous avez raison, répliqua M. de Richoux avec 
amertume. 

— Trés-grossiers. 

— Et prétentieux. 

— Et menteurs, peut-étre? 

— Qui, menteurs. 

— (est ainsi que je les ai jugés au premier coup d’ceil, dit d'En- 
tremonts d’un ton doctoral. J'ai méme eu, ce sujet, une altercation 
avec M. de Miéges, qui était charmé de la bonne grace de ces paysons 
el tout émerveillé de leurs vertus. Mais notre ami de Miéges se trompe 
asément; le sens pratique Iui manque. Vous, mon cher Richoux, vous 
lavez 8 un haut degré, ce sens précieux; plusieurs fois vous en avez 
donné des preuves étonnantes, et j'ai été trés-surpris qu'il vous fit 
defaut en cette derniére occasion. 

— Cest bon, s’écria M. de Richoux avec impatience; vous m’avez 
a dit que j’avais eu tort d’établir ma candidature en Franche- 

mté. , 
~— Ce n’est pas cela seulement, répliqua d’Entremonts, qui, en face 
deson ami vaincu, de plus en plus se posait en précepteur; de vieux 
amarades comme nous doivent parler franchement; et, d'ailleurs, 
les circonstances sont graves. De formidables événements peuvent 
tdater prochainement; il importe de s’y préparer. Je vous dirai done 
que votre principale erreur n'est pas de vous étre fié aux beaux sem- 
blants de vos Franc-Comtois, mais d’avoir voulu placer votre candida- 
lare sous le patronage du parti monarchique et religieux. 

— Je le sais, je le sais, murmura Richoux d’une voix contrite; 
mals, quand j’ai reconnu ma faute, il était trop tard pour la réparer. 

— Trop tard pour cette fois, reprit d'Entremonts avec un accent 
Yautorité magistrale; mais tout n’est pas fini. Voyez-vous, mon cher, 
la monarchie est bien malade; les élections qui viennent de se faire 
lui portent un coup mortel; l’opinion libérale triomphe de toutes 
parts. La vieille dynastie de saint Louis est ébranlée. Que ses ardents 
dévots, ses aristocrates, ses émigrés, s'obstinent encore A la soutenir, 
moi, je n’ai nulle envie de lui consacrer un inutile déyouement, et 
he me fais nul scrupule de la quitter. 

— Ni moi, dit Richoux. 





280 HELENE ET SUZANNE. 


— Je ne lui dois rien. 

— Ni moi. 

— Elle aurait bien pu me donner une place dans la magistrature, 
ct ses ministres n’y ont pas seulement un instant songé. 

— Elle aurait pu aussi m’accorder un emploi dans les finances, et 
je l'al vainement espéré. 

— Elle n’a jamais compris la nécessité de s’attacher des hommes 
d'action et d’intelligence comme nous. Elle est restée aveuglément 
enchainée 4 ses idées rétrogrades. 

— Elle n’a point écouté les conseils des esprits éclairés. 

— I} est donc bien certain qu'il faut qu'elle céde a l’opinion libé- 
rale qui vient de se manifester par les élections, et elle ne cédera pas; 
ou qu'elle succombe, et elle succombera. 

— Crest exactement ma pensée. 

— Vous reconnaissez donc, mon cher Richoux, que ce que nous 
avons de mieux a faire en une telle situation, c'est de nous ranger du 
cété du parti libéral? 

— Certainement! Au fond du ceeur, j'ai toujours été libéral. 

— Et moi de méme; et je vais, de ce pas, voir un de mes anciens 
amis que j'avais un peu négligé, mais pour lequel j'ai conservé une 
estime particuliére. I] travaille 4 un journal de l’opposition, ct doit 
étre instruit de beaucoup de choses que je désire savoir. Je vous feral 
part des renseignements qu'il m’aura donnés. 

— Merci. Vous étes un bon ami! 

— En avez-vous jamais douté? Mais j’oubliais de vous demander 
des nouvelles de madame de Richoux. Comment va-t-elle ? 

— Assez bien. 

— Jen suis charmé. Heureusement, pendant votre absence, elle 
nec s'est pas trop ennuyée : j’ai été la voir, un jour; elle attendait 
M. Roger, et passait ses soirées en téte-a-téte avec lui. 

A ces mots, d’Entremonts salua en souriant son digne ami, et s¢- 
loigna. 

Héléne, en écrivant 4 M. de Richoux, lui disait que Roger venait, 
chaque soir, causer avec elle et lui faire quelque lecture. Pas une 
minute 1] n’avait songé 4 lui adresser a ce sujet la moindre observa- 
tion. Les perfides paroles que d’Entrernonts venait de prononcer, 
avec un air de bonhomie, lui donnérent tout 4 coup une étrange 
commotion, et, dans ]’état d’irritabilité et de surexcitation ot il se 
trouvait, soulevérent en lui un nouvel orage. Que sa femme fut d'une 
innocence parfaile, il n’en doutait nullement; mais qu'il put étre ex- 
pos¢, par les assiduités d'un jeune homme prés d’elle, 4 une remar- 
que équivoque, 4 un ridicule, 4 cetle idée son orgueil se révollait, 
et il sentait le feu de la colére s’allumer dans ses veines. Il oublia les 


HELENE ET SUZANNE. 984 


risites qu'il s’était proposé de faire en sortant; il erra d’un pas rapide 
dans les rues, en proie 4 une sorte de transport fiévreux qui achevait 
dégarer sa raison. I} allait sans savoir ol, comme un animal blessé 
quiemporte de cété et d’autre le dard qui lui est entré dans le flanc 
et ne peut s’en délivrer. « Eh quoi! se disait-il, tandis que j’étais la- 
basle jouet d’une réunion de manants, ici j’étais le jouet d’un misé- 
rable étudiant; ici on se moquait de moi! Ce méchant d’Entremonts, 
jele connais: il s’est réjoui de mon échec électoral, et il était ravi 
davoir & me jeter, avec sa mine blafarde, une autre goutte de venin 
dans le coeur. Mais, s'il s’est amusé de moi, il n’aura pas ce plaisir 
longtemps, et, quelque jour, je le retrouverai.» 

Soudain, se frappant le front comme un homme qui y sent jaillir 
une subite pensée, M. de Richoux se dirigea vers sa demeure, monta 
précipitamment dans son cabinet, et écrivit & Roger : 


« Monsieur, 


« Des raisons particuliéres dont je n’ai pas besoin de vous donner 
explication me déterminent 4 vous prier de vouloir bien désormais 
vous abstenir de toute visite dans ma maison. 

a J'ai l’honneur de vous saluer. 
« VY. pe Ricuoux. » 


— Bien! se dit-il en relisant ces trois lignes griffonnées 4 la hate; 
ce Franc-Comtois aura du moins son affront : les autres m’ont assez 
humilié! . 

ll sonna, remit sa lettre 4 un domestique et lui ordonna de la por- 
ter immédiatement rue des Grés. 

Tout le jour il resta occupé de la fatale réflexion que les sardoni- 
ques paroles de d’Entremonts lui avaient infligée. Certes, 11 n’était 
pas de ceux qui prétendent faire de la vie conjugale un poéme idyl- 
lique et du toit domestique un nid de colombes; et il n’était pas non 
plus de ceux qui concoivent le mariage a un plus juste point de vue, 
qui veulent y trouver une association d honnétes et tendres sentiments, 
une communauté de fidéles pensées, un lien du coeur consacré par 
un lien religieux. En réalité, il ne s’inquiétait point de posséder 
amour d’Héléne, et il devait s'avouer qu’il n’avait point pris 4 tache 
de le conquérir. Le désir d’accroitre sa fortune était son principal 
souci; son ambition et sa vanilé mondaine étaient ses premiers mo- 
biles. Coup sur coup une de ses plus vives ambitions était dégue, 
et sa vanité blessée. De 1a ses emportements contre la province dont 
il avait sollicité les suffrages, et sa rude résolution envers Roger, 
l'innocent enfant de cette province. 


Aprés diner, il entra dans la chambre d’Héléne et lui dit : 
Jum 1862. 419 


282 HELENE ET SUZANNE. 


— M. Roger venait souvent vous voir tandis que j’états en voyage? 

— Tous les jours. Aprés avoir assisté 4 différents cours et visité 
plusieurs hépitaux, le brave garcon abandonnait les études qu’il au- 
rait, j’en suis sire, aimé & continuer dans sa chambre, pour venir 
de son lointain quartier passer la soirée ici. Il a été vraiment bien 
bon pour moi. 

— Il ne reviendra plus, dit froidement M. de Richoux. 

— Comment! aurait-il été obligé de quitter Paris? lui serait-il 
arrivé quelque accident ? 

— Non; mais ses assiduités prés de vous ont donné lieu 4 des re- 
marques que je ne dois pas souffrir. ' 

— Des remarques! que voulez-vous dire? Peut-il y avoir quelque 
chose de répréhensible dans Jes visites d'un honnéte garcon que je 
connais dés mon enfance; avec qui j'ai grandi, et qui ne m’a jamais 
témoigné que la plus pure affection? Serait-il possible qu’il existat 
des gens capables de soupconner en lui ou en moi une pensée blama- 
ble? Ah! ce serait odieux! ) | 

— Je vous crois parfaitement innocente; et, bien que je connaisse 
trop peu M. Roger pour pouvoir répondre de sa vertu, je ne lui at- 
tribue pas non plus une mauvaise intention. Mais le monde n’est 
pas si équilable, et, quand on vit dans le monde, on est obligé de 
respecter ses opinions, voire méme ses erreurs. Bref, j'ai écrit 4 
M. Roger que je lui interdisais désormais |’entrée de ma maison. 

— Oh! monsieur! s’écria Héléne avec un accent d’anxiété et de 
douleur, vous n’avez pas pu commettre une telle injustice! 

— Injustice, si le mot vous plait, elle est faite, et, a ’heure qu'il 
est, ma lettre doit étre entre les mains de M. Roger. 

— Mais vous savez que sa famille a toujours été étroitement liée 
avec la mienne; qu'il est le frére de ma meilleure amie; qu'il ne con- 
nait que moi 4 Paris; qu’en se séparant de lui avec peine, ses parents 
se sont consolés par l’espoir que je veillerais sur lui, que je serais 
pour Jui comme une sceur. J'ai donc un vrai devoir 4 remplir envers 
lui. Jusqu’a présent je n’ai pas eu l'occasion de lui rendre le moindre 
service, tandis que lui m’a sacrifié son temps, ce qu'il a de plus pré- 
cieux, et, pour l’en remercier, vous lui fermez l’entrée de votre mai- 
son. Oh! monsieur! 

A ces mots, deux larmes glissérent sur les joues d'Héléne, deux 
larmes d'un coeur pur, attendri par une juste émotion. 

M. de Richoux la regardait sans rien répondre. 

Elle supposa qu'il réfléchissait @ la détermination qu'il avait prise, 
que peut-étre il s‘en repentait, et elle lui dit : 

— La peine que vous avez faite 4 Roger, il est aisé encore de la 
réparer. Ecrivez-lui que vous avez cu un moment d’impatience; qu’il 


HELENE ET SUZANNE. 285 


doit l'oublier, et il l’oubliera, j'en suis sire; et vous, monsieur, vous 
serez content de n‘avoir point persévéré dans une injustice. Je vous 
en prie, Songez que les parents de Roger se sont derniéremenl mon- 
tres empressés & vous servir,; que mon pére lui est fort attaché, et 
que personne ne comprendra... 

--Eh quoi! encore cette affaire de M. Roger! répliqua M. de Ri- 
choux avec impatience; je croyais que c’était fini. Sachez donc que je 
nesuis pas un enfant; que, lorsque je crois devoir prendre une réso- 
lution, je n’hésite pas a la mettre 4 exécution, et n’ai pas l’habilude 
de l'annihiler une heure aprés. A l’égard de M. Roger, ma décision 
est donc parfaitement arrétée, et jen ai une aulre 4 vous communi- 
ruer : je désire que vos relations avec madame de Nods soient dés- 
oriais beaucoup moins fréquentes, et, pour parler nettement, il 
me serait agréable de les voir cesser tout a fait. 

— Mes relations avec madame de Nods! s’écria Héléne, qui n’en 
croyait pas ses oreilles, madame de Nods, la femme la plus distin- 
euée, la plus vertueuse, la plus respectée; mais vous... 

Elle allait dire : « Vous étes fou. » Elle se reprit et dit : 

— Vous étes obsédé, tourmenté par une idée incompr¢thensible... 
Madame de Nods, que vous vous honoriez de connaitre ct dont vous 
désiriez tant vous assurer la bicnveillance! et maintenant.... 

—Je ne nie, reparlit tranquillement M. de Richoux, aucun des 
meériles de madame de Nods et n’ai nulle envie de porter atteinte au 
respect qu’elle m’inspire; mais elle apparlient 4 un monde dont les 
circonstances m’obligent 4 m’éloigner. Elle représente, elle person- 
nifieen quelque sorte des opinions et des croyances que je dois com- 
baltre, et il ne me convient pas qu’ on la vole si souvent entrer et sor- 
tir avec vous. 

— Ainsi, murmura Héléne, 1] ne me restera personne ? 

— Comment, personne! repartit M. de Richoux avec amertume. 

Il voulait dire : « Et moi, donc! » Mais aussitét il sentit lui-méme 
quil ne pouvait guére se présenter 4 Héléne pour remplacer les deux 
affections dont il la privait; et, en conscience, il ne pouvait s’écrier, 
comme Médée : 


ad Moi, dis-je, c'est assez! 


— Vous retrouverez d'autres amis, dit-il d’un ton un peu plus doux 
que celui qu'il avait employé jusque-la. 

Puis il prit son chapeau et sortit. 

— Oh! mon pére! s’écria Héléne en cachant sa téte dans ses mains 
et en pleurant, qu'elle me coule cher, |’obéissance a vos volontés! 

Tandis que cette scéne se passait loin de lui, Roger rentrait.a son 


284 HELENE ET SUZANNE. 


hétel, dans une de ces heureuses dispositions d’esprit qui, quelque- 
fois, par un jeu cruel des méchants génies que les Grecs appelaient 
les dieux ennemis, sont tout 4 coup assombries par uneamére douleur, 
comme un ciel serein par des nuages orageux. Il était content de son 
travail de la journée : il avait habilement fait, dans un hdpital, une 
opération difficile; il avait recu les éloges d’un de ses maitres, et il se 
réjouissait d’aller, le soir, raconter son succés 4 Héléne. 

Son concierge lui remit Ja lettre de M. de Richoux. Il la décacheta 
avec empressement sur le seuil de la loge, et la lut avec stupéfaction; 
puis la relut et regarda l'adresse, pensant qu'une pareille missive ne 
pouvait étre pour lui. C’était bien son nom pourtant, et le nom de sa 
rue, trés-distinctement tracés, et le numéro de sa maison. Il interro- 
gea le concierge, qui lui répondit qu’un domestique avait apporté 
cette lettre, en recommandant expressément de la donner 4 M. Roger 
dés qu’il rentrerait. 

— J'ai causé un instant avec ce domestique, ajouta le concierge, 
et il m’a dit que son maitre avait l’air trés en colére. Je ne sais de quoi 
il s'agit. 

Roger baissa la téte en silence et sortit sans savoir pourquoi, si ce 
n’est qu'il éprouvait, dans son bouleversement, un instinclif besoin 
de respirer le grand air et d’errer au hasard pour apaiser ]’ébullition 
de sang qui lui montait au cerveau. 

Plus de doute! cette lettre outrageante était bien pour lui! Mais pour 
quelle raison était-i] condamné a une telle injure? c’était 1a ce qu'il 
he pouvait comprendre. Son premier mouvement fut de courir chez 
M. de Richoux, d‘exiger de lui l’explication de cet atroce procédé. 11 
partit dans cette intention, puis s'arréta sous un réverbére pour re- 
lire encore sa lettre ligne par ligne, mot par mot, et réfléchit que les 
gens de M. de Richoux avaient déja sans doute recu l’ordre de ne pas 
le laisser entrer; qu’il aurait avec eux une altercation inutile, ridicule 
méme, qui arriverait peut-étre aux oreilles d’Héléne, la douce Hé- 
léne, dont il désirait si vivement écarter tout souci. 

Dans la perplexité et la turbulence de son esprit, l'idée ne lui vint 
pas que ses visites de chaque jour a la maladive Héléne pouvaient étre 
la cause de son bannissement, tant il avait mis de délicafesse dans 
ses entrevues avec elle, tant il avait su contenir son affection dans les 
limites d'une scrupuleuse réserve. 

Il revint sur ses pas et entra dans le jardin du Luxembourg, ce 
royal jardin du quartier latin qui a vu tant d’étudiants promener 
dans ses allées leurs folles réveries, ct tant de pauvres cceurs inquiets 
chercher le repos sous ses platanes. 

Peu & peu Je calme de la longue avenue solitaire vers laquelle il 
s était dirigé, l’air frais du soir, apaisérent son agitation. Il pensa que 


HELENE ET SUZANNE. 285 


M. de Richoux, irrité de son échec en Franche-Comté, voulait rom- 
pre avec tous les Francs-Comtois. Il regagna sa mansarde avec cette 
pensée, et écrivit : 


« Monsieur, ° 


2 


« Jai été étrangement surpris de Ja lettre que vous m’avez adres- 
sée. Je n'irai pas vous en demander |’explication, puisque vous m’an- 
noncez que vous ne voulez pas me la donner. Ce dont je suis sur au 
moins, c est que je n’ai rien fait pour mériter de votre part une si 
incroyable résolution. Ce dont je gémis, c’est d’étre condamné 4 ne 
plus voir la noble femme qui remplacait ici, pour moi, toutes mes 
affections de famille. 

« Jai 'honneur de vous saluer. 


« Rocer Courvibres. » 


— Pauvre Héléne! se dit-il quand il eut écrit ces quelques lignes; 
jadoucissais aussi en elle bien des regrets ! Dans le monde qui |’entoure, 
elle est aussi esseulée que moi dans mon pauvre gite. Elle avait be- 
soinde ma sympathie, comme moi de la sienne; et nous voila séparés, 
plus que jamais séparés! Pauvre Héléne! Elle ignore peut-étre en- 
core la sentence qui me désole; elle espére peut-étre me voir ce 
soir! Elle m’attendra demain! Quel chagrin ce sera pour elle quand 
elle apprendra que je ne dois plus franchir le seuil de sa porte! Et 
son vicux pére qui désirait tant qu’elle fat heureuse, qui croyait lui 
avoir assuré une si belle existence, sil savait comme il s'est 
trompé!... 

Pour détourner son esprit de ses améres réflexions, Roger prit un 
de ses livres de science el essaya de l’étudier; mais sa pensée ne pou- 
vait se fixer sur les caractéres que ses yeux parcouraient. I] ouvrit au 
hasard un volume de mélanges poétiques et il y lut ces stances d’un 
de ses écrivains favoris : 

a0 vous dont l'esprit est inquiet, dont les yeux sont privés de 
«sommeil, dont l’Ame est affligée, dont la vie est remplie de trouble 
« et de chagrin, soyez-en siirs, vous serez encore aimés! 

« Nulétre mest si maltraité par le sort, nul étre'n’est si abandonné, 
«que, quelque jour, il ne rencontre un cceur qui réponde a son 
« ceur. 

a Qui réponde 4 son coeur, comme si un ange du bout de ses ailes 
« invisibles en touchait les fibres et lui murmurait dans un chant mé- 
« lodieux : « Ou es-tu donc resté si longtemps? » 

— Ah! se dit Roger, je crois 4 ces anges que Dieu envoie 4 l'homme 
pour le consoler dans sa douleur, comme & Tobie pour le guider 





286 HELENE ET SUZANNE. 


dans son voyage. L’ange de l’amour ne viendra plus 4 moi, mais je 
serai soutenu par l’ange du devoir et du travail. 

N’est-ce pas, en effet, un bon ange de Dieu qui, lorsque nous som- 
mes froissés par une injustice, décgus dans notre espoir, contristés 
dans nos affections, vient 4 nous dans le silence de notre isolement 
et soupire @ notre oreille une parole encourageante et reléve notre 
4me abattue par le sentiment du devoir, par la forte saveur de la loi 
du travail? 

Chassé de l’unique maison vers laquelle il se sentait atliré par une 
affection, privé des seules joies du coeur qu’il ett cherchées et éprou- 
vées 4 Paris, il se remit avec une male résolution 4 ses études. 
Heureusement 1] n’avait point adoplé ces études comme un grand 
nombre de jeunes gens qui veulent tout simplement en faire une pro- 
fession, mais par un gout particulier et par une sorte de vocation. Il 
aimait cette science de la médecine qui touche 4 tant d’autres scien- 
ces, etil en corrigeait le cété matérialiste par un sentiment de spi- 
ritualisme. Tout en faisant des dissections analomiques et de scrupu- 
leuses observations sur les organes physiques, il ne pouvait se résoudre 
a suivre le syst¢me de certains physiologistes qui attribuent au corps 
une trop grande action sur l’Ame; il edt mieux aimé admettre la puis- 
sance permanente et absolue de l’dme sur le corps. 

Les professeurs avaient remarqué ce jeune homme a la physiono- 
mie pensive, au regard intelligent , qui arrivait le premier 4 chaque 
cours et écoutait chaque lecon avec une attention exemplaire. Deux 
d'entre eux, ayant causé avec lui, l’invitérenta diner et bientdt l’'admi- 
rent dans leur intimité. Roger apprit par la 4 connaitre quelques-uns 
de cesintérieurs qu’on s’étonne de trouver au milieu des vanités pom- 
peuses et des turbulences de Paris, intérieurs paisibles ct attrayants 
ott l'on a conservé 4 la fois les habitudes modestes et les gouts déli- 
cats de l’ancien temps. On n’y voit point un étalage de meubles fas- 
tueux et de toilettes ébouriflantes, mais on y rencontre des hommes 
de génie qui ont une simplicité d’enfant; on y entend, au coin d’une 
cheminée, des dissertations qui feraient la gloire d'une académie, et 
on y jouit encore du plaisir de la causerie, qui fut une des qualités et 
un des charmes de l'ancienne société francaise. 

Mais il pensait 4 Héléne et s’affligeait de ne plus avoir aucune com- 
munication avec elle. Pour ne pas contrister ses parents, il ne leur 
avait rien dit de la lettre de M. de Richoux. La timide Héléne n’avait 
pas osé non plus raconter 4 Suzanne ce dernier acte de rigueur, et 
Suzanne écrivail 4 son amie et a son frére comme s'ils continuaient 
l'un et l'autre a se voir habituellement. 

Quelquefois le soir, aprés une longue et sérieuse lecture, Roger 
sortait pour respirer le grand air, et, machinalement, il se dirigeaif 


HELENE ET SUZANNE. 287 


vers la rue de la Chaussée-d’Antin. I n’espérait pas voir Héléne; il ne 
désirait pas méme la rencontrer. Aprés l’arrét qui le séparait, cette 
rencontre les aurait l'un et l’autre embarrassés. Mais il allait de- 
vant la maison qu'elle habitait, regardait mélancoliquement cette 
chére demeure d’ou il était banni, se rappelait les heureuses soirées 
quil y avait passées, puis adressail un bon voeu de coeur a la douce 
malade, et sen revenait réveur et s’endormait en lisant un livre de 
choix. 

«Il y a des gens, écrivait-il 4 Suzanne, qui ont la coutume de 
prendre, en se couchant, un verre d’eau sucrée ; moi, je me fais, 
pour me préparer au sommeil, une meilleure potion: je savoure 
quelques strophes d'un poéte ou quelques pensées d’un philosophe. » 

Un jour qu'il était dans sa chambre, trés-occupé d’une étude ana- 
tomique, il vit entrer M. de Miéges. 

—Je liens ma parole, lui dit avec sa franche et riante expression de 
physionomie le jeune gentilhomme; j’avais promis de venir vous voir. 
Me voila. Mais, il faut l’avouer, votre escalier est terriblement roide! 

— En vérité, monsieur, répondit Roger, je suis confus de la bonté 
que vous avez eue de monter si haut, et vous demande pardon de vous 
recevoir dans un si pauvre gite. 

— Bah! bah! je ne viens pas chercher ici le salon de M. de Roth- 
schild, et je serais déja venu plus tét si je n’avais été pendant quel- 
ques semaines 4 la campagne, et si ensuite je n’avais espérée vous ren- 
contrer chez Richoux. Mais on ne yous voit plus dans la maison de 
Richoux. Auriez-vous eu quelque altercation avec lui? 

—Non, balbutia Roger, ne sachant comment répondre 4 cette 
brusque question. C'est lui qui... , 

— Allez. Ne vous génez pas pour dire qu’il vous aura fait quelque 
énorme sottise. Rien ne m’étonne plus de lui. Depuis qu'il a été si 
cruellement décgu dans ses espérances électoralés, il est comme fou, 
et moi-méme, malgré la commisération que je crois devoir 4 son ef- 
fervescence, qui me semble une sorte d’infirmité morale, jeserai obligé 
de rompre avec lui s’il continue a injurier, comme il le fait, le gou- 
vernement du roi, les nobles et les prétres. . 

— Et madame de Richoux, demanda timidement Roger, vous l’avez 
revue? | ro 

— Qui, je l’ai revue deux fois, depuis mon retour de la campagne. 
Sa foulure est 4 peu prés guérie. Mais elle a une tristesse de coeur 
probablement incurable, et cela n’est que trop aisé & concevoir. Une 
si douce, si angélique créature, mariée A ce brutal Richoux, et jetée 
dans un monde ou tout révolte son excessive délicatesse. Comment, 
avec la nature que je lui connais, a-t-elle jamais pu se résoudre a 
cette union ? 


988 HELENE ET SUZANNE. 


— Par obéissance 4 la volonté de son pére. 

— Son pére a donc l’esprit aveugle, ou il avait perdu la téte, quand 
il a exigé un tel acte de soumission. Pauvre femme! je la plains pro- 
fondément, et, si jamais je puis avoir l'occasion de la défendre, de la 
protéger... Mais voyons : parlons un peu de vous. Quand je suis en- 
tré, vous éliez la, assis devant votre table, un gros livre d'un cdté, un 
crane dénudé de l'autre; vous travailliez? 

— Qui, j'ai rapporté de l’'amphithéatre de dissection ce crane hu- 
main, auquelon pourrait peut-étre appliquer l’exclamation de Hamlet : 
« Hélas! pauvre Yorick! Un homme d'un esprit infini et d’une excel- 
lente imagination! » J'examinais la forme de cette téte, qui a tenu sa 
place dans ce monde; la contexture de ce cerveau, jadis animé par la 
pensée, excité par la passion, pénétré d’uné lumiére surnaturelle, et 
maintenant vide, éteint, réduit 4 l'état d’un misérable ossement des- 
séché. 

— Une assez triste réflexion que je ne désire pas prolonger. Mais, 
dites-moi, est-ce par nécessité que vous travaillez ou par gout? 

— En général, répondit Roger, il me semble que nous n’avons pas 
naturellement le gout du travail. L’enfant ne se soumet pas volontiers 
4 l’obligation d’apprendre ses legons, et l'homme encore se sent lui- 
méme souvent entrainé par l’attraction du far niente. Mais Dieu nous 
a fait une loi du travail. Nous sommes récompensés de notre obéis- 
sance a cette loi par la satisfaction de conscience que nous en éprou- 
vons. Peu a4 peu nous en prenons l’habitude, et ce qui nous appa- 
raissait peut-étre d’abord comme une tdche monotone ou difficile 
devient pour nous un besoin régulier et une source de jouissances. 
Qui laborat orat. On ne peut prendre 4 la lettre cette ancienne 
maxime; mais il est certain qu'une intuition religieuse pénétre mys- 
térieusement dans lhonnéte travail, qu’il en résulte une sorte de 
priére, une instinclive élévation de l’Ame vers Celui qui nous a donné 
la force de vouloir et la faculté d’ agir. 

— Je vous crois, dit en soupirant M. de Miéges, car J ‘al souvent 
songé que la vie moccupée est la plus triste de toutes, et telle est la 
mienne. 

— Avotre dge, avec votre fortune et votre éducation, il dépend de 
vous de vous créer une occupation agréable et utile. 

— Vous en parlez bien 4 votre aise! vous ne savez pas... Tenez : 
avez-vous un moment 4 me donner? Je suis en train de faire ma con- 
fession. Je vous la ferai volontiers 4 vous, monsieur le philosophe, et 
nous verrons ce qu’en dira votre sagesse. 

— Je suis tout 4 votre disposition, repartit vivement Roger, qui, 
dés sa premiére rencontre avec M. de Miéges, lui portait un intérét af- 
fectueux. 


HELENE ET SUZANNE. 289 


— Tout 4 ma disposition! Et ce crane que vous observiez, et ce li- 
wre que vous lisiez, vous les quitterez sans regret? 

— Je les retrouverai et serai clarmé des instants que vous voudrez 
bien passer avec moi. 

— Merci. Permettez-moi d’abord d‘allumer un cigare. Vous ne 
fumez pas? 

— Non. ; 

— C'est dommage! Enfin, on ne peut avoir toutes les qualités. J’en 
viens 4 mon récit : 

« Mon malheur est de n’avoir point recu la belle éducation que 
vous voulez bien m’altribuer, d’avoir été privé trop tot des sages con- 
seils et de la salutaire autorité qui devaient diriger ma vie. J'avais a 
peine quatre ans quand mon pére mourut. Jen avais seize quand je 
perdis ma mére; une sainte femme! Si j'ai encore quelques bons sen- 
timents dans le coeur, c’est & ses enseignements et & sa vertu que je 
les dois. Je fus placé sous la tutelle d’un conseil de famille représenté 
par un vieux cousin qui désirait s’unir 4 moi par un lien de parenté 
plus étroit. Il n’était pas riche, et il avait une fille d'une laideur rare 
avec laquelle tout doucettement il projetait de me marier. Pour m’at- 
tacher a lui, et par 1a probablement m’attacher aussi 4 elle, il ne 
m'inspirait aucune géne et souriait 4 toutes mes fantaisies. Il me 
gardait des mois entiers dans un vieux chateau qu'il possédait en 
Bourgogne, sans se soucier du temps précieux que j’y perdais. Ainsi 
Jai a peine achevé mes études classiques; j’ai fréquenté fort irrégu- 
ligrement pendant quelques années I’Ecole de droit; j'ai appris, je ne 
Sais comment, un peu d'anglais et de littérature frangaise, et voila 
tout. En revanche, je monte lestement a cheval, je tire fort bien un 
coup de fusil et je sonne du cor trés-agréablement. Que voulez-vous 
que je fasse de toutes ces belles connaissances? Quand j’eus atteint 
ma majorité, je résistai vaillamment aux généreuses intentions de 
mon tuteur et méme aux soupirs de son aimable fille, et me trouvai 
a vingl ans, en pleine liberté, maitre d'une assez jolie fortune. Mais 
Javais pris l’habitude de vivre dans la paresse, de m’abandonner a 
mes mobiles désirs, et je continuai 4 vivre ainsi. J'ai eu successive- 
ment toutes sortes de caprices et de gots ardents. J'ai aimé la chasse, 
les armes de luxe, les chevaux et les chiens, les chiens surtout. Je ne 
connais rien qui me touche plus qu’une bonne figure de chien, qui 
vous regarde avec ses deux braves yeux si francs et si tendres, qui 
interroge votre silence, cherche 4 deviner votre volonté, et vous re- 
mercie avec tant de joie d'une caresse et subit si humblement une 
correction. J’en avais un qui me suivait partout, qui, chaque matin, 
venait me dire bonjour, et chaque soir ne se retirait dans sa niche 
qu’aprés m’avoir vu coucher et m’avoir souhaité une bonne nuit. I 


200 HELENE ET SUZANNE. 


est tombé malade, et-tous les vétérinaires auxquels j’ai eu recours 
n’ont pu le sauver. A son dernier moment, il tournait la téte vers 
moi et me regardait avec des yeux languissanis qui me navratent le 
coeur. Il est mort, et je l’ai pleuré a chaudes larmes. Dans un accés de 
misanthropie, j’ai songé quelquefois 4 m’éloigner du monde, 4 m’en 
aller au fond de quelque région montagneuse, chercher un refuge so- 
litaire. J’y fuirais la société des hommes, mais j’y aurais un-chien avec 
moi.- 

« J'ai aussi aimé le jeu, et les banquets nocturnes, et les bals mas- 
qués. J'ai aussi, selon l’expression de Th. Moore, perdu bien du 
temps a chercher, 4 poursuivre, a contempler la lumiére qui luit dans 
les yeux d’une femme. J’ai fait une fois cent tieues toul simplement 
pour revoir, sans la moindre arriére-pensée de séduction, je vous as- 
sure, une jeune fille que j'avais remarquée dans le Jura. C’était la 
fille d'un aubergiste chez lequel j’avais logé. Elle avait deux yeux 
purs, lumineux, enfantins et ravissants, comme ceux de madame de 
Richoux. Ne soyez pas choqué de cette comparaison. Je puis vous 
dire, en conscience, qu’elle n’a rien d’offensant pour notre amie. Ceux 
qui voyageaient avec moi dans la diligence de Genéve auraient été 
bien étonnés si je leur avais appris que je faisais ce long trajet sans 
autre intention que de regarder encore ces yeux et m’en revenir. Mais 
quoi! il ya des gens qui vont bien loin chercher un lac. vanté par les 
touristes! Quel est le miroir d’un lac qui vaille celui de deux yeux ot 
rayonne la lumiére du ciel, dans la virginale candeur d'une Ame in- 
nocente? En arrivant 4 l'auberge, je trouvai la gentille Jurassienne 
assise sur le devant de sa porte, 4 coté d'un jeune garde forestier 
quelle allait épouser le lendemain, et j’assistai 4 ses noces. 

« Ainsi s'est passée dans une folle oisiveté une’ parlie de ma jeu- 
nesse, sans un désir sérieux, sans utilité pour moi, sans profit pour 
‘personne, si ce nest pour les gens qui m entouraient et qui usaient et 
abusaient de ma facilité de caractére ou de ma prodigalité. Puis, j’ai 
rencontré une femme que j ‘ai aimée, et de lA mon dernier malheur. 
Elle était belle, gracieuse, spir ituelle, trés-naturellement et mnéme 
trés-vivement portée aux idées généreuses. Mais il lui manquait la 
persistance du sentiment, sans laquelle il n’y a point de quiétude as- 
surée, point de satisfaction durable. Un nécromancien évoqua un soir 
le diable pour le transporter 4 Rome. « Comment veux-tu voyager? 
« lui demanda le diable. — Avec la rapidité d’une pensée de femme, 
« cest-a-dire, plus vite que le vent. » 

« La pauvre femme que j'aimais avait cette rapidité de pensée. Lé- 
gére comme l’air, mobile comme |’onde, elle allait, selon ses émo- 
tions, 4 toutes les extrémités, tantét d’une tendresse infinie, tantét 
d'une froideur glaciale; un jour, enthousiaste d'un réve, et, le lende- 


HELENE ET SUZANNE. ow! 


main, plongée dans un profond désespoir. J’employais tous les moyens 
possibles 4 dompter les écarts de celte imagination fougueuse et a ré- 
gler ses mouvements. Quelquefois je croyais y avoir réussi, puis, un 
mstant aprés, elle m’échappait par un nouvel engouement ou une 
nouvelle révolte. Hélas! une femme de cceur, loyale, sincére, fidéle, 
telle que je l’avais révée, si Dieu me l’avait donnée, elle m‘aurait 
régénéré. Celle qui me captivait, et 4 laquelle je ne demandais qu’a 
consacrer ma vie, n’était pourtant point mauvaise, et il y avait des 
moments ot elle m’apparaissait comme un ange de douccur et de 
bonté. Mais la femme la plus indifférente, la plus cruelle, la plus 
viciée peut-étre, n’aurait pu me faire tant de mal. Enfin, aprés plu- 
sieurs années de tentatives patientes, d’efforts continus, d’alternatives 
despoir et de découragement, je suis sorti de cette lutte, le coeur 
brisé, épuisé, anéanti. 

« Alors je me suis jeté dans la vie du monde et de différentes 
sortes de mondes pour me distraire et m'étourdir. J'ai été de salon 
en salon, saluant, révant, caquetant, et de temps a autre poursuivant 
jJene sais quelle vague lueur d’espérance pareille 4 cet oiseau des 
Mille et une Nuits qui emporte le talisman magique et vole de distance 
en distance et s’enfuit au moment ow on croit:1’atteindre. Quelque- 
fois, étrange chose! on a dit, dans certaines réunions, qu’on me trou- 
vait aimable; quelquefois aussi j’ai passé ca et 14 des moments agréa- 
bles. Mais que de fois, aprés avoir été promener mon désceuvrement 
dans trois ou quatre soirées, je rentre chez moi fatigué de ces amu- 
Sements sans joie, de ces galanteries sans coeur, de ces vamités sans 
raison, de ces perpétuelles répétitions de phrases fastidieuses ou pré- 
tentieuses, de banalités, d’inutilités ou de méchancetés! Je m’écrie 
alors comme Faust : « Voila ton monde, voila-ce qu’on appelle un 
«monde! » Je me demande si je dois ainsi vivoter jusqu’a mon der- 
ner jour, etje tombe dans des abimes de tristesse. 

« Voila, monsieur Roger, mon histoire. Ainsi que vous le voyez, 
ce n’est point un tissu d’événements extraordinaires ou de scénes 
dramatiques. C’est la terne, morne et malheureuse histoire de la 
plupart de ceux qui, comme moi, n'ont point su s'imposer une tache 
Serieuse dans la vie et sont devenus les victimes de leur oisiveté. » 

— ll est vrai, répondit Roger, que le tableau que vous venez de 
tracer de votre existence n’est point séduisant. Mais, ainsi que je vous 
Vai déja dit, vous pouvez bien vous en créer une autre. 

— Eh! que voulez-vous que je fasse? je n’ai jamais pu m’astrein- 
dre a un devoir régulier. Ce que je puis faire de mieux, c’est de mon- 
fer 4 cheval et de tirer des coups de fusil, Quand le gouvernement a 
organisé l’expédition d’Algérie, dont le canon des Invalides et les clo- 
ches de Notre-Dame nous ont annoncé la merveilleuse victoire, j’ai eu 


392 HELENE ET SUZANNE. 


envie de m’y enrédler comme volontaire. J’y serais mort peut-¢tre, et 
personne ne me regretterait, ou j’aurais le plaisir de vivre ayant fait 
une noble action, ayant combattu pour mon pays. 

— Si telle a été votre idée, répliqua Roger avec une vive expres- 
sion de juvénile franchise, il est encore temps de la suivre. Notre ar- 
mée reste en Algérie, et la guerre contre les barbares qui ont si 
longtemps humilié et rancgonné l'Europe n'est pas finie. Vous étes 
assez jeune encore pour entrer dans cette aréne qui vous offre un no- 
ble but, et je pense que, quelque jour, je lirai avec joie un bulletin 
annoncant que M. de Miéges s'est distingué par son courage et a con- 
quis ses épaulettes d’officier sur le champ de bataille. 

— Merci de ces bonnes paroles, dit M. de Miéges. Elles répondent 
a l’élan indicible qui depuis quelques mois m’emporte vers cette plage 
d Afrique, et 4 l’espoir que j'ai congu de trouver 18 |’élément d’une 
nouvelle, d’une louable et digne existence. Si ma tendre mére vivait 
encore, elle tremblerait peut-étre 4 la perspective des périls auxquels 
le soldat est exposé en une telle campagne. Mais, si elle voyait l'état de 
lassitude et de marasme ou je tombe si souvent, elle m’encouragerait 
elle-méme, j’en suis sir, 4 saisir dans les naufrages de mon coeur 
cette planche de salut, 4 me jeter hardiment dans les hasards d’une 
entreprise qui peut réveiller en moi des facultés inertes, qui peut 
me rendre le mouvement, l’espoir, la vie. C’en est fait, continua le 
jeune gentilhomme avec un accent énergique et un regard animé par 
une mile fierté, je ne resterai pas plus longtemps plongé dans une 
sotte torpeur, ou égaré en de vaines distractions, je partiral. On dit 
qu'un renfort de troupes doit étre envoyé en Algérie, et je crois qu'un 
officier supérieur, qui est un de mes amis, aura un commandement 
dans cette expédition. Jirai le trouver. Je le prierai de m’emmener 
avec lui, d’abord comme soldat, puis aprés, a la grace de Dieu. Mais, 
avant de quitter Paris, je vous reverrai, et plus d'une fois, j’espére. 

— Ce sera pour moi un grand plaisir. 

— Vous ne viendrez plus chez Richoux? 

— Il m’a lui-méme interdit l’entrée de sa demeure. 

M. de Miéges tira quelques bouffées de son cigare, regarda Roger 
un instant en silence, puis lui dit : 

— Je serais peut-étre indiscret si je vous demandais Ja cause de 
cette inlerdiction? 

— Si je la savais, repartit ingénument Roger, je vous la dirais. Il 
m’a écrit une lettre a laquelle je n’ai rien compris, et en me décla- 
rant qu'il ne voulait pas m’en donner |’explication. Aprés y avoir lon- 
guement, et, je l'avoue, tristement réfléchi, j'aisupposé qu’il faisait 
retomber sur moi la colére excitée en lui par sa défaite électorale. 

-— Cela ne m’étonne point. Sa malheureuse candidature lui a réel- 


HELENE ET SUZANNE, 293 


lement troublé la téte, et si, comme on le dit, nous devons voir éclater 
de graves événements, ils peuvent achever de le bouleverser. Quelle 
niaiserie de vous faire subir le contre-coup de son humiliation et de 
vous fermer sa porte parce que vous appartenez 4 la province ou ila 
éprouvé son échec ! 

— Je ne regrette pas de ne plus le voir, dit Roger; mais sa femme, 
sa pauvre femme, que je connais dés son enfance, & laquelle j’ai con- 
sacré une vive affection, et qui n'est pas heureuse! je voudrais bien 
en avoir des nouvelles. 

— Demain je me mets en route pour arranger quelques affaires 
dans mon palrimoine au fond de la Lorraine. A mon retour je la ver- 
ral, et je viendrai vous apporter de ses nouvelles. 

— Vous m’obligerez extrémement. 

— Adieu! A bientét. 

— A bientdt, et merci d’avance. 

M. de Miéges descendit l’escalier en fredonnant dans ses projets de 
campagne une chanson guerriére. Roger se dit en reprenant son 
livre : 

— Grace au ciel, je saurai du moins ce que devient Héléne, et, si 
elle avait hesoin de moi, je pourrais lui rendre les services qu'elle dé- 
sirerait par l’entremise de M. de Miéges. Car je suis sir que c’est un 
brave et loyal garcon & qui je puis me fier. 


XVI 


Deux jours aprés cette visite, le coup d’Efat que l’on pressentait 
depuis plusieurs semaines fut accompli, et ]’on sait quel en fut le ré- 
sultat. Dans le village solitaire ot l’avait appelé la nécessité de régler 
plusieurs comptes arriérés, M. de Miéges apprit 4 Ja fois la promul- 
gation des ordonnances, Je soulévement de Paris et le départ de 
Charles X. Il revint, profondément affligé de la chute d’une dynastie 
que ses parents Jui avaient appris 4 aimer et 4 vénérer, et plus résolu 
que jamais 4 se rendre en Algérie. Le drapeau sous lequel il allait 
Sengager n’était plus, il est vrai, celui sous lequel son pére avait 
servi; mais c’était le drapeau de Ja France, et déja son imagination 
idéalisait sa décision. Ii lui semblait qu'il s’associait 4 une nouvelle 
croisade, qu’il allait, comme les preux et vaillants chevaliers d’autre- 
fois, guerroyer pour \’honneur de son pays et pour la vraie foi contre 
la barbarie et le paganisme. 


294 HELENE ET SUZANNE. 


Tandis qu’on se battait dans les rues de Paris, M. de Richoux cal- 
culait avec douleur ce que lu: coutait le premier jour de la révolution 
par la baisse des fonds publics et des valeurs industrielles. Comme les 
joueurs qui ne peuvent résister au désir de réparer un échec et a 
l’idée de subjuguer le hasard, il prit le parti de tenter un grand coup 
qui, selon ses graves combinaisons, devait lui rendre avec un ample 

énéfice l’argent qu’il venait de perdre et faire admirer son habileté. 
Il engagea dans cette spéculation ce qui lui restait de la dot de sa 
femme et ce qu'il put obtenir 4 crédit. Quarante-huil heures aprés, 
il élait ruiné. En vain il refusait de croire a cette affreuse découverte. 
Il fouillait ses tiroirs, compulsait registres et carnets, supputant, ad- 
ditionnant les petites sommes qu'il espérait recouvrer, et essayant 
de se persuader qu'il pourrait encore tenter une nouvelle spécula- 
tion et ressaisir l'infidéle fortune. Il était comme un homme qui 
glisse au bord d’un abime et essaye de se cramponner 4 des ar- 
bustes dont la tige débile se brise sous lui et ne peut arréler sa 
chute. Non-seulement ses capitaux étaient irrémissiblement perdus 
dans le désastre financier qui 4 chaque révolution engloutit tant de 
biens, mais les minimes ressources pécuniaires dont il faisait le 
compte d'une main fiévreuse ne suffisaient pas pour couvrir la moitié 
des engagements qu'il avait pris. Il devait voir sa demeure expropriée, 
ses meubles saisis par les huissiers et vendus aux enchéres. Heureux 
encore s'il échappait 4 l’emprisonnement pour dettes. Il devait étre 
réduit 4 implorer la pitié de son beau-pére, 4 retourner, pauvre et 
honteux, dans le pays qui l'avait vu si fier, ou a solliciter un humble 
emploi de commis, dans la maison de banque ot il était entré tant de 
fois, la {éte haute, avec une superbe assurance. II ne dit rien de sa ca- 
tastrophe 4 Héléne; il ne lui avait jamais rien dit de ses affaires. Mais, 
en le voyant tantdt si soucieux, tantdt si agilé, elle devinait unc crise 
fatale, et le regardait avec une appr¢chension qu elle n’osail exprimer. 
Lui, la regardait avec une émotion singuliére que jusque-la il n’avait 
pas encore ressentie. 

Du nuage orageux jaillit quelquefois une lumiére qui éclaire tout & 
coup un horizon obscur. D'un ébranlement de rochers on voit quelque- 
fois sortir une source d’cau fraiche cachée dans leur profondeur. De la 
commotion de son infortune naissait dans l'esprit de M. de Richoux un 
sentiment nouveau, un sentiment de commisération pour la pauvre 
femme craintive, résignée, souffreteuse, dont il s'était si peu occupé; 
un commencement de remords et une sorte de tendresse. A certains 
moments, il entrait brusquement dans la chambre ou elle était encore 
retenue par sa foulure. Il éprouvait le besoin de lui révéler son mal- 
heur et de lui demander pardon. Puis le démon de !'orgueil 1’étrei- 
gnait de nouveau, et il se taisait. 


HELENE ET SUZANNE. 295 


Pendant ce temps, M. d’Entremonts achevait de jouer un jeu moins 
hasardeux que celui de son ami. Dés qu’il avait vu leffet produit par 
la promulgation des ordonnances, il s'était décidément rangé du cété 
des adversaires de la Restauration. Il n’avait point pris les armes 
pour défendre les barricades ou altaquer les troupes royales : de telles 
hardiesses n’avaient, pour lui aucan attrait; mais on l’avail vu recher- 
cher la bienveillance des journalistes qui avaient signé la fameuse pro- 
testation, renoyveler connaissance avec des hommes dont il évilait la 
rencontre quelques mois auparavant,seglisser dans lesréunions de dé- 
putés, réder aux abords de |’Hotel de Ville et du Palais-Royal, partout 
professant le plus pur libéralisme et vociférant des injures contre les 
ministres du roi déchu et célébrant avec enthousiasme la vertu, I’ hé- 
roisme, la victoire du peuple. Un instant, afin de mieux faire voir 
son amour pour le peuple et son éloignement pour ceux qu il appe- 
lait, selon une banale expression, les incorrigibles émigrés de Co- 
blentz, il pensa 4 abdiquer la particule nobiliaire qu'il avait cru, en 
un autre temps, devoir joindre 4 son nom. Mais il remarqua que des 
gens assez bien notés dans le parti libéral conservaient la leur, et il 
suivit leur exemple. 

Grace 4 son habileté et 4 son activilé, il obtint la promesse d'une 
place assez lucrative en province. Sa nomination devait étre signée 
prochainement. Il s’attendait d'un jour a l'autre 4 la recevoir. Il edt 
mieux aimé un emploi a Paris. Mais, n’ayant pu l’obtenir, il se con- 
solait par l’espoir de produire un grand effet dans un chef-lieu de 
département, et de trouver 1a enfin l’occasion de faire le riche ma- 
rage qu'il cherchait en vain depuis si longtemps. 

Cependant il était toujours occupé d’Héléne. Au milieu des événe- 
ments qui venaient d agiter l'Europe entiére, des soucis de son ambi- 
lion, des manceuvres multiples qu'il avait di employer pour se faire 
une place au nouveau soleil, 4 tout instant sa pensée se reporlait vers 
celte jeune femme qu'il avait vue pour la derniére fois, si belle dans 
sa souffrance, si belle dans sa colére. Lui-méme ne comprenait rien 
4une telle persistance de sentiment. S'il edt lu le doctoral traité que 
Boguet, le grand juge de Dole, a publié sur les sorciéres, volontiers 
se serait cru le jouet d’un malétice. En entendant vibrer 4 son 
oreille ces mots écrasants que lui adressait Héléne : « Et moi, je vous 
méprise!.» en la voyant en méme temps accueillir Roger avec tant de 
joie, il avait senti fermenter dans son sein tous les poisons de |'or- 
gueil blessé, de la jalousie et de la haine. Il avait juré de se venger. 
Quelques heures aprés il le jurait encore, et peu a peu, malgré lui, sa 
colére s‘était dissoute et fondue. Il avait réfléchi, et il s’accusait de 
s'éire montré trop hardi dans sa derniére visite, d'avoir ainsi tout na- 
turellement révolté une dame délicate qui exigeait de soigneux ména- 


306 HELENE ET SUZANNE. 


gements. De 14 au désir de réparer sa faute et & l’espérance de fié- 
chir les rigueurs d’Héléne, i] n’y avait pas loin. 

L'amour, dit-on, est aveugle. L’amour-propre ne l’est pas moins. 
Gouverné par ces deux aveugles, le galant d’Entremonts résolut de 
faire une nouvelle tentative prés de la femme dont l'image l'obsédait 
et le fascinait. Que risquait-il, aprés tout? S'il réussissait dans son 
entreprise, il se vengerait par la glorieusement de I’humiliation qu'il 
avait subie. S’il échouait, comme il allait partir, il n’aurait plus le 
chagrin de voir le thédtre de son insuccés. Il savait d’ailleurs que Ro- 
ger était banni de la maison de M. de Richoux, et cet exil encoura- 
geait son espoir. Il connaissait aussi le désastre financier de son ami 
de Richoux, et n’avait plus 4 se soucier d’un homme ruiné, qui peut- 
étre serait prochainement enfermé dans la prison de Clichy. 

Aprés ces belles et généreuses réflexions, un matin il écrivit 4 Hé- 
léne : 


« Madame, 


« Depuis le jour ot j'ai eu le malheur d’encourir votre colére, j'ai 
cruellement souffert. Le sentiment que j'ai osé vous avouer, je ne 
puis l’arracher de mon cceur; il y subsiste invinciblement, il y subsis- 
tera jusqu’’ mon dernier souffle de vie. Je vous ai offensée par l’ex- 
pression peut-étre trop brusque et trop vive de ce sentiment, et j’en 
gémis du fond de lame, et je me jette 4 vos pieds pour vous deman- 
der pardon. . 

« Dans cette malheureuse soirée que je déplore, je n’ai pu vous 
donner !’explication qui peut-étre vous aurait émue, je n'ai pu vous 
dire ce que j'éprouvais depuis le premier jour of vous m’étes apparue 
dans le charme de votre angélique beauté et de votre touchante tris- 
tesse. Oui, dés ce jour-la, je vous ai aimée respectueusement, prv- 
fondément. Je vous ai vue mariée 4 un homme qui ne pouvait com- 
prendre vos qualités célestes, et j’ai maudit le sort qui vous obligeait 
a contracter une telle union. Je vous ai vue languir dans un monde 
qui n‘était point fait pour vous, et j’aurais voulu pouvoir vous sacri- 
fier mille fois ma vie pour vous. enlever 4 ce monde indigne et vous 
transporter dans une région idéale, dans quelque ile enchantée. 
Ainsi j'ai vécu depuis un an dans une perpétuelle pensée d’adoration 
et de sollicitude pour vous. Ainsi j'ai souffert constamment pour 
vous. Voila ce que j'aurais voulu vous dire, ce que vous auriez écouté 
peut-étre, si mon premier impétueux aveu ne vous avait révoltée, et 
si l’arnvée de l’odieux étudiant de Morteau n’avait mis fin 4 l’entre- 
tien que j’espérais avoir avec vous. 

« Maintenant je dois partir. Le nouveau gouvernement, désireux 


HELENE ET SUZANNE. 297 


de réparer envers moi une des injustices du pouvoir déchu, m’assigne 
en province une place importante qui doit m’ouvrir une belle car- 
riére, qui m’offre la perspective d'un brillant mariage. Mais dites un 
mot, et je renonce & tout ce qui m’est accordé, & tout ce qui m’ap- 
partient dans J’avenir, & tout ce qui peut séduire une ambition hu- 
maine, et je reste ici, pour me soumettre 4 vos ordres comme le 
plus obéissant et le plus fidéle des esclaves, pour vous consacrer, sans 
regret et sans réserve, mon coeur, mon dévouement, ma vie. 
a J'attends votre réponse avec angoisse. 
« P, p Exrremonts. » 


— Eh! eh! se dit-il en relisant cette lettre dans la cécité de sa pré- 
somption, cela n’est pas mal. Des phrases sonores, un accent de tris- 
tesse et de passion. Peut-étre devrais-je ajouter quelques mots sur 
mon profond désespoir; mais, bah! en voila assez pour émouvoir la 
nature la plus récalcitrante, et, comme disent les Italiens : Che sara 
sara. : 

A ces mots, il plia coquettement sa lettre et y apposa, sur une cire 
verte, som cachet armorié : un écureuil grimpant, avec cette devise 
empruntée au peerage anglais : « Fortuna sequatur. » 

Cela fait, il s’agissait d’envoyer sirement cette précieuse missive a 
son adresse. Par la poste, c’était dangereux : elle pouvait tomber 
entre les mains du mari, qui ne se ferait peut-étre pas scrupule de 
louvrir. Par un commissionnaire! c’était bien bourgeois. Tout a 
coup M. d’Entremonts se rappela Trilby, l’espiégle Trilby, qui lui 
avait déja rendu plusieurs services du méme genre. 

— Voila mon affaire! s’écria-t-il. Ce petit diable est alerte et futé. 
Je lui ferai sa lecon. Je lui donnerai quelques sous, et mes ordres se- 
ront parfaitement exécutés. 

Ravi de cette idée, il sortit pour se mettre 4 la recherche de Trilby, 
et, 4 quelques pas de la demeure de M. de Miéges, l'apercut, arrété 
devant la boutique d'un patissier dont il regardait l'étalage avec une 
visible convoitise. 

— Ah! gourmand! lui dit-l en lui frappant sur |’épaule, je t’y 
prends a flairer des friandises! Eh bien, je veux te réjouir, je veux 
. donner de quoi acheter plusieurs brioches et plusieurs tarte- 

ettes. 

En parlant ainsi, il lui remit une piéce de quarante sous, et Trilby 
i reearda avec des yeux ébahis, ne comprenant rien 4 cette généro- 
sité. 

— Maintenant, ajouta d’Entremonts, tu vas me faire le plaisir de 
porter cette lettre 4 madame de Richoux, & elle-méme, entends-tu? 


ll s'agit d’une petite commission qu'elle m’avait confiée et dont je 
Jom 1862. 20 


208 HELENE ET SUZANNE. 


dois lui rendre compte. Si, par hasard, tu rencontrais M. de Richoux, 
tu trouveras bien un prétexte pour expliquer ta présence dans la 
maison. Tu es malim;:je m’en rapporte & toi. Mieux vaudrait cepen- 
dant que tu guettasses, pour entrer chez lui, le moment ott il serait 
sorti. 

— Soyez tranquille, monsreun, répliqua Trilby en dlignant de Veil 
d’un air narquois, on A’a: pas besoin: ‘dem’ ‘expliquer loaguement les 
choses. Votre lettre sera remnise. t 

— A madame de Richoux. whe ' 

—A madame deRichowx: «= 69°. 7! ! oo 

— Et tu viendras m ‘apporter la réponse chex mot. We 

— Trés-bie#. = 

—- Si je suis content de toi, je te donnerti quelqee chose. 

— Merci. 

— Allons, Vas Se ' 

— Je cours. — Ouida! murmura ‘Tyilby. ens s'dloignant et en tenant 
dans son gousset sa main sur sa piéce-d argent, comme pour s’assurer 
que ce n’était peint un réve. Quelle idée a-t-il eu de me faire un tel 
présent, lui qui de sa-vie ne m’a donné un pauyre'six-blancs? HI a be- 
soin de moi. Cette lettre est un seeret. Il: dit que. je suis malin. Je'le 
suis assea pour deviner’ qu'il attache 4 ce secret-une importance qui 
domine son avarice. It fant remettre'ce carré de papier a la femme-et 
pas au mari. Est-ce que par hasard?... Mais il se trompe sil croit que 
je vais prendre tant de peine pour le servir:: I} m’a trop souvent agacé, 
fatigué et irrité. Il y a longtemps que j’ai envie de lui jouer un ‘mau- 
vais tour, et occasion me semble bonne. Si pourtant je trouvé ma- 
dame de Richoux toute seule, jé ferai ma coramisston.'Sinon, tant pis, 
je m’en ‘moque, et, 's "il arrive quelque mesaventure: a: ee mauvais 
avare, if n'aura que ce qu'il mérite. 

M. d’Entremonts avait mal placé son argent et sa comfiance. Le ha- 
sard lui.rendit funeste son étourderite. Au ‘moment ou Je groom en- 
trait dans la maison ow il était ertvoyé, if rencontra M.-de Richotx, 
qui venait de recevoirun dernier avertissement d’un-huissier et sortait 
précipitamment pour tacher de prévenit la ruine dont il était trrenace. 

Trikby le salua. 

— ‘Ott vas-tu? hui demande brosquerment M. de Richout. 

— Chez vous. 

~~ Quoi faire? 

-— Porter une lettre. 

— Donne-la-moi. ! 

— C'est que... balbutia le groom aed tne apparence @ innocente 
nuaiserie, 

-~ Eh bien, quoi? 


9 





HELENE ET SUZANNE. 209 


— Cest que cette lettre n'est pas pour vous. 

— Pour qui donc? . 

— Pour madame de Richoux, et on m’a bien recommandé de ne 
la remettre qu’a elle. . Li, 

— Qui te l’a donnée? 

— M. d’Entremonts. Dans, la.rue, prés du boulevard. 

— D’Entremonta! répéta,M.,de Richoux avec surprise. Un message 
4 ma femme! qu’est-ce que cela meme? a 

Puis, se tournant vers Trilby : 

— Donne-moi cette lettre, petit serpent, dépeechertoi 

— La voila, mongjeur;. la, youd. ; - 

M. de Richoux la retourna entre ses mains, en examina Vadresse, 
le cachet, hésita wn instant, puis: soudain Jouvrit, la lut, et Trilby le 
vit palir. 

Il Ja relut encore, en murmurant entre ses dents une malédiction, 
puis fit quelques pds comme, pour ramonter san .escalier; puis tout A 
ma ° ehangeant,: de. resalatiom et. se tourpant da nouveau vers 

ry Yi: boty die ad ‘ rye 

— Ton maitre, lui demanda-t-il, est-il chex dui? : 

~~ Oui, monsicur, jel’ai laiseé tout & Vheure.cccupé a nettoyer des 
armes. Depuis huit jours il ne fait pas autre chose. fl dit qu'il veut 
se faire saldat. Ung drole d’idée| En sayea-vous quelque chose, mon- 
seur? .. etbe mr gerc® 2 t ero. fb. 

—C est hon. Je. yais, Ie trouver. 

—n:E} ma répanse?, . 

=~ Quelle réponse? «| 

—- Celle que je dois porter a ML. d’Entremonts. | 

—, Jeja. lui; porienai moi-méme, répliqua M. de Richeux avec un 
tel accent et un tel regard, que, cette fois, | impudent groom se sentit 
réellement intimidé.et.s esquiva. . 

~~. Hum | Gt-il en.se sauvant dy céié dela rue Saint-Lazare, le joli 
M. d’Entremonts va passer wn. mauvais quart d’heure, etje n’ai nulle 
chyie de. me. retrouver: pour le-moment en face-de lui. Ce n'est pour- 
tant pas ma faute.:si j'ai rencontré son.ami Richour, et je ne pouvais 
refuser de lui donner cette lettre. Il est si brutal!. il m’anrait as- 
sommé. Ma fai! :quiils;s ‘arrangent, Vun-et ] autre. Je n'ai point: a me 
soucier de leurs affaires, et je vais fumer un cigere pour n J plus 
penser. . 

A ces mots, il disparut dans la boutique d’un marchand de tabac. 

M. de Richoux arriva chez M. de Miéges, la figure si pile.et si dé- 
composte, que je jaune gentilhomme en fut tout ému. 7 

— Qu’avez-vous donc? s'écria-t-il en se levant et en allant 4 sa ren- 
contre; vous étes malade? 


300 . HELENE ET SUZANNE. 


— Non, je ne suis pas malade. Mais tenez, lisez. 

Et il lui présenta la lettre de d’Entremonts. 

— Eh bien? demanda M. de Miéges aprés l’avoir lue. Que voulez- 
vous faire ? 

— Ce que vous feriez sans doute 4 ma place. 

— Vous battre? — 

— Qui. . 

— Vous ne voulez pas d' explication ? vey 

— Non. 

— Pas d’excuses? 

— Non. liege y 

— Pas de tentative W'accommodement ? ou 

— Jamais. 3 sO, 

— Un duel irrémissible? 

— Un duel & mort. Comme je. suis |’offensé,.Je choix des armes 
m’appartient. Je choisis le pistolet. Mais j'entendsi que Je combat ne 
finisse point, comme on-dit,:au premier sang.. Nous:devons tirer tous 
deux jusqu’é ce que i’un-de nous reste sur:le:earreau. Je-vigns vous 
prier de vouloir bien’me servir de-fémoin. typ 00s 

— J’y consens; mais je doute queM. d’ ntremsonts accepte vos con- 
ditions. Hodtrs z re a 

—Sils'y refuse, ‘irai moi-méme le. frouvery, et, sil est assez 1a- 
che pour tenter de m’échapper, je le poursuivrai jusqu’ au bout du 
monde. 

M. de Richoux prononga ces paroles d’une voix stridente, avec un 
regard enflammé et une énergie qui ne permettaient pas une ré- 
plique. 

— Calmes-vous, dit M. de Miéges, je vais me rendre chez lui, et je 
soutiendrai résoliiment votre cause. Quand voulez-vous ce duel? 

— Demain matin. Pas plus tard. 

— Soit. Le temps de mettre une cravate, une redingole, et je pars. 
Mais ot diable est donc Trilby? 

— Trilby. Cest lui qui a été le Mercure d'un infime suborneur, 
c'est lui qui m’a remis cette lettre. 

— Ah! le misérable! il y a si longtemps que j’avais envie de le chas- 
ser! Que n’ai-je obéi a cette impulsion ! 

— Il devait étre, repartit froidement M. de Richoux, l’instrument 
du destin. Adieu. Je vais vous attendre dans mon cabinet. 

— Jirai bient6t vous y rejoindre. Et madame de Richoux ne sait 
rien de cette affaire? 

—Non, et, jusqu’a ce que tout soit fini, elle ne doit rion en savoir. 
Elie n ‘apprendra que trop de malheurs 4 la fois. La pauvre femme! 
ajouta-t-il avec un profond accent de tristesse. J’ai eu bien des torts 


‘thea. ‘ ” Ji 





HELENE ET SUZANNE. S04 


envers elle. Mais au moins je la vengerai de linjure qui lui a été faite 
par le misérable qui se disait mon ami et qui me trahissait. 

— Et si vous succomhez? Songez donc & quel deuil vous la con- 
damnez | 

—§i je succombe, elle n’aura, par ma faute, nulle raison de me 
regretter, et moi, je ne serai point désolé de mourir. Enfin, mon cher 
de Miéges, n’essayez pas de m’ébranler. Je yous déclare qu'il serait 
plus aisé de déplacer les tours Notre-Dame que de rien changer & ma 
résolution. . . 

A ces mots, il sortit. | 

— Téte de fer! murmura son ami. Je, suis sir qu'il sera inflexible. 

Mais quel malheur! Allons, il faut pourtant remplir ma fatale mis- 
sion. 
‘EB s'habilla tristentent, ‘puis alla sonner 4 Ja. porte de d’Entre- 
monts, qui'vint . hii+néme lui‘ouvrir et fut bien ,étonné quand, au 
lieu de Trilby, quiibattendait:avec.wne réponse, il apergut de Miéges, 
dont la figure assombrie ne. présageait. rien, de bon. 

Lorsqu’il apprit ce qui s’était passé, il tomba surune chaise, cacha, 
sa téte eritt'é ses rains et resta quelques instante pauet, immobile, 
atterré. Enfin, se relevant, il dit qu'il avait fait une insigne folie 
qu’il sen repéntait. anférement, qu’st.elfrait :d’én demander pardon a 
de Richoux verbdlement, ‘par, écrit, devant tsmaing, dans les termes 
qu’on lui dicterait. 

M’'dé Miégées lei Annonca avec douleur qu'il ne croyait pas a la pos- 
sibilité d’une coneilidtion| ( e. 0. 6 ne, 

DEntremonts reprit la parole, insista, sshumilia, disant qu'il de- 
fait bientdP' quitter Paris, qu’on n’entendrait plus parler de lui, et 
qu’enfin il accepterait toutes lés conditions qu’on lui imposerait. 

A sa priére, M. de Miéges, trés-déstreux Jutméme de terminer a 
amiable’ cette déplorable affaire, se déeida 4 se'rendre prés du mari 
outragé pour tenter encore de le fléchir, et revint, une heure aprés, 
ayant épuisé totis les raisonnements, toutes les: remontrances, sans 
pouvoir seulement obtenir la moindre concession. , 

Pendant ce temps, M. d’Entremonts avait envoyé chercher un de 
ses amis, un vieil officier en retraite, qui s’indignait de le voir si ef- 
frayé, et "engageait 4 se résigner convenablement au duel qu’il ne 
pouvait éviter. 

Eafin, il fut décidé que le combat aurait lieu le lendemain, que 
les deux adversaires seraient placés & quinze pas de distance l'un de 
lautre et feraient feu en méme temps & un signal convenu. 

M. de Miéges retourna chez Richoux pour lui faire part de cet ar- 
rangement. 


302 HELENE ET SUZANNE. 


— J’aurais voulu, dit Richoux, tirer 4 bout portant. Mais soit! 
Jaccepte ce que vous avez résolu. A audilas heure, demain? 

—A can du matin, au, . bois ‘de’ Vege fh ‘vous Te per- 
mettez, je viendrai vous prendre, ine 

—C’est un nouveau service qué Vous i ine tendiey. Vous'avéx: été 
vraiment bien hon dans joute, cette affaire, 6 Wa ng né ‘stiis éomimhenit'Yous 
en remercier, | | 

— Jen‘ai fait que: reniplit uh un -_ oblig A vrai dire; 'j'aurais 
mieux aimé en remplir un autre re. Ma si je ot (quitié. ‘Lorsiu je suis 
entré, vous étiez occupé. ain 7 a ea, 


= ‘apelgues Pa piers ar aie anger: ee Ite; th otny int fpereeh | 


— i rane mon cher de Miéges, ef de nouveau merci. , 

M. de Richoux prononta ces par oles avec autant'de ‘calme que s'il 
se fit agi pour Je lendemain d'une promenade champétre ou d’un di- 
ner sur I'herbe. Le fait est que ce duel ne 1’ inquiclait rullement. Seal 
dans l’aridité de son égoisme, n’ayant jamais ep que des liaisons sahs 
dévouement , des relations d'intérét ou de conyenance, n’ayanit jamais 
connu l’unique vrai bonheur ae Dieu ajf laissé aT hofame’ én An ind 
nissant du paradis terres e bon ae d’aymer, ié tdilait a S- 
tence que pany ipa, "ont ey Ten 1. Le ater ctiohs ‘dé "Fraiiche- 
Comté, le coup de ‘foudre de la révolution, ‘hight en “gut ue Sorte 
déraciné sa vie. ‘Vaingn dans ses efforts, humilié eb Tuing,'W dimnait 
autant mourir. a anh en, apprenant son désaStre, il avdit ev la 
pensée de se tuer, et ar fequel vengeait ine offense faite asa 
femme, lui donnait, pie Ra — d'un pode, "'" 

“yee Teue Gb " 
On pene mele por snr 8 onde. rt ee ais 
aed eo 3 
mop gee ic Maes Rem 
La bienvenue au jour tui rif dans ‘tots les yeu) 6'1- > 


s’écrie sous les voutes de la prison : : ti 


rt 
C'est la jeune captive qui, voyant comme, 


Je ne veux pas mourir ericore. 


C'est la mére qui regarde avec une tendre sollicitude les doux et fréles 
enfants dont elle doit étre le soutien et tremble a l’idée d’étre séparée 
d’eux. 

C'est le savant qui, comme Lavoisier, a l’esprit occupé d'un grand 
probléme, et demande & ses bourreaux quelques jours de grace pour 
l'achever. , 





RELENE ET SUZANNE. 305 


Mais celui dont l’Ame n’a jamais été fortifiée par une ferme croyance, 
animée par une généreuse affection, exaltée par un noble sentiment, 
celui quin’a eu que de mesquines ambitions et des cupidités maté- 
rielles, quand Ia fortune se joue de ses désirs, quand l’adversité le 
frappe, il se ,trouye saps soutien, et Ié vent qui l’a brisé Yemporte 


comme une herbe desséchée. __ | _ 

Cependant, a la veille d'une rencontre dans laquelle'il 'pouvait pé- 
nit, M. de Richoux ¢prouvait une sorte d’attendrissement en’ songeant 
4 Héléne, a Ja situation ot il l'avajf précipitée par Perreur de ses cal- 
culs, ‘Il éerivit avec ‘cette émofion uné letfre & son beau-pére. Il lui 
exposait l'état de ses affaires, s'accusait de n’avoir pas mieux su gar- 
der le bien qui lui était confié ef demandait: pardon. Le soir, il se 
rendit prdg d'Héléne ct lui parla avec, un-aceent de mélancolie et un 

@ qui Ja ‘surprit. Il lui dit qu’il craignait d’avoir été 


Vig « faa 


parut. 

Le lendemain matin, les deux combattants se dirigeaient vers le | 
bois de Vincennes avec leurs {émoins et un chirurgien: que M. de 
Miéges avait été chercher. A l'entrée du village,. ils mirent pied & 
terre. L’officier, qui connnissait les localités, entra dans la forét. Ses 
compagnons le suivirent. Les oochers de fiacre qui les ayaient amenés 
allumérent leurs pipes. 

-— Eh! eh! dit l'un d’eux, voila des amateurs qui ne m’ant pas l’air 
daller & la nove. 

— Bah! répliqua l'autre, ce n’est pas la premiére fois que je fais 
ane pareille course. On s'imagine, en voyant un attirail d’armes, 
qu il.va y avoir un grand carnage. Un instant, aprés, ceux qui étaient 
partis pour s’égorger s’en reviennent, bras dessus, bras dessous, et 
vont déjeuner en riant. Ordinairement, nous gagnons a cette affaire 
un bon pourboire. Voila ce que j’ai remarqué. 

—— C'est égal, reprit le premier, c’est une vilaine chese que des 
hommes s’enj aillent ainsi tirer l'un sur l’autre comme sur des ani- 


304 _ HELENE ET, SUZANNE. 


maux, quelquefois pour des mots qui, ma foi! ne me facheraient guére, 
quelquefois pour une carte ou un domino, ou pour un chiffon de 
femme. Et se tuer pour cela, est-ce possible ? 

Le philosophique cocher traduisait ainsi 4 sa fagon le discours de 
Rousseau sur le duel : « Et a" ‘en veuz-tu donc fajve, de ca sang, béte 
féroce? » ‘a otc 

Arrivés & l’endroit o2 ils devaient slarréter, |’ officier et Mi de Mié- 
ges s'approchérent de M. de Richoux pour essayer encore dele fié- 
chir. Mais il leur fit de la main un geste ampératif qui ne leur: permet- 
tait pas d’insister. [is, chargéerent alors: les pistolets 6t comptérent 
quinze pas. They Jab ipl, cea ng thy bats 

En ce moment'tun: soleil radieux nedevait dans an ciel sans nuages. 
Les perles de rosée étincelaient suvles feuilles des arbres; le'pinson 
et la fauvette sautillaient dans les taillis; l'alouette s’élevait: dans: les 
airs en chantané saijayeuse chanson du matin. Al quelque distance on 
voyait s’élever la fuméeidaine-maisoh'de.:paysan, et l'on entendait 
rouler sur la grande route les voitures des. maraichers. yt 

Tous les préparatifs étant achevés, les. deux adversaires se mirent 
en face l'un de l'autre, se regardérent froidement et sfajustérent. 

— Feu! cria l'officier. ho, Boop 

Et deux coups partirent la fois. 

D'Entrements trébucha et.porta vivement: la main rT ‘sa figure. Il 
avait une partie de la machoire fracassée. En méme temps, do Ri- 
choux tomba de tout son long suride terram.:La balle de son adver- 
saire lui avait traversé le cosur. Il fit encore un mouvement convul- 
sif, remua les léwres et rendit le dernier soupir. an 

Le chirurgien, l’ayant examiné, dit que c était fini, et retourna prés 
. de d’Entremonts, dont la blessure exigeait des soins immédiats. Aprés 
lavoir pansé, il le fit entrer dans un fiacre et s’y placa 4 cdté de lut. 
M. de Miéges et l’officier se chargérent de ramener & Paris le cadavre 
de Richoux. Chemin faisant, M. de Miéges songeait au moyen d’épar- 
gner a la jeune veuve une trop violente secousse en la préparant peu 
a peu a apprendre la fatale nouvelle. Il y songeait encore au moment 
ou le fiacre entrait dans la rue de la Chaussée-d’ Antin ; mais les ingé- 
nieuses combinaisons qu'il avait imaginées devaient étre inutiles. Hé- 
léne, agitée pendant la nuit et n’ayant pu dormir, s’était levée de 
bonne heure et s était assise 4 la fenétre. Elle vit la voiture qui s’ar- 
rétait 4 sa porte et M. de ‘Miéges qui en descendait tristement. Elle 
vit dans cette voiture un inconnu et un cadavre sanglant. Elle com- 
prit ce qui s’était passé, jeta un cri déchirant et s évanouit. 

Par bonheur ses domestiques étaient 1a, qui la relevérent et la mi- 
rent sur son lit. M. de Miéges, aprés les avoir assistés dans ces pre- 
miers soins, fit transporter le corps de M. de Richoux dans une cham- 


HELENE ET SUZANNE. 505 


bre écartée, puis courut chez madame de Nods pour la prier de venir 
en aide 4 la malheureuse Héléne, puis chez Roger, dont il voulait 
aussi réclamer les services... 

Pendant ce temps, trois agents officiels entraient dans la maison 
de Richoux pour y,opérer la saisie qu'il voulait empécher la veille et 
qu'il avait oubliée. Ces trois hommes hésitérent un instant quand le 
domestiqué leur ainonca cd qui-venait. @arriver.‘Puis l'un d’eux dit 
qu ils devaient pourfant- accompjir leur tache, tira we carnet de sa po- 
che et commenga avec ses acolytésun inventaire. i: - 

' Pendant oe temps, iain autre fiacre s'arrétait-encore 4 la porte de 
la maison. Un vieillard en descendait, fatigué par un voyage de trois 
jours en diligence, pale, souciewx.C’Ataib. M/Dombief, qui, ayant regu 
une triste lettre de-s& alls, calawait qual résaster: plus longtomps au dé- 
sir de waninila-woiresii io! || a ae) Oe | PY 

Il appratidans la loge: ‘dus: concierge ida mort de son gendre. Il 
monta,, Lescalier}d'unpas:péxiihle-en.mettaht.la maim sur son coeur 
pour en comprimers les bedtemenis et. ews arrétant plusieurs fois pour 
reprendre-haleine: .H.-trouva dans l'antichambre les trais.agents judi- 
Claires occupés:.A-tontnen et .a ¢xaminen les: meubles. Il se rappela le 
réve sinistre qu'il avait fait dans une nuit fiévreusé, se précipita dans 
la chambre de sa fille et tomba 4 genous. au. pied de son lit. 

— Grae¢e:!. gedeeat.s étria-t-il, mon Héléne, ma douee enfant; c’est 
Moi qui, suis coupableyt est-moi. quisai-fait teh malheur! Ah! ma 
pauyre chére'enfant, consize le bém Dien m’a puni! Grace pour ton 
pére, qui t'aime sptendrement et qui s'est si eruellement trompé! 

Héléne, qui depuis quelques instants avait repris connaissance, le 
regarda d'un ceil effaré, se leva sur son: séant, dui jeta les deux bras 
autour du cou et I ‘enlaca dans une étreinte convulsive en pleurant et 
en sanglotant. 

Le vieillard pleurait aussi , chaudes larmes et continuait a se la- 
menter, 4 s’accuser, & implorer son pardon avec un accent de déso- 
lation. 

L'arrivée de madame de Nods et.de Roger interrompit cette scéne 
de douleur. M. Dombief se sentit de prime abord saisi d'un sentiment 
de respect 4 la vue de cette noble femme et réconforté dans son abat- 
tement en tenant dans ses mains la main de Roger. Puis vint M. de 
Miéges, qui commengca par renvoyer les trois sombres exécuteurs 
d'un arrét judiciaire, en se portant caution de la dette qui avait mo- 
tivé cette sentence. Ensuite il sempara de M. Dombief, tandis que 
madame de Nods veillait prés d’Héléne, et I’'amena & s’occuper des dif- 
férentes choses qu’il fallait absolument régler. On trouva dans un des 
tiroirs de la table de M. de Richoux la lettre dans laquelle il exposait 
4 son beau-pére |’état exact de ses affaires. Parmi ses engagements, 


306 HELENE ET SUZANNE. 


i y en avait plusieurs dont M. Dombief pouvait légalement se dispen- 
ser de subir la conséquence et qu’il avait grande envie de ne pas ac- 
cepter. Mais, comme Héléne t'entendit par hasard ‘enoncer cette opi- 
nion, elle le pria de ne point pefsister, lut disant qu'il y allait de son 
honneur, et qu’elle aimerait mieut étre réduite ‘é la-mendicité que 
de faire tort 4 qui que'ce fut d’um'denfior, et que jainaisni hui ni elle 
n’auraient un jour de tranquillité ‘sts emportaitnt dans leur pays 
lombre d’un remords. En ®) conjutant hinsi, elle le regardait avec 
ses deux bons yeux tendres;, et il: céda. Si elle tu? avait’ parlé'de la 
sorte quand’ il' se décidait 4 la’ marier malgré: elle, ‘il''aurdit aussi 
cédé. Mais alors elle craigualt de ‘mdnquer'&: ‘son’ devoir’, et ‘ete se 
soumettait. yee gt et Praratan he Py er ate, 

Aprés les fonérailles de M: de Richowx, grace’ du gthéheux rdle de 
M. de Miéges et:au ‘dévouemént de’ Roger; qui déd‘le matin ‘se rendait 
prés de M. Dombief, ot,"jusqu’au'sorr, sé'tenait''a bw disposition, 
toutes les affaires: litigiouses furént’ sucvessivement arrangées, ‘les . 
comptes soldés; le: rnobilier veridu; 1¢ Hail resié: Qhinze jours aprés 
son arrivée ‘& Paris, la vieiNard rimentit'’ ‘Morteii, dans’ ses véte- 
ments de deuil;, "dans: lo‘ désastre de sd'fortune, ‘la ‘eho Heléile, quit 
avait condvsite avet tant Porpuell ai’ autel:'” cr 


'{ dee Veooye Fue youre nyt }a' fye fer 41 "fee |. vel. ae 2 
i j roe a t { ‘. 
an rs) sb ett tase r2 ty ve » eb Mpere appr 
phos i‘: ne > } } shail if Pon ts, "hs 3 ( ’ pre cad | wtitile on 


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mea e ote OE no rd, rigs ratercievgl chee fy a) 


booties es ee 
ety (RWID yee es, Jf 
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Denx'ans.se sont éeoulés. er 

M. de Miéges s’est enrdélé dans un: régiment de cavalerie: qui partait 
pour !’Afrique. Il a déja assisté & plisiewrs datailles, et aeu honneur 
d’étre mis 4 )’ordré dujour poanss belle conduite. H éorit a sés amis de 
Morteau qu'il espére parvenir bient6t au grade: dofficier, et qu alors 
il ira les voir. : 

Trilby, l'effronté groom, est entré au serviee d’ane actrice qui 
Yoblige souvent a veiller une partie de ia nuit, mais qui, en revan- 
che, lui fait gagner de nombreuses gratifications, dontit use a plaisir 
pour développer ses vicieux penchants. 

M. d’Entremonts, aprés le facheux éclat produit par son duel, n’a 
pu obtenir l'emploi qui lui était promis, e¢ la blessure qui l'a défi- 
guré ne lui permet plus guére de continuer avec quelque espoir de 
succés sa chasse au mariage. Faute de mieux, il s’est associé 4 un 
agent d'affaires qui s‘occupe de toute sorte de choses : ventes de ter- 
rains, recouvrements de créances douteuses, rédaction de pétitions 


WELENE ET SOLANWE. 307 


et démarches & faire dans les divers ministéres, placement d’ouvriers 
et de domestiqiies. - 

Roger, ayant subj, son dernier examen ef souitenu. sa thése de la fa- 
gon la. plus brifante; est: retourné & Morteau, ainsi qu'il l’avait résolu. 
Il est l'auxiliaired de sonipére.. H Fachompagne: quelquefois dans ses 
visites; souverit.:il. leaupplée. Sa douceur; plait aux malades; son ha- 
bileté s’est manifesiée en plusieurs occasions’ graves, et: les gens du 
pays parlent avec affectipn et ¢onfiance. da jeune docteur. 

Sur- les arbres frappis pur i4-foudre naissent parfois des rejetons 
qui.lui feat,une apuvelle conronmne etle décopentid'une nouvelle ver- 
dure. Dans le-casircomprand at ‘ulcérd par. de-sor't naissent atissi des 
espérances qui lui donnerit un nouvel essor. 

Ten état ainsi 0: Béline. Apres ‘sort, abhéb d'fprenve, ses s longues 
heures detrintasce, d'angoisse et de devil, elles’ éveillait comine d'un 
songe accahlant.:Dp monde qu'elle avpit: qua. Paris.alle n'avalt con- 
serve. que deux benres images, celle de. madame de Nads et celle de 
madame-Lény., Eile entretenaitiavec, cas deux excellentes femmes une 
correspondance  fidéle..:Le, reste, alle pe voulait pas, y:songer. Inno- 
cente elle avait. quitté ses montagwes;, jnnocente elle y revenait. Elle 
y revenait comme une émigrée qni''9 sonfiert loin de.son pays les 
doulenurs de l’exil et qui se sent revivre en y rentrant. Elle se retrem- 
pait dans l’atmosphére de son sol natal, dans les souvenirs de son en- 
fance, dans les affections et les habitudes de sa jeunesse. Sa figure 
altérée par le chagrin, son Ame assombrie, reprenaient graduelle- 
ment leur fraicheur premiére et leur sérénité. En la voyant si jeune 
et si belle, on n’aurait pu croire'du'elle avait tant pleuré. Sa fortune 
seule avait subi un échec irréparable. Pour acquitter les dettes de 
Richoux, pour satisfaire aux nobles sentimémts de sa fille, M. Dem- 
hief avait: sacrifié:ta' meilleure part de edn bien, Il ne possédait plus 
que sa maison et quelques mille livres de rente, Mais) Morteau, 
on est riehe avec un tel: Tevenu,, et Helene prétendait qu’élle nes étant 
jamais trouvée.si riclie..' MEY 

Elle avait pris la direction du ménage. Tous les jours elle sen oc- 
cupait avec une réellé satisfaction; tous les jours son pére lui faisait 
des compliments sur ses qualités de maitresse de maison; tous les 
jours elle voyait sa chére Suzanne, et souvent elle rencontrait Roger. 

Elle et lui s’aimaient, et ils étaient heureux quand ils avaient quel- 
ques instants 4 passer ensemble. Ils étaient libres l’un et Vautre, et, 
chose singuliére, ils n’osaient parler de se marier. Décus une pre- 
miére fois dans les voeux de leur cceur, ils semblaient craindre de s’a- 
bandonner trop vite 4 un nouvel espoir. Mais M. Dombief les obser- 
vait 4 la dérobée et riait. « Il faut pourtant, se dit-il un matin, que 
cela finisse. » Et il s’en va trouver Suzanne et lui dit : 


308 HELENE ET SUZANNE. 


— Voulez-vous venir aujourd'hui sans fagon diner chez nous avec 
votre frére? 

— Trés-volontiers; et avec mon mari? 

— Votre mari! je le réserve pour une prochaine occasion. Aujour- 
d’hui, j’ai une petite affaire 4 régler avec vous. 

— Bon! A midi. 

— Oui, 4 Angelus. 

Héléne fut bien contente quand son pére, en rentrant, lui annonga 
les deux invitations qu’il yenait de faire, bt er fut brés-g4i. 

Au dessert, M.“Dombief se leva, ouvrit lite armoire, “en tira une 
bouteille de vieux vin de Chateau-Chalons, et dit 4 Suzanne : 

— Comme il y a des gens qui ont des secrets pour nous, si vous le 
voulez, nous aurons aussi les nétres a nous deux, et, pour commen- 
cer, je vous propose de boire avec moi & la santé de deux sournois 
qui ont grande envie de s‘épouser et n’en veulent rien dire. 

— Avec plaisir! s’écria Suzanne; je les connais, ces deux sournois, 
et ils méritent bien qu’on ne s’occupe pas d’eux pour les punir de 
leurs cachoteries. 

M. Dombief versa du vin dans deux petits verres, en présenta un a 
Suzanne, garda l'autre, et but en regardant du coin de l’ceil Héléne 
et Roger. f by VM } . ay aa ote BL Jaeb je dete ated 7 

Hélane rougit, puis tout.d blip, sé Levauit et 2 jethiht' aus les Bras 
du vieillard : 0) 5 er ce ee Hyde v an is we 2 a 6 a . 

— Oh! mon pére, myrmora-{Ele' iest-cl pUsdiblb 2.1." i ce 

— Sotte enfant, lui répohdit-jl; t “eth ptais” done eiltére ume fois 
me cacher ton secret? Donne-ibi ‘ta ynain,’'ét yous, Roger,’mon 
brave gargon, donnez-moi 1a 'vétte. Ailmez-vdus, ‘thes ‘chets enfants, 
et que Dieu répande sur vous se8 bénédicfions) |" nee 

A ces mots, il émbrassa tendrément Héléné et Roger, et Suzdiine; 
puis, se tournant vers un portrait de’ sa femme ‘susperidy "ty la ‘mu- 
raille : my Vyi . Jf mo, Lib. a4e¢ tty tne, 
— Grace au ciel! dit-il, cette, fois('du thoins, j’espére ne pas me 
tromper. ne a _ - 

on ) bows, X., Mame. 
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MONSEIGNEUR ‘DE MIOLLIS 


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Un saint evéque dont la méfnoire est ‘chere 4 1a Provencd, of l’on 
parlera Jongtemps de seg, vertus éyangéliques et de sa grande cha- 
rité, vient de trouver un biographe trés-inattendu, un genre, de pa- 
négyrique auquel gn n'aurait py.penser. 

Nous n ‘apprendrons rien & personne en mettant un nom propre au 
lieu et place d’yn pseudonyme, en disant quel est le vrai Mgr Myriel 
(Charles-Francois- Bienvenu) mis en scéne par M. Victor Hugo dans 
les Misérables. Nul ne s'y est trompé, et on a reconnu Mgr de Miollis 
(Charles-Francois-Melchior-Bienvenu), ancien évéque de Digne. 

M. Victor Hugo en fait & la fois le type du juste et la personnifica- 
tion de ses doctrines. I] loue, il exalte sa charité d’apdtre; mais il lui 
attnbue des idées, des sentiments, il Jui préte une figure et nous offre 
de lui une vie fabuleuse qui sont, autant que possible, contraires a la 
vérité et en opposition avec ce que le dernier des chrétiens doit croire 
et penser. Une scéne surtout, celle du conventionnel, est, comme on 
'a exprimé dans ce recueil, une révoltante profanation ‘_—« Nous ne 
prétendons pas, écrit l’auteur, que nous faisons un portrait vrai- 
semblable, nous nous bornons 4 dire qu’il est ressemblant. » La 
meilleure fagon de prouver |’énorme dissemblance qui existe entre le 
portrait de fantaisie et le modéle est de raconter simplement la vie 
Si belle, jusqu’a ce jour ignorée ailleurs qu’en Provence, de l’ancien 
évéque de Digne. 


* Voir le Correspondant d'avril 1862. 


310 MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 


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‘ ‘ ° ' 
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od vod, a cr 
» “4' , > 4't I 
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Nous nous recyejlops an-déhps : de..ces ‘pages nqUA ‘cherchons a 
grouper ngs souvenirs personnels, ceux de nambrepx témoins, non 
pour écrire didactiquement, une biographie, encore moins une his-. 
toire*: nous voudrions, avant tout, et, surtoul, peindre homme, le 
peindre tel que nous l’avons va et que la Proyence entiére, des som- 
mets des Alpes a la mer, Va copnu, avec.son mélange de. foi antique, 
de mansuétude pastorale, de simplicitéetde fermeté, . 

Mer de Miollis n’a brillé par aucune des qualites qui font réyssir ou 
donnent un certain, éclat dans le monde. Il n’a été.ni orateur, ni pen- 
seur, ni écrivain, ni théologien, Mystique, , iln’en euf pas les dehors; 
chrétien de la primitive Fglise, il ne sortit pas des voies ordinaires et 
en apparence communes de la sainteté. Il viga 4Ja perfection du pré- 
tre entouré de ses ouaijles, dy, ban, pastepr conduigant-son froupeau 
aux sacrés paturages de la foi et de,’ amaur de. Diep. (C’ étaient 1a ses: 
images familiéres. Et cependant i.se tvaila de pasteur, négligent, de - 
prétre indigne, Son existence d' évaque s éopula hyumblement a }'om- 
bre du sanctuaire, dans.la paix de seg montagnas, eccupée.a visiter, 
4 évangéliser de pauyres hameaux. Tou, hai -yint donc le prestige 
trés-réel, universel, qui le, transforma, méme avant sa.mort, en saint, 
légendaire? Car il a eu, il asa légende, nan pas ,AManesque, mais . 
pieuse, qui, comme cela se passail,.au moyen Ags, sera J'expression . 
des meilleurs sentiments du peuple, jant,qu’on n’ayra pas arraché. 
de son cceur la foi en pne Providence divingement,rAmpueératrice. La 
réponse a4 cette question doit se trouver dans ces pages; elles n’ont 
pas d’autre but. 

Sa figure est une de celles qui ne s’oublient pas. Malgré le triste 
et prompt effacement auquel sont voués tous les souvenirs, elle nous 
semble toujours présente et vivante. Les années ne lui enlevérent rien 
de son expression et l'embellirent encore d’une majesté incompara- 
ble. Des traits réguliers, nobles et fins, un visage tranquille, aux 

en ee ee to Nb atte EP be 


{ Un savant gerlésiastique,, M. Lhbd Bon dik, a prononté a Digna, le: £2 soptesa- 
bre 1845, et publié la méme année un SO aeaurs. sur la wig et, les.perius de Mgr, de 
Miollis (veuve Guichard, 1 vol. in-8° de 291 pages). Ce discours et les notes trés- 
instructives qui 'accompagnent renferment histoire de Vépiscopat du saint évéque.’ 
Nous nous en semmes utilement servi. cbt 


MONSEIGNEUB DE MIOLLIS. sit 


lignes correctes,-un beau front, des yeux, un teint ol paraissait se 
refléter sa candeur; ef, avec cela, ce qui n'est ni ordinaire ni néces- 
saire dans la jeunesse et devient l’auréole de la vieillesse, un air de 
sérénité et de simplicité, la dignité d’un pentife du Trdés-Haut, la re- 
tenue d'un sage, la bonté d'un pére...; la vertu ne prend pas tou- 
jours ces formes, nous n’osons dird aimables, mais vénérables. Quand 
Dieu les lui donne, on croirait que I’harmonie est parfaite et que la 
trace méme du mal n’existe plus. | 

Au-dessus'deé tout celai les'séritiments' et Yes accents d’une humi- 
lité presque sans bornés, les illuihinations intérieures et l’éclair d’une 
for presque visible... La célébration dé la'mésse le trouvait chaque 
jour dans une sorte de tremblement. Bi la disait‘avdc amour, effusion, 
transports, invyoquant, interpellant & haute‘ voix les trois personnes 
de la Trés-Sainte Frinité. fl récitait son bréviaire comme un poéme, 
d'une voix grave et pénétrée, souvent avec des pauses. Lui qu'on as- 
similait aux anciens patriarches ne connaissait pas d’autre mélancolie 
poétique; il ne souffrait point, par exemple, qu’un chrétien pul s’es- 
timer malheureux sous les coups de l'infortune. Un chrétien devait ne 
‘adresser 4 Dieu que pour obtenir la grace de suppofter l’épreuve et 
le'‘remercier d’avoir mérité celle d’expier. Sa tendresse pour le pé- 
cheur était mélée d’une'inexprimable horreur du mal, et sa tolérance 
alégard des personnes s’alliait 4 une énergie de caractére qui se 
montra biew dans son administration. oe 

‘Vhistoire rapide de son long aposfolat, des traits d’un autre genre, 
et plusieurs fragments de’ sa correspondance, ‘ou il a tracé de lui- 
méme te. plus fidéle portrait, compléteront et achéveront cette es- 
quisse. Mais nous aimons a Ie présenter dés lé début, tel qu’il nous a 
été donné de l’admirer, 4 quatre-vingt-dix aris, avec ses blancs che- 
veux ornant son front d’une couromne. I! rappelait par sa foi, autant 
que par son aspect, tes figures bibliques d’Abraham, de Jacob et de 
Melchisédech, dont les noms lui étaient familiers. : 


Ve I, rf a « , ’ re 


I. 
re ee vo Tg a 

fl était né Ie 19 juin 1753 4 Aix, capitale du Pays de Provence, 
centre séculaire d'études et ville de Parlenient, en ayant toutes les 
meurs. Sa ‘famille offre un exemple des procédés de travail, des ha- 
bitudes chrétiennes d’ordre dans ia persévérance de l’effort, par les- 
quels se fondaient, s'élevaient et se perpétuaient, sous l’empire de 


312 MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. ' 


notre ancienne organisation sociale, les familles d’'hommes de loi. 
Son bisaieul, César Miollis, avait été modeste procureur au Parlement 
d’Aix; son aieul, Jean-Baptiste Miollis, y devint greffier en chef; son 
pére, Joseph-Laurent de Miollis, fut d’abord lieutenant général cri- 
minel de la sénéchaussée, puis conseiller 4 la Cour des Comptes. Ce- 
lui-ci eut seize enfants dont les destinées furent trés-différentes, puis- 
qu'il y eut parmi eux un conseiller 4 la Cour des Comptes, un adju- 
dant général, un évéque, un préfet, un général de division. 

Le futur évéque eut l’enfance d'un saint Louis de Gonzague; et ce- 
pendant il s’accusait plus tard de ce qu'il appelait ses fautes et ses 
erreurs. On s’étonnait, alors on l’interrogeait, il finissait par s’expli- 
quer. Un jour, sa mére l'avait laissé seul dans le salon; et il en 
avait profité pour faire quoi?... Il avait pris un beau mouchoir en ba- 
tiste,,et il y avait découpé une calotte, oui, une calotte de prétre. Un 
autre méfait beaucoup plus grave lui était resté sur la conscience : 
enfant, ilavait pris des raisins dans le champ d’autrui. Cette faute-la, 
il la jugeait inexcusable. 

Il ne pensait qu’a se consacrer & Dieu. II ne quitta la maison pater- 
nelle que pour commencer ses études au grand séminaire d Aix. 
L’état de son dme, dans un moment si solennel de sa vie, nul ne peut 
mieux le rendre que lui-méme. Soixante-cing ans aprés, il écrivait 
aux prétres et aux éléves du grand séminaire de Digne : 

« Mes fils dans le sacerdoce, je pense que vous aspirez toujours a 
« marcher 4 grands pas dans les voies des ministres des autels...; 
« que vous étes toujours Filiilucis, Ecemplum fidelium; que chacun de 
« vous est Homo Dei, Bonus odor Christi, Salterrz ; que vous étes tous 
« des lampes ardentes. Oh! quelle joie dans le ciel!... 

« Q jeunes éléves ! commencez 4 étre des Stanislas Kostka, et vous 
« qui étes destinés 4 monter bientét 4 l’autel, soyez des Louis de Gon- 
« zague, des Vincent, des Laurent, etc. 

« Q Jésus! souffrez que moi, minimus apostolorum, ces Tobies et 
« ces archanges Raphaéls, nous pénétrions toujours plus avant dans 
« votre divin coeur. Puissions-nous, chaque jour, nous y trouver tout 
« brilants, tout embrasés, tout enflammés et méme nous consumant 
a d'amour, éprouvant de vifs sentiments de joie, d’allégresse et de 
« véritable jubilation! » 

On le verra bien dans d'autres extraits de ses lettres! : il ne parlait 
jamais qu’au nom et sous V’inspiration du divin amour. Il n’ouvrait 
la bouche que pour méler a ses discours, parcé qu’ils, étaient mélés a 
sa vie, les choeurs des anges, des séraphins, et, selon ses expressions, 
toutes les Ames séraphiques « répandant sur la terre l’odeur suave 


1M. Pabbé Bondil en a publié une précieuse collection 4 la suite de son discours. 


MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. O15 


de ‘humilité, de la pauvreté d’esprit et de la mortification. » La 
haute idée qu'il se faisait de la sainteté du prétre lui causait une sorte 
d'effroi : « ll doit, écrivait-il, penser comme un consacré a Dieu, les 
affections de son cceur sont celles d’un consacré a Dieu, toutes ses ac- 
tions intérieures et extérieures sont celles d’un consacré a Dieu!. » 

Il fut ordonné prétre le 20 septembre 1777; et, aprés avoir élé suc-: 
cessivement vicaire 4. Brignoles, capiscol de la collégiale de Barjols, 
il vint se former a la direetion.spirituelle des {mes comme aumdnier 
des Ursulines d-Aix, on méme temps que s'inilier 4 T’exercice prati- 
que de la charité. Il nows suffit-de‘mentionher ses premiers essais 
d'apdtre. On le vit sa faire le:prédicateur, le missionnairc des men- 
diants de l’'hospice, dahsisa ville natale, et des témoins ont dit quelles 
larmes il leur arrachajt. Il s’agsocia aux travaux d'une ceuvre émi- 
nemment popplaire dent al. devil ensuite Je wupérieur, et qui, au- 
jourd’hyi enggre fiddle,@ ses 4rdditions,-esb nen @ipne'd’étre proposée 
pour mpdéle : il-fyt.le plus.zelé catéchiste: des: enfants de la campa- 
gne. Un trait se place naturellement ici. 

('était_un djmanche matin, abbé de Miollis allait faire le caté- 
chisme. IL rencontre, non loia'd’Aix, an berger qui gurdait ses mou- 
tons, l'ahorde ef vemt savoir sal a entenduila sainte mésse. 

— Non, répond celui-ci,-ja. me puis laisserl4 mon troupeau. 

— Eh bien, mon: ami, alles, Adamesso; ie gatderai les moutons a 

wraleas ‘¢ hens 

o il Jes garda en effet j jusqu ‘wretour du berger. 

On cite de lui une anegdate mdins fadile Airaconter, parce que nous 
ne sommes plus au, siécle des patriarches.: Elle est postéricure de 
bien des années. L’éyéque, et non pliissimplement te prétre, fait une 
semblable rencontre dans led-montagnes des Alpes, di les enfants ont 
presque fous la charge de garder les bestiaux.'Un de ces enfants est 
la, devant lui, pleurant 4 chaudes larmes: il‘ perdu un agneau, et le 
maitre est sévére. L’évéque se souvient del’artifice employé en parei] 
cas, demande un couteau, et provoque un cri de la mére a son petit 
égaré, qui accourt des profondeurs d'un fourré. Et l'enfant de saluer, 
de célébrer le génie de ce curé & soutane violette, prés duquel son 
maitre. lui-méme n'est qu'un ignorant. Un aimable fabuliste proven- 
cal a narré cette histoire en quelques vers* dignes du bon la Fontaine. 

Le caractére et la simplicité de Mgr de Miollis se peignent la tout 
entiers. Le langage, les paraboles et les exemples de l’Evangile, conve- 
naient 4 sa nature, et il ne lui en fallut pas davantage pour toucher 
jusqu’aux larmes les populations des Alpes. 


1 Lettre du 14 décembre 1839. 


Ai L raesque et lou Pourqueiroun. — Contes, fables et épitres, par M. Diouloufet, 
x, 1829) 


Jom 1862. 21 


314 MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 


« Semez le bon grain, leur disait-il; veillez toujours plus soigneu- 
sement 4 ce que les oiseaux ni les passants ne l’enlévent. Cultivez 
bien le champ spirituel de votre 4me, et les herbes inutiles n’ étouffe- 
ront pas le bon grain. » 

La Révolution le laissa se dévouer parmi les siens; mais la Consti- 
tution civile du clergé le forca 4 s’exiler en 4792. Il s’achemina vers 
Rome, centre encore respecté et tranquille de l’unité catholique. 
Comme toutes les belles Ames, il n’y trouva que des aliments & sa 
piété; il s’y livra méme a un travail considérable sur Rome paienne 
et Rome chrétienne, et ses notes coordonnées ne forment pas moins 
de onze volumes in-8° manuscrits. Il ne parlait plus tard de ces grands 
souvenirs, comme de toutes choses, que pour s humilier. 

« Dieu a voulu, disait-il, qu’étant & Rome j’offrisse le saint sacri- 
fice de la messe 4 l’'autel of l'on a placé un magnifique reliquaire du 
bras droit de saint Frangois-Xavier... Si j’en eusse été digne, des 
flammes de }’amour divin eussent pu sortir des ossements de ]’apétre 
des Indes et s’attacher 4 moi pour consumer mon cceur. » 

I ne rentra en France qu’en 1802, aprés le Concordat. On ne ui 
donna d’abord que les modestes fonctions de vicaire a l’éghise métro- 
politaine d’Aix; puis, en 1804, on lui confia la cure cantonale de 
Brignoles. Les situations aussi humbles que possible étaient celles 
qu’il préférait. 

a Si le chef de l’Eglise m’écrivait : « Descendez de votre siége, et 
« allez diriger la plus petite paroisse de votre diocése, » je partirais 
aussitét. » 

Ce que Mgr de Miollis exprimait dans la suite, il le pensa avec 
trouble et en tremblant, lorsque les honneurs de |’épiscopat vinrent 
le chercher. Nommé évéque de Digne (28 aout, 23 décembre 1805), 
il se sentit accablé par la conscience de sa faiblesse, et il regretta 
toujours d’avoir accepté. 


IY 


La Haute-Provence n’a jamais été un pays trés-heureux, avant 
méme qu'elle edt connu dans toute son intensité le fléau du déboise- 
ment, et qu’aux ravages des torrents se joignissent les suites inévita- 
bles de la centralisation moderne. Son sort était cependant moins a 
plaindre quand elle faisait corps avec la Basse-Provence, dont la ri- 
chesse venait en aide & sa pauvreté, lorsqu’il y avait un libre espril 





MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 315 


municipal conservateur des foréts et des montagnes pastorales, et que 
les grandes villes n’absorbaient pas dans leur sein le travail et les 
travailleurs. | | 

La Haute-Provence est devenue I’humble département des Basses- 
Alpes, qui suffit avec peine a ses charges. Les habitants sont toujours 
actifs, intelligents, laborieux, trés-économes de leur fortune, mais 
peu du plu’ nécessaire et du premier des capitaux, le sol. Il y a cin- 
quante ans, ils avaient gardé, au sortir du cataclysme révolution- 
naire, des vestiges aujourd hui trés-effacés de leurs meeurs chrétien- 
nes, beaucoup de leurs traditions domestiques, communales et 
patriarcales. C’est alors que la Providence leur envoya le bon prétre 
que nous connaissons, un évéque fait en quelque sorte pour elles. 

Privilége inappréciable de la for! Les gouvernements ne donnent 
des administrateurs 4 des pays si déshérités que pour leur laisser 
bientdt le regret de leur trop court passage. L’Eglise a d’autres solli- 
ciludes, elle leur donne des évéques, c’est-a-dire des pasteurs et des 
peres; elle les leur consacre 4 jamais, ou, si elle les leur enléve, c'est 
par exception et presque malgré elle. 

L'église de Digne, les populations des Basses-Alpes, ont eu, de 1806 
a 1838, un de ces évéques modéles. Il a été vraiment tout a elles; 
elles l’ont vraiment possédé, et elles l’ont aimé, parce qu'il était im- 
possible de ne pas l'aimer. 

On n’attend pas de nous que nous tracions ici le tableau d'une exis- 
tence épiscopale dans ces pays de montagnes, isolés, séquestrés, ou 
la plupart des paroisses sont la pauvreté méme, et cela au lendemain 
d'une révolution qui avait tout dispersé, tout détruit, hormis la foi 
robuste de quelques paysans. Cette existence, le dévouement surna- 
turel du prétre l’accepte avec joie et courage; ces labeurs de l’apos- 
tolat au milieu de contrées inaccessibles, seule sa force morale peut 
y suffire; cette pauvreté, seuls aussi les sacrifices, la charité inépuisa- 
ble de l’évéque, lui donnent un peu de soulagement, lorsque l’année 
a été mauvaise et que les récoltes ont été emportées. 

La ne doivent pas se borner les soins et les soucis de ]'’évéque. Les 
maisons d’éducation, les communautés religieuses, sont les asiles de 
lenfance et de la jeunesse, les gardiennes des meeurs, les boulevards 
de la foi. Un pays sans maisons religieuses manque du plus précieux 
des biens. Or il faut les soutenir. 

Mgr de Miollis suffit & cette tache multiple et immense, dans un 
temps d’universelle reconstruction. Il fut le bienfaiteur, le rénova- 
leur des Basses-Alpes. Il y fonda ou concourut 4 y fonder plus de trente 
eglises ou chapelles, batit en partie a ses frais et dota de ses derniéres 
economies un grand séminaire. Voir s’élever, puis bénir les temples 
ou se chanteraient les louanges du Seigneur, c’était pour lui un bon- 


316 -MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 


heur auquel il associait les anges et tous les saints, et il lui ar- 
riva de s‘ensanglanter la main en consacrant dans un jour des cen- 
taines de pierres d’autel. Il fit de méme pour les écoles, pour les 
communautés vouées 4 Il’instruction, les encouragea, les subven- 
tionna au point de devenir leur caissier. 

Une biographie préciserait les détails que nous groupons. L’étude 
de l'homme doit se porter plus spécialement sur les inspirations de 
son 4me. Le peuple des Basses-Alpes, avons-nous dit, parlera long- 
temps de la simplicité évangélique et de la charité de Mgr de Miollis. 
C'est sa voix que nous allons, en quelque sorte, emprunter en tradui- 
sant son idiome provencal. 


IV 


On se souvient de ces visites pastorales, de cette ardeur apostoli- 
que, que ne déconcertaient ni la pluie, ni la neige, bravant les mau- 
vais chemins, les ascensions périlleuses et les torrents. Il se servait 
d'une vieillejcarriole connue de tout le département, et, quand la car- 
riole ne pouvait servir, il employait un Ane non moins connu. 

La monture précédait l’évéque suivant a pied, entouré du curé, des 
notables et des paysans sortis en foule de leurs chaumiéres. Les hom- 
mes n’avaient pas de fausse honte, ils s’agenouillaient; les femmes lui 
présentaient les enfants, sur les fronts desquels il tragait le signe de 
la croix. Il était heureux de ces réceptions et de ces bénédictions 
qu il prodiguait. Elles lui faisaient oublier la fatigue et les dangers. 
Un jour, l’ouragan le surprit entre des précipices : 

« Monseigneur, nous sommes perdus! » s’écrie son compagnon de 
route. 

Il entonna pour toute réponse le chant des trois Hébreux dans la 
fournaise : 

« Benedicite, omnis imber et ros, Domino; Benedicite, fulgura et 
nubes, Domino. » 

Il préchait toujours dans ses courses pastorales. Pendant son épis- 
copat, il se fit missionnaire 4 Embrun, Saint-Bonnet, Riez, Digne, Sis- 
teron, Oraison, Manosque. On accourait pour |’entendre, bien qu’il ne 
fit nullement orateur, que son style n’edt rien d'académique et qu’un 
grasseyement de langue nuisft 4 sa diction. Nous ne voudrions pas 
exagérer l'effet qu'il produisait; et cependant il est certain qu'il 


MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 317 


exercait un ascendant & peine croyable*. Son grand esprit de foi pé- 
nétrait jusqu’au fond des consciences. Les braves gens de la campa- 
gne se sentaient remués dans leur inertie : ils se pressaient autour de 
lui et il les confessait, Dieu sait avec quelle joie! On voyait en sa per- 
sonne l'image du Sauveur Jésus, « l’unique et tout-puissant média- 
teur, comme il le disait, entre son Pére céleste et les hommes les 
plus coupables, le pacificateur entre le ciel ef la terre si souvent 
souillée de crimes, l’unique bon pasteur des Ames. » On savait dans 
toutes les Basses-Alpes une de ses exhortations pour la confirmation. 
Il commencait invariablement par cet appel : 

a Mes enfants, ouvrez la porte de votre coeur, ouvrez-la bien. » 

Puis, quand le divin Esprit était descendu a sa voix : 

« Fermez-la maintenant, fermez-la bien, afin que le Saint-Esprit 
n’en sorte plus. » 

C’était d’une simplicité toute primitive, c’était néanmoins toujours 
beau et toujours nouveau, tant le coeur fait l’éloquence. 

De tels souvenirs ne se perdent pas. Aucun de ceux qu'il a confir- 
més ne |’a oublié non plus que son sermon, et ila confirmé plusieurs 
générations en Provence. Confirmé, c'est le mot, car il a posé dans 
leur Ame les fondements inébranlables de la foi. La Provence entiére, 
dont il fut plusieurs années lévéque, l’a vu de la sorte, elle se le rap- 
pelle sous ces traits et dans ses visites. Les anciens vous diront com- 
ment il évangélisa le Briangonnais, les cantons perdus de la Grave et 
duDevoluy dans les Hautes-Alpes*; comment, de 1810 4 1819, jusqu’a 
larrivée de Mgr de Bausset, il suppléa 4 la vacance du siége d’ Aix; 
comment il parcourut les deux départements des Bouches-du-Rhdne et 
du Var *, confirmant, ordonnant les prétres, jamais las, sans cesse de- 
bout et par chemins. 

Ses tournées élaient de véritables fétes pour les paroisses : les cu- 
rés le désiraient comme un pére. Il aimait, selon son expression, les 
bons curés, ceux qui avaient le coeur au travail, et n’admettait pas 
quils pussent croire avoir fini leur journée. Quand ceux-ci le visi- 
taient a l’évéché, il les accueillait avec tendresse, les faisait asseoir a 
sa table. Annongait-on un personnage, |’évéque retenait le pauvre 
desservant prét a sortir. 

« Monsieur le curé, restez, vous n’étes pas de trop. » 

Il était sévére devant la mollesse et le mauvais vouloir. Dans ses 
retraites ecclésiastiques, ot il présidait & l’assemblée de ses prétres 


' Discours sur la vie et les vertus de Mgr de Miollis, page 57. 

* Pendant dix-sept ans, et jusqu’a la création de l’évéché de Gap en 1823, Mgr de 
Miollis eut sous sa juridiction les Hautes et Basses-Alpes. 

* Le diocése d’Aix comprenait alors ces deux départements. 


318 MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 


comme Jacob environné de ses enfants et petits-enfants, il avait le 
talent de peindre Jes défauts d'aprés nature, et ses avertissements 
paternels ne manquaient pas de mordant. Un curé vint se plaindre 
de l’ennui qui le gagnait et lui demander une paroisse od il edt plus 
a faire. | | 

« Monsieur le curé, lui répondit-il, votre ange gaftdien n’a que 
vous pour paroisse,'et il en a déja bien assez.» 


4 


V. 


Sa charité n’a presque pas besoin d’étre louce : elle est passée en 
proverbe. fl avait distribué son bien patrimonial & sa famille; plus 
tard, il s’était dépouillé d'un héritage entre les mains d’un de ses ne- 
veux, 4 charge de pension; il ne disposait guére que d’un traitement 
de quinze mille francs, réduit en 1832 4 dix mille. La répartition en 
était toujours faite avant les échéances. fl dressait son budget, ayant 
sous les yeux ceux qu’il appelait ses pauvres : son séminaire, ses pa- 
roisses, ses communauteés réligieuses. Les pauvres de Digne avaient 
naturellement une des meilleures parts; pour eux, six & sept 
cents francs en argent chaque hiver, douze 4 quinze cents francs de 
drap. Le drap était grossier, mais épais et d’un long service. Du reste, 
I'évéque s’en vétissait lul-méme, aprés l’avoir fait teindre en violet, 
et, quand l’étoffe était usée d’un cété, il Ja retournait de l’autre. Le 
surplus de son costume n’était pas moins simple; une pidce s‘ajoutait 
sur une pidce déja mise, pour tout ce qui se dérobait a la vue. ‘La dé- 
votion des couturiéres pouvait seule soutenir leur bonne volonté et 
inspirer leur sagacité dans un travail si ingrat. " 

It donnait beaucoup aux communautés religieuses qui se vouent 4 
l'éducation de la jeunesse; et c’est ainsi qu’il dépensa cent ‘quinze 
mille francs pour ]’établissement des Ursulines. La chapelle s’écroula 
avant l’achévement des constructions. On lui en porta'‘la nouvelle, 
non sans crainte. SO 

« Eh bien, nous trouverons les matériaux sur place. » 

fl n’en dit pas davantage. Pe 

On a parlé de la simplicité de sa table. Des convenances impérieuses 
seules pouvaient lui faire accepter qu’on servit trés-exceptionnellement 
de la volaille ou du gibier. Pendant lecaréme, il s’interdisait d'une mia- 
nidre absolue le poisson, le lait et les ceufs. II ne connaissait pas l’usage 
du sucre, il en avait perdu le gout, au point qu'il ne s’apercevait 


MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 319 


plus de certaines fraudes affectueuses. Nous éprouvons ici quelque 
embarras. Il est des anecdotes, et en grand nombre, qui circulent 
sur Mer de Miollis; elles se répétent a la veillée sous le chaume et font 
la joie de bons curés de campagne imitant a l’envi l’accent, la bonho- 
mie patriarcale du vénérable prélat. Mais la causerie a des libertés 
dont ne jouit pas la plume. On vous citera, par exemple, l’histoire 
d’un poisson al’aspect duquel, dans un diner d’apparat, fut prononcé, 
avec un sourire, le mot de luxe. Le mot alarma I’évéque, et le pois- 
son fut sur-le-champ envoyé aux pauvres de I’hépital. 

On parle aussi de ses mortifications. Mgr de Miollis ne se chauffait 
pas ou presque pas dans les plus gros froids. Deux tisons se touchant 
4 peine offraient un simulacre de feu, et ils duraient longtemps. A 
quatre-vingt-dix ans, et lorsque, retiré a Aix, il ne quittait plus sa 
chambre et méme son fauteuil, il ne cessa de s’imposer cette priva- 
tion que par esprit d’obéissance. 

L'amour de la pauvreté n’excluait pas chez lui le sentiment de la 
dignité épiscopale. Tout son luxe était consacré aux ornements sa- 
cerdotaux, qu’il portait avec majesté et un air remarquable de gran- 
deur. Il habita pendant dix-neuf ans la maison d’un simple particu- 
lier. Il était d'un 4ge avancé, quand, pensant & son successeur, il 
demanda la restauration de l’ancien évéché : 

«Je ne puis me promettre un long avenir, disait-il au préfet le 
93 juin 1824; aussi je ne vous écris que pour ne pas donner lieu a 
mon successeur de regretter que je n’aie fait aucune démarche. 
Quant 4 moi, je ne veux plus que me dire comme un personnage des 
livres saints : Solum mihi superest sepulchrum. » 

Un état des objets 4 acquérir fut dressé par lui. Il ne convint pas au 
préfet, qui trouva les gots de l’évéque trop simples et craignit d’a- 
voir bientot a refaire le mobilier. Et encore |’évéque mit sous clef 
bien des meubles superflus & ses yeux; les glaces ne furent pas enle- 
vées, mais elles demeurérent couvertes. , 


VI 


Cet homme plein de mansuétude, cet apdtre des campagnes, cet 
humble prétre qui croyait certes bien que le royaume de Dieu nest 
pas de ce monde, fut en méme temps un des plus dévoués non-seule- 
ment 4 la souveraineté spirituelle du Pape, mais aussi 4 sa souveral- 
neté temporelle, garantie d’indépendance pour toute la communauté 


320 MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 


des chrétiens. 1] fut un des champions les plus inébranlables, les 
plus résolus, des droits de |’Eglise; il eut une fermeté égale 4 sa cha- 
rité apostolique. Une fois, i] fut mis en présence du maitre du monde, 
s'efforcant de vaincre les résistances de Pie VII. Mgr de Miollis fut ap- 
pelé avec les autres évéques de France et d’Italie au concile nationa} 
de 1811, ot il s’agissaitde provoquer un véritable schisme, au nom 
et sous le prétexte de la nécessité. Il partit de Digne, en se recom- 
mandant aux priéres de son séminaire et de sa famille. Il nest pas 
besoin de raconter une nouvelle fois |’histoire de ce concile, et d’ajou- 
ter que Mgr de Miollis s’associa aux courageuses protestations des de 
Broglie,‘des de Boulogne, des Daviau, etc. Napoléon I" avait entendu 
parler de lui comme d’un évéque de la primitive Eglise : il voulut le 
voir de prés et le gagner. Mgr de Miollis, et c’est ici un des traits de 
sa vie les plus connus en Provence, s’en tira avec une bonhomie qui 
semblait autoriser ses libertés toutes chrétiennes. 

« Sire, répondit-il 4 l’Empereur, je suis dans l’habitude de ne 
prendre aucune décision importante sans avoir consulté le Saint-Es- 
prit. Je vous demande un peu de temps. 

— Eh bien, faites, dit Napoléon, et vous m’apprendrez demain ce 
que vous aurez résolu. » 

Le lendemain, l’'Empereur aborda de nouveau Mgr de Miollis. 

« Eh bien, monsieur |’évéque, que vous a dit le Saint-Esprit? 

— Sire, pas un mot de ce que Votre Majesté a bien voulu me dire 
hier. » 


Vil 


Au printemps de I’année 1838, Mgr de Miollis, ayant alors quatre- 
vingt-cinq ans, sentit enfin le poids de l’age. Il avait été évéque 
jusqu’au terme de la vieillesse, c’est-4-dire le premier au travail et a 
la chaleur du jour. [] n’aspirait qu’a la retraite, qu’é réparer, selon 
son expression habituelle, ses innombrables manquements. 

« Je vous veux trop de bien, disait-il 4 un ami, pour vous souhaiter 
trois heures seulement d’épiscopat. C’est un fardeau accablant que 
celui dont est chargé un évéque; il était trop lourd pour moi. » 

Le 24 octobre, il assembla les chanoines de sa cathédrale et leur fit 
des adieux touchants. Le vieillard Siméon semblait s’exiler lui-méme 
du sanctuaire. Quinze jours aprés, il arrivait 4 Aix, chez sa sceur, 
madame de R..., n’emportant avec lui que deux charrettes de hagage, 
dont quelques meubles grossiers formaient la meilleure partie. 


MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 324 


Ce fut 14 un de ses crimes. Un évéque emporter tant de meubles, 
en plein soleil! quel scandale! Encore, s'il n’était que curé! Un curé 
peut avoir quelque chose 4 lui; mais un évéque! c’est différent. Le 
gouvernement le nomma chanoine de Saint-Denis; il en fut désolé; 
car il entendait, disait-il, travailler sérieusement 4 étre humble. On 
insista autour de lui, 11 suffit de revendiquer l’intérét de ses pauvres, 
des écoles qu’il subventionnait; et il accepta. 

I] mena dés lors une vie toute claustrale, toute de méditations et 
d'oraisons. Il quitta la soutane violette, et, prenant les livrées de la 
pauvreté, il se couvrit de bure. Son appartement était pour lui un 
tombeau oti] commencerait 4 ensevelir et & expier ses fautes. 

« Je suis un évéque mort, s’écriait-il, Dieu m’a expulsé de l'épis- 
copat, du sacerdoce, du saint des saints, et méme de toute réunion 
de fidéles. Que sa volonté soit faite! » 

Une maladie survenue en 4840 avait en effet aggravé ses infirmités; 
il ne pouvait plus célébrer la messe. I] shumiliait en bénissant le 
Seigneur, il se déclarait indigne d’approcher de l’autel, et se frappait 
la poitrine 4 la face de Dieu et de ses anges. 

« Dans le recoin de la piéce qui doit étre mon logement jusqu’a la 
« mort, écrivait-il en aout 1842, je ne sais que me dire 4 moi-méme : 
« Pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas réservé un cachot jusqu’é mon 
« décés? 

« En jetant un coup d’cil sur toute ma vie passée, je me dis a 
« moi-méme : Hélas! Dieu me traite trop favorablement. Ne se- 
« rait-il pas toujours juste, s'il m’atterrait sous le poids de ses chati- 
« ments‘? » 

« Je descends tous les jours vers le terme de ma caducité, répé- 
« tait-il une autre fois. Mais comment se fait-il que je ne deviens pas 
«meilleur, beaucoup plus homme de priére et d’oraison, tous les 
« jours plus humble de cceur, plus détaché des choses de ce monde?... 
« D’od vient que je n’ai pas été plus pénitent, plus rempli de haine 
« contre mon propre corps, plus dédaigneux des soins temporels et 
«et des commodités de la vie? 

« Ego vir videns paupertatem meam. Je suis un chrétien qui, a la 
« fin d’une longue vie, me vois réduit 4 une extréme pauvreté spiri- 
«tuelle, et méme, en quelque sorte, 4 une grande faim spirituelle; 
«et je pense bien peu a l’assouvir ou presque point. Hélas! hélas! 
« hélas ! je perdrais presque courage’. » 

Toutes les lettres formant sa correspondance spirituelle se termi- 
nent ainsi ou 4 peu prés. Elles ne sont qu’une plaintive et touchante 


‘ Lettre 4 M. Meirieu, alors grand vicaire, nommeé depuis évéque de Digne. 
? 12 juillet 1842, 


322 MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 


accusation « de ses faiblesses, de ses inconstances. » Il se transporte 
par la pensée 4 Digne, au milieu dé ses « sceurs séraphiques » dé 
Sainte-Ursule, de ses fils dans le sacerdoce. Il les prie de recevoir 
leur nouvel évéque, Mgr Sibour, « comme un ange ‘du ¢iel qui fera 
oublier tous ses manquements’'. » I] sollfcite .« leurs cris vers le ciet 
en sa faveur, » un souvenir « pour le pauvre détenu. » It les porte, 
lui, tous et toujours, « dans son vieux cour. » 

« Dans mon vieux age, écrit-il 4 M. Jordany, : alors supérietir du 
« grand séminaire, aujourd'hui évéque de ‘Fréjus, je mie suis va pres- 
« que en danger de mourir de faim de vos lettres*.» —‘' 

Quelques-unes de ses lettres sont admirables de simplieite et de 
piété. 

« Accueillez le nouveau don, dit-il aux illes*ae Sainte-Urinle, ex 
« témoignant votre reconnaissance 4 Dieu seul. Je ne suis qu'un in- 
« strument dont il s’est servi en votre faveur. Ainsi, vous ét vos 
a seurs, ne me faites plus: de remerciments, faites-les 4 Diew 
« seul. t 

« Dans la position ou je suis, ai besoin qu'on prie‘ Dieu de me 
« faire part de ses miséricordes éternelles. Je ne devrais' cesser, dans 
a aucun instant de la journée, de m’accuser,' de me jugér, de me con- 
« damner, de me sacrifier, enfin de m ‘immoler 4 la jestice divine. 

« Puissent les cceurs de yous toutes se trouver tout brilants d’s- 
« mour, tout embrasés d'amour, tout bouillonnants’ d'amour, tout 
« enflammeés d’amour’pour ce grand Dieu ! O quelle joie si vous étiez 
« dignes de vous voir comme sur le point méme de vous’ consumer 
« d'amour! Tout indigne que je suis moi-méme, j'offre mes suppli- 
« cations au divin Sauveur des Ames, afin que cefa' puisse: avoir lieu 
« i ]’égard de chacune de‘vous. » rte 

' Voila d'amour des saints, voila comment ils se'‘jugent et s’accusenit.. 
Le vénérable vieillard qui se condamnait de la sorte voyait son succes- 
seur 4 Digne, Mgr Sibour, et tous les évéques de passage en Provence, 
venir se jeter & ses pieds et solliciter sa bénédiction; il s’en humifliait 
encore davantage. II faudrait offrir ici le tableau de sa mort, arrivée 
le 27 juin 1843, dans la plénitude de ses facultés physiques et de sa 
vie morale. Ii nous a été donné d’en étre le temoin, et nous ne croyons 
pas pouvoir assister 4 un plus grand spectacle qu’A celui de cet 
évéque rendant son 4me & Dieu avec c la majesté d’un Juste de l’an- 
cienne loi. 


144 février 1840. 
24 aott 1840. 
* 5 janvier 1842. 





MONSEIGNEUR DE MIOLLIS. 325 


VIil 


« Que mes funérgilles, avajt-il dit dans son testament, soient sans 
«appareil, qu’il n’y ait ni tentures, ni écussons, ni armoiries. Je 
« veux que mon corps soit porté dans le sanctuaire de la cathédrale 
«de Digne et déposé par terre entre six cierges 4 droite, autant a 
« gauche; qu'une simple pierre sépulcrale couvre le lieu de ma sé- 
« pulture, et qu'il n’y ait d’épitaphe que ces mots : Orate pro eo. Je 
« compte qu'il ne sera pas question de moi dans la chaire de vé- 
« rité. 

« Hélas! hélas! hélas! je compte aussi sur les suffrages des bonnes 
« 4mes, afin que Dieu me fasse part de ses infinies miséricordes. » 

Pour la premiére fois, on ne lui obéit pas, parce qu’on ne le put 
pas. Il y eut autour de ses restes exposés 4 la vénération des fidéles 
une manifestation populaire, telle qu’on n’en avait jamais vu a Aix 
et surtout 4 Digne. 

Les paroisses s’échelonnaient sur la route, en autant de proces- 
sions, méme au milieu de la nuit. Les habitants des Alpes descendus 
de leurs montagnes firent de son convoi une grande solennité chré- 
tienne, |’exaltation des reliques d’un saint. Les murs de Digne furent 
couverts de draperies, d inscriptions; des arcs triomphaux s élevérent 
sur les places publiques. On exposa son corps ‘dans ‘la datHédrale, 
avec la crainte des entrainements de la foi populaire. Les: tenflures du 
char funébre et deux cyprés ornant Je catafalque furent mis ¢n mor- 
ceaux, que la foule se distribua. Les moindres vétements dé Mgr de 
Miollis furent l’objet de demandes sans nombre: ‘ ett, 

Une de ses dispositions testamentaires put étre religieusement ob- 
servée. _ 

Aujourd’ hui, derriére le mattre-autel de la cathédrale de Digne, et 
sur une pierre tumulaire, on lit ces mats; Orate pro eo. Le nom n'y 
est pas; mais il est dans le coeur du peuple, et, ce qui vaut mieux en- 
core, dans le coeur de Died. '') “0 ; 


eh opeeege e Vegas . ag 
seers eet. Cadaves ‘pe’ Ressk:: 


“ . per OS j 
oa ee. t . . ¢t 





LAGE D’OR 


— EGLOGUE — 


DAPHNIS, TITYRE. 


DAPHNIS. 


Etends-toi sous ce hétre, et devisons, Tityre 
Reviens 4 tes moutons et quitte la satyre. 

Lacher des vérités, vois-tu, c’est un travers 

Dont se mordent les doigts tous les faiseurs de vers; 
C’est un mauvais métier qui nourrit mal son homme 
Et qui le rend suspect aux magistrats de Rome. 

A quoi t’auront mené ces grands airs de vertu? 
Notre époque a du bon; que lui reproches-tu ? 

On peut se divertir, on peut remplir sa poche, 

Ce temps est libéral; tate un peu ma saccoche! 
L’esprit de notre siécle est honnéte, élevé, 

Doux, large et tolérant... on te l’a bien prouvé. 


AGE D'OR. 
TITYRE. 


A suivre tes conseils ton exemple m’ invite, 
Daphnis, i] fallait donc me sermonner plus vite, 
Berger sage entre tous! jeus tort, je le vois bien, 
Lorsqu’avec mon troupeau je compare le tien. 

Tu possédes cent beeufs, j'ai douze brebis maigres ; 
Tu vis de gras agneaux, moi de fromages aigres; 
Tu t’arrondis; tu fais une bonne maison; 

Tu réussis, Daphnis, tu dois avoir raison. 

Parle, et je t’obéis comme 4 Pan notre maitre, 
Quand il guidait mes doigts sur la flite champétre. 
Donc, pour plaire 4 chacun et vivre largement, 
Quel air faut-il jouer et sur quel instrument? 


DAPHNIS. 


Mon Dieu, rien de trop neuf! Laissant 14 ta morale, 


Tu peux comme au vieux temps chanter la pastorale, 


Les roses, le sainfoin, le pasteur Corydon, 

La belle Amaryllis et son mol abandon, 

Le miel de |’4ge d’or, les jeux dans les prairies... 
Tous nos hommes d’Etat aiment les bergeries ; 

Rien de tel pour calmer les noires passions 

Et nous donner l’horreur des révolutions. 

Mais ne va plus, au moins, te perdre dans les nues 
A travers tes foréts, tes climes inconnues, 

Qu dans l’air libre et pur les vautours font leur nid, 
Ou }’on fuit les tyrans jusque dans l’infin, 

Ou la liberté gronde avec les avalanches.... 

Qu, quand j’y passai, moi, j'ai vu scier des planches. 


325 


376 


LAGE D'OR, 


Dans tes glaciers, enfin, ne va plus t’enfermer; 
On ne te lirait pas de peur de s’enrhumer. 
Rentre un peu dans la plaine, au moins on peut t’y suivre; 
La vigne et les vergers permettent d’y bien vivre, | 
Non loin du poulailler, — et, nargue aux beaux discours, — 
Le pot-au-feu ne bout qu’auprés des basses-cours. 
Pourquoi donc tes bergers devant une bouteille | 
N’iraient-ils pas s’asseoir et chanter sous la treille? 
Les vieux hétres touffus ne sont plus trés-communs. 
L’eau pure et les torrents font peur a quelques-uns ; 
La poésie en est trés-mal réconfortée. 

Peins-nous des lieux, des mozurs plus a notre portée. 


TITYRE. 


C'est dit; mais sois encore indulgent, cette fois, 
Pour un travers d’enfance apporté de mes bois. 
Laissé-moi commencer par faire une priére, 
Comme si j’étais seul, la-haut, sur ma bruyére : 


J'invoque donc les dieux qui m’ont fait ces loisirs; 

Joffre humblement, — docile 4 tous les bons plaisirs, — 
Selon le rite ancien et la rubrique neuve, 

Un boeuf 4 Jupiter, un cierge 4 Sainte-Beuve... 


Et maintenant, a bas Jes grands mots attristants ;, 
Bon appétit, bon somme a tous les assistants ! 

A l’est, au nord, au sud, je salue & la ronde, 

Et je signe d’avance : Ami de tout le monde. 
Suis-je bien dans le ton? 


LAGE DOR. 327 


DAPHNIS. 


Pas trop mal débuté! 


TITYRE. 


Bon! mais sur quel sujet parlais-je en vérité? 


DAPHNIS. 


Un seul, Tityre, un seul est toujours & la mode : 

Pas de gouvernement qui ne s’en accommode ; 

ll plane en liberté sur nos dissensions; 

fi voit naitre et mourir les constitutions, _ 7 
L'amour... Il est des vieux et des nouveaux régimes, 
Il y trouve pardon de tous ses petits crimes; 

L'amour! ce dieu maudit et toujours encensé, : 

Ce dieu malin... : 


TITYRE. 


Daphnis, je l’ai bien offensé! 
Bavius m’en a fait maintes fois le reproche; 
Peut-étre il a raison, je porte un coeur de roche! 
Jamais, chez moi, Phoebus, se fondant tout en eau, 
N’a pleuré de tendresse 4 remplir un tonneau. 
Je n’ai pas un sonnet pour chaque nom de femme; 
J'ai trés-peu fait rimer mon 4me avec ma flamme, 
Et j'ai laissé la plamte aux pasteurs déplumés, 
Brilés de plus de feux qu’ils n’en ont allumés. 
Mais, putsqu’il faut, ici, que chacun s’exécute, 
Pleurons un peu d'amour sur Ja lyre et Ja flute. 
Puisque, faute de mieux, et par crainte des loups, 
Je me suis fait berger, soyons tendre et jaloux, 


328 


» -~ 


L’AGE D’OR. 


Ayons notre Philis, abordons la romance; 
Aimons, pleurons, chantons, soupirons... je commence : 
« Pour trois ans seulement, oh! que je puisse avoir, 


« Sur ma table un lait pur, dans mon lit un ceil noir.... » 
| DAPBNIS, 
Tityre, oh! quel début! 
TITYRE. 


C'est du Joseph Delorme, 
Un professeur d'amour qui mourut pour la forme, 
Un élégant berger, poitrinaire, autrefois... 


DAPHNIS. 


Mais qui donne, aujourd'hui, joliment de la voix! 


Le temps n’est plus aux pleurs, aux réves, aux mansardes; 


ll nous faut 4 présent des muses plus gaillardes, 


‘- Plus hautes en couleurs. On était Séraphin, 


On redevient Gaulois, et l’on veut rire, enfin. 

Bergers, changez de ton, et changez de bergéres! 
Qu’Elvire et Béatrix, grands dieux! nous soient légéres. 
D’un peu de crinoline enflant leur cotillon, 
Rendez-nous, s'il vous plait, Lisette et Frétillon. 


TITYRE. 


Je t’ai pris pour conseil et suis prét 4 tout faire; 

I] me faut un succés, Daphnis, je tiens 4 plaire, 

Et ma muse, d’ailleurs, n’est pas collet-monté. 

Mais prenons un miroir, Daphnis, en vérité : 

On grisonne, on bourgeonne, on est chauve... on enrage! 
Que faire? On est forcé d’avoir enfin son age. 


L’AGE D’0B. 


Tant pis pour nos chansons, pasteurs infortunés ; 

J'ai grand’peur que Lisette en rie 4 notre nez, 

Et qu’a suivre Ninon, qui fuit entre les saules, 

Nous ne soyons, Daphnis, un peu lourds, un peu dréles! 


DAPHNIS. 


Alors ne rimons plus, et soupons, 6 bergers! 

Quel genre et quel sujet n’offrent pas leurs dangers? 
La satire? Elle excite au mépris, 4 la haine. 

L’ode, avec ses grands mots, sent sa républicaine, 
Et jette dans les coeurs une exaltation 

Dont pourrait profiter la révolution. 

Je craindrais, d'autre part, en risquant ]’épopée, 
De louer assez mal nos grands hommes d’épée. 

La tragédie en pleurs... est pleine de coquins; 

Puis on rencontre 1a des Brutus, des Tarquins, 

Des Césars; on est pris au mot par l’auditoire; 

On peut s'y compromettre; autant vaudrait l’histoire. 
Notre vieux vaudeville a pour lui les rieurs ; 

Mais on peut rire, hélas! de ses supérieurs, 

C’est un travers od va souvent la comédie. 

J'aurais peur d’y tomber; ma plume est trop hardie. 


TITYRE. 


Quel est donc mon asile et que puis-je imprimer 
Si le diable m’inspire une ardeur de rimer? 


DAPHNIS. 


M’y voila! Tu pourrais rendre ton nom célébre, 
Jus 1862. 2 


LAGE D’OR. 


Tityre; & mettre en vers la chimie ou l’algébre. 
| | _ TITYRE. 
rn ce ‘ " 
‘Nous y viendrons, Daphnis, au bout de nos romans; 
Mais n’anticipons pas sur les événements... 
J'aurais mieux fait, je crois, d’épouser I’ élégie. 
' DAPHNIS. 


«* 


ae 
Moi, je me sauverais ‘dans Varchéologie; 


Le terrain parait neutre, il est moins dangereux. 

Tiens, justement, la-bas, apercois-tu ce creux, _ 

Prés de ma chévre blanche, au pied d’un bouquet d’ormes? 
Il est rempli, mon cher, de questions énormes : 
Est-ce une cave, un puits, une citerne, un four, 
Une tombe, un canal, un silo?... Chaque jour | 
Un monsieur décoré le dessine et le toise ; 

On y vient de Paris, on y vient de Pontoise; 

Les consuls y viendront, le préfet est venu, | 
Et Vobjet de ce creux reste encore inconnul 
Moi, j'ai fait ma trouvaille; elle n’est pas petite : 
Vois cecil! c ‘est d’ un casque, ou bien d'une marmite ; ; 
Or les Gaulois campaient sur ce mont que voila ; 
César, un jour de bise, ayant passé par 1a.. 


TITYRE. 


Arréte! et plus un mot, Daphnis, tu m’épouvantes. 
Diable! ou nous conduiraient ces questions savantes? ' 
Laisse le grand César poursuivre son chemin; 

Tu pourrais mal parler d’un empereur romain, 

Et mille officieux... 





L'AGE DOR. oat 


DAPHNIS. 


Au fait, tout est possible, 
On tirerait sur moi comme sur une cible. 
Avec le proconsul, brouillons-nous, s’il vous plait, 
C’est moi qui lui fournis son fromage et son lait! 
Mais, voyons, puisqu’enfin ta lyre te démange, 
Et qu’on ne peut se taire, et qu’on n'est pas un ange, 
Et qu’Apolion, Minerve, ayant beau t’enrhumer, 
Et Satan ne pourraient t’empécher de rimer, 
Pourquoi ne pas traiter, sans nous rompre la téte, 
Le vrai sujet, le seul utile, aimable, honnéte, 
L’éloge de ton temps, sa grandeur, ses progrés? 
Ah! c’est la qu’on se carre et qu’on vit 4 l’engrais! 
Plus docile, 4 ta place, et quittant ce ton rogue, 
Je ferais franchement ma quatriéme églogue. 
Vaux-tu mieux que Virgile? est-il déshonoré 
Pour avoir encensé son maire et son curé? 
Et son illustre ami, le chansonnier Horace, 
Mit-il tant de facgons & jeter sa cuirasse? 
N’a-t-il pas célébré par amour du quibus 
Mecenas atavis edite regibus? 


Veux-tu d’autres lecons? Notre histoire en fourmille. 
TITYRE. 


Tu m’en citeras tant! Puisqu’on est en famille... 
Je fais comme eux; en place! on s'est trop amuse : 


Haussez un peu le ton, Sicelides musz! 


Voici le temps prédit par l’oracle de Cumes. 





352 


L’AGE D'OR: 
Tous n’aiment pas les champs, le pain bis, les legumes ; 
Si nous chantons les bois et les haricots verts, 
Au gout de nos consuls accommodons nos vers. 


Saturne est de retour avec la vierge Astrée. 

A bas les tourniquets! la hausse est assurée. 

Nous tenons l'dge d’or; gare aux ruisseaux de miei! 
Et les faisans truffés tombent déja du ciel. 


Les gens qui font pour nous cette haute cuisine 
Auront mille héritiers. Sois propice, 6 Lucine! 

Ton Apollon chez nots s'est impatronisé ; 

Un nouvel art commence et tout devient aisé. 

De l’antique idéal on a fait l’épitaphe, 

Le poéte n'est plus qu'un simple photographe ; 

L’art ne vient plus de l’dme, il siége au bout des doigts : 
J’ai peint comme j'ai vu, J'ai fait ce que je dois. 

Quel progrés nous verrons, |’dme étant trépassée, 
Dans ce monde, — autrefois nommé, — de la pensée! 
Quand les sots, les fripons, le singe et le corbeau, 
Seront les juges nés de I’honnéte et du beau ! 

Quand nos lois, notre honneur, ma flute et votre lyre, 
Tout dépendra des gens qui ne savent pas lire. 

Voila pour quels succés grandissent nos rimeurs. 
Comme, avec ces beaux arts, on fait de belles meeurs! 
Au bilan du progrés, Phoebus, sans rien soustraire, 
Inscrit l’invention du mouchard littéraire. 

L’art, du reste, en revient 4 ses premiéres lois : 
Orphée a fait, dit-on, la police des bois; 


L'AGE D'OR. 


ll instruisait les loups a se tenir tranquilles. 

La lyre d’Amphion a nettoyé les villes. 

Réver un temps pareil n'est pas d’un insensé : 

Toute chose finit comme elle a commencé. 

Les chanteurs sont encor nos dieux et nos oracles. 

L’art peut faire aujourd'hui les plus touchants miracles : 
A se tenir debout il dressa les humains, 

fl peut nous ramener a marcher sur les mains. 

Nos mceurs, en attendant, sont beaucoup plus honnétes : 
Qn promulgue une loi pour protéger les bétes ; 

Des wagons suspendus, bien clos, 4 trés-bas prix, 

Aux gueules des canons transportent les conscrits. 
Tous les jours un savant, — le Siécle nous l’assure, — 
Invente quelque engin qui rend la paix plus sire; 

Un mortier, une poudre a faire en peu d'instants 
Sauter toute une ville et tous ses habitants, 

Les femmes, les vieillards.... Tu vois, 6 coeur sensible ! 
Qu’on rend ainsi la guerre 4 jamais impossible. 

C'est pourquoi j'ai placé mon gain de quatre hivers 

En sabres, coutelas, tromblons et revolvers; 

Je travaille 4 la paix en ce qui me regarde, 

J'ai fondu mes chaudrons pour faire une bombarde. 


— Dans une heure on cléra le temple de Janus, 
Et le reste du jour sera tout pour Vénus. 


O Vénus! c’est pour toi, — si l'on fait rien qui vaille, — 
Adorable Vénus, c’est pour toi qu’on travaille; 
Pour vous, jeunes amours ailés et peu vétus, 


L'AGE D’OR. 


Voluptés 4 tous crins, qui serez nos vertus |! 

Le chauve hymen est mort avec ses vieilles roses 

Et ses fades plaisirs et ses devoirs moroses; 

A périr de famine on l’avait condamné; 

fh était peu génant, c’est vrai, mais fort géné. 

Un seul mari, — fut-il possesseur d’une mine, — 
Ne pouvait plus suffire 4 tant de crinoline, 

L’hymen s’y morfondait en poussant des hélas! 
Tout un essaim d’amours niche en ces falbalas; 

On passe, on vole, on fuit dés qu’on cesse de plaire; 
Tout comme les oiseaux, sans maire et sans notaire. 
A quoi bon s’enchainer et se mettre en prison 

Pour se donner des fils et faire une maison? 

L’age d’or n’est-il pas un heureux péle-méle? 

Nous y mangerons tous 4 la méme gamelle ; 

On n’y connaitra plus ni le tien ni le mien; 

Sans foyer, sans famille, on y vivra fort bien. 
L’Etat sera chargé tout seul de la cuisine; 

C'est par lui, c’est pour lui que !’on dort, que l'on dine ; 
Il pense & notre place, il enseigne, il écrit. 

Vois quelle économie et quel repos d’esprit! 

Un seul commis, veillant sur la machine ronde, 
Tourne une manivelle et fait aller le monde. 
Quelques longs fils partis de ce centre commun 
Meuvent les pieds, les mains, la langue de chacun. 
Le temps ne se perd plus en discussion vaine. 

On n’a plus a soigner que sa propre bedaine; 

On recoit tout baclés son culte et son tabac, 

Sans répondre de rien qu’envers son estomac. — 


LAGE D'OR. 


Raisonner, je l’avoue, est un beau privilége ; 

Mais j’abdique aisément ce plaisir de collége; 
Jaime 4 me décharger de tout soin hasardepx :. 
Que l’on pense pour moi, je dinerai poyr deux! 
C'est l'état d’innocence et la paix assurée. 

Voici venir. les jours de Saturne et de Rhée. 

Ya! nous ferons de !’homme un heureux animal! 
Discerne qui voudra le bien d’avec le mal; 

On rit, on danse, on boit, on aime, on se caresse. 
Vrai! rien que d’y songer j’en pleure de tendresse. 
Ah! pourquoi, cher Daphnis, n’ai-je plus de cheveux? 
Si nous étions, au moins, nos arriére-neveux ! 


DAPHNIS. 


Tableau charmant! doux réve! horizon qui mattire | 
Jen ai la larme & ]'ceil, comme toi, cher Tityre. 
D’accord sur la chanson, — tu me pardonneras, — 
Sur le ton du chanteur j’éprouve un embarras. 
Es-tu bien converti? Voyons, je te soupconne ; 
Parlons-nous sérieux, ne ris-tu de personne? 

Ne m’engages-tu pas avec les factions, 

Tityre, es-tu bien sar de tes intentions? 

Ne va pas compromettre un pére de famille... 
Aussi bien j'apercois, 1a-bas, sous la charmille, 
Japercois Crispinus', un citoyen courtois 

Que l’on rencontre peu d’ordinaire en ces bois... 
Jaurais fort grand plaisir, n’était | heure avancée, 
A poursuivre avec vous Ja thése commencée... _ 


' Fameux délateur de la vieille Rome. 


LAGE D'OR. 
Je l’ai vu dans le monde.... Il nous vient tout exprés 
Pour causer poésie et pour prendre le frais.... 


Jl est auteur lui-méme.... et de plus fort aimable. 
Je te laisse avec lui; bonsoir. — Va-t’en au diable! 


Victor DE LAPRADE , 
de \’Académie frangaise. 


LA PENTECOTE DE 1862 


« Vous qui voulez le voir et l’adorer encore, 

« Hatez-vous, ear on va le descendre au tombeau; 
« Le Christ est dépouillé méme de son roseau : 

« Ce soleil éternel n’était qu'un météore. » 

La haine des pervers, le mensonge vénal, 

Le palais parfumé, le bouge méphitique, 
Répétaient 4 l’envi le lugubre cantique, 

Et tous croyaient toucher au triomphe du mal. 


Le fidéle, témoin de cet excés d’audace, 

Se désolait d’avoir vainement combattu. 

La foi faisait appel & toute sa vertu, 

Et priait le Seigneur de dévoiler sa face. 

— Quand viendra ton moment, Dieu vengeur d’lsraél ? 


Laisseras-tu Baal envahir ton domaine? 


309 


LA PENTECOTE DE 1862. 


Regarde! et prends pitié de la faiblesse humaine, 
Le calice épuisé s’emplit encor de fiel. 


La pierre du salut est traitée en argile : 

Ton fils, ton divin fils, n’est-il plus le Dieu fort? 
Des fentes des rochers qu’avait brisés sa mort, 
N’est-ce pas toi qui fis sortir son Evangile? 

Pourquoi briler la main qui tient ton encensoir’... 
— Et le Dieu d’Abraham ne s’est plus fait attendre, 
Et, dépouillant le sac et secouant la cendre, 


Le croyant se reléve et rayonne d’espoir. 


Le Pontife a prié sur les os de saint Pierre. 

Dans la crypte sacrée il a versé des pleurs, 

Et l’apdtre a daigné consoler ses douleurs.. 
Car la nuit de sa tombe est pleine de lumiére. _ 1 
« J'ai recu le flambeau des saintes vérités. Loy. 
Dieu |’a, de main en main, fait passer dans ja tienne, 
Dans les jours qu’1l te fait, ‘mon fils, qu ‘il te souvienne 


Qu’on na pu dans mon sang éteindre Ses clartés, 


oes | mappa s 
Le ciel me fit parler, parle par ma parole! | 
Définis les devoirs des peuples et des rois. 
Nul bruit n’est assez grand pour étouffer ta voixs.; .. . 
Ta voix retentira de.!’un 4 l’autre péle. 
Le Christ de tes enfants a préparé le coeur : 
Ii a vanné son grain et nettoyé son aire, . 
Pour qu’ua froment plus pur soit semé sur la terre, 
Et donne en son entier Ja moisson du.Seigneur. 





LA PENTECOTE DE 1862. 339 


Tu vas, martyr comme eux, décerner la couronne | 
A ces saints confesseurs, premiers fruits du Japon, . 
Tombés en disputant,leur patrie au démon : 

Pour yn rachat futur, riche et féconde auméne! 

Que ce jour ne sojt pas seulement pour les yeux : 
Qu’un grand enseignement sorte de cette féte ; 
Qu’eHe apprenne au lévite 4 quel prix on achéte 

Le sublime pouvoir d’unir la terre aux cieux. » — 


Et selon le conseil de l’ombre inspiratrice 

Le Saint-Pére a parlé. Des bords Jes plus-lointains, 
Comme poussés vers lui par des souffles divins, 
Ses enfants sont venus partager son cilice. 

Elargis tes remparts, 6 Reine des cités! 

Ton sol ne peut suffire & cette multitude. 

Temple, dont la grandeur faisait la solitude, 


Vous serez trop étroit pour ces solennités! 


Tous les peuples, divers de race et de langage, 
Mais unis par la foi sous le méme étendard, 

Tous sont 14 palpitants sous le divin regard 

Du grand Docteur qui va recueillir leur suffrage. 
« Fréres, aprés avoir mis les saints sur |’autel, 
J'ai dd, gardien du temple, infliger l’anathéme 
Au front d’Héliodore... au nom du Dieu supréme, 


Répondez! ai-je fait selon l’ordre éternel? » 


Et, grace 4 l’Esprit saint qui plane sur ces tétes, 
La justice a son jour, le droit est proclamé; 





340 


LA PENTECOTE DE 1862. 


Le phare est immuable et demeure allumé 

En dépit de tous ceux qui vivent des tempétes. 

Et maintenant, 6 rois! préparez vos baillons, 
Dormez sur votre glaive, ou parlez par la foudre, 
La divine unité ne saurait se dissoudre, 

Ce grand jour est plus fort que tous vos bataillons. 


Je ne sais ce que peut la force en son délire ; 

Mais je sais que Dieu seul peut disposer des cceurs ; 
Que l’arche est un fléau pour tous ses ravisseurs, 
Que le crime est trompé dans tout ce qu'il désire : 
Le Nil semble parfois submerger sans retour, 

Sous ses flots orgueilleux, la grande pyramide; 
Mais hientét, délivré de son linceul humide, 

Le géant sort vainqueur du déluge d’un jour. 


J. Resour. 


Nimes, 12 juin 1863. 


LA 


QUESTION MEXICAINE 


La question mexicaine est aujourd'hui |’objet de toutes les préoc- 
cupations publiques, et cependant rien n'est plus difficile que d’en 
parler en ce moment avec la liberté qu'elle réclamerait. Il y a quel- 
ques jours encore, chacun pouvait approuver ou blamer cette loin- 
lane entreprise; examiner de sang-froid si les insultes recgues du 
gouvernement de Juarez valaient ou non la peine d’une expédition 
si coteuse, aprés que l’on avait supporté patiemment en Syrie des 
outrages d’une bien autre nature adressés 4 notre pavillon; enfin 
discuter qui, de la France ou de |’Espagne et de l'Angleterre, était 
demeuré le plus fidéle aux plans primitifs 4 lesprit comme a la 
lettre de la convention de Londres. Il n’en est plus de méme au- 
jourd’hui. Les armes frangaises ont subi un échec en avant de la Pue- 
bla, et & cette nouvelle, comme il arrive toujours dans notre pays, les 
divergences d’opinion se sont effacées pour faire place a un senti- 
ment patriotique unanime. Nous étions de ceux qui auraient jus- 
que-la critiqué le plus vivement ]’expédition mexicaine; nous récla- 
mons maintenant plus ardemment que personne que le gouvernement 
impérial se hate d’envoyer les renforts qu’il a annoncés au secours 
de nos braves soldats, compromis si loin de leur terre natale, au mi- 
lieu d'une population hostile et sous un climat dévorant. Nous sui- 
‘Tons de nos voeux les légions aguerries qui vont aller venger l’hon- 
neur de la France, maintenant engagé d'une facon qui ne permet plus 











342 LA QUESTION MEXICAINE. 


de reculer. Nous demandons méme qu’elles soient assez nombreuses 
pour que le succés puisse étre certain, car ce ne sont pas des adver- 
saires de méme espéce que les Chinois que nous allons combattre au 
Mexique : c'est un peuple brave quoique dégénéré, médiocre quand 
il s’agit de livrer une bataille rangée, mais trés-redoutable dans une 
lutte de guerillas. Enfin, nous qui pensions qu'il suffisait, pour la 
satisfaction de la France, d’occuper la Vera-Cruz et que l’amiral Ju- 
rien de la Graviére avait bien fait de signer la convention de Sole- 
dad, nous proclamons les premiers que, aprés ce qui s‘est passé & 
Guadalupe, la marche victorieuse de notre élendard, un instant sus- 
pendue, rie peut plus s’arréter que le jour ow les soldats francais bi- 
vaqueront sur les places de la cité des rois aztéques. 

Nous ne doutons pas, et nous n’avons jamais douté, que du moment 
ou notre corps d’expédition, trop faible pour pouvoir rien faire de 
décisif depuis le départ des contingents anglais et espagnols, aura 
été suffisamment renforcé, le résultat militaire de l’occupation de 
Mexico ne soit facilement obtenu : les Américains ont bien su prendre 
cette ville en suivant une route plus longue, plus difficile et plus in- 
connue quc celle qu’ont prise nos troupes. Mais la question militaire 
est la part de beaucoup la plus facile de l’entreprise tentée par le 
gouvernement francais au Mexique; c'est une simple question d’ef- 
fectif. La question politique n’est pas dans le méme cas. Nos soldats, | 
dés qu’ils seront plus nombreux, forceront rapidement les retranche- 
ments de Guadalupe et tous les autres obstacles que le général Zara- 
goza et le général Doblado peuvent avoir accumulés sur la route de 
Mexico. Mais, une fois établis dans cette ville, les difficultés surgiront 
immenses devant nos plénipotentiaires. 

Ce sont ces difficultés que nous voulons examiner aujourd'hui. 
Grace 4 Dieu, si l'on ne doit plus hésiter sur la question militaire, la 
question politique n’est pas encore assez engagée pour qu’on ne 
puisse point changer de voie. Il est encore temps de discuter les 
projets que M. Dubois de Saligny a mission de faire exécuter, d’en 
montrer les impossibilités et les périls, et d’essayer d’en détourner 
ceux qui président aux destinées de la France. 

Mais, pour juger sainement de ce qui est possible et de ce qui est 
chimérique, il est nécessaire de jeter un coup d'ceil rapide sur les 
événements dont le Mexique a été depuis quelques années le théétre. 
C'est par la que nous commencerons. 


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LA QUESTION MEXICAINE. 


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Nous n’avons pas la prétention de retracer ici le tableau complet 
des discordes intestines qui ont constamment déchiré Ja république 
mexicaine depuis sa fondation jusqu’au moment actuel. Ce serait une 
tiche trop longue et trop monotone, qui ne présenterait au lecteur 
que le renouvellement incessant des mémes désordres, des mémes 
violences, des mémes échecs. Depuis tantét un demi-siécle qu'elle 
est née, la république du Mexique, comme toutes les autres républi- 
ques hispano-américaines, a part le Chili demeuré plus tranquille, ne 
vit que dans les convulsions; |’anarchie et la guerre civile constituent 
son état normal. Soulevé contre l’Espagne dés 1840, définitivement 
affranchi depuis 1824, reconnu par toutes Jes puissances de 1|’Eu- 
rope, en possession des régions les plus fertiles du globe et de toutes 
les richesses encore yierges d'un sol 4 peine exploré dans beaucoup de 
Ses parties, le Mexique n’a su ni fonder solidement ]’existence de son 
gouvernement, ni garantir aux étrangers accourus sur cette terre la 
sécurité due & leur travail et 4 leurs entreprises commerciales. Ainsi 
qu'on I’a fort bien dit, ce pays « est comme un vaste cadre oli s’a- 
« gite une population relativement imperceptible, composée d’élé- 
« ments rebelles et incohérents, ou des ombres de partis entrent en 
« lutte pour se disputer une ombre de pouvoir, dont ils usent 4 tour 
« de réle despotiquement, capricieusement*. » 

Mais c’est surtout depuis un petit nombre d’années que les dis- 
cordes sanglantes des prétendants au pouvoir ont pris dans le Mexique 
un redoublement effroyable .d’intensité. La guerre civile, qui a fini 
par motiver |'intervention de la France, date de la chute du président 
Santa-Anna. Aprés avoir tenu, pendant.un temps relativement fort 
long pour le Mexique, son pays sous un joug de fer, cet étrange dic- 
tateur, moitié Tibére et moitié Franconi, sanguinaire et ridicule tout 
ala fois, ce protecteur de la religion qui forcgait par des menaces de 
mort les chanoines de la Vera-Cruz 4 chanter un service pour sa 
jambe emportée par un boulet francais, ce gardien de ]’ordre dont 
les exactions contre les étrangers avaient forcé le gouvernement de 
Louis-Philippe & entreprendre la glorieuse expédition de Saint- Jean 


' M. de Mazade, Revue des Deux-Mondes, 1* février 1862. 


344 LA QUESTION MEXICAINE. 


d’'Ulloa, ce parvenu militaire qui avait eu la fantaisie de se faire 
élire président & vie et de se décorer du titre d’Altesse Sérénissime, 
tombait devant une insurrection d'Indiens conduite par un vieux caci- 
que, le général Alvarez, qui entrait 4 Mexico avec ses bandes dé, 1c 
nillées d’'hommes du Sud grelottant de froid sous le plus beau cli- 
mat du monde. La révolution qui venait de s’accomplir ainsi était 
le triomphe du parti qui s’intitule tantét libéral, tantét démocratique, 
et tantot fédéral. Mais, au bout de quelque temps, le général Alvarez 
en eut assez de la politique, 4 laquelle il ne comprenait pas grand’- 
chose; aprés avoir frappé Mexico d’énormes contributions, il résigna 
la présidence, abandonna ceux qui l’avaient poussé en avant et s’en 
retourna, suivi de ses Indiens, dans |’Etat de Guerrera, d’ow il était 
parti et ot il régnait en véritable seigneur féodal. Une. fois la scéne 
des événements laissée par ce personnage bizarre, tel qu'on n’en ren- 
contre qu’en Amérique, les révolutionnaires cherchérent 4 s’organ’- 
ser d’une manieére plus réguliére et choisirent pour président M. Igua- 
cio Comonfort, l'un des lieutenants d’Alvarez, pour vice-président 
M. Benito Juarez, et pour étendard la constitution ultra-démocratique 
dite de 1857. 

Mais, si insurrection des démocrates avait pu triompher sans trop 
de peine, grace 4 l’impopularité justement méritée de Santa-Anna, 
leur gouvernement ne put pas sétablir. Appuyé 4 la fois sur une 
mauvaise parodie du faux libéralisme européen et sur les passions 
jalouses de la populace, il avait contre lui toutes les forces restées 
debout dans le pays : l’armée, le clergé, les propriétaires et les clas- 
ses aisées de la société. Assailli par des soulévements qui éclataient 
de toutes parts, le pouvoir des révolutionnaires se débattait dans les 
convulsions désespérées de l'agonie, lorsqu’un jour il disparut aprés 
de formidables scénes de guerre civile qui ensanglantérent les rues 
de Mexico. Chose curieuse, c’était le président méme de ce gouverne- 
ment qui en avait précipité la chute, en prenant l’initiative d’un pro- 
nunciamiento qui le proclamait dictateur. Les gens d’ordre, poussés & 
bout, prirent les armes, soutenus par la majorité des soldats et des 
officiers, et, 4 la place de la constitution de 1857, on vit surgir un 
nouveau pouvoir plus catholique et plus conservateur, qui adoptait 
pour symbole le plan dit de Tacubaya, formulé au nom de |’armée 
par le général Zuloaga. Dans le Mexique, en effet, ce n'est pas au 
nom de tel ou tel parti que l'on se bat entre concitoyens, c’est pour 
des plans, souvent plus absurdes les uns que les awtres, que procla- 
ment les généraux en qui s’éveille un beau matin l'envie de s’em- 
parer de l’autorité. 

M. Comonfort, parvenu 4 grand’peine 4 se sauver au milicu des 
combats dont la capitale avait été le théAtre, se hata de chercher un 


LA QUESTION MEXICAINE. 345 


refuge au dela des mers. Mais pour le malheur du Mexique son vice- 
président, M. Juarez, Indien remuant et obstiné, 4 l’esprit étroit et 
violent, ne youlut pas suivre son exemple. Il rallia quelques partisans 
déterminés, senferma dans la Vera-Cruz, et, opposant les principes 
démocratiques et fédéralistes de la constitution de 1857 aux prin- 
cipes conservateurs du plan de Tacubaya, éleva pouvoir contre pou- 
voir. 

Ce fut le signal d'une nouvelle guerre civile plus furieuse que 
jamais, dans le pays scindé ainsi entre deux partis et deux gouver- 
nements irréconciliables. A Mexico siégeait le général Zuloaga, 4 la 
VeraCruz M. Juarez. Mais bientét 4 Zuloaga, dont la désespérante 
médiocrité eit suffi pour assurer en quelques mois la défaite des 
conservateurs, succéda comme chef véritable de ce parti un jeune et 
vaillant officier, M. Miguel Miramon, dont la figure se détache avec 
un éclat original sur le fond de monotone anarchie que présente aux 
regards l'histoire des derniéres convulsions du Mexique. 

Descendant d'une famille de gentilshommes du Béarn émigrée lors 
de la Révolution francaise, M. Miramon s’élait déja fait emarquer 
comme un excellent officier, bien qu’il ne fit encore qu'un enfant, 
lors de la guerre entre les Etats- Unis et le Mexique. Il venait a peine 
d'accomplir sa vingt-sixiéme année, quand les événements de 1857 
montrérent en lui un homme vigoureux, hardi et habile autant 
cu heureux sur le champ de bataille, qui seul pouvait affermir le gou- 
vernement conservateur de Mexico. Quelques brillants succés mili- 
taires et le contraste de son mérite avec la nullité des autres chefs de 
son parti le mirent rapidement au premier rang. Le vceu public l’ap- 
pela 4 Ja téte des affaires 4 la place de Zuloaga; mais, comme il 
lui répugnait de paraitre n’avoir combattu que pour arriver 4 dé- 
pouiller l'homme qui avait le premier déployé l’étendard sous le- 
quel il s était rangé, Miramon n’accepta que le titre bizarre de prési- 
dent substitut, tandis que, par une combinaison dont on chercherait 
vainement des exemples ailleurs qu’au Mexique, Zuloaga restait a 
cété de lui comme président intérimaire. 

Le nouveau chef du parti conservateur manquait malheureuse- 
ment d’expérience politique, mais il avait de lintelligence, de l'en- 
train, du coup d’ceil, des idées sages et nettes, et un grand ascendant 
sur les siens. Maitre de la capitale, il était reconnu par les agents di- 
plomatiques des puissances européennes. II était de plus, comme nous 
lavons déja dit, soutenu par une grande partie de l’armée, par le 
clergé, par Jes grands intéréts conservaleurs, et par tout ce qui était 
civilisé et européen. C’étaient la de grandes forces, mais celles de son 
rival Juarez n’étaient malheureusement pas moindres et suffisaient 
pour balancer les chances de Ja lutte. Juarez avait pour lui les masses 

Jom 1862. 23 





346 LA QUESTION MEXICAINE. 


ignorantes excitées dans leurs plus mauvais instincts, les ambitions 
souffrantes, les anciens partisans d’Alvarez, les chefs de bandes tou- 
jours préts 4 piller le pays sous un drapeau quelconque, que qua- 
rante ans de discordes ont énormément multipliés dans le Mexique, et 
qui ne se faisaient pas faute d’invoquer la constitution de 1857 pour 
couvrir leurs déprédations. En possession de la Vera-Cruz, c est-a-dire 
du premier port de la République, Juarez s’était emparé du revenu 
des douanes et y trouvait des ressources qui permettaient 4 son gou- 
vernement de vivre, pendant que le manque d'argent constituait la 
plaie. principale du pouvoir établi 4 Mexico. Enfin, pour compenser Ja 
force que donnait 4 son rival Ja qualité de présideut reconnu par la 
diplomatie, le rusé successeur de Comonfort négociait avec l’agent 
des Etats-Unis un traité qui livrait une partie du territoire du Mexique 
4 la grande république américaine, traité qui ne fut pas a la vérité 
ratifié 4 Washington, mais qui valut 4 Juarez la bienveillance et 
l’appui des Etats-Unis, et qui, pendant quelque temps, lui donna le 
prestige moral d’un pouvoir reconnu par le plus puissant voisin de la 
république mexicaine. 

Quels que fussent les défauts de Miramon, et nousne nousdissimulons 
pas que, sous certains rapports, ils étaient grands, la lutte qu’il pour- 
suivait contre Juarez, autant 4 coups de décrets et de mesures légis- 
latives qu’a coups de canon, était vraiment la lutte entre le bon et le 
mauvais génie du Mexique. L’un s’appuyait sur les vieilles traditions 
catholiques de la nation, défendait le clergé, son indépendance et ses 
biens, et demeurait fidéle 4 ]’organisation religieuse de la société 
mexicaine; l'autre professait les doctrines de ces libéraux d’Europe 
qui trouvent toute oppression bonne pourvu qu'elle donne la chasse 
aux prétres; il confisquait les propriétés ecclésiastiques, établissait le 
mariage civil, contraire aux meeurs et aux instincts du pays, et rom- 
pait les concordats avec la cour de Rome. L’un cherchait 4 concen- 
trer l’administration et 4 lui donner une forme plus unitaire pour 
dominer ]’anarchie; l'autre, jouet docile des intrigues américaines, 
é  (ssait le fédéralisme dans ce qu’il avait de plus large et de plus 
incunérent, faisant ainsi du pays complétement désagrégé une proie 
facile pour l’ambition des Etats-Unis. 

La guerre dura deux ans entiers, et fut marquée par soixante-dix 
actions militaires, dont huit batailles importantes, mais sans résultat 
bien décisif. La nature méme des forces du parti révolutionnaire mul- 
tipliait les engagements inutiles pour le succés de l'une ou de l'autre 
cause. Elles ne consistaient en effet, qu’en un ramassis de bandes 
innombrables, agissant indépendamment les unes des autres, repa- 
raissant ou on les croyait vaincues, sans plan déterminé, sans noyau 
compact auquelou pit se prendre pour terminer la lutte. Pendant ces 


LA QUESTION MEXICAINE. 347 


deux ans, Miramon fit face 4 toutes les difficultés avec une activité 
surprenante et une indomptable énergie. A chaque instant obligé de 
revenir 4 Mexico, oti rien ne se faisait que par lui et ot seul il faisait 
vivre le gouvernement, il se remettait toujours en campagne, et par- 
tout od ilse montrait il demeurait victorieux. Mais il manquait de res- 
sources, les principaux ports éfant tenus par ses adversaires et la 
guerre civile ayant interrompu presque toutes les exploitations de 
mines. Pour continuer la guerre avec succés et efficacité, )’argent lui 
faisait défaut, et il ne savait ob s’en procurer. Le clergé aurait pu fa- 
cilement le sauver en lui permettant de disposer de quelques pro- 
priétés ecclésiastiques. Mais le clergé mexicain se montra mauvais 
calculateur de ses intéréts et trop inquiet de voir en rien diminuer 
ses revenus; il entendait étre défendu sans contribuer 4 sa défense, 
et il refusa de consentir aux quelques aliénations de terres qui 
auraient rempli la caisse de l’armée catholique et conservatrice : faute 
énorme dont ce clergé fut bien cruellement puni par la spoliation gé- 
nérale dont le frappa Juarez aprés son triomphe. Privé de secours du 
ebté du clergé, Miramon n’avait d’autre expédient que les réquisi- 
tions et les emprunts forcés, prélevés en grande partie sur les capi- 
talistes étrangers, lesquels se trouvaient contribuer ainsi 4 une guerre 
qui les ruinait. 

Semblable situation ne pouvait indéfiniment durer. Miramon le 
sentait, et 4 deux reprises, aprés des succés qui avaient raffermi son 
pouvoir, il tenta d’aller forcer dans Ja Vera-Cruz le gouvernement de 
Juarez. La premiére fois il fut rappelé, au moment ot il croyait son 
tromphe assuré, par la nécessité de garantir Mexico d'un coup de 
main. La seconde fois, les Etats-Unis, intéressés 4 empécher par tous 
les moyens 1l’établissement d’un pouvoir régulier et solide, firent 
échouer son entreprise, en portant ouvertement secours aux auforités 
démocratiques. 

L'Europe, dont les intéréts souffraient cruellement de |'’anarchie 
mexicaine, et qui avait dés lors autant de bonnes raisons qu elle peut 
en avoir aujourd’hui pour intervenir, perdit une précieuse et unique 
occasion de rétablir l’ordre et la paix dans cette belle contrée. Pas 
n’était besoin de se jeter dans les colossales dépenses que réclamera 
notre expédition présente. Une simple démonstration navale devant 
la Vera-Cruz ett suffi pour obliger Juarez 4 s’embarquer, et pour 
assurer le triomphe de Miramon et des conservateurs, qui seuls pou- 
vaient présenter pour l'avenir des garanties sérieuses de gouverne- 
ment. Malheureusement les représentants de la France et de l’Angle- 
lerre ne surent pas prendre 4.ce moment un parti décisif. Ils offrirent 
lear médiation entre les deux factions qui se disputaient le pouvoir, 
mais en traitant ces deux factions sur le méme pied et en leur offrant 


38 " LA QUESTION MEXICAINE. 


un compromis irréalisable et un absurde partage de l’autorité. Ces 
négociations ne pouvaient amener aucun résultat, et elles échoué- 
rent en effet, surtout devant l’obstination de Juarez, qui sentait que 
le grand point pour lui-méme était de gagner du temps, et que tdét ou 
tard le défaut absolu de ressources financiéres mettrait son rival 
dans l'impossibilité de continuer la lutte. 

C'est en effet ce qui eut lieu. Ne pouvant ni subvenir aux frais de 
son gouvernement, ni solder ses troupes, Miramon vit la fortune 
abandonner ses drapeaux. En 1860, il fut pour la premiére fois 
battu prés deSilao, et, quelques mois plus tard, une nouvelle défaite, 
cette fois décisive, ouvrit a l’armée des démocrates les portes de 
Mexico. Miramon dut quitter le pays, et le pouvoir de Juarez demeura 
seul debout. Mais cet événement ne pacifia rien; Ja guerre civile con- 
tinua comme par le passé, avec cette seule différence que les réles y 
étaient renversés. Juarez fut bientét enfermé dans la capitale comme 
l’avait été Miramon et tenu en échec par les généraux du parti con- 
servateur, quirefusaient de se soumettre et qui occupaient la cam- 
pagne en guerroyant chacun pour son propre compte, comme I'a- 
vaient fait les chefs de bandes du parti soi-disant libéral. 

On congoit facilement ce que les intéréts étrangers engagés au 
Mexique devaient souffrir au milieu des désordres d'une si inex- 
tricable anarchie. Gouvernement et chefs de bandes agissaient 
& leur égard avec une ‘absence de scrupules véritablement in- 
croyable. Nous ne parlons pas des emprunts forcés, qui ont une 
certaine apparence de régularité, ni des aggressions individuelles, 
dont on a fait grand bruit dans les dépéches du Livre jaune, mais qui 
sont possibles partout, et dont une nation ou un gouvernement ne 
sauraient en bonne justice étre tenus pour responsables; mais, de la 
part des autorités publiques, la violence a l'égard des étrangers et le 
mépris de leurs droits avaient pris depuis quelques années dans le 
Mexique le caractére d'un systéme permanent. 

C'est par Juarez et le pouvoir révolutionnaire de la Vera-Cruz que 
le premier exemple en fut donné. En 1859, un détachement de I’ar- 
mée constitutionnaliste, comme on disait au Mexique, pillait l’établis- 
sement de la Monnaie de Guanajuato et trouvait 1a l'occasion de mettre 
ja main sur une somme considérable appartenant 4 des Anglais. Aux 
observations sévéres qu'on lui adressait 4 ce sujet, un des ministres 
de Juarez répondit que cet acte violent n’élait « qu'une occupation 
temporaire des fonds étrangers, deslinée 4 subvenir aux plus pres- 
sants besoins de l'armée fédérale. » Il est triste de Je dire, mais les 
généraux de l’armée catholique et conservatrice imitérent bientdt 
les détestables exemples que leur donnaient les soi-disant libéraux . 
Un des lieutenants de Miramon, sous sa propre responsabilité et sans 


LA QUESTION MEXICAINE. 349 


l’'aveu du jeune président de Mexico, saisit et pilla pour le distri- 
buer 4 ses soldats, un convoi d’argent appartenant 4 des négociants 
européens. 

Je laisse de cété beaucoup d'autres faits de cette nature, qui se 
passérent pendant la lutte entre les deux pouvoirs rivaux de la Vera- 
Cruz et de Mexico. J’arrive aux faits qui marquérent l'avénement 
définitif de Juarez et le triomphe de l’opinion démocratique. On eit 
pu croire que la diminution momentanée des troubles et la substitu- 
tion d’un pouvoir unique a cet antagonisme de gouvernements qui 
avait si longtemps ravagé le pays aurait pour résultat d’'améliorer la 
situation des intéréts étrangers et de leur rendre plus de sécurité. Il 
n’en fut rien, et la situation au contraire s'aggrava chaque jour da- 
vantage. Les procédés de Juarez et de ses ministres dépassérent tout 
ce qu’on avait vu jusqu’alors. Le président des libéraux débuta par 
expulser brutalement le nonce du Pape et le ministre d’Espagne, 
M. Pacheco. Bientét survinrent les insultes 4 la France, emprisonne- 
ment de nos vice-consuls, attaques 4 main armée dirigées contre notre 
ministre lui-méme, M. Dubois de Saligny, invasion de la maison des 
sceurs de charité frangaises 2 Mexico, nouveaux emprunts forcés et 
nouvelles extorsions arbitraires sur nos négociants, assujeltissement 
des nationaux francais au service militaire. Aucune protestation n’é- 
tait écoutée, Juarez et ses agents se jouaient avec une impudence sans 
égale des représentants de ]'Europe et de leur caractére inviolable. 
Enfin, au mois de juillet dernier, Juarez mit définitivement le comble 
4 la me-ure de ses violences. Un décret du gouvernement mexicain 
supprima pour deux ans toutes les conventions avec les puissances 
étrangéres. Cette maniére de se délier de sa propre autorité des enga- 
gements contractés d'une maniére solennelle envers les gouverne- 
ments européens ne pouvait étre patiemment supportée. La France, 
lAngleterre et I'Espagne, s'unirent pour poursuivre la réparation 
commune de leurs communs griefs. 

On sait le reste, la Convention de Londres, le départ des troupes 
des trois puissances alliées, les dissentiments survenus au Mexique 
méme entre ces trois puissances sur la conduite ultérieure a suivre, 
dissentiments qui ont amené la retraite des contingents espagnol et 
britannique et ont laissé notre faible noyau d’expédition seul en face 
de toute l’armée mexicaine. 


_ 350 LA QUESTION MEXICAINE. 


i 


L’objet immeédiat et ostensible du traité du 34 octobre 1860 était 
« d’obtenir une protection plus efficace pour les personnes et les pro- 
« priétés des sujets de ’Europe et ]’exécution des engagements con- 
a tractés envers les puissances par la république mexicaine. » 

Pour atteindre ce but, plusieurs systémes se présentaient au choix 
du gouvernement impérial. Le premier consistait 4 atteindre le Mexi- 
que seulement par ses extrémités, 4 occuper la Vera-Cruz et les autres 
principaux ports, a y saisir les revenus des douanes et a se payer 
ainsi soi-méme des indemnités qu'on réclamait, en méme temps 
qu'on infligeait par ce déploiement de puissance une salutaire crainte 
au gouvernement de Juarez. Un tel systéme avait de grands avantages 
en tant que simple et peu codteux; mais il offrait ce sérieux inconveé- 
nient de ne donner aucune garantie pour l’avenir et de n’avoir aucun 
résultat définitif. Les déplorables gouvernements des républiques 
hispano-américaines, contre lesquels l'Europe n’est que trop souvent 
obligée d’employer des moyens de cette nature, sont en effet mainte- 
nant habitués 4céder momentanément devant la force, et 4 repren- 
dre immeédiatement aprés le train de leurs violences et de leurs 
exactions. C'est pour cela qu’au premier bruit de la guerre avec le 
Mexique les chambres syndicales demandaient au gouvernement de la 
pousser plus loin et plus avant qu’on n’avait jusque-la pensé 4 le faire, 
ou de he pas l’entreprendre, parce qu'une répression simplement 
partielle ne produirait aucun avantage et n’aurait d'autre resultat 
que d’aggraver, 4l’intérieur du pays, Ja situation des résidents étran- 
gers. 

La guerre complete et sérieuse a été résolue, mais alors s'est pré- 
sentée et se présente encore une nouvelle question : Comment faire 
cette guerre? Jusquou la pousser et a quel point s’arréter? Tenter la 
conquéte et l’occupation 4 main armée de tout le territoire mexicain 
serait une entreprise qui exigerait des sommes énormes et une 
trés-grande armée, et qui ne donnerait certainement pas des résultats 
équivalents aux dépenses et aux pertes d’hommes qu’elles réclame- 
raient. Les Américains ont bien pu parcourir, il y a quelques an- 
nées, le Mexique dans tous les sens et l’occuper en entier. Mais ils 
venaient de plus prés que nous; d’ailleurs, avant d’entamer la guerre 
ils avaient choisi a l’avance les splendides territoires qu’ils voulaient 


LA QUESTION MEXICAINE. 354 


se faire céder et qui devaient les indemniser bien au dela de leurs frais 
elde leurs peines, et enfin ils s'inquiétaient fort peu de!’ anarchie poli- 
fique qu’ils laissaient derriére eux. Il ne saurait en étre de méme 
pour le gouvernement francais, qui ne peut vouloir démembrer le 
Mexique, et qui n'est appelé par d’autre intérét dans ce pays que 
celui d’y acquérir une garantie solide pour la sécurité de ses natio- 
naux. 

Une marche sur Mexico, telle qu’on 1’a entreprise, et l’entrée des 
troupes frangaises dans la capitale des anciens rois aztéques, suffisent 
pour l'effet moral que J'on veut obtenir. Mais, comme nous le disions 
au commencement de cet article, c'est une fois établi 4 Mexico que 
commencent les grandes difficultés. Se borner a signer dans cette ville 
untraité de paix avec le gouvernement actuellement établi au Mexique, 
etse retirer ensuite en se fiant 4 des promesses qui ont cté tant de 
fois dementies, serait, avec beaucoup plus de peine et de dépenses, 
arriver 4 un résultat qui ne différerait en rien de celui que l'on 
aurait obtenu de l'occupation pure et simple de la Vera-Cruz et de 
lexécution de la convention de Soledad, contre laquelle on s’est 
- Sivivement prononcé. Du moment que l'on s'est décidé 4 pénétrer 
dans |’intérieur du pays et 4 marcher sur Mexico, il a fallu pren- 
dre un parti radical et se résoudre 4 donner 4 J’action de la France 
le caractére d'une intervention directe dans les affaires intérieures 
de la république mexicaine, et songer a |’établissement d’un gou- 
vernement régulier propre a donner pour |’avenir de solides garan- 
ties. 

Cest une résolution fort grave, et nous comprenons trés-bien que 
Espagne et l’Angleterre n’aient pas voulu s'y associer, car les inter- 
ventions de ce genre n'ont jamais un résullat bien heureux, les légi- 
times susceptibilités de ]’amour-propre national se révoltant dans tous 
les pays, méme les plus dégénérés, contre un pouvoir imposé par les 
armes étrangéres. Cependant, sur ce point, la résolution du gouver- 
nement francais semble trop irrévocablement arrélée pour qu'il y ait 
méme intérét a la discuter. Nous devons donc nous borner 4 examiner 
quelle est la forme de gouvernement qui, installée 4 l’ombre de nos 
baionnettes, pourrait le mieux rétablir quelque ordre dans le pays et 
présenter des chances vraisemblables de durée. 

En 4824, lors du Congrés de Vérone, M. de Chateaubriand propo- 
sait aux hommes d'Etat de l'Europe, hésitant encore sur le parti a 
prendre, la reconnaissance immédiate des colonies espagnoles d’Amé- 
rique que l'on aurait organisées en monarchies distinctes sous le gou- 
vernement de princes de la famille royale d’Espagne. A ce moment le 
sort de la guerre de ]’indépendance n était pas encore décidé; la lutte 

se continuait avec acharnement, heureuse pour les insurgés 1a ot 





352 LA QUESTION MEXICAINE, 


combattait Bolivar, malheureuse sur d'autres points, comme au Mexi- 
que. L’Espagne, solidement établie encore dans une grande partie de 
ses colonies, pouvait céder sans honte, et, gagnant par de sages 
concessions la reconnaissance de ses anciens sujets, établir son 
influence dans les régions équatoriales de l’Amérique sur des 
bases plus stables que par le passé. Cette influence, en tenant les 
jeunes monarchies hispano-américaines dans une tutelle bienfai- 
sante au début de leur nouvelle vie politique, leur aurait permis de 
se développer paisiblement et sans secousses dans la voie du progrés 
et de la civilisation. Le projet de M. de Chateaubriand était donc cer- 
tainement le meilleur de tous au moment ot il se produisait, et c’est 
4 V’adoption d’une combinaison de méme nature, sagement consentie 
par la maison de Bragance, que le Brésil a dd d’étre sauvé des 
convulsions anarchiques qui ont désolé tous les Etats voisins. Mal- 
heureusement ce projet ne rencontra que peu de sympathies parmi 
les hommes qui présidaient alors aux destins de !’Europe; il échoua, 
en France, devant la vanité d’homme pratique de M. de Villéle, qui 
ne pouvait pas admettre quun poéte put concevoir de grands et 
réalisables desseins politiques; en Espagne, devant l’orgueilleuse 
et ignorante obstination de Ferdinand VII; auprés des cabinets du 
nord, devant la répugnance de M. de Metternich & admettre aucune 
concession pour des révoltés; en Angleterre entin, devant la satisfac- 
tion avec laquelle le cabinet britannique voyait se développer des 
événements qui enlevaient d’immenses domaines au sceptre de la 
famille des Bourbons. . 

Mais ce projet, rejeté en 1821, quand il était facile 4 exécuter, 
pourrait-il se reprendre maintenant avec quelques chances de succés? 
Nous répondrons hardiment que non. C’est a l’histoire et a la politi- 
que que s'applique surtout le mot d’Héraclite : « On ne saurait 
se baigner deux fois dans les mémes ondes. » Les choses d’ici-bas 
changent si constamment et si rapidement, que ce qui edt été salu- 
taire et praticable il y a quarante ans ne saurait plus méme étre révé 
maintenant. 

Aprés l’expulsion définitive des Espagnols et les excés effroyable- 
ment sanguinaires qui marquérent leurs derniers efforts pour con- 
server la domination, aprés plus d’un demi-siécle d'une liberté ora- 
geuse, il est vrai, mais qui, malgré ses désordres, son anarchie, et 
ses bouleversements incessants, a été moins dure pour les popula- 
tions que l'exécrable régime colonial par lequel !’Espagne, au temps 
de sa suprématie, étouffait leur commerce , atrophiait leurs intelli- 
gences, empéchait pour elles tout développement matériel et moral 
et brisait sans pitié ce qui tendait 4 s’élever au-dessus du niveau 
d’abaissemént universel, il ne reste plus aujourd'hui sur le sol du 


LA QUESTION MEXICAINE. 383 


Mexique que deux choses debout, la haine inextinguible de Espagne 
et le sentiment républicain. 

Autant qu’on peut en juger au travers de leurs réticences et de 
leurs explications embarrassées, les ministres de la reine Isabelle, 
en se joignant a la France et a l’Angleterre pour envoyer des troupes 
au Mexique, espéraient pouvoir rétablir dans ce pays une monarchie 
espagnole, et c est la raison qui leur donnait au commencement de 
lentreprise un si beau zéle, une si grande hate de faire flotter l’éten- 
dard de Castille, avant celui des deux autres puissances, surles remparts 
de la Vera-Cruz. De son cdté le général choisi pour celte expédi- 
tion révait, on n’en saurait douter, la fondation d’un semblable 
trone, mais au profit d'un officier de fortune d’origine espagnole et 
non a celui d’un prince de sang royal, et il portait ses visées jusqu’a 
s'yasseoir un jour lui-méme. Mais M. Prim, malgré son ambition et sa 
vanité passablement développée, est un homme intelligent, et il s’est 
apercu bien vite que le réve de son gouvernement aussi bien que 
le sien propre appartenaient au monde des -chiméres , que si la 
France avait formé le projet d’installer une royauté dans le Mexique, 
ce n’était au profit ni de |’Espagne, ni d'un Espagnol, et que, quant 
aux Mexicains, ils ne laisseraient jamais la forme monarchique s'im- 
planter d'une maniére sérieuse dans leur pays. C’est a cette double 
déception qu’est incontestablement di le changement subit de la po- 
litique de l'Espagne et le retrait de ses soldats. 

Bien qu'abandonné sur ce terrain par ses deux alliés, le gouverne- 
ment francais semble persister dans son projet d'établir une monar- 
chie au Mexique, Or, nous devons ]’ayouer, ce projet nous effraye par 
les conséquences ot il peut entrainer. 

La difficulté n’est pas d’installer tout d’abord Je gouvernement 
monarchique dans la capitale et d’obtenir en sa faveur un vote plus 
ou moins sincére des habitants. Le suffrage universel, dans les pays 
qui n’y sont pas préparés par une longue expérience de la vie po- 
litique, est un instrument auquel on fail facilement rendre le son 
que l’on veut, et les plébiscites du royaume de Naples sont ja pour 
montrer ce que vaut ce systéme quand il fonctionne sous le régime 
d'une occupation militaire. 

Mais, une fois la votation accomplie, une fois l’archiduc Maxi- 
milien ou tout autre candidat proclamé souverain et établi dans 
Mexico, comment maintiendrait-on son pouvoir? L’exemple d'Itur- 
bide est 14, pour faire voir combien peut durer la monarchie 
réduite 4 ses propres ressources sur la terre du Mexique. Kt cet 
exemple est d’autant plus frappant, qu Iturbide se trouvait, pour 
aflermir son pouvoir, dans des conditions qui ne se présente- 
‘ont aussi favorables pour aucun prince étranger. I] était indi- 











358 LA QUESTION MEXICAINE. 


géne, il partageait tous les instincts et toutes les passions du pays, 
enfin c’était lui dont l'épée avait achevé l’affranchissement national. 
S’il était quelqu’un qui put solidement asseoir le principe de la mo- 
narchie au Mexique, c était lui 4 coup sur, et son pouvoir n'a pas duré 
deux ans ! 

Pour donner quelque force et quelque temps de vie 4 la nouvelle 
royauté, il faudra que’ la puissanee qui s’en sera constituée la mar- 
raine, cest-d-dire la France, Jui fournisse, pendant un nombre 
d’années impossible a estimer d’avance, une armée et un budget: 
une armée pour contenir le pays, pour empécher de nouvelles 
révoltes et le retour de l’anarchie; un budget, car les ressources 
financiéres du Mexique sont absolument taries, et il faudra plusieurs 
années pour les faire revivre. 

Que si l’on veut obtenir un résultat définitif, et faire que l’autorité 
royale ne soit pas exclusivement renfermée dans I'étroit rayon qui va 
de la Vera-Cruz 4 Mexico, mais qu'elle s’étende partout, et que le pays 
ne se démembre pas dans les convulsions de la guerre civile, 11 fau- 
dra que |’armée d’occupation ne soit pas de moins de cent mille 
hommes. On ne saurait se le dissimuler, en effet, l’autorité du sou- 
verain établi par la grace de )'Europe n’existera réellement que 1a 
ou seront campées les troupes mises 4 son service. Comment croire 
qu'il suffira du mot de monarchie pour pacifier en un instant un 
pays aussi profondément bouleversé que le Mexique? L installation 
de la royauté ne fera disparaitre ni les ambitions, ni les haines, ni 
les passions qui ont produit les discordes intestines. Les chefs de 
bandes du camp démocratique, les aventuriers intéressés a tout dés- 
ordre, les prétendants au pouvoir, ne s’évanouiront pas devant ce 
mot magique. On tiendra Mexico, mais non pas les provinces, et 
les Mexicains, comme ces Romains de la décadence dont parle Tacite, 
ont appris par expérience que l'on peut créer ailleurs que dans la 
capitale un pouvoir destiné au triomphe. A moins d’occuper le pays 
tout entier i] faudrait un miracle invraisemblable pour éviter des 
pronunciamientos indéfiniment répétés par tous ceux qui croiraient 
avoir 4 se plaindre du nouveau régime. La royauté compterait 4 peine 
quelques mois d’existence qu’elle se trouverait dans la situation ot 
Miramon s‘est trouvé pendant deux années et o a été Juarez aprés 
sa victoire, presque assiégée dans Mexico et obligée de faire face 
de tous les cétés 4 des bandes de mécontents chaque jour plus mul- 
tipliées. Des colonnes mobiles bien organisées viendraient certaine- 
ment 4 bout de ces bandes dans un rayon rapproché de la capitale; 
mais il n’en serait pas de méme partout. Le Mexique est un pays 
immense, dont bien des parties sont presque inaccessibles. Sans 
une occupation cumpléte et permanente, qui, nous le répétons. 


LA QUESTION MEXICAINE. 355 


n'exigerait pas moins de cent mille hommes, comment prétendrait- 
on s opposer & ce qu'un nouvel Alvarez levat le drapeau de la révolte 
dans son Etat de Guerrera, dont le climat de feu dévore les Euro- 
péens, ou dans tout autre Etat reculé, et s'y proclamat indépen- 
dant, si méme il ne parvenait pas 4 marcher avec succés de la sur 
Mexico? 

Admettons méme, ce qui n’est guére probable, que la lassitude et 
le besoin d’ordre aprés tant de guerres civiles décide les Mexicains a 
accepter la royauté que leur apporte M. Dubois de Saligny et 4 en 
reconnaitre sans contestation l’autorité d'un bout a ]’autre du pays, 
croit-on que }’on aurait faiteune oeuvre solide et qui ne nous deman- 
derait pas encore bien des ennuis et bien des peines pour durer? La 
tache d'une origine étrangére est mortelle pour tout gouvernement 
el il n’en est pas un qui puisse résister aux effets de ce reproche, 
méme quand il n'est pas mérité. Combien de temps a-t-il fallu pour 
que la Restauration, que la France avait appelée elle-méme et qui l’avait 
sauvée du démembrement, qui avait relevé ses finances détruites sous 
Empire, qui cing ans aprés l'invasion et les désastres de 1845 lui 
avait rendu une armée et une flotte, qui lui avait enfin donné la 
liberté, combien a-t-il fallu de temps pour que ce gouvernement suc- 
combat sous l’absurde reproche d’avoir été ramené dans les fourgons 
de l’étranger? Or quel gouvernement serait étranger? Celui que nos 
troupes seraient allées installer au Mexique. 

Quoi qu’en dise la Patrie, 4 qui son dévouement plein d’indépen- 
dance, comme on sait, ne laisse pas voir trés-clair dans la question, 
le Mexique voit avec répugnance la prétention de la France 4 inter- 
venir pour régler sa situation politique mtérieure et lui donner une 
nouvelle forme de gouvernement. Aussi les hommes dont on pouvait 
le plus espérer et désirer le concours pour le rétablissement de lor- 
dre, les chefs les plus importants et les plus dignes d’estime du parti 
conservateur ou catholique, se tiennent-ils 4 l’écart ou se prononcent 
décidément contre nous. Miramon, demeuré fidéle aux principes répu- 
blicains, inspire maintenantla politique du cabinet de Madrid. Doblado, 
jusqu’alors adversaire irréconciliable du gouvernement de Juarez, a 
déposé ses rancunes et s'est rallié & lui pour défendre contre nous 
honfieur national qu'il voit compromis par notre expédition et par 
hos projets. Et malheureusement nos généraux et nos plénipoten- 
tiaires n’ont en ce moment 4 cété d’eux pour les soutenir dans le 
puys que des aventuriers comme Almonte, lequel est l’agent et le pré- 
turseur de Santa-Anna, c’est-a-dire d'un homme qu’il faut désirer ne 
revoir jamais rentrer dans le pays qu'il a si cruellement tyrannisé. 

Ces circonstances significatives font tristement présager de l'avenir 
et montrent quel sort attendrait, soit immeédiatement, soit au bout 


356 LA QUESTION MEXICAINE. 


d'un petit nombre d’années, la nouvelle monarchie mexicaine, si le 
gouvernement francais persistait 4 vouloir en faire le corrollaire de 
son expédition. Nous avons, du reste, peine a croire qu’il y persiste, 
aprés avoir si formellement proclamé comme base de sa conduite le 
principe de non-intervention dans les affaires d'Italie, ot nos intéréts 
nous appelaient bien plus que dans celles du Mexique. Il y aurait la 
une inconséquence flagrante bien propre a affaiblir la politique fran- 
aise el que la troupe des officieux seule ne.sait pas distinguer. Ces 
officieux sont de curieux personnages; il est tel d’entre eux, comme 
le Conslitutionnel, qui remplissait il y a quelques mois ses co- 
lonnes de longs calculs pour prouver que |’occupation de Rome était 
une charge trop lourde pour notre budget, et qui maintenant ne 
recule pas devant |’idée d’une occupation bien autrement coudteuse 
et d’une bien moindre utilité directe au Mexique. 


Ti 


La nécessité d’une longue occupation et les dépenses énormes qu’ elle 
exigera ne nous feraient, du reste, pas hésiter si nous apercevions un 
grand intérét francais 4 l’établissement d'un royauté au Mexique; 
mais nous avons beau y mettre toute notre bonne volonté, nous ne 
parvenons pas ay apercevoir cet intérét. Il semble, au contraire, 
qu’un tel établissement serait désavantageux 4 notre pays. 

La France n’a et ne saurait avoir que deux intéré(s au Mexique. Le 
premier est Ja sécurité de ceux de nos nationaux qui vont en assez 
grand nombre s’y fixer et y faire fortune. Or il n’est pas besoin d’une 
monarchie pour donner cette sécurité; on peut en trouver également 
les garanties dans un gouvernement conservateur et régulier avec les 
formes républicaines. Bien plus, les Francais ont jusqu’aé présent été 
de tous les étrangers les mieux vus au Mexique, et comparativement 
les plus respectés. Ne compromettrait-on pas gravement cette situa- 
tion en intervenant trop directement dans les affaires intérieures du 
peuple mexicain, et ne courrait-on pas, en appuyant par les armes de 
la France l’institution d’un gouvernement qui répugne aux instincts 
du pays, le danger de faire succéder aux sentiments de bienveillance 
pour notre nation des coléres et des ressentiments qui rendraiert 
nulles toutes les garanties que pourraient donner les pouvoirs con- 
stitués ? 

Notre second intérét, et il est fort grand, est de maintenir l’indé- 


LA QUESTION MEXICAINE. 357 


pendance absolue du Mexique. D’ici a vingt ou trente ans au plus, la 
communication des deux Océans par un canal navigable aura été éta- 
blie, soit dans listhme de Panama, soit dans le Nicaragua. Ce sera la 
principale artére du commerce du monde, et la puissance qui en tien- 
dra les débouchés pourra se dire 4 bon droit la maitresse des mers. 
Il n’est personne qui ne sache de quelle importance est pour la France 
le maintien du principe de la liberté des mers. Quelle que soit la puis- 
sance qui la compromette, elle porte directement atteinte aux intéréts 
les plus vitaux de notre pays. Or rien ne serait de nature a renverser 
plus radicalement ce principe que la possession par une seule puis- 
sance des débouchés de l’Amérique centrale. L’unique moyen d'empé- 
cher cette prise de possession est de maintenir |’existence entiére- 
ment indépendante du Mexique. Dans l'état actuel des choses, il est 
deux gouvernements au monde a qui il suffirait de s’emparer du 
Mexique ou d'y conquérir une influence prépondérante pour tenir 
exclusivement entre leurs mains les clefs de la communication 
entre les deux Océans, et c’est la ce que la France ne saurait 
jamais permettre. Une de ces puissances est l|’Espagne, mai- 
tresse de Cuba et récemment rentrée en possession de Saint-Do- 
mingue; nous ne nous arréterons pas 4 elle, car sa domination 
sur le golfe du Mexique ne serait pas pour nous la plus défavo- 
rable, et d’ailleurs il n’est plus sérieusement question d'établir un 
tréne espagnol au Mexique. Les Etats-Unis sont l'autre puissance. 
Et qu’on ne croie pas que la séparation puisse arréler la marche 
envahissante de la république américaine vers la possession du 
golfe du Mexique. Le Nord, quia pour lui la bonne cause, semble 
lemporter définitivement sur le Sud, et il peut suffire de quelques 
batailles encore pour renverser le gouvernement de M. Jefferson 
Davis. Déja les fédéraux ont reconquis dans toute sa longueur le 
cours du Mississipi et ouvert de nouveau ce puissant débouché au 
commerce du monde. Une fois la guerre terminée, les ,Ktats-Unis 
reprendront leur marche en avant, et plus les Etats aujourd’hui 
séparés montreront de répugnance a rentrer dans |’Union et a s’y 
maintenir, plus le gouvernement fédéral aura d’intérét 4 inscrire au 
nombre des étoiles de son pavillon les provinces mexicaines, pour 
embrasser dans un cercle de fer ceux des Etats qui tenteraient d’é- 
chapper encore 4 sa suprématie. 

L'établissement d'une monarchie serait-il le moyen de défendre 
le Mexique contre la conquéte américaine? Nous croyons tout le cori- 
traire. Le voisinage donne une force immense aux intrigues des Etats- 
Unis dans le Mexique, une force que ne pourra jamais contre-balancer 
influence d'un empire séparé, comme nous, de ces contrées par 
l'immensité de |’Océan. Ces intrigues ont déja suffi pour bouleverser 


358 LA QUESTION MEXICAINE. 


le pays et lui faire jperdre de nombreuses provinces, alors qu’elles 
n’avaient pour appui que des ambitions et des jalousies personnelles. 
Que serait-ce dans le cas ot on leur donnerait la possibilité de se 
cacher derriére un grand principe politique et une opinion vigoureu- 
sement enracinée? Les intrigues américaines prendraient alors une 
puissance irrésistible et balayeraient en peu de temps la nouvelle mo- 
narchie. Les mécontents, les révoltés, demanderaient l’union a la 
grande république; les Etats reculés d’abord, puis ceux qui sont plus 
voisins de Mexico, se donneraient au gouvernement fédéral, et le suc- 
cesseur de Montézuma verrait rapidement son royaume s’en aller piéce 
a piéce. Au lieu d’avoir arrété lincorporation du Mexique aux Etats- 
Unis, on ne serait arrivé qu’a la précipiter. 

Au reste, si la France a intérét 4 empécher cette incorporation, elle 
doit le faire en aidant les Mexicains 4 se donner enfin un gouverne- 
ment stable et en état de se défendre, sous la forme républicaine 
désormais consacrée par les traditions du pays; mais notre pays ne 
saurait en méme temps, sans compromettre ses intéréts, s’exposer 4 
sengager pour cette question dans une guerre avec la république 
ameéricaine. Les Etats-Unis sont nos alliés naturels; ils ont besoin 
de nous et nous avons besoin d’eux; la.création de cette puissance 
rivale de l’Angleterre a été l'un des plus.grands actes de notre an- 
cienne monarchie, ]’un des plus utiles de la France. Ce serait une 
coupable folie que de rompre la bonne entente qui depuis le siécle 
dernier a régné sans interruption entre les deux pays. Ce serait 
servir sans le savoir, au deld de toutes ses espérances, les intéréts 
de l’Angleterre et porter un coup funeste aux intéréts de la France. 
Il suffit bien d’étre allés briler deconcert avec nos voisins d’Outre-Man- 
che la flotte russe de Sébastopol, et nous ne devons pas délruiremainte- 
nant la marine américaine, car ce sont les Anglais et non pas nous 
qui profiteraient de cet événement. Le gouvernement de M. Lincoln 
l’a déja fait clairement entrevoir: la tentative par la France de fonder 
une royauté dans le Mexique serait le signal d’une rupture presque 
certaine avec les Etats-Unis. C'est pour cela que le Times nous encou- 
rage si chaleureusement a poursuivre un tel projet; cest pour cela 
que, dans le pays ot nous écrivons ces pages, les hommes d’ktat les 
plus hostiles a notre patrie se réjouissent en disant : « Il nous est bien 
« égal que la France occupe militairement le Mexique, pourvu que 
« le Mexique occupe la France et préoccupe les Etats-Unis. » 

Une rupture possible avec le gouvernement américain serait tou- 
jours une chose facheuse pour Ja France, mais dans le moment actuel 
elle serait encore plus triste qu’a toute autre époque. Elle aurait en 
effet pour résultat d’amener le gouvernement francais 4 reconnaitre 
la confédération du Sud, qui, bien qu’en disent ses amis, représente 


LA QUESTION MEXICAINE. 359 


le principe de l'esclavage en lutte avec celui de la liberté de l'homme, 
et dont tous les intéréts sont liés avec ceux de |’Angleterre, tandis 
que ceux du Nord sont intimement liés 4 ceux de la France. Quelques 
officieux prétendent, il est vrai, que cette reconnaissance est dési- 
rable et qu’elle aura bientét lieu; semblable langage est digne 
deux, mais nous ne voulons pas croire 4 leurs assertions. Ce serait 
pour nous et pour tous ceux qui portent un véritable amour aux in- 
téréts du pays un sujet de trop grande tristesse, et nous n’admettons 
pas comme possible que le gouvernement frangais, gratuitement, sans 
y ¢tre forcé par des circonstances exceptionnelles, reconnaisse jamais 
comme un gouvernement légitime la honteuse confédération des 
états esclavagistes. 

Nous n’avons jusqu’ici parlé que de la création d’une monarchie 
étrangére quelconque au Mexique, de ses difficultés insurmontables 
et de ses dangers. Il nous reste 4 dire quelques mots du candidat que 
l'on dit porté & cette monarchie. 

Certainement l'archiduc Maximilien est un prince fort distingué, 
qui a montré de la modération et de la sagesse en Lombardie et qui 
réussirait parfaitement sur un tréne d’Allemagne. Mais quel intérét 
pourrait avoir la France a faire tant de choses pour donner une cou- 
ronne a un prince de la maison d'Autriche? Ce n’est certainement pas 
que fe gouvernement francais, comme le disent quelques-uns, espére 
avancer aitsi la solution de la question de Venise. Le gouvernement 
autrichien a formellement démenti qu'il y edt aucun lien entre les 
deux questions, et nous le croyons sans peine, car ce serait pour 
l’Autriche une insigne folie que d’échanger la Vénétie contre la cou- 
ronne d’Iturbide. D’atileurs, l’Autriche est bien assez menacée 
chez elle pour avoir besoin de conserver ses princes les plus distin- 
gués et pour ne pas désirer les voir s’en aller courir de péril- 
leuses aventures au dela des mers, a la recherche d'un sceptre quel- 
que peu fantastique. Si le gouvernement frangais a réellement pensé 
a Varchiduc Maximilien, il faut qu'il y ait 4 ce projet quelque autre 
motif qui demeure encore secret et que nous n’essayerons pas de 
pénetrer. 

Discuter longuement sur la valeur de la candidature de ce prince 
nous parait chose assez oiseuse; tant que l'on ne saura pas d'une ma- 
niére positive si le gouvernement impérial a réellement la volonté de 
soutenir |’archiduc, et si lui-méme est décidé 4 accepter, ce serait dis- 
cuter dans le vide. D'ailleurs, en cette affaire, la question générale 
prime de beaucoup la question de personnes. Bornons-nous a remar- 
quer combien il est rare que ces transplantions de souverains réus- 
sissent. En général, les Allemands ne parviennent que bien difficile- 
ment 4 se concilier les sympathies des peuples méridionaux sur les- 


. 360 LA QUESTION MEXICAINE. 


quels ils se trouvent appelés 4 régner. Je ne parle pas des Autri- 
chiens en Italie, ot ils n’ont apparu qu’en conquérants. Mais la 
Gréce fournit un assez frappant exemple des difficultés que fait sur- 
gir l’envoi d'un prince choisi par I'Europe dans les races du Nord 
pour gouverner des méridionaux. En Gréce, les conditions étaient 
bien plus favorables qu'elle ne pourront l'étre au Mexique. Le pays 
n’avait pas connu de formes de gouvernement libre et indépendant 
‘avant |'installation d’Othon 1", le peuple était bien autrement sage, 
conservateur et doué de sens politique que ne le sont les Mexicains; 
et cependant jamais le souverain et son peuple n’ont pu marcher 
jJusqu’é présent dans un accord parfait. Il y a toujours des tiraille- 
ments et des difficultés, souvent trés-graves; le danger d'une révolu- 
tion menace constamment le royaume hellénique, et la paix de ]'Eu- 
rope trouve dans ce pays une cause permanente de trouble. La lecon 
que conliennent ces faits ne devrait pas étre perdue pour les gou- 
vernements, et, en tenant compte de cet enseignement, on doit re- 
connaitre que le choix qui serait fait d'un prince allemand pour étre 
mis & la téte du Mexique aggraverait encore dans une forte propor- 
tion les difficultés que rencontrera toujours par elle-méme en ce 
pays la fondation d’un pouvoir monarchique. 

Pourquoi, du reste, s’obstiner 4 compliquer par des projets de 
cette nature la tache qu’ont 4 remplir nos soldats et nos plénipoten- 
tiaires? Celte tache est assez belle en se bornan{ aux choses pratica- 
bles. Tirer réparation des injures adressées au pavillon de la France 
par un gouvernement corrompu et despotique sous masque de li- 
berté; préter assistance 4 un peuple digne d’intérét malgré ses mal- 
heurs, pour ]’aider & se donner un gouvernement régulier, sans pré- 
tendre faire violence 4 ses habitudes et 4 ses instincls; n’est-ce pas 
un réle assez noble et assez glorieux pour la France? Pourquoi en 
chercher un autre? Il y a deux ans, on a perdu l'occasion d’obtenir 
ce résultat en soutenant Miramon contre Juarez. Mais, quoique plus 
difficile qu’alors, la tache n’est pas impossible. Qu’au lieu de réver la 
fondation d'une monarchie qui ne pourrait pas vivre et qui ne serait 
que la source de complications sans cesse renaissantes, la France, 
sans changer les bases de l'organisation sociale du Mexique, laisse le 
parti conservateur et catholique accomplir, sous les formes républi- 
caines, l’ceuvre de régénération politique et morale si vaillamment 
entreprise par Miramon avant sa défaite. De cette maniére, le but 
auquel tend notre pays sera rempli, l’ordre pourra se rétablir solide- 
ment au Mexique, les susceptibilités nationales ne seront pas froissées, 
et, en méme temps que la France aura conquis des garanties pour la 
sécurité de ses intéréts dans l'avenir, elle se sera difinitivement atta- 
ché Ja nation mexicaine par les liens les plus étroits de la reconnais- 


LA QUESTION MEXICAINE. 361 - 


sance. Pour notre part, nous ne révons pas d’autre réle 4 la France 
dans ces contrées lointaines, et nous désirerions voir son gouverne- 
ment accepter, comme conclusion des succés qui bientdt, n’en dou- 
tons pas, couronneront nos armes en dépit de tous les obstacles, cette 
ligne de conduite plus simple, plus économique et moins aventu- 
reuse. 


Londres, le 22 juin 1862. 


Francois LENORMANT. 


. 
vn 


Jom 1862. _ 2 


MELANGES 


L’ART CHRETIEN EN FLANDRE*. 


La Flandre partage avec I'Italie l'honneur d’avoir produit, avant la Re- 
naissance, les plus beaux et les plus purs ouvrages dont puisse se glorifier 
la peinture catholique. M. l’abbé Dehaisnes s'est proposé de faire, pour le 
premier de ces pays, ce que M. Rio a fait pour l'autre, et ila consacré al’his- 
toire de l'art primitif et religieux dans les Flandres un livre excellent, plein 
de recherches, d’une critique saine et sire, aussi éloigné des stériles raffine- 
ments d’une érudition orgueilleuse et d'une esthétique compliquée que de 
cette légéreté banale qui glisse 4 la surface des choses et met la science ala 
portée des lecteurs de romans; un livre ou il montre une qualité plus rare 
qu'on ne croit, — la parfaite intelligence de son sujet, — et qui représente 
évidemment le résultat, je ne dirai pas de toute une vie, mais d'une pensée 
unique concentrée dans sa tache et constamment appliquée au méme but. 

M. l'abbé Dehaisnes étudie d'abord Jes origines de l'art chrétien en 
Flandre, et il analyse, peut-étre en prétant a quelques-unes d’entre elles 
une importance exagérée, les causes qui ont dd imprimer un cachet parti- 
culier 4 la forme de son développement et déterminer ses principaux ca- 
ractéres. Il les trouve dans la nature du sol et du climat, dans l’action de 
l'élément celte et germain, dans les legons puisées a l'école byzantine, dans 
les libertés, le commerce et l’opulence des villes populeuses du Nord, dans 
la protection des évéques et des couvents, des princes et des bourgeois, et, 
par-dessus tout, dans l’influence intellectuelle et morale du christianisme, 
introduit chez les Flamands par des missionnaires irlandais et anglo- 
Saxons. 

On pourrait faire remonter fort haut I’histoire de l'art religieux en 


‘ L'Art chrdlien en Flandre, par V'abbé C. Dehaisne. Ir partie : Peinture. 4 vol. grand 
in-8 orné de gravures au trait. Douai, chez madame veuve Adam. 


‘ MELANGES. 563 - 


Flandre. Il est certain, d’aprés des textes précis, que du septiéme au quin- 
siéme siécle, il y eut dans ces contrées une succession ininterrompue 
d’artistes qui décoraient les églises d’aprés les traditions de I'Italie et de 
Byzance. Il reste des monuments incontestables de la peinture chrétienne a 
ces époques reculées, et l'on connait méme, dés la premiére année du 
neuviéme siécle, les noms d'un certain nombre de peintres alors trés—cé- 
lébres, qui, par leurs travaux exécutés dans les couvents et les“sanctuaires, 
rattachent et relient l'art du moyen age aux mosaistes des basiliques con- 
stantiniennes. 

Mais c’est surtout dans les miniatures des manuscrits que l’auteur étudie 
lanaissanee, le caractére, les progrés et la transformation de l'art flamand 
avant la Renaissance, et il a raison. Ce sont généralement les plus anciens, 
et surtout les plus nombreux monuments qui nous restent de cet art, et l’on 
peut dire sans exagération que, dans ce pays du moins, la grande peinture 
du quinziéme siécle est la fille de la miniature. Dans les manuscrits anté- 
reurs au treiziéme siécle, on voit déjé poindre cet amour de la vérité maté- 
rielle, poussé jusqu’au réalisme, qui fera a la fois la grandeur et la faiblesse 
de l'art flamand. Cette tendance a la reproduction exacte de la nature jusque 
dans les sujets du sentiment le plus idéal et de l’inspiration la plus élevée, 
nest pas seulement le résultat du génie particulier de la race, formé pour 
ainsi dire 4 l'image du sol et du climat; elle est aussi, et surtout elle de- 
Yiendra, chez les peintres de la Flandre, une sorte de fierté nationale, de 
patriotisme instinctif développé par les grandeurs de leur propre histoire et 
la prospérité de leurs villes. Que la scéne qu’ils représentent sur la toile se 
passe dans les contrées de]’Orient ou dans celles du Midi, il ne leur viendra 
pas a l'idée qu’ils puissent rien faire de mieux que de choisir des types fla- 
mands et de les encadrer dans un paysage flamand. 

A partir du treiziéme siécle, le domaine de la miniature s’agrandit avec 
le développement des connaissances et grace a la protection des princes et 
des seigneurs qui vient se joindre a celle des moines. Les rubricistes ne se 
bornent plus aux sujets tirés de la Bible : ils abordent Vallégorie et la 1é- 
gende. En méme temps, l’exécution se modifie pour se perfectionner; la 
plume céde la place au pinceau ; on colorie ‘avec plus de science et d’éclat; 
on dessine avec plus de soin, de correction, de naturel et de vie. Si I’on 
compare les enluminures des livres sacrés ou traitant de matiéres ecclésias- 
tiques 4 celles des ouvrages ‘d'imagination, on s’apercoit bien vite que 
celles-ci sont généralement dépassées de beaucoup en perfection par celles-la : 
cest une remarque qui a sa signification. Mais bientét ce progres fait 
place Ala décadence : l'invention de l'imprimerie, d’une part, de l'autre 
les idées nouvelles: apportées par la Renaissance, les troubles mateériels et 
moraux suscités par la Réforme, portent 4 la miniature un coup mortel dont 
elle ne pent se relever malgré la résistance prolongée de ses derniers 
fidéles, , , 

Pour établir la connexion qui existe alors entre l’art d’enluminer les ma- 
huscrits et celui de décorer les églises par le pinceau, il suffirait derappeler 
que plusieurs des grands peintres flamands ont compté parmi les miniatu- 
ristes. On croit assez souvent reconnaitre la main de Jean: Van Eyck et de 


364 MELANGES. 


Memling dans les images qui enrichissent ces vieux missels et ces bréviaires 
gothiques, orgueil de nos bibliothéques. En tout cas, et cela nous suffit, il y 
a des analogies flagrantes, non-seulement dans la pensée et le sentiment, dans 
le symbolisme, dans l’ordonnance générale, mais encore dans |'exécution, 
entre les enluminures sur vélin faites pour le compte de Philippe Je Bon ou 
de Louis de Bruges, et les ceuvres authentiques des artistes que nous venons 
de nommer. L’art du miniaturiste apporta a l'art du peintre quelques-uns 
de ses principaux caractéres, entre autres la délicatesse et le fini du travail, 
et il coutribua aussi 4 lui donner une certaine élévation mystique dans les 
idées. 

Je suis étonné que M. l’abbé Dehaisnes, parmi les nombreux monu- 
ments qu'il a consultés et qu'il cite, ait négligé la plupart de ceux qu’au- 
rait pu lui fournir la bibliothéque de Bruxelles, si riche en ce genre; il 
y eat trouvé de précieux sujets d’étude dans la section des manuscrits, qui 
a pour origine la collection formée par les princes de la maison de Bour- 
gogne, et qui renferme un grand nombre de miniatures remarquables se 
rattachant directement ou indirectement 4 l'art flamand ; par exemple, outre 
la Chronique du Hainaut, dont il dit quelques mots, les albums de musique 
et de poésie de Marguerite d’Autriche, un exemplaire de la Cyropédie ayant 
appartenu & Charles le Téméraire, des bréviaires et des évangiles dont 
presque toutes les miniatures sont évidemment de l’école de Bruges et rap- 
pellent tantét lamaniére de J. Van Eyck, avec leurs fonds minutieux et fins, 
leurs paysages historiés de tours, de chateaux forts et d’églises, tantét celle 
de Memling, avec leur grace, leur délicatesse et leur poésie mystique, unies 
4 un dessin savant et 4 un modelé vigoureux. 

L’école flamande n'est pas la premiére qu’on rencontre dans le Nord : 
elle fut précédée par l’école de Cologne, qui dérivait de l'art byzantin, dont 
elle avait toutefois modifié et complété les traditions par l'influence du gé- 
nie particulier des populations rhénanes. Cette école, qui eut pour re- 
présentants principaux maitre Guillaume et maitre Stéphan, a exercé une 
action puissante sur les artistes de Bruges, de Gand et d’Anvers. Ce n'est 
guére que vers le commencement du quatorziéme siécle que des docu- 
ments positifs nous montrent l’existence simultanée d'un assez grand nom- 
bre d’artistes organisés en corporations, d'abord 4 Gand, puis 4 Anvers et a 
Bruges, et dont quelques ceuvres sont parvenues jusqu’a nous. Dés leméme 
siécle, Tournai avait une école de peinture et une de sculpture, toutes deux 
fort celébres. Les Van Eyck sont donc loin d’étre les premiers en date des 
peintres flamands, et il faut se garder de croire qu’avant eux l'art ne s'est 
manifesté dans leur pays que d’une maniére accidentelle et isolée. Mais ces ar- 
tistes sont les premiers dont la personnalité se soit nettement dégagée, et 
dont la postérité ait retenu les noms. 

Avec les critiques les plus compétents, M. l’abbé Dehaisnes restitue & 
Hubert Van Eyck, qui en avait été dépouillé au profit de son frére, la gloire 
du perfectionnement de la peinture a l’huile. Il s’attache aussi 4 reconstituer 
son individualité artistique, et 4 rechercher les ceuvres exécutées de sa 
main, par exemple |’ Adoration de l' Agneau, qu’il composa en entier et pei- 
gnit en grande partie, mais qui, aprés sa mort, fut achevée par son frére 





MELANGES. 365 


Jean. Quant 4 ce dernier, il n'est pas besoin d’insister longuement ici sur 
le mérite de ses productions, que personne ne conteste aujourd'hui. Je 
n’'admire pas au méme degré que l’auteur les Vierges des musées d’Anvers 
et du Louvre : Jean Van Eyck a fait beaucoup mieux, et, sans aller chercher 
jusqu’a Madrid le Triomphe de U Eglise sur la Synagogue, une de ces belles 
compositions d’une majestueuse ordonnance, d'une syinétrie grandiose, 
dun symbolisme mystique comme les aimaient les peintres chrétiens du 
moyen Age, nous avons a Bruges le Chanoine de Pala, & Gand les panneaux 
de l'Adoration de l Agneau, 4 Anvers le ravissant dessin 4 la plume de 
Sainte Barbe, une des perles de l'art catholique, divers autres tableaux 
encore disséminés un peu partout, qui le mettent au premier rang des ar- 
listes religieux du moyen age. Ce qui nuit le plus a Jean Van Eyck dans I’es- 
prit des demi-connaisseurs, c’est la multitude d’ouvrages médiocres qui 
sont exposés sous son nom dans les musées et les galeries, par suite de ces 
attributions téméraires dont les experts sont si prodigues, et qui souvent 
méme sont en contradiction avec les caractéres essentiels et invariables de 
sa peinture. Ces caractéres, M. l'abbé Dehaisnes s’applique 4 les noter avec 
soin. Des fréres Van Eyck, Hubert est le plus fin, le plus délicat, le plus 
ehrétien ; il a mieux fondu en lui les diverses tendances qui ont agi sur l'art 
religieux en Flandre, il a mieux su garder l'équilibre entre l’idéalisme et le 
réalisme. Jean, moins parfait peut-étre, moins élevé certainement, est plus 
original, plus flamand, il serre la nature de plus prés, soit dans les paysages 
qui se déroulent au fond de ses tableaux, soit dans ses tétes, qui sont tou- 
jours des portraits modelés avec la plus minutieuse exactitude, et vigoureu- 
ment marqués d'un cachet individuel. Enfin il l'emporte par |’exécution. 
Cest le véritable chef de l’école flamande, dont il a incarné au plus haut 
point dans ses ceuvres les qualités comme les défauts, et qui, de son cété 
semble l'avoir pris de préférence pour modeéle et pour guide. 

Les fréres Van Eyck eurent pour successeur Roger Van der Weyden, digne 
héritier de ces grands maitres, et se distinguant d’eux par des cétés spé- 
ciaux. Il a du sentiment, de la grace, de rhabileté, un dessin pur, précis et 
méme savant, quoique, sous l’empire des vieilles traditions, il exagére la 
longueur et la maigreur du visage et du corps. Ses tableaux séduisent aussi 
par leur unimation dramatique et leur adroite ordonnance; mais sa couleur 
est moins solide; il n’atteint ni 4 la caline énergie de Jean ni a la sévére 
grandeur de Hubert. En voulant, 4 ce qu'il semble, réunir dans une sorte 
dharmonieux compromis les systémes différents des deux fréres, il est 
resté au-dessous de l'un et de ]’autre, tout en s’élevant fort haut. L’une de 
Ses principales ceuvres, la plus compléte peut-étre, est le tableau des Sept 
Sacrements (musée d’Anvers), composition poétique, pleine d’Ame, d’un 
beau sentiment chrétien, et qui, dans l’exécution, témoigne d'un génie gra- 
cieux, souple, abondant et varié. Les Sept Sacrements ont, en outre, cet 
inappréciable avantage de présenter, avec tous leurs accessoires et tous 
leurs épisodes encadrés dans la magnifique architecture d'une basilique 
ogivale, une sorte de cours complet d'archéologie religieuse et de liturgie; 
et Je ne sais si M. l‘abbé Dehaisnes a accordé 4 ce magnifique ouvrage la 
place qu'il mérite parmi les chefs-d’ceuvre de l'art chrétien au quinziéme 


366 MELANGES. 


siécle. Cependant, entre les Van Eyck, qui furent peut-¢tre ses maltres, et 
Memling, qui fut probablement son disciple, il est certain que la gloire de 
Roger Van der Weyden se trouve comme absorbée et amoindrie. 

L’auteur a étudié avec un amour tout particulier le dernier en date de ces 
grands artistes du quinziéme siécle, Memling, dont la vie est si peu connue 
et le nom méme incertain. Memling est le maitre le plus complet qu’ait pro- 
duit l'age d'or de la peinture religieuse en Flandre. A la vérité, ala vigueur, 
4 la solidité du coloris des Yan Eyck, il joint une fleur de‘naiveté, un charme 
d’expresion, une suavité de pinceau, qu'il semble avoir empruntés, en les 
perfectionnant, aux traditions de l’écule de Cologne. Les ressouvenirs de 
l’Allemagne abondent, d’ailleurs, dans les paysages et les figures de ses 
tableaux. C'est le Pérugin ou le fré Angelico de la Flandre, qui n’a pas eu 
de Raphaél. Il posséde 4 un égal degré la force et la douceur : personne ne 
lui conteste cette derniére qualité; quant 4 ceux qui voudraient lui contes- 
ter la premiére, il suffirait de les renvoyer au portrait de Nieuvenhove, a 
ceux des moines sur les volets extérieurs du Mariage de sainte Catherine, 
aux tétes de saint Joseph, de sainte Anne et du grand prétre dans la Présen- 
tation au temple. Le réalisme ne perd jamais entiérement ses drofts chez 
aucun des peintres de ]’école flamande. 

On sait que le musée du Louvre a quelques tableaux de Memling, mais 
d'une assez médiocre importance dans son ceuvre. Le petit tryptique acquis 
récemment par l'administration du Musée ne révéle lui-méme ses ‘qualités 
qu’aprés un examen attentif. La partie centrale, qui représente la Résur- 
rection, est peut-étre la plus faible : le Christ, debout et sortant du tom- 
beau, a la figure d'une douceur un peu fade et féminine, et le modelé de 
son corps, entrevu sous le manteau rouge qui le recouvre & demi, est d’une 
timidité qui va jusqu’a la mollesse. L’ange qui occupe le fond du tableau se 
recommande par un dessin gracieux qui n’est pas sans quelque afféterie. Les 
deux compartiments latéraux valent beaucoup mieux : dans celui de droite, 
les tates des apdtres et des disciples qui contemplent l’ascension du Chnist 
sont rendus avec autant de vérité que de variété; dans celui de gauche, le 
corps de saint Sébastien, qui a encore cette maigreur et-cet élancement 
particuliers aux peintres gothiques, frappe par la science et la vigueur des 
détails, et les deux archers qui le percent de leurs fléches sont d'une 
grande finesse de dessin et d'une couleur charmante. Mais le plus précieux 
échantillon de Memling que nous possédions 4 Paris, c'est le tableau sur 
bois qui fait partie de la galerie de M. le comte Duchatel. La physionomie 
pieuse de la Vierge, la figure souriante et un peu bouffie de 1'Enfant 
Jésus, sont d'une délicatesse exquise qui fait d'’autant mieux valoir la 
vérité et la vigueur de tous les personnages distribués autour du divin 
groupe, dans |’attitude de la priére et de l'adoration. Cette ceuvre est un 
parfait spécimen du génie de Memling et de l'art religieux de son temps e 
de son pays. Il a le caractére hiératique, si je puis ainsi dire, l'ordonnance 
traditionnelle et la symétrie symbolique de la peinture primitive, avec les 
caractéres propres 4 la Flandre : il joint la force 4 la grace, la recherche 
passionnée de la nature au culte de l’idéal. Memling a étudié sur la terre ces 
tétes énergiques et vivantes, inclinées devant cette mére et cet enfant, qu'il 


MELANGES. 367 


a entrevus dans le ciel. Sa peinture n’est pas immatérielle comme celle du 
Pérugin et de fra Angelico; mais la pensée et l'amour s’en dégagent comme 
une flamme; l’Ame est visible sar ces lourdes figures flamandes, ow 1’éner- 
gique accentuation des traits semble une force de plus donnée a la gravité 
pénétrante de l'expression; et sur toute la scéne s’épand, comme une har- 
monie suave et forte a la fois, un coloris qui-suffirait 4 lui seal pour impri- 
mer ala composition un caractére'céleste et surnaturel. 

Gest 4 Bruges surtout qu’il faut aller étudier Memling. Le musée de 
lhépital Saint-Jean est le sanctuaire de sa gloire. Ce qu’est pour l’orfévrerie 
le reliquaire byzantin des trois Rois 4 Cologne, la chAsse de sainte Ursule 
lest pour la peinture religieuse, et quiconque a vu ce chef-d’ceuvre, ainsi 
que le Mariage mystique et |’ Adoration des Mages, n’a pas besoin d'en sa- 
voir davantage pour saluer en Memling le maitre par excellence de Yart 
chrétien en Flandre. On a pu le dépasser assurément par la science du pro- 
cédé et de l’exécution, mais bien peu ont atteint, et nul peut-étre n’a dé- 
passé le sentiment profond et pénétrant, le charme et la candeur’d’expres- 
sion, la pureté idéale, la poésie mystique et suave, qu’accentue, mais ne 
détrait en rien, le caractére local.donné ‘par le peintre 4 la plupart de ses 
tétes, : 3 : 

Aprés Memling, M. l’abbé Dehaisnes semble se croire au bout de sa tache, 
et on dirait qu'il a hate d’en finir. C’est avec un regret visible, et le regard 
tourné en arriére vers les maitres disparus pour,toujours, qu'il passe rapide- 
ment en revue leurs éléves et leurs successeurs. A peine si Stuerbout, Quen- 
tin Metzys et deux ou trois autres ont le pouvoir de l’arréler quelque temps. 
Aprés eux surtout, et a partir du seiziéme siécle, le spectacle de la déca- 
dence du grand art religieux précipite encore la marche rapide de l’historien. 
Certes, je le comprends; mais cette précipitation a ses dangers et touche 
parfois 4 une sorte d'injustice. Elle y tombe méme tout a fait dans cette ap- 
préciation vraiment trop dédaigneuse de Bernard Van Orley, qui ne fut pas 
indigne d’étre l’ami de Raphaél, et qui, parmi ses productions molles et 
hatives, a laissé, comme son éléve Michel Coxcis, des ceuvres dignes de la plus 
iérieuse attention. Je le trouve bienrude aussi pour le maréchal d’Anvers et 
our son tableau de |’Ensevelissement du Christ, marqué au cachet d'une 
Prsonnalité si puissante. Sans méconnaftre en rien la valeur et l'enchaine- 
Tnt logique de quelques-unes de ses réflexions, je retrouve dans la célébre 
toile de Quentin Metzys les caractéres habituels de l'art flamand exagérés 
Jans le sens du tempérament particulier du peintre, et avec les transforma- 
tons que la marche du temps devait presque nécessairement amener. Le 
‘aturalisme de Metzys descend en ligne directe du réalisme de Jean 

an Eyck; il en sort comme le fruit de son germe, et s’affiche avec 
(autant plus d’éclat qu'il n’a plus 4 combattre le respect de ces formes, 
€ cette ordonnance traditionnelles inhérentes a la peinture, au temps 
Q elle était, pour ainsi dire, un art hiératique et comme un auxiliaire 
dla liturgie. Ce n’est plus cet art ot dominait l’allégorie mystique; et, 
¢mme le remarque l’auteur, les personnages du groupe, plus savam- 
mnt étudié, sont disposés d’aprés les rapports qui existent entre eux, 
éfnon dans leur harmonie avec un texte sacré ou un monument sym- 





368 MELANGES. 


bolique; mais cette transformation inévitable, qui sécularisaié peu & peu 
l'art chrétien en V’arrachant 4 ses vieux priviléges pour le soumettre aux 
lois ordinaires, doit étre moins reprochée 4 Quentin Metzys que l'intempé- 
rance de sa verve et la fougue de vérité grossi¢re qui lui ont inspiré, par 
exemple, les types grotesquement ignobles des bourreaux de saint Jean, dans 
un des volets de son tryptique. 

Ces jugements sévéres ne sont d’ailleurs qu'une conséquence, extréme 
sans doute, mais rationelle des principes posés par l’auteur, et, jusque 
dans leur rigueur excessive, ils dénotent de la part de M. l'abbé De- 
haisnes une intelligence parfaite des conditions essentielles du grand art 
chrétien. C’est l’ardeur méme de ses justes convictions qui fait la sévérité 
de ses jugements; mais, dans les arts comme en toutes choses, il convient 
de se rappeler quelquefois l’axiome : Summum jus, summa injuria, et de 
distinguer ce qui est la faute du peintre de ce qui n’est que celle de son 
temps. J'ai voulu du moins, par ces observations, qu'il ett fallu développer 
davantage pour leur donner quelque poids, témoigner de toute ma sérieuse 
estime pour ce consciencieux et savant ouvrage, qui pousse la critique a 
ne pas s‘arréter 4 un éloge banal et 4 aller jusqu’d la discussion. On est 
étonné, en lisant ce livre, de la vaste étendue des recherches et des lectures 
de l'auteur. 1) connait tout ce qu’on a écrit avant lui sur la matiére, et il 
s'efface fréquemment devant les plus autorisés de ses prédécesseurs pour 
leur laisser la parole. M. l'abbé Dehaisnes s'est trop défié de lui, et nous 
eussions préféré qu’il jugeat plus souvent par lui-méme, comme 1! !’a si bien 
fait dans l’excellente monographie du retable anonyme de l'abbaye d’An- 
shin, qui termine e volume. 


Victor Fourne. 


REVUE CRITIQUE 


le Poéme des beaux jours, par M. J. Autran. — Essais historiques et littéraires, par 
M. Vitet. — Merlin l'enchanteur, par H. de la Villemarqué. — Apollonius de Tyane, 
traduction de M. Chassang. — Vie de M. l'abbé Busson, par M. l'abbé Besson. — Pa- 
y urique de Jeanne d’Arc, par M. l’abbé Perreyve. — Béranger ef Lamennais, par 

. Peyrat. 


[ 


M. Autran vient de donner au public un nouveau volume de poésies. 
Nous sommes heureux d’étre des premiers a l'annoncer '. 

ll y a longtemps qu’on n’avait rien entendu de cette voix sympathique et 
pure, C’est, de Ja génération et de la famille de M. de Lamartine, laseule, hé- 
las! avec celle de M. de Laprade, qui ne se soit pas éteinte. 

Depuis quelques années, le dégodt des bassesses de ce temps a fait de 
M. de Laprade un satirique. M. Autran, lui, a gardé sa sérénité bienveil- 
lante. Il est vrai qu'il n'a point détourné les yeux de la nature et que sa 
muse est restée au village. C'est 14 que nous la retrouvons aujourd'hui, 
parmi les champs, les prés, sous le toit de la ferme, au bord du putts rus- 
tique, et toujours aussi jeune et aussi suave qu’au temps ot elle chantait la 
Vie rurale. 

Le volume que nous tenons tout frais sorti de la presse s'appelle le 
Poéme des beaus: jours, et il est bien nommé. La joie de l’ame vy rayonne 


‘Le Poéme des beaux jours, par Joseph Autran..In-8. Michel Lévy, éditeur. 


370 REVUE CRITIQUE. 


sans nuages, mais voilée d'un peu de mélancolie, comme les belles journées 
elles-mémes le sont d’un peu de brume. 

Au début, tout est fraicheur, harmonie, parfum. C'est avril qui chante sa 
chanson et évoque la nature endormie : 


Renais, renais; ouvre et déploie 
Ta robe de fleurs et d’air pur; 
Tressaille d’amour et de joie, 

O terre antique ou me renvoie 
Le Dieu qui régne dans l’azur ! 


Sous la lumiére qui s’épanche, 
Reverdissez, gazons et bois, 

Fréne orgueilleux, saule qui penche ; 
Et que le chéne et la pervenche 

Tous deux revivent 4 la fois. 


Dans le taillis, dans les broussailles, 
Venez, chantez, oiseaux bénis |! 
Voici le temps des fiangailles : 

De brins d'osier, de folles pailles, 
Tressez la conque de vos nids. 


Mais le soleil monte, tout croit, tout se pare, ici de fleurs, 14 de fruits. 
Chacune de ces renaissances inspire un tableau au peintre, une hymne au 
poéte. Entre toutes ces hymnes, nous aimons.celle de l’alouette : 


Esprit de Yair, je te salue! 

Je te salue, oiseau lointain, 

Qui montes, comme une Ame élue, 
Dans la lumiére du matin, etc. 


Parmi ces tableaux doucement estompés plutét que chaudement peints, 
nous préférons cette scéne si calme et si reposée que le poéte a simple- 
ment intitulée : Vers la Saint-Jean. 


Nous touchons a juillet, premier des mois brilants, 
Et la journée enfin se retire 4 pas lents. 
Aprés l’ardent soleil, qui la-bas trafine encore, _ 
Vient la nuit, cette nuit faite 4 moitié d’aurore, 
Qui, dans le vaste ciel, joyeux de son retour, 
D’une main séme l’ombre et de l’autre le jour. 
A sa fraiche lueur qui commence 4 renaitre, 
L’heureuse métairie ouvre enfin sa fenétre. 
C’est l’heure de la sieste a la brise du soir. 

_ Sur la pierre, au dehors, il est temps de s’asseoir; 
Il est temps d’écarter, soit du corps, soit de l’Ame, 
Ce poids des rudes soins que chaque jour réclame; 
Et, n’edt-on pour sa part que le pain du glaneur, 
De respirer un peu, comme un maitre et seigneur. 
Ainsi fait 4 cette heure, assis devant sa porte, 

Le fermier de chez nous, homme de race forte, 
Laboureur jeune encore, au front sévére et doux. 
Immobile et pensif, les mains sur ses genour, 





REVUE CRITIQUE. o74 


Il aspire, dans lair égayé de murmures, 

Le meilleur des parfums, celui des gerbes mires! 
L’épouse auprés de lui, cceur d’espérance plein, 
File d'un doigt léger sa quenouille de lin. 

A ses pieds un gargon, l’ainé de la famille, 
Appréte en se jouant sa petite faucille, etc. 


Cela est complet, mais sobre; le tableau parle au coeur sans trop occu- 
per les yeux. C’est une mesure dans la couleur qu’on ne sait plus assez 
garder de nos jours. Peintres et poétes font merveille de leur pinceau, mais 
souvent aux dépens de l'impression morale qu’ils cherchent 4 produire. 
C'est, en poésie comme en peinture, l'écueil et le danger du paysage. 
M. Autran n'y échappe pas toujours; la piéce intitulée les Rivages et celle 
qui a pour titre la Mustque, ont un peu ce défaut de peindre les objets 
pour eux-mémes. Mais il n’en est pas ainsi dans le Putts de campagne, mor- 
ceau parfait A tous.égards, que nous ne citons pas parce qu’on ne saurait 
rien en retrancher et que la place nous manque pour le donner en: entier. 
Cest le motif |qui nous réduit encore & signaler seulement la Poésie aug 
champs et le Pélerin, deux cadres de dimension.plus grande et d'un ton 
plus élevé, sans cesser d’étre champétres. Ici comme ailleurs, au surplus, 
hous indiquons plus que nous n’entendons juger. Ce n'est pas le lieu. 
M. Autran a depuis longtemps sa place marquée entre les premiers poétes 
de notre époque. Nous n’avons voulu dire autre chose, sinon qu’illa garde 
dignement, 


Ik 


Les Anglais ont. un genre de littérature en quelque sorte indigéne et de- 
venu chez eux classique : ce sont les Essais, sortes de compositions inter- 
médiaires entre l'article de journal et le livre, participant de J’un par leur 
briéveté, et de l'autre par leur importance. 

Sous ce titre modeste se cachent, chez nos voisins, des travaux de pre- 
mier ordre. 

Ce genre, importé chez nous au commencement de ce sidcle 1 ne s’y est 
qu'imparfaitement acelimaté; nous ne savons pas, 4 ce qu'il parait, rester 
dans le milieu qui lui convient. Un petit nombre d’écrivains seulement y 
ont réussi. Celuide tous quis’y est le plus distingué, selon nous, est M. Vitet. 
La nature de son talent l’appelait a y briller; plume fine et contenue, M. Vitet 
Sait allier la sobriété & l’élégance et la clarté la concision. Malheureusement 
M.Vitet a toujours peu écrit, et ses Essais, en particulier, sont rares. Jusqu’ici 
méme ils n’avaient point été réunis; pour les relire, il fallait aller les cher- 
cher dans Ies recueils of l’auteur les avait placés & de longs intervalles. On 


372 REVUE CRITIQUE. 


n’en sera plus réduit 14 désormais : !'éditeur Lévy vient de les recueillir en 
un petit volume! que nous nous hatons d’annoncer et dont nous voulons 
donner un rapide apercu. 

Ce volume contient quatre études historiques ou liltéraires, et un certain 
nombre de discours et de rapports académiques. 

Le premier de ces morceaux est un savant chapitre d'histoire littéraire; 
il a pour objet la fameuse Chanson de Roland, qui depuis vingt-cing ans a 
donné lieu 4 tant de controverses, et qui néanmoins n'est encore ni assez 
connue ni assez appréciée. M. Vitet s‘en afflige; car, selon lui, qui n'est point 
homme 4 se passionner a la légére ou 4 s'enguuer comme un érudit de frai- 
che date, cette rude production des premiers temps du moyen Age est une 
ceuvre sceur, au fond, des grandes épopées qui font l’orgueil de quelques 
nations, et dont trop aisément peut-étre la France s'est laissé dire que Dieu 
l’a déshéritée. Qu’on fasse, en effet, la part aussi large que l’on voudra 4 l’im- 
perfection de la forme, a l’impuissance du langage, il n’en sera pas moins 
vrai que, pour la grandeur du dessin, la vérité de la couleur, la force de 1'é- 
motion, la profondeur des sentiments, la Chanson de Roland n'est inferieure 
ni a l'Iliade, ni a la|Divine Comédie. Ce n'est pas une fiction de poéte lettré; 
le fond en est vrai, les personnages réels et pris entre les plus célébres de 
notre histoire, l’action une et bien conduite, et l’esprit essentiellement na- 
tional. 

L’ame de la féodalité francaise y respire, nou de cette féodalité déja alté- 
rée que nous peignent les poémes du temps de Philippe Auguste; mais de 
la féodalité primitive et animée de l'esprit qui fit les croisades. Sans la pré- 
cher, la croisade, la Chanson de Roland la provoque, dit M. Vitet; « elle 
est le préambule de la mission de Pierre l'Ermite, non qu’elle fasse directe- 
ment allusion aux saints lieux profanés, aux miséres des chretiens d’Orient, 
a la nécessité de leur porter secours : ce n’est pas 1a ce qui, dansce poéme, 
fait pressentir la croisade; ce n'est pas non plus ce couplet final, ces cing 
ou six vers un peu obcurs oti Dieu commande a Charlemagne d’aller au loin 
-combattre les paiens; non, c’est le fond méme du sujet, c’est la glorifica- 
tion du courage malheureux, c’est la promesse des béatitudes célestes 4 qui 
meurt au service de Ja croix. Connaissez-vous, 4 aucune autre époque, un 
poéme qui se consacre ainsi 4 immortaliser le malheur?... Pour que la 
poésie se hasarde a choisir une défaite nationale pour sujet, il faut que la 
lumiére chrétienne ait éclairé le monde, que ses rayons les plus purs tom- 
bent encore sur des cceurs rudes et naifs, estimant 4 ce qu’elles valent les 
Vicloires d’ici-bas et convaincus que la gloire du guerrier s‘efface devant la 
gloire du martyr.... Ce martyre militaire, dont les palmes s'achétent, non 
plus dans les tortures, mais sur les champs de bataille, c’est l'idée dom- 
nante, l'idée mére de la Chanson de Roland. » 


' Essais historiques et littéraires, par L. Vitet, in-12. 





REVUE CRITIQUE. 375 


C'est donc a bon droit que M. Vitet lui adjuge le titre d’épopée. Voltaire 
a dit que les Francais n'ont pas la tate épique, — et il a préché d’exemple, 
remarque spirituellement M. Vitet. — Mais, s'ils ne l’ont plus, ils l’ont eue: 
c'est ce que la Chanson de Roland atteste d'une facon incontestable, et méme 
lest juste d'ajouter qu'au temps ou fut créé ce poéme, aucun autre peuple 
en Europe, pas plus au nord qu’au midi, n’était capable de produire son 
pareil, 

Nous avons donc dégénéré, du moins 4 cet égard, on ne saurait le nier : 
cest une raison, pour nous, de glorifier ce que nous avons fait de beau autre- 
fois. Car, ainsi que le dit M. Vitet, « quand tout s’abaisse et se ternit, n’est-ce 
pas le moment de détourner les yeux, et de chercher dans le passé de conso- 
lantes splendeurs? » 

Cette pensée, qui termine le premier Essat, sert comme de transition au 
deuxiéme, qui a pour titre la Révolution d' Angleterre, et pour objet de re- 
chercher la cause des grands résultats nationaux produits par cet événe- 
ment. L'amer sentiment de notre infériorité politique perce dans ces pages 
éloquentes ow l’auteur est conduit a d’involontaires et tristes retours sur 
linfécondité de nos révolutions, & nous. Les ouvrages de M. Guizot ont été 
l'occasion de cet essai; mais c'est moins a les apprécier que s'est attaché 
M. Vitet qu’d faire ressortir les faits qu’ils mettent en luwiére. Ajoutons 
quilen a pris texte pour exprimer, sur la forme et le style de l'histoire, com- 
promis de nos jours par des plumes illustres, des idées d'une parfaite jus- 
tesse que reléve encore la réserve des allusions qu’elles contiennent. Nous 
recommandons ces sages observations aux jeunes gens que pourraient 
séduire les succés de M. Thiers ou de M. Michelet. 

ll ya encore des vues trés-remarquables sur l'art de l’historien dans |’ Essat 
sur la Convention, écrit 4 V’occasion de l'histoire de cette Assemblée par 
M. de Barante. M. de Barante a, en histoire, un systéme a lui, qui a eu ses 
admirateurs et ses critiques passionnés. M. Vitet n’appartient ni aux uns ni 
aux autres; il ne nie pas les avantages de la méthode inaugurée dans l’His- 
lotre des ducs de Bourgogne, il s‘attache méme A en bien montrer les vertus, 
comme il dit; mais il la désapprouve au fond. On sent qu'il est de I'avis de 
ceux qui, tout en acceptant la devise : Scribitur ad narrandum, demandent 
4 Vhistorien de ne pas laisser aller Je récit au courant irrégulier des faits, 
et de ne pas s abdiquer lui-méme au point de changer son réle de juge en 
celui de simple rapporteur. On ne saurait d’ailleurs discuter ces idées théo- 
riques avec plus de courtoisie que ne le fait M. Vitet. 

Et puis, il faut le dire, ce n'est qu’accessoirement, en passant, qu’il en- 
gage ce débat avec M. de Barante; sauf sur cette question de forme, M. Vitet 
est, ausujet de la Convention, en complet accord avec M. de Barante. L’ana- 
lyse qu'il donne de son ouvrage se borne tantét 4 en dégager l'esprit, tantat 
a en fortifier les vues par des apergus de détail et des vues personnelles 
pleines de profondeurs. Plus ferme que M. de Barante dans ses apprécia- 


574 REVUE CRITIQUE. 


tions des hommes et des partis, il flétrit sans ménagement l’impuissante et 
lache ambition des Girondins, objet encore de tant de bourgeoises admira- 
tions, et s’éléve avec une indignation généreuse contre la Convention et ses 
apologistes d'aujourd’hui. A ces insensés, qu'un aveuglement fanatique 
porte a considérer le gouvernement de cette Assemblée comme susceptible 
de vie et d’avenir, M. Vitet en démontre la radicale impossibilité. « L’es- 
sence de ce gouvernement, dit-il, est de n’étre pas, de ne pouvoir pas étre 
le gouvernement de tout le monde, de placer nécessairement hors du droit 
commun, hors de la protection commune, hors de la plus vulgaire justice, 
des classes entiéres de citoyens coupables seulement d'avoir été les plus 
forts et dene l’étre plus. A de telles conditions, point de paix, point de 
soumission dans la société. Des classes de proscrits dans I'Etat ne valent 
pas mieux, disait madame de Staél, et ne sont pas moins contraires a 
Yégalité devant la loi que des classes de privilégiés. » 

Ou ce grand sens historique brille encore, sinon avec autant de vivacité, 
du moins avec autant d’évidence, c’est dans une bréve étude sur M. de 
Narbonne et le premier Empire, que nous ne pouvons autrement apprécier 
ici, non plus qu'une autre plus développée, plus dramatique, dont le sujet 
est la réunion de la Lorraine 4 la France. Ce dernier travail est un des plus 
achevés du recueil; il abonde en traits sagaces, en remarques fines sur les 
causes qui ont si longtemps retardé la réunion a la France d'une des provin- 
ces dont l’annexion aurait da étre, ce semble, la plus naturelle et la plus facile. 
Entre les obstacles qui arrétérent de ce cété, méme au temps de sa plus 
grande ardeur, l’ambition de nos rois, il en est un que les politiques de notre 
temps ne comprendraient guére, ou qu’assurément ils n’hésiteraient pas a 
franchir, nous voulons dire le respect du droit. En 1660 l’existence de la 
Lorraine ne tenait plus qu’ un fil; sa capitale, ses places fortes, tout son terri- 
toire était au pouvoir de la France, et son duc prisonnier des Espagnols : qui 
donc empécha qu'elle ne devint dds lors province francaise? « Un certain 
sentiment du droit, alors encore vivant, méme en diplomatie, dit M. Vitet. 
La spoliation du faible par le fort était encore, 4 cette époque, un acte si mal 
famé, de si dangereux exemple, si contraire au droit européen, que Maza- 
rin et don Louis de Haro n’osérent ni l'un ni l'autre, soit réclamer, soit 
offrir les dépouilles du pauvre prisonnier. » 

On aurait moins de scrupule aujourd'hui. 

Nous bornons ici, malgré nous, ce que nous voulions dire des Essais de 
M. Vitet, dont nous ne citons pss méme tous les titres; cela doit suffire tou- 
tefois pour montrer 4 quelle école, soit en littérature, soit en histoire, ils 
appartiennent. 


REVUE CRITIQUE. 315 


II 


M. Mortimer-Ternaux vient de donner au public le deuxiéme volume de 
wn Histoire de la Terreur'. Ce-volume est plus intéressant encore, plus 
curieux , plus riche en documents inédits, que le premier dont nous avons ce- 
pendant signalé ici les inappréciables trésors*; il accuse aussi, dans la forme, 
un progrés sensible; le récit a plus de cohésion et plus de rapidité; l'écri- 
vain s'y montre plus maftre de son sujet, plus libre dans sa marche 4 tra- 
vers les matériaux immenses qu'il a rassembleés. 

Le sujet de ce volume est le 40 aout. — Un volume pour cet événement, 
cest beaucoup, dira-t-on. — Non, en vérité, et:l’on en conviendra si l'on 
réfléchit -4 la multiplicité et 4 limportance des faits dont se compose 
ce grand et fatal drame de la chute de la royauté, si l'on songe surtout aux 
machinations quien préparérent le succés et aux attaques partielles qui en 
furent le prélude. Le 10 aodt ne fut pas, en effet, un coup de foudre sou- 
dain; depuis la réunion de l'Assemblée législative, tout y conduisait mani- 
festement, et il ne tint pas A la révolution que la catastrophe n’arrivat plus 
tét: plusieurs tentatives eurent lieu, qui n’échouérent que par l'effet du 
hasard ou la prudence des chefs. D’ailleurs, comme l’observe M. Michelet, 
peu d’événements ont été plus défigurés quele 10 aout, plus altérés dans leurs 
circonstances essentielles, plus chargés et obscurcis d’accessoires légendaires 
et mensongers. Ce n’était donc pas trop d'un volume pour mettre cette révo- 
lution dans son plein et vrai jour. 

Son premier acte — car, nous l’avons dit, ce fut un drame — fut un 
essai de réaction du parti de l’ordre, un effort infructueux des conserva- 
teurs pour obtenir la destitution du maire de Paris, Pétion, dont la conduite 
dans Ja journée du 20 juin avait été pour le moins suspecte. La province, 
par l'organe et a l'instigation de l’avocat Guillaume, personnage actuelle- 
ment oublié et sur lequel M. Mortimer-Ternaux donne de curieux détails, 
avait; par la pétition dite des Vingt Mille, demandé sa mise en accusation. 
Conduite par Dupont de Nemours, qui s’était associé a l'avocat Guillaume, la 
députation chargée de présenter la pétition est recue a la barre de l’'Assem- 
blée, et, malgré l’opposition des Jacobins, obtient ce qu'elle réclame. Mais 
les Jacobins de leur cété obtiennent le licenciement de ]’état-major de la 
garde nationale de Paris, oles conservateurs dominent, et la concentration 
des fédérés & Paris. Le baiser Lamourette semble un instant réconcilier les 


! In-8, Michel Lévy, éditeur. 
* Veir le Correspondent du 25 novembre 1861. 


376 REVUE CRITIQUE. 


partis; mais la fureur a peine assoupie des révolutionnaires se réveille a 
l'annonce de la suspension du maire, prononcée par le conseil général du 
département. Des lettres inédites de Roederer att estent qu'il yeut, 4 ce mo- 
ment, entre le parti jacobin et le parti conservateur de tristes connivences. 

Si d’un cété la cour était trahie, de l'autre elle se perdait par son indéci- 
sion. Le roi resta huit jours sans prendre de parti relativement a la suspen- 
sion du maire, huit jours que la révolution mit 4 profit pour agiter Paris. 
Enfin Louis XVI confirme le jugement du conseil général. Mais l'Assemblée, 
4 laquelle, par une singuliére confusion de pouvoir, le dernier mot en 
pareille matiére était réservé, réforme & son tour la décision royale et re- 
place Pétion 4 la téte de la municipalité. 

Des luttes du méme genre avaient lieu du reste dans les départements; 
des piéces inédites et curieuses pour l’histoire de la révolution en province, 
— histoire qui reste encore a faire — nous montrent les villes de Chartres 
et d’Arras livrées aux mémes conflits d’autorités que Paris. « C'est, dit spi- 
rituellement M. Mortimer-Ternaux, la petite piéce aprés la grande. » 

Cette premidre partie de l'histoire du 10 aout est nleine de détails peu 
connus, notamment sur les acteurs révolut onnaires : presque tous ces in- 
traitables ennemis de la royauté, lorsqu’ils n’ont pas péri dans la tourmente, 
se retrouvent bien placés sous !'Empire; la plupart sont comtes ou barons, 
et touchent de gros traitements. 

L’installation des fédérés 4 Paris signale une seconde période dans l'histoire 
du 10 aodt, et une seconde intrusion de la populace dans Je gouvernement 
de la France. La royauté est dominée par l’Assemblée et l'Assemblée par les 
Jacobins, qui agissent sur elle par les députations et les tribunes, et, quand 
besoin en est, par l’émeute. Alors est décrétée une série de mesures dont 
le but et le résultat sont de désarmer le pouvoir etd’armer le peuple. Une 
révolution est imminente; les Girondins, qui l'ont aidée dans |'espoir de la 
conduire et de l’exploiter, se la voient arracher par les Jacobins. Tous ces 
faits sont connus, mais ils empruntent aux détails circonstanciés dans les- 
quels entre le nouvel historien un caractére singuliérement vivant. Quoique 
moins nombreux que dans la précédente, les documents nouveaux ne 
manquent pas dans cette période du récit; nous citerons entre autres un 
relevé de la position qu’avaient sous I'Empire les officiers nommés a l’élec- 
tion par les bataillons de volontaires qui se présentérent au mois de juillet 
a l'appel de l’Assemblée : tous étaient généraux pour le moins! Ce qui 
prouve avec quelle intelligence les choix avaient été faits. 

Mais ot les documents abondent, c’est sur le réle que jouérent les Sec- 
tions de la ville de Paris dans les affaires du 10 aodt. Du jour od leur plan 
fut arrété pour s‘emparer de l’autorité, les Jacubins s’étaient occupés de 
régulariser l’action jusqu’alors tumultueuse de ces assemblées déja redou- 
tables prises séparément, mais que leur concert devait rendre invincibles. 
Grace aux renseignements nombreux qu'il s'est procurés, renseignements 


REVUE CRITIQUE. 377 


pour la plupart inédits, M. Mortimer-Ternaux a pu éclairer dés son début le 
jeu terrible des Jacobins dans V’attaque qu’ils dirigérent contre la royauté, 
en suivre tous les détours, toutes les feintes, en marquer toutes les haltes, 
en expliquer en un mot la profonde et implacable tactique. Nous recom- 
mandons ce chapitre; il semble, en le lisant, qu'on assiste 4 la formation 
d'un orage, qu’on voit les nuages se repousser, s‘attirer, se combiner, pour 
produire une plus forte décharge de gréle et de feu. On y verra surtout avec 
quelle machiavélique intelligence ces hommes, sortis pour la plupart des 
rangs inférieurs de la société, et étrangers, la veille,'d la stratégie des révo- 
lutions, surent se deviner, se reconnaitre entre eux, écarter les éléments 
hostiles, annuler ou briser les résistances, contenir les impatients, soutenir 
lesfaibles et réserver toutes leurs forces pour le jour de l’action. 

Ce jour terrible est raconté par M. Mortimer-Ternaux avec une grande 
richesse d’informations nouvelles et une clarté parfaite qui permet de suivre 
lalutte sur les trois théAtres ot elle se développe, a l'Hétel de Ville, aux 
Tuileries et 4 l'Assemblée. On posséde mille récits du 10 aout, détaillés 
jusqu’a la minutie pour certaines portions des faits, mais excessivement 
incomplets pour d'autres. On est resté jusqu’ici, par exemple, dans la plus 
entiére ingnorance sur la maniére dont, au sein des sections de ]'Hétel de 
Ville, s'est préparé et consommeé le renversement de la monarchie; les seuls 
renseignements que les historiens aient ews jusqu’a présent a leur disposi- 
tion sont tronqués, mutilés, falsifiés & plaisir. Heureusement le mensonge 
officiel a eu, pour la nuitdu 10 aodt, quarante-huit organes, dans les pro- 
cés-verbaux des quarante-huil sections de Paris. La comparaison de ces 
piéces, qui subsistent, éclairées par d'autres documents aussi authentiques, a 
permis au nouvel historien de dévoiler la fraude et de rétablir la vérité. 
La partie de l’action qui se passe au centre et aux différents siéges des sec- 
lions se montre donc ici pour la premiére fois 4 découvert. C’est dans le 
récit de M. Ternaux et dans les piéces nombreuses qui l'accompagnent qu'il 
faut la voir se développer; on y constatera tout ce que les Jacobins y dé- 
ployérent de ruse et d’audace et tout ce queles honnétes gens, 4 commencer 
par le roi, y laissérent éclater de faiblesse. Les rares exemples de résolu- 
tion et de courage qui y furent donnés n'y brillent qu’avec plus d’éclat. 
Avec quelle émotion on y lit, en particulier, la mort tragique de Mandat, 
lintelligent et héroique commandant des forces de Paris, assassiné sur les 
marches de |’Hétel de Ville! 

Les scénes du chateau offrent aussi, dans leurs dramatiques incidents, des 
détails souvent neufs et qui en changent le caractére. Il n’est pas vrai, par 
exemple, que les Suisses aient commencé le feu contre le peuple, ainsi que 
ont raconté les historiens révolutionnaires 4 grand renfort de phrases indi- 
gnées; il n’est pas vrai que les insurgés aient enlevé les Tuileries d'assaut, 
comme ils s’en donnérent la gloire : le bataillon des Suisses avait aban- 
donné les appartements sur lordre formel et écrit de Louis XVI, et il 

Jor 1862. 2 


318 REVUE CRITIQUE. 

y avait prés d’un quart d’heure que pas un coup de fusil ne partait des 
fenétres quand les héros de l’émeute, réfugiés dans les masures du voisi- 
nage, se hasardérent & franchir Ja place: il n’est pas vrai enfin qu'il y ait 
eu un massacre de cing 4 six mille citoyens dans)cette affaire : les recherches 
faites par M. Mortimer-Ternaux dans les documents officiels prouvent que les 
assaillants ne perdirent pas en tués et en blessés, dans toutes les phases 
de la lutte, plus de cent cinquante a cent soixante hommes. 

On peut juger par ce rapide apergu de lintérét que présente ce volume. 
Au développement que prend le récit des événements, il est naturel de 
eroire qu'il sera suivi de beaucoup d'autres. S’ils doivent ressembler a ce- 
lui-ci, personne assurément ne s'en plaindra. | 


IV 


Il y a trois ans s'éteignait obscurément au fond des montagnes du Doubs, et 
dans le village méme ou il était né quatre-vingts ans auparavant, un prétre 
qui avait eu, sous la Restauration, une part considérable dans les affaires 
de I'Eglise et dont on peut dire,qu’il avait fait des évéques et n'avait pas 
voulu l’étre. C’était l'abbé Busson, seerétaire général des cultes sous le 
ministére de M. de Martignac et catéchiste de Mademoiselle, petite-fille du 
roi Charles X, mort aumédnier d'un pauvre pensionnat de filles infirmes. Ce 
rapprochement de fonctions le caractérise en deux mots, et donne 4 Ia fois 
l’'idée de ses vertus, de ses talents et de ses sentiments politiques. Sa vie, 
que vient d’écrire un de ses compatriotes et de ses disciples les plus distin- 
gués', est un livre qui mérite d’étre lu ailleurs que dans la contrée a la- 
quelle appartenait le prétre éminent 4 la mémoire duquel il est consacré. 
Pour l’élévation de ses idées, l’ardeur et l’intelligence de son zéle, M. Bus- 
son peut en effet étre donné en exemple a tous les prétres de ce temps, 
C'est a ce titre plus encore que pour sa valeur littéraire, bien qu'elle soit 
réelle, que nous signalons cette biographie. . 

M. Busson, nous l’avons dit, était un enfant des montagnes; il appartenait 
par le sang 4 cette forte race de paysans francs-comtois qui ont, dans l’esprit 
comme dans le corps, quelque chose de ]’Apreté, mais quelque chose aussi 
de la solidité du calcaire qui fait la base de leurs montagnes. Son pére avait 
été l'une des premiéres victimes de la Terreur. Ce n’était point un noble 
pourtant, et il habitait une de ces chaumiéres auxquelles, en déclarant Ja 
guerre aux chateaux, la révolution avait annoncé qu'elle apportait la ‘paix. 
Il avait méme applaudi aux premiéres réformes de l’Assemblée consti- 


‘ Vie de Fabbé Busson, par M. Vabbé Besson. 1 vol. in-13. Besangon, chez Turberg. 








REVUE CRITIQUE. 379 


tuante; mais il avait condamneé la constitution civile du clergé et s’éait sé- 
paré des prétres qui l'avait jurée. Ce fut son crime aux yeux du lazariste 
défroqué que la Convention avait enveyé comme proconsul dans le-Doubs. 
Dénoncé d’ailleurs par un ennemi personnel, cet homme intelligent mourut 
d'une nobie et tauchante facon; ses biens (ear.:il avait de l’aisance). furent 
confisqués, et la dépouille de sa veuve et de ses cing enfants vendue a |’en- 
can sur la place de leur village. Le récit de cette mort et du navrant épi. 
sodp auquel elle se rattache forme un les chapitres des plus curieux et les 
plus attachants du livre que nous analysons. 

L'ainé des cing orphelins que laissait ce martyr devait étre labbé Bus- 
sn. 

Certes, si quelqu’un eit pu étre excusable de détester la révolution et 
toutes les idées qu'elle avait corrompues et fauasées, c'est lui. Cependant, 
telle Gait la force, l’élévation, la générosité.de son esprit, qu'il applaudit, 
en 1844, 4 la charte constitutionnelle donnée par Louis XVIII et s’en mon- 
tra le loyal observateur dans son passage aux affaires, a l’époque out la plu- 
part des grands personnages dans l'intimité desquels il vivait, et l'infortuné 
Charles X qu'il devait suivre dans l’exil, méditaient de la briser. 

Comment le petit paysan franc-comtois, que la mort de son pére avait laissé 
sans pain en 4793, était-il arrivé, en 4828, & diriger un des plus importants 
Ministéres et a étre le conseiller, inécouté, il esi vrai, mais vénéré, de la plus 
haute noblesse de France? C'est ce que l'espace ne nous permet pas de ra- 
conter ici et que l'on voudra lire dans sa vie, od som, biographe I'a raconté 
avec beaucoup de charme. Disons seulement qu'il ne dut cette élévation, 
qui se fit lentement d'ailleurs et sans qu'il sen mélat,, qu’a la rare sagesse 
et au solide talent qu'il montra dans toutes les fonctions dont il fut chargé. 
(elles de;secrétaire général du ministére des cultes sous M. Feutrier, évéque 
de Beauvais, fut de toutes assurément la plus délicate et la plus pénible, par 
suite des circonstances dans lesquelles on se trouvait alors. 

C’était en 1828; M. de Villéle avait dk quitter le ministére; il était devenu 
impopulaire, « la longueur de ses services en avait fait oublier l’éclat, » dit 
M. Besson. M. de Martignac lui avait succédé, et M. Feutrier avait rem- 
placé M. de Frayssinous aux affaires ecclésiastiques. Ce fut alors que paru- 
rent les ordonnances qui fermaient les huit colléges que dirigeait en France 
la Compagnie de Jésus et qui limitaient les voeations ecclésiastiques. Le mi- 
niskére croyait, par 14, gagner l’opinion publique et espérait gouverner avec 
elle. « Malheureusement, dit encore l’auteur de la vie de M. Busson, on la 
suivait (opinion) au lieu de la guider, et on s’aveuglait tout 4 la fois, et 
ur la puissance du parti qu’on voulait satisfaire, et sur les moyens de 
l'apaiger. » Le fait est que, par une insigne faiblesse pour le parti qui se 
décorait du nom de libéral, on violait odieusement la liberté. Au lieu de 
la restreindre pour complaire a d’étroites haines, il edit été plus juste et 
plus habile de l’étendre et de l’accorder a tous. 


380 REVUE CRITIQUE. 


a Jamais M. Busson, dit son biographe, n’efit accepté la plume de 
secrétaire général pour rédiger les ordonnances de 1828. » Il est permis 
de le croire en effet, au moins d'aprés l’esprit qui respire dans un Mé- 
moire que lui avait demandé quelque temps auparavant M. de Villéle sar 
certaines réformes a introduire dans notre législation. M. Busson s’y était 
montré fort libéral 4 !’endroit des congrégations religieuses. Il professait 
pour la Compagnie de Jésus en particulier une haute et sincére estime - 
« Les jésuites sont, 4 mes yeux, disait-il, un institut pieux et bien digne de 
sympathie et de respect. Il a été utile, il l’est encore, il peut le devemr bien 
davantage. » A la vérité, il’ne partageait pas, a leur égard, l’opinion exa- 
gérée de beaucoup de catholiques d’alors qui croyaient leur existence in- 
dissolublement lige & celle de l’Eglise. 11 déplorait cette aveugle opinion 
dans une lettre au duc de Doudeauville, qui l’avait consulté sur un pamphiet 
comme il s’en publiait beaucoup alors et qui avait pour titre : Les trots pro- 
cés en un, ou la royauté et la religion attuquées dans les jésuttes; il disait 
que de tels excés n’étaient propres qu’é aliéner 4 la religion les esprits 
sages et 4 engendrer le fanatisme dans les autres. 

Or il fallait un grand courage 4M. Busson et une grande indépendance 
_ de caractére pour oser exprimer hautement de pareils sentiments en face du 
monde royaliste ot il vivait. C’était, en effet, le temps de sa plus grande fa- 
veur au faubourg Saint-Germain, l’époque ou |'église dans laquelle il confes- 
sait était le plus assiégée de carrosses armoriés. Quand on se rappelle 4 quel 
degré d'exaltation le culte de la royauté était arrivé dans cette région de Pa- 
ris, le courage de l'abbé parait presque de l'héroisme. Tel était cependant 
le respect qu'il imposait et l’estime qu’inspiraient ses lumiéres, que, quand 
l'abbé de la Chapelle, qui avait rédigé les ordonnances, quitta le ministére, les 
ministres et le chdteau, comme on disait alors, s’entendirent du premier 
coup pour offrir sa succession 4 l'abbé Busson. Charles X fut méme celui 
qui mit le plus d’empressement 4 l’avoir. « Allez le chercher de suite, s'é- 
cria-t-1l, car, si vous lui donnez le temps de réfléchir, sa modestie l’empor- 
tera, et 11 refusera. » 

Le passage de l’abbé Busson au secrétariat général des cultes fut court, 
mais sa conduite y fut marquée, comme partout ailleurs, du sceau de la 
sagesse et de la franchise. Aussi garda-t-il toujours la confiance du roi, et, 
nonobstant l’opposition du parti qui avait renversé le ministére dont il faisait 
partie, fut-il nommé auménier de la chapelle royale et catéchistede Mademoi- 
selle, fille du duc de Berry. Il était tout 4 ses nouveaux devoirs et avait repris 
sa place 4 son confessionnal, quand le coup de vent de Juillet jetale vieux roi 
et ses petits-enfants en exil. A peine établi 4 Holy-Rood, et avant méme de 
savoir comment il le logerait dans ce palais désert, Charles X appela auprés 
de lui l’‘abbé Busson pour achever l'éducation religieuse de sa petite-fille. 
Le vieux prétre alla rejoindre le vieux roi; il passa un an auprés de lui; 
son devoir accompli et la premiére communion de Mademoiselle faite, ne 





REVUE CRITIQUE. 381 


voulant point étre a charge a la famille exilée, il rentra en France. L’Eglise, 
troublée par la derniére révolution, se remettait lentement,‘l’ordre rentrait 
dans la société, {et partout les choses reprenaient lear marche réguliére. 
Les offres les plus séduisantes furent faites 4 M. Busson : cures de premier 
ordre, canonicats, évéchés, il refusa tout, et s’en retourna dans sa province, 
ou il se consacra, pour le reste de ses jours, au plus humble des apos- 
tolats. 

It y avait 4 Besancon deux ceuvres excellentes, mais pauvres, de date ré- 
cente et 4 peine organisées : la maison des sourdes-muettes, depuis quelques 
années seulement fondée par une simple religieuse de village, et l’Associa- 
tion des filles de service, établie par un vicaire de paroisse au commence- 
ment de ce siécle. C'est 4 ces deux institutions que M. Busson consacra le 
reste de ses jours. On le vit, 4 cinquante ans passés, apprendre le langage 
mimique des malheureux que la nature a privés de la parole, et arriver, 
aprés quelques mois d’un travail acharné, 4 communiquer directement avec 
les enfants recueillis dans la maison de Besancon. Grace 4 lui, la maison fut 
bientét sur un excellent pied. I s’appliquait en méme temps et avec le 
méme succés a la direction de I’ Association des servantes. Le prétre dont les 
duchesses assiégeaient naguére le confessionnal devint le confesseur privi- 
légié des cuisiniéres et ne se refusait pas plus aux unes qu’il ne l’avait fait 
aux autres. I trouvait cependant encore le temps de composer, de traduire, 
voire de concourir pour |’Académie de Besancon et d’y gagner un prix, 
fagon délicate de témoigner & ses compatriotes le cas qu'il faisait des insti- 
tutions du pays! La vieillesse ne le visita que tard, et c’est a peine sil en 
sentit les infirmités : la mort seule interrompit ses travaux. 

Tel fut ’abbé Busson. C’est, il faut l’avouer, un beau type de prétre, et 
on doit des remerciments a M. l’abbé Besson pour l'avoir remis sous nos 
yeux. Il a tracé ce portrait avec talent, mais surtout avec sympathie. La 
critique serait malvenue a y relever des inégalités de ton, et, ¢& et la, une 
solennité inutile. L’effet moral de cet ouvrage est excellent, et c'est assuré- 
ment le seul qu’ait recherché l’auteur. 


V 


L’humanité a des infirmités intellectuelles qui reviennent 4 des périodes 
variables, mais dans des circonstances identiques, sorte de mal chronique 
— et peut-on dire aussi de mal caduc — que raménent invariablement les 
mémes causes. De ce nombre est la croyance au merveilleux qui caractérise 
toujours les époques d’incrédulité. Mesmer et Swedenborg ne sont-ils pas 
contemporains de Voltaire et des encyclopédistes? On ne croit guére aux 


382 REVUE CRITIQUE. 


miracles aujourd'hui, mais on croit aux tables tournantes, au magnétisme, 
aux médiums et aux eaprits frappeurs. Tels gens qui ne connaissent pas ou ne 
connaissent ao ke chemin. des eglices s étouffent dens les cénacles’ spi- 
rites. 

Ii en était ainsi quend Je christianisme parut sur la terre. Les dieux avaient 
généralement perdu leur erédit, mais les magiciens jouissaient-d'une grande 
autorité. Chaque contrée avait le sien, indépendamment de ceux qui rem- 
plissaient de leur nom tout l'empire, et que se disputaient les. provincas. 
Deux d’entre eux sont restés célébres, Simon et Apollonius de Tyane. L’wn 
ne nous est connu que par les récits évangéliques; l’autre a une légende 
des plus riches, légende prise en certains temps pour une histoire vraie par 
des savants honnétes, mais naifs, et donnée, en d'aatres, pour telle par des. 
écrivains qui n’ étaient ni l'un ni l’autre. Dans le seiziéme et le dix-septiéme - 
siécle, on ‘crut. généralement a la réalité des prodiges atéribmés & ce per- 
sonnage, et on chercha.a les expliquer.par des-prestiges ou. par l'aide du 
démon. Au dix-huitiéme,.les philesophes, qui n’y avaient pes.Ja. maindtiefoi, 
se montrérent emprasshs:4 racpnier ces merveilles, affectant d’en étre w#ou- 
biés dans leur conscience et de ¢raindre qu'on.les comfondit ayee les mixa- 
cles de l'Evangile. ¢ C'est.4 -Votre- Sainteté,--disait.au Pape Clément XIV 
"auteur: diune traduction -de la vie d’Apollonius de Tyane attribuée 4 Fré- 
déric II; e’est.4 Votre Sainteta:de nous enseigner les preuves ¢aractéristi- 
ques suxquellea:on distingue les prestiges de la friponnerie des miracles du 
démon, et ceux du démon de ceux que Dieu a daigné opérer par le ministésze 
de ses serviteurs. >: . 

Aujourd’hui cette. vie d’ Apoonina de Tyane n’a plus,: aux yeux de per- 
sonne, que la valeur: d’un,roman philosophique, « d'une peintare idéalisée 
d‘un des derniers: ‘représentants de la sagesse antique. » 

C’est le jugement qu’en: porte, avec toute la critique actuelle, auteur 
d'une nouvelle, et savante tradustion-da l'onvrage de Philostrate*. Peut-étre. 
ve-t~il un. peu'loin quand il ejoute qu'on n’y voit plus guéve une contre- 
facon des Evangiles, ni une arme indirectement dirigée par 'l'auteur contre: 
le christianisme. Nous croyons volontiers, pour notre compte, que I'écri- 
vain paien de la vie d’Apollonius de Tyane n’a pas voulu directement faire 
de la polémique et opposer, comme une thése 4 une autre, le recueil 
des traditions relatives,au philosophe phytagoricien 4 l'histoire des en- 
seignements et des miracles de Jésus-Christ; mais on ne saurait nier que 
ce ne soit le récit des évangélistes qui a provoqué le sien, et qu'un senti- 
ment de rivalité queleonque ne l’ait inspiré. « Bien que Philostrate semble 
avoir eu en ‘ue, dit avec beaucoup de pénétration M. l’abbé Freppel,: 


{ Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, par Philostrate, et ses Lettres, ouvrages 
traduits du grec, avec introduction, notes et éclaircissements, par M. Chassang, maitre 
de conférences 4 l’Ecole normale. 41 yol. in-8. Didier, éditeur. 


REVUE CRITIQUE. S85 


(les Apologtetes chrétiens au deuxiéme siécle, page 94), que d’exalter le 
disciple de Pythagore, son livre cache une arriére-pensée qui se trahit 
d’elleeméme. Pourquoi cette tentative d’élever au-dessus des proportions 
de la nature humaine ce qui, de soi, ne dépassait pas les conditions ordi- 
naires de Ja vie? C'est sans doute parce qu’on avait sous les yeux une gran- 
deur morale qu'il était impossible de nier, devant laquelle il fallait s'avouer 
vaineu, si l'on ne parvenait 4 lui opposer quelque chose d'égal ou de supé- 
reur. Le christianisme, en effet, présentait au monde un type de vertu et 
de perfection inconnu jusqu’alors et que le Sauveur avait réalisé dans sa 
personne. On pouvait bien, en présence de ce fait, se montrer injuste, rail- 
leur, cruel méme, mais non se défendre d’un certain étonnement.... On 
congoit donc qu'il ait pu venir a l'esprit d'un philosophe du deuxiéme siécle 
de chercher dans le passé une apparition analogue, ou bien de l’y placer, 
en suppléant a la réalité par l’imagination dans un but de rivalité, ou tel 
autre motif. Or les vies de Socrate, de Platon, de Pythagore, étaient trop 
connues, trop historiques, elles n’offraient pas assez d'attrait aux esprits 
avides du merveilleux pour se préter & cette transfiguration religieuse et 
poétique. Au contraire, il avait paru cent ans auparavant un homme que 
son caractére mystérieux ou peu défini rendait propre 4 ce rdle de thauma- 
turge et de prophéte : assez connu pour qu’on ne put contester sa réalité, il 
était trop peu pour bannir la fiction. En se jouant avec habileté dans ce 
clair-obscur, on pourrait obtenir tel effet qu’on voudrait. » 

Leffet que chercha et qu’obtint Philostrate fut double, Ace qu'il nous 
semble; il fowrnit des armes A la polémique religieuse et un aliment au be- 
soin de merveilleux qui tourmentait en ce moment le monde. Ce que valait 
comme instrument de guerre théologique le roman de Philostrate, — si 
jamais il a valu quoi que ce soit 4 cet égard, — est aujourd'hui réduit 4 peu 
de chose et n’offre pas grand danger. M. Chassang a donc pu le traduire sans 
scrupule, sans crainte de faire, méme involontairement, une ceuvre antichré- 
Henne. En effet, comme il le dit, la polémique a bien changé de terrain au- 
jourd’hui, ct c'est Ades ennemis d’une autre sorte que le christianisme a 
affaire en ce temps-ci. La vie d’Apollonius de Tyane n’est donc plus qu'une 
cuniosité historique, un monument authentique des défaillances o1 tombe 
én certains moments la pauvre raison humaine. A ce titre, et au milieu de 
la contagion des crédulités impies qui déshonorent notre époque, ce ro- 
man peut présenter un véritable intérét philosophique. ll peut servir a 
l'étude comparative de la sottise humaine aux différents 4ges du monde. 
C'est la pensée qui en a fait entreprendre la traduction 4 M. Chassang. 

Cette traduction est faite dans le systame de rigoureuse fidélité partout 
admis maintenant, et rend a merveille la diction nombreuse, élégante et gé- 
néralement pure de l'écrivain grec. Elle est précédée d'une introduction 
et suivie de notes historiques pleines d’érudition qui présentent l’ouvrage 
sous son vrai jour et en éclaircissent les passages difficiles, mais qui ne 


384 REVUE CRITIQUE. 


dispensent pas de lire |'intéressant chapitre que le traducteur lui a déja 
consacré dans son Histoire du roman (page 197), et que, par une discrétion 
regrettable, il n'a pas cru pouvoir reproduire ici‘. 


VI 


Plus légendaire encore, mais plus populaire surtout est ce personnage de 
Merlin sur lequel revient aujourd'hui M. Hersart de la Villemarqué en re- 
faisant 4 nouveau la curieuse étude qu’il lui avait consacrée il y a quelques 
années*, En passant du héros de Philostrate 4 celui de nos bardes et de nos 
trouvéres, on ne quitte pas la région du merveilleux; mais qu'il y a loin des 
pauvres sorcelleries de l’un aux gigantesques prodiges de J’autre! On sent 
dans le mythe d’Apollonius |’épuisement d'un vieux monde; dans celui 
de Merlin on voit la force exubérante d’un monde nouveau. La légende du 
premier est l’ceuvre d'une secte; l’épopée du second est la création d’un 
peuple. 

Cette épopée de Merlin, M. de la Villemarqué l’étudie dans ses sources, 
dans ses développements et dans son action politique et littéraire. 

Cette fiction de Merlin n’a-t-elle pas une base historique? Derriére cet 
idéal n’existe-t-il pas une réalité? Merlin n’est-il qu’un nom? N’a-t-il pas été 
un homme? M. de Ia Villemarqué répond affirmativement. Selui lui, Merlin 
a vécu; il serait né au cinquiéme siécle de notre ére dans l’ile des Bretons, 
et dans les conditions illégales qui, selon la légende romaine, caractérisé- 
rent la naissance de Romulus. Sa mére, qui était vestale, échappa au sup- 
plice que lui réservait la violation de ses veux par un stratagéme analogue 
4 celui de Rhea Sylvia : l’intervention d'un de ces génies bretons qui s’in- 
carnaient, croyait-on, dans des corps humains (Marzin, Marddin, Myrddhin), 
expliqua et justifia tout. De la le nom de Merlin donné a |’enfant qui aurait 
apporté en naissant le don de poésie et de magie. Fut-il baptisé? C’est une 
question; dans tous les cas, il garda toujours les surperstitions paiennes de 
la corporation des bardes ou il était entré de bonne heure. « Une singuliére 
disposition mentale, une affection nerveuse d’un genre particulier qui lui 
était commune avec d'autres individus de sa race et de son ordre, et dont 
les exemples ne sont pas rares dans I’histoire des bardes, se joignit aux 
moyens d'action qu'il devait traditionnellement a la science mystérieuse des 


‘ Voir, sur I’ Histoire du roman, de M. Chassang, le Correspondant du 25 janvier 1862. 


2 7’Enchanteur Merlin. — Myrdhinn. — Son histoire, ses wuvres et son influence, par 
W. le vicomte Hersart de la Villemarqué. 4 vol. in-(2. Didier et C’, éditeurs. 





REVUE CRITIQUE. 385 


anciens druides. Elle acheva d’assurer son empire sur les esprits et dut 
contribuer 4 sa renommée de prophéte et d’enchanteur. Il était sujet 4 cet 
état extraordinaire d’extase et de catalepsie ou les perceptions acquiérent 
un développement prodigieux, que les Bretons d’Armorique qualifient de 
mal sacré, les Gallois de mal béni, les montagnards de |'Ecosse de seconde 
vue, attribuant 4 tous ceux qui y tombent le don de révélation et méme 
d'inspiration divine. » 

Ces devins étaient mal vus des prétres chrétiens, et Merlin, en particulier; 
Gildas, son contemporain, |'aurait, selon M. de la Villemarqué, poursuivi de 
ses anathémes, bien qu'il fit attaché, en qualité de barde, au roi Ambroise 
Aurélien, le défenseur de la cause nationale 4 laquelle Gildas lui-méme était 
dévoué. C'est que l’intérét chrétien l’emportait, chez le saint prétre, sur |'in- 
térét breton : les bardes travaillaient 4 l’indépendance de leur pays, mais 
ils y maintenaient I’empire des superstitions paiennes. 

A la mort d’Ambroise Aurélien, Merlin s’attacha 4 un autre chef bre- 
ton qui parait étre le fameux Arthus. Mais, aprés de grands succés contre les 
étrangers, Arthus eut 4 combattre ses compatriotes. Le spectacle de cette 
guerre fratricide déchira le coeur et troubla la raison du barde. Dés lors il 
vécut solitaire, déplorant a la fois, dans ses chants, son malheur et ceux de 
son pays. Parmi les vers qu’on lui attribue, en voici de fort touchants : 

« Ce pauvre peuple dans le malheur disait : Chante, Merlin, chante tou- 
jours. 

« Ils me disaient, les Bretons : Chante, Merlin, ce qui doit arriver. 

«Maintenant je vis dans les bois; personne ne m’honore plus mainte- 
nant. 

« Sangliers et loups, quand je passe, grincent les dents 4 ma vue. 

« J'ai perdu ma harpe, les arbres aux fruits d’or ont été abattus. 

« Les rois des Bretons sont tous morts, les étrangers oppriment le pays. 

«Les Bretons ne me disent plus : Chante, Merlin, chante les choses a 
venir. 

« On m’appelle Merlin le fou; tout le monde me chasse 4 coups de 
pierre. » 

Que devint-il 4 partir de cette époque? C'est ce qu'il est difficile de déméler 
4 travers la légende dont la poésie revét dés lors son histoire. A en croire la 
poétique tradition des bardes, il aurait vu sa vieillesse entourée des conso- 
lations les plus douces; il aurait vu venir a lui, ontre le barde Taliésin, 
son éléve, une jeune et belle fille qui se serait dévouée a le servir, et les 
plus grands évéques de |’époque, qui, par leurs douces et compatissantes 
instructions, auraient ranimé sa foi et assuré son salut éternel. Ily a plus, 
Merlin ne serait pas mort, ou du moins son Ame en quittant son corps aurait 
passé successivement dans le corps de tous les bardes qui se succédérent 
pour provoquer les Bretons a l'affranchissement de leur patrie. 

Le nom de Merlin devient ainsi le lien d'un cycle poétique auquel chaque 


386 REVUE CRITIQUE. 


siécle a ajouté en le transformant et qu’on ne peut bien goftter, paruit-if, 
qu’a la condition d’étre Breton. M. de la Villemarqué en cite et en admire 
de nombreux fragments, qui nous font, a nous, l’effet de se ressembler tous 
et de manquer de nerf et d’éclat. La plupart d’ailleurs ont deux sens, et, 
pour étre compris, demanderaient, cher le lecteur, le don de double vue 
dont leurs auteurs avaient le privilége. Comment, par exemple, compren- 
dre, sans cela, que lalégende qui raconte de quelle maniére Merlin arracha 
avec sa main les rochers de la Dunse des géants et les transporta d'irlande 
dans la plaine de Salisbury, ait pour moralité de « prouver au monde que 
l'intelligence vaut mieux que la force‘? » 

Ce qui a plus d’intérét que ces légendes, c’est le réle politique qu’elles 
ont exercé. La grande préoccupation de Merlin avait été l’affranchissement des 
Bretons; il avait promis 4 ses compatriotes qu’un jour viendrait ot ils expul- 
seraient I’étranger. Sa réputation de prophéte était si solide que, malgré les 
nombreux démentis que les événements donnérent & ses promesses, on.ne 
cessa jamais d’y croire. I! suffisait que le bruit se répandit qu’én avait: dé- 
couvert une prophétie de Merlin dont le texte s’appRquait aux circenstances 
dans lesquelles les pauvres Bretons se trouvaient, au temps de la dorttina- 
tion saxonne ou normande, pour qu’ils se levassent et s’en allassent tenter 
le sort. so 

lis ’avaient fait bien des fois déja, et toujours en vain, quatd un jour on 
annonga dans les deux Bretagnes que le duc Guillaume de Normandie se 
préparait a envahir I'tle de Bretagne. Ils accoururent du pays de Galles et de 
l’Armorique se ranger sous ses drapeaux pour combattre les Saxons. Ils 
vainquirent avec le Normand. Les événements justifiérent d’abord léurs 
espérances : nantis des flefs d’un grand nombre de Saxons dépouillés, les 
chefs armoricains crurent réaliser la prédiction que Merlin avait faite a 
leurs péres; les Bretons insulaires, non moims confiants, virent une déli- 
vrance dans un simple changement de joug. Quand leurs yeux’ s’ouvrirent, 
quand ils s’apercurent que le conquérant s’était joué d’eux, il était trop 
tard, et les frontiéres de leur pays étaient envahies. Alots ils recommence- 
rent contre les Normands la lutte que leurs péres avaient engagée contre 
les Saxons, chaque fois sur l'autorité de Merlin et l’invitation spéciale d'une 
prophétie que Jes bardes, ses successeurs, ne manquaient jamais de dé- 
couvrir. ‘Leurs échecs n’affaiblirent jamais leur foi au prophéte national. 
Dés qu'un chef de parti en avait besoin, les bardes retrouvaient une pro- 
phétie encore inconnue de Merlin, et les confiants Bretons se précipitaient 
téte baissé¢e dans une nouvelle entreprise. C’est un curiéux mais douleureux 
chapitre que celui ou M. de la Villemarqué raconte lhéroique et persévé~ 
rante crédulité des Bretons. II ne fallut pas moins de six cents-ans.de defartes 
pour décourager leur patriotisme et leur confiance. Encore n’est-il pas bien 


* Merlin, page 109. 


REVUE CRITIQUE. 387 


sir qu’au commencement de ce siécle la croyance en Merlin fit entidérement 
éeinte. Un historien contemporain n’a-+t-il pas affirmé que les Gallois senti- 
rent leurs espérances se ranimer lors de |’établissement du camp de Bou- 
logne, croyant, d’aprés Merlin, que le roi Arthus avait reparu dans la per- 
sonne de Napoléon? (Augustin Thierry, tome IV.) 

Aprés avoir montré le réle de Merlin dans l'histoire, M. de la Villemarqué 
le suit dans la poésie du moyen Age, ou sa légende a une féconde influence, 
mais ob, en se développant, elle change de caractére et saffaiblit. Sa destinée, 
’ la fin, est celle de presqne tout ce qu'il y avait de grand, de sérieux ‘A 
cette Epoque; la moquerie sen empare et en fait le sujet de ridicules ow 
bouffonnes conceptions. Rabelais, Shakspeare et Cervantés, ces immortels 
plaisants, livrent pour jamais 4 la risée le grand nom qui, durant mille. ans, 
régna sur la poésie héroique, dont la.théologie ne pariait pas sans respect, 
et qui conduisit cent fois aux combats la race vaincue, mais non anéaittie,, 
des Celtes. Il appartenait 4 notre siécle, dont l’aptitude histerique est 
avouée, et 4 M. de ia Villemarqué, dont la compétence dans les questions 
celtiques est depuis longtemps reconnue, de lui rendre sa. véritable physio- 
homie. . ‘ 


VII 


C’est de souvenir, et sous l'impression profonde qu'il en avait ressenti¢ 
avee tout l’auditoire, qu'un de nos rédacteurs a parlé dans notre dernier 
tuméro du discours prononcé par M. l’abbé Perreyve 4 la féte de Jeanne 
d'Arc, 4 Orléans. Ue discours, imprimé par les soins de la municipalité, vient 
denous étre envoyé. Nous avons compris, a le lire, l’effet qu'il a dd produire 
du haut de la chaire. Non-seulement il est plein d’’me, comme tout ce qui 
sort de la plume du jeune orateur, mais il reapire le double enthousiasme 
de la religion et de la patrie, ou plutét des deux patries dont: l'homme est 
Gitoyen, comme dit M. Perreyve : la patrieterrestre, ov iln’y aque combats, 
et la patrie eéleste, ou régne la paix et ou il n’existe plus d’ennemis A ter- 
rasser. Mourir pour la premiére, est, aux yeux de la religion, acquérir des 
droits la possession del’autre. Il faut donc se garder de croire que le culte 
armé de la patrie soit un culte profane, et que le partage du chrétien soit la 
seule contemplation du ciel, mélée d’une molle indifference pour les diverses 
fortunes de son pays.’ Les devoirs de l'homme comme citoyen de |’éternité 
he contredisent pas et n’annulent point ses devoirs comme citoyen du 
temps, et la fai 4 la patrie céleste, au lieu de le diminuer, augmente l'amour 
pour la patrie terrestre. 

Telle est la pensée fondamentale aussi juste que belle de ce discours, ou 
Vorateur s'est proposé de montrer que les vertus civiques du citoyen sont 


388 REVUE CRITIQUE. 


les mémes pour les deux patries ot il est appelé a vivre, et que son devoir, 
envers l'une comme envers l'autre, est de croire en elles, d'espérer en 
elles, et de les aimer jusqu’au sacrifice, comme fit \’héroique fille dont la 
ville d’Orléans célébre chaque année la mémoire. 

L’espace ne nous permet pas de suivre M. Perreyve dans le développe- 
ment de cette grande et féconde idée. Comme, d’autre part, l’analyse ne la 
rendrait qu’en la décolorant, nous préférons, pour mettre le lecteur en état 
d’apprécier la chaude et brillante Gloquence du panégyrique de Jeanne 
d’Arc, en mettre quelques passages sous les yeux de nos lecteurs. Nous ci- 
terons d’abord la fin du premier point, ou |’orateur montre ce que c'est que 
croire a la patrie : 

« Eh bien, de grace, messieurs, s’écrie-t-il, croyons 4 la France! Croyons 
4 sa vocation, croyons 4 ses destinées ! Surtout appuyons notre foi nationale 
sur la foi de nos péres au Dieu qui les a sauvés, sur le culte de la justice et 
du droit, éternel fondement des empires. 

« Ayons a l’endroit de la justice et de I’bonneur ces convictions fermes, | 
inébranlables, vaillantes, qui triomphent de tous les obstacles, et, tdt ou 
tard, gagnent la bataille. 

« Ne nous laissons jamais dire que l’honneur soit un sentiment profane, 
et que le culte passionné de la justice du temps ne regarde point les Ames 
qui s’occupent de l’éternité. Aprés l'infortune des Ames que l’idéal mal en- 
tendu de la justice éloigne de |’Evangile, nulle infortune n’égale celle des 
Ames que l’idéal mal entendu de la piété décourage de croire ici-bas au 
droit, et affaiblit dans le combat pour la justice. 

« Non, mes fréres! tel n'est point l’esprit de l’Evangile : « Non ita didi- 
¢ cistis Christum! Tel n’est point \’esprit du grand saint Paul quand il dit 
nettement aux chrétiens : « Que toute vérité, toute justice, tout honneur, 
« tout courage, toute convenance, soient constamment dans vos pensées : 
« De cxtero, fratres, quecumque sunt vera, quecumque justu.... quzcum- 
« que bonz famz, si qua virtus, si qua laus disciplinx, hxc cogitate. » 

« Que notre foi et notre piété, mes fréres, nous aident donc 4 devenir 
les meilleurs des citoyens. Si l’apétre a pu dire que la piété est utile a 
«tout: Pietas ad omnia utilis est, » ne voyez-vous point qu'elle doit étre 
utile 4 Ja patrie en faisant des chrétiens au service de leur pays ce qu'il y 
a de plus pur, de plus généreux, de plus désintéressé, de plus incorrupti- 
ble, de plus énergique 4 la défense des causes justes? Ah! qu'il en soit 
ainsi de nous! Et puisse la miraculeuse enfant qui a su élever dans son coeur 
comme un tabernacle au droit et 4 ’honneur national, et qui a tant cru & 
la France, que la France a fini par croire 4 elle-méme, obtenir de Dieu pour 
nous quelque chose de sa ferme foi dans la justice, et j'ajoute de sa vail- 
lante espérance. » 

Aprés ce magnifique élan patriotique, nous citerons un autre passage 
plein de mouvement et d’imprévu : c'est l’endroit ot l'orateur parle des 


REVUE CRITIQUE. 389 


docteurs qui dirigérent gi astucieusement et si cruellement le procés de 
Jeanne d’Arc : « Oublions, dit M. Perreyve, ces épouvantables docteurs, 
comme |’apreté pharisaique en montre, hélas! a tous Jes siécles, qui, pen- 
dant soixante ans de vie, traitent de l"homme sans qu'il leur échappe une 
larme; et auxquels, aprés une si longue carriére passée a faire la terreur dans 
les Ames, Jésus-Christ, leur juge, n’adresse jamais qu'une parole: « Allez! 
« vous n’avez rien compris 4 monesprit! Nescitis cujus spiritus estis. » 

« Oublions cet homme de toutes maniéres innommable, car j'ai plus hor- 
reur de le désigner par sa dignité que je n’aurais de répugnance a prononcer 
son nom. C'est lui qui, pendant prés d’un an, a tenu et déchiré de ses on- 
gles la glorieuse colombe qui espérait en lui. Ah! je vous en conjure, mes- 
sieurs, n’appelez point cet homme un évéque! et moi, en retour, je vous 
promets de ne point appeler un philosophe l'immortel libertin qui, sans 
trembler, sans p4lir, sans mourir de honte, a outragé dans son plus pur 
orgueil la maternité de la France ! 

Nous voudrions pouvoir reproduire encore la péroraison, ou, s'adressant 
au prélat qui occupe avec tant d’éclat le siége d'Orléans, M. Perreyve le 
loue, au nom de tous les catholiques, de son zéle courageux pour la défense 
du Saint-Siége et de son vif amour pour les letfres. Mais nous omettons 
avec d'autant moins de regret cet hommage 4 M. Dupanloup, qu’en ce mo- 
ment I'Eglise, réunie 4 Rome dans la personne de ses évéques, lui en rend 
un aussi sympathique et plus solennel encore. 


VIII 


Sila gloire de Béranger nous touchait, si nous avions 4 coeur de lui conser- 
ver dans l’avenir son titre de poéte national et de le faire passer auprés des 
générations a venir pour l'interpréte sympathique des joies et des douleurs 
du peuple, nous maudirions l’'acharnement aveugle que mettent ses amis a 
nous le révéler. [ls ont une fois de plus justifié le mot du fabuliste : 


Mieux vaudrait un sage ennemi. 


On n'est pas plus maladroit que cette famille berangérienne, comme ils 
s'appellent entre eux, famille nombreuse du reste, et ot toute la société est 
représentée : les lettres par M. Boiteau, le beau sexe par madame Blanche- 
cotte, et le peuple par M. Savinien-Lapointe, qui prend lui-méme la qualifi- 
cation d'ouvrier cordonnier. Avant que tout ce monde écrivit sur Béranger, 
Béranger passait, — du moins auprés des naifs, — pour un homme simple, 
désintéressé de 1a gloire, instinctivement ami du peuple et mortellement 
ennemi des rois. Or voici qu’é force de nous en apprendre sur son compte, 


300 REVUE CRITIQUE. 


ses indiscrets Plutarques ébranlent 4 ]’envi l’opingjon que la foule s’était 

faite de leur héros. Il résulte en effet de toutes leurs confidences que ce 

chantre du peuple n’avait ‘rien de plébéien dans le‘ cceur et‘n'était au fond 

qu’un bourgeois de la rue Montorgueil ; que ce républicain était un monar~ 

chiste convaiticu, et cet homme simple et bon l'égoiste le'plus raffiné et le 
plus entendu. Iin’y a pas‘é en douter, car ces aveux plus ou moins explici- 
tes sont aujourd'hui confirmés par un ministre du saint Evangile, le dernier 
venu, dans la publicité, de la famille bérangérienne, mais rion le moins auto- 
risé. En effet, M. Napoleon Peyrat (ainsi s’appelle ce ministre aujourd’ hai pas- 
teur d'une communauté protestante dans les environs de Saint-Germain-en- 
Laye) a vu Béranger de prés, pendant plus de trente ans; ila été son protégé, 
son voisin, son commensal, son hétc : c'est prés de lui qu’il a fait son sémi- 
naire. Il a donc toute autorité pour en parler, d’autant que, homme d'esprit, 
écrivain, et faisant des vers tui-méme, M. Peyrat a pu. mieux apprécier Bé- 
ranger, et qu’en écrivant le livre qu’il vient de publier, il‘a entendu élever un 
monument a sa gloire. Ce livre est intitulé : Béranger et Lamennais, cor- 
respondance, entretiens et souvenirs‘; mais cé quil ya sur Lamennais se 
borne a bien peu de chose et n ‘apprend rien qu’on ne’ sache d'ailleurs; il 
n'y est réellement question que de Béranger: 

C'est immédiatement aprés la révotution de $850 que; trop jeune pour 
avoir charge d’fme dans son église, M. Peyrat vint, comme tant d’autres, a 
Paris pour y chercher fortune dans les lettres, et se fit présenter entre autres 
célébrités, au chantre de Ltsette et de Madame Grégoire. C’était, pour un 
futur ministre de I’Evangile, choisir un singulier patron! Béranger en fut 
surpris lui-méme et ne le cacha point. Mais M. Peyrat n’avait pas trouvé 
d’appui auprés des pasteurs de son’ Eglise. Le portrait qu’il nous fait de 
Béranger a cette époque est assez piquant. « Il était chauve, dit-il, avec quel- 
ques cheveux d'un trés-beau blond, mais déja grisonnants et qui flottaient 
soyeusement sur ses oreilles. Il avait de gros yeux bleus, myopes et a fleur 
de téte, comme les hommes inspirés. En somme, un crané de saint Chrysos- 
tome et-une face de Bacchus, mais du Bacchus vulgaire, et non du jeune et 
beau conquérant de I'Inde. » 

Autre contraste, M. Peyrat remarqua que le poéte bachique ne buvait a 
déjeuner que de l'eau. Sa sobriété 4 l’endroit du vin est du reste une vertu 
qu’il lui a toujours vu pratiquer. Son sensualisme, comme il l’observe ail- 
leurs, était tout intellectuel; il y avait 14 du calcul, ainsi que dans tout le 
reste de sa conduite : son affectation 4 chanter le plaisir et le vin faisait 
partie de son réle de poéte bachique et populaire. Il mangeait modérément 
aussi, « mais d'une maniére avide et ‘grossiére : on pourrait dire qu’il ctait 
voracement sobre. » 

Ce cété vulgaire de sa nature’, qui rappelait Ia classe inférieure d’ot i] sor- 


4 In-12, chez Meyrueis. 


REVUE CRITIQUE. 391 


lait par sa mére, se,montrait encore dans quelques-uns de ses gouts et dans 
sa correspondance faanili¢re, qui est souyent commune et plate. 

« Béranger, dit M. Peyrat, ouvrier par sa,.mére, gentilhomme par son 
pére, n’était au fond ni noble ni plébéien : o'était un bourgeois, et, au phy- 
sique comme au moral, il avait l’encolure du tiers état; comme la bour- 
geoisie de Paris, il était, quoi qu’il ait prétendu, monarchique, moins par 
gout, il est vrai, que par raison. » 

ll avait triomphé a la révolution de Juillet, qui était en grande partie son 
uvre; il avait salué avec chaleur l’avénement de Louis-Philippe, le roi de 
la bourgeoisie, et chanté Ja Fayette, pour qui il n’avait eependant ni ad- 
miration ni estime, mais que le peuple fétait alors. Néanmoins, par une 
contradiction qu'explique, chez cet homme le besoin d’hommage et de po- 
pularité, dés que le prince qu'il croyait appelé a fixer le bonheur du pays 
vit se former contre lui j’opposition des fauhourgs, Béranger déclina ses 
avances, éyita la rencontre de.ses fils, et sourit aux napoléoniens, vers qui 
tournait le vent populaire; il dédiait ses chansons au prince de Canino, 
recevait ostensiblement plusieurs des jeunes Bonaparte, auxquels la dé- 
bonnaireté de Louis-Philippe, ayait rouvert les portes de la France, chan- 
tat "Empire, qu:il avait frondé dans le Rot d’Yvetot, sans oublier la Répu- 
blique, dont il ne croyait pas l'établissement possible chez nous. Voyant les 
plus godtés des libéraux perdre Ja faveur de la foule, il se détachait d’eux 
decrainte de partager leur disgrace. Une feinte humilité, qui n’était qu'un 
calcul, le faisait protester contre les grands noms, dont l’exagération ro- 
mantique commengait 4 décorer ses chansons; ces titres d'odes, d'épo- 
pées, etc., qu'on leur donnait le désespérait sérieusement ; tout ce qui pou- 
Yait, aux yeux des cabarets, le ranger dans I’aristocratie des lettres lui 
faisait peur; il tenait & rester le roides chanteurs de carrefours. Si l’on par- 
lait devant lui de sa muse, ilse hatait d’interrompre et de dire : ma mu- 
sete. « C’était, dit M. Peyrat, le plus habile, le plus attentif, le plus minu- 
tieux, le plus infatigable architecte de sa réputation. Il parlait toujours de 
lui, de ses chansons, de sa renommée. Sa renommeée était son idole. » 

Il avait de la finesse et du trait dans l’esprit, mais son intelligence était 
dela plus médiocre portée. Jamais il ne comprit Lamennais, avec lequel il eut 
d'assez nombreux rapports, et qu'il recut fréquemment a ga table; il s’en mo- 
quait en arriére tout en le flattant en face. Quelle punition pour le fier Bre- 
ton d’avoir été réduit, sur la fin de ses jours, 4 mendiexjles éloges et 4 recevoir 
les conseils du chansonnier impie et grivois qui.avait écrit le Dieu des bon- 
nes gens ! Béranger le traitait avec un respect ironique et en parlait confiden- 
tiellement avec pitié. « C’est la meilleure pate de petit homme qui soit au 
monde, écrivait-il 4 M. Peyrat; mais le voila sans carte et sans boussole, et 
rien ne garantit qu'il n’échouera pas au premier écueil. Cet homme a besoin 
d'une route toute tracée d’avance. Hors du catholicisme, car il en est sorti, 
il n'a pas ce qu'il faut pour s'orienter. J'ai fait oeuvre de charité, moi philo- 


392 REVUE CRITIQUE. 


sophe, d’essayer de lui montrer son chemin; mais je crains bien qu'il ne 
m’en sache pas trés-bon gré. C'est pourtant par l’attachement qu'il m'in- 
spire que je me suis laissé entrainer & le morigéner. » 

Pour un homme comme était M. de Lamennais, pouvait-il y avoir une in- 
sulte plus grande? 

Si Béranger parlait ainsi de Lamennais, que pouvait-il dire du courageux 
disciple qui venait de le quitter? Un éloge venu de ce cété edt humilié La- 
cordaire. 1] n’en vint pas heureusement : Béranger n’eut pour homme qui 
avait eu le courage de rompre avec un maitre aimé, quand leurs convictions 
avaient cessé d’étre les mémes, que de basses et viles injures. 

« Lacordaire est un plat farceur, écrivait-il, le 28 décembre 1828, & 
M. Peyrat, qui a le bon gout de le rapporter; depuis que j'ai lu sa Lettre sur 
Rome, j'ai un souverain mépris pour ce baladin sans foi et sans talent. » 

N’allons pas plus Join dans le livre deM. Peyrat, le dégodt commence 4 
nous prendre. Laissons|’écrivain qui a eu la confiance de Béranger, qui s'est 
assis 4sa table et qui a puisé dans sa bourse, apprendre 4 ceux que cela 
peut réjouir que cet homme obligeait volontiers quand il ne lui en coutait 
rien; qu'ayant prété quelque argent 4 un pauvre diable d’écnivain encou- 
ragé par lui, il se plaignait de n’avoir pas été remboursé ; que, pour écarter 
des demandes semblables, i! dissimulait les trois quarts de safortune et fei- 
gnait des pertes d’argent, quand il voyait venir les mauvais jours et pressen- 
tait des demandes indiscrétes d'argent. Ce sont 1a d'ignobles révélations dont 
Yhistoire n’a que faire, et que le sentiment littéraire, & défaut d'autres, 
commandait de laisser dans l’oubli. 

P. Douname. 


Une traduction frangaise vient de paraitre du célébre livre de Mgr T’évé- 
que de Mayence : Liberté, Autorité, Eglise, Considérations sur les grands 
problémes de ce temps, (in-8° Paris, librairie Vivés). Cette traduction faite 
avec l’autorisation du vénérable auteur, sur la deuxiéme édition allemande, 
est ceuvre d’un écrivain compétent en matiére de théologie et de contro- 
verse, M. Pabbé Bélet, directeur des Archives de la théologie catholique, 
recueil savant qui se publie 4 Besancon. Aprés ce qu’a dit M. le prince 
de Broglie de l’ouvrage de M. de Ketteler (voir le. Correspondant du 
25 mars 1862), nous n’avons pas 4 en signaler |’mportance. La presse en- 
tigre |’a constatée par l'empressement avec lequel elle s'en est occupée. 
Tous ceux qui, chez nous, s'intéressent aux grandes questions qu’examine 
Mer l'évéque de Mayence, sauront gré 4M. l'abbé Bélet d'avoir fait passer 
son livre dans notre langue. | P. D. 


LES EVENEMENTS DU MOIS 


Le Corps législatif a commencé, le 16, la discussion du budget de 18635. 
Autant vaudrait dire qu'il a repris le cours de sa session, interrompue de- 
puis trois mois. Ceux qui vont répétant 4 tout propos que les Chambres te- 
naient autrefois trop de place dans le gouvernement metlent une rare 
bonne volonté 4 chercher des abus 4 combattre dans le passé. Ajoutons 
que, s'ils ont redouté un moment pour le régime impérial le retour de pareils 
abus, ils doivent étre aujourd’hui complétement rassurés. Réuni le 27 jan- 
vier, le Corps législatif va se séparer le 27 juin, n’ayant eu sur ces cing 
mois d'’existence nominale que deux mois 4 peine d’existence publique. 
Aprés le vote précipité de la conversion et les bruyants débats de l‘Adresse, 
lesilence et la solitude ont repris possession du Palais-Bourbon. La com- 
mission des finances ayant déposé son travail, dix jours vont étre donnés 
aux députés pour voter un budget dont la discussion aurait pris autrefois 
au moins trente séances. Pour une session qui sera peut-étre la derniére, 
mais 4 coup sir l’avant-derniére de la législature, le fait est assurément 
nouveau et digne de remarque. On aurait voulu désintéresser d'avance le 
pays de la grande lutte des élections qui se préparent, qu'on ne s’y serait 
pas pris autrement. 

Nous savons bien que MM. les députés ne peuvent travailler que sur les 
matériaux qui leur sont fournis par le conseil d’Etat et que le temps n'est 
plus ot les représentants du pavs réglaient seuls leur ordre du jour, provo- 
quaient les ministres par des interpellations annoncées d’avance répoii- 
daient par une discussion od le gouvernement était forcé de s’expliquer 4 

Juix 1862. 26 


304 LES &YENEMENTS DU MOIS, 


tout événement du jour, 4 toute prévision du lendemain. Mais ce n'est la 
pour nous qu'un motif de plus d'insister sur une négligence dont le Corps 
législatif n’est pas seul a se plaindre. La raison plusieurs fois donnée que ce 
n'est pas en séance, mais dans les commissions, que les questions se traitent 
le plus sérieusement, n’est pas de celles qui soient destinées 4 nous toucher. 
Les anciennes Chambres avaient aussi leurs travaux de comités, travaux 
dont il reste d’énormes cartons et dans lesquels le gouvernement actuel a 
eu plus d’une fois le bon esprit d’aller puiser ; mais cela ne les dispensait 
pas de donner au public la part qui lui revient et qui doit néceesairement 
lui revenir dans tout gouvernement représentatif. Cette part, c'est le rap- 
port et la discussion a la tribune des résolutions préparées dans les bureaux. 
Les bureaux ne sont que les coulisses de la scéne parlementaire : la piéce 
une fois préte et les rdéles répétés, le parterre a le droit de crier qu'on lévela 
toile. Et ce n'est pas 1a, comme on te dit trop souvent, une vaine formalité, 
une dangereuse comédie oratoire, c'est le gouvernement constitutionnel lui- 
méme. Une Chambre élective n'est ni un conseil privé, ni un conseil d’Etat. 
Les députés sont nommés pour débattre devant le pays les intéréts du pays, 
pour faire publiquement les affaires publiques. Ils ne sont pas ministres, 
eux, et n'ont méme pas beaucoup de chances de le devenir. Aussi sont-ils 
pleinement responsables, non devant I'Empereur, mais devant leurs élec- 
teurs. Or comment veut-on que les électeurs les jugent, s'ils ne font rien 
qu’a huis-clos? Ne parions pas de l'éducation politique du pays commencée 
jadis & cette iltustre école de la‘tribune qui, pour étre privée de ses grandes 
voix, n’en reste pas moins féconde en utiles renseignements. Chose étrange, 
jamais onn’a fait plus de bruit de l’adhésion du pays, et jamais on n‘a donné 
& cette adhésion moins d’occasions de se produire: On veut le public, mais 
on semble ne‘pas vouloir la publicité. La presse est traitée en ennemie 
ou en comparse; le jury en matiére politique passe pour une idée absole- 
ment anarchique, et quelques-uns paraissent désirer que la besogne Ngis- 
lative puisse étre expédiée sans bruit entre la Chambre des députés et le 
conseil d’Etat, ou, pour rendre 4 chacun la place et le nom qui lui convien- 
nent, entre le conseil d’Etat et le Corps législatif. C’est 14, ne craignons pes 
de l'avancer, une hérésie constitutionnelle an premier chef. Aujourd’ hui 
plus qu’autrefois, il importerait qu’on n'edt jamais lair de se méfier de ta 
foule. Elle doit tout connaftre, puisqu’elle doit tout approuver par son vete. 
Le suffrage universel a évidemment besoin de plus de lumiéres que !’ancien 
corps électoral. Un bec de gaz pouvait suffire pour les deux cents et quel- 
ques mille censitaires; ce n’est pas trop d'un phare électrique pour les 
9 millions d’électeurs dont M. Baroche est justement fier. Nous demandons 
que le phare électrique ne soit pas dorénavant exposé & des éclipses de 
trois mois sur cing. Si nous n‘avons qu'un gouvernement consultatif, qu’on 
nous le dise! si nous avons un gouvernement représentatif, qu'on nous 
te montre! 


LES BYENEMENTS DU MOIS. 385 


Cela dié pour |’acquit de notre conseience et la défense dela Constitution, 
nous ajouterons que lea quelques jours de session publique qui viennent d'étre 
accordés 4 la Chambre ne nous laissent qu'un plus vif regret du silence 
auquel elle a été si longtemps condamnéc. La discussion générale du budget, 
dont M. de Morny déclarait avoir assez avant la fin de la premiére séance, 
nous a valu tout d’abord un excellent discours de M. le vicomte Anatole Le- 
mercier. Le jeune orateur catholique s'était donné a combattre le plus 
grand anneme de ja hiberté dans les sociétés modernes, nous vowlons dire 
ce ache besoin des esprits de tout subordonner a l'initiative des gouverne- 
meats et l'avide empvessement de ceux-ci & favoriser une telle tesdance. En 
matiére de travaux peblies, de bienfaisance et de liberté de la presse, hes 
exemples n'ont pas manqué 4 M. Lemereier pour appuyer sa thése géné- 
reuse. Quelques citations de décrets socialistes présentés par la Montagne, 
ib y a quinze ans, et repoussés par les deux Assemblées républicaines, ont 
montré par quel chemin s'avance, sans qu'on s’en deute, ce progrés matériel 
qui, pareil au dieu de Jacob, prétend renowveler eu un. clin d’ceil la face de 
laterre. Des considérations aussi élevées ne pouvaient, & coup sir, trouver 
place dans aucuse des sections du budget, bien qu’elles. doninent la situa- 
es, et suffiraient 4 expliquer |'élévation toujours creissante des charges 
publiques. 

Ce qu'on appelsit autrefois le discours d’opposition a été fait par M. Ernest 
Picard, qui a réelamé, avec l’aploath et la vivacité de sa parole toute pasi- 
sienne, contre le cusml des gros traitements. nous en a coité d'enterdre 
M. Magne essayer d’en finir avec ce reproche toujeurs populaire en mettant 

-en comparaison ia situation que fait ’ Etat & ses serviteurs les plus dévoués 
evec celle qu'tis pourraient trouver dans l'industrie, le commerce, la banque 
ét les professions lthérales*. Ce n'est pas que nous ne pensions avec le mi- 
Ristre-ovateur, que tout haut dignitaire ne doive refuser son nom aux combi- 
masons financiéres qui font jourmellement appel aux. capitaux des partieu- 
liers et & la proteetion du gouvernement. C’est 14 un vulgaire axiome de 
moralité politique. Mais est-ee donc une raison pour que ces personnages 
dowent s'attendre 4 trouver, dans le cumul des traitements pris sur le bad- 
get, Féquivalent de ce que la Bourse ow les Chemins de fer auraient pu leur 
donner 4 gagner? M. Magne lui-méme ne le pense pas, car il s’est repris 
aussit6t pour rappeler que |’honneur est la vwrsie récompense des fenc- 
liens publiques. On ne saurait trop répéter et mettre en.évidence aujour- 
d'hui cette vérité de l’ancien temps. Sans doute, le fonctionnaire n'est 
pas fenu de se ruimer aw service du pays, pas plus que le soldat n'est 
toujours tenu de se faire tuer sous ses drapeaux; mais, pour le fonctien. 
naire qui reste pauvre comme pour le soldat: qui tombe au champ d’bon. 
hear, la patrie réserve ses plus ghorieuses couronnes. Gardons cette morale. 


* Woniteur du £8 juin 1852. 


306 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


C'est celle qui jusqu’d présent a fait les héros et les grands hommes. Ils 
valent encore mieux pour un pays que les millionnaires. 


ll 


Que voit-on invariablement dans les discussions du budget? L'opposition 
crie a la prodigalité et réclame des réductions de charges. Le gouvernement 
montre les services auxquels il doit suffire et répond imperturbablement : 
Je ne puis demander moins. Entre ces réclamations et ce refus, ov va le 
sentiment du pays? Evidemment du cété des économies. Mais la Chambre 
élective, qui représente le pays et jusqu’a un certain point le gouvernement, 
ne se laisse séduire ni par le voou naturel des contribuables, ni par les 
habiletés ministérielles, et le budget se régle comme toute chose dans les 
pays de discussion, par une libre et publique transaction. 

Voila le train ordinaire du régime parlementaire. Mais, si ce régime est 
altéré, soit parce que l’opposition domine dans les conseils éléctifs, soit 
parce qu'elle est absente, ce n'est plus de transaction qu'il peut étre ques- 
tion. I] arrive alors, dans le premier cas, que le gouvernement est obligé de 
s‘arréter faute de ressources; dans le second, que les dépenses publiques 
croissent démesurément et qu’on se trouve un beau jour en face d'une situa- 
tion 4 laquelle il faut porter reméde sans perdre de temps. 

Est-ce une situation de ce genre-la que le rapport de M. Fould est venu 
nous révéler? On serait tenté de le croire 4 voir les commentaires des 
journaux et de la Chambre depuis six mois. A vrai dire, nous aurions pré- 
féré que cette révélation eit été faite par les députés chargés de voter les 
subsides et d'en surveiller l'emploi. M. Alfred Leroux, rapporteur du 
budget, nous a bien donné l’assurance, que le Corps législatif n’avait été 
jusqu'ici ni aveugle, ni imprévoyant, mais que la sanction d'un pouvoir 
quelconque avait manqué a ses avis. Cela doit étre, puisqu’on l’avoue, et 
cela ne sera plus sans doute aprés le décret du 51 décembre dernier. D'ou 
que soit venue cette initiative, nous ne pouvons que la seconder avec re- 
connaissance, et, puisqu’elle vient du gouvernement, nous devons savoir gré 
au ministre de l’avoir osée, au souverain de l'avoir autorisée. Grace a 
M. Fould, on a su qu'il est grand temps d’arréter nos finances sur 
la pente ou elles se précipitaient. Le moyen, suivant le ministre, c'est 
de fermer quelques-unes des larges issues par oti s’en vont les dépenses et 
d'élargir quelques-unes de celles par ou viennent les recettes. L Empereur a 
répondu a Ja premiére de ces nécessités, en renongant 4 son droil consti- 
tutionnel de lever par décrets des crédits extraordinaires ; la Chambre vient 
de répondre 4 la seconde, en admettant une partie des impéts nouveaux 
proposés par M. Fould. Mais elle semble avoir tenu 4 donner quelque chose 





LES EVENEMENTS DU MOIS. 397 


de sa propre physionomie aux réformes congues et préparées en dehors 
d'elle. C'est 14 un premier et excellent effet de la responsabilité qui lui 
est rendue en fait de finances. Mais nous n’en restons pas moins en face de 
soixante-quatorze millions de charges nouvelles, et d'un budget total de 
deux milliards soixante-quatre millions. 

Croira-t-on que cette colossale carte 4 payer a paru pauvre 4 M. Granier 
de Cassagnac ? Bien différent de M. Picard, qui ose promettre l'avenir aux 
gouvernements 4 bon marché, il a reproché 4 M. Fould de traiter la France 
en maison de banque quia des embarras, et de gratter les fonds de tiroirs 
pour lui faire un état de situation présentable. Démontrant, d'une part, que 
Empire doit étre affranchi de tout soupcon de prodigalité, de l’autre, que 
la prospérité publique s'est accrue jusqu’au prodige depuis quelques an- 
nées, le député gascon a conclu 4 |’établissement d’un nouvel impét sur le 
revenu. M. Granier de Cassagnac professe cette maxime, commode pour les 
gouvernements, que plus un peuple paye, plus il prouve sa richesse. Il y a de 
lasorte & Clichy une foule de gens qui ont longtemps prouvé leur crédit 
sur la place de Paris, et auxquels cette démonstration trop répétée a fini 
par porter malheur. M. Ollivier a obtenu un des plus grands et des plus 
honorables succés de la session, en réfutant ces plans de finances dressés 
pour séduire les masses. C'est, 4 coup sir, un des phénomeénes de ce temps 
qui donnent le plus 4 réfléchir, que de voir ces idées d'impét sur la rente et 
les revenus mobiliers, si populaires en 14848, propagées aujourd’hui par 
des conservateurs et combatues par les députés de la gauche. ll en faut 
conclure une chose triste et une chose heureuse: la chose triste est que 
certains amis du gouvernement sont occupés a lui chercher des voies en 
dehors de celles de l’ordre; la chose heureuse, c’est que I’ opposition hon- 
néte, voyant ou nous ont conduits les utopies d'une autre époque, arenoncé 
arien demander, a rien propager dans le peuple en‘dehors de ce qui est légi- 
time et possible. « Les longues défaites, s'est écrié M. Ollivier, sont préfé- 
rables au succés quand on le demande 4 des moyens équivoques! » On se 
rappelle avec quelle énergie le méme orateur avait, au début de la session, 
répudié pour son parti la solidarité du sang versé en 95. De telles décla- 
rations valent mieux que les applaudissements toujours donnés a l’élo- 
quence; elles sont un acle de courage ct de haute moralité qui enléve 
radhésion de tous les gens de coeur. 

Reste que la question de mettre nos dépenses en équilibre avec nos re- 
cettes parait de moins en moins facile 4 résoudre. Propose-t-on d'‘écono- 
miser, tout le monde commence par applaudir; puis, le premier moment 
passé et les rognures faites, chayue service diminué vient crier que tout est 
perdu si on ne lui rend pas ce qu’on lui a retranché. Parle-t-on d’emprunt, 
le monde des affaires vous répond avec l'impitoyable raison des chiffres 
que c'est revenir par trop souvent a la charge, et qu’emprunter pour vivre 
West permis qu’au président Juarez. Essaye-t-on d’établir de nouveaux 





398 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


impéts, tout le monde est mécontent, car chacun comprend que directe- 
ment ou indirectement tout le monde est atteint. ll fant cependant cheisir 
entre ces trois moyens: si l'on ne veut pas économiser et qu’on ne puisse 
compter sur des ressourtes nouvelles m par Y’emprunt ni par Vimpét, a 
ne resterait plus en effet qu'un quatriéme régiement de compte, qui s'ap- 
pelle la banqueroute. : 

A l’exemple de tous les dépntés qui ont parlé contre te budget, c’est pour 
l'économie que nous nous prononcerions, mais pour des économies décisrves 
qui dégrévent largement te budget des dépenses. La seule voie qui méne & 
ce but serait la réduction de l'effectif militaire. Nous appreuvons qu'on l’uit 
ouverte, et qu'on l’ait momrée comme intvitable au gouvernement ef au 
pays. Le pays se laissera bientét convamcre, et tét on tard te gouvernement 
suivrale pays. Ce ne sont pas seulement les mifftons épargnés par centaines 
qui nous tentent, c’est sartout la perspective de voir la France mise en de- 
meure de se protéger et de se sauver un peu par elle-méme. En entendant 
M. Magne nous parier de ja nécessité d’entretenir des garnisons nombreuses 
dans nos viltes, en l’entendant déclarer que le maintien d'une forte armée 
réguliére est intimement lit ati maintien de la sécurité intérieure, nows 
nous demandions si nous étions 4 ta onziéme année du régime impérial 
ou 4 la premiére année de ta République, et si fe lendemain de 4a guerre 
dItalie pouvait tre ainsi comrparé au lendemain des journées de Juin. 
Convenons-en, cette raison, si eHe était prise a la lettre, ne tewrnerait & ’hon- 
neur ni du gouvernement ni de nous-mémes. Les circonstances auxquelles 
a fait allusion M. le ministre sont exceptiermelies dans la vie d’an ‘peuple. 
Elles symptématisent l'état de crise, de maladie, de révelution. Dans l'état 
ordimaire, l'ordre existe par hri-méme et se garde tout seul. N’est-ce pas 
hier que les poavoirs publics se féticitaient avec ite souverain de 1a tranqail- 
lité qui n'avait cessé de régner sur tous les points da territoire pendant que 
nos soldats faisaient leur gterieuse besogne en Crimée et en Itatie? Quelte- 
meilleure preave que le pouvoir n’a pas besoin d'une armée de quatre cent 
multe hommes pour garder la France contre fa fareur des factions? Avec 
trois cent mille baionnettes et la facilité que dennent notre organisation mi-- 
litaire et nos chemins de fer d’en réunir cing cent mille en quinze jours, 
lordre aa dedans, la digmté de la France au dehors, ne saeraient courir au- 
cun risque. Les pays libres, ne l’oublions pas, nent jamais connu le fléau 
des grosses armées en temps de paix. L’Angieterre a ses rifiemens, dont 
nous rions comme nous avons ri de nes gardes nationaux. Entre le Nord et 
le Sud, l’Amérique n’a pas moins de six cent mille soldats sous les armes; 
elle n'en avait pas trente mite de troupes régiées au début de la malhen- 
reuse guerre qui la déchire. Une lettre célébre souveat invoquée dans les dé- 
bats de l’Adresse a dit que le premier effet des réformes de M. Fould devait 
étre de nous forcer anx économies; le meilleur effet, A nes yeux, d'une large 
rédaction de l'effectif serait de nous fercer & penser au self-government. 


LES EVENEMENTS DU MOIS. 309 


On autre excellent résultat de cette réfornee serait de nous donner les meeurs 
et les garanties de la paix. Le premier signe de la fin des hostilités, n’est- 
ce pas, en effet le désarmememt? La paix armée n'est que la guerre qui 
attend son jour. C'est une sagesse difficile aux gouvernements de se rési- 
gner & des perspectives purement pacifiques, quand ils vivent au milieu 
d'imombrables batailions tout frémissants d'ardeur gaerriére. Que faire 
de ce giaive toujours hors du fourreae? On a remarqué qua jes duels étaient 
devenas infiniment plus rares depuis que la noblesse avait perdu le droit 
de porter l'épée. On devrait bien essayer d’habiller en hourgeois les gou- 
vernements de |’ Europe. 

Constatons, en attendant, que le langagedes rapporteurs du budget a plu 
généralement aux amis des institutions libérales. Sans parler de quelques 
sévérités bien pensées et bien dites, ces documents respirent un sentiment 
plus vif des droits de la Chambre et du pays en matiére de finances. Cette 
nouvelle attitude, autorisée d’ailleurs par le récent décret qui élargit les 
attributions du Corps législatif, répond, croyons-nous, 4 ume disposition 
nouvelle aussi de l’esprit public. Le temps est loin, quoique d’hier, ot de 
régime parlementaire, hautement sacrifié au régime personnel, &ait repré- 
senté comme ume sorte de mandarinat étranger 4 1a nation, et constitué 
seulement au profit de quelques hommes de parote ou d'écritoire. Les 
éplucheurs de comptes, les indépendants de toute sorte, ne passeront plus, 
quoi qu'il arrive, pour des révolutionnaires déguisés, ou, ce quiest pire, pour 
des révolutionnaires sans le savoir. Désormais chaque discussion du budget, 
si écourtée qu'elle soit, devra laisser plus avant dans la conscience du pays 
cette simple et pratique vérité que ta liberté politique est la seule garantte 
efficace de la bonne gestion des deniers publics et de ia prospérité des af- 
fires privées. 


i} 


« Oh! si M. Thiers était 44! si M. Berryer était 1a! » s'est écrié l’honorable 
M. Segris, l'un des trois rapporteurs da budget, en répondant d'une facon 
fort remarquable 4 des adversaires qui.avaient invequé l'autorité de ces deux 
hermes d’Etat. Nous n’avens, on fe devine, aucune objection contre le 
ce voea si semblable & un regret, et nous 'étendrions méme volontiers a 
ben nombre d’anciens collégues de MM. Thiers et Berryer, persuadé que 
Dews sommes que la Chambre actuelle aurail tout 4 gagner & ouvrir son 
enceinte aux illustrations et aux notabilités de nos anciennes assemblées. Le 
gouvernemeut sera-t-il de cet avis? Nous n‘en voudrions pas répondre. Ce 
dont aous sommes sir, c'est que le pays serait heureux et flatté d’entendre 


400 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


encore, avant qu’elles s'éteignent, ces voix illustres dont le silence lat- 
triste et donne a penser & |'Europe. 

' Quoi qu'il en soit, la fraction démocratique, qui soutient l’Empire depuis 
la campagne d'Italie, s'est déja prononcée, et nous venons de voir le moni- 
teur de la révolution courtisane ouvrir le feu contre ceux qu'il appelle les 
patrons du néo-libéralisme. Il parait certain en effet qu'il y a un néo-libéra- 
lisme. Vous allez croire peut-étre qu'il s'agit de ces Brutus qui ne savent que 
baiser la terre devant le pouvoir, leur nouvel oracle, et que les néo-libéraux 
sont ces fiers républicains qui se passent si allégrement de libertés publiques 
pourvu que leurs passions personnelles soient assouvies. — Non, ce libéra- 
lisme-la n’a rien de nouveau. On I’a vu 4 l'ceuvre, il y a deux mille ans, 


Quand la plébe et César se caressaient dans Rome! 


Le néo-libéralisme dont cette école a juré de purger le pays, c'est tout 
uniment le libéralisme lui-méme, celui qui ne sacrifie pas la liberté de la 
presse au plaisir de diffamer chaque jour I'Eglise catholique, la liberté d’as- 
sociation 4 la joie de voir s‘écrouler I’ceuvre de Saint-Vincent de Paul, la 
liberté des élections au désir d’étre personnellement patronné par le gouver- 
nement. Quant 4 nous, c’est 4 ces libéraux-la que nous souhaiterons bon cou- 
rage et bonne chance aux élections prochaines. Le courage ne leur man- 
quera pas ; mais que dire des chances? 

Il fallait entendre, sur ce poiut, le ferme et beau discours de M. Plichon 
racontant ala Chambre les péripéties d'une lutte pour le conseil général dans 
un des cantons du département du Nord. Cette fois, il nes'agissait plus d'un 
candidat évincé réclamant, spes ultima Teucri! contre le scrutin quia donné 
la majorité 4 son conipétiteur. Il s’agit d’un candidat qui a eu la bonne for- 
tune presque inouie, ettout 4 l"honneur des électeurs du Nord, de battre 
son préfet, et qui vient faire connaftre par quels indignes moyens cette vic- 
toire lui aurait été disputée. 

Les faits dont M. Plichon s'est porté garant sur son honneur de témoin et 
de victime sont [exactement ceux qui ont été dénoncés a la Chambre dans 
les diverses protestations dont elle a eu 4 s'‘occuper. M. Baroche a opposé 
les dénégations du préfet aux affirmations du député, et tout a été dit sur cet 
émouvant incident. Tout est-il dit en effet? Il y a évidemment dans cette 
affaire, comme dans toute autre, un cété de mensonge et un cété de vérité. 
Est-il juste, est-il moral, est-il possible, que les choses en doivent rester & 
cc point et qu’entre deux hommes publics articulant l'un contre l'autre des 
assertions contradictoires, la loi ne fournisse aucun moyen de décider quel 
est le calomnié et quel est le calomniateur? Dans les anciennes Chambres on 
eut demandé |’enquéte. On avait d’ailleurs, pour arriver 4 la constatation pu- 
blique de la vérité, cette enquéte incessantelde la presse, que nulle autre ne 


LES RVENEMENTS DU MOIS, , 1 


vaut ni ne remplace, parce qu'elle est 4 la fois locale et universelle, inté- 
ressée et contradictoire, libre et contenue par la loi. M. Baroche a beaucoup: 
répété qu'il n’existe actuellement pas moins de quinze journaux dans le 
département du Nord. Nous ne pouvons ni les compter ni les lire, mais 
nous affirmerions volontiers 4 M. le président du conseil d’Etat que, sur les 
quinze, il y en a en ce moment au moins dix qui accusent ouvertement 
M. Plichon de mensonge, et que les quatre ou cing restants osent 4 peine 
articuler quelques réserves contre son tout-puissant adversaire. 

A quoi tiennent des dispositions si anormales? Comment se peut-il queles. 
journanx soient contraints 4 prendre le parti de l'autorité contre les réclama- 
tions des citoyens? Le courageux député du Nord I’a dit sans métaphore: la 
presse des départements est terrifiée par les préfets, d’ou dépend leur exis- 
tence. Elle n'a plus de voix que pour dire Amen & toutes leurs fantaisies, et 
ceux méme de ses organes qui ont gardé quelque indépendance laissent 
volontiers aux feuilles de la capitale le souci et le danger des questions loca- 
les. De cette sorte on finira par faire & Paris des journaux de province, et 
sans doute en province des journaux de Paris. La vérité est qu’on ne fait 
ni a Paris, ni en province, un journal qui puisse‘remplir jusqu’au bout son 
devoir d’organe indépendant ou méme de simple nouvelliste. C’est devant 
une situation ainsi constatée que M. Baroche, voulant oublier sans doute un 
moment que la Chambre tient 4 ce qu’on lui parle toujours avec le plus grand 
serieux, s'est amusé 4 porter contre l’opposition de province |'’accusation 
de vouloir agir par intimidation sur les préfets. Intimider les préfets, grand 
Dieu! Et par quels moyens, s'il vous plait? Ce n’est assurément pas par la 
presse, puisqu'elle est soumise & leurs avertissements. Serait-ce par les dé- 
nonciations personnelles adressées au ministre de |’intérieur? Elles leur sont 
renvoyées, assure M. Plichon, pour qu’'ils fassent enquéte eux-mémes sur les 
faits qui leur sont reprochés. Est-ce par des poursuites devant les tribunaux? 
Mais depuis le décret du 17 février 1852, la preuve des faits diffamatoires 
nest plus admise contre les fonctionnaires publics. Reste la ressource des 
pétilions au Sénat, que nous sommes loin de dédaigner, mais qui ne saurait 
hous tenir lieu, on nous l’accordera, de toutes les garanties dont nous avons 
pui en d'autres temps. 

Qu’on se rassure done sur le compte des préfets, et sachons gré 4 M. Pil- 
chon d’avoir si bien démontré que l’arbitraire des agents grands et petits 
de l’'autorité est l’inévitable léau des gouvernements qui veulent se passer 
de la liberté de la presse. « Vous autres préfets, disait Napoléon aux pre- 
Miers qu'il institua, vous étes des empereurs au petit pied! » Empereurs, 
soit! mais au moins avec le bénéfice des décrets du 24 novembre pour 
leurs administrés! Or M. Plichon a remarqué que, tandis que tout semblait 
se renouveler dans les hautes régions du pouvoir, rien n’avait changé dans 
les régions moyennes et que les préfets se croyaient encore en 1852. 
C'est évidemment aux pouvoirs excessifs remis 4 ces agents du gouverne- 





402 LSS EVENENENYS DU HOSS. 


ment, en matiére d'élection, qa’il faut attribuer cette exagération de leur 
importance. Ce sont donc ces pouvoirs qu'il faut saper, d’autant plus 
qu’ils ne reposent sur aucune base légale. 

Aussi n’avons-neus pu comprendre que M. Plichon ait cru devoir & ses 
opinions conservatrices bien connues cette dangereuse profession de foi : 
« Qu’on ne se trompe pas sur le sens de mes paroles, ce n'est ni le patron- 
nage, ni la recommandation du pouvoir que j’attaque! » Alors, permettez~ 
nous de vous le demander, qu’attaquez-vous? Le principe admis, les con- 
séquences sont de rigueur. Comment voulez-vous exiger d‘un préfet en- 
gagé en face du pays, sous les yeux de son ministre, dans ume lutte & ou- 
trance contre un ennemi de son administration, qu'il ne fasse pas usage des 
armes qu’il a dans la main? Vous lui avez donné, par exemple, la loi de 1855, 
qui livre les municipalités 4 son libre arbitre, et vous entendez que tous vont 
se faire scrupule de destituer a droite, de promettre 4 gauche et de mena- 
cer partout pour obtenir la majorité dans chaque commeme’ Le droit d'i- 
nitiative de l'administration une fois substitué au droit des électeurs, que 
Verrez-vous Lét ou tard dans votre département comme dans tous les autres? 
Sar le premier plan, an préfet parfatement résolu 4 faire triompher le 
candidat que lui envoie le ministre ; derriére lui, des maires convamcus que 
leur premier devoir est d'obéir au préfet en matiére électorale comme en 
matiére administrative, et, derriére les maires, les populations agricoles 
convaincues 4 leur tour qu'il est tout au moins de leur intérét d'obéir au 
maire comme i! est de rintérét du maire d’ebéir au préfet. N’est-ce pas beau- 
coup d'obéissance pour un acte tout de liberté? Dissémines dans les 
diverses lignes de ce plan de bataille Pinnombrable état-major des admi- 
nistrations les plas diverses pour qui le commencement de la sagesse 
est la crainte des ‘supérieurs et le désir de l’'avancement, puis dites-moi 
quel est le simpte citoyen quai pourra tenir seul contre le gouvernement 
tout entier. 

On croit nous fermer fa bouche en rappelant que sous tous les régimes 
lautorité est plus ou moins intervenue dans les élections. Nous n’avens garde 
de le contester, en observant toutefois que !’opinion libérale.n’a jamais 
cessé de s'élever contre cette intervention. Mais au moins trouvions-nows 
alors dans les institutions des compensations et des contre-poids que nous 
chercherions vainement agjourd’hui. D’abord ladministretion était réduite 
4 cacher sa main. La fameuse circulaire de M. de Morny, qui est le seul 
doeament sur lequel on s’appuie pour excuser la recommandation pubh- 
que des candidats officiels, affirme que ce déguisement de l’action du 
pouvoir était immoral. Soit! mais est-il donc plus moral de faire le mal 
sans se cacher? Enswite, news avions alors une presse libre, c'est-a-dire sou- 
mise au verdict du jury et non pas au ben plaisir des préfets, et nos députés 
avaient & la Chambre le droit d'interpellation sur des ministres responsa- 
bles.Qu’on nous rende tout cela, et nows admettrons qu'on puisse s'intituler, 


LES EVENEMENTS DU MOIS. | 403 


non pas candidat de I'Empereur, ce qui sera toujours un acte a la fois de 
courtssanerie et d'intimidation, mais candidat du ministére, ou, sil’on y tient, 
du gouvernement. 

Jusque-l4 noas garderons notre opinion sur les candidats agréés et les 
députés agréables, et nous réclamerons pour les lecteurs le droit de choisir 
eux-mémes, sans intervention de l’autorité, ceux qu’ils jugent dignes de 
leurs suffrages. — 


IV 


Cette discussion du budget a touché 4 tout. C'est assez logique, puisque 
toute question politique, méme celles qui ne se réselvent pas directement 
per ume demande de crédit, a son influence marquée sur l’opinion, et 
que l'état des affaires dépend aprés tout de l’état des esprits. il nous sera 
permis de nous réjouir pour la presse de cette extension des droits de la 
tribune. Dans la situation incertaine et misérable qui leur est faite, les 
journaux sont trop heureux de se prendre 4 une discussion parlementaire, 
comme un bateau mal construit cherche un remorqueur pour franchir une 
passe difficile. 

On n’a pas oublic la circulaire du 46 octobre dernier, par laquelle M. de 
Persigny a mis fin 4 la Société de Saint-Vincent dePaul, telle du moins 
quelle existait d’aprés les statuts de ses premiers fondateurs. Le ministre 
insistait avec force sur le danger de méler, méme sans y prendre garde, la 
religion a l’esprit de parti et la charité 4 la politique. Nous avons toujours 
pensé sur ce point comme |’auteur de la circulaire, et nous lui demande- 
rions au besoin ja permission d’étre de son avis contre lui-méme. Point 
d’ailiage profane dans l’or pur des choses saintes! Si c'est la politique de 
opposition qui domine, elle donne 4 la charité une allure irritante et 
presque factieuse qui lui ravit sen plus aimable caractére. Si c'est la 
politique du gouvernement, la bienfaisance devient suspecte de cour- 
tisanerie, et, loin d’attirer par son exemple, elle suscite les jalousies et la 
critique. Laissons done 4 elles-mémes les ceuvres de charité! Qu’on 
puisse entrer chez elles comme on entre dans une église, sans intention ni 
profession de foi politique, mais au contraire pour oublier nos dissensions 
et nos miséres, pour se purifier et se rafraichir le coeur au contact de la 
vertu par excellence, de celle qui enseigne, suivant uné belle expression 
vuigaire, 4 faire le bien. 

Nos lecteurssavent qu’on a beaucoup parlé depuis deux mois d'une nouvelle 
association de prét gratuit quieurait pour but excellent d'avanceraux paysans 
et aux ouvriersles sommes nécessaires pour acheter les instruments de travail, 
et de venir en aide, dans les cas de crise accidentelle et temporaire, aux fa- 


4s LES EVENEMENTS DU MOIS. 


milles laborieuses. Quoi qu’en ait dit M. Anatole Lemercier, dont la parole sait 
allier avec une heureuse distinction l’audace et le respect, quoiqu il ait pu 
sans étre repris accoler 4 cette fondation l’épithéte de gouvernementale, 
nous voulons persister a croire qu'elle n'a rien de politique. A ceux qui nous 
objecteraient que la Société du Prét de l'enfance au travail s‘appelle aussi 
Société du Prince Impérial, qu'elle est placée sous le patronage de I'Impé- 
ratrice et que les longues listes de ses bienfaiteurs affichées chaque matin 
au Moniteur, sont composées surtout de fonctionnaires, 4 ceux-la nous op- 
poserions imperturbablement les déclarations dela circulaire du 16 octobre 
contre la charité politique. 

Il y abien aussi 4 la téte de I’ceuvre un conseil si¢geant 4 Paris, auquel 
M. Lemercier s'est permis de demander comment il allait faire pour ne pas 
mériter les reproches de centralisation arbitraire qui ont motivé l’arrét de 
mort du conseil supérieur de Saint-Vincent de Paul. Mais tout cela, c'est 
Vaffaire de M. de Persigny et de la nouvelle Société, et nous ne doutons pas 
que le ministre ne soit décidé 4 se montrer vis-a-vis d’elle gardien vigilant 
des doctrines auxquelles il a cru devoir sacrifier la plus belle institution de 
bienfaisance que ce siécle ait produit. Nous sommes avec Saint-Vincent de Paul 
pour le principe des ceuvres laiques. L’aumdne qui vient par elle est double- 
ment féconde. Elle fait du bien 4 celui qui la recoit et autant au moins 4 celuj 
qui la donne. Le grand mérite devant Dieu et devant les pauvres de la So- 
ciété de Saint-Vincent de Paul, c’était d’avoir réalisé la pensée de ce grand 
saint, c’est-a-dire, tout en laissant au clergé la large part d'influence qui 
Iui revient, d’avoir séularisé la charité. Sous ce rapport donc comme sous 
tant d'autres, nous ne pouvons gu’étre favorable a Ja Société du Prét de 
l’enfance au travail. Mais étre laique ne suffit pas, il faut encore, il faut sur- 
tout étre libre. De ce que la charité aurait cessé d’étre exclusivement cléri- 
cale, ilne faudrait pas conclure, comme ]'a si bien dit M. Saint-Marc Girar- 
din dans le Journal des Débats, qu'elle doive devenir administrative. La nou- 
velle ceuvre est-elle suffisamment prémunie contre ce danger? Saura-t-elle 
se préserver de cette cause de dissolution et de mort? Nous le souhaitons 
vivement; mais notre doute sur ce point capital suffit seul A expliquer la 
réserve de notre adhésion. 

Nous n’aurions rien dit, méme aprés la courageuse initiative de M. Lemer- 
cier, de cette excursion du journal officiel dans le domaine de jla charité, si 
la encore nous n’avions rencontré le zéle intempérant de MM. les préfets. 
Dans un grand nombre de proclamations que les journaux de province 
nous apportent, la*Société du Prince-Impérial est présentée aux populations 
comme devant substituer le prét qui honore & Vauméne qui humilte* Nous 
ne pouvons accepter cette fagon aggressive et maladroite de poser une ques- 
tion de charité. Ne saurait-on recommander les nouvelles facons de faire le 


{ Voyez entre autres la proclamation de M. le préfet de l'Ain du 15 mai dernier. 


LES EVENEMENTS DU MOIS. 405 


bien sans jeter le blame sur celles qui ont é&é employées jusqu’ici? L’au~ 
méne qui tombe d'un cceur chrétien n’humilie jamais celui qui la regoit. 
Aimer le pauvre, venir 4 lui pour le consoler, pénétrer sous son toit et dans 
son Ame, rendre la paix et la joie 4 sa misére, est-ce donc la le diminuer & 
ses propres yeux? N’est-ce pas au'contraire le relever, puisqu’'il trouve ous'ap- 
puyer, lerappeler a lestime de lui-méme en lui montrant 4 quel prix on I’es- 
time? C'est del’orgueil duriche que vient la honte du pauvre. Ou trouverez- 
vous la moindre trace d'orgueil dans ces humbles pratiques de la charité fra- 
ternelle? Vous avez lu sans doute le dernier livre d'un grand écrivain qui 
nest malheureusement pas un associé de Saint-Vincent de Paul. Vous sem- 
ble-t-il que l’évéque de Digne humiliait le misérable auquel il donnait asile? 
Qu’on renonce donc 4 cette rengaine socialiste de l’'auméne quit humilie. 
Nous ne pouvons laisser dire que nous avons dégradé ceux qui ont regu nos 
secours. Oui, l'auméne humilie si vous la jetez au pauvre comme un os 4 
ronger! Non, si vous allez a lui, le coeur ouvert et la main tendue, comme 
fesait le confrére de Saint-Vincent de Paul. Savez-vous ce qui porte une at- 
teinte irrémédiable & la dignité de la misére? C’est le prét qu'elle vous 
demande, avec le plus sincére désir de vous le rendre un jour, et qu'elle 
ne vous rend pas parce qu'elle est toujours la misére! La Société du Prince- 
lmpérial verra cela de prés quand elle va commencer 4 fonctionner. 

Puisqu’il est de bon gout de parler des Francs-Macons 4 propos de laSociété 
de Saint-Vincent de Paul, mentionnons comme un incident qui vient de ré- 
jouir et d'’édifier le public la lutte épique qui a mis aux prises M. Magnan, 
maréchal de France, commandant en chef de I’armée de Paris, grand- 
maitre nommé par |’'Empereur de la franc-maconnerie francaise, et M. Vien- 
het, simple académicien, grand-maitre du rit écossais. La victoire, il faut 
le dire, n’a pas couronné le fils de Bellone; le vieux guerrier a été battu 
par le vieux poéte. « Vous ine sommez pour la troisiéme fois de reconnaitre 
votre autorité, a écrit le grand-maitre écossais au grand-maitre francais, 
je vous déclare que je ne me rendrai pas 4 votre appel et que je regarde 
votre arrété comme non avenu. » M. Viennet signe son 4ge en signant de 
pareilles témérités. Parler ainsi 4 un maréchal de France, 4 un grand 
fonctionnaire méme maconnique choisi par l'Empereur, cela peut étre de 
l'époque ob Y’auteur d’Arbogaste avait trente ans, ce n'est plus de la nétre. 
De l'Orient de M. Magnan ou de |’Orient de M. Viennet, quel est le véritable ? 
Nous ne sommes pas assez expert en géographic maconnique pour oser le 
décider : mais nous aurions parié pour l’Orient du maréchal de France comme 
placé plus prés du soleil. Ii parait cependant que le‘rit écossais a recu de 
'Empereur l’autorisation que lui refusait le grand-maitre institué par lui, 
et que, depuis cette victoire, M. Viennet ne cesse de faire des prisonniers 
dans l'armée débandée du maréchal. La franc-maconnerie aura donc chez 
nous deux grands-maitres, deux organisations et deux autorisations. 

Une autre question qui aurait pu peut-étre se présenter dans la discus- 


406 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


sion générale du ministére de l'intérieur, c'est cella de nos braves volon- 
taires pontificaux, qu’unecirculaire ministérielle récente a rayés du nombre 
des Francais. Depuis le courrier qui nous apporta la nouvelle du guet- 
apens de Castelfidardo, aucun fait n'a blessé plus au vif le cooor des cathoh- 
-ques. En attendant que la question de droit confiée par les intéressés aux 
notabilités du barrean de Paris se preduise devant les tribunaex, M. Etienne 
Récamier en a domé, dans le Journal des villes ct campagnes, un excellent 
apercu. On parle heaucoup 2 ce sujet d'une brochure vive, personnelle, 
wilitaire, telle qu'on doit l’attendre d'un homme de coeur & qui l'on vient 
dire sans jugement : Vous n'étes plus Francais! Espérons qu'il nous sera 
aecordé de lire ce nouvel écrit de M. Joseph de Raimneville, aide de camrp 
de Yhéroique Pimodan, a la journée du 8 septembre 1360; espérens sur- 
‘tout qae Dieu nous donnera beaucoup de Frangais comme ceux qui ont 
entouré et qui entourent encore le Saint-Pére. Nous avons besoin deux 
pour regarder le présent avec orgueil, et l'avenir avec eonfiance! 


rd 


Vv 


Au moment ot nous tragons ces lignes, M. Billault explique, assure- 
t-on, devant la Chambre la politique du gouvernement dans l’aflaire du 
Mexique. Son discours passera sous les yeux de. nes lecteurs avant cette 
chronique. On comprend donc quelle réserve nous est imposée. Cette ré- 
serve nous est d'ailleurs trop facile pour étre méritoire. Nous partageons 
Vignorance de tout le monde sur le but et la portée d’une expédition qui, 
bien qu’annoncée comme insignifiante par le discours du tréne, prend 
le dessus depuis quelque temps dans les préoccupations publiques. Depuis 
le 9 janvier dernier, la France a débarqué sept 4 huit mille soldats a la 
Vera-Cruz, son drapeau a été au feu, son sang a coulé, ses alliés ont aban- 
donnée, et nul de nous ne peut dire pourquoi nous sommes li-bas ni ce que 
nous avons a faire avant d’en revenir. 

Les raisons qui courent dans les feuilles officielles ne sont pas de celles 
qui se discutent sérieusement. Nous ne sommes, nous ne devons étre ni des 
paladins de monarchie ni des propagateurs de république. Si le Mexique est 
content de son gouvernement, qu'il le garde; s'il n’en est pas content, 
qu'il s’en défasse. Mais n’allons pas nous méler de vouloir faire sen ben- 
heur, comme M. Picard l’a reproché aux fonctionnaires de la centralisation. 
Nous supplions surtout qu’on laisse une bonne fois de edté cette idée de 
solidarité de la race latine qui nous fait les cousins et les tuteurs de teut 
ce qu il y a sur la terre de peuples énervés et corrompus. Nows ne saurions 
dire en vérilé de quelle race sont les populations des républiques du Sud; si 
c'est de la nétre, ce n'est pas flatteur pour nos auteurs commens. Deas 
tous les cas, rappelons-nous qu’il y a longtemps que nous avons échamgé le 


» 


LES EVENEWENTS DU MOIS. 407 


nom de Latins contre celui de Francais, auquel nul autre ne peut se compa- 
rer. N’allons pas faire de !’histoire ancienne au Mexique! 

On peut voir, par le curieux article de M. Lenormant publié dans cette 
livraison, quels sont les antécédents et quelle est l’hisloire présente de 
cette république que nous voudrions, assure-t-on, convertir en monarchie. 
Une population fainéante par mépris du travail, un pauvre clergé fort riche, 
une justice 4 prix d'argent, une armée qui trouve trop souvent sa solde 
dans le pillage et ses régles d’avancement dans les aventures des pronun- 
clamentes, les fonetionnaires explotant les administrés, les grandschemins 
aux voleurs et le gouvernement comme tes grands chemins, tel parait étre 
depuis longues années l'état social de cette belle partie du nouveau monde!. 
Est-ce 4 nous, placés si loin et chargés déja de tant de beso gnes, A entre- 
prendre le desséchement de ce marais pestilentiel? Nous sommes 4 peu 
prés certains d’y gagner la fiévre jaune; mais le Mexique ne voudra rien 
prendre de nous. Un peuple ne se laisse renouveler par un autre que s'il 
est conquis ou soumis 4 des conditions de voisinage et d’infériorité qui 
équivalent 4 la conquéte. Allons-nous conquérir puis occuper un pays qui 
est grand & lui seul comme la France, !’Autriche, |'Espagne, le Portugal et 
lAngleterre réunis*? Mieux vaudrait, croyons-nous, tirer tout de suite une 
éclatante revanche de I’affaire de Puebla, obtenir justice et réparation pour 
nos compatriotes lésés et nous hater de mettre fin 4 une expédition qui a 
commencé par un échec diplomatique malheureusement doublé d'un échec 
militaire. 


Vi 


En lisant les derniéres pages de cette livraison, qui viennent de nous arri- 
ver de Rome avec leur auteur, les lecteurs du Correspondant compren- 
dront que la chronique de ce mois n’ait pas un mot & ajouter sur Rome 
et I'ltakie. 


‘ Voir Etudes sur le Mexique, par M. Lavallée, ancien consul de France & la Vera-Cruz. 
* Marmier, les Voyageurs nouveaux, tome 11. 


Léorerp pgs GalLLarp. 


ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


ET LES EVEQUES DU DIX-NEUVIEME SIRCLE 


Quelle est, au poimt de vue politique, la situation actuelle de la 
souveraineté pontificale ? 

Elle semble désespérée. Le Pape vit d’auménes sur un territoire 
menacé. Une guerre qui avait pour but l’indépendance de I'Italie et 
qui a eu pour résultat sa conquéte, lui a fait perdre les Romagnes, 
province d’ailleurs mal unie au reste des Etats depuis que son ancienne 
organisation avait disparu. Une paix, aussi soudaine que la guerre, 
en laissant les Autrichiens derriére leurs forteresses, a rangé les Ita- 
liens derriére I’épée du Piémont, qui a successivement ramassé loutes 
les couronnes qu'il a fait tomber, et s’est fait adjuger par des votes 
ce que ses armes ont occupé. Naples envahi et abandonné, Gaéte 
rendu, la Savoie et Nice cédés, le royaume d’Italie reconnu, le Pape 
est resté seul debout, gardé par la France, mais 4 Rome seulement. 
Les Marches et l’'Ombrie, envahies par une armée qui se disait pro- 
tectrice, ne pouvaient pas étre sauvées par une poignée de vaillants 
défenseurs, qui ont réussi du moins et serviraient encore 4 tacher de 
sang les mains des ennemis du Saint-Siége. Réduit 4 Rome et au patri- 
moine de Saint-Pierre, le Pape entend chaque jour le flot monter et 
grossir; sa chute est le mot d’ordre de I'Italie nouvelle. On veut 
Rome, méme avant Venise. Cependant Venise mérite d’étre indé- 


ET LES EVEQUES DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 409 


pendante, et Rome est italienne. Mais 4 Venise on se briserait contre 
une muraille, 4 Rome on n’a que des volontés 4 vaincre. Le siége 
semble plus facile. La France est la, la France que le cours glorieux 
de ses destinées a si souvent appelée et consacre depuis douze ans a 
la défense du Saint-Siége. Mais on a déji obtenu qu’elle reconnut le 
royaume d'ltalie, on a obtenu qu'elle se fit médiatrice, qu’elle de- 
mandat des sacrifices au Pape, qu'elle rappelat une partie de ]'armée 
d'occupation avec son chef. On espére plus encore. 

- fai été le temoin du jour ot le contraste entre les succés du Pié- 
mont ét les épreuves du Pape a pour ainsi dire atteint son point cul- 
minant. 

Dans un petit port dela mer Méditerranée, a Porto d’Anzio, j'ai vu 
Je saint pontife Pie IX se promener, souriant et tranquille, sur Je 
tivage, au milieu des enfants et des bateliers, comme au bord d’un 
autre lac de Génésareth. La, sur les ruines du palais de Néron, de 
Néron qui régnerait encore 4 Rome dans ses successeurs sans les suc- 
cesseurs de Saint-Pierre, non loin du lieu ot les papes ont tiré 
l'Apollon des décombres amoncelés par les barbares, Pie IX était seul, 
entouré de quelques preélats dont la fidélité grandit avec son infortune, 
gardé par cing cents enfants de la France, en face de la mer, plus 
calme pour lui que la terre, aprés avoir vainement appelé I’Europe 
a son aide, et les yeux fixés sur le petit navire dont les planches 
peuvent d'un moment 4 !’autre devenir son unique domaine. 

Quelques jours aprés, j’ai vu leroi d'Ilalie, éclairé par le beau ciel de 
Naples, débarquer sous les yeux d’un million d’hommes, recu par les 
ambassadeurs de l’Europe, suivi par la Bretagne, le Saint-Louis, qui 
étaient 4 Gaéte, et par six autres vaisseaux de guerre frangais, por- 
tant trois amiraux, huit mille hommes, et mélant aux salves de deux 
vaisseaux anglais les salves de leur artillerie. Quand la France voudra 
l'unité de I'ltalie, que fera-t-elle de plus? 

Jai vu ces choses, j'ai vu ces hommes, j'ai vu Pie IX délaissé, j’ai 
vu Victor-Emmanuel acclamé, et, me demandant ow sont les fautes 
de la victime, ou sont les mérites du triomphateur, j'ai mieux com- 
pris le mystére des événements, ]’ingratitude des hommes, les jeux 
de la force, et la majesté du malheur. 

ll est vrai, deux semaines aprés, tout était changé. Victor-Emma- 
nuel regagnait Turin & Ja hate, les fusils de la révolution partaient 
trop tét 4 Brescia, Garibaldi tombait en disgr4ce, et Mazzini rentrait 
en scéne. On s'agitait 4 Turin, de Paris on rappelait le général de 
Goyon et une division; 4 Rome, on était calme. J’ai mieux compris 
alors la secréte vigueur de la force morale ; je me suis expliqué com- 
ment le vainqueur était si agité et le vaincu si calme. 


On s’étonne que la France ne quitte pas Rome. Cela est bientdt dit. 
Jum 1862. 27 


410 ‘ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


En pareille situation, il n'y a que ‘le dernier pas qui coute. II n’est 
pas si facile, en effet, d’ahandonner le Pape, car il ne suffit pas de 
Pabandonner, il faut encore le livrer. Un ambassadeur peut multi- 
plier les proposilions inacceptables, afin de crier bien haut qu’elles 
sont inacceptées. Un parlement peut rédiger des adresses ampoulées, 
et répéter en choeur, commeun refrain d’Opéra: Rome est a nous, Rome 
doit étre & nous. On peut livrer le Pape aux journaux, mais, avant de 
le livrer au Piémont, on hésite, et ce scrupule est un honneur pour 
ceux qui l’éprouvent. Plus ona répété que le sort du domaine tem- 
porel dépendait de la France, plus on a chargé la France de Ja res- 
ponsabilité de ce sort. Elle sent que cette responsabilité de la maim 
qui détruira l’ceuvre de Charlemagne durera autant que la gloire 
qu’une telle ceuvre a conquise ace grand homme. S’il ne s’agissait 
que de la dynastie des Stuarts ou des Bourbons, mais la dynastie de 
Saint-Pierre! On voit Dieu par dela, on ne se soucie pas de rencon- 
trer Dieu! Croyez-moi, le roi d'Italie n’est pas si pressé daller a 
Rome qu'il le dit. 

Comment, au contraire, Pie IX serait-ilinquiet? Au seuil du ciel, ayant 
gouté de la vie les gloires et les amertumes, avec la satisfaction de n’a- 
voir rien fait contre l’indépendance de I'Italie et d’avoir beaucoup tenté 
pour sa liberté, armé de son serment, portant une bonne conscience 
dans une bonne cause, Pie IX ne peut tomber que pour se relever 
plus populaire. S’il est maintenu, i] réalisera pour I'Italie le bien qui 
est dans son cceur, et la réconciliation sera facile. Sil est renversé, il 
sera suivi dans |’ exil par les respects et par les voeux de toutes les Ames 
justes. Combien, si Dieu le permettait, durerait cet exil? Je ne sais, 
mais aussi longtemps durera |’embarras du vainqueur. L’histoire ap- 
prend a mesurer la pesanteur de l’injustice. L’Irlande est vaincue, 
mais elle pése 41’Angleterre; la Pologne est vaincue, combien la 
Russie voudrait en étre débarrassée! la Syrie est vaincue, la Turquie 
ne se reléyera pas de sa victoire sanglante! 

_ Ne nous laissons donc point aller 4 )’inquiétude ou a ‘illusion. Il 

est donné & la tempéte d’étre violente, mais il ne lui est pas donné 
d'étre durable. Ne craignons pas, quoique I'Italie soit bien prés de se 
faire, quoique le tréne du Pape soit bien prés de tomber, quoique le 
succés passager du Piémont paraisse bien probable, quoique la si- 
tuation, au point de vue politique, semble, nous le répétons, pres- 
que désespérée. 

Mais venez, et admirez comment il plait 4 Dieu de dédommager 
son Eglise! A-t-elle jamais paru plus petite comme puissance humaine, 
plus grande comme institution divine? Pie IX peut répéter ce mot de 
l'apdtre : Cum infirmor, tunc potens sum. 


ET LES EVEQUES DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 4i4 


II 


Dans le mémorable discours qu'il a prononcé 4 Rome pour les 
Eglises d’Orient, Villustre évéque d'Orléans s'est écrié : 

« De bonne foi, je le demande, méme & ceux qui n’ont pas le bon- 
heur de parlager nos croyances et nos espérances : y a-t-il ici-bas 
une ville, un peuple, un roi, une puissance souveraine, quelle 
qu’elle soit, qui, sur un simple désir de coeur, exprimé dans les 
termes les plus ménagés, les plus réservés, les plus délicats, ait vu 
tout 4 coup le monde entier s’ébranler, et, de toutes les extrémités 
de son empire, les représentants de tous les peuples venir mettre a 
ses pieds leur dévouement et leur amour? Non, je ne fais injure a 
aucune des puissances de la terre en disant qu’il n’y en a pas une qui 
puisse ainsi remuer la terre entiére. Je le répéte : il y ala un signe 
éclatant de la présence de Dieu dans son Kglise.... 

.... « Vous tous, évéques vénérables...., vous étes venus au Pape, 
comme on vient 4 son pére quand i! souffre parce qu’il vous aime et 
parce que vous l'aimez, et il vous dit en effet comme un pére 4 ses 
fils : Vous étes mon orgueil et ma consolation. 

« Jamais peut-tre il n’a rien été fait de semblable dans l'Eglise 
pour satisfaire 4 un simple besoin de coeur, d’affection, d’ union. 

« Mais Je cceur est l’artisan des grandes choses. Vous étes venus par 
un sentiment de piété filiale, et voila que votre réunion est, sans que 
vous l’ayez cherché, un grand événement. » 

C'est, je crois, au moment méme ow les Chambres discutaient a 
Paris les dépéches de M. de la Valette, que le Saint-Pére eut la pensée 
d’inviter tous les évéques a une de ces grandes cérémonies que |'E- 
glise aime 4 renouveler pour placer sur les autels ceux qui sont 
morts 4 son service. N’était-il point naturel que le souverain Pontife 
des chrétiens, dans un moment si douloureux, et aprés de si longues 
épreuves, sentit le besoin de passer les bras autour du cou de ses 
meilleurs amis, d’appuyer sa téte sur leur poitrine, et de méler ses 
priéres aux priéres du monde entier ? 

Dans la chambre ou saint Philippe de Néri est mort en célébrant 
la messe, on conserve plusieurs lettres de cet homme extraordinaire, 
et, dans l'une, se lisent ces touchantes paroles : « Priez beaucoup 


M2 ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


pour moi! Comme le navire a besoin de la profondeur des eaux pour 
suivre facilement sa route, il me semble qu'accompagné de plus 
abondantes priéres j arriverai plus aisément au dernier port quand il 
plaira 4 Dieu de m’appeler. » 

Pie IX a pu répéter ces paroles en allant vénérer les restes de saint 
Philippe de Néri, peu de jours avant la Pentecdte, et, en traversant la 
foule, ce jour-la si nombreuse et si sympathique, il a eu la consola- 
tion de voir que les priéres ne lui manquaient pas. Déja plusieurs 
évéques étaient arrivés, suivis de leurs prétres et attirés par ses désirs, 
par ses malheurs, par leur attachement 4 son caractére sacré, mais 
aussi par l’attrait irrésistible qu’exerce ce Pontife, aimant et géné- 
reux, sans peur, sans reproche, si visiblement choisi de Dieu pour 
traverser des temps difficiles. I] attendait quelques évéques des pays 
les plus rapprochés; il a partagé la surprise de tous ceux qui, présents 
4 Rome, ont vu arriver dix, puis vingt, puis cent, deux cents, trois 
cents évéques. La méme voix qui avait parlé au coeur de Pie IX avait 
parlé @ tous les coeurs. Les habiles de la politique ont vu un calcul 
concerté dans un mouvement spontané. Toutes leurs affirmations ont 
été démenties. Naguére ils appelaient le pouvoir temporel un dogme, 
et le Pape et les évéques n’unt pas prononcé une pareille parole. Ils 
nomment la réunion des évéques un concile, et les évéques ont évité 
tout ce qui pouvait y ressembler. Ils croient 4 de profondes combi- 
naisons, Dieu et Ja charité mutuelle ont tout fait. Dieu est la, car il 
nous permet de juger ses desseins par la grandeur des résultats. Or 
l’effet a été bien supérieur a la cause, et l’obstacle a servi de moyen. 
Les évéques du Canada, en lisant dans le Moniteur que les évéques fran- 
cais pourraient étre empéchés de venir, se sont décidés a partir. Cha- 
cun s’est dit: Allons, de peur qu'il n’y ait personne. Chacun s'est 
dit : Si mon pére était puissant, j/hésiterais; mais il est malheureux, 
je pars. Ainsi s’est fait, par une inspiration de Dieu parlant au ceeur, 
une sorte de concile inattendu de l’unité et de la charité catholiques; 
ainsi s'est produite en face du monde une preuve incomparable de 
la vitalité de l’Eglise universelle, ainsi s est célébré le plus magnifique 
anniversaire de la Pentecdte que Rome et l'univers aient jamais 
contemple. 

Rome est un lieu prédestiné aux grandes réunions des hommes; on 
n’a qu’é nommer ce qu'on y rencontre pour faire, sans le chercher, 
des phrases académiques. On coudoie Romulus et Charlemagne, on 
rencontre Horace ou Cicéron, Praxitéle avoisine Michel-Ange; c'est le 
raccourci de ‘histoire, le resumé des beaux-arts; la chronologie de 
chaque pierre est incroyable. Descendez 4 la prison Mamertine. Ce 
trou est un monument cyclopéen, 11 est la prison de Jugurtha, il est 
la gedle de Saint-Pierre, il est le plus ancien souvenir de Rome chré- 





ET LES EVEQUES DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 413 


tienne ajouté au plus ancien souvenir de Rome paienne. On trouve a 
Rome toutes les dates, et voila qu’on y parle toutes les langues. Ces 
hommes qui passent avec des croix sur la poitrine, ils ont perdu 
leur nom; comme le nom de Iarchitecte est caché sous la premiére 
pierre de |'édifice qu’il construit, leur nom est caché dans celui du 
peuple qu'ils évangélisent. Ils se nomment Westminster ou New- 
York, Paris ou Vienne, Bombay, Babylone, Saint-Louis du Sénégal, 
Gibraltar, Québec. Quelle étonnante géographie! Ils parlent fran- 
gais, allemand, anglais, hongrois, arabe, yoloff, birman, chinois; 
toutes les races vivent en eux. L’un se proméne sur un trottoir du 
Corso; tournez 4 droite, saint Paul habitait 14. L’autre traverse le 
Tibre, il passe sous la fenétre qu’habitait le Tasse a Santo Onofrio, 
il monte au petit temple de Bramante; entrez, la fut crucifié saint 
Pierre. Les évéques anglais visitent le mont Czlius; lA demeu- 
rait saint Grégoire avec sa mére sainte Sylvie; c’est de 1a qu’est 
parti le moine Augustin pour convertir }’Angleterre. Syuivez M. Am- 
pére a la voie Appienne; les Scipion y ont leur tombe, et c'est par 1a 
qu est venu saint Paul. Entrez avec M. de Rossi dans les catacombes, 
ou accompagnez-le au musée de Latran; i] vous fera lire une legon 
de catéchisme du premier siécle conservée sous la tetre. Venez avec 
M. Visconti & Ostie qu’il ressuscite; c’est 14 que saint Augustin parlail 
du ciel avec Monique. Essayez donc, aprés cela, de démontrer que 
Jésus est un mythe! Refusez-vous de croire au témoignage des fidéles? 
Aljez, allez encore au quartier des Juifs. 

Ti est dans l’église San Carlo in Catinari, pleine des souvenirs de 
saimt Charles Borromée, et voisine de la savante maison des Barna- 
bites, un admirable tableau d’Andrea Sacchi. C’est la Mort de saint 
Joachim et de sainte Anne, pére et mére de la Vierge. Ces deux vieil- 
lards juifs meurent au méme moment, et leurs enfants, Joseph, Ma- 
rie, apportent prés d’eux le petit enfant Jésus qui bénit leur dernier 
soupir, et semble bénir avec eux toute leur race. On passe, en quit- 
tant cette église pour visiter le Ghetto, devant un autre sanctuaire 
dont le nom plein de pitié est bien placé 14, Senta Maria de planctu, 
Sainte-Marie des soupirs, puis, par la Via Rua, on pénétre dans ce 
quartier séparé, comme il l’est aussi a Turin, et j’ai vu, le samedi de 
la Pentecdte, la veille méme du jour de la grande fete, cette poignée 
de familles opiniatres, qui, en toute liberté, fermait ses boutiques et 
célébrait son sabbat; j’ai vu ces témoins, avant d’assister 4 la canoni- 
sation d’autres témoins, les martyrs, crucifiés au Japon pour Jésus- 
Christ en 1597, c’est--dire la quinze cent quatre-vingt-dix-septiéme 
année aprés la crucifixion de Celui que les Juifs, dont je voyais 
les fils, ont mis & mort, et que les apétres, dont je voyais les suc- 
cesseurs, ont adoré. Parlez donc de mythe et de légende! 


414 ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


Qu’est-ce que ces martyrs du Japon, placés avec tant de pompe 
sur les autels chrétiens? Leur histoire est admirable '. 

Le Japon ne fut pas plutét découvert que!’ Evangile y fut porté. Le 
Portugal y touche en 1542, et, en 1549, saint Francois Xavier y pénétre. 
On assure qu'il y laissa deux cent mille chrétiens dans les nombreux 
royaumes qui se partageaient les iles. Un ancien bicheron, un Sésostris 
japonais, Taicosama, fit de tous ces petits royaumes un seul empire 
vers la fin du seiziéme siécle. I protégea d’abord les chrétiens, il envoya 
méme demander 4 Manille, pour partager les travaux des jésuites, 
des missionnaires franciscains établis aux Philippines depuis 1577. 
Ils vinrent sous la direction de Pierre-Baptiste Blasquez. C’était un 
saint prétre, d'une noble famille de Castille, qui avait préféré le ser- 
vice de Jésus-Christ 4 tous les honneurs; il avait déja évangélisé le 
Mexique; il allait devenir évéque, mais il accepta de partir pour le 
Japon, et, comme on lui faisait craindre d’étre longtemps sans con- 
fesseur, « I] faut bénir Dieu, dit-il, quand il vous place dans I’obli- 
gation dé ne pas pécher. » | 

Les commencements de la mission furent favorisés par l’empereur. 
Les missionnaires eurent le temps de fonder des hépitaux et des 
écoles, grace 4 la générosité de chrétiens japonais, Léon Garasuma 
et Paul Susuqui; d’ordonner des prétres indigénes dont le plus célé- 
bre fut Paul Michi, orateur, écrivain, polémiste; de fonder des caté- 
chismes, d’écrire des traités religieux en langue japonaise, enfin de 
convertir de nombreux néophytes dans toutes les classes. Mais Taieo- 
sama, sur de basses dénonciations, s imagina que les chrétiens vou- 
laient conquérir son royaume. I] donna ordre d’emprisonner les mis- 
sionnaireset les catéchistes au nombre de vingt-six. La vérité, comme 
dans les temps primitifs, avait touché les hommes les plus divers. 
C’étaient des enfants et des vieillards, le page d'un gouverneur, un 
médecin célébre, un armurier et son fils, des Coréens mélés 4 des 
Japonais et 4 des Espagnols. Une légende trés-ancienne raconte qu’un 
chrétien demanda a étre joint 4 des prisonniers que I’on conduisait 
au martyre; on céda 4 ses instances, et, comme on ne connaissait pas 
son nom, !’Eglise I'honore sous le nom de saint Adaucte, adauctus, 
ajouté. n en fut de méme 4 Nangasaki. Un vieux cordonnier, nommé 
Francois Falehante, suivit les martyrs en leur prodiguant ses soins, 
et obtint de mourir avec eux. On lesavait liés deux a deux, puis on leur 
coupa l’oreille gauche, et on les promena en charrette pendant quatre 
semaines au milieu des villages. Sur une hauteur prés de Nangasaki, 
vingt-six croix étaient préparées. Le 5 février 1597, les vingt-six chré- 
tiens se laissérent crucifier et moururent sans un signe de faiblesse. 


1 Biographie des Martyrs japonais, par Léon Pagés. 


ET LES EVEQUES DU DIX-NEUVIEME SIRCLE. 415 


Saint Pierre-Baptiste entonna sur la eroix le psaume Benedictus Do- 
minus et mourut le dernier. On laissa les corps tomber en lam- 
beaux sur les croix, mais les reliques furent recueillies en secret. Au 
Japon, le crime est oublié, cette chair humaine et sa poussiére ont 
disparu. A Rome, ces prétres, ces ouvriers, ces enfants, sont vivants 
dans la mémoire de lEglise, et, trois siécles aprés leur mort, A six 
mille lieues de la colline ou ils ont souffert, elle les nomme, elle les 
Biorifie, elle les déclare bienheureux, saints, hédtes puissants du 
ciel. . 

Par une inspiration qu'il me sera permis de regarder comme uh a- 
propos providentiel, Pie IX a voulu associer & ces martyrs un vingt-sep- 
tiéme saint, Michel de Sanctis, né et mort en Espagne 4 la méme épo- 
que, et qui étail religieux trinitaire pour la rédemption des esclaves. 
Jose croire que les évéques de l’Amérique n’auront pas vénéré sans 
emotion, en pensant aux esclayes de leurs diocéses, ce saint qui a 
merité le ciel dans un ordre consacré & dénouer les liens de la servi- 
tude. | . of 

. Les Japonais, les esclaves, quelques obscurs chrétiens morts pour 
le triomphe de la foi et la liberté de la conscience, qui donc pense 
a ces gens-la? Si I’Eglise faisait de la politique, elle aurait été cher- 
cher pour les canoniser:-la mére d’un empereur, la fille d'un roi, un 
ministre, un orateur, un écrivain, un général fameux. Voila des pro- 
tecteurs de bon exemple et de grand crédit! Non, & travers les épreu- 
ves de sa carriére terrestre, elle continue sa vie spirituelle, et elle 
ajoute au calendrier des noms dont la renommée ne retentit qu’au 
ciel. 

Quelle confiance! quelle foi! quelle audace! Quelques hommes, 
passant sur la terre, infirmes et pécheurs, vont remuer la cendre 
d'autres hommes obscurs, morts loin d’eux, il y a trois siécles, puis 
ils touchent en quelque sorte le, ciel, ils frappent, ils s’écrient : 
Elevamini, porte zternales! et, d'une commune voix, ils proclament, 
par la bouche sacrée de leur chef, qu'il y a un Dieu vivant et juste, 
qu'il y a des Ames, qu’elles sont immortelles; que les corps ressusci- 
tent, que les mérites sont récompensés, et que ceux qui ont souffert 
pour la justice vivent avec Dieu, vivent avec nous, lui parlent et nous 
parient, qu’ils sont immortels, bienheureux et puissants. 

Dans une setile cérémonie, toutes les croyances essentielles de 
Yhumanité sont affirmées et contenues! , 

Comment raconter une telle solennité, les mouvements de la foule, 
les ornements de I'Eglise, la variété des costumes, la beauté des 
chants, les touchants emblémes de | offertoire, la lumiére, le vin, le 
pain, les colombes, symboles de la vérité, de la vertu, de la foi, de 
l'ame affranchie et élevée au ciel, mais surtout la sublime ordonnance 











46 ' ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


de la liturgie et l'incomparable langage de la priére publique? Je 
voudrais au moins fixer, comme il lest 4 jamais dans ma mémoire, le 
moment ov le décret est prononceé. 

Trois cents évéques, marchant lentement deux 4 deux, revétus de 
leurs ornements pontificaux, confondant la variété de leurs langages 
dans l’unité d’une méme priére, ont monté les degrés du plus beau 
temple du monde, servant de cortége au prince des évéques, au re- 
présentant le plus élevé de Dieu sur la terre, au vicaire de Jésus- 
Christ. Porté au-dessus d'une foule immense, émue, paisible, qui 
faisait retentir sous les vodtes la magnifique parole : Tu es Petrus, 
inscrite en lettres gigantesques au pied de la coupole, et répétée, au 
son des instruments, par vingt mille voix, Pie IX, en descendant a 
terre, pose le pied sur le tombeau méme des apdétres, et la cérémonie 
commence. Elle est simple, expressive et sublime. On dirait que 
l’Eglise monte de degré en degré et frappe a la porte du ciel, en 
redoublant ses instances. A la premiére postulation, les litanies des 
saints invitent en quelque sorte tous les bienheureux a la féte; a la 
seconde, le Veni Sancte Spiritus, chanté avec recueillement, implore 
l'assistance de Celui qui fait les saints; 4 Ja troisiéme enfin, le décret 
est prononcé, le Te Denm éclate, et 11 semble que les nouveaux 
bienheureux se lévent de la poussiére et montent a l’éternité en 
présence des vivants; la terre, la tombe, le ciel, se sentent unis dans 
l'immortalité des ames; audacieuse et sublime croyance, seule con- 
solation devant la mort de ceux qui aiment, qui pensent et qui souf- 
frent ici-bas! 


Il 


C'est le lendemain de cette admirable solennité que les évéques, 
réunis autour du Pape, ont entendu de sa bouche une allocution, et 
lui ont remis une adresse, signée de tous, 4 laquelle il a répondu. 

Je n’aurai pas Ja présomption d’analyser des documents que le 
monde entier connait, et que tous les catholiques ont recgus avec res- 
pect. Mais i] n’est peut-étre pas inutile de discuter les murmures, les 
injures, les mensonges, qui, comme les cris de cent sourds au milieu 
d'un concert, ont éclaté dans la presse incrédule des deux mondes. 
Parmi les journalistes, les uns parlent avec rage, d’autres avec dé- 
dain; ils veulent bien qu’on fasse Ja guerre pour une idée, ils ne com- 
prennent pas que le Pape fasse la guerre aussi pour des idées et contre 








ET LES EVEQUES DU DIX-SEPTIEME SIRCLE. 417 


des idées. Ils se persuadent, au fond de leur petit bureau, que les 
évéques du monde entier'se sont réunis 4 Rome, précisément pour 
contrarier leurs opinions et en pensant & eux. 

Le langage de |’Eglise, j’en conviens, nest pas celui du monde; il 
nest pas a la mode du jour. Je ne ‘parle pas seulement de certaines 
formes traditionnelles plus ou moins agréables aux oreilles contem- 
poraines, et qui ne sont que des formes, comme il y en a dans le style 
des tribunaux ou de la diplomatie. Mais, en outre, ce langage n’est 
jamais celui qu’on attend. On accuse |’Eglise de faire de la politique, 
puis on s'étonne qu'elle n’en fasse pas. Puis, on attend d’elle des com- 
pliments et des solutions; elle ne nous doit que des vérités. On a l’ha- 
bitude, quand on la soufflette, de lui dire : N’étes-vous pas Ja religion 
du pardon? On se sert contre elle de ses vertus, et ce sont toujours les 
violents qui la rappellent 4 la douceur. . 

Le langage de I’Kglise n’est jamais qu'une prédication dans l’intérét 
des Ames. Lisez de bonne foi I’allocution du 8 juin. Dés les premiéres 
lignes, il est question des 4mes, animarum detrimentum. Les ames! 
cest la ce que |’Eglise veut sauver. Pour les sauver, elle remonte des 
effets aux causes, et, au moment ou le public frivole croit qu’elle va 
parler politique, elle parle morale, elle parle religion. Ecoutez 
les condamnations prononcées par le Saint-Pére. Est-il vrai, oui ou 
non, qu'il y ait des doctrines qui nient le surnaturel? d'autres qui 
séparent la philosophie et la morale des dogmes révélés? d'autres qui 
veulent bannir l’esprit chrétien de ces lois civiles de l'Europe qui 
sont l’ceuvre du christianisme? d’autres qui absorbent Dieu dans le 
monde? d'autres qui appellent la foi un mythe? d’autres qui révent le 
socialisme? d'autres qui placent le droit dans le nombre, Je bonheur 
dans la jouissance? d’autres-qui déclarent Je pouvoir civil compétent 
en matiére religieuse? Est-il vrai qu'il ya des docteurs qui ensei- 
gnent que la religion est pour l'homme affaire de gout, de choix et 
non de devoir? que toutes les religions, en un mot, sont également 
bonnes, c’est-a-dire également inutiles? Est-il vrai, comme le dit 
le Saint-Pére, que la raison souffre autant que la foi de toutes ces 
erreurs, que la société civile est aussi menacée que la société religieuse 
par leurs conséquences, que le pouvoir temporel du Pape a leurs par- 
tisans pour principaux agresseurs? Si cela est vrai, et comment le nier? 
les sévérités du Pape sont justes, opportunes, utiles 4 I’Kglise et au 
monde, a la foi et 4 la raison. 

Mais Je langage est triste, et la peinture est sombre! Croyez-vous 
donc que le Piémont fasse au souverain Pontife un lit de roses? Qu- 
bliez-vous qu’aux yeux de la foi la terre est une vallée de larmes? Ou- 
vez, 2 une époque quelconque, les documents pontificaux; 4 chaque 
siécle, vous entendrez parler du malheur du temps, en sorte que le 


A8 ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


malheur du temps finit par étre le malheur de tous les temps, le mal- 
heur de la condition de.|’homme sur le terre. 

Mais cela est sévére et désagréable! Oui, comme il est désagréable, 
quand on veut entrer, d’entendre une sentinelle crier : On ne passe 
pas! Et pourtant dans ces paroles résident son devoir et notre intérét. 

A entendre encore les journalistes, les pastenrs du Siécle, de 
l’Opinion ou de la Presse, pariant 4 leurs troupeaux dociles, l’adresse 
des évéques n’est qu’une paraphrase banale du discours da Saint-Pére. 
Banale? Ecoutez : : 

« Ane considérer que le droit humain qui‘sert de hase a la sécurité 
« des rois et & la liberté des peuples, quelle monarchie, quelle répu- 
« blique, dans les temps anciens ou dans les temps modernes, peut 
« § appuyer sur des droits aussi anciens? Une fois ces droits méprisés 
« al’égard du Saint-Siége, quel roi sur son tréne, quelle république 
« sur son territoire, peuvent se croire en sireté? p 

Qu’y a-t-il A répondre A cela? Ecoutez encore : 

« Comment, en ce moment méme, tant.d’évéques de toutes les par- 
« ties du monde auraient-ils pu venir ici en sécurité traiter avec Votre 
« Sainteté des choses les plus graves, si, membres des nations et su- 
« jets des gouvernements les plus divers, ils avatent du rencontrer & 
a Rome un souverain hostile 4 leurs souverains?... C’est parce: que 
« vous étes libre que nous venons librement 4 vous, pasteurs de nos 
a églises et citoyens de nos patries, et n’ayant en aucune fagon 4 sa- 
« crifier ]’un de nos devoirs 4 l'autre. » 

Qu’y a-t-il encore 4 répondre 4 cela? 

La Revue des Deux-Mondes répond en affirmant que la réunion des 
évéques aurait pu avoir lieu partout ailleurs. Est-ce bien sérieux? 
Croit-on qu’on aurait laissé aller les évéques frangais a Vienne, les 
évéques russes 4 Varsovie, ou les évéques orientaux 4 Constanti- 
nople? Mais ob donc sont, s’il vous platt, les évéques italiens? Ci- 
toyens, ils attendent dans 1l’exil que |’Etat soit libre; Evéques, ils 
attendent loin de leurs fréres que I'Eglise soit bre. Si vous croyexz 
que la liberté universelle de |’Eglise doit rendre inutile-le pouvoir 
temporel, je ne vous démentirai pas, mais commencez par établir 
cette liberté avant de détruire ce pouvoir, commencez par le com- 
mencement et non par la fin. 

La Revue reproche encore aux évéques de sacrifier les Romains 2 
la souveraineté du but, et c’est elle qui sacrifie les catholiques a cette 
souveraineté, car l’unité italienne n'est qu'un but, une théorie, tandis 
que le pouvoir temporel est un fait. J’en conviens de trés-bonne fol, 
de méme que le jardinier qui arrose ses salades dans les jardins 
qui occupent une partie du territoire de Rome ne se sent pas plus heu- 
reux parce qu’il puise de l'eau dans la patrie des Césars et non loin 





ET LES EVEQUES DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 410 


de la tribune ou parlait Cicéron, de méme le bourgeois de Frosinone 
ou de Viterbe, s'il est vexé, ou mal jugé, ne se sent pas trés-consolé 
par la pensée qu’il est une des piéces du bouctier temporel de l'Eglise 
catholique, et parce qu'il souffre afin que votre conscience ou la 
mienne soit en paix. Il importe donc que les sujets du Pape soient 
bien gouvernés. Mais quelles sont les conditions de ce bon gouverne- 
ment? Les évéques ont eu soin de ne pas en parler, de ne pas dire 
un mot de la forme, pas un mot de |’étendue du domaine temporel, 
parce que cela ne les regarde pas, et cela ne regarde pas davantage 
les Piémontais. Ce qui vient de se passer 4 Rome doit rendre les 
fidéles trés-attachés au principe du pouvoir temporel, mais trés-in- 
différents 4 la forme. C’est une affaire locale, c'est un dialogue a éta- 
blir par les voies réguliéres entre les gouvernés et les gouvernants. 
Croit-on, en vérité, le régime pontifical tyrannique? Croit-on le 
régime piémontais délicieux? Est-il bien séduisant de perdre un sou- 
verain comme Pie IX pour gagner un roi comme Victor-Emmanuel? 
On dit que la situation du Pape vient de ses refus; au contraire, ses 
refus viennent de sa situation. Contraint, il ne peut rien céder. Libre, 
il serait toujours ce qu'il fut en 1847. On criait alors qu'il représentait 
les idées du siécle; ce compliment est & présent réservé a Victor- 
Emmanuel. S’il est une idée qu’on peut appeler de ce siécle parce 
quelle est le résultat des derniéres expériences du monde, cest que 
les progrés ne s’obliennent pas par les invasions et les révolutions. 
Dire que le Piémont, parce qu'il a annexé Jes trois quarts de I’'Italie, a 
droit 4 l'autre quart, c’est se faire de usurpation un argument en 
faveur de l’usurpation. Garantissez le Pape contre |’invasion du Pié- 
mont, et il s entendra sans peine avec ses sujets. Ne le garantissez pas, 
et, quand méme son gouvernement deviendrait parfait, étant le plus 
faible, il sera renversé. 

Toutes les réunions, toutes les phrases, toutes les adresses, n’em- 
pécheront pas le cours des événements, dit le Journal des Débats. 
Nous le savons bien; il y a longtemps que cela est connu, le Pape est 
faible, trés-faible, le plus faible, le Piémont est fort, trés-fort, le plus 
fort. Il est donc trés-probable que nous verrons son triomphe. La 
runion des évéques n’arréte pas la marche des événements, mais 
elle caractérise leur portée. On a beau dire. De telles paroles sont 
des actes, une telle assemblée est un fait dont les conséquences sont 
immenses, el les voici: 

On disait que les catholiques, le clergé, les évéques, se convertis- 
saient peu 4 peu & la chute d’un pouvoir auquel le Pape et les cardi- 
naux tenaient seuls; voila la réponse. 

On disait que le Sacré Collége était divisé, on parlait, dans je ne 
sais quelle dépéche, d'une troude a pratiquer. Trois cents évéques ont 


420 ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


mis leur cachet sur la déclaration de leur Pontife. Le non possum est 
transformé en non possumus. 

On disait que la religion gagnerait & la chute de ce pouvoir su- 
ranné; les maitres de la religion sont d'un autre avis; il faut bien 
s’incliner, et convenir qu’ils s’y connaissent. 

On disait que cette question était une question de parti, agitée par 
quelques exaltés en France: elle est une réclamation de | épiscopat du 
monde tout entier. 

Que cela plaise ou non, ce sont la des faits considérables. Si l’on 
veut aller plus loin, on est au mois bien averti de ce que!’on va faire, 
de ce que l'on va blesser, de ce que l'on va détruire. 

Un autre fait réjouit les coeurs chrétiens et dépasse en importance 
tous ceux qui précédent. L’Eglise vient de donner la plus grande 
preuve de jeunesse, d’union, de vitalité, qu’elle ait donnée depuis 
deux siécles. Montrez-moi dans le monde une société spirituelle qui 
ait cette étendue, cette durée, cette unité, cet ascendant. Que sont 
les écoles de philosophie? Que sont les Eglises dissidentes? Que sont 
les Congrés et Jes Académies? Or pour toute 4me qui croit, et méme 
pour tout esprit qui réfléchit, cette force de I’Eglise est une bonne 
nouvelle et un précieux trésor. Car l’Eglise tient en sa garde les 
croyances essentielles des hommes, Dieu, ]’ame, le ciel, Jésus-Christ, 
le jugement; elle tient en sa garde les vertus qui fondent la famille, 
les germes de la civilisation du monde, les vérités révélées de Dieu, 
et ce que j’on peut appeler les vérités décrétées & la majorité du 
genre humain. Ce qu’elle garde est bien gardé. On la disait morte, 
voyez comme elle vit! Un siécle aprés Voltaire, un siécle aprés Ro- 
bespierre, Pie IX se voit l'objet de l’amour des fidéles et de l’atten- 
tion du monde, lorsque Pie VII, plus malheureux, ne recevait ni une 
obole ni un hommage. Malgré ses agitations et ses erreurs, ce siécle a 
grandi I'Eglise. Vienne l’orage, ses ténébres auront été précédées 
_ dun splendide rayon de soleil et une telle preuve de vie est un gage 
de la faveur d’en haut et une semence de résurrection. 


[V 


Le premier village qui s’offrit 4 mes yeux, lorsque, dans la matinée 
du dimanche 15 juin, j‘eus le bonheur de revoir la France, aprés 
deux mois passés en Italie, était un pauvre hameau de la Savoie. Je 
suivis la foule a l’église. 


ET LES EVEQUES DU DIX -NEUVIEME SIECLE. 401 


C’était une humble église au cintre surbaissé, 
L’église o8 nous entrames, 

Ou, depuis trois cents ans avaient déja passé 
Et prié bien des ames. 


Je retrouvai la, entouré de villageois, le méme Dieu que j’avais 
adoré, huit jours auparavant, sous la coupole de Saint-Pierre, au 
milieu des évéques de toutes les nations. Ces évéques étaient les pas- 
teurs d'autres villageois, d'autres gens de travail et de peine, d'autres 
hommes, répandus sur ‘la surface de Ja terre et que le méme Dieu 
visite, rassemble et fortifie. Il ne me fut pas difficile de me redire 
pour la centiéme fois que la religion de Jésus-Christ est le premier 
bien de homme, qu'elle est, dans la paix des hameaux ou dans le 
tourbillon des villes, sa compagne, sa meilleure amic, sa morale, 
sa poésie, sa force, et la consolatrice des jours rapides qui séparent 
le berceau de la tombe. fl ne me fut pas difficile encore de me redire 
que rien n’était aussi important que la conservation et la diffusion 
d'une doctrine si précieuse, et, réfléchissant aux obstacles quel ‘Eglise, 
sa gardienne, rencontre dans|a passion et dans la puissance, je conclus 
sans peine que les conditions nécessaires pour conserver et pour ré- 
pandre l’Evangile étaient : dans le monde, la liberté du chef de 
lEglise, protégée par la seule indépendance pleine, qui est la souve- 
raineté, et, dans chaque pays, la liberté des membres de I’Eglise, 
appuyée sur la seule garantie sire, qui est la lol. 

Je n‘en pouvais donc douter. Les évéques si nombreux que )j’avais 
entendus revendiquer la souveraineté pontificalect la liberté de l’Eglise 
venaient de défendre un de ces principes qui dépassent les bornes d'un 
Etat, les limites d’un siécle la durée d’une dynastie, et que l’on peut 
appeler un intérét capital du genre humain. 

C'est dans ces pensées, banales a force d’étre évidentes, que, lais- 
sant l’Eglise, descendant la montagne, passant le torrent, oubliant la 
nature, dpre et souriante ala fois, comme I'existence, je détournal 
mes yeux du pauvre peuple qui travaille et qui prie, qui vit de la 
vie réelle, pour les jeter sur un journal, par lequel mon esprit 
fut brusquement transporté dans cette vie factice et bouillante qu’on 
appelle la vie politique. Il me sembla entendre le bruit d'un nouveau 
lorrent. Je lus que la religion élait une affaire de parti, que les éveques 
étaient venus 4 Rome pour se méler de politique, se faire les instru- 
ments des ennemis de leur pays, pour s’occuper d'intéréts matériels, que 
la Papauté avail achevé de perdre son prestige, de faire preuve d une 
irrémédiable décadence; qu'elle avait déclaré la guerre a tous les prin- 
ces de la société moderne, etc., etc. 

Pourquoi donc tous ces cris? 


422 ROME, LES MARTYRS DU JAPON 


Parce que le Piémont est le favori du journalisme. 

Ce petit Etat, habile et entreprenant, autrefois]’ennemi, maintenant 
Yobligé peu reconnaissant de la France, a juré de dominer I'Italie 
tout entiére. On salue en lui le libérateur de I'Italie, le propagateur 
de la hiberté, le porte-drapeau dela société moderne, on veut. enchai- 
ner l'opinion francaise 4 sa suite. 

Eh quoi! ce libérateur a-t-il gagné 4 lui seul une victoire entiére? 
Pour vaincre a Solferino, 11 eut besoin de l’empereur Napoléon; pour 
entrer a Naples, il eut besoin de Garibaldi. Or la France lui demande 
d'épargner Rome, Garibaldi lui demande de l’envahir, et les écrivains 
francais votent pour Garibaldi et son partz!-Ce parti qui veut aller a 
Rome est le méme que I’on vient de réprimer 4 Brescia. Ce général 
qui demande Rome, c’est le méme qui vient d’insulter l’armée pié- 
montaise. Peu importe, c’est 4 lui qu’il faut obéir. Votre espérance, 
c'est que le Pape sera délaissé par ’Empereur, !Empereur entratné 
par Victor-Emmanuel, et Victor-Emmanuel mené par Garibaldi; la 
langue francaise porte tous les matins ces voeux si peu francais aux 
quatre coins du monde. Et aprés? Ou ceplan échouera, et il entrainera 
une réaction déplorable, ou il réussira. Si Rome est abandonnée, 
si l’Autriche l’occupe, si l’armée autrichienne est plus forte que 
l'armée piémontaise (car il n'y a pas encore d’armée italienne), 
que fera le roi d’Italie? Que fera l’empereur des Francais? Vous 
ne voulez pas l’occupation, voulez-vous la guerre? Si la Papauté 
est défaite, si l'Italie est faite, si l’unité allemande est faite 4 son 
image, n’entendez-vous pas l’Angleterre applaudir, ne voyez-vous 
pas, qu'on me passe cette expression, la France entre les deux 
branches d’une tenaille dont ]’Angleterre tiendra la poignée? Que ces 
mouvements se fassent prés de nous, et sans nous, qu’y faire? Mais, 
quand ils se font par nous, sommes-nous donc aveugles? Les jour- 
naux s écrivent-ils de l'autre cété des Alpes et du Rhin, ou de ce cété- 
ci? Qui donc sont les ennemis de leur pays, ceux qui combattent ces 
dangers ou ceux qui les attirent? 

Les évéques ont fait de la politique. Quelle politique? Absolutiste, 
légitimiste, réactionnaire, antibérale, moyen Age? En vérité, est-ce 
bien sérieux ? 

Croyez-vous qu’ ils aient fait de la politique légitimiste ces évéques 
frangais qui ont, devant Dieu, prété serment 4 la Constitution ? 

Croyez-vous qu'il ait fait de la politique absolutiste, cet évéque, 
sacré 4 Rome, qui retourne a Stockholm, ou il espére que |’émancipa- 
tion des catholiques sera la conséquence de }'émancipation des Juifs? 

Croyez-vous qu’il ait fait de la politique absolutiste, le vénérable 
archevéque de New-York, qui portait la croix de bois au Colysée, au 
milieu des ruines ranimées par des milliers de spectateurs, lorsque 


ET LES EYRQUES DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 43 


l'évéque de Tulle déployait les gerbes si riches de son inépuisable 
éloguence ? 

Croyez-vous qu ils eussent envie de parler contre la liberté, ces 
évéques de l’Orient, assis 4 Saint-Andrea della Valle, lorsque lillustre 
évéque d’Orléans saluait, au nom de |’Kglise latine, I’Eglise grecque, 
sa sceur, qui vit sous le poids d’un despotisme que la liberté com- 
mence a secouer? . 

Croyez-vous qu’ils fussent trés-partisans des religions imposées, 
ces évéques de la Transylvanie ou de la Bulgarie qui voient tous leurs 
efforts échouer contre le mélange de la religion et de l’Etat, dans les 
pays ou l'on ne peut renoncer & son erreur sans renoncer a sa natio- 
nalité ? 

Croyez-vous qu’ils fussent trés-imbus de l’esprit du moyen age, ces 
éveques de Buffalo, de Brooklyn, de Cleveland, avec qui j'ai visité 
les Catacombes, ol, quatorze cents ans avant la découverte du monde 
qu ils évangélisent, les chrétiens apprenaient a détester le despotisme, 
comme ils le font aussi lorsque, répondant a une calomnie d’un jour- 
nal de Marseille (46 juin 1862), ils écrivent : « Si les évéques amé- 
ricains eussent parlé de la liberté qui réqne en leur pays, c edt été pour 
bénir Dieu de la facilité qwils y trouvent pour faire le bien? » 

Quels réactionnaires dangereux et endurcis ! 

On vient nous dire que le Piémont représente les principes de la 
socéid moderne! Tachons donc une bonne fois de nous débarrasser 
de ce jargon. Je ne sais pas ce qui est moderne ou ce qui est antique; 
je sais ce qui est juste ou injuste, ce qui est vrai ou faux, ce qui est 
bien ou mal. J’aimerais 4 croire que l’esprit qu’on appelle moderne, 
cest application de |’Evangile a la politique, la protection des petits 
Etats par les grands, le respect de la foi jurée, la réforme sans révo- 
lution, le progrés pacifique de la justice et de l’égalité. Toutes ces 
choses étaient-elles représentées parfaitement par les gouverne- 
ments que I'Italie a vus tomber? Je ne l'affirme pas, mais j’affirme 
que les procédés du Piémont sont absolument le contraire. Si un 
souverain peut, en pleine paix, envahir les Etats de son allié, s'il laisse 
recruter et embarquer chez lui, en plein jour, des bandes qui vont 
conquérir un tréne et renverser un roi, si un monarque profite de 
tels exploits et recoit du chef de ses envahisseurs une couronne 
enlevée 4 un membre de sa famille, si l’on voit la ville de Génes au 
moment d’élever prés de la statue de Colomb, I’inventeur du nouveau 
Monde, la statue de Garibaldi, l’inventeur d’un nouveau droit, si la 
fusillade, }’exil et la confiscation viennent en aide 4 ces conquétes, 
et si tous ces procédés sont décorés des grands mots de liberté, d’es- 
prit moderne, de progrés, ah! s'il en est ainsi, ne dites pas que c est 
la Papauté, dites que c’est le siécle qui est frappé d’une irrémédiable 


424 ROME, LES MARTYRS DU JAPON ET LES EVEQUES DU XIXe SIECLE. 


décadence. Mais ce sera se tromper deux fois. Contentez-vous d’an- 
nexer des provinces, n’usurpez pas des mots qui ne sauraient expri- 
mer vos actes. Je ne sais si vos idées sont des temps modernes, mais 
vos procédés sont des temps barbares, et c'est vous qui nous ramenez 
au moyen age. Soyez jugés sur ce que vous faites. 

Je ne crains pas la méme épreuve pour la réunion des évéques au- 
tour du souverain Pontife. 

Ils sont venus, grace aux merveilles de l'industrie, et les machines 
ont servi l'Eglise, comme |'imprimerie a servi I’Evangile, sans le 
vouloir, parce que Dieu I'a voulu. Ils se sont assemblés, au nom du 
droit de réunion. Ils se sont adressés & l’opinion par la publicité. La 
liberté des cultes a été inscrite dans les lois contre eux; et c'est la 
liberté des cultes qui a obligé les souverains 4 ne pas les retenir. 
Est-ce que Louis XIV, ou Philippe Il, les aurait laissés partir? Ils ont 
montré, par un exemple éclatant, comment on conquiert les libertés, 
en persévérant fermement et pacifiquement, malgré les défenses, 
malgré les menaces, & poursuivre leur but, 4 accomplir leur devoir. 
is ont offert au monde le magnifique et rare spectacle de la fidélité 
envers le malheur, et de l'attachement invincible au milieu des 
épreuves. Ils ont placé sur les autels des missionnaires de |’Evangile 
au Japon et un religieux de la rédemption des esclaves, au moment 
méme ot l'Occident entre en relation avec le Japon et ob le nouveau 
monde s'agite pour la rédemption des esclaves. Ils ont donné 4 tous 
les catholiques un programme dela liberté nécessaire a I’Eglise, lais- 
sant 4 chacun le soin de la servir de son mieux en se conformant aux 
lois de son pays. Ils ont montré I’Eglise vivante el unie, en face des 
divisions qui se partagent les esprits sur la terre. 

Je ne sais si c'est la condamner la société moderne. En tous cas, 
c'est signaler ses dangers, c’est légitimer l'emploi de toutes ses res- 
sources, bénir ses meilleures espérances, et confirmer, consoler, 
encourager, ceux qui, derriére les nuages de lavenir, et par dela 
forage qui sans doute éclatera, se plaisent 4 entrevoir de loin une 
Papauté plus grande au sein d’un monde plus libre. 


Avcustin Cocain. 


L'un des Gérants : CHARLES DOUNIOL. 


PARIS. —- IMP. SIMON RAQON ET COMP., RUE D'ERFURTH, i. 


DE LA CONDITION 


DES OUVRIERS FRANCAIS 


D'APRES LES DERNIERS TRAVAUX'. 


i 


Les Ouvriers des deux mondes, études publiées par la Société d’économie sociale, 
sous la direction de M. re Pray, conseiller d’Etat, t. I°", II et Ill, 1860, 4864; Pa- 
ns, Guillaumin. — Htstoire des classes ouvriéres en France, par M. Levasseur, 
2 vol., 1859; Guillaumin. — Histotre des classes laborieuses en France, par 
M. F. pv Ceruien; 1860, Didier. — Etudes sur le régime des manufactures; con- 
dition des ouvriers en soie, par M. Louis Reysavup, de l'Institut; 1859, Michet 
Lévy. — Condition des ouvriers du coton, par le méme; 1862. — L’Ouvriére, 
par M. Jules Smion; Hachette, 1861. — Les Populations ouvriéres de la France, 
par M. Acpicanng; 1859, Capelle. — De l'industrie moderne, par M. Verne; 1864, 
Masson et Garnier. — Les Classes laborieuses, leur condition actuelle, leur 
avenir, par M. Al. Compacronx, 1858, Michel Lévy. — Question vitale sur le com- 
pagnonnage, par M. Agricol Penoicuier, chez l'auteur; 1864. — Etat de l'indus- 
irte houillére, par M. Borat, 1859. — Les Corporations nouvelles, 1862, etc., etc. 


Les traités de commerce conclus au nom de la France, en 1860, 
1864 et 14862, avec ]’Angleterre, |'Allemagne, la Belgique, la Turquie et 
I'Italie, et "Exposition universelle de Londres en 1862, feront époque 
dans histoire de l'industrie et du travail. C’est le moment de se po- 
ser deux questions. 

ll serait d’un grand intérét, en premier leu, de tracer un tableau 
complet et précis de l'état de l'industrie francaise, au moment ouaes 
traités ont commencé a recevoir leur exécution, tableau qui ferait en 
quelque sorte toucher du doigt la somme des efforts, des sacrifices et 


‘Lu au Corgrés international de bienfaisance de Londres, sous la présidence de 
lord Shaftesbury. 
B. sia. 7. XS (ave? DE La coutect ) S sivaaison. 25 soter 18¢2. 28 


426 DE LA CONDITION 


des succés par lesquels l'industrie a répondu depuis un demi-siécle & 
la protection dont les lois l’avaient entourée. Ce tableau, honorable et 
rassurant, serait le bilan du régime qui disparait et le dénombrement 
de nos forces en face de la lutte que vient inaugurer le régime nou- 
veau. Tous les éléments de ce tableau se trouvent dans les volumes de 
l’Enquéte publiée, a la suite des traités, par le ministére du commerce. 
Il serait 4 souhaiter qu'on les mit en relief au moment de I’Exposition 
universelle de 1862. 

Jaurais aimé & rencontrer dans cette Enquéte, et je demande d’a- 
vance aux rapporteurs des jurys, des renseignements étendus sur la 
condition des ouvriers employés par l'industrie. Dans quelle situation 
le régime protecteur a-t-il trouvé les populations ouvriéres? Dans 
quelle proportion en a-t-il augmenté le nombre? A quel degré de 
bien-étre, d’instruction et de moralité les a-t-il élevées? 

A défaut d'une enquéte compléte, je voudrais interroger et résu- 
mer les principaux écrits consacrés, depuis quelques années, & cette 
seconde question. Je ne connais point de sujet qui soit plus digne de 
tenir en éveil le patriotisme et la conscience. 

Bornons-nous aux ouvriers de l'industrie proprement dite, laissant 
de cété la condition des ouvriers agricoles, sujet plus intéressant en- 
core el plus vaste qui a donné naissance, dans les derniéres années, a 
de trés-remarquables travaux '. 

La statistique, science fort en progrés, a récemment introduit dans 
les recensements périodiques de la population un élément important, 
qui est la répartition des habitants d'un pays entre les diverses profes- 
sions. Ce renseignement, utile dans plusieurs circonstances, a sur- 
tout, 4 mes yeux, une grande valeur morale. Il n’est pas une discus- 
sion, un réglement, une loi, dont les conséquences n’aillent toucher 
dans leur vie obscure un nombre plus ou moins grand de nos sembla- 
bles. Il importe d’avoir ce nombre sous les yeux, et de descendre des 
contemplations idéales de la théorie pour compter, pour regarder en 
face, alignés et groupés par la science, les étres humains dont on se 
prépare a modifier le sort. Il y a de quoi hésiter quand, au bout de 
ses raisonnements, on voit l’existence, le bonheur ou le malheur de 
cing cent mille hommes. 

Que de réflexions philosophiques, morales et religieuses s’élévent 
dans l’dme lorsque l’on constate, par des chiffres nets, quel est ici- 
Pay Je nombre des petits, des pauvres, des hommes qui mangent Jeur 
pain 4 la sueur de leur front! 


‘'V. I’'Histotre des classes agricoles, par M. Danse, ainsi que les travaux de 
M. Leymarie, Doniol, Bonnemére, sur le méme sujet, et surtout le beau livre de 
M. Léonce de Lavergne, I’Economie rurale de la France depuis 1789. 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 421 
Ainsi, sur 36,012,669 Frangais‘, il y a, en 1856 : 


Agriculture... 2. 2-1 ee ee en 19,064,071 
Industrie... 2... ee eee oe « « . 10,469,961 
Commerce. . . .. +... 2 - ees. se eee 4,632,334 
Professions diverses intéressant les précédentes. 100,099 
Professions libérales. . . . . 2... ee 4,362,045 
Clergés de tous les cultes et associations reli- 
gieuses de femmes. . . . ....-+e2-.s 442,705 
Individus dont la profession n’a pas été constatée. 3,241,457 
36,012 669 


Combien sommes-nous donc, nous qui exercons les professions libé- 
rales, propriétaires, fonctionnaires, rentiers, écrivains, savants? A 
peu prés 5 sur 100, au sein de l'une des nations les plus riches et 
les plus civilisées de Ja terre. 

Cette considération est de nature 4 inspirer avant tout un vif senti- 
ment d’égalité. L’immense majorité des hommes appartient 4 une 
méme condition, et la minorité y appartenait hier. D’ot sortons-nous? 
Qui étaient nos aieux? A qui remontent les rares familles que l'on 
nomme illustres? Un ouvrier fit notre aisance, un soldat mit en hon- 
neur notre nom, un laboureur créa notre propriété. Les familles s’&- 
lévent au-dessus de la pauvreté par des efforts plus ou moins prompts, 
plus ou moins heureux, plus ou moins durables, mais elles naissent 
toutes pauvres. 

Cette vieille vérité, bien connue mais bien oubliée, m’inspire, avec 
un vif sentiment d’égalité, un grand respect de l’inégalité, et ces 
impressions ne sont pas contradictoires. Oui, rien n’est plus respec- 
table que les droits naturels, si ce n’est les droits acquis. Quand la 
route est si rude, comment ne pas respecter ceux qui sont arrivés? 
Quand on est en mer, il ne s’agit pas de jalouser ceux qui sont dans 
le port, il s’agit de les rejoindre. Est-ce au gland 4 menacer le chéne, 
au grain & détester l’épi, 4 celui qui pose Ia premiére pierre de sa 
maison 4 s’insurger contre celui qui a fini la sienne? Augmentons 
le nombre-de ceux qui échappent 4 la pauvreté, mais n’y faisons pas 
Tetomber ceux qui en sortent. Riches, aimez les pauvres, car vous 
rétiez hier. Pauvres, aimez les riches, car vous le serez demain. 
Ceux qui ont, aidons-les 4 conserver; ceux qui n’ont pas, aidons-les & 
acquérir. C'est la vraie fraternité; 14 ot elle ne régne pas, l’envie et la 
tyrannie se font la guerre avec dés destins divers : en Orient, c'est 
dhabitude la tyrannie qui triomphe; en Occident, c’est l’envie. 

On voit que, transformée par le christianisme, la statistique méne 
loin. Elle m’apprend encore (pour revenir plus directement au sujet 


' Recensement de 1851, publié en 1855, tableau n° 36, p. 179. — Journal de 
la Société de statistique, juillet 1861, p. 180. 


498 DE LA CONDITION 


de cette étude) que l'industrie n’occupe pas moins de douze millions 
d’ouvriers. . 

Or le recensement précédent (18541) constatait un chiffre moindre, 
savoir : 


Nombres absolus. Rapport pour 
10,000. 
1854... . . 24,999,874... . . 6,146 
Agriculture. 1856... . . 49,064,071... . . 5,294 


1854... . . 9,283,895... . . 2,595 
Industriels et .cxiraucomme),..5° | | | 49.909.591.. . . . 3,388! 


Le rapprochement de ces chiffres constate une diminution sensible 
des populations agricoles et l’accroissement correspondant des popula- 
tions industrielles. Le progrés de ce mouvement est confirmé par 
le recensement de 1864, et, si l'on pouvait comparer les derniers 
ehiffres obtenus avec ceux des dénombrements plus anciens, on serait 
encore plus frappé de ce résultat. En Angleterre, l'agriculture, qui, 
en 1804, occupait Jes deux tiers de la population, n’en employatt 
plus que le tiers en 1851. 

En France, on suppose que le nombre des ouvriers de l'industrie a 
plus que doublé depuis un siécle. Il y a donc eu, dans notre temps, 
une immense transformation dans la distribution et dans les occupa- 
tions des hommes placés par la Providence sur le territoire fran- 
eais. Plus nombreux, les ouvriers sont-ils plus heureux? Quelle est 
leur condition actuelle? 

Mais quelle était la condition des ouvriers sous les régimes an- 
ciens? Dans quelle situation notre siécle les a-t-i] regus? Voila ce 
qu’il convient de se demander d'abord avant de rechercher ov i les 
a conduits. | 

Les auteurs qui ont récemment étudié les ouvriers frangais, 
M. Louis Reybaud, M. Jules Simon, M. Audiganne, ne nous raménent 
pas 4 histoire; mais deux savants professeurs, M. Levasseur et M. Du- 
cellier, viennent de la raconter. Un industriel distingué, M. Ver- 
deil, a consacré au passé des pages intéressantes; parmi les obser- 
valeurs, un seul, M. le Play, fait mieux que raconter le passé, il nous 
le montre. Il existe encore, dans Ja France du dix-neuviéme siécle, 
des Francais du treiziéme, du quinziéme, du dix-huitiéme siécle; le 
corporation n'est pas morte partout; de vieux usages ont résisté au 
temps; le passé a des témoins vivants. Cette maniére de retrouver le 
passé dans le présent est l'une des plus grandes originalités des 
vastes études de M. le Play, cest un véritable service rendu & Ia 
science. Car l'histoire des -ouvriers est confuse et obscure. Selon la 
remarque de M. Ducellier, « les ouvriers ont peu fait pour l’histoire, 


* V. aussi M. de Jonnés, Statistique de U'Industrie. 





DES OUVRIERS FRANGAIS. 429 


et histoire n’a rien fait pour eux. » Les petites choses et les petites 
gens sont méprisées par I'historien, comme ils I'étaient, 4 Rome, par 
lejuge, de minimis non curat. 

Tachons, & l'aide de nos savants guides, de résumer l'histoire des 
ouvriers francais. 

Nous présenterons ensuite avec eux le tableau de Ja condition des 
ouvriers actuels dans notre pays. 

Nous exposerons & part les conclusions auxquelles cette comparai- 
son conduit, et nous terminerons par quelques réflexions sur les mé- 
thodes d’observation employées par les divers écrivains, par les mai- 
tres dont je me fais en ce moment le manceuvre attentif. 


I 


CONDITION DES OUVRIERS FRANCAIS AVANT L EPOQUE ACTUELLE. 


M. Levasseur divise l’histoire des ouvriers francais en sept périodes 
depuis la conquéte de Jules César jusqu’a la Révolution de 1789. 

I, — Qu’élaient les Gaulois avant la prédication chrétienne et la 
conquéte romaine? Des hommes grossiers, possédant inutilement des 
terres fertiles, de beaux paturages et des mines nombreuses, échan- 
geant un esclave contre un tonneau de vin, et pendant au cou de leurs 
chevaux les tétes de leurs ennemis‘. Rome Jeur impose un dur ré- 
gime, puisqu’aprés avoir, pendant huit ans, épuisé le pays, César le 
frappe d'une contribution de huit millions de sesterces, et lui enléve, 
par la mort ou par la servitude, deux millions d’hommes. Rome étend 
la lépre de l’esclavage et apporte a la Gaule un mépris du travail et des 
arts qui dura longtemps, puisque Sénéque s indignera encore qu'on 
attribue l'invention des arts aux philosophes et non aux plus vils es- 
claves*. Mais Rome donne a la Gaule des routes, des ports, des lois , 
meilleures, et le placement de ses produits; le luxe de Rome excite le 
génie des Gaulois. Ils apprennent 4 argenter, 4 dorer, 4 étamer, 4 fon- 
dre, & tisser, a teindre, ils s élévent au gout des arts, batissent le pont 
du Gard et le thédtre d'Arles. Barbare 4 l'époque de César, la Gaule est . 
civilisée a l’époque d’Auguste, florissante sous les Antonins*. Que 
Sest-il passé? Un peuple intelligent, mais ignorant et grossier, a été 
visité par la science et par la richesse. 

Par malheur, la liberté n’existe nulle part dans la société romaine 


‘ Levassseur, p. 20. 
* Levasseur, p. 7. 
* Levasseur, p. 26. 





430 DE LA CONDITION 


des derniers siécles. Méme en dehors des esclaves, « chacun, dit trés- 
bien M. Levasseur‘, a sa chaine : le colon est asservi 4 sa terre, |'of- 
ficier public 4 sa charge, le curiale 4 sa cité, le marchand 4 sa bouti- 
que, l'ouvrier 4 sa corporation, et nul n’a le droit de se soustrairea 
sa fonction et de frustrer I'Etat du service que sa naissance, sa fortune 
ou son talent lui ont imposé. » L’Etat pése sur tous au moyen de ri- 
glements inspirés par une détestable. économie politique. Ainsi Dio- 
clétien fixe les prix et les salaires*, et, plus tard, Honorius ordeane 
de rappeler des champs, ot ils se cachaient, dans les villes, les ouvriers 
des coli¢yes ou corporations *. L’Etat pése encore par les impdts; Alexan- 
dre Sévére étend l'impét connu sous le nom de chrysargyre, que son 
historien appelle un trés-bel impdt, pulcherrimum vectigal, & tous ceux 
qui s’occupent de commerce, et cet impét s'ajoute auximpdts directs, 
fixes, additionnels, réquisitions de blé, de chevaux, de chariots, de lo- 
gements, d’ouvriers, de soldats, de journées, ostiarium, glébe sénato- 
riale, etc., et aux impdéts indirects sur les ventes, les héritages, les 
esclaves, les affranchissements, les passages de ponts, routes, etc. A 
mesure que |'Etat tombe en décadence, l'impét augmente. La manv- 
facture devient un véritable esclavage : on n'est pas serf d’un homme, 
on }’est d’un atelier. D’autres le sont d’un métier, comme les ouvriers 
occupés des subsistances publiques. La corporation, le collége, qui 
est une protection dans les temps prospéres, devient une géne dans 
les temps difficiles; on n’en peut pas sortir, ‘on y conserve des devoirs 
onéreux, on n’y recueille plus aucun avantage. C’était un rempart, 
cela devient une prison. La foule des malheureux est accrue et avilie 
par des distributions de secours publics * commencées avec ostenta- 
tion, continuées avec inintelligence, malgré les efforts du christianisme 
pour les transformer en méme temps que pour changer en hommes 
libres les esclaves. Rome avait donné a la Gaule ka science, la r- 
chesse, mais non la liberté; la Gaule prospéra tant que Rote fut 
grande; quand Rome tomba, la Gaule n’était qu'une propriété, elle 
n’était pas une nation libre vivant par elle-méme; elle tomba avec son 
maitre, et la misére l’avait envahie avant les barbares. C’est Ia pre- 
miére période de l'histoire des ouvriers frangais. 

fi.—Les envahisseurs qui, alafin del’année 406, franchirent leRhin"’, 
n’apportaient ni la civilisation, ni Ja paix. Les Germains n’avaient nt 
Villes, ni monnaies, ni industries, ni commerce. Bs multipliérent le 


4 [bid., p. 94. 
8 [bid., p. 105. 





DES OUVRIERS FRANCAIS. 458 


nombre des esclaves, la fondation des grands.domaines, et détruisi- 
rent presque entiérement le travail libre, chacun ayant chez lui ses 
ouvriers, tenus dans une servitude fort dure, un peu adoucie pour 
les serfs de l’Eglise et ceux de la royauté. Toutefois les barbares, 
dans leurs lois, en cela supérieures 4 celles des Romains, regardaient 
un esclave comme un homme, et, tout en asservissant, ils offraient 
dans leurs meeurs le gout de |’indépendance et I’habitude de former 
des associations ou ghilde pour la défense mutuelle, associations bru- 
talesou licencieuses que l’Eglise et les rois durent condamner’, fort 
différentes dela corporation, mais qui furent pour quelque chose ce- 
pendant dans la formation des communes et des confréries, et comme 
une semence de liberté. Dans les villes, les institutions romaines 
n’avaient pas partout disparu, elles entrérent largement dans les 
coutumes locales, qui prirent peu a peu la place des lois romaines et 
des lois barbares. Les habitants étaient plus égaux, ils élisaient leurs 
magistrats et leurs évéques. De grandes manufactures subsistaient, 
comme la fabrique des monnaies royales de Limoges, que dirigeait 
le pére de saint Eloi; ailleurs, de puissantes corporations, comme 
celle des nautes de Paris. La race industrieuse des juifs étendait le 
commerce. L’Eglise intervenait pour condamner la fraude ou pour 
établir Fobservation du dimanche. 

Mais ses lois sages avaient surtout pour domaine l’enceinte des 
monastéres, C’est la que se réfugient a cette époque l’intelligence et le 
travail. Ce que les religieux de Saint-Benoit, portant toujours leur 
faucille 4 la ceinture, ont fait pour la construction des routes et des 
ponts, le desséchement des marais, le défrichement des bois, la mise 
en culture des terres, d’autres l’ont fait pour le travail des métiers. 
Saint Columban comme saint Benoit d’Aniane, saint Isidore de Séville 
comme saint Maur, établissent ce travail dans leurs monastéres, et, 
dans la terre de Solignac en Limousin que lui donne Dagobert, saint 
Floi* réunit des ouvriers que |’archevéque de Rouen, saint Ouen, dé- 
finit ainsi: « Diversarum artium periti, qui Christi tempore perfecti, 
semper ad obedientiam sunt parati. » Les traditions de l'art et du mé- 
lier se conservent dans Jes monastéres; ils ont des architectes avec 
des cordonniers, des peintres et des copistes avec des tisserands. 

Ainsi, pendant cette période de transilion, et de souffrance, la pé- 
riode des invasions, qui se prolonge jusqu’a la fin de la seconde race, 
atravers le pénible enfantement de la féodalité, plus de commerce, 
plus d’industrie; mais le travail s’est réfugié avec 1’intelligence dans 
le cloitre, sorte d’arche du travail, del’art et du savoir, au milieu de 


‘ Levasseur, p. 104. 
2 [bid., p. 139. 





432 DE LA CONDITION 


ce déluge, d'ou on verra ces biens de I’homme sortir plus honorés. 
« C'est ’Eglise, dit M. Levasseur ', qui fit connaitre au monde que le 
travail est honorable; ce furent les moines qui le prouvérent par leur 
exemple. » L'artisan est plus digne, il est bien prés d'étre plus libre, 
et la désorganisation de l'industrie a du moins en méme temps pour 
effet de briser les chaines qui liaient ‘homme 4 la corporation an- 
tique. 

TO — Au dixiéme, au onziéme siécle, il n’y a plus d’invasions de- 
puis longtemps, le souvenir méme des invasions s’efface; on n’est 
plus Germain ou Romain, on est serf ou seigneur; la féodalité suc- 
céde 4 la conquéte. Le seigneur, maitre de la terre et des hommes, 
tire de toute terre une redevance sous les formes les plus diverses, 
de tout homme une corvée, un service. Mais l’esclavage a disparu, 
le serf devient quelquefois seigneur, il peut du moins garder une 
partie du fruit de son travail et racheter ce qu’il doit. Les chartes 
d’affranchissement deviennent nombreuses au {reiziéme siécle. Les 
rois en donnent |’exemple, et Louis le Hutin ordonne en 4345 Ja hi- 
berté de tous les serfs du domaine royal, attendu, dit le préambule, 
« que chacun doit naftre franc, selon le droit de nature. » Les villes 
s'érigent en communes, et cet affranchissement, bien plus important, 
crée I’Etat civil, la justice par jurés, V’élection municipale, qui, sou- 
vent faite par corps de métier, élevait les artisans au rang de citoyens. 
L’influence bienfaisante du pouvoir royal étend les droits municipaux, 
consacre les libertés civiles et commerciales, et rend aux artisans le 
service de les mettre en état de se rendre service 4 eux-mémes. 

Au treiziéme siécle, la bourgeoisie, dit M. Levasseur, était exclusi- 
vement composée de gens de métiers, les nobles avaient la propriété, 
le clergé la science, la classe des magistrats et des légistes existait a 
peine. L’association entre gens du méme meétier était naturelle, et par 
conséquent immémoriale; les marchands de l'eau, 4 Paris, descen- 
dent des nautes parisiens et se perdent dans |’antiquité. Ces associa- 
tions ou corporations n’étaient pas mortes pendant la féodalité, 
mais cest au treiziéme siécle qu’elles se développent; le mouve- 
ment communal qu’elles ont fait naitre les fait grandir. La corpo- 
ration est une petite commune; elle n’est pas imposée, comme le 
collége romain, elle est volontaire et défensive contre les officiers du 
seigneur, les étrangers, les concurrences, les fraudes; convention pri- 
vée, elle devient un droit, un privilége aprés la sanction du roi ou du 
seigneur. Mais elle devient aussi un monopole et un instrument fis- 
cal, une cause de procés, un obstacle 4 la grande industrie. Ses abus 
se font promptement et universellement sentir. Elle ne délivrait pas 


‘ Pages 136, 157. 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 455 


d'ailleurs les classes ouvriéres d'une servitude qui pesait lourdement 
sur elles, la servitude des impots, impdts de toute nature, généraux, 
locaux, seigneuriaux, impéts sur le métier, la personne, la marchan- 
dise, le transport, le poids, la place, la vente, impdét militaire enfin. 
Elle edt plutét nui que servi au développement de lalgrande indus- 
trie, de l'art, du commerce, sans un grand événement qui, pendant 
plus d'un siécle, méla les hommes, multiplia les idées, ouvrit 4 l’ar- 
chitecture, aux échanges, 4 la navigation, au luxe, 4 la civilisation, 
des voies nouvelles. Ce furent les croisades, entreprises pour délivrer 
le sépulcre du Sauveur, qui firent sortir du tombeau ou au moins du 
sommeil les sociétés européennes. Les croisades, la création des 
communes, la fin du servage, l’organisation des corps de métiers, en- 
fin les progrés du pouvoir royal qui grandit en puissance et en au- 
torité morale par la main de Philippe le Bel et de saint Louis, et s’as- 
socie avec les métiers contre la féodalité, ont tranformé le douziéme 
et le treiziéme siécle en une époque de renaissance des arts par la foi, 
des métiers par les arts, du commerce, de l'industrie, de la littéra- 
ture aussi; on n’ose pas dire sans restriction de la moralité, de la 
justice et du bien-étre, en pensant a la dégradation d'une partie de la 
classe ouvriére, 4 la persécution contre les juifs, aux rixes et au dés- 
ordre, 4 ]’ignorance, au taux infime des salaires'. 

IV.—Le quatorziéme siécle, avecla guerre de Cent Ans, les famines, 
les exactions, les révoltes, les massacres, les miséres, est une époque 
de décadence et d’appauvrissement. Les rois (ordonnance du roi Jean, 
1354) essayérent d'inaugurer la liberté du travail sans y réussir. Les 
bourgeois, tantét avec une certaine grandeur (Etienne Marcel, 1357), 
lantét avec de basses passions, ten{érentde maitriser la royauté. Tous 
sortirent meurtris, ruinés, divisés, de ce long conflit; Charles VII et 
Louis XI rétablirent l’ordre et relevérent les métiers en les rendant de 
plus en plus exclusifs dans leurs monopoles, mais de plus en plus 
dépendants del’autorité royale, qui, en protégeant l'industrie, l’im- 
pose et la réglemente. Le corps de métier devient la propriété des 
maitres, et l’ouvrier, privé presque entiérement, par l’obligation de 
faire, aprés l’apprentissage, un nouveau slage comme compagnon, 
et par les codteuses épreuves du chef-d'euvre, de l’espoir de devenir 
maitre, va chercher dans le compagnonnage une protection nouvelle; 
la classe ouvriére se divise en deux. C’est le beau moment de la con- 
frérie, association plus religieuse que la corporation, plus large, 
puisqu'elle comprend souvent les gens de plusieurs métiers, mais lo- 
cale; c'est l’époque du grand développement du compagnonnage, in- 
stitution trés-utile a l’ouvrier, auquel elle donne des amis et du travail 


Levasseur, p. 569-578. 


454 DE LA CONDITION 


en tous lieux, mais ou la forme a emporté le fond; les cérémonies et les 
repas, les signes mystérieux, les prétentions rivales, ont promptement 
pris le dessus presque complétement sur l’esprit d’assistance des autres 
et de respect de soi-méme. Les origines de Ja franc-magonnerie alors 
sont toutes chrétiennes; dans les statuts de 4459, on exclut les ou- 
wiers « qui jouent, ceux qui vivent dans le désordre, enfin ceux qui 
_ n’'accomplissent pas leurs devoirs religieux ‘. » Les marchands en gros 
ou merciers (qui merces vendit) avaient aussi de vastes associations, et, 
dans plusieurs provinces, un roi, quidélivraitles brevets de maitrise, 
autorisait les ventes, avait sa cour de justice et ses revenus; cette petite 
royauté fut supprimée par la grande en 1597. On le voit, cette époque 
est l'dge de ]’association sous toutes les formes, dans la profession 
corps de métier, dans la ville confrérie, dans les provinces, dans l’en- 
semble du royaume, merciers, francs-macons, compagnons, cest & 
tous les degrés le besoin de s’associer, de réunir de pelites personnes 
en une grosse, de constituer sur toute la surface du pays des stations 
et des moyens de circulation comme autant de ports de refuge sur 
une cote; progrés incontestable et pourtant limité, sujet 4 abus, bar- 
riére autant que défense pour les classes laborieuses. Il vient un jour 
oti toutes les libertés locales se fondent dans la liberté générale, ou 
toutes les autorités partielles s’effacent devant l’autorité locale. La 
royauté, portant dans ses mains la loi, produit cet effet décisif; elle 
bAtit son tréne de tous les débris des petits pouvoirs qu’elle remplace. 
Elle introduit de l’uniformité dans les réglements, la paix dans les 
querelles ; elle généralise de bons usages, comme la marque de fabri- 
que, devenue obligatoire au quinziéme siécle. Mais & peine a-t-elle 
atteint son but qu’elle l’exagére. Elle réglemente trop, elle impose 
trop, elle est trop arbitraire ou trop tracassiére, elle crée de nou- 
veaux abus et travaille au profit de sa puissance plutét qu’au progrés 
de l'industrie. 

Le luxe et l’art de la guerre, les orfévres et les armuriers, sont en 
progrés au quatorziéme et au quinziéme siécle; l’architecture religieuse 
et l’art sont en décadence, mais la gravure sur bois (4423) et l’impri- 
merie (1453) commencent; les marchés et les manufactures se mul- 
tiplient; la peinture produit les Van Eyck, l’'Amérique sera bientét 
découverte. Ce siécle voit les classes ouvriéres abandonner leurs droits 
pour courir aux plaisirs; jamais les jeux d’arbaléte, les repas, les 
chémages, ne furent plus nombreux; il voit, en outre, les salaires 
trés-haut, parce que le nombre des ouvriers avait diminué pendant les 
guerres, et cependant beaucoup de mendiants. Les Frangais, fran- 


4 Levasseur, I, p. 506. 


DES OUVRIERS FRANQGAIS. 435 


¢hissant les Alpes, découvrent comme un nouveau monde plus civi- 
lisé, plus savant, plus riche, plus élégant, plus artiste. 

V. — Le seisiéme siécle est tellement l’age du luxe, qu’il faut, en 
35 ans (1543-41576), huit ordonnances somptuaires aussi nécessaires 
qu impuissantes. I] est aussi l’dge de la renaissance des arts. Le Lou- 
yre et les Tuileries, Meudon et Fontenainebleau, Anet et Chenon- 
ceaux, sont de cette époque. Les reis encouragent les artistes, et aussi 
Limprimerie, « l'invention de laquelle, dit Louis XII‘, semble étre 
«plus divine qu’humaine... Par elle nostre sainte foy catholique a 
« esté grandement augmentée et corroborée, la justice mieux enten- 
« due ef administrée. » Le commerce intérieur et les manufactures 
prospérent.-Le cardinal de Tournon persuade a Frangois I” (1443) 
d’établir une-banque 4 Lyon. En 1547, |'’échevinage de Paris s oppose 
a la fondation d’une banque dans cette ville, attendu que « ladite 
« banque est contre la loy de Dieu, autorisant l’usure que le roy avoit 
« voulu réprimer... Que la facilité que cette banque donneroit 4 un 
« ehacun de trouver de l'argent par prét serviroit d’occasion a la ruine 
« de la noblesse... Que les marchands qui, dans le traffic, ne gai- 
« gnent que quatre ou cing pour cent avec grand péril, quitteroient la 
« marchandise pour mettre leur argent 4 ladite banque *. » Les tribu- 
haux de commerce datent de ce temps, qui vit naitre aussi, mais 
sans ensemble, les prohibitions douaniéres; ]’exportation du blé fut dé- 
fendue dix fois en un siécle, siécle d’activité et de progrés s'il-n’avait 
pas produit Luther et Calvin, sia la Renaissance n’avait succédé la Li- 
gue, qui eut sur le travail et la richesse une funeste influence. Aux dé- 
veloppements du luxe et des arts avait, par malheur, correspondu un 
tel abaissement de la valeur de l’argent par suite des importations de 
métaux précieux et des disettes , que la livre tournois est réduite de 
38 fr. en 1497 4 3.fr. 97 en 1580, pendant que le setier de blé vaut, 
en 1520, 5,055 centigr. d’argent fin, et en 1580, 12,446 centigram- 
mes*. Le travail était abondant, et la misére néanmoins fort grande. 
Eile pesait sur la royauté, qui sen tirait par une énorme augmenta- 
tion des impdéts, douanes, péages, et la premiére ordonnance qui éten- 
dit le droit d'importation 4 tout le royaume. Elle pesait surtout sur 
les petits, qui s’en tiraient en souffrant, sans pouvoir trouver des se- 
cours efficaces dans les corporations envahies alors par les abus et dé- 
chirées par des luttes interminables. La royauté, qui grandit 4 toutes 
les années de ce siécle et établit l’unité par de mémorables ordon- 
hanoes, intervient pour détruire les confréries (4539), non tontefois 


§ Levasseur, HI, p. 19. 
* Thid., p. 40. 
3 Hbid., p. 56. 


456 DE LA CONDITION 


sans accorder des exceptions et en respectant les corps de métier, 
qu Henri II (4581) veut réglementer par une ordonnance qui ne fut 
pas exécutée, jusqu’au moment ott Henri IV la renouvela en 1597. 

Le mal que la guerre de Cent Ans avait fait 4 l'industrie et au com- 
merce, au quatorziéme siécle, les guerres de religion le renou- 
velérent au quinziéme siécle, surtout 4 Paris; cependant il y avait 
alors plus de fortunes faites, le luxe élait descendu dans la bour- 
geoisie, les habitudes laborieuses se reprirent plus vite, et la France 
avait Sully, Olivier de Serres, Henri IV. Elle recut de ces grands 
hommes I’ordre, la paix, ’honnéteté dans les finances, l’embellisse- 
ment des viHes, l’encouragement du labourage, l'industrie de la 
soe, le commerce extérieur, la protection douaniére. Richelieu con- 
tinue l’ceuvre. Le fondateur de |’Académie et de l'imprimerie royale 
(1640) agrandit l’enceinte de Paris, développe la marine et le com- 
merce, donne 4 la France ses principales colonies. Les corporations 
subsistent, mais moins exclusives, moins indépendantes, plus sou- 
mises 4 l’autorité quicrée des monopoles, des offices, des impédts. 
L'industrie frangaise passe, soumise comme le reste, aux mains de 
Louis XIV et de son grand serviteur, Colbert, qui toucha aux finan- 
ces, 4 la justice, 4 l’'administration, 4 la marine, mais laissa surtout 
son empreinte sur le régime du travail. 

VI.—Faire dela France un pays manufacturier, y créer des fabriques 
de toute espéce, les organiser par des réglements, les protéger par des 
tarifs, les développer par des cvlonies, tel fut le plan de Colbert. 
De 1666 4 1683, cent quarante-neuf réglements sur le travail furent 
rédigés. Il y eut le code de la draperie, le code de la teinture, qui 
comprenait trois cent dix-sept articles, et l’on y distinguait « les 
quatre premiéres couleurs simples, qui sont le bleu, le rouge, le 
jaune et le fauve, comparés aux quatre éléments, » etc. Au lieu de 
détruire les corporations, il les multiplia, mais en les rattachant 
toutes a la royauté. Il poursuivait cette chimére oppressive de l’unité 
en toutes choses qui, appliquée au travail, met l’uniformilé 1a ot la 
variété est essentielle, l’immobilité 1a ot le mouvement est un besoin, 
entrave ainsi le progrés, et ne peut faire cetle violence 4 la nature des 
choses sans introduire aprés elle l’autorité, dont l’intervention en 
tous les détails est le résullat le plus clair d'une semblable entre- 
prise. Nul ne fit plus, par son active ‘influence, pour créer l’indus- 
trie, et nul ne fit plus, par ses réglements, pour la géner et la dé- 
truire. Par bonheur, ses créations survécurent 4 ses réglements. 
Continuant les efforts de Henri IV, il encouragea tour a tour les tapis, 
les glaces, les dentelles, la soie, le velours, les crépes, les draps, 
les toiles, les forges et fonderies, l'acier, le goudron, etc. La France 
doit 4 Colbert des fabrications nouvelles, l’introduction du travail.ia- 





DES OUVRIERS FRANGAIS. 437 


dustriel dans les campagnes, la grande industrie, impossible avec les 
corporations, et créée par des monopoles, quelquefvis Jjustifiables, 
plus souvent oppressifs ou artificiels, enfin l’immense développement 
du commerce extérieur et la prospérité des arts. 

Vil. — Aprés lui on n’eut plus son génie, on garda ses réglements. 
L’infériorité des hommes, l'abus du systéme, amenérent une décadence 
que ja funeste révocation de l’édit de Nantes et la guerre précipité- 
rent. Louis XIV laissa une dette de plus de 3 milliards 460 millions, 
sans autres ressources que des expédients financiers, au nombre 
desquels la création des offices, qui déconsidéra le gouvernement et 
ruina les communautés industrielles. Ces communautés n’étaient pas 
mortes, elles avaient méme conservé leurs confréries, leurs fétes, 
leurs réglements, toute leur apparence, mais elles étaient au fond 
notablement modifiées. La grande industrie avait entrainé la divi- 
sion du travail et la dispersion du petit atelier ot l’ouvrier travail- 
_ lait autour du méme établi avec son patron. Dans fa manufacture 
des Van Robais, 1,692 ouvriers étaient employés, et ils apparte- 
naient 4 plus de cent métiers différents. On laissait pourtant sub- 
sister les réglements qui interdisaient le travail 4 la tache et le tra- 
yail en chambre, ceux qui distinguaient les ouvriers en jeunes, 
modernes, anciens, ceux qui instituaient les mattres et au-dessus 
les jurés, élus par les anciens sous Il’autorité royale. Cette auto- 
nté pénétrait partout. Les concurrences étaient nombreuses : elle 
y substituait des monopoles; les conditions de la maitrise, du chef- 
d‘ceuvre, de l’élection étaient compliquées : elle créait des maitrises 
sans condition; les rixes étaient fréquentes: elle portait des peines 
de police; les fraudes étaient multipliées : elle créait sans fin des 
offices de crieur, jaugeur, vendeur, Inspecteur, contrdleur, etc.; 
les limites de chaque corps étaient confuses: elle intervenait par des 
réglements minutieux, ou par des sentences interminables, sans 
parvenir 4 accorder les tailleurs et les fripiers, défendant en conseil 
du roi aux merciers de faire des boutons au préjudice des bouton- 
niers, saisissant, brilant les boutons, condamnant 4 500 livres d’a- 
mende les marchands, ou méme les acheteurs. Tout était pour la 
royauté occasion d'intervenir, et toute intervention devenait occasion 
d’établir des impéts. La communauté était pour l’ouvrier une lourde 
charge, elle n’était plus une protection; la maftrise était une faveur 
au lieu d’étre un droit da & l'élection; tout ce régime était une cause 
de querelle ou un obstacle au progrés. L’industrie dut 4 Colbert l'ac- 
tavité, la sécurité; il lui manqua longtemps encore la liberté, et il lui 
manquait plus complétement encore Je crédit a la fin de Louis XIV. 

L'Ecossais Law essaya de le ressusciter (1716). Pendant trois ans 
ee fut comme la découverte d'une mine d'or; l’intérét de l'argent 


458 DE LA CONDITION 


baissa, les marteaux retentirent, les boutiques revirent les chalands, 
chacun se trouva riche, ef, comme la jouissance est le premier pen- 
chant dela richesse, qu’on recherche la recette de l’Opéra: elle était 
de 60,000 livres ordinairement, elle dépasse 740,000 livres en 1720; 
4 la méme époque, il faut défendre par ordonnance aux laquais de 
porter des étoffes d'or’. . 

Avec le crédit, Law essaye la liberté; il diminue les droits, il ou- 
vre les frontiéres, il rembourse les offices (1720), et le prix des den- 
rées baisse de 40: pour 100. 

Mais le crédit meurt par l’agiotage et la spéculation, tout l’édifice 
de papier bati sur un terrain imaginaire tombe en poussiére, et I'é- 
pouvantable banqueroute de 17214 rejette la France rumée dans tous 
les expédients d’autrefois; les droits, les offices, sont rétablis, les let- 
tres de maitrise vendues de nouveau, les vieux réglements contre la 
concurrence reparaissent, trainant:é leur suite le cortége accoutumé 
des procés, l’intervention habituelle des gens et des ordres du roi. 
Quelquefois libérale, la main de la royauté tranche des abus; elle ou- 
vre notamment, en 1755, toutes les villes, excepté Paris, Lyon, Lille 
et Rouen, a la libre industrie de tout sujet francais; plus souvent fis- 
cale, elle se tend pour recevoir, pour menacer, pour prendre, pour 
réglementer. Plus de trois cents réglements datent de cette époque; 
ils ont pour but d’empécher la fraude, et pour effet de la multiplier; 
pour but de protéger l'industrie, et pour effet de l’entraver. Hl faut 
trois ans de procés 4 ]’inventeur du laminage du plomb, il faut deux 
académies, le parlement, les ministres, l’ambassadeur d' Angleterre, 
pour vaincre la résistance des plombiers, qui s’obstinent 4 couler le 
plomb *. Le trafic des toiles peintes est puni par les galéres. Les pa- 
trons sont 4 la merci du roi, les ouvriers 4 la merci des patrons, 
qu ils ne peuvent quitter sans un congé et un passe-port. : 

« Le régne de Louis XV, dit M. Levasseur, n’eut rien d’original 
dans la législation industrielle et ouvriére; il ne fut que la suite et 
l’exagération du régne de Louis XIV. » 

Pour les arts, ce siécle est celui de Watteau et de Boucher, celui des 
petits appartements et des petites ornementations, relevé un peu dans 
l’architecture par Soufflot, dans la sculpture par Bouchardon et Hou- 
don; il produit plus de graveurs charmants que de grands peintres, 
plus de bijoutiers que de sculpteurs. Cependant il n’est pas sans 
prospérité commerciale et sans activité manufacturiére, puisque le 
commerce extérieur, de 212 millions en 1745, s’était, en 4787, élevé 
4 1,153, millions; il avait quintuplé en soixante et onze ans. Mais 


‘ Levasseur, Il, p. 345. 
2 Jbid., p. 358.5 





DES OUVRIERS FRANCAIS. 430 


toute cette part de la vie d'une nation qui ne s'exprime pas en chiffres, 
tout ce qui s'‘inspire dans le gouvernement ou dans les mceurs publi- 
ques de l’honnéteté, de |’intelligence, était aussi bas que possible. Au 
moment ou le pouvoir s'abaissait, o4 toutes les régles se corrom- 
paient, la nation se montrait pourtant aclive, riche, ambitieuse du . 
progrés, et, par une réaction qui, grace 4 Dieu, commence toujours 
en France le jour ou l’abus semble atteindre sa limite extréme, les 
idées s'élaboraient, une meilleure économie politique se populari- 
sait, Pesprit public s’améliorait en province, les honnétes gens affli- 
gés se rapprochaient; mais cet heureux mouvement d’opinion était 
loin d’étre complet et surtout d’étre en mesure de dominer la corrup- 
tion générale, lorsque notre pays vit enfin un bon roi, Louis XVI, un 
grand ministre, Turgot. 

Bienfaiteur pendant quatorze ans de I’ Angoumois et du Limousin, 
ot: il abolit la corvée, établit la liberté du commerce, sut éviter la di- 
sette, Turgot fut ministre avec Malesherbes moins de trois ans 
(4774-1776). 

Sans banqueroute, sans emprunt, sans impdts, il releva les finan- 
ces, créa une caisse d’escompte, améliota les routes et les postes, 
permit la liberté du commerce des grains; enfin, au commencement 
de 4776, parurent les six édits fameux qui abolirent 1° les corvées, rem- 
placées par une contribution; 2° les vieux réglements sur l’approvision- 
nement de Paris; 3° les offices des ports, quais, halles et marchés; 4° les 
jurandes, maitrises, communautes et confréries d’arts et de métiers, 
remmplacées par un syndic et deux adjoints annuels et élus: 5° la caisse 
de Poissy, qui percevait des droits onéreux sur les ventes de bestiaux; 
enfin 6° le singulier réglement qui obligeait les chandeliers 4 n’ob- 
tenir du suif que par l’intermédiaire de la corporation qui achetait. 
Liberté des personnes, liberté des contrats, liberté des transports, li- 
berté des échanges, liberté du travail, Turgot réalisait ces progrés, 
et, dans le préambule de ces mesures, il les proclamait hautement, 
déclarant que « le droit de travailler est la premiére propriété de 
tout homme. » On sait que le parlement n’enregistra que I’ édit relatif 
a Ja caisse de Poissy; forcé d'enregistrer les autres, au lit de justice 
du 42 mars 1776, il protestait par la bouche de l’avocat général Sé- 
guier, appelant « l'indépendance un vice de la constitution politi- 
« que, » et ajoutant que « les génes, les entraves, les prohibitions, font 

« la gloire, la sdreté, 'immensité du commerce de la France’. » Deux 
mojs aprés, le 12 mai 1776, Turgot recevait l’ordre de se retirer 
sans avoir pu voir le roi. Au mois d’aout, les corporations étaient ré- 
tablies 4 Paris, puis dans tout le royaume; i! yen avait partout en 1780. 


4 Levasseur, I], p. 398. 


440 DE LA CONDITION 


Ces corporations réunissaient plusieurs métiers autrefois divisés; 
elles n’excluaient plus les femmes et les étrangers, elles admettaient 
des droits de maitrise moins élevés, elles laissaient libres plusieurs 
professions. C’était un compromis entre Colbert et Turgot, compro- 
mis impuissant, car les mémes combinaisons devaient conduire aux 
mémes abus : on vit renaitre lesimpéts, les procés, les réglements. H 
en fut appliqué de nouveaux aux manufactures par )’édit du5 mai 
4779, autre transaction assez libérale, puisqu’elle permettait aux fa- 
bricants de produire des types nouveaux, ef, aprés soixante ans 
d’exercice, de plomber eux-mémes leurs produits, aux étrangers de 
fonder des fabriques. Le traité d’Eden, du 26 septembre 1786, ouvrit 
méme a ]’Angleterre nos marchés; mais nous n’étions pas de force 4 
lutter; les découvertes de Lavoisier, de Priestley, de Berthollet, les 
machines de Vaucanson ou de Mongolfier annongaient l'avenir, mais 
ne dominaient pas encore le présent; un libre échange prématuré 
produisit une crise industrielle terrible qui préparait aux passions 
politiques un formidable auxiliaire, la misére. 

Lorsque les colléges électoraux se réunirent pour la formation des 
Etats, tous demandérent l’uniformité des poids et mesures, la des- 
truction des monopoles et priviléges, la suppression des droits et 
péages intérieurs, la modification du traité d’Eden, l’abolition des 
maitrises et des jurandes. Cette derniére réforme, décrétée dans la 
nuit du 4 aodt 1789, passa dans la célébre loi du 416 février-2 mars 
4791, qui proclama la liberté de l’industrie, le remboursement des 
offices, ]’établissement des patentes. 

A ce grand événement s’arréte |’ Histoire des classes ouvriéres de 
M. Levasseur. Si l’on résume avec lui les sept périodes qui la divisent, 
on peut les confier 41a mémoire sous cette forme sommaire : 

Premikre Péniode. La Conquéte romaine. — Temps d'esclavage per- 
sonnel ou industriel, corporation oppressive au profit de !’Etat. 

Devxikue péniope. L' Invasion des Barbares. — Temps de servage et 
de misére; l'art et le travail libre sont réfugiés dans les cloitres. 

Troisikwe périopE. La Féodalité. — Les villes s’émancipent, les serfs 
se rachétent, les croisades mélent les peuples, la corporation devient 
protectrice au profit de l’artisan, mais elle demeure locale et tend au 
monopole. | 

Quatnitue péniove. La Guerre de Cent Ans.— Temps de misére et 
d'anarchie; en dehors de la corporation naft le compagnonnage, sorte 
de corporation générale des ouvriers désormais séparés des patrons; 
les ouvriers vont a la révolte; elle se termine au profit de la royauté. 

Cimquizmz périong. La Renaissance. — Temps de prospérité indus- 
trielle et d’art, mais lutte entre les corporations, prédominance et 
intervention croissante de la royauté. 





DES OUVRIERS FRANCAIS. 441 


Smuitue pEniopg. Les Réglements. — La corporation subsiste, mais le 
privilége est & cdté, la protection au-dessus, réglant, taxant, contrd- 
lant l’industrie en méme temps qu'elle la développe et la défend. 

Sepritme pénrope. Les Abus et la Révolution. — Abus des réglements, 
abus des priviléges, abus des impdts, abus des corporations, essai de 
liberté pacifique avorté, explosion de liberté excessive par la Révolu- 
tion. 

C'est 4 cette date que M. Levasseur laisse l'histoire des classes ou- 
yricres. I] serait inutile de la refaire avec M. Ducellier, dont le livre 
suit 4 peu prés les mémes sentiers et est inspiré par le méme soufile. 
Toutefois son ouvrage, bien que moins long, embrasse un champ 
plus vaste que celui de M. Levasseur; car il s’occupe de la condition 
des paysans en méme temps que de celle des ouvriers, il s'attache de 
plus prés a |’état moral,  l'instruction notamment et aux institutions 
de charité, enfin il conduit cette intéressante histoire Jusqu’au temps 
actuel, complément que M. Levasseur a réservé pour un autre ouvrage. 

Il est curieux de lire dans M. Ducellier avec quels sentiments les 
ouvriers recurent, au moment de la Révolution, la liberté du travail 
et la destruction des corporations. Ils en furent mécontents et in- 
quiets, l’isolement les effraya bien plus que l’indépendance ne leur 
sourit'. lis se mirent aussitét ase coaliser et 4 discuter des projets 
pour remplacer par des associations les institutions anciennes, dans 
l'espoir de se garantir contre la maladie, la vieillesse, le chémage, la 
concurrence. Mais, au moment méme ou le principe de la liberté du 
travail entrait dans les lois, un autre principe y prenait également 
racine, celui de l’omnipotence de I’Etat. 

Dans le rapport qui précéde le décret du 14 juin 1791, le député 
Chapelier s’exprime ainsi : « Sans doute il doit étre permis a tous les 
« citoyens de s'assembler, mais il ne doit pas étre permis aux ci- 
« toyens de certaines professions de s'assembler pour leurs prétendus 
« intéréts communs. I} n’y a plus de corporations dans I'Etat, il n'y 
« aplus que l'intérét particulier de chaque individu et lintérét général. 
« Il n'est permis a personne d'inspirer aux citoyens un intérét intermeé- 
« diaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corpo- 
« ration. C’est 4 la nation 4 fournir des travaux & ceux qui en ont be- 
« soin pour leur existence et des secours aux infirmes... C’est aux 
« conventions libres d'individu 4 individu 4 fixer la journée pour 
« chaque ouvrier, c'est ensuite a l'ouvrier 4 maintenir la convention 
« avec celui qui l’occupe... » 

On a, dans ces paroles, le double principe qui a dominé depuis 
lors, omnipotence de |’Etat, isolement de l’individu, principes dont 


‘ Ducellier, pages 321 et suiv. 
Junter 1862. 29 


442 DE LA CONDITION 


la conséquence est, d’une part, la mise & la charge de l’Etat d'un 
nombre croissant de responsabilités, méme la satisfaction du droit au 
travail et au secours, de !’autre la défiance et l’interdiction de toute 
association défensive entre les ouvriers. Bient6t le peuple sera livré aux 
intrigants ou aux forcenés, le seul travail sera la guerre, les violences 
du maximum et des assignats, les théories de Babeuf contre la propriété 
ou les plans de Barrére sur la bienfaisance nationale, auront leur jour 
et compteront des adeptes. Des bassesses du Directoire la France 
remontera aux gloires du Consulat, qui lui rendra l’ordre matériel, 
l’ordre moral, mais sans la paix nila hberté, et, peu soucieux du 
sort des masses, ne nommera méme pas les ouvriers dans le Code ci- 
vil, rétablira des monopoles, essayera |’institution des prud’ hommes 
sans la généraliser. La Restauration, plus pacifique, plus Jibérale, 
plus religieuse, verra naftre les caisses d’épargnes (1817) et les salles 
d’asile (1827). La monarchie d’Orléans multipliera les écoles (loi du 
28 juin 1833), les caissesd’épargnes (loi du 5 juin 1835), les conseils 
de prud’hommes (lois du 29 juin 1844, 9 juin 1847), la surveillance 
des enfants dans les manufactures (1841). Enfin, la République de 1848 
essayera l'association (loi du 6 juillet 1848), et, obéissant a des inspi- 
rations’ intelligentes et charitables, elle s’occupera de I’assistance 
(1849), de l’enseignement (1850), des apprentis (1854), des caisses 
de retraite (1854) et des secours mutuels, et Empire développera 
tous les bienfaits antérieurs par des mesures nombreuses, en méme 
temps qu’il inaugurera le régime de la liberté commerciale, et 
mettra fin aux protections 4l'abri desquelles avait grandi le travail 
national (4860-1861). 

Mais, a travers toutes ces alternatives de bien, de mal, de folie, de 
sagesse, de paix, de guerre, de révolulions, de retours, les deux prin- 
cipes de la liberté du travail et de l'intervention de ]’Etat, bien loin 
de changer quand tout changeait, ont été maintenus dans toutes les 
constitutions et se sont développés. Livrés 4 eux seuls, classe mobile 
et isolée, les ouvriers ont traversé la prospérité sans se sentir ga- 
rantis et heureux; un malaise continuel, excité par des utopies aux- 
quelles on ne résiste pas quand on souffre, a élé le fond de leur es- 
prit et le fléau de leur condition. Se trouvant plus malheureux 4 
mesure qu ils étaient plus éclairés, tandis qu’autrefois ils se faisaient 
a de mauvaises institutions, grace 4 leur bon esprit, ils se sont, dans 
ce siécle, révoliés contre un régime pourtant fondé sur de meilleurs 
principes. De violentes insurrections, aprés 1830, une révolution 
en 1848, ont révélé que les classes ouvriéres étaient loin de se croire 
satisfaites. Nous en sommes la. Nous avons l’égalité, nous avons la 
liberté dans |’ordre industriel. Comment n’avons-nous pas la sécurité? 
Comment se fait-il méme que nous l’ayons moins qu’autrefois? 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 143 


Je regrette que les deux historiens dont j'analyse les importants tra- 
vaux nvaient pas répondu & ces questions d’une maniére plus pré- 
cise. M. Levasseur conclut par un éloge de la liberté du travail; elle 
a produit une plus grande richesse, et ainsi le sort d’un plus grand 
nombre d'hommes a été élevé. Cela est vrai; mais, si ces hommes 
sont plus heureux, comment sont-ils moins tranquilles? M. Ducellier 
jette un coup d’ceil d’ensemble sur son ceuvre, et il regarde 1’éléva- 
tion progressive et constante des ouvriers comme la loi de leur his- 
toire, et la doctrine chrétienne, servie par l'action gouvernementale, 
comme I'instrument de cette élévation; il déclare que l'ceuvre n’a ja- 
mais été en meilleure voie. C’est encore une conclusion optimiste et 
trop vague. 

J'adresse 4 leurs ouvrages, d’ailleurs si remarquables, cette criti- 
que principale. Leur histoire est l'histoire du travail, elle n’est pas 
rhistoire du travailleur; ils m’expliquent les changements accomplis 
dans le régime du travail, ils ne m’expliquent pas les changements 
opérés dans la condition du travailleur. C'est 14 que je retrouve M. le 
Play, qui me fait creuser plusavant et découvrir ce que je n’ai pas en- 
core vu. 

II ne suffit pas d’amener toutes ses études & une conclusion laudative 
et de les terminer par un Te Deumen|’honneur de l’époque actuelle 
et des principes modernes. On contente ainsi les opinions générales, 
on ne répond pas aux préoccupations secrétes des esprits sérieux. Si 
les principes sont meilleurs, comme cela est affirmé, si la richesse est 
plus abondante, comme cela est visible, d’ou vient donc que les classes 
ouvriéres, tranquilles autrefois, sont agilées aujourd'hui? D'ou vient 
qu’elles menacent les classes supérieures? Quelle est la cause de cet 
antagonisme certain, croissant, inquiétant, qui ne se produisait pas 
autrefois? C'est, dit-on, l’effet desrévolutions. Non, c’en est la cause. 

Sans doute ce malaise n’est pas exclusivement la maladie de la 
France, mais elle y présente des caractéres plus profonds et des 
symptdmes plus aigus. A quoi tient ce malaise? Les historiens du 
passé ne me l’expliquent pas. M. le Play seul aborde nettement la 
question. [1 semble qu'on soit un homme du passé quand on la 
pose. Au contraire, on nest pas un homme de l'avenir sans I’avoir 
résolue. 

Suivons, écoutons ceux qui ont observé les faits contemporains, et 
demandons-leurla réponse & cette question capitale de notre époque, 
l'antagonisme entre les diverses classes du pays au sein d'une société 
fondée sur la justice et l’égalité, en quéte de tous les progrés, favo- 
risée par de belles découvertes, des grands hommes, des temps 
d’'abondance et de paix, un esprit généreux, et cependant profondé- 
ment souffrante. 











4th DE LA CONDITION 


II 


CONDITION PRESENTE DES OUVRIERS FRANCAIS. 


Suivant l’exemple donné en 1855 par M. Villermé, il y a vingt-huit 
ans, plus récemment par MM. Blanqui et Michel Chevalier, M. Louis Rey- 
baud et M. Audiganne ont publié, dans les deux derniéres années, 
des travaux étendus sur la condition des ouvriers franvais. L’Acadé- 
mie des sciences morales s’est fait honneur en tenant une enquéte 
perpétuellement ouverte, 4 laquelle les écrivains que nous avons 
nommeés contribuent. Noble tache, digne d’occuper davantage encore 
cette Académie. L’art d’améliorer la condition des petits, n’est-ce 
pas la science morale et politique par excellence? 

Le livre de M. Audiganne et les deux ouvrages de M. Reybaud 
sont disposés suivant la méme méthode; la toile est en quelque sorte 
la méme, le cadre et le tableau sont différents. 

M. Audiganne décrit la France entiére. Son ouvrage est un itiné- 
raire industriel, un guide du voyageur dans les pays de fabriques; on 
doit le lire la carte 4 la main. Avec une méthode excellente et dans 
un style agréable et soutenu, il nous présente les différents groupes 
du travail sur le territoire de la France. 

La région du Nord, c’est, d'une part, la Flandre avec l’Artois, !a 
Picardie, Saint-Quentin, Sedan; d’autre part, la riche et industrieuse 
Normandie. | 

Le vaste département du Nord, que M. de Lavergne appelait ré- 
cemment l'une des parties du globe les plus habitées, est la pa- 
trie de l'industrie textile, des métaux, du charbon, du sucre. Sa r- 
chesse augmente avec sa population, son activité avec sa _richesse. 
Dans ses industries, le partage existe encore entre le travail chez !’ou- 
vrier et le travail chez le maitre, le travail 4 domicile et le travail en 
fabrique. Mais !’atelier collectif prend le dessus, le village se dépeuple 
ou devient une ville. A Lille méme, et dans les annexes, au sein d'une 
agglomération croissante, |’association fleurit sous les formes les plus 
diverses; religieuse ou humanitaire, appliquée a l’épargne ou au plai- 
sir, aux besoins moraux ou aux achats en commun, elle est un des 
traits saillants de l'industrie lilloise, bien étudiée par M. Audiganne. 





DES OUVRIERS FRANGAIS. 445 


A Calais, ou plutét 4 Saint-Pierre-lez-Calais, centre de la belle indus- 

trie des tulles anglo-francaise, l'association existe 4 peine. Elle prend 

_ difficilement a Saint-Quentin, est plus commune 4 Sedan, qui se dis- 
tingue aussi par la répression réussie de l’ivrognerie. 

Si nous passons de Flandre en Normandie, nous trouvons la grande 
industric manufacluriére installée dans la vaste région dont Rouen 
est la métropole, et dont Louviers et Elbeuf sont les points les plus 
importants, tandis que l’atelier 4 domicile est le régime des groupes 
industriels de Caen, Flers, l’Aigle, Vire, Condé, Bayeux. La rouenne- 
rie et le drap se fabriquent en commun, la dentelle, les épingles, la 
ferronnerie, en famille. Travail collectif, travail domestique, l'un plus 
immoral mais plus intelligent, l’autre plus moral mais plus routinier, 
l'un plus rétribué, l'autre plus économe. 

Dans la région du nord-est (M. Audiganne appelle ainsi le groupe 
industriel de Reims et celui de la Lorraine), la fabrication des étoffes 
de laine occupe plus de 40,000 ouvriers, habitants de la ville de 
Reims ou disséminés dans un rayon de quinze ou vingt lieues, et par- 
lagés entre le travail 4 la campagne, séjour de la plupart des tisse- 
rands, et le travail aggloméré, condition dominante aujourd’hui pour 
le peignage, le cardage, le blanchiment, la teinture, etc. Depuis 1848, 
cette population, agitée et souffrante, parait plus heureuse et plus 
calme; la misére, lignorance et le vice remportent encore cependant 
de tristes victoires. Plus paisibles sont les ouvriers de la Lorraine, 
les filateurs ou tisseurs de coton de Saint-Dié, de Schirmeck, de Se- 
hones, de Bar-le-Duc, les luthiers de Mirecourt, les ouvriers des cris- 
talleries de Baccarat ou des glaceries de Saint-Quirin. Moins d’ouvriers 
homades, un plus fréquent mélange de la vie agricole avec la vie in- 
dustrielle, des institutions de prévoyance, variées autant qu efficaces, 
élévent le niveau. Les dentelles et les broderies occupent & domicile 
des milliers de femmes dans les villages, en ajoutant aux ressources 
de la famille un supplément bien faible, réduit par les intermédiaires, 
mais pourtant utile. 

Si l’on donnait 4 deviner 4 un étranger quelle est Ja portion du ter- 
ritoire francais la moins propre au développement industriel, il nom- 
merait l’Alsace, située loin de la mer, prés des douanes, 4 cété d’une 
frontiére sans cesse disputée par les armes, au milieu des montagnes, 
et portant sur son sol une population qui parle une langue étran- 
gére, ef qui, divisée en plusieurs cultes, ne brille point par des qua- 
lités exceptionnelles d'intelligence ou de vigueur. L'Alsace est pour- 
tant l’un des centres les plus vivants de l'industrie francaise; il semble 
que 14, comme ailleurs, le succés soit en raison de l’obstacle : la lutte 
a fait la victoire. M. Audiganne compare avec justesse aux clans les 
groupes industriels créés en dehors des grandes villes sur des points 


446 DE LA CONDITION 


qui doivent tout aux usines, Munster, Guebviller, Wesserling. La ca- 
pitale industrielle de cette région de l’est, c'est Mulhouse, village de 
6,000 dmes il y a cinquante ans, ville de 60,000 dames aujourd’hui, 
grace 4 des chefs d’industrie qui ont rendu leur nom célébre en Eu- 
rope par la supériorité de leurs procédés et de leurs produits, autant 
que par le nombre de leurs institutions de prévoyance, surtout en ce 
qui concerne |’encouragement a l’épargne, l’instruction primaire, les 
logements d’ouvriers. _ 

A la région de lest, 4 l’Alsace, l’auteur des Populations ouvriéres 
ajoute les artisans du Jura, spécialement les horlogers et quincailliers 
d’une riche et active petite ville, Morez, puis les lapidaires, colonie 
singuliérement installée depuis de longues années 4 Septmoncel, au- 
dessus de Saint-Claude, a 1,044 métres au-dessus du niveau de la 
mer. Il a peint, avec un soin remarquable, la vie de ces lapidaires, 
qui, remuant des diamants dans leurs mains, ne mangent que du 
pain noir et des pommes de terre, et vivent la, pauvres, mais heu- 
reux, fiers, instruits, unis, grace 4 deux secrets plus précieux que 
leurs pierres précieuses, la vie de famille, la probité. 

La méthode géographique suivie par M. Audiganne le conduit des 
hameaux du Jura 4 ce point bruyant, croissant et agité dela planéte 
terrestre que l’on nomme Paris. Il esquisse 4 grands traits la physio- 
nomie générale des ouvriers parisiens, qu'il est plus juste d'appeler 
les ouvriers de la France entiére en passage & Paris; il indique I’ éten- 
due de cette industrie de tous les genres, dont les affaires atteignent 
bientét deux milliards, puis il discute avec soin les problémes so- 
ciaux qui ont amené l’explosion de 1848; et, aprés avoir traversé ce 
grand sujet, il rattache rapidement 4 la région du centre les groupes 
moins importants de l'industrie du Limousin, du Berri et de l’Auver- 
gne. Un chapitre, beaucoup trop sommaire, est consacré aux indus- 
tries de la région de l'ouest, qui comprend les pays situés entre la 
Loire et la Gironde, 1a Bretagne, I’Anjou, le Poitou, la Gascogne. Les 
populations de ces contrées méritaient une étude plus approfondie. 

' Des pages extrémement intéressantes sont consacrées 4 étudier, 
dans la région du sud-est, les ouvriers de Lyon et ceux de Saint- 
Etienne. 

On sait que, sur 50,000 métiers environ occupés par Pindustrie 
de la soie en France, Lyon et sa banlieue en possédent 4 peu prés 
70,000, qui, 4 cing personnes pour deux métiers, emploient prés de 
175,000 ouvriers ou ouvriéres. On sait aussi que, de temps immémo- 
rial, cette belle industrie a été divisée entre les fabricants, qui regoi- 
vent les commandes, concoivent jle travail, font faire les dessins, 
fournissent la soie, les chefs d'atelier, qui chez eux, sur leurs métiers, 
font exécuter, et les compagnons, qui exécutent.Nul lien permanent 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 4&7 


entre les diverses classes, mais pas d’agglomération en fabrique. Le 
chef d’atelier garde, en général, Ja moitié du prix de fagon, et paye 
autre, comme salaire, au compagnon, dont la journée, selon M. Au- 
diganne, ne dépasse pas 1 fr. 80 c., du moins pour le tissage des 
étoffes communes. Ce systéme a quelques avantages et beaucoup d’in- 
convénients. Si le chef d’atelier est’paternel, s'il a surtout pour ou- 
vriers sa femme et ses enfants, si l’on mange ensemble, si l'on est 
bien logé, c’est la vie de famille et le meilleur régime. Mais le chef 
d’atelier est souvent intéressé ou grossier; on a cessé de se nourrir 
avec lui; le tisseur de soie, autrefois nommé canut, est mieux logé, 
mieux vétu; mais il appartient, non 4 une grande fabrique, mais a 
une grande ville, et il est livré, sans bonne influence, 4 toutes les 
mauvaises séductions du café, du journal, de la société secréte. 

Lindustrie est une industrie de luxe, trés-concurrencée, et, pour 
les trois cinquiémes, consacrée 4 l’exportation. Plus de 200,000 mé- 
tiers battent en Prusse, en Suisse, en Savoie, en Angleterre. De 1a 
des crises fréquentes et terribles. Ajoutez 4 ces causes de malaise les 
caractéres d'une population déja méridionale, réveuse, ardente, faci- 
lement éprise des idées nouvelles, préchées 1a plus que partout ail- 
leurs depuis quarante ans. On ne saurait étre surpris que dans un 
pareil milieu des insurrections aient fait explosion en 1831, 1854, 
4848, parmi des masses que pénétrent heureusement de plus en plus 
la religion, l' instruction, la mutualité, pendant que des améliorations 
intelligentes transforment les rues, les maisons et l'antique fraction- 
nement de la ville. En méme temps, le systéme tradilionnel de }’in- 
dustrie est entamé de deux cédtés par le travail disséminé dans les 
campagnes et par le travail aggloméré autour des moteurs mécani- 
ques, le premier excellent, sil est assez payé, le second moins 
heureux, mais qui pourtant, aux yeux de M. Audiganne, ne doit pas 
inquiéter, parce qu'il pourra permettre l'influence des patrons sur 
les ouvriers et la diminution des crises par la confection d’une plus 
grande quantité de travail a l’avance. 

Dans le bassin de Saint-Etienne, 150,000 ouvriers, employés aux 
industries les plus différentes, les rubans a cété du charbon, le yerre 
4 chté du fer, la passementerie a cété des fusils, recoivent le contre- 
coup des émotions de la population lyonnaise. Cependant, distribués 
(sauf les ouvriers en soie) par grandes compagnies.ou grandes ma- 
nufactures, en général mieux payés, trés-attachés 4 leur sol et trés- 
fiers de leur état, ils offrent moins de facilité au désordre. De grands 
efforts ont été faits par de riches et bienfaisants industriels pour lo- 
ger, soigner, instruire les ouvriers. On peut citer notamment Terre- 
Noire et ses maisons d’ouvriers, confiées aux sceurs de Saint-Vincent 
de Paul, et contenant un hospice, un asile, une école, un ouvroir. La 


448 DE LA CONDITION 


compagnie de la Loire n‘avait pas dépensé moins de 4,200,000 francs 
en établissements de prévoyance. Toutefois ces vastes fondations 
d’une compagnie invisible ne valent pas pour l’ouvrier les rapports 
d’homme a homme, de coeur 4 coeur, avec un patron qu'il peut con- 
naitre et aimer; ces larges secours ne valent pas des salaires plus 
élevés, et il ne faut pas espérer que les efforts de la charité soient un 
palliatif suffisant contre les crises du travail. 

La vaste région du Midi est divisée par l’auteur des Populations 
ouvriéres en deux parties, la rive droite et la rive gauche du Rhone. 

Voici d'abord Vintelligente et ardente population des Cévennes, oc- 
eupée 4 Nimes de l'industrie des chales qui décroit; de celle des tapis 
qui progresse, de la soie, de la laine, du coton; puis les mineurs et 
les forgerons d’Alais et de la Grand’-Combe, et toutes les familles 
adonnées a l'éducation de ce singulier étre, dont la vie est si courte, 
si bizarre et si précieuse, le ver 4 soie, population trés-remarquable, 
ou l’ivrognerie est rare, la passion religieuse ardente, la fidélité poli- 
tique persévérante, la vivacité d’esprit si visible. La grande industrie, 
selon M. Audiganne, s’y occuperait peu de fonder pour les ouvriers 
des établissements de bienfaisance; c’est une erreur facile 4 démentir 
quand on visite Alais. Mais Dieu surtout a fait pour ces hommes un 
sol riche, un ciel heureux; il a donné Ja santé a leurs membres, la 
droiture 4 leur 4me, et, 4 mesure que le Midi sera plus couvert de 
chemins de fer et la Méditerranée de navires, cette région entrera 
dans la voie d’une prospérité qu'elle ne peut réaliser dans ses rap- 
ports avec Paris, dont elle est éloignée et séparée par Lyon. 

Il en sera de méme des industries du Tarn et de 1’Hérault, de la 
-Montagne-Noire, de l’Aveyron, industries qui fleurissent dans des lo- 
calités si curieuses; Lodéye, ot se fabriquent les draps de troupe, 
ville 4 la fois trés-religieuse et trés-bruyante; Bédarieux, tout occu- 
pée des draps;de casquette; Mazamet, presque inconnue il y a vingt 
ans, et qui doit sa prospérité, qui a effacé Castres, aux bas prix dont 
se contentent ses habitants, aux eaux utilisées de l’Arnette, et 4 un 
fabricant intelligent, M. Houlés; Villeneuvette, organisée comme une 
easerne, ou tout est prévu et d’ou la misére est exclue; puis Decaze- 
ville, Graissessac, Aubin, houilléres et forges pleines d’avenir, ¢ 
Cette, si active, qui emploie, outre ses forges et son port, 3,000 ov- 

vriers 4 la fabrication des vins de liqueur. 
' Del’autre coté du Rhéne, M. Audiganne a choisi, comme points 
caractéristiques, quatre villes, Avignon, centre de la production de la 
garanice, importée a la fin du siécle dernier par un homme singulier, 
Althen, né en Perse, esclave, puis fugitif, venu en France, et mort, 
aprés des efforts qui ont fait la richesse d'une contrée, pauvre et de- 
nué de tout; Aix, avec sa fabrication d’huile d’olive; Toulon, avec 8& 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 449 


industries maritimes; Marseille enfin, avec ses savous, mais surtout 
avec son port, qui sera peut-étre un jour le premier port du monde. 
Ces industries, la garance, Vhuile, le savon, !a marine, ont !’avan- 
tage de tenirau sol méme, d’étre fondées sur une agriculture ou sur 
un commerce qu’on ne peut pas déplacer, et d’offrir les meilleurs 
éléments de progrés 4 une population vive, qui aime les plaisirs et 
les affaires, s'instruit et s’associe volontiers, garde ses vieilles tradi- 
tions de corporation ou de foi, et est, de toutes facons, l'une des plus 
intéressantes de ce beau pays de France, ot l'homme est aussi varié 
et aussi bien doué que la terre. 

C'est par la Provence que M. Audiganne termine le tableau général 
de la condition des ouvriers francais. Un dernier livre est consacré & 
des considérations étendues sur leur sort, ses progrés, ses Jacunes; 
c'est un peu plus loin que ces considérations trouveront leur place. 

Nous retrouvons Lyon, Saint-Etienne, Nimes et Avignon dans le 
volume publié en 1859 par M. Louis Reybaud, sur la Condition des 
ouvriers en soie. Il n’a pas étudié toutes les industries d’une méme ré- 
gion, mais'toutes les régions d'une méme industrie. Encore se borne-t-il 
a l'industrie méme, c’est-a-dire au tissage de la soie, laissant de cdtéla 
production, la préparation de la matiére. ll a passé la frontiére, et 
cest 4 Viersen et 4 Crefeld, 4 Elberfeld et 4 Barmen, a Bale eta Zurich, 
qu'il nous méne d’abord, pour passer en revue les forces des adver- 
saires que Lyon et Saint-Etienne ont 4 combattre, excursion trés-in- 
structive et trés-nécessaire, mais qui sort du cadre de cette étude, 
exclusivement consacrée aux ouvriers francais. 

Le plaisir que l’on éprouve & lire M. Reybaud se compose de plu- 
sieurs plaisirs. La description ingénieuse de procédés curieux aiguise 
dans l’esprit une curiosité ardente et comme une soif de progrés; on 
se figure toujours que l'homme va inventer quelque clef pour ouvrir 
la porte des secrets du grand Ouvrier. On ne pénétre pas les relations 
étroites de l'industrie avec l’agriculture, d’un métier avec un autre, 
du commerce avec le travail, d’un pays avec la terre entiére, sans 
sélever 4 la jouissance d'un noble spectacle, celui de union, du 
concert universel de la famille humaine. Enfin, l’dme tout entiére est 
captivée, émue, soit en suivant l’homme dans sa rude condition, aux 
prises avec la peine, dépendant de mille accidents divers, soit en sai- 
sissant les liens qui unissent le bien-étre 4 la morale, la morale avec 
la politique, la vie du plus petit avec la vie de tous, et le repos d’un en- 
fant avec le repos public. Ces tableaux, ces vues, ces réflexions, nous 
apparaissent, revétus d’un style clair, souple, sans emphase, qui 
préte a l’idée juste le mot juste, et donne aux détails techniques de 
lattrait et aux répétitions nécessaires de la variété. Le talent de 


450 DE LA CONDITION 


M. Reybaud est aussi une industrie, un art délicat, et son ouvrage 
est comme un tissu de soie, agréable a voir, 4 étudier, 4 manier, tant 
il a su répandre sur un sujet sérieux d’éclat, de chaleur, de clarté. 
L’écrivain n’a pas la méme ressource que le dessinateur, il ne peut 
copier un modéle en raccourci, il ne peut le réduire sans le défigurer. 
Aussi je ne puis résumer M. Reybaud. Je-ne connais pas d'étude plus 
curieuse que celle qu'il a consacrée 4 l'industrie de Lyon, déja étudiée 
avec un bonheur auquel il rend justice par M. Audiganne. II nous mon- 
tre & merveille les causes de la fortune de cette ville, placée entre le 
Nord et le Midi, avec les habitudes laborieuses du Nord et le gout du 
Midi; il indique les sources des crises qui éprouvent |’industrie de la 
soie, soumise aux caprices de la mode, aux incertitudes de l’exporta- 
tion, 4 des hausses subites dans les prix de la matiére par suite de ma- 
Jadie du ver ou du miurier; puis il signale les causes de l’agitation de 
la population lyonnaise, si souvent soulevée, et encore si inflammable; 
enfin la tendance qui pousse la fabrique 4 la manufacture ou au vil- 
lage, l'une préférable pour la supériorité des produits et Je patro- 
nage, l'autre pour Ja modicité des facons et les bonnes meeurs. Trois 
fabriques remarquables, qui allient la vie religieuse 4 la vie indus- 
trielle, la Seauve, Jujurieux, Tarare, ont été étudiées par M. Rey- 
baud; comme M. Audiganne, il croit cette transformation en usines 
a grands moteurs mécaniques inévitable, etil approuve l’organisation 
révoyante et morale des grands établissements qu'il a visités. Saint- 
tienne, Saint-Chamond, puissantes dépendances de Lyon, Nimes, Avi- 
gnon, ow l'industrie de la soie est au contraire en déclin, sont ensuite 
l'objet de ses investigations. Puis, dans un tableau bref et clair, il se 
résume, et il nous montre l'industrie de la soie grandissant avec le 
gout du luxe, de telle facon qu’entre deux Expositions, celle de 4851 
et celle de 1855, la production, pour la France seule a augmenté de 
157 millions. Plus exposée qu’aucune autre aux fluctuations, elle a de 
plus 4 subir le renouvellement que le coton, la laine, le chanvre, le 
hin, ont traversé, et 4 craindre de retoutables concurrences, en AD- 
gleterre notamment; elle occupe une population bien exposée 4 Ja 
misére, agitée par des influences dangereuses, et qui a plus besoin 
que toute autre d’étre éclairée et améliorée par ceux qui ]’emploient. 
En 1861, M. Reybaud présentait 4 I’Académie une série encore ina- 
chevée de lectures sur l'industrie du coton. C'est une industrie contem- 
poraine. L’Europe l’aprise plus tard et ]’a menée plusloin que toutes les 
autres industries. L’Europe ne produit pas le coton; les autres parties 
du monde ne le fabriquent pas aussi bien qu'elle; ila fallu quele com- 
merce unitles deux élémentsde cette grande industrie, la culture, l'ou- 
vraison. La culture, par un douloureux contraste, nes’ est étendue qu’en 
Amérique avec!’ esclavage; l’ouvraison ne s'est perfectionnée en Europe 


DES OUVRIERS FRANGAIS. 454 


qu avec la liberté du travail et la grande industrie. La marche a été 
rapide. En 1747, Charleston envoie sept balles de coton 4 |’ Angle- 
terre; en 1860, l’exportation du coton américain atteint 4,675,000 
balles. Méme progrés dans la fabrication. Il y a un siécle, le coton 
occupe le rouet de la vieille femme, le métier de la chaumiére; |’ Angle- 
lerre n'en produit pas encore pour 5 millions en. 1760. En 1860, le 
coton occupe 50 millions de broches, et la consommation atteint 
4 milliards et demi, pendant que le métre d‘indienne baisse de 6 fr. a 
a centimes. 

M. Reybaud visite les régions animées par cette industrie puis- 
sante; ses premiers pas sont tournés vers |’ Alsace et les Vosges, ou la 
mise en ceuvre de ce duvet n’occupe pas moins de 85,000 ouvriers 
et une force de 15,000 chevaux-vapeur; puis il nous transporte a 
Tarare, petit village de 4,500 ames, il y a cinquante ans, maintenant 
habité par 12,000 Ames, et servant de centre 4 50,000 ouvriers, 
grace 4 un produit charmant, la mousseline, et 4 un homme d’apre 
persévérance, Simonet. La Picardie, Amiens, Saint-Quentin, résistent, 
avec leurs 200,000 tisserands, au travail mécanique qui les envahit, 
et Lille, Roubaix, servent de comptoir et de coeur 4 des établisse 
ments qui emploient 4,200,000 broches. Industrie énorme, qui voit 
ses débouchés croitre avec la population, et n’est rien pourtant, com- 
parée 4 la méme industrie en Angleterre, qui occupe 35 millions de 
broches et fabrique des tissus dont Ja longueur, s’ils étaient mis en- 
semble, dépasse celle du rayon terrestre. Mais nous ne suivrons pas 
le savant auteur en Angleterre, en Suisse, en Allemagne. Bornons- 
nous & la France. 

La, comme dans le reste de l'Europe, l'industrie du coton est la 
derniére qui ait été fondée, la premiére qui ait été renouvelée. Quel 
a étél’effet de cette révolution? Elle a augmenté la production et dimi- 
nué les prix, cela n’est pas douteux. Mais les ouvriers en ont-ils pro- 
fité? Au point de vue du nombre, cela n’est pas douteux: 1,500,000 
ont remplacé 60,000. Selon M. Reybaud, le travail est plus intelli- 
gent, l’atelier plus sain, le salaire est plus élevé. Mais la famille est 
détruite jusqu’au jour ot le salaire sera assez élevé pour que la 
femme reste 4 la maison. En outre, une guerre maritime en trou- 
blant les arrivages, la liberté des esclaves en tarissant les approvi- 
sionnements, menacent de crises terribles cette industrie. Les hom- 
mes n’étant que les passagers d’un navire, un nuage, un souffle, un 
flot, un rocher, les menacent toujours. 

La destruction de la famille! C'est 14 le vrai mal de la grande in- 
dustrie. Il n’est pas irréparable, mais jusqu’ici il n’est pas réparé. Un 
écrivain éloquent, M. Jules Simon, I'a prouvé dans un beau livre qui 
fait penser et pleurer, 1'Ouvriére. 


452 DE LA CONDITION 


Oui, ne nous bercons pas d’illusion, le travail de la femme est de 
plus en plus nécessaire 4 l'industrie, qui cherche des salaires ré- 
duits, et, avec les machines, n’a plus besoin de forces musculaires: 
le salaire de la femme est de plus en plus nécessaire 4 la famille, qui 
a besoin de ressources plus élevées avec les nouvelles habitudes de la 
vie et le prix croissant des subsistances. Dés lors, plus de foyer do- — 
mestique, parce que la femme n’y reste pas, parce que I’atelier l’en- 
traine et la corrompt; plus d’économie, parce que la femme ne dinge 
plus le ménage, parce que le célibataire n’est poussé 4 l'économie 
que par la raison, (le pére seul l’est par le coeur,) parce que les repas 
se prennent au cabaret. Si encore la femme ne faisait que les travaux 
qui lui appartiennent, si la soie, depuis la cueillette des feuilles jus- 
qu’a la confection des chapeaux, lui était réservée comme la brode- 
rie, la dentelle, les travaux d’aiguille, il n’y aurait pas de mal. Mais 
l'homme prend l’aiguille, la femme prend l’outil; on voit des femmes 
imprimeurs et des hommes chemisiers; on méle aux hommes les fem- 
mes dans des ateliers ot leurs souffrances sont en raison de leurs 
vertus. On profite de ce que les femmes ont moins de. besoins pour 
les payer moins, 2 francs par jour est le maximum, et on place ainsi 
entre la misére et la séduction de fréles créatures. Ces malheurs, 
éloquemment décrits par M. Simon, sont réels, désastreux et crois- 
sants. Comment faire? 

Interdire les manufactures aux femmes est impossible et serait 
cruel, relever les salaires ne dépend pas de I'Etat. M. Simon pense 
que la restauration de la famille dépend d'une condition matérielle, 
la transformation des logements. I] ajoute ailleurs : « Le mal est sur- 
tout un mal moral, ce sont les 4mes qu’il faut guérir. » Il devrait af- 
firmer plus haut que la religion et !’instruction sont les instruments 
de cette guérison. Mais il a raison de dire que la vertu est un tour de 
force quand toutes les conditions matérielles poussent au vice, et 
qu'on ne peut rendre les femmes plus honnétes qu’en les rendant 
plus heureuses. 

Je le remercie aussi, parce que je suis chrétien, d'avoir écrit que, 
« de toutes les entreprises, la plus déloyale et en méme temps la 
plus inutile est de précher la foi, étant incrédule, et de faire de Dieu 
un instrument de domination. » On se figure que précher la reli- 
gion, c'est précher la patience. La religion plait comme une police 
dans l’ame des petits. Cette vue est étroite, cette entreprise est 
stérile, elle conduit & faire détester Dieu et ceux qui le préchent. La 
yraie maniére d’améliorer le sort des classes inférieures, c’est de ré- 
former l’esprit des classes supérieures. 

Nul n’a plus clairement démontré, nul n’a plus nettement affirmé 
ce point que M. le Play, soit dans ses Ouvriers européens, soit dans 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 455 


les Ouvriers des deux mondes, qu'il publie avec la collaboration de la’ 
Société d'économie sociale. Ici, ce ne sont plus tous les ouvriers d'un 
pays, tous les ouvriers d’une profession, tous les ouvriers d'un sexe 
qui paraissent a la fois devant nos yeux; ce sont un, deux, trois ou- 
vriers vivants, éludiés direclement et a fond, dans ces quatre élé- 
ments qui comprennent tout, leurs ressources, leurs besoins, leur 
histoire, leur vie morale. Dans trois volumes qui se sont succédé ra- 
pidement, la Société d économie sociale a étudié vingt-huit types, en 
France, en Angleterre, en Espagne, en Savoie, en Belgique, en Tos- 
cane et aux Etats-Unis, au Maroc, en Syrie, 4 Tunis. Dix-sept de ces 
types appartiennent a l'industrie francaise. 

C'est, pour Paris seulement, le charpentier, le tisseur de chales, le 
carrier, le tailleur d’habits, le porteur d’eau, le débardeur, le 
manceuvre. 

L’ouvriére n'est pas oubliée : la brodeuse qui travaille 4 la campa- 
me dans les Vosges, la lingére, exposée 4 tant de périls dans les 
grandes cités, 4 Lille, figurent 4 cété de l’ouvrier, monteur ou déca- 
peur d'outils du Doubs, du savonnier de la basse Provence, du fer- 
blantier de la Savoie et de plusieurs types agricoles. 

Pas un de ces ouvriers qui ne soit étudié 4 fond et pris sur le vif 
avec chacun des membres de sa famille, depuis sa naissance, dans 
lous les détails de sa vie, de sa santé, de son vétement, de sa nourri- 
ture, de son travail, de son habitation, de ses plaisirs, de ses dé- 
penses et de ses recettes les plus minutieuses. Un minerai n’est pas 
analysé avec plus de soin, une étude au microscope nest pas con- 
duite avec plus de méthode. M. le Play a eu la patience de rédiger 
une série de questions, expliquées dans une excellente Instruction sur 
la méthode d’observation dite des Monographies de famille, questions 
qui peuvent servir 4 tout observateur, pourvu qu'il soit sincére et pa- 
tent, 4 étudier prés de lui des types nouveaux. 

Aprés quelques années, lorsque trois ou quatre cents monographies 
semblables auront été faites en Europe, ce sera une galerie admirable 
etune collection sans égale de renseignements sur la condition de 
ceux qui travaillent. Tous les observateurs, méme M. Reybaud, si 
perspicace, méme M. Simon, si chaleureux, sont obligés de demeu- 
rer dans une certaine généralité, et le méme vague se reproduit dans 
lesconclusions. Ils en conviennent eux-mémes. La crainte d’accuser 
la société enléve au langage quelque chose d’énergique. II faut « créer 
des germes pour l'avenir, donner une meilleure impulsion a I'acti- 
vité générale, » dit M. Audiganne, conseils trés-justes, mais trés-va- 
gues. M. Reybaud et M. Simon précisent davantage, M. le Play me 
parait seul aller 4 fond. La Jecture d’une monographie montre qu'en 


454 DE LA CONDITION 


faisant poser un seul modéle & la fois, le portrait prend un caraetére 
inattendu de ressemblance et de vérité. 

Mais nous comparerons, en finissant, les méthodes. Comparons 
avant tout les résultats. 


Mf 
CONCLUSIONS. 


Nous avons maintenant devant les yeux, autant que le comporte 
une analyse imparfaite, deux tableaux, le tableau de la condition des 
ouvriers en France dans le passé, le tableau de la condition des ou- 
vriers dans le présent, tous les deux tracés par la main des plus ré- 
cents historiens et des plus habiles observateurs. 

Il est temps de résumer les impressions et les réflexions générales 
qu'une telle étude suggére. 

La premiére impression est triste. Dans ses savants écrits si bien 
commentés par M. Flourens, Buffon a démontré que la quantité de 
vie sur la surface du globe était toujours la méme. On serait, hélas! 
tenté d’en dire autant de la quantité de bonheur, surtout du bonheur 
des petits de ce monde. Parcourez cette longue histoire des ouvriers. 
Ils sont victimes de tout, ils ne profitent presque de rien. Ils sont 
viclimes de linvasion et de la guerre, de la mauvaise justice et des 
mauvais impdts, des octrois et des douanes, des luttes de la royaulé 
et des disputes des grands, des caprices de la mode et des vicissitudes 
des saisons, des réglements et de l’absence de réglements, de la di- 
minution de la valeur de l’argent et de l’augmentation du prix des 
subsistances. Quand un progrés s’accomplit, ils payent les frais de la 
transition. Quand une calamité survient, ils recoivent les premiers 
coups du malheur. Les révolutions, faites par eux, tournent contre 
eux. Les institutions inventées pour leur bien se corrompent et en- 
gendrent des abus. Depuis quinze siécles, sur le territoire de notre 
patrie, de quoi ceux qui travaillent n’ont-ils pas souffert et de quoi 
ont-ils profité? Entre le manoeuvre du dix-huitiéme siécle avant notre 
ére et le manoeuvre du dix-neuviéme siécle contemporain, entre le 
tailleur de pierre qui travailla aux pyramides d’Egypte et le tailleur 
de pierre qui travailla A l'Arc de Triomphe de Paris, ow est 1a diffé- 
rence? L’homme qui travaille est toujours, selon 1’ énergique expres- 
sion de la langue populaire, un homme de peine! 

Ces plaintes sont exagérées. Si l'on veut peindre la condition gt 





DES OUVRIERS FRANCAIS. 455 


nérale des hommes sur la terre, ah! certes, la vie n’est clémente pour 
personne. Mais, si l’on sait comparer, si l’on se contente de chercher 
ce progrés lent, relatif, intermittent, mais cependant réel, qu’il est 
donné 4 l’humanité d’atteindre ici-bas, on le constate dans la condi- 
tion des classes laborieuses en France plus nettement peut-étre que 
partout ailleurs. Deux ou trois grands événements J’ont produit. 
Quels sont-ils? 

I. — Il est trés-évident que le principal évanement de Vhistoire du 
monde, le christianisme, est aussi le principal événement de l'histoire 
des ouvriers. Dieu hahitant l’atelier d’un artisan, artisan lui-méme, 
ces mots tombant de ses lévres adorables : « Venez 2 moi, vous qui 
travaillez, vous qui étes chargés, et je vous soulagerai', » le travail ré- 
habilité, la justice ordonnée, la fraternité préchée, la raison et la 
conscience remises en mouvement 4 la poursuite de tous les genres 
de perfection, une nouvelle industrie, la charité : voila la plus im- 
mense révolution qui ait été accomplie dans l’histoire du genre hu- 
main, et surtout dans celle des pauvres, des petits, des travailleurs. 
Je ne rappellerai pas ce que la religion a fait pour leur corps, pré- 
servé de la brutalité, soigné \dans ses maladies, prémuni contre les 
penchants mauvais, défendu par la pureté, gardienne ef conservatrice 
des familles; pour leur ame, élevée 4 de pures notions sur Dieu, la 
vie, le ciel, comblée de consolations, d’énergie, de gaieté; pour leur 
condition enfin, plus digne, plus douce, placée sous la garantie de lois 
Justes, peu 4 peu transformée par la méme influence. L’histoire a 
été écrite sous l’empire de bien des passions diverses; cependant elle 
rend, par toutes ses voix et de plus en plus, témoignage au christia- 
tianisme; elle salue dans son Auteur, méme quand elle ne l’adore 
pas, linimitable bienfaiteur du genre humain, ou plutét histoire 
devient comme un cinquiéme Evangile qui atteste sa divinité. Sans le 
christianisme, l'histoire dela terre serait celle d'une région dont une 
multitude d'étoiles plus ‘ou moins belles auraient consolé les téné- 
bres, mais sur laquelle le vrai soleil n’aurait pas lui. 

Et que serait donc l'histoire de la classe ouvriére en Europe? Elle 
aurait pour analogue, dans le passé, la condition des esclaves de la 
Gréce et de Rome; dans le présent, ]’état des populations malheu- 
reuses et obscures de l’Inde, du Thibet, de la Chine, de l’Océanie ou 
de la Nigritie, qui trainent entre la paresse et la contrainte une exis- 
tence abjecte et douloureuse, dont la‘vie des bétes de somme est le 
portrait, quelquefois l’idéal. 

Les plus grands événements pour les ouvriers, aprés le christia- 
nisme, furent les conséquences méme du christianisme, l’abolition de 


‘ Matth., ch. x1. 


456 DE LA CONDITION 


l’esclavage et du servage, la diffusion des écoles, puis la justice dans 
les lois et la paix dans la société. Ce furent de lents, mais d'immenses 
progrés. Au lieu de l’ouvrier paien, esclave, ignorant, opprimé, mi- 
sérable, l'Europe a connu l’ouvrier chrétien, libre, éclairé, ne man- 
quant ni de droits ni de travail: les autres parties du monde ne con- 
naissent pas encore cet ouvrier-la. 

II. — Il était réservé & notre époque d’accomplir encore deux 
transformations considérables, lune par I’alliance de la science et du 
crédit, l'autre par la liberté du travail. 

Les découvertes de la science, les progrés de l'art, ont transformé 
le régime du travail, cela n’a pas besoin d’étre démontré. Quand les 
Gaulois furent civilisés par les Romains, quand les croisades mirent 
l’Occident en contact avec l’Orient, quand I'Italie donna a la France 
l’Age dela renaissance, quand un grand ministre, Colbert, encoura- 
gea les inventions nouvelles, toutes les fois, en un mot, que l'art et la 
science furent en progrés, le travail fut en prospérité. Or le plus 
grand mouvement des sciences qui se soit jamais produit dans leur 
application 4 l'industrie appartient au dix-neuviéme siécle. Les dé- 
veloppements ingénieux et immenses du crédit sont de la méme épo- 
que. Ils ne pouvaient naitre qu'a une époque ou, malgré tant de vi- 
cissitudes, les lois sont en général justes et obéies, la propriété bien 
constituée, la société paisible et réguliére. Car le crédit, c'est la con- 
fiance des hommes les uns pour les autres, garantie par la confiance 
de tous dans lapplication d’une loi commune. A la faveur de la 
science, du crédit et de la paix, un énorme développement de la ri- 
chesse s'est accompli, la somme de travail commande s'est considé- 
rablement accrue, le prix d'une partie des objets de consommation, 
en particulier le prix des instruments et des vétements, s’est notable- 
ment abaissé. En méme temps, Jes écoles s’ouvraient dans toutes les 
communes, et l’instruction, gratuitement répandue, pénétrait toutes 
les classes. 

On ne saurait nier ces progrés évidents auxquels nous devons 
Je bon ouvrier contemporain. Laissons aux romanciers et aux 
pessimistes des peintures exagérées sur l’immoralité, la paresse, les 
passions, les menaces, la misére des ouvriers. Ces traits sont vrais ¢&d 
et la, et nous ne nions pas Je mal. Mais il y a aussi, il y a partout, 
chaque ville posséde, chaque atelier renferme des ouvriers d’élite, 
honnétes, rangés, laborieux, ardents comme nos soldats, intelligents 
comme nos artistes, que les autres nations envient, dérobent quelque- 
fois sans pouvoir en produire d’égaux. Nous les devons aux qualités 
natives du génie francais et aux progrés généraux de la société chré- 
tienne, accélérés 4 notre époque par les causes que nous venons d’in- 
diquer rapidement. 





DES OUVRIERS FRANQAIS. 457 


III. — L’abolition des corporations, des maitrises et des jurandes, 
en autres termes, la liberté du travail, fut-elle un autre progrés? 
Je le crois. 

La théorie de la corporation est attrayante. Elle est une association 
naturelle entre gens du méme métier pour se défendre, se perfec- 
tionner, s’enseigner, s'assister, s édifier, se réjouir. Avec ses fétes 
et ses coutumes, ses régies et ses secours, ses juges et ses chefs, elle 
attira pendant bien des siécles les ouvriers. Ils s’y trouvaient chez eux, 
plus forts, plus relevés 4 leurs propres yeux que partout ailleurs. Ce 
fut Jongtemps le seul lieu ot ils eurent des droits, ou ils pussent pré- 
tendre 4 des honneurs; elle a été le levier des artisans pour se faire 
une place 4 part au milieu de la féodalité. Mais, d’une part, tous les 
ouvriers ne vivaient pas en corporation; les ouvriers ruraux, une 
grande partie des ouvriers industriels, ne connaissaient pas ce régime. 
D'autre part, ses abus sont presque conltemporains de sa naissance; 
instrument de délivrance, la corporation n’était pas un moyen de pro- 
grés, car elle devint vite un monopole qui exclut encore plus qu'il 
ne protége, et sert aux forts 4 empécher le développement des faibles. 
Elle devint aussi un instrument fiscal, car il fallait payer pour étre 
apprenti, payer pour étre du métier, payer pour devenir maitre, 
payer au maitre, payer au métier, payer aux confréres, payer au roi 
ou aux divers seigneurs qui avaient juridiction sur le métier. A un 
autre point de vue, les statuts des corporations contenaient des garan- 
ties utiles, quoique trop minutieuses, de moralilé et de bonne facon, 
mais aus~i des régles qui, en défendant, souvent au prix de procés 
embrouillés et sans fin, le monopole du métier 4 l’extérieur, consa- 
craient surtout 4 l‘intérieur les droits des gros sur les petits, gé- 
naient la division du travail et empéchaient la grande industrie plus 
encore qu'elles ne servaient la petite. C’était pour le travail un pri- 
vilége, pour le travailleur une protection, mais un privilége qui ar- 
rétait le progrés en génant la concurrence, une protection qui empé- 
chait le petit de devenir pauvre, mais encore bien plus de devenir 
grand. Qu’on juge les corporations d'aulrefois par celles qui subsis- 
tent aujourd'hui : c’est le meilleur moyen de les bien connaitre, selon 
la juste remarque de M. le Play, qui a étudié de si prés la corporation 
des boulangers, et cette expérience confirme pleinement les affirma- 
lions que nous lui empruntons. 

Pourquoi donc l’ouvrier a-t-il regretté la corporation? Pourquoi 
les opinions les plus diverses sont-elles d'accord pour vouloir la res- 
Susciter? Comment ce veeu figure-t-il dans les historiens les moins 
favorables au temps présent et dans les écrits des socialistes et des 
ouvriers mémes'? Comment la franc-maconnerie et le compagnon- 


‘ Cahiers des travailleurs, les Corporations nouvelles, Paris, 1862. 
Jouter 1862. 30 


458 DE LA CONDITION 


nage, que I’Eglise et ]'Etat ont poursuivis, ont frappés par une série 
de décisions que M. Augustin Thierry a pris la peine de réunir, sont- 
ils si vivaces et toujours subsistants? 

Il faut, 4 cet égard, distinguer la forme et le fond. La forme était 
mauvaise, on a bien fait de l’abolir; le fond, c’est le besoin d’associa- 
tion; fondé sur la nature, il est rmpérissable, 11 renaft toujours, et i 
serait absurde autant qu inutile de s’y opposer. Par quoi a-t-on rem- 
placé les réglements et les corporattons? Par d'autres réglements et 
d’autres corporations, les syndicats', les chambres, les comités con- 
sultatifs, mais sans salisfaire assez largement a la tendance impérieuse 
qui porte les ouvrjers 4 s’associer dans leurs plaisirs, leurs besoins, 
leurs efforts. 

Ne sommes-nous pas ici sur la trace d'une des causes profondes du 
malaise qui travaille les classes ouvriéres, !'isolement soit enfre eux, 
soit envers leurs patrons ? Oui; mais il en est une seconde qui ag- 
grave la premiére. 

Les ouvriers sont isolés, et en méme temps ils sont agglomérés. 

IV. — La substitution des grandes manufactures aux petits ate- 
liers, la substitution des villes aux villages, de la vie des villes 4 
celle des villages, voila le second trait saillant de la transformation 
4 notre époque. Cet effet est di 4 trois causes: les mines, les ma- 
chines, les associations commerciales. 

L'extraction minérale l’emporte de ptus en plus sur 1’exploitation 
forestiére. C'est dire que les hommes s’entassent autour d’un trou au 
lieu de se disséminer sur de vastes surfaces. Les machines, les puis- 
sants moteurs, l’engrénement autour d’un méme moteur d'une foule 
d’opérations autrefois divisées, produisent le méme effet; le métier 
nest plus fait pour les deux bras d’un homme et ala mesure de sa 
chambre; cent serviteurs, mille serviteurs, ne sont pas de trop au- 
tour de ce muet despote qu’il faut toujours alimenter et toujours 
suivre. Enfin, la concurrence a conduit 4 l’association, )’association 
aux monopoles, aux fusions, aux vastes capitaux, aux vastes établisse- 
ments et aux sociélés anonymes. 

Ces trois causes réunies ont transporté l'industrie dans les villes 
ou transformé en villes les lieux ot elle s’exerce, en villes unique- 
ment composées d’ouvriers. 

Cette révolution est le grand fait industriel de notre époque. 

Consultez les statistiques du mouvement de la population, ouvrez 
les ouvrages spéciaux, et notamment le livre si curieux de M. Burat 
sur l' Industrie houillére, vous apprendrez comment en cinquante ans 
lindustrie a peuplé un lieu inhabité, l’a transformé en village, puis 


‘ Voir le livre curieux de M. Compagnon sur le syndicat des tapissiers. 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 459 


le village en ville, la ville en chef-lieu. C’est l'histoire du Creuzot, 
d’Anzin, de Saint-Etienne, de Fourchambault, d’Alais, de la Grand- 
Combe, de Montlugon, créés par le fer et le charbon; c’est l'histoire 
de Roubaix, d’Elbeuf, de Mulhouse, créés par le coton, le fil ou la 
laine; c'est enfin l’histoire de Lille, de Rouen, de Lyon, et surtout de 
Paris, quia vu en moins d'un demi-siécle sa population ouvriére aug- 
menter de prés.de 500,000 ames. 

Aurait-on pu, aurait-on du s opposer 4 ce mouvement? S’y opposer 
était impossible; prendre plus de précautions contre ses périls edt 
été sage. Il était possible d’exiger que les grandes usines s élablissent 
4 quelque distance des villes et avec des conditions préalables de 
propriété territoriale ou de logements construits. Il a été, selon moi, 
fort impolitique de laisser le siége du gouvernement devenir une ville 
industrielle immense. Mais les regrets sont superflus. Tout ce que 
l'on peut dire de ce mouvement, c’est qu’il élait inévitable et qu’il est 
accompli. Deux ou trois régions, deux ou trois industries, ont ré- 
sisté heureusement, mais elles sont peu a peu entrainées. dans le 
méme sens. 

Hatons-nous de le constater, ce mouvement a son bon cété. La ten- 
dance qui porte les hommes 4 se grouper en grandes réunions est na- 
turelle et utile. Si les riches aiment les villes, pourquoi donc les pau- 
vres ne Jes aimcraient-ils pas? Qu’y viennent chercher les riches? La 
satisfaction plus facile de tous leurs besoins et de tous leurs gouts, 
bons ou mauvais. Les ouvriers y cherchent la méme chose, et, de 
plus, ils y suivent les riches, de qui dépend leur travail et qui n’ont 
qu’a s’en prendre & eux-mémes quand ils se plaignent que les ouvriers 
quittent les campagnes. Que font-ils, sinon les imiter ou les suivre? 
Est-ce que la vie de l’ouvrier 4 la campagne, dans sa chaumiére, der- 
riére son mélier, est toujours saine, morale, intelligente, heurcuse ? 
On compare trop souvent des chaumiéres comme il n'y en a que dans 
les paysages avec des ateliers comme il n'y en a que dans les romans 
socialistes. A la ville, louvrier est mieux instruit, micux nourri, 
mieux soigné, mieux égayé, et il trouve plus aisément de l'emploi 
pour tous les membres de sa famille. Voila le bon cété. 

Voici le mauvais cété : | 

Quand une garnison entre dans une ville, elle y a des ogements 
préparés et des approvisionnements faits. Mais les régiments d’ou- 
vriers ne sont pas si heureux. Attirés par le besoin ou par le caprice, 
ils ont une peine extréme a se loger. Leur présence fait hausser le 
prix des vivres. Leur concurrence tient les salaires bas, ou plus sou- 
vent encore un haul salaire les appelle; mais il n’est que momentané, 
et le travail manque subitement et fréquemment. Mal logés, ils dé- 
sertent leur famille. Pas de foyer sans une femme, et la femme doit 





460 DE LA CONDITION 


travailler pour que la famille mange. Ce logement repoussant couite 
trés-cher aux ouvriers des villes. Manquant de travail ou d’ordre, ils 
ne peuvent payer, changent ou laissent leurs meubles, et la vie no- 
made reparait au milieu de la vie civilisée. Toutes les tentations les 
attendent au sein de cette vie agitée. Ils n'ont plus de lien avec leur 
paroisse natale, ils ne connaissent pas leur pasteur, et, dans des pa- 
roisses de 10,000, 20,000, 40.000 ames, le pasteur ne comnait passon 
troupeau. Pas de dimanche ni de [étes, dés lors nulle instruction, nulles 
pratiques religieuses; le cabaret est lel ieu de réunion toujours ou- 
vert, le journal est le prédicaleur de ce temple, le comptoir engloutit 
les épargnes. Qui est le patron? Il habite rarement son usine, quand 
il la posséde. Plus souvent elle est en société. Le maitre est un étre 
inventé par la loi, il n’a pas de visage, on ne le voit jamais. Est-ce 
qu il se montre par des bienfaits? Non. L’école, le secours, I’ hospice, 
sont payés parla ville, l'industrie n'y est pour rien, on ne lui doit pasde 
reconnaissance. Ainsi, peu a peu, dans les grandes villes, les mauvais 
logements et le travail forcé des femmes détruisent la famille, la re- 
ligion s’en va faute de dimanche, la morale succombe au cabaret 
avec l'épargne qui seule pourrait conduire a4 la propriété, et la so- 
ciété anonyme et la charité légale tuent le patronage bienveillant et 
affectueux du maitre. 

Pas de patronage, il n'y a pas de patron. Pas de propriété, il n'ya 
pas d’épargne. Pas de famille, il n'y a pas de logement. Pas de reli- 
gion, pas de fétes, pas de chants, pas de promenade en habits propres, 
iln’y a pas de dimanche. Pas d’association, il n’y a pas de liberté. Pas 
d’instruction, il n’ya pas de loisir. Non-seulement tout cela n’existe 
pas, mais le contraire existe. S'il n’y a pas de patrons, il y a des me- 
neurs. S'il n'y a pas d’épargne, il y a le cabaret. Au lieu de famille, 
le concubinage. Au lieu de dimanche, le lundi. Au lieu d’association 
libre, la société secréte. Au lieu du livre utile, le mauvais journal. 
Que peut devenir une population entre de telles lacunes et de telles 
séductions? Il faut entendre 4 cet égard le témoignage des ouvriers 
eux-mémes. Dans une brochure trés-curieuse sur Je compagnonnage, 
dont il asi bien montré les avantages, M. Agricol Perdiguier a écrit 
cette plainte éloquente : 


« De Bordeaux, de Nantes, de vingt autres villes, on me mande les choses 
les plus navrantes. On me parle des lundis, des mardis, des ateliers trop 
souvent silencieux, de l’oubli des devoirs du mari, du pére de famille, du 
gaspillage du salaire journalier, du déniment de l'intérieur du ménage, des 
cris de détresse de l’épouse et de la famille. 

« Que je vuudrais voir, au moins une semaine par année, les réles de 
l'homme et de la femme intervertis! Epoux ! & toi l’intérieur; 4 toi de four- 
nir la maison de tout avec la bourse vide; a toi le soin du ménage et des en- 


DES OUVRIERS FRANGAIS. 461 


fants qui pleurent... Epouse! & toi les cabarets, les estaminets, les cafés! 
Joue au billard, aux cartes, aux dominos! Avale du vin, de la biére, des glo- 
rias, des liqueurs douces et fortes... Bois, fume, chique... Grise-toi sans 
retenue; entre 4 la maison en te tenant 4 peine, dépourvue de tout senti- 
ment et plus morte que vive... Et si un éclair de vie reluit en toi, fais du 
vacarme... A toi le grand réle pendant huit jours! 

« Je crois qu'un tel tableau ne serait pas sans enseignement, et que bien 
des hommes diraient, se mirant dans leurs femmes et se reconnaissant a 
merveille : « Je ne me croyais pas si laid! » 


Ii faut des miracles de courage et de vertu persévérante pour de- 
meurer moral el se créer un petit capital dans de telles conditions. 
Ces miracles ne sont pas rares. Nous l’avons déja dit, et nous aimons 
4 le répéter, il y a dans chaque ville une classe assez considérable de 
bons ouvriers, et, plus l’instruction se répand, plus ils deviennent 
intelligents de leurs intéréts, plus les ouvriers, notamment a Paris, 
se divisent en deux classes bien tranchées, l'une qui s‘éléve, l’autre 
qui s’abaisse. Comparez, par exemple, les charpentiers et les menui- 
siers. Mais, on n’en saurait douter, l'immense masse des ouvriers dans 
les grandes villes est la victime des conditions que nous avons décrites. 
En veut-on la preuve? Vienne un vent de révolution, presque tous ces 
ouvriers sont aux barricades. Vienne un vent d’adversité, presque 
tous ces ouvriers sont 4 l’indigence. 

Tout est ordinairement mieux dans les petites villes, presque 
uniquement composées d’ouvriers, que dans les grandes villes, dont 
les ouvriers composent une partie seulement de la population. 
Comparez Paris et Mulhouse. A Paris, quand un patron veut cent 
ouvriers, il les trouve; quand il n’en veut plus, il les renvoie. La 
veille, il ne les connaissait pas; le lendemain, il ne Jes connatt 
plus. A Mulhouse, le patron tient 4 conserver sous sa main son per- 
sonnel; s'il le perd, comment le remplacer? Ce personnel s'est formé 
peu 4 peu, il se recrute parmi les enfants des ouvriers, apprentis 
de leurs péres. Ils connaissent le maitre, et celui-ci, ou son pére, les 
a vus naitre. Quand le travail baisse, on travaille 4 perte plutdt que 
d'arréter. L’église, l’école, l’hospice, la caisse de secours, cst le 
maitre qui les a fondées. La femme du patron visite la femme de 
l'ouvrier; elle est la confidente de ses peines, la protectrice de ses en- 
fants. Pour loger, pour nourrir son monde, le patron batit des mai- 
sons, achéte des denrées. Puis, dans une petite ville, lu terre nest 
pas loin, elle n’est pas trop chére, l’ouvrier s'éprend pour elle de 
celte passion que tout homme ressent pour la nourrice des hommes. 
S’ila une maison, un jardin, un intérieur, s'il aime son clocher, s'il a 
lesprit un peu instruit et le coeur un peu reconnaissant, le bonheur 
commence pour lui, et pour la société commence le repos. 


© 
462 DE L.A CONDITION 


Cette comparaison suffit 4 prouver deux choses : la premiére, c’est 
que la meilleure condition pour l'industrie, 4 tous les points de vue, 
c’est ’éloignement des grandes villes et l’installation dans un centre 
spécial ot il se forme des rapports faciles et permanents entre !'ou- 
vrier et l’usine, entre l’homme et la terre. 

Comment donc les industriels affluent-ils dans les grandes villes et 
surtout 4 Paris? I] yen a deux ou trois motifs que l'on dit, et quine sont 
pas dominants, deux ou trois que l’on ne dit pas, et qui sont les prin- 
cipaux. On prétend se rapprocher du centre du gout et des affaires; 
or l'industrie du gout par excellence, ta soie, est 4 Lyon; les affaires, 
grace aux développements du crédit, de la vapeur et du télégraphe, se 
font partout. La vérité triste, c'est qu’é Paris on a pour soi plus de 
plaisirs, et, envers ceux qu'on emploie, moins de devoirs. 

La seconde conclusion, c’est que, si mauvaises que soient les con- 
ditions ot: se trouvent les ouvriers agglomérés, ces conditions ne sont 
pas invincibles. On peut mieux loger les ouvriers, on peut s’occuper 
davantage de leur moralisation, on peut leur faciliter l’épargne, on 
peut observer le dimanche, on peut créer des associations, on peut 
attacher les ouvriers 4 leurs patrons, et j’ajoute : la grande industrie 
a plus de moyens pour cela que la petite, et elle entre généreusement 
dans cette voie. 

Mais prenons garde de nous payer de phrases officielles. Tout cela 
est fait! s’écriet-on. Les créches, jes salles d'asile, les éeoles, les 
caisses d'épargne, ies secours mutuels, les hdpitaux, les hospices, sont 
les bienfaits de notre siécle ; jamais on ne s’en est plus occupé. 


Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles?... — 


Je me plais 4 reconnaitre que |’ceuvre est commencée, mais il s'en 
faut qu'elle soit .achevée et méme avancée. 

La diffusion de l'instruction primaire est seule depuis quarante ans 
en vole de grand progrés. Il y a maintenant une école dans presque 
toutes les communes. fl y 3 encore beaucoup 4 faire, mais nul ne s’y 
oppose : tous les gouvernements, toutes les opinions, toutes les 
croyances, sont d’accord pour agir; c est une victoire gagnée. 

Il s’en faut que les salles d’asile et Jes institutions de patronage 
aient suivi le méme pas que les écoles. Prés de quatre millions d’en- 
fants fréquentent nos écoles ; les salles d’asile et les patronages n’en 
recoivent pas un million. 

Les caisses d’épargne sont la fondation la mieux réussie apres les 
écoles. Depuis 1818, ni les lois (5 juin 4835) ni les actes officiels 
n'ont manqué pour les encourager. Combien y a-t-il de livrets? Pas 
méme un million et demi, et la moyenne des livrets n’excéde pas 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 465 


300 francs. Le dernier rapport constate que les dépéts des ouvriers 
des fabriques augmentent peu. 

Les sociétés de secours mutuels sont aussi fort encouragées. Com- 
bien d’ouvriers en font partie? Moins de 500,000. A quoi s’applique 
Ja mutualité? Presque uniquement aux maladies. La variété infinie 
des services qu'on en peut tirer reste sans essai. 

La caisse des retraites est une admirable institution. Combien 
compte-t-elle de déposants? 147,906 seulement, d’aprés le rapport 
de 1861, p. 10, qui constate, en outre, que presque tous les dépdts 
de la classe ouvriére sont faits d'office par les compagnies qui les em- 
ploient. 

Veut-on un autre renseignement moins connu? Les grandes usines 
possédent presque toutes, dit-on, des maisons de sceurs avec écoles, 
ouvroirs, pharmacie. Les anciens compagnonnages ont la mére des 
ouvriers; la religion a inventé la seur des ouvriers; rien n’est plus 
admirable. Or j’ai sous les yeux la liste des établissements fondés 
jusqu’en 4862 dans les centres industriels par une seule commu- 
nauté, il est vrai, mais la premiére de toutes, celle des sceurs de 
Saint-Vincent de Paul. J’en compte trente-trois seulement, et, sur ce 
nombre, combien d'établissements ont précédé le grand ébraniement, 
la grande lecon de 1848 ? Deux. 

Il s'est bati beaucoup d’ églises; je n’en comnais pas le nombre. C'est 
‘aussi de 4848 que date cet heurenx mouvement. 

Que la France ne flatte donc pas sans cesse son sommeil. L'ceuvre 
de l’amélioration du sort des classes ouvriéres est commencée, elle 
nest pas avancée. 

Qae l'on ne se contente pas non plus de phrases sur I'utilité de pré- 
cher la famille, la propriété, Ja religion. Il faut, pour que les semen- 
ces germent, que la terre soit préparée. Il faut de méme, pour que 
les doctrines morales poussent, que les conditions pratiques soient 
favorables. Comment conduire a l'amour de |’épargne et de la pro- 
priété si les salaires sont trop bas ou les chémages trop fréquents 
pour qu’on épargne, et si les lois rendent l’accés de la propriété 
trés-couteux et sa conservation trés-difficile ? Comment précher la vie 
de famille si la femme est absente et le logement inhabitable ? Com- 
ment répandre la religion si le dimanche n’est pas observé, et si les 
prédicateurs d’irréligion ont seuls la parole? On fait des pauvres, et 
l'on dit a l'Etat : « Secourez-les. » On fait des gens vicieux, puis l’on 
dit & l’Eglise : « Moralisez-les. » C’est comme si l'on menait une ar- 
mée dans un marais pestilentiel, et que l'on dit & la médecine : 
« Guérissez les malades. » 

Enfin, qu’on ane se permette pas de comparaisons dédaigneuses, 
de classifications arhitraires. On ne sait comment faire, dit-on, pour 


464 DE LACZONDITION 


rendre heureux ces gens-la. Les ouvriers les mieux payés sont les plus 
vicieux. On fonde des écoles, ils n'y envoient pas leurs enfants; on 
préche la religion, ils ne la pratiquent pas. On leur ouvre la caisse 
d’épargne, ils n’y déposent pas. 

Ges gens-la sont pétris du méme limon que nous. Est-ce que les plus 
riches, parmi nous, sont les plus vertueux? Les gros salaires ren- 
dent I’épargne possible, mais aussi la débauche; c'est la vertu qui fait 
choisir. Les gros salaires sont rares, quoi qu’on en dise. Les salaires ont 
haussé beaucoup sans doute, pas plus cependant que le prix des sub- 
sistances. Mais l'immense masse des ouvriers gagne bien strictement 
ce qu'il faut pour strictement vivre. Le dernier mot de la hausse des 
salaires n’est pas dit, je l’espére, et l’on n’a pas inventé la derniére 
forme de rétribution du travail. Quant a la vertu, elle vient avant 
tout de exemple qui descend d’en haut. C’est aux riches d'abord 
qu'il importe de précher la propriété, la famille, la religion. Or les 
lois qui régissent la propriété et les successions en France sont-elles 
les meilleures? La famille y est-elle respectée? La religion y est-elle 
libre et influente? 

De la condition des classes ouvriéres on revient donc toujours néces- 
salrement a la condition générale de la société. C’est le mérite des écri- 
vains dont nous analysons les ouvrages, de M. le Play, notamment, 
de s’étre élevé 4 cette considération sans se borner a la conclusion or- 
dinaire de plusieurs économistes, qui est la théorie de Malthus, ou 4 
celle de plusieurs socialistes, qui est la théorie de l'association. 

Ils ne se bornent pas & une lamentation sur |’excés du nombre des 
enfants parmi les ouvriers comparé au lent accroissement des subsis- 
tances. Cette thése surannée de quelques économistes tombe devant 
deux faits : l'un, malheureux, étudié avec une profondeur si ingé- 
nieuse par M. le Play, est le nombre décroissant des enfants par ma- 
riage; |’autre, heureux, c'est que, les surfaces en culture étant a peu 
prés les mémes en France qu’avant 1789, la masse des subsistances 
produites s'est accrue par le perfectionnement des cultures dans une 
proportion bien plus forte que la population. Plus de monde mange 
plus de pain, et le pain ne codte pas plus cher. 

Si tout le mal ne vient pas de !’excés de la population, tout le bien 
ne viendra pas de l'association ouvriére. J’ai une certaine confiance 
dans ce procédé 4 mesure que les ouvriers seront plus éclairés et plus 
aisés; c'est dire que son application est bornée; elle parait d’ailleurs 
restreinte en méme temps a des travaux simples qui ne demandent ni 
grands capitaux, ni une administration et une répartition compliquées. 
Mais l'association est applicable 4 d’autres objets qu'une entreprise. 
Elle est un moyen de défense pour le réglement des salaires, din- 
struction, d'honnéte plaisir, d’arbitrage pour les intéréts, d écon0- 





DES OUVRIERS FRANCAIS. 465 


mie pour les besoins de la vie, etc. J’attends beaucoup de l’associa- 
tion; mais j’attends, cela n'est pas fait. 

Cette partie, trop longue et pourtant trop courte, de mon étude, 
peut se résumer par ces deux mots : 

Le progrés de la condition générale des ouvriers dépend du progrés 
de la condition des sociétés dont ils font partie. Leur sort s'améliore 
par les victoires de la religion, de la paix, de l’instruction, de la li- 
berté, de la science, de la justice, de la richesse. C'est une chimére 
dangereuse de séparer les classes et de leur faire croire que leurs in- 
téréts sont distincts. 

Quant 4 la condition spéciale des ouvriers francais au dix-neuviéme 
siécle comparée 4 leur sort pendant les siécles précédents, elle est su- 
périeure en ce qu’ils ont plus de liberté, plus de travail, plus de fa- 
cilités & s’instruire et 4 s’élever; elle est inférieure, en ce que par 
l'abolition des anciennes meeurs et l’introduction du nouveau régime 
d'agglomération industrielle, ils sont a la fois plus exposés a l’isole- 
ment et & la tentation. 

Parmi eux, le bien-étre matériel, la puissance politique, la libre 
disposition d'eux-mémes, I'instruction, l’abondance du travail, sont 
en progrés; la religion, la famille, l’épargne, sont en péril. C’est ainsi 
que nous avons a la fois plus de prospérité et moins de sécurité. 

Tout ce que |’on a fait pour combattre ces périls est bon, mais est 
peu étendu encore. 

Quand toutes ces institutions spéciales seront généralisées, celasera 
trés-bon, mais cela sera encore peu de chose, si lescondilions géné- 
ralesde la société ne sont pas en méme temps profondément améliorées. 
Les sociétés sont comme les arbres : quand la téte n’est pas malade 
et quand la racine est en bonne terre, les branches malades, avec un 
peu de soin, peuvent toujours reverdir, mais il ne suffit pas d’arro- 
ser les branches. 


IV 
METHODES D OBSERVATION. 


Ce travail, déja long, serait pourtant incomplet, si nous ne le ter- 
minions pas par quelques réflexions sur les méthodes d’observations 
adoptées par les écrivains dont nous analysons les remarquables tra- 
Vaux. 





466 DE LA CONDITION 


Ces méthodes se réduisent a deux, elles ne sont autres que l’usage 
des deux procédés de l’esprit humain, la synthése et V’analyse. Les 
uns ont observé par voie d’enquéte générale, les autres par voie d’en- 
quéte particuliére. 

Dans le premier procédé, M. Audiganne a employé ce que l’on peut 
appeler l’enquéte administrative, M. Reybaud ce que l'on peut ap- 
peler l'enquéte industrielle. Le premier nous apprend tout ce qu'un 
admmistrateur sait de son département, le second nous fait connattre 
ce qu'un chef sait de son établissement; le second renseignement est 
bien supérieur au premier; toutefois chacun des deux a son deéfaut. 
Pas d’administrateur qui ne loue son régne.et ne voie avantageuse- 
ment les choses passées sous son autorité; pas d'industriel qui ne 
grossisse ses obstacles et n’exagére un peu sa peine. Be la deux 
nuances différentes, comme il y a des ékments divers dans les eaux 
de deux sources; le renseignement administratif est d'ordinaire opti- 
miste, et le renseignement industriel pessimmste; la plus haute dose 
de vérité est dans le second. | 

A tous deux on peut faire le méme reproche que nous avons 
adressé aux hisloriens des classes ouvriéres. iis nous montrent le ré- 
gime du travail bien plus que 1a condition du travailleur. 

M. le Play suit une autre méthode, l’enquéte particuliére par voie 
de monographie ou d’ étude directe d’une famille ouvriére. Hl y a dans 
l’Evangile un passage ot le divin Maitre envoie demander & saint 
Jean: « Quid dicis de te ipso? — Que dis-tu sur toiméme? » 
M. le Play va droit 4 ]’ouvrier, et il lui pose la méme question; il 
linterroge lui-méme sur lui-méme; il nous dit non pas ce que dit le 
préfet ou fe patron, mais ce que l’ouvrier pense sur le sort de l’ou- 
vrier. I] l'interroge avec précision, ef, par des questions bien co#- 
duites, il l’oblige 4 étre sincére, 4 rendre des comptes que souvent il 
ne s'est pas rendus 4 lui-méme, et, au lieu de se répandre en griefs 
et en soupirs, a dire la vérité, toute la vérité; rien que la vérité. 

Quel que soit le mérite comparatif de ces méthodes, il est clair 
quelles se complétent, qu’elles ne peuvent pas se passer l'une de 
l'autre, qu’elles s’éclairent réciproquement. Par conséquent, et pour 
le dire tout d’abord, elles ne devraient pas se battre. 

Je me permets donc de regretter les critiques adressées a la mé- 
thode de M. le Play dans la préface de l’intéressant ouvrage de M. Au- 
diganne. Il croit que l’observation par groupes « offre des conditions 
réelles de sécurité et revét un véritable caractére scientifique, » 
tandis que ]’ebservation par famille est illusoire et aventurense. Ul at- 
taque les conclusions autant que la méthode. L'auteur des Ouvriers 
européens appellerait « l’intervention de lauterité dans les plus petus 
détails de I’ économie industrielle, » il aurait « le tort de demander des 


DES OUVRIERS FRANCAIS, 467 


solutions & l'émigration, qui n'est qu'un palliatif sans importance ou 
une cause directe d anpauvrissement; il ferait du patronage un retour 
au passé, @ un type de société qui ne se rencontre plus que dans les 
populations les plus arriérées du monde oriental; i] viserait au rétablis- 
sement du droit d'ainesse; ses idées seraient des réves, qui nous pla- 
cent en face du mauvais cété du passé, en face d'une sociabilité tout 
asiatique; elles sont opposées aux inspirations populaires les plus légi- 
limes, ef tmpropres & ramener dans les esprits un calme stable et a 
favoriser un solide accord entre les intéréts divers et le développement 
des Eléments qui tiennent le plus de place dans les aspirations si essen- 
tiellement progressives du temps présent. 

Cette sévérité ne me semble pas méritée. Nul auteur n’a, plus 
que M. le Play, attaqué l'intervention de I’Etat en toutes choses. 
L'émigration n'est considérée dans aucun pays par aucun économiste 
comme un palliatif sans importance, et M. Legoyt vient d’en faire 
objet d’un livre spécial du plus grand intérét. Le patronage, c’est-a- 
dire l'influence persistante et bienfaisante du maitre sur l’ouvrier, 
M. Audiganne y fait appel 4 chaque page de son livre, sans croire 
qu il conseille une imitation du monde oriental. La liberté de tester, 
pratiquée aux Etats-Unis, dans la société la plus démocratique du 
monde, n’a pas pour conséquence le droit d’ainesse. C'est préctsé- 
ment pour favoriser l'accord entre les intéréts, c’est pour rechercher 
les causes et les remédes d'un antagonisme qui est un fait effrayant 
et nouveau, que M. le Play s’est imposé vingt années de travail. 

En ce qui concerne ses observations, il est trop évident que M. le 
Play n’a pas prétendu juger l'Europe sur moins de cinquante types; 
ce sont des exemples d‘application de la méthode. Comment, dit-on, 
généralisez-vous sur deux ou trois faits? Chaque observateur en est 
duit 14. Commeat décrire la vie des ouvriers, si ce n’est aprés avoir 
visité un ou deux ouvriers ? Comment les personnes que vous consultez 
répondent-elles & vos questions générales sans faire appel dans leur 
mémoire 4 des faits particuliers? Et quelle est la partie la plus cu- 
rieuse de l’ouvrage de M. Audiganne? C'est celle ou, quittant les vues 
d’ensemble, il s'arréte dans un petit village du Jura, 4 Septmoncel, et, 
la, étudie de prés une petite industrie dans un petit hameau. Qu’est-ce 
qui read le livre de M. Reybaud supérieur 4 celui de M. Audiganne? 
C'est qu’il embrasse moins; il voit mieux, parce qu'il voit peu. 
Qu’est-ce qui rend le livre de M. Simon si attachant? C’est qu'il étu- 
die une spécialité. Qu’est-ce qui donne tant de prix aux rapports, aux 
mémoires, faits par des écrivains divers sur les industries de leur 
arrondissement, de leur ville, de leur profession? C’est qu’elles sont 
spéciales et circonscrites. Dés que le champ de |’observation se res- 
Serre, comme elle prend de la force! 


468 DE LA CONDITION 


Cessons d’opposer |’une 4 |’autre les deux méthodes. Entre les 
mains d’hommes de talent et de coeur, comme ceux dont nous analy- 
sons les écrits, elles sont toutes deux bonnes, toutes deux nécessai- 
res; mais l'une est la plus facile, l'autre est la plus parfaite. 

Je résume ainsi les avantages de l'étude monographique. 

Elle est morale. Comme la vraie charité visite le pauvre 4 domicile, 
la vraie science sociale étudie |’ouvrier & domicile; elle voit son inté- 
rieur, elle respire l’air qu'il respire, elle compte ses hardes et ses ou- 
tils, elle entend ses chagrins, elle connait ses enfants; ses souvenirs 
sont exacts, ils sont surtout vivants; elle n’entend pas seulement, elle 
voit. Cette méthode est encore philosophique. La monographie se com- 
pose de trois parties : les considérations, les détails, les conclusions; 
une vue générale et confuse, une analyse minutieuse, une vue claire 
et résuméc. Sil’on me permet cette expression, elle voit en gros, 
puis en détail, puis en grand. C’est la marche naturelle de l’esprit 
humain. ' 

Cette méthode est encore rigoureuse et scientifique. Ses conclusions 
ne sont que les hypothéses de lauteur, et il en est ainsi dans toutes 
les méthodes; mais ses ebservations sont complétes; du sujet qu'elle 
étudie, elle sait tout. De ce creuset, il ne sort qu'un échantillon bien 
petit, mais cet échantillon est connu, décrit, analysé; on en posséde 
les éléments et la formule. 

Enfin, elle est neuve, elle sort des sentiers battus, et, par suite, elle 
conduit 4 des résultats nouveaux. Ce n’est pas que M. le Play prétende 
avoir rien découvert, mais il a remis 4 leur rang des vérités laissées 
dans l’ombre, ou montré sous leur vrai jour des questions un peu dé- 
figurées. Jen citerai quatre exemples. 

On exaltait volontiers les corporations; auteur des Ouvriers euro- 
péens a trés-bien prouvé l’obstacle qu’elles opposaient au développe- 
ment des individualités supérieures sous prétexte de proléger les 
existences misérables. On n’avait signalé |’influence de la loi des suc- 
cessions qu’au point de vue des grandes propriétés, on ne |’avait pas 
étudiée dans ses effets destructifs sur la conservation du petit patri- 
moine et des lentes épargnes de l’ouvrier. On avait déploré les né- 
cessités qui forcent les femmes 4 travailler dans les fabriques, on 
n’avait pas calculé que le travail domestique de la ferme représente 
souvent plus que son salaire. On composait les ressources de la famille 
ouvriére exclusivement du salaire, on n'avait pas indiqué les subven- 
tions, les industries domestiques, les diverses sources qui contri- 
buent a alimenter son mince budget, sources qu'il est si important 
de grossir afin que l’ouvrier vive du salaire, mais n’en dépende pas 
absolument. Ces traits délicats et:profonds sont comme la récompense 
des observations minutieuses auxquelles l’auteur des Ouvriers euro- 


DES OUVRIERS FRANCAIS. 469 


péens et les membres de la Société d’économie sociale, qu’il a fon- 
dée, se livrent depuis plusieurs années. 

C’est 1a, dit-on, une statistique sans fin. 

Il faut bien s'y résigner : étant données les conditions changeantes 
dela vie humaine et de la vie sociale, la statistique doit étre sans 
fin, comme la lutte, comme le travail, comme le progrés, comme la 
vertu; c'est tous les jours 4 recommencer. M. Audiganne est néces- 
saire aprés M. Villermé et M. Blanqui, M. Reybaud aprés M. Audi- 
ganne, M. le Play aprés M. Reybaud. Ah! n’usons pas notre temps en 
discussions, mais en efforts; que tous les observateurs, quelle que 
soit leur méthode, tous les écrivains, quelles que soient leurs opi- 
nions, tous les hommes intelligents et généreux, quels que soient 
leur culte, leur parti, leurs fonctions, réservent une part de ce 
temps si court qu il leur est donné de passer ici-bas 4 étudier sérieu- 
sement la condition de ceux qui travaillent, en vue del’améliorer! Il 
fut une époque ot !’on ne s occupait pas des ouvriers, une autre ot 
ils furent abandonnés aux intrigants, aux utopistes et aux agitateurs. 
Les travaux que nous avons analysés, et dont nous remercions chau- 
dement les auteurs, prouvent que la science, la politique et le chris- 
tianisme sont entrés dans une meilleure voie, celle de |l’observation 
sérieuse des choses et de l’amour persévérant des hommes. 


Lorsqu’aprés plusieurs visites a l’Exposition de Londres on rentre 
dans sa patrie, 4) ¢blouissement succéde une réflexion un peu triste, 
comme tous les retours sur les choses d'ici-bas, et, pendant que la 
plus grande merveille de l’industrie, la machine 4 vapeur, vous en- 
traine rapidement, devant l’esprit réveur plusieurs tableaux se suc- 
cédent. 

La vue d’une usine en repos pendant un chémage est un morne 
spectacle. A travers les vitres brisées ou enfumées, les rayons du so- 
leil tombent sur des cendres refroidies, des blocs informes, des mu- 
railles salies el de laides machines noires; ni la majesté des ruines, 
ni le placide aspect des pauvres chaumiéres, ni la riche tranquillité 
dune cour de ferme n’appartiennent 4 ces grands batiments sans ca- 
raclére et sans beauté, qui servent de thédtre aux scénes bruyantes de la 
vie industrielle. Mais, le lendemain, l'homme entre en maitre dans ce 
domaine, la nature et l'art obéissent, l’eau coule, la vapeur monte, le 


470 DE LA CONDITION 


feu éclate, la machine se meut, le bruit, le mouvement, la lumiére 
suivent l'homme, un esprit pénétre la matiére, mens agitat molem, et 
quand chaque ouvrier est 4 son travail, chaque outil 4 sa fonction, la 
mort devient la vie, et cette vie est plerne de beauté. 

Un jour vient ot tous les atehiers des deux mondes sont conviés a 
présenter et 4 comparer leurs produits. C'est la grande féte, ce sont 
les jeux Olympiques de l'industrie. Un palais s’éléve, d’immenses ga- 
leries s’ouvrent, la France et FY Angleterre, l’Allemagne et la Russie, 
l'Italie et l'Espagne, les deux Amériques, l’Orient, Inde, la Chine, 
Y Afrique, entrent en se donnant la main, offrant aux regards de voya- 
geurs venus de tous les pays des étoffes, des machines, des objets 
d'art, des pierreries, des usteusiles de ménage ou des bijoux de luxe, 
toutes les inventions du génie, tous les caprices du gotit, toutes les 
merveilles du travail. 

Admirable spectacle! Ona, je crois, accusé les Expositions de !’in- 
dustrie d’étre comme les temples du culte de la matiére. J’y vois les 
preuves et les effets du travail, et le travail est saint; 11 me semble que 
Dieu méme, qui fit du travail l’épreuve et la loi des hommes, accorde 
4 ces produits de leur obéissance un regard satisfait. Il bénit le tra- 
vail, non-seulement parce qu'il l'a commandé, mais parce qu'il le 
partage. Il est le maitre ouvrier. 

L’eau, Il’air, le feu, le fer, les métaux, le bois, le duvet du coton, 
le fil du chanvre, le tissu de la laine, |’éclat du diamant, qui a fait ces 
dons gratuits 4 la terre? C’est Dieu. 

Pour exciter l’‘homme a I'effort, il a créé l’obstacle et mis tous ses 
dons au prix d'une peine. Il a fait comme un pére qui méle devant 
son enfant les lettres de l'alphabet, lui laissant le soin de les assem- 
bler et d’en faire des mots. 

Qui a tiré parti de ces dons, quia démélé cet amas de matériaux 
confondus, qui a été l’artisan de ce vaste atelier qu'on nomme la 
terre, qui a tissé ces fils, forgé ces métaux, coulé ces glaces, coloré 
ces étoffes, tourné ces bois, taillé ces pierres? C’est l’homme. 

Je me trompe, ce nest pas un homme, ce sont trois hommes. Celui 
qui a inventé, c'est le savant; celui qui a payé, c'est le riche; celui 
qui a fabriqué, c’est l'ouvrier. Ces trois hommes, ot sont-ils? 

Le riche, il aura les honneurs et les profits; c’est pour lui que se 
préparent les banquets, que se frappent les médailles. Cela est juste. 
Sans lui, rien ne serait fait. Il a eu les soucis, les responsabilités, les 
combinaisons, les risques, il a eu la confiance, il l’a inspirée, il a payé 
les essais; il a fait, comme le mot le dit, les avances; il est avant les 
autres; sa fortune représente d’ailleurs de longs travaux antérieurs, 
beaucoup d’intelligence, de peine et d’épargne; il mérite, il obtient 
le premier rang. 








DES OUVRIERS FRANCAIS. 414 


Ow est le savant? Dans le fond d'un laboratoire, entre ses instru- 
ments et ses livres, aspirant 4 un peu de gloire aprés beaucoup de 
labeur souvent méconnu. Cependant ne calomnions pas notre temps. 
Ine prépare pas des situations toutes faites, des retraites, des cano- 
nicals, qui engagent a |’étude en assurant |’indépendance. Les débuts 
sont donc rudes. Mais ni les hommes ni les profits ne manquent au- 
jourd’hui au vrai savant. L’Etat ni l'industrie ne sont ingrats. Cela 
est juste encore. Sans le savant, pas d’indusirie. 

Ou est louvrier? L'artisan dont les doigts habiles ont tissé cette 
soie ravissante, il est 4 Lyon, au cinquiéme étage d'une maison mal- 
propre, et iln’y apporte pas souvent de Ja viande ou du vin. Ce dia- 
mant qui rayonne a été taillé par un paysan qui mange dans sa chau- 
miére, sur le sommet du Jura, du pain d’avoine. Voila des vases 
de cuivre qui ont compromis la santé des ouvriers de Swansea. Ces 
broderies magnifiques, ces dentelles si fines, ont rapporté quinze sous 
par jour aux femmes de Mirecourt ou de Bayeux. Pour maroquiner 
ces peaux, l’ouvrier de Paris dort dans un garni malsain du fau- 
bourg Saint-Marceau et c’est sans voir jamais le soleil que le mi- 
neur de Saint-Etienne ou de Newcastle a tiré de la terre ce charbon 
qui met en mouvement ces machines. 

Il y a dans ces réflexions un sentiment amer qu'il serait coupable 
d’exagérer, mais qu'il serait aussi coupable de ne pas éprouver. L’ou- 
wier frangais du dix-neuviéme siécle est plus heureux, je le crois, que 
louvrier frangais du dix-huiti¢me; il est plus heureux que louvrier 
de plusieurs contrées de l'Europe, sans parler dunoir qui a récolté le 
coton ou de l'Indien qui a cultivé indigo dont l’artisan de Rouen ou 
deMulhouse s’est servi. Mais sa condition n’est pas encore tout ce qu'elle 
peut étre. Ce n’est pas la faute de la société s’il souffre : telle est la con- 
dition humaine; mais c'est la faute de la société si ses souffrances ne 
dininuent pas. Comment les amoindrir? par un coup de baguette, par 
un décret, par une invention soudaine? Nullement; les sociétés s’a- 
méliorent, comme les hommes, par un effort continu. Malgré bien des 
causes de malaise, la société francaise a un grand avantage, c'est que 
les crises terribles qui commencent pour d’autres, pour elle sont 
traversées, achevées. Je n’ai rien 4 dire ici des crises politiques. Mais 
la crise sociale de l’égalité est finie, la crise économique des machines 
est finie, la crise commerciale du libre échange est fort avancée. Tous 
les efforts sont maintenant exigés par le grand combat contre la mi- 
sére, le vice et l’i ignorance. L'Etat n’est pas chargé seul de cette lutte, 
elle est notre affaire a tous et 4 chacun. 

L’Exposition universelle de Londres réunit les vingt mille indus- 
triels qui tiennent entre leurs mains le sort des millions d’ouvriers 
que renferme |’Europe. Quelle occasion plus favorable pour mettre en 


472 DE LA CONDITION DES OUVRIERS FRANGAIS. 


commun toutes les pensées qui peuvent influer sur ces innombrables 
familles? Ne se formera-t-il pas, au sein d'une telle réunion, une li- 
gue du bien public? n’établira-t-on pas un jury pour honorer les pa- 
trons qui traitent le mieux leurs ouvriers? 

On croit que les hommes sont divisés par leurs points de vue, leurs 
opinions, leurs intéréts : sur le terrain du bien a faire aux classes les 
plus nombreuses, tous ces points de vue sont d’accord. La religion 
veut que les hommes soient parfaits, l’‘humanité souhaite qu’ils de- 
viennent heureux, la politique s’efforce de les maintenir tranquilles. 
Ordre, bonheur, progrés moral, ces mots sont des synonymes; ils sont 
au fond une seule et méme chose, ils servent 4 désigner autant de cou- 
rants sortis de la méme source pour se rejoindre au méme but. La 
religion, !’humanité, la politique, ne sont que des formes diverses 
d’un méme art, qui est toute la destinée de l'homme ici-bas, l'art de 
faire le bien. 


Avcustin Cocnin. 


LES PROJETS 


DE 


CONFEDERATION ITALIENNE 


DE 1847 A 1849' 


Le spectacle que présente |’Italie de nos jours est trop émouvant, les 
intéréts aujourd'hui en.jeu sont trop universels et trop sacrés, la solu- 
tion & laquelle aspire un nombreux parti porte en elle des dangers 
qui menacent trop sérieusement la position non moins qu’ils ne trou- 
blent la conscience de la société chrétienne, pour qu’on n’essaye pas 
de retracer la genése de l’idée, qui depuis trois ans s'est fait jour en 
se développant avec une rapidité a laquelle étatent.loin de s‘attendre 
ceux-la mémes qui en sont devenus tour & tour les auteurs et les in- 
struments. Pour bien comprendre la marche de l’idée unitaire, pour 
bien apprécier la nature et les causes du mouvement imprimé 4 |'Italie 
par le parti faisant monopole du nom de.national, il est essentiel de 
se rendre compte des efforts faits, il y a peu d’années, dans le but de 
mettre 4 exécution une autre idée qui a précédé celle dontla domination 
semble assurée anjourd hui 4 la grande majorité; idée destinée par sa 


1 Les meilleurs esprits s’obstinent 4 croire que l'unité italienne, malgré les appa- 
reaces, demeure une utopie, et 4 regarder la Confédération comme une espérance et 
la solutien de l'avenir. Nous sommes de cet avis; aussi ouvrons-nous bien volontiers 
nos colommes au travail remarquable que veut bien nous adresser M. le baron de Reu- 
mont. Longtemps ministre de Prusse 4 Florence et 4 Rome, connaissant 4 fond. 
litaie et l'Europe, en parlant presque toutes les langues, et aussi estimé comme sa- 
vant que comme diplomate, M. de Reumont mérite d’étre écouté plus que personne. 
(Note de la Kédaction.) 

Jonze 4882. 34 


474 LES PRUJETS 


nature 4 amener des résultats qui, en assurant l’harmonie et le pro- 
grés pacifique et homogéne de I'Italie, devaient contribuer puissam- 
ment a garantir la paix du monde. I! importe de retracer les vicissi- 
tudes de cette idéed’unité fédérale, forme recommandée a la péninsule 
par sa conformation géographique, par les divergences d'origine et de 
caractére des peuples qui lhabitent, par son histoire, par ses tradi- 
tions, par ses exigences locales. Il importe de mesurer les fondements 
qui se trouvaient jetés pour y ériger un édifice solide, de distinguer 
les formes qu'on voulut lui donner, de savoir d’ot vinrent les flots 
qui en submergérent les premiéres assises. I] importe de séparer, 
dans ces différents essais, le vrai du faux, le positif de l’imaginaire, 
l’essentiel de l’accessoire. Il importe enfin d’avoir sous les yeux les 
erreurs et les déceptions du passé pour marcher & l’avenir d’un pas 
ferme et dans une direction droite. Car, selon notre intime convic- 
tion, il faudra un jour revenir a cette idée fédérale alors que, I'unité 
absolue ayant échoué sur l’écueil du désaccord éternel avec |'Eglise, 
on s'apercevra qu'on a perdu son temps a construire une mécanique 
au centre de laquelle manque le moteur. 

C'est dans ce but que nous nous proposons de classer distincle- 
ment, sous le point de vue de la politique intérieure, les événe- 
ments qui se sont succédé de 1847 & 1849, c’est-d-dire dans les 
années de cette premiére tentative des Italiens, pour chercher 4 leur 
patrie une constitution politique que le Congrés de Vienne avail oublié 
de lui donner. Les matériaux ne nous feront pas défaut. Nousles pul- 
sons surtout dans un ouvrage digne d’étre signalé a ]'attention de 
ceux qui désirent se procurer une connaissance exacte de l'histoire 
moderne de I'Italie. Ce sont les Annales de 1750 a 4849, de labbé 
Antoine Coppi, ouvrage dont nous dirons quelques mots avant d'a- 
border notre sujet. 

En 1749, peu de temps avant sa mort, Louis-Antoine Muraton 
avait terrainé ses Annales d'Italie, qui embrassent l'histoire de dir- 
sept siécles et demi. En 1824, l’abbé Coppi fit paraitre a Rome le pre- 
mier volume d'un ouvrage, qui, en commencant au point ou la plume 
était tombée de la main défaillante du grand historien, arrivait 4 
l'année 1789, comprenant ainsi quarante années de paix, résultat du 
congrés d’Aix-la-Chapelle, paix d’une durée plus longue que I'Italie 
n’en avait jamais vu depuis |’époque la plus glorieuse de l'empire 
romain. Une telle époque n’offre pas 4 Vhistoire beaucoup de matiere, 
si l'histoire doit s’occuper surtout de faits bruyants et de grands évé- 
nements, soit cn guerre, soit en politique. Il n’y en eut point en Ita- 
lie. Mais ces quarante années furent d’une importance signalée pour 
le développement intérieur. L'Italie, prenant part a cet immense 
mouvement des esprits qui agita la France, l’Angleterre, |’Allemagne, 


DE CONFEDERATION ITALIENNE. 415 


entra résoliment, quoique au milieu de mille obstacles, dans la voie 
d'un progrés sir, régulier et national; progrés interrompu par les 
suites de la Révolution de 1789, qui, aprés avoir assujetti la pénin- 
sule pendant plus de quinze ans 4 la domination d’un élément étran- 
ger, ne fit que l’échanger pour une autre suprématie, moins capable 
encore de se faire accepter parce qu elle était plus contraire a l’esprit 
et aux besoins de la nation. 

Charles Botta, en écrivant |’ Histoire d'Italie sous la domination fran- 
caise, trace sinon le tableau, du moins !’esquisse du mouvement des 
esprits durant cette époque pacifique, qui se termine 4 invasion des 
Etatsdu roi de Sardaigne par lesFrangais républicains. L’abbéCoppi dut 
se limiter 4 énumérer, un a un, les faits; et si, dans une époque assez 
pauvre d’événements, cette méthode donna a son travail une apparence 
d'aridité, on ne manqua pas d’en apprécier l’exactitude et le juste 
coup d'ceil. Ces qualités parurent davantage dans la suite de l'ouvrage, 
dont la premiére édition est de l’année 418419. A coup sur, ce n’est 
pasla matiére quia manqué pour |’époque napoléonienne. Elle n’a pas 
manqué a la continuation, al’histoire des mouvements qui, en 1830 
et 1834, prouvérent combien l’ceuvre du Congrés de Vienne, en ce qui 
regarde la réorganisation politique de I’Italie, était restée imparfaite, 
parce qu’on n’avait pas su ouvoulu tenir compte du grand changement 
survenu dans les idées depuis 1789. Pour ces deux époques, l’ouvrage 
dont nous parlons est un guide digne de toute confiance. Si ce n’est 
pas encore de l’histoire proprement dite, ce sont tous les matériaux 
de l'histoire. C’est méme davantage. Les simples faits, rapprochés les 
uns des autres sans considérations ni commentaires, sont parfois plus 
éloquents que la narration la plus élaborée. Cela est vrai surtout des 
quatre derniers volumes, qui, en reprenant le fil du récit en 1830, 
ont continué jusqu’aé l'année 1849, embrassant ainsi un siécle inau- 
guré par l’ceuvre d’un congrés qui assura une longue paix, terminé 
par une guerre et une intervention armée, qui, l'une et l'autre, 
Neurent que des résultats douloureux et passagers. 


Depuis les temps les plus reculés, la Confédération a été la forme 
vers laquelle ont tendu les populations italiennes, toutes les fois qu’elles 
ont eu liberté d’agir et qu’elles n’ont pas été comprimées par le des- 
potisme. Laissant de cdté les exemples de l'antiquité, il suffit de citer 
ceux que nous offre l'histoire des premiers siécles du moyen. age, il 
suffit de citer ces fédérations de villes encouragées par le Saint-Siége, 
premiers indices d'un mouvement national aprés les invasions bar- 
bares, modéles imparfaits de la grande ligue lombarde, dont la durée 
fut moindre que |’éclat a cause des graves difficullés soulevées par 


416 LES PROJETS 


l’instabilité des constitutions démocratiques. Ce que les siécles de la 
liberté des communes ne réussirent point 4 créer, ou ce qu’ils n’ef- 
fectuérent que sur une petite échelle et sans force de continuité, la 
fin du moyen Age semblait devoir le réaliser. La confédération entre 
treis Etats considérables du Nord, du Centre et du Sud, c’est--dire 
entre Milan, Florence et Naples, fut l’accomplissement d'une idée 
juste en elle-méme, et dont |’application ne pouvait étre que salu- 
taire 4 la péninsule tout entiére; idée d’un des hommes politiques les 
plus habiles qu’ait eus I'Italie, de Laurent de Médicis. Certes, le mode 
d’exécution laissait infiniment 4 désirer. Les limites trop restreintes, 
l'état moral, et par suite le manque de confiance entre les membres, 
la jalousie des Etats environnants, tous ces obstacles ne pouvaient 
manquer d'exercer une influence facheuse. Pourtant c’était un heu- 
reux commencement d’entente et d'équilibre qui assurait au pays 
quelques années de tranquillité. Mais invasion de Charles VII et la 
conquéte de Naples [1494], non-seulement vinrent rouvrir d’ancien- 
nes plaies, en amenant soixante années de guerre non rachetées par 
la splendeur du régne de Léon X, mais elles replacérent I'Italie sous 
le jong d’une prépondérance étrangére, qui jusqu’a nos jours na fait 
que changer de forme et de nom. 

Depuis lors, et surtout depuis le traité de Cateau-Cambrésis [1559], 
tout accord entre les princes et les Etats italiens devint 4 peu prés 
impossible. L’'Espagne dominait 4 Milan, 4 Naples, 4 Palerme, et la 
jalousie de Ja France, en tachant d’en balancer derechef I’influence, 
ne contribua qu’a allumer ces tristes guerres qui ont été caractéri- 
sées dans les admirables vers de Filicaia. La Jourde suprématie espa- 
gnole enfin détruite par la guerre de succession, une véritable polili- 
que nationale ne sut passe faire accepter par des Etats la plupart 
affaiblis, et par des princes Jes uns tenant 4 la maison de Habsbourg, 
les autres relevant de la maison de Bourbon, princes qui réussirent 
teutefois 4 augmenter, par de sages réformes, le bien-étre de leurs 
sujets. La puissance des papes se trouvait amoindrie par cette oppo- 
sition, qui arriva 4 son apogée dans le siécle de |’Encyclopédie et dans 
la persécution des jésuites. Si, dans des circonstances si peu. propi- 
ces, l’idée d’une confédération italienne ne disparaissait pas entiére- 
ment, si dans la téte d’un cardinal, Orsini de Gravina, elle prenalt 
méme une forme distincte, le réle de chef ou de médiateur étant 
donné au Pape; si elle renaissait quand !'Italie était mise en danger 
par la France républicaine, ce sont autant de preuves du droit de 
cette idée et de sa raison d’existence. ° 

Le Congrés de Vienne, nous l'avons dit, oublia que 1'Italie, bien 
que divisée depuis quatorze siécles, avait une nationalité. Il oublia 
que cette nationalité non-seulement avait ses exigences légitimes, 


DE CONFEDBRATION ITALIENNE. AT 


mais que la domination francaise, en détruisant, au profit d'un dua- 
lisme, les anciennes divisions et subdivisions, malgré ses tendances 
étrangéres, en avait immensément accru la force et développé l’es- 
prit. Les exigemces légitimes, auxquelles en refuse la satisfaction qui 
leur est due, dégénérent en velléités révolutionnaires. Les révolutions 
de 1820-24, aussi coupables que déraisoanables, et les tentatives posté- 
reures, encore plus que les premiéres l'ceuvre des siécles n’auraient 
peut-étre pas éclaté, si en 1845 on eit réuni les Stats de I'Italie par 
un lien pareil 4 celui qui, malgré ses imperfections, donne aux peuples 
des différents Etats allemands le sentiment d’étre les fils d'une méme 
mére en leur assurant, sinon tous, au moins beaucoup des avan- 
tages d'une grande nation. En Italie, et pour I'Italie, on n’en fit rien. 
On ne rendit justice 4 aucune des plus nobles aspirations. On ne tira 
profit d’aucun des meilleurs sentiments. Le bien resta isolé, et, par 
son isolement, il resta souvent stérile. Le mal découragea et aigrit 
tour 4 tour, d'autant plus qu’on n’y trouva point reméde. Ce serait 
une exagération que de dire que trente années de paix ont été per- 
dues pour I'Italie. Cette paix elle-méme fut un bien incalculable, et 
'italie a fait beaucoup de progrés. Mais ces trente années ont été & 
peu prés perdues pour tout ce qui tient au développement des insti- 
lutions politiques. Voila un grand malheur, voila la cause princapale 
des exagérations de différente espéce dont nous avons été et dont 
hous sommes les témoins. 

Vers la fin du régne de Grégoire XVI, le mouvement révolutionnaire 
desesprits devint toujours plus fort, la directionen devint toujeurs plus 
manifeste. Une insurrection assez sérieuse avait troublé les commen- 
cements de ce régne, dont une partie considérable se passa 4 combattre 
les conséquences de cette insurrection au lieu de pouvoir réaliser des 
Projets de réforme administrative dont il y avait lieu d’espérer d heu- 
Teux résultats. C’est un fait remarquable que, tandis que la haine 
des sectes contre le pontificat devenait de jour en jour plus impla- 
cable et plus menacante, les esprits, éclairés a la fuis par la lumiére 
dela philosophie et de l’histoire, reconnurent de plus en plus la gloire 
de cette grande institution, qui, étant d'origine divine, a survécu a 
toutes les puissances de la terre. Lemouvement littéraire frayalaroute. 
L’'année 1843 vit naitre l’ouvrage de Vincent Gioberti, prétre pi¢émon- 
lais exilé en France, qui traite de la primauté (id Primato) civile et mo- 
rale de I'Italie. L’année 1844 donna le jour aux Espérances d Italie de 
César Balho, noble Piémontais dont la carriére publique avait été in- 
lerrompue par cette révolution de 1821, qu'il désapprouvait, mais 
qui l'entraina dans sa ruine. Le premier de ces ouvrages, d’une élo- 
quence brillante, mais parfois hardi dans ses conclusions, en reven- 
diquant pour I'Italie la place qui lui est due dansle monde politique et 


418 LES PROJETS 


dans la civilisation moderne, part? du principe que l’unité absolue 
n'est point la forme qui lui convient, mais que c’est la confédération, 
ayant a sa téte le Pape comme personnification du principe civilisa- 
teur; confédération rendue possible par l’harmonie des Etats entre 
eux et par celle des princes avec la vraie aristocratie de la nation. Le 
livre de Balbo, tout en adoptant la base et les principales conclusions 
de l'autre, met en avant la thése que, pour arriver au but, Vindépen- 
dance absolue de Ja nation est nécessaire, et que la, nation doit se tenir 
préte @ conquérir cette indépendance, encore qu'elle ne puisse ¢tre 
que le résultat d’un grand changement dans l’ordre politique, chan- 
gement entrevu par l'auteur dans la chute de l’empire ottoman qui 
permettrait a ]’Autriche de s’étendre au sud-est. 

Le mot d’ordre était donné. 

Tous ceux qui ont été témoins des événements italiens depuis 1846 
savent quelle fut la force du mouvement: Ils savent quel fut le nou- 
veau prestige de la Papauté, qui, bien qu’en conflit avec les idées 
libérales sous Grégoire XVI, s’était montrée puissante et noblement 
indépendante dans le domaine religieux. Ils savent quel fut J’élan 
donné par les premiers actes de Pie IX, qui semblaient réaliser les 
idées et les espérances de ceux aux yeux desquels la Papauté se 
présentait comme puissance régénératrice de l'Italie et du monde. 

fl ne nous appartient pas de tracer l’histoire de ce mouvement qui 
a eu son coté brillant etson cété sombre, et nous a montré ! Italie rele- 
vée de son isolement et de son découragement pour nous la faire voir 
bientét aprés tomber dans un abaissement tel, qu’on pouvait désirer le 
retour du passé. Nous n’avons, dans l’exposé actuel, qu’un seul but: 
nous voulons faire le récit des vicissitudes de cette idée de confédéra- 
tion qui se présenta tout d’abord aux souverains et aux hommes po- 
litiques, et dontla victoire fut assurée a la condition quela révolution ne 
prendrait pas la place des réformes invoquées de tous cétés avec plus 
ou moins de vérité, de clarté et d‘insistance. 


C’est au souverain Pontife et au grand-duc de Toscane qu’appat- 
tient l’honneur de I’initiative. 

Le point de départ fut un projet d’'union douaniére, projet recom- 
mandé depuis longtemps par l’exemple de la Prusse, et correspon- 
dant a la fuis aux besoins matériels et aux exigences morales de la 
nation. 

Au commencement de septembre 1847, Pie IX envoya & Turin un 
prélat, homme de bien qui jouissait de sa confiance, Mgr Corboli- 
Bussi. Le 3 novembre, l’union douaniére fut signée entre Rome, le 


DE CONFEDERATION ITALIENNE. 479. 


Piémont et la Toscane. Les trois souverains, tel était le sens de la dé- 
claration commune, se trouvaient animés du constant désir de con- 
tribuer par leur union au progrés de l’autorité et du bien-¢tre de 
I'Italie, convaincus que la base véritable et solide de l’unité italienne 
doit étre l'identification des intéréts matériels des différents Etats, 
identification qui assurera le progrés de l'industrie et du commerce. 
L’espérance de voir d'autres Etats se joindre 4 eux dans le méme but 
ne faisait que fortifier ces souverains dans leur résolution. Plus tard, 
le Pape s’énonga plus nettement sur les intentions qui ]’avaient guidé. 
Depuis le commencement de son pontificat, — telle était la déclara- 
tion répandue en son nom, — il avait examiné les conditions inté- 
rieures non-seulement de I’Etat de I’Eglise, mais encore des autres 
Etats italiens, sa qualité de Pére commun des princes et des peuples 
le rendant aussi contraire aux guerres étrangéres qu’aux dissensions 
domestiques. C'est dans le but de pourvoir au véritable bonheur de 
Italie qu’il avait enfamé des négociations destinées 4 aboutir 4 une 
alliance, seul moyen de donner satisfaction aux voeux de la nation 
sans empiéter sur les droits des souverains, et sans entraver, dautre 
part, les tendances des peuples vers une liberté raisonnable. 

Ainsi le premier pas était fait. C'est 4 Rome qu’on déployait sur- 
tout de l’activité, afin de réaliser et a la fois d’élargir le projet primi- 
tif, en développant | idée fondamentale et en agrandissant le cercle 
des participants. De fait, durant les premiers mois de 1848, la plu- 
part des gouvernements italiens étaient animés du désir d’arriver a 
la conclusion d'une alliance politique, comme complément de celle 
qui devait protéger les intéréts matériels. César Balbo, appelé au 
mois de mars 4 former le nouveau ministére piémontais, mit dans son 
programme l’alliance politique avec les trois autres souverains ita- 
liens, c’est-a-dire le Pape, le roi de Naples et le grand-duc de Tos- 
cane. A la fin de l’hiver, les deux derniers Etats, le premier, sous le 
ministére du prince de Cariati, l'autre, sous celui du marquis Ri- 
dolfi, envoyérent 4 Rome des plénipotentiaires chargés de négocier 
alliance. 

Mais déja les choses avaient changé d’aspect. 

La révolution de Février, en jetant !'Italie dans une excitation fié- 
vreuse, précipita encore davantage le mouvement, qui 4 Naples avait 
dégénéré en troubles, 4 Palerme en révolution. De réformateur qu'il 
lait, ce mouvement, en un clin d’ceil et par une transition brusque 
et dangereuse, était devenu constitutionnel en essayant bientét d'en- 
lever le pouvoir aux mains des gouvernements pour l’abandonner aux 
masses gnidées par les sectes et les clubs qui s’étaient formés avec 
une rapidité effrayante. Pourtant les gouvernements, quelque fai- 
bles qu’ils fussent, tenaient encore bon, en faisant pour la cause 


486 LES PROJETS 


commune des efforts que l'on ne saerait' méconnaftre. Tandis que les 
pourpariers, qui eurent lieu 4 Rome; dévotlaient déja des tendances 
peu rassurantes, Pie IX tacha de conserver la base-des négoeiations 
de l'année précédente. Prévoyant, depuis la rupture searvenue entre 
le Piémont et l’Autriche & la suite de l’insurrection de Milan, des 
complications: inévitables, et craignant de s’engager au deli de ce 
que lui prescrivaient les devoirs de sa position comme chef de I'Bglise, 
il désirait ne conclure autre chose qu’une alliance défensive. Une 
nouvelle mission auprés du roi Charles-Albert, confiée au commenre- 
ment d’avril 4 Mgr Corboli, devait tacher d'obtenir ce résultat. 

Fn méme temps, le roi de Naples munit son envoyé 4 Turin d'm- 
structions par rapport a la confédération, « non eneore réguliérement 
conclue, mais existant de fait entre les quatre souverains constitution- 
nels de I'Italie. » Le 7 avril, le roi Ferdinand annonca méme cette 
confédération comme dé}4 conclue par |'assentiment universe} des sou- 
verains et des populations, sen remettant au Congrés de Rome, au- 
prés-duquel il avait nammé ses représentants. La confédération de- 
vait avoir une didte eamposée de membres nommés par les parlements 
des différents Etats, diéte qui s'occuperait des questions d'intérét na- 
tional et des affaires dela guerre, affaires qu'on consentait & confier, 
pour le moment, a la direction du roi de Sardaigne. 

D'ot vinrent. les obstacles qui firent échover ce premier projet, 
dont nous ne diseuterons m le fondement ni les chances, avant :méme 
que les: affaires de Naples:et de Rome eussent pris une:-autre tour- 
nure, par la faute de la révolution démocratique ? 

Ces obstacles vinrent du .cété du Piémont. 

Le roi Chartes-Albert, guerroyant es Lombardie, déclara qu'il ne 
S agissait point de négociations et de confédérations, mais qu’il imper- 
tait de se battre. Les étrangers chassés, on aurait le temps de s‘en- 
tendre. Restelibre 4 chacun de juger des raisons du roi et de feur op- 
portunité. Quod-qu’il en soit, ]'affaire fimit 1a, et les. pléaipetentiares 
napohitains et awtres retournérent chez eux: 


Malgré cet échec, on ne renonca pas: au projet. Mais, de jour en 
jour, les circonstances devinrent moins favorables. 

Pour-qué connait la-marche des: affaires d'Italie, depuis l'insurrec- 
tion de Milan jusqu’a la.conclusion de l’armistice entre | Autriehe et la 
Sardaigne, il-est inutile de détadiler les causes qui, indépendarament 
des chances de la guerre, firent avorter les: combinaisons tendant: a 
procurer & I'Italie um lien fédéral. Le ministére toscan, loin d’étre 
découragé par la non-réussite, continua a s'attacher a cette idée avec 
ua optimisme qui peut nous étonner, mais qui prouve combier il éenatt 


DE CONFEDBRATION: ITALIENNE. RA 


ata fedévation. Le discours du Iréne du 24 jum, en faisant encore 
mention des Etats confédérés, nomma |’union douaniére l’achemine- 
ment vers |’union.politique et nationale destinée a assurer Je sort de 
la péninsule. Il ajoutait que ce n’était pas la faute du gouvernement 
grand ducal, sicette union ne se trouvait point encone formellement 
conclue: Les. Chambres florentines, ou siégeaient tant d’hommes de 
bien, quoique la. plupart manquant d’expérience, développérent, 
dans I’ Adresse, l'idée de |’union politique. « Le pacte fédéral, telles 
furent les paroles, en conservant 4 chaque Etat sa personnalité, amé- 
nera | uniformité politique de tous, et fera valoir, par le vote des re- 
présentants, les droits et les intéréts communs, afin que la nationalité 
italienne devienne forte et respectée. La ligue qui doit- nous conquérir 
l'indépendance fera: naitre la confédération appelée 4 la conserver, 
et, moyennant cette confédération, elle conduira 4 |'unité natio- 
hale, » 

On ne renonga pas non plus 4 cette idée 4 Rome, mais déja le ter- 
rain n’y offrait plus aucune chance de solidité. Le refus constant du 
parti progressiste de reconnaitre le caractére mixte du Pontile sou- 
verain: porteit ses fruits amers. L’allocution du 29 avril, déclarant 
la non-participation du Pape a la guerre, avait été: suivie de la pre- 
miére émeute sérieuse dans les rues de Rome, destinées & étrele théa- 
tre de tant d’autres désordres. Le ministére Mamiani, né d'une e@s- 
péce de transaction entre le pouvoir souverain qui déja ne se sentait 
plus libre, et les clubs représentant les anciennes sociétés secrétes, 
essaya de reprendre: 4 Turin le fil des négociations qu'on y avait 
laissé-tomber. De concert avec le gouvernement toscan, ce ministére 
propesa: a: celui du Piémont que les-trois Etats, déja alliés entre eux 
par l’union-douaniére, déclarassent par-devant l'Italie et |'Europe 
qu'une alliance politique les-unissait. également, alliance ayant pour 
fondateur et: médiateur lauguste Pie IX. Les plénipotentiaires des 
trois Etats. devaient se réunir 4 Rome. . 

Peu de semaines auparavant, il avait été question de quatre Kats. 
Naples n’était plus du nombre. A qui la faute? Le 15 mai, ce triste 
épisode de Vhistoire napolitaine, conséquence inévitable du manque 
de modération, de prévoyance, et, il faut le dire, d’honnéteté, qui de 
tout temps a-rendu si désastreuses les révolutions de Vitalie méri- 
dienale, le 45-mrai, qui nécessairement dut faire revenir sur ses pas 
le roi Rerdinand, vainqueur dans un confit auquel il: avait été forcé, 
répondra &-cette question. 

Les etforts:de‘Rome et dela‘ Toscane ne furent pas couronnés, cette 
fois-ci, d'un meflleur succes, Les malheurs de la guerre entrainérent 
lx chute du ministére piémontuis, depuis longtemps déja impuissant 
devant une Ghambre qui croyait battre les Autrichiens en s'immis- 


482 LES PROJETS 


cant dans ce qui n’était pas de son domaine. La nouvelle de la dé- 
faite de Custoza décida Ja retraite du comte Balbo et deses collégues, 
et, suivant l’expression du Journal de Rome, les négociations enta- 
mées 4 Turin tombérent encore a plat. 

Le combat, provoqué par Charles-Albert, était terminé. Il avait 
complétement manqué son but, et, de plus, infligé au Piémont des 
blessures qui-saignérent longtemps. En outre, la malheureuse issue 
de la guerre avait donné lieu 4 une fermentation qui s'attaqua aux 
gouvernements en leur imposant un mouvement anormal. Ce fut au 
beau milieu de ces circonstances désastreuses que le Piémont, cher- 
chant de tous cétés des points d’appui, remit sur le tapis la question 
de la fédération. Le ministére du marquis Alfieri, successeur, le 
19 aout, du cabinet éphémére du comte Casati, modifié bient6t aprés 
sous la direction de MM.‘Perrone et Pinelli, promit l’accomplissement 
prochain de!’union douaniére et politique des Etats italiens. Le comte 
Casati avait envoyé 4 Rome l’abbé Antoine Rosmini, homme aussi 
éminent par ses vertus que par son érudition, profond théologien, 
émule de Giobertisur le terrain de la philosophie, mais pas plus que 
Gioberti fait pour la vie publique. En date du 9 octobre, on transmit 
4 Rosmini les instructions suivantes : « La ligue aura pour but prin- 
cipal d’assurer la nationalité et l’'autonomie italiennes, la garantie du 
territoire des différents Etats, la dépense commune moyennant des 
contingents a fournir par chaque Etat, la conservation de |’ ordre éta- 
bli par les constitutions respectives,§le développement des libertés 
politiques. Elle facilitera les rapports commerciaux et administratifs 
moyennant l’union douaniére et l’unité des monnaies, des poids et 
des mesures. On fera en outre des efforts pour arriver 4 un systéme 
uniforme de législation, d’administration et d'instruction publique. 
Aussitét que possible, on convoquera 4 Rome un congrés des plént- 
potentiaires des différents Etats, afin de former les lois organiques 
telles qu’elles devront découler des principes ci-dessus exposés. » 

Il n’y a pas lieu de s’étonner que le gouvernement romain ail jugé 
cette base trop large. 

De fait, jamais peut-étre la confusion des idées et le désordre dans 
tout ce qui tient 4 l’administration n’ont été plus grands qu’ils ne 
l’étaient dans une partie trés-considérable de I'Italie vers la fin de 
l’été de 1848. Le royaume de Sardaigne, naguére si florissant et plein 
d’espérance, offrait le triste spectacle des débats parlementaires les 
plus envenimés et d’un manque absolu de modération de la part des 
exaltés de Turin et de Génes, qui, aiguillonnés encore par les émi- 
grés lombards, se livraient 4 ce que César Balbo a nommé les « bac- 
chanales de la barbarie. » La Toscane présentait un aspect non moins 
douloureux, c’est-a-dire celui d’une extréme faiblesse et d’un man- 


DE CONFEDERATION ITALIENNE. 483 


que d'autorité, qui, aprés avoir.amené la chute du ministére Ridolfi, 
dla 4 celui du marquis Capponi toute faculté d’agir contre l’émeute 
populaire. A Rome, le ministére Mamiani, dominé par les clubs, 
céda malgré lui le poste 4 celui du comte Fabri, dont l’impuissance 
fut manifeste dés le premier jour, tandis quc la Romagne, en- 
vahie par les Autrichiens arrivés aux portes de Bologne, se trouvait 
dans un état voisin de l’anarchie, A Naples, les Chambres, rouvertes 
par Je roi aprés la crise du 15 mai, portérent atteinte elles-mémes au 
principe constitutionnel en se montrant incapables de se mettre d’ac- 
cord sur un seul projet de loi, tandis que la révolution de Sicile es- 
sayait de faire éclater des insurrections dans les Calabres et dans la 
principauté de Salerne. Voila le tableau que présentait alors I'Italie; 
que l’on juge des chances de succés de ces projets de confédération 
piémontais! 

Le gouvernement romain, & la téte duquel fut placé, sur ces en- 
trefailes, le comte Pellegrino Rossi (46 septembre), avait parfaite- 
ment raison en indiquant une marche plus simple pour atteindre le 
but, pourvu qu'il eut été possible 4 un gouvernement quelconque 
d'Italie de suivre une voie quelconque. L'idée de la ligue défensive 
était celle qui, dans ces circonstances encore, se présenta a l’esprit 
du Souverain Pontife, toujours constant dans son désir de concilier 
ses devoirs comme prince italien avec ceux du chef de | Kglise catho- 
lique. Le Congrés italien 4 Rome, — telle fut la déclaration émise 
par son gouvernement en date du 4 novembre, — est nécessaire et 
d'urgence. Le projet pontifical, simple et net, se résume en peu de 
mots. Il y aura alliance politique entre les Etats indépendants et 
constitutionnels d’Italie, qui adhérent au pacte dont les bases seront 
fixées par les plénipotentiaires. Le Pape reste fidéle 4 son intention de 
pourvoir a cette ligue politique, a la sdreté, 4 la dignité, a la prospé. 
rité de )’Italie et au développement de ses institutions. Mais il aura 
toujours devant Jes yeux ce qu’il doit a la dignité du Saint-Siége et a 
la grandeur de Rome. I n’oubliera jamais, ni comme Souverain Pon- 
tife, ni comme Italien, que la Papauté est la seule gloire vivante 
restée & l'Italie, celle qui assure la vénération et la soumission de 
toute l'Europe et du monde catholique entier. 

Ces derniéres paroles sont les indices de la tournure qu avaient 
prise les affaires, ou plutét du progrés fait par la révolution. — 

Tandis qu’a Rome un homme d’Etat, qui alliait la théorie de la 
science 4 une habileté peu commune dans la pratique, jugeait trop 
larges les propositions de Turin, d’un autre cété on les avait dépas- 
sées de loin. C'est un fait bien singulier que, dans cette partie de la 
péninsule qui semblait avoir obtenu le privilége de la modération et 
du bon sens, en Toscane, un réve chimérique put prendre le dessus, 


484 LES: PROJBTS. 


en profitant de cette extréme faiblesse-de l’autorité que nous venons 
de signaler, et d'un laisser-aller traditionnel qui anéantissait en-méme 
temps toute idée d’ordre légal. C’est en Toscane qu’on proyeta ce 
qu on appelait la démooratisation universelle d Italie, moyennant une 
assemblée constituante et par la coopération des gouvernements eux- 
mémes. M. Montanelli, professeur 4 Pise, 4 qui l'étude de la science 
du droit. n’avait pu donner ni la.clarté des idées, ni la logique des 
conclusions, choisit la ville de Livourne, insurgée contre le gouver- 
nement constitutionnel du grand-duc Léopold, comme théatre d'une 
farce politique, en comparaison de laquelle la fantasmagorie de Cola 
di Rienzo, cing siécles plus tot, brillait par la réalité. C’était un vaste 
« édifice démocratique ohrétien national, une incarnation de l'idée chré- 
ttenne sur la plus large base, » destinée & sauver la société euro- 
, péenne. Les différents Etats italiens devaient fonder, au moyen d'une 
assemblée nationale, une « diéte permanente, personnification vi- 
vante de I’Italie, gouvernement des gouvernements, constitution des 
constitutions. » Le cri de Vive la Constiiuante ! par lequel le public li- 
vournais, composé en grande partie de boutiquiers, de bateliers, de 
portefaix, de contrebandiers et de gens sans aveu de tous les pays, 
accueillit la harangue de l’érudit professeur, retentit dans tous les 
coins de la Toscane. Le ministére Capponi, se trouvant complétement 
abandonné, quoiqu’il exprimat lopinion de limmense maiorité, 
donna sa démission. Le grand-duc, abandonné & son tour, se jeta 
dans les bras de ce qu'on appelait alors la « démocratie pure, » et 
M. Montanelli forma un ministére avec un homme dont |’ambition 
effrénée et le manque de principes ont égaré lintelligence peu com- 
mune, avec |’avocat livournais Guerrazzi, véritable auteur des trou- 
bles qui finirent par plonger dans l'anarchie cette pauvre Toscane. 

Au commencement de novembre, les idées « démocratiques chré- 
tiennes nationales » furent exposées aux autres gouvernements. A 
Rome et & Naples, on ne jugea pas nécessaire d’y répondre. A Turia, 
ou |’on avait vraiment autre chose 4 faire, on objecta, 4 peu prés 
comme au mois d'avril, qu'il s'‘agissait de penser a Ja guerre et non a 
une constituante. Ensuite, comme pour faire quelque chose, on re- 
mit sur le tapis le projet de fédération du 8 octobre. 


Telle a été, dans le courant de cette année 1848, |’action des gou- 
vernements, si tant est qu'il y eit des gouvernements réguliers, tant 
on s était fourvoyé dans une question simple 4 | origine. 

Mais, & cOté des ministéres, il y avait une autre autorité plus forte 
et plus cohérente. La oti les ministres n’étaient pas eux-mémes mem- 
bres des clubs qu’ils constituaient en gouvernements a part pour ser- 


DE CONFEDERATION ITALIENNE. 485 


vir d’aiguillon et de contréle aux gouvernements officiels et' respon- 
sables, les clubs se constituaient comme tels de leur propre chef. 
M. Montanelli 4 Florence, l’abbé Gioberti 4 Turin, le comte Mamiani 
4 Rome, sont des modéles de ces clubistes-ministres. Le réle assez 
mesquin que ce dernier, homme d’esprit et de talent, a joué 
en qualité de conseiller du Pape, et sa position équivoque durant 
son premier ministére, doivent étre attribués surtout & ses relations 
avec les clubs. Appelé et porté au pouvoir par la faction, il ne cessa | 
d'en dtre l’organe. C’est ainsi que, peut-¢tre sans s’en douter, il en- 
tretensit une espéce de conspiration contre son souverain, auquel, se- 
lon son naif aveu dans le'fameux discours d’ouverture du parlement 
du9 juin, il n’entendait laisser que la sphére sublime de |’autorité 
spirituelle et la paix du dogme avec la faculté de prier, de bénir 
et de pardonner, tandis que lui et ses collégues et amis clubistes gou- 
verneraient !’Etat. 

Il nous faut un instant revenir sur nos pas pour bien comprendre 
lactivité de ces sociétés et l’influence exercée par elles sur la marche 
des affaires. 

A Rome, le club qui, pendant quelque temps, conserva des allures 
plus modérées et un maintien plus respectable, fut le Circolo romano. 
Cétait d’abord un point de réunion de beaucoup d’hommes franche 
ment contraires aux opinions radicales. Mais, preuve éclatante du 
désordre qui déja régnait dans les esprits, le 22 mars, lendemain des 
indignes outrages commis contre le drapeau autrichien a |’arrivée de 
la nouvelle de l’msurrection lombarde, le Circolo romano osa offrir sa 
coopération, de pair 4 pair, au gouvernement pontifical, dans le but 
de « jeter ‘les fondements solides de la nationalité italienne. » Le car- 
dmal Antonelli, chef nominal du ministére qui venait de donner ka 
constitution du 414 mars, partageait Yidée du Pape de s‘en tenir a 
lalliance défensive; — nous avons vu les efforts faits dans ce sens et 
combien peu ils réussirent. Il va sans dire que les sociétés secretes et 
les clubs ne se découragérent pas pour si peu de chose. Au contraire, 
leurs opérations devinrent de jour en jour plus vastes. Sous la pro- 
tection de la République francaise nouvellement née, Mazzini avait 
fondé a Paris l'association nationale italienne, fille de Ja ligue inter- 
nationale des peuples, instituée l'année précédente & Londres. Depuis 
le commencement du printemps, cette association servait d’appui et 
de poimt central aux sociétés dans les différentes villes italiennes, ren- 
forcées par de nombreux émissaires et par les amnisties, qui la plu- 
part ne profitérent du pardon que pour ourdir de nouvelles trames. 
Durant l’été, l’activité des sectaires ne fit qu’augmenter 4 mesure que 
la force des gouvernements allait en diminuant avec les chances 
d'one issue favorable de la guerre contre |’ Autriche. 


436 LES PROJETS 


Cette guerre terminée, l’abbé Gioberti fonda 4 Turin, le 6 septem- 
bre, la Société nationale, dont le programme était la conquéte de l’in- 
dépendance. Le comte Camille de Cavour, un des publicistes les plus 
actifs et les plus distingués, siégeait depuis l’'automne précédent 
au comité de cette nouvelle société a cété de l'avocat Brofferio, un des 
chefs des radicaux, et d'un certain Gallenga, littérateur, dont le nom 
a acquis depuis une triste célébrité. Ce fut au congrés des membres 
de la méme association que Charles-Lucien Bonaparte, prince de Ca- 
nino, et Pierre Sterbini, députés des clubs romains, communiqué- 
rent les propositions répétées peu de jours aprés au club démocratt- 
que de Florence, propositions qui tendaient a faire agréer la « néces- 
sité d’éloigner des conseils du Pape le comte Rossi. » 

C’était le 5 novembre. Dix jours aprés, le ministre, objet de la haine 
de la révolution, se trouvait « dloigné » de son poste. « Gausam opti- 
mam mihi tuendam assumpst. Miserebitur Deus. » Telle est l’inscription 
du tombeau de Pellegrino Rossi dans I’ église de San Lorenzo e Damaso, 
4 deux pas de la scéne de l’assassinat. 

Dans la soirée méme, aprés cette hideuse procession par les rues 
de Rome, qui acclama le meurtrier et insulta la famille éplo- 
rée de la victime, Je club populaire, en tracant le plan de la 
révolte destinée 4 éclater le lendemain devant le palais du Pape, 
publia le projet de convocation de la Constituante italienne pour !’ac- 
complissement du pacte fédéral. Le ministére Mamiani-Sterbini, im- 
posé au Souverain Pontife par la révolution du 46 novembre, accepta 
de fait et la Constituante et le pacte, en voulant faire accroire que le 
consentement du roi de Sardaigne était acquis. 

Les faits postérieurs sont généralement connus. Le départ secret 
du Pape, dans la soirée du 24 novembre, déconcerta les projets de 
ses gedliers. Ce nonobstant, le comte Mamiani, véritable chef de cette 
administration monstrueuse qui devait gouverner Rome jusqu’a l’ar- 
rivée de Mazzini au pouvoir, proclama, le 1* décembre, la Consti- 
tuante chargée du mandat d’élaborer « un pacte fédéral qui, en res- 
pectant l’existence des différents Etats, leurs formes de gouvernement 
et leurs lois fondamentales, assurerait la liberté, l’union et l’indé- 
pendance absolue de |'Italie en augmentant le bien-étre dela nation. » 
Une commission de la Chambre des députés en rédigea le projet. Un 
congrés des députés des clubs des villes romagnoles, tenu a Forli 
sous la présidence d’Aurelio Saffi, devenu plus tard un des instru- 
ments les plus actifs de Mazzini, et le club populaire de Rome s‘em- 
ployérent, chacun asa maniére, en faveur de cette Constituante. 

Il s’agissait Loutefois de se mettre d’accord avec les gouvernements 
de Turin et de Florence. 

Ce ne furent pas les vastes projets qui firent défaut 4 labbé Gio- 


DE CONFEDERATION ITALIENNE. 487 


berti, que le roi Charles-Albert avait dd subir, bien 4 contre-cceur, 
comme président de son conseil. Gioberti partagea la destinée de 
ceux, dont les vues et les doctrines ont dépassé de trop loin la mesure 
du droit et de la raison, pour que, arrivés au pouvoir, ils soient 4 
méme d’opérer le bien qui est dans leurs veeux. Sans se faire une idée 
nette des incompatibilités de la situation, au point ot elle se trou- 
vait depuis le départ de Pie IX pour Gaéte, et du manque complet de 
fondement possible pour un édifice quelconque, ce ministre piémon- 
tais essaya de mettre en avant un projet qui, en d’autres circonstances, 
aurait pu se faire agréer en constituant ce lien, dont l’absence a sur- 
tout contribué a l’exagération successive de l’idée unitaire. Les pro- 
positions de confédération italienne, qu’au commencement de 1849 
Gioberti fit faire 4 Florence, et, chose étrange, & Rome, coincidaient, 
dans leur cnsemble, avec le projet mentionné ci-dessus du parlement 
toscan. Elles étaient formulées plus nettement, toutefois, en ce qu’elles 
annoncaient que la Confédération aurait une armée, une flotte, un 
trésor, une représentation diplomatique et une autorité centrale, 
constituée par un congrés législatif et un pouvoir exécutif permanent. 
C’était le premier pas vers une solution pratique du probléme; — 
malheureusement les circonstances rendirent illusoire toute entente 
et impossible toute action commune. 

La révolution marcha vers son but, entrainant les victimes qu’elle 
faisait 4 droite et 4 gauche. 

Le 16 janvier 1849, le gouvernement romain, désavoué par le Pape, 
annonc¢a la convocation de |’Assemblée constituante italienne qui de- 
vait siéger sur le Capitole. Le 21, le ministére toscan résolut de s'y 
associer en procédant 4 |’élection des députés. Le 7 février, le grand- 
duc Léopold, ne voulant pas donner son adhésion 4 une assemblée 
condamnée explicitement par le Souverain Pontife, mais trop faible 
pour l’empécher, partit pour Porto Santo Stefano, d’ou il se rendit a 
Gaéte, tandis qu'un gouvernement provisoire fut institué a Florence. 
Gioberti, ayant proposé une intervention piémontaise en Toscane. en 
faveur du grand-duc, se trouva abandonné de son propre parti et fut 
obligé de se retirer. En attendant, l’ Assemblée constituante romaine, 
dans la nuit du 8 au 9 février, avait proclamé la déchéance du’ Pape 
et la république, qui entra en négociations avec le gouvernement tos- 
can dans le but de l’unification des deux Etats. La Constituante tos- 
cane ayant commence & siéger le 25 mars, les élections pour celle de 
Rome tombérent en oubli. 

La bataille de Novare avait déja mis un terme a la courte guerre 
austro-piémontaise, lorsque l’Assemblée florentine discutait encore 
sur la réunion des territoires toscan'et romain, que M. Guerrazzi, 
chef du pouvoir exécutif 4 Florence, tandis que Mazzini se trouvait 


488 LES PROZSTS 


chef du triumvirat & Rome, désirait éviter de toute maniére. Le 
42 avril eut Jieu Ja restauration du gouvernement de Léepold H., sui- 
vie de prés de l’intervention étrangére, non justifiée par la-situation du 
pays, si l'on en excepte celle.de Livourne, intervention que le grand- 
duc n’eit pa empécher, mais qui fit & sa cause un mal incalculable, 
en lui aliénant la grande majorité du parti national. Le 25 da méme 
mois, le général Oudinot débarqua 4 Crvita-Vecchia. 


Voila Phistoire de ces essais de confédération italienne des années 
1847 41849. 

C’est une triste histoire. A peine entré dans une bonne voie, on se 
fourvoya. A peine un but distinct et possible fixé, on fut entrainé 
yers un horizon imaginaire. Chaque ministére el chaque club avait 
son projet, et tous, ministéres et clubs, firent preuve de Ja méme 
impuissance d’arriver 4 une solution pratique. 

Il en a été ainsi de tout ce qu’on a entrepris dans ces années, a la 
fin desquelles I'Italie ne présentait que des ruines. Le débordement 
démocratique l’avait ramenée en grande partie & l’enfance des peu- 
ples. On avait réclamé des réformes : elles ne contentérent personne. 
On avait exigé des constitulions : elles ne sauvérent rien. Le Piémant 
seul conserva cette constitution, aprés la double défaite, immense 
avantage au milieu de nombreux inconvénients, grande force au mt 
lieu de beaucoup de défaillances. A Naples seulement l’ordre matériel 
n’avait plus été troublé, mais au prix de grands sacrifices. I] ne fut 
plus question dés lors ni de confédération, ni méme d'union doua- 
niére, car une profonde méfiance séparait le Piémant des autres gou- 
vernements, et chacun avait assez 4 faire chez soi pour sortir des em- 
barras de toute espéce créés par la derniére révolution et renouvelés 
sans cesse par les sociétés secrétes, qui tendaient 4 en provoquer une 
autre. Depuis 1849, on n’a fait que vivre au jour le jour. Si, petit 4 
pelit, l'état de choses s’est amélioré ; si les finances, partout compre- 
mises, se sont partout relevées, celles du Piémont exceptées; si le com- 
merce et l'industrie et 4 leur suite le bien-¢tre général se sont ac- 
crus; si le mouvement littéraire, aprés les années de troubles, est 
rentré dans une voie meilleure; si, dans la plupart des Etats, |'admi- 
nistration a fait des progrés plus ou moins rapides, la situation poll- 
lique générale n’a point changé. De 1a ce malaise, moitié naturel, 
moitié artificiel, et dans le parti conservateur cette appréhension 
d'un événement quelconque qui pit ranimer ses troubles, apaisés 4 
peine et seulement a la surface. A la suite de l’incompatibilité des 
deux principes qui se disputaient le terrain, l'état des esprits était de- 
venu tel, que trop souvent on se refusail 4 tenir compte a Ja majorite 


DE CONFEDERATION ITALIENNE. 489 


des gouvernements du bien qu’ils opéraient, tandis qu’on s obstinait 
4 traduire en griefs ce qu'il leur était impossible d’obtenir ou d’ac- 
corder. | 

Au lieu de faire retour sur eux-mémes et d’examiner leur propre 
conscience a |’endroit de leur activité dans ces années climatériques 
de 1847 4 49, des hommes sérieux, restant en dehors des révolution- 
naires de métier, ont trouvé plus commode de rendre responsables 
les souverains et d’en accuser les conseillers, auxquels parfois ils 
avaient légué jadis un triste héritage. 

D’autre part, c'est par désespoir de cause qu’aprés toutes ces al- 
ternatives d’espérance et d’abaltement beaucoup d'honnétes gens, 
beaucoup de nobles cceurs, se sont tournés du cdté du Piémont; des 
hommes qui abhorrent la révolution et les révolutions, et qui détes- 
tent les moyens dont on s’est servi pour en faire triompher le prin- 
cipe. Les utopies des visionnaires et les impostures des charlatans, 
les intéréts les plus légitimes justement alarmés, |’occupation étran- 
gére, conséquence des derniéres révolutions, Ja faiblesse des gouver- 
nements des Etats manquant de toute graduation politique et leur 
impuissance, plutédt de repousser le mal que le bien, la non- 
réussite des efforts faits dans le but de la confédération, le manque 
d'une perspective quelconque d’un lien commun, l’absence d’union 
méme pour des objets d’utilité matérielle, limpossibilité de dévelop- 
per, avec ce systéme d’isolement, des ressources et des richesses qui 
auraient mis I'Italie au niveau d'autres grandes nations, le désir 
d’une liberté d’action et de mouvement trop souvent entravée par 
d’étroites limites, voila autant de causes qui, dans beaucoup de cas, 
ont fait remplacer l'idée fédérale par l’idée unitaire. Il y a encore, il 
faut l’'avouer, une autre cause : c'est le spectacle des difficultés sou- 
levées en Allemagne par la confédération, ou, pour mieux dire, la 
vue du peu de satisfaction donnée 4 ]’Allemagne par la forme défec- 
tueuse de sa confédération, par des débats stériles, et par ce manque 
de force qui résulte du manque d’unité. On peut regretter le fait : on 
he peut pas s’y méprendre. 

Mais ce n’est pas en poursuivant cette voie que I’Italie remplira sa 
véritable destinée. 

Ce n’est pas l’unité absolue, détruisant des autonomies anciennes, 
utiles et méme nécessaires, qui développera ses ressources en lui 
conservant son caractére et sa physionomie, qui la rendra grande en 
la conservant protéiforme dans son activité, qui la rendra forte en la 
conservant belle. C’est l'unité fédérale. N’y eut-il d’autre preuve du 
peu d'aptitude de I'Italie 4 la forme qu'on prétend lui donner aujour- 
d’hui en renouvelant la manceuvre du lit de Procuste, que les moyens 
soit équivoques, soit ignobles, auxquels on a dd avoir recours, les 

Juiter 1862. 3 


490 LES PROJETS DE CONFEDERATION ITALIENNE. 


mensonges officiels et officieux qu’on a di débiter, l’esclavage politi- 
que auquel on a di se soumettre et les douloureux sacrifices qu'on a 
du faire : la condamnation de cette forme serait déja prononcée. Res- 
tent toutes les graves difficultés de la situation; reste le désaccord en- 
tre les intéréts des différentes provinces; reste l’antagonisme de Na- 
ples formant le pdéle opposé au Piémont, antagonisme que l'on s’efforce 
en vain de faire disparaitre devant l’éclat et le bruit des fétes; reste 
la question de légitimité dont on ne déracine pas dans les coeurs le 
principe par des phrases; reste la question de Venise, dont une confé- 
dération seule semble promettre la solution pacifique; reste la question 
romaine, qui, nous n’en doutons pas, fera crouler, un jour ou l'autre, 
tout cet échafaudage d’unité factice, quelles que soient, pour la Pa- 
pauté, les éventualités, en apparence peu favorables, d’un prochain 
avenir. Reste finalement Ja question mazzinienne : car, si l‘unité ab- 
solue est l’idée de Machiavel, dont le génie n’excluait pas les erreurs, 
elle est bien plus encore, sous une [autre forme, celle du pére de la 
Giovine Italia. 

Faut-il s’étonner, aprés cela, que de tous ces honnétes gens, de 
tous ces nobles coeurs que nous venons de désigner, il n’y en ait pas, 
a moins que nous nous trompions fort, un seul de vraiment tran- 
quille et confiant, en présence de cette sorte de compromis actuel, 
qui n’est ni la paix ni la guerre, mais, bien la méfiance et la menace 
prolongées, en présence du soulévement des consciences révoltées 
au spectacle des droits foulés péle-méle aux pieds, droits des souve- 
rains, droits des classes, droits des corporations, droits des individus, 
droits de propriété, droits des traditions, droits de nationalité, droits 
del’Eglise? Faut-ils’étonner qu’ils soient incertains et soucieux, au mi- 
lieu du mépris aussi insensé qu’ingrat du passé, au milieu du dé- 
vergondage de la presse, et du cynisme des atlaques journaliéres 
contre les personnes et les institutions? Faut-il s’étonner que leur 
conscience repousse, bien que tard, la solidarité qu'on leur de- 
mande, en face de la perspective d’une lutte plus terrible encore, 
lutte inévitable si, ce qui ne plaise 4 Dieu, les appréhensions du mo- 
ment venaient a se réaliser, si on osait enlever le dernier reste du pa- 
trimoine de |’Eglise 4 cePape, qui, en suivant l’exemple de ses grands 
devanciers du moyen age, fit entendre a I'Italie les mots de pardon, 
de charité, de patrie, de nation, et qui aujourd’hui peut s’écrier : 
« Popule mi, quid feci tibi? » 


ALFRED DE RevMont, 
dc l’Acad. roy, des scienocs de Prusse. 





SIX MOIS 


DANS LE FAR-WEST 


TROISIEME PARTIE! 


LA BATAILLE ET SES SUITES. 


I 


Un étrange spectacle nous attendait sur la lisiére du bois que nous 
venions d'atteindre. 

Au milieu d’une large clairiére toute une tribu d’Indiens était 
rassemblée, mais morne et désolée. Autour d’eux, leurs squaws, éche- 
velées, les vétements en désordre, se roulaient par terre en poussant 
des cris inarticulés. 

Bien qu’ils nous eussent apercus, aucun d’eux ne se leva pour ve- 
mr 4 notre rencontre; je m’approchai donc doucement, et, lorsque je 
fus prés de celui que je supposai étre le chef, vieillard vénérable, je 
le saluai en espagnol : 

— Qu’avez-vous? lui demandai-je. 

—~ Hélas! me répondit-il. Le Grand-Esprit a abandonné la nation 
des Utahs. Les Timpanogos les ont attaqués en grand nombre et les 

ont vaincus; ils ont tué leurs guerriers et emmené leurs femmes . 


‘ Voir le Correspondant des mois de mars et de mai 1862. 


492 ; SIX MOIS 


D'un moment 4 l'autre ils peuvent revenir, alors c’en sera fait de la 
nation utah ! 

— Pourquoi? dis-je. Ne regardez-vous pas comme des braves les 
cuerriers qui sont ici? 

— Ce sont de braves guerriers, reprit le chef; mais que peut un 
si petit nombre d’hommes contre les forces considérables des Tim- 
panogos? Les Timpanogos ont des fusils, et nous, nous n’avons que 
des arcs et des fléches. Nous avons envoyé plusieurs des nétres vers 
les Visages pAles de Santa-Fé pour leur en demander; mais revien- 
dront-ils? et, s'ils reviennent, sera-ce a temps? 

—Le découragemeut est le plus grand ennemi des Utahs. Réchauffez 
votre coeur avec de la colére, et, si peu nombreux que vous soyez, vous 
vaincrez les Timpanogos. Laissez le désespoir aux femmes : les femmes 
sont faites pour pleurer, les hommes pour combattre vaillamment. 

— Le Visage pale parle bien, dit le vieillard. 

— Qach! répondirent les Indiens, en signe d’assentiment. 

Le vieillard se leva alors, et, suivi des notables de la tribu, péné- 
tra avec moi dans la hutte du conseil, vaste ruche située au milieu 
du village. 

La, le calumet officiel ayant été allumé, le vieillard en tira quelques 
bouffées en silence et me I’offrit. Je le passai 4 mon tour aux assis- 
tants, aprés quoi, reprenant la conversation que le cérémonial du 
calumet avait interrompue, il me répéta ce qu’il m’avait déja dit, 
ajoutant que, en admettant que ses guerriers revinssent 4 temps, ce 
qu il ne pensait pas, personne dans la tribu ne savait manier les ar- 
mes qu’ils devaient rapporter. 

— Qu’a cela ne tienne, lui dis-je. Moi qui suis un soldat, j’appren- 
drai & vos guerriers 4 faire la guerre. Donnez-moi un commande- 
ment, et en quelques jours je vous aurai mis non-seulement en état 
de vous défendre, mais encore de prendre une brillante revanche 
sur vos ennemis. 

A ces mots, tous se levérent, parlant ensemble, les uns en indien, 
les autres en espagnol. 

— Ils consentent, me dit le vieillard, et dés a présent ils sont préts 
a vous obéir. 

I] n’y avait pas de temps 4 perdre; je sortis donc immédiatement de 
Ja hutte afin d’examiner les lieux et de préparer la défense. 

En un instant la résolution prise dans le conseil se répandit dans 
le village. De tous cdtés ce n’étaient que des cris de joie ;‘mais oe fut 
bien autre chose quand Caloda eut raconté ce que j'avais fait pour 
elle: en une seconde je passai 4 l'état de demi-dieu. 

Le village était, par bonheur, merveilleusement placé pour sou- 
tenir un siége. Comme il fallait songer plutdt a la défense qu’a l'at- 


DANS LE FAR-WEST. 495 


taque, je fis d'abord obstruer de troncs d’arbres, de ronces, de brous- 
sailles épineuses, tous les sentiers. Restait une partie tout a fait 4 jour; 
c'est 1a surtout qu’il fallait déployer du génie, car ces pauvres Indiens 
sont peu au courant des habiludes européennes ; mais ils sont si in- 
telligents, qu'il est rare de se voir obligé de leur expliquer deux fois 
la méme chose. Désirant creuser un fossé a l’endroit dont je viens de 
parler, j’avais besoin d’une pelle; aidé de ma hache,' j'en fabriquai 
une avec un tronc d’arbre : quelques heures aprés presque tous m’a- 
vaient imité avec un instinct admirable, et le lendemain matin nous 
avions un fossé profond de six pieds et large de dix. Une tranchée, 
pratiquée jusqu’a une petite riviére qui coulait dans le voisinage, y 
amena l'eau. Ce ne fut pas tout. Les Indiens pouvaient venir en grand 
nombre et forcer nos retranchements: il fallait établir un centre sé- 
rieux de défense; je fis élever au milieu du camp une espéce de mai- 
son carrée de dix pieds de haut et recouverte d’une plate-forme de 
branches. Ce fortin, en nous permettant de combattre 4 l’abri, assu- 
rait en méme temps un refuge aux femmes et aux enfants. Par mal- 
heur, je calculai mal mes proportions; quand tout fut fini, je m’a- 
percus qu'il était trop étroit. Le recommencer eit été trop long ; je 
fis creuser des casemates, qui, en nous donnant plus d’espace, de- 
yaient servir aussi de soute aux poudres et aux vivres. 

Il evit été difficile de trouver des éléves plus intelligents et de meil- 
leurs ouvriers que mes Utahs; un geste suffisait, et aussitét la chose 
était exéculée. Aussi les travaux furent-ils rapidement terminés et 
‘faits mieux que je ne l’osais espérer. Je n’ai pas besoin d’ajouter 
que je fus largement payé de mon labeur par la reconnaissance que 
ces braves gens me témoignérent. Tout ce qu ils avaient de meilleur 
en viandes et en fruits, ils me l‘apportaient; leur admiration pour moi 
était telle, que je leur eusse commandé les choses les plus invrai- 
semblables, ils les eussent exécutées 4 l’instant méme; et ces mémes 
hommes que j’avais trouvés préts 4 se laisser égorger sans résistance 
se fussent tous fait tuer sur un signe de moi. Cela me convainquit une 
fois de plus qu’en guerre le succés dépend avant tout du chef: gé- 
néral médiocre, mauvais soldats. On fait des hommes ce qu'on veut; 
l'important est de vouloir. 

Les guerriers envoyés 4 Santa-Fé revinrent enfin; ils apportaient 
soixante fusils, 4 silex, il est vrai, assez bons néanmoins. Ils rappor- 
taient en outre de la poudre et du plomb en lingots; mais de moules 
a balles, point. Je pourvus a cet oubli avec le mien, qui, par chance, 
avait deux calibres, l’un de douze, l'autre de seize. Je leur montrat 
la maniére de s’en servir, et, avec la bonne volonté et la sagacité qui 
les distinguaient, mes élaves eurent bientdt fondu assez de balles 
pour résister au moins un mois. 


496 ‘SIX MOIS 


Ceci fait, j’établis une école de tir et de manceuvre, ot l’adresse et 
lagilité propres 4 la race peau-rouge ne tarda pas & faire de ces 
conscrits des vétérans consommeés, habiles tireurs, et chargeant avec 
autant de vivacité que de précision. 

Pendant que j’occupais ainsi les hommes, les femmes, dirigées par 
Calofa, ne demeuraient pas oisives. Elles séchaient des viandes et 
préparaient des galettes de mais. Quand nous en etimes urfe quantité 
suffisante, je les leur fis emmagasiner dans le fortin. Dés lors tout 
était prét pour recevoir l’ennemi : je fis rassembler le conseil, et ja, 
m’adressant a tous les chefs 4 la fois, je sollicitai leur approbation, 
qu ils me donnérent, cela va sans dire. Mais ce n’était pas assez pour 
moi d’avoir été Vauban, je voulais élre encore Turenne. Pour cela il 
me fallait l’autorité supréme. Jen fis donc Ja demande aux douze 
chefs réunis dans le conseil, qui Ja mirent aux voix pour la forme, 
car ils furent unanimes pour me |’accorder. 

Déja nous avions envoyé, huit jours auparavant, un espion vers les 
Timpanogos; il deyait nous éclairer d’abord sur leur nombre et sur 
leurs projets, puis nous faire counaitre le départ de l’expédition. Il 
y avait & peine deux jours que j’avais recu le commandement, lors- 
que cet homme revint. Ainsi que le pensaient les Utahs, les Timpa- 
nogos ne voulaient rien moins que |’entiére destruction de la nation. 
Pour cela, ils avaient levé le ban et l’arriére-ban de la tribu, et, for- 
midablement armés, ils s’étaient mis en marche : l’espion les précé- 
dait de trois jours seulement. 

Bien que comptant assez sur eux et beaucoup sur moi, cette nov- 
velle renouvela les craintes des pauvres Utahs. Il fallait 4 tout prix 
empécher le découragement de s’introduire de nouveau dans la tribu. 
Je rassemblai mes guerriers, et, accompagné du grand chef, je mon- 
tai sur le fortin. 

— Utahs! leur dis-je en espagnol, que tous savaient plus ow moins, 
Utahs! Ie Grand-Esprit m’a envoyé vers vous pour vous sauver de la 
fureur de vos ennemis les Timpanogos. Vous venez d'apprendre qu’ils 
‘se dirigent de ce coté pour mettre 4 exécution leur sanglant projet, et 
vos terreurs recommencent. Est-ce pour porter secours a des hommes 
ou 4 des femmes que le Grand-Esprit m’a envoyé vers vous? Répoa- 


- dez... Non, c'est pour venir en aide 4 des guerriers courageux, mais 


malheureux, que le Grand-Esprit m’a conduit dans votre tribu. Le 
Grand-Esprit ne donne la victoire qu’é ceux qui la méritent par leur 
mépris de la mort; les autres, il les donne 4 leurs ennemis, qui les font 
périr dans lés supplices. Relevez donc votre courage, Utals, si vous 
n’étes pas des femmes. Exécutez ponctuellement mes ordres ; agisses 
comme vous avez agi depuis que je suis au milieu de vous, et je réponds 
de Ja victoire, vos ennemis fussent-ils nombreux comme les fourmis! 








DANS LE FAR-WEST. 495 


Ce discours, que j’avais cherché 4 rendre aussi peau-rouge que pos- 
sible, eut tout le succés que jen attendais. Silencieux tant que j’avais 
parlé, des cris furibonds de haine et de vengeance retentirent dés que 
jeme tus, qui me rappelérent ceux que poussent les Arabes lorsqu’ils 
commencent une attaque. Le vieillard eut beaucoup de peine a les 
faire cesser ; il parvint enfin 4 modérer cette bruyante fureur. J’en 
profitai pour prendre, séance tenante, mes derniéres mesures, c’est- 
a-dire pour acer chacun 4 son poste de combat, de telle sorte qu’au 
moment de l’action aucun désordre capable de compromettre la vic- 
toire ne put entraver mes dispositions. 

Je placai d’abord des vedettes 4 plusieurs milles du camp, avec 
mission d’allumer des feux préparés d’avance dés qu’ils apercevraient 
lavant-garde de l’ennemi, puis de se replier en toute hate sur le 
camp, afin de concourir 4 la défense générale. Je choisis ensuite qua- 
rante hommes des plus solides et des plus braves, et j’en formai un 
bataillon spécial qui devait étre le coeur de la petite armée dont j’é- 
tais la téte : A eux fut confiée la tache de faire face au gros de l'en- 
nemi. Les meilleurs tireurs devinrent des tirailleurs qui, abrités et 
4 poste fixe, furent chargés de décimer l’ennemi, et surtout ses chefs. 
Je terminai ces préparatifs par l’exécution d’une forte claie qui devait 
hous servir de pont volant, au cas ou d’assiégés nous deviendrions 
assiégeants. 


il 


I était quatre heures du matin lorsque le surlendemain la vedette 
que j’avais placée en sentinelle sur le plus haut cédre de la lisiére du 
bois apergut le feu de signal et vint me ]’annoncer. Je me dirigeal 
aussitét vers la plaine et apercus en effet ce feu, puis I'Indien qui 
lavait allumé ge repliant vers le camp de toute la vitesse de son 
cheval. Un moment aprés l’avant-garde des Timpanogos débouchait 
dans Ja plaine ; la réalité était devant nos’ yeux, nous allions étre at- 
taqués. J’avoue que, pour mon compte, j’en fus assez satisfait. 

Je rejoignis le camp a la hate et annongai l’arrivée de l’ennem1. 
Ea un moment chacun fut & son poste : les hommes valides aux places 
que je leur avais assignées d’avance, les blessés de la derniére affaire 
dans le fortin, avec les enfants, les vieillards et les femmes. Chose 
bizarre! autant ces derniéres avaient montré de désespoir quelques 
jours auparavant, autant elles paraissaicnt maintenant résolues. Je 


496 SIX MOIS 


reconnus 4 cet heureux changement l’influence de ma vaillante Ca- 
loia. Je crus méme devoir en armer quelques-unes, qui, placées aux 
créneaux du fortin, eurent pour mission de faire le plus de mal pos- 
sible & l’ennemi, ce dont elles s’acquittérent, par parenthése, avec 
un zéle effrayant. 

Cette derniére mesure prise, j’emmenai le bataillon dont j'ai parle 
plus haut et me dirigeai au pas de course vers un repli de terrain ott 
nous nous embusquémes, afin de laisser passer les Timpanogos, et de 
les prendre entre deux feux s'ils tentaient de pénétrer jusqu’au camp. 
Or, comme les Indiens en général, et les Timpanogos en particulier, 
ignorent complétement Tart de la guerre, que j'avais appris, moi, 
par de longues années d’étude, ils tombérent dans le piége comme un 
seul homme. 

A peine étions-nous dans notre embuscade, que nous apercumes 
les premiers rangs de ]’ennemi. Quand je dis les premiers rangs, c'est 
par habitude, car rien ne ressemble moins 4 un régiment qu'un corps 
d'Indiens marchant au combat. S’avancant 4 la suite les uns des au- 
tres, 4 cause des difficultés du terrain, la troupe des Timpanogos avait 
Yair d’un immense serpent. Ils arrivérent enfin 1a ow je les attendais, 
c est--dire devant nos retranchements. A la vue du fortin, ils furent 
assez étonnés; il y eut méme un moment d’hésitation. Ils s’attendaient 
Si peu 4 trouver un monument aussi étrange pour eux, qu’ils se con- 
sultérent ; mais comme, en définitive, rien ne remuait (j’avais donné 
l’ordre de ne pas bouger tant que je n’aurais pas donné le signal avec 
ma carabine), il y‘en eut un, le plus hardi, qui franchit le pont et pé- 
nétra dans le camp; les autres le suivirent. 

L’heure de l’attaque avait sonné. Je me levai, et, suivi de mon petit 
bataillon, nous edmes entouré le camp en une seconde. Au méme 
moment, une bordée de fléches tirées du fortin vint avertir les Timpa- 
nogos qu’il n’était pas aussi désert qu’ils le supposatent. Ils n’avaient 
pas eu le temps de se reconnaitre qu'une seconde décharge, mais 
venant cette fois du dehors, c’est-i-dire de ma troupe, en jetait un 
bon nombre sur le sol. Pris entre deux feux, les pauvres Timpanogos 
n’eurent méme pas le loisir de décharger leurs armes; du premier 
coup d’ceil ils comprirent qu’ils étaient battus. Dés lors ce fut un 
sauve-qui-peut général. Malheureusement ils avaient affaire a des 
hommes qui avaient de justes représailles 4 exercer et qu’enhardis- 
sait leur victoire. En dépit de la résistance de quelques Timpanogos, 
ce ne fut plus un combat, cela devint une tuerie. Quand les balles 
et les fléches leur manquérent, Jes Utahs prirent leurs temahawks, 
et le massacre continua. Les squaws elles-mémes, ivres du sang qui 
entourait leur refuge, sortirent du fortin et se ruérent sur les blessés. 

Bien que familiarisé avec le spectacle de la guerre et de la mort, et 


mem. TE - 





DANS LE FAR-WEST. 497 


sachant que, en somme, les Utahs n’infligeaient 4 leurs ennemis que 
ce qu’ils en avaient eux-mémes recu, la vue de cette sauvage bou- 
cherie me révolta. Les squaws surtout, avec leurs cris glapissants, 
me parurent hideuses. Désireuses d’offrir aux manes du pére, du 
frére, du mari, du fils qu’elles avaient perdus, quelque chose qui ré- 
jouisse leurs ombres, elles ne se contentaient pas de tuer les blessés, 
elles les scalpaient, ceux-ci vivant encore. J’en vis jusqu’a trois se 
disputer la chevelure d'un mourant... 

Je me jetai au milieu des combattants, je veux dire entre les 
bourreaux et les victimes; et, usant du pouvoir dont je disposais, }'or- 
donnai que Je combat cessat sur-le-champ, menacant de quitter la 
tribu si l’on n’obéissait pas. On obéit, mais non sans peine. Ce qui 
restait des Timpanogos fut fait prisonnier et placé dans les casemates 
dont j'ai parlé. 

Férocité 4 part, mes conscrits s’élaient dignement conduits; ils 
avaient combattu vaillamment, et leur victoire avait été d’autant plus 
brillante que l’ennemi était du double plus nombreux qu’eux. Il 
est vraisemblable toutefois que, sans mes précautions, ils eussent été 
battus. Ils le comprirent et ne furent pas ingrats. Dés le lendemain, 
le conseil de la tribu s’assemtbla dans la hutte du conseil, et 14 il fut 
décidé que la nation utah m’offrirait le titre de «grand chef de 
guerre » avec la case, Jes femmes et les chevaux du défunt chef que 
) élais invité 4 remplacer. Cette décision prise, les guerriers s'affuble-. 
rent de leur mieux, c’est-a-dire ajoulérent 4 leur costume de guerre 
les scalps sanglants de la veille, et, les vieillards & leur téte, je les 
vis s’avancer vers ma hutte. " 

Au milieu du cortége, et portée par quatre hommes vigoureux, était 
la jeune squaw du chef défunt, assise sur une espéce de pavois re- 
couvert d’une peau d’ours gris. C’était l’épouse qui m’était destinée. 

La position était embarrassante; mais, au risque de perdre la po- 
pularité que j'avais acquise, j’eus le courage de mon opinion : Je re- 
fusai. : 

Ce refus fit nécessairement un trés-mauvais effet; toutefois, comme 
je n'ignorais pas que Jes Indiens ont un grand respect pour la reli- 
gion, méme quand cette religion n’est pas la leur, ils n’insistérent 
plus lorsque leur vénérable grand chef leur eut expliqué mes motifs, 
c’est-a-dire le mariage que j’avais déja contracté dans mon pays et les 
devoirs que ce lien m’imposait. Ils me firent voir qu'ils en étaient af- 
fligés, mais n’insistérent plus. 

Je consentis seulement & une chose, c’est & leur servir de chef jus- 
gu’a ce qu'ils fussent 4 |’abri de l’inimitié des Timpanogos, c’est-a- 
dire jusqu’é ce qu’ils eussent fait 1a paix, ce qui, suivant mes preévi- 
sions, ne pouvait tarder. A quelques jours de 1a, en effet, nous vimes 


498 SIX MOIS 


arriver au camp des envoyés de cette derniére nation, qui venaient 
solliciter cette paix et demander I’ échange des prisonniers. 

Le grand conseil se réunit, et, ainsi que je le supposais, les chefs, 
enivrés de leur victoire, refusérent, prétendant que leur vengeance 
n’était pas compléte, et qu’ils ne seraient réellement satisfaits que 
lorsque la nation timpanogos aurait été exterminée tout entiére. Se 
tournant de mon cété aprés cette déclaration, les chefs me deman- 
dérent mon avis. 

— Je suis pour la paix, leur répondis-je, et cela pour deux rai- 
sons : la premiére, c’est que je suis du parti du plus faible. J’étais 
avec vous lorsque c’est vous qui éliez les opprimés; mais je cesse de 
combattre pour vous lorsqu’il ne s’agit plus que d’une extermination. 
La seconde raison, c’est que, ne pas faire la paix, c’est poursuivre 
une guerre qui peut durer longtemps et tourner peut-étre a votre 
désavantage. 

Les chefs parurent comprendre que ce que je disais était sage; 
mais, le lendemain d'un triomphe, il leur était bien permis de mon- 
trer un peu d’exigence. Ils se refusérent d’abord 4 rendre les prison- 
niers. Quant 4 la paix, ils étaient préts a l’accorder, ne demandant 
pour cela que vingt chevaux chargés de sacs de viandes séches, vingt 
peaux de chevreuils rouges 4 queue noire, dix peaux de buffles et au- 
tant de fusils. C’était trop. Aussi, & cette énumération, les Timpano- 
gos déclarérent-ils que jamais les leurs ne consentiraient & de pa- 
reils sacrifices. 

— Eh bien, s’écria un chef utah, nous prendrons, puisque vous re- 
fusez de donner; et non-seulement nous repoussons dés maintenant 
toute ouverture de paix, mais nous serons, avant votre retour, chez 
ceux qui vous envoient. ' 

A ces mots, il se fit un grand tumulte, et je craignis un moment 
que le caractére sacré d’ambassadeurs dont étaient revétus ces envoyés 
des Timpanogos ne fut pas suffisamment respecté. Il n’en fut rien 
heureusement, et ces derniers promirent de tout faire pour obtenir la 
paix. Je me hatai de leur faire donner un sauf-conduit dont ils profi- 
térent immédiatement en reprenant le chemin de leur territoire. 

Douze jours aprés, heure pour heure, ils revinrent suivant l'enga- 
gement qu’ils avaient pris; et, comme ils apportaient la rangon exi- 
gée, j’eus la satisfaction de leur voir signer cette paix que je souhai- 
tais maintenant autant que j’avais désiré le combat. 

Mais dans I’intervalle se présentérent quelques incidents qui mért 
tent d’étre rapportés. , 

J'ai dit que les Utahs avaient refusé de rendre les prisonniers tim- 
panogos. Rendre un prisonnier est d’ailleurs un fait peu commun 
parmi les Indiens. Chez eux, homme pris signifie homme mort. Et 


DANS LE FAR-WEST. 499 


si encore on se contentait de le tuer! Mais non, c’est au milieu des 
plus terribles souffrances que le prisonnier doit passer de vie a tré- 
pas. Un ennemi immolé avec barbarie est une action qui fait plaisir 
au Grand-Esprit d’abord, pensent-ils, puis 4 l’4me des guerriers tom- 
bés sous ses coups. De 1a des raffinements de cruauté dont les Hindous 
et les Indiens sont seuls capables. 

Au nombre des blessés abandonnés par Jes Timpanogos se trouva 
un chef au supplice duquel j’assistai. On le nommait Griffe-d’Aigle. 
Son crime, aprés celui d’étre Timpanogos, était d’avoir tué, lors de la 
rencontre qui avait été si fatale aux Utahs, le chef de la tribu, 
fils du vieillard dont j’ai parlé plusieurs fois, et qui, depuis la mort 
de ses fils, avait momentanément repris le commandement de la 
tribu. C’était plus qu’il n’en fatlait pour mériter le supplice. Ce fut 
donc par lui que |’on commenga. 

Le jour fixé pour l’exécution, un bicher fut dressé dés le matin au 
milieu du camp. Le patient fut retiré de la hutte of on le tenait pri- 
sonnier et revétu des plus beaux ornements qu’on put trouver parmi 
ceux laissés sur le champ de bataille par les siens. Puis on le con- 
duisit au bicher, et 14 on l’attacha. Les Utahs, 4 Ja suite l'un de Vau- 
tre, exécutaient pendant ce temps ce qu’ils nomment la marche fu- 
nébre : cérémonie qui consiste a faire le tour du camp en poussant 
des cris de victoire et en invoquant par des chaMs le Maitre de la 
vie. Ils revinrent ensuite au bicher. Ici une altercation eut lieu entre 
les bourreaux et le patient: celui-ci, disant qu'il voulait mourir 
en guerrier, se plaignait de ce qu’on l’avait attaché; il prétendait 
qu'il n’était pas nécessaire de le lier sur le bicher pour I’y faire res- 
ter, et que son courage suffisait. Les Utahs, eux qui avaient vu maintes 
fois des prisonniers 4 moitié bralés se sauver et leur échapper, re- 
fusérent. Le prisonnier devint alors furieux; et, crachant 4 la figure 
de ceux qui étaient prés de lui : . 

— Vieilles femmes, leur cria-t-il, vous avez peur d'un seul Timpa- 
nogos, et vous n’avez pas tort. Rendez-moi ma liberté; il me suftira 
d’un baton pour vous mettre tous en fuite, ainsi que des femelles de 
chiens que vous étes! Eh bien, vous allez voir comment un Timpano- 
gos sait souffrir; regardez bien, et ne l’oubliez pas, cela vous donnera 
peut-étre un peu plus de courage a l’avenir!... 

Comme la flamme du bicher qui flambait déja commengait a lui lé- 
cher les chairs de ses langues brilantes, il se tut, afin qu’on nen- 
tendit pas sa voix trembler; mais ses yeux pleins d’éclairs disaient 
suffisamment ce que la langue ne voulait plus articuler. 

Jéprouvai un réel sentiment d’admiration pour cet homme héroi- 
que, qui, sans que sa physionomie trahit le moins du monde les 
horribles souffrances qu'il endurait, nous regardait tous, le regard 


500 SIX MOIS 


plein de haine et les lévres sublimes de mépris. Mais que pouvais-je 
faire pour cet Indien? J'avais demandé sa grace, on me I'avait re- 
fusée, s’étonnant que jeusse pu faire une parcille demande ect osé es- 
pérer qu'on y satisferait. Me jeter sur le bicher et lui arracher sa vic- 
time ett été une gratuite folie, car je savais que, entre les Indiens et 
leurs prisonniers, il ne faut pas mettre Ja main. 

Enfin le grand prétre, qui remplissait le réle de sacrificateur, penss 
que le feu avait fait son devoir et qu'il était temps de passer 4 d’au- 
tres supplices; il leva les mains, et aussitét fondirent sur le pauvre 
Timpanogos cent fléches que chacun vint retourner dans la plaie ou 
lui arracher violemment. On le jeta ensuite 4 bas du bicher, et on 
l’étendit sur le dos. Alors le prétre, ayant invoqué le Grand-Esprit, 
enfonga son couteau dans la poitrine du malheureux et lui arracha 
le cocur, le coupa en morceaux et en dévora un; la foule se pré- 
cipita sur le reste, qu’elle mangea de méme en poussant des cris et en 
dansant autour du cadavre du courageux Griffe-d’Aigle. Cette derniére 
scéne de l’horrible cérémonie achevée, le corps fut trainé loin du 
camp, dans la plaine, et la abandonné aux bétes fauves. {| 

Dés ce jour, on le pense, je n’eus qu'un désir, celui de quitter cetle 
tribu, ot de nouvelles exécutions, semblables a celle que je viens de 
décrire, se préparaient. Je fis part de ma résolution aux chefs, qui vou- 
lurent me retenir. 

— Quand les envoyés timpanogos seront revenus avec des paroles 
de paix, répondis-je, je partirai. D’ici la, je ne vous demande qu’une 
chose : c’est d’ajourner le supplice des autres prisonniers. Si vous re- 
fusez, je pars 4 l’instant. 

L'ingratitude, je l’ai dit, n'est pas le défaut des Peaux-Rouges; les 
Utahs consentirent 4 ce que je leur demandais. Ils firent plus; ils se 
rassemblérent et vinrent de nouveau me prier de demeurer au mi- 
lieu d’eux. Les chefs du conseil, vieillards pusillanimes, craignant 
les représailles des Timpanogos, qui, disaient-ils, chercheraient a 
prendre leur revanche dés que je serais parti, insistaient pour que je 
restasse. Je les rassurai, et leur conseillai de prendre pour chef de 
guerre un des leurs, nommé Umk, homme actif, intelligent, brave, 
et qui m’avait trés-bien secondé. Le grand-chef me promit de suivre 
mon conseil, et de le proposer 4 la tribu pour succéder au chef de 
guerre qui, lors de la premiére affaire, avait été tué par ce Griffe- 
d’Aigle qui venait de payer si cher sa victoire. 





DANS LE FAR-WEST. of 


Mit 


Le jour de mon départ fut réellement un deuil public: dés l’aube 
du jour mémorable, la tribu fut sur pieds; et, presque aussi mornes 
qu’a Pheure ‘ou j’avais pour la premiére fois pénétré chez eux, les 
Indiens attendirent mon lever. Cette attitude me toucha profondé- 
ment; mais la déesse des aventures m’entrainait, il fallait partir. 

Cadi, magnifiquement harnaché, et abondamment chargé de vi- 
vres, grace aux reconnaissants Utahs, dont les squaws avaient 4 leur 
tour comblé Caloia de présents, m’attendait a la porte. Je le saisis par 
la bride, et, ma fidéle compagne ames cétés, je pris le chemin des Ro- 
cheuses, dont dix journées seulement me séparaient. 

Une derniére fois les chefs voulurent me retenir. Pour me déci- 
der 4 rester parmi eux, ces braves gens ne savaient que me dire. 
Tantdét c’étaient les dangers que jallais courir qu’ils me représen- 
taient, les ennemis, les antmaux féroces, Ja faim, la soif; tanl6t c était 
existence heureuse et brillante que m’offrait mon séjour comme chef 
parmj eux avec laquelle ils cherchaient 4 ébranler ma résolution. 
Mais ils avaient usé de tout cela sans m’éblouir ni m’inquiéter. Je le 
leur répétat encore une fois, en les remerciant cordialement. Voyant 
alors la derniére tentative échouer contre le granit de mon obstina- 
tion, ils se turent. Nous nous mimes en marche. Je dis nous, car 
ces braves Peaux-Rouges, si je désirais les quitter, moi, désiraient, 
eux, rester le plus longtemps possible avec moi. [ls m’accompa- 
gnérent tous, hommes, femmes, enfants, jusqu’’ deux milles du 
village; 1&4 enfin nous dimes nous séparer. Une derniére fois nous 
nous dimes adieu dela parole; mais, tant que nous piimes nous voir, 
hos mains remplacérent la voix pour nous souhaiter prospérité et 
bonheur. 

Il y avait cing jours que nous marchions lorsque nous arrivames 
en vue des montagnes Rocheuses, dont nous apercevions depuis long- 
temps déja le casque de neige étinceler au soleil. Il m’en restait cing 
autres pour en atteindre la base, c’est-a-dire la limite assignée 4 mes 
courses. Un incident, que je dois mentionner, ne me permit cepen- 
dant pas de voir aussitét le terme de mon voyage. 

Nous cheminions depuis trois heures ce jour-la, lorsque, arrivés a 
un bouquet de bois, nous entrevimes des huttes indiennes. Bien 
qu'elles ne laissassent pas échapper de fumée de leurs toits pointus, 

et que, par conséquent, cela me permit de supposer que leurs pro- 


502 SIX MOIS 


priétaires fussent en chasse, je n’en armai pas moins ma carabine; je 
pénétrai ensuite dans le camp. 

Aucune squaw ne vaguait aux abords des cases; aucun petit Peau- 
Rouge ne polissonnait sur les chemins, nul bruit ne se faisait en- 
tendre. Cette absence de vie ou d’ordinaire elle déborde, ce silence la 
ou le tapage, lescris, les rires, résonnent habitucllement d’une facon 
Si joyeuse, me surprit. J’appelai, je criai, je tirai un coup de cara- 
bine; pas un murmure, si ce n’est celui du vent dans les feuilles, ne 
répondit & ma voix, 4 mon appel. Je m’approchai d’une case et en 
poussai la porte : elle était vide. J’allai 4 une autre, puis 4 une troi- 
siéme : rien, pas méme un meuble. Je continuai mes recherches et 
entrai dans une quatriéme hutte. Celle-ci; au moins, était habitée; 
une heure plus tard elle allait cesser de ]’étre. 

Sur une natte, et si faible quenon-seulement il ne pouvait pas mar- 
cher, mais méme parler, un vieillard était étendu. Le pauvre vieil Indien 
mourait de faim. Je lui donnai un peu de biscuit et poursuivis mes 
recherches. Une douzaine d’hommes, dont les uns étaient également 
des vieillards infirmes et perclus, et les autres des hommes dans toute 
la force de l'dge, mais griévement blessés, composaient toute la po- 
pulation. L’un d’eux agonisait. Ayant interrogé le plus valide, j'ap- 
pris que ce village était un village de Timpanogos. Effrayés par les 
résultats de la derniére affaire avec les Utahs, ses habitants avaient 
fui dans la crainte de cette guerre d’extermination dont leurs enne- 
mis les avaient menacés. lls étaient allés se joindre 4 une fraction 
plus nombreuse de leur nation qui vivait 4 quinze journées de mar- 
che de 1a. La précipitation avec laquelle ils avaient fui ne leur avait 
pas permis d’emmener leurs vieillards et leurs blessés, et ils les 
avaient abandonnés, suivant leur usage, afin de ne pas géner leur 
mouvement de retraite. 

Ces pauvres gens mouraient de besoin : je leur donnai d’abord 
ample provision de victuailles dont les Utahs avaient chargé Cadi, 
puis je leur tuai quelques grosses piéces. Ce butin leur assura au 
moins un mois de nourriture. De son cété, Caloda ne perdait pas de 
temps, et, malgré sa répugnance pour les Timpanogos, elle lava et 
pansa les plaies des blessés, si bien que, huit jours aprés, deux d’entre 
eux furent sur pieds et en état de faire face aux besoins des infirmes. 
Je pus dés lors continuer mon voyage et partir, emportant les béné- 
dictions de ces malheureux. Ne leur devais-je pas ces soins? Car c’est 
moi, moiseul, qui étais]’auteur de leurs maux. Cela me donna a réflé- 
chir; il est vrai que, sije n’avais pas agi ainsi que jel’avais fait pour les 
Utahs, les Timpanogos eussent fait d’eux ce que les Utahs avaient fait 
des Timpanogos. Quant 4 moi, j’avais été la justice, pas autre chose. 

Au sortir de la tribu, a trois kilométres du village, j’apergus des 


DANS LE FAR-WEST. 503 


sacs de peaux de buffles pendus 4 des branches d’arbres, et qui pa- 
raissaient renfermer quelque chose. Je grimpai jusqu’a elles en dépit 
d'une vive résistance de Caloaa, et j’y trouvai des ossements humains. 
Je compris alors les terreurs de la jeune fille, qui, 4 exemple de tous 
les Indiens, avait un grand respect pour les morts. Je n’avais que faire 
d'ailleurs de cet ossuaire, et le laissai ow il était, tout en m’étonnant 
de cet abandon. Il fallait que les Timpanogos eussent fui bien préci- 
pitamment, car, chose bizarre! les Indiens abandonnent volontiers 
des vivants; quant 4 leurs morts, ‘des circonstances extraordinaires 
peuvent seules les déterminer & ne pas les emporter avec eux. 

Le lendemain de cette rencontre, nous arrivames sur les bords 
d'un petit lac dont les rivages, tapissés d'une verdoyante parure, 
offraient aux regards un délicieux panorama. Comme si nous n’eus- 
sions pas été 14, des compagnies d’oiseaux aquatiques passaient et re- 
passaient, en nageant, d’un buisson deroseaux 4un autre. N’ayant au- 
cun motif pour dédaigner la société de ces aimables oiseaux plus 
quils ne dédaignaient la mienne, je résolus de camper prés d’eux au 
moins jusqu’au lendemain. 

Pendant que Caloaa allumait du feu et s’occupait de notre repas du 
soir, je pris ma carabine et allai faire un tour aux environs. 

Je marchais depuis une demi-heure, lorsqu’au sommet d’une 
pelite colline j’apercus une plaine magnifique ot paissaient des 
daims, des élans et des chevaux sauvages. Ces animaux vivaient 1a 
dedans si tranquillement, en si parfaite harmonie, que je me serais 
fait un crime de les troubler. Curieux, au contraire, de jouir de leur 
bonheur d’étre au monde, je me couchai dans un buisson et m’amusai 
aregarder sauter et bondir ces jolies bétes. 

Il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais la 4 les observer, que 
je vistout d’un coup les jeux cesser; ceux qui mangeaient s’arrété- 
rent; ceux qui étaient couchés se levérent; et tous, petits et grands, 
tendant le cou, se mirent a aspirer lair avec force. Quelque ennemi 
était dans leur vent, et cet ennemi n’était pas moi, car elles regar- 
daient dans louest, et j’étais 4 l’est. Un spectacle se préparait. Jeme 
mis 4 mon aise dans ma stalle, ou plut6t dans mon huisson, et, n’ayant 
pas de verre de lorgnette 4 essuyer, je dressai les chiens de ma cara- 
bine et regardai. 

L’acteur annoncé ne se fit pas attendre : je yenais a peine de repor- 
ter mes regards sur la scéne, qu'il sortit des coulisses et vint tom- 
ber en bondissant 4 quelques métres de moi. C’était un jaguar. 

Voila le traitre, pensai-je. Les chevaux n’avaient pas attendu son ap- 
parition pour préparer leur accueil. Les intelligentes bétes avaient 
bien vite senti a qui elles allaient avoir affaire. En un clin d’ceil elles 
étaient réunies, formant un cercle dont leurs tétes occupaient le 


508 , SIX MOIS . 

centre et leurs jambes de derrifre |;extrémité. Ce qui.voulait dire ceci 
au jaguar : « Si tu approches, nous te rassons la, tcte, May hs 

Le jaguar compril; car, apres, ayoip consid erg, any anstant-ceite pe- 
tité forteresse qui valait mienx assurément, quan disgeurs; Sux ladroit 
dé8'‘bétes, il parut peu décidé & en faire, Latkaqurn (De, squachtesiq al- 
levr’s,’ pouvantées, tremblantes,, stupides,, ving! ay tras tbestiqles ans 
défense étaient la, livrées,ala mere le son erry ble apnicen he fiuve 
patha du désert choisit un élan - Hguelques., hon li; pudcabternt; 
d'tin ‘coup de dent il létrangla, et HH ses grilfes angmehal, haut dfapeot 
moins de temps que je n’en mets a lécxire,, oily gob tein al eit 

(Pendant cette opération, daims, élans et ghevaux ayaient buds in 'y 
avait plus que moi et le jaguar, Cela devenait prave:.cars bjon que le 
jaguar ne yaille pas nos lions, africains,, | abiensapetate valoun ansh. 
Apres le tigre et le lion, 11 est See grand.dy, genre jaygnel, al. iap- 
partient. Nest d'une force si extraordinaize,, qual dralne: aisépedat 
“ax dé grandes distances le cheval ‘ou le boeuf, qu'il vient, d'immoler. 
Comme le act il monte parfaitement aux andres; i), est.de plus trés- 
da! hail Tl 1 ‘attaque’guére Vhomme que Ja, nuit. jour, alile fault, 
& moins que'telui-ci ne fe provoque.. Il est yraispmblahle que aah j- 
guar m’edt'laiks!: régagner tranquillement mon, gampeamend, dputaat 
mivux quill était alors fort occupé., Mais:cela, ne, faisait pasiman.al 
ifeivé: ‘Je venais d’étre témoin Wun crime odiayx;, Ja natane.ravaltee 
demandait un chatimenf, il fallajt chatier. . 0. qint ot teed 

Moin fagtiar nd se prsocet part pas.de moi, si mpi je, meipréopcupais 
deautolip dé'lui ot allait le prévenir de, ma présence, Mais eonmnient? 
‘Pat tr'cbup dé ma'carabing? C’eut, été ma désarmer-. trop, béntvoh- 
meiit! Je a ina retraite, et, descendant. tranquillement, Ja.patite 
‘eoMtine, j’alldi & Tui. 'Vaine démarche. 8a téte sanglante Atait fournge 
tout erltidre' duns’ Tes entrailles de sa viclime, il.ne.me.vit meme pas. 
Je ‘He! pouivais pourtanl pas ’assassiner. Je fis emcore, vings: paside 
pri ulte' pierre et lq lancai dans sa direction. Cela, suffit. (romprensat 
qeril'y ‘avait quelque part un importun, le. jaguar. releva fartaur ta 
tote et! 'mapercut, mais sans bouger : i) était indigné;, on. :le;senaid-h 
mois. C'btait déja quelque chose, point, assez cependant,| Je, ,ramas- 
sai ‘tine seconde pierre et. La lui envayai, Cette nowyelle ingolance olt 
tint'tout Te eucdés que jen espérais,, Furieux. cette, fois,, le jaguar se 
leva, at!,'sb Kamassdiit sur. lui-méme, en uneisérie, de bands,-il, ne de 
trovrva’ plus {u'd quelques métres de thoi. Un, genom em tanne a6 da-cr 
rabine a pogrng je Tattendais ; je tiral, mais sans.stauliat, hélas: 
Ceri’ était fi i moi; appuyal ma carabing a. mon. pied et dlisigea la 
balotinette “¢e s Yehnem).. Celte mesure, qui était mon. vatteut, me 
sativa, car be ne’ fut plus sur moi que se précipila la béte:furiense, ce 
fut sur tiaByidtinette | 





DANS LE FAR-WEST. 505 


Nous rouldmes tous les deux. Quand je me reconnus, ma carabine 
était 4 dix pas de moi, et mon revolver a cing. Je sautai sur mon re 
volver, et, avant que le jaguar fat revenu de sa douloureuse sur- 
prise, je l'ajustat & Pépaule. Mon coup, bien assuré cette fois, porta 
en plein, et j'eus la joie de voir le dangereux animal se tordre un mo- 
nent aprés dans les spasmes de |’agonie. 

De mon cdté, je n’étais pas sorti tout a fait sain et sauf de la lutte. 
En passant la revue de ma personne, je trouvai mes membres au com- 
plet, il est-vrai; mais ma pauvre casaque était toute déchirée. Je bé- 
nis le ciel d’en étre quitte &si bon marché, toutefois sans lui pro- 
mettre d’étre plus sage 4 l'avenir. 

Cette journée était la journée aux événements. Je finissais & peine 
de remettre un peu d'ordre dans ma toilette et de plomb dans ma ca- 
rabine, que j apereus Caloda‘suivie, 4 mon grand étonnement, d'une 
vingtaine dIndiens aussi armés que possible. Etaient-ce des amis? - 
élaient-ce des ennemis? 

Les démonstrations bienveillantes avec lesquelles ils me saluérent 
dés qu’#ls m’apercurent ne me laissérent plus de doute a ce sujet. Ces 
Indiens étaient des Utahs de la tribu méme dont le pére de Caloaa 
élail le chef. Instruit par quelqu’un des leurs de la délivrance de la 
jeune fille, ils nous cherchaient depuis prés d’un mois, et venaient 
enfin de nous rencontrer. 

Le but de leur expédition, on le devine, était de me reprendre Ca- 
loia et de la ramener 4 sa famille. En effet, s'adressant 4 moi, ces 
Indiens me demandérent si je consentirais volontiers 4 la leur reven- 
dre. Farce que j'avais acheté la jeune fille, ces honnétes sauvages se 
figuraient que Caloaa était devenue ma propriété. Je leur appris 
qu'elle n’‘avait pas été pour moi une marchandise, mais une amie 
que j’avais été heureux de pouvoir arracher 4 la mort, ce que j’avais 
fait dans l’espoir de la rendre un jour a satribu. Et cela était vrai, 
jamais je n’avais espéré conserver toujours Calofa. Cependant son 
amitié toute virile, son dévouement, sa douceur, m’avaient fait une si 
benne habitude de sa présence, que, cette habitude se brisant, je 
sentis quelque chose qui se brisait aussi en moi. Mais en songeant au 
bonheur que ee retour préparait & ma vaillanfe amie, qui allait re- 
trouver non-sealement sa famille, mais un fiancé auquel elle avait 
donné son ceeur avant d’avoir pu lui donner sa personne, je chassai 
mes soucis ‘pour partager sa joie. 

Mon consentement accordé, les préparatifs du départ ne furent pas 
longs. Leurs chevanx harnachés, les Indiens saulérent dessus et allen- 
dirent silencieusement que je leur remisse la jeune fille. Par un sen- 
timent de délicatesse qui me toucha, ils ne voulaient pas avoir l’air 
dc me la prendre. Je la conduisis donc vers celui qui dirigeait la 

Jonizr 1882. 35 


506 o- SIE MOIG | 


bande, .et)jenthredsad uve deritidrel fois: triaeonmpe pri! dims les-yeux 
de. laquelle britlaient a la‘ fois la joie et le chagrin? BAfm, "véulent 
abpéger vette! sede!) Fb“ f15 an wigive nue cavalier Chih?! coth prt, se 
baisde; prit Ghicd# sony lee bras “et te Hosa dévaril Vuk plils - Mapai 
sa bdte des talong! 2 purtit ad pelop | Kuti de soy Corpapioadi Ji: 
Tant que je pus apercevoir le visdperdl it6h aye Fee HN aonPhe 
ver's Moe. yl, lorsqiie'lés artites '‘ etfrent Hérobe Va trope '& thes 're- 
gards quand eos thiférénictit:perdi'dd te Catoad) quad 1usseehbs 
euretit cegué de m'apputter ses! paroled dauietls: tout He Ved Fe miudsis 
a l'ombre d’un chéne, le cceur gros du sentiment dé ’iibtt abandon tt 


de ma solitude ti) Whi bse aut sernad dat orgmereeey cprocthe de 
; Pinar odio nb eoueleoed -yb eral est igedie 


Sata dee so bo bcp te 
j t . ' . { I. . ‘ t 

eo ure de pstab tp fe die ei tb cae | ‘a7 tobe COVE CUNEATE OEE, rody lar 4! 
Hoe a Sethe be ee EEE ee TP ee Or Ce ML 


Fob Ta oot te etd tan citi eh ip adie Tendo th 


etn ty art cS GD PT “$i Wsge oe SOrettos 
Ponti Tete iP. a cotta Pd tae Gore an esn § OAT at 
rbov ed Cotes Gta Mob ears otto srl cetndorodg 


- Galoxa partie, je sorgedid mon tour aw but-qheje midbats prdpost 
Tournant donc mes pas vers les Rochouses, dott je-fbubnie déja le 
premiers! souldévements, j'en atteignis: les défilés . pew de jours ‘aprés 
my étre sépatlé de‘) intéressante Indienne. C’ était quelque chose, mais 
cen. élait.pas. encoreasses; car j-avals décidé quejepravirais jnsqu'sax 
somniets deeds: hautes montages , dont les cimes, étancel dx tesicom ine 
de colossales pierreries m’attipaient ainsi. que ley parurésatilrent les 
jeangs filles. Aussi, saris méme ‘vouloit me:rendre compte! des :diffi- 
cultés que porvait rencentner: mom enineprise, je: cdmmentcal résptt: 
ment Mon, ascension. - LT ee CP ee PrCpitee sat peqquii 
. Cos diftidullés: dtazent Join -d'étre médiveres. A-chaque; past était uh 
nouvel obstacle, que jo ne! pak venhais '& éviter quen le: contownmantt par 
des détoors. innombrables. Si encore jeusse été adil, athis,j avaisawe 
moi mon! brave Oadi,; quij:font vaillanw quid fat; niétait- nvhukomene, 
ni on singb, ni:wn:chat. De plus il régnait sur $e5 baytewrs: tum feoid 
horrible; @ tbut moment ik neigaait, ichese:quin’‘allaal! pas du ‘toate 
mon: tenmpertamentid’Afrigain:. i bienque tnessjowrs:dpnéy midfreenr 
gagé dans ces mé&udites!montagues, je eorameancailia des donnpt-de 
bon coolr’ab diahlag ord cr kee be fo te peri i oat 

Mais ¥ diable; habitu@4 une plos-chaadé tenppérature, be gd nda bien 
de passer ;pab :la\ et. par conséquent dé av dyouter‘s Pour eomble de 
matheur,')je.1m’égarai: en: cherehant les plaines::i\Pandams pissicars 
jours }'errai ainsiba quéte: dkny -chenpin hii siabelinkit Bone pas se 
montrer. Enfin, lapsé dca jduybrisp de fatigue, mosioadul, me sentant 
malade, je compris quedd plus|longmes. eebhershes-seraibnt fatales 4 


DANS LE FAR-WEST. 507 


ma santé, quant au moments et ue résqlus de prendre au moins une 
semaine d¢repos; .. |. i roeiel ats fa 
Mais. payr aye-reposericonvenab meng al me fallait sinon une hatte, 

an moins ane gRolkes lA, peomniire. excavation, venaye,: Le shasard me 
servil & saphait Apes. Und , epurte exploration, danas cawicons, je 
reacontrai si diabri tant GRSAEG 1 alo atosoy tae eu ap stip bate k 

. Colyi-gi, je dois aroun, n-ayaib-sien, de, pringien: c\Alait tous sisa- 
plement wr:-tiou Aaillt.en plein, cop pan. .a.mpain, hospitabione Ae da 
nabure, fen ai pas, hespinde dine toute me joie, ala vue ale.cette, auy 


DergmMAPFORES) Joounite: ob 20 gh ott ds ab retin 
Malheureusement toutes les médailles ont leur Tevers,) ALEGNGR AY 


lement les logis des locataires. La caverne avait le sien. Tout alentour, 
le sol était jonché des marques de sa présence, c’est-a-dire d’os des 
animaux qui avaient précédemment servi 4 sa cuisine. Si cela ne 
m’éclairait guére sur la nature dudit locataire, cela médifiait sur sa 
religion: ce n'était pas un legumiste; découverte qui, on le pense, 
ne me rassura nullement sur les ‘suites de l’envahissement que je 
projetais. Mais cette inquiétude fut loin de se calmer, lorsqu’ayant 
Henghata niabent jeté:lesi yeux sur! les abonds de))’antre; jy «vis! tits- 
bibs; thacéesides guiffds dourshe | oot er ye et eg 
-Wous:eussiéns .été-18 ‘deus! hommes gue jj 'aunais, peut-éire eagagé 
mon eompagnoia venkr.chercheraveo mol wun gite ailleyss; mais, 
sent] comm may: je L'étais; ib of y avait pas: a-balancer; ije.restal:! cag, 9: 
est pernaisi daveit peur a deux, of ne:sauvait: se pardenner. diavoir 
recnlé dewant le dangdr squs prétexte qu’en était. sans gémbins:: .. «..; 
dn eds tet; armé comme 4’ étais armé; et barricadd. comine-je.mae 
proposais:de mabarricader,; que powyais-4a .craindre? Sages: perdse de 
temps, je coupai quelques bonnes branches de chéne,- qua je liai ayae 
da hat.) dont; jeitrodvai dans-lés envitoits ame! quantité/ fabulduse, et 
jeniformartne hdrsiéne impénétrahte. J'allwmai ensuite: on ben, feu 
dans sna: grotée..| Mais,,comamé, elle: éfat -dépowrvue de :chesninge 
(nom prédécessenn étant décidsmuntrm: étre-trés méghgeat), je dus 
bientét déguerpinlafia de ménageri mes; yeux; orgames extrémament 
précieus, sartowl! 4 :ce: morsent, of Je,0 én |avais: pas:-trop, de deux 
pour biém veis;la-situa ton: Je; sonlié done, désiréus & aikleura de Auer 
quelque shent gibier emguise de provision de-bduche. er) cin. 
Je me rendis, 4 cet effet, du cdté d'une petite riviéré, danglaquelle 
J avaistplusde chanced qu'aillenrs de inennontren da iqueljeichieraltais. 
Habile résolution h car je me fils pas: plutot. sus, ses borda que-jiaper- 
cas, dang way: brant laissé Aldéeolvert: pan:l'eaw én-se-retirapt, un Sau- 
mon d’une tdille-foriniidable, qui toe dobna Immediatement | envie de 
le tuer, tant 4 catsse de sa chai’, que je:devais supposen éxcelleste, 
qu’é cause du vacarme ridicule qu’il' faisait. la, : 





508 eas SIX Mois 
G nc 
n_ saymon, c’était beaucoup; mais, pendant que j’y étais, rien 
ne monpech ante es ‘provisions: par tine "titre ynar- 
chandise co Ltibte! ‘Ea bribe ence, fe inte! riéivigtert da6te) :et; 
au bout de q elie ‘ténips; Tifa id abated ‘ine jeune dorheiy asset 
grass po pour 8 Age, que 3 ze fap portal sur moh dos'dé plis id'iumaaile 
e dislance. , Sotedar ab arid ask cil Opp eau 
s deux bonnes net s de victuaille devaient me permettte<d'n 
lend Tissue d ul siége:| iitelbis; pour' ‘Tesiconserver user's! ee dno- 
ment qui nvavait ‘ret! ‘de bert ‘pour ‘rhof, 42 me’ faltut Lag sate 
avec ¢ sel que 7 ‘avails ‘proetde nment' ramassé ‘seritesborde dit 
lac "at que: j'avais’ précietisémietit ‘epurdind jesque-ti; eotte tite 
dex ire étant ires-raite dais bés ¥Egiows. to Cpt TOT Jind 
| “tis ‘dgissait de, me faire ‘un charnich pout eesipPavisions de Houthel 
a Ye ‘exem aple de ceuk queé’s sé ‘méndgeit les Tidiens: Je evousai ww trol 
urle ‘bonne largeur dans’ din’ des'doitts'dé mix tavernds je ldanosai 
d ‘abord au fond de''ce trou vin matdlas’ defoin sec, trds-sec, let sur 
ce matelas, j "empiléi_ avec soin mes provisions, ‘galéés sinfon. sbchpes. 
Mes vivres assurés ‘jen’ occupai dés forlificdtiong.:1(t- suit il 
T Ma! gaverdie était folmée par des Hlocsidé' porphyre soudés indis- 
solublement | entre eux, ef célur dé devant) ‘d'uhe' vingtalne de pipds 
de hauteur, servait de mutaille’ riaturelle dt presque inexpupnable. 
En face se troyvait | une’ Irbs-Vérdoydtite pelowse; qai-s'aHorigail!'en 
guise. de terrasse. Les rochers dé la facade’ étaient’ doarownés | pat la 
falaise, qui elle-méme était cotironnée -de‘ bruyétes. Oa fin! a 
metred de l'entrée de la ‘caverne, était ‘un''pin de bewne dimension 
dont les’ branches me ‘Servaient & deéitx ‘fing':'d’wbord alley défen- 
dajent|’entrée, et ensuile, comime elles s'appayaient én s'étogeant Sut 
fa fulaise, j je m’en aidais comme @’échielohs' pour -y: ‘grimperi - ut 
Il était midi: je me décidai a’ partir en ‘'reconndissance dans es 
environs. Mais, avant de m ‘Aoigner, je crus prudent d’attacher soli 
dement Cadi autour du pin, 4 aide de sa longe di de‘sasangte rév- 
nies, en ayant soin de lui laisser assezde longueur pour fui 'petmeltre 
de paitie 4 son gré. Puis, aprés avoir sonpe 4 Cadi, ye song vail aussi 
& moi, et placai quélques provisions dans mon:carnieri.. ot 
Jarrivai bientot sur uhe poihte de rothers: fort tlevés, dod mon 
regard pouvait embrasser une inimense étendue ide. ‘pays. Je miabsis 
la, 4 Yombre d'un chéne-liége qui me garantissait tant bien que mal 
des raYons du soleil, fort'ardents-alors, et je: ne'tardat pas! me tais- 
ser gagnér par un sdmmeil égal ala’ fatigue: que j avais éprewvée: Ma 
course avait dure (rois heures: mon sommeil.en dura trois: aasei, 
car, vers les six helires do Sir, je fas: révelllé par' une sensation de 
froid assez désagréable. ° "* Hey 
Je n’avais pas compté sur une sieste ‘aussi profesgeée.’ le Ravais pas 











a ae 
. DANS LE FAR-WEST. 509 
to 7 | Op te batodp eh QhagGod, jks o sree 


comps man. plag suc ane; fatigue aussi persistante. Quand Je voulus 
me remesire en marchp,papr rejoindre, ma ,xotte et mon ami, Cadi, 
Mes; P)GAS  fOUjoMTE sadotowini ms, brent elpavemment, com rendre 
atieraeirahuresienh Age rales fl.9 agrspit fe pls, de quinze 
milles : je fus bien forcé d’y renoncer, et de e ‘d&cider a calnper fh 
teathe erat bey On leo coh Tingd ote of) cults ono yi: L .. ) 
odesgreteplais ;¢l,an95 pieds,, en se neirerdissaht, je ca usslenf une 
douleur iplusixive nepre,..fomment: tes réqhapiter et. he ré ae 


e YA. 


jour: pn'avait rottgé 
le nes wamnqaux; avec les. d¢ébrys,qu il me, fournit allumai uni feu. de 


Raltendais pas, yinrent cette nyit-la roder autour de mor bivac. | 
De, minuit.a. trois heures, en autre, il ‘tomba de la ‘nefge. Celt 
opige ni ctaMt point abondante, fort, heureusement, et elle fondait aus- 
SHGl, A Aexre = je..rayjvai, mon feu, et, A Ja pointe du jour, j¢ parvit 
enling migndormir profandément jusqy'au moment ot je fus réveillé 
par jles-rayons du soleil et par Je tintamarre des oiseaux. he ofated 


Malgré Je mauvaig état. de,.mes pieds.et de mes. mocaésins, je voulus 
repagner ma retraile sans perdre,un seul, mpment, car je 1 élais as 
ins inqui¢tude.A prapos de mon. pauvre Cadi. Quinze milles fran- 
chit sont beaucpup pour .un:homme exfénug comme je ‘Tétais la 
Wille; mais pour.das.ours.en,quéte d'une pilpre quelconque, cé'n’é- 
lai nuaingant rien. que ella distance, el puisque je les avais éloignds 
de mon bivao,.4, goups, de.tisons, i pony it bien, sé faire qu'ils eus- 
sent toubnéieurs pas du coléderma,retraile, yi oy, cs 
+ dene she trampnis.pas, A. peine, arrive, clopin-rlopant, 4 un demi- 
millode unaicaverge, j'apergus wn qualuon d'ours altqbles autour de 
hon malhearaus mulet,qliedépegant avecunappelil égal, pere, mére, 
@ ounsens. Je in‘ai pas besoin, de dépeindyg. ta, douleyr, 4. eme causa 
detafirqusispentagle; il nas pas, nécessaire d stra Wrtsy sh fe pour 
‘enrendrecompte, pussi mon paemicrmouyement (ptal d épaufer ma 
carabine et de viser en plein quatuor. Je ne Uya} henre sement pas, 
compreniath Jegnankyala partic, Sait pas fea, elgg Je m'expo- 


sals ainsi & leur procurer, comme régal, le maifre aprés le serviteur. 





510 SIX MOIS 


Je ne tirai’ pas, je'n’avancai pas, je ne me montrai pas. J'attendis, 
assis sur un pic assez élevé, qpre t bes: ‘mauidits animaux eussent ter- 
miné Lai te ag, Te ae 

Ce Papas ura’ bife'hibyre’ Pate! ln, lini ‘et fils ine 
reptis,''se ‘deeitdrent a s e aller,’ lafssnt 8 penté qutiques Miettes 
demon: pabvic (Cadi Se ! led -siivbig ‘fort wetéittivemelt de Ded’ pour 
cpl ancl felt’ prendre) ‘anti Pel’ prehdteiniof-indhie 
un autre pour ne p e ray ver sur leur passage. [ls gravirtnt la 
thontdshe au igotditiel We a, ay alle jUtdis) et, eonrinte Sarks' dotite qdel- 

te ésta spd ith ui’ tir Term ja Ya Houle’ Gtr ils avalent desseit 
de'suivre, ‘{ls' rdlestonabrént tin’ a ‘Huis Pemontererit! » en prea 
une dirgetion: qhi'ne popvait~ se dy a Ids bdikduite' vere mest HL 
“Md position Tevet it embattaksdnrd: et meme’ itguteante: J atals 
armé, il est yraj, mais allais avoir affaire A quatre auveraibee’ te 
fig, a ddliy’'su rout! t a d mlre,' te qur 6fait {ropa att 
un; ‘Cee’ anit je les eh a att diis to Arist de fed fetine, beset 
ame déferdre ave éngrale,.6 Sie! n ni erch quélqués ‘pas ‘de 


moi, une excayalio reo) dans laquelle isa untae sis pet 

de lemiips, ef oth | ie Hl sok bp Ubtatie' rehand!) oilleye nos Teo 
Fayais lA deux tt Hones th ‘mii! rt lan roles . 

apercu; la : sec onde Hhotah gl ejd AN bit! deh’ 

pas alls aque [i ar le 5 | woilee duit! a’ Aged: in haart erie ti 

dans celle fissure de roche ban} iNet d (rerlr ea 

bine pouvail m aide AA doit ad Te a ope 


| y altendais, ple in'G'th un ne e Gini i ei a Hh ae on ait 
chasseur a. l'affut, lion de Gud" é 00 
rent devant moi . a vol r, sarah ae i gthW'thd ‘devinier! Cd 
fut IA’ un hasard dant, a prég, ‘oie remercié i Paid ah je'devais 
aussi remercier mon ioe Cadi; eat c état gratd a ra ‘dans 
lequel ces maudiles bétes avulent ‘sTalide ‘W lel mvsctu at ql'eHes. 
avaient encore sur Aare rithbed soa que je fe as, ete 
sénti d'elles, male re “if! a 7 lire eps ayo 
Lorsque j ie jugesi qu ie et pine SSM Bs | dint a. Sa ant = Pays 
sonnable, je me hasardara Sortib He ha t ae Wd oo a 
un rocher Voisin » Je) les ‘ap AD oF Pus cl bmi sire if a¢ ne | 
montagne, ets a aWissaint ah far s éscarper i samt T to, 


Hog 7d adi’ tbitHa ale i: af bit a 


FINNS FUR 


eee tie‘ la‘ téte, 
i — peuere compa- 


Ils me foun aient fe. 
vers ma Cave me, 

Le pauvre Cadi ‘etait ptidheiient df ee 
encore al (lachée 4 Varbre pal Ss 
gnon d’; avenlures! Je le obi aa 

Ma caverne n’ avait plus de potte : iyelme “Topol Ay y péneétrer 
lorsque j'entendis dans l'intéricdr pn grognement sonore sur le sens 


DANS LE, FAR-WEST. 5i4 
duqugl, je ne mA de apn SU hc SEPM Fonriétaire qui 
mavgplissail BAL AR S91 RE SENSE PDEA IG 15 aoc ih 

Dun band’s j Hat dans | arbre. oe Mit l ‘arbre, sur ', ISB ii 
Pong aantrer ahem mod, il falit que Japhe en.gortth,.Vovant qu'il 
ne, Py deni dalb Pate TEsqbas salns, dei, decide Tif Tangant que}quyes 
PIRIEER AY hasan ges aan tG, Hela, rAMSS Lan aa" th ABR 
HT. OR sm ani, oR, ARN GH, A gTHD RN NPP vparme 

nia 2lb sereeng saal re rym : re UE VST: 
Ith oe sea mneuReTaRnG; 4A chalahee, avi t senublait 
a AG ROUTE SE OPUS, ‘a Hf reiah pas al 
BRA ph ann RUA ivep. pedoutal ar Cet ARES CHL IM, PAH YTS, Brande 
papa auquel, ses. grands, pl-pelita enfants at YAMS, rendre visite, 
et.ga:n lait, pas daicaléra, mais sipplement la xuripsilé. wf on 
salt de mon-AMl Pastas, Noe owictty eran op lle terse 4 

a HAIER ROU, GuRiasHe, ,,je.ne.me, sentais,. allement, hig RR ate 
YAS VIMO MAI, Web, PUTA AATeLER..ep.S} heap. pane 
Ini -aavoyni mane Palle, alors; jes rales changprenh, .Ce ne AE 8 
Ia euraosHe. a j da izigea) de mon, .cOt,,€,4U A ae BA, ip 

‘eil son apathie disparut, ,. Ceisiaeant PRO Apre. ant .al 
laitese faire MAG. cchelle, Ma ey ters, ane pas, esgen- 
a] eu Oa second mf feu, dans, | epaule..ni- 
BRofondément, blessé relomba, sng saps aug mores ‘onsitivit, 
legac eet akerat tha, garabine, sty onion gy a digas es, pafendlyes, 
mn les menagaient de durer,, fonglemps,, je lui adressai 2 ung broi- 
ihalle dans, le,, flanc. Le; gnedin, men out. pas Seshal assez, et, 
au ny, ana moinules au, » dl se sae ses pi uissynles es  grilfes 
les racinesdy pin, Au, pied ied du Ha i} gisalt, aissaa déchirer ? a son 
ae RAT, supa fk trae abond, SpptEnAr MES, ‘toa qui, deyenaient 
FARES, MF, n plas: Rat. Aghs.. ensuite; lejouir de 1 agonie ‘de | ce vieux 
COMUIT dant, Je, mynseaia Glaitengera saad du, sang ile mon cher COM 


pagaor. “atRYE 4) ded aqfalpores 

Il expira enfin. be descendjs a gis nobserrat ire eel commpencs 
une aulne toast eee pale ite e, extminal te ‘Soft pardessus; 
dahon MAAS, IRI, Pom Af 19, RIE esoin nou eat 
presse df fu, amplem hep ema, peine ga peau était magni- 
fique, ef Vane d es plus fourrees que.) aie 1 ies S. Seremarquerai a ce 


PrAPOS, Gre. SGn¢rAl PA ses, sont fort, belles : 
avis aux amateurs. 

En le Ul ire n flanc gauche, une 
Néche, a wate Aah ule : bil el dire; Ia depuis long- 
temps, car la plaie A el fla, as niin putréfaction, et 
méme exhalait une o eur as a Je fis. une autre découverte 
en Youvrant : il avait le coeur Tea d'une balle; je me serais 


512 toy ST MROAS 


étonné en songeant, quit, men Staal pas smort»suedé-champ;-si je ne 
me fusse souveny days eniendy, died abxiIndiensqte ches Tidts 
ce cas se représente {raquemmant, deleoir combstthe encore téme 
lorsque, cet prgane. a,Gbe attpint- scsi cull anne b evrarigy 21g 
. En pénétrant dang son imarguble, dont qiétais deverd iet'eb ade 
inch{ le propri¢iaine, calte, folgy jemémanguaiqhorle shoripant Wa, 
vail'ren ula Onna de ma piepesijeveun dire: queyjm'étarb omnpart 
de ison appar emeits 1.8 hall emparé.dei mes ppd vibidns) di neoddr- 
geait pas,‘l innocent, qu’jl-nepaésentail, li-mamd on lpaqdemanger 
des mieux pouryus; Je, détachai done plusieuns livres de’ por &t¢t amnsi 
que ses jainbons, que, je salaj. dl abavd, et qua'je pdndisjensuite bu- 
dessus de men. feu. Ceci fait, je trainai.des restes du: bourrepw dt'du 
la viclime jusqy’ay, précipice .le| plua veisiny afin dein épargner: hy 
Visite des bétes féroces.qui, sans dette pracaution, av'eusskat ilfrittie 
blement, assourdi: toute. ja nuitide dears cris, Ce me fut/pas! tolst} je 
placay en guise de sentinella,ia ma porte; un dew dee ptuy eopielin, jé- 
ha ryigadal celle-ci, salidemens et -nvétendis: str Imi! lit. des -fewilies' 
séches, brisé, par Ja fatigng ¢h¥émotioniin:: )sidieeoc ony cu atora 
cine udeae fa oboear es bebe eh TO 
}octyet atte bh oedee afm ere | 


ee 
ey ? eagat of. {' | ' potgee mee 


a 44d 
. Ly ‘ ‘ l e e ad } t s “ “rf shy Ofihapu 
) rte 1 out cid, ‘syne rp tot ta | at] Pern if. bh meet tl i , j 
7 ed Fe Te ee) Ce | fang cob petty ct tie 
aafragrye de oh bag » tc ah es Pitan a 
. | 
1 a “f Y. al hoy opal Eerie at AU. 


. ' o ' . 
. "y io aye , ; 
I ' \{, { a “any fe a ty wo {they own Swotys 


' tte ree ee ee Oe CT 0 a 

_ Wi était & pey prés cing heures.du matin lorsque fe! me néveillai;.au 
dehors la tempéte qui préludait lorgque:ja m'chdosnis avait ‘redoubté 
d'inlensité; il ¢tait, també de.Ja neige a fuison; ib y-envawail’ qiclque 
chose comme un pied sur man feu da,garde. Cela‘na me réjouit , que 
médiacrement, car, si faim que j'eusse, je.ne me scntais pas du tout 
en appélil de manger de J aurs cru: de-plus, j’avais tras fréidy Force 
me fut donc de fajre du fey chea mait Comme je:]'avais:préva, ta fa- 
mée m'obséda @ {el paint, que jefug conteaint de sorfit; maisau moins 
je pus manger du bifteck. cuit... en (On ne cc 

Pour utiliser mes Joisirs je tuai plusieurs. vautours et4rois aigles 
magnifiques que, les restes, de l'ours at. de Cadi. avbient aliirés; l'un 
de ces derniers avait deux métres et demi d’envorgure:Deleurs plumes 
jornai mon capuchgn ainsi: qu'une deque: écossaise: que je: m'étais 
faite d'une peau. de. renard, bleu, et .quismedonnait: tows. i fait bon 
air. are ne ee Tofesee sty ports Pee 

Le lendemain, la neige étant: fondue! et-}e4omps pabeissant'voutoi 
se remellre au beau, je fis une seconde exeursion qui me fw décou- 





DANS AB‘.FAR-WEST. 513 


vir une source d'eau chaude. Hite éfait-sttuée Ugiis’ wil bloc de por- 
phyre semplebje ieelui/de la fariewse'coloiinade dd ld chambre du 
Cangrés.&) Washington, clest-b-Bire rosatee ie! rdiconttai’ aasst plu- 
sieurs carriéres d’albalre. Dans l'une W'tiés, d¥dnt' Youd ‘un bilge & 
mA convener; jer fis ‘un ssege 4 fulde'de ster hadhe'dt Ye indn poi- 
gnard: pais, Va yautitransperté dang nva'frofte, j"y'trachi ydn’nom et 
la date, de moni passa geidans tes: Rochétses! JY pite les personnes qui 
le {couvertaient.ide da considéver comme tia prépriétt! ce’ aur ne doit 
pas, Jesienbpégher deisien serviv;! du coutiaires eine ed Tho 
ibe \jonn. quil suiviti fut-égalemerit ‘beara! lnvilé! ai ‘le Soléil, et 
craignant:-quéda; neige ne rbvint, me ‘seritant'd’ailfeurs bulfisamt 
ment, dispas, jei nésolus de -nia 'remettre ‘én route!’ Je AY dénc’ mes 
adiqua-a apa chéte caverne,j¢ me'phargeti dé'imbh ‘agage, ét;‘ma 
homadele sala maim, ge commengdl & deseenidre 1 
Atant-jiqvaib eu-de peine povir roiter, ‘auitnit!j'en' otis’ pdiir exé- 
cuter Je coninaire:.:. Men bagage,' qui! tail! fort “lourd’“ine Tatiouait 
harnibsensont liifant idee on outre ‘que! te thermin alate aussi mal 
entretenu que possible. C'était un: santier tract pat les! bétds fiuves, 
qui suivait une montagne inclinée 4 un angle d’environ cinquante 
degrés au-dessus d'un torrent que j’entendais mugir 4 une grande 
quantité de métres au-dessous de moi. De l'autre cdté du précipice 
que je cotoyais, des rochers presque 4 pic s‘élangaient dans !azur, 
empanachés de leurs neiges éternelles. 

J'arrivai enfin, 4 force de descéndre, vers des sites plus hospita- 
liers; des pins, des sapins 4 baume, des peupliers, des cédres, des 
miriers, m’annoncérent de nouveau que je me rapprochais du pays 
deja vids Pendant ja:quinzaine de jours ‘que!j' emhployai a erter dans 
les. Robheuses, en:fait-d' hommes fond rentcontrai:absolument qu’un 
perti dq Mexicams, desquels: je n-eus qu'a me louet’.'Je leur vendis 
meg peaux moyennant ane demi-once de‘ potidre dor. Ms m’appri- 
rent que j'étais-k/une centame de milles de Caliente, petite ville du 
Nouvébu-Mexiqué, et située dans la chaitre méme'dés Rocheuses. 

iis se rendaient; eux, 4'Senta Ré,:et mengatérent & les accompa- 
oper, ovassurant que de la: je pourraisi regaghcr facilément l'un des 
ports du Pacifique. Mais, outre que j’aimbis trop ta Solitude, jé voulais 
retourner i San Frartoisco, ob: m'altendaitnt ‘des lettrés de France; et 
puis j'étais Joinide cowsidérdr mon excui'sion, comme terminée. 
Chaqud jour je firensis :phus' de gowt a la vid'que'jé'méenais, en dépit 
de:aes debuyires,: et-je n’étais pas faché de la prolonger uncore. 

Ces Mexicains étaient des: ‘trappours. Lorsque je les 'rercontrai ils 
revenaient d’une expédition qui avait da étre fructucuse, car us 
élaient chargés de puaux superbes;' He m'en mortrcrert plusicurs de 
grissly-bear, de dimension ‘vraiment ‘serprenahte, ‘ainsi que quatre 


514 . SIX MOIS 


ou cing peaug de jaguars-longuss de-onzaipieds, du nex l'extrémité 
de da.quene. csre ino olien quel ciub dae ioe eto oninin 6 
.. Dine prénistmemt ply je anedrouved Pn iquitiont ies, mantagnes: me 
serait; ssenn diffiela, Aajonnd hua zn hag il] He t;e8b pas laine ate, mie 
reodariaitae Beales caries desitegions Aud § sk pammeurubss towten: dift 
ferent, -non-aenlement, quantiaus degniar-mieis pounllendessinndes 
montagnes eh le cours destlenuen fous cage je pads direst, ashigue 
Jew sovtis beaucoup. surdessqus-de-t endraitipernicquel 517 avaisipee 
nding, Mon! Insentian. MANS de NOepie, par) ten sushanagt yA lend 
acriver & Los Angeles: ¢t (a: Feqnomler, 1a,.64 tai qquaqing San KRa AalseD, 
Mais Je; Visage pale propose 4h). las RepuxrRouges stepasent..siy av 
» he dterraia, um peu plat-qubs Gil anes eprquitlantila Meraidne 
panla.des, mentagnes, tail, wae, plang immense ainin, steries $4ng 
und plants,, rieniquime sablergriséthe ehdindlants ledneniinsélam pen 
EngaweAnl;; Magis, comme, je Nest ayale PAs dawdne, LAcdeaty AAA 
Yyqninal ecsoimen!, Aen 3203 ave RAMplibman eydre! de -peede 
nenerd dune belie 99st! claine.-Bien-aa'nn, pril, cami cetia plaend dat 
miews ququaelappe be: Atal! wr Pésert,.Ai) dre Bid 2 RPROEMET, 165 
angoisses les plus pénibles que’j aie eues a subir durand setae 
Oypageerd oceism snob oidino |e hast ers, ueiel oh soagtell 
+ Pendaatnies dawse euqquinke pnemicns; alles taut alla.assea bien 
tantofais la chalene dtais exedssine| ek ma iatoraned pil -bancenp ans 
Fepréshmidi, ja dis, wae découverte: cele dinn-siHe ges elt nes 
hums, shais dechigna de prainiesdlusidaaiy odntsipetitgs butles 
lencombaajent,-at toutesttaient sabiidas, cangevis une grande gamle 
daces anintans dpomtrer doun tétesi lan parted hea veuenl- ja le 
peu d’herbe qui se trouspitdans Japleing; a pnaisess, nates ide 
tance, 4 gazomédteitines.. de suppasairqu!iis Sermanerisppl den AAAALCS 
quils rengantranb:dans deuce travaux dedenrapsement.2o4il aob ai 
_ Veigi- pe, queria trenxea sans. dés.inidtersamlescletiaes dun isgion- 
Dane NCA liVAMeN |.ces CONG: aAtaUE ow Grapen delenes iiges, 
dit-il, bouwie-unetlendue de iplusiguey sailed, saa phitaan HA oe 
le gaanniegt-Youst bb rare -Leinedinet dm ean plenageRy Al eAP Re AU 
ressemplent-asset: A lécurehih a quelquechtsede sireumehd amu 
sant, Als arnaokent ssqu a: derradinedda igedeni an tauncdevlewra Ghat: 
¢4, comdndelisme, neconnpts quelquen axcoplianandians¢mbient SA 
peotet'.et i épargner i cexrtainga flearanquil ganeenteapepsannironnae! 
leurs patilesodemeusescetiemagndent -laapest i beauanmp-plas egate- 
ble. (in ctul sage sits eulnoy of Svdaa0ash ornare ned 
2 A Vestonr: dg lous gitespiledcivent lasenned onvinonunpudeus 
pieds au‘dessuatlusbl,.ehernataqeez pour de-metiee & dabei, desanan- 
‘dations, qui; dans lasaisonides-pluiga-on-d laofonse desaneigass les 
engloutiraicnt avec toutes leuts ‘petites egpérances. Gruidés par un 


DANS LE -FAR-WEST. S15 


instinct ‘prévoyant; ils rarmasserit soigneuserient les pailles éparses 
dans la plaine et les portent dans leur asile soulerrain, peurse pré- 
munir contre. les tipeelinside I’ hiver Aeesnbt quite s’aperoeivent de 
lapproche U’aty davalier, lalate se vbimmumique rapidement a Lous 
les citoyehs-de ‘vette dngetiéte rmpubliqueslsquitlent dears: habita- 
tions, Jéventlla tete,dressentslds oHeillas queer inebidtude et, tagar- 
dent -avee'abxiees .L Tous) de otlensdtt detbbat/a Pedorée del leur 
demewré au Sat Fouvertlireae leuys tontitutes coniquab-dty apis 
unJéoiirt: instant de biléfice, c'est! wh dhotasgéetitral! dixtoiastents 
perdafits' dt'plasteuies fois! Pap6lés. Powe quelduas lnstente,lon se Voit 
que vie, -iiduvethent-t'dpitation ddns-1é vaste ¢Hamip quits’ habitent; 
mais) an ‘prétiiby'qoup défustl,' lout est/trdnqnille eHacut ad‘disporu 
ave Lapa pidite de l'éelalts Une petite eypéte de HIboli'et Jee Serpents 
i sphwétiod sombieht'onlietedir dis telations amieblag'aved te chien 
de prdirié:) oft les-vdit-dnsenble wentroe des tites; et) :dane Talanne 
peritrale bh Vapproghe de |'unnerni,' c'est dans de inidine agile quiils 
chérchent! feut! salus + -symputhie asses ‘slagulive ddnd on'ignoreen- 
corelids nyolifs et4u‘nattire.-Letoup-et Id rénard sunt leurephits grands 
enibiwiel aot vee eee poms eGldamag ily rate eet ty 
Harassé de fatigue, je m’étendis a ]’ombre d'une maigre brougedille 
ét réperai: wiés Torées fay: une! heuvc dei reps, puis je-ime temis en 
fille ide tmarcHeil aimsi; dane da divdction de Moudst:BnBh cinb pou - 
YOR? ple veut les! jarhbeb; fe rn’assi iresd ar buigsoh' vaboupri, 
la! 'Naide! ae qaelquey!‘brancties He’. bois ‘Bee ot! de -fiente: de 
hiffles vamassée pendant aia bowte|j’dllema’ uh Itrigte patlt! fea aut 
quel jis rotir’ tan bid: que! mal ‘uhd-eaisse de uhien des prairies. 
Ge mbigve 'tépay turning, je midtehdis buvde sol, rip odie lb, 
“eth Hee dette eoiwnel 1’ eurent bistr vite valndewaly un: dépit'des 
cris des bétes- faves; je m'enbotmis: Mais Pavals!edinpto sans lesdites 
bites! fiuves!' A pbitle-y 'avait-il litle hbutt: qae jo d onmats, que'ze fus 
subHdrhént révbillé pak’ en aevilent adsev! Uiraripe. Lesa Yak me ser- 
vait'd oreilléy e¥ dais ledliet javals'dnfornis ies ‘provisions de Ichien 
venail'de disparaltréy nov tate tutombalsur'ly sbl,eej'apercus, non 
sans eflvot; ¥ dix pas? da! mot! ombre!d' uw animal queleonque qui, 
unguibes' et’ ro st0 | oharehart @ourrir midné orpillerugaeds-matiger. Je 
me levid ‘viverrlent; mbisy dans) ha précipitation, ma cavubine, qui 
était ented mids ‘jambes (ont upnides parti eb qui 4it-yne si belle peur 
a mon #tVisyour,. quill se :ssuva‘dmportant avec lui mhon ‘sac et son 
contenu. Furieux, désespéré, je voulus courir aprés lui; mais le scé- 
rat, qdlavait/de miiitledtds jatrbesique' moi, disparut bientdt dans 
la nuit. Je!das: révenir’h mon ‘carspement.. Mon feu élait presque 
dleint; nianquant des ‘éléments tridcessaires.& son entretien, j’eus une 
idée lumineuse : je mis le feu au buisson. Tout cela me demanda du 


1s ; 

516 rer Coote Te geen Sm MOIS | prec DL de ra 
temps, si-bien que iaunone'venait, quahd je pas goiter un: pew de 
sammeil, doit’ asaia:tant, Besoid. rol eh ann eis oy. req? reartny | 
Ja dermis ainsi:jusqm’& onde beured du natin j autedé qe pen pus 
Juger par la position du soleil lorsque je me réveillai. A deux ents 
métres de moi gisait mon pauvre sac, ou plutdt ses débris. Par bon- 
heur, les fils des coutures avaient cédé, ce qui me permit de le recou- 
dre aisément; mais son contenu avait disparu, en sorte qu’il me fallut 
jetiner, ce que je supportai avec résignation, la faim ne se faisant 

pas trop sentir, et l’espoir me reqtant de trouver quelque gibier. 
Mais, hélas! je marchai jusqu’a la nuit sans rencontrer le moindre 
animal, sans trouver une goutte d’eau. La position devenait critique, 
et javoue qub-je: cdnimenioais' a tire inquiet? Jamis Te fell GOUne 
brousgaiijey itt, pldih.derdécouragermertit, Fe tn’efetidts ut Id! sable! 
‘Lai mit fut/ comida todjolrs! troublée par'ldd cris’ des beted fealives! 
Stencore dq quelquiune defies |'wusse Ue-rdpprothe W’ abéet pres poll 
powvoir Ja-tiver;imais-noi: elled se ‘cortdéntérent dé! #0deér;' tone Td 
tuft, lantoundd moi;! dt dune distance qui'he med permettart pad dé 
Jesnoir. ios; nortof crete cob pn be ee ree rene, corn f oldganc, an 
Le tendemain “ja: troevai qielques' sauterelles: mais,’ 18 surletde! 
main} na chasseful vaine! Jéfus réduit 4 fire grilldrta peal dé tom 
estire: dt’ th manger)! Dsieb cr bo ee ch fe tert ettiee Veoepagigoe Me 
hAdour de: moi lédésert 's’ dHerdait!: toujours ‘stérile!' tovjours ime 
meiise; tonjours sans fin’: La'soif me 'dévorait! jfavhis ded dutikalry 
d'estothac: atroess; mes jartibes He pouvaient plus mb souteniy je“md 
erus perdu: jetombai au pied d'un teitre ‘afin dy miourik le plastoe 
possible, etavant némdé- que jeusse'fint de Tecbthmandéy thon aed 
Dieo.'je miévanonis. | eleng cum de ey tay es ob er feoetn surrey 
“Quand je retrowyal yies' seri; une plnié bienfaisunte inbiduit mow 
corps; j'eus assez de force pour me mieft¥e’sur'te'dds, et albrs'atte 
quelles délices jetourndi mon visave vers Te'nbage qui'm tpfiortell la 
vie! Alquelques pas de' nhoi wne petite mare start bide te voulus 
the dever pogrullor jusquela; mais'it me fut tmpossibld dd mbreher; 
jem'y trainai cependant, et pus étaricher largement'la soit quirmte! oon! 
sumait. Ld courate me revitit.Ly faim ; Bélas ne wravbit pag @aittd. 
Je chetchaia Tapdiser eh tongeant’ on moredau ‘dé 44 peau | de'lion 
havre-wody je] mlapercns lorsque mes dents) qui'lfemblaient! dans 
louseval vésies | wiawaignt méte plue la-Rirde'dd‘mdenerly mu cine ot 
Il y avait & peine dix minutes que j'étais dans celte position, ers 
que jentendig vispoter: Neau dele mare dans laqtalldtem*athis dés- 
altérd: deme mis-uveslpeme'bur' tion stat) be vie pladiduts ‘chiens 
des Pratriesiquity buvatent( Ue stlsis rom ¥evol ver, tat jt Oo 
pour Gpauler ns icnrabi dd! ve antied?: in: Jered ehiee:tdn tobgen'qaemal 
endroit ot l'animal gisait; je m’en saisis et appliquai ma bouche sur 








DANS LE FAR-WEST. 317 


sa plaie; par malheur il n’avaif éfé que blessé; il revint & lui et s’é- 
chappa, atsémetit.de-maes:falbles mains, ’ -Envoyanit fulr ‘avec‘hui--mon 
dernier espoir, je crus que cette fois een #dit:laivde miok;'jé retom- 
baijaved aeqablarhent see te dob ehisentiside nouveau ta: vie" i'aban- 
donner: fo tibia eot onset Of tye od diehoe tthe preedsee Wes | eet bre, 
TE) Oe Oe tO a COS QT fepifoch caste 


hogar ob ob dia, a rr pe oa daotess eyrtue sgh it esd gral 
tall ous I, ua val pore [ry ihe Fras AJEe fade sheer eryget ge, atthe as % ted 


Hinetd G2 otf titted if ethedbetbbee’ GC gue Pacey [te 2s ar 


cad, sb YooTapeet el wp Wat Seo ed ead eet 
: . 4 | . a 
OTUILIOtE 6} TOE adh cade cde SEO Tete ae wo» do, tial 


e thir Tovar MebpecGop nd fl : loa favre dd cag ‘eg 
‘nGombien. de-tem pe ce-second évenouissemeant dura-{-il?; Je r ‘ignore. 
Caqvily a de certain, ¢est quaje.revins aimai. Ghose. étrange!te.sol 
trambjait sous moi., [lL fgisait mieux que-de irambler, il siagitait, let, 
andpessaillgnt, me, faisait sayter . moi-miéme,.comme, si. jd me fass6 
(royné, dans une: veilure. laneée.a toute vitesse sur wn. sel inégal. 
Anaiszje jhe dehire?, Je le. crus un, moment, car. il faisait- nuit, pial était 
impossible i a mes pauvres yeux de rien discerner, de rien voir. Knfin, 
a. lores, de Sendra anon esprit. xers.19, roeme: bus, mes idées et ina tue 

CREAT RAL pena. pey, Sj je, n’avais pas le cauchemar, le sal fuyait 
effectivement sous moi, et trés- -rapidement. Je. voyais :trésdueide~ 
meant jes. ageidents ordinaireg du sol;.j1 miedt méme.dté.posseble de 
d¢erminer Ma natpre dy terrain. Il contenait- peu. d. henbe. ef pas diar- 
bres; rian. que des cailloux, et.du, sable; ef gh et i quelques flaques 
dean) En: cherchant A me rendre comple de la position que j-ooqupais 
Je sens, une pression, douloureyse, au yentre at 4 Vestomads: -des 
élancements aigus me révélérent mes pieds et .mes..mains. J étais 
evidermmant couché, comme wn sac, sur, un abjet. queleonqye, un @tre 
animé et' qui allait m’emportant. 

Quel G{ait cet étre? Un bruit sourd et cadencé résonnait autoor de 
m01,.UN.; Tait (yi ne m’était pas inconauw,, et que j’avais entenda bien 
souyent.. Le hruit d'un ascadron au. galop, .par exemple, moins le 
hrait des fers des, chevaux et des James de sabres. dans le fourreau. 
A.n'en point, douter, } étais au milieu d'une troupe de cavalidrs. A ma 
gauche, | apercus un genou, puis le,reste de la jambe, le.pied-chaussé 
dun mocassin- Mon menton reposait.sur. une peay de. panthére. J:é- 
lais sur un cheval, set un favalier. t indien, im'y maintenait assuré- 
ment. . cob fs 

les forces. m! ‘Aaient un peu revenues; je ine retoorasi avec: c-effort 
et levai la tate; une autre téte s’'approcha de la mienne viverhent, et 
kon moins vivement me fit une horrible grimace, .eh.me marmotiant 
je ne sais. quoi id ‘inintelligible. Cela me suffit. néanmoins pour. m’é- 


518 ‘SIX MOIS 


clairer sur ma srtuation : j'étaig prisonmer des Indiens, et ils m’em- 
menaient. Otr?. Voila vee! quine mé ptéocodpatpsuére. Autre chose 
m’emplissait }’eoprit!de: malaise »be-farm etlarsotf: cir frites! 
| — Hambse*-dis-ze liu. eavatier dim! entrdinait, ‘atissi haut) que 
ma fajhlesseigtila pénhlg: pomtionquelj'otcupais sur son cheval’ me 
le parmirent. 1. ifsc t+: val Auta) font ebonetaeos aoe obey 

Il ne répondit pas. wise Heeger 8 tuo otto e Py LS ie cae }: 

—n'Hambre| pepitai-je:! Point de téponse:':++ fl ne saib peutdtre 
pas. l espagrio},.:pensaa-je.-Voyons s'il: ednvaié: shidun ‘l'angtaiss + 
liam dying withihungen! {Jo'suis mottartidéfam):lui-brratge,: -| 

i se pencka vets mot, me dit encore quetques mots dn indien, mais 
ce dutiaat ce que:j'obtins: de hy. Hi fatlait lai ‘patter sq-lahgud. Je nb 
savais pas l'indien, moi, et puis il y a tant de dialectés! Quel:étaiti te 
mbt. qui, veut dire faint? Je Je cherchqi-lonigtem ps, maisne le: ¢rou- 
vai pas. Enfin, je me souvins dunoin:dtune meine que mangent tous 
les Indiens;'et quii-estiniléme la: ‘base. de Ja nouititare: de quelques 
iribbs.' Pott peat Pe 2) BP Uy ted 

— Komackt ! luk reribi-gey et dela avec tant de’ force, paraitil;:: e4 
en me démenant si bien, qu’a ma voix plusieurs de ses comhpdpnend 
accoururent. ' Om. slareéta; ‘on-court: pdurparter ‘s-établit:entre mon 
gardicn ét. celui qui i 'paraissait !commander ala ‘bande;'une. main me 
sassit l’épanle, et: en-un instant, je ¢ombai ‘i bas du pheval. >: : 

Fouillant alors dans une peautide Joup qui'lui servait de Sac| ‘mon 
équestre:gedlter en rotira une’ galelté de ratine de kamactt;‘'il des- 
ceadit'de' cheval ‘et‘me IMapprocha desilavres. Avec-quelles délives 36 
mordis dedans! Les autres Indiens s’élaient rassemblés autou¥’ dé 
moi, #t ada tdéur detaduné mo rdgdrddient; moi!dussi, jules regar- 
dais. Le chef avait ma carabine en ‘bandouliére et mon revolver passe 
dans sa‘ ceintufe; mon sat était attaché sur le devant dela ‘pedu qui 
lui servait de selle. 

J avais; les mains et: les pivds ‘liés avée unlazao; ce'qui me” fxishit 
beaucoup ° sauffrit et -m’empéchait’ de manger. Ths:'s’eh apergac 
rent et me détachérent' les ynains, car iks paraissaient' avoir hate Ue 
me voir vassasié’afin'de vepartir. Qwand j'eus manptma’ galdtte; ils 
comprirent que je devais avoir soif. Lunt d‘qax approctin une petite 
outre de snes létras;'leau qu'elle eottenait devait dtr ftides mais 
Javais'si-soif, que jene to'trdaval ‘meéme! pas ceqy' dle 6tait igus ‘que 
tiéde. eats a ee na ca en pe et ap ste Tah 

Mon repas -terininé, ilé' se mirant! en: devoir deme rattdther sar’ 
le cheval et dans la méme position. Je souffitwis' rédlidment * ‘thop 
de Vestomec et! du vertre pour ne pai: rédamer ja fis mieux “je me 
défendis si bien, : qu'il leur: fut: impossible de in y reinettte. Le chef 


‘ Faim. ro 


DANS LE FAR-WEST. 519 


sAtait: appxoché. ‘Je. lus mentraima; poilvine metrttie, et, tant bien 
quama}, jedui.es ph quas do soetif demamrébellson clledm prt; car, don- 
nant l’ordre 4 |’un densesfhommesde mettre pidd. &éerre, : st mie mon- 
transan chéxalet madi signarde je mbnter../ Or me: détachs done les 
piedb; -etizerme ‘mis cen sede. (Le panaliemdépbisédé fut'pris-ehlerbupe 
par un de ses compagnons; moi, je fus placé au milieu dedatroupe, 
et nous. reprimes notre. route a travers la savane.erq Hibiseuet on 

: Mes gardieng me! parlaieaémy Kargine di lespaynpl; inoi-méine; je 
ne pentaengiléneste languede mds ganciehs; tput-ce qua jlewsreais? je 
l'avais apprise: de faloasieb des): tahs-iToutefoisn jet ntavai ‘agbes dé 
biets pousqn nls awengagensspph im’ adressenau chof paniydisaibnt- 
a, plarlantl'dspagmols Jiddars saatvl 5. paroluasiad ‘motaps alas. cone 


abitne MionIsdPiWooKib ab donk ev ty any do tout .oibere 5 any etn 
wNoud yoyagedmeg ainsi jusqulan gout. A l'aabe seulethemt, mes In- 
diensi s‘anrétdrent: pours: préparen leurinepass1i0- or op ati Pat ae 


-yNsiog p vidns, ttt éuderdédect. oi q/aveis faithiimeumrp dutouride hous 
s'étendaient de belles prairies, ch et la semées de bouquets d'arbres 
eb accidentées de: petstesicotlines;: au Loin, upd digne db 'montagries en- 
lowrnlt d'ihonizon.: |: ete. il a7 SHOE BUT beat fe rena te deveseroegy te ‘erny of 
ube monventi étest: vena djinterroger le -cheg;\ja 1h’ ew apprecinas. «.. 
vite Remrgeoi, lnisdissje:en emplayant; suisantlmsage,: lai troisiéme 
personne,..wowurtquoi neon. fréne:neuge examine: til prisonsier:je Visage 
palai? Le: Visage:péle net lana anon fbibis:, enocriist atop fie bers 
tr Ogeleiije stisi usichef die Ja sation des: Timpanoges; pation qui 
a.cpergne -pab. sas -enmemis, ma! réponditall eni:me megardant: fixe- 
René nt: rgd. mtthity eee gp teyeet dey ee eth ett 4 Pococsm dsl ert es 

iret ht idis-je- wt: que rmowtent faire, au Visage pale sea ifrdres 
rouges;?, J |: Poa fetid S Sot tie te dees oe Bote § 
untae: Vidage ipate est dealing a1 apainar Ia. oplare-du)Maitne- de. la 
vie. wblee she perce uy, 
1 Cokte- nowerarsation me suffieait.: Trouwvé -dans la.savane pdr, catte 
handede :Tinapdhoges, j.avaiaévidemenemt &é reconnu. par eux pour 
edlui; qui. axait: seboura deuss.ennenais, des take, efis ime. condut- 
Blemtisins leur tnibu: afin dé,procuren-4leurs.tamisetenanaisiances 

le: bpectanle dieanon: supplies (trae nevi ergo op oup dieaiti 

- hemmie ila Mejtre dela wie, aunss qu‘jls memutiatent Diews mete’ avait 

Wajsemblahlament passive des: griffeside sai mort pqunime-laisser 
dans les leurs, je pensai dés ce moment a un plan d'évasion, préfé- 
rant dallawrs maunir en coiihattant: quer dés supplies dont je ebn- 
haigsaiytoutéibhormedtiaes ol goizoq osm bl gash fa fo 

A tqut shasardii jq feignib.déice malede:-onise mifie moins d'un 
hommeisouffgantes faible: Sallaioméme:jusqe’ rie manger que trés- 
peu, pour mieux les tromper, juste ce qu'il me fallait pour soutenir 


520 SIX MOIS 


mes forces. Ce stratagéme me réussit: me voyant pale et languissant, 
ils craignirent de me voir mourir, et, si je mourais, d’étre privés de 
la douce vengeance qu’ils se promettaient. Ils desserrérent mes liens, 
et eurent des attentions pour moi : les attentions du chat pour la 
souris. 

Enfin, Je soir du deuxiéme jour de ma captivité, nous arrivames 
sur les bords d'une petite riviére. Aulour de nous de grands bois s'é- 
tendaient; au ciel, pas la moindre lune, pas une étoile; il avait plu 
toute la journée, et le temps était, comme on dit, pris de partout. 

a Sijene me sauve pas celte nuit, pensai-je, je ne retrouverai ja- 
mais une aussi belle occasion. » Ce soir-la je refusai de manger et me 
plaignis davantage; je me roulai par terre en poussant des cris la- 
mentables, ce qui inquiéta vivement mes gardiens. 

— I] faut lui enlever ses liens, dit le chef. 

Quand on |i cut obéi : 

— L’Ours noir (c était son nom) n’est pas seulement un grand chief, 
me dit-il; c'est aussi un grand médecin. Il va guérir le Visage pale, 
afin de pouvoir offrir sa vie au Manitou de la vengeance. 

— L'Ours noir est bien bon, répondis-je. 

Ilse mit alors 4 genoux devant moi, me prit les mains, et les frappa 
fortement l’une contre |’autre. Cette premiére cérémonie de son trai- 
tement terminée, il se recueillit un instant, puis, approchant ses lé- 
vres des miennes, il me souffla dans la bouche et dans les narines, ce 
qui me déplut passablement. Mais je ne me faisais pas soigner par lui 
pour mon plaisir; c’était pour le sien. Je continuai donc ardemment a 
pousser des cris, que ses hommes accompagnaient de chants qui de- 
vaient étre des priéres, car c'est en regardant le ciel qu‘ils chan- 
tatent. 

Pendant ce temps, deux ou trois de ces coquins étaient allés faire une 
provision de je ne sais quelle plantequ'ils apportérent, on m’enleva mes 
habits, et deux d'entre eux commencérent 4 me frotter activement les 
membres avec ladite plante. Je ne pus en dislinguer l’espéce; mais, 4 
en juger par la cuisson qu’elle me causa, elle devait élre de la famille 
de l’ortie, une trés-proche parente niéme. Ceci fait, le chef m’ouvrit 
la bouche, el, par un tour de passe-passe assez adroitement fait, il 
feignit d’en relirer une pierre, qu'il montra tout triomphant 4 ses 
éléves; ce qui parut les remuer beaucoup, car ils se mirent 4 hurler 
des chants et & danser de la fagon la plus joyeuse du monde. 

Le traitement était terminé; on me r’habilla, mais sans serrer mes 
liens : j’étais guéri, sans Tétre tout & fait, je n’étais qu’en con- 
valescence, et, pour éviter une rechute, il était bon de ne pas me 
trailer encore en homme complétement valide. On n’en mit pas 
moins 4 cété de moi une sentinelle en guise de garde-malade ; puis 











DANS LE FAR-WEST. oot 
chacun s’étendit ot bon lui semblq,.Quant au.chef, je le vis du coin 
de Teil,” emportart mes, arp PL ARR. Gas Clonsnen Signs Ou 
allait-il!'Cherchér un, endrait plus sur sans dqyte.. nr. 
; etre at shaun 8 AE augeai sop mig Bone -gpdier Je, ne- 
pos, mroi, je veillais. Comment aurais-je po dormir? De mon_, habi- 
leté allait dependre mon. eyasiany #h.4e.RRA it dfpendait ma, vie. 
(Pena se Jy pInPGNSA} manqpant dalment, séleignit. A 
ae de mp1, mon gar Pil Fare, $4 ChaRson Ta cnien aie 
devenue eH RuNG de viyey nis ne faisait plus entendre 
que des parplos | ses, epparces, sourdes; Gvidemment Je sama! le 
‘ re er pi oly [tie io yoade thar bh a ee ee 2 | stl aeybt, vebap cbf 
v/ En elfel,' est ‘vainement qu'il cherchait a Intier contra, Vengaur- 
dissement que lui caisaient et Ja fatigue. 4'he journée, passée & che- 
val et son inaction; l'assoupissement, sen emparait de plus, qe plus. 
Le moment vint enfin ot i] ysuccomba; sa téte tomba lourdement sur 
le a}. eT Lee sald pte. ee ee iin ft oe liye 1’ the ett | 
| ‘Buit'ee june. ruse! et’feignail-i! de dormir, ‘afin dp m'éproyver’ 
Cest cé’ que je vouliis saypin ayant, de rien, pntreprendre pour maa dé- 
livrance. | aa rele og dd af ee ata tye . I 
af attendis Cabord. quelques instints, alors, feignant mojmeme de 
m‘étendrg, je fis wp, brusque monyament; i dormait toujqurs;, ap- 
procha} mon greille de san, visege ; sqRespiration était, lente,,égala, 
et il commengait 4 ronfler, patie Foot iven of; ry tat id 
._ Je meus pas de peing 4 me débarragser de mes liens; c’¢taif, l'es- 
sentiel, Céci fait, je méloignai & pas.de loup du. campemenl, 
suiva ta dirgction qu’avait, prise le spel Mais ot était-l? Tl faj- 
saiLndir comme dans yne caye. J’attendis que la lane, en camoment 
cachée pat un nuage, repardt; car chercher 4 taténs ond danger 
reux, Quand je yis plus, clair, j’apercys le chef, qui, elendu sur le 
wea aaa la coutume indienne, dove grofoniément Chacun 
de mes pas faisait, craquyer Jes feuilles séches' sous mes pieds; aussi 
avec quelles précautions javangais), |e, tt, ' 
Mon poignard était & seg cotés,, ainsi que, mon sac ¢t mes autres 


armes, 44 me saisis dahord du paignard et Je levai, pour Lantoncer 
gana le o9,de.lIndien; mais une réflexion qui, me vint arréta mon 
bras. 4, mer un homme qui,dort, ¢’est, wn, assassinat, pensairje. Je 
ne tuerai pas cetbomme! ei eit php ee 

€ pris, son Jarao,.qui devait, maider A snaintenir mon, sag, sur, mes 
énaules ot ma enfoncai, dans, iq forét,,d’ahard, doucement,,,puis. plus 
"He A. avec, wpe ardeyr yerginense. Bitte Tit cabs . oe 

e fs alnsha pew pras deux, milles; cest ¢ mt te. qué me permirent 
mes fofpes, J'élas extemug; Je mn‘assis au pied dup arbre, ‘Tout en me 
reposant,. je, visilal mon, sag ef mes armes; rep, py. manquait, et 

Junier 1862. " 34 


522 SIX MOIS 


je pouvais m’en servir comme si elles ne m’avaient pas quitté. Cet 
examen terminé, je me remis en route et marchai jusqu’au jour, tou- 
jours dans la forét. Me sentant alors trés-fatigué, je choisis un chéne 
bien touffu et j'y grimpai en usant mes derniéres forces; puis, quand 
je fus bien haut, je m’attachai fortement 4 son tranc, et, en dépit de 
ce que la position avait de pénible, je me remis bientdt dans le som- 
meil de mes fatigues et de mes émotions. 


Vi 


Je n’eus pas le plaisir de sacrifier de longues heures au_ repos. 
Je venais 4 peine de m’endormir que le bruit d’un galop de che- 
vaux retentit; dix minutes aprés j’apercevais les Timpanogos. Je 
me tapis dans le plus fourré des branches et altendis, bien décidé, du 
haut de mon bastion, & vendre chérement ma vie dans le cas ou je 
serais découvert. 

Si, en quittant le campement, j’avais du laisser les traces de mon 
passage sur les terres détrempées par les pluies récentes, par bon- 
heur depuis deux milles environ j’avais marché sur un terrain sec 
et dur, peu propre 4 garder des empreintes. En effet, mes ennemis, 
ne trouvant rien qui put les guider, se contentérent de jeter un re- 
gard sur les alentours et disparurent. 

Si, au lieu d’étre 4 cheval, ce qui ne leur permettait pas d’observer 
avec soin, ces Indiens eussent été 4 pied, j'élais perdu, car ils sont 
d’une subtilité effrayante lorsqu’1l s’agit de découvrir un ennemi. 

Quand je fus bien convaincu que les Timpanogos ne reviendraient 
pas, cest-a-dire que j’eus attendu jusqu’au milieu du jour, je des- 
cendis doucement de mon arbre et rechargeai mes armes de crainte 
que l’humidité n’en edt avarié la poudre et les capsules. Cette beso- 
gne essentielle achevée, je me dirigeai vers la partie de la forét qui 
me sembla la moins touffue, supposant sinon une plaine, au moins 
une clairiére. | | 

Au bout d’une heure de marche j’atteignais la lisiére de Ja foret 
et une petite riviére qui la hordait; au dela s’étendait une belle sa- 
vane. 

Ne voyant rien qui dit m’inquiéter, je résolus de camper 1a ott je 
me trouvais. J’étais en train d’allumer du feu dans ce but lorsque, 
a six cents métres de moi, j’apercus, 4 ma grande slupeur, plusieurs 
canots indiens se dirigeant de mon cété 4 force de pagaies. 











DANS LE FAR-WEST. 593 


Sont-ce des Timpanogos? Telle fut naturellement la question qui 
me vint 4 l’esprit. « Contiens-toi! » me répondis-je avec le sage. 

Quoiqu’il fat peut-étre un peu tard pour m’abstenir, je me jetai vi- 
vement & plat ventre derriére un buisson. Vaine précaution. car un 
moment aprés les canots abordaient prés de moi, et, & l’avant de cha- 
cun d’eux, un Indien, debout et l’arc bandé, s’apprétait 4 m’assaillir. 
Je me levai, et, ma carabine 4 la main, je battis prudemment en re- 
traite vers la lisiare de la forét, qui heureusement était voisine, et je 
m’embusquai derriére un respectable tronc d’arbre. 

Ces Indiens voulaient, parait-il, me prendre vivant, car ils se pré- 
cipitérent de mon cété sans tirer; et ce fut fort heurevx, car, 4 quel- 
ques paroles qu'ils prononcérent, je reconnus des Utahs. Aussi, sans 
plus de préambule, je jetai ma carabine en bandouliére et m’avangal 
dans la direction de ceux que j’avais raison de croire des amis. 

De leur cété, ils ne tardérent pas 4 me reconnattre; en sorte que, au 
lieu d’une lutte homicide, cette rencontre se changea subitement en 
une cordiale entrevue. Je leur racontai mon aventure avec les Tim- 
panogos, ainsi que le danger que j’avais couru. Ces braves Indiens 
me rassurérent de leur mieux et me donnérent des nouvelles de Jeur 
nation. Ils avaient été attaqués aprés mon départ de la tribu; mais, 
guidés par le chef que j‘avais recommandé & leur choix, ils avaient 
une seconde fois vaincu leurs ennemis. Ils avaient fait plus: ils 
les avaient contraints de repasser le Colorado. Ce chef avait épousé la 
Veuve qui m’était d’abord destinée, ce que j’appris sans aucune jalou- 
sie, et ilZles gouvernait a la satisfaction générale. 

Ces Indiens retournaient 4 la tribu aprés une absence de deux lu- 
hes employées & faire des provisions de viandes séches. [ls descen- 
daient la riviére, qui était un affluent du Rio Colorado, et me propo- 
sérent de la descendre avec eux. J’acceptai de grand cceur, et, le repas 
pris, nous nous mimes en route. 

Les squaws restérent dans les canots, lesquels contenaient, avec 
les provisions qu’ils venaient de faire, leurs enfants, leurs ustensiles 
de chasse et de ménage, tandis que leurs maris et moi suivions les 
bords de la riviére en chassant. 

Nous voyagedmes ainsi pendant plusieurs jours sans autres inci- 
dents que des piqures de moustiques, qui abondaient aux environs de 
celte rividre; puis, comme mes compagnons s’en allaient dans le sud, 
et que ma route 4 moi était l’ouest, nous nous quittames avec des 
souhaits chaleureux de part et d’autre. | 

Quel ques jours aprés, j'alteignais Je pied d’une chaine de mon- 
fagnes que je résolus de traverser. Décidément le voyage & travers les 
montagnes est trés-dur; car aprés une journée de marche je fus 
obligé de me choisir un campement ou je pusse me reposer au moins 


52s SIX MOIS 


un jour ou deux. A cet effet, j’avisai un plateau bordé par un préci- 
pice et traversé par un ruisseau, et jy établis mon modeste domi- 
cile. 

Le lendemain, j je fis la grasse matinée, si hien que, lorsque j je me 
réveillai, j’étais 4 moitié cuit par le soleil, n’ayant pas eu la précau- 
tion de me mettre .a. l’ombre. Heureusement je n’avais quun pas 
a faire pour trouver la fraicheur demandée ; .ce pas, je le fis'en me 
déshabillant, aprés quoi je. me glissai avec délices dans la charmante 
haignoire qui était 4 ma porte, et o4 les robinets de la nature n’avaient 
pas épargné |’eau, non plus que la nature elle-méme n’avait oublié 
d’orner les environs de ses verts tapis et de ses parfums. 

IL y avait plus encore dans ce féerique ruisseau : uly avait de lor. 
Ayant pris par hasard une poign ée de sable au fond de l'eau et l'ayant 
' regardée, jereconnus qu'il contenait une forte proportion de poudre 
d’or, poudre dont les. grains variaient de grosseur entre celle d'une 
téte, d’épingle et. celle d’un grain de riz. 

Décrire ma joie me parait inutile. Toutefois elle ne fut pas com- 
pléte. Je n’avais plus ma poé le, ma chére poéle était restée entre les 
mains des Timpanogos. A défaut donc d’ustensile convenable, je fus 
obligé de: trier le sable avec ma main, ce qui ne m’empécha pas, au 
bout d'une heure, d’avoir récolté prés d'une once d’or; le soir, j'en 
avais pour plus d'une livre, ce st-a-dire pour douze cents francs. 

Je passai la nuit, cela va sans dire, sur les bords du jeune Pactole; 
mais le lendemain matin j’avais déja assez de ce genre de péche. Le 
précipice d’ailleurs m’attir ait, non en raison de )’attrait qu’ offre le 
yertige, mais parce qu'il me sem blait que je devais y trouver plus d'or 
encore que dans le ruisseau. Bien qu’il edt 4 peu prés deux cents pieds 
de profondeur, je résolus d’y descendre. Dans ce but, j’attrapai d’a- 
bord une roche, puis une autre, puis une autre, et j'arrivai assez ra- 
pidement au milieu de ma course;mais Ila je faillis étre victime de ma 
cupidité. 

Une muraille de quinze pieds presque 4 pic me séparait encore de 
Ja cime d’un pin qui s élevait du fond de l'abime que je voulais at- 
teindre. Je me tenais 4 une broussaille, et j’avais les pieds sur une 
pierre. Tout 4 coup je sens un mouvement sous mes pieds : la pierre se 
détachait; je veux me retenir a la broussaille : celle-ci céde également. 
Je tombai dans les branches du pin. Si je ne fus pas embroché du 
coup, j'eus du bonheur; je dégringolai de branche en branche et 
parvins enfin 4 en saisir une , 4 laquelle je me fixai. A part quelques 
meurtrissures, jen étais quit te pour la peur. 

L’exploration 4 laquelle je me livrai dés que j’eus mis pied & terre 
me paya amplement de mes peines. Chaque fois que je fourrais ma 
main dans une excavation de rocher, j je la retirais pleine de pépites, 





DANS LE FAR-WEST. ‘ 545: 
mélées, il‘est vrai, ‘A-du quartz, -mais d’un quartz qui ‘contenait lui- 
méme- importantes parties auriféres.. En moins dume héuré'je ra- 
massat ainsi plusieurs livres d’or ; et je-ne sais pas trop si je ne fusse 
pas sorti' da trou millionnaire, ‘comme ‘Monte-Christo de sa grotte, 
sans un événement qu'il faut que je rapporte ici. 

' J’étais tout entier 4 ma besogne, lorsque ‘tout & coup une gréle de 
pierres, accompagnée de cris féroces, fond sur moi; je regarde : une 
dizaine d’Indiens étaient sur le plateau. C’étaient eux qui m’assaillaient 
ainsi. Je me réfugiai vivement sous un rocher; et bien m’en prit, car 
aux simples cailloux venaient de succéder les fléches, et aux fléches 
succédérent bientét de fort respectables quartiers de roches. 

— Pourvu qu’ils n’aient pas découvert mes armes 1a ot je les ai 
cachées! pensai-je. Si c’étaient les Timpanogos ! 

Je crus d’autant plus que j’avais affaire 4 mes ennemis, que jus- 
qu au soir ils ne cessérent de me harceler. 

Enfin la nuit tant désirée arriva et avec elle la cessation des hosti- 
lités. Toutefois je me gardai bien de bouger. Je connais les Indiens: 
ils sont doués d’une patience prodigieuse orsqu’il s agit de se ven- 
ger, ils passeraient des mois a !’affit. Ayant faim, je me dirigeai vers 
un abri plus sir que j’avais remarqué 4 quelque distance, et la jallu- 
mai du feu ; j'y jetai un peu de viande dont je m’étais pourvu, et que 

je dévorai. Quant 4 une galette de kamatch que j'avais également em- 
portée avec moi, je me gardai bien d’y toucher : mes récentes mésa- 
eres m’avaient rendu prévoyant, en m’apprenant 4 songer au len- 
emain 

Contre mon attente, le jour revint sans ramener avec lui les hosti- 
lités. Cela ne voulait pas dire que les Indiens eussent quitté la place. 
Dans le doute, je ne pouvais pas rester sous mon rocher indéfiniment, _ 
Je me hasardai donc timidement. Pas une pierre, pas une fléche. Dé- 
cidément ils étaient partis. L’ important était de ne pas attendre leur 
retour. Aussi en un clin d’ceil je trouvai une route, et peu d’instants 
aprés, grace a la force et a l’agilité dont je suis doué, j’atteignis le 
rebord du plateau. 

Mes ennemis étaient partis, bien partis. Je courus a l’endroit ou 
Javais caché mes armes : elles y étaient, ainsi que mon sac. Vivement 
je jetai ce dernier sur mon dos ; je passai mon revolver dans ma cein- 
ture, et, ma carabine 4 la main, je repris la campagne. 

Une heure apres} ] atteignais un pic de rochers d’ou je pouvais aper- 
cevoir le pays a cinquante milles a la ronde. Si je ne voyais plus mes 
agresseurs, je pus au moins voir ou ils demeuraient. A environ deux 
milles dans }e sud s’élevaient leurs huttes, lesquelles étaient au nom- 
bre de soixante, et situées dans une contrée magnifique. Si séduisant 
que fit ce spectacle, je ne crus pas prudent d’en jouir trop long- 


526 SIX MOIS DANS LE FAR-WEST. 


temps; aussi, descendant rapidement de mon mirador, je pris en hate 
la direction opposée &4 celle du village susénoncé. J’eus soin toute- 
fois de déterminer la position du lieu ob je me trouvais, afin de 
uvoir doter plus tard de ma découverte mes bons amis les Cana- 
iens de Grass-Valley, en indiquant d’une facon exacte cette montagne 
dont les flancs renfermaient un puits d’or, et que je ne quittais qua 
regret. 


Baron E. pve Woean. 


La fin 4 un prochain numéro . 


LES MISERABLES - 


PAR M. VICTOR HUGO 


Premier article. 


(Les six premiers volumes.) 


Il devient de plus en plus difficile de parler de M. Hugo et de ses 
ouvrages; non pas que ses qualités et ses défauts soient de nature 4 
se dérober & l’examen, a défier les subtilités de l’analyse : 4 mesure 
quil vieillit, tout en lui s’accentue, fait saillie et se place 4 la portée 
de la main. Mais, par suite de circonstances exceptionnelles que nous 
aimons mieux honorer qu’approfondir, chacune de ses nouvelles ceu- 
vres est d’avance acceptée et saluée comme un dogme indiscutable : 
les sentiments les plus opposés, les éléments les plus réfractaires, se 
combinent en l'honneur du grand poéte, qui, par un glorieux cumul 
et une contradiction souveraine, profite & la fois des forces numé- 
riques, assurées aux causes triomphantes, et de la tendre sympathie 
acquise aux proscrits et aux vaincus. L’attente publique est si habile- 
ment surexcitée, les conditions matérielles du succés si admirable- 
ment remplies, la salle, comme on dirait au thédtre, composée si 
savamment, que la premiére impression, a ]’extérieur du moins, est 
loute d'admiration el d’enthousiasme. Panurge a beaucoup de mou- 
fons, et, avant qu’ils aient tous défilé, le tour est fait, trois ou quatre 
editions se succédent coup sur coup, les volumes sont vus dans toutes 
les mains, et il n’y a plus qu’a monter au Capitole pour rendre grace 
aux dieux de |’antithése et de la métaphore. Or, en méme temps, par 
une sorte de réaction presque immédiate, les opinions individuelles 








528 LES MISERABLES. 


se traduisent & voix basse dans un langage diamétralement contraire; 
on se dit a l’oreille ce que |’on n’oserait pas écrire; et souvent tel 
homme d’esprit et de got qui a publié un hymne le matin chuchote 
une épigramme le soir. Une fois sur cette pente, on ne s'arréte plus : 
peu sen faut que l’on ne refuse aux Misérables ce que, pour notre 
part, nousjleur accordons de grand cceur: des chapitres admirables, 
et l’empreinte d'une main de Titan sur une matiére étrange; faite 
dor, d’argile et de boue. fl se produit une disproportion telle entre 
lhommage public et les appréciations particuliéres, que la critique 
impartiale risque également d’étre accusée de sacrilége par les thu- 
riféraires et de faiblesse par les dissidents. Essayons cependant de 
nous frayer un sentier entre ces deux extrémes : si nos meeurs lit- 
téraires rendent la vérité embarrassante et périlleuse, il n’y a, dans 
les situations difficiles, qu’un moyen de conjurer les périls et de se 
tirer d’embarras : c’est de redoubler de modération et de franchise. 


I 


C’est le privilége on la prétention de quelques ouvrages publiés, & 
certaines époques, par des hommes célébres, d’étre non-seulement 
expression d’un sentiment général ou d'une idée collective, mais 
le présage et comme |’initiation d'une grande penséc préte a se tra- 
duire en événement, 4 se faire sa place dans le monde aprés avoir 
vaguement agité les esprits. Sans remonter, pour ces livres précur- 
seurs, au dela de notre siécle, on peut. reconnaitre ce caractére dans 
le Génie du Ghristianisme, qui répondit d'avance &.un besom de res- 
tauration religieuse; dans |’ Histoire de la Revolution, de M. Thiers, 
qui, en popularisant les souvenirs de notre premiére Révolution, 
acerédita l’idée.d’en faire une nouvelle, et enfin dans I’ Histoire des. 
Girondins, de M. de Lamartine, laquelle nous fit sentir 4 tous,:- par un 
infaillible instinct, les chaudes effluves de la catastrophe prochaine. 
Evidemment les Misérables, de M. Victor Hugo, sont ou veulent étre 
de la méme famille, et nous Paurions aisément deviné quand méme 
son éditeur ne nous |’edt pas dit avec un accent de conviction com- 
merciale et littéraire. Publié 4 une époque critique de la société mo- 
derne, s’adressant 4 une démocratie organisée qui n’a plus qu'un 
pas a faire pour se trouver en face du socialisme, reniant avec 
un habile mélange d'audace meurtriére et de doucereux respect 


LES MISERABLES. 520 


toutes ces religions du passé qui servaient de correctif aux inéga- 
lités et aux miséres sociales, ce livre est un gage, une ptise de 
possession de l'avenir par un génie a l’étroit dans le présent. C'est le 
probléme de la misére résolu? Non, pas tout a fait encore, mais pro- 
posé A nos méditations inquiétes, personnifié dans quelques figures 
saisissantes, revétu de couleurs splendides, dramatisé dans une ac- 
tion émouvante et pathétique. C’est, en un mot, en dehors de mes- 
quines considérations de suceés et d'argent dont ne sauraient se 
préoccuper les grandes Ames, un apostolat social que s'impose, 
comme toujours, le poéte. Yoyons! la chose en vaut la peine : cest le 
moment de jeter un premier regard sur l’ouvrier et sur l’ceuvre. 

M. Hugo est-il prédestiné par la nature 4 remplir ces missions po- 
pulaires, 4 exercer sur son temps cette action sérieuse et puissante, 
bien différente du prestige du grand artiste? Nous ne le croyons pas : 
ces réles d’avant-garde se composent d’une double influence, réservée 
a de trés-rares privilégiés et ‘acceptée a la fois par la foule et par les 
lettrés. M. Hugo peut-il agir bien fortement sur la foule? Oui, si l’on 
sen rapporte au mouvement des premiers jours, aux volumes col- 
portés dans les ateliers, aux efforts mutuels du poéte et de son peuple 
pour se rapprocher et s’entendre; non, si |’on veut aller au fond. La 
maniére de M. Hugo est trop savante, trop compliquée, trop sur- 
chargée, pour que les multitudes puissent vraiment s’y complaire : 
il leur faut plus de simplicité et de naturel, quelque chose de plus 
primesautier, une préoccupation moins visible de leffet et de la 
forme. L’instinct populaire n’est que trop enclin & se laisser égarer; 
mais 4 une condition: c’est que ceux qui l’égarent n’atent pas trop 
lair deréfiéchir et de calculer dans leur cabinet Ja coupe et la cou- 
leur de leur dévouement 4 l’humanité. N’oublions pas d’ailleurs que: 
nous sommes en France et qu’ll n’y a rien, en définitive, de moins 
francais que le génie de M. Hugo. Cette puissance de propagande, cette 
rapidité de circulation intellectuelle, cette facilité d’assimilation qui 
nous sont propres, notre pays les doit.a des qualités que M. Hugo dé- 
daigne sans doute et dont il manque absolument. L’esprit francais est 
un voyageur expéditif, habile 4 resserrer ses bagages sous un trés-petit 
volume, et par conséquent toujours prét 4 partir, toujours stir d’ar- 
river. Or, avant que M. Hugo ait empilé ses métaphores, ficelé ses 
antithéses, einpaqueté sa palette de géant, décloué ses cartons, roulé 
ses larges panneaux, le convoi est parti, et déja sa fumée s’enfuit 4 
horizon, pendant qu’Ossa et Pélion restent entassés 4 la gare. Quant 
aux lettrés, tout en admirant l'auteur des Misérables, tout en lui fai-: 
sant une place immense dans la poésie du dix-neuviéme siécle, ils ne 
lui pardonneront jamais de surmener a ce point notre pauvre langue, 
fatiguée par trois siécles de bons et courageux services : ils ne renou- 


530 LES MISERABLES. 


velleront pas contre lui la vieille querelle des classiques contre les 
romantiques; mais ils lui demanderont si ces épithétes démesurées, 
ces adverbes énormes, ces sonorites colossales, ces simulacres de 
pensée gonflés de vent et habillés de pourpre, ces digressions inter- 
minables, cette manie de n’abandonner un filet d'eau qu’aprés l’avoir 
épuisé jusqu’é la vase, de ne lacher une idée qu'aprés avoir fait 
passer dessus tout un régiment de mots, si tout cela réalise les pro- 
messes primitives du romantisme, raméne notre littérature au na- 
turel et au vrai, et assure 4 M. Victor Hugo la chance de devenir clas- 
sique 4 son tour. En somme, la foule et les lettrés se rencontreront 
pour saluer en lui un phénoméne étonnant, une curiosité merveil- 
leuse, un prodige de nerfs et de muscles, mais pour se refuser, celle-ci 
4 la reconnaitre comme un guide, ceux-la 4 l’accepter comme un 
maitre. 

Voila pour l’ouvrier : que dirons-nous de l’ceuvre? Le probléme de 
la misére est, & coup sir, un des plus attachants ‘et des plus formi- 
dables tout ensemble qui puissent tenter le penseur et l'écrivain. Nous 
comprenons que M. Victor Hugo, arrivé 4 ce point de sa carriére, 
parvenu aux pentes extrémes de la démocratie, jette du haut de ce 
rocher 4 pic un regard sur ce gouffre et y concentre les facultés ver- 
tigineuses de son génie. Mais encore faudrail-il, sinon résoudre cette 
question, —- nous n’en demanderions pas tant, — au moins l’aborder 
et la traiter. Eh bien, nous osons affirmer que M. Hugo, dans ses six 
premiers volumes, ne nous donne pas une seule personnification des 
vrais misérables, de ceux dont les souffrances méritent réellement 
de préoccuper |’économiste, le politique et le chrétien. Comment 
en serait-il autrement? M. Hugo, on le sait, ne procéde que par ex- 
ception, par antithése : or l'exception et |’antithése peuvent avoir, 
pourvu que |’on n’en abuse pas, leur valeur poétique; elles n'ont pas, 
elles ne peuvent pas avoir de valeur philosophique et sociale. Jean Val- 
jean, le héros du livre, le forcat métamorphosé en philanthrope, en 
bienfaiteur de l’'humanité, ne peut pas plus nous servir 4 déterminer 
léchelle du galérien, que Fantine & mesurer celle de la prostituée, 
Cosette celle de l'enfant pauvre, Marius celle du déshérité. Nous cher- 
chons en vain jusqu’é présent, dans le volumineux ouvrage de 
M. Hugo, les vraies miséres, les véritables misérables, dignes d’é- 
veiller un autre sentiment qu’une émolion de thédtre; par exemple, 
les ouvriers de grandes villes quand viennent les heures de crise et 
de catastrophe; les mineurs, ensevelis vivants dans les entrailles 
de la terre; les familles étiolées et condamnées d’avance aux maladies 
et a la mort par des industries malsaines; les émigrants, arrachés au 
sol natal par l’incendie, l’inondation ou la faim; les jeunes filles pour 
qui la pauvreté est synonyme de péril et de chute, etc., etc... Rien 


LES MISERABLES. 554 


de pareil et méme rien d'équivalent dans le livre de M. Victor Hugo. 
En revanche, nous nous demandons quels rapports peuvent exister 
entre le probléme de Ja misére et la bataille de Waterloo, le couvent 
de Picpus, les bizarreries de M. Gillenormand, la demi-solde du com- 
mandant Pontmercy, les fredaines des compagnons de |’A BC, et le 
guet-apens des Thénardier. On le voit, ce livre avant-coureur, ce 
livre-prophéte, ce réquisitoire en action contre la société pour les mi- 
sérables, dont l'auteur, homme de génie, est volontairement investi 
d'une mission populaire, — n’a que deux petits défauls qui pour- 
raient rassurer les alarmistes. Le talent de l’auteur est le contraire 
de ce qu'il devrait étre pour agir puissamment sur |'élite ou sur les 
masses; et il n’y a pas, 4 proprement parler, de Misérables dans son 
ouvrage. A présent, nous voila plus a l’aise pour avancer d'un pas 
dans cette bizarre épopée. 


I] 


Quand un livre a violemment remué l’attention publique, il y a 
quelque avantage 4 en parler le dernier, ne fit-ce que le droit de 
supposer que tout le monde |’a lu et de se dispenser de l'analyser. 
L'analyse des Misérables serait trop courte ou trop longue : trop 
courte, car jusqu’ici l’action, si on la dégage des digressions et des 
épisodes, se réduit presque 4 rien; trop longue, car si l'on voulait 
suivre M. Hugo dans tous les méandres ou son imagination entraine 
ses lecteurs, ce serait un gros livre qu'il faudrait écrire en marge de 
ces volumes. Mais, puisque l’'auteur des Misérables a visé plus loin 
et plus haut qu'un frivole succés de conteur, puisque son but et 
_ Ses prétentions sont multiples, puique la question d'art se complique 
ici de questions sociales, historiques, politiques, morales, et peut-étre 
méme, qui sait? d’une question d’argent, nous essayerons de consi- 
dérer dans celte ceuvre le politique, l’historien, le moraliste, le pen- 
seur, le calculateur, ]’inventeur et l’artiste. Ce sera une maniére de 
revenir sans trop de redites sur les points culminants du récit et de 
faire la part du bien et du mal. 

En abordant la politique de M. Hugo et sa facgon de traiter I’his- 
toire, nous voudrions profiter de l'occasion pour rompre avec un lieu 
commun dont on abuse, dont nous avons peut-étre abusé nous- 
méme. Ce lieu commun consiste 4 opposer M. Hugo a ses propres an- 
lécédents, A faire honte de ses opinions actuelles a l’auteur des odes, 


332 LES MISERABLES. 


royalistes de 1824. Il serait injuste d’oublier que le poéte des Con-' 
templations a commencé 4 écrire de beaux vers a |’dge ot nous sor- 
tions 4 peine du collége. Il était au seuil de sa vingtiéme année quand 
il chantait les vierges de Verdun et mademoiselle de Sombreuil. Toute 
poésie vibrait naturellement doris son Ame, que cette poésie s'appelat 
l’agonie de Louis XVII, te caveau de Saint-Denis, l’ombre légendaire 
des cloitres ou le rocher de Sainte-Héléne. Il y avait alors un essai de 
renaissance royaliste, un retour vers le moyen Age chrétien : M. Hugo fut 
un royaliste decette renaissance, un chrétien de ce moyen age. Mais, dés 
qu'il entra dans la phase virile de sacarriére, son choix fut fait, et neput 
laisser le plus léger doute. Un momentil voulut se croire liberal, se trom- 
pant ainsi lui-mémecomme se trompait alorsune partte dela France. Au 
fond, i] était déja révolutionnaire et démocrate avec un gou€ trés-pro- 
noncé de dictature et d’omnipotence. Nous l’avons suivi pas & pas 
pendant ces années ardentes et fécondes qui vont de 1829 &@ 1833, de 
Hernani 4 Lucréce Borgia. Dans ses euvres et autour de ses ceuvres, 
il était facile de reconnaitre la pente qui ]’entrainait de plus en plus. 
Les informes ébauches de Han d'Islande et de Bug-Jargal, |’ esquisse 
déja plus savante du Dernier jour d'un condamné, révélaient cette 
tendance 4 prendre, dans le monde moral comme dans le monde ex- 
térieur, parti pour Xexception contre la régle, pour l'infraction contre 
la loi; tendance qui, favorisée 4 la fois et irritée par deux ou trois 
revolutions, devait peu & peu conduire le poéte jusqu’aux énormités 
des Misérables. Au thédtre, & ce point de contact entre l’individu et 
la foule, artére ot l'on put compter les pulsations de plus en plus 
rapides de ce talent affamé de popularité, rien de plus curieux que 
de signaler, d’une rive 4 |’autre de 1830, ces gigantesques enjambées 
de M. Hugo vers la démocratie. Dans Hernani, dans Marion Delorme, 
humiliation de la majesté royale en !’honneur d’un bandit ou d’une 
courtisane se déguisait encore sous des airs de grandeur chevale- 
resque et d’inspiration lyrique : dans le Roi s’amuse, dans Lucréce 
Borgia, dans Marie Tudor, dans Angelo, le poéte, obstiné dans son 
culte de l’antithése, ne se donnait méme plus la peine de dissimuler, 
a l’endroit des grandeurs du passé, un acharnement de mépris et de 
haine qui n’avait d’égal que son dédain pour histoire. Cette diffé- 
rence, visible dans ses drames, ne 1’était pas moins dans la compo- 
sition du public de ces premiéres soirées, public dont M. Hugo, 
comme on sait, surveillait lui-méme, avec un soin tout particulier, 
l’enrdlement et le triage. Nous étions tous 4 Hernani, sans distinction 
de caste ou de parti politique, sans autre cocarde que notre enthou- 
siasme romantique, sans autre recommandation que l’ardeur de notre 
foi et la vigueur de nos mains. Pour le Roi s'amuse, c’était déja un 
tout autre monde, un monde que Ion edt appelé démocratique et 


LES MISERABLES. 535 


bohéme, si le mot eit existé alors; des recrues d’atelier, de club et 
d'émeute, tous ceux, en un mot, dont le poéte flattait les passions, et 
qui, assez peu soucieux de la question littéraire, aspiraient déja a la 
question sociale. Ajoutez a ces souvenirs Notre-Dame de Paris, ceuvre 
d'art bien autrement condensée et parfaite que les Misérables, mais 
ou la cathédrale catholique par excellence était condamnée a servir 
de temple au dogme de la fatalité et 4 la religion de l'antithése : 
ajoutez-y les ades 4 Napoléon II, ou |’auteur ranimait et entourait 
d'un poétique prestige l'idée bonapartiste parallélement a l’idée ré- 
volutionnaire : joignez-y enfin le court et bizarre récit de Claude 
Gueux', qui renfermait en germe Jean Valjean; et vous conviendrez 
avec nous que le passé, chez M. Hugo, est parfailement en régle vis- 
a-vis du présent : vous reconnaitrez que Ja révolution et le bonapar- 
tisme, ces deux inspirations principales de la partie politique des 
Misérables, avaient pris depuis longtemps possession de son génie, et 
que, si son dernier livre donne envie de constater une inconséquence, 
ce n'est pas précisément celle-la. 

Nous ne ferons donc plus 4 M. Victor Hugo l’honneur de nous 
étonner de tout ce que son ouvrage contient de dénigrements et de per- 
siflages contre la Restauration; mais nous exprimerons un autre genre 
de surprise : l'imagination de M. Hugo est naturellement portée a la 
grandeur : il fait grand, pour me servir d'une expression technique, 
si grand, qu'il en perd 4 tous moments le sentiment de la proportion 
et de I’harmonie, grandit démesurément les petites choses et leur 
assigne une valeur excessive dans l'ensemble de ses peintures. Com- 
ment se fait-il donc que M. Hugo, en évoquant les souvenirs de cette 
époque, ne les prenne que par les cétés les plus infimes et les plus 
misérables? Quoi! cette premiére phase de Ja Restauration, c était le 
temps ot « M. Brugniére de Sorsum était célébre, oti les boutiques 
« des perruquiers étaient badigeonnées d'azur et fleurdelisées, ot le 
« comte Lynch siégeait au banc d’ceuvre de Saint-Germain des Prés, 
a oui les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars, o madame Sa- 
« qui succédait 4 Forioso, » etc., etc., etc.! (Suivent douze pages de 
la méme force.) Louis XVIII, c’était un annotateur d’Horace, égale- 
ment préoccupé de Napoléon et de Mathurin Bruneau; un poda- 
gre déformé par l’obésité, dont vous ne remarquez que les bottes de 
velours et les épaulettes d’or sur un habit bleu barbeau! L’époque et 
le roi ne sont pour vous rien de plus! Vos souvenirs historiques ne 
dépassent pas un feuilleton de petit journal, que dis-je? un bulletin 


t Nous ne voudrions pas affirmer sans une certitude absolue : nous croyons cepen- 
dant étre sir qu'un écrivain spécial ou un directeur de prison réclama, dans le 
temps, contre la création de ce personnage de Claude Gueux, lequel n’était, en réa~ 
lité, qu'un scélérat immonde, adonné a tous les vices du bagne. 


534 LES MISERABLES. 


de journal des modes! Et plus loin, au cinquiéme volume, 4 propos 
de cette bizarre figure de M. Gillenormand, quelques commérages 
d’antichambre, quelques ridicules de salon, quelques initiales trans- 
parentes, déguisant fort mal les noms propres, quelques puériles ca- 
ricatures d’ultras et d’émigrés, voila 4 quoi vous réduisez le bilan de 
ces années de forte initiative et d’aspirations généreuses, secondées 
par des institutions libérales! Le réveil d’un grand peuple opprimé 
sous un joug de fer, la résurrection d'un grand corps rendu miraculeu- 
sement 4 fa vie au moment ou tarit le sang de ses veines, un souffle 
régénérateur, passant sur ces amas de ruines vieilles et neuves, 
pour y faire renaitre, comme des fleurs, l'art, la poésie, le roman. 
tous les enchantements de l’imagination et de la pensée; les deux 
plaies héantes léguées par l’Empire, l’occupation étrangére et la 
détresse de nos finances, cicatrisées, guéries, fermées avant le terme 
fixé par les espérances les plus optimistes; une prospérité inouie, 
succédant 4 d’incroyables miséres; JV'antique royauté s’associant, 
en dépit de quelques malentendus passagers, 4 ce travail de renou- 
vellement universe]; un vieux roi, méritant, malgré quelques obsti- 
nations d’étiquette ou de costume, de compter parmi les plus sin- 
céres‘amis de la liberté moderne; l’'avénement de plusieurs beaux 
génies, la réforme des études historiques, adoption sympathique des 
chefs-d’ceuvre étrangers, le progrés de la philosophie spiritualiste, les 
dmes poétisées par le malheur et tournées vers un idéal plus noble et 
plus pur, tout cela vous préparant, ingrat poéte, une génération digne 
de vous comprendre, de réagir en votre faveur contre unc littérature 
glaciale et décrépite, tout cela se réduit pour vous a la célébrité de 
M. Brugniére de Sorsum, au cordon rouge de M. le comte Lynch, a la 
verrue de M. Paér, aux rivalités des cafés Lemblin et Valois, aux ro- 
mances d’Edmond Gérand, aux affiches de Franconi! C’est vous qui 
avez le courage d'écrire avec une ironie bien singuliére sous votre 
plume : « David n’avait plus de talent, Arnault n’avait plus d’esprit,» 
— comme si vous pouviez oublier que c'est vous, chef du roman- 
tisme, que ce sont vos amis, votre école, les peintres enrédlés sous 
votre drapeau, qui avez eu besoin, 4 un certain moment, quel'on pro- 
clamat déchues et mortes la peinture de David et 1a littérature d’Ar- 
nault; que c'est vous qui, en 4829, nous envoyiez siffler Pertinax pour 
étre mieux disposés 4 applaudir Hernani! Quand vous n’étes pas 
puéril, quand vous n’étes pas ingrat, vous étes cruel et injuste : « La 
« légitimité venait de s'affirmer, dites-vous, en coupant le poing, 
« puls la téte & Pleignier, 4 Carbonneau et 4 Talleron. » — Nous 
croyons, nous, et nous venons de rappeler qu'elle s‘affirmait autre- 
ment. Prenez garde! finirions-nous par vous dire en style de M. de la 
Palice: ou vous aimez la liberté ou ne vous l’aimez pas : si vous ne 





LES MISERABLES. 555 


l'aimez pas, que failes-vous a Jersey? Si vous |’aimez, si elle est & vos 
yeux comme aux ndtres un bienfait, nouveau a cette époque et rendu 
plus précieux encore par le contraste de ce qui l’avait précédé, 
pourquoi insultez-vous ce bienfait dans la personne des premiers 
bienfaiteurs? 7 

Mais peut-étre avons-nous tort de nous mettre en frais de raison- 
nements vis-a-vis de M. Hugo. Nous n’dterons assurément rien a sa 
légitime renommée d’artiste et de poéte, et nous ajouterons moins 
encore 4 la conviction de ceux qui le regardent comme le contraire 
d'un historien. M. Hugo, en effet, posséde toutes les qualités et tous 
les défauls nécessaires pour ne pas écrire l’histoire, et, par consé- 
quent, pour n’étre pas pris au sérieux comme politique, puisque la 
politique, aprés tout, n'est que l’application anticipée du sens histo- 
rique aux événements contemporains. II sacrifie constamment la vé- 
rité a l'image, le fait 4 la métaphore, la date 4 l'antithése: il 
dédaigne cette simplicité, cette sobriété, cette exactitude, cette 
clarté, qui forment le vrai style de histoire, soit qu’on lui laisse, 
comme M. Thiers, son heureuse négligence d’ajustements, soit qu’on 
réléve, comme Augustin Thierry et M. Guizot, au grand style litté- 
raire. L'imagination de M. Hugo est omnipotente, et, comme presque 
tous les despotes, elle est esclave de sa toute-puissance. Ce qu’elle 
voit, ce qu'elle décrit, ce qu'elle raconte, ce qu'elle invente, tout cela 
s'absorbe et se fond pour elle dans une sorte de chaos sillonné d’é- 
clairs magnifiques, ot elle régne.sans partage, comme Dieu régnait 
sur le chaos avant la création, mais avec cette différence qu'elle n’a 
pas, comme Dieu, le pouvoir d’en faire sortir un monde visible et 
tangible pour nos débiles organes. 

Ceci nous conduit 4 examiner, en M. Hugo, le penseur. Heélas! la 
encore, nous sommes forcé de le récuser ou de nous meétier de lui, et 
cela par une bonne raison; c’est qu’il ne fait pas sa phrase pour sa pen- 
sée, mais sa pensée pour sa phrase; procédé qui peut n'étre que dan- 
gereux en littérature, mais qui est mortel en philosophie. Prenez un a 
un tous ces chapitres qui interrompent le récil et auxquels l’auteur a 
prétendu donner une valeur philosophique ou socialiste et peut-étre 
une porlée prophétique. Je ne vous défends pas d’admirer, mais je vous 
défie de comprendre et surtout de conclure. Ainsi, dans l’inexplicable 
hors-d’ceuvre sur la bataille de Waterloo, toute Ja partie pittoresque est 
saisissante; toute la partie pensante est un mélange de paradoxes et 
d obscurités, et l'on se demande, en définitive, pourquoi, aprés Cha- 
teaubriand, Edgar Quinet, Lamartine, Stendhal, le colonel Charras, 
Vaulabelle (en attendant M. Thiers), qui tous avaient parfaitement 
reussi leur bataille de Waterloo, M. Hugo a voulu faire la sienne. 

Ses longs chapitres sur les couvents donnent lieu 4 des réflexions 


: acta bie, af 

| e naan e possi i afin, q 

mi at "oi Weisg Te point ae ait hi a 

; ca “ie taal a aun aig! jeg ud! 'suffira a4 Ni 
Sitio 


Weta Hyg, ‘les convents’ doivent’ ¢ ii iN" oli 
je ier re at m de la civi isa Light's Sinptigd aa 
Jeoargqanse foul ddbord, gis rpuyerail, poult, sek Heit ie 
-gontra hcyon i rante av ec, “ik e fA umai Prete ath 


de s uvegarder. Q de pr page ‘en. ‘Selatrant f pit sui iVohs: Vier 
des | fisérables a, pris un se qui i Yhonore’a'se sepa fer ee ay ett 
ment de’ | philpsophie alérialiste’ et athée: Ke 

th hom e,;, Tache de vgult de ton vivant car il i La ch ieh bu da de 
gette ye, —- et quiy par nséquent, ne laisse a Iq ¢r ature § u 
ote ae i sce éu at mt i let, st a 


enfant, un peu de orotection & ala townie: la sup rested i “char 
- faudet du 'bagne, le maitre d’école devenant un gran ‘ personnage, Sans 
doute aux dépens du curé et du frére de I’école chrétienne, tout ‘cela 
n’est ni bien clair, ni bien sir, et ne nous donne pas le programme 
d'une société nouvelle, désormais exempte de crimes et de miséres. 
Allons un peu plus loin : M. Hugo, qui voudrait bien étre’ im- 
partial enyers.Jes couvents et user & leur égard de sa. clémence 
royale, se croit pourtant obligé de les maudire au nom de la civilisa- 
tion et du progrés ; quel progrés? quelle civilisation? Prohablement 
celle du dix-nenviéme siécle. Mais, ou les éblouissements de son 
livre nous ont frappé d'une cécité complete, ou il est évident que ce 
livre n’a qu'un but: étaler a tous les regards, rehausser ‘par 1’éclat 
des couleurs, faire toucher au doigt les vices de la'civiljsation mo- 
derne dans ses rapports avec les miséres humaines. Ainsi donc cette 
Civilisation que vous nous dépeignez si impuissante et si dure vis-A- 
vis des malbeureux, c’ést de peur d’entraver ses progrés, de troubler 
ses triomphes, que vous demandez qu'on supprime les couvents, 
c ‘est-d-dire Jes refuges ouverts a ces souffrances qu ‘elle ne gait pas 
soulager,°a ces ignorances qu "elle ne sait pas éclairer, a ces, plaies 
qu'elle ne sait pas guérir, & ces fautes dont elle fait des crimes par 
l'implacable.rigueur de ges chétiments! Empruntons 2 nos, amples 2 a 





LES MISERABLES. 537 


M. Hugo lui-méme. Fantine, séduite et bientdt délaissée par un étu- 
diant (trés-voltairien, j’imagine), descend tous les degrés du malheur 
et de l’ignominie. Croit-on que si, aprés le premier échelon, aprés 
la faute, elle avait rencontré une main charitable et chrétienne qui 
lui edt ouvert un couvent, sa vie et sa mort eussent été aussi épou- 
vantables? Et Cosette! celle-la a un bonheur que je souhaiterais, sans 
lespérer, aux orphelines abandonnées comme elle : il se trouve 
qu'un forgat, devenu un saint Vincent de Paul athlétique, se charge 
de cette petite fille avec un dévouement tout paternel. J’y consens, 
pourvu que l'on m/‘accorde que les galériens comme Jean Valjean 
sont rares en ce monde, et. que les méres pauvres, avant de délaisser 
leurs filles, feront bien de se pourvoir ailleurs. Mais ce Jean Valjean, 
quand il cherche pour Cosette et pour lui-méme un asile ot ne puissent 
les atteindre les iniquités-de la société ou, en d'autres termes, de la 
civilisation, & quelle porte frappe-t-il? A la porte d'un couvent. 

On le voit, M. Hugo arrive, par la force des choses, a étre son 
propre contradicteur. Que serait-ce si nous agrandissions le de- 
bat, si nous nous élevions 4 des vues plus générales? La civilisation 
estun grand mot et un grand fait: 4 Dieu ne plaise que nous lui 
souhaitions des entraves! mais il y a deux civilisations: il y a celle 
qui invente des machines, décuple la puissance de homme sur le 
monde extérieur, facilite et accélére tous les détails de la vie mateé- 
rielle; et celle qui s’adresse, selon leur penchant et leur nature, aux 
intelligences et aux ames. Elargissez, tant que vous le voudrez, le 
domaine de vos conquétes, faites de !a matiére votre servante-mai- 
tresse, domptez les éléments, mulliptiez a l'infini les prodiges de 
rélectricité et de la vapeur; vous ne ferez point qu'il n’y ait pas, dans 
ces Ames, au milieu d’autres facultés que je vous abandonne, la mys- 
terieuse faculté de souffrir, d’avoir soif de Vinfini, d'étre tourmenté 
d'une nostalgie céleste, d’aspirer 4 immoler la créature terrestre 
ila créature divine. Si une seule de ces Ames qui échappent 4 votre 
empire vous demande pour tout bien la satisfaction de ce désir que 
vous ne pouvez pas satisfaire, l’assouvissement de cette soif que 
Vous ne pouvez pas ¢tancher, et si votre civilisation lui refuse ce bien, 
ellese manquera 4 elle-méme en méme temps qu’elle offensera la 
liberté: ou plutot Ja civilisation et la liberté subiront ensemble la 
méme offense; car c’est leur honneur de ne pouvoir se séparer. Voila 
des vérités élémentaires que M. Victor Hugo eut bien fait de méditer 
au lieu de se perdre dans des details dont rien n‘égale la pucrilité, ou 
dans des comparaisons que l’on appellerait sacriléges si l’on n’aimait 
mieux les croire insensées. Ce qui nous semble plus incontestable en- 
core, Cest que la pensée de M. Hugo suit désormais une marche a 


peu prés invariable, qui commence par la réflexion et finit par I’hal- 
Juurer 1862. 35 


oe LES MISERABLES: 


os tion. Il est, dupe eet S prestigas, e. mi- 
Pin ail iP e de sf ein ai Rae ‘Mf ae gett 
to ‘ah ne un, aici ati Sf eanndinakerracelene 

rite perta it “Onn ne peat at attribu er a A AULres cau Ses, SES, Paala 
gatites d'i ba itp DG, sont { trés-proba bable He "6 ae eurhliens 
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de! 'oufelir “et de’ phitas | uf y 6 BAS RRM 
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faire’ actl de'pe nseur pro nh ue BU :) at ape fayh aa 
cdides'f chr dy ire s'a Le se auRe tl 
soi tie suk e dt ela sorts nit ui ere, SHE Une sagicls 
Aahdestine, et soulérr'i e a $ agissai(, re les Fannin 
ce' danger jermaiictil eit 

Selo Hug 0, Te Sol aaa est sans cH, miners dene 
de (ravai a 

‘thane yor de . ‘ereusement, g quy:. Mi pipe sa, S81 th Ms 


ain ers es mnattcinse ce qui npus wp ha tnsiques car, $i. Van 
ilection, ,9p, posnrat 

etdire’ qu’a ‘sb y euix les raleslours ne, sont gue. des honpéles. gens 
Lice We Maus, cc 

n’tst ye une ire ne voici qui vaut mieux ; M.. vega fan, 
une de ces Preamp uiips ou land alt. ay ah SA BTS: 

ae L.11.esf, q4-41 


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eNinbed me a4 teat de foe us, sta ou tej quig! ‘Seay sae, 
« Owen, Fouritt, ‘sont lh om dans sat alas Cartes, AHOl- 


ins souterraitts qu esque toujours Se .groient, ‘igqlig a 
ni, e . i et ata vy dives > inom de 


‘il it autres $0 : tivope 
baste’, ‘tous ‘ces 'travai leurs,, d epuis . plus ‘haut psqu’ay. plus 
a'noetnyne: depuis le pls s sage 2 jusqu. au plus fou, ont une.similiaen 
« iM) li vbi it ‘lé desintcressetpent, Manat: S OVALE, GAMMA ABSYS HS 6 
« fd nai Lote! fis 3 ‘ameltent, ig ne sengent. penta inate voignt 
« Alifr He iutsux-mdine S. Nis ont ban arth elice regar a cherebal 
at oh “te fetnier a loul le ci dans les. ah dara in 
o Dolla il soit, a encore sid fe pee, le, chante si 
ate iy ehere2, qui ¢ qu'il fasse, adiconque ace. sg ey aprunedlen 
abtpitet mai piiett Ite: -ombr e est, Ta aiire iene, Boorq ub siteq oer 





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deux ude roi -dtdile, Ait toUS deux ant de Theme | rail disting: 
f his resse ent. Est s'asser4 Pas ¢ sencert ‘Au: dessoug,, 
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rae Péfirayant ” abledu;- ‘nous " boa aii 4 ‘on, détactien LES 
deux! prided WV'a souls 1 Societe, "sistong -Y et, Jes Ay jour, 
cont l'dgnotine’ ‘seria’ dish! ip it i. ‘urd ‘Ta ‘pra caverne du nape 
aSarinis’ fds Holts” ‘Alta bit Gui 8 cr) pent, ‘sous, ce > plafond, 8-, 
é#hyviant nh’ bit Tepittete ‘dite svi ni déplig Wh, jou rnal. Sa_ no 
oe bet’ 47d! ddcuti fipport avé¢ la’ noir ceur ‘subline di fe a éeriloire. > re 
duties termes! et dais" notre ‘Plat langage, cest ignorance, qi 
Fatt Ted Scdlérats; Tesquels ne. savent ni lire ni i gerire: « et ceci, en ef- 
fet’ ‘Pepohe H la peliste fonda mehfale de M, ‘Hugo, qui,. pour, résoudrg, 
le'tarittlle probtente de" la misére, n’a rien trouvé de mieux qpe_de, 
demaweer We 14’ lujnicte pout THomme’e pour |’énfani. Soit; MAS, 
étt Hous patidnt’ e eetts cave vouge a J a ‘i orance, el dont la noirceuy, 
i'd’ Hutte 'raippot Uavée' la noirceu diioee de Veer ivoire, dg cette, 
cive dont: te!) dgrard (le poi Hiard oa dy une cay its a jarnays taille une, 
phinie,” Ml" ala “thauise idé¢ de’ atte wn ARM propre, 1, 
ajoute <a! De’ ainty cae soft’ Cacenpire,. » OF Lacengire. cfail, let NPS, 
du scdteray lditié : if faisait’ ‘des ¥ vers ay de’ a prone qui ne ‘alntent 
assurdiiferlt Bas! Ia pros¢ et les ver's rslde M. Vidlo or Ttilget, mais qui fen 
etlterit! puis tidings, “Un grand succes “auprés, de dileltantes, de eh 
d'aisishd’“ at formerent | de _pifeielx ‘autograp “hes Aingt, dons, 
mibtedtu ghana rad qui caractérisent tei anicre actuelle, de 
lather! day Miserables ict ‘iki Stik ‘Ses’ ut de citings i igconistanee, 
ual tite Bate a iiWalix , iotmités de hike | aud ce, SAC 
lége Wes 14 pruthemdnts rivalis avec, Jay eres eet He a 
paoeS. Haiti siHaigtiet? Fadtial a? Sind tite 


ues qu'il vauf mieux "RaMer gp mi s reyes 
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apr dabie de’ notte tche,'ed de salucy meme “traverses aberve 
tibtis edlobsaliég’‘te grand avtiste'et be grand ipodieasy bacdieb av 
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Te ee Iran siete oul died ob des eocud olffat bese enon) lage 
Mhoaotin Goes pba nk olla’ OV caliogs ob no santos 14 
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Bet g Ertpeetine tne eer gat BM pvt cep. che ped estat tre at 
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W'das questions dé talcul # propos-d'urlet ewe d intagihation. 'MMis 
tout 'se titht' ut S‘crichathe daris wh sojet parei?! L’étudd 1itélsird 4 
‘Te détuil ‘des rHiwurs, fa fante de gout et'le trait’ Geledvactére, le met 
‘sonbe histoire ‘et l'arriére-penséé lucrative, 's expliquent et se cont 
plaétent''réciproquément. - Tout’ le: monde sait"d'dilletirs: he, ‘cher 
M. Victdt Hugo; Phommtie de génie se'double d'un ‘homme ‘d'affaires, 
que ‘nul ne’ ‘sail’ mieux ‘qué’ lui tirer' parti'de!Sa ‘glofre et ‘profit de 
dé ses ouvrages. Bien Idin de'l’en blamet, news voudrions nous empa- 
rer de vétte obcasion ‘putt 'toucher en passant'#:ce' point’ secondaire. 
L’éducation ditpublic et des gens du monde est encore a faire de de 
qui concer'ne ‘le’ intéréts des hommes de lettres, ‘les ‘rapports de la 
httérature avec Targent. La comme’ ailleurs, nots nous Heuriots 
contre cetle inconséquence mundaine qui rend notre meétter'si die- 
cile..On prdche'aux écrivains Je désintéressement, l'abnépation, le 
rouet noir, et lori oublie qué ces natures fines, ner'veukes,' sans 
cesse sutexcitées, sont 4 la fois plus incapables‘de compter, miter 
préparées 4 jouir, plus sensibles a tout ce qui froisse leurs instincts 
d'élégance et de libéralité. On déclare ta littérature dmancipGe; hors 
de tutelle, 4 jamais sortie de ce régime qui'la fhisait tributaire: tes 
princes, des grands seigneurs et'des finaticiers, et Yon trouve miau- 
vais que cette fille majeure, délivrée de ces hurnttiants 'patroriages, 
fassé Ses affaires ‘elle-mémnie, et léve surle public wii inipot volotitaire, 
calculé'd’aprés la‘ valear probable des produits ‘et le nombre ‘prs- 
gressif des consommateurs. Etifin, ~-inedniséquence plus ‘visible et 
persontiifiée dans. des ‘noms ‘itlustred! —— on iid’ tient ‘en réserve 
‘Iqdvubte sorte dé coripassion dédaignedse: et ‘stérilé: pour ceux! aii, 
'Hidéles ‘du vieux' programme: de désordre! et génie;wé slchant'hi' ca- 
‘culér ni prévoir; dissipant end chemin lé fond de ldur pathimoite 
et le revenu de leur gloire, arrivent sans provisions au terme de 
leur route; et peut s’en faut que l'on ne traite'de procurents et 


ERA MISABABLER; ant 


dreapsi te Merqassh as PeMbs quiz, SHiNPAb (UG AaANEKG, NOnkTAM Fy (S2r 
fen Jaina Menrchanvacde, leurs enyrages qualqpe posed équirale 

suka riremieuhie ba doun-adapan: de rantes! Ai done, | agamae. on, 1] ap 
sreadllesoMisdnoblas ent ma: payes tréscher, tant aplenx,' por! au- 
teur d’abord, ensuite pours? édifeun; ear fil 9st depuis. longtemps 
avéré que le meilleur moyen de persuader au public qu'un livre 
vaut trois cent mille francs est de lui faire croire quil les a coute. 
Si, comme on le raconte, M. Victor Hugo a eu la patience d’attendre 
trente ans afin d'‘échapper aux effets d'un engagement contracté par 
son imprudente jeunesse vis-a-vis d’un de ses anciens éditeurs, nous 
ne saurions l'en désapprouver; 'thht mieux encore, puisqu’il a pu, 
pendant ces trente ans, polir sans cesse et repolir son ceuvre : d’ail- 
leHFsy.€@ntong ranire a A-fom insy gans, doule,,,merveilleusement 
SORT; (SAN JivRes honapartista*'.et.socialiste tout:ensemble,, arrive 
@ point. a;uAe Apoque,au ces deux, éléments semblent. mis en. de- 
Meaure{ de se .eqmbattre ou.de se confondre, Ainsi donc, absolution 
peinectenligne, sar lousces articlos.de détail, a l'auteyr des Misé- 
cables. Mais.il-y:a, par aaalhieur,.un autre genrg de calcul, sur, lequel 
nous. sommes foreé deinousg monirer.moims.accommodant; Il est-éw- 
dentipour mous, que M.,Hago,.en éorivant son livre ou en le relisant, 
Sash Tanige an, maint endroit et a surtout. songé 4 s’assurer le plus 
grand, nombra. possible de lecteurs,.d'admirateurs, et d’adhérents. 
Veutron, nae preuve?i Nous.la troaverons dans la premiére partie de 
Kouvrage, la. meilleure de toutes celles que nous connaissons jusqu’a 
préseat, M..Hugo.—- quil'ignore?.-— a placé au seuil de son livre la 
lignre d'un énéque dont. toul le monde.a désigné le vrai nom. Trés- 
conlestablea.au: point de vue théologique, cette figure, comme ceuvre 
dart, est délicieuse, et mame, ane pasla regarder.de trap prés, suf- 
fisammment chrétianne:: car il.est bon de remarquer en courant que, 
dang.ce livre dont auteur est manifestement brouillé avec le chris- 
lianisme,.les.seuls, personnages honnétes, intéressants, aimables, les 
seuls,qui soient bien prés de résoudre par la charité et la bonté ce 
fameux probléme,de la misére, sont des. personnages chrétiens. L’é- 
véque est.admirable,,.sa scour Baplistine est angélique; madame Ma- 
gloirg,.sa geuvernante,.est parfaile;.ja sceur Simplice est charmante, 
Jean Valjean doit 4 un prodige de mansuétude chrétienne la transfor- 
mation miraculeuse qui fait,de lui un modéle de toutes les verlus; et, 
encore une fois, quand il veut dérober sa tille adoptive ct se soustraire 
lui-radme a.la, maéchanceté des honames, c’est dans un couvent qu'il 
s0.rafugaa, M- Hugo.a été, nous le crayons, le premigr a s'‘aperceyoir 
de leek qua produigaiant ces peintures, et surtout 4 se demander si 


t 


l HET § Gir; cater tsp engiy ae | “says . 14s ' ! on 


 Remsilewiepx sens iMamMb nr 


ou . BSCS 
ens dbicds-dacchastiarusoje mecbuicdli¢haraiend ‘pas:lbs;isyipatiovs de 
¢e mellion divletiem's dded's exitgueadlat ist pestetit ne myn jpoumal 
célébre. Ila cherché un eonrentiftet mous sevonadgclater-aqqiibilia 
daouvé,lié chapinpdyal ageneuibe Mproiinrjet dey tid lon! enn Qon- 
ventonnel él mous léoqntde demindast dec radeteuendes93 sabb- 
aeediction est dertaiiement da: plus belbearanconsqys ait : janabts spate 
doa grossiére multitida shane panseurs-gai ld gheweshentsbns grind 
podle.entrainé paridlaniiassrsaivanits atcla fereende Ja véritiél: Nous 
(Rel Gseutendas: paaqcelisbdunde chapittes dddinieswnemdre odbfayt 
jest denéposgn sus nn fondl ingiossiblepmiagqua de protendyAéenside 
ida Cebventios, mapadtl pad vetéila mort du+rokied niayamt -pas.até 
guillotné,:waspa Mnenqu unl desiplus ebstucs ofguradis du -dname 
fesvoniple..M-Nielarifluges bitin sphil.posséde:rheamcasp plue dege- 
“Nie quic espnit, -aneaiidixncbisiplus devsagacifé cpalilin‘ent fadldit peber 
-icampiandre! quisn eertveant eb: chapidire: tl gklait di | piadsir son} deve, 
~dépnadait-sos endque, chapgeail und Ggsure évangsiqud ef sunwasen 
| Un grofesque thexinequiny eb. accom plisshi tune opératiqn, & pau: pris 
vparaille.a celle duo pene qui, pour terminet somitabldab , jettarait 
sur Som, pricipal: personnage ile! eeniéna: dame: bouteilla @egeneou 
idan. verre da aang: dba corm pris,. ef il a-petsieta:. Cette Sn drihittéslit- 
-doraing test, en irhadilé, quameacmetveile darthmeétique., 4esb 4 
un chleul: andlogue quit faut attribuer, tens: ces twaith épa esi eontre 
da Restaucadtion, :i/antique «aenarchie, les- salons moyaljstas; :dés:cou- 
-venls, ela.,i eke , toutes :ces;.assimalations: monsivueuses—entre: le 
.ifils‘de'Lowid XVE eb le fréve de Cartouche, énére: Maratset Jéstis sentre 
' Jd pére Duchéne et le pbre-Letellien, enive Meillandset, S401x4Tavamars, 
entre Jourdan; coupe-tétesiet le: marquis de Lauyois; entre; Canriet et 
-' Montrevel;. niaisaries-qui niont-pas nmaéme de meénile, did trée denves, 
qui, founnaillaient, désimon. jeune. temps, seus: les. pavés.do!480, 
Mats qui emt, lavantage. de: carasseriia. fibre iréveluhionvaire eb -dé- 
magogique, pendant. que la.saciéss polices toujours si iddulgentepour 
aps vw ageessours (aw rieque.de s¢ ratinaper, surd-autves), applau- 
_ dit avec un, désiatévessemeant- stoique:.les :émotvantes: beaulés' de 
. quurages, Parfois,:chea-M. Lago, cet esprit de-calcut est plas cerrosif 
: Ghage..Maus-ayons nolé, alapage £64du troisiémevelume; tesiignes 
: {uivantes,, que naua 4ransorivqns eqmame un-échantiblon st;umaodele 
dugenare: «Ona caldulé quan salves, pelitesaes rayales etimitaires, 
:«, Cohanges, de-lapages courtois,! signdiun:.d'étiquette, Sormalitss de 
_« Fades et de. citadelles,. bevars et covchers:du--soleil -salnés: tama: les 
« jauits par..tonfeslas-dectercsses eat daus les-namiresi de: grmedtinty, ou- 
« verlureb elfermetyres des partes, e1as,-etc, | lé-marideseivilisé terail 
« a poudre pap, taute.la tenrp, ‘toutes ‘les: vingt»quatre' heunes, | cent 
« cinquante mille caupside canon. inudjles. :A ‘six Grancs le-coup de 








EBS MBRNADLOS. S65 
shcasiekis pely-fertlmnef dentenilie: fsandsopar jour ttors benksemilhions 
epangniquns bpivest-en fulete: Geet n’bsbiqa'un délanl Pentlaat ez 
wltdiinps-lintesophusres:aewrent‘dd daimaice ag citvioite IP atdoldo 
-100n aealonlés Qub teprdgentd ob orvisams bépliqued :M. Higa sans 
-ddute;@asi nous/elvons eu: ta dentaisid dd: questionner ja de. sujetian 
coffinge ride imatiae, que rows d's pond pana dolatide rey et, isdns 
hentrendans des. caiquis aupsiiexacts; arédartidethess zénes.ces:dob- 
emidablis‘troik ebnts wfilbions - Mais le trait tinall mien a pas! moitis ga 
iporiée: thais des nithbrs dé ipoteurs: aldchts parcesehiffces sb bien 
“groupes bes: beveptent) comme! parole di Kvenigile et reproghenf: tout 
“bas -+ dw tout haut +18 laogockéléide leur dormer seupew ‘de.psin 
“tandis ‘qu’elie: brie tant-de poudre: Ew samme, uvyenter ‘cette ‘pou- 
-@re-h’a: pas 666) engl mawvaige idge.Iliy en-alplusieurs de. cette sorte 
dang 1é5 Misérables: ‘M. Hugo’ eu|de tout) temps, be: gout ‘de catte 
eracitude officielle) cola fait dbign:|cela ‘sent.son Charles Quimt''soi- 
ignant ds la foig des. petits: détails et les grandes. affairesy-sin! Clarle- 
“magne; comptant ips outs ‘de-sh basse-couz et les herbes'de son jardin 
lipour se déiddsdr de la: conqucte du. monde; an ohifire, wne' date; an 
nomerdprd) ub reffinement deoouleur leeale, exhibds » propos, frap- 
“pent ler iaetedk hénévole et le font réefléchirisur J’étonhante capadité 
decd ceryoau quirumt tant de ponctaalité.a tant dei prdfondeur.:Sous 

Hes -plis habHimednt ajustés de edttd' science. universelle so ‘cauhe ‘ im- 
ipundéinent!-+ comme ides fharmots seus ‘un: vaste-manteau de! ddc- 
“teany —~uneinfnité: de. bévees,; volentfaires ‘ou mvolontaires. Gus- 
tave -Plariche's'edérimait,dds.4839, a les signaler chez M. Victor 
- Trego ¢ les! Misérabies,: 2 leuv tour, iont'soulevé et sowlévéront bien 
des réclamations: personnetles et. collectives: Qu'importe? L’ effet est 
produit, le cortége tiiomphal passé oua passé; et, si lion retrouvé le 
feridemain, spas un amas‘de fleurs et de couronnes; quebques-uns de 
ces) trants: dantads ‘parses contradieteurs; on nie seit pews siils ‘ont es- 
sayd te cormnbat-ou's'ils:ont fait partie du triqniphe:: «. 
Nous-avions hate d’arriver aM. Hugo inverteur; car son livre, aprés 
tout; ‘est un roman, et le roman ‘ne saurait se passer d'invention. On 
“pest hatdimentaftirmer que, si les.Misdrables rentérmaient ure ac- 
' torr Hevreudement invéntée, ‘fortement noude, d’un-tissu simple et 
- femmes: qui se ddroulerait sans précipviation, effort ni lentedr, qui ne 
‘twahirait' ni'decroc, ni veprises, ni solution dd: continuité, ‘sla: bro- 
: date aa’ yécrasant pas l'étoffey..si l’en yy voyait une! sétie de péripéties 
-:Ingaves: tide sednes. origmales servant: de cadrbs' iv dés ‘persorinages 
> hainteament imagings; Tauteur auradt pour tdujoiirsigain da cause : 
| ‘sésedreurside detail, ses mensonges; historiques, ses. billevdsées po- 
‘rlitiquesydhédlogiquas ou phildsephiques, ses métap ores; ‘ses anti- 
théses,| nos objections; ros miserves; tdut goles éVamouirait; dang’ un 














5h LES! #H6N ABLBSY.| 

rayon dé-ta WHidird! ‘covinye 165 ato men do poussidesidans uti payoilide. 
sdluit. Maihdutdudement 'linvedtion! est- uw des! ctes Seibfes.ile-ce. 
live’ mhontitnehtel - Chose singulidret-sil-existh -wake qeralilésquetes! | 
détracteurs les plus aehaindd de M1. Victor Hago-niqsent: Jad |rasuper, ' 
ext 4 eoulp'shr Notiginalité.' Chavpent. de \fait-ik done: que oe i génis: 
si thfict,' st abisolu!: partisan si superbe da int af-skns) itt oust. 
ait ped a peu laissé's:infuser-bt s’infiltper depsses! pébwstds eines; 

non pas mémé des: génies'd! Un ordtedgal agen; tele bine Chbibay-: 
brand; Lanvetineis ou Lamertine, mais:destatenss, inéénieurs ; quill 4, 
sans doutt longtemps regardés- comme de viks amugeurs:d’tne fons 
pudrild? Hi we serait peut-éire-ni’ difficile de découvrir: ni: imulite' 
d'indiqtter ta eause de ‘cette anergalie.' Un: grapyt iposte!. nbd ‘peat 

abaisser impuncrtient: fe niveai: de son:inspiration, ‘le segad:de a 

petisée, le’ but ‘aaquet it 'tend, e-succés auqael th espe. fant: quit 

rébarde aa-tiessus de lui ou) devaht: luiy'a hauteur disigid lou de 

grand hbiritrie,-ce'qu’il trouve, ‘ce qu’ib-réve; cq qu'il necuediile- dans 

cette zone supérieure, 'lut-appartient en propred nub.ind Ve: devanocd 
dans ce domaine, nul 'n'a défloré d'avance sa. goaquéte: Poor fare 
éclater & tous les yews soir droil de propriété exctubine,: ul! Lai: suflt 

d'imprimtcr 4 son ocavre le sceau de sa personnalité puistante! MAis 
si, pour multiplier ses'moyens de succés et dinfluénce;-¢d poéte des- 
cenid de plusieurs. degrés; si, pour parler de-plus prés.aux- multi 

tades, il s accommode 4 leurs passions e¢ entre dans leur atmesphdze; 

sil adopfe les lois, les procédés, .les -penchants d'tm art nouveau, 

fait &'l'image de cette démocratie dont i} veut 'se: rendre miaitre, de 
cétle société qu'il préterid inangorer sur-les rumes de ’qnoienne, de 
cet avenir avquel il essaye'de dicter ses datéchismes et ses ¢odés, de 
celte réalité bretale qu'il substitue a lidéal, alors] trouve les places 
prises, et, au lieu d'étre mm poéte sans rivaux, ‘il -niest plus que le 
rival, que dis-je? l’imitateur souvent malheureux .de.centears dont 
le nom, placé 4 coté du sien, lui semblerait wne injure. O'est:ce qui 

est arrivé'’ M. Victor Hugo dars les Misérables. Ndus; vieux pécheur, 

qui nous confessons d’avoir lu at de ne pas trop mépriser Jes: chefs- 

d'cetivre du roman-feuilleton, nous étions &¢o0us somerits/ tenté, en 
lisant les Mis¢rabtes, ‘d’Oter notre chapeau ‘comme Piron,’ et de’ saluer 
les inventions de M. Hugo comme daneiennes connaissances. Balzac, 
Frédéric Soulié, Eugéne Sug‘et Alexandre Dumas ont pass pan lay A 
ée'quil'y a de'pire, c'est qu’én“les imitant'd son-insu, Talbestre poéte 
ne-les 4 pas surpussés: Bon nombre de.ces chapitnes, le:feux enter 
rement de Jédh Valjean, ‘son escalade nectarne dans:}é¢ dewvent, ke 
guet-apéns-de Thénardier, ‘sol arréstation et- calle: de-ses: odmiphices 
par Javéit ét sey agents, ne’ déparereicnt pas, mais wlembeHiratent 
pas davarthge les Yohimes les phis corséd do ces bomgues ‘histoires, s! 











Liga MIS RRA BREA 54G 


populniyes itwyeasingbianss préaque omblites aupqusdhpi..Les, Mysr 
teresolla: Panes onbsdéveinks sem lasiMeénelesassamiayaliy.m Shae. 
Eogine Bust bien plas ditiwentiony den pensoanages hianplys sATIEB, 1 
dessipitiod és bien-plus outieuy, un, foaillis dapantaras_et de, figures), 
brea maieuwngussiogue-ehaz Mj nape Fantine: ne neal pi, Rigoketle,., 
ni fiteusede-Marie: Jean Valjean, ¢esf le Chaumpeun, eonxerti pay Py. 
éyequevau-léem ide LAtre pals unipitiace allesmand:-clestangares Lon, 
vent; Rdriond Daintésicaptif; sequesind du mpndey se jetent dang lamer, 
passant) pour iment, -ebrsessusbité seus les traits: du eomie da Monier. 
Cribto} sauf gue le:plangeon de! Dantés. est-bien awtrament dramatiques.. 
bidwambrament inventé qhe cetuiide Jean, Valjgan, Laduttedefean Val, 
jeoet da Javentrappallc :shns,egelen, la lutte de Peysade 1: 
trin dans Balzac. (Las transfarmations de Jaan Valjean. ment. Tl, CAEn, 
lif ap Nimprévades deconmasions da Vautrin, hes scfléxats groupes avn | 
tor de, Thénarilier xestant, malgréjewrs prétentions historiques, bien 
londes pikysionotties palibulaites,;si wvanies, siréglles, dant. Fugéne 
Sé6va pouplé letapis frano.de la. rne aux Féxes @t, le prdau, de Bicetng. . 
Nous: pauprions :mpdtiplier 2.1 infini ces rapprechaments, et.ces rep: 
nistences.| Parmides mnombrables pages:¢ehappées a.la xerve fagile 
deiM. Jules:Janén,.nous.nous, souvenens.d’avoir ju une trés-iquchamte 
histdire, smtitulée Bila.sé. vend. en: déteil, qui nous montrajl,..xingt: 
cinq.uans avant: Fantine.et: M. Vietor, Hugo, .wna. pauvre. jeune fille 
vendai{-sucbessivenment sea cheveux et ses dents; Que..dire des étu- 
disnts;des grisetias,- et, en-général, des.gaiat¢s de M, Hugo? da. gaieté . 
est ceile: des ‘lioms et dos. aigteg : il ne sait.ai rine, ni:sourire. ‘Cette 
hdurense impuissance de la' grandeur 4 se faire petilp, du Titan ase 
faire Basquia, n'a jamais. plus magistralement. éclaté .que dans, les 
Misétqbles..La:chapitre qui termine le premier. volume: et: qui, s.ap-. 
pélle: indifféremament Queine a quatre.ou Double quatyor, prouve Jus- 
qu:a quel-ipemt.M. Victor: Hugo. peut chanter. faux lorsqu il veut 
fredomner, d'une. yaix légére: une joyeuse: chanson de table onde: 
mansarde au liep dientonner las grandes hymnes,de,lapoésic ef de 
lamature, On dirgit Désaugiess soufflé:parun. burgrave. Ce,pelit monde 
juvéniie et chanmanat dont Alfred de Musseti,et Henry. Macger nqus 
ont: hed#.avec une grace: méalancolique les fugitives.amoura, les estes 
propel, les joyous: nofraias;.lea rires-etdes lanmas, semble, pétrifié 
dansile:livee de M. Hugo,comme unc guingugtte, qublice entre leg 
quatqe morhilles d'un: mamunent. Son hilarité détonne, son rire 
gremace, sin espnit: fait. ventre, ses.dtudiants sont qdievx, ses gri- 
Settessemt: ttiates, ses: bons: mots. sont: laboriegx Comme, des poé- 
mea didactiquest Das: sa, manie.de tout forcer, de, tqut.,grossir, de 
porten Sud touh sa pesanie ‘et, .cologsale main, U.a.trouyé moyen de 
giter-méme le:cekembour. Cette dabauche de |.esprit (M. Hugo a dit 


346 LBS. 11S AB LAS 


cettenfiente (de Uaapris quivele\nne-pemt anain (3 WOMSscuAA, hlén- 
corel eat ddkre spomentai.On of. Mugs peaparh san nalertbonrse i) 
leuy fait sb anagee desi cadvesnilnons prcsantes pan eaesipls, wp jeune 
homme doanant gant, francs-d wae jeune dille,, pounavoin plo. plaisnt 
diajonters nc Eileidecing lanip, inenmes mes boKAS! net itl-fena jeter 
ap: fey un jexeraplaing ile, da, Gharter- atid dira-+,eiha Ghorte métamont 
‘se phqaée (an. flume, »-rm BL de peste’ | avanapes Nrinsistans, paymong 
ausfions. (yop-q avaptagas. Dincussiom, el preunes.qoias ici ep tant plus 
JTotiles-qae_-.aur cette patites infamtadu, gémeidaM; Huge, soutde 
monde est ap nalee,avite. lt, San -ttof aren enla etol eshte 
ons nvons parl#idy.défaut d mention, qua se ré¥6la, dana sles Mir 
edrubleq.. eb .des.| rapprochaments . queil, sexais. facile .diftabliw entee 
mainte -chapitres; de, 9e.livra, et les -souverars.tes;plus, paptllaines aa 
Jeysliqion-roman,, Quand M, Hngo..nismile pag, les, autregy ils aamile 
lyi-méme. ya, ay second.yolyme, un. chapitne. font émounans, iit, 
title Solutoqn de quelques: questions, de police mupicipale, : a pst, cebiti 
ou :lapteyr donne ja, parole a, Fantine, tombde,an-plushas dcelan de 
Ja, prostitysiqn,. et nqus ja. fait yoir tayr.d four aux. prises, area Jayant 
eh aver, M.; Madeleine, passant de Ja, pridne, aj) inyectizg.et du pangiat 
au Zire nerveux..Nous payrrions dire.a ce.chapitre,,en-paxadiant,un 
mot célébre: Noys.vyous avens connu em 1851;, vous) éijex alors. da 
‘supplication désolée, de. la Sachette ay, moment ad gn,vaoja,séparer 
de ¢a fille, Ja Esméralda; mous vous avons, neacantné,,qpelqupes mois 
plus tard, dans, Marion Delorme, dans \q scéne qu Marion essaya,te 
squver sop, amant condamné, 4 mort.. Nous, vans: avons. retry, 
en, 4835, dang Lueréce Borgia; en.4834, dans Marig.. Tudpr,isyn les 
lavres de. Jane supplianite; en 1855; .dans Angelo, dans la baushe de 
la Tishé. Je m’arréte 4 cette date, fante de. souyenjrs, assez, propis +i 
isuffit,, d'ajlleurs, de constater quil ya en permanence; dans. les, da- 
mcs et dans les récits.de M.: Victor Hyga, wn.air.de hrayoure que, lian 
pourrait:noter d’ayance, comme on.oote de mémaine am,aiz, de Bel- 
lini.gu de Verdi; un opprimé,,.um étre Saibley. désarmé,,.passiqnas, 
—npregque toujours une femme. —, priant, .pleuxant,, epsayantide 
_féchir.un représentant quelconque de Ja pyissance, de ja force.et de 
Viabus: une situation toujours ja méme, .amenant leg, mémas. formes 
de langage pour exprimer up méme, sentiment, langage href, hacke, 
saecadé, cherehant le spathenane, dans, up mplange: payan ha leper 
reclion, de trivialii¢s, deisuspensions, d’allipses,, de cuis.de.la nature; 
quon dirait stenggraphié sys la:dictte de.cette pauwe madame Rer- 
val, que l'on; tpoyye: saisissant,.yne, premiane foifs manplene, 4 da 
ngue, ef qui semblerait prouver, chez M, Huge une eartaane paw rnels 
itgpitalion; nn, lain, penchant, 4 ler constamment, ae. ppawe 
danse, mame mney fsb. odie) édy Ln ste ilqgead dno 


lo 
q’ 


#6! et GOAL B81 net 

--. Mais EOWP WRATH ER difth Hes cots de tdqudstion, ables adltive 
fours detio Mhckoie Hawoauruionk 16 dtbip decneds-réplord re qndy lee 
onveigus Ob Tusprivin ee diventy enodelinitives que) payske style] ‘peal 
Mapdrte guy 7B atean “Hes Microbes “sé dell! copie! laiumdmey ped 
iiporteisUrtout ‘que eda TivreloMne), ci vab tu dev fachdusesrussen? 
blatived aveusldd drfantd #erribles Mt pomnbrelfewsibenon il 8 ed ape 
puopnid ‘dure “pulley pur tal dovtex pulidshnce'de wort penile’ st Hep °2 
tubguvertis ‘de’ tevfes Vdd Splonelary di! son2slyle.» Bssayons done 
de} pagan tek iMvakions de 'M:/ Hugeid'd pres dey Vues pros ‘hitetes 
et des lois plus générales. Nous n’apprendrotig rién'b ‘pereenheoen 
polant quel Tait nb ad 'de re ple plits: dastlitidtte, plus ‘irrbotsa- 
bisy qué wall qaliexigé ame juste pridportion enti les ndyens et fes 
ioffetsti Bil ndue st perends'’ saris trop de Profaration! decom pavor 
dinntortient Neuve dé Vartistelaeetld dé Diet,‘dn nods! perinievtr’ 
Wojduter qu'uhe dds! Matqués dey eration par - excdllence entre 
Hdg” naires: GO Greateud suprdine’ ae vavele tout fait avée rien. 
Do mists; dans las! cede d'art es plus! vorsihies’ de la perfection, 
‘cheales homitids 1és' pls Evidertinent Hous dt’ Halyor 'dvA, “ort! re 
Jobstrtmtt de ‘eardttere!! Affaiilt “deja, 'inlais’vistbte; 'fls" font, ‘non’ pliss 
'téut!'alee’ bien; mais’ beaucoup’ aved' ped! On “adiiite’ th duk ‘Te 
‘dontraste al ld''eébriété! dés tidyens “avec IW’ erdideur’ des effaty. 
Test tale preilége 'd'un''art! d’und Hitérature’ & son Apogdes! Yue 
tet att'sé. personne davis Phidias ot dans Mozdtt,'qie cette Titte- 
dature-s’uppelle ‘Virgite, Horace’ ou Racine.“A wi degre: iiferieuy, 
mais trés-adeeptalite entre, nous trouvons' Ty propdrtioly Végatite, 
“‘ehité-les'‘mbyens of les effets.’ C'est tout ce que Pon peut deniander 
dur lddtitaing, aux artistes qui s’impdsent ]i' difficile mission dé 'sé- 
couet: Wf éirrouvoit Tes sdcidtés vielllies, faticuées, Bldséds; coniplexes, 
‘folrmdés W Uenienity divers’ ou contraires) partagdes entre: lin! iddal 
qui‘ finit et ‘vin ‘ideal’ & peing enttevu, t risfement’ dceuipted dl? $8 bathe 
nid hotivellé demeute avec des rnonéeanx de Gécombires. C'est ‘tout 
‘oe yire bus demenderions a M. Victor’ Huge. ‘Nous ‘tiotis Coritanite- 
lnidris de moind'etore; ndus conserlitions & admitdr, dandy 'tes' Mtsé- 
‘rabies; ie pranids effets achetés ‘par des moyérls‘violeti{s, Aémeshres, 
éxdessils;'pourvu ‘que ces moyens fiissent podsibles, poui qae'lat- 
“tear nd stobstinat pas Ahbns menter’d de fortes lérhdtions,-4 es ad- 
“ghvhftolis!Foudro antes, par ded cheinins!irpraticatites. 1) -y a plus : 
ME Ha pb thos! en voudinit dt nowg Avions Pir otilidh que 'sdiv rb- 
HbA Hest pay ‘int rbihnin’ oFdinaibe, ‘quit! Ne en mente ‘tenis 
“rd hlatonte et uit’ plaid yer: Or:'Pour' Gerth réqiltsivoitie Ait toute’ sa 
"petties oie yu itt prado ple aft toi (d'Sa' wife ohne Udit pas poser 
Wldtestiofetitte don! adversaire dt Sanh Midiit) Up nlahidtd 4 la/rendre 
également inapplicable a l'un et & l'autre. MaiiithHant) réiivtons en- 


end te hence teva lg ifs ena He Wali 

bh din (’ baie fa ine tical 

adide ae eit! fe i i a 146 pet uo dikes 

bite, dine fetiol Aa gtalfte'd pols dee 

fits 'wbfigutoite eH¥ord gue td’ iy tee Lai a8 
bitoni, par “exempta, “Ylie’ | ena ie Bt be en 

ated M bMyHel 5 jusqued HedbvorP We’ Wiba stil val 

un Ht st at # aie rit dt 


Pia 
ébla' atart Inébesgatti ‘bob’ stdhids int i Neve ié ae 
naissdtig pas” les nid a ti itel’V yea Ane ths 
siisitl, love! ventord i sae wet 6p lerie rélaps|' de” iit uae 


rigible: borkqar tt viele ui “bike d'at'ge ‘i Vive, et ke 
belui-ci,' ron! eontent‘Ub dird kuX ge asi a 'it'tes uid dontéel 
Phjoute spontuneihatlt 18s UBUk fd bogus} dtitdge dé'fatnilte Hos 
disons' qué'Ta ‘Vraisernbiarite ‘Mhdrdle, ‘Te ise cin 
(il's’ agit’ d’'un'é Gvequb),est olithdgtiisemisnt Violéd; "tous dison's Yui 
tots" les! pativtes” honridtés;" tous’ les’ vtdis paves ‘de! Mp! MyHel 

4u ét il Hen ‘mariqualt pas, M"Hugb fous le dif, dais 1d’ pan 
Digrie; — auraiant' Id Uroit de deinatidet, en ‘piésende lde ‘cette 0 orate 
de'vharité, ce que Pén'fera pout les nisérabiles qui h’ont' ni Vole, iti 
dssassing: ‘si l'oiy'se'dépdulille'A ce point’ pout un ‘stélérat éndurci: 
Passons.’ Si du’ nibins Mf. Vidtor Hugs tehit cbiipte dd ‘Ya’ situatidn 
faite & Jean Valjean par’ la mansultiide: de Tévequet Mais hon; ‘ad 
preinier volume, 'I’dffet’ exige que les couverts et les flambéaix d ars 
gent soient dounés. Ai second, l’effet exige que ces flambeauix et’ ces 
couverts alent été ‘voles: ‘Coriment expliquer autilement que Jed 
Valjean, devenu M. Madeleine, lavé, blancti, régénérd, ‘bidnfaileur de 
tout ‘un arrondissement, nail d’autre choix que dé retourner au 
bagné ou de continuer a dissimulér son vrai fiom? Quit y'ait pour 
lur humiliation et souffrance a'se déclarer forgat libété; qu'il y ‘perde 
sa croix d'honneur et ‘son écharpe de maire, soit! mais de la 4 re- 
tomber sous le baton d’un argousin, a devenir le n° 9430, 4 porter le 
bonnet vert, il y a loi, trés-loin, et c’est'‘pourtant cette distance que 
M. Hugo a franchie d'un ‘volume 4 Tautre, sans daigner éttaircit ce 
point esseritiel: un Yorcat libéré traité comme win foe at en rupture de 
ban. Ce n'est pas sérieusement que !’on’ pourrait ciléguer da piece 
dé quarante sous du petit Gervais (que Valjean ne ‘vdle thémit pas, 
mmiais sur laquelle it met-le pied) ‘cornme ‘whe charge saffisante 'potr 
faire de lui un’ galérien 4 'perpétiité. Qué ‘vouléz-vous? I’ dutéut ‘avait 
besoin que cétte alternative offerte & Tesprit de Jéari Valjean fit pilbst i 
compléte,"aussi ‘formidable qué posstble, dni ‘assurer' tout’ le 
effet aux “mughifiques chiap pittés bff il! hous ‘peit Tes‘ edriiBate’ it 
rieuirs du fordat change oH hohnéte Tiorhme, Ia hein ite’ sails’ unc rith?, 


LES MUFERAB LES. a 


te fn a ' pi tained A eu.trib 
a ner HAN s@ nia me Alena ct 
fee toute A So te ra tulle siden 
at hf 3) ') 4 As APG 
©) pest cae Ae Re Aarh,.qve dirans-nous 5a 
evi ayer, Hie ng; calle exéerable societs,, tell 
a présente My Hugay dédaigneuée de, toute, prp ppertion 
éhyst ane Cr AUrEs, f ie OnRFessive, amganisée,de.facan 
rence fa seal a fapte, ou.an, crime, A changer.,le, Pauyxe eB 
wets inguant gn. gnuablen, dp conpable en, scélérat,, Pre, 
nea deux, sponse bien, différentes, que Ms Hugo mu indi 
aye meme 47 , date de. lg, premiere, condamuation de Nal; 
18 i Ih datede | a seronde. Comment suppaser, quien 1195, an 
pleine snarehie, xévolpti ‘eae ua hemme du peuple, ait pu..ftre 
cAndATiN a, cing :ans le, galeres pour avoir, volé, un pain chez un 
ir quand. cet homme,a pu proyyer.quil ne,xalait que poyr 
péchende monrir de faim, les sept, enfants. de.sa sear? Comment 
mettre, qu’en..4847, devant un Juxy composé. d-hammes; intelli- 
gen. et presque. loujaprs débonnaires, ge maéme, Valjean, bienfaiteur 
i. toute une, contrée, ‘signalé par flivers actes de; sayyelage, entaunt 
de reconnaissance ¢t de respect, ait pu, sur i propre: dénanciation, 
tre. condamné.aux travanx forcésa parpéluité, sans qu;uo seul jure, 
un seul magitrat, un seul témoin, se spit: levé. pour protester contre 
celle rigueur, abominahle,. pour demander, que.l’qn halangat. par Jes 
services, régents les fautes, passées? Comment, se résoudre , enfin, Fl 
crojre, que gette cpngncatin et cette condam nation suffiront pour que 
Javert, parle a M, Madeleine comme A sa. proiay aiga chose, au plus 
misérable,, des forgats avadés ? Engore une fois, ,.¢ est impossible :. Si 
Yous voulez que je vous, admire, pexigez pas de ma raison trop de sa 
crifices au. profit de mon admiration. Si yous voulez que je yous 
crole, que j ‘pppelle : avec yous une régénération sociale en fayeur des 
misérables,, ne hargez pas la, société de dix, fois. plus d ymaquites et 
dinconssquences . quielle n’en, a jamais ,cammis.. 

_ Poussuivons; au.troisicme yolume, Jean Naljean, évadéde nouveap, 
arrive chez les Thénardier (d’ infimes coquins) pour ré¢lamer Cosette, 
la fille de Fantine, que Fanting mourante Jui aléguce. M, Hugo a peint 
aye éheaucoup , d’ hahileté, chez Jean Valjean transformé, celte dauhle 
nalure’ ces: Xertus de )honnéte | homme, igretfées sur. les. talents du 
Horgat: la, vigueur, l'adresse, J) 'incrayable. développement des faculias 

ysiques, et surtout Ja méfiance. Or. Valjean,, A.peine arrivé, cheg 
les Thenandier.. que dgit yen de parten:pp + son eoup d’cail de. ga- 

pr gmparite, tans a de nloyer la aa sens ansaue d'un 
nabab ; il donne cing f fea dune sails as, qui vaut.: vingt _$0US; 
il met ‘un louis dans le sabot de Cosette; il paye sans Sourciller tout 





340 LI WISHRNB ER 


corgi lid lai di Kanbesginte!idaibad deliapderopedlti sebrdeapen! ebigd 

nouchéedans! cet ‘ibridbiditaudis)letouthdedkr fetérsdeip poudeevdas 

ybus des Thénkandperiel des lecteurside M. Hbge! Ce diteWaldst don- 

pep auie idéeddila fayon dbrtdienteur -des Mistvables: traite: ta vrai! 

somblanoe-eb id logy us'ded cardtteres / Unoisédiexicntaralogeid? slay’ 

pliqued da préstitutionde:Kantinb. Banitine dé belbe) elksiaidéeaeotn! 
més ant faute Son: pjneawer diqant) Je sicuh THolomyes) homnse sup 
eabembdursy'e Chenive; sdehtepridéy cofect, pe peut pus svoib bss 
dans sonidteub ult bien graadfonds de pudéuretde bagesse» 8i Hund 
Kan tisie,! pan lacforpe des ohbses,)- be creine seth sone iat levdésits 
de :payeries:manid de:pensidnide ba thane petite Josette js0 sexs fates 
lément entrainéd aoiire argent de sa beduté; ellokstobbeubde dened 
pas commesneet par et elie doit finst) ebde'se rendre peialablement 
hidewsa:en: daceifianit ‘ses:ehaveup et 'ses\dants: Nous’ passons! ra pide? 
pion sP+episodedwdouvert de, Piepus, ou la faidsetd! deb apprés 
cidlidns.lé désplite:d Iextravaganep dds) deénbmants; JVoicil dui est 
plus; font :-dahs:saltroisjéme partie, -spréeaun horsd envredithyrie 
biqhe: garclergaminide- Paris, singuiter' pendant! du! horses ute 
de Waterloo,. ;<Miiugormet En seine un jeune honvnk, Muvivs 48> 
da:comroandant Pontmerty, aneidn offieier: de;]’Emptret Marius “est 
deve chez) staged ipéee'maternel, te grand bourgeois, \Gilekor? 
rand uns ¢avicature;asser bier réudste);’ kbyatibte iw elltrat & ull 
sdul !que- toute: ba: Chanihire tntrowvable, iGrade: d cette tyranniqae! 
imfluende,Masius parvient aba ningtiémeannke| fermextent casvainet! 
que, les japmhéas;: impéribles étaient: wat ‘Tamdssje de bripands, | hae 
Napojéon éteat onipgneretle. commandant: Pontmereyun bandit pt! 
pardissus le asdrehdj a dbahdowné son-tils:'Maid ibdédauvte ta vu! 
ritt, le voile sedéchire,: et) voqld Marius | payant .atla:niémiire de som! 
pére:tolt: uy. arndré des tendresse: Voila -‘Mardus -taset bonapartisty! 
que la éié-M. Hogo darts ‘ike Misérables! Bontmerc};! dahs ww tebtals 
reendde trois ligines;! a'vecommandé.a son fils‘le sérgent' Théwerdier,° 
qpaty: ditik, :dui:a:sauvesda sve sur te champ de-hataillode\Waterbou 
Avpriésent, voici! lacsituation 1: Manus, cheur grdenti- tite de feu! Ma? 
Trius, qm’ jamais @aimd; aime passtotimément Cosette) qul il erupt dap 
fille de M :. Leblanc (alidsJebn Valjean alias M. Madeleihesateey ME Rai] 
chélexenk).) Mu Victor Hipoh dépenséy pourpeindrs cet .aniown Lontes' 
les tichusses de sd ipalette: Gest une flammeyec'estun volownyjoust ane} 
—- Ctoilebseyst le clelyp’dst4a. negn) wast) llinkiniy Vanany Himmeneité > ly! 
vid‘daas wh sourisd)dqqeort dans vine tatmd. dds héros dergmtn theb 
plas iqelilires sonbdex bors de giqce/en cpm paraisen odurvenitiug Miols 
mehtiod Marnisegt plavé demstdlterrativeshiventaa ipaat) en trane2 
ullosyp de pis tolet ,?sighal purivenuy sauvor Mi Eebkiie! @ @ne-anerrl 
certdinay anipchdiiGosgiie smogéshertneur-prebatstey kasd ret |quen 
siltie, delittersdx fostion Ppinagdion, worvkequc) fl tw peat PS se” 





12S ISHRAB ESL B64 
{pine lm aqneindne: ikinsqongbquitlobederdinait opoyrodndffrdand peelarat; 
sohaspibinla qarte de Ms hehlana) atl de Gosditée | OrJe lesiassont de gon 
pisb esipujonis qudsent!h 24 vinémoired saibien quid sdbstiéntiude 
tinar, ef aes) St ldnext\\anoshs ‘seatameéntel) nanivdiit| passé temps; 
M..Leblansd geenisnessadsind bt Gasetta entetée. nd dilds-vous)|deiee 
hebsmobreuxie} de cette Jogique dus nesdrsbumain?) Que sh 'imporig 
qua larsitubilion  sedl éefdeoia sfajraspalincdes:plps iHusined fournig: 
seurd dip howevard, que | iitdriedr: dw baige des! Théngrdidn soit 
paitt Areo-une: dougie wéabsto! quiaurdidreqvide! Mu de Balzac 21Dd 
Higsent quasausdohnntz adavraisembldacesdes:padsid ne: ¢t. des: vat 
racitves.dos) fume dimes, font estidatzivqud) baisses d'wa.qrah 
danstd ohdna des--bedintés jlittdtasresh Lénormitailet: te: grinsementidd 
1s, eoA ges) we Tdndentsnsensible au |je dd:-vos machines. de 0es6q 
dei na; kn tenessex &- vos persorinaged; que volss-se faites plis mouroid 
a‘liaide dev fils. dalids tt dnvisiples, mais decficelles .yrasses cotanie 
des cables; .¢t je mépitatout-bas que:la: moinsite:annlyse, fihe-et- tds 
licates ides sentiment! veal, maérite.d ecoupen dans: lart an. rang 
supiracur-& celuh de cas tablesaplus gragis-quemature;! suspends, 
dens, le fauk atrie wide, entre h épopee ret le méloddarte.oo' sbi ob 
j-Nons$, bdrnans. la, (pour-anjourd lus, cette étude! chitiquey niayand 
ew ie ikemps den bien dine ef d examiner: saffibammeont: quel.les ‘six 
phemiens.woluses, des. Misérables ik est pov:.prahable.que 'les | queas 
isa darniens apportent de bien graves. modifications &:easembla.de 
hoisa, jugements mais le livre afail trop.de. beuit, de noms ‘de tautdur 
eat trog eélelite,. trop. de, questions im portables qe rattaghent -@.cetlg 
CPN, .4 C8 SUCHE, a! cotta propagande, ‘ancrue..par: tous bes pres< 
liges de-la glowra; toules-las:majesiés de(l axil dt stews les. rafline-, 
mentsi.deila dibraibié, pon: quiid::séit permis de.laisser dans Toni 
hpe ung, patlie-aussi considérable. d-un ouvrage. aussi gigantesqure,, 
eb; ide) chare dei débad. avant) davon cotisulte -toutes. Jéb picces.. Noug: 
avers en odtna d.cnendse-lbmmagel aun: étomnantes bebules) épabsesi 
dang les; Misérables, &isaluep, méme 4 travers.bes. aberratedns iinmeny: 
sesi(legnand artista, le: grand poéte: fourroyé; ei-pelitétre J: essayey 
quelques obpervations se délail.auele style, qui, panses étranges dist 
parses, pawrrait, diebabr . eu, ‘ce, aousisemble,.a\un travbill aséed eat) 
Tieax» Pom te sreomertiy contentozaingus de-nédumen énlgyudques tit) 
gees Lirapnession géndi ale que: ineus: a Laissée: Icqtte plremiént tees! 
tures Heiequian sa hor'heid ik effet-postique, bait, que:l'ond tegarde an 
dela at nque it em Atudié lenkinire dang:ses nappbriaiavee la socléte, 
etola polilique:de motrestamps.: Aw phentier point dewue; llitpresty 
Sie teh dizacreli si) pendant les: belkés-anhées:Ap poeta etide matpen 
JQNORESGy MHS. ANGHS pl. dirasque.ses inspirations, edndpAaien t) paon:: 
Nos pl ys bepaxiroyhs, deays ponvers apomles aujouit hii qe somddr- 
ner aavrage gure He npbte plusinabgmifiqtaokuokesbars Halas |, aiest- 





552 LES MISERABLES. 


ee pas la la gradation que suivent, & mesure qu'on vieillit, les vi- 
sions du sommeil et méme du réveil? Ce qui était un songe a vingt 
ans est un cauchemar & cinquante : ce qui, a l’aurore de la vie, n’est 
qu'une forme, plus vaporeuse et plus éthérée, des charmantes réve- 
ries du soir, devient, au déclin, l'image plus sombre et plus lourde 
des soucis de la journée : on dirait que le poéte, sans cesse acharné 
4 grossir, 4 aggraver sa maniére, n’a fait que suivre avec nous cette 
progression mélancolique. Un critique éminent, M. Cuvillier-Fleury, 
a trés-heureusement comparé l’auteur des Misérables 4 un géant qui 
s’emparerail de nous, pauvres Lilliputiens, et qui, nous saisissant de 
sa large main, nous emportant 4 travers les espaces, nous forcerait, 
bon gré, mal gré, 4 regarder les objets splendides, dilformes, ef- 
frayants, hideux, charmants, navrants, grotesques, qui se déroule- 
raient sous nos yeux. Il y a une autre image, analogue 4 celle-la, dont 
le souvenir a été réveillé en nous par la lecture des Misérables : c'est 
celle de ces lanternes magiques que l’on nous montrait dans notre 
enfance, et dont les figures nous apparaissaient d’abord nettes et 
distinctes au second plan, puis, en se rapprochant de nous, grossis- 
saient, estompaient leurs contours, devenaient monstrueuses, nous re- 
gardaient en grimacant et finissaient par disparaitre 4 travers le pla- 
fond dans un fantastique mélange de lumiére et d’ombre. Au point 
de vue politique et social, nous ne pouvons, en finissant, nous défen- 
dre d'une remarque qui saute aux yeux, que tout le monde a faite, que 
nous tairions cependant si nous pensions qu'il fat possible de la mal 
interpréter. L'exil volontaire de M. Victor Hugo est un de ces faits sur 
lesquels 1] est interdit de s’expliquer, et que tous les partis doivent se 
contenter d'honorer en silence. C’est la premiére fois pourtant,— du 
moins nous le croyons, — que !’on voit un grand poéte, un homme 
illustre, se tenir obstinément éloigné de son pays, et envoyer 4 ce 
pays une cuvre monumentale, glorification éclatante de la cause et 
de l'idée dont la victoire a déterminé son exil. Dans le passé, étroite 
et héroique alliance du patriotisme et du bonapartisme vaincu; dans 
Je présent, assimilation de plus en plus inlime de l'idée napoléo- 
nienne el de l’esprit démocratique, telles sont, ou nous ne savons pas 
lire, les deux principales inspirations des Misérables. Trés-sujet nous- 
méme a l’'inconséquence, qui est une des infirmités de l’humaine na- 
ture, nous la respectons chez les autres, surtout quand elle se traduit 
par de généreux sacrifices, par des douleurs noblement supportées. 
Mais, en vérité, aprés une lecture atlentive des six premiers volumes 
des Misérables, nous sommes forcé de nous demander quel obstacle 
peut désormais empécher M. Victor Hugo de rentrer dans sa bonne 
ville de Paris. ARMAND DE Pontmantix. 


> juillet 1862. La fin au prochain numéro. 





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rest tart te ds auad, ye yy tat bas oo.) by depen . | ~ 

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a) re Mod ed Hit ttegt oat yey 


“Un: dueba Sartat? Qui, ‘vraiment ! ! Le matin du 15 juin 4 1840, le duel 
avait ew lieu; au bout dew faybowrg, ‘dans ‘tin pré. Et méthe "était un 
duel sérieux, puisque l'un des: ehampions's’et revint blessé* 

Alows; sans.doute, il s'agit de dewx officiers animant les loisirs de 
la paix par un assaut & fleunets: démouchetés 7 Point du tout. Sarlat 
n'est pas ville de-garnison: Les duellistes, dit-on, avaient pris que- 
rlie, 1a surveille; du:café, 4 propos de feurs optiiions politiques. 

-—4 Moi, répétaita qui voulait Nentendre le percepteur de Savignac, 
petit-homme chétif, pelé; vieillot, mor; j'étsis 14, ‘par hasard, ils 
mont pris pour témnoin, et voici comment fa chose &’est passée : 

Bernier jouait au billard et fumait. A portait un ceillet rouge a sa 
bowonniére. Rouvenae est entré avec un ceillet blanc & ld sienne. En 
ssniant l’odeur du: tabac, il a fait :‘« Pouah! » Puis, avant de s’ asseoir, | 
ila regardé les joueurs de billard. 

a ~-Garoen! deJeau de rose & monsieur, va grommiclé Bernier... 

la-deseus, ils ont échangé leur premier coup d’ceil hostile. : 

Un:mement aprés; Bernier a demandé le National ét Rouvenac la; 
fratidienne. Alors... vous saver qu’ils ont tous deux'la tte prés, du, 

NRA coe tens | 

Bt qu ‘ils be détestent Out Et cette petite discussion de ale n’ a. 
pu étre qu’'ane-ocedsion:eheréhée pour motiver le duel. * 

Voila quelle était opinion générale & Sarlat, le:44 juim.au soir, 

Joust 1862, 36 


554 LES COMPLICES. 


tandis que les habitants s’'accostaient en se demandant des nouvelles. 
Et Jes suppositions allaient bon train. Mais Ja conclusion générale 
était : « Cela devait finir ainsi! » 


I] 


Raoul de Rouvenac, que ses cartes intitulaient : « le chevalier de 
Rouvenac, » appartenait 4 une famille nouve)lement établie dans le 
pays, assez pauvre, puisqu’elle n’avait pour tout bien qu'un pigeon- 
nier flanqué de quelques garennes, d'une vigne et d’une truffiére. 

Ce pigeonnier, acheté depuis une vingtaine d’années sur la part 
échue a M. de Rouvenac pére dans le distribution du milliard des 
émigrés, rapportait, bon an mal an, une douzaine de cents francs, 
qui devaient pourvoir a |’existence de M. le baron de Rouvenac, de 
madame la baronne et du chevalier. 

Quels étaient les droits de M. de Rouvenac au partage du milliard 
des émigrés? Nul ne le savait au juste. De quel pays venait sa famille? 
Assurément ce devait étre des bords de la Garonne; mais personne 
n’avait de notions positives 4 cet égard. Enfin on ne connaissait 
point non plus les parchemins authentiques qui constituaient sa ba- 
ronnie. : 

Aussi, lors de son. établissement aux environs de Sarlat, ne fut-il pas 
accueilli bien chaudement par la noblesse du pays. Toutes ces vieilles 
familles alliées entre elles, connaissant les meindres détails de leur 
origine, firent froide mine aux intrus par une défiance bien naturelle 
4 cette Epoque, ol, déja, tant de gens sans aveu péchaient em eau 
trouble, exploitant des droits problématiques et des malheurs imagi- 
naires. 

Les Rouyenac vécurent donc d’abord assez retirés dans leur pigoon- 
nier. Mais, 4 l'aide des mémes droits ou des mémes intrigues qui 
leur avaient donné déja un lopin de terre, ils obtinrent, pour Jeur 
fils, une bourse au collége. Ainsi le chevalier. recut l'éducation libé- 
rale qui convient 4 un gentilhomme. 

Vers 1829, Raoul sortit du collége hacheher, c'est-a-dire propre a 
tout et bon a rien. 

Tant qu’il était demeuré sur les hancs, sa mére I’avait vétu des mip- 
pes de son pére ajustées & sa taille, chaussé de gros souliers ou de sa- 
bots, coiffé d'une casquette que |’on renouvelait tous les ans 4 la 
foire; et cette tenue passait sans soulever de critiques, car bien des 








LES CONPLICES. 555 


fils de gros propriétaires campagnards usaient aussi les restes de la 
défroque paternelle. Mais, quand Raoul de Rouvenac dut faire son en- 
trée dans le monde avee son titre de M. le chevalier, il fallut songer & 
un plus galant uniforme, ainsi qu’a bien d'autres détails, et le bud- 
get des petits propriétaires devint d’une criante insuffisance. On déli- 
béra. M. de Rowvenac eonclut que la carri¢re des armes seule pouvait 
convenir 4 un gentilhomme qui n’avait méme pas la cape et F épée. 
Le chevalier partit comme simpie soldat. 

Quelle conduite tint-il 4 l’armée? Quel essor y prit sa fortune? €es 
questions encore restérent & |'état de probléme. M. de Rouvenae pére 
assura qu'il se couvrait de gloire et qu’il reparaitrait avec une ou 
denx épaulettes. Toujours est-il qu’a la fin de l'année 1831 on le vit 
revenir 4 pied avec un uniforme de caporal assez dépenaillé. M. de 
Rouvenac dit alors que son fils refusait de servir Yusurpateur et 
« brisait son épée. » 


— 


Dans ce temps-la, on accomplissait encore dans nos provinces éloi- 
gnées des prodiges d’économie. Les trois Rouvenac parvinrent & vivre 
au pigeonnier; d'ailleurs, l’habileté du pére a profiter des circonstan- 
ces politiques, pour mettre la déconvenue de son fils au compte d’un 
parti, amena quelques louis de plus, chaque année, dans leur es- 
carcelle. Comment leurs coreligionnaires politiques auraient-ils pu 
les laisser dans la misére? Aussi ouvraient-ils discrétement leurs 
bourses en entrebdillant leurs portes. 

Par exemple, la vigne du baron de Rouvenac rapportait une ving- 
laine de piéces de vin. Elles luz furent demandées de part et d’autre. 
et on les paya double, sous prétexte que le vin de son clos.avait une 
supérierité marquée sur tous tes vins des environs. 

Madame de Rouvenac faisait un raisiné qu’on trouva excellent et 
dont il fallut acheter. Elle truffa des volailles d’une maniére inimita- 
ble. Enfin divers prétextes servirent aux bonnes gens pour venir en 
aide 4 ces héros Ue la foi politique. 

De son cété, le chevalier eut bientét des idées pratiques pour eor- 
nger les torts de la fortune. 

Deux ans aprés son retour au foyer paternel, on le voyait & Sarlat 
dans tous les eux de réunion, et surtout au café. Il portait un cos- 
tume de chasse et parlait trés-hawt de ses aieux, de son épée, de ses 
faits d’armes et de ses opinions politiques. 


350) LES COMPLICES. 


Ce chapitre ne tarissait pas et s'émaillait chaque jour de nouvelles 
hardiesses. Bientét ce fut au point que nul n’osa plus suivre le terri- 
ble chevalier sur le terrain brilant ot i] maintenait ses batteries. Il 
parlait de conspiration, il appelait aux armes, il paraissait nourrir 
de sombres projets. Les gentilshommes qui gardaient a la dynastie 
exilée d’honorables et justes sentiments de fidélité se tinrent éloignés 
de cet allié officieux et trop 2élé. Toutefois, en considérant le danger 
auquel s’exposait Rouvenaec pour le drapeau blanc, ils ne pouvaient 
s‘empécher de le plaindre et de le défendre quand l'occasion sen 
présentait. C’est ainsi que, dans tout le pays, Rouvenac passa bientot 
pour le bravo du parti royaliste. 

Le temps, en sécoulant, n’attiédissait pas les passions politiques 
du chevalier; et, assurément, si quelque étranger 4 la ville de Sarlat 
fat entré dans le café pendant qu’il pérorait, il se ft étonné de la to- 
lérance de la police et de la gendarmerie. 

Mais, 4 Sarlat, l’autorité était débonnaire. Et puis la progression 
des diatribes avait été lente. Pourquoi arréter le chevalier un tel 

jour, puisqu’on ne l'avait pas arrété la veille? D’ ailleurs, est-ce que 
Yon arréte comme cela, pour un propos, un ancien militaire, un 
homme qui a vu et battu les Bédouins, un homme avec lequel on 
a joué aux dominos, un homme qui, au tir, fait mouche & tous coups? 
Non, en vérité, cela edt été contraire 4 tous les usages. 

En province, parfois, les mceurs imposent d’étranges tolérances. 
La position de Rouvenac a Sarlat en offrit bientét un éclatant exemple. 

Ainsi, dés son retour, il se fit chasseur. La chasse était Ja res- 
source naturelle du gentilhomme pauvre et inoccupé qui voulait vivre 
noblement. Tandis que son pére faisait valoir son petit bien et taillait 
lui-méme sa vigne, que sa mére tenait le ménage et accomplissait au 
logis des merveilles d’économie, Raoul partait, un fusil sur l’épaule, et 
arpentait la campagne. 

D’abord il ne dépassa pas ses propres garennes. I] faut dire que le 
chevalier n’avait point de port d’armes, et que les revenus de Ia fa- 
mille ne lui permettaient point d’en prendre un. Mais |’espace était 
étroit comme les revenus. Peu a peu, il fit des pointes sur les terres 
de ses voisins. 

Lorsque le garde champétre s’en émut, Raoul chassait dans les 
bois du marquis de ***, vieillard riche et bienfaisant que |’on res- 
pectait fort dans le pays. 

Avant tout procés-verbal, le garde jugea convenable de consulter 
le marquis. 

— Ah! vraiment, s’écria celui-ci, ce jeune homme chasse sur mes 
terres!... Aprés tout, il faut bien que le pauvre diable chasse quelque 
part... Eh bien, mais... je ne suis pas maire de ma commune, moi; 





LES COMPLICES. $57 


je n'ai pas mission de faire observer la loi... je ne suis que proprié- 
tare, et un propriétaire goutteux encore! Puisque je ne chasse pas, 
la'ssez-le chasser. - 

Cette boutade d’indulgence décida du sort du chevalier de Rou- 
venac. Il fut convenu qu'on ne devait pas l’inquiéter. On comprit 
que les gentilshommes du voisinage lui donnaient implicitement le 
droit de braconner sur leurs domaines. D‘ailleurs, il ne causait au- 
cune déprédation. Quand les gardes champétres et les gendarmes le 
rencontraient, ils faisaient semblant de ne pas le voir, et l’honneur de 
Yautorité restait sauf. 

Le chevalier rapportait son gibier au pigeonnier, et, quand il en 
avait trop, en faisait vendre une partie au marché de Sarlat. 

Peu 4 peu ses petits priviléges augmentérent. Il les étendit par la 
propension naturelle qu’ont tous les privilégiés 4 empiéter. Protec- 
tion d’un cédté, tolérance de l'autre, indifférence de la masse, il en 
vint 4 se trouver, pour ainsi dire, au-dessus des lois sans qu’on sut ni 
comment ni pourquoi. 

Six mois avant le duel qui sert de point de départ a ce récit, quel- 
qu'un s’étonna de l’aisance relative oti vivait la famille de Rouvenae 
etde la facilité avec laquelle le chevalier tirait quelques écus de sa 
poche au besoin. 

Ce fut alors qu’Aristide Bernier, le rival du chevalier devant l’at- 
tention publique, et le héros du parti républicam, dit 4 haute et in- 
telligible voix : 

— Bah! désormais M. de Rouvenac est a ]’abri de la géne. 11 peut 
vivre 4 son aise avec ses 'revenus! I] aun cheptel de fusils ! 

Et comme les assistants, qui savaient parfaitement quel était le ren- 
dement d'un cheptel de vaches et de brebis, se demandaient quel 
profit on pouvait tirer de cet étrange bétail, Bernier reprit : 

— Qui, il a une vingtaine de fusils qui travaillent pour lui: fusils 4 
pierres, fusils 4 capsules neufs et vieux 4 un et deux coups. Ces fusils, 
il lesa achetés ca et la, de campagnards génés moyennant quelques 
écus. A présent, il les loue. Quand il sait aux alentours quelque gar- 
con 4 l’humeur sauvage que le travail de la charrue ennuie, ou bien 
quelque pére de famille chargé d’enfants qui cherche a utiliser ses 
journées d’hiver, il leur offre un fusil 4 bail; le loyer se paye en na- 
ture : par mois, tant de liévres ou de bécasses, selon la valeur de 
larme. Les braconniers doivent livrer le gibier aux marchands dési- 
gnés dans les villes voisines. De temps en temps, Rouvenac fait une 
eunee et récolte son argent. Voila ce que c’est qu'un cheptel de 

ils. 

D’abord il n’y eut qu'une voix dans l’assemblée pour s’écrier : 

— Le gaillard! 





‘658 LES COMPLICES. 


Puis, chacun fit des réflexions 4 propos de ce singulier revenu. 

— Dans un pays d’égalité, reprit Aristide Bernier d’une voix sourde 
et haineuse, ce petit commerce ressemblerait fort 4 du brigandage. 
Mais ici, c’est un simple retour a la féodalité, aux pratiques du bon 
‘wieux temps. 


IV 


Aristide Bernier était né a Sarlat d’une famille bourgeeise, pauvre 
mais estimée. Son pére exercait la profession d’avocat depuis leng- 
temaps et ne s’y enrichissait pas, car il ne plaidait pas tous les jours, 
et bien souvent il plaidait gratis, prenant au sérieux son role de dé- 
fenseur de la veuve et de l’orphelin. La petite fortune de M. et de 
madame Bernier, qui avaient deux enfants, fille et garcgon, consistait 
en deux domaines ruraux de bon rapport. 

La seule chose qu’on reprechat au pére d’ Aristide, c’était son culte 
pour la Révolution, qu'il avait autrefois servie dans sa provinee. Loin 
d’oublier son réle passé et d’essayer de le faire oublier, il s’en glor- 
fiait. C’était un homme convaincu, il vivait d’aprés ses principes, et, 
hien qu'on ne congat guére 4 Serlat-comment, doux et hienveillant 
comme il était, il pouvait faire réciter tous les jours & sen fils la dé- 
claration des droits de ‘homme, en mamnidre de priére du matin, 
on ne laissait pas de rendre justice &.son intégnité et & ses vertus 
privées. 

Aristide donc, dés le berceau, avait appris le civisme, et, dés le 
collége, il s’était posé comme chef de la jeunesse patriote de Sariat. 

A peu prés du méme Age que le chevalier de -Rouvenac, tous deux 
avaient commencé & se sentir rivaux sur les bancs de la classe de 
iroisiéme. 

Raoul, intelligent, audacieux, résolu, mais insoumis et paresseux, 
faisait faire ses compositions par les plus instruitset ses pensunss par 
les plus faibles, extorquait les exemptions et se dispensait, 4 force 
d'impudence, de travail et de subordination; Aristide pioehatl, a 
Vécart, de bonne foi, et ne rénssissait pas toujours parce qu'il avait 
Pintelligence moins vive que Raoul, qu'il était jaloux des suceés um- 
mérités de son rival, et que la jalousie, en le mordant au eceur, le 
rendait timide et maladroit. 

Mais, si ses moyens extérieurs n’obéissaient pas 4 sa volonté, sa 
raison se rendait compte des injustices, et la haine du privilége, 
jetée en lui comme un ferment par les principes paternels, ne 


LES COMPLICES. 559 


sen fortifiait que mieux. Ainsi ce qui n’avait été d’abord pour lui 
qu'une legon apprise devint une conviction, et, quand il partit pour 
faire son droit 4 Poitiers, puis 4 Paris, c’était un champion déter- 
miné de libéralisme. 

Malheureusement les sentiments du jeune étudiant, qui allait se 
trouver sur les barricades de 1832, n’avaient point pour moteur une 
générosité exaltée, mais un assez triste sentiment de révolte contre 
tout cefqui était plus heureux que lui. Aristide était pauvre et le sentit 
cruellement 4 Paris lorsqu’il se trouva en face de toutes les tentations de 
la capitale avec une pension de soixante-dix francs par mois. Aristide 
n était pas fort, car il se souvenait que, dans tous les pugilats de col- 
lége, il avait été battu. Aristide n’était pas beau... il l’apprit vite a 
ses dépens au quartier latin. Plus il se rendit compte de toutes ces 
choses, plus il devint timide et gauche dans son extérieur et oseur 
dans sa pensée. 

Aristide voulait Végalité parce qu’il se sentait inférieur et qu’il 
avait de l’orgueil. Quant a ta liberté, c’était pour lui un mot sortore 
qui servait de’ cri de ralliement & son parti, mais dont il evt peut- 
dre mal défini'l’agplication. S’il avait In PEvangile, peut-ctre ta vraie 
signification du mot froternité lui edt-elle &té révélée. Matheureuse- 
ment M. Bernier le pére, dont |’honnéteté s’appuyait sur un vieux 
fond d’éducation religieuse, négligea de munir son fils de ce puissant 
soutien. Pewt-étre croyait-il que le sentiment du devoir apporté dans 
les Ames par la religion s’y ‘trouve inné. ‘Youjours est-il qu’Aristide 
connut surtout ses droits. Donc, Ja fraternité iui apparaissait dans le 
lointain comme un poctique et vague hotizon. Encore y pensait-il 
peu. Quand il récitait !a formule républicaine, il en pronongait je 
dermer terme comme les gens distraits disent « Ainsi Soit-il » aprés 
leur priére. - 

Au fond, de téutes ses aspirations révolutionnaires, ‘il ne poursui- 
vait véritablement que |’égalité; car ni son intelligence ni sin coear 
n étaient intéressés & ses passions politiques. oe _ 

Pourtant il se croyait pur et regardait de haut le reste du monde, 
Cette disposition pharisaique venait aussi des premiéres impressions 
de ta jeunesse. Son pére dui avait appris dds lenfance que le monde 
se divisait en deux catégories'de gens : ceux qui dtaient républicains 
et ceux qui nel’étaient pas. Les uris, par cela seul, hommes vertueux; 
les autres, paves diables vendus 4 Ja corruption courtisenesque, qui 
n’avaient ni foi ni conscience, qu’il ne fallait pas éstimer, mats dont 
pa pouvait avoir pitié parce qu’ils étaient faibles et parte qu’on était 

n. | ’ 


_ Cette croyance en sa propre vertu s’implanta $i bien dans le for 
intérieur d’Aristide Bernier, qu'il ne jugeait plus les actes d’autrul 


560 LES CONPLICES. 


en prenant pour terme de comparaison la morale éternelle, le bien 
ou le mal absolus, mais ses actes 4 Jui. Une chose était bonne ou 
mauvaise, honnéte oujmalhonnéte, selon qu'il la faisait ou ne la fai- 
sait pas. Voila tout. 

Avec ce sentiment intime, M. Bernier pére fut un honnéte homme 
naivement pharisien. Mais quel aveuglement, quelle perversion du sens 
moral ce méme sentiment ne dut-il pas installer dans l'dme révoltée 
d’Aristide? 


Jusqu’alors I’étudiant, qui s’empressait aux cours d’émeute plus 
qu’aux cours de droit, nes’ était pas rendu compte du mobile qui le 
poussait 4 un vrai fanatisme d'égalité. Mais bientét, quand il eut usé 
sa premiére ardeur 4 jouer au conspirateur avec des Brutus imber 
bes, 4 lutter avec des sergents de ville pour de puérils motifs, 4 frap- 
per des pieds, au thédtre, pour demander la Marseillaise, & siffler les 
piéces romantiques; quand enfin, aprés une échauffourée ot |’on tira 
de vrais coups de fusil, il se trouva pour quelques jours sous les ver- 
rous de Sainte-Pélagie, — il réfléchit et se dit qu'il valait mieux tra- 
vailler 4 s élever qu’a rabaisser les autres, et songer a se faire un pié- 
destal qu’a raser les sommets, comme Tarquin. 

Pour la premiére fois, le désir de parvenir se dégagea du chaos 
dans |’Ame d’Aristide. Alors toutes les forces de cette Ame concentrée 
se tendirent vers un vague but d’ambition. fi courut sus & la fortune, 
au moins par l’ardeur de sesjdésirs, mais ne pensa pas un seul instant 
qu’il cessait de mériter ce nom de juste qui fit tant d’ennemis a |'A- 
thénien, son patron. 

Puisqu’en se heurtant aux forces sociales ul avait expérimenté ses 
faiblesses, il savait déja que, pour s’élever, il ne devait compter 
sur les dons extérieurs, ni sur les facilités de Ja fortune. Il chercha 
en lui-méme et y trouva une ressource puissante jusqu alors mécon- 
nue : c’ était une volonté imperturbable servie par la patience. 

Il comprit aussi que cette sorte de paralysie morale tant maudite 
au collége et qui le rendait d’autant plus interdit qu'il désirait plus 
violemment donner des moyens, pouvait lui devenir une force s'il sa- 
vait l’employer et la faire passer pour du flegme ou de la dissimu- 
lation. 











LES COMPLICES. 561 


Une fois lancé dans ce courant d’idées, il fit son droit, devint avo- 
cat, puis docteur, et s’exerga aux luttes de la parole. 

Mais ici encore la nature ne le servit point, et sa langue bégaya 
quand sa pensée courait ardente et rapide. 

Alors il prit une plume et crut avoir trouvé l'instrument de son suc- 
cés. La presse en ce temps-la était puissante. Aristide se mit a tracer 
des lignes de circonvallations autour des journaux, ces forteresses de 


papier qui abritaient en méme temps des héros, des martyrs, des 
stides et des coupe-jarrets. 


Vi 


Mais M. Bernier le pére entendait que son fils, une fois recu avo- 
cat, se fit inscrire au tableau de sa province et réintégrat le domicile 
paternel. En conséquence, dés qu’il le vit docteur, ille somma de re- 
venir au plus vite. Devant ce rappel, Aristide demeura désespéré 
comme dut l’étre Sisyphe la premiére fois que son rocher redescendit 
Ja montagne. Il sollicita un sursis et l’obtint; puis un second, et ne 
obtint pas. : 

L'idée de retourner a Sarlat lui était odieuse, car elle renversait 
loutes ses espérances. Certes, Aristide edt mieux aimé mourir tout 
de suite que de se résigner 4 plaider le mur mitoyen, comme on dit en 
style de palais, dans sa ville natale, sa vie durant. . 

Pourtant quel autre avenir s’ouvrait devant le jeune légiste s il 
retournait dans sa famille? Depuis quatre ans qu'il entrevoyait Paris 
des hauteurs de la montagne Sainte-Geneviéve, bien des réves avaient 
passé dans son cerveau échauffé. Tantot il parvenait 4 forcer l’entrée 
d'un journal, et il y prenait rapidement la premiére place. Tantot il 
devenait le secrétaire d'un homme d’Etat; il apprenait sous sa direc- 
tion le secret de gouverner les hommes et le maniement des affaires; 
puis bientét, devenant plus fort que son patron, il se voyait le pére 
Joseph d’un nouveau Richelieu. Alors il jetait le masque, et, tout a 
coup, par un miracle ‘de la destinée, il était maitre de la France et 
renouvelait le régne de Robespierre. : 

« Mon cher fils, lui écrivit son pére aprés trois mois de retard et de 
résistances, voici les derniers soixante-dix francs que je tenverral a 
Paris. Je t’engage bien at’en servir pour prendre la diligence tout de 
suite afin de nous arriver vers la Noél. Sais-tu que j’aurai dépensé, 
pour te faire recevoir avocat et docteur en droit, plus de quatre 











362 LES COMPLICES. 


mille francs, somme énorme d’aprés l'exiguité de ma fortune? J'ai été 

obligé, pour te soutenir a Paris, de vendre tout le veux vin que je 

tenais en réserve, et méme d’ engager ma récolte de l'année prochaine. 

Naturellement, je n’ai pu faire aucune réparation a nos propriétés. 

La grange de la Jonchére tombe en ruime, le chaix du Mesnil est ef- 

fondré. Je ne te dis pas cela, mon cher fils, powr te reprocher ce que 
jai fait pour toi; car j'ai voulu que la nourriture de lesprit te fat 
libéralement dispensée; mais pour t’expliquer que je ne puis pas faire 
davantage. Qu’est-ce quite retient & Paris quand, ici, tu pourrais 
te faire une position? Le barreau de Sarlat n’est point encombré. 
M. du Clausel se fait vieux, et Jalabert n’a que des ennemis. Avec ton 
titre de docteur en droit et tes talents, tu prendrais bientét la premiére 
place. Tu as vingt-six ans, mon ami, c'est l’Age de la raison, et ce 
nest plus celui des amourettes d'étudiant. Un homme, 4 cette Epoque 
de sa vie, doit songer 4 remplir ses devoirs sociaux. Tu reverras ici 
mademoiselle Joséphine Allard, ta petite amie d’enfance, qui n'est 
point encore mariée : une femme d’ordre, que ta mére aime beau- 
coup, et dont j’espére que je ferai une vraie républicaine. Si tu ga- 
gnes quelques causes ici, pourquoi n’en serais-tu pas agréé? Juste- 
ment son pére vient d’acheter une métairie qui joint nos terres... En- 
fin, mon enfant, je ne veux pas te séduire par des réves; mais sois 
certain que tu n’as qu’é vouloir pour te ménager ici une honnéte si- 
tuation, une situation modeste et sire comme celle qui convient & un 
patniate. p 

Aristide froissa cette lettre avec colére; un flet de révolte lui monta 
au eur. I prit une plume pour demander 4 son pére s'il l'avait mis 
au monde avec le projet de lui préparer cette exastence de cloporte, 
SH lu avait ouvert l’esprit aux choses de l'intelligence, pour le con- 
damner & cet avenir du cheval qui toarne une: meuke. - 

Aprés quelques lignes tracées ab irato, l’'ambitiewx taissa tomber sa 
plume et repoussa le papier, comprenamt, dés qu'une tueur de rai- 
son put pénétrer dans son esprit, qu'il faisait la une chose absurde. 
« Mon pére est juste et me parle selon le bon sens, se dit-il. Je n'ai 
rien & lui répondre, absolument rien, je n'ai qu’a obéir... ou & ré- 
sister. Sije résiste... at que je tenteicila fortune, il me faudra le succés 
pour justifier ma résistance, ou bien je suis 2 jamais perdu dans ma 
province. Je serai déclaré mauvaise téte, cerveau brilé: on we me 
confiera ni une cause ni une femme... » 

Pourtant ja résignation ne se présenta pas une seule fois & #a pen- 
sée. [herra dans Paris, regarda d’un ceil réveur ce pavé. voluantque 
‘dow surgissent les révolutions et les fortunes, cette boue qui recéle 
tent de gisements d'or. fl regarda aussi de loin les forts et ‘les puis- 
sants qu’un caprice de la destinée avait tout & coup choisis dans la 








LES COMPLICES. 365 


foule pour les porter au pinacle: « Pourquoi pas moi aussi? » se di- 
sait-il. 

A voir dans les rues ce petit avocat rigidement vétu des habits rap- 
portés de Sarlat, chaussé de gros souliers, lair fro#d, la démarche 
mesurée, personne n’eit soupconné les orages qui grondaient dans 
son dme.-A le voir au Palais, mé dans la foule des avocats stagiaires, 
et n'y brillant ni par la tournure a4 par la faconde, nul ne se fit avisé 
non plus, de penser que cette médiocrité apparente escaladait en 
pensée les hauteurs sociales. 

J'ai dit gu’ Aristide :avait de la volonté. Ambition et volonté, voila 
les éléments du courage. « Eh bien, se dit-il, je resterai & Paris, je 
braverai le mécontentement de mon pére et les préventions de la 
province; je braverai la misére aussi... Et je veux triompher, et je 
veux me faire une large alvéole dans cette ruche immense! » 


Vil 


Mais comment parvenix?... Pour arriver & rer parti de ses talents 
littéraires il fallait d’abord les produire. Les produire, — c’est-d-dire 
-8¢ faire imprimer. Et combien d’assauts a livrer 4 un jonrnal avant 
d’entrer dans la place!...— Pour se faire agréer comme aide ou se- 
erétaire par un avocat en renom il fallait étre présenté, recommande, 
protégé | 

Ah! bien des fois il sortit la rage dans le cceur de chez les mattnes 
du barreau. Quand il venait se présenter on l'évaluait de la téte aux 
pieds, on s’étonnait qu'il osdt s’offrir sans étre muni d’une bonne 
letine signée d’un nom puissant; on lui faisait quelques questions plus 
ou moins impertinentes. Comme la colére |'étouffait il répondait en 
bégayant. Et on lui disait : 

-~ Monsieur, je n'ai besoin de personne! 

Timidement alors il entrebaillait la porte d’un bureau de journal, 
et demandait A un employé rustre et important, qui servait de cer- 
bére au rédacteur en chef, des nouvelles de l'article qu'il avait porté 
lavant-veille. Et l'employé l’éconduisait avec cette insolence.si chére 
aux inférieurs parvenus de Ja veille, qui aiment 4 mesurer leur im- 
portance aux vexations qu’ils peuvent faire subir a lintellagence sol- 
liciteuse. 

Bienidt, malgré des prodiges d’économie, Aristide se trouva ré- 


564 LES COMPLICES. 


duit 4 la misére, 4 horrible misére qui se cache sous un extérieur 
décent et dans une mansarde bien close. 

Comme i! avait habité longtemps la méme chambre, et que ses 
allures d’ordre et d’économie étaient connues de Ja maitresse de 
Vhotel garni, on lui fit crédit. Et 11 accepta, le puritain! sans savoir 
s'il pourrait payer : tant il voulait rester jusqu’d Ja fin au jeu, pour 
Jaisser & la chance le temps de lui venir. 

Mais il n’alla point frapper 4 la porte des journaux du pouvoir, qui 
neussent sans doute pas fait grand cas de cette recrue, et sa con- 
science se complut dans |’admiration d’elle-méme. « Je suis un ci- 
toyen incorruptible, » se disait le Caton au petit-pied, tandis qu’en 
rentrant dans son domicile non payé, aprés une journée infructueuse, 
il souhaitait de mettre le feu aux quatre coins de Paris. 

Quand toutes les ressources furent épuisées, quand il vit la misére 
escortée de la dette se dresser devant lui 4 chaque pas, il chercha 
quel métier pourrait le faire vivre dans ce Paris impitoyable, car il 
préférait les Iabeurs les plus humbles au retour & Sarlat. L’espérance 
d’abord n’était pas éteinte au fond de son cceur. Et puis il ne pou- 
vait supporter l’idée de reparaitre vaincu devant son pére et ses com- 
patriotes. 

ll fit successivement des copies, des prospectus pour un éditeur 
et des minutes pour un huissier qui l’accepta comme troisiéme clerc. 

Puis, las de ces métiers misérables et de ces gains irréguliers, il 
obtint une place de maitre d’études dans une pension. 

Six cents francs par an, un lit dans un dortoir, du pain et des in- 
jures, tel fut le salaire du docteur en droit, devenu « chien decour, » 
comme disent les collégiens, ces naifs bourreaux qui agacent un 
homme comme les banderillos un taureau, sans se rendre compte 
qu’a l"homme il n’est pas permis de se ruer sur eux téte basse, cornes 
en avant, et naseaux en feu. 

Ah! certes, il edt supporté plus encore, Aristide Bernier, s'il avait 
senti que chaque jour il montait d’un pas. Mais non, au contraire, il 
s‘avouait avec rage que plus il s’attardait dans cette lutte, plus il en- 
foncait dans le bourbier de la misére et de |’ obscurité. 

fl comprit que, sans argent, Paris est un tombeau bien autrement 
profond que la province. A Sarlat, depuis dix-huit mois, i] aurait pu 
plaider quelquefois, donner des consultations, intriguer dams son 
collége électoral, se poser en homme politique, et qui sait? peut-étre 
devenir le correspondant du journal libéral de Périgueux. Dans sa 
pension, il était plus enfermé, plus garrotté, plus étouffé qu’au fond 
d'un village. 

Peu & peu, ces réflexions germérent dans son esprit. Puis, l’ardeur 
bouillante que la jeunesse avait allumée dans ses veines s usait dans 











LES COMPLICES. 565 


ces luttes misérables. En se heurtant au fond de cette impasse ow il se 
démenait, il s'avouait qu ‘il avait fait fausse route. 

Longtemps il hésita pourtant 4 retourner sur ses pas. Les étapes 
qu'il fallait parcourir en province pour arriver au but l’effrayaient; 
l’accueil qu'il fallait affronter en reparaissant pauvre et sans posilion 
lui semblait un‘ calice bien cruel & boire. Mais, une fois son esprit 
convaincu, il avait trop d’empire sur lui-méme pour rester en échec 
devant ces considérations de second ordre. 

Il revint & Sarlat. 


Vill 


Comme il l’avait prévu, sa résistance aux ordres paternels, son sé- 
jour prolongé a Paris, éveillaient la défiance; les uns disaient : « C’est 
un débauché qui oublie ses devoirs dans les plaisirs du quartier la- 
tin. » Les autres: « C’est un cerveau brilé qui se méle d’écrire. » 
Enfin il fut évident qu’Aristide Bernier, pour rentrer en faveur au- 
prés de ses concitoyens, avait fort a faire. 

Dés l’abord il se posa en révolutionnaire, ce qui acheva de le mettre 
au ban de la société sarladaise. Mais du méme coup il devint chef de 
parti. C’est ce qu’il voulait. 

Parti bien chétif, en vérité, que le parti révolutionnaire 4 Sarlat en 
1835! Mais Aristide avait senti qu’il prenait tout de suite une atti- 
tude bien plus favorable 4 son ambition en bravant le monde qu’en 
s‘efforcant de regagner sa faveur par une conduite exemplaire. La pro- 
vince est longue 4 pardonner. En revanche, elle s’effraye vite. Mieux 
valait étre Croquemitaine que Gros-Jean. 

En quoi pouvait bien consister le réle de chef du parti libéral a 
Sarlat? 

Comme dans toutes les petites localités 4 cette époque, il consistait 
an’aller point chez le sous-préfet et & faire quelques avanies & ce 
fonctionnaire; 4 lire les journaux de l’opposition dans un certain 
café, et & y dénoncer les corruptions électorales; 4 colporter les bro- 
chures de M. de Cormenin; 4 maudire les dotations, et 4 garder chez 
soi, entre les médaillons de Robespierre et de Danton, la gravure du 
tableau de David qui représente Marat assassiné dans sa baignoire. 

Un mois aprés son retour, Aristide Bernier devenait le second lion 
de Sarlat : le premier était son ancien condisciple et rival, le chevalier 
Raoul de Rouvenac. 








566 LES COMPLICES. 


Rouvenac, revenu de l’armée quatre ans avant que Bernier re- 
vint de Paris, avait eu le temps de s’installer dans le pays et de le 
mettre, sans douleur, au régime de la contribution de guerre. Comme 
Bernier, il professait trés-haut des opimions trés-hardies. Il y avait 
seulement entre eux cette différence que te héraut des républi- 
cams était avoué de son parti et généralement estimé, tandis que celui 
du parti royaliste était sinrplement tolévé du sien, et ‘protégé de cette 
protection qu'on accorde aux enfants perdus, pour l’acquit de ba con- 
science. 

Et puis Bernier était du pays, et Rouvenac passait encore pour un 
intrus. 

Or, en 1835, la ville de Sarlat ne possédait que deux cafés. L’un 
recevait les autorités et tous les amis du gouvernement; |’autre s’ou- 
vrait 4 l’opposition en général. C’était génant, car ici les extrémes 
se rencontraient avec colére. Mais tant pis! la population de la ville 
ne comportait pas un troisiéme établissement. Le maitre du second 
sen tirait en ayant sur son poéle un buste de Louis XIV, et sur son 
comptoir une statuette de Napoléon. 

Mis journellement en présence, les deux champions s’observérent 
d’abord, puis, se sentant animés de cette antipathie mutuelle qui 
viendrait par cela seul qu’on soutient des théses opposées et qui, 
chez eux, se trouvait renforcée par les souvenirsidu collége et exalfée 
par la rivalité devant l’attention publique, ils devinrent ennemis. 

Car, il faut bien le dire, tout naturellement et sans y prendre 
garde, les deux partis extrémes de |’opposition 4 Sarlat formaient 
comme deux galeries applaudissant chacune leur champion. 

Le parti républicain s’enorgueillissait du sien, qui montrait de la 
tenue, de la mesure et du talent.— Le parti royaliste regardait Baoul 
avec.un mélange d’intérét, d’étonnement et de curiosité. 

Si l'on se représente les mille occasions que la vie de provimee 
fournit aux adversaires de se trouver en contact, on: se figurera aisé- 
ment les chocs qui blessérent bientét Rouvenac et Bernier. I] ne faut 
pas. oublier non plus qn’Aristide se croyait convaincu, et s indignait 
dans son puritanisme égalitaire de tout ce qui constituait.l existence 
et.la position du chevalier. 

Peu 4 peu, entre les rivanx, les griefs s’accumulérent; pew & peu 
les galeries en vinrent 4 considérer en quelque sorte les.deux jeunes 
gems comme deux cogs de combat. 

Aux antipathies politiques, aux excitations inconscientes du public 
vinrent bientdt se jomdre les griefs personnels. Plusieurs esearmou- 
ches eurent lieu depuis le jour ot Bernier parla tout haut du cheptel 
de fusils de Rouvenac jusqu’a celui ou, la haine étant mire, irrita- 





LES COMPLICES. 567 


tion 4 son camble, la provocation naquit d’un meident fatife, comme 
une conclusion naturelle et nécessaire. 

Assurément quand tous deux se rendirent sur le terrain, ils se 
croyaient bien loin l'un de l'autre, et se tenaient pour les représen- 
tants des principes les plus inconciliables, des passions les plus 
acharnées. 

Et pourtant d’ou que vinssent les impulsions qui les avaient amenés 
la, ils étaient aussi prés de se rencontrer dans un accord moral que 
de croiser leurs épées nues. 

Rouvenac, croyant surtout au droit du plus fort, et persuadé qu'il 
pourrait conquérir le monde 4 coups d'audace, comme i! avait con- 
quis Sarlat, ne se préoccupant pas des moyens et ne regardant ja- 
mais au fond de sa conscience, parce que ces analyses de soi-méme 
navancent 4 rien, Rouvenac, entreprenant, peu scrupuleux, avait 
lame et l'ambition d’un eapitame d’aventure italien au quinziéme 
siécle. Il courait instinctivement au-devant de toutes les péripéties 
qui pouvaient lui permettre de se tailler dans la société la princi- 
pauté qu'il révait. 

Bernier, lui, croyait au droit du plus habile, ce qui est une ma- 
niére encore de croire au droit du plus fort. Peut-étre, s'il avait in- 
terrogé sa conscience, etit-il été plus difficile que Rouvenac sur le choix 
des moyeus de parvenir. Mais on sait qu'il ne |’interrogeait point non 
plus. A quoi hon? puisque cette conscience patriote était 4 labri de 
la faiblesse. Maintenant il étouffait a Sarlat, il brilait de venger sur 
son rival les injustices de la nature et de la fortune; il brdlait plus en- 
core d’acquérir de la notoriété par un coup d’éclat. 

, Ainsi donc, aux coeurs des combattants, passions pareilles et méme 
ut. 


IX 


Fai dit le résultat du duel. Bernier rentra dans ha ville avec un bras 
en écharpe. 

La premiére personne qui alla s’inscrire & sa porte fut son adver- 
saire, selon l’usage, qui fait loi en pareille cireonstance. Puis y vin- 
rent les libéraux de toutes nuances : les exaltés, parce qu'il état leur 
chef; les modérés, parce qu’a cette oceasion ils pouvaient, sans en- 
gager leur politique, témoigner de l’estime et de la sympathie pour 
un ami. comprometiant. 

Les royalistes y vinrent par une sorte de coquetterie courtoise, et 


368 LES COMPLICES. 


comme & la suite de Rouvenac, dont ils se faisaient pour ainsi dire so- 
lidaires. Quelques autorités pensérent qu'il était convenable de té- 
moigner de l'intérét 4 un jeune homme capable, mais égaré. En 
dehors de toute manifestation de parti, bien des gens allérent prendre 
des nouvelles du blessé, les uns, parce qu’ils avaient été ses cama- 
rades d’enfance, ses condisciples au collége; les autres parce qu'ils le 
rencontraierit au palais, ou bien parce qu’ils étaient en relation avec 
son pére. Enfin le reste de la ville, parce que tout le monde y allait. 

Ce concours simultané donna tout 4 coup 4 Bernier une importance 
et une position. Il le sentit, et résolut d’en profiter, en bénissant la 
blessure légére qui lui mettait enfin le pied 4 l’étrier. 

Il garda la chambre, mais recut tous ceux qui se présentérent. 
Etendu dans un fauteuil & la Voltaire, assez souffrant pour avoir les 
yeux abattus et la parole alanguie, pas assez pour ne pas avoir la hi- 
bre disposition de ses facultés morales, il sut dire & chacun ce qu‘ll 
devait, et le dire en bons termes, parce qu’il n’était point troublé par 
Ja passion. Pour la premiére fois de sa vie il se trouvait maitre de son 
terrain. 

Aussi, en le quittant, chacun emporta-t-il de lui une idée favorable. 
Les royalistes observérent qu’il ne manquait point de valeur, et dc 
plorérent de le voir engagé dans une voie si facheuse. Les libéraux 
modérés eurent la conviction qu’au fond il était des leurs. Les juste- 
milieu enfin, ceux quisont, en général, les créatures de tous les gou- 
vernements, se dirent qu’assurément ce jeune avocat parviendrait. 

Aristide s’était appliqué surtout 4 faire sentir sa reconnaissance 
pour lintérét qu’on lui témoignait. Dés qu’il fut guéri, il alla rendre 
toutes les visites qu'il avait regues. 

Chez les autres, ce jeune républicain, peu fait jusqu’alors 4 l’usage 
des salons, se trouva moins & l'aise que chez lui, dans son réle de 
convalescent. Mais son effet était produit, et le léger embarras qu’on 
pouvait remarquer dans ses maniéres fut mis au compte de la diplo- 
matie. On pensa qu'il craignait, par une attitude trop nette, tantdt de 
s'engager, tantét de blesser les gens qu'il venait voir. ° 

Bernier avait le juste instinct de sa situation. I] comprit que dés- 
ormais son role était changé 4 Sarlat. On le vit moins au café. fl parla 
peu et sans violence. Au contraire, il affecta la retenue, comme quel- 
qu'un qui réserve sa pensée. 

Alors on se demanda d’oti venait ce changement, et chacun l’inter- 
préta dans un sens favorable & ses opinions. De plus en plus, la con- 
fiance allait 4 lui, et tous se flattérent secrétement de conquérir ce 
révolté, qu'on ett laissé bien longtemps faire antichambre 4 la porte 


de l’indulgence s'il s’était soumis 4 l’opinion, dés l'abord, au lieu de 
ja braver. 


LES COMPLICES. 569 


On lui confia quelques causes. II les gagna. On vint le consulter. 
Comme il était instruit et intelligent, il conseilla juste. 

Bientdt son cabinet eut une notoriété dans l’arrondissement. 

Dans tous les camps, Aristide Bernier fut respecté. On ne préci- 
sait rien, mais on le regardait comme un homme d'avenir. 

Un jour alors, aprés le gain d’un procés important, M. Bernier 
pére dit a son fils: 

— Maintenant, mon cher Aristide, tu peux sans crainte demander 
la main de mademoiselle Joséphine Allard.... 

Ah! malgré le flegme extérieur sons lequel Aristide cachait son 
ambition, comme il bondit a cette proposition! 

— Eh! je ne veux pas me marier, mon pére! s’écria-t-il, 

— Pourtant, mon cher fils, il en est bien temps. Tu as trente ans 
passés.... 

— Qu importe? 

— Mademoiselle Allard en a vingt-sept et demi. 

— Mon pére, laissez, je vous en conjure, mademoiselle Allard ! 

— Elle ne te plait pas?... Pourtant... 

— Mais personne ne me plait. Je ne veux pas me marier. 

lin’y fallut pas revenir. Depuis qu’il avait pris une importance a 
Sarlat, Aristide, par sa tenue, par sa réserve, par les profondes pen- 
sées qu'il semblait renfermer sous son silence, tenait en respect 
méme ses proches. Son pére, en lui donnant sa confiance, semblait 
avoir tacilement abdiqué en ses mains. Sa mére était fiére de lui. 
On n’osa plus l’interroger ni sur ses sentiments, ni sur ses pro- 
jets. 


X 


Ce duel avait aussi donné une certaine consistance au chevalier de 
Rouvenac. . - 

Quelques-unes des familles aristocratiques de la ville lui firent ac- 
cueil. C’était une récompense qui semblait due au bravo qu'on ne 
payait pas, mais ce n’était pas une adoption. Mille détails l’indique- 
rent au chevalier d’aventure, qui se sentait & demi reconnu, 4 demi 
désavoué par son parti. 

Toulefois ce frottement avec la bonne société donna aux facons 
du chevalier le poli qui leur manquait. En deux ans, le beau garde- 
francaise que nous avons vu levant sur la petite ville sa contribution 
de guerre était devenu, a l'extérieur, presque un gentilhomme. 

Jonizr 1862. 37 


570 LES COMPLICES. 


Grand, hardi, bien découplé, }’ceil vif, la moustache retroussée, 
portant désormais avee une égale élégance la livrée du salen et le 
costume de chasseur, le chevalier fut-complet lorsqu’il eut emprunté 
au monde un vernis d'urbanité. 

Alors son ton offrit un singulier mélange. de courtoisie et d'imaper- 
linence. A la fois hautain et obséquieux, toujours plein d’audace, il 
glacait ou coupait toutes les hostilités en allant au-devant. Personne, 
dans le pays, n'avait d’estime pour le chevalier, mais, sous son re- 
gard froid et hautain, tous les yeux se baissaient. A sa parole incisive 
et mordante, on trouvait difficilement une réplique. Il se retranchait 
aussi derriére une sorte de cuirasse morale qui défendait son for in- 
térieur contre toutes les investigations, et sur laquelle glissaient les 
armes offensives comme sur une surface d'acier poli. . 

Ce n'était pas un étre pourvu de cet arsenal de forces qui pouvait 
borner ses espérances et ses appétits & vivoter a Sarlat d'un cheptel 
de fusils. 

Lui aussi voulait aller 4 Paris! non pas poyr. parvenir au premier 
rang et monter au pouvoir, mais pour mener Jargement la grande 
vie. Il lisait avec la fiévre l'histoire de ces fortunes soudaines, faites 
4 la Bourse et dans l'industrie, que racontaient les journaux de cette 
époque; et, tandis qu'il arpentait une garenne en tirant aux lapins, 
il se voyait en réve dans un cabriolet rapide, dont les roues faisaient 
jaillir des étincelles sur le pavé. A ses cdtés, un groom lilliputien l’ap- 
pelait: « monsieur le comte.... » Tandis qu'il faisait visite & une 
austére douairiére, il pensait aux boudoirs dorés des pécheresses 
que déja les petits ournanx citaient pour leur luxe. 

Son imagination, rendue présompltueuse par ses succés de pro- 
vince, lui livrait Paris par avance comme une ville conquise qu'il 
mettait au pillage. Comment il ferait pour vaincre, il y pensait a 
peine, tant il se fiait 4 som intelligence, 4 son audace, 4 sa présence 
d'esprit. Mais, s'il se tenait assuré de la victoire, il lui fallait s équiper 
pour la campagne, c'est-a-dire, 11 lui fallait réunir quelques billets 
de mille francs.... Chose difficile! 

Et qui donc aurait prété de l'argent a Rouvenac, 4 Sarlat? Les gens 
d'affaires, les bourgeois, qui savaient au juste combien de sous et de 
centimes i] avait & prétendre? — Ah! que non pas! — Les nobles? — 
Ils livraient leurs demaines & son braconnage, ils lui faisaient place 
a table, ils laissaient tomber des écus de leurs bourse dans celle du 
baron de Rouvenac; — n’était-ce pas assez? — 

Et d’ailleurs, ces gentilshommes vivaient de leurs revenus dans 
leurs terres et n’avaient point d'argent comptant. 

Comment faire? 

Cette question préalable renversait tous les chateaux en Espagne 





LES COMPLICES. S71 


qu échafaudait Je chevalier; et plus le temps marchait, plus son im- 
patience croissait. A son premier cheveu blanc, la rage le prit. 

« Suis-je donc condamné, se disait-il, 4 vivre ici de chétives rapines,' 
en jouant au plus fin avec les gardes champétres, tandis ‘qu’é Paris 
les oigeaux.de prose de:la: coulisse dépensent moins d intelligence 
pour récolter des milliqns? » 

Il congut cent projets irréalisahles, il fenta dix démarches quis 
échouérent.... De son parti, il ne pouvait espérer que des lettres de 
présentalion... C’était déja beaucoup que d’avoir des portes ouvertes 
dans le vrai monde... Mais partir! Comment partir? 

Aprés les projets audacieux, mais avouables, Rouvenac pensa aux 
moyens habiles, qui sont la ressource des maltraités de la fortune... 
Peut-ttre que, s'il avait habité Paris au temps oi l'abbé Prévost écri- 
vail Manon Lescaut, il eut filé la carte & I'hétel de Transylvanie... 
Mais on ne jouait pas a Sarlat. , 

Raoul de Rouvenac et Aristide Bernier, depuis leur duel, avaient 
absolument changé de maintien vis-d-vis l'un de l'autre. 

D'abord 1a courtoisie exigeait qu’ils se montrassent réciproquement 
polis et pleins d'égards. Ensuite, quand la nécessité les mettait en 
présence, Bernier, devenu modéré, devait naturellement témoigner 
du respect pour les convictions de son adversaire, et Rouvenac, le 
vainqueur du combat singulier, ne pouvait plus qu’aller au-devant 
du vaincu. 

Et puis, en se heurtant, tous deux avaient senti l'un en |’autre je 
ne sais quoi qui les altirait comme J’inconnu. Ils ne se pénétraient 
point, mais ils se cherchaient. 

L'aplomb et la désinvollure de Rouvenac étaient, pour Bernier, 
un perpétuel sujet d'admiration. Combien n’edt-il pas donné pour 
les lui dérober! Quant & Raoul, il regardait Ie petit avocat comme 
un probléme dont il cherchait Ia solution, comme une forteresse 
dont il faisait le tour pour trouver la bréche qui pouvait l’introduire 
dans la place. Tous les deux s‘observaient en se demandant si la 
destinée les avait faits pour s’allier ou pour se détruire. 


Xf [ 
Vers l’an 4844, Raoul et Aristide habitaient encore Sarlat. Le pre- 
mier, qui entendait sonner sa trente-troisiéme année, regrettait de ne 


croire nia Dieu ni au diable, parce qu'il ne savait & qui vendre son 
ame. Le second, toujours calme et froid 4 l’extérieur, pali et maigri 


572 LES COMPLICES. 


par les veilles et l'étude, se demandait avec une inexprimable an- 
goisse si l'heure arrivait enfin oi il devait recueillir le fruit de sa pa- 
tience. 

Un soir, aprés souper, il dit 4 son pére : 

— Combien croyez-vous que vaille l'ensemble de nos propriétés? 

— Mais cinquante mille francs 4 peu prés... Tu désires savoir le 
chiffre de ta dot? Tu penses au mariage’... 

— Non, mon pére... Done la vente de nos terres donnerait cin- 
quante mille francs? 

— La vente, je ne sais pas! Quand on vend on u’a pas toujours le 
haut du pavé! Mais il ne s’agit pas de vendre. 

— J'ai lieu de croire, reprit Aristide aprés un silence, que les 
me<sieurs de Chasseneuil donneraient un bon prix de la Jonchére 
et du esnil.... 

— Et qu’importe? 

— Il importe.... Mais il ne faudrait pas qu’ils sussent le fond des 
choses.... La belle terre de Pressenzac va étre mise en vente, mon 

cre! 
,  Vraiment! Et pourquoi? Le marquis aurait-il mangé son bien 
a Paits.... 

— Précisément. Et, comme il est ruiné, son conseil engage a ne 
pas attendre, pour vendre sa terre, les poursuites de ses créan- 
cicr's. 

— En effet, cela vaudrait mieux.... Il n’aura pas l’air d’avoir la 
main lorcée, d’étre obligé de faire de l’argent a tout prix.... 

— Qui! voila toujours ce qu'il faut craindre.... C’est pourquoi, 
avant yue ce propos de vente soit ébruité, il faudrait profiter de 
l’envie qu'ont les messieurs de Chasseneuil de placer en terres !’argent 
de la succession de leur tante.... 

— Eh bien, précisément, a la vente de Pressenzac, ils pourront se 
tailler, dans la masse, deux jolis domaines. 

— it voila ce que je redoule mon pére! et voila pourquoi il ne 
faul pas attendre qu'ils soient avertis de cette vente! 

— Aristide, reprit le vieil avocat, je ne te comprends pas du tout. 
Explique-loi plus clairement! 

— Eh bien, mon pére, puisque vous ne devinez pas, voici la com- 
binaison que j'ai faite... En nous y<prenant vite et bien, nous pou- 
vons vendre nos terres un bon prix aux messieurs de Chasseneuil. 
Elles sont d'excellente qualité, et, sauf 4 Pressenzac, ils ne trou- 
veront pas dans le pays deux domaines mieux arrondis et en meilleur 
élat. 

— Eh! mais voila pourquoi je ne veux pas vendre mon bien! s ¢- 








LES COMPLICES. 573 


cria vivement M. Bernier pére. Je l’ai recu de ma famille, je 1’ai 
cultivé, soigné, amélioré.... 

— Tant mieux! les terres ont gagné de valeur! 

— Elles représentent la dot et le douaire de ta mére, I’héritage de 
la sceur et le tien.... J’espére que mes petits-enfants.... 

— Mon pére, si vous voulez me croire, vos petits-enfants n'au- 
ront pas besoin de ce modique héritage! Parlons peu, et parlons 
bien. Voila ce qu’il faudrait faire tout de suite : d’abord vendre tvut. 
Notez-bien qu’en vendant aux messieurs de Chasseneuil, qui cher- 
chent un placement, nous recevrions tout comptant. Admettez que 
vous réalisiez cinquate mille francs au moins. Il faudrait d'abord 
désintéresser ma sceur pour que son mari n’ait pas la crainte de se 
trouver lésé.... Je serais d’avis méme que vous garantissiez par un 
placement sur ce que vous lui réservez en héritage.... 

— Eh! mais, dit le pére, ne vas-tu pas me demander de faire mes 
partages de mon vivant, et.... 

— Movi, mon pére, reprit Aristide, je n’ai besoin de rien. Et pour- 
tant il me faut tout le reste. 

Le vieux républicain bondit. 

— Avec le reste, j’achéterai, en mon nom, la terre de Pressenzac. 
Vous verserez comme premier payement, les seconds vingt-cing 
mille francs.... | 

Cette fois, M. Bernier, abasourdi, regarda son fils avec une indi- 
cible stupéfaction. Depuis longtemps, il était accoutumé 4 le consi- 
dérer comme un esprit sérieux et profond, comme un homme capa- 
ble, sur la prudence duquel on pouvait se reposer. Tout a coup cette 
croyance, lentement établie par des années d’épreuves, s’écroula, ef 
Aristide redevint pour lui I’étudiant révolté qui avait tenu téte a sa 
colére. Méme, il se demanda s'il ne perdait pas la raison subite- 
ment. 

— Jai pris toutes mes informations, continua tranquillement 
Aristide; avec vingt-cing mille francs, M. de Pressenzac fera prendre 
patience 4 ses créanciers. D’ailleurs, je me chargerai de les apaiser! 
Que diable! on ne trouve pas comme cela tous les jours des gens 
préts & payer comptant une terre de deux cent mille francs! En la 
vendant par lots, cela ne finit pas.... Il est bien entendu que M. de 
Pressenzac, qui vit 4 Paris dans le monde des plaisirs, ignore que 
les messieurs de Chasseneuil ont cinquante ou soixante mille francs 
a placer, et veulent les placer en terres. 

— Fort bien! dit enfin le vieil avocat tout frémissant d’impatience. 
Je comprends le désir de remplacer deux métairies contre un cha- 
teau planté au centre d'une belle terre; mais comptes-tu sur les 
honoraires d’avocat du bureau de Sarlat pour payer les cent soixante- 





574 LES. COMPLICES. 


quinze mille francs restants? au bien as-tu quelque Procédé que 
j ignore pour battre monnaie? 

— Il s’agit bien de cela! J’aurai du temps pour payer !.. je m’ar- 
rangerai pour payer par parties. Enfin, il n’y a pas deux fois en 
vingt ans une terre comme Pressenzac a acheter dans I'arron- 
dissement.... Dans un an, je sais que nous aurons ict des élections... 

Je veux etre éligible: et pour'cela il faut payer le cens.... compre 
nez- vous maintenant? 

— Ah! s’é¢ria le pére entrevoyant pour.la premiére fois les pro- 
fondeurs de l’ame d’ Aristide, tu es ambitieux! 

— - Peut-dtire! .. . A quoi pensiez-vous donc que je travaillais icl, 
depuis tongtemps?. . . Ceoyez-vous que j’aspirais a épouser une ma- 
demoiselle Allard? 4 mettre mon-esprit et ma science au service du 
premier venu, pour une miserable rémunération? 4 élever pénible- 
ment trois ou quatre enfants... 

— Mais tu ferais la ce que ’ai fait et ce qu a fait mon pére... 

— Eh bien, j aimerais mieux n’étre jamais né! répliqua vive- 
ment Aristide, dont la voix tremblante eut une vibration qui fit peur 
au vieil avocat. Il n’y a plus aujourd hui qu’un marchepied pour 
’homme d’intelligence qui veut s’élever, la députation ! Mais il faut 
y arriver par la patience, le courage et habileté, 4 ce marchepied 
qui vous lance d’un seul coup dans l'Empyrée social... Une fois 
député... , on est maitre de sa destinée, quand on 1 sait comprendre 
et qu'on sait vouloir. 

— Tu sais bien des choses, murmura le pére tout réveur. 

— La question pour moi, c’est d’étre nommé. D'abord je vous ai 
dit le moyen de me faire éligible. Quant 4 me faire élire, ce sera 
mon affaire. Monsieur Thévenot, notre député actuel, fort bien avec 
le pouvoir, comme vous savez, a la promesse du roi “d'etre fait pair 
de France au printemps. De la les élections. Vous savez que, ]'an der- 
nier, j'ai gagné pour lui un procés important... Je lui ai demandé, 
en maniére d’honoraires, de me céder ses voix quand il arriverait 4 
la pairie. Paurai les libéraux, cela va de soi; j'aurai les légéti- 
mistes... 

_ —— Comment cela? 

_ —TIls ne sont pas assez forts pour faire un député de leur facon, 
et le savent. Mais ils veulent & tout prix empécher le candidat du 
pouvoir d’étre nommé. — La flétrissure qu’on, leur a jetée 4 propos 
du pélerinage de Belgrave-Square les exaspére. — Or, pour faire 
piece au sous-préfet, ils réuniront leyrs voix aux ndtres... Ajoutez 
que j'ai dans ce parti et dans tous en général des sympathies per- 
sonnelles,.. Cela peut compter pour mieux que des espérances. 





LES COMPLICES. 315 


— Et la-dessus tu penses que nous devons tous jouer notre for- 
tune? 

— Jouer! Qui donc joue? — moi seul! — Ma sceur est 4 l’abri... 
Vous, vous habitez, avec ma mére, le chateau de Pressenzac dont 
les revenus vous défrayent largement... Quant a payer les termes 
a venir du prix d’achat, une fois députeé, j'y pourvoirai. 

— Les députés patriotes deviennent-ils done sitét riches aujour- 
d’hui? demanda d’une voix sévére le vieux républicain. 

— Les députés patriotes comme les autres sont aux sources de la 
fortune... D’ailleurs, au besoin, je saurai retarder les échéances... 
faire patienter les uns et les autres... Eh! qu'importe! I] faut ar- 
river ! 

— A tout prix!.. méme en jetant sur le tapis vert du hasard la 
fortune de toute une famille? 

— Je vous ai dit, mon pére, que moi seul risquais quelque chose. 
Mettons au pis la destinée. Si je ne paye pas, on vendra, n’est-ce pas? 
aprés des délais plus ou moins longs... Admettons qu'on vende a 
perte, il vous restera toujours une forte partie des vingt-cing mille 
francs que vous avez versés. Vous vous tigurerez que je me suis marié 
el que vous m’avez donné une dot: voila tout. De ce reste et du re- 
venu des vingt-cing mille francs placés pour ma sceur vous vivrez, 
Quant 4 moi, je naurai plus besoin de rien, — car je me ferai 
sauter la cervelle. 

— Tais-toi! s’écria le vieux Bernier, hors de lui. Tais-toi! tu m’é- 
pouvantes ! 

En effet, ces froids calculs, cette résolution cynique et terrible, 
dépassaient de bien loin les audaces du vieillard. Le coeur doux et 
honnéte de M. Bernier, son esprit droit, se reposaient jusqu’alors 
sur les vertus civiques de son fils; et, pour lui, ces vertus, dignes de 
l’antiquité, c’étaient surtout l’abnégalion de soi-méme, le dévoue- 
ment de l’individu & la masse. A ces aspirations généreuses se’ joi- 
gnaient dans son ame |’amour de la propriété, inhérent a la longue 
possession d'un petit bien patrimonial, le désir d'une modeste ai- 
sance, bien naturellement éclos dans le coeur d'un bourgeois de 
province. Mais son initiation aux idées les plus avancées de la révo- 
lution n’avait point éteint ses vieux sentiments chrétiens, comme on 
sait. Cette idée de suicide, si simplement présentée comme la consé- 
quence d'un échec, le fit frémir. 

Ii se demanda quel épouvantable travail se faisait aujourd’hui 
dans l’4me des jeunes gens pauvres et obscurs qui, en voyant la 
route des grandeurs ouverte devant toutes les ambitions, et le succés 
accessible 4 toutes les audaces, s’élancent en avant, renversent tout 
sur leur passage, escaladent les barriéres et les précipices, et arri- 





576 LES COMPLICES. 


vent au but, pistolet au poing.... 4 moins que leur cadavre ne reste 
accroché a rune des aspérités du chemin. 

Madame Bernier, jusqu alors, avait écouté sans rien dire toutes ces 
choses inouies pour ses oreilles; c’ était une honnéte et bonne femme 
comme son mari était un brave homme, mais l’esprit plus fermé 
encore aux passions actuelles de la jeunesse. Les raisonnements de 
son fils lui parurent 4 la fois monstrueux et insensés : insensés, car 
elle ne pouvait admettre qu’on vendit son bien, 4 soi, pour en 
acheter un autre, et encore moins qu'on achetat quoi que ce fut 
sans avoir de quoi le payer; et puis, elle ne pouvait entendre parler 
de sommes aussi énormes sans avoir le vertige; — monstrueux, parce 
qu'il lui paraissait hors nature qu’un fils osdt prendre ainsi le gou- 
vernement de la famille du vivant de son pére, et commencer, pour 
se faire la voie plus facile, par ranger ses parents comme des meu- 
bles, dans un coin. 

— Quant 4 moi, dit-elle enfin, je m’opposerai de tout mon pouvoir 
4 des folies pareilles. C’est-a-dire que je ne donnerai point mon con- 
sentement a la vente de nos biens. 

— Vous me refuseriez! vous! ma mére! reprit Aristide stupéfait 
sous cette menace inattendue; je me trompe, n’est-ce pas?... Vous 
ne le pourriez pas... Yous ne m’avez pas mis au monde, vous ne 
m’avez pas élevé sur vos genoux, vous ne m’avez pas vu grandir en 
palissant sur des livres, et vicillir solitaire entre les quatre murs de 
mon cabinet comme dans une cellule, pour me refuser, a l’heure ot 
je vous le demande, |’aide qu’il me faut pour triompher... Non! car 
vous m’aimez, ma mére! 

— Je te refuserais, moi, le moyen de nous ruiner tous, dans le 
cas ou fon pére aurait la faiblesse de consentir 4 tes arrangements! 

— Mais je n’y consentirai point, dit le vieillard. 

— Et pourquoi, mon pére? En quoi ces arrangements vous sont- 
ils préjudiciables? Vous n’avez rien 4 perdre si je succombe... Et, si 
je triomphe, ma fortune n’est-elle pas la votre? 

Désormais l’ambitieux n’avait plus ce flegme et celte audace qui 
rendaient ses parents interdits. C'est que tout a l'heure il croyait pou- 
voir parler en dictateur sdr d’étre obéi, en oracle au-dessus de la 
contradiction. Maintenant il se sentait en présence de ses mailres, de 
ses juges aussi... 

Par instants il s’efforcait de faire entrer la conviction dans ces es- 
prits timorés; d'autres fois, il se révoltait contre cette puissance qui 
venait se mettre en travers de ses plans et faire avorter son travail de 
quinze ans. 

— Quoi! se disait-il, jaurais jusqu’a présent rongé mon frein 
comme un étalon garrotté... . J aurais conduit ma vie avec une dissimu- 








LES COMPLICES. 577 


lation digne de Sixte-Quint, ‘préparé dans l’ombre mes voies lentes 
et sires, pour que des scrupules de vieille femme viennent me couper 
le chemin ! 


Qu’ai-je fait de ma jeunesse alors? s’écriait hors de lui l’Icare 
aux ailes brisées. J'ai trente-cing ans, je suis chauve, mon visage se 
flétrit sous l’effort de Ia pensée... Et je n’ai jamais aimé, et je n’ai ja- 
mais été aimé... Jamais! non, jamais!... je n’aijamais connu le doux 
enivrement de l'amour... jamais je n’ai perdu ma journée & errer 
dans les bois auprés d’une femme aimée... 


A Paris, j’ai vu de gais étudiants chanter leurs vingt ans dans un 
grenier... Moi, je travaillais seul, bouchant mes oreilles, aux rires ar- 
gentins qui percaient les minces cloisons... Ils dansaient!... je révais 
de fortune et de pouvoir... 


Ici, j'ai retrouvé mes camarades d’enfance mariés, déja péres... 
Jai revu froidement, en me serrant le coeur, la jeune fille qui m était 
destinée. Pourquoi, si l'on me brise aujourd’hui?... Toujours et 
sans relache j'ai travaillé pour parvenir... 


Ma jeunesse est partie... je ne puis plus la ressaisir au vol... Ma 
fiancée est mariée... Et puis une 4me comme la mienne n’oublie pas 
les réves dévorants qui l’ont soutenue si longtemps... Un coeur 
étouffé ne se réveille pas... Ah! mon pére, ah! ma mére, on ne 
brise pas un homme & cette heure-la ! 


Enfin, quand il eut donné un libre cours 4 la révolte, il s'apaisa 
peu 4 peu; devant l’opposition persistante des deux vieillards, il rentra 
dans sa gaine d’avocat, froid et austére. Alors il reprit en sous-ceuvre 
ses premiers raisonnements, en tachant d'éveiller chez ses parents 
un intérét quelconque. 

— Ma mére, disait-il, je serais le premier ici, et bientét le premier 
du département, je vous le jure... Vous viendriez a Paris tenir ma 
maison... — Mon pére, la presse européenne porterait a tous les 
coins du monde le nom de votre fils... Vous m’entendriez 4 la tribune 
défendre la gloire et la liberté de la patrie, tonner contre les vendus 
et les satisfaits ; je ne tarderais pas & devenir chef de parti... N’avez- 
vous donc nulle confiance en ma valeur ? 

— Si fait. 

— kh bien, alors, comment me refusez-vous les moyens de devenir 
influent, de servir mon pays’... ; 

— Je ne comprends pas bien ton patriotisme... je vois bien mieux 
lon ambition que ton dévouement. Enfin, je m’arréte devant cette 
fureur de parvenir, qui ne te laisse d’autre alternative que le succés 
ou le suicide... Il y a bien des maniéres, mon cher enfant, de servir 








578 LES COMPLICES. 


son pays, et souvent les plus obscures ne sont pas les moins fruc- 
tueuses. 

— Les parents, reprit la mére, s’ils n’ont pas toujours l'instruction 
et les talents des enfants, ont assurément de plus qu’eux |’expérience. 
Et puis, précisément parce qu'ils restent désintéressés, ils voient plus 
justement les choses. Leur devoir est aussi de garantir les enfants 
contre les entrainements de toutes les passions... 

— Et vois comme la passion t’égare, interrompit M. Bernier. Tu ne 
sens pas, en vérité, que la demande que tu nous fais est d'un égoisme 
féroce. C’est le propre des ambitieux de ne considérer qu’cux seuls 
sur la terre... Ainsi tu nous dis: « Je payerai plus tard le reste du 
prix de Pressenzac; ct si je ne paye pas, vous pourrez encore vivre 
honorablement; » et ta conscience est tranquille. Pour toi, l’argent 
est tout; nos souvenirs, nos vieilles affections pour les arbres que 
nous avons plantés, pour le foyer oi toi et ta sceur avez joué tout 
petits, pour les mille détails, enfin, qui font la « maison paternelle, » 
cela ne compte pas | Tu veux nous dépayser aujourd hut; et, en cas 
de matheur, tu nous déménageras demain sans songer qu on ne trans- 
plante pas les vieux arbres. Et si tu ne peux payer aux échéances, 
chose probable, si on t’exproprie, toi, par autorité de justice, la terre 
de Pressenzac peut perdre le quart de sa valeur.... ef nous nous 
trouverions non-seulement ruinés, mais encore endettés! Pour toi, 
tu te tueras sans plus t’inquiéter de rien. Avoue que nous serons des 
vieillards bien heureux! Allons, réfléchis en homme raisonnable. Tu 
verras que ta proposition ne devrait pas se discuter; elle est inad. 
missible, tout simplement. 


XII 


Ce n’est point avec un caractére aussi persévérant que celui d’Aris- 
tide, ce n'est pas avec une volonté de fer surexcitée par le paroxysme 
de |’ambition, qu’on se tient pour battu aprés un premier échec, si 
complet qu'il soit. Aristide revint 4 la charge avec une autre proposi- 
tion. Cette fois, il s’agissait seulement d’hypothéquer les métairies pa- 
ternelles pour les vingt-cing mille fr. indispensables. Ceci, plus simple 
quel’autre combinaison au premier abord, le devenait moins par l’exa- 
men. D'abord le patrimoine de la sceur a Aristide se trouvait moins 
sauvegardé, et puis les lourds intéréts qui reviendraient tous les ans 
paraissaient ruineux 4 madame Bernier. Enfin, Aristide lui-méme se 











LES COMPLICES. 579 


disait qu'un emprunt pareil ne se peut pas faire, dans une petite ville, 
sans éveiller l’attention, et qu'il n’inspirerait pas confiance au ven- 
deur si on le voyait ainsi « découvrir Pierre pour couvrir Paul, » 
comme on dit vulgairement. 

_ Comment faire, cependant? Il s’attachait, faute de mieux, a ce der- 
nier parti; mais, pour cela encore, il n’eut le consentement ni de 
M. ni de madame Bernier. 

Les jours passaient. Déja on parlait vaguement de la mauvaise 
situation du marquis de Pressenzac, et de la vente possible du cha- 
teau. Que l’on imagine les tortures d'Aristide ! 

Enfiévré, hors de lui, en proie 4 toutes les incertitudes et 4 toutes 

les angoisses, il ne pouvait plus assouplir son esprit 4 l’ordre accou- 
tumé de ses consultations. Souvent il demeurait court au milieu d’une 
controverse, ou bien il cessait d’entendre les explications de ses 
clients. Pour dompter cet état maladif, et aussi pour reprendre pos- 
session de lui-méme, il entreprenait quelquefois de longues courses, 
a pied, dans la campagne. 
' L’arr des champs, la saine et forte nature, apaisent le sang et les 
nerfs de ceux méme qui sont sourds 4 leur grande voix et aveugles 
pour leurs beautés. Quand il avait bien marché par les bois, bien 
recu au front.l’air des vastes plaines, bien regardé couler l'eau des 
ruisseaux entre leurs rebords de mousse ou de roseaux, le sang bat- 
tait moins fort dans ses artéres, les idées se succédaient moins effer- 
vescentes dans. son cerveau. 

Alors, au lieu de divaguer, il pensait, cherchant une combinaison 
nouvelle pour arriver 4 son but, comme les vieux alchimistes cher- 
chaient le grand-ceuvre, toujours, sans cesse, jusqu’é la mort. 

Et quand ses efforts se heurtaient 4 l’impossible, quand le senti- 
ment raisonné de son impuissance lui revenait de toutes parts, il se 
disait encore en frappant la terre du pied : «Mais pourtant je le 
yeux ! » 

Une aprés-midi, vers quatre heures, il errait ainsidans la plaine de 
Savignac, en proie 4 son démon, |’ceil fixé vers la terre, comme s'il 
se fit attendu 4 en voir sortir la solution de son probléme. 

— Bonjour, monsieur Aristide; comment allez-vous? s’écria tout a 
coup 4 son oreille une voix qui le fit tressaillir. 

Il s’éveilla comme d’un songe, et leva la téte; Raoul de Rouvenac 
était devant lui. 

Naturellement il répondit : 

— Merci, trés-bien.- Et vous ? 

Mais sa voix était encore mal assurée : il se demandait, frappé par 
cette rencontre comme par une apparition fantastique : 

— Est-ce un avertissement de la destinée?... 


3580 LES COMPLICES. 


Rouvenac avait son fusil sur l’épaule, son carnier en bandouillére. 
Son chien flairait aux alentours. 

Je ne sais quel instinct le poussait, lui aussi, atirer de cette rencon- 
tre un fruit quelconque. Peut-étre, tout en suivant d’un pas machinal 
les pistes trouvées par son chien, cherchait-il également la solution 
d’un probléme. 

Quoi qu'il en soit, tous deux désiraient que a conversation s‘en- 
gageat. Mais ni l'un ni l’autre ne voulait, le premier, l’amener sur 
un terrain significatif. 

Ils échangérent de ces phrases superlativement banales, qui sont 
une ressource pour occuper le temps et dissimuler la pensée. 

Par exemple : 

— Avez-vous tué beaucoup de gibier aujourd'hui, monsieur ? 

— Et par quel hasard, vous qui n’étes pas chasseur, courez-vous 
ainsi dans les champs? Vous allez voir vos clients de Savignac? 

— Non... je travaille beaucoup; le sang me montait a la téte, je 
suis sorti pour me promener, et je ne sais pourquoi ni comment je 
Suis venu par ici. 

— Beau pays! 

— Qui, c’est l’une des plus fertiles plaines du bas Limousin; on doit 
y trouver de bons liévres? 

— Excellents! _ 

— Et la-bas sous ces chénes, je ne serais pas étonné... 

— Crest la truffiére de Minot... 

— Ah! oui, c’est vrai, il habite Savignac, notre ami... il y est de- 
venu fonctionnaire public méme, je crois? Je suis bien coupable en- 
vers lui, monsieur de Rouvenac!... Je lui devais au moins une visite, 
et jamais je ne la lui ai rendue!... 

Ce nom ramenait entre eux une certaine géne. On se souvient que 
le percepteur de Savignac avait été le témoin de leur altercation, et 
ensuite de leur duel. 

Mais il avait été aussi leur camarade de collége autrefois. Et, bien 
que celte camaraderie edt laissé peu de souvenir, car Frangois Minot, 
fils de paysan, petit, grélé, contrefait, médiocrement intelligent, ne 
frayait guére avec les deux aigles du collége de Sarlat; ils évoquérent 
ce souvenir plus volontiers que l'autre. 

Aprés quelques menus propos sur les disgraces physiques et mo- 
rales du percepteur, Rouvenac ajouta : 

— Mais ce qui m’effraye, c’est de le voir vieillir, ce pauvre Minot! 
On ne dirait point, certes, qu’il est notre contemporain. 

— Vraiment? moi, il y a fortlongtemps que je ne l’ai rencontre. Il 
me semble qu’il ne vient presque jamais 4 Sarlat? 





LES COMPLICES. 581 


— Bien rarement. Il n'y a point affaire, hormis lorsqu’il porte sa 
récolte d’écus au receveur particulier; et je crois qu'il ne fait point de 
courses inutiles, vu sa pauvre santé. 

— Il est toujours souffrant? 

— Il tousse, il a des douleurs, des fluxions, que sais-je? C’est 
un vieillard enfin que cet homme de trente-cing ans. Et son esprit pa- 
rait plus usé que son corps. 

— Je l’ai toujours soupconné d’étre né a cinquante ans, notre 
camarade. Quant a sa téte... elle n’a jamais été forte. 

— Maintenant, il a des lubies... des manies.surtout. Ainsi sa maison 
est délabrée, il y vit seul, il s’'y radoube comme il peut. Quand on le 
rencontre, par les chemins, sur son bidet, il vous a des airs effarés 
fort bizarres. Oh! le maitre et l'animal, aussi chétifs corps l'un que 
l'autre, sont bien connus dans le pays... surtout depuis que les enfants 
de Mailly, pour faire piéce au petit percepteur, se sontavisés d'altacher 
un cerf-volant 4 la queue du cheval, un soir de frérie. La béte s’irrita, 
comme vous pensez, quand, ayant pris le trot, elle se sentil ce nouvel 
appendice; et le percepteur perdit la téte en voyant sa monture, si 
placide d’ordinaire que bien des gens les croyaient en carton, faire 
des soubresauts et bondir de ci et de 1a. Les enfants suivaient de loin. 
Bientot Minot, téte nue, carson chapeau avait passé par-dessus le pont 
de Mailly, les cheveux hérissés, serrant d'une main sa sacoche et s’ac- 
crochant de l'autre 4 la criniére de sa béte, poussa des cris lamen- 
tables. Je crois bien que c'est depuis ce jour-la que Minot est devenu 
amoitié fou. 

— Les enfants sont cruels et ceux-ci eussent mérité une correction. 

— Sans doute! mais les enfants ne s encouragent guére 4 ces mé- 
faits que quand ils sentent dans les dispositions de leurs parents une 
autorisation tacite. Minot n’est pas aimé dans le pays. 

— Pourquoi cela? 

— On l’accuse de faire l’usure; c’est-a-dire qu'il préte de l’argent 
aux petits cultivateurs, soit pour payer leurs fermages, soit pour 
payer leurs contributions quand ils sont en retard. Naturellement il. 
fait payer des intéréts... peut-étre forts... 

— kst-ce qu'il est riche? Est-ce qu'il préte beaucoup? demanda 
Bernier plus vivement qu’il n’aurait du. 

Un éclair venait de traverser son esprit, et son idée fixe, en ce mo- 
ment, était si puissante, qu'il en oubliait sa prudence accoutumée. 

Tout 4 Vheure il répondait 4 Rouvenac sans intérét et seulement 
pour soutenir la conversation. Soudain il rappela toutes ses facultés 
égarées comme un berger rassemble un troupeau épars. En moins de 
temps qu'il n’en faut pour le dire, un espoir était né en lui, et, avec 
lespoir, une anxiélé inexprimable. 





582 LES COMPLICES. 


— Je ne sais pas au juste combien il peut préter, répondit lente- 
ment Rouvenac, que la vivacité inattendue de son partenaire avait 
étonné. Ila eu quelque chose en héritage; une soixantaine de mille 
francs sur lesquels il travaille... 

— Il ne les a pas placés?... 

— fl les place en détail chez les petits propriétaires et chez les cul- 
tivateurs, comme je vous le disais et leur fait porter mtérét... Cest 
le bruit public, du moins. 

Tout en causant et sans y prendre garde, Rouvenac et Bernier 
faisaient du chemin. Le hasard seul, assurément, dirigeait leurs pas. 
Au bout de la plaine, sur le bord du chemin vicinal, était une maison- 
nette solitaire entourée d'un jardin assez bien entretenu. 

— Et tenez! s’écria Rouvenac, voici précisément la maison de 
Minot! 

Bernier encore une fois recut au cceur une commotion qui le fit 
palir. 

— Eh bien, murmura-t-il, si nous allions le voir? 

— Volontiers, repartit Rouvenac. 


XIII 


[ls poussérent une petite cléture d’osier qui fermait la haie du 
jardin et heurtérent 4 la porte. 

Cette porte était de bois plein, un peu déjetée, mais soigneusement 
assujettie par des contre-forts de planches, évidemment ajoutés par le 
propriétaire, qui semblait se préoccuper beaucoup plus de la solidité 
que de la symétrie. 

Elle ne s‘ouvrit pas d’abord et les deux visiteurs allaient rebrousser — 
chemin, quand au-dessus de leurs tétes, 4 travers la fente d’un volet 
retenu demi-fermé par un bout de corde, apparut le profil ridé et pelé 
du pelit percepteur. 

— Comment! c’est vous, messieurs! s’écria-t-il dés qu'il eut re- 
connu les anciens adversaires. — J'y vais! me voila! attendes! 

Ce disant, Minot retira obliquement sa téte de l’étroite ouverture 
ou il l'avait engagée; puis il descendit d'un piédestal quelconque sur 
lequel il était monté. Quatre ou cing minutes encore s'écoulérent 
avant que Rouvenac et Bernier entendissent une clef tourner deux 








LES COMPLICES. 585 


fois dans la serrure. Enfin Ja porte s’ouvrit et le percepteur s’écria : 

— Entrez donc, messieurs... mes chers camarades!... Et qu’est-ce 
qui me procure l’honneur et le plaisir de votre visite? 

— Mais tout simplement le désir que nous avions de vous voir, 
répondit Rouvenac. 

La piéce dans laquelle venaient d’entrer Aristide et Raoul était la 
principale du logis demi-bourgeois, demi-paysan, que Minot avait 
hérité de son pére et qu'il conservait. C’était la salle, comme on dit, 
par un terme générique, qui embrasse a la fois la signification de 
salon, de salle 4 manger, de parlotr et de bureau. 

Sur les murs simplement blanchis 4 la chaux, ca et 14, on 
voyait appendus et collés des images d’Epinal, des chansons de Bé- 
ranger illustrées, des textes de lois, des avis aux contribuables, et 
parmi tout cela des branches de laurier sauce, des chapelets de cham- 
pignons secs, des courges 4 gourdes. Aux solives brunes du plafond 
pendaient deux jambons. Sur une grande armoire de noyer, qui dé- 
corait le panneau principal, on voyait des pots de confitures. Sur le 
bureau, prés de la fenétre, 1] y avait deux registres, un code, un en- 
cnier, de la sciure de bois dans une s¢bile. 

Un secrétaire, un buffet surmonté de son dressoir chargé de vais- 
selle, une table ronde, quelques chaises, complétaient l’ameublement 
de cette salle. 

Tout cela était propre et luisant. On comprenait 4 la fois que le 
petit homme n’ouvrait pas 4 tous venants son domicile, et qu’il était 
fier et heureux d’y recevoir des gens considérables, comme ses anciens 
camarades de collége, par exemple. 

Du paysan, s'il avait conservé l'amour de l’argent, l'dpreté au 
gain et la métfiance, il gardait aussi ]’ostentation hospitaliére. Sa mai- 
son était bien montée, et il se réjouissait de le faire voir 4 Rouvenac, 
un noble sans le sou, et 4 Bernier, un monsieur fier, qui, jus- 
qu alors, n’avait pas seulement songé a venir rendre visite & son té- 
moin. 

Aussi, 4 peine furent-ils assis, que le petit percepteur s'empressa 
de jeter une nappe sur la table et de dresser dessus quelques rafraf- 
chissements. 

Rouvenac et Bernier le laissaient se démener sans avoir envie de 
profiter de ses appréts. Mais nil’un ni l'autre n’osait prendre la parole 
pour l’arréter. Bernier se disait que Rouvenac, aprés une journée de 
chasse, avait peut-étre soif ct méme faim; et Rouvenac, par courtoisie, 
tenait & laisser prendre toutes les initiatives 4 son ancien adversaire, 
avec lequel les circonstances le mettaient pour la premiére fois en 
rapports d‘intimité. 

Rt, tandis que Minot se démenait, ses convives l’observaient en ré- 





O84 LES COMPLICES. 


vant aux bizarreries de la nature, qui faisaient de ce camarade, vieilli 
avant l’4ge, un étre si différent d’eux. 

Rouvenac se disait : 

« Quelquefois les richesses de l’esprit compensent les pauvretés du 
corps; sous l’enveloppe fluette de Bernier, par exemple, il y a une 
Ame forte. Mais quel est donc le bien que la Providence octroie en 
partage 4 cet étre chétif au physique, et déshérité au moral, si Pro- 
vidence il y a?... » 

Bernier, lui, s efforgait d’entrer dans le for intérieur de Minot. Et 
il restait en échec devant les contradictions apparentes de cette na- 
ture, a la fois avare et prodigue, défiante et vaniteuse. Il se deman- 
dait : « Pourquoi cet homme inutile et manqué est-il riche?... Et si la 
destinée aveugle jette la. fortuna au hasard, en fermant les yeux, 
comment la fortune, ce levier tout-puissant, n'inspire-t-elle pas a qui 
le posséde le besoin de s’en servir2n.. « . . 

Et il se perdait en étonnements. . 

a Cet homme n’aime rien, ne souhaite rien; il n’a pas de famille, 
il mourra dans cette bicoque.ou iJ est né, ef. il amasse, et il thésaurise. 
Pourquoi?... Sil youlait pourtant, il pourrait changer ma_ position 
comme par un coup de baguetle féérique. Que kai codterait-il de me 
faire éligible?.,. Ses billets de banque seraient placés sur la terre de 
Pressenzac au lieu d’étre serrés ici dans quelque weux bahut... Ll me 
semble que $1 j'étais, comme lui, disgracié de la. nature, j'aimerais 
4 vivre dans autrui... que je voudrais employer ma fortune 4.m’ache- 
ter un remplagant dans, la société, pour ainsi dire...» : 


Quand la collation fut servie, Raoul et Aristide se défendirent d'y 
toucher. Pourtant elle était fort appétissante. 

— Mais comme il est bien monté, ce Minot!, s’écria Rouvenac. Qui 
est-ce qui penserait, 4 voir ce jambon fin, ce fromage bien frais, ces 
fruits et ces contitures, que nous sommes chez un solitaire? La meil- 
leure ménagére ne monterait pas mieux une maison, ep vérité! 

— Eh! eh! messieurs, fit le petit homme visiblement flatté de ces 
louanges; c est précisément quand on vit tout seul qu'il faut se don- 
ner Jes jouissances de Ja table. Si j ‘avais élé prévenu de votre visite, 
vous trouveriez mieux! Enfin, le plus beau garcon du monde ne peut 





LES COMPLICES. 585 


donner que ce qu'il a, ajouta-t-il en ricanant. Mais faites honneur a 
ma collation, au moins! 

— Non, merci. Nous retournons a Sarlat pour souper tout a 
l'heure. 

— Eh bien, soupez ici! vous n’étes pas des demoiselles, vous pou- 
vez rentrer passé huit heures, j imagine? Moi, je vous offre un paté 
de gibier aux truffes, des confitures d’oie de ma facon, avec une 
salade. Voyez un peu les belles romaines dans le jardin! Et l’estra- 
gon, et la pimprenelle, et les capucines, et la passe-pierre!... Avec 
cela du vieux médoc, des pommes de calville et des noix fraiches... 

Aprés quelques objections, Rouvenac et Bernier consentirent a 
rester. Je ne sais quoi les attachait 4 Minot comme 4 une vague es- 
pérance, et les retenait aussi, l'un 4 l'autre, comme une chaine 
mystérieuse... D'aisleurs, cette soirée passée en tiers, avec un étre 

aussi nul que le percepleur devenait une sorte de téte-a-téte fortuit 
durant lequel les deux adversaires allaient enfin pouvoir se pé- 
nétrer. 

D'abord Minot les promena dans son jardin et leur tit admirer avec 
une joic de propriétaire ses arbres fruiliers encore chargés, car on 
élait au mois de septembre; ses planches de laitue sanguine, ses arti- 
chauls, ses choux de Milan, et surtout les belles treilles de muscat 
gris qui faisaient le tour de sa maison. Puis il s'agita de nouveau pour 
les appréls du souper : courant sous un hangar chercher des sar- 
ments, allumant le feu, revenant au jardin couper les plus belles sa- 
Jades, descendant a la cave, montant sur les tables et les chaises pour 
atteindre la une chose et ailleurs une autre. 

Rouvenac voulut l'aider. Bernier fit semblant de s'occuper de quel- 
que chose, et en réalité ne s'occupa de rien, tant il élait en proie a 
une préoccupalion persistante et tyrannique. 

Bientdt cependant le feu flamba en petillant. Trois cuisses d’oies 
frémirent dans la poéle, et la salade fuldressée. 

— Comment! tu n’as pas méme de servante? demanda Bernier 
quand on fut installé devant la table du souper. 

Il s‘apercevail alors pour la premiére fois que Minot faisait lui- 
méme le service. Il le tuloya aussi sans y prendre garde, parce que, 
depuis un instant, Rouvenac le tutoyait par une intimité renouvelée 
du collége. 

Et puis la petite personne maigrelette du percepteur était facile a 
tutoyer. Tandis qu'il aurait fullu bien des efforts, par exemple, pour 
rétablir le tutoiement entre Ruuvenac ct Bernier! 

— Pourquoi faire, une servante? répondit Minot; — pour qu'elle 
me vole et me fasse assassiner. 

— Toutes les servantes ne sont pas voleuses. 

Jouer 1862. 38 


O86 . LES COMPLICES. 


— Gelles qui ne volent pas ont un amoureux qui vole, eb c’est.tou- 
jours la méme chose. ; . 
— Bah! et les;vieilles?.., .. 
'_ Les vieilles alors ne fen honnes ‘ rien. a me ferait une e bou- 
che 4 nourrir.: voila tout! ,,. Pye 
 — Et tute, sers teinmeme ainsi, toute 1 année, méme Vhiver? 
— Et vous voyez que je me sers bien. 
— Mais, quand tu vas en tournée, qui eat;ep qui garde fa maison’... 
= Elle, ge, gage mieux toute seule quand elle. gst.:hjen fermée 
que ne la barderait une servante coquette, bavarde ou curieus¢... 
/ — fi elie Ny GRIER, BY ROSA tiers soe Mes ie 
—- Huj}..un ehjen4.i anrapgerait bien led, platerrhandes de mon 
jardin! Et puis les chiens deyiennent PNTALES 04114 ra 
eH uipsanel deer since heayconp. les voleins;-sakaeta qu'en 
tona rer 5 anEpent Deu. jen A prendre .d asnfat prlesm ison seule 
et inhahitee ran ggrmobnsnie vats bh tae pee ta 
— Ah! ui n'y laisse pas mon argent... je, i ‘emparte ayer moi! 
Le, petit ee a Aigyt ag: Pipl ot; fait pattie pontession umpru- 
dente, ty pegneyta les; paroles, ¢chappees. iat in 
allez pas répéler cela au moins! ‘s'écriayt-il,, on miétrangle 
rat ait lage ois aiienas,. ie peste ordinnivemept pep argent, 
PES WEY 31) jue Amand. je. fopche. mes contributions, , Fa we 
aoe ihe main, par exemple, a}, fauty.que, jjaalle. & Sarlat, if 
mune. a fat coupes seg bois, et.j.ai, rec.ding, coup, ax awe francs 
Bernier neymangeait pas. Malgrt diexcallente apparence dp, gouper, 
l’appelit ie faisait défaut. Une oppression, 5iDgAMeRe Je, tenait a la 
gorge. Quant i a Rouvenac, il mangeait PV. aUAPl, opis il. squtesait la 
conve SESCOMAPAgMONS regard. 4 Ja fois clar 
erate ae Tagan SAS PORaRAEY a’pn regard. 4 Iq 


et in ous deux buvaient parigaRtpnamges 21; 14 11 
1 ecepertot al ianen sate cic [rts evap Draeeline . deed t4- 
she ob Jook ask. “eevtiite dw elit AHeetth dens aU eeep fore 
eo ag egf eatiot Sibel be 
CT ecient Ged csiroh diam ecnere orp re gsc fi Pel retinas | 
nob owt ch aqui frneb ose peda tie liner Woee ont oe 
Po ie haope sited, sbytyet cat pe caren psa 
Popranes toe B dialed) tare ite ern te ce a bite 
on Hine ite pe a rd “ [is foe Wid ty ee ob we? 


— ug siniguli iore, inde tp, as,, ‘Minots, ‘ait. "horaier, de’ resier per- 
vepleur de Savignss] ‘wes.piche, A.auai bon te donner qu tracas? 

— Cela do tt ennpyer, AULA Rouyenac, "te haneeler les. gens pour 
leur tiver de d’argent; car on vous Spreng en grippe, measicurs les 
agents du fisc... Lat St Lets 





LES COMPLICES. 587 


— Qu’est-ce que cela me fait & moi?... Les appointements et les re- 
mises de ma place sont autant d’épargné sur mes revenus... et puis 
ma position m’aide 4 faire mes petites affaires... Assez causé! — Du 
paté, Rouvenac !'Berrlier, Yos verres sont vides! 

Rouvenac prit du palé, et Bernier remplit son Verre. 

— Tu veux donc '‘devenir bien riche? @emanda Bernier. 


— Eh! eh! Hy ee a 

— Mais pourqudifaire?!.. 0." Che 

Le petit homme moritrs sa table dan regard ‘satisfait qui dtait une 
réponse. oe fle tip ghete ty OF ae er Se ee  Y vo ' 


— Ainsi voila pourquoi tu fais'saer tn-drgent! potirquél tu gardes 
ute positittt mnisérable.:. C'est pour viveé Seul, dang cette masure, 
y bien boire... y bien manger! Et phislapreg?? 1 — 

' Oni ,“ajoutd' Roavetiac; ti ne prerids pa¥ nitinke tatie femme! 

— Eli! bati covnite je ‘sttig, it Ferditbetiv' vole Yak! jé miss des en- 
fants au monde! — Qui sait d’ailleurs si ma femme ne me ttomperait 
pas eth rive voleiiait pas-aussi 7...‘ Hen etep vet eat nh 

‘— Donic, dit Bernier, qui'suivait'toujétr's $4 Pensée da titi ‘frais 
raté, I’hiver un bon feu... avet dela dé ‘la vidnide'bién dcvornmadée. i 
voilale but detavieM Pe eh tp 

— De la'thiénne et de'cetle de tout! le mdnde! ‘Cherchez Biel, et voyez 
poutyor s'agitent'2és: homniey sur! 14terbe!.! Volver 'yuiblid'dst la ‘fin 
des ‘labdur¥,” ded Pattes; des infarnids iféridi d ‘oil thondé'/"" une 
mai¥on Bitry toe vdrittd les intdmpbries."! des vehtbirs sdlides contre 
les volétirs.:!! et! la Batibfaclion de tous Hos ajipétits’: !.(Gherchéz, ‘cher- 
chez!' e’dst late but: Siprenie!! jos Wty esdeads Hue | Wat tee Hts 

0 Hotife |! nul he' protestall 1 hated Uo aed ef a Ph oie 

Mais Boénteys'tctid vet Pacdent Win btbintienie t prdforid : 

— Tu n’as pase ahi tidin’? Use ue ctooly zyod old6idiel ste et 

— Si fait... Seulement, moi qui suis vieux avant le temps, je ne 
m’arréte pas aux ambitions intermédiaires... J’ai tout de suite celle 
gui est la fin de toutes les vdtres... 

Bernier fit un énergique mouvement de négation; mais il ne ré- 
pondit pas. Il voulait tenter une démarche auprés de Minot... démar- 
che supréme comme en tenterytyles joueurs qui jettent sur le tapis 
vert leur dernier enjeu. Mais en vain il appelait 4 son secours les res- 
sources de son habileté : Jes paroles ne lui venaient point. Il ne savait 
comment attaquer cette, petite forteresse d'égoisme qui navait d’autre 
passion au’ ‘moride qud'Tantour de I'dr et'des jouissanices materielles. 

Plus il cherchait, micin¥ il trouvatt;’rnais i buvait‘pour se donner 
du couragé. D'dilleurs, an spasme nerveux lui serrait le gosier; son 
palais était déVenw réclic, et'il ne‘pouvait manger. Le vin seul trou- 
vait passage daus ses organes contractés. 


588 LES COMPLICES. 


Enfin il attaqua le taureau.par les cornes, faute de savoir comment 
lui lui jeter le lasso. Ef puis la passion devenait tyrannique : 

—- On dit que tu as de V'argent liquide et que tu peux preter, de- 
manda-t-il. Est-ce vrai? | 

— Jenai... peu... j’en'préte... quelquefcis... niais avec de bonnes 
garanties, naturefle;aent: pte ie gtea 

— Un de mes clients m’a chargé de faire des dearches pour lui 
auprés des notdirés 46’ tha hnldissanide !' it volldFait avoir vingt- 
cing ou trerite mille francs Comptan}.ay - 

— Donirie-t-il' hypotheque'y ’belles' Sant ses catanties?...' * | 

— Ab! tu pouryais préler les cf being tel e'ffands'! Taterrompil 
Aristide’ pa Gok HB WergHI ad Ui nih | eh ali He! Hut reprimer 
assez vile... Tu pourrais les pradét ss! th “robe dé Sinite 2." 

— Cest selon... Peut-étre, en ajoutant 4 ce que j'ai comptant 
l’appoint de ma recette d’hier que je pourrais dilférer de remettre 
& mon receveur particulier durant quelques jours encore... Quel 
homme est-ce, votre client? 

— Un homme intelligent. 1-77 

— Vous ne mangez rien, messieurs, interrompit Minot, qui, selon 
I'habitude de la province, s’empressait 4 remplir sans cesse les as- 
sieltes Gt Tee ereee Gb $c Wn Gyewloumol esnq: cols ME ating - 

L’amphrtryon suivatt! dag 4 edie te vbrvice! ite Tl (Hb Ie! "tandis que 
V'usurier prélait l'oreille aux propésiliohs' dd Pepprhileliy, 

— Mon chent vAitiied okie dntteb rise, ait WHStiHe!! Bt 

— Mairvdise Yffaira@ tsq cipae eerul cane zal dooleussh iv. 

— Mais nd ars rit! ¥P n'y fag db fhrdtiés adttelles dunner, 
mais il est Vhérittb @O Son pére! “quia dil Mish 2h Soler! !"at' pis, 
on le sait honhéte hurime f! ge shor LL LLL Weeyticte - 4 

— Bali't 'c'dst! ta tet sachs ty patie pevepiday levee Gt ricane- 
ment soirdoriiqhd dul Ht rib? UNG HOutihe Ue Sante aHhud a fa tele 
de Bernier!!! AW! Te Hon "WHI? qu’a EH Chace! Mornete' homme’... 
mais on lest tovfjours' taint’ quot Wa pak ‘tH"Paccasidi ‘de cegser de 
Vétre... Pauvrd at hontittd? ddla/ad! vote! tbtid les Yalits::. fatale de 
mieux!... — V6yéd-vous, "Led tibriBtey geris| sbHdua sont deux qui 
n'ont besoin de rier..." 7 He Noses ait i ea! 

— Et encore!... intértoitipltHéuvende: "4 ot! 

— Je suis sur'gu'il'voug ingpitetait confilitité, reprit Bernier, qui 
ne tutoyait plus le petit pérceptedy, déventr le redoutable arbitre de 
sa deslinée, et qui, senlant ses &spérdtces défaillir, faisait un effort 
supréme pour empécher sa voix de trembler... — Et il payerait des 
intéréts convenables.... 

— Des intéréts sur lés profits de son entreprise, s’il réussit.... 
Oui, j’entends! Et s'il ne réussit pas?... Si le pére mange le bien ou 


LES COMPLICES. 589 


déshérite son ‘fils? — Tenez, Bernier, vous qui avez la réputation 
d'un homme sérieux, vous m’étonnez beaucoup avec votre proposi- 
tion! 

— Mais, en vous mettant au courant... 

— Non! je ne veux rien savoir!... pas méme le nom de l'emprun- 
teur. — S'il m’inspirait confiance, comme, vous dites, cela me pei- 
nerait delerefuser..., 0. os ae 

— Eh! sans doute! dit amérement Rouvenac, l'jdée de l’embarras 
de ce pauvre diable troublerait notre squper ; nest-ce pas, Minot?.. 
Monsieur Bernier, ne compromettez basen, pure perie le nom de votre 
client! reprit-il ayec pn accent bref, | mt panier , 


Penulsupnatemnss sans doute, le ehevalign savalh 4, quoi sen tenir 
sur le résultat dg gpmblables LentaQyA$y ot ys vinuny 
Le 
rotot ooh satib airtigoq oop crab oto Barb 
"toni eo, eopployp Jasiurb soldi ace ot 
“disilo oplas a9 tees 
Jnocilotnt oorines 
Se nip toni Sqm rola 21o1Zeont Or MOREE bn 
oil wea afta culqmot 6 ioeeotqma 4 oot blab ah 
— Vous ne faites pas honneuy, 4 po ,chalegumargeyx, mes- 
siev Ts RECHAHS RA'GEP ERG Deurens, de changer, Ja conversation en 
remplissapt. dg Peays44, PSE SSqony vue allioto'l digho uy 1 
Rouvenac et. Bernier PHTEDE AMA Adis SON.IPAR FFLES.eR gour- 
mets qui dégustent les vins fins, mais par une, sorte pobéissance 
machingls. Evie, Sei hr Gt 4p selece, oe leur, mantant, ay, cerveau, 
CORAM CALCD HES ERIFTAD: RU AVTESSE HODGE SPH ult 
Ils sentaient une immense révolle se faire ppjeys, gomtre ce petit 
étre égoiste et inulve.quidgenaid lant dor dans;wp hut sordide. 
_ Becnign née a ¥ireent ae BEhCEBIAUIn anol gudpAt hcoupr! 4me 
enyabay, PPX ane being ardepter fia GHA amass’ de rage.contre ses 
parenss jnflexibles, .canire Ja destinge decavantg, pe, rqumit soudain 
sur ang seule tien lL aawhastaitdeila briser, ppys vgiz, si labsurde 
ne $.eR, SehappATAll Pata COMMA dacis ta sageseg Aqriit de celle de 
Jupiter. La veille, il ne songeait méme pas a l’exiStenge de son an- 
cien condisciple. Mais il suffsait qyetonta.GQHP. Une,cspérance fit 
née en, }piy quelle yatligrandisge dant une,heure,.pour que Minot 
lyi pardt l'absfacte,fréle, mais inva ble,, qui frayersait sa destinée, et 
larrétail court, ayimamens a, posir Ja seconde, lois, elle allait pren- 
drq son essone yin at grog ie tale 
Silencieusement, mais en proie 4 une surexcitation intérieure qu! 
grandissait de seconde en seconde, jl spotinuail de boire parce que 
Minot continuajt de remplir son verre, tandis que Rouvenac par- 





590 LES COMPLICES. 


lait haut et vite, comme pour s'étourdir sur le sens de ses pensées. 

Peu 4 peu leur ivresse augmentait. 

I faisait nuit. Minot se leva et se mit a battre. le briquet pour 
faire du feu. 

— Ah! par exemple! s s'écria Rouwenae, tu ne connajs pas. les allu- 
mettes chimiques? Mais au collége, nous nous servions aca du phos- 
phore de Fumadés' tbe cue do abe sian 

— Je ne veux pas avoir chez moi de ces enginselby. gui prennent 
feu tout seuls.niinet cob fo Jbot atiepeed enep ape rece, ene 

~~ Tu as peur de bnilen?. sitet ettead Poo ap eng e veeayypvaal Dy 


— Pourquoi !pas? Et.si. ja -bralais..ici, qui. done me. portesait Se-. 


cours } Savignac. astia.plus dun quartidelieue. Avant, quien ait vu 
les flammes, qu’on soit venu.. 

— Le fditiest que bette maiscpiest binnisedee, wepnit: Bemniers: 

-Aprés avin alone ey lampe, ‘te petit perpeptewt la, dgposa. sur la 
tables eli - = soisbues Ledib wbint dod oe I «coe. 

— Oui, bien isolée, reprit-il. Si on me tuait,doi, quiim'entendrait 
crier, je vous‘lenderhinde?:Maas «’ tail daqnaison demon pave, voild 
pourquoi je la gardél /Kb-pnisjijeistis-bien ny y- enfermap, jmiy, forti- 
fier... hes assassins anrasent.eneore dala -peine:d! fin tredanire... 

in Ebtoe quik pardes adsatsindg dansAg. paya):s:4aria Reqivenac. en 
haussanmtiles dpaudasiinii Jasmine dteq noe oer6 fi-l-pboe 

— Sil yen a?.Il'y ea partons parsequ ‘the pantoub gles miches 
et des phuvtespet.queltenn:civeudenient be bien de,cemntlie..., | 

— Ohta sszor spayssuotl sie: 29Ti Is ton! disnevab smelt, 

Minot était ivre comme ses convives. I] mepritiapgesyala, pilence : 

— L'histaise du perceapteur: de Caillat me itnotia tawjoyrs par la 
cervelle... — Vous savez,. Gatllagy:¢est deid'autya @dlé,, du, départe- 
ment) versie GHatentegues Unjoue, lp perneptear, quisg était arrété 
dans- an; cabaret paun dimer; bnirevenan| sefeiragatournée, y.ren- 
contra des camarades et eut l'imprudence de revenir 4; pied avec 
eux... buco one culls UW taelliony iuol srol 92 senna nl 6 

Tout: & coup: iia meixide Minot sarvdjacomme ¢tnanglée dans sa 
gorge: Qnelleidée, quelle:torveur, venaia .:impcovisig de traverser 
son ivressé 2911 We f -997 Sitges crib OA ATE, ‘Toby Obata 

Ce fut-unb serondey puis illcontinud :9/ sqqen sl bein 

— Ew passant par, ids:pois:.deShpittes;! les penceptaur dit : « Voila 
un passage désagréable, quand on le traverse. bal le. sair, avec une 
saccoche pleine; pendues be colideisen cheval v.1..Lasdmaine prochaine 
je n’aurai pas si ‘Joyeuse compagnie. wha semainesuivante on trouva 
son cadavre dans un fossé... 1 | 

_ Rouvenac et Bernier écoutaient en proie & une Oppression étrange. 
Tous deux avaient les yeux fixés sur leur assiette : )’un battait avec ses 








LES COMPLICES. 591. 


doigts la mesure sur la table, Faure formait des arabesques avec 
ses pelures de poires... 

— ll est toujours sage de bien: s: armer, halbutia Rouvenac. 

— S’armer... oui... Mais la belle ressource, avec ma force et 
mon adresse, par exemple |. ‘Moi, c'est ma .peyr de mourir assas- 
siné! a Ye 0 oy 

— Mais pourquoi gardes-tu ton argent chez toi? demanda Bernier 
d’une voix'tremBtantes: 9 foc ala aloes ef gi aa 

— Aussi n’en ai-je pas toujours ici... et dés demain...-':+: 

Demain !... Pourquoi ce mot tourbillonria thit:darls hivnesse de Ber- 
nier comme’ iuneé! menace! el comme ane itoniedu sogtiw Demaint... 
demdin ! 'Mystérb: + Pourquoi! done celdida! gaittil ceiquiil. fera des 
main? eee EE Ph OUP 6 onda 

« Mais dentdiny moi; pensuit-il sijj'avais vingt-empq -milla francs, 
je partirais'ipour’ Parla et jlipaib faire mq proposition animargiugy.de 
Pressenzac... » — ll se fait tard, dit-il soudain; — partons-nous, 
monsieur’ de‘Ruavenad? WP Gre Te Maqen a foet aot tu! 

‘= Foard repyit le percopteut: Hn ‘est fas:deuit heluedssiu Ne. 

a ‘Agatit qué’ hows soyons a Sartaty il -encséra ‘dixins clap ion on. 

—- Eli bien! Ab auries-ydus peur, comme: moi, :densdeschamins 
déscrts?' Maik vous eles deuk; eb Mi:decRouvbnac digop fusid... Et 
puis, ajouta-t-il avec son petit ricanement irritanb,:qh avbbra pas 
Vidée de vous ther pour vptre urpehtpvoup autves! ILM. 119 7 1i¢ 

Bernier!14‘teta basse bAltait tobjours latable deisescoigta; mais 
son rhythme devenait bref et irrégulier. Rouvenac regardait en face, 
mais ‘ses -yeUHt! ger into Blgipnt JT . easbetny) 99. Sintiiay OTes dtd Jo 

‘( est! vrai, balbutiat-il dune: Voix ‘entrecoppde : naus: gommes 
panvires.. howdw’ avons Irieh Br cpaindbew)....0 re ul —- 

—U Gul; bertes?.. Pal envore dl exeallant nougatyetdin vin-der4844; 
je veut qe rvoub “er golitied Ah tbah | mdus mg nouslveyans pas 
tousilds jours hwo ob soushuiqai) Jug jy cobuisiig3 4: 

Le petit homme se leva tout vacillant. Il alluma une chandelle de 
résind!' tira’ vind clef desaspoche; duvrit ‘sory isecndtajne avec mille 
précauitidny) jeta ‘deg redatdh effarésautono! de) puiy.prit dans un ti- 
roir une seconde clef, puis, se dirigeant vers un coin de ja salle, il 
chercha du pied la trappe de: las cavex-Linyang trouvée, il se baissa, 
saisit un onméau;‘souleval le drappe: Vassujettit, et descendit lente- 
ment an premier echelomioct ol ao ber wp. gangs 

Bernier ferrna'les yeux. It eit peuridu: vestige... depuis un instant, 
4 travers les fumées de'l'ivragse il le sentaat venir. Dans le secretaire, 
son imagination affolée croyait entrevoir des trésors... et cette trappe 
béante ét noire lui semblait une tombe ouverte... 

— Il... fait... chaud!... hbégaya Rouvenac, la langue épaisse... 


392 LES COMPLICES. 


XVII 


Qui pourrait dire les pensées qui passaient en ce moment dans le 
cerveau des convives du percepteur? les tentations fascinatrices qui 
allumaient le sang de leurs veines?.. 


Quelle force, quelle pui suphumeip 
passions féroces rf. ¢) viper uel 
secte contre les vautours alfamés?~ 

Pourtant il y avait quelque chose!.. Oui!.. car les deux buveurs 
tremblaient. Ils n’osaient lever les yeux... 

Elait-ce le commandement de Dieu gravé par Moise sur Jes tables 
de la loi: « Tu ne tueras point? » 


Ou bien ce rempart intangible du respect humain qui se dresse 
entre l'acte des mains et les audaces des consciences?... 


rates wement ya peur, de, 86 PMP SARATE Rha Colle, de se 


Tentations soudaines qui allumez dans les AH les _terribles in- 
candies qui Uevorent en! tresHebré,"Ia Vert de ute Ta Vie, quels 
démons vous forgent en enfer et vous lancent sur le. onde? ) 
«nBn ee.mbriiene as tad sinsnHAReRt Gh" She bistdds ted 
nombrélde hawaltd, tds Weinidrs Hed outa bl 






mdait contre leurs 
ier protégeait )’in- 


ere § foltes dans. ja pe 


Ms fuidaiont MhORer Beats 'yeu “abraded sions “Irrdsisti 
bles.iecho1 aroun enon ds Wis eittod ob stereo BL welery ob 

sa oredle de’ inl ny -antinentitdictt!! “Detor” et du ‘plaisir. 

Avoettede! Maitre’ ‘LBU phuaiye Mh eee eve ew 

Onventéndi ile chitte sbuitae!t Ohne 7e orm oh nen 

meee WDHHHON? ahs PU HBI!” Hd lehlnddlte SAS 'steinte' Teria de Ja 
cave-létpetie perkephdne se ails molt ied wey & ee 

Tls-$6 deverent Putt boar ithitan Pasi tp lére fois leurs 
regards dc:lctoisenintl he put! WHBe sebonden cd tut assez!... — 
Une étincelle met le feu 4 une lees aht eaheupingt hye. 

Iie ‘deshentionent en Webchat’, “4e"glitderent, {atons, vers leur 
héte 'tonibas, 5: » W99GeHA LE Hot 6 Sebo oot as be 

Qudtyeed atts! CtbuMey SorFireht dé Ta daVe!." puis la trappe fut re- 
ferinde,, “tills cet ila tao clipe 921600 TE wont a eb 

« Maintenand, ‘part a! detikt#clistitérent'8n! choeur les génies 
infernaux;" tphi'“datisafent toUjbuts"patini ‘les bouteilles vides et les 
meubles ouvert¥."" a area pein es | 


lov @oeat afi ; ssf ro | 


La fin a la prochaine livritison. | | 


vs. 5 pt 


fide ¢ 
CLavuDE VIGNON. 


MELANGES 


t , ry 
MEMOIRES' POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE MON TEMPS, par M. Guizot, tome Y. 
f, ; 4 t . ' 

Nous sommes en Angleterre, et M. Gujzot y représente la France comme 
ambassadenr. ; ar 

Ceci me conduit a répéter des choses bien wieilles, assez tristes, mais qui 
n’én sont pas moins vraies. Qn avait fajt accrojre Ala France, er 1830, que 
pour nous relever de Vhumiliation de 1815 nous n ‘aylaug rien. de mieux a 
faire que d'expulser la postérité de Louis XIV; et nous n’avions réussi qu’d 
nous faire, au dehors, une pituation d'une, insizne faiblesse. (soles tout a 
coup en Europe, nous avions di opter entre. l’appui de Angleterre ou une 
déclaration de guerre aux grandes puissances du continent. Nos voisins 
d’outre-mer avaienj.tout de suite compris ce qu'une telle situation’ assurait 
de prépondérances a leur politique, et ‘homme d’Angleterre: qui s’était 
trouvé le plus avant engagé dans la seconde Restauration, le duc de Welling- 
ton, fut d'avis le premier de reconnaitre diptomatiquement, la Révolution 
de juillet. 

La monarchie sortie des barricades avait & se dégager de celte alternative : 
lisolement, ou !’al'iance anglaise a tout prix. Suspecte a la vieille Europe 
par son origine, elle avait cru trouver en Egypte un terrain favorable au 
développement de linfluence francaise, sans pour cela réveiller les échos 
révolutionnaires, et, partant, sans ressusciter la Coalition. Nous avions donc 
encouragé au Caire des espérances ambitieuses, comme si nous avions eu 
la candeur de compter sur l’amitié de l’Angleterre le jour of nous grandi- 
rions 4 un degré quelconque du cété de la Méditerranée. Méhémet, d’ail- 
leurs, nous faisait pleine illusion: quand il eut pris Ja Syrie au sultan, nous 
le crdmes capable d’y tenir longtemps, quoi qu'il advint, et de tout risquer 


594 MELANGES. 


pours’y maintenir. Nous refusions surtout d’admettre que le tzar Nicolas pat 
hair Louis-Philippe assez pour sacrifier jamais le traité d'Unkiar-Skélessi 
(c’est-4-dire le protectorat exclusif de la Porte) au plaisir de séparer }’Angle- 
terre de la France. — En tout'cela nous nous'trompions de tout point. 

La partie, du reste, était, de notre part, assez mal engagée. Par une note 
du 27 juillet 14839 nous nous étiohs obligés 4 traiter ta ‘question d’Orient de 
concert avec l’Autriche, la Prusse, l'Angleterre etla Russie; ét,-dé plus, nous 
avions formellément: détowrné ‘le ‘sultan’ de tout arbangetnent direct avec le 
pacha‘ d’Eeypte; ‘en :proniettarit 4 fa Porte’ que’ l'accord’ entre’ les ‘deux 
grandes puisyances était! assure. Cletait! la pour indus! une position fatsse; 
car, ad'fond, fous voulions poar Mehémet plus qu‘ancune des! autres par- 
tiey-‘contractantes n’était dispésée 4 Jui dccorder. « Le gouveriiement du 
roi, portdieht les instractions données: & M.-Gaizot, le gouverdement-du roi 
a chu’ et crit encore qué; dans ta' position Gti sé trouve’ MéhémetsAlf, lui 
offi’ moists ‘que: Vhéradité del'Hgypte et de 'la'Sprie, c'est 's’ekposer &-un 
refus!certuim et d'une résiblarice déesdspérée, doit le'vontré-dotp! dbrantersit 
et peut-atre! redverserait I'dripire ‘otteman.» Oy faire Me’ 'hérodits de la 
Syrie une condition sine qua non du concours de la France a ta seiation en 
conmmad' de ke question! U*Orien®, ‘o'dtait:imoplicnement ‘sprtit ‘du cdricert 
européen et violer par conséquent l’engagement du 27 juiflet.c’! car -! sae 

“M. Thiers le'sétitait! Dover premier ministre! bet mats 4840) a-man- 
diséait il’ crgapénient!pris: par Ges devantiers: ‘d'uh ‘Gorcert A! diriq!dt'H-ne 
sotredalt quid gdodar! du itenyps; cbridtant sar Pinpossibilité radidale dure 
elitenteientie I'Angleterre! et! le! Russid; ef regardhal 1d note! dtr 27" juiltet 
conmnd' “ime inipauee, Mont: 1enhisement déb -fnatrcbd {ilrqted bt gerdit 
bientot'la Porte a-sobttris tout prix par'un-dtrhngement'divect aved sor re- 
doutablle vatsdloi th bbb bess fotos Guou ag TR Rd ee LT 

La positfoly de My Guidot, jelelpépate;/se trduvait! dune dds plus fatsses : 
la ote dtr'27 puilles Voblicetitia négeeiet, dt séa'indtreetions le ded défen- 
daitnt : Sort jew convistait' a tent’ en Geltde Tes ‘quatite’ grandes! paissatices 
par fa crathte/des complications! que potvatent amener ,' dine pat, fa'rasis- 
tahde de Meliowet;‘dppirye' par ki Frande, et, 'Pautte pat’ Pintervention ar- 
mee de fa Russie en faveor duiseltan. | io Paice de tote ene de 

Or tie stitiralt ate mbinel'ainlde'lbrd Palrherston: que jena Ye'stitd, mats 
je ten reste Pas! Mdits frappé de le jastdsse dé son Coup! d' belt et tte? esprit 
de décisibn doat-il-fi prétiva contre nolis dirid tele dfuites <8 4 

“TL déctara, ‘thut! d'dbort) dtisdns awibiges, 4°. Cuikdet Yu’ unt atéraissement 
de notre iyfluence datié Id Mediterrahée ine: pouvait et dutdn cds convenir a 
la Graride-Bretadnes' qui ne démandnit pas mieux que’ de nous avoir avec 
lui, mais que!'sil'né pouvity réusdie; it avirait résoltirient Yan's nous. Il 
prédit que Méhérhet' ne'‘tiendvait'pas en Syrie, qa’une'fois son prestige dé 
truit, il s’estimerait:- heureux de conserver' ta I’Egypte, et que la France ne 
mettrait pas le féu af Evrope:pour rendre la Syrie au pacha. 


MELANGES. 505 


Il eut quelque peine d'abord 4, le persuader, soit 4 ses collégues du ca- 
binet anglais, seit aux cours d’Autriche et de Russie. Celles-ci hésitérent 
longtemps, craignant une guerre péevqlutiennaire sur.le Rhin et au dela des 
Alpes; elles pffrjrent.l’Egypta a.titre hérédilaire et. la-Syrie a titre viager. Il 
y eut up. instanton Lhenedité méme. de la Syne ne leuc,semblait point une 
concessipn tout .a,fait, mapessible, Mais la, Franca ne gut pas saisir ce pré- 
cieuy, moment, qui ne.raying plug. ray toad oot ae! 

Le, pacha, disatran.en France, na dira point et me fera:poiat de folies. La 
coercition manitinie, (le blocys dant: menagait. lord. Palmerston) ne signifiera 
rien. Anin-enireprendra pas la,caercities par terre. be poi Louis-Philippe et 
M. Thiers tanainnt,Acet egard.Je meme langage. «Il est.rare, dit & ce: propos 
MGuiagt, que, kes: esprits mpme- tes plus distingués, s égoutent: et sa com- 
peennent, bien les, wns Ips:antees ychacun.s enferme, dams, son propre sens 
commpy Gans MOP prison ou ml jour.ne, péndiga), et giest du fond de. cette. 
prison que. phacun seit. he divergils, ohstingeidds informatipns,at des appré- 
ciation aur, LAtat, des fajlgi an Qrient,a ats;.en,.1840, entra Batis et Londres, 
lewatitahle nail d.de 44, sitgation,@, te erusd déterminante deg révplutians 


TeSpesliWRs. re bons vl gh eubperagtoar) rity Ast i mye rsttriyecn,- ane (en re 
Seulement Lexpéenences. wint démontrer qae lord Palmerston avait. mieux 
vu que tous les saytres.t v abe Pergggge ee oeves f a es | 7 ee oan 


Depuis qaire mois les. choses, tepinaiant.en loagdeur,. quand tout, A cqnp 
le grap. NIZiN; Khoaremrachay.,pnnean personnel ;.de; Mébémet-Ali,, fut 
desttud,,. Lyne 149 pele -a. Rete, mOW?ella,. de viegroi,.d Keypte Al paxtir son 
premipry seqrytaire, PPUR Gonstantinonle,,.afiaide nAgopipr. un amsangement 
direct. entre..le,spitan.es, ay. Id paras certain que, Mébémet,qut,, spontand- 
mephla peasde..d/nna.talle, dgmarohe ;, pais i] ne liest-pas moins, qu'il, fut 
immédiatement affermi par notre consul général dans l'idéa. de cefte tens. 
tative .armiable.-lord Balmegstan, alars,.¢t- leq autias) plénipolentiaires se 
crurent jomés » Ms; pe minent. JA qn’unaole depuis Rongtemps, concerts. entre 
le pagha, et la Wxance,.dii)d Longtantinople: gomme,A Alexandria, avait, tra- 
vaillé A ke préparery, C-élait.en effet Ja. ching. manifeste. dela note dy 27 juil- 
let. 4839 et de; Yaction, commune des cima grandes puissances zc Mtait, le 
triomphe complet et personnel de la Frapge a,;Alexandrie, et A; Comstanti- 
nople. Lora. Palmerston, oa. ageuléy présipiia des, chosen; id enfraina ses 
colléguesien.les menacant de sq démission, ¢ est,a-fira dune crise. minisns 
nelle et parlementaire;.,j}.entraina Jeg aytees planipolentiaires, parte, res 
sentiment, .qu,ily, cangurent de. 'appanemte dupligité. ma, la. france, ¢t, le 
{5 juillet,4840, lAngleterne, }.Autriche, Ja Prugsar la Ruasie, signéxent avec 
la Porte une convention, par, laqu elle alles-s abligesirmt sredpire Méhamet-Ali 
ase soumettre.ay.suitan, Annulant virtugHerpent, les traités. d'Uykiar-Ské- 
lessi, cette convention fermait les,Dardanejles a la Hugsie, remise expressé- 
ment a cet égard sur la mAmeligne que.les aptres puissances.: rien n'avait 
couté au tzar pour mettre avec éclat le rqi-Louis-Phibppe hors du concert 
européen. 


506 MELANGES. 


L'échec était rude pour la politique francaise. On fit ce qu’on put en 
Angleterre pour adoucir le coup, mais en vain. La France ressentit comme 
elle le devait l’affront qui lui était fait. On s’était.caché d'elle; on avait né- 
gocié 4. cété d’elle et sans elle; J'Angleterre, notre alliée, ne nous avait point 
informés d'avance de sa yésolution.définifive et ne nous avait point mis en 
demeure d’exprimer langire, L'explosion du,sentiment, national chez nous 
fut. prompte et vive; on put cnaindre.qu'une gperra.révolutionnaire n’en sor- 
lit; nous revenions.% 1890,, Mais,les, pravisions, de) lard Palmerston se trou- 
vérent justifiéas aveg.ane,rapifiteé qui daconcertgit au, plus haut point nos 
illusionsiégyptiennes: La sympaihir qu}.s était jatiaghge ey pacha, parmi nous 
en subitinen mioinsi napidemeht da contne-copp.et en, demenra profendément 
atteinta: ‘Par-suite, lelsemimest consarvateun) quiavait prévaly dix ans aupa- 
ravant, :I'einporta. bientét sur se -rissantiment. de, Héchag essuyé-par. notre 
politique: -extérieuneu Les! inatjtutions - parlementaires.(qni aqua, régissaient 
alors permndttaient!de dasavouen jugg’ a. uni ceniasa pdim eatie- polwique par 
un ghangesiem da cabinet. Ce changements aceomplit, at yle 29sactabre 1840 
M. Grozut suicoép ak <p (M.) Thidrs dans-la. présdence dw oandeili el. dans: la di- 
rection des affaires étramgéragsni cl wey 7 leauge ohare enon nee ts 
1 Peunddctes; dd la vid publique de ‘Mi Gutzotiont été-phesdiverspment-ap- 
précis. On: ditiia repepehéidiavom serm, cone ambassadeur,: cette pol- 
tique inéme‘qn’ib gtait ap pele & modifier comme: premmpen myasteb. Gn lia-fort 
aceusé dd m-avpitipas' si! pté vow, la ‘substitedon du icaneenta Hivalre: au .ean- 
éert doing (busisiil avait provuezdeeharoir pont ventilinterap$ Mi. Thiers 
etiduine Pavain point daptohée: Le woleme que M: Guinot viet de. pablier 
le lave plejneinenty:aimoh Bens; de-tobs des teprobhies:-$h prowve sérabon- 
damunbne que; si Ml \Goivot aid’ aboard ipartagddes iWusionstir’ oh ta'était faites 
dn. |Franee but la! paissanee! materiellé. et san-lidnargielmordle de. Meeemet, 
bbw a-pas: thrdéidsenéir. 4 venient le! farhld dela ppliGqua. ah ibéteit chargé de 
défehdre\diLondres eden nedouter Iss: suites be iM anol 4840y.il-avertis- 
sat avec ferea M.: Thiekside ipmpostaher:.quiatiachaitlérd Paimerstdn.a ce 
qu'on négociat sur les bases pusées le 27 juillet 1839, c’est-dmdine-de concert 
aveeites lqudtke yiibsaneded, amriquershoyer de daibe abandonnem par ha. Russie 
leprotectorat dxulusifide|Commantinepls poor prendre simplementsa place 
dans ‘le pretectordt européens Wi plizsieung réfivises|-otsdési leamois de mars, 
il avail! yigndte# quinds-droit le périlidb laibitubtion, 4s chases dam arran- 
gement 4 quatre et sans la France, la téinérité ayeo laquelle sta politique 
angluise s'engage: quelquefois: dans-les questions, axignieanes, Ja: crainte de 
quelque: coup -fourré ed spudgin. |.{l. n'avail. pas. laisaé ignorer au cabinet 
frangaisiles'ouveriates siavaalageuses de la Rrusse et.de)’ Autriche, Il résulte 
de sesidépéohes qae,! persenhebled&ert, ihedtaceeple peur Méhdunet llinves- 
titure'hérédutaire del‘Kgypth ed: la poaseasion wagdra de la Syrie. A la chute 
de Khosr#w Pacha,:il n‘avait pas. dissimulé & M.. Thiers l'effet qu‘avait pro- 
duit 4 Londres la nouvelle d'une mégéciation directe entamée par Méhémet. 








MELANGES. | 507 


- Le 6, le 9, le 44 juillet, 11 avait coup sur coup dénoncé le danger immi- 
nent de cette situation et: limpulsion marquée qu’en avait recue le plan 
de lord Palmerston pour uf arrangement & quatre. Le 12 juillet, il en écri- 
vait encofe en ‘termes pressants au duc de Brovlie et 4 un confident intime 
du roi Louis‘Philippe, au géhéral Baudrand.' Le t4%, $1] miandait 4 M. Thiers : 
« Je crois, sans'eh etre parfaitement sOn, que le projet d’vind trote collective 
a quatre a 6té' addpfile Gans’ le'consell'de sdinedi; 44: On prépate, soit sur le 
fond de l'affative: Yolt st le’mode d’detion'!! des!propoditions yt'en nus com- 
muniquéera' Quand dx OHA! four’ RAANEE (ot Gn iabrange-touty.'»'Lel #9, ces 
provisions: étdivnt wérifides Sa dttre et lohd: Pahnerstom dounait lecture: 
M. Quizet!d’an senor owdine qué tai'notifidil da: cohventiondu £5: Vambas- 
sadeur de Pranee,'on vient dp la vdir, n-avait sien: wéglige; oe-sestibld; pour 
préevertir et ¢nmpacher cette kohvemtion:Il's dait-empraska Wexpliquet de ln 
fagonta: plus natufdile: tes eorverlures faites! par! Meliéinet'a '\Constantindple 
et dialleriayg-devaintiidy seupgenide dpplicile coseu! cohine jJa! Krance.- Mat- 
heureusdmtant X re ful pas'erw: Poutest: dins. ica mat: lest la-nne:ipage 
doulbuseded del histoire) derietra pays: mais: bul fallt pas que liinsuceds de 
la négocialion nous rende injustes pour le négeerttewri!. eons tise bt 

Som entréy du -ednsell deone panait (pad mopis justifies! Depuis Latamort de 
Casini Bérion} M-:Guisotielait; sats-contredity da persoanifitation 4a plus 
accentuate delta politique qi repoussaitlioutaidée dime guenre nesalusion- 
naire oy) évidenintont;onulle adted guerre en 4840, n dail pesaible en pré~ 
sendé de tigerurd ites quatre grandes ipuissances; canted hous dD)’ autne: part, 
une tallepherre Jquin' ett 6 que témerdire a 4850, Atait, nisensbe:disans 
aprés . 3. -Guizot réstastidone¢ fiddle slal-abéme-at il naimanquail 4:pdrpenae en 
ressdisissantile dpapeaudé Cabimer Pgrienét en:prenait ly direction duspacti 
conservitedr,) tontil était intantestatlenrentdésonmais.leichef saturdl, le 
chef nétessalsd; Bos lq Bd ypeHlet aL iavalt nrstuda. Mode Ramibsat :-«. 62. herd 
Palmerston’ arhibon dahs de quiik aspérely isd da sucvds, est: |pnetnpt.ats facile 
(sauf le procédé) 'té aued: eu! ratpow dans. qagt tha fait ET. ML. Raapita BIEN QUE 
Nous LE'beKpions!-y > orb bolle vo of anneurreoebd auf ie fivoL meat 

C’ était éoyire: trois mbis davahce le dernipn aagt de celong eb tripte-sibro- 
glio, sarilequel ge mre sits Stenda:a dessein pane quill eststnal comma, comme 
aussi pares que! le question djKgypte est! toujaurs. pendanta e}.quede recente 
apparition, Paris, dé SaidsPacha} dorine.a-des énlaihcissements rétrospec- 
tifs an intérétid'g-propos.' tou! bl owe Dl ete ts stp woe 2 

Ce‘n’est' -bssurérniént/ pad 'id'seub qui resémmuindd lepvohune nouveau de 
M. Guizot. J’avoue que'jlat é1é' captive! plus‘qneje te sausajs {e.dire par la 
lecture de 'ce'Vdldine ;~ tant ‘il: wn’a vinstteit.ee -charmé:.d-un- bout a 
l'autre. On Saif conibién PMeuteur'a le don des-portrants, Ueux ‘de lord 

Aberdeen, de lord’ Melbourne, 'de WeHingtom; de lord: Grey, des lords Hol- 
land, Lansdowne et Russel,’ de lady Holland, 'd’O’Conneb; de MM. Hallam, 
Macaulay, Sydney-Smith, Jeffrey, de M. Whately, arehevéque protestant de 


598 MELANGES. 


Dublin, de madame Fry, la célébre quakeresse, n’ont rien a envier & ceux 
qui les ont précédés dans la riche galerie que nous parcourons avec M. Gui- 
zot depuis 1858, et dont j'ai déja tant de fois parlé aux lecteurs du Corres- 
pondant. Je ne puis qu'indiquer ceci en passant; si j'insistais, je courrais 
trop le risque de me répalereicl-) |i 1) a's 
Sur la société anglaise en général, M. Guizot est trés-bienveillant et trés- 
attachant. Il fait surtout un grand éloge de ]'’Eglise anglicane, ow il croit voir 
un mouvement, de,renajssance. chrélienne qui,.dapnuig 1840,n aurait, oessé de 
se développer. Je n'ai, poynma part, je puigime rendre ce temoignage, pas 
l’ombre d'un parti pris contre ce qui peut subsister de christianisme au coeur 
dé¥ communidhs sbpattes dit viens tide cathblique roméit Je crai¥ique le 
paséysmé; et: Ibs’ dimversibtis! qui‘ en sont! soveiés ‘dnt prdduit! ad! Seth ‘de 
Vanglicanigme uite réaction ; ‘élle révid! vreiseriblable te-bier te dit M.-Gé6i- 
zot dé I’Pglise épiscopale d°’Anglelerré! Mais it 5’ est passé, A tine date técente, 
notamnmment'stir la question de la necossité du'baptentt! des’ faityid’unte gra- 
vite déplovable, qui'tie protlvent que’ trop qué dettd eglise Ata ‘pds’ bsbiez'te- 
couneé en’ fais, View's’en faut, l'indépendince ‘qui lui fHdnque en'priticipe, 
mais qqui fait-wecontraire a jatnais; ent principe cominié ‘en fait! Thutdeur de 
YBglise cbthvlique. Uh’ évéque' ‘conte ‘Tevéque'd’ Orlatis' n'est ' possibile, 
jose ld dire, qué datis l'épiscopat catholiqué. Une scéne iW unl aussi thcoth- 
partble' gratideur' que ‘celle ddal' Rome a été Je tHeatbe! Ye '§ Juli 1869) he 
squrait se concevoir en‘dehdts du 'dathiolitidine. Se ne cFAiny pas ‘du blester 
M. Guizol ett laigsant s’échupper de itor ‘eteut ce cH d'adliittattort, He ict de 
tendresse' Ailsalé! Ndus mesoththes injistes'énvers perSortile, 4 Drew tHe aide! 
Mais, in'ce'tHoment, poarquoi hd Favoudtaisje pas? hid! sotttthes fi $ bias 
que jamais de l'Eglise notre mére, et M. Guizot est fait pour le corfiprétidre, 
lui qui a écrit‘en favéur de litidépetidahee de’ cutte Eglive dt de Ya’ SodVerai- 
neté temporelld qui’ én est le! gage ta “prdtestation 4 - pls’! berancutseet'la 
plug courazedse qui fat jdtneis'. fete rte de tol bash teht cubits | 
soak od] , attra g do i cn ed p cas “‘daelbewe ond WSU be ob tatu wea 
ead poe rt ere Given aad biel on 
x Labi eh a, socithe chr ftlenne Bb 1804) par WM. Gpicdl. Ge ‘nrest'phs Tk hind Hrochare, 
c'est un livre, ‘et'un lived qu’br ‘ne saurait /itop' réfird ‘bn prdvetide de tddt ce dui sé 'paitse 
et da tut ce quingpncparesnis i td cedicut otteded Gl do abieet. 
ool ett Hbaeoe cae, Hen conta ead gDaods Tenat 
Ce a ee Wt 0 an lq ' mhvotte. oe Ol ene 
en ee aoe ial Lh tien » Footage fer 4 sed, if ‘ee ths poe suaed- V. 
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i t : - rity , ; poe Poedtas vod jae tot stl Ki eof 
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MELANGES. 500 


——COPPET ET WEIMAR + 


t 
w boy Sf | 


Ce oeeaataeed 


Madanie de Staél et la grénde-duchesse ‘Louise, par l'autéur des Souvenirs ' 
. ''. de madame Récumiér. ‘(1:89 Michel-Lévy.)! | 
' shoaes A ee en ce 
Aprés Ja batai}Je,d'Jéng,, Napoléon, toul, enivyré de gloize,.sa nendit 
a Weimar. Au. sommet, de. lescalier du. palais, une femme s’offrit a 
ses wegards,; « Qui. étesryous,, madame? --.,Je, suis la grande-du- 
chesse.,.7-.E ce,cas, je, vous, plains, car, écraserai. yatre;maris, ». « 
Elle qui.avajt, mis 5a. gloire 4 protég er, les arts, 4 altirer. dans, son 
petit. royqume.las grands. esprits de | Allemagne et &-xépandre ‘ses 
bienfaits.sup ceux que. la destinge avait plagés sous Je gouvernement 
du grand-duc; ne {yl ni.ppouvaptée des menaces ni.éblouie: da pres- 
tige du ;yainqueur, Demeurée seule.de gq famille, Weimar, pour 
lui, parler, des intéréis deg Saxons, elle les difendit ave dignité, avec 
palme, $¢,Sentanl mieux protegée conire, la, colére dy, puissant em pe- 


yeur par .Jamour du peuple.qui: entoyrajt,tqut ¢mu,. son palais, que 


lui par ses, milliers de yaillants soldats contre Jes coltres.des. appri- 
mes, des, xaincus, S,adcessant.a ses offigiers :,«.Voila; popstant,.s'é- 
ora i inne. femme a qui,.mes, deux ,cents..cangns n ont. pas: fait 
POU Saree ah pyre Bed et vat HP ip e tete EL pt te ee tte og 
. Quelques, années; ayparayant, madame de, Staél, dépauillge .de 
loyte espece de puissance, sans, pasition dane le monde, sans grande 
fortune, —1’Etat lui détenait deux millions, et, gon talent.étant, encpre 
bien loin de sa, maturité, ses livres ne pouvaient l’enrichir; madame 
de Staél, Veuve, proscrite, avait été regue dans ce palais 4 bras ou- 
verts,, parce quelle yenait. d-gccepter le panrissement. puuigt que de 
ployer deyant Je maitre, de. Dit et de lous’ La grande-duchésse ré- 
gnante et la baronne fugitive s‘étaient devinées; eemprises'au pre- 
mier abord; les mémes émotions résonnant dans leurs deux dames, 
elles ne s’oubliérent plus, et les Jettres de madame de Staél a la 
grande-duchesse Louise sont encore aujourd'hui conservées aux archi- 
ves de Weimar. C’est une copie de ces lettres, donnée par le grand- 
duc & madame Récamier, qui a inspiré 4 la fille adoptive de cette 
derniére I'heureuse idée du livre, accueilli par le public avec tant 
de sympathie. 

Malheureux empereur! les baionnettes étrangéres se courbaient 
4 son approche comme de faibles roseaux sous le souffle du vent; 


600 MELANGES. 


c’était le dieu Destin & qui tout cédait fatalement; il pouvait dire : 
« Ma présence a la téte de mes troupes vant toute une armée.» Re- 
douté des peuples, flatlé par les rois, imploré par les reines, ren- 
contrant ¢a et la la science et le génie prosiernés humblement devant 
sa majesté, il eut cependant tout a coup |’idée des élroites limites de 
sa vasle puissance : deux femmes la lui donnérent bien avant ses re- 
vers. Avec son armée victorieuse, le souvenir de ses vingt immor- 
telles campagnes, ses deux cents canons, il ne parvint pas a faire 
peur & l’une, et ses longues perséculions ne purent jamais étouffer 
la voix éloquente de |’autre. 

On a pris pour une petitesse de grand homme, pour la mesquine 
rancune d'un esprit gigantesque, la haine de Napoléon contre madame 
de Staél. C’était bien autre chose vraiment : c’était la continuation 
de la révolte de !’orgueil de l‘archange contre la puissance divine. 
Plus grand que bien d'autres hommes, il concevait, 4 son insu peut- 
étre, l'espoir de s’égaler 4 Dieu. Qu était-ce que dompter des mortels, 
s'il n’arrivail pas a régler la pensée immortelle, 4 lui enlever le li- 
bre arbitre que le Créateur lui-méme a voulu lui laisser, 4 terrasser 
la conscience, a jeter l'esprit rebelle dans des ténébres éternelles ? 
Formidables artilleries, carrés profonds de fantassins, remparts et 
citadelles 4 son ordre, tout s'écroulait, tout s’anéantissait; mais 
tout, hélas! s’anéantissait dans des flots de sang. 

Il essaya des'attaquer 4 la pensée. Dieu avail permis qu'elle se dé- 
veloppat grande, généreuse, brillante, dans une femme dont le coeur 
était extrémement sensible et exalté : elle avait de douces habitudes 
de société, des susceptibilités de femme, des frayeurs de mére, des su- 
perstitions de poéte; tant mieux, son courage sera plus tét abattu, 
sa soumission plus prompte. Napoléon se trompa, il ne pouvait plus 
mal choisir. Les dames du Directoire et de [Empire n’avaient em- 
prunté aux fiéres Romaines que les tuniques et les bandelettes d'or; 
Emile et Paul avaient beau prendre les noms de Mucius Scevola et 
de Brutus, leur dme et leur esprit avaient été fagonnés par Jean- 
Jacques et par Bernardin de Saint-Pierre. L’humanité, quoi qu’on 
en ail pu dire, ne remonte pas plus que les fleuves vers le point de 
départ; des siécles avaient passé entre l’empire romain et celui de 
Bonaparte; on ne pouvait plus voir Cicéron partir pour l'exil et se 
faire; Sénéque s‘ouvrir, sur l'‘ordre de son maitre, les veines sans 
murmurer. Vive, impressionnable, madame de Staél ne songea pas 
& jouer le stoicisme; elle dit a tous sa peine, elle se plaignit élo- 
quemment de son mal, du mal de tous les exilés. Noble et grande dans 
ses défaillances, elle pleura, elle tomba agenouillée aux portes de la 
patrie, les bras ardemment tendus vers elle, et jamais ne courba son 
front devant celui qui, seul, pouvait les ouvrir. Ses larmes provoqué- 








WELANCES. c0! 


rent des larmes jusqué dans le palais du persécuteur. Le roi Joseph, 
la reine Caroline, la reine de Hollande, Murat, Junot, les impératri- 
ces, les lieutenants et les proches, tous criérent gracc, et le maitre 
lint constamment son coeur fermé.auy , sollicitations, son oreille 
sourde aux priéres. Le vieux pcre de, lexilée,, son, jeune fils, éleve- 
rent la voix en sa faveur ; & leur tour ils, demandérent grace au nom 
de Corinne, grace au nom ‘de Necker. Rien n'y. fit. Napolégn n’élait 
cependant pas impitoyable parpature. oot ee dea! 
Aht le despotisme he peut pas reculer dans la, yoig.ai, i} s’est en- 
gagé; les ressentiments qu'il séme sur ses pas, lui, coupent toute 
retraite: ‘fa Td1 est porlée. » Les paroles de Bosspet, sur.Ja, mort lui 
peuvent dtte'appliquces « Je voudrais retourner en arriére. Marche, 
marche ! Wh’ poids invincible, une force invincible, entraine « il faut 
matcheér, il faut éourir: on voudrait s'arréter ; warche, manche! Tous 
jours' entYainé; tu dpproches du goulfre affreux;, déja Laut. commence 
j s‘tffader, tout’ ke (Crnit, lombre de Ja mort.se présente; on com- 
monte! a’ geatit’ bo pproche du coulfre fatal ; mais )ilfaat allerisur. le 
bord: Enkdro'un' pas’: déja lhorreur trouble les, sens, la,téle Lourne; 
les yeulk sldoarent: il faut marcher. On youdrait retourner ext arniére, 
plus'de'Hibyens':'fout est tombe, tout est évanoni, tout est échappéi! » 
Les Higaddie'di Napoléon allérent done, toujours, croissant,| Cha- 
cune des plaintes de fiadame de Staél, chacun de ses. éclatants-sucas 
itféraires? dubélitid des'protestations de] Europe, contre injustice de. 
son'sort! stavent Wiitant de déclarations dé combats, A mort. Bile huts 
tail’ BAY Usparate, In pativre femme! elle allait, cherchant, partout 
la liberté et He thouvaiit gue la gloire. Le corps, brisé de fatigue, less. 
prit brisé de chaprin, elle s*tcriail :'« Je suis | Oreste; de Vexil,,la,fa+ 
tata te poursuit!'s' Nt quand sa douce amie, fnadame Récamier, 
lu? disbit's tCbuae! vous avez un avenir! » elle répondait z 4, Je 
puis me taiiper, les presséiitiments sont des anercus lop fins pox 
dtre avalys@s huis jé ne Wil Lirerai de rien, je n'arriverai point Agel 
avenir’, et'tha' vie fitiira ctuellement et bientot. » Cestaque, des le, pas- 
sage du Swint-Betiarll’ elle avait jugé la volontt, la colére de Napo- 
léon,’ # vapables’ de’ Sbulever [é' monde: n’: u derniep. moment seu- 
lemient ee cottiprit ‘que,’ si vette Colére Soulevail le monde, )¢ élail 
contre had. | wie re meres aes i - —— ats 
Le livre de mbdame Lettormant est une des meilleures, des plus 
belles pages de’ Histoire philbsdphique de {' Empire; if fant la pemer- 
cier vivemhent del’avoir publié aprés les Souvenins de madame. Réca- 
mier/-¥ histoird;' lds’ pamptilels, la poésie, les mémoires, gnt laissé 
une grande lacuine datis l’dppréciation d'une époque dont la nétre est 
héritiére directe. Hsbrit dit ce qu’éfaiént Napoléon, l'armée, la diplo- 
matie, Vindustrie! la littérattire, les'plaisirs, de 1800 4 1815; mais 
Junzur 1862. 39 





602 MELANGES. 


ils ont négligé de nous apprendre exactement ce qu’étaient devenus, 
sous le despotisme triomphant, le courage civil, la générosité, ces 
deux grands mobiles des Frangais que la guillotine elle-méme n’avait 
pas changés. Les lettres de madame de Staél 4 la duchesse régnante 
et A madame Récamier, c’est-a-dire le journal intime de ses douleurs, 
vont nous l’apprendre. 

Madame de Staél, une fois établie 4 Coppet, écrivait 4 madame Ré- 
camier : « Invitez qui de vos amis ne craint pas la solitude et l’exil. » 
On peut deviner quels chauds appels elle avait du faire & ses propres 
amis; combien y répondirent avec empressement; combien « dé- 
guisérent leur peur en fluxion de poitrine, » suivant la spirituelle ex- 
pression de la chatelaine, on ne saurait le dire. Cependant une de ses 
phrases permet de faire un calcul approximatif et de décider que les 
premiers furent de beaucoup les moins nombreux. « M. de B... 
(homme 4 la peur déguisée en fluxion de poitrine) m’aurait fait, 
par sa présence dans la circonstance actuelle, beaucoup de bien; et 
comme dans certains moments tout fait souffrir, ce mécompte d’affec- 
tion m’a été trés-sensible. Au reste, qui donc, excepté vous, Mathieu 
de Montmorency, et j’ose dire moi, sait étre bien pour une amie mal- 
heureuse? aussi suis-je bien lasse du malheur! » 

Tout est dans ces quelques mots. Sous la Terreur, Judas vendit son 
maitre pour des assignats; Pierre n’osa pas le reconnaitre fevant l’é- 
chafaud. Il y eut quelques ames abjectes, quelques hommes pusilla- 
nimes; mais ils furent l'objet de la réprobation générale. A cdté deux 
on vit le disciple fidéle mourir pour ne pas avoir livré le secret de ce 
maitre, le serviteur soutenir dans l'exil Ja vie du sien par son travail, 
la pitié, plus forte que Ja crainte, braver la mort pour lui arracher 
des victimes. Pas un village de France, pas une rue de grande ville, 
ot l'on n’ait bien montré, aprés la tourmente, l’asile sacré ot le pré- 
tre réfractaire, le royaliste condamné, partageaient la ration de pain 
insuffisante de son ennemi; enfin l'histoire redit ce chant de mort de 
l’un des plus fougueux révolutionnaires, ce sublime élan de compas- 
sion quia pour titre le Vieux Cordelier. ~- 

Ow est le vieux cordelier de l’Empire? ou sont ses modérantistes? 
Ni la jeunesse du duc d’Enghien, ni la vieillesse de M. de Saint-Priest, 
banni a soixante-dix-huit ans pour le seul crime d’avoir un fils au ser- 
vice de la Russie; ni l’agonie lente de la duchesse de Chevreuse, ni 
le génie de madame de Staél, n’ont pu faire naitre un écrit courageux 
dans |’Empire. Si leur cause est plaidéé, c'est par les membres de la 
famille impériale. Et comment voulez-vous que !’on ose aller consoler 
madame de Staél & Coppet, puisque les courtisans qui baisaient hum- 
blement les traces des pas de Joséphine n’osérent aller, aprés le di- 
vorce, 4 la Malmaison que sur la recommandation de Napoléon. 

Madame de Staél était trop indulgente pour ce M. de B... Etait- 








MELANGES. 603 
ee bien la peur qu'il déguisait en fluxion de poitrine? N’était-ce pas 
plutdt le servilisme, la cupidité? Jl y aurait quelque chose d’excusable 
dans la peur de mise hors la loi; mais la peur de mise hors des anti- 
chambres, hors dela liste des bénéfices, ne peut exciter que le dégout. 
Sous les rois qui précédérent la Révolution, il y eut des exils de mem- 
bres des parlements, de ministres, d’ hommes d’ Etat, enfin, autre- 
ment dangereux que madame de Staél, et contre lesquels on pouvait 
invoquer, pour justifier les rigueurs, la raison de salut public. Ces 
exilés avaient des partisans que la prudence n’arrétait pas; ils rem- 
plissaient les salons des louanges de ces puissances déchues, ou s'in- 
scrivaient en foule chez elles. Sous l’Empire, si ]’on s’inscrivait quel- 
que part 4 la suite d'un ordre rigoureux, c’était chez celui qui I'a- 
vait donné; et cependant, encore une fois, Jean-Jacques et Bernardin 
de Saint-Pierre avaient sensibilisé les esprits, si l’on peut dire ainsi. 

Mais est-il un terme de comparaison entre ]'absolutisme de l’ancien 
régime el le despotisme du nouveau? A mesure que les conditions de 
Vhumanité changent, ses obligations ne changent-elles pas aussi? 
Au temps d’Agamemnon, on peut admirer le courage et la sou- 
mission d'Iphigénie; & présent, quiconque la verrait marcher doci- 
lement au supplice, et ne tenterail pas de l’arracher aux mains du 
sacrificateur, serait tout bonnement un misérable. D’out vient cette 
différence de morale? De la limite posée 4 l’autorité paternelle par 
la civilisation; de méme le peuple, qui pensait appartenir a un roi 
relevant de Dieu seul, ef n’avoir aucun droit de contrdler ses actes, 
pouvait, repoussant tout examen, embrasser la main de ce maitre 
quasi-céleste quand elle venait de frapper, et ne rien perdre de sa 
dignité. Son respect pour les décisions les plus sévéres de la cou- 
ronne était un effet du devoir tel qu'il |’entendait, et non de I’inté- 
rét. On ne protestait pas contre l’injustice, mais on consolait noble- 
ment ses victimes. Et n’est-ce pas la la plus courageuse des protesta- 
tions? On priait Dieu de ne jamais encourir la disgrace; en méme 
temps personne n’edt songé 4 bafouer le malheur, pour attirer sur sa 
téte les graces du monarque. 

Une fois l‘autorité monarchique limitée par une révolution, le pres- 
tige du droit divin effacé par la condamnation 4 mort d'un roi, le res- 
pect du peuple pour les fautes du souverain, pour ses injustices, ne 
doit-il pas prendre le nom de complicité? Comment absoudre ces 
hommes qui, ayant vu Bonaparte faire sauter si lestement par les fe- 
nétres du palais de Saint-Cloud }’autorité législative, rendaient hom- 
mage 4 son autorité exécutive lorsqu’elle s’exercait 4 fermer les portes 
des salons, 4 punir ce qu'il y ade plus sacré au monde : le dévoue- 
ment et l’amitié? Ne voit-on pas Savary, un soldat, appelé brave, en 
notifiant 4 madame de Staél la mise au pilon de son beau livre De’ Al- 
lemagne et l’ordre d’abandonner sa patric, insulter 4 sa douleur, la 


604 MELANGES. 


blesser grossiérement, railler sa passion pour la France : « Il m’a 
semblé que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point. » Général 
Savary, un jour vous errerez sur la terre étrangére, et, si la vague 
vengeresse jette au prisonnier de Sainte-Héléne le nom de Condé, le 
vent des foréts vous jettera sans cesse cette phrase au visage. 

Enfin l’iniquité est consommée! Madame Récamier, Mathieu de 
Montmorency, ces deux seules personnes qui aient su étre bien pour 
une amie malheureuse, sont exilés pour avoir séjournc 4 Coppet. 
Madame de Staél écrit alors 4 madame Récamier : « C'est une singu- 
liére fatalité que.de voir en vous et dans Mathieu ce qui convient en 
tout point 4 mon bonheur, et d’étre séparée par un abime de ces 
amis qui me tendent les bras de l'autre bord! Mathieu est le tuteur 
de mes enfants, par conséquent il remplissait un devoir en venant 
ici. » Et le lendemain : « Je ne puis vous parler; je me jette a vos 
pieds ; je vous supplie de ne pas me hair. Au nom de Dieu, mettez du 
zéle pour vous; afin que je vive, tirez-vous de ]a, que je vous sente 
heureuse! Que votre admirable générosité ne vous ait pas perdue! 
Ah! mon Dieu! je n’ai pas ma téte 4 moi. ». 

La sentence capitale était portée : un délai s écoula entre elle et la 
mort de madame de Staél, un court sursis. A partir de l'exil de ses 
amis, le style de ses lettres change; il était aimable et touchant, il va 
devenir profond et désespéré : « Il me prend des moments de mélan- 
colie si profonde, que je suis préte & me laisser mourir ; on est pres- 
que mort quand on est exilé!... Je suis plongée dans une espéce de 
désespoir qui me dévore, je ne crois pas que je me reléve jamais de ce 
que j’éprouve; rien ne m/’intéresse plus; je ne trouve de plaisir a 
rien ; la vie est pour moi comme un bal dont la musique a cessé, et 
tout, excepté ce qui m’est ravi, me parait sans couleur... Une sorte 
de fierté me conseille de ne pas trop montrer ce que j éprouve. Les 
‘ larmes des autres se séchent si vite! Et quand on leur demande ce 
qu’ils ne peuvent plus donner, on a ]’air d’un créancier importun. » 

Le chagrin a vaincu son énergie, l’exilée est malade, alitée; on lui 
a enlevé encore Schlegel, le gouverneur de ses enfants. En apprenant 
cette triste nouvelle 4 la duchesse Louise, elle ajoute : « Mais de qui 
ne suis-je pas séparéel... Vous allez étre entourée d'’orages; cette 
crise est la derniére du continent : par terre ou debout, chacun con- 
servera sa place aprés cette époque. » 

C’était a la veille de la fuite de Coppet que madame de Staél faisait 
cette prédiction; en partant, elle écrivait 4 madame Récamier : « J'ai 
horreur de ma situation présente, du mal que j'ai fait, de celui que 
je peux faire 4 ceux que j'aime, de ma dépendance, de ma soumission 
forcée. » 

Quelle différence entre ce voyage en Suéde et ceux du commence- 
ment de l’exil 4 Weimar, & Vienne, cn Italie! Tout est morne, 4 cette 








MELANGES. 605 


heure, en Europe : la crise continentale a commenceé; l’4me humaine 
est voilée d’épaisses ténébres, un froid linceul s'’étend sur les imagi- 
nations; les pensées tombent accablées ca et la au bord des routes 
tracées pendant des siécles d’intelligence; l’atmosphére leur est mor- 
telle, elles deviennent indifférentes 4 tout, et les soldats qui, pour 
s’étre abandonnés, pour avoir cédé a la lassitude, s’endormiront du 
sommeil éternel dans les neiges de la Russie, seront l'image de ce fa- 
tal engourdissement des esprits. 

Epouvantée par ce lugubre silence, madame de Staél répond a une 
lettre de son incomparable amie : « En entendant cette voix qui m’ar- 
rivait dans le désert, comme l'ange d'Agar je pleure des larmes de 
douleur et de tendresse. Faites que de temps en temps un mot de 
vous m’arrive, qui soit pour le passé ce que la priére est pour l’ave- 
hir: un éclair d'un autre monde. » 

Un jour, au théatre de Saint-Pétersbourg, elle eut une secousse 
violente : reconnue comme Franeaise, elle devint 1’ objet des menaces 
furieuses, des malédictions du parterre : « A la porte les maudits 
Francais! » On l’emmena tout en larmes et murmurant : « Oh! les 
barbares, les barbares! » 

L’exilée revit la France, revit Paris; mais quelles sensations I’at- 
tendaient! Les ennemis de l’empereur dansaient des rondes sur les - 
places publiques et serraient avec transport la main des Kalmoucks et 
des uhlans. Elle, qui n’avait détesté de Bonaparte que le despotisme, 
fut bouleversée par le speetacle des ruines qu’il laissait aprés lui; elle 
rappela, par son attitude digne et compatissante, les flatteurs de ses 
beaux jours, les courtisans de sa gloire 4 la décence. Elle avait autre- 
fois écrit 4 Moreau: « Ceux-mémes qui servent Napoléon respire- 
raient pour Ja premiére fois s’il n’était plus leur mattre! » Sa no- 
ble sagacité n’avait pu aller au dela. Les rois dont les victoires avaient 
seules pu faire cesser une proscription de dix années, les libérateurs 
de madame de Staél, n’étaient-ils pas les vainqueurs de sa patrie? Et 
plus tard elle dit 4 madame Récamier : « Les étrangers, qui sont bons 
pour moi, me font mal a Paris. » 

« Je pars aprés-demain pour Paris, lit-on dans ane lettre datée de 
Londres et publié¢e seulement dans un livre allemand, Souvenirs du 
baron de Stein. C’est avec des sentiments bien mélangés que je vais m’y 
rendre. Je vous admire, vous, Prussiens, vous, Europe; maislaFrance, 
— la France! ah! si je pouvais étre née ailleurs, si mon pére pouvait 
avoir une autre patrie, —moi qui seule, j’ose ledire, ai refusé d’écrire 
une ligne en faveur de Bonaparte, je serais moins 4 l’aise pour en 
dire du mal que ceux qui ’ont loué la veille. » 

Elle revint mourir 1a ot elle avait tant voulu vivre. Ses deux idoles, 
l'amitié et la Jiberté, occup¢rent ses derniers instants; elle sourit avec 
reconnaissance 4 }’une et pleura sur les malheurs futurs de l’autre. La 


06 MELANGES. 


liberté avait subi trop d’outrages, il avait été fait trop d’arbitraire, 
de despotisme en son nom, pour qu'elle retrouvat de longtemps le 
respect et l’enthousiasme qui l’avaient saluée 4 son aurore. Madame 
de Staél avait encore des espérances pour elle, mais les illusions de 
1789 étaient 4 jamais évanouies : « Nous avons un roi trés- favorable 
4 la littérature, » disait-elle aprés avoir causé avec Louis XVII; et ail- 
leurs : « L’histoire d’Angleterre se recommence; puissions-nous re- 
venir 4 1688! » Enfin elle se félicite de‘retrouver dans la{Charte de 
Saint-Ouen les idées de son pére, et c’est tout. 

Etendue roide sur son lit funébre, sa bouche si éloquente déja gla- 
cée, elle enseigna encore la science de la liberté. Asa mort, d’amers 
sanglots éclatérent. Ainsi qu’André Chénier, sur le point de quitter 
le monde, elle frappa son front puissant et dit : « Il y avait pourtant 
quelque chose 1a! » quelque chose de divin que la persécution va 
faire avorter : « Je passe, écrivait-elle, de l’exil, 4 madame Récamier, 
des heures enti¢res 4 me faire a ]’idée de la mort. Je regrette mon 
talent peut étre avec égoisme, mais je sens en moi des puissances 
supériecures qui n’ont point encore été développées, et leurdestruction 
m’afflige... Demandez dans vos priéres la paix pour mon dme... » - 

Les égoistes qui s’étaient déguisés en méchants pour plaire au 
maitre durant la persécution, les laches qui n’avaient osé protester 
qu’a huis clos contre les rigueurs, confessérent leurs torts et se re- 
pentirent publiquement... Madame de Staél mourant 4 cinquante 
ans, dans la force de l’4ge, dans toute la splendeur de son génie, ac- 
cusait si fortement les mceurs politiques de l’Empire, que Napoléon, 
agonisant 4 son tour 4 Longwood, essaya une impossible défense, et 
voulut souvent chasser, en les injuriant, des souvenirs importuns. 
Lisait-il Corinne, « Madame de Staél, s’écriait-il, s'est peinte si bien 
dans son héroine, qu'elle est venue 4 bout de me la faire prendre en 
grippe; je l’entends, je la sens, je veux la fuir, et je jette le livre. » 
Cela se comprend, car c’est de Corinne qu'un écrivain dévoué au se- 
cond Empire devait écrire: « Corinne est bien l'image de l’indépen- 
dance souveraine du génie, méme au temps de |’oppression la plus 
enti¢re; Corinne qui se fait couronner 4 Rome, dans ce Capitole de 
la ville éternelle ot le conquérant qui l’exile ne mettra pas les pieds. » 

Napoléon avait été vaincu par madame de Staél et par Chateaubriand 
aussi bien que par Wellington, il le sentait..« Bah! disait-il 4 ses 
amis de captivité, madame de Staél songeait 4 m’épouser, elle me 
poursuivit longtemps de ses avances, elle voulait me faire répudier 
Joséphine. C’était 14 le secret de son opposition contre moi. » Expli- 
cation burlesque; mais pouvait-il dire : « Je la fis souffrir dix ans, et 
tout son crime était de trop aimer la patrie et la liberté? » 


CLémence LEYManie. 








REVUE CRITIQUE 


1° Notices sur Beethoven, trad. par M. A. F. Lzczwrn.. — 2 La littérature indépendante et 
les écrivains oublids au dix-septiéme siécle, par M. V. Founwe,.— 3° QEuvres cholsies de 
Pierre Tchadaieff, publiées par le P. Gagan. 


I 


Parmi les musiciens A qui l’Allemagne s’honore d'avoir donné le jour, il 
en est deux plus particuliérement. illustres et dont, a différents titres, le 
hom excite universellement |’intérét : c’est Mozart et Beethoven. Une douce 
et profonde sympathie attire vers le premier ; on éprouve pour le second un 
sentiment d’admiration mélé de terreur. Il y a de l’ange dans I'un, du titan 
dans l’autre. Leur front 4 tous deux est marqué du sceau du génie; mais la 
sérénité chrétienne brille sur l'un, la souffrance inacceptée sillonne l'autre. 

Grace A un charmant volume de M. Goschler*, nous avons aujourd’hui, en 
France, le portrait intime de Mozart; 4l’aide de sa correspondance de famille, 
si abondante, si naive, si suave, nous pouvons suivre, de sa naissance 4 sa 
mort, ce grand et chrétien artiste qui, dans un siécle superficiel et impie, 
offrit au monde le spectacle de l'inspiration musicale ta plus profonde et de 
la piété la plus candide. 8 n’en est pas ainsi pour Beethoven ; quoique plus 
Voisin de nous que Mozart, on le connait beaucoup moins. Autant qu'on 
peut en juger par les Mémoires publiés sur lui par MM. Ries et Wegeler?, 
Yauteur de Fidelion’eut pas, comme celuide Don Juan, le bonheur de naitre 
de parents unis, pieux, dévoués a leurs enfants; d’avoir des fréres et des 
sceurs affectueusement attachés les uns aux autres, et d’étre dirigé avec une 
ardeur intelligente et tempérée par la sagesse dans l'étude de son art. La 
mére de Beethoven, malgré une chronique qui en donnerait une autre idée, 
parait avoir été une bonne et honnéte femme; mais son pére était un ivrogne 


‘ Mozart, Vie d'un artiste chrétien au dix-huitidme siécle, extraite de sa correspondance 
authentique. 1 vol. in-12. Douniol. — Nous croyons savoir que M. Goschler prépare une 
publication du méme genre sur Mendelssohn. 

* Notices sur Beethoven, trad. de \’allemand par M. A. F. Legentil. 1 vol. in-12. Dentu 


608 REVUE CRITIQUE. 


qui brutalisa son enfant pour le faire avancer dans l'étude de la musique, afin 
d’exploiter plus tét son talent. Quant a ses fréres, il eut toujours 4 se défendre 
contre leurs entreprises sur sa personne dans l’enfance et sur sa bourse dans 
lage viril. Il n‘est pas étonnant que le cceur ait été peu développé chez lui. 
L'intelligence ne le fut guére plus, au moins dans lenfance. Il apprit aux 
écoles publiques de Cologne, ou il était né le 17 décembre 1770, la lec- 
ture, l’écriture, un peu de latin, qu'il ne sut jamais bien, et de francais, qu’sl 
parla toujours mal. Ce n’est que dans une riche maison de Bonn, celle du 
conseiller Breuning, ow il donnait des lecons de piano, mais ou il était recu 
plutét comme enfant de la maison que comme maftre de musique, que Bee- 
thoven put prendre une idée de la vie de famille et en gottter les douceurs; 1] 
s’y montra souvent opiniftre, maussade et mal élevé, mais en somme il s'y 
plut et en garda toujours un souvenir affectueux. 

Nommé 4 vingt ans organiste en second de l’archevéque-tlecteur de Co- 
logne, Maximilien-Frangois, frére de l’empereur Joseph II, il comnut a sa 
cour le comte de Waldstein, qui devina son mérite et l’envoya a Vienne, ou 
son talent se révéla bientét; mais avec son talent se montra la triste infir- 
mité qui remplit sa vie d’amertume. C'est en 41800 que se manifesta 
lincurable surdité qui'fut pour son talent ce qu’est au fruit le ver rongeur 
logé sous son écorce. Il était au plus beau moment de ses succés, A une 
époque oa, comme il !’écrivait lui-mémie, il avait six ou sept éditeurs pour 
chacune de ses ceuvres, et o, pour obliger un ami malheureux, il n’avait 
qu’a s’asseoir 4 une table et 4 couvrir de notes quelques fenilles de papier 
. réglé. Parmi les rares lettres que l'on a de iui, # en est une-de ce temps qui 
contraste par son étendue avec les autres, qui ne sont que des billets. Quand 
on la lit on s’en explique le développement inaccoutumeé : l’infortané y fait 
4 son ami Wegeler l’aveu navrant de son infirmité. « Un démon envieux, 
écrit-il, ma mauvaise santé, a jeté une méchante pierre dans mon jardin, 
c’est-a-dire que le sens de l’ouie s‘affaiblit chaque jour chez moi depuis trois 
ans. A cette infirmité s’ajoutent les douleurs de mes entrailles, qui jadis, 
comme tu le sais, étaient déja dévastées et sont encore maintenant dans un 
état misérable..... 

« J’ose dire que je passe ma vie bien misérablement. Depuis deux an 
j évite presque toutes les sociétés, parce qu'il est impossible de dire aux 
gens : Je suis sourd. Si mon art n’était pas la musique, cela irait encere; 
mais dans mon art, c’est un supplice atroce. Et ensuite mes amis, dont le 
nombre n’est pas petit, que diraient-ils s’ils savaient cela? Pour te donner 
une idée de cette surdité incroyable, je te dirai qu’au théAtre je suis oblige 
de me placer tout prés de l’orchestre pour entendre ce que dit le chanteur; 
les sons élevés des instruments et des voix, je ne les entends pas quand je 
suis un peu éloigné, et, chose étrange, il y a des gens qui, dans la conversa- 
tion, ne s'apercoivent pas de mon infirmité : comme je suis distrait, on met 
tout sur le compte de ma distraction..... 








REVUE CRITIQUE. 609 


« Je te prie de ne parler de cet état 4 personne : je ne te le confie, a toi, 
que comme un secret. Si mon état doit continuer, j’irai chez toi l'année pro- — 
chaine: tu me loueras, dans quelque belle contrée, une maison de campagne. 
et alors je veux devenir paysan pendant six mois. Peut-étre cela changera- 
t-il. Résignation! quelle ressource misérable! et cependant c’est la seule 
qui me reste. » . 

Cette résignation dans laquelle l' artiste malheureux se réfugiait, il ne put 
toujours l’embrasser. Sa surdité, au lieu de se guérir, ne fit qu’augmenter. 
Son humeur, naturellement irascible et inégale, s’en altéra. Des rup- 
tures dans les relations sociales, des génes d'argent provenant de son 
inintelligence financiére et de son peu d’ économie au temps de sa prospérité, 
amenérent pour Beethoven de mauvais jours que le dévouement de ses 
amis ne parvint pas a prévenir ou 4 corriger. Le mariage aurait pu étre un 
adoucissement 4 sa position : il y songea sérieusement en 1804; mais, on ne 
sait pourquoi, il ne denna pas suite A ce projet. 

Son art l'arrachait souvent et quelquefois pour longtemps au sentiment 
réfléchi de sa situation. Ainsi ce qui le détourna de l'idée du mariage fut 
prebablement la composition de la Symphonie héroique. On ne sait pas gé- 
néralernent que ce sont les succés de Bonaparte qui avaient inspiré cette 
grande oeuvre. -C était aprés la campagne d’Bgypte et aprés Marengo. La 
paix de Lunéville venait.d’atze gignée. Bonaparte brillait d’une gloire im- 
mense et pure encore. Il. n’dtait que premier consul de la République fran- 
caise. A ce titre, l'artiste allemand lui pardonnait d’avoir battu ses compa- 
triotes. Mais il.n’en fut plus ainsi quand le premier consul « se fit sire, » 
comme dit Courrier. 

« J’ai vu moi-méme, dit M. Ries, ainsi que plusieurs des amis intimes de 
Beethoven, la Symphonie héroique écrite en partition sur sa table; tout en 
haut de la feuille du titre était écrit le nom : Buonapanre, et tout en bas : 
« Luigi van Beethoven, » et pas un mot de plus.... Je fus le premier qui 
apportai 4 Beethoven Ja nouvelle que Bonaparte s était déclaré empereur. 
La-dessus, il entra en colére et s'écria : « Ce n'est donc rien qu'un homme 
« ordinaire. Maintenant il va fouler aux pieds tous les droits des hommes; 
« il ne songera plus qu’é son ambition; il voudra s'élever au-dessus de fous 
« les autres et deviendra un tyran! » Il alla vers la table, saisit la feuille de 
titre, la déchira en entier et la jeta 4 terre. La premiére page fut écrite 4 
nouveau et recut pour la premiére fois son titre : Sinfonia erotica. 

A cette époque, Beethoven était déjé complétement sourd; il ne s’en 
livra pas moins avec ardeur, pendant les vingt-cing ans qu'il vécut encore, 
4 la composition musicale. Cette période de sa vie est celle de ses grandes 
feuvres; sa renommée devint européenne; on I'appelait 4 Pétersbourg, a 
Londres, oi ses compositions étaient chaudement accueillies. I] promettait 
souvent, mais en définitive il ne quittait pas Vienne, ov il vivait seul, sans 
autres relations que de rares correspondances avec ses amis de jeunesse, 


610 REVUE CRITIQUE. 


qu'il aimait assurément, car il avait le coour meilleur que le caractére, mais 
qu'il négligeait beaucoup. 

Le livre qui nous fournit ces détails ne nous dit pas quelle fut son atti- 
tude vis-a-vis de Napoléon mattre de |'Allemagne, ni si, comme le grand 
poéte de Weymar, le musicien de Vienne fat recherché par le vainqueur. 
Les lettres de Beethoven, nous |’avons dit, sont rares et courtes, et, sauf 
4 l’endroit de ses souffrances et de ses intéréts d'argent, gardent sur ce 
qui le concerne un.complet silence. Quant aux notes de MM. Wegeler et 
Ries, elles n’abondent qu’en détails techniques sur la composition, la 
correction et quelquefois l’exécution des piéces de leur ami; une mesure 
passée, une note transposée, est pour eux un fait plus important qu'un 
trait de caractére ou une source d'inspiration. Cependant, tout en s‘occu- 
pant de l’artiste, MM. Wegeler et Ries ont fourni de précieuses indica- 
tions pour le portrait de l'homme. Leur ouvrage, composé, & l’allemande, 
d'un texte escorté d’un cortége de notes laborieusement hiérarchisées, 
aurait gagné 4 étre retouché dans la forme par le traducteur, et la tra- 
duction elle-méme se serait trouvée mieux d’un peu de liberté. C’est au 
scrupule de fidélité sans doute qu'il faut attribuer des incorrections du 
genre de celle-ci : « Etienne de Breuning limita plus tard, mais non 
sans succés. » — « Jen dois la communication de loriginal & M. Gui- 
sez, » etc. Les admirateurs, chaque jour plus nombreux, que compte chez 
nous Beethoven, n’en sauront pas moins gré 4M. A. F. Legentil de leur 
avoir fait connaitre ces renseignements biographiques de tant de candeur 
et d’une si grande authenticité. Qu’ils nous permettent en finissant de leur 
signaler des derniers jours du grand artiste, dont précisément MM. Wegeler 
et Ries n’ont point parlé, un tableau d'une vérité maténelle peut-étre un 
peu inexacte, mais d’une parfaite vérité morale : Le dernier quatuor de Bee- 
thoven, par le prince Odoievsky, traduit dans un livre qui date déj& de 
quelques années: Les Conteurs russes‘. 


II 


Il y eut, en France, au dix-septiéme siécle, deux courents littéraires 
distincts : l'un, régulier, contenu, pur, roulant majestueusement entre des 
berges hautes rectifiées et consolidées de main d’homme; l’autre, indisci- 
pliné, vagabond, sans rives fixes et d'un volume si inégal, que tantédt ses 
eaux affluaient bondissantes et tantét mouraient sur les gréves en flaques 
mornes. En d'autres termes, & cété des écrivains soumis aux régles sa- 
vantes et austéres imposées par Malherbe et Boileau, il y eut des écrivains 


4 Les Conteurs russes, traduits par M. P. Douhaire. 1 vol. in-12. Douniol. 


REVUE CRITIQUE. 614 


insubordonnés ou étrangers 4 la connaissance du code officiel des lettres; 
concurremment avec la littérature classique se développa une littératare 
libre. 

L’histoire de la premiére a été écrite mille fois, celle de l'autre reste & 
faire. Elle vaut la peine qu’on s’en occupe, car elle peint une des faces du 
siécle qui n'est pas la moins curieuse ni la moins importante 4 connaitre. 
En effet, si la littérature classique est la manifestation de cet esprit d’ordre, 
d’étude et de discipline qui domine le grand siécle, Ja littérature libre est 
lexpression de cet instinct d'indépendance qui fait le vieux et inaliénable 
fond du caractére national et s'est conservé a toutes les époques. 

En soi d’ailleurs, la littérature libre a du bon; tout n’est pas ridicule 
dans les auteurs que Boileau a ridiculisés, et, s’ils manquaient trop des 
qualités qui ont fait la gloire du satirique, ils en avaient d’excellentes dont 
on regrette chez lui l’absence. Soyons juste toutefois, et, sous prétexte de 
les venger des épigrammes dont ils ont pu souffrir, n’allons pas, comme 
on I'a fait, les transformer en victimes. Ce dont nous nous plaignons a leur 
endroit, ce n’est pas qu'on ait été sévére envers eax, c'est qu'on les ait 
Jaissés dans l’oubli; ce que nous demandons pour eux, ce n’est pas l’in- 
dulgence de la critique, mais r'équité de l'histoire. Une histoire de la lit- 
térature indépendante a placer 4 cété de rhistoire de la littérature classique 
en France, voila notre veeu. 

Or, il n’y a, selon nous, qu’un homme en ce moment pour faire cette 
histoire : c’est M. Victor Fournel. Nul ne connaft mieux que lui le soubas- 
sement, et, comme il I’a dit lui-méme quelque part, le sous-sol de notre 
édifice classique. Il en a fouillé maintes fois les recoins, non avec la pesante 
ardeur del'érudit, mais avee ce gout friand de bric-a-brac qui caractérise l'ar- 
tiste. Non-seulement M. V. Fournel sait par coeur ce monde excentrique des 
lettres au dix-septiéme siécle, mais il le sent, il le gotte et hn sourit, tout 
en lui faisant bonne justice. C’est la vraie condition pour en parler; il ne 
faut pas trop de sévérité avec ces ignorants, ces étourdis, ces gais amants 
de la bouteille et de la muse, ces pauvres diables de rimeurs, trop préoc- 
cupés de la question de leur souper pour |'étre de celle de l'art. Une cri- 
tique large, un grand fonds d’indulgence et une heureuse humeur, voila les 
qualités requises pour les apprécier avec équité. 

Que M. Fournel ait ces qualités, c'est ce qu’atteste le livre qu'il a récem- 
ment publié et que nous avons signalé ici l'autre jour : La littérature indé- 
pendante et les écrivains oubliés, essats de critique et d' érudition sur le diz- 
septiéme stécle '. 

Ce livre est le prélude du travail que nous demandons. Au moyen d'une 
suite d’études piquantes, M. Fournel nous introduit au cceur du Parnasse 
sécessioniste du grand siécle et nous en montre en détail les régions diverses 
et leurs habitants. 

*4 vol. in-12. Librairie académique de Didier et C*. 


612 REVUE CRITIQUE. 


Voici d’abord les poétes crottés. Quelle foule! nous ne connaissions guére, 
vous et moi, que Saint-Amand et Colletet : M. Fournel en fera défiler 
devant nous bien d'autres, depuis ce fou de Neufgermain, qui se qualifiait de 
poéte hétéroclite de Monsieur, jusqu'au bonhomme Rangouze, qui « avait 
élevé l'industrie de la dédicace aux proportions de l'art le plus raffiné, » et 
au comte de Permission, qui vous mettait littéralement ses bizarres élucubra- 
tions sur la gorge et n’en mourut pas moins de faim. Mais le type de ces 
écrivains quémandeurs « faisant trafic de louange et tenant commerce d'en- 
cens, » c’est l'illustre Maillet, le mieux endenté, mais le plus mal renté des 
rimeurs de son temps. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire ici son 
portrait: avec son grand corps maigre et son épée, c’est une figure 4 metire 
parmi celles de Callot. 

Plus loin, ce sont les cabarets littéraires, non-seulement ces bonges en- 
fumés dont Faret charbonnait de ses vers les murailles, mais les établisse- 
ments de bonne compagnie ot Boileau se fourvoyait parfois 4 la suite de 
Chapelle. M. V. Fournel les connait tous et en parle presque avec l’entrain 
de Saint-Amand; il vous les énumérera I’un aprés l'autre et vous dressera, 
si vous le voulez, le menu des diners qu’on y faisait : cervelas, melons, car- 
bonades, petit salé, jambons, langues de beeuf fumées, etc., mets solides, 
remarque-t-il, et choisis avec art pour irriter la soif. 

Ailleurs c’est la grande armée des romanciers, divieés en deux groupes : 
d'un cété, les continuateurs des poétes dégénérés de la chevalerie : d'Urié, 
Gomberville, mademoiselle de Scudéry, la Calpranéde, etc.; de l'autre, les 
successeurs des conteurs bourgeois du moyen Age, Théophile, Sorel, Scarron, 
Dassoucy, etc. Mais ici ce n’est plus une esquisse humoristique, c'est un bel 
et bon chapitre d'histoire littéraire, trés-neuf, trés-instructif et plein d'a- 
percus excellents sur les transformations qu’ont subies, dans leur passage de 
la féodalité aux temps modernes, quelques-uns de nos genres littéraires. 

Nous en dirons sutant du chapitre intitulé : Des Origines nationales dx 
drame francais. ll y a 14 une vue neuve et parfaitement juste, selon nous, sur 
la naissance et le développement du genre dramatique en France. Nous ne 
différons pas, 4 cet égard, autant qu'on I’a dit, du reste des nations latines; 
le caractére originel du drame francais s'est mieux conservé chez nous qu'on 
ne le croit et n’a pas succombé sous |’invasion du théétre classique. Sa per- 
pétuité est invinciblement démontrée par M. Fournel, qui nous le fait voir se 
continuant par Corneille, Rotrou et Moliére méme, en plein dix-septiéme 
siérle, et traversant le dix-huitiéme avec Diderot et la Chaussée, pour venir, 
au dix-neuviéme, se vivifier au contact de Shakspeare. 

Encore quelques chapitres comme ceux-ci, ob M. Fournel concentrera ses 
études, généralisera ses apercus, renoncera 4 |’attrait des monographies 
pour les jouissances plus hautes de la synthése, et nous surons le livre qui 
nous manque et qu'il nous doit, l'histoire de la littérature indépendante au 
dix-sepli¢me siécle. 





REVUE CRITIQUE. 613 


Ill 


En 1836 se publiait 4 Moscou une revue littéraire intitulée le Télégra- 
phe. Un jour de cette année, cette revue donna, avec l’approbation de la 
censure, un article sous le titre: Premiére Lettre sur la philosophie de l’his- 
toire. Quand l'article vint 4 la connaissance de |’empereur Nicolas, il en 
concut une si grande colére, qu’il supprima la revue, cassa le censeur et 
exila le rédacteur en chef. Quant 4 l’auteur, dont la responsabilité aurait 
du, ce semble, étre couverte par la censure, il fut déclaré fou, condamné a 
garder la chambre et a recevoir a jour fixe la visite d'un médecin chargé 
d’office de faire un rapport sur son état mental. | 

Ce fou par ordre s appelait Pierre Tchadaieff. C’était un gentilhomme de 
bonne maison, fort spirituel et fort instruit, qui, aprés avoir servi quelque 
temps comme tous les Russes, et voyagé dans presque toute l'Europe, ot il 
s était mis en relation avec les hommes les plus distingués , s’était retiré 
sans fonctions dans }a vieille capitale des tzars. 

Tchadaieff était un penseur original et profond. Dans sa jeunesse il s'é- 
tait trouvé en contact avec les hommes qui formaient ce qu'on appelait le 
parti libéral, sous l'empereur Alexandre, et qui se perdirent a l’avénement 
de son successeur (1825) par une insurrection aussi maladroite que cou- 
pable. Mais il se sépara toujours d’eux par les idées et ne les suivit pas 
dans l'action. li était d’accord avec eux sur l’existence des maux dont souf- 
frait et souffre encore la Russie, mais il ne leur attribuait pas les mémes 
causes, et surtout y aurait voulu d'autres remédes. Une révolution, un 
changement de gouvernement, lui semblait un moyen criminel et dange- 
reux. 

li ne fut donc point impliqué dans I'affreux procés fait aux conspirateurs; 
majs on connaissait ses sentiments et on l’observait de prés. On vient d’en 
avoir la preuve. 

Ses sentiments différaient profondément de ceux que professait l’école 
slavophile qui se forma sous le régne de Nicolas, et qu’encourageait, dans 
une certaine mesure toutefois, la politique du tzar. Les Slavophiles étaient 
animés du fanalisme national le plus exclusif. Selon eux, la source de tous 
les maux de la Russie venait de son contact avec l’Occident et des emprunts 
qu’elle avait faits 4 sa civilisation. Ils croyaient cette civilisation faussée par 
le catholicisme et la papaute, et répudiaient, en conséquence, tout ce qui 
en émanait directement et indirectement. Le principal objet de leur aversion 
était les réformes de Pierre le Grand et tout ce qui les avait préparées 
ou suivies. La France, comme foyer primitif des idées occidentales, et | Alle- 
magne, & titre d’intermédiazire avide, leur étaient également odieuses. Une 


614 REVUE CRITIQUE. 


haine 4 mort leur était déclarée. Le seul moyen qu’eut la Russie de se régé- 
nérer, selon les Slavophiles, c’était de secouer contre l’occident la pous- 
siére de ses sandales, et de se tourner vers les vieilles institutions slaves et 
lEglise grecque, qui seule avait conservé le germe pur et fécond de la civili- 
sation chrétienne. 

Tchadaieff pensait tout autrement. Le malheur de la Russie, selon lui, 
était d’étre demeurée si longtemps étrangére 4 la vie intellectuelle et mo- 
rale de l'Europe; et la cause de cet isolement, il la voyait dans le schisme 
qui, depuis des siécles, tenait la nation russe séparée des autres nations 
civilisées. C’est l’Eglise catholique qui a élevé l'Europe, qui l'a formée, qui 
lui a donné cette unité si facile 4 reconnaitre, malgré la différence des na- 
tionalités et des constitutions politiques, cet ensemble de principes, de 
tendances que le protestantisme n’est pas parvenu 4 détruire et qui fait que 
l'Europe est toujours une. Le reméde au mal consistait donc 4 rentrer dans 
le concert européen, non par une imitation extérieure et superficielle des 
résultats de la civilisation, comme on l’avait fait jusque-la, mais par un re- 
tour a cette unité dont le Pape est la personnification la plus haute et la 
plus sensible. 

Ces idées, Tchadaieffles exprimait dans des entretiens intimes, des lettres 
confidentielles et de rares écrits qui circulaient discrétement en ma- 
nuscrit au milieu de la société moscovite. C’est un de ces écrits, im- 
prudemment livré 4 la publicité, qui attira sur Tchadaieff l’étrange con- 
damnation dont nous avons parlé en commengant. La police ayant fait chez 
lui une descente, tout ce qu’il avait écrit lui fut enlevé, ainsi que nous 
l’apprend une de ses lettres, ot il dit plaisamment qu'il ne saurait trop ap- 
prouver la louable curiosité que montre le pouvoir 4 connaitre ses idées; 
mais les copies en étaient nombreuses, et le gouvernement, qui détruisit 
sans doute ce qu’il en tenait, n'y gagna pas grand’chose. D'ailleurs, Ja ré- 
clusion dans laquelle il fut tenu ne fit qu’accroitre l’activité de sa pensée. 
« Privé de la‘possibilité de continuer mes travaux, je m’ennuie pour la pre- 
miére fois de ma vie, écrivait-il: c’est le moment de lire et d’étudier. » 
Il lut donc et étudia beaucoup pendant les vingt-cing ans qu’il vécut 
encore (Tchadaieff est mort en 1856); mais il ne s’en tint pas 1a: il écrivit 
beaucoup, ainsi que l’indique ce que l'on a de sa correspondance 4 cette 
époque. 

Le P. Gagarin, qui le connut alors et entre les mains de qui sont arrivés 
quelques-uns des écrits et quelques-unes des lettres de ce rare penseur, 
vient de les publier en un volume! précédé d'une préface dont nous avons 
tiré la plupart des détails que nous venons de donner’. 


{4 vol. in-8 orné d’un beau portrait de Tchadaieff. Paris, chez Frank, ruc Richelieu. 
* Voir sur Tchadajeff dans le tome XIV (nouvelle série) du Correspondant, page 287, ane 
autre notice du P. Gagarin. 








REVUE CRITIQUE. 615 


Ce volume renferme d'abord la fameuse Lettre sur la philosophte de U'his- 
toire, qui valut 4 son auteur cette condamnation au supplice de la folie 
que l’empereur Nicolas avait introduite dans le code des pénalités russes. 
Cette lettre est suivie de trois autres qui, sans se lier bien réguliérement, 
offrent cependant un développement assez complet des idées de l’auteur 
sur les sources et sur la marche de la civilisation humaine, a laquelle il re- 
grettait de voir son pays fermé. A travers beaucoup d’apercus contestables, 
on y trouve des idées trés-originales et trés-hautes qui, vu le milieu ow il 
était né et ow i} vivait, teémoignent chez Pierre Tchadaieff d’une rare 
puissance et d’une rare indépendance d esprit. 

A la suite de ces lettres sur la philosophie de l'histoire vient un pamphlet 
plein de verve qu’il composa dans les premiers temps de sa condamnation 
et qu'il a intitulé : Apologie d'un fou. C'est une attaque directe contre le parti 
slavophtle, dont les théories régnaient alors, grace 4 l’appui que leur donnait 
le pouvoir. 

Mais ce qui est -plus intéressant peut-dtre, au moins pour nous Francais 
et catholiques, ce sont les lettres de Tchadaieff, qui forment la seconde 
partie du volume, et ot se montre si vivement la préoccupation de ce grand 
esprit pour le mouvement intellectue!l qui remuait alors la société francaise 
et en particulier la société catholique. Ge qu'il en aimait, c était l’activité, 
les luttes, les combats, conditions de vie et de progrés, selon lui, dont l’ab- 
sence dans I'Eglise russe avait, disait-il avec raison, amenésa ruine. I] avait 
regret pour son pays 4 ces vastes conflagrations d'idées 4 travers lesquelles 
avait grandi \'Occident. Tout ce qui s’en rapprochait lui était cher. Il ai- 
mait le baron d’Eckstein, l'un des plus ardents, sinon des plus puissants 
cerveaux de notre époque. « Faites-moi le plaisir, mon cher ami, écri- 
vait-il 4 Alexandre Tourguénieff, de m’envoyer l'autographe d'Eckstein; 
c'est une piéce fort curieuse pour nous autres écrivassiers. [1 est curieux 
de voir ce qu'il faut précisément de capacité littéraire pour faire un homme 
d'action dans le monde littéraire; car cet Allemand a creusé avec sa 
plume incorrecte un sillon_ que toute une bande d’académiciens ne saurait 
effacer. » 

Il se préoccupait de l’abbé Lacordaire, qui annongait alors son dessein de 
restaurer l’ordre de Saint-Dominique. « Qu’est-ce que c’est que l’abbé La- 
cordaire? écrivait-il encore; madame Swetchine pourra certainement nous 
en donner des nouvelles. » 

Un article des Débats sur saint Jean Chrysostome et sur le Traité d'é- 
lectricité de M. Becquerel le ravit : « Je viens de lire dans le Journal des 
Débuts un excellent article de M. Saint-Marc Girardin sur la nouvelle édition 
de Saint Jean Chrysostome. Si vous connaissez M. Saint-Marc Girardin, dites- 
lui qu'un philosophe de Moscou de vos amis l’en remercie. » 

Et plus loin : 

« M. Saint-Marc Girardin fait voir que tout le progrés récent dans les 





616 REVUE CRITIQUE. 


sciences physiques vient 4 l'appui du systéme génésiaque de la Bible, et il 
se fonde sur le Nouveau Traité d’électricité de M. Becquerel. Au moment 
ou je vous écris, j'achéve de lire ce Traité: ce qu'il y a de curieux, c'est 
que l'auteur ne se doute nullement du parti qui se laisse tirer de son 
livre. » 

Enfin, il n’y a pas jusqu’a l’activité un peu étroite et assez stérile de M. de 
Genoude qui ne plit 4 Tchadaieff: « Hy a de la vie, écrit-il, dans cette 
Ame de prétre. Il ne reste pas les bras croisés 4 voir passer le monde; il 
frappe 4 toutes les portes, il est partout avec son Christ. Tel est le philo- 
losophe catholique. Le principe catholique est un principe d'action, un prin- 
cipe social avant tout. C’est le caractére que vous lui trouverez & toutes les 
époques des temps modernes. Seul il a compris le régne de Dieu, non pas 
seulement comme idée, mais encore comme fait, parce que seul il est en 
possession de ces traditions sacrées, de cette doctrine des élus qui, de tout 
temps, ont fait exister le monde sans qu'il s'en doutat: In mundo erat, et 
mundus per ipsum factus est, et mundus eum non cognovit. » 

Tchadaieff aspirait 4 voir se réaliser le régne de Dieu sur la terre, et 
toutes ses lettres, tous ses écrits, portaient en téte cette épigraphe : Adve- 
ntat regnum. | 
. Le lecteur pensera naturellement qu'un homme qui comprenait si bien 
"esprit du catholicisme et qui croyait l'avenir da monde attaché au triomphe 
de ses doetrines dut finir par se faire catholique; iln’ena rien été malheureu- 
sement: Tchadaieff est mort dans le sein de cette Eglise russe ow il ne voyait 
qu’un cadavre. Cette inconséquence pratique n éte rien 4 la force de ses écrits, 
et le P. Gagarin a bien fait de pubhier ceux qu'ila pu réunir. Ils sont de nature 
4 produire un heureur effet sur ceux de ses compatriotes qui cherchent sin- 
cérement la vérité. Pour nous, catholiques, cette proclamation dela vérité, de 
la noblesse et dela puissance du catholicisme par un homme élevé et nourri 
dans fe schisme, est non-seulement une gloire, mais une le¢on ; que les 
ceeurs amollis qui auraient peur de la lutte et inclineraient 4 abriter la reli- 
gion sous l’aile du pouvoir sinstruisent auprés dun homme qui a vu et 
expérimenté ce que deviennent les Kglises qui se réfugient, pour vivre tran- 
quilles, entre les bras des Gésars. 


P. Dounaire. 


LES EVENEMENTS DU MOIS 


Grand triomphe pour le royaume d’ltalie pendant ce mois! Ce n'est pas 
que les soldats de Victor-Emmanuel aient achevé contre le Pape leur ceuvre 
de Castelfidardo, cette victoire toute piémontaise, ni que nous ayons repris 
contre les Autrichiens la suite de Solférino, cette victoire toute francaise. 
Non, les frontiéres de I’Italie n’ont avancé ni du cété de Rome ni du cété de 
Venise, mais sa situation diplomatique est devenue sensiblement meilleure. 
Elle se porte mieux devant l'Europe, comme le lui conseillait M. Billault 
dans les débats de l’Adresse. La Russie, et derriére elle la Prusse, viennent de 
reconnaitre le nouveau royaume. Certes, nous comprenons la joie des 
hommes d’Etat de Turin : se voir publiquement accepté par qui vous avait 
publiquement méprisé, prendre rang parmi les puissances réguliéres 
quand on n’était qu’une puissance de hasard et d’aventure, recevoir un état 
civil légitime quand onn’a été connu jusque-la que sous le nomde sa mére, 
la révolution, c'est la assurément un succés et un résultat. M. Ratazzi n'est 
pas tenu de montrer la fierté du général Bonaparte, refusant de laisser 
insérer dans les préliminaires de Léoben si l’Autriche reconnaissait ou non 
la République francaise. « La République, s’écria-t-il, est comme le soleil! 
Aveugle qui la nie! » Nous n’en sommes pas encore 1a 4 Turin, et c’est heu- 
reux, car il y aurait vraiment trop d’aveugles de par le monde. 

Si nous trouvons tout naturel qu’on célébre cet événement comme une 
Victoire de l'autre cété des Alpes, il nen est pas de méme des cris de 
triomphe que nous entendons 4 Paris. De quoi s’agit-il, en effet? de con- 
sacrer P’établissement du Piémont dans les duchés, la Toscane, les Ro- 
magnes, les Marches et les provinces napolitaines, Or, comment s'est formé 
cet établissement? En violation formelle des conventions de Villafranca. Et 
Par qui avaient été formulées ces conventions? Par l’Empereur lui-méme. 
Cest la premiére fois, croyons-nous, qu’on voit un gouvernement compter 
comme un succés l’abandon, la mise 4 néant d'un traité proposé et rédigé 
par lui-méme, trois ans avant, en pleine liberté et en pleine victoire. Non, 
ce n’est pas A nous qu’il convient de se montrer fiers d'une telle aventure, 

Junizr 1863. 0 


618 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


c'est a I'habile allié quia su faire prévaloir ses volontés sur les nétres. Aussi 
vient-il de s’en faire un argument devant l'Europe. « La paix de Zurich, dit 
M. Ratazzi dans une des piéces communiquées & son parlement, en ren- 
dant hommage en méme temps A la pensée nationale et Ades tendances de 
municipalisme supposées, a paru & d’excellents esprits former la solution la 
plus appropriée aux conditions de'l'Italie; mais le peuple, pletn du senti- 
ment de ses destinées et des dangers qui I'entouraient, a profité de la lati- 
tude qui lui était accordée en protestant par des votes répétés et solennels 
contre une forme que le sens national ne pouvait plus admettre. Cette pro 
testation avait lieu malgré les tentateves que fatsait en forme amicale 
la puissance a laquelle doit étre attribude Vidéde d'une confédération 
ttalienne, pour faire accepter cette idée par les populations et par les 
princes‘. » . 

Ces documents arrivent tout 4 fait 4 propos pour donner son vrai sens 
lacte si controversé de la Russie. Quelques journaux, ayant prétendu quil 
n’avait pu étre accordé sans conditions, se sont vus en butte aux démentis 
indignés de toute la presse piémontiste. Lord Palmerston lui-méme n’a pas 
craint d’engager contre eux la parole de son gouvernement. La reconnais- 
' gance avait été faite sans conditions, on-n’en edt accepté aucune. Pour qui sait 
lire, cependant, il parait hors de contestation que M. Ratazzi vient de prendre 
vis-4-vis de l'Europe deux engagements bien formels : respecter le Pape dans 
ses limites actuelles; ne pas laisser s’organiser sur les frontiéres lombardes 
des expéditions insurrectionnelles contre la Vénétie. Que ces promesses 
soient destinées 4 étre respectées comme celles de Villafranca, nous le croi- 
rons sans qu’on nous y force; mais enfin elles ont été faites, elles figurent 
tout au long dans les piéces qui viennent d’étre livrées au public, et doivent 
compter désormais au premier rang des faits politiques. Faut-il croire, 
comme on I'a beaucoup dit, qu'il y a quelque chose de plus encore que ces 
promesses publiques? Faut-il croire que la Russie ne se trouve pas suff 
samment payée par la dissolution de l’école polonaise de Coni, la Prusse par 
le serment de ne jamais toucher aux intéréts et au territoire qui relévent de 
la Confédération germanique, et que des plans d'arrangement de la question 
orientale aient été concertés entre les deux puissances latines et la grande 
puissance slave? Cela est possible, et un avenir peut-étre prochain nous le 
fera connaitre. Malgré les effroyables symptémes de dissolution sociale 
qui travaillent l’empire des czars, nous ne croyons ni 4 sa complicité révo- 
lutionnaire, ni 4 son désintéressement chevaleresque. Lorsque Louis XIV 
consentit 4 reconnaitre la succession protestante en Angleterre, c’ était aprés 
de longs revers. Encore obtenait-il en retour la reconnaissance de son petit- 
fils sur le tr6ne d’Espagne par toutes les puissartces qui avaient pris part 4 
la guerre de succession. 


‘ Circulaire aux Iégations du roi d’ltalie 4 l’étranger du 20 mars 1862. 


LES EVENEMENTS DU MOIS. 619 


Plus d’un signe nous avait annoncé cette phase nouvelle de la politique 
piémontaise. La rupture éclatante avec les chefs de l’émigration polonaise, le 
voyage du roi dans les provinces méridionales réputées insoumises, la ré- 
pression énergique des tentatives de Bergame et de Brescia, la démission 
de Garibaldi comme président de la société du tir, la loi demandée contre 
les insurrections politiques, tous ces actes accumulés depuis peu de mois 
n’étaient qu’autant d’étapes vers le but nouveau indiqué 4M. Ratazzi : Ja 
reconnaissance du royaume d’Italie par les grandes puissances. 

Une brochure publiée par un Russe, il y a deux mois, et qui présente a 
un point de vue optimiste la situation de I'Italie actuelle, n'est pas, nous 
assure-t-on, sans avoir joué dans cet imbroglio un réle de quelque impor- 
lance. Nous voulons parler de]’ouvrage intitulé : Le Royaume d'Italie étudié 
sur les lieux mémes, par P. de Tchihatchef, membre correspondant de 
UInstitut. Nous nous étonnions que cet écrit, si supérieur 4 la cohue de 
ceux qui s’offrent pour un franc derriére la vitrine du libraire Dentu, ett 
été si peu ramarqué, si peu contredit, si peu célébré. L’auteur, cependant, 
ne se montre susceptible ni de pitié ni de respect pour les causcs que nous 
servons. Les malheurs de Pie IX ne lui inspirent qu'un regret, c'est que le 
dernier malheur, l’expulsion de Rome, ne soit pas encore venu couronner 
tous les autres. Il s’étonne et se plaint du denier de Saint-Pierre, qui ose 
fournir au Pape des ressources plus nombreuses que n’aurait pu le faire 
supposer Vesprit éclairé du dia-neuviéme siécle. Les fameux zouaves ponti- 
ficaux, commie il les appelle, ne lui semblent destinés qu’a servir de diver- 
tissement aux soldats,francais. (Méme a Castelfidardo, monsieur le Russe?) 
Tant pis pour les catholiques, s'ils ne peuvent se figurer Rome sans le 
Pape. Est-ce que les chrétiens byzantins avaient pu se figurer pendant dix 
siécles Sainte-Sophie desseryie par un Molhah et surmontée du crois- 
sant? Qu’on se hate donc de livrer Saint-Pierre aux nouveaux Ottomans. 
Les abominations reprochées aux Pinelli, aux Cialdini, 4 tous les bourreaux 
en épaulettes des provinces napolitaines, ne sont a ses yeux qu'une tactique 
d'opposition déja mise en ceuvre contre les Russes dans le Caucase, et contre 
les Anglais dans ]’Inde. Quant au clergé, il est fait pour obéir au gouverne- 
ment et pour en recevoir son salaire. « Ou bien, dit-il en reprochant au 
pouvoir d’avoir pris pour le clergé séculier et non pour lui les biens des 
couvents, ou bien les ordres monastiques étaient profitables a l'Etat, et alors 
il fallait les laisser subsister, tout en les adaptant aux exigences de notre 
époque, ou bien ils étaient déclarés inadmissibles, et par la méme leurs 
biens devenaient la propriété du fisc. » Que dites-vous de ce par la méme? 
L'Etat déclare votre propriété inadmissible et par 14 méme en réalise la 
confiscation 4 son profit. Voila quis appelle parler... russe ‘! 


‘ Nous prions M. de Tchihatcheff, qui est membre correspondant de l'Institut et qui croit 
pouvoir attribuer aux exploits de César Borgia une grande part de la puissance tempo- 
relle des Papes, de consulter sur cette question le Codex diplomaticus dominti temporatis 


620 LES EVENEWENTS DU MOBS. 


L’ouvrage du célébre voyageur avait donc tout ce qu'il faut pour faire 
fortune dans le camp des néo-démocrates. Comment se peut-il que, rempli 
d’ailleurs de chiffres intéressants et de détails adininistratifs bien observés, 
il n’ait pas inéme obtenu le rententissement d’un factum de M. Cayla? Notre 
étonnement a diminué quand nous en avons vu les conclusions, et il a cessé 
tout a fait depuis que M. Ratazzi nous a donné 4 lire sa fameuse circulaire 
du 20 mars. Avec plus de franchise et moins de responsabilité que le ini- 
nistre, M. de Tchihatcheff conseille en effet aux {taliens de renoncer pour 
un temps indéterminé 4 posséder Rome et Venise. La chose est dite, le 
blasphéme est proféré en toutes letires. Pour Venise dabord, le statisticien 
russe, qui n’a pas, comme nous venons de le montrer, ’habitude daller 
chercher ses motifs au troisiéme ciel de la métaphysique, se contente d’af- 
firmer qu’on ne doit pas « exposer le sort de vingt-deux miftious d’habi- 
tants, pour avoir voulu leur en ajouter deux milfions. On-n’a pas ples me 
thématiquement raison que cela! Quant 4 Rome, il affirme que 1’ Empereur 
des Francais aurait dit a M. Ratazzi que les Italtens’ doivent s‘arranger 
comme si elle n existait pas, c est-a-dire, en termes pratiques, renoncer 4 y 
installer leur gouvernement. Ce conseil, que nous ne saurions trop louer 
nous-mémes et dont on s'est bien gardé de se vanter' devant le parlement 
de Turin, est fort approuvé par'M. de Tchihatcheff. Suivant lui, les plus 
graves intéréts politiques et stratégiques se réunissent pour retenir nos sol- 
dats sur les pentes du Vatican, et ceux qui blament {"Empereur de la réso- 
lution qu'il aurait prise de ne pas les retirer seraient les premiers a limiter 
s'ilg étaient 4 sa place. Il faut’ étre le Siécle ou 'l'Opition nationale pour 
croire que tout serait fini, apaisé par enchantement dans ta Péninsule, du 
jour ou Victor-Emmanuel se serait montré a cheval & cété du Mare-Auréle 
du Capitole. Les deux souverainetés du Pape et du roi, l'une détrénée, 
l'autre conquérante, offriraient pendant longtemps encore l'image d'une 
guerre civile organisée dans la téte méme du nouveau royaume. L'armée, 
qui est la seule force actuelle de Mitalie, étant obligée dese fractionner 
encore pour garder Rome et les provinces pontificales, il en résuiterait on 
affaiblissement réel de la situation da gouvernement vis-4-vis de |'étranger. 
Pourquoi d’ailleurs les Italiens ne se contenteraient-ils pas de Turin pour 
capitale, avec Naples, si Ton veut, pour jardin d'hiver de leur royauté? 
Opposera-t-on 4 ce veeu si naturel des Tarinois que leur ville est trop peu 
centrale, trop éloignée des diverses provinees da nouveau royaume? Mais, 
en supposant achevée la grande figne ferrée qui doit traverser toute I'ltalie, 
senctz sedis, ou Recueil de documents pour servir & histoire du gouvernement tempore! des 
Etats du Saint-Siége, extrails des archives du Vatican par Augustin Theiner, prétre de 
loratoire, préfet des archives secretes du Vatican (Rome, +imprimerie du Vatiean; Paris, 
ichez Lecoffre). Ce velume, qui ne contient pas moins de 779 piéces dont ja premiére est la 


ameuse donation de Pépin en 756, vient d’étre savamment analysé dans la Bidliothéque 
del Ecole des Chartes de mars-avril 1862 par M. Henri de I’Epinois (chez Dumoulin, quai 


des Augustins, 43). 





LES BYENEMENTS DU NOIS . e2t 


ilnefaudra plus que quarante heures pour aller desrives de la Doire au golfe 

de Naples. Or ne met-on pas, suivant notre auteur, trente-deux heures de Paris 

4 Marseille, et-trente-sept de Vienne 4 Vérone? Constituer tant bien que mal. 
pour la maison de Savoie un royaume d’italie sans Rome ni Venise, comme 

Napoléon en avait fabriqué un pour Eugéne sans Florence, sans Rome et 
sans Naples, et laisser 4 Turin sa conronne de capitale, voila le secret des 
Piémontais divulgué par un de leurs amis. Comprend-on pourquoi on nous 
asi peu parlé de ce livre @ Paris? Veut-on maintenant le secret des ennemis 
du catholicisme? « L’abolition du chef supréme de I'Eglise, dit l’écri- 
vain schismatique, n’est qu'une conséquence rigoureuse de Y'abolition de 
son pouvoir temporel.-» Mais il veut cette abolition par écroulement naturel 
et-non par violence, de peur, dit-il, dans un tour de phrase aussi peu fran~ 
gais de sentiment que de style, « de préter au Pontife vaincu les armes 
dangereuses du martyre. » 

Ainsi c'est bien a tort qu’on a promis et qu'on promet encore, comme 
vient de le répéter M. Durando, Rome aux Italiens. Personne, ni M. de Ca- 
Your, ni M. Ricasoli, ni M. Ratazzi, ni le roi, ne s’est senti la force de sortir 
de ce courant qui méne aux abimes et de répondre non a ce cri public qui 
appelle les catastrophes. Il faudra bien qu’on en vienne 1a cependant, il 
faudra bien qu'on trouve moyen de calmer ces imaginations surexcitées et 
d'ajourner indéfiniment l’effet d’une paroleimprudemment engagée. L’avenir 
de I'Itakie dépend tout entier de la patience des Italiens. 

Telle est la conclusion de l'étude de M. de Tchihatcheff, qui a précédé 
de quelques semaines les.négociations pour la reconnaissance du royaume 
ditalie par la Russie, et telle est aussi la conclusion que laisse voir M. Ra- 
tazzi sous le voile convenu du langage diplomatique. Les Piémontais devront 
Se résigner 4 désirer Venise et Rome comme nous désirons depuis quarante- 
cing ans les frontidres du Rhin! 

On devine que cette politique de reculade et d’attermoiement ne puisse — 
pes étre celle de.Garibaldi. 1 n’est pas un diplomate! a dit M. Crispi re- 
poussent pour son ami les accusations de M. Ratazzi: non sans doute, il est 
méme, comme son maitre M. Mazzini, l'ennemi né de la diplomatie. Aussi 
4 peine a-t-il pu saisir le murmure des pourpaclers diplomatiques, qu'il 
S est senti trahi, et nous l'avons vu repartir subitement pour la Sicile, comme 
il s'agissait den faire de nouveau la conquéte. C’était peine inutile, cette tle 
est restée & lui comme au lendemain de Catalafimi, et le libérateur y régne 
seulcomme dans son flot de Caprera. Lesdeux fils de Victor-Emmanuel, arrivés 
de la veille pour essayer de rattacher & la dynastie ces populations ardentes 
et mobiles, ont dd tourner le dos devant ce sujet plus roi que leur pére. Les 
paroles qu'il a jetées au peuple du haut du balcon du municipe de Palerme sont 
de celles qui font trembler le sol et que les gouvernements voudraient pouvoir . 
ignorer pourn’ avoir pas 4 lesrelever. Tant que le héros de I 'Italie nouvelle s'est 
contenté de traiter le Pape d’Antechrist, et l'Eglise romaine de chancre quit 


622 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


faut extirper, tant qu’il s'est borné 4 précher l’extermination des loups du 
Vatican et a féter Milano, le soldat assassin de sou roi, les catholiques 
ont été 4 peu prés seuls & s'indigner. Mais aujourd'hui qu'il ose s’en pren- 
dre al’Empereur des Francais, dans lequel il dénonce le futur tyran de sa 
patrie, aujourd’hui qu'il parle du 2 décembre en termes qui ne pourraient 
étre reproduits et qu'il appelle les Italiens & de nouvelles vépres siciliennes 
contre nos soldats, ses disceurs font scandale, le gouvernement le désa- 
voue, le préfet qui l’a écouté tranquillement est furcé de donner sa démis- 
sion, et parmi nos journaux qui ont le plus chanté sa gloire, la plupari n’o- 
sent souffler mot et les autres aiment & douter que leur héros ait pu les 
Jeter de gaieté de cceur en un si cruel embarras. Quoi qu'il en soit, voila la 
rupture accomplie entre le gouvernement de Victor-Emmanuel et le grand 
chef des populations de la péninsule. Ce fait nous semble plus important 
que les historiettes de la Patriesur )’ Adresse des évéques.au Saint-Pére. C'est 
la crise prévue et décigive de tous les gouvernements issus d'un mouvement 
révolutionnaire. Les plus forts y résistent, le plus grand nombre y périt. La 
France doit comprendre de plus en plus qu'elle combat pour elle-méme en 
défendant l’indépendance de I’Eglise romaine, et que la révolution sociale 
est la seule irréconciliable ennemie du pouvoir du Pape. Ces considérations, 
développées avec une chaleureuse éloquence dans le récent écrit d’un dé 
puté napolitain démissionnaire‘, finiront par s’emparer du sentiment public. 
Voila le tribunal correctionnel de Bordeaux qui vient de juger que les cris 
réunis de Vive l’ Empereur ! vive Garibaldi! constituent une offense a la per- 
sonne du chef de l'Etat. Nous n’en étions pas la, lors de la rentrée des 
évéques, 4 Rennes, 4 Toulouse, 4 Avignon! 


IT 


Parmi les événements qui ont marqué dans rhistoire politique de ce 
mois, nous ne pouvons passer sous silence la séance académique du 
3 juillet, quoique par sa date éloignée et par le bruit qu'elle a fait elle 
semble déja rangée au nombre des faits du passé. Deux discours ont eu les 
honneurs de cette féte. Heureuse surprise que dans notre société, vouée, dit- 
on, au culte de la foree et du succés, des discours d'académiciens puissent 
encore faire événement ! L’Acadéimie avait 4 décerner d’abord des prix de lit- 
térature et M. Villemainalire sonyapport annuel sur ce concours. Histoire reli- 
gieuse, histoire classique, philosophie, poésie, économie politique, études les 
plus variées, ceuvres tes plus céntraires, le secrétaire perpétuel a tout ra 
conté, tout classé, tout jugé. C’était une vraie revue des productions de l'es- 
Drit passée par un grarid maréchal de la littérature, se promenant tour a tour 


‘ 11 Senato cattolico, per i] duca di Maddaloni. 





LES EVENEMENTS DU MOIS. 623 


devant le front de son armée et dans les lignes des divers régiments, inspec- 
tant du méme coup d’ceil l'ensemble et les détails, ayant son mot 4 dire a 
chacun, un de ces mots qui sont a la fois une faveur et une justice rendue. 
Le Correspondant, nous sommes heureux de le dire, a eu sa bonne part de 
ces mots, que l'histoire littéraire enregistre comme des jugements. Un grand 
prix a été donné au travail de M. Cochin sur l'abolition de l’esclavage. 
Noublions pas de mentionner 4 cété de M. Cochin un nom qui n’est pas 
étranger aux lecteurs de te Recueil, celui de M. l’abbé Duilhé de Saint-Projet, 
chanoine honoraire de Toulouse, qui a obtenu une des médailles de 2,500 
francs pour un savant traité sur les études religieuses en France depuis le 
dix-septiéme siécle. . 

Outre le rapport sur les ouvrages [présentés au concours, l’Académie 
entend chaque année un rapport sur les prix de vertu. C’est 4 M. de Monta~ 
lembert qu’ était échue par le choix de ses-collégues cette charge difficile et 
singuliére. Donner des prix au mérite des auteurs, cela se congoit 4 mer- 
veille ; les livres sont écrits pour étre jugés et I"Académie est aprés tout le 
plus haut tribunal littéraire qui se puisse imaginer. Mais distribuer des 
prix et des accessits de sagesse 4.des gens qui ont passé l’dge du collége, 
établir un concours, créer des catégories, se porter juge entre des actes 
réputés vertueux, voila ce qui a semblé plus d'une fois d'une utilité mom 
deste et d'un sérieux contestable. Il n’y a que deux facons pour un rappor- 
teur de se tirer des périls d’un pareil sujet : c’est de s’y livrer avec esprit, 
sas y croire, comme un avocat plaide d’office une cause impossible, ou de 
lemporter résoldment sur les hauteurs de la morale religieuse d’ot la phi- 
lanthropie du dix-huitiéme siécle parait si petite. C’est cette derniére maniére 
de voir qui semble prévaloir & l’Académie,ou nous avons entendu tour a tour 
la pensée de M. de Monthyon interprétée et agrandie par MM. de Salvandy, 
Vitet, Mignet, Guizot, de Laprade. Il n'y avait pas de risque, on en convien- 
dra, que le rapporteur de cette année fit déchoir le concours de ces sereines 
hauteurs. La plume de M. de Montalembert, habituée a retracer l"histoire de 
ces grands conquérants d'Ames qui fondérent en occident la civilisation de 1’é- 
Vangile, se trouvait a l’aise dans ce domaine tout chrétien de la vertu. C’est 
avec la plus naturelle éhoquence qu’il a développé ce texte du livre de la Sa- 
gesse: Ubi non est femina, ingemiscit egenus! et raconté l’existence de ces 
héroines de la charité a qui I'Académie décerne ses médailles et dont plus 
d'une sans doute ne pourra jamais lire ce quia été dit d’elle en si beau 
langage. Le rapport insiste sur cette idée que ce n’est point a titre de 
gratification personnelle, mais pour s’associer 4 leurs bonnes ceuvres, que 
VAcadémie leur fait passer une part de la fondation Monthyon. L’orateur po- 
litique s'est effacé et devait s’effacer en cette circonstance devant le repré- 
sentant des quarante. Mais ce n’était pas la le compte de l’auditoire, qui 
semblait décidé & jouir en son entier de cette éclatante et généreuse parole 
qu on a trouvée inopportune dans la nouvelle aréne parlementaire. Toute vi- 


624 LES EVENEMENTS DU MOIS. 

bration patriotique qui sen échappait retentissait en applaudissements pro- 
longés; le moindre souffle impossible 4 retenir soulevait des tempétes. 
Comment, & propos de si beaux traits de bienfaisance, ne pas rappeler 
la société de Saint-Vincent de_Paul sacrifice aux plus honteuses délations. 
et le caractére sacré de cette charité laique et libre qui ne veut tre « ni 
confisquée, ni réglementée, ni méme protégée? » Pouvait-on ne pas signa- 
ler d'un mot ces « doctrines homicides » dont nous dénoncions l’éta- 
lage officiel & cette méme place, il y a un mois, et qui représentent |’au- 
méne, c’est-a-dire la vertu religieuse par excellence, comme lhumili- 
tion, c’est-a-dire comme l’ennemie du pauvre? L'espérance n’est-elle pas 
aussi une vertu, et ne doit-on pas remercier M. de Montalembert.de nous 
avoir appris que si, chez les nations démocratiques, la petite propriété ras- 
sure contre les grandes catastrophes, chez les nations chrétiennes les pe- 
tites vertus préservent des grandes décadences? « Quand la liberté resti- 
tuée 4 la France, a dit magnifiquement l’orateur, évoquera de nouveau les 
vertus publiques, c’est la, c’est dans les vertus domestiques et privées que 
devront plonger les racines de la vie civique, pour y puiser l’esprit de sacri- 
fice et l'esprit de respect, c’est-d-dire les seules conditions de la force et 
de la durée. » 

C’est ce succds, c'est cet enthousiasme du public d’élite qui se trouve 
ehez lui sous la coupole de PInstitut, qui a suscité les coléres du debors. 
Inde irz! inde mali labes! Le Constitutionnel, s'abattant bruyamment sur 
Vorateur, a pris les dieux 4 témoins qu'il venait de faire l’apologie de 
la dime, des lettres de cachet et des droits féodaux. Voilé ce qu’on gagne 
aujourd'hui 4 se laisser suspecter de libéralisme! Le méme Constitution- 
nel réservait autrefois les mémes aménités pour ceux qu'il accusait détre 
les ennemis de la Charte. Pour toute défense contre une si indigne calom- 
nie, M. de Montalembert s’est. borné 4 demander qu’en voulit bien inaérer 
son Rapport. Mais c’edt été la se condamner soi-méme, et le journal officieux 
a loyalement préféré courir les chances d'étre condamné par les juges. En 
attendant, il s'en est donné tout 4 sen aise sur la vie politique de I’ éloquent 
académicien. Pour la dixiéme fois depuis dix ans, nous avons relu des 
phrases détachées, des lambeaux de discours sans cesse reprochés au grand 
orateur catholique. Nous les avions rencontrés déja en articles de journanux, 
en brochures, et méme en réquisitoires. Cela prouve-t-il qu’on ait le droit de 
signaler un des espri(s les plus illustres et les pluslibéraux dece temps comme 
un suppét de tyrannie, et de ne tenir nul compte de ses réclamations? Chs- 
cun sait que le rédacteur actuel du Constitutionnel n'est pas le méme qui a 
rédigé jadis des feuilles Kgitimistes, le méme qui a fait scandale plus tard 
dans la Presse per l’intempérance de ses convictions républicaines. Mais 
est-il bien généreux 4 M. Limayrac d’abuser & ce peint de ses avantages? 
Quant 4 se vanter de n’avoir jamais paru en justice, nous sommes bien 
tenus de le croire sur parole, mais nous nous garderions bien d’en faire 


LES EVENEMENTS DU MOIS. 625 


le moindre compliment ou le moindre reproche, soit a la justice, soit a cet 
écrivain. 

Si jamais l’Académie, dégodtée par M. Limayrac de distribuer des prix 
de vertu, s'avisait de distribuer des prix de beauté, c'est 4M. Sainte- 
Beuve que devrait revenir lhonneur de présenter le rapport. Son portrait 
de la princesse Mathilde, publié par le Constitutionnel du 14 juillet, a fait 
sensation par sa a vivacité pittoresque, » comme I’avait deviné ce journal. 
C'est le comble de l'art et de l’audace; cela sent a la fuis son réaliste et 
son courtisan. Jamais plus d’afféterie depuis le grand Cyrus, jamais plus 
deffronterie depuis Chérubin. Nous avons entendu tout le monde admi- 
rer la vigueur splendide de cette photographie, mais nous n’avons ren- 
contré personne qui eut pris plaisir 4 voir sa femme ou sa fille portraiturée 
ainsi pour la curitosité des passants. Pour étre princesse de sang impérial 
a-t-on moins de droit aux égards que la premiére honnéte femme venue? 
Quoi qu’il en soit, voila ta littérature d’Etat définitivement fondée. Le méme 
Constituttonnel du 14 juillet, jour anniversaire de la prise de la Bastille, 
annonce qu’un album va paraitre avec les portraits de Napoléon Ill, par 
M. de la Guéroniére; de l’Impératrice Eugénie, par M. Granier de Cas- 
sagnac; du prince Napoléon, par M. Emile de Girardin; de la reine Hortense, 
par M. Nisard; de l’impératrice Joséphine, par M. Th. Gautier; de Me- 
dame Mére, par M. Philaréte Chasles,.etc., etc. | 


II! 


Deux jours aprés cette belle séance du 3 juillet, l’Académie prenait le 
deuil de son illustre doyen. Le chancelier Pasquier terminait 4 quatre-vingt- 
seize ans une vie pleine de jours et de grands services. Cette carriére poli- 
tique sera racontée par son successeur au palais Mazarin, et ce sera l'histoire 
du siécle. Dans la contradiction des événements et des situations, il avait cru 
pouvoir se tracer une existence vouée, sans distinction de régimes, aux affaires 
Publiques. Nul ne semblait mieux fait que cet esprit souple et fécond, lumi- 
nheux et modéré, pour justifier cette théeorie dangereuse des épeques de révo- 
lution. Mort presque centenaire, aprés avoir été conseiller d’Etat, préfet de 
Police, directeur des ponts et chaussées, garde des sceaux, député, prési- 
dent de la Chambre des députés, ministre de l'intérieur, pair de France, 
Président de la Chambre des pairs et chancelier, il a gardé jusqu’au dernier 
jour, et comme le trait distinctif de sa physionomie, la consécration de l'an- 
Gen régime qu'il avait reque a vingt ans, avec le titre de conseiller au par- 
lement. Dans une société qui a vu tomber tour 4 tour les assembicées de la 
Premiére Révolution, les conseils du Directoire, le Corps législatif et le Sénat 
du premier Empire, les Chambres de la Restauration et du gouvernement de 
fuillet, ja Constituante et la Législative dela seconde République, pour voir 


626 LES EVENEMENTS DU MOIS, 


reparattre le Corps législatif et le Sénat du second Empire, M. Pasquier 
représentait l’ancien parlement de Paris. Et ce n’était pas comme un vain 
portrait de famille! c’était bien le parlement en chair et en os, en esprit et 
en réalité. L’ancien membre de la Chambre des requétes rappelait encore, 
il y aun mois, les procés qu'il avait jugés en 1787, et aurait fait l’appel 
de tous les magistrats de ce haut tribunal, dont il était depuis longtemps 
le dernier survivant. Mieux qu’aucun livre, il savait tous les incidents de 
la derniére lutte entre la royauté et ces puissantes” compagnies judiciaires 
qui retrouvérent les droits de Ja nation en cherchant 4 défendre leurs vieux 
priviléges. Rien n’était sorti de cette forte mémoire, ni les remontrances, 
ni les lits de justice, ni les exils Al'intérieur, ni la popularité du parlement, 
ni son isolement aussitét que les états généraux furent convoqués, ni sa 
suppression par la Constituante avec cette seule phrase d’oraison funébre 
dans le travail du rapporteur : « Malheureusement, quand on est appelé a 
fonder sur des bases durables la prospérité d'un Etat, ce n'est pas de recon- 
naissance qu’il faut s’occuper, mais de justice ‘. » 

Président de la Cour des pairs dans ces grands procés politiques du der- 
nier régne, dont plusieurs sont devenus des pages d’histojre, il montra aux 
générations de ce temps la vivante image de I’alliance du pouvoir judiciaire 
et du pouvoir politique qui caractérisait Ja magistrature des parlements. I] 
n’y avait pas jusqu’a ce titre assez peu compris de chancelier qui ne semblat 
lisoler au-dessus du temps oi il vivait cependant d'une vie si active. Que 
de gens ont dit tous les jours : M. lechancelier, sans trop savoir ce que cela 
voulait dire! Gen’esf plus, en effet, qu'une grandeur disparue, une dignité sans 
fonctions, une épave flottante du naufrage de notre vieille société. Sous l’an- 
cien régime, le chancelier, appelé aussi grand juge, était le premier des 
magistrats, l'intermédiaire obligé entre le roi et la justice, le réformateur 
des abus de la loi et du palais. « Quelle multitude de devoirs mutuels et d’en- 
gagements inviolables renfermés dans ce seul nom! s’écrie d’Aguesseau ; la 
justice se dépose tout entiére dans ses mains. Elle lui promet un attache- 
ment fidéle, une confiance parfaite, une déférence respectueuse ; mais ce 
qu'elle attend de lui est au-dessus de tout ce qu’elle peut lui promettre *. » 
Supprimée avec tout l’ancien ordre judiciaire en 1790, la charge de chance- 
lier reparut avec 1’ Empire. Pour faire quelque chose de plus que la royauté 
4 jamais détruite, on imagina, en 1806, de créer un archi-chancélier *, ‘La 
Restauration, plus modeste, revint au chancelier tout court, et le chargea 
deremplir les fonctions d’officier de !'état civil pour la famille royale®. Ce 
fut en 1837 que ce titre purement honorifique, et devenu vacant par la 
mort de M. de Pastoret, qui avait continué 4 en jouir aprés 1830, bien 


4 Moniteur du43 aodt 4780. Rapport de Nicolas Bergasse. 

.§ Discours sur la présentation des lettres de M. lé chancelier de Pontchartrain. 
1» Décret du 28 floréal an XII. ong 

4 Ordonnances du 15 mai 1814 et du23 mars 1816. 








LES EVENEMENTS DU MOIS. 627 


qu'il eut refusé le serment & la nouvelle dynastie, fut transféré au président 
de la Chambre des pairs. 

Depuis ce temps, M. Pasquier aimait 4 se considérer comme en dehors 
des services ordinaires et de la politique courante. Les derniéres années de 
sa longue carriére étaient destinées 4 lui prouver que I|'importance ne se 
mesure pas toujours aux fonctions qu'on remplit, et quelle vraie grandeur ré- 
side encore dans la retraite. Ses conseils n’avaient jamais été plus recherchés, 
son influence plus acceptée que depuis qu'il vivait loin du pouvoir. Réu- 
nissant autour de lui les principaux chefs des partis dont il avait vu les 
luttes pendant ce demi-siécle, il se plaisait aux rapprochements dont 
l'exemple doit profiter au pays et portait aux affaires publiques le méme 
intérét passionné que.s'il edt présidé encore la Chambre des pairs. Son 
étonnante activité d’esprit, qui se prodiguait chaque jour en lectures, en 
dictées, en correspondances, ne voulait rien ignorer de ce qui se faisait pour 
le bien. Nous sommes fiers pour ce Recueil, qu’il honorait d’une particuliére 
affection, de pouvoir dire que sa derniére lettre peut-ctre, puisqu’elle est 
datée du 28 juin, est adressée & notre collaborateur M. Cochin pour le féli- 
citer de son article sur Home et les évéques. La fin du chancelier a été celle 
d'un de ces fermes et pieux magistrats de l’ancien temps, gui voyaient 
dans la mort le dernier hommage a rendre 4 Dieu et le dernier exemple a 
laisser aux hommes. | 

Nous ne saurions dire si, comme on l’assure, cette dignité platonique de © 
chancelier va passer sur la téte de M. Troplong, qui consentirait-A laisser sa 
place de président de la Cour de Cassation. En attendant, |’Empereur semble 
avoir choisi le moment ou la mort de M. Pasquier rappelait au public qu'il 
avait été nommé duc en 1844, pour créer lui-méme un nouveau duc. Nous 
ne nions pas que l'occasion ne soit habilement choisie et l’argument trés- 
plausible. Sile roi de la monarchie de Juillet usait de son droit de faire des 
ducs, pourquoi l’Empereur n’userait-il pas 4 son tour du méme droit? M. le 
comte de Morny devient donc trés-légitimement M. le duc de Morny. Mais 
pourquoi faut-il que, dans ce siécle de démocratie et d’égalité, toute promo- 
tion de ce genre soit aussitét livrée aux commentaires du public sous la 
forme d'une double question? Une question personnelle d’abord sur le mé- 
rite et les services du nouvel ennobli; une question politique ensuite sur 
la convenance et l’opportunité de la mesure. Ce n’est pas le lieu de discu- 
ter ici la thése philosophique de l'utilité d'une noblesse dans une société 
monarchique. Nous écrivons la chronique du mois de juillet 1862 et non 
pas un traité de politique générale. 

Depuis le jour ot Louis XVI, ayant ordonné au prince de Luxembourg, 
président de la Chambre de la noblesse, de se réunir au tiers-état ', mit fin 


* « Dites 4 ordre de ta noblesse que je la prie de se réunir aux deox autres; si ce 
Man. pas assez, je lelui ordonne, comme son roi je le veux! » (Monifeur du 4 au 6 6 juillgt 


6298 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


a lexistence de la noblesse comme ordre séparé, comme classe politique; 
depuis ce jour, disons-nous, aucune sérieuse tentative n’‘a été faite pour la 
reconstituer. Les mceurs sont restées hostiles, les événements peu favo- 
Yables 4 cette reconstruction. Le premier Empire n’a pas duré assez pour 
donner la consécration du temps 4 sa noblesse. Les hommes d’Ftat de 
la Restauration, qui proposaient des lois en faveur des ainés, avouaient, 
comme péres de famille, qu’ils comptaient bien partager également leur 
succession entre leurs enfants. Nous ne savons pas si cela est pour le mieux, 
nous disons que cela est. La noblesse n’étant plus qu’un droit hérédi- 
taire regu du passé, respectable comme lui, mais qui, comme lui aussi, 
ne saurait se recommencer, il s’ensuit que les titres ont cessé d’étre 
acceptés par l’opinion comme la récompense de services actuellement ren- 
dus. Quand nous voyons un homme nouveau s‘élever au premier rang de 
notre société nouvelle, nous admirons ses talents ou son caractére, mais nous 
né sentons nullement le besoin de l’appeler M. le duc ou M. le comte. L’es- 
prit solide et fin du chroniqueur de la Revue des deux Mondes a déja fait 
remarquer que M. Thiers ou M. Guizot tout court en disent assez pour le 
présent et pour l'histoire. Il aurait pu citer a Y’appui de ses dpinions le mot 
si connu de M. Royer-Collard, rapporté par M. Guizot dans le premier volume 
de ses Mémoires : « On pense a vous pour un titre de comte, lui aurait dit un 
jour l’abbé de Montesquiou, alors ministre. —- Comte vous-méme! » aurait 
répondu le philosophe. C'est de l’orgueil bourgeois aprés lorgueil nobiliaire; 
l'un et l'autre ont leur grand cété et peuvent servir 4 la gloire de lEtat. 
Lorsqu’un académicien grand seigneur écrivait, il y a une cinquantaine 
d’années, cette phrase que l'on cite chaque jour comme venant du moyen 
age: Noblesse oblige, il formulait en termes d'une heureuse concision une 
vérité que toutes les classes de la société francaise ont droit de s’appliquer 
comme maxime‘. En somme, la noblesse n’est, en l’an de grace 1862) - 
qu'une question d’ancétres. Pouvoir chanter comme a I’opéra : « Je stis 
Lindor, ma naissance est connue! C'est déja quelque chose pour se dire 
noble; reste a traiter la question des ancétres avec le public, s'il y prend 
garde, ou avec le conseil des sceaux, s'il vient 4 s’en méler. . 
En dépit de ce sentiment, qui est, croyons-nous, le sentiment général, les 
correspondances étrangéres ont répété sur tous les tons que le duché de 
M. de Morny n’était qu’un jalon et que I’Empereur projetait de transformer 
leshauts dignitaires de l’Empire en ducs et pgirsd’une nouvelle noblesse. Les 
mémes bruits avaient couru, il y a deux ans, lors de la Joi sur Jes titres. Nous 
avons de bonnes raisons pour ne pas les croire fondés. En 1844,au moment 
od le roi Louis-Philippe venait pour nommer duc M. Pasquier, un journal de 
province publiait les réflexions suivantes: « Nous trouvons aussi illogique de 
nommer des ducs sans duché que de nommer des colonels sans régiments; 


' Pensées ef maximes, par M. le duc de Lévis, de l’Académie francaise. 





LES EVENEMENTS DU MOIS. 629 


car, si la noblesse avec privilége est opposée a nos idées, sans priviléges elle 
devient ridicule. Au quatorziéme siécle les écrivains, en parlant des géné~ 
raux de l’antiquité, disaient le prince Annibal, le duc Scipion; ils avaien, 
raison, car, nous l’avons dit, les titres de prince et de duc indiquaient non- 
seulement une dignité, mais un grade. Or, aujourd'hui, si on excepte la 
famille royale, les titres ne représentent plus rien. Et cependant, comme le 
caractere humain est bizarre! si le ministre edt nommé M. Pasquier gé- 
néral in partibus, celui-ci se serait récrié; il aurait prétendu qu’on voulait se 
moquer de lui en lui donnant un titre, embléme d’une autorité qu'il ne 
pouvait exercer. On le nomme duc, comme Annibal, comme Charles le Té- 
meraire, et il est content, soit! » 

L’auteur de l'article ajoutait que si l'on tenait a reconstruire l'édifice que 
les rois et le peuple ont mis cing cents ans a abattre, il fallait commencer 
par donner a tous ces nobles le baptéme de la gloire, car sans prestige 
point de noblesse, de vastes propriétés terriloriales, car sans richesse point 
de noblesse, et le droit d’ainesse: « Mais faire 4 lasourdine quelques petits 
ducs, quelques petits comtes qui sont sans autorité et sans prestige, c'est 
froisser sans but et sans résultat les sentiments démocratiques de la ma- 
jorité des Frangais, c’est condamner des vieillards a jouer 4 la poupée!» 

Get article du Progrés du Pas-de-Calais serait aujourd'hui profondé- 
ment ignoré, si nous ne le trouvions répété dans les @uvres complétes de 
l'Empereur Napoléon III, et nous ne nous serions jamais permis de le re- 
produire si cette publication n’était datée de 1854, c’est A dire trois ans 
aprés l'avénement du prisonnier de.Ham 4 empire‘. Il ne peut done 
y avoir de la part del'Empereur que le désir fort naturel d'étre agréable a 
quelques dévouements, qui n'ont aucune raison de prendre pour eux la fiére 
réponse de M. Royer-Collard. Habituons-nous a ne pas chicaner le pouvoir 
exécutif sur l’exercice légitime de sa prérogative. A chacun les siennes. Au 
Souverain a faire des ducs, 4 nous de faire des députés, et sachons une fois 
pour toutes reconnaitre et respecter la limite de nos droits réciproques. 

Cette question vitale des attributions des divers pouvoirs, qui est toute la 
question de la liberté, vient d’étre exposée, au seul point de vue de la 
science, dans un mouveau traité de droit public et administratif. L’auteur, 
M. Batbie, déja couronné par |'Institut pour une substantielle étude sur 
Turgot et ses réformes, est un professeur a la Faculté de droit *, c’est-a-dire 
un savant, et un ancien membre du conseil d’Etat c’est-a-dire un homme 
pratique. Par un rare et heureux privilége il connait a la fois les principes 


‘ OF uvres de Napoiéon Ill, vol. 1, p. 54, chez Amyot, libraire-dditeur. 

*Traité théorique et pratique de droit public ef administrotif contenant l’examen de la 
doctrine et de la’ jurisprudence; la comparaison de notre législation avec les lois poli- 
liques et administratives de |’Angleterre, des Etats-Unis, de la Belgique, de la Hollande, 
des principaux Ktats de l’Allemagne et de I'Espagne, etc., par M. A. Batbie, ancien audi- 
teur au conseil d'Etat, professeur suppiéant A la Faculté de droit. Paris, chez Cotillion, li- 
braire du conseil d’Etat (3 vol. parus). 


630 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


et les affaires, et a pu appliquer comme fonctionnaire les théories qu'il 
explique comme professeur. Toutes ses solutions ne sauraient étre les 
nétres, mais l’esprit de cet important ouvrage est un par et sincére amour 
de la liberté, une revendication par raison démonstrative des droits de l'in- 
dividu contre I’extension abusive des droits de I’Etat. En outre, des études 
toutes nouvelles sur les législations étrangéres nous permettent de comparer 
nos institutions avec celles des peuples qui nous entourent. C’est donc 1a un 
livre tout politique, bien qu’écrit pour la seule explication des textes et le 
progrés de )’enseignement. ' 


LV 


Trois assassinats politiques ont marqué de trois taches de sang l'histoire . 
de ce mois. Dans les principautés danubiennes, un ministre éloquent et 
courageux, M. Castaldji, a été frappé comme Rossi, non en entrant a la 
Chambre, mais aprés avoir, comme le dit |’ordre du jour voté par les dé- 
putés, défendu 4 la tribune la cause de la propriété et des lois. A Varsovie, 
le général Luders a eu la machoire fracassée par un coup de pistolet dans 
un jardin public, et le grand-duc Constantin, arrivé de la veille, a failli 
étre tué 4 bout portant en sortant du thédtre. Les amis de la Pologne ne 
déploreront jamais assez des crimes qui risquent de faire confondre la plus 
belle des causes avec la cause de la révolution européenne. Que la sainte 
nation en deuil regarde & ses mains teintes d’un sang versé sans combat, a 
ce signe elle reconnaitra |'intervention de l’étranger. N’était-ce pas assez de 
celui qui campe, méche allumée, sur ses places publiques, faut-il se laisser 
envahir encore par cet autre étranger bien plus odieux qui pénétre Ie front 
baissé et qui régne dans l’ombre des sociétés secrétes? Oui, nous l'affir- 
mons sans crainte d’étre démenti, les coupables ont beau étre Polonais, le 
crime est étranger a la Pologne. Elle a juré son indépendance sur la croix, 
non sur le poignard, elle n’a pas de vépres siciliennes dans son histoire, 
mais de nobles victoires et d’héroiques désastres. Elle ne peut rien attendre 
que de l’appui moral de l'Europe et du travail de transformation qui tend 
a briser ou a renouveler la vieille société moscovite. Qu’elle conserve donc 
entiére l'admiration des peuples qui lui assure tét ou tard le triomphe; 
qu'elle redoute de rendre 4 ses ennemis la confiance qu’ils commencent & 
perdre et l’unité de sentiment qu’ils ont perdue. « L'Irlande et la Pologne 
gardées pures sous la bénédiction de Pie IX sont le bouclier protecteur de 
l'Europe, s’écriait naguére un fils éloquent de saint Francois de Sales du 
haut de la chaire de Sainte-Clotilde, leur pauvreté est chrétienne, elle n'est 
pas socialiste; leur résistance a l’oppression est légale, elle n’est pas révolu- 
tionnaire’... » 

{ Discours prononcé par M. Vabbé Mermillod, recteur de Notre-Dame de Genéve en 


faveur des pauvres d’Irlande (se vend au profit des pauvres catholiques d’Irlande, a Paris. 
chez Lesort, rue de Grenelle-Saint-Germain, 5). 








LES EVENEMENTS DU MOIS. 634 


C'est aussi une cause d’opprimés qui se débat en Amérique entre les 
Etats du Nord et les Etats du Sud. A ceux qui veulent une confédération du 
Sud séparée de la grande confédération amérieaine, nous ne cesserons de 
demander : Voulez-vous cette confédération avec ou sans le maintien de 
lesclavage? si vous prétendez mettre la signature de la France au bas d’un 
traité qui reconnait 4 l'homme droit de propriété sur son semblable, dites- 
le avec franchise, et nous verrons sile sentiment public se laissera braver 4 
ce point. Sinon, ‘il est inutile de vous mettre en frais de protocoles. Vous ne 
serez pas plus écouté par M. Davis Jefferson dans ce second cas que vous 
ne le seriez;par M. Lincoln dans le premier. Nous ne disons pas que Ja cause 
du Nord fut dans l’origine celle de l’abolition de |’esclavage; mais nous sou- 
tenons que la victoire du Sud serait la consolidation et l’extension de cet 
affreux abus. Sans doute la question pratique n'est pas aussi simple 
que la question de principe. Les principes ne marchent pas tout seuls 
et ne s'appliquent pas d’eux-mémes. II leur faut la main de l'homme et 
son sang le plus souvent. Dieu a mis de tout temps a ce prix la conquéte de 
la vérité et l’établissement de la justice. Aprés avoir consterné l'humanité, 
cette guerre atroce, 4 cété de laquelle, disait hier lord Palmerston, la 
guerre de trente ans n'est qu'un jeu d’enfants, finira par tourner 4 son pro- 
fit. Si le Sud y laisse l'horrible législation pour laquelle il s'est armé et le 
Nord ce fatal préjugé contre les gens de couleur qui sert de justification a 
lesclavage, ce sera la date d'un éclatant progrés dans l'histoire de la civili- 
sation chrétienne. Nous voudrions que tous ceux qui demandent la recon- 
naissance de la confédération du Sud, eussent pu assister 4 la séance de la 
Chambre des communes du 18 juillet dernier. Ils auraient entendu 
M. Lindsay, l’auteur de la motion que soutient en France le Constitu- 
tionnel, dire en propres termes: « [l est de l’intérét de la Grande-Bretagne 
politiquement et commercialement que les fédéraux et les confédérés for- 
ment des républiques séparées et distinctes. Il est politiquement de notre 
intérét que cette séparation ait lieu parce qu’elle abaisserait |'attitude 
hautaine des Etats du Nord. Au point de vue commercial, la séparation 
serait avantageuse, parce que le Sud verrait qu'il est de son intérét d’a- 
dopter la politique de libre échange, » 

Ainsi, d'une part, la grande confédération américaine cesserait d'étre une 
rivale inquiétante pour l’Angleterre, de l'autre, les hommes d'Etat de 
Saint-James pourraient passer avec la nouvelle république quelque bon 
traité de libre échange, dans le genre de celui qui leur a livré le Portugal. 
La plus simple raison dit assez haut, en effet, que les pays producteurs 
de coton inclineront toujours vers la puissance qui leur prend 4 elle seule 
plus de ballots que toutes les autres réunies. Une fois ce beau résultat ac- 
compli, les homélies de M. Rouher et de M. Michel Chevalier n'y pourraient 
rien, il y faudrait les zouaves et les canons rayés. 

Nous voyons bien que le Times nous excite & nous jeter entre les deux 


633 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


parties belligérantes en Amérique. La Grande-Bretagne serait heureuse en 
effet de nous laisser toute la honte d'une intervention en faveur de l’escla- 
vage et d’en empocher plus tard tout le profit. C’est de ce méme ton dou- 
cereux qu'elle nous pressait, il y a trois mois, de lancer notre petite armée 
dans l'intérieur du Mexique. Espérons que la fin de cette expédition sera 
plus heureuse que le début! espérons surtout qu'elle sera prompte! Aprés 
avoir entendu un discours de trois heures et demie de M. Billault, nous ne 
savons pas plus qu'avant si nous sommes 4 Orizaba dans Ie seul but de 
venger par la victoire l’outrage fait 4 notre drapeau, ou si nous avons entre. 
pris de remplacer le gouvernement de Juarez par un gouvernement de 
notre choix. Ces deux solutions si contraires, présentées tour a tour avec la 
méme éloquence aux membres du Corps législatif, ont regu d’eux le méme 
accueil enthousiaste. Si, par impossible, le gouvernement attendait un avis 
de la Chambre pour se décider, i] doit reconnaitre qu’il n’a pas été servi 
a son goit. Ce n’est pas sérieusement sans doute qu’on a parlé d'importer 
au Mexique le suffrage universel. Le principe qui est la base de nos institu- 
tions a droit d'étre traité avec plus de considération. On a ri du général an- 
glais qui, pendant la guerre d’Espagne, s’écriait sur la bréche d'une ville 
emportée d’assaut : Maintenant faites avancer les cotons ! Allons-nous faire 
marcher les urnes derriére nos baionnettes? 

C'est un pauvre spectacle que celui d’un peuple qui recoit le droit de voter 
et qui ne sait pas sen servir! Ne poussons rien a l’extréme, et n’allons pas 
comprometire de gaieté de coeur une institution qui nous a rendu de si 
grands services au temps denos désordres. Un partisan du droit héréditaire 
qui ne chercherait dans l’histoire que des rois fous ou tyranniques ferait bien 
mal les affaires de son principe. Montrer les Mexicains pratiquant le suffrage 
universel, c'est vouloir en donner le dégodt aux peuples sérieux. Ignore- 
t-on que cette population, mélange d'Indiens, de noirs, de mulatres et d'an- 
ciens Espagnols, n'est apte qu’aux surprises et aux trahisons de la guerre 
civile? Si le gouvernement sijjustement décrié de Juarez a pu faire entendre 
aux Indiens surtout son cri d’indépendance contre l’étranger, il faudrait 
nous attendre 4 de longs et cruels combats. C’est cette race, en effet, quia 
lutté contre l’Espagne, il y a quarante ans, et qui a donné 4 cette lutte un 
caractére effrayant d’acharnement et de férocité. 

Quant 4 nous, de toutes les nouvelles que peut nous apporter chaque 
Jour le courrier de ]’étranger, il n’en est pas que nous saluerions avec plus 
de bonheur que celle-ci: « Aprés avoir mis en déroute les troupes de 
Sarragoza et obtenu laj réparation de tous nos griefs légitimes, l'armée du 
Mexique rentre en France! » LEOPOLD DE GAILLARD. 


L'un des Gérants : CHARLES DOUNIOL. 


PaRiS. — IMP. SIMON RACON ET COMP., RUK D'FRFURTH. 1. 





LA SERVIE 


SON INDEPENDANCE, SES DROITS ET LES DERNIERS EVENEMENTS. 


Le canon de la citadelle de Belgrade a retenti d'une extrémité 4 
l'antre de l'Europe, réveillant en sursaut l’attention des politiques 
qui, absorbés par les orages italiens et par les difficultés de la ques- 
lion mexicaine, avaient depuis quelque temps oublié tout a fait les 
affaires et presque l’existence de la Turquie. La question d’Orient, 
léternelle et inextricable question d’Orient, cet épouvantail des 
hommes d’Etat, qui renaft sans cesse et qu’on n’ose jamais aborder 
franchement pour en finir, s'est montrée toujours menacante et 
préte & joindre ses périls aux complications déja si sombres qui 
obscurcissent de tous les cétés l’horizon de la politique européenne. 
Les puissancess’en sont émues, et une conférence diplomatique s'est 
réunie 4 Constantinople pour tenter d’apaiser, si faire se pouvait, 
la querelle soulevée entre la Servie et la Porte. Au moment ot nous 
écrivons ces pages, on ignore encore si la paix ou la guerre sortira 
des délibérations dela conférence. Mais, au milieu de ces incertitudes 
de l'avenir, nous avons pensé qu'il était nécessaire de mettre nos 
lecteurs au courant d'une question peu connue en Occident ct dont 
les conséquences peuvent embraser !'Orient {out entier. Comment 
Sest fondée la liberté de la principauté serbe? Quels sont ses droits 
reconnus par les traités? Dans quelle situation se trouve-t-elle a 
regard de l’empire dont elle dépend par des liens de vasselage? 
Quelles ont été les causes et les péripéties du différend aujourd hui 

N. sfx. T. xx (LVI° DE La coLLect.) 4° trvaaisoy. 25 aour 1862. 41 


654 LA SERVIE. 


flagrant entre le vassal et les suzerains? Comment peut-on amener 
une solution pacifique de ce différend, et, dans le cas contraire, quelles 
en seront les conséquences probables? Voila les diverses questions 
que nous allons étudier dans ce travail. 


La principauté de Servic est pour les Slaves de Turquie ce qu’est 
le royaume de Gréce pour les populations helléniques, l’avant-garde 
de la liberté future, le noyau autour duquel tous tendent a se grou- 
per, le centre d’ou rayonnent la civilisation et les idées de |'Eu- 
rope. Comme la Gréce, la Servie est loin de comprendre tout le 
territoire habité par la race serbe. Sa population n’est que d'un 
million d’Ames. Bornée 4 ]’ouest par la Save et la Drina, au nord par 
le Danube, & l'est par le Timok et au sud par les monts Lepenats et 
Golia, ses limites actuelles laissent en dehors les pachaliks de Nisch 
(l’'antique Nissa, patrie de Constantin), de Leskovats, de Vrania, de 
Novibazar, de Pirischtina et de Prisrend, égaux en superficie au ter- 
riioire affranchi, et qui, avec ce territoire, formaient }’'antique do- 
maine des rots de Rascie ou de Servie. 

Nous n’avons pas la prétention de raconter ici lhistoire de ces 
rois qui nous entrainerait en dehors de notre sujet, non plus que 
celle de la conquéte musulmane en Servie ou des guerres entre 
lAutriche et la Turquie, dont ce pays fut le théatre pendant les 
dix-septiéme et dix-huitiéme siécles. Notre étude ne doit prendre 
pour point de départ que le début du siécle présent et be moment ou 
les Serbes, las de s'armer pour des puissances étrangéres qui les 
abandonnaient ensuite avec une égoiste ingratitude aux vengeances 
des Oltomans, entreprirent de conquérir la liberté. par eux-mémes 
elt pour eux-mémes. 

Une circonstance secondaire amena la révolte nationale. Une que- 
relle éclata entre les janissaires, établis dans le pays a la suite de la 
guerre avec |’Autriche qu’avait terminée le trailé de Sistova, et les 
haidouks, milice nationale irréguliére et indisciplinée, tantét soldats, 
tantét brigands, comme les armatoles des provinces grecques. La 
population, poussée 4 bout par les excés des janissaires, prit parti 
pour les haidouks. Bientdt la lutte devint générale. La Servie entiére 
s'arma et chassa les troupes musulmanes. Il fallait un chef & la ré- 
volte; on le trouva dans Tserny-Georges (Georges le noir), ancien 


LA SERVIE. 635 


haidouk au service de l’Autriche, qui le premier avait levé l’étendard 
de l’insurrection dans les foréts de la Schoumadia. Obscur et ignoré 
jusque-la, Tserny-Georges révéla dans la conduite des opérations 
militaires les talents d'un général, et pendant neuf ans fit trembler 
Jes armées turques. 

Le gouvernement de la Porte s’était d’abord montré indifférent 
aux combats engagés dans la Servie. C’était affaire entre les janis- 
saires et les haidouks; il dédaignait d’y intervenir. Les proportions 
que prenait la lutte finirent par l’inquiéter. Békir, pacha de Bosnie, 
fut chargé de la pacification de la contrée. Il arréta et livra aux 
Serbes les principaux dahis ou chefs des janissaires, éloigna les restes 
de ces derniers; mais, comptant que ces concessions suffiraient aux 
Serbes, il leur ordonna de rentrer dans leurs foyers et de déposer 
les armes. Ceux-ci refusérent de se disperser avant d’avoir obtenu Ja 
liberté de se gouverner par eux-mémes, sans ]’entremise d’un ma- 
gistrat turc. Békir répondit que la décision & prendre dans une sem- 
blable question dépassait les pouvoirs qu'il avait recus, et une dépu- 
tation de Serbes fut chargée d’aller 4 Constantinople porter au sultan 
les demandes de la nation. Cela se passait en février 1805. 

Arrivée au but de son voyage, la députation fut jetée en prison; les 
Serbes n’en eurent de nouvelles qu’au mois de juillet, lorsque 
Hafiz, pacha de Nisch, marcha contre eux, sur l’ordre du divan, pour 
les attaquer comme des rebelles. 

La lutte alors changea de caractére. Les Serbes avaient profité de 
l'année qui venait de s’écouler pour achever d’expulser de leur sol 
les derniers janissaires: ce n’étaient plus des rayas cherchant a di- 
minuer la pesanteur de leur joug, c était une nation ressuscitée qui 
se levait pour défendre son indépendance. Les préparatifs de la nou- 
velle guerre furent poussés avec activité. Tous les hommes en état de 
porter les armes se virent appelés sous les drapeaux. Tserny-Georges 
couvrit les points vulnérables des frontiéres en élevant des lignes de 
redoutes habilement disposées. Les Serbes, comme tous les Orien- 
taux, avaient en abondance des sabres et des fusils; ils manquaient 
de canons; leur artillerie se réduisait 4 quelques piéces enlevées aux 
Janissaires. Un cordonnier nommé Milesav Petrevitj se fit fondeur, 
et en quelques mois improvisa un parc de 150 canons. 

De grands suceés couromnérent d'abord les efforts des Serbes. Les 
armées ottomanes, surles deux frontiéres de Roumélie et de Bosnie, 
furent repoussées sans avoir pu pénétrer dans le pays. D’attaqués les 
Serbes devinrent agresseurs et serrérent de trés-prés les frois forte- 
resses que les Tures occupaient encore dans I’intérieur de leur pays. 
Le 12 décembre 1806, Tserny-Georges emporta d’assaut la ville de 
Belgrade, et quelques jours aprés la citadelle capitula. Schabats se 


6356 LA SERVIE. 


rendit également en février 1807, et Oujitsa en juin. Le sol de la 
Servie était entiérement libre. 

Mais apres le succés vinrent les divisions intestines. Les chefs mi- 
litaires avaient pris entre leurs mains |’administration civile du pays 
en se décorant des titres de knézes ou chefs de tribus; Jes plus puis- 
sants, commandants d’armée ou de districts, s'appelaient gospodars 
ou princes. Unis aux restes de l’ancienne aristocratie féodale du 
pays, ils prétendaient se faire un monopole des résultats de l’éman- 
cipation. On les voyait accaparer les spahiliks et les autres biens natio- 
naux confisqués sur les Turcs, et, dans quelques localités, ils allaient 
jusqu’é exiger des paysans la dime et les corvées imposées autrefois 
par les Ottomans. Tserny-Georges, appuyé sur Ja masse de la nation, 
essayait vainement de réprimer leur ambition turbulente et leurs 
Injustices en vertu de son pouvoir dictatorial. Ils avaient la majorité 
dans le sénat, constitué immédiatement aprés la révolte, et composé 
de douze membres représentant les douze nahias ou districts de la 
Servie. Dans les diétes annuelles ou skoupchtinas, antique institution 
nationale que Tserny-Georges avait rétablie, ils se présentaient en 
armes, et souvent entravaient par la violence les discussions, lors- 
qu’elles prenaient une tournure qui ne leur convenait pas. Bientdét 
ils en vinrent & méditer le meurtre ou le renversement du dicta- 
teur. 

Cependant la guerre continuait. Les campagnes de 1807 et de 
4808 furent trés-heureuses; celle de 1809 moins brillante. Tserny- 
Georges avait congu le projet de soulever les chrétiens de la Bosnie, 
tandis que, entrant dans le pachalik de Novibazar a ja téte d’une armée 
et opérant sa jonction avec les Monténégrins, il couperait les com- 
munications de cette. province avec le reste de la Turquie. Jacques 
Nenadovitj, chargé d’envahir la Bosnie, fut, aprés quelques succés, 
repoussé sur les bords de la Drina, et des défaites répétées des Serbes 
dans le nord, suivies de l’entrée d'une armée turque au coeur du 
pays, rappelérent Tserny-Georges au moment ot il allait s’emparer 
de Novibazar. 

Les ennemis du dictateur profitérent du mécontentement que la 
mauvaise issue de cette campagne avait répandu dans le peuple pour 
travailler 4son renversement. Ils répandirent partout que c’était lui 
qui était la cause de l’insuccés, et, 4 l'instigation’du consul russe 
Rhodophinikine, commencérent a dire hautement que la Servie épui- 
sée n’était pas en état de continuer la lutte avec ses seules forces, 
qu'il fallait invoquer un secours étranger en reconnaissant l’autorité 
de l'empereur Alexandre, alors en guerre avec la Turquie. Tserny- 
Georges combattit avec énergie celte proposition de faire de son 
pays une province russe. « Nous nous sommes affranchis du joug 





LA SERVIE. 65 


«turc sans le tsar, disait-il, sans lui nous saurons nous défendre. » 
Cependant le parti des mécontents grossissait toujours. A la skoup- 
chtina du nouvel an 1840, des cris nombreux réclamérent l’empereur 
pour souverain. Tserny-Georges dut céder et appeler les troupes 
russes, dont les commandants, d’aprés l’ordre formel d’ Alexandre, 
reconnurent le dictateur comme chef de la Servie. 

Le colonel Orourk amena trois mille Russes qui se joignirent aux 
Serbes et firent avec eux la campagne de 1840. Elle fut brillante et 
couronncée par de prompts succés; en quelques jours les Turcs furent 
chassés de la contrée au dela de la Morava, qu’'ils avaient reconquise 
année précédente. Tserny-Georges saisit cette circonstance qui re- 
levait son crédit, pour porter un coup décisif 4 ses adversaires poli- 
tiques de l’intérieur, et pour mettre fin 4 des dissensions qui pouvaient 
étre funestes au milieu des dangers de la patrie. A la diéte de 1814, 
il proposa et fit voter deux résolutions qui concentraient entre ses 
mains un pouvoir absolu. Les gospodars ou grands chefs militaires 
étaient supprimés; les voivodes ou chefs inférieurs devaient désor- 
mais dépendre du dictateur et du sénat. Ce dernier corps était réor- 
ganisé et divisé en deux parties, dont l'une constituait un tribunal 
supréme, et l’autre un conseil des ministres. Les sénateurs étaient 
nommeés par le chef de la nation. Milenko et Dobriniats, les princi- 
paux des mécontents, furent en méme temps exilés, et par ce moyen 
la tranquillité rétablie dans le pays. 

L’appui que les Serbes avaient recu de la Russie continua de leur 
étre donné pendant l’année 1811, qui se passa du reste sans aucun évé- 
hement marquant dans ]’ordre militaire. En 1842, ils n’curent plus cet 
appui. Napoléon menacait la Russie; ce n’était pas trop de toutes les 
forces de |’empire pour s’opposer & son invasion. La paix fut donc 
faite au plus vile. Dans un article du traité signé & Bucharest, le 28 
mai 1842, les Russes avaient stipulé l’autonomie des Serbes; ils 
devaient administrer librement leurs affaires intérieures et répartir 
eux-mémes les impéts, sans qu’aucun Turc se mélat de cette opéra- 
lion. Mais la Turquie, lorsque l'armée russe se fut éloigné, refusa 
d'exécuter ces conventions. 

Tchelébi-Effendi fut chargé par la Porte de régler les affaires de 
la Servie. Une députation se présenta devant lui, réclamant Ics droits 
stipulés 4 Bucharest. I] répondit en exigeant la remise de toutes Jes 
places fortes, des armes et des munitions, et le rétablissement dans 
les villes des Turcs qui en avaient été chassés. Sur le refus des Serbes 
d’accéder & ces propositions, il entra aussitdt en campagne & la téte 
d'une armée de plus de cent mille hommes. Les Serbes étaient pris a 
l'improviste : ils s’armérent & la hate. Mais déja la ligne des fron- 
liéres était franchie par les Ottomans, Véliko venait de succomber en 


638 LA SERVIE. 


défendant Négoutine, et ses soldats, découragés par sa mort, s’étaient 
dispersés. Kladovo, abandonnée par son voivode, fut prise bientét 
aprés. Les troupes de Tchélébi-Effendi déployérent dans cette mal- 
heureuse ville la plus atroce férocité. La population tout entiére fut 
massacrée, les hommes empalés et les enfants plongés dans l'eau 
bouillante par une sacrilége parodie du baptéme. A la nouvelle de 
ces désastres et de la marche victorieuse de l’armée musulmane, 
un sentiment universel de terreur et de découragement saisit les 
Serbes. Chacun ne chercha qu’a assurer son salut par la fuite ou par 
une prompte soumission, sans plus tenter dé résistance. Tserny- 
Georges lui-méme ne retrouva plus son ancienne vigueur. Abandonné 
de la plupart des siens, il perdit courage 4 son tour et s‘enfuit en 
Hongrie avec sa famille, dans le mois d'octobre 1813. Sa fuite décida 
du sort de la principauté. Les troupes qui tenaient encore se déban- 
dérent; les forteresses de Semendria et de Belgrade se rendirent sans 
combat. Ainsi, aprés quelques mois de campagne, la Servie se trou- 
vait tout entiére replacée sous le joug des Osmanlis. 


II 


Au milieu de la désorganisation universelle qui suivit la fuite de 
Tserny-Georges, quelques chefs tentérent de prolonger encore la 
lutte dans les montagnes et dans les foréts. Parmi ceux qui refusérent 
ainsi de chercher leur salut sur une terre étrangére, le plus impor- 
tant était Milosch Obrenovitj. Fils d’un valet de ferme nommeé Tescho 
et de Vischnia, veuve du fermier Obren, Milosch avait pendant son 
enfance gardé les porcs auprés de son village natal de Dobrina, ou le 
voyageur Pyrch, en 1832, vit encore vivante la femme qu'il avait 
servie. Le futur prince des Serbes ne savait ni lire ni écrire, mais, en 
revanche, la nature l’avait doué d'une bravoure & toute épreuve et 
d’une rare intelligence. Au moment ot la guerre de l’indépendance 
avait éclaté, Milosch avait été un des premiers 4 prendre Jes armes. 
Associé aux exploits de son frére utérin Milane Obrenovitj, il avait 
recu ala mort de ce dernier le titre de voivode dans le district que 
Milane avait commandé; et, en souvenir de son frére, il avait alors 
pris son nom de fils d’Obren, nom glorieux et vénéré dont il avait di- 
enement soutenu I’éclat. Il allait désormais étre appelé & jouer le 
premier rdle dans les affaires de son pays. 


‘LA SERVIE. Bw 


A la téte d’une troupe d’hommes déterminés, i] occupa Brousnitsa 
et la forteresse d’Oujitsa. Les Turcs vinrent |'yattaquer. Mais, voyant 
sa résolution de combattre jusqu’a la derniére extrémité, craignant 
que le siége de la place ne leur coutat beaucoup de monde et qu’un 
échec ne compromit la position de Jeur armée, ils eurent recours & 
des négociations. Le commandant des troupes assiégeantes fit offrir a 
Milosch la vie sauve pour lui et pour ses compagnons, le droit de con- 
server leurs armes et le titre d’obor-knéze ou primat, avec |’adminis- 
tration du district de Roudnik, a la condition qu'il évacuerait Oujitsa 
et qu’il aiderait les Ottomans 4 achever la pacification du pays. On 
promit en méme temps le respect des personnes et des propriétés des 
chrétiens. Milosch, pressé par ses compagnons d’accepter ces propo- 
sitions, se soumit, et bientét, par son influence personnelle, décida 
plusieurs autres chefs a déposer Jes armes. 

Mais si obor-knéze se montrait ainsi fidéle 4 la parole jurée, les 
Ottomans violaient de la maniére la plus révoltante leurs promesses 
de justice et de clémence. En un seul mois, le vizir de Belgrade, 
Soliman-Pacha, fit périr 300 prisonniers serbes par )'épouvantable 
supplice du pal. Avides de vengeance, les fils des anciens spahiis 
étaient revenus dans toutes les palanques serbes, ou ils faisaient 
relever par les vaincus leurs donjons détruits. Menés 4 coups de fouet 
au travail comme les bétes de somme, sans sommeil et presque sans 
hourriture, les rayas succombaient en foule aux maladies épidémi- 
ques qui naissaient de leurs affreuses corvées. La fin de 1813 et 
année 1844 tout entiére se passérent de cette fagon. Ni Milosch, ni 
les autres capitaines qui avaient reconnu |'autorité de la Turquie, ne 
pouvaient rester insensibles aux souffrances de la nation ; suspects 
d’ailleurs au vizir et a ses agents, le danger planait toujours sur leurs 
tétes. Des conférences eurent lieu, une conjuration sourdit, et 1’in- 
surrection fut résolue pour le prmtemps de !’année suivante. 

Des mouvements prématurésfaillirent faire manquer le plan arrété. 
Renouvelant la ruse de Skanderbeg, Milosch montra le plus grand 
zéle dans la répression de ces tentatives de révolte, afin de persuader 
les Tures de sa fidélité. Il marcha contre les rebelles et les dispersa, 
en ayant soin de laisser échapper leurs chefs principaux. Mais Soli- 
man ne pouvait se contenter de ce résultat. Il lui fallait encore des 
victimes. Un nombre considérable de prisonniers, que son kihaya 
était venu enlever d’autorité dans le camp de Milosch, furent décapités 
4 Belgrade le jour de Saint-Sabba, protecteur national de la Servie. 
L’higouméne ou abbé du monastére de Ternovo fut empalé avec 
65 notables. Bientét Milosch lui-méme, malgré le concours qu'il ve- 
nait de préter aux Oltomans, vit sa téte menacée. Soliman le retenait 
4 Belgrade. Il parvint a tromper sa surveillance et, sortant de la ville, 


640 LA SERVIE. 


il se réfugia dans les montagnes de Roudnik, ot il demeura caché 
tout r’hiver. 

Le jour des Rameaux de 1815, Milosch apparut tout 4 coup dans 
la ville de Takovo, tenant l’étendard national a la main. Ayant assem- 
bié le peuple dans l'église, il lui annonga que le jour était enfin arrivé 
de consommer et de reprendre l’ceuvre de Tserny-Georges en affran- 
chissant définitivement la patrie. Des cris d’enthousiasme répondirent 
4 ses paroles, et tous les hommes valides se rangérent autour de lui. 
En quelques jours |’ insurrection se répandit dans tout le pays. Milosch 
souleva les nahias du sud, tandis que Voutchitj soulevait celles du 
nord. D’un commun accord Milosch fut proclamé généralissime, 
comme Tserny-Georges l’avait été dans la guerre précédente. La 
bravoure de ce nouveau chef et ses talents mililaires justifi¢rent le 
choix qu’on en avait fait pour diriger les opérations, ct lui acquirent 
rapidement une immense popularité. Sa taille colossale, sa voix écla- 
tante, qui, dans le combat, s’entendait au milieu des plus vives fusil- 
Jades, son regard dominateur imposaient profondément a la population 
serbe, sensible comme tous les Orientaux aux avantages et & la vi- 
gueur physique autant qu’a la supériorité de l'intelligence. On voyait 
a ses cétés, et cette circonstance contribuait encore 4 jeter sur Milosch 
un éclat chevaleresque, sa femme, la belle Lioubitsa, célébrée maintes 
fois dans les chants populaires, marchant comme lui & la téte des 
troupes et montant la premiére 4 l’assaut des forteresses {urques 
avec l’intrépidité d’un haidouk. 

La campagne fut courte et brillante. Quelques combats suffirent 
pour débusquer les Turcs de leurs positions, et & la fin de l'année 
les Serbes se trouvaient maitres de tous les points importants, de 
toutes les redoutesen terre élevées pour commander le pays, redoutes 
qu ‘ils pouvaient raser ou entretenir et mettre en état de défense selon 
les besoins des circonstances. Quant aux Turcs, ils étaient enfermés 
dans six forteresses, dont deux seulement, celles de Belgrade et de 
Sokol, pouvaient opposer quelque résistance 4 un siége régulier. Mi- 
losch alors entama des négociations avec la Porte. Il avait acquis la 
conviction que la Servie, épuisée par dix ans de guerre, par les 
cruautés et les rapines de Soliman-Pacha, sans espoir de secours de 
la part des nations européennes, ne pouvait, ce premier dan de 
désespoir une fois passé, soutenir plus longtemps la lutte avec des 
chances de succés. Il pensait donc, en sage politique, qu'il valait 
mieux pour son pays en remettre 4 une autre occasion |’émancipation 
définilive, et se borner pour cetle fois 4 faire consacrer les faits ac- 
complis, tout en demeurant sous la suzeraineté du sultan. D’un autre 
cdté, les Ottomans, fatigués d'une si longue guerre, voyant la résis- 
tance se renouveler toujours et la Servie devenir le tombeau de leurs 











-LA SERVIE. 641 


meilleurs soldats, se montraient également disposés a la paix et préts 
4 faire droit aux demandes des Serbes. Le féroce Soliman-Pacha avait 
été destitué, et le nouveau vizir Maraschli-Pacha, Bulgare d'origine, 
était animé d'‘intentions conciliantes. L'accord était donc assez facile, 
et dans les premiers jours de 1816, la paix fut conclue entre Milosch 
et Maraschli. Les Serbes gardérent leurs armes et les positions qu'ils 
avaient conquises. Le vizir rétablit }’administration turque dans le 
pays, mais 4 cété d’elle on constitua une administration serbe indé- 
pendante, destinée a régir 1a population indigéne. Ainsi, dans chaque 
district on vit siéger en méme temps un mousselim turc et un knéze 
serbe, chargés l'un et l'autre de rendre la justice. Un corps assez 
semblable au sénat fut rétabli sous le nom de Chancellerie serbe ; il 
était composé de douze membres, représentant les douze nahias, et 
chargé de remplir a la foisles fonctions de tribunal d’appel et de cour 
criminelle pour les Serbes. Enfin, les impdts, laissés autrefois a l'ar- 
bitraire des pachas, furent convertis en un tribut fixe et annuel, 
semblable 4 celui que payaient les provinces de Valachie et de Molda- 
vie, gouvernées par des gospodars de race grecque. Aucun agent turc 
ne dutse méler de la perception de ce tribut. Il fut établi que la skoup- 
chtina se réunirait tous les ans pour le répartir, et que les knézes 
seraient chargés de le percevoir dans leurs districts respectifs. Telles 
furent les conventions que le sultan s empressa de ratifier. 

Tserny-Georges, qui, aprés sa fuite, avait été quelque temps retenu 
en prison par l’Autriche, et de la s'était retiré en Bessarabie, était 
demeuré en repos pendant la guerre de 1845. Lorsque la paix fut 
conclue, il reparut en Servie et parcourut le pays en excitant le peuple 
a ne pas se soumeltre aux conditions offertes par les Turcs et a se 
joindre 4 lui pour continuer la guerre. Milosch craignit que cette dé- 
marche imprudente ne compromit les avantages déja acquis. En 
méme temps, comme il aspirait au pouvoir supréme, il y vit une oc- 
casion de se défaire d'un rival redoutable. Par ses ordres, Tserny- 
Georges fut poursuivi comme perturbateur du repos public et assas- 
siné prés de Topola, crime qui restera dans l'histoiresur la mémoire 
de Milosch comme une tache que ses exploits et ses services patrioti- 
ques n’ont pas suffi pour effacer. 


Hil 


Cependant, aprés la paix, il fallait organiser la constitution inté- 
rieure du pays et le gouverrcement de Ja nation, 4 laquelle on avait 


642 LA SBRVIE. 


accordé le droit de se régir par elle-méme. Les divisions qui s’étaient 
produites sous la dictature de Tserny-Georges se renouvelérent alors 
tout enti¢res. Le parti aristocratique des knézes et des voivodes vou- 
lait créer une fédération do petits cantons gouvernés par des princes 
indépendants. Le peuple, au contraire, repoussait la forme fédérative, 
qui lui paraissait détruire la force et l'unité de la nation serbe, si 
nécessaires dans le cas d'une lutte nouvelle, et devoir engendrer 
entre les princes des différents cantons des discordes intestines que 
la Turquie s’empresserait d'attiser et d’entretenir. I] craignait aussa 
que, en remettant le pouvoir entre les mains d'un grand nombre de 
petits despotes, ceux-ci ne se réservassent les fruits de la guerre pré- 
cédente et ne substituassent purement et simplement au joug turc 
une tyrannie presque aussi pesante. La masse des Serbes inclinait 
donc pour une forte centralisation du pouvoir et pour un gouverne- 
ment monarchique tempéré qui laissdt a la nation une Jarge part de 
vie politique. 

Milosch était le chef de ce parti monarchique, le plus fort des deux, 
et, depuis le meurtre de Tserny -Georges, il ne craignait plus de com- 
pétition pour le sceptre. Moler de Klitchevats, président de la Cham- 
cellerie serbe, homme instruit et ambitieux, était & la téte du parta 
féodal. Les skoupchtinas de 1816 et 1847 virent se dérouler ies pha- 
ses de la lutte entre les deux partis. Moler, arrété aprés une scéne 
violente dans le sein de la diéte, fut condamné a mort et exécuté, et 
quelques jours aprés le métropolitain Nikchitj, qui avait prononcé ia 
sentence, fut lui-méme assassiné. Les défenseurs de la féodalité et 
les partisans de Milosch se rejeférent mutuellement la responsabilité 
de ce meurtre. Enfin \’opinion monarehique triompha, et, le 6 no- 
vembre 1847, l’ancien porcher de Dobrina fut proclamé prince de 
Servie. 

Il s’occupa aussitét de la reconstitution du pays, et déploya dams 
cette couvre une politique habile et une grande activité. Le fiéau du 
brigandage désolait la Servie, entretenu par un grand nombre d’ hom- 
mes qui avaient, pendant dix ans de guerre, perdu I’habitude du 
foyer domestique et de la vie agricole. Milosch déploya une sévérité 
draconienne contre les derniers restes des haidouks, et par des exem- 
ples éclatants parvint 4 rendre a la contrée une entiére sécurité. En 
méme temps, pour achever d’abattre le parti de l’oligarchie, il renou- 
velait les mesures de Tserny-Georges contre les gospodars et détrui- 
sait les derniers vestiges de l’organisation féodale. Enfin il poursui- 
vait avec lenteur et prudence |’ceuvre qu'il avait congue de 1’affran- 
chissement progressif de la Servie. 

Prenant pour prétexte les violences et les irrégularités dont les 
mousselims tures, rétablis en vertu de la capitulation de 1845, se 


LA SERVIE. 645 


rendaient coupables envers les Serbes, Milosch reprit les armes en 
1820, et chassa de la contrée l’administration ottomane, hormis le 
pacha de Belgrade et les commandants des six forteresses réservées & 
la Porte. Puis, une fois le fait aceompli, des députés furent envoyés 
4 Constantinople pour en demander fa reconnaissance. La Russie né- 
gociait alors avec les Turcs au sujet de l'exécution définitive du traité 
de Bucharest. Elle appuya les demandes des Serbes, et la Sublime- 
Porte s'empressa d’accéder & ces demandes en supprimant les mous- 
selims hors des villes frontiéres de la Servie et en reconnaissant 
l'élection de Milosch au pouvoir supréme. Ayant obtenu ce premier 
résultat, le prince envoya, dans le courant de 1821, une nouvelle dé- 
putation chargée de présenter des demandes encore plus étendues. 
Mais la révolution grecque venait d’éclater. Les réclamations des Ser- 
bes furent remises 4 une autre époque, et les députés gardés en 
otage pour empécher la Servie de s'associer au mouvement de la 
Gréce. En 1826, une note de la Russie remit sur le tapis la question 
serbe, et dans le traité d’'Akerman, signé le 14 octobre de la méme 
année, Ia Porte s’engagea & mettre 4 exécution dans le délai de dix- 
huit mois toutes les stipulations du traité de Bucharest relatives 4 ce 
pays. En conséquence, un firman accorda aux Serbes une notable ex- 
tension de territoire, en permettant de pousser les limites jusqu’aux 
redoutes occupées par Tserny-Georges dans la premiére guerre, le 
droit de fixer définitivement le chiffre du tribut annuel conjointe- 
ment avec le pacha de Belgrade, celui de batir des églises et des cou- 
vents, et d’ériger des écoles; enfin défense fut faite 4 aucun Turc de 
s'établir désormais dans le pays. En méme temps, Milosch fut reconnu 
prince héréditaire, et le sénat rélabli pour exercer avec lui le gouver- 
nement sans l’intervention des autorités turques. Le 15 janvier 1827, 
le prince communiqua, dans une assemblée générale de la nation 
lenue 4 Kragouiévats, cet acte qui constitue la charte des droits de 
la Servie 4 |’égard de la puissance suzeraine. 

Les Serbes avaient enfin obtenu ce qu’ils désiraient. {ls ne s asso- 
ciérent pas aux Russes dans la guerre que ceux-ci firent immédia- 
tement aprés au sultan Mahmoud, et qui les amena jusque dans 
Andrinople. Une fois la paix signée, le gouvernement ture pensa de 
nouveau a la Servie, dont les préoccupations guerriéres lui avaient 
fait oublier les affaires. Le pacha de Belgrade fut chargé de remettre 
solennellement au prince des Serbes un hatti-schérif, signé de la 
propre main de Mahmoud, et consacrant d’une maniére définitive 
les dispositions du firman de 1826. Cette remise eut lieu dans le 
mois de décembre 1830, le jour anniversaire de la prise de Belgrade 
par Tserny-Georges, en présence de huit mille députés des diverses na- 
hias, et le lendemain Milosch fut sacré par le métropolitain de Belgrade. 





644 LA SERVIE. 


Cependant le prince ne se montrait pas pressé de donner a la Servie 
la constitution libérale qu'il lui promettait depuis longtemps. Enivré 
par le pouvoir, il exergait sans contrdéle une autorité illimitée et frois- 
sait par des facons autocratiques les susceptibilités de la nation. 
.Guidé par les conseils de son frére Ephrem et par les instincts de sa 
nature rude et sauvage que l'éducation n’avait pas adoucie, il mul- 
tipliait les exécutions et substituait ses vengeances personnelles 4 
l’exercice d'une justice réguliére. Le mécontentement devint général 
et se manifesta par des plaintes hautement exprimées. Le parti féodal, 
vaincu et abaissé par Milosch, mais avide de vengeance, profita de ce 
mécontentement, excita l’opposition et lui fournit des chefs. En 1855, 
une insurrection redoutable éclata, sous la conduite de Voutchitj, le 
plus important des aristocrates depuis la mort de Moler. Il s’empara 
par surprise de Kragouiévats, siége du gouvernement serbe. Mais ce 
succes ne fut pas de longue durée. Milosch, ayant rassembié des trou- 
pes, aftaqua lesinsurgés et les dispersa. Comprenant alors la nécessité 
d’un acte de clémence, le prince accorda une amnistie générale et se dé- 
cida enfin 4 octroyer la constitution réclamée par le pays. Elle fut 
promulguée le 2 février, et excita dans la nation le plus vif enthou- 
slasme. 


IV 


La tentative du parti féodal avait done abouti 4 une défaite. Elle 
avait amené la réconciliation de Milosch avec son peuple, et la pro- 
mulgation d'une constitution dans laquelle une large part était faite 
4 l’élément démocratique, tandis que le pouvoir de I’aristocratie, re- 
présentée par le sénat, y était de plus en plus amoindri. Battus dans 
le pays, les adversaires de Milosch s’adressérent 4 l’étranger. On était 
alors au plus fort des complications soulevées dans la politique eu- 
ropéenne par la révolte de Méhémet-Ali contre le sultan. La Russie 
soutenait le gouvernement de la Porte contre le pacha d’Egypte, ap- 
puyé sur |’influence francaise, et le traité d’'Unkiar-Skelessi venait de 
constituer le sultan dans la position d'un véritable vassal vis-a-vis du 
tsar. Assurée ainsi de son influence prépondérante en Turquie, la 
puissance russe ne voyait qu’avec jalousie le développement des na- 
tionalités orientales en dehors de son action. Elle trouvait dans les 
propositions du parti aristocratique de Servie une occasion excel- 
lente de remettre cette principauté dans une dépendance plus étroile 
de la Turquie, et par conséquent de sa propre influence. Elle la saisit 





LA SERVIE. 665 


avec empressement. La Porte refusa d’approuver la constitution du 
2 fevrier 1835, et y substitua une autre constitution, élaborée avec 
la Russie. Le pouvoir effectif y était remis entre les mains du sénat, 
et 'autorité du prince réduite a des conditions illusoires. Milosch fut 
forcé de subir cette constitution et de la mettre en vigueur, bien 
qu'elle n’edt pas été soumise a la sanction du peuple serbe. Bientét 
la situation devint impossible pour lui, et le 13 juin 1839 il abdiqua 
en faveur de son fils ainé Milane. 

Ce succés ne contentait pas encore le parti féodal et les puissances 
qui lui avaient prété leur appui. Tant que la famille de Milosch de- 
meurait sur le tréne, le triomphe ne semblait pas assuré. Les conspi- 
rations et les intrigues recommencérent donc de plus belle et abouti- 
rent, en 4842, & la déchéance de Michel Obrenovitj, second fils de 
Milosch, qui avait succédé 4 son frére Milane, mort a la fin de 1839. 
Le fils de Tserny-Georges, Alexandre, élevé et perverti en Russie 
depuis sa premiére jeunesse, était le candidat de l'alliance turco- 
russe. I] fut élu. Mais, comme son élection avait eu lieu dans une 
skoupchtina qui n’avait pas été convoquée a cet effet, la Turquie et 
la Russie, portant une nouvelle atteinte aux droits des Serbes et em- 
piétant sur leur liberté de se gouverner par eux-mémes, ordonnérent 
quelle fat recommencée. Le peuple refusa de prendre part a cette 
nouvelle élection, et le nom du prince Alexandre sortit de l’urne, 
proclamé par quelques voix seulement. 

Dés lors la Servie et son gouvernement furent soumis entic¢rement 
aux caprices de la Porte. Le siége du pouvoir, que Milosch avait établi 
a Kragouiévats, dans le centre du pays, au milieu d’un cercle impé- 
nétrable de montagnes et de foréts, loin de la surveillance inquiéte 
du gouvernement turc, fut reporté 4 Belgrade, sous les yeux du pacha 
ct sous le canon de la forteresse ottomane. En méme temps, la direc- 
tion des affaires publiques passa tout entiére entre Jes mains du sé- 
nat, et la skoupchtina nalionale ne fut plus convoquée qu’a de trés- 
rares intervalles. Comme tous les partis, celui de |’aristocratie serbe 
avait avec le temps modifié assez notablement ses idées. Il ne pré- 
tendait plus organiser fédérativement le pays et diviser la puissance 
entre un grand nombre de petits chefs militaires : il acceptait une 
forme monarchique constitutionnelle, mais il voulait placer l’auto- 
rité prépondérante dans un corps qu’on pourrait comparer 4 la 
Chambre haute des constitutions occidentales, sans créer la Chambre 
basse pour y servir de contre-poids. C’est le systéme qui triompha 
sous l’autorilé du prince Alexandre; aussi, pendant un grand nombre 
d'années, la bonne harmonie régna-t-elle entre le prince et les séna- 
teurs. Mais cette entente ne pouvait étre éternelle. Un jour vint ou 
le souverain fut tenté de s’affranchir de cette tutelle qui avait été 


646 L& SERVIE. 


Yune des conditions de son avénement. Les sédateurs commencérent 
alors 4 conspirer contre hui et 4 méditer son renversement. Il voulut 
chatier les conspirateurs. Ceux-ci firent une fois de plus appel 4 la 
Porte; un commissaire ottoman vint 4 Belgrade réclamer les coupa- 
bles comme justiciables des autorités suprémes de Yempire et les 
enleva ala juridiction du prince de Servie. Habitué depuis quinze ans 
a se soumettre aux volontés du sultan, le prince Alexandre céda sans 
résistance et ne protesta méme pas contre cette violation des droits 
de son sceptre; mais 4 dater de ce jour sa cause fut définitivement 
perdue dans la nation. 

Ces derniers faits se passaient au commencement de 1858. A la 
fin de la méme année, le sénat, non content de ce premier succés, 
non content d'avoir imposé au prince un ministére qu'il repoussait, 
voulut renverser le prince Alexandre et lui substituer sur le tréne le 
chef du nouveau muinistére. Dans cette intention, 11 obligea le prince 
4 convoquer une skoupchtina pour régler les difticultés intérieures. 
Mais dans le sein de cette assemblée les intrigues du sénat se virent 
déjouées. Les députés de la nation, d'un mouvement unanime et 
spontané, proclamérent dés le premier jour de leur réunion la dé- 
chéance d’Alexandre, comme coupable d’avoir laissé porter atteinte 
aux libertés et aux droits de la nation, placés sous la garantie collee- 
tive des grandes puissances européennes par l'article 29 du traité 
de Paris de 1856. Seulement, au lieu d’élire le premier ministre, ils 
rappelérent sur le tréne le vieux Milosch, aveugle et exilé depuis 
dix-neuf ans. 

L’élection nouvelle de ce prince eut donc une double signification. 
A Yégard de la Porte, le choix du vétéran des grandes guerres de 
I'indépendance était un défi jeté 4 son gouvernement, s'il prétendait 
de nouveau s'immiscer dans les affaires intérieures de la Servie et 
porter la main sur ses libertés. A Yégard du sénat, le choix du prince 
qui avait diminué systématiquement son pouvoir et anéanti les der- 
niéres traces de la féodalité, était une déclaration solennelle par 
laquelle Ia nation serbe proelamait son intention de repousser désor- 
mais le gouvernement aristocratique et d’en revenir & la monarchie 
populaire inaugurée par Tserny-Georges et par Milosch dans son pre- 
mier régne. De ta la répugnance de la Turquie a confirmer l élection, 
et l'hésitation du sénat pendant les premiers jours 4 proclamer le 
prince Milosch. 

Mais le parti aristocratique avait tellement abusé du pouvoir, qu’il 
ne comptait plus un adhérent dans le pays. Aussi le nouveau gouver- 
nement ne rencontra-t-il pas une seule difficulté intérieure. Méme 
au bout de deux ans, la mort du vieux Milosch, auquel succéda mal- 
gré la répugnance du gouvernement turc son fils Michel, le méme 








LA SBRVIE. 647 


qui avait été déj2 au pouvoir de 1839 & 1842, priace d’un caractére 
plus doux et plus concihant, offrit anx hommes mtelligents de l'an- 
eierme faction aristecratique un prétexte de se rallier homorablement 
au pouvoir. L’exemple en fut donné par M. Garaschanine, un mo- 
ment candidat du sénat pour remplacer Alexandre Tserny-Georgevitj 
sur le tréne, qui accepta te poste de premier ministre du prince 
Michel. Mais la rancune de la Porte n'était pas aussi faeile & cal- 
mer. 


V 


La révolution qui avait renversé Milosch en 1839 avait arrété la 
mise 4 exécution des priviléges concédés a la Servie sar tous les 
points ot cette exécution n’avait pas encore eu le temps d’étre com- 
pléte. Le gouvernement du prince Alexandre n'avait eu pour ré- 
sultat que de laisser encore empiéter sur ces priviléges, garantis 
cependant par l'Europe. Milosch en revenant au pouveir avait recu 
de la nation le mandat de reprendre son ceuvre, et un de ses premiers 
soins fut d’envoyer au mois davri! 4860 une députation a Constanti- 
nople pour demander V’entiére réalisation du hatti-schérif de 1830. 
Mais les d@émarehes des députés échouérent devant Yobstination de 
la Porte & rejeter tout moyen légal d’entente. La diplomatie accepta 
celte violation du trarté de Paris avec autant de sang-froid qu'elle 
avait accepté !’inexécution du hatfi-houmayoun de 1856. 

Le prince Michel, une fois monté sur le tréne, voulant sortir d’une 
Situation qui n’était plus tenable, mit de cété la plupart des deman- 
des portées 4 Stamboul par la premiére députation et men renouvela 
qu'une seule, eelle qui se rapportart au séjour des musalmans en 
Servie. Le hatti-schéref de 1830 avait ordonné qu’ part les six forte- 
resses ils n’habiteraient plus la prineipauté qu en se soumettant aux 
autorités serbes; mais 4 Belgrade, et dans toutes les autres villes im- 
portantes, il en était resté un assez grand nombre qui prétendaient 
avoir leur juridiction distincte, et qui, mis de cette maniére a l’abri de 
la loi, soulevaient des causes eontinuelles de désordres. M. Garascha- 
nine demanda la cessation de cet état de choses de la maniére la plus 
propre & rendre la proposition acceptable pour la Porte. La seconde 
tentative échoua comme la premiére, malgré tes efforts de la diplo- 
matie pour l’appuyer. 

Alors le gouvernement serbe, voyant augmenter, par suite de 
linefficacité évidente de la garantie eurepéenne, !’arrogance des 


648 LA SERVIE. 


Turcs et leurs tentatives d’empiétement sur les droits de la princi- 
pauté, jugea qu'il ne lui restait d'autre moyen de les sauvegarder 
que de se mettre lui-méme en état de les défendre matériellement. 
Au mois d’aodt 41861 il institua la garde nationale. 

A dater de ce moment, la Porte laissa presque ouvertement éclater 
son hostilité. Aprés avoir protesté vainement contre la nouvelle in- 
stitution militaire, que les Serbes d’aprés leurs capitulations avaien 
pleinement le droit d’établir, elle forma le dessein de pousser, a 
force de provocations, les Serbes 4 la révolte, afin de se donner rai- 
son contre eux aux yeux de l'Europe, et de se ménager un motif, en 
apparence légitime, de les écraser. 

Voulant d’abord les isoler et anéantir dans les provinces voisines 
toute velléité d'indépendance qui edt pu leur fournir un point d’ap- 
pui, le gouvernement turc, au commencement de |’année présente, 
saisit le prétexte de la révolte de quatre districts de l'Herzégovine 
pour rassembler une armée de cent mille hommes tout auprés des 
frontiéres de la Servie, et pour lui faire assaillir sans provocation, 
contre toutes les régles du droit des gens, la principauté indépen- 
dante du Monténégro. En méme temps, Ja Porte lachait Ja bride aux 
autorités musulmanes en Servie, qui 4 leur tour donnaient pleine 
carriére a la licence de leurs subordonnés. Alors les assassinats, les 
vols, les violences de toute nature se multipliérent d’une maniére ef- 
frayante. Les forteresses turques devinrent autant de lieux de refuge 
pour tous les malfaiteurs, qui y trouvaient une pleine impunité. Aux 
réclamations, aux protestations du gouvernement serbe, les autorités 
ottomanes ne répondaient que par de vaines excuses et par des pro- 
messes qui n’étaient jamais exécutées. 

Cependant la Porte approvisionnait la forteresse de Belgrade de 
vivres et de munitions de guerre, tellement que l'opinion, de plus 
en plus alarmée, ne pouvait que pressentir un dessein sinistre de la 
part des Turcs. Ces faits achevérent d’ouvrir les yeux au gouverne- 
ment du prince Michel, qui, dés lors, redoubla de vigilance afin de 
ne point fournir aux Ottomans le prétexte qu’ilssemblaient chercher. 
Cest ainsi que, lorsque les paysans eurent bloqué la forleresse de 
Sokol, a la suite de plusieurs vols et assassinats commis par les sol- 
dats de la garnison, le prince lui-méme accourut sur les lieux et par- 
vint par ses conseils 4 les décider & regagner leurs foyers. 

La Porte, désespérant de pouvoir se ménager un prétexte d’atla- 
quer les Serbes en les poussant 4 la révolte, finit par se décider a 
brusquer les événements. C'est alors qu’éclata la collision sanglante 
de la nuit du 15 au 46 juin dernier’, collision qui a donné naissance 
a la grave situation du moment actuel. 

Le récit que nous allons donner de cette collision est emprunté a nos corres- 


LA SERVIE. 649 


VI 


Depuis plusieurs jours déja de vagues rumeurs répandues dans 
lair faisaient pressentir une catastrophe. Le matin du 15, un domes- 
tique serbe fut assassiné par trois soldats du nizam, c’est-d-dire de 
linfanterie réguliére, dans le quartier de Tchoukour-Tchesmé, a Bel- 
grade. Les gendarmes serbes accoururent et arrétérent les assassins. 
Mais, au moment od ils passaient avec leurs prisonniers devant la di- 
rection de la police turque située sur la grande place, les soldats 
sortirent du poste et firent une décharge qui étendit morts le drog- 
man de la police serbe et deux gendarmes. Aprés ce haut fait, les 
hommes du nizam se barricadérent dans le batiment de la police, et 
de la se mirent a tirer par les fenétres sur les passants chrétiens. 
Quatre hommes et une femme furent tués par leurs coups de feu. 

Dans cette situation, la préfecture serbe donna le signal d’alarme. 
Le peuple courut aux armes et occupa les avenues de la grande place. 
Bientdt on vit déboucher de la citadelle une colonne de troupes qui 
venait renforcer le poste de la police turque. La garde nationale re- 
fusa le passage 4 cette colonne, qui se replia vers la citadelle sous l'es- 
corte des gendarmes serbes envoyés par M. Garaschanine pour em- 
pécher une collision et servir de sauvegarde aux soldats turcs. Mais, 
arrivé sur les glacis, l'officier ottoman fit faire subitement volte-face 
4 ses hommes, et commanda le feu sur les gendarmes qui les proté- 
geaient. Un officier et deux gendarmes furent les victimes de cette 
odieuse trahison. Quelques minutes aprés, une seconde décharge 
partie des rangs turcs, enfilant la rue, venait décimer la foule qui 
Suivait 4 quelque distance. La garde nationale riposta, et un combat 
Sanglant s’engagea sur ce point, tandis que la continuation du feu 
des soldats de la police turque provoquait une autre lutte sur la 
grande place. 

Les chrétiens de Belgrade avaient été pris 4 l'improviste par !’a- 
gression des Turcs, car les faits que nous venons de raconter se pas- 
saient un dimanche soir a l'heure de la promenade. Ils se hataient de 
sarmer et de venir au secours de leurs camarades, et une confusion 
inexprimable régnait dans la ville. De la part des Turcs, au contraire, 
il était facile de voir que tout était préparé d’avance. A peine le feu 


pondances particuliéres et & l'intéressante brochure publiée derniérement 4 Paris 
sous le titre de : La Serbie aprés le bombardement de Belgrade, par un Serbe. 
Aovr 1862. 42 





650 LA SERVIR. 


avait-il commencé sur la grande place, qu’aé toutes les portes de la 
ville les hommes du nizam se hbarricadaient dans leurs postes et se 
mettaient 4 tirer sur les passants. En méme temps, les musulmans 
non militaires se rassemblaient en armes dans les mosquées et dans 
quelques maisons avantageusement postées pour I’attaque, et, sen 
faisant autant de forteresses, engageaient de 1a le combat. 

La lutte devint générale. Des signaux se croisaient entre la forte- 
resse et les postes occupés par les Turcs, mais la garde nationale 
empéchait l’invasion des soldats dans la ville, et la population, exas- 
pérée du massacre de tant des siens, se ruait avec une ardeur inex- 
primable sur les édifices ot les Turcs s'étaient postés pour tirer a 
couvert. « Ce n’est pas ici Damas, mais Belgrade, la ville des guer- 
riers, » criait la foule aux hommes du nizam. Dans la nuit, les portes 
de Varosch et dela Save furent emportées d’assaut par le peuple, qui 
ne commit aucun excés et respecta la vie de ses vaincus. Mais les 
portes de Viddin et de Stamboul, vastes et solidement baties, résis- 
taient encore, ainsi que plusieurs mosquées. 

Durant cette nuit terrible de guerre des rues; la conduite du corps 
consulaire était au-dessus de tous les éloges. Exposant leurs vies 4 
chaque instant, les consuls européens couraient au milieu de la fusil- 
lade a la forteresse, et de 14 chez M. Garaschanine, pour arréter l'ef- 
fusion du sang. Ils s’étaient bien vite convaincus que rien ne pourrait 
arréter les effets de la légitime colére de la population serbe tant que les 
troupes turques occuperaient dans la ville des positions qui ne leur 
avaient servi qu’’ fusiller sans provocation des gens paisibles. Aussi, 
apres bien des efforts et en menacant d’amener leurs pavillons, par- 
vinrent-ils 4 décider le pacha, qui se refusait d’abord & tout accom- 
modement, & signer, sous leur garantie collective, la convention sul 
vante avec M. Garaschanine : 

Entre M. Garaschanine et S. E. le pacha, gouverneur de Belgrade, et 
en présence des membres du corps consulaire actuellement dans cette ville, 
M. Garaschanine ayant déclaré qu'il ne pourrait répondre de Ia tranquillité 
de la ville sans la mesure ci-aprés indiquée, il a été convenu que la question 
des portes est réservée des deux parts pour étre traitée ailleurs, et que, sous 
cette réserve, les soldats tures qui les occupent encore seront retirés, ainsi 
que la police turque, afin de rétablir la sécurité publique si malheureuse- 
ment troublée. Cette mesure est prise aux conditions suivantes : 

4° M. Garaschanine se rend responsable de la sureté des troupes jusqu’ 
leur rentrée dans la forteresse. 

2° Les maisons et les propriétés des Turcs résidant dans la ville seront 
garanties et respectées, et ceux des habitants qui resteraient dans leurs de- 
meures auront toute protection. 

3° M. Garaschanine s'engage 4 donner télégraphiquement les ordres née 


LA SERVIE. 651 


cessaires pour prévenir toute violence contre {es autres forteresses du pays, 
ainsi que contre leurs habitants musulmans. 
4° Les familles turques, eri se retirant, ne seront pas molestées ni in- 
sultées. ' 
Fait en double exemplaire; & la forteresse de Belgrade, le 4-46 juin 1862, 
Signé: Achir, Ethem, Garaschanine, Longworth. 
Tastu, Viangaly, Meroni, Vassitch. 


Les autorités serbes déployérent la plus grande loyauté dans |’exé- 
cution de cet acte. M. Garaschanine se rendit lui-méme 4 tous les 
postes qu’occupaient les soldats turcs et les conduisit 4 la forteresse 
sous l’escorte des troupes serbes, sans que la population, tout entiére 
armée, fit seulement mine d’inquiéler lear retraite. Les soldats du ni- 
zam répondirent 4 cette longanimité en massacrant auprés du con- 
sulat: de Prusse un enfant chrétien quils rencontrérent sur leur 
route. 

Cependant, toute la journée du 16, malgré la convention qui aurait 
dd rétablir la tranquiltité, la garnison de la citadelle dirigea du haut 
des remparts, sous les yeux du pacha qui ne faisait rien pour l’empé- 
cher, une fusillade continuelle sur les maisons situées auprés des gla- 
cis. Les Serbes ne répondirent pas, et, sans engager de nouvelle 
lutte, se bornérent & barricader fortement la ville pour empécher 
une.agression ultérieure des troupes turques. La garde nationale 
oceupait les principaux postes, garnissait les débouchés conduisant a 
la citadelle et maintenait partout l’ordre le plus exact. 

Le 47 au matin, te pacha fit proposer aux consuls et 4 M. Garascha- 
nine une entrevue 4 la forteresse. Elle fut acceptée. Mais, au moment 
ou les consuls se réunissaient pour se rendre en corps auprés du 
gouverneur, tout d'un coup, sans provocation aucune de la part des 
Serbes, la citadelle commenca 4 bombarder la ville. 

Ici nos lecteurs nous sauront gré de leur citer le fragment d’une 
lettre, écrite quelques jours aprés les événements par une femme émi- 
nente par |’esprit et le coeur et bien connue dans les lettres, madame 
Amable Tastu, mére du consul général de France & Belgrade, qui 
avait suivison fils dans ce poste diplomatique, et dont tout le monde 
en Servie a admiré le ferme courage au milieu de ces circonstances 
formidables : | 


Le 17 au matin, au moment ow le pacha \ venait d’envoyer un parlemen- 
laire pour inviter les ministres et le corps consulaire 4 se rendre 4 la forte- 
resse, avant méme que ces messieurs fussent réunis a la palice serbe ou ils 
étaient donné rendez-vous, une assez vive mousquetade part du cété de Ia 
forteresse, et comme j ‘allais m'informer de ce que c’était, un coup de canon 
part, enfonce mon toit et brise les vitres de ma chambre. II faut vous dire que 


652 LA SERVIE. 


nous ne sommes pas logés 4 plus de 300 métres de la citadelle. De ce mo- 
ment le bombardement n’a pas cessé pendant plus de quatre heures. Mon 
fils, qui des fenétres de la police serbe, qui se trouve de l'autre cété de la 
place ow est situé notre hétel, avait vu le coup de canon atteindre mon logis, 
accourut me chercher au milieu de la canonnade. Il me trouva sur l'escalier, 
descendant & la cave avec toutes les femmes de la maison pour nous mettre 
a l’abri. Sans me laisser le temps de me reconnaitre, il m’emméne comme 
j étais, en bonnet du matin, en peignoir, en pantoufles, car je n'avais pas eu 
encore le temps de m’habiller, et nous traversons la ville au grand soleil, 
sous les boulets et les obus qui sifflaient dans toutes les directions ou écla- 
taient devant et derriére nous. Je vous assure qu'il faisait chaud de toute 
facon, et que je ne m’étais jamais vue 4 pareille féte. Je ne sais trop com- 
ment je m’en suis tirée; on dit que j'ai montré du courage; cela se peut 
bien, mais, 4 mon avis, ce que j’ai fait de plus brave c'est, non pas de m'étre 
arrétée dans le trajet pour boire, car cette course avait collé ma langue & 
mon palais, mais d’avoir bu dans le bonnet de notre pandour qui courut le 
remplir a la fontaine. 

Mon fils me conduisit chez le consul d’Angleterre, celui de ses collégues 
qui demeure le plus loin de la citadelle, ce qui ne l’a pas empéché de rece- 
voir sa part de projectiles, car aucun consulat n’a été épargné; le ndtre, 
comme le plus prés a été le mieux servi; il a eu quatre boulets et une 
bombe. Nous arrivames enfin au consulat d’Angleterre, ot tous les consuls 
et leurs femmes se trouvérent bientét réunis. On décida qu'on devait d’abord 
se débarrasser de nous, pauvres femmes, en nous faisant partir pour 
Toptchi-Déré, maison de campagne du prince a une heure de la ville, o8 la 
princesse s était déjé rendue. Ce fut 14 un rude moment, je vous assure. 
Nous laissions toutes un mari, un frére, un fils au milieu du danger, et ce- 
pendant je sentais qu'il le fallait, et que je devais l’exemple étant la plus 
vieille. « Allons, mesdames, leur dis-je, ces messieurs ont un devoir 4 rem- 
« plir; le nétre est de ne pas les empécher en les embarrassant de nos per- 
« sonnes et de ne pas le leur rendre plus pénible par nos lamentations. » 
En effet, nous partimes avec une tranquille résignation, confiant 4 Dieu 
ceux que nous aimions. Mon fils et moi nous nous serrdmes la main en si- 
lence; seulement il me dit 4 demi-voix : « Tachez de gagner Semlin. » 


Dés que le bombardement eut commencé, les autorités .serbes 
prirent toutes les mesures nécessaires pour meftre la ville en état 
de défense et pour faire cesser la confusion qui ‘y régnait. On s'at- 
tendait, en effet, si peu & de tels événements, que le prince était 
absent pour une tournée dans le sud de la principauté. Les consuls 
croyaient 4 une révolte de la garnison dans l’intérieur de la citadelle, 
et ils ne furent détrompés qu’a une heure de l’aprés-midi, lorsque 
M. Vassitch, gérant du consulat autrichien, en revint et leur dit que 
tout s’était passé par l'ordre du pacha. Leur indignation fut alors au 
comble, et ils envoyérent aussitét M. Vassitch a la forteresse avec une 


LA SERVIE. " 65 


protestation pleine de noblesse, dont les termes méritent d'étre con- 
servés pour l'honneur de ceux qui y ont attaché leur nom : 


Le pacha gouverneur de Belgrade ayant donné l’ordre de bombarder la 
ville sans avertissement préalable, et aprés, il est vrai, avoir convoqué le 
corps consulaire, mais sans l'avoir méme entendu, et lorsque tout le monde 
avait le droit de se reposer sur la convention passée avec le gouvernement 
serbe, en la présence de.tous les membres du corps consulaire, les soussi- 
gnés laissent sur lui Ja responsabilité d’un acte aussi contraire aux principes 
du droit des gens, et, aprés avoir protesté de la maniére la plus formelle, 
ils ne peuvent désormais qu’attendre dans la ville bombardée le sort qui 
peut atteindre leurs nalionaux jusqu’au moment ou les ordres de leurs gou- 
vernements leur parviendront. 

Signé : Longworth, Tastu, Vlangaly, Meroni. 
Belgrade, 47 juin 1863. | 


En recevant cette piéce, le pacha, effrayé, fit cesser le bombarde- 
ment. Il répondit une longue lettre qui n’était qu'un tissu de menson- 
ges, dans laquelle il prétendait que les Serbes avaient tiré les pre- 
miers, qu'il n’avait fait que répondre 4 leurs provocations, et que tout 
demeurerait tranquille, s‘ils ne faisaient plus aucune démonstration 
hostile. Les consuls recurent cette lettre & onze heures du soir. Ils en 
écoutaient la lecture, lorsque le canon recommenca tout 4 coup a 
gronder. « Il n’est pas besoin d’en entendre plus long, dit M. Long- 
« worth, le consul anglais, le pacha achéve sa lettre de la forte- 
« Fesse. » 

Vers la méme heure, le prince Michel, prévenu dés le matin par le 
télégraphe, arriva dans la ville, et, peu de temps aprés, la canonnade 
cessa définitivement. 

Depuis le 18 juin, la situation n’a pas changé & Belgrade. Les trou- 
pes turques sont enfermées dans la citadelle et menacent toujours la 
ville. Les Serbes se tiennent en armes derriére leurs barricades, préts 
a repousser une autre attaque. fl suffirait de la moindre étincelle 
pour allumer de nouveaux combats. Tout ce que parviennent 4 obte- 
nir les efforts du gouvernement serbe et les consuls est le strict 
maintien de l’armistice pendant le temps que dureront les négocia- 
tions. 

Aussitét que la nouvelle des événements de j juin fut connue a Con- 
stantinople, le gouvernement turc s'‘empressa de destituer le pacha 
de Belgrade, espérant calmer les Serbes et duper l'Europe par le sa- 
crifice de ce fonctionnaire. Mais les choses avaient été trop loin pour 
qu’un* satisfaction de cette nature fat suffisante. L’enquéte ouverte 
par l’autorité serbe aprés le bombardement avait fourni les preuves 


654 LA SERVIE. 


surabondantes qu’il n’y avait pas eu malentendu, circonstance for- 
tuite, mais complot en régle de Ja part des fonctionnaires turcs et des 
habitants musulmans pour massacrer les chrétiens et entamer la 
guerre. Plus de huit jours avant le 45 juin, les soldats turcs annon- 
caient publiquement qu’on en allait bientét fmir avec les quiaours. 
Dans toutes les mosquées et dans les maisons des principaux musul- 
mans de la villé, les perquisitions de la justice avaient fart découvrir 
des fusils du modéle réglementaire de l’armée et des barils de pou- 
dre portant l’estampille de la forteresse. Aprés la certitude d'une 
‘aussi odieuse conspiration, les Serbes ne pouvaient se contenter dela 
Yéparation qu’on leur accordait en destituant un pacha. Peuple et 
gouvernement exigeaient d’étre garantis contre le retour de sembla- 
bles dangers, et pour cela réclamaient un changement 4 l'état de 
choses existant avant les événements. 

La Porte chargea l'un de ses diplomates les plus habiles, Ahmed- 
Véfik-Effendi, d’aller en tant que commissaire 4 Belgrade et de paci- 
fier le pays. Les Serbes lui transmirent leurs demandes, qu'il re- 
poussa. La mission du commissaire turc ayant ainsi échoué, et la 
rupture paraissant imminente entre la Turquie et ses vassaux, les re- 
présentants des Puissances signataires du traité de Paris se sont réu- 
nis 4 Constantinople en une conférence qui siége, en ce moment, pour 
essayer de régler pacifiquement le différend turco-serbe. 


VII 


La Servie se présente devant la conférence avec deux ordres de de- 
mandes. 

Sur les premiéres, il ne peut pas y avoir de discussion, méme de la 
part des Puissances les plus turcophiles, comme!’ Autriche et I’ Angle- 
terre. Ce sont celles qui se rapportent 4 la compléte exécution du 
hatti-schérif de 1830 toujours refusée par la Porte, au séjour des 
musulmans dans la principauté et au caractére héréditaire du sceptre 
serbe. Le droit de la Servie sur ces questions est formellement écrit 
dans un acte visé par le traité de Paris, et, malgré toute sa répu- 
gnance, il faudra que la Turquie en passe par ce que réclame son 
vassal . 

Mais la grosse question est celle des forterasses. C’est sur celle-la 
qu'un dissentiment profond s'est élevé dés la premiére séance entre 
les représentants des différents Etats de l'Europe, c'est sur celle-la 


LA SERVIE. 65S 


qu'il semble presque impossible d’amener un accord entre la Servie 
et la Porte. 

Depuis les capitulations de 1816, le gouvernement turc a le droit 
de tenir garnison dans les six forteresses de Belgrade, Schabats, Loz- 
nitsa, Sokol, Oujitsa et Semendria. Mais ce n’est qu'un. droit d’occu- 
pation, et les forteresses sont d’appartenance serbe, comme I’Europe 
l'a eneore reconnu en 1859, lorsque, au moment ou le pririce Alexan- 
dre fut expulsé, le comte Coronini, commandant en chef des troupes 
autrichiennes en Hongrie, voulut introduire ses soldats dans la cita- 
delle de Belgrade contre les Serbes. L’occupation turque, établie pour 
garantir la tranquillité du pays et pour assurer la suzeraineté du Sul- 
tan, étant devenue, par suite des derniers événements, une cause per- 
manente de désordre et un danger continuel de rupture entre la Servie 
et la Porte, les Serbes étaient pleinement en droit de réclamer de 
l'Europe la cessation pure et simple de cette occupation et la substi- 
tution de leurs soldats 4 ceux de la Turquie dans les forteresses. Mais, 
-voulant ménager |’amour-propre des Turcs et formuler ses demandes 
d'une maniére plus facilement acceptable pour eux, le gouvernement 
du prince Michel Obrenovitj se borne 4 proposer que les forteresses 
soient rasées et que la Servie se trouve ainsi placée dans la méme 
condition que les provinces-unies de Valachie et de Moldavie. 

La France, la Russie, la Prusse et.la Sardaigne (il n'est. pas ques- 
tion de royaume d'Italie aux conférences de Constantinople, ce 
royaume n’existant pas au moment du traité de Paris) soutiennent 
énergiquement la demande de démolition des forteresses. L’Angle- 
terre, l’Autriche et la Turquie la repoussent. De la part de l’Angle- 
terre, cet appui donné 4 la Porte, sans examen de la légitimnté de ses 
prétentions, n’a rien qui nous surprenne. Mais nous avons peine a 
comprendre quel fatal aveuglement pousse l’Autriche, dans cette ques- 
tion comme dans celle du Monténégro, a s'inféoder 4 la Turquie mou- 
rante, et & s’aliéner, aussi profondément qu'elle s'est aliéné les Ita- 
liens, les Slaves danubiens vers lesquels elle devrait se tourner pour 
ychercher ses seules conditions possibles d’avenir. 

En reyanche, nous sommes heureux de voir dans la question serbe 
le gouvernement francais suivre sans hésiter la voie que lui comman- 
dent la justice et les traditions de la politique nationale. Soutenir les 
demandes des Serbes est le devoir de la France, car le droit est en 
faveur de ces demandes aussi bien que les intéréts de l"humanité et 
du christianisme. Aprés le bombardement de Belgrade, fait en plein 
armistice et sans avertissement contre toutes les régles du droit des 
gens, on ne saurait admettre qu'une population chrétienne demeure 
€xposée au renouvellement de semblables entreprises de la part du 
fanatisme musulman. Aprés le complot que les événements de Bel- 





650 LA SERVIE. 


grade ont révélé, la Turquie a perdu par ses propres fautes le droit 
qu’elle avait conservé depuis 1815. Et que l’on ne dise pas que le 
gouvernement de Stamboul était étranger 4 un tel complot, ceuvre du 
fanatisme de quelques individus isolés. Depuis les massacres de‘Syrie, 
les trames ténébreuses de.ce gouvernement sont percées & jour. Con- 
fiant dans la faiblesse et dans l’indifférence de l'Europe, il se croit 
assuré de l'impunité, et, tout en se parant d'un vernis extérieur de 
civilisation, il poursuit l’écrasement de l’élément chrétien dans les di- 
verses parties de son empire. Ce sont des ordres officiels qui ont mis le 
poignard a la main des égorgeurs.de Damas, de Zahleh et de Deir-el- 
Kamar; ce sont des ordres semblables qui ont poussé en 4858 les mas- 
sacreurs de la Bosnie; ce sont aussi certainement des instructions ve- 
nues de Stamboul qui ont guidé la conduite des fonctionnaires tures 
de Belgrade. Achir et Ethem-Pacha, pas plus.qu'Ahmed, le pacha de 
Damas en 1860, n’étaient par eux-mémes des individus animés de ce 
fanatisme aveugle qui aurait pu les pousser, méme au risque de leurs 
tétes, 4 bombarder arbitrairement une ville dont la population se re- 
posait tranquille sur la foi d'une convention garantie Ja veille par 
tous les représentants des puissances européennes. Au contraire, ces 
deux pachas étaient connus de toute la population de Belgrade et da 
corps consulaire comme des esprits plutét timides qu’entreprenants, 
comme des fonctionnaires dévoués, soumis 4 leur gouvernement, et 
assez perspicaces pour comprendre le danger énorme que le bombar- 
dement attirerait sur eux et sur la Porte. Si donc ils ont agi, cest 
qu ils avaient des ordres. La concentration d'un corps de troupes tur- 
ques 4 Nisch et d’un autre & Siénitsa, sur les frontiéres de la Servie, 
peu avant les affaires du 45 juin, viennent encore 4 l’appui de ces 
raisons, et, joints a l’agression dirigée contre le Tsernogore, Jes faits 
que nous venons de citer prouvent d'une maniére surabondante que 
les Machiavels de Constantinople, encouragés par leur succés en Sy- 
rie et croyant la longanimité de 1’Occident inépuisable, avaient ourdi 
cette année un vaste complot pour dompter par le fer l’élément slave 
qu ils trouvaient trop fort et trop menacant. 

Aucune transaction sérieuse n’est possible sur le chapitre des forte- 
resses.Il faut quela Turquie céde ou que la guerre éclate entre elle et la 
Servie. L’opinion du peuple serbe est unanime sur ce point, et aucune 
autorité dans le monde ne pourra le faire céder. C'est 4 grand’ peime 
que le prince Michel contient en ce moment ses sujets frémissants et 
exaspérés de tant de provocations; si justice n’est pas accordée 4 
leurs demandes, il ne lui sera pas possible de les retenir plus long- 
temps. D'ailleurs, en admettant que le gouvernement serbe consente 
4 voir maintenir l’occupation turque dans les forteresses sous de cer- 
taines conditions, n’est-ce pas la guerre inévitable? Ou trouver une 











LA SERVIE. 637 


garantie pour empécher le renouvellement immédist de collisions 
plus sanglantes encore que celle du.15 juin, par suite du contact des 
Serbes et des Turcs dont la surexcitation de part et d’autre est pous- 
sée aux derniéres limites? Si l'Europe veut empécher une guerre, 
dont les conséquences sont impossibles 4 calculer, de s’ouvrir sur les 
bords du Danube, elle n’a donc qu’une seule chose a faire, peser de 
toute son influence sur le gouvernement de Ja Porte pour I'obliger a 
consentir 4 la démolition des forleresses de la Servie. Tout autre 
moyen serait inulile, et celui-la est le seul qui puisse éviter le renou- 
vellemeat de la question d’Orient avec ses périls et ses complications 
de toute nature. La démolition des forteresses ne constitue pas en 
effet une atteinte au traité de Paris, une dérogation au principe de 
l'intégrité de l’empire ottoman. La Valachie et la Moldavie n'ont pas 
de forteresses; les troupes turques n’occupent aucun point dans ces 
principautés; mais cette circonstance ne les empéche pas d’étre vas- 
sales du Sultan, de lui payer tribut et de faire partie intégrante de 
empire. Il en serait de méme de la Servie aprés Y'accomplissement 
de ses demandes. 

Que si, au contraire, la Turquie s’obstinait a ne rien écouter, si la 
guerre éclatait en dépit des conférences européennes, alors le traité 
de Paris serait déchiré par la force des choses, et l'intégrité de l’em- 
pire ottoman serait singuliérement compromise. Les Serbes ne se 
borneraient plus 4 demander la démolition des forteresses; ils com- 
battraient pour leur pleine indépendance et pour |’affranchissement 
des provinces voisines. Or les Serbes ne sont pas des ennemis a dé- 
daigner pour les Turcs, surtout dans |’état de désorganisation ou en 
est arrivé empire. Ils ont deux choses qui leur permettent de tenter 
une grande entreprise avec chance de succés, une bonne armée et un 
véritable homme d’Etat, M. Garaschanine. Ils peuvent mettre en li- 
gne, aussitét aprés une rupture, 104,000 hommes et 150 pices d ar- 
tillerie. Quand le seul général turc digne de ce nom; le renégat Omer- 
Pacha, ne parvient pas avec 100,000 soldats 4 dompter le Monténégro, 
qui ne compte que 25,000 guerriers, comment la Turquie pourrait- 
elle tenir téte avec avantage aux forces de la Servie, composées d’hom- 
mes de méme race et aussi braves que les Monténégrins? Et certaine- 
ment la guerre ne serait pas localisée. Le Monténégro, épuisé, mais 
non vaincu, que sept lieues seulement séparent de la Servie, préte- 
rait un appui efficace a cette principauté. Les chrétiens de la Bosnie 
et de l'Herzégovine se rassemblent, s'arment et n’attendent qu'un si- 
gnal pour se soulever. Déja une partie de cette derniére province est 
insurgée et occupe prés de la moitié des troupes d’Omer-Pacha. La 
Bulgarie s’agite et appelle les Serbes & son secours. Des bandes chré- 
tiennes apparaissent dans les Balkans; des troubles ont eu lieu der. .:s 


658 LA SERVIE. 


les événements de Belgrade a Nisch, 4 Sofia et 4 Ternovo; sur les fron- 
tiéres de la Servie deux légions bulgares se forment, et se préparent, 
sila guerre éclate, 4 rentrer dans leur pays pour |’exciter aux com- 
bats. Le contre-coup des complications de la Servie et du Monténégro 
ne se borne méme pas aux provinces slaves. Les Albanais ne sont 
plus fidéles au Sultan et refusent de marcher sous ses drapéaux. Les 
populations grecques de ]'Epire, de la Thessalie et de 1a Macédoine, 
lasses du joug de fer qui les accable, se tiennent prétes 4 entrer dans 
Ja lice & la premiére occasion favorable, soutenues par les nombreux 
corps de volontaires qui ne manqueraient pas de partir du Royaume 
de Gréce et des Iles loniennes pour combattre & leurs cétés l’ennemi 
commun. Les Crétois, organisés et armés depuis 1858, n’ont plus 
qu'un effort a faire pour secouer l’autorité du Sultan. Si la lutte écla- 
tait entre la Servie et la Porte, la conflagration deviendrait done in- 
évitablement générale dans toute la Turquie européenne. Les Os- 
manlis se verraient partout assaillis, el la question d’Orient se dres- 
serait deyant l'Europe plus menacante que jamais, réclamant cette 
fois, non plus des atermoiements et des demi-mesures, mais une so- 
lution prompte et décisive. . 

Voila quels événements dépendent en ce moment de J’arrét de la 
conférence siégeant & Constantinople, qui peut les précipiter ou les 
arréter. Mais l’entente qui serait seule de nature & faire éviter de 
semblables complications nous parait presque impossible 4 obtenir, 
Nous n’espérons pas que l'on parvienne & faire céder |’ orgueilleuse et 
ignorante obstination des Turcs, ni l’entétement mal calculé de ]’An- 
gleterre et de l’Autriche. Les Turcs eux-mémes ne semblent ni atten- 
dre ni désirer dans leur aveuglement fanatique une solution de paix. 
Violant:les conditions de |’armistice, ils font entrer sans cesse de nou- 
velles troupes dans la citadelle de Belgrade en prévision de la rupture 
prochaine. Fuad-Pacha, ce type du machiavélisme oriental, parait n’a- 
voir qu'une pensée dans les délibérations de la conférence, celle de se 
donner une apparence de bon droit dans la rupture et de tromper 
les représentants de l'Europe par une feinte modération. C’est avec 
cette intention qu’il a proposé de souscrire 4 la démolition des 
forteresses, hormis celle de Belgrade. Le piége est habile, et une 
partie des membres de la conférence semblent y étre tombés. Mais 
c'est un véritable piége. Schabats, Loznitsa, Sokol, Oujitsa et 
Semendria n’ont aucune importance stratégique ; les remparts n’en 
ont pas été réparés depuis 1815; ces places ne tiendraient pas 
plus de quelques jours devant une simple artillerie de campagne, 
et les Turcs ne pourraient d’ailleurs les ravitailler qu’en traversant 
la Servie tout enti¢re. En en concédant la démolition, la Porte ne fait 
donc aucun sacrifice. La question des forteresses se résume tout en- 


LA SERVIE. 659 


tiére dans celle de Belgrade. C’est 14 seulement que les Turcs sont 
établis d'une maniére menacante, c’est de 14 qu’ils peuvent entraver 
le développement intérieur de la principauté serbe, c’est de 1a qu’ils 
ont dirigé l’inqualifiable agression du mois de juin. Les Serbes ne 
peuvent donc pas céder sur ce point et consentir de bon gré a y voir 
maintenir les soldats du Sultan. Fuad le sait bien, et c’est pour cela 
qu il propose 4 la conférence un accommodement plein de modéra- 
tion et de désintéressement au premier aspect, mais inacceptable pour 
les Serbes, afin de les mettre en apparence dans Jeur tort .et de pou- 
voir les représenter 4 ]’Europe comme des brouillons incontentables 
et indignes d’intérét, qu’il faut abandonner aux conséquences de leur 
obstination. En méme temps, par des propositions irréalisables, 1] es- 
pére amuser le tapis, prolonger les négociations et donner le temps 4 
Omer-Pacha de priver les Serbes d'un de leurs plus précieux points 
d’appui en écrasant enfin les Monténégrins. 

Mais, nous le répétons, le différend turco-serbe en est arrivé, 
grace aux événements de juin, & un point qui n’admet plus de trans- 
actions du genre de celles que met en avant le ministre ottoman. 
Une humiliation de l’orgueil des Turcs par la destruction des forte- 
resses, mais le maintien de la ,paix, ou bien une guerre dont on ne 
Saurait calculer les conséquences et qui peut ébranler Ja tranquil- 
lit européenne jusque dans ses fondements; voila les deux éventua- 
lités entre lesquelles la Conférence de Constantinople est appelée & 
choisir. Il y a la de quoi faire réfléchir les Puissances qui attachent 
tant de prix au maintien de la Turquie. Le seul moyen de la servir 
efficacement serait de lui conseiller de céder. Agir autrement, la 
pousser & la résistance et l’y soutenir quand méme, serait la faire 
courir au-devant des plus graves dangers, et sur ceux qui croiraient 
ainsi lui rendre service on pourrait dire avec le poéte : 


Mieux vaudrait un sage ennemi. 


Francors LenonmManr. 


MOLIERE ET LES MEDECINS 


Il serait assez piquant de savoir ce que les médecins ont dit de Mo- 
liére. Esprit de corps 4 part, on aime, dans un procés quelconque, 
& entendre contradictoirement les deux parties. En les voyant si ru- 
dement malmenés, livrés en risée 4 ce méme public qui, en défini- 
tive, compose la meilleure part de leur clientéle, n'y a-t-il pas des 
moments ou l'on prend involontairemont le parti de ces pauvres 
gens? Vont-ils répondre a la raillerie par des injures? vont-ils se gen- 
darmer contre leur détracteur, ou s avoueront-ils vaincus sans com- 
bat? Jamais corporation ne fut plus jalouse de "honneur de ses mem- 
bres, que l’ancienne Faculté de médecine; jamais compagnie n’eut 
plus de querelles et ne soutint plus de procés pour des questions de 
privilége et de préséance. Est-il probable qu’elle ait pu se voir objet 
d'une satire aussi directe, sans opposer 4 des attaques publiques au 
moins une protestation? On aimerait 4 l’apprendre. 

Malheureusement nous sommes réduits, sur ce point, ad’ assez pau- 
vres conjectures. Moliére lui-méme, assez intéressé dans la question 
pour savoir 4 quoi sen tenir, nous apprend dans la préface du Tartufe 
que, bien différents des dévots, les médecins « ont souffert doucement 
qu'on les ait représentés, et ont fait semblant de se divertir, avec tout 
le monde, des peintures que ]’on a faites d’eux. » Et de fait, si quelque 
scandale notable avait eu lieu, si, par exemple, il se fat élevé quel- 
que procés en diffamation, nous le saurions par les contemporains, et 


MOLIERE ET LES MEDECINS. 661 


4 coup sur on en trouverait la trace dans les registres de la Faculté‘. 
Or, ils n’en disent mot. Il y a plusieurs bonnes raisons pour ne pas 
trop savoir gré aux médecins de s’étre ainsi laissé dire leurs vérités. 

La premiére et la meilleure, c'est qu’instruits, il est vrai, par la 
rumeur publique, du réle qu’on leur faisait jouer dans la comédie, 
ils étaient pourtant lom de savoir au juste dans quelle mesure, sous 
quelle forme et en quels termes ils étaient attaqués. Ceci pourra pa- 
raitre un paradoxe. Mais il faut se reporter au temps : on ne saurait 
se figurer aujourd'hui jusqu’é quel point était porté. alors lesprit 
d'étiquette et le sentiment des convenances sociales. Un médecin, 
comme un magistrat, edt été montré au doigt et se fat perdu dans 
opinion, sl edt paru au thédtre. C’était un passe-temps trop fri- 
vole pour les professions dites sérieuses. Consultons Guy Patin, 
homme assurément, parmi ses confréres, le mieux informé, le 
plus au courant de ce qui se passait autour de lui. La volumineuse 
collection de ses lettres ne contient en tout que cing passages qui 
aient trait 4 Moliére. Si l'on en omet deux, tout 4 fait insignifiants, 
restent trois endroits & citer. Les voici : 

Le 25 septembre 1665, il écrit: « On joue présentement a I’hétel 
de Bourgogne l’Amour malade. Tout Paris y va en foule pour voir re- 
présenter les médecins de Ja cour, et principalement Esprit et Gué- 
naut, avec des masques tout faits exprés; ony a ajouté Des Fougerais. 
Ainsi on se moque de ceux qui tuent le monde impunément. » 

Ce passage n’est pas long, et il contient au moins trois erreurs. La 
premicére porte sur le titre méme dela picce. Il s'agit la évidemment de 
l’ Amour médecin; les dates sont tout a fait concordantes; et c’est d‘ail- 
leurs la seule piéce du temps ot les médecins de la cour aient été mis 
sur la scéne. Or Guy Patin confond cette piéce avec le ballet del’ Amour 
malade, ballet qui est de Benserade, et qui, joué en 1657, avait par 
conséquent, en 1665, déja huit ans de date. En second lieu, il place 
cette comédie a l’hétel de Bourgogne, tandis qu'il est notoire qu'elle 
avait été représentée au Palais-Royal; et l'on remarquera combien 
cette seconde erreur est capitale, la rivalité des deux troupes a la 
mode étant alors un fait connu de tous les habitués des thédtres. En- 
fin il parle de masques faits exprés. Je sais que plusieurs commenta- 
teurs ont répété la méme anecdote; mais si l’on prend la peine de re- 
monter aux sources, on verra que c’est précisément en s'appuyant sur 
lautorité de Guy Patin. J'avoue que cette circonstance seule suffirait a 
me rendre son témoignage suspect. Comment se résoudre 4 admettre 


‘ Ces registres, écrits de la main des doyens, et désignés sous le nom de Commen- 
taires de la Faculté, forment de gros volumes in-folio conservés 4 la bibliothéque 
de I'Ecole de médecine. 


MOLIERE 


uli fait aiissi Grange, sur Ja’ simple: parole d’un homme si mal ren- 
seigné sur iqut le reste? — Que Moliére ait en la hardiesse de mettre 
en.scéné Jes premiers médecins ‘de la cour, cela n’est pas: douteux. 
Nous le savons'par le témoignage de Cizeren-Rival, qui a peut-étre été 
moins bien renseigné sur lidentité des personnages désighés sous les 
noms grecs de Desfonandrés, de Bahis, de Mactoten et de Tomés. 
Mais il y a loin de 1a a I’msulte grossiére qui consisterait 4 les repré- 
sénter sous leurs propres traits. plus ou moins tournés en caricature. 
L’allusion, si transparente qu'elle puisse étre, n’est agréable qu’a la 
condition de fester allusien,.et de laisser au speetateur ‘le plaisir de 
la deviner. A:‘défaut du sentiment des plus simples bienséances, Mo- 
liére aurait eu certainement trop de gout pour se permettre cette in- 
novation, d'ailleurs étrangére 4 tous les usages de la comédie mo- 
derne. Jaime mieux croire qu’en rapportant ce qu'il sait de cette 
aventure, Guy Patin y méle, sans sen aperceveir, ses souvenirs. de 
l’antiquité classique, qui ne le quitfent jamais entiérement. Il sera 
arrivéila ce qui se passe si. souvent en pareille affaire: un premier 
confrére aura conté l’anecdote purement et simplement, un second 
aura changé le titre et.le lieu dela représentafion, un troisiéme aura 
ajouté l’histoire des masques, comme: s'il s'agissait d'une comédie de 
Plaute ou ‘d’Aristophane,: et, d’enjolivement en enjolivement, le fait 
sera arrivé aux oreilles de Guy Patin, tout défiguré. En tout cas, si la 
foule s'est portée, comme il le dit, & l'Amour médecin, il est certain 
que lui du moins ne s’y trouvait pas. 

Voici le second passage :.« Plusieurs se plaignent ici, et les méde- 
cins aussi, vu qu'il n’y a ni malades.ni argent. Il n'y a plus que les 
comédiens qui gagnent au Tartufe de Moliére; grand monde y va sou- 
vent. Hi ne s’en faut pas étonner; il n’y a rien qui ressemble tant 4 la 
vie humaine que la comédie. » (29 mars 1669.) Ici encore iJ est bien 
évident que Guy Patin ne parle que par oui-dire. Est-il admissible qu’il 
ait vu Ja piéce, et qu’il ne trouve autre chose 4 en dire que la ba- 
nalité par laquelle it termine? Est-il possible que, dans un chef-d’ceu- 

vre ‘dont esprit est si:conforme. 4 sa tournure d’idées, lui, si libre 
f'allures, si enclin ‘& s’aventurer, comme il Je dit lui-mméme, jusgue 
fort prés du sanciuaire, il ne trouve pas:mille allusions, mille apphi- 
cations &- faire 4 tel ou tel de ses chers ennemis? Il faudrait le sup- 
poser bien différent de ce qu il est derdinaire! | 

Enfin, 4-la date du 25 décembre de la méme année, il écrit 
& son ami: « Le procés de M. Cressé est sur le bureau. Mais je 
n’entends point dire qu’il avance : on m’a dit que M. de Moliére pré- 
tend en faire une comédie ridicule sous le titre du Médecin fouetté 
et du Barbier c....» Il s’agit la d’une aventure fort scandaleuse, 
dont le héros et la victime était un médecin que: Patin ne nomme 





ET LES MEDRCINS. 663 


pas, probablement par respect pour sa rohe. Sur cette indication, 
les commentateurs se sont mis en quéte, espérant retrouver la piéce 
en question. Inutile d’ajouter que leurs recherches sont restées vai- 
nes. Je n’irais ‘pas jusqu'a nier que Moliére n’ait pu, 4 un moment 
donné, avoir la pensée de faire son profit d’une histoire dont le pu- 
blic s’égayait autour de lui. Mais: cette pensée elle-méme, restée a 
létat de simple projet, me parait loin d’étre prouvée. Combien de 
fois ne s'est-on pas écrié depuis la mort de Moliére, lorsqu’il est ar- 
rivé 4 un médecin quelque aventure grotesque : « Ah! si Moliére yi- 
vait en¢oré!...'» C’était un des grands regrets de madame de Sévi- 
gné. Rien*n’empéche de croire que le méme souhait n’ait pu étre 
exprimé bien des fois du vivant de notre grand comique, avec cette 
difference, que la supposition pouvait passer pour une réalité, et qu’en 
sa qualité d’ennemi des médecins, on pouvait lui prAéter une foule de 
projets auxquels il n'a peut-étre jamais pensé. 

Quoi qu’il en soit, la briéveté méme de ces renseignements n'est 
pas sans avoir sa signification trés-grande, Non-seulement Guy Patin 
a connu |’existence de Moliére, mais encore il a su que des médecins. 
étaient par lui tournés en ridicule. Et cependant il n’est pas possible 
de relever dans ses lettres une seule ligne, un seul mot qui témoigne 
de la moindre animosité du médecin contre le comédien. A peine rap- 
porte-t-il comme des on dit les faits qui concernent Moliére, et il ne 
semble pas curieux de vérifier par lui-méme ces plaisanteries, dont, 
tout le monde s’occupe. Il ne se permet qu'une seule réflexion, et elle 
est toute favorable : « Ainsi on se moque de ceux qui tuent le monde 
impunément, » 

A cela, on p imaginé une explication assez singuliére : on a sup-. 
posé que Guy Patin était un esprit dégagé des passions ef des préjugés 
deson tesaps, qui s était fait le premier champion de la lutte contre 
la Faeulté, et qui consacrait sa verve satirique a flétrir les ridicules et 
les vices de ses confréres; sorte de pamphleétaire, qui aurait joué dans 
la médecime & peu prés le réle de Boileau dans la littérature. Il 
n’y a. guére d’édition de Moliére, ot l’on ne renvoie le lecteur au cé< 
lébre.épistolier, comme au redresseur universel des torts.de la mé- 
decine. Je regrette de voir un éminent critique de nos jours tomber 
dans cette méprise ; M. Philaréte Chasles s'est attaché 4 démontrer 
que Moliére n’avait fait que suivre un courant d’idées déja prédomi- 
nant avant lui. « Guy Patin et Gassendi, dit-il, avaient soulevé contre 
eux (les médecins) et leur hypocrisie doctorale |’indignation des 
classes éleyées... Le mépris de la médecine était devenu une opinion 
populaire. » J’ignore ou M. Philaréte Chasles a pu puiser cette apprécia- 
tion de Gassendi. Quant 4 Guy Patin, il suffit de le lire pour se con- 
valricre que, tout aucontraire, jamais homme ne poussa plus loin le 


664 - MOLIBRE 


respect de sa profession; if en est fier, il la célébre 4 chaque pas 
comme le premier et le plus utile des arts. Et l'on veut faire de lui 
l’accusateur public des médecins‘de son temps! ‘ll est vrai que ses 
lettres sont pleines de traits mordants contre’ ceux qui compromet- 
tent, & ses yeux, ce beau titre dont ils'se rendent indignes. Mais )’é- 
nergie méme de ces sareasmes prouve fa pureté du sentiment qui les 
inspire. D'ailleurs, ne l’oubliens pas’: :c’est & huis chds en quelque 
sorte, c’est dans l'intimité de ses épanchements avec un confrére, 
qu'il gémit des miséres du métier, et'ce‘qui ajoute un charme de plus 
4 ses aveux ef & ses emportements, c’est qu’ils n’ont jamais été des- 
tinés & voir le jour. S'il edt soupgonné le parti qu'on a essayé d’en 
tirer depuis, j’estime qu'il edt préféré se tarre, et qu'il ne se fit ja- 
mais pardonné d’avoir pu eontribuer en quoi que ce soit au discrédit 
de sa compagnie et de son art. 

Ii y a une autre explication beaucoup plus naturelle : c’est qu'il en 
est un peu de la comédie comme du sermon: on ne |’entend qu’en y 
mettant aussitét le correctif de l’amour-propre; les vérités qu’on y dé- 
couvre, on sait 4 merveille les appliquer 4 son voisin, jamais & soi- 
méme; chacun fait volontiers chorus avec la satire, par la raison qu il 
ne s'apercoit pas de la part qui lui en revient. Guy Patin et, je le 
crois, le plus grand nombre de ses confréres ne pouvaient trouver 
qu’excellent de voir publiquement désignés au ridicule les médecins 
de la cour, gens pour la plupart mélés 4 toutes sortes d'intrigues et 
médiocrement estimés de leurs pairs. C’était un monde 4 part 
qu'on pouvait attaquer sans que ces derniers se crussent atteints, et 
il est bien possible que plus d'un se soit imaginé que Moliére n’en 
agissait ainsi que pour défendre la bonne cause. Qui donc aurait 
pu se plaindre? Les personnages mémes qui se voyaient ainsi tra- 
vestis et bafoués? Mais ceux-la avaient une excellente raison pour se 
taire : c'est que Moliére n’avait évidemment pu les jouer qu’en vertu 
d'un secret accord entre lui et leur maftre & tous, Louis XIV, alors 
jeune, ami du plaisir, et bien portant‘. Ce n’est pas un des moin- 
dres inconvénients attachés au métier de courtisan, que d’avoir & dé- 
vorer en silence les moqueries et quelquefois méme les mépris de 
ceux qu’on sert. 

Qu’eut dit Guy Patin, s'il edt assisté 4 )’apparition du Malade ima- 
ginatre ? Cette fois il n’y avait plus a se faire illusion ; c’était bien la 
médecine qui était en cause, et, qui mieux. est, la Faculté. Il est cer- 
tain que ce n'est qu'alors que nous trouvons quelques traces de récrt- 
minations élevées dans le camp des médecins; et, comme la mort de 


4 On connatt le mot de Louis XIV a cette occasion : « Les médecins font assez s0U- 
vent pleurer, pour qu'ils fassent rire quelquefois. » 


ET LES MEDECINS. 665 


Moliére snivit presque aussitét, elles lui sont par conséquent posté- 
rieures. Sil faut en croire un éditeur du temps, les médecins firent 
tous leurs efforts pour empécher la publication de cette pidce, et al- 
lérent méme jusqu’a invoquer l'intervention du roi : « Voyant leur 
art devenu infructueux par leur ignorance, et leurs momeries tour- 
nées en dérision, ils eurent recours 4 Sa Majesté pour empécher !’im- 
pression de cette piéce, principalement en France, ou ils s’étaient 
faits si riches 4 force d’avoir tué tant de monde, et c’est ce qui fit 
qu un de leurs amis en mit une au jour sous ce méme titre, n'y ayant 
ni rime, ni raison, ni danse, ni cérémonie, » etc. ‘. L’auteur que je 
viens de citer n’indique pas d’ailleurs les noms de ceux: qui se se- 
raient mis en avant dans cette misérable affaire. Il faut convenir que 
le moyen n’était pas trop mal choisi : chercher a substituer une pla- 
titude 4 un chef-d’ceuvre, donner, s'il était possible, le change a |'o- 
pinion, en faisant croire au public que l’ouvrage qu'il avait applaudi 
4 la scéne ne supportait pas la lecture, c’était, sinon honnéte, du 
moins assez habile. Malheureusement je crains qu’ici encore il ne se 
soit glissé une erreur, et peut-étre une de ces calomnies envers les 
médecins, par lesquelles les éditeurs de Moliére ont cru trop souvent 
honorer sa mémoire. 

La premiére édition du Malade i imaginaire qui ait été imprimée en 
France porte la date de 1675, et l'on sait qu'elle fut publiée par les . 
soins de la veuve de auteur, précisément pour corriger la facheuse 
impression produite par la publication d’éditions apocryphes faites a 
'étranger. Dans l’hypothése que je viens de rappeler, il faut absolu- 
ment, pour que la contrefacgon intéressée dont il est question edt 
quelque chance de succés, qu'elle ait devancé l’édition authentique, 
Cest-a-dire qu'elle ait paru dans l'intervalle qui s‘étend de la mort 
de Moliére (février 1673) 4 l'année 1675. En consultant les catalo- 
gues les mieux faits, je ne trouve que deux éditions entre lesquelles 
on puisse hésiter. L’une est celle de Sambiz, Cologne, 1674; l'autre 
est de la méme année, et porte ce titre : Le Malade imaginaire, co- 
médie mélée de musique et de dance, représentée sur le thédtre du Pa- 
lais~-Royal, Amsterdam, Daniel Elaévir, 1674. 

La premiére de ces éditions est une contrefagon pure et simple, se 
rapprochant assez de!’ original, pour qu'il soit permis de s'y tromper, 
lorsqu’on n’est pas prévenu; elle fut faite évidemment dans le but 
d'exploiter la curiosité publique pour une piéce en vogue. Malgré les 
nombreuses fautes qu'elle contient, du moins. n’est-elle pas un ou- 
trage au nom de Moliére. 

Il n’en est pas de méme de la seconde. Celle-ci a pour elle les pro- 


' Préface du Malade imaginaire, édition de Georges Backes, Bruxelles, 1694. 
Aour 1862. 45 





606 : WOLHERE 


babilités, tant le texte y est défiguré, tant‘les situations et le style y 
sont d’une platitade réveltante. Les noms des ‘:personnages n’y sont 
pas méme sespectés: ‘Purgbn: s'appelte Turbon, ‘Teitette Cato, Bé- 
ralde Oronte; etc. ‘Biaforrus conserve sew|:son oréhographe. Et-non- 
seulement’ les rems ‘sort changés, mais ausst les rétes,. at Dieu sait 
avec quet gout! La servante Cato est dans les meilleurs termes avec la 
seconde femme d’Orgon; Isabelle r’est plus. cette Angélique de Mo- 
litre, si ffhe, et pourtant si tendre pour son pére; c’est une a dra- 
goiine » revéche ¢t quinteuse; qi a’ cette demande : « Veulez-vous 
vous marier’? » répentl tout brutalement: « Pour me tirer d'une 
belle-mére}’ je vous avotie que je veux ‘bien me matier, si vous le 
voulez, » mais qui ensuite, lorsqu'elle connait'le fidneé qu’on lui des- 
tine, déclarequ’elle a une aversion mortele pour les médecins et pour 
la médecine. La pauvre enfant s’en soucie bien dans Moliére ! Elle ne 
dogmatise pas, ‘elle ne‘raisonne pas; elle aime Cléante, et, ‘sauf ce seul 
point, elle en passerait partout ce qu'on voudrait. —‘Orgon, loin de 
ne pas se trouver suffisatiment purgé, comme FOrgon véritable, sé 
plaint d’étre « dans Yes remédes jusqu’au cou.» Tout est de cette 
force. 'Si donc {I suffisait que I piéce Rit détestable pour avoir été 
faite par un ami des médecins, peyt-étre aurions-nous. rencontré 
juste. Mais il reste quelques diflicultés. | 

.- D'abord l’indication bibliographique que j'ai rapportée nous ren- 
voie 4 une piéce dans laquelle il n’y a ni danse ni cérémonie. Celle-ci 
est « mélée de musique et de dance. » Cette objection n’a peut-étre pas 
grande valeur. Les exemplaires de cette édition Elzévir sont aujour- 
d’hui extrémement rares. Les ballets-mtermédes et la cérémonie, dé 
figurés comme le reste, s’y trouvent réunis 4 part; la pagination en 
est différente de celle de la piéce. Dans l’exemplaire de la Biblioth¢- 
que impériale, ces morceaux sont -placés en téte du volume; dans 
celui qui provient de la bibliothéque deM. Solar, ils sont & Ja fin. On 
peut en induire qu’ils auront été pubtiés isolément, et que la comé- 
die, détachée de ces parties accessoires, seta scule ‘tombée sous les 
yeux de l’éditeur'de 1694. Laissons dont de cété cette question maté- 
rielle, et voyons ce qui résulte de Yexamen de’ ta pidce elle-méme. 
Kvidemment, si elle a été rédigte 4 l'instigation des médecins, et par 
un de leursamis, ce qui lesconcerne persorteliement devra étire plus ou 
moins atténué. On pourrait sans doute trouver cette intention dans le 
passage suivant; 'substitué ata négation sinette,' si catégorique de la 
médecine, que Méliére met dans ka bouche tu firére du malade ima- 
ginaire : « Oronte. — J'ai connu un des plus célébres médecins de 
France, qui conseillait & ses amis‘de ne se set'vir de remédes qu’a 
l'extrémité, parce que les remédes, qui pour la plupart sont chauds 
et violents, 4 mesure que d’un cété ils fortifient fa nature, ils la dé- 





ET LES MEDRCINS. 667 


truisent de l’autre, et qu'ils font tout ensemble du bien et du mal. » 
Mais il faut- sjouter que ce passage est seul tant soit peu favorable a 
la médecine, et que pour les médecms,: lorsqu'ils sont eux-mémes 
mis'en ‘scéne, ils se: montrent aussi grossiers, aussi ridicules et, de 
plus, aussi: inednvenants: que possible. .En vérité;. ne: faudrait-il pas 
étre bien .avide ‘de ‘suppositions pour trouver la; sur d‘aussi faibles 
indices, une: ceuvee mspiréé par la Faculté? 

Jenconclus que, par sa date et:par sen contenu, |’édition apo- 
eryphe ssgnalée dans la préface de 1674 ne peut guére étre autre que 
celle dont je viens de donner wun apercu,. mais que Ja source et Yin- 
tentien en: sont toutes différentes de-ce que:l’on suppose. Il est infini- 
ment plus natarel d’admetire que cette version apocryphe est tout 
simplement I’ceuvre de quelque spectateur qui, ayant entre les mains 
le programme de la pitoe, publaé dés 1673, sen sera servi pour ja re- 
construire de mémoire, et aura‘montré une fois de plus tout ce que 
peut la médiocrité pour gater un sujet traité par un homme de génie. 
Recormaissons donc que celte idée d’un Malade imaginaire revu et 
corrigé par les médecins, est une fable imaginée & plaisir; et notons 
que, en derniére:anatyse, ce ne serait toujours 1a qu'une petite ven- 
geance posthume, qui par conséquent n’aurait eu aucune influence 
sur Maliére dans un sens ou dans }’dutre. Ce point est essentiel. 


lI 


ly a plus: c’est que nous savons de source certaine que Moliére 
fut en, velations suivies et méme en commerce d’ amitié avec plu- 
steurs médecias de son temps. 

Je ne vaudrais pas leur faire l'injure de classer dans ce nombre ces 
charlatans reaommés, ces glorieux opérateurs du dix-septiéme siécle, 
qui furent les premiers maitres de Moliére, et pendant longtemps ses 
seuls modéles. Il faut pourtant que je les mette quelque part. C'est 
un détail trés-connu, et peut-étre trop exploité, de la vie du célé- 
bre comédien, qu'une sorte d’iastinct l’attira de bonne heure vers 
la fréquentation de ces théatres ambulants, ot se débitaient les 
grosses facéties des Tabarin, des Gautier-Garguille, des Turlupin. Une 
tradition asses vraisemblable veut méme qu'il ait pris des lecons du 
célébre farceur Scaramouche, Or la plupart de ces acteurs de tré- 
teaux étaient en méme temps des vendeurs de secrets, débitant leurs 
emplatres et leurs pommades a grand renfort de lazzi et de grimaces. 


668 MOLIERE 


Leurs joyeuses parades n’avaient pas pour Hat uniyue.de divertir les 
amis du gros rire, elles’servaient Suttout # attibérila foale: at 4. faci- 
liter la vente de leurs drogilbd meHerltérises! !nibtome a: conserve 
les noms de I'italien Hietohyiié Fetrantt; atif a! Orvieto vende popu- 
laire par sa fameuse coln 0 ition Ht Oritten, dtiswetout-de-L-illustre 
Barry, « le pins. grand P rsorihage “ee nionde, uh virtudaey'un phé- 
nix poyr sa, pro ession, le bition (dé $4! médecitiv) lersioeesseur 
d'Hippocrate en ligne ‘diret 2,Ye "sdtitateur dela! mapubel le rvaian- 
queur des maladies, ‘et 1é Aba tle'tdtitds es Haeudtds sntdecia-mé- 
thodique, galénque jhippocratique, pathdldgidtre, Chistie tie spa giri- 
que, empirique *. » i'n éxistdit'pas etitord dd idis tinetion bien sranichée 
entre ces héros de foires et les comédiens proprement dits; car Mo- 
liére est précisément le premier qui ait un peu relevé Ja; profession 
théatrale. Toys ces gens-lh avaient ans leurs répertoires, & cdté des 
Jodelet et des Jocrissé, dés' 'rdles' de'doctetits ¥rotueques, sur les 
épaules desquels pleuvarént 'lés ‘tous de Bdton." Peut-dtre:ya-tuil la 
la trace d'une jajousie dé meétier;'e’éWit une mahiéte:vonsme une 
autre de faire eoncurrence 4 1a Fadhite: Tels’sdnt vraisentblablamient 
les ancétres et pré lécesseurs initnédiats te Sganatelle eb de Panerace. 
Moliére n'a pas absolument '‘créé cas types:'T116s a: trouves) tout -enis- 
tants dans les habifudes théatrales'dé Son’époque;' it'n’s feit-qqae les 
habiller décenyment ef les ernpréindre de'gon'génies + 

J'ai hate d’arriver aux miédecins séticuk, ‘xox’ vartables docteurs, 
dont Moliére n'a pas craint dé faire 8频arniy:: E/wn'd’dax'a ane noto- 
riété scientifique : c’est Bernier, plus corinu aujourd ‘hai par les voyages 
lointains dont il nqus a laissé'ld récit. Il avait été rece docteur a: Mont- 
 pellier. Ancien camarade d'études d&’Moliére et de‘Uhapelle, il leur 
resta toujours uni par une étroite aritié. Aprés déuze‘ans de ‘séjour 
aux Indes, revenu 4 Paris, il partagea sa vie entre la philosophie et 
les sciences. C'est 4 lui que Gassendi avait laissé le ‘soin de mettre en 
ordre ses écrits; il s’acquitta de cette tache aveé un relipieux respect 
pour la mémoire de son maitre, et essaya de populariser ses doc- 
trines dans un Abrégé écrit avec beaucoup de clarté et d'élégance. 
C’était, comme son ami Gabriel Naudé, un médecin appartenant 
4 la profession plus de nom que de fait, peu soucieux de la clien- 
téle, partant exempt de préjugés et des rancunes; homme charmant 
d’ailleurs, au dire de tous ses contemporains, d’un esprit aussi in- 
tarissable que son savoir, et surnommé par Saint-Evremont le joli 
philosophe. C’est aussi, je pense, comme philosophe bien plus que 
comme meédecin, qu'il a pu exercer sur l’esprit de Moliére une certaine 
influence. Cette influence n’était d’ailleurs pas sans contre-poids, car 


' L’Opérateur Barry, comédie de Dancourt, 1703. 





ET LES NEDECINS. 669 


nous trouvons encore. days !'eptoyrage habituel de Moliére un certain 
Nicolas Liénard ‘,: jeune alors, ¢t qui, devint doyen en 1680; cartésien 
forcené, qui prdtendait faire nentrer Ja médecine entiére dans les prin- 
cipes: physiques; de Desnartes;,, pps savons, du reste, trop peu de 
chose’ sus sem pomapte pour, pevyair en turer quelque cohjecture. 

Mais le-plus cenny ge,.ces médecins,, celui qui doit & son amitié 
avee Moliére: pna célébrik¢ qu'il n,aurait jamais conquise par lui- 
méme, eta qué lapimion publique prétait, du vivant méme de notre 
auteur, une active, callabaration, A ses, pices 1 édicales, c’est le doc- 
teur. Mauvatlaua. (On .sait que, i¢' est en, faveur de,son fils, aque fut écrit, 
par Molidre, le placed suivant,,.qui se. {rqpve en thle du Tartufe : 

" mops me ee bet 


¢ Sire, ”" i es es ee re oa 


' a a ; 

« Un fort. honnéle-médecin. dont;j’ai |honneur d’étre le malade, 
« me promet. eg veut s obliger,,par-devant notaire, de me faire vivre 
«encore trente anaces, si. ja.puis lui obtenir une grace de Votre 
« Majesté. Je lui-ai dit, sur, sa promesse, que je ne lui demandais pas 
« lant, et que-je‘serais satigfajt de,lui, pourvu qu'il s’obligeat de ne 
« me point-tuer. Cette grace, sire, est un canonicat de votre chapelle . 
« royale de Vincennes, vacant par la mort de... 

« Oserai-je demander celle grace 4 Votre Majesté, le propre jour de 
«la grande résurreetion de Tartufe, ressuscité par vos bontés? Je 
a suis, par cette premiére faveur, réconcilié avec les dévots, et je le 
« serais, par cette seconde, avec les médecins. C’est pour moi, sans 
«doute, trop de. graces 4 la fois; mais peut-étre n’est-ce pas trop 
«pour Votre Majesté; et j’allends avec un peu d’espérance respec- 
« tueuse la réponse de mon placet. » 


Le canonicat fut, en effet, obtenu. N’est-il pas singulier que nous 
ne possédions de Moliére qu’une seule lettre par laquelle il sollicite 
pour un autre les faveurs royales, et que ce soit justement pour un 
médecin? Le ton badin de ce placet prouve assez qu'il n’avait pas 
grand besoin de cetle réconciliation avec les médecins, qu’il demande 
de si bonne grace. En tout cas, ce morceau témoigne d'une grande 
intimité entre les deux amis. Est-il possible de savoir quelque chose 
Sur ce personnage, 4 quirevient peut-ctre une certaine part dans plu- 
sieurs chefs-d'ceuvre ? Tout ce qu'onen asu, jusqu’a présent, se borne 
a l'anecdote suivante contée par Grimarest : Louis XIV dit un jour a 


‘ « Moliére avait pour amis particuliers MM. Liénard et Mauvillain, docteurs de la 
Faculté, qui lui fournirent autrefois la plupart des traits qu'il a lancés, non contre la 
Médecine, mais contre quelques médecins. » (Lettre de M*'* & un ami de pro- 
vince, 1736. Tiré de la bibl. Falconnet.) 





670 WOLTERE 


Moliére : « Yous avéz un médeécin; ‘qué vous fait}? — Sire, . reprit 
Moliére, nous causons ensemble; 'il m'ordorine des remade jene-les 
fais pas, et jé guéris:’ » IT est pourtant ‘facile, ¢n rementant' aux seu 
ces, d’avoir sur ce point quelques éclaircissements, car il s'agtt la 
d’un médecin fort bien posé, et qui jouait-éla-Haculiéun réle assez 
considérable. 

Jean-A~mand de Mauvillain était de Paris. [i était fils d’un chirer- 
gien trés-renommeé, qui eut_ la charge de bibliothécaire du’ cardinal 
de Richelieu'. La faveur du pére rejaillit sur le fils; car ¢etut-ci fut 
tenu sur les fonts par le premier ministre, qui lui-donna sofi nom 
d’Armand, lui témoigna toujours beaucoup d'intérét, ét s’occupa de 
son éducation. 

Le recueil de Baron, qui contient le relevé des réceptions de mé- 
decins, par décanats, rapporte’celle de Mauvillain 4l’année 1647, sous 
le décanat de Jacques Perreau. I] doit y avoir la quelque’errear; car 
dans ce méme recueil sé trouve la liste chronologique des questions 
médicales discutées 4 la Faculté; or, sur cette liste; qui est, en effet, 
conforme aux registres originaux, Mauvillain figure cotnmé bache- 
lier jusqu’a l’année 1648 inelusivement. Sa Vespérie est placée’ au 
22 janvier 1649; et son Acte pastillaire, sur cette question : La fiévre 
puerpérale est-elle essentielle ou symptomatique? correspond au 
25 janvier 1650. D’ou il résulte clairement que sa réception au grade 
de docteur dut avoir lieu dans le courant de l'année 1649; car bien 
certainement, dans le document que je viens de citer, il ne searait 
étre question de deux personnes différentes; les prénoms sont les mé- 
mes, et d'ailleurs,: s'il y avait deux Mauvillain, on les distinguereit 
l'un de l'autre, comme cela se fait én pareil- cas, et on retrouvernit 
dans la suite quelque trace du second. ~~ J 4 

Voici qui n’est pas moins positif: il existe un Discours de para- 
nymphe, de Robert Patin, fils du célébre'doyen; portint la date du 
28 juin 1648. Ce discours est suivi des éloges des candidats qui de- 


. . ' . ‘tf J Poa 
‘ Le savant doyen de Ia Faculté des lettres de Paris, M.'V. Leclerc, a bien voulu 
me communiquer un exemplaire de \'Index funereus de Jean de Vaux ‘(édit. de 1724), 
sur lequel, & la page 48, on lit cette addition, d’une écrititre du temps’: 
<M. Nicolaus Mauvillain, Parisinus, ubiit {0° jan. anni: 1663. » (Cahti-ld ast le 


« Filiuma reliquit D. M. Parisiensem, facie aspera, morgso et inquieto animo pre- 
« ditum; nam, licet chirurgi filius, cum in sui decanatas curriculo quidquid potae- 
« rat molestiz chirurgorum societati fecisset, non melius‘de sua Facultate meritus 
« fuit, Poquelino Molierio suze Agri imaginarii comozdize scenas accessorias suppedi- 
« tando, que medicine et medicorum auctoritatem ddeo apud plebem imminue- 
« runt, ut nunc apud plerosque cives tantum pro forma vocentur medici, eorum pre- 
4 scriptionibus et ratiociniis fere nallam habentes fiduciam, eo quod eventus spem 
« amedicis datam egros et assistentes persepe fallat. » 





ET LES MEDECINS. 674 


vaienl, ce.méme jauy,.recevoir la licence, Parmi ces éloges se trouve 
celui de Jean-Armand. de, Mayvillain; lorateur salue en ju), le favori 
du candinal.de Bichelien, o¢ Quin dpi, est déja ung qualité : 

begee ee bgt. sett abt tee ta ‘ a 


we a: , 


. +o" Peiadipdous glacnisae xiris nom n}timalaus ast. 5: 


Ce morceau d’élo uence académique a‘ pour nous beaucoup d’inté- 
rét : il n’a pas la banalité des autres; le portrait qu’jl nous donne du 
récipiendiaire. présente sur son caraclére des particularités piquan- 
tes, et nous le montrd comme’ un ‘homme & la mode: « Telle a été, 
dés son enfance, T’attenfion donnée & son éducation, tel est le soin 
quil a toujours eu de sa personne, que, loin d’avoir dans son exté- 
rieur rien d’austére ni de repoussant, c’est par la candeur charmante 
de son caractére, c’est par une exquise politesse, par l’élégance de 
ses maniéres, qu'il a toujours cherché A se concilier les sympathies 
des honnétes gens. Mauvillain est si bien élevé, si'agréable, si sédui- 
sant, que non-seulement les Graces semblent hahiter én lui; on dirait 
encore quil a été formé par Icurs mains. Ef cependant, en lé voyant 
si attentif au soin de sa toilette et de'sa chevelure, ne croyez pas qu'il 
se permette autre chose que des plaisirs honnétes. Pour rien au 
monde il ne laisseraif la mollesse'porter'afteinte & la vigueur de sa 
vertu. Jules César aimait 4 se vanter d’avoir des soldats qui, bien que 
peignés et parfumés, n’en étaient pas moins’ braves au combat. Ajou- 
tez que Mauvillain résqut avec une facililé merveilleuse les questions 
qui lui sont proposées;. ef tels sont les charmes de son élocution, 
qu’en vérité ce nest pas aux oreilles de’ses auditeurs que s'adresse 
son éloquence : ee va droit 4 leur cceur.» | "' | 

Voila, certes, un portrait quin’arien qué de fort altrayant, et ily a 
loin du Thomas Diafoirus que nous connaissons 4 ce jeune étadiant si 
élégant et si bien paré. imagine qu’il y a aussi quelque allusion au 
caractére connu et 4 Yhumeur enjouée de ce favori des Graces, dans 
le singulier sujet qu’on lui donna a traifer l'année suivante pour son 
discours de Vespérie : An ridere supientis ? — ignari ? Evidemment, il 
dut démontrer, aux applaudissements de !’assemblée, que la gaieté 
était un attribut de la sagesse, © ; 

Dans ce méme discours de paranymphe, Robert Patin nous apprend 
que Mauvillain avail fait une partie de ses études médicales 4 Mont- 
pellier : « Mais ce n’était pas, ajoute l’orateur, dans cette idée absurde 
qui y améne tant de gens, que pour avoir dormi quelques nuits & 
Montpellier, un beau jour on s’y réveille médecin; non, c’était pour 
se convaincre et pour pouvoir raconter 4 tous que, quels que soient 
les avantages que !’on rencontre & Montpellier, on les trouve au cen- 


' 672 MOLIRRE 


tuple 4 Paris; que.jes richeases si, vamtéés-de cette Faculté ne sont 
que pauvreté, sion Jes, campare aux nblees. »-Voba'ce qui penvait se 
dire chez le, chancelier. de ,]{Université, paxisignne) en! présence des 
docteurs assempblés, .ER. géahite, ec atjour) de: Mautvillaiti! 4 ‘Montpel- 
lier ne,nous est, pas -indifférents et Yantous ek pliquem bien des’ détails 
de sa conduite future. ehieenoo toate Vy 
Nous yenons.dientendre:lefila da Gay Patin, Hecutons maiestenant 
le pére. ]. raconta,:dags| une, de-sesnlettpesl qu'bs!d649:dr shaxchand 
d orvictan,s était adyess}.ay doyen JaequesiBenrequs‘& Jietfet diobte- 
nir dela Faqulté:!'apprabation. de saniapints Reaponssé dd ce odté, notre 
homme s'abaucha. avec pniceriain, De Gorris, et obtent par son entre- 


‘mise, des, ,cextificats favorables. de: doudaine:d’affemés . d'argent, 


parmi Jesque)s, se tronvaient falégaut, Bes Fougerais:at- Mauvttlein . 
Cette. signature, donnée par des, meédecins en faves diune dregue'ex- 
ploitée par, un, charlatan, sur de poat Neuf, Ataié unl fait bibn grave. Ce 

ernier ayant renguyelé ses instances, le-towveau-dpyér Pidtre ile ca- 


. Tessa, habilemens dans ses-espdrancas, et fib si bien , qu'il'se fit demet- 


tre par lux Vapprebgtion susdite; ‘puis, des qu il eut:léntpe tes mains 
cette piéce de.conviction, Al-dénonga;lds doysei traitres ia!te compa- 


_ gnie. Ils furent contraints d’ayouer lear faude, dt pan dépret solennel 


furent chassés.de, ba. Fagakte.. Melia aventibei n’est '‘certainament pas 
4 lhonneur de; Mauyj}iaig, Ge, quon|peut)dira-deshienx ipoue::]'exco- 
ser, ¢ esi qua cette époque, aitisi qoe je'l’ardénbonted, ill nétaié en- 
core que, bachelier;.et..qui. sail? ¢ daid le.momentiat' Jeg passions 
étaient Je plus excitées,ay sujet fe hintneduction: de:l'antimomeet:des 


” remédes chimiques, fans te Codga official. Les hams auxquels -te.sien 


se trouve associé moentrent, assez de quel, téiL e'4thit gangé des lors. 
Peut-étre vit-il dans ge marchand,dianyitian. am ciiimiste persébute. 


, Quoi qu'il en soit, les,donze,coupables wne-fojs exclus virent leur ave- 
'_ hir-compromjsy. et.jugévent prudent.de s:thumibiers Aprésiaveir de- 
 mandé publiqyement pardon, ils furent réintégnés. Mais, dit Guy Pa- 
_ tin, « la tache leur en est ras{ée. » me 


Pendant les années qui suivent, nous retrouvons Mauvillain parm 


” Tes chefs les plus actifs et les plus remuants du parti antimonial. Cette 


attitude lui valut plus d’une altercation avec les demeurants de la 
saignée et des vieux principes. A la téte de ce parti était un médecin 
du nom de Blondel, dévoué, corps et Ame, aux anciennes traditions 


te la Faculté. La polémique entre Mauvillain et ce docteur de la 


yieille roche ne tarda pas 4 alteindre les proportions d'une inimitié 
personnelle des plus violentes. Aussi, lorsqu’en 1658, comme par 
une derniére faveur de la fortune qui allait bientét le trahir, Blondel 


_ fut appelé au décanat par une imposante majorité, Mauvillain se si- 


gnala par des protestations bruyantes, dont l’inconvenance lui est fort 


ET LES MEDECINS. 675 


aigrement reprochée dans te procés-verbal' de l’électién. Mais ce n'é- 
tait‘la que le:prélude‘de démblés’bien' autvement 'vraves avec le nou- 
veau doyem: Dés les. premidres)' pupes Ub ‘voltminett’ Comimentaire 
rédigé par Blondel: ttoud treanvens an dhapitre portat te titre signifi- 
catif:: Hidtoniafaxinpriq Mawviltont > consortium (Histoire dé fattenta 
de Mauvillain et consorts). OUT totkittite se 
Cétetrunethasd quodlibéteve; ‘und ndmirenseabseiibiée se’ pres- 
sait sun des: banics ded pole pour-assitter & Vargumeitation. Un des 
decteitrs désipnés pour dispufes'avey 1b odndidat'se' P¥asérity! selon 
V'usage)'6n rebé ét-en bohnbt; mais, ‘appeléde four-la par tine ‘affaire 
pressantes ilsq éncuba tauprés du doyen| offit dé'se! faire! remplacer 
par van \confréra, beaut shes émoluinents qa fur revendsient pour La 
séarite, el sortie: Sane ‘attehdse qetod Py insite! Meusitain ‘Sd -pré- 
sente poub ‘angiimernter, 'et- var Sassen ‘ta “bari réesetVé''pour: cet 
usage. Le dover! lat advassh sds observations; it nian! tient aucun 
compte: |Hi‘teste pendanédewk . heurds' & ta -placd' quill /s'est choisie. 
Puis it se! prébente. a son tdutr pout toucher ses Gviohrments: Blondel 
les Jui refuse}: Maavillaim idiste; dl se moqde' de! td parcitionis du 
doyen.. Célui-ci: sirriteydh disputes échauffe:! déy réclaniations' on 
passe ‘aux merlaces, Ges: dehaeed aun injured! pals!’ at 'tiiliew ‘du ‘tu- 
multe: aroi-s'extsuit)-tout d'un coup Mauviliath safsit'lebortiet que le 
doyen 'portajt sur Ja téte, et sort en Pemportant! sl! Ger? ‘bien ‘en- 
endu, ‘ést le rédit de Blontel. “Mauvillain vacowtait!Ies ehdsds”' autre- 
ment: It prétendbitque son tout d’ arpimenter Stait Vents; 'qu’en cbn- 
séquence ‘sa! Inéclarnatéoty Stal apni nee)“ dt" git’ ery 4ar' tefusdiit ses 
émeluments le chef de 1a compuphic' atait- tidhqud'd' tous ‘sés' de- 
voirs-“Quant’d 'IHistolre! dul: hontiet; voidl! Gisuitlily Ye qui''s’ était 
passé: ery gestiqulintavee veneered: le doyen I HVvait Tdissé tomber 
de dessws ‘sa tétex far, Mailvilluin)'s emit baigse pour le raindsser; par 
pure eivitites ‘niaig; Blonder syaht pris'icd mouvement pulit Whe voie 
de fait;'it''n’avdlt pas vol ddvtiiuer aie ‘dontestation! qt! prenait 
cette tournure, et s’était retiré, emiport tit par hasard Ki'bohnet qu'il 
tengit a:la main’ Quoi qu'il en soit, pee nous! femporte': Ce qui est cer- 
tain, cast ‘que Mauviltain' se volleta’, ou! peu'start'fatity avec son doyen, 
et cela én: pleine''séance pubhyne:: Lai sorti!'dews des" Adcteuts pré- 
senté’s‘interposérent pour expliquer -s4' i¢dnduité'et ‘prendre sa dé- 
fense.: Le doyén tewr imposa ‘sifetice: ils refiistrent We'se thire, ‘et Yas- 
semblée sé sépara au mifieu' d'in“d&ordre inexprimable.' Cét acte de 
rébellion ne pouvait passer mipunt. ‘Mauvillain fut cdndamné a quatre 
ans de suspension de tous ses droits, et ses deux défenseurs intem- 
pestifs chacun & deux ans. Mais il ne se tint pas pour battu. J] en ap- 
pela au Parlement de la sentence du doyen. De la un long procés. 
Voila certes les faits et gestes d’un docteur fort peu soucieux de la 








674 _ ‘MOIARRE 


hiérarchie; il ne faudrait pourtant pas sen rapparter ahsqlument aux 
comptes rendus de Blondel, trop antéressé dans lai question, pour étre 
impartial. Manvillain . avait: de wembreux,amis dang le Faculté. Il y 
exerca avee telent:las fenctions de prefesseus.de. botanigue,.et plus 
tard collabora hvec:Fagon. a la nédagtion.de i Horiys ragius.:Les theses 
soutenues'sdus ga:présidence, et dues 4 son, iaspiralion,: ond. Jat plu- 
part un double caractére: Ou biea.ils'agit des lonanges, dela chimie, 
et la nous retrewons l'ancagh dléve. de-Mantpalliar, tout dévaué Ja 
polypharmacie, vantent las vértus singulidres de.la corne.da rbinocé- 
ros, du saphir, del’ émeraude, du bézoard, del’ aniamoine- surtout, et 
raillant vigooreusement les partisans attardés,du séneé, ef du sirop de 
roses pates;' ou bien c'est quelque sujet facétieux comme celui : dn 
pallidis virginum coloribys Venus? .puétant:a toute espéce .d’équivo- 
ques et-de‘plaisanterigs gauloises, diles en. beau tatin...Ces gortes de 
sujets étaient assezde amse.é la Faculté. Peude jours, auparayant il s'y 
était soutenu’-une thése analegue, que..l’auteur Aerminay. par. une 
prosopopée-& Vénus, la plus pusssante. ed la plas dowce, des divinites, 
la sdule 4 qui Bacohus-dut céder le- pas, --:Tout, pela-semble nous 
revéler un: homme 'hurseur fort indépendanta,. fort yoviale, fort. iras- 
cible, naturellement porté a V opposition, ef pquvant.a l'ppcasion de- 
venir uni ohef. de parti. Wet) taeede tee beet ft fet aad. 

C’est ce qui: arriva. Dans. la réaction, conire les hommes at,les choses 
du passé, qui suivit la.victoire, définitive: del antimaine ', Mauvillain, 
l'ancien prosezit, d:‘homme qui avait. doané.le plus de gages 4 la révo- 
lution, se 4rouva désigné pour. le décawat.,Il.fut.éu ep. 1.666, Quelle 
satisfaction pour un docteuy akadsé deux fais, pour MasuErection, de 
rentrer le front:hamt; et de pogten saspendua.agon can, les clefs, et 
le sceau-de ja: Facalté 1 Easmarge dudéexes dq.1658,.qui porte: son 
expulsion temporaise, an: lit ces mots qui, sent.d une. altre écniture 
que le déoret kni-meéme, et: que l'on reconnail pour stre, de la prapre 
main de Maaviliaim : :«-Qei magisien De Mawuillain past, sex annas de- 
canus fuit renuntiatus. » Tous. sea.rénes:. Famintion, tons,.ses désirs 
de vengeance étaient réalisés.... 4: 0... 

La méme scéne; les mémes protestations qui. \S étaient, produites 
lors de l’ékection de Blondel se repouyelérent. a la. sienne. Mais les 
roles étaient, changés. Il en fait luinméme.la.narration : « Les trois 
électeurs -désignés: par le.sort étaient, De Beaurains, Hardouin de 
Saint- Jacques, l’ancien doyen,.1’ intrépide défenseur du Codes parisien 
et de l’antimoine, et Des Fougerais, dont le nom est connu de ja ville 
et de l'univers. Le nouveau. ‘doyen fut ‘Proclamé, au milieu de J’assen- 


1 En 1666, apets un siécle de luttes opinidtres, Yantimoine. et ses préparations fu- 
rent, par arrét solennel-du Parlement de Paris, insérés au Codex. 





ET LES ‘NEDECINS. G15 


timent et de-da jote-unjverselle, qui était-d’autant plas grande, qu’au- 
eun docteur dé petit bane n’avait. été désigné.pariles électeurs: ci- 
dessus newainés pour aucune ‘autre dignité. Mais -bieatdt on entendit 
protester avec fracas maitre Blondel, 1e:phus contentieux des mortels, 
perturbateur juré‘de..Ja république médicale, perpdétuel détracteur 
des hanndétes vens; infatigahle et .entaté dans son. ppposiltion a toutes 
les décisions dé Ja compagnie, et quan'a jamais épargné ni les plus 
cminents.praticiens, ni ceux-la méme qui ont le mseux meérilé du 
rei‘et'de la faimlle royale. .be résultati du scretin. avait foudroyé (et 
je n’en'suis pas'surpris). Ikeerhit. comme un furieux; ne-poquvant sup- 
porter:-l’idée de! voir parvena &:la plus éntinente.dignilé de 1’Ecole 
Yhomme que dans-les préeédents Commentaires, il avait. poarsuivi, 
avec autant d‘mjastice que d’acharnemeént,.de sa raga. venimeuse. 
Mais la présente éection: indique assez combien-ses ealomniss étaient 
témméraires, eb dictées par utie perversé jalouse. x. a, 
Celta diatribe sous forme de procés-verbal est le résumé anticipé 
du‘décanat: de Mauvithin.! Arrivant-aw :moimeat.ou -la/ victeire n’olait 
plus douteuse, mais ot jes passions:de la lutta:n’étaiant pas encore 
étemtes,. al -aveit beau.jou de paursuivre, sous pritextedas légalité, tes 
derniéres résistamees,; © rr ca Sy 
Mauvillain est un exemple vivant de lincroyable puigsance -d'ab- 
sorption exerede'par ia Faculté sur ses doyens. domme gouveau, ar- 
rivé au ‘pouvoir pat ‘le triowaphe d’un parti, Vinstitutienle demmaex, 
et lui imposait’ toutes ses traditions. Lui, fils de chirungien, ancien 
éléve de Montpellier, il devait, ce semble, traiter avea. bienveillance 
la profession de son pére, et voir d’un ceil favorable les progrés de la 
Chambre royale des'universités de provines. Tous ces sentiments si 
naturels disparaissent chez hui le jour ot il est nommmé doyen. Il se 
signale, lui commic les autres; par des actes de vigueur contre les 
empiétements des Facultés étrangéres. .Dés le leademain de son élec- 
lion, en recevant les hommages des barbiers-chirurgiens, il se plaint 
de la froidear de leurs félicitations, et:leur reproche de voutloir tou- 
jours secouer le joug, pourtant si doux,-de la Faculté. Il feit easser 
deux miédecins qui'se sont’yendus sans auterisation a un-examen du 
collége de Saint-Cdme. H'y conduit en personne un-haissier pour faire 
effacet le not ‘Collegium, subreplicement rétabli- dans Ja salle des 
séances, en dépit d’une condamnation du Parlement, qui en ordon- 
nait la disparition. Aprés sa dévotion 4 ]’antimoine, Ja lutte contre 
la chirurgie sera désormais son priacipal souct. | 
En voila bien assez pour faire voir que Mauvillain mest pas,.. tant 
sen faut, un homme impartial ni au-dessus des préjugés et des pas- 
sions de son corps. Il est néanmoins trés-bien placé pour fournir & 
Moliére les situations et les détails techniques dont son ami a besoin 


; tt, oI 


676 MOLIERE 


‘pour ses comédies. D’une pért, ‘a de vieilles'‘rancunes contre un 
parti naguére puissant qui‘ l’a' pat! deux fois exeltt de la Faculté, et il 
ne se fait aucun Sctupule ‘de'itvrer'’ |l'etiremi dey medpoins Jes ter 
mes, les usages, le's Sebrets défatits et us travers de/laeénération meé- 
dicale qui‘le pracede, et, qu'il chetehe's sirpplanter. D' autre ‘part, il 
est doyen, ‘et, iHalpre ‘ses Haisohsavee Gutnaut et!Des‘Rouperuis, il 
doit nourtit’ votitire’ ek “un! ‘pea’ de! ees “iefianees Webieed de jalewsia, 
que tout médecitt étrangér'é'la Cou 2 pou 'ddiih de wesicdn freresi ani 
courent lés Pld es'dt! 468’ Horinetirs? JolPtidzy/Tintérnpébasica de: den- 
gue at 'l'esprit’ Satibique ‘qui la? sont Haturels t'v6il deoquey “expli- 
quer bien és chibsil Bt pars it n'ese pas bien ‘stay enti] bit satviMo- 
liére de: la faGbt'qu’bil''s'imagitis; en Iii’ diviawt! des’ plakeuntteries 
toutes faites," et ‘ett’ sassouidnt “de tolat pbint! 4 Ses‘inmentions: I1-lui 
fournit des idéés at des WHO's, vata Hest pad! Uotteuy; ‘whale Molidre a 
son plan et= soi ‘but, qu'il’ ottcatt sails’ Patde’ de perdowne: Homme 
d’esprit, ‘Yeritohtrant’‘ tn ithe Nop Hebprit! WH le Ait causer, il 
Vanime, iliniet'ta~donVersition ‘stit-led Sujets qui ‘sént lerplas.a seeur 
& son ami, les querelles de coterie et de métier; il l’encourage-i 
exhaler sa bile, 4 donner cours A son humeur sarcastique. Chemin 
faisant, il recueille les anecdoles, fait, $a provisioh ‘dd-midts a effet, et, 
le jour venu, il saura: les.utiliser,.dut-il: en rejaillir quelque chose sur 
Mauvillain lui-méme; ce -qyei- empéché:pas qu’étout-iprendre, s'il 
lui fallait choisir entie' les retardatres' qui 'vewlent'que rien n’ait 
changé depuis Fernel, et le parti qui, avec'l’'antimoine, 4dmet la cir- 
culation du sang, il mhésiferait pas. 

ot cohen aye 


retyorbong rd 
Neb Eth ibe © tate Grates FW EtGey pte aa ll 
ce rr © ee pod Spr rede Woo, we why, by 3. 

‘ a a | ' nr? , vate, 
ae | 0 Gee 


mo oN _ roaoo3 ao _ : - a 
Je dois ici parler. d'une anecdote que les cexamentateurs de Moliére 
ont souvent répétée.. On a prétendu que toute sa haine contre la mé- 
decine venait d’une querelle dé: ménage que sa ferame aurait eue 


avec celle d’un médecin son voisin. « Pour ne laisser aucun doute sur 
cet article, dit un écrivain presque contemporain‘, i faat apprendre 


‘ Francois Bernier, qu'il ne faut pas confondre avec Jean. Bernier, le célébre 
voyageur, dont il a été question plus haut. Aprés avoir longtemps exercé ta méde- 
cine 4 Amboise, ce Bernier vint se fixer 4 Paris. Quoiqu’il portat le titre de médecin 
de la duchesse douairiére d'Orléans, il vécut dans un état voisin de la misére, d’ou 
une apreté de caractére dont il a laissé la preuve dans ses Essais de médecine, 1696, 
ouvrage diffus, ot il est un peu question de tout, excepté de médecine proprement 
he arhed dans un chapitre sur les ennemis de la médecine qu'il consacre un article 

ohiére. ' 








ET LES MEDECINS. 617 


au peuple, aux. demi-sayants et ayx adorateyra de la comédie, que 
Moliére-n’a fait’ monter. la médeping. en. spectacle de raillerie sur le 
thédive que-pananienes, ef pour se venger contre.une famille de méde- 
cins, sins se mettsp forhvan, eine. des, negkes, du théatre, et particu- 
lidrement de celle. de, da xpaisemblances; car fle toutes les piéces dont 
ce comédiania-outys les: canaclares, ce gui lui est. squvent arrivé, et 
qu'ea ine Nov gudre-dans|-ancienng camédie, celles on il joye les mé- 
decins:.aOnb.incomparablement, plas ppirces, que, les.aut es; mais, 
comme il fantidire maitre paur, sep, APRTCEFOM, Geux,qui cherchent a 
rita ne pensent. quia rires.sans.se meting REM S HE en A propos. » 
Muelle est idone cette, mystérieysg; ot P de da.tronve, gontée 
avee Ubtail |. celke fois, dy, vivant. méme, de Mo iene dans un écrit dont 
le titre a .&te qwelquefoig, itt, par jes édateurss sans qu aucun d eux 
se-s0itnawisk de-lacenaplier. Crest pane comédie, int $9 Elomire hy- 
pochandre, om lee, Médecns,.veng¢s, par fe sieur Le Boullanger de Cha- 
luseay;rsating viplente, et qruelle contre Malisra,, dont Elomirg est ici 
Favagtamme.| Vaici gg aug,,dit. Hlomixe, luiméme ay sujet de cette 
QveMkUNe srt Li sraiisn oh fa oitgfon ly eeflateng uf rae 4 


"4 ‘ i’ < ° wm ae wa ve ‘ , e 
WON D  syas MIR VIE trae rept ob op fail Met 
of. 


tify Jose Dye yg oey a 
uf]a a: our n decin cette. illustre, satire ‘P 
| ne ua br 3 la cour: et quita fit'tat rire!!! er 
oe Ea Hel-Uedireva qa flit le Redtedey tnédebinsy - fi tis 
’ thiMe gedes ermnensiq de foug ons; aBSIS5jNSi,-, ul TE TE tens 
Fy iad deplete baine 4 Ee ORSURER oo 
‘ap fe ours conspiré contre ma, destinée,.. | 
1 Feuh couter Loud Ventre ‘eux: Goht je bishe dna lihaibod preee 
Sans vouloir m’alléguer prétegte ivdisén| (ii uit fo 
Dit qu'il veut que j’en sorte et me le signifie. 
Mais n’en pouvant sortir ainsi sans infamie, 
Et d’ailleurs ne voulant m’éloigner du quartier, 
Je pare cette insulte, augmentant mon Joyer! 
Dieu sait si cette dent qud mon héte m’arrache 
Excite mon courroux ! Toutefois je le cache; 
Mais quelque temps aprés que tout fut terminé, 
‘Quand mori bail fut refait; quand nous d\edmes signd, 
Je cherche 4 me:venger, et aap banne fortune , 
Men fait trouver d’abord la renconfre opportune. 


Et il raconte comment sa femme, ayant apercu un jour celle du 
médecin, qui était venue a la comédie, la fit mettre 4 la porte par les 
employés du thédtre; comment le mari, irrité de ce procédé, monta 
une cabale, et se fit rendre justice : 


Car par un dur arrét, qui fut irrévocable, 

On nous ordonna presque une amende honorable. 
Je. vais, je viens, je cours; mais j'ai beau tempéter, 
On me ferma la bouche, et loin de m'écouter : 





679° - "MOLIBRE | 


« Taisez-vous, moe dit-om, petit vendeur de. baume, ., .- 
Et croyez qu’Esculape est plus grand dieu que Mome. » 
Aprés ce coup de foudre, ul fallut tout souftrir; 
Ma femme en enragea, je faillis d’en mourir; 
Et ce qui fat le pis, pendant ma maladie, 
Fallut de mes bourtedire'souffHit la'tyrarnmib! 0 3"! 
Ma femme les manda sans m’en rien témoigner. 
4, D'abord. qads nyeunent yy. ¢, Faut saigngrs ays SYgNO 1, 
Dit notre bredouilleur, « Ah! mallons pas si vite, oo wy, 
7 L’on part toujours a temps quand on arrive au gfte,» " f 
0 BittrorSiecr be!Lambin, —"e Cet 1 Dien Hétider’ bn 
; Dit un autre. Il ne faut ni‘saignar,an tar@ery seit 
| Si Jon tarde, il est mort, si )’qn: saigee, hydropaue;: 41 
open eynobra peu d'espoir n'est plus quien Uemeétique,» 
Chacun des trois s‘obstine et soutient son avis; . 
'  "“Ettous trois tour afour enfin filrent suivis:°' ° 
| Don buighh, ‘Fon tarda, Pon'donna'l'éinétiqad! “oi 
ra} dit fe fus fertlongtemps feur plusigrande pratiquesi., i + 1: 
» .; Ala Giniie qudris, maig, sil faut Pavouers, 6 ese, 
, Ge fut par le plyisir que j'eys de yoir jouer 
Mon Amour médecin par mes'médecins méme; 7 
Car; malgré mes-chagrins et ma doulear extréme, © * °'*"'' 
 J’admirai ma copie en ces, origipaux,") ©. i de 
_ et je. Grai mon-biew d’ow javais prismes mew. t. 
Ho not eS 


ee ed Pr 


Pai-b fd. 


Ns yoeds betebe od. 


Ainsi toute Ja guerre faite aux’médecing par notre premier comique 
se réduirait aux mesquites proportions d'une ‘fattoutte' fe" Tocataire 
contre uni propri¢taire qui a augmenté'sun termet ‘Cette tanciine av- 
rait été poussée au point de le rendre thalade J C'est'a de pareils mo- 
tifs que nous devrions tant de chefs-d’ceuvre! Jé ne ferai point 4 Mo- 
liére V'injure dé’ discutér cette proposition. Cepenidant, ‘comme tout 
renseignement est‘borl'i recueillit, Méimé dela Koilthe d'un ennemi, 
j'admettrai Volontiers qaé Moliére’ ait’ pu “spirltuéllement’ profiter de 
la circonstance pour charger le portrait. de son bredouilleuy, qui, en 
ce cas, ne serait'autre qué Brayer, ce médecin de-Ja ‘cour’ désigné 
sous le pseudonythe de “Bwhis: ‘Mats il immporte d’ajoutér que cette 
anecdote prouve précisément le dotttraite de'ce qu’dn prétéhd én tirer, 
puisque le fait se serait passé aprés'‘les’ représentalicris‘de ‘1’ Amour 
rrr 

Quelques dbtails’ he Séront pas intitiles ‘sub Uéttd pitce' a’ Elomire 
hypochondre du les ‘Médecins venijes,'doiit Ye'second titre’ semble pro- 
mettre quelques! éclaircisseménts ati sidjet des démelés’ possiblés de 
Moliére avec les médecins: — Ellé a deux éditions : fut’ de 1670, 
l'autre de 1672; toutes detix sont done, ce qui est'intéressant, anteé- 
rieures au Malade imaginaire, La premiére porte, en maniére de fron- 
tispice, une jolie vignette qui représente Moliére prenant des lecons 
de Scaramouche, avec cette inscription : | : 





ET LES MEDECINS. 679 
Scaramouche enseignant, Elomire étudiant, 
SU Eb eet ped eb tp yo ve bo 


Ft plus bas : | oad 


a L° 


Qualis erit, tanto dacente magistro!, = 


Suit une: préfitce d’un'tott fort ‘aigré, dahs léquelle'l'auteur nous ap- 
prend qu’Elomire avait oniioncé T’intention’ dé'sé' mettre lui-méme 
sur la seéne, e€ gue la comédie en question n'a éfé seribe que pour 
suppléer a l’tnexécution de.ce projels Ct , 
L’édition de 4679-est une cortrefacon-de'la premiéré. Comme pour 
lever toute espéce de dottes' sur le persorinage principal elle a pour 
titre: Efomire, c'est-d-dire' Moltére hypochondre, étc. M. Jacob’, 
bibliophile, pense que cette contrefacen doit avoir été imprimée 
en France aprés ‘la saisie de: I’édition- originale, saisie racontée 
dans la postface au lecteur qu'un he trouve pus dans les réimpres 
sions de Hollande : « C# serait peu qué vous Vissiez'lé portrait du 
Sieur Molitre dans bette piéce, si vous n’appreniez en méme temps ce 
qu il'a fait pour la supprimer, puisque vela a donné-lieu a l'aiteur 
d'en faire une seconde, qui -est capable de‘le faire devenir fou, dés 
quelle aura vo le jour, tant pour la maniére dont elle y doit étre 
mise que pour le sujet de la piéce. Mais, pour. yous en informer plus 
particulitrement, vous saurez que l'auteur de dette comédie, ayant su 
que son. libraire avait été suborné et gagné parle sieur Moliére, et 
qu'il avait supprimé lq piéce, au liea d’en faire: part au public et de la 
débiter, i] le tira en dause pour en retirer tous les exemplaires ou la 
valeur suivant le traité fait entre ewx. Mais l'arfifive et Je crédit du 
sieur Moliére eurent tant.de force que, par une sentence du juge de 
police, cet auteur perdit son procés, et ses exemplaires furent confis- 
qués; le sieur Moliére en trionrpha. Mais il fut bien surpris d’appren- 
dre engaite quel’auteur avait appell de‘cette sentence au Parlement, 
et plus encore quand il vit qu'il en poursuivait l’audience a la grand’- 
chambre, ét que l’avocat qui devait plaider sa cause était un des 
plus habiles et des. plus éloquents du barreau. Cette surprtse-1& {’in- 
terdit pourtant moins que celle qu’il eut, lorsqu’on l'assura que son 
antagoniste avatt, fait une comédie. de-ve ‘proces, intitulée Fe Procés 
comique, et ‘qu’d. ta devait bientét donner a ses juges pour factum... » 
— On ervit que cette comédie du Procés vomique n'a pas paru. 
‘Quel duit ce Le Boullanger de Chalussay? Ici, matheureusement, 
les'docustients vous fént absolument défaut. Btait-ve un médecin? Je 
ne trouve son nom sur aucune des listes de l’époque. Mais ce qui 


‘ Catalogue de la bibliothSque dramatique de WM. de Soleine. 


680 MOLIERE 


me porte 4 penser le contraire, c'est que sa comédie n'est pas le 
moins du monde, comme on serait tenté de le croire, une réhabilita- 
tion des médecins. En voici, en deux mots, le sujet : Elomire se croit 
malade, et, dans son désir de guérir, 11 est prét 4 subir toutes les con- 
ditions qu’on voudra lui faire, et va de médecins en médecins de- 
mander sa guérison. Ceux-ci se donnent le mot pour abuser de sa 
crédulité; ils l’obligent & se déguiser en Turc, pour obtenir une con- 
sultation, et lui jouent tous les tours imaginables; ils sont du reste 
aussi ridicules, aussi empesés que possible; ils se querellent a tout 
propos entre eux, en présence de leurs malades; ils corrompent le 
domestique d’Elomire, moyennant quoi, ils l’attirent 4 un divertis- 
sement, pendant lequel ils font prévenir un exempt qu’il se trouve la 
un assassin. L’exempt arrive; Elomire vide ses poches pour se débar- 
rasser des archers, et se sauve 4 toutes jambes. Aprés cette ignoble 
plaisanterie, les médecins sont enchantés, et vont boire a leur ven- 
geance satisfaite, en compagnie des archers, avec |’argent d’Elomire. 

Tout cela n'est certainement pas a leur honneur. Lom de vouloir 
chercher a cette piéce une signification qu'elle n’a pas, je pense que 
le sieur de Chalussay est tout simplement quelque misérable homme 
de lettres envieux de la gloire de Moliére, et qui cherche a le décrier 
par tous les moyens. Jamais aussi jalousie plus basse ne produisil 
une ceuvre plus inepte. Telle qu'elle est pourtant, nous pouvons en 
tirer parti, en étudiant les procédés dont se sert la haine de l’auteur. 

Evidemment, son ouvrage est celui d'un homme qui a trés-bien 
connu Moliére; il est initié méme aux secrets de sa vie privée; il ra- 
masse soigneusement tout ce que la sottise et ]’envie ont pu débiter 
sur son compte, mais il affecte en méme temps de lui rendre justice, 
et de lui décerner parfois de véritables éloges, pour avoir ensuite le 
droit de lui préter des ridicules, et, qui, plus est, des crimes. C'est le 
systéme connu de tous les calomniateurs. 

Ainsi il nous donne les détails Jes plus circonstanciés sur la fa- 
mille, les études, les débuts de Moliére. Il nous le montre né dans le 
friperte, dans la juiverie, comme on le disait avec malignité, allant a 
Orléans prendre ses licences, restant quelque temps au barreau, puis 
emporlé par son gout pour le thédtre; il raconte ses premiéres re- 
présentations ayec une mauvaise troupe, son séjour de dix.ans en pro- 
vince, son retour 4 Paris, ses tentatives malheureuses ‘dans la tragé- 
die, le succés prodigieux de l'Etourdi et du. Dépit amoureuz. C'est 
Elomire lui-méme qui donne tous ces détails, pour répondre aux 
plaintes et aux reproches continuels de ses acteurs. Dieu sait, dit-il, 

, . 


Dieu sait si, me voyant alors le vent en poupe, 
Je devais étre gai; mais le soin de la soupe 





ET LES MEDECINS. 681 


Dont il fallait remplir vos ventres et le mien, 
Ce soin, vous le savez, hélas! l’empéchait bien. 


. Aprés que mes soins ont revétu des gueux, 
Je me vois mépriser et gourmander par eux. 
C'est vous, 6 champignons élevés sur ma couche, 
Vous pour qui j'ai tiré jusqu’au pain de ma bouche, 
Vous pour qui j'ai veillé tant de jours et de nuits, 
Cest vous, ingrats, c'est vous qui me comblez d’ennuis! 


(Ce qui n’empéche pas que, lorsque, aprés avoir énuméré ses services 
passés, il leur demande, fort de la conscience de ses bienfaits : 


Et de vous, toutefois, qui peut se plaindre? 


ils répondent a l'unisson, comme la Médée de Corneille : 


TOUS. 
Moi! 


Et de quoi se plaignent-ils donc? c’est ict que la calomnie commence 
4 se montrer. Le caractére profondément bon, mais vif et irascible, de 
Moliére était connu de tout le monde. Avec un peu de bonne volonté, 
il n'est pas difficile d’en faire un homme bizarre, emporté, capri- 
cieux, 4 charge & lui-méme et aux autres, maugréant sans raison 
contre tout et contre tous. Mais ce n'est rien encore : un peu plus loin, 
il s'‘agira de la fameuse toux de Moliére, et, sous prétexte d’intérét 
pour sa santé, on lui donnera de ces conseils aigre-doux qui rappellent 
ceux des amis de Job : 


EPISTENEZ. 


On augmente son mal, faisant la comédie, 

Parce que les poumons, trop souvent échauffés, 
Ainsi que je l'ai dit, s‘en trouvent desséchés; 
Et lon en peut guérir, pourvu que I’on s'abstienne 
D'abord de coméuie et de comédienne. 

Mais alors que ce mal dans un comédien 
Augmente nuit et jour, parce qu'il ne vaut rien, 
Qu’il choque dieux et gens dedans ses comedies, 
Le ciel seul peut alors guérir ses maladies, 

Et tous les médecins de notre Faculté 

Ne sauraient lui donner un seul brin de santé. 


Puis viennent les allusions sanglantes aux chagrins domestiques, a la 
jalousie trop justifiée du mari; on la yoit naitre, cette jalousie, dans 
une conversation de Moliére avec ses amis Barry et Orviétan. 

Aovr 1862. a 


682 MOLIERE 


BLOMIRE. 
ara Qui forge une femme pour soi. 
Comme j'ai fait Ja mienne, en peut jurer s. foi. 
BARRY. 
Mais quoique par Arnolphe Agnés ainsi forgce. 
Hie Fedt fait .... sil Pavait épousée. 
ELOMIRE. 
Arnolphe commenga trop tard a la forger; 
Cest avant le berceau qu’il y devait songer, 
Comme quelqu’un I’a fait... 


Nous retrouvons ici cette atroce calomnie répandue du vivant de Mo- 
liére, et qui l’accusait d avoir épousé sa propre fille, calomnie si habi- 
lement exploitce par ses ennemis, qu'il a fallu, pour la détruire, les 
trésors d'érudition dépenseés par M. Beffara & réduire 4 leur juste va- 
leur des apparences facheuses. 

On le voit, c'est partout le méme procédé; partout un fond de vé- 
rité ou de vraisemblance sert a faire passer les plus cruelles insinua- 
tions. Reste 4 expliquer le titre méme de la piéce : Elomire hypochon- 
dre. Quoi donc! le poéte qui a su répandre une si franche gaieté sur 
les miséres d’Argan serait-il lui-méme un malade imaginaire? — Ici 
je ne voudrais pas trop m’aventurer. Je ne puis pourtant m’empécher 
d’étre vivement frappé, quand je vois le rival envieux qui se propose 
de peindre & la fois tous les défauts de Moliére, les grouper en quel- 
que sorte autour d'un travers capital qui les résume tous, l’hypocon- 
drie; je me demande si le détracteur, méme le plus injuste, oserait 
bien lui forger de toutes piéces un caractére qui serait au rebours de 
la vérité. Il veut, dit-il, le peindre tel qu'il est : ne faut-il pas que le 
portrait soit, sinon vrai, du moins vraisemblable? Aussi bien, la bio- 
graphie élogicuse écrite par Grimarest contient un mot qui pourrait 
nous mettre sur la voie : « Dix mois aprés son raccommodement avec 
sa femme, il donna, le 40 février de l’année 1673, le Malade imagi- 
naire, dont on prétend quwil était l'original. » 

Moliére était réellement malade. Le genre de mort auquel il suc- 
comba rend trés-probable la supposition qu'il était atteint, depuis 
longues années, d'un anévrisme qui se rompit dans un effort. Nous 
avons méme quelques données sur !'époque ot il commenca a sentir 
les premiéres alteintes de son mal. M. Bazin' nous le montre, aux en- 
virons de 14667, obligé par deux fois de renoncer 4 monter sur les 
planches. En juin de cette méme année, le journal en vers de Robinet, 
continuateur de Loret, dit de Moliére : 


' Notes sur la yte et les ouvrages de Moliére. 


ET LES MEDECINS. ; 633 


Et lui, tout rajeuni du lait 

Be quelque autre infante d'Inache, 

Qui se couvre de peau de vache, 

S’y remontre enfin 4 nos yeux 
Plus que jamais facétieux. 


Il y a tout liew de croire, en rapprochant les .dates, que ¢ "est cette 
méme période, maladive et triste, de la vie du poéte, 4 laquelle fait 
allusion Le Boullanger de Chalussay, attribuant 4 une colére rentrée ce 
qui n’était que le premier indice de la maladie qui devait terminer 
les jours du poéte. C'est alors qu’il peut lui préter les vers suivants : 


Et sans exagérer je puis vous dire aussi 

Qu‘homme n’a plus que moi de peine et de souci. 
Vous en voyez leffet de cette peine extréme 

En ces yeux enfoncés, en ce visage bléme, 

En ce corps qui n’a plus presque rien de vivant, 
Et qui n’est presque plus qu'un squelette mouvant. 


Cest alors que, pour employer ses expressions, « l’on saigna, l’on 
tarda, l’on donna ]’émétique. » En d’autres termes, c'est alors que 
Moliére se soigna. I} était homme, aprés tout; et qu’y a-t-il de sur- 
prenant qu'il ait, comme un autre, cherché des remédes ases maux? 
Que, de plus, se voyant condamné a une inaction qui lui pesait, il 
eit, par intervalles, des moments de découragement et des accés d’liu- 
meur noire, cela n’aurait aussi rien que de trés-naturel. Puis son cou- 
rage reprenait le dessus; il fallait vivre, il fallait procurer du pain & 
toute cette troupe qui n’avait que son talent pour ressource; alors 
adieu les remédes; il reprenait sa chaine, sauf 4 retomber un peu 
plus tard, quand ses forces venaient 4 défaillir, et 4 reprendre un 
traiiement toujours interrompu. 

Avec un peu de.malignité, il n'est pas difficile de transformer cette 
triste histoire en celle d'un hypocondriaque, d'un homme qui s’é- 
coute, qui se plaint sans cesse, et qui se soumet chez lui 4 tous les. 
caprices des médecins qu'il nargue au dehors. J'avoue qu'il y avait 
une insigne lachelé a railler ainsi les souffrances d’un malade. Mais 
jene suis pas chargé de prendre la défense de Le Boullanger de Cha- 
lussay; et toujours est-il qu'il est bien cyrieux de voir un ennemi de 
Moliére faire de lui, par anticipation, un malade imaginaire. 

M. Bazin, dont jai déja cité les recherches consciencieuses, a . 
certainement été bien inspiré lorsqu’il a dit de Moliére: « Cet 
homme, qui se moquait si bien des prescriptions et des remédes, se 
sentait malade. Avec une dose ordinaire de faiblesse, il aprait de- 
mandé a tous les traitements une guérison peut-étre immpossible. 





684 MOLIERE 


Ferme et emporté comme il l’était, il aima mieux nier d’une ma- 
niére absolue le pouvoir de la science, lui fermer tout accés auprés 
de lui, et employer ce qui lui restait de santé 4 remplir sa vie selon 
son gout et sa passion. Il y avait dans son fait 4 l'égard de la méde- 
cine quelque chose de pareil 4 la révolte du pécheur incorrigible, 
une vraie bravade d’incrédulité. » — Si j’al bien compris les choses, 
il y avait plus encore: il y avait, 4 ce moment de sa vie, le dépit d’un 
malade qui s'est en vain adressé 4 la science, et qui vient de perdre 
ses derniéres illusions; il y avait les luttes cachées d’un homme qui 
triomphe de sa propre faiblesse, qui, au moment de succomber au 
découragement, sc roidit, fait effort, et livre 4 la risée publique les 
secrets les plus douloureux de son Ame. Peut-étre aussi, en voyant 
son portrait dans Elomire, avait-il reconnu, avec cette loyauté de con- 
science qui est le propre des hommes vraiment forts, que son ennemi 
avait frappé juste, et voulait-il protester contre sa misére, en faisant 
rire de lui-méme sous le personnage d’ Argan. 

C'est, en effet, le caractére commun 4 ses plus étonnantes produc- 
tions : il y met tout son génie et tout son coeur. Misanthrope, il met 
la misanthropie en scéne avec une souveraine éloquence. Mari mal- 
heureux, coeur tendre et misérablement subjugué par les charmes 
d'une coquette indigne de lui, il se reproche ses contradictions, et, 
tout honteux d'une passion qu'il chérit en secret, il fait en quelque 
sorte sa confession publique : 


Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire, 

Je confesse mon foible, elle a l'art de me plaire; 
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en bldmer, 
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer! 


Et qui ne se rappelle tous ces admirables tableaux des tortures de la 
jalousie, qui sont l'histoire de sa vie, ces folles créations sur lesquelles 
une larme a dd tomber plus d’une fois, et qui charmeront éternelle- 
ment par ce mélange singulier de rire et de douleur qui est le fond 
méme de la nature humaine? 

Eh bien, c'est ce méme sentiment, personnel et humain tout 4 la 
fois, qu’il me semble retrouver dans le Malade imaginaire; c'est la 
l’ceuvre d'un homme qui chérit la vie, qui voit bien qu’elle lui 
échappe, qui voudrait la retenir, qui se sent homme en un mot, et 
qui gémit de sa faiblesse. Je ne sais; mais plus je relis cette derniére 
et prodigieuse invention de son génie, plus je suis frappé de ce 
qu’elle a deprofondément triste, a travers |'étourdissante gaieté qui v 
circule d’un bout 4 )’autre; c’est a faire frémir : cette chambre de ma- 
lade, ces drogues amoncelées, ces médecins qui errent autour de leur 





ET LES NEDECINS. 685 


sujet, comme des figures de revenants, ou comme des vampires guet- 
tant leur proie, cette femme hypocrite et cupide qui compte déja les 
écus de la succession : il y a 1a je ne sais quoi de lugubre, et comme 
un avant-gout de la mort, qui donne le frisson. Et quand on songe 
que l'homme qui joue ce réle de moribond est déja frappé, et porte 
en lui le trait fatal, on se prend a tressaillir, on est saisi par tous les 
cétés a la fois, on est partagé entre un invincible plaisir et une pro- 
fonde pitié. 

La derniére piéce oti Moliére avait introduit des médecins, c’était 
Monsieur de Pourceauynac. Quel chemin il a fait depuis! Jusqu‘alors 
ce qu il narguait en eux, c’élaient leurs cétés extérieurs, leurs perru- 
ques, leurs rabats, leur latin, leurs dissertations pédantesques. C’ était 
de la satire, et rien de plus. Maintenant, c’est un véritable drame qui 
se déroule aux yeux du spectateur, drame intime et poignant, ou le 
principal personnage, auteur, acteur et viclime, met sa vie pour en- 
jeu du succés, et étale 4 nu la plus incurable des miséres humaines : 
l'impuissance dans l'attachement a la vie. 

Certes, il y avait quelque chose de ce sentiment dans ses précédents 
ouvrages; car tous ses caractéres comiques sont multiples et peuvent 
étre pris par deux cétés. Par exemple, si Tartufe était seul, il ne serait 
qu odieux et insupportable : ce qui fait la comédie, c'est la crédulité 
de ce pauvre homine qui se laisse duper par un fripon, jusqu’a lui 
donner sa fille, cl se dépouiller pour lui de son bien. De méme pour 
les médecins : ce qu'il y a de plus ridicule en eux, c'est l’aveugle con- 
fiance qu’ils inspirent; plus leur science est vaine et creuse, plus on 
prend en commisération les malheureux qui s'attachent a leurs pa- 
roles comme a des oracles, et qui ne sauraient faire un pas sans les 
consulter. 

Mais ici l’enseignement acquiert une tout autre grandeur. Ce n'est 
plus seulement la crédulité, la sottise des hommes qui sont en ques- 
lion : l’instinct naturel de la conservation devient, poussé a !’excés, 
la plus impérieuse, la plus tyrannique, la plus égoiste des passions. 
Otez-lui sa crainte de la mort, Argan ne sera qu'un bon bourgeois as- 
sez borné; il devient un despote domestique, il sacrifie le bonheur de 
ses enfants a une fantaisie niaise; il shumilie lachement devant les 
ordonnances de M. Purgon et les clystéres de M. Fleurant. Il y a sur- 
fout un moment of cet instinct se réveille en lui avec une éloquence 
imcomparable; c’est celui ou, voulant faire le mort pour sonder les 
dispositions de sa femme, il se ravise tout 4 coup, et s’écrie: « N’y 
a-t-il point quelque danger a contrefaire le mort‘? » Malgré tout cela, 


* Un contemporain, dont on aime 4 ignorer le nom, eut la cruauté de faire a ce 
propos, sur la mort de Moliére, !’épigramme suivante : 
Ci-git un qu’on dit étre mort; 


686 -  MOLIERE 


il inspire un profond intérét; ear il est vraiment et cruellement mal- 
heureux. Croire souffrir, n’est-ce pas souffrir en effet? Telle est pour- 
tant la vraie hypocondrie : maledie implacable, qui défie tous les 
remédes, parce qu'elle envahit I'homime tout’entier,'¢n lui donnant} 
par un prodige de l’imagination, le'triste ‘pouvoir de se créer 4 lui- 
mémeé denouvelles douleurs. °° ! 

- Et c’est justement parce que le Malade imaginaire est une cuvre 
passionnée, pleine de pressentiments et de tristes retours de Tauté 
sur lui-méme, qu'il: me parait plus difficile qu'on ne fe croirait au pre- 
mier abord d'y chercher sa véritable pensée sur la‘ méUecine, je dis 
sa penste désintéressée, philosophique, dégagét'de la pression des 
circorfstances extérieures: ' Voici; par exemple; ce’ qu'il dit, parlant 
en son propre nom, dans la préface du Tartufe:: « Qu’ést-ce que, 
dansie monde, om ne corrompt point tous bes jouts?'Il n’y a dé chose 
si'mnocente ot les hommes ne puissent porter du crime; ‘point d’art 
si salutaire dont ils ne sdient capables de renverser les intentions; 
rien de si bon en soi qu’ils te puissent tourner ade matrvais usages. 
La médecine est un art profitable; et chacun'la révére comme une des 
plus excellentes choses que nous ‘ayons; et'cependant il ya ea des 
temps ov elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait on art 
d’empoisonner les hommes. » Il semblerait donc ne condattiner que 
labus, et approuver ]’usage.. Mais, je l’avoue, ce passage ressemble 
trop 4 une précaution oratoire, pour qu’on en puisse tirer une con- 
clusion certaine. Voici, d’autre part, ce qu’il dit dans le Festin de 
Pierre : « Un médecin est un homme que l’on paye pour conter des 
fariboles dans la chambre: d'un malade, jusqu’a ce qué fa nature 
l'ait guéri, ou que les temédes l’aient tué: » Il est vrai que, cette 
fois, c'est don Juan qui parle, don Juan impie en médecine cornthe 
dans ‘tout le reste, et ‘dont Moliére ne prétend certainement pas 
endosser toutes les opinions. Dans le Malade imaginatre; au con- 
trafre, nous avons un persdnnage qui représente trop évidemment 
le'rdéle de la raison ef du: bon sens’ pour: qu’on ne soit pas’ dttto- 
risé 4 chercher en lui les opinions de Moliére lui-méme. C’est Bératde. 
Poussé 4 bout, son frére Ini demande enfin : « Vous nie croyez 
donc'pas 4 la médecine? » Voild une question bien nefte et bien 
catégorique. La réponse ne Vest pas moins: « A regarder les choses 


Je ne sais s'il l’est ou s'il dort; 

Sa maladie imaginaire 

Ne saurait.J’avuir fait périr; 

Cest un tour qu'il joue a plaisir, 
Car il aimait & coritrefeire. 
Comme il était grand comédien, 
Pour un malade imaginaire, 

S’il fait le mort, il le fait bien. 


ET LES NEDECINS. 687 


en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie, je ne vois 
rien de plus ridicule qu’un homme qui se veut méler d’en guérir un 
autre..., par Ja raison que les ressorts de notre machine sont des mys- 
téres, jusqu'ici, o les hommes ne voient goutte; et que la nature 
nous a mis au devant des yeux des voiles trop épais pour y connaitre 
quelque chose... De tout temps, il s’est glissé parmi les hommes de 
belles imaginations que nous venons a croire, parce qu'elles nous 
flattent, et qu’il serait 4 souhaiter qu’elles fussent véritables. Lors- 
qu'un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, 
de lui dter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la ré- 
tablir, et de la remettre dans une pleine facililé de ses fonctions; lors- 
qu'il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le 
cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder Ia poitrine, de réparer 
le foie, de fortifier le coeur, de rétablir et conserver la chaleur natu- 
relle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie 4 de longues années, 
il vous dit justement le roman de la médecine. Mais quand vous en 
venez 4 la vérité et 4 l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela; 
et il en est comme de ces beaux songes qui ne laissent au réveil que le 
déplaisir de les avoir crus!. » 

Ce n’est certes pas le lieu de discuter ici cette proposition banale, 
a Savoir que la médecine est un art conjectural; avant tout, il fau- 
drait savoir s'il est un seul art au monde qui ne le soit pas plus ou 
moins. Ne pas vouloir se payer de mots, consulter la vérité et l’expé- 
rence; tout cela est excellent. Mais, précisément & cause de cela, on 
he saurait, en une maliére si grave, se faire une opinion, sans uné 
trés-longue et trés-spéciale étude; et l’on n’a pas Je droit, fut-on Mo- 
liére lui-méme, d’invoquer des raisons comme celle-ci, qu'il est im- 
possible qu'un homme en guérisse un autre; car c’est la un mot, et 
rien de plus. Dire que les ressorts de notre machine sont des mys- 
léres difficiles 4 pénétrer, c’est avancer une vérité que personne ne 
conteste; en conclure que la science est condamnée i se trainer tou- 
jours dans la méme orniére, et que « la nature nous a mis au devant 
des yeux des voiles trop épais pour y connaitre quelque chose, » c'est 
fout simplement nier le progrés, et j’ajoute nier l’évidence; il est re- 
grettable que Moliére ait laissé échapper cette phrase, indigne de son 
génie et contraire & tous ses instincts. A tout prendre, et en faisant 
toutes les concessions possibles a la faiblesse de I’intclligence hu- 
maine, et aux incertitudes que le progrés rencontre en son chemin, 
J€ Serais assez de l'avis d’Argan: « Toujours faut-il demeurer d’ac- 
cord que, sur cette matiére, les médecins en savent plus que les au- 
tres. » Il est trop facile de répondre comme Béralde, que, quand on 


* Le Malade imaginaire, acte II, sc. in. 





688 MOLIERE ET LES MEDECINS. 


est malade, il ne faut rien faire, et tout attendre de la nature. En 
parlant ainsi, Béralde se porte bien, et il est bien probable que, s'il 
tombe malade, il fera comme tout le monde, et appellera un mé- 
decin. 

Je me trompe : il ya un homme qui, malade, n’en agit pas ainsi; 
cet homme, c'est Moliére, mais, je le répéte, Moliére ayant essayé de 
tout, Moliére fatigué d’une lutte impuissante, et, en désespoir de 
cause, maudissant l'art dont il n’attend plus aucun seceurs. C'est 
alors qu'il fait dire de lui-méme par Béralde: « Il sera encore plus 
sage que vos médecins, car il-ne leur demandera ‘pomt de secours. Ii 
G ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n'est 
permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de 
reste pour porter les remédes avec la maladie : mais que, pour lui, il 
n'a justement de la force que pour porter son mal. » Qu’on ne cher- 
che pas a pallier la contradiction qui peut exister entre ces accents 
désespérés et la préface du Tartufe que je citais tout 4 ’heure. I vaut 
mieux consulter les dates. Cette préface est de 1667. Moliére écrit, 
malade il est vrai, mais espérant encore. Sans avoir jamais eu dans la 
médecine une foi bien robuste, il est pourtant 4 son égard dans les 
dispositions communes, ni plus, ni moins. En 41673, il n’espére plus 
rien, il écrit le Malade imaginaire, et il meurt. Si son jugement vér- 
table sur ce point reste pour nous enveloppé de quelque obscunité, 
peut-étre du moins, 4 défaut de ce qu’il en a pensé, avons-nous dé- 
couvert ce qu'il en asenti. C'est, au demeurant, ce qui importe le plus 
a l'histoire de l’art. 


Maurice Raynaup. 








JOSEPH MONTANELLI 


L'Italie vient de perdre un de ses hommes les plus distingués, un 
des esprits les plus élevés qui fussent restés debout au milieu des vi- 
cissitudes des derniéres révolutions qui l‘ont agilée. Joseph Monta- 
nelli cessait de vivre le 17 juin dernier, dans la petite ville de Fucec- 
chio, sa patrie. Il avait joué un réle considérable dans la révolution 
de 1848; et depuis lors il s’était toujours maintenu fidéle aux idées 
républicaines : fidélité bien rare dans les temps présents ! Comme Ma- 
nin, il avait révé pour I'Italie un régime républicain fédéral, qu’il ne 
faut point confondre avec l'unitarisme révolutionnaire des Mazziniens. 
Manin, vers la fin de sa vie, devint, dit-on, unitaire et monarchique. 
Montanelli conserva toujours, avec quelques modifications peut-étre, 
les opinions de sa jeunesse et sa foi primitive. Il resta toujours atta- 
ché a ce parti qui est plus nombreux qu'on ne pense en Italie, dont 
le représentant le plus avancé et un peu exagéré peut-etre est Joseph 
Ferrari, )’historien des révolutions italiennes. Au reste, en rendant 
hommage a Ja mémoire chérie de l’homme honorable qui n’est plus, 
auquel nous a lié une amiltié de douze années, nous ne prétendons 
Mi Nous associer a toutes ses idées, ni présenter sa vie politique 
comme infaillible. Montanelli était surtout un penseur et une Ame de 
poéte. C’est par son coeur généreux, par la beauté morale de son ca- 
ractére que nous voudrions le faire connaitre et admirer. Encore ému 
du coup qui nous frappe dans nos plus chéres affections, nous vou- 


690 JOSEPH MONTANELLI. 


drions faire partager 4 ceux qui liront ces lignes un peu de cette 
douleur poignante qui s‘empare du ceur lorsqu’on voit disparaitre, 
non-seulement un étre chéri, mais un homme éminent, doué des 
qualités les plus aimables et les plus solides; lorsqu’on voit s’éclaircir 
de plus en plus les rangs des esprits élevés, honnétes et sérieux. 


Joseph Montanelli naquit dans la petite ville de Fucecchio, en Tos- 
cane, vers 1813. Son pére était musicien; dés son enfance il se 
sentit entrainé vers cet art. Bientdt le gout de la poésie, qui coule de 
source dans ces montagnes ot le plus humble artisan nait poéte, vint 
s'ajouter 4 ce penchant, et il edt partagé sa vie entre les vers et la mu- 
sique, sila volonté et l’expérience de son pére ne l'avaient détourné de 
ses délassements préférés, en le poussant vers les études plus sévéres du 
droit. Joseph, fils obéissant, s’y livra sans gout, maisil s’y fit néanmoins 
assez remarquer pour que le grand-duc lui donnat de bonne heure 
une chaire de droit commercial 4 l'université de Pise. Indépendam- 
ment de ces études sérieuses, il s'adonna de son propre chef 4 d’au- 
tres occupations plus en harmonie avec sa nature d’artiste, portée a la 
méditation et 4 la réverie. Sans négliger la poésie, pour laqueile il se 
sentait une vocation particuliére et qu’il cultiva comme allégement a 
ses souffrances jusqu’aux derniers jours de sa vie, il éleva sa pensée 
vers les problémes les plus ardus de la philosophie, vers ces ques- 
tions insolubles ici-bas, qui sont 4 la fois l’aspiration et le tourment 
des nobles dmes. A vingt-deux ans, il avait déja embrassé et repoussé 
tour 4 tour plusieurs systémes philosophiques; il avait caressé plu- 
sieurs réves sans pouvoir s’y arréter ni les adopter définitivement, 
comme il arrive 4 tous ceux qui veulent par les forces de la seule 
raison se créer un systéme complet, se donner une explication de 
labsolu et de }’éternel. 

Ainsi qu’il le dit lui-méme dans ses intéressants Mémoires, sur les- 
quels nous reviendrons, voltairien & dix-huit ans, panthéiste a vingt, 
saint-simonien 4 vingt-deux, il parcourut ainsi toute Ja série des 
chiméres qui ont séduitet fasciné notre siécle. Il était menacé, au mi- 
lieu de ces vaines recherches, de tomber dans ce scepticisme sans 
fond qui avait tourmenté en Italie les grandes Ames de Foscolo et de 
Leopardi, lorsque, en 4842, il eut 1a bonne fortune de connaitre plu- 
sieurs catholiques francais, notamment Ozanam, qui était allé passer 


JOSEPH MONTANELLI. 691 


Vhiver a Pise, déja atteint de la maladie cruelle qui devait nous l'en- 
fever sitét. It lut alors avec attention Rosmini, dont tes doctrines 
commencaient 4 se répandre en Italie, et les: premiers ouvrages 
deGioberti, qui était encore un des plus ardents défenseurs du catho- 
licisme: C'est & cette époque qu’il embrassa ces idées religieuses aux- 
quellés i! se tint avec une ferveur inégale peut-étre, pendant les di- 
verses périodes de sa vie. Son dme de poéte, une mobilité excessive 
d'impressions et de sentiments lui‘ ont fait ressentir trop vivement 
parfois le contre-toup des événethents, ainsi que nous ld verrons plus 
tard, et ont paru Ie mettre en contradiction avec lui-méme. Cette 
sensibilité nerveuse et presque'maladive était peul-étre son seul dé- 
faut; elle lui valut des attaques passionnées qui partaient des camps 
les plus opposés. Cependant, nous le montrerens bientét, le fond 
méme de ses idées ne changea jamais. ee 

C’est ‘vers 1842 et 1843 qu’il commenca & jouer un réle politique, 
lorsque les approches de la révolution s’annoncérent par des mouve- 
ments d’abord sourds et isolés dans tous les Etats de la Péninsule et 
par d'autres symptémes non moins graves, je veux dire par l’agitation 
des esprits, qui se passionnaient dés lors, pour tout ce qui se rattachait 
de prés ou de loin & l’aspiration secréte et unanime vers la liberté 
civile et 'indépendance de la patrie. Les Speranze d'Italia, le Pri- 
mato de Groberti, parus vers cette époque, puis les Prolégumeénes, du 
méme auteur, faisaient déja du bruit et entrainaient les hommes les 
plus étrangers aux idées politiques. Dans ce dernier ouvrage, Gio- 
berti flétrissait énergiquement l’exéculion des f{réres Bandiera; il cén- 
damnait' la politique du roi de Naples; surtout celle de son mimistre 
dei Carretto, ce précurseur des Nunziante et des Pianelli, apostat du 
carbonarisme, et particuliérement odieux au pays. Les princes com- 
mencérent a sentir le besoin de donner des réformes. Vers ce moment 
Pie IX parut, ét une immense acclamation, un immense cri d'espé- 
rance retentit d’un bout & J'autre de I'Italie; que dis-je? de |’Kurope 
entiére, comme a l'aurore de 89. Jamais prince, on le sait, ne fat 
accueilli par un enthousiasme‘aussi unanime, par une aussi ardente 
explosion d’amour, de désirs, d'aspirations inénarrables. 

C'est alors que les partis commencérent 4 se dessiner. Jusqu’a ee 
moment, il n'y en avait eu qu'un, le parti qui demandait des innova- 
tions et qui conspirait dans les sociétés secrétes, en exprimant ses 
veux par la presse clandestine. Montanelli était a la tete de ce mou- 
vement; il rédigeait presque toutes les proclamations qui partatent 
de Pise. Du reste, cette presse alors n‘avait rien de hien subversif : on 
se bornait 4 demander de justes réformes et unesage liberté. Le cha- 
pitre de ses Mémoires o Montanelli nous raconte les ruses ingénieu- 
ses et parfois puériles de ces conjurés inoffensifs est des plus curieux. 


603 JOSEPH NONTANELLI. 


« Souvent, nous dit-il, nous prenions un style de bureaucrates pour 
faire croire au gouvernement que les personnes qui avaient recours a 
ce moyen d’exprimer leur opinion, étaient des gens influents, peut- 
étre méme des employés.» Au bout d'uncertain temps la presse clan- 
destine était devenue un moyen quasi légal, et, en tout cas, honnéte 
et modéré de manifester son opinion ou pluldt |’opinion publique. 
Malheureusement celte opinion publique n était pas toujours aussi li- 
bérale qu'elle était prudente et rangée, si je puis me servir de ce mot, 
dans son expression. Souvent on demandait, au nom de la liberté, des 
mesures despotiques et restrictives de la liberté d’autrui, comme 
celle, par exemple, ou l'on réclamait l’éloignement des Dames du 
Sacré-Coeur qui avaient obtenu l’autorisation de fonder une maison a 
Pise. Mais pourquoi s‘étonner que ce libéralisme naissant s égarat 4 
ce point? N’a-t-on pas vu récemment dans des pays qui se disent ar- 
rivés & l’apogée de la civilisation et de la démocratie, les feuilles les 
plus aceréditées et les plus lues réclamer la suppression d'autres so- 
ciétés non moins utiles, qui comptaient de longues années d’existence 
honorable, ou elles n’avaient fait que répandre a pleines mains sur 
toutes les miséres les bienfaits du christianisme et de la charité! 

Nous n’avons 4 parler des événements de cette époque qu’autant 
qu'ils touchent de prés ’homme éminent dont nous nous occupons. 
Il nous faut pourtant dire deux mots de la situation des partis en Ita- 
lie. L’'avénement de Pie IX, avons-nous dit, les fit éclore tout & coup. 
Il s'en forma d’abord deux, le parti modéré, représenté notamment 
en Toscane par Salvagnoli, et le parti avancé, dont le chef, presque 
dés Je début, fut Montanelli. L’un avait pour organe le journal é/a 
Patria, qui paraissait 4 Florence; l'autre, |’ Alba et surtout I’ Italia, qu 
se publiait 4 Pise. Malheureusement, malgré les noms qui sont ar- 
hitraires, le parti qu’on appelait avancé représentait bien plus que 
l'autre la véritable modération et la véritable liberté. I] ne demandait, 
en effet, qu’a marcher, au moyen de réformes successives obtenues des 
princes italiens, vers les institutions libérales et vers 1’affranchisse- 
ment de I'Italie. Quoique la république (une confédération de répu- 
bliques italiennes) fat l’aspiration et l'idéal de Montanelli, il avait 
néanmoins assez de clairvoyance pour ne pas sacrifier 4 un but abs- 
trail, et pour le moment irréalisable, les véritables intéréts de sa 
patrie. 

Les prétendus modérés , au contraire , n’avaient contiance que 
dans les armes, et prenaient sous leur patronage le roi de Piémont, 
qui était & cette époque le représentant de |’esprit purement mili- 
taire, de la monarchie absolue sans aucun mélange de libéralisme. 
Ils prétendaient arriver @ l'indépendance de |'Italie sans que le ter- 
rain fat préalablement préparé par de salulaires réformes. César 


JOSEPH MONTANELLI. 605 


Balbo, qui, dans les Speranze , avait mis en avant le porro unum est ne- 
cessarium, voulant parler de la délivrance de I’Italie, était le chef de 
ce parti, dont Massimo d’Azeghio fut un des principaux instruments. 
C’était le parti piémontais dans toute la force du mot. Les Mémoires 
de Montanelli établissent tras-clairement cette séparation précoce de 
l'italte en deux camps, qui fut le premier et funeste germe de l'unita- 
risme actuel. Il ne croyait pas qu'on pat, par ce moyen, arriver 4 un — 
résultat heureux, et les faits se sont chargés de justifier ses prévisions. 
H essuya patiemment les bordées qui lui venaient de droite et de 
gauche, des amis quand méme du gouvernement et des amis du 
Piémont, des conservateurs a tout prix et des affiliés de Mazzini, qui 
commencaient 4 se montrer, il se tint toujours ferme, malgré tout, 
aux idées libérales propagées par la fédération des divers Etals de 
lItalie. Accusé tour & tour de timidité et d’imprudence, il maintint 
son principe, qui se résuma & la fin dans son projet de constituante, 
projet chimérique si ]’on veut, et que rendirent impossible les évé- 
nements ultérieurs, mais qui le tenait aussi éloigné des mazziniens, 
dont i] combattit toujours les erreurs, que des soi-disant modérés. 
Quoique en butte, comme on le voil, aux attaques de plus d'un 
genre d'ennemis, il paya un des premiers de son sang un noble tri- 
but @ la cause de l’indépendance italienne. Lorsque les événements, 
précipités par le choc de tous ces éléments divers, forcérent en quel- 
que sorte les Italiens 4 en venir aux mains avec!’Autriche, au moment 
ou ils étaient le moins préts, il se rendit 4 Curtatone, parmi cette 
poignée de Toscans qui tentérent une défense désespérée. Profes- 
seur, el arrivé déji a la maturité de l'dge, il partit comme simple 
soldat, se confondant avec les artisans et les étudiants. Aprés avoir 
failli étre fusillé dans le Tyrol, oti il allait propager les idées d'affran- 
chissement, il rentra dans son bataillon, dés qu'il le sut devant 
l'ennemi. C’est dans ce combat de Curtatone que des hommes dont 
les noms ont illustré la science comme Je professeur Pilla, un des 
géologues les plus distingués de notre temps, Mossotti et Burci arro- 
saient de leur sang les plaines de la Lombardie. Pilla restait sur le 
champ de bataille. Lorsque, écrasés par le nombre, ils allaient battre 
en retraite, c'est Montanelli qui harangue et ranime les soldats. 
fi réunit une poignée de braves sur le pont de I’Osone et arréte !’élan 
de l’ennemi, malgré des pertes irréparables. Bientdt ils reprennent 
l'offensive et vont attaquer tes Autrichiens, qui s’étaient repliés vers 
im moulin silué de l'autre cdté du pont. Le combat devint alors des 
plus meurtriers. C’est 4 ce moment que Montanelli, aprés avoir vu 
tomber ses amis les plus chers, notamment son compagnon insépa- 
rable Pietro Parra, fut atteint lui-méme d'une balle qui lui traversa 
l'épaule. « Je ne me rendais pas compte de ma blessure, dit-il. Bientét 


694 JOSEPH MONTANELLI. 


une sueur froide me couvrit; je. demandai ot j’étais blessé. — Dans 
le dos, me répondirent ceux qui élaient derriére moi, ne voyant 
que le trou par lequel la balle était sortie. » Ge sont les derniéres 
paroles qu'il entendit et qui le frappérent douloureusement lorsqu’il 
fomba sans. connaissance. Il craignait que ses ennemis n’en tirassent 
parti pour dire qu'il n’avait pas montré la poitrine 4 l’ennemi. Son 
ami Vincent Malenchini le recueillit dans ses bras et l'assista jusqu’a 
ce que les Autrichiens fussent tout a fait maitres de la position. Puis, 
le croyant mort, on fut contraint de le laisser sur le champ de ba- 
taille, et c'est ainsi qu'il resta prisonnier. Le bruit de sa mort se 
répandit partout et on lui fit des funérailles solennelles dans la cathé- 
drale de Pise. 

Trois mois aprés, par un de ces retours imattendus des choses d’ici- 
bas qui étonnent les esprits, il se trouva chef du gouvernement: pro- 
visoire et associé 4 Guerrazzi dans le ministére. La marche rapide 
des événements ne lui laissa guére le temps de développer sa _poli- 
tique ni de prendre des mesures décisives. [Il ne put que formuler 
son projet de constituante, qui effraya beaucoup de monde, mais qu'on 
ne pouvait juger sainement que par les résullats. Ce n’était au fond 
qu’un projet de confédération déguisé sous ce nom, pour ne pas trop 
effaroucher les unitaires, dont le concours, en ce moment critique, 
pouvait sembler nécessaire aux destinées de I'Italie.. Bientdt le dé- 
sastre de Novare et la marche triomphante des Autrichiens le forcé- 
rent de prendre le chemin de !’exil. 


Ii 


Ici une nouvelle période s’ouvre pour Montanelli, période toute de 
recueillement ef de pensée intérieure. C'est 4 ce moment que j’eus 
le bonheur de le connaitre. Il y avait chez lui quelque chose qui atti- 
rait dés la premiére vue. Sa taille haute, quoique un peu courbée, 
son port noble, une dignité sereine répandue dans son regard et dans 
toule sa personne, un charme indéfinissable dans sa parole et dans 
le son méme de sa voix, tout nous entrainait vers lui. Jamais je n’ai 
connu d’homme qui fit aussi parfaitement sympathique, si je puis 
me servir de cette expression, qui est la seule qui rende complete- 
ment ma pensée et que tous comprendront. Si, aigri par l’exil et par 
les malheurs de sa vie, il a déposé parfois dans ses écrits des pensées 
améres, jamais rien de pareil ne se révélait dans son discours. Je l’ai 











JOSEPH MONTANELLI. 6U5 


vu bien éprouvé, accablé de tristesse et d’ennui; mais ses souffrances 
se traduisaient tout au plus par un sourire mélancolique et résigné 
ou se mélait toujours quelque chose de mystique, comme le reflet 
d'une espérance inconnue et surhumaine. Son caractére, malgré 
Vhabitude de la vie politique, n’avait rien de sceptique ni de hautain; 
il conservait, il a conservé toute sa vie un fonds inépuisable de nai- 
veté virginale et presque enfantine. Tous ceux qui l’ont approche ici, 
dans ce pays qu'il a habité pendant les dix années de son exil, ont 
porté sur lui le méme jugement, et c’est la ce qui lui a vaju la con- 
naissance et l’amitié des hommes distingués de presque tous les 
camps. Lié dés le commencement avec Ozanam, Lamartine, Victor 
Hugo, Ary Scheffer, Mignet, Lamennais, 11 conserva toujours les meil- 
leurs et-les plus intimes rapports avec ces hommes si différents et 
tant d’égards si opposés. Il parut se rattacher d'abord a la démocratie 
catholique représentée par Huet, Arnaud de |’Ariége, Buchez, 
Bordas Demoulin, etc., et, bien qu'il difiérat d’opinion ayec eux en 
beaucoup de points, il ne se sépara jamais entiérement de cette école. 
Peut-étre partagea-t-il un peu trop les illusions et les mécomptes de 
ces Ames honnétes mais singuli¢rement abusées, qui regardaient Je 
retour aux traditions souvent étroites ef intolérantes du gallicanisme 
coname la seule planche de salut et la sauvegarde de la liberté. 
Aureste, Italien avant tout, ses pensées se reportaient principale- 
ment sur I'Italie. Sur cette question il n'a pas varié. Pendant sa car- 
riére politique il avait soutenu l'indépendance de } Italie par la con- 
fédération de ses provinces; il la soutint avec persévérance dans |'exil. 
Il montra, dés le principe, une aversion profonde pour la propagande 
piémontaise, se s¢parant méme, acause de cela, d’un de ses meilleurs 
amis et coreligionnaires, Daniel Manin, qui sembla, dans ses der- 
Niers jours, pencher vers la maison de Savoie. Il y a dans ses Mémoi- 
res, muris dans l’exil, un trés-beau chapitre sur l’esprit piémontais 
et le réle que la maison de Savoie a toujours voulu jouer en Italie: 
« Le Piémont, dit-il, était parmi les provinces de 1'Italie la moins 
pénétrée du sens italien et de esprit moderne. Lorsque le roi Victor 
remonta en 1844 sur le trone de ses péres, il prit la restauration a la 
lettre, faisant table rase de toutes les innovations apporiées par les 
Francais. Au lieu d’essayer un replatrage de l’ancien régime et du 
Nouveau, comme firent d'autres princes réformateurs, il remit les 
choses exactement dans 1’état of il les avait laissées lorsqu’il fut 
chassé. Il se trouva que parmi les vieilleries qu'on déterra, on vil 
reparaitre jusqu’a la torture : ceci étonna un peu; elle fut supprimée 
au bout de quelques mois, mais on laissa subsister les tenailles 
rougies, la roue et d'autres supplices effroyables du moyen age’. » 


! Memorie sul?’ Italia, cap. xxx. 











GE JOSEPH MONTANELLI. 


Et c’est & ce pays plus arriéré que l’Autriche qu'on voulait donner 
Ja mission de régénérer |'Jtalie! Montanelli signale un des premiers 
celte illusion dangereuse quia perdu tant de bons esprits et qui devait 
bientdt bouleverser sa patrie. Son livre parait surtout destiné & la 
combattre. | - | 

Avant de quitter ces Mémoires si remarquables par le style, par 
la verve et par la pureté de la langue‘, nous voulons citer aussi 
quelques fragments d'un portrait de Gharles-Albert, fait de main de 
maitre, qui en forme peut-étre la plus belle page. —., | 

« Dés ses plus jeunes ans son coeur bat{it d'amour pour son peuple; 
il s'abandonnait avec les jeunes artilleurs qui l’entouraient & l’espoir 
enivrant d’étre un jour le sauveur de I'Italie. Mais, l’intrépidité du 
soldat dont la nature l’avait pourvu ne suffisait pas & une si grande 
tache, laquelle réclamait bien plus que ce courage ordinaire qui défie 
le canon, le courage beaucoup plus rare qui dédaigne les devoirs de 
convention et va droit au but... et celui-la Jui manquait. Pour ne pas 
risquer sa couronne, il négligea la nation... et T'ironie des vain- 
queurs et la malédiction des vaincus le suivirent partout... Au milieu 
de ce chaos de pensées contradictoires, au milieu des ‘combats d’une 
conscience égarée, son Ame s'usait, il se voyait attcint d'une vieillesse 
précoce. Il mesura bientdt Pabime ou l’avait jeté 1821; il sentit Je 
vide qui s’était fait aufour de lui, condamné qu'il était 4 soupconner 
tout le monde, a étre soupconné de tous, 4 trouyer réunis dans leur 
haine contre lui les partis les plus opposés : haine de I’aristocratie, 
qui ne lui pardonnera pas son alliance sacrilége avec la, révolution; 
haine de la révolution, qui le vit déserter son drapeau el la frapper, 
aprés qu’il avait semblé l’aimer. Et cette ‘solitude extérieure ne fut 
point adoucie dans Ie sanctuaire de I’éme, dans I’asile d'une con- 
science sans reproche, seul soutien des caractéres for{s... Le mal- 
heureux roi ne pul pas ne point rougir de Ja contradiction de sa vie. 
Le complice de Confalonieri fugitif s‘était réfugié auprés du général 
Bubna; il avalait l’affront'de s’entendre dire ironiquement par ce 
général : Voila le roi d’Italie; celui qui proclamait a Turin les fran- 
chises espagnoles était allé les combaltre en volontaire sous les dra- 
peaux du duc d’Angouléme; I’ltalien'enthousiaste de 1824 faisait 
massacrer ei 1835 d’autres Italiens enthousiastes. Ne trouvant pas 
d'air respirable daris le monde réel, il se plongea dans |’ascétisme, 
et son palais ressembla 4 une maison de pénilence par l’aspect mé- 
lancolique, sévére, monacal que la dévolion du roi lui imprima. 
Aprés les priéres officielles, d’assez bonne heure le silence et l'obscu- 
rité l’entouraient, et au milieu de la nuit une pale lumiére at- 


‘ Tl en existe une excellente traduction de M. Arvaud de l’Ariége. 


JOSEPH MONTANELLTI. 697 


testait que le roi pénitent veillait dans des exercices spirituels'. » 

C'est 14 sans doute un saisissant portrait, quoique un peu chargé 
peut-étre, de ce roi malheureux qui, égaré par l’ambition, manqua 
un jour 4 tous ses devoirs en se placant dans un position difficile et 
fausse pour toute sa vie, mais qui expia cruellement par des amer- 
{umes sans nombre la faute qu'il avait commise. Son infortune si 
noblement supportée et sa mort chevaleresque doivent sinon |’ab- 
soudre entiérement, du moins lexcuser 4 nos yeux. 

Cependant Montanelli était de ceux qui applaudissaient aux fran- 
chises constitutionnelles du Piémont, contrairement aux mazziniens, 
qui demandaient tout ou rien: et de méme qu'il s’était séparé de 
ceux qui ne juraient que par la maison de Savoie et voulaient lui 
confier les destins de I'Italie, i] combattit énergiquement les exagé- 
rations du parti opposé. « Je ne connais rien d’aussi absurde, nous 
disait-il, que ceux qui voudraient voir s’éteindre le dernier flambeau 
qui nous reste, sous prétexte qu’on marche mieux dans les ténébres. » 
Quant 4 lui il souhaitait que l’exemple du Piémont, engagé dans une 
voie libérale et jusqu'alors exempt des excés révolutionnaires, servit 
de modéle aux autres princes. Il garda ainsi une juste mesure entre 
les deux extrémes et s’attira par 14 les coléres de presque toute l’émi- 
gration italienne, qui se partageait en deux camps hostiles, quoique 
bien prés de s’entendre, les mazziniens et les Piémontais. Seul de 
son avis, et, comme il arrive, seul 4 avoir raison, il ne conserva guére 
de rapports suivis et intimes qu’avec Ferrari le fédéraliste incorri- 
gible, et avec le courageux Girolamo Ulloa, le défenseur de Venise, de- 
venu le serviteur de Francois II depuis que le malheur a frappé ce 
jeune roi, en méme temps que le garant de ses dispositions libérales 
et de ses tendances généreuses. 

Montanelli tomba dés cette époque dans une sorte de décourage- 
ment politique que ces luttes irritantes expliquent facilement. Il se 
réfugia de nouveau dans le sanctuaire de l'art et de la littérature. 
C'est & cette période que nous devons la traduction de la Médée de 
M. Legouvé, rhabillée a Vitalienne et relevée par le talent de madame 
Ristori, Camma et d’autres productions littéraires qui ne manquent 
pas de valeur et qui contribuérent 4 lui donner une grande notoriété 
dans le monde artistique et littéraire de Paris. Ce n’est qu’au mo- 
ment ot la guerre éclata, en 1859, qu’il crut devoir rentrer dans 
l'aréne politique en reprenant la capote du soldat, enlevé 4 ses tra- 
vaux, aprés dix ans d’exil, parla rupture brusque et inattendue avec 
YAutriche. 


! Memorie sull'ltalia, etc. 


Aovr 1862. 45 


628 JOSEPH MONTANELLI. 


Ii TTC ee ee Tee 


« .J 
‘ , ‘ tf ove- ‘ al 


C'est pendant la campagne. d'Italie que nous avons vua:Montanelli, 
mélé aux rangs des volontaires, ranimant, dirigeant catte jeunesse 
turbulente et souvent indisciplinée, par lo charme de.sa parole et la 
maturité de .son jugement. Il saisissait la moaindre o¢casion, la 
moindre circonstance, pour lui dire.d'utiles.vérités, et savait trouver 
le chemin des coeurs, Nous:]’avons entendu, sur.la tombe d’un de ses 
amis, un. simple artisan de Liveurne venu 14 pour combattre et mort 
de maladie au moment on il espérait verser son sang pour la-déh- 
vrance de son pays, prononoer un de ses.discours les.plus émouvants. 
Nous noys le rappelerons toujours :.c’était par une magnifique jour- 
née de juin; le ciel d'Italie brillait d’un éclat inaccoutumé. Une 
population en larmes de femmes, de vieillards, d’enfants méme 
s élail rassemblée sur une prairie: aux portes de Plaisance, prés de 
l'église ot devaient avoir lieu ces tristes funérailles. Elle écoutail 
dans un silence. religienx, avec ‘ane émotion contenue, cette voix 
éloquente qui s élevait au sein d'une nature.riante et splendide, pour 
lui. rappeler.le néant des espérances de l'homme et de ges réves les 
plus chers. Lorsque Montanelli raconta les labeurs de.cette vie obscure, 
l'ardeur, l’enthousiasme juvénile et:la fin..prématurée de cet ea 
fant mort, pour ainsi-dire, aw seuil de la gloire, des. pleurs, :des, san- 
glots se firent entendre de toutes parts; jamais.je-n’ai va d’émotion 
plus sincére ni. plus sentie.. C'est 14 que. Montanelli, maladif et 4 moitié 
épuisé, usa les restes de sa noble.,existence. en. combatiant, encore 
une fois les précheurs. d’unilé, c’est-a-dire le. despotiame qua: repa- 
ragissait-sous une nouvelle forme. ‘ten 

Lorsque Ja paix de, Villafranca fut. signée,, iL: deplore amérement 
la condition qu’elle faisait 4 l’Italie. « Cest pour moi,.me disait-il, 
comme un deuil., de. famille. ».Si, en effet, U’Italie -edt..eté libre de- 
puis . les.. Alpes jusqu’a :l’Adviatique, comme. lavait promis une 
parole. souyeraine, elle, ent, pu se constituer suivant sa tradition, 
suivant sa ig} naturelle. Livrée par ce trajté. funeste. aux vicissitudes 
de l'inconnu, . tout était, remis en. question, ': elle devenait incerlaine, 
flottante, et la proie du premier despote qui voudrait bien s’en ent 
parer, au nom d'une liberté menteuse et d'une sécurité chimérique. 
La suite a donné largement raison, ce nous semble, aux tristes pré- 
visions de Montanelli. L’Italie est sortie plus meurtrie que jamais de 





JOSEPH NONTANELLI. 609 


la guerre de 1859. L'Autrichien est encore debout, menacant, sur le 
quadrilatére ; elle a perdu ses meilleures frontiéres ; les armées par- 
tielles sont -détruites, et l'armée nationale est encore 4 faire. Il n’existe 
plus de Fancienne Italie qu'une nation sans capitale et une capitale 
sans pation. Son sort, tout.son avenir est.livré au. hasard. L’Italie 
s'est démesarément enflée et l’enflure n’est pas la force, ainsi que l’a 
dit un ministre, auquel on aurait pu répondre toutefois que la: faute 
n’cn est pas aux Italiens: seulement, ; puisque leary pays:a été placé 
comme 4 plpisix pay lapolitique dans une position fausse et contratte 
a ses traditions, altendu que, aprés avoir médité |’accomplissement 
d'une ceuvre qui devait le transformer, on s'est arrété en chemin sans 
rien fonder, rien créer pour l’avenir. Dira-t-on que }’avenir est l’ceuvre: 
inconsciente de l’humanité, qu’un individu, une nation méme n’y 
peuvent rien? Nous répondrons alors qu'il est toujours loisible aux 
individus de s’abstenir de toucher a de si grandes questions et que le 
premier devoir des chefs des peuples est de réfléchir mdrement aux 
résultats de leurs entreprises et de ne pas entreprendre de tache au- 
dessus de leurs forces. 

Rentré en Toscane, Montanelli fit partie de l’assemblée qui devait 
prononcer sur le sort du pays, et, & peu pres seul, il vota contre 
lannexion. Il edt pu dire avec son compatriote Farinata : « La ot 
chacun souffrit que Florence disparit, je fus le seul 4la défendre 
a visage découvert'. » Poursuivi par la calomnie, chassé presque de la 
carriére politique par les haines des unitaires, perdant tout a fait, 
pour le moment du moins, cette popularité qu’il avait toujours sacri-- 
figée au devoir, ilse remit & exercer sa profession d’avocat comme 
aux premiers temps de sa jeunesse, et elle fut 4 peu prés son seul 
moyen d’existence dans les derniéres années de sa vie. Un jour que 
Victor-Emmanuel passail par Florence, il crut faire acte de munifi- 
cence royale en offrant 4 lillustre Toscan, le rétablissement de sa 
chaire de droit commercial. La position de Montanelli était des plus 
précaires en ce moment, et pourtant al refusa noblement, ne voulant 
rien devoir 4 celui qu'il regardait comme l’oppresseur de sa pa-. 
trie. | 

Enfin, vers le mois de janvier 1862, on le nomma député au parle-- 
ment de Turin; mais, avant qu il y put jouer aucun rdle, il fut surpris 
par la maladie mortelle qui l’a enlevé sit6t 4 l'amour de sa famille et & 
l'affection de ses amis dévoués. Sa mort précoce est une perte irrépa- 
rable pour I'Italie, mais surtout pour la Toscane, ot seul il avait assez 


‘ Io fui solo cola dove sofferto, 
Fu per ciascun di torre via Fiorenza 
Colui che la difesi a viso operto. 
(Dante, Inf. canto x.) 


700 ’ JOSEPH MONTANELLI. 


d’influence et de considération, pour servir utilement ses intéréts vér- 
tables. Quant 4 lui-méme, i! n’a eu sans doute rien a regretter en mov- 
rant, et son sort est plutét digne d’envie. Dans ces temps si troublés 
ou l’on semble perdre jusqu’a Ja notion du droit, du bien et de la Ii- 
berté, les morts nous semblent plus heureux que les vivants. Le cea 
de Montanelli, déja atteint par tant de douleurs et de déceptions, eil 
été brisé daris:ses: fibges les-pflus seysilfles par le,speqacie actuel & 
I'Italie livrée aux chafcés de Y'mtonnus tirailléd en-téus sens et dé 
tournée pour un temps bien long peut-étre de ses véritables de- 
tinées. os 


M" F. Bovrson pe. Monte. 


LES MISERABLES 


Deuriéme article '. 


(Les quatre derniers volumes.) 


| 


Nous ne nous étions pas trompé en supposant que le grand ouvrage 
de M. Victor Hugo pouvait étre, pour ainsi dire, coupé en deux, et 
que les derniers volumes donneraient probablement lieu a un or- 
dre tout nouveau de réflexions et de critiques. Dans ces volumes, en 
effet, M. Hugo aborde une époque, des idées, des faits que nous 
pouvons contréler, non plus avec les souvenirs d'autrui, mais avec 
les nétres. Ce n'est plus le poéte, inconséquent en apparence, amené 
par une logique bizarre 4 confondre dans un méme hymne les gran- 
deurs du bonapartisme de 1815 et les aspirations de la démocratie : 
cest un révolutionnaire de date plus précise et d’allure plus nette, glo- 
rifiant le dogme absolu de la souveraineté populaire, ressuscitant la 
doctrine du droit au travail, consacrant au nom de la politique et de 
la poésie la légitimité de l insurrection et les beautés de la barricade, 
prétant enfin les prestiges de son imagination omnipotente a des scé- 
nes que nous avons vues, 4 des personnages que nous connaissons, 
sinon. par eux-mémes, au moins par leurs fréres, amis et successeurs 
immédiats. C'est, en méme temps, le romancier de plus en plus épris 
de digressions et de hors-d’ceuvre, interrompant sans cesse, et sou- 


’ Voir le Correspondant de juillet 1862. 





702 LES MISERABLES. 


vent aux plus beaux endroits, son récit, pour s‘attarder tantdt a des 
élucubrations métaphysiques qui ne portent pas bonheur a son style, 
tantét 4 des peintures d’accessoires auxquelles il donne étourdiment 
la méme valeur qu’aux figures principales, lantdt 4 des détails techni- 
ques dédilité, de voirie et d'engrais animal, moins propres peut-étre 
a raviver lintérét d'un roman qui traine en longueur qu’a édifier les 
lecteurs de statistiques et de dictionnaires d’agriculture. Réduit a lui- 
méme, le romun qui'défraye ces quatre gros volumes pourrait se 
raconter en cent pages et s’analyser en cent lignes. M. Hugu a volon- 
tairement méconnu le conseil d’'Horace : Semper ad eventum festina, 
associant sans doute, dans son dédain superbe, l' Eptire aux Pisonsa 
l’Art podtique de Boileau. 

Nous avons laissé, 4 la fin du sixiéme’ volume, Marius, baron de 
Pontmercy, dans une situation fort perplexe; ne sachant pas s'il 
doit sauver le pére de Cosette ou ménager une chance de salut a 
Thénardier, et fort heureusement suppléé, dans cette question de 
sauvetage, par le féroce Javert. Comme on peut bien Ie penser, 
Marius et Cosette se retrouvent : ils ont des rendez-vous amou- 
reux et séraphiques, constellés et nocturnes, dans le jardin d’un vieil 
hdtel de la rue Plumet, jardin que M. Hugo a peint comme s’il s'agis- 
sait d’une furét vierge. Ces rendez-vous sont dépistés par Jean Valjean, 
qui en profite pour déménager une neuviéme ou dixiéme fois. Voila 
Marius et Cosette de nouveau perdus l'un pour l'autre; d’autant 
plus qu’il s’agit, pour celle-ci, d'un ‘voyage em Angleterre. Survient 
alors \'émeute, — je me trompe, — l'insurrection des'5 et 6 juin 
4832: Marius, par désespoir, Jean Valjeah, par humranité, vont se 
méler aux émeutiers, — non! — aux: insurrectionhistes: de -la bar- 
ricade; Valjean, qui avait été braconnier avant son premier matheur, 
cest-a-dire & vingt-trois ans et avant 4795, n’a rien perdu, trente- 
huit ans plus tard et malgré la soixantairie, de ‘la finesse de son coup 
d’ceil et de Ja streté de son tir : il fusillé un matelas et un casque de 
pompier. Marius fait des prodiges de valeut, 4 peine égalés par ceux 
de Courfeyrac, ‘de Grantaire, d’Enjolras, de Combeferre, de Jean Prou- 
vaire, de Bossuet (ainstnommeé parce qu’il s’appeldit Lesgle et qu’il 
était de Meaux), et attres compagnons de l’A BC ou de la Cotgourde. 
Mariusest cribléde’ btessures, dont aucune heuretsement n’est ‘mor- 
telle. Jean Valjean, qui le déteste, mhis qu#,; dans ses transfigurations 
successives, passé du crime a la vertu, dela vertu au dévovement, du 
dévouement 4 l’immolatiot, delimmolation au sacrifice, du sacrifice a 
la sainteté, de la sainteté'au martyre, du martyre a l'état d’ange et de 
l'état d’ange l'état de Christ, — Jean Valjean, disons-nous, emporte 
Marius 4 travers les égouts de Paris, et donne, en passant, un pré 
texte 4 M. Victor Hugo pour délayer en trente pages, mais cette fois 


LES MISERABLES. 705 


au point de vue de l’agriculture, le mot de Cambronne, et pour re- 
procher aux Parisiens de laisser perdre, depuis des siécles, vingt-cin] 
millions par an, fauta de'savoir appliquer le fameux proverbe : « Ce 
quiest digéré n'est. pas perdu. » Si, comme le prétendent les mau- 
vaises langues, le gouvernement est un peu embarrassé, en ce mo- 
ment, pour réaliser des économies et faire de l'argent, voila deux 
recettes que lui propose M. Victor Hugo avec une précision et une sécu- 
rité de chiffres qui.ne-peuvent laisser te plus léger doute : trois cents 
millions a épargner.sur les salves de cérémonie et de politesse : 
trois cents autres millions 4 gagner par l'emploi bien senti de tous 
les égouts de France : ceci serait a la fois, dirait Bossuet (le Bossuet 
de M. Hugo), trés-Vespasien et trés-Gommode, et se rattacherait, par 
conséquent, a l’ére des Césars. 

Quoi qu'il en. soit, Marius moribond est rapporté, — dans quel état, 
grand Dieu! — chez son grand-pére, M.Gillenormand, par Jean Val- 
jean qui s’esquive. Le vieil ultra (voir les premiéres parties) oublie, a 
ce lamentable aspect, tous ses griefs politiques, et recoit 4 bras ou- 
verts l'enfant prodigue... de sa vie; — le bon mot est de M. Hugo. 
Naturellement, en va chercher Stratonice pour guémr Antiochus, Co- 
sette pour guérir Marius. La convalescence est lente et dure huit lu- 
nes, qui-sont déja des lunes de miel: Enfin on les marie : papa Gille- 
normand, rendu & toutes les affections domestiques, célébre cet 
hyménée dans un discours de dix pages, enguirlandé de myrtes et de 
roses, ot l’épicurien, l’aieul, le bonhomme et le partisan de l’ancien 
régime se confondent agréablement. Cosette et Marius sont au Sep- 
time ciel], et il semble que le roman devrait finir 14 : mais ce n’est 
pas le compte de M. Victor Hugo, quia encore 4 ajouter un cercle a 
cet enfer angélique, ‘un fleuron 4 cette couronne d’épines, un rayon 
a cette auréole de martyr, un degré a cette échelle de sainteté divine; 
cercle, couronne, échelle et auréole qu'il a réservés 4 son forgat 
transfiguré. Jean Valjean dénonce ses antécédents 4 Marius, lequel 
ignore encore le nom de son sauveur. Il est vrai que, sans méme 
compter cette derniére campagne, Valjean a bien quelques titres a sa 
reconnaissance : il a adopté et élevé l’incomparable Cosette; il l’'a 
dotée de six cert .milfe francs: n’importe! un homme qui a eu I’hon- 
neur de se battre sur les barricades céte 4 céte avec Enjolras et avec 
Courfeyrac ne saurait se: montrer assez susceptible sur ces questions 
délicates. Marius devient trés-froid pour Valjean, et Cosette, égoiste 
comme les gens trop heureux, partage cette injuste froideur. C'est 
tout au plus si le pauvre Valjean obtient la faveur de la voir pendant 
quelques minutes, dans une chambre du rez-de-chaussée, ot !’on dis- 
pose les chaises de maniére 4 lui faire comprendre qu'il ne doit pas 
s'asseoir. Il renonce a cette derniére joie qu’on lui marchande si 





104 LES MISBRABLES. 


cruellement, et se renferme dans son galetas, pour y mourir. Un peu 
plus tard, Marius apprend par ce.gueux de Thénardier:que cst Yal- 
jean qui Ya sauvé. Ilse précipite chez Juj avec Cosette, et n'arrive 
que pour assister 4 son agonie : agonie consolée, par un christianisme 
idéal et agrandi, op le simple, prétre de paraisse en chair et en os est 
avantageusement remplacé par, l'image de. l'évéque..de.Digae, dont 
l'ombre souriante voltige sans doyte.a. travers les rideaux.de lalcdye. 

Comme si Cosette et Marius, par cela méme qu’ils sont heureux et ap- 
partiennent désormais a la soriélé réguligne,. deyenaient. désagréables 
4 M. Victor Hugo, il ajoute un trait. de iplus 4 lear. ingratitude : le 
tombeau de Valjean est abandonné au, bout de, auelques mois, el ne 
tarde pas a disparaitre sous, les .mauvaises herbes.:..5 4 ie 


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Voila le squelette de ces quatre derniers. volumes : maintenant, ap- 
pliquez la-dessus, en guise de muscles et de chairs .yives,, Jes beaulés 
de détail dont M. Hugo n'a pas éfé avare; appliques ensuite, en guise 
de vétements de toutes les formes et de toutes les étaffes,indéfiniment 
superposés les unsauxautres, ces digressions ingombrableaquel’auteur 
semble encore multiplier 4 mesure qu'il approche du terme, et vous au- 
rez cetie seconde moitié des Misérables.\Mais, disons-le.tout de suite, 
et en toute sincérité : il n’y 4 rien, de plus facile.et de plus pitoyable 
que ces sortes d’ ‘analyses avec une nuance de parodie; facile et pitoya- 
ble surtout vis-a-vis de M. Victor Hygo, qui, parses qualités.et par 
ses défauts, préte énormément a ce genre de petitg guerre, et peut, au 
moyen d'une trés-légére transposition de la gamme, étre amené jus- 
qu’aux notes les plus aigués du ridicule et du grotesque, C’était la, 4 
l’époque de ses glorieux débuts et de ses luttes vaillantes, le procédé 
favori des loustics du parti classique, et nous ne nous soucions pas de 
les imiter, nous qui partagions alors les belles coléres des admira- 
teurs du grand poéte. Sérieusement, et pour nous punir de ce que 
notre bréve analyse a pu offrir d'irrévérent, nous allons, sans larder 
davantage, rendre hommage, ainsi que nous l'avons promis, aux 
beautés de cet étrange livre. Elles sont nombreuses et éclatantes 
dans les deux premiers volumes, qui restent les meilleurs de lou- 
vrage. Nous avons deja dit 4 quel point la figure de ]’évéque nous sem- 
blerait admirable, si |’épiscopat et la fantaisie pouvaient marcher en- 
semble. Puisque M. Hugo lui-méme nous met en gout de déplorables 
oncelti, nous ajouterons que, dans ce beau portrait, la Convention 





LES MISERABLES. 703 


nuit 4 la vérité. Tous ces chapitres, le Soir d'un jour de marche, Pe- 
tit-Gervais,'l'Onde et l' Ombre,’ une Tempéte sous un crane, Batons dans 
les roues, offrent;-'selon nous, le type d'un genre de beautés que la 
langue frafrcaive fie cotinatssait pds encore, dont elle aurait pu peut- 
dtre se passer, qu’ fatit saluer pourtant comme le produit d'une lit- 
tératuré dang prédédents, d’un‘‘cervedu saris rival et d'un art sans 
modéle. Supposez‘une mine d'or pur, & ‘fleur de terre, dans un pays 
trés-sairr, sous wn ciel trés-clair, daris des conditions excellentes pour 
ére’ exploitte par’ dés ‘hommes de bonne santé ét de bonne humeur : 
au-dessoud, wne large couche d'atgile, dure’ et compacte, que l’on ne 
peut reémuer saris: ¥y dépenser'des forces précieuses et sans soulever 
des vapeurs insalubres':' puis, at-dessous encore, 4'des profondeurs 
ultra-souterraines, une nouvelle mine d’or, enfouie, inconnue, nous 
allions dire inutile. Arrive un homme d’une force herculéenne, qui, 
dédaignant la premiére mine ou la croyant épuisée, se plonge dans la 
couche d’argile avec une sorte d’iyresse, la pénétre, la dompte, la pé- 
trit, en brave les miasmes et les souillures, et, robuste, haletant, hal- 
luciné, couvert de sueur et de scories, parvient enfin 4 cette mine in- 
fériaure, ‘s'en empare et'la fait sienne. “Voil’ l'image de M. Hugo, voila 
son réle vis-4-vis de'nbtré littérature. On ne peut étre que désorienté, 
el, par conséquent, mjaste, siYon'‘veat le juger d’aprés des modeéles 
consactés;' dey lois établies: ; d'aprés cette faculté fine et délicate que 
l'on: ‘appelle le gout. ‘Mais sf Fon veut oublier qi "il ya eu des hommes 
hommeés Montaigne, Motiére, Pascal, Racine, Montesquieu, Voltaire, 
qui ont su étre tout ensemble originaux et naturels, clairs et pro- 
fonds, riches et sobres, difficiles 4 surpasser et faciles A comprendre, 
si l'on réussit &s'abstraire'de tout ce qui ressemblerait 4 une régle, 
4 un précepte, & un souvenir littéraire, si l’on ferme sa mémoire a 
triple elef et sa bibliothéque 4 double tour, et sil’on s’enfonce dans 
cette Jecture’ eotiiine- dans une’ forét’ du nouveau monde, comme 
dans an gouffve plein de’ récifs ét de floraisons sous-marines, la tra- 
versée est orageuse, mais ‘palpitante, l’entrainement puissant, |’émo- 
tion ardente, le curiosité sans cesse surexcilée et déjouée par des vi- 
sions prodigieuses et des haltes calculées : ce n’est pas précisément 
un plaisir; c'est une série de sensations extrémes ot, de page en page 
et souvent d'une figne a Pautre, l’admiration, |’ impatience, l’envie de 
rire, la stupeur, la colére, leffroi, se succédent, se contrarient et se 
heurtent. L’esprit-est brisé, tordu, déformé aprés une pareille lec- 
ture. Si nous passons de l’individu 4 la nation, 4 la littérature et a la 
langue, on comprend ce qu’elles deviendraient si de semblables 
épreuves se renouvelaient fréquemment. M. Hugo, par bonheur, est 
une exception, et c'est pour ccla peut-étre que l'exception occupe une 
Si grande place dans ses sympathies et dans ses livres. 








7106 LES MISBRABLES. 


Dés le troisiéme volume, l'infériorité est visible : le souffle n‘a rien 
perdu de sa puissance; mais les paysages ou il nous entraine, les ob- 
jets qu’il nous fait parcourir, ‘paraissent déj4 monotgnes dans leur 
étrangeté. Les ressorts du drame grossissent et se gonflent comme 
les veines d'un homme qui fait trop:d'efforts. Les heautés, plus clair- 
semées, s'achétent plus cher et se trouvent en: plus mauvaise compa- 
gnie. Telle image vous saisit par sa grandeur at son éclat; sout a cdlé, 
en voici une'qui détonne et fait.dissonnance; une.lumiére, par exem- 
ple, qui est ure rallonge. Les digressions, les.scénes de renaplissage, 
les superfluités d’un pinceaw trop chargé de couleurs et d'un crayon 
qui appuie-trop, la ‘manie.de gater, 2 forcede récidives, ua premier 
trait qui suffisait, des bavardages m}-partis d'une puérilité sans, na- 
ture] et d'une gravité qui senke creux,'tous les caractéres, en un mot, 
dé la mauvaise mamiére de M. Hugo, se:multiplient et: surebondent. 
Nous avons compté cent cinquante. pages poun Waterloo, cent quaranie. 
pour les couvents, une soixantaine pour les salens. royalistes de 1813, 
cinquante pour le gamin, de. Paris, cinquante. pour. le. portrait de 
M. Gillenormand, cent pour tes amis de |’A-B C, ou pour Patron-Mi- 
neite, le tout.dans quatre volumes, assez minees, Ajoutesz @ ce premier 
décompte les pages blanches, les marges, les tétes de. chapitre, les 
titres et sous-titres, les espaces habilement ménagés; il sera faeile de 
calculer ce qui reste.pour les parties vraiment vivantes du.roman, et. 
quoi se réduit, en réalité, ce livre aux preportions: menumentales. 
Et cependant, une fis ces réserves faites, une fots que l'on: a hien 
constaté que l'énormité, |’invraisemblance -et-la.violence des ressorts 
diminuent la valeur dés effets produits, et que la plupart de ces 
effets remontent en ligne droite ou oblique aux preuesses du roman- 
feuilleton, il faut bien reconnaitre que rien de tout cela ne vous laisse 
indifférent, et que jamais génie prodigue ne s est ruiné avec tant de 
magnificence. Nous avons signalé des scénes grandioses, sombres, 
puissantes, pathétiques : en regard de celles-la, il est juste de pla- 
cer, comme contraste, les pages. charmantes oti le poéte nous montre 
es jeux enfantins de ces deux petites Thénardier, destinées & si mal 
finir, et les premiéres joies, les premiéres douleurs de Cosette, }'or- 
pheline adoptée par Valjean. Les enfants, on 1’a dit bien des fois, por- 
tent bonheur 4 M. Hugo. Pour retracer,.nous allions dire pour chanter 
les graces ineffables de l’enfance et méme les virginales ivresses d’un 
premier amour, il retrouve, 4 un moment donné, sotis |’éaorme ba- 
gage amassé par son orageuse maturité, ce trésor de tendresse et de 
fratcheur qui lui vient de ses jeunes et heureuses années, et qui 
contraste délicieusement avec les créations formidables ou exces- 
sives ou il se complait aujourd’hui. Ce génie manque absolument 
de cet entre-deux dont parle Pascal: i} lui faut, pour réussir tout 


LES MISERABLES. 107 


a fait et avoir tout son jeu, ce qui est en deca et au déla de 
l'homme, l'enfant et le monstre : Valjean, Javert, sont des moxsstras, 
non pas, encore une fois, dans le sens;vulgaire du mot, mais dans Je 
sens étymologique;. dés étres dont le modéle n’existe pas dans la na- 
ture, dont la classification est impossible, qui appartiennent 4 une 
race indéfinie, et-qui, dans les rares. momenrits ot l’auteur parvient-a 
nous y faire créire; sont plus -curieux:qir'intércssants:, Voila, soit dit 
en thése générale, la vraie infériorité de M. Victor Hugo. Les hommes 
d'un génie, sinon sepériew, au moins preferable au sien, se gardent 
bien de choisir en dehors de la grande famille humaive leurs person- 
nages et leurs types. Quelle que sait d’ailleurs leur poétique,.ils s'ac- 
cordent sur ee: point capital: is prennent l'homme tel qu'il est, ayec 
sea sentiments vrais, ses passions, ses vices, ses travers, les traits par 
lesquels il ressemble 4 son. voisin.et par lesquels il en différe : ils 
sapproprient ce fond. cémmun par un premier prodige de leur art; 
et, par un second,-ils nous le rendent, marqué de leur empreinte in- 
délébile, mais redevenu le patrimoine universel. Pour mieux rentrer 
dans notre sujet, prenons; comme exemple, le sentiment qui tient le 
plus de place dans le monde poétique et romanesque, — J amour. 
Dés que l'amour déscend des: nuages roses. de l'adolescence pour 
mettre le pied sur la.terreet dans la vie, ou, en d'autres termes, dés 
qu'il cesse d’étre élégiaque ou lyrique pour devenir dramatique, 
M. Victor Hugo; malgré d/incroyables efferts, reste au-dessous de lui- 
mame et de sa tache. Sa Cosetfe, — tant qu'elle est enfant, laide, 
nouée, chétive, est une création ravissante. Elle nous semble encore 
charmante, lorsque, se ptomenaat dans le jardin du Luxembourg au 
bras de M. Madeleine, elle se sent vaguement attirée vers ce jeune et 
beau réveur, qui n'est autre que Marius. Du moment que la partie 
s'engage, que cet.amour entre dans sa phase active, Cosette perd 
toute sa physionomie, toute sa grace originale, pour devenir ce quon 
appelle:au thédtre une eamoureuse. L’enfant dlait délicieuse, l’'ange 
état‘ suave, parce que l'enfant et l’ange sont du domaine de la poésie 
pure : la femme est valgaire et manquée, parce que la femme fait 
partie du dramé-humain : sans compter que M. Hugo, toujours en- 
clin & remplacor par une trivialité affectée le naturel dont il est dé- 
pourvu, met dans la bouche de sa sérapbique Cosetle des phrases 
comme celles-cit.« Depuis hier, vous me faites tous rager... Je bisque 
beaucoup. » — Vous figurez-vous un ange qui rage, un chérubin qui 
bisque? Ce sont 14 de ces dissonnances qui déconcertent a tous mo- 
ments les admirateurs les plus sincéres de. M. Vietor Hugo. Quant a 
Marius, c’est encore pis. Marius qui, dans le cours-du récit, fait partic 
essentielle du choeur des misérables et qui, dans le plan de l’auteur, 
devrait représenter, avec Cosette, une sorte de trait d’union, de ré- 


708 LES MISERABLES. 


conciliation providentielle entre le monde des heureux et celui des 
opprimés, Marius est aussi instgnifiant que peut létre un jeune pre- 
mier. Sa spécialité consiste 4 arriver toujours trop: tard pour payer 
ses dettes de coeur, d’abord 4 son pére, ensuite 4 son sauveur. Le lec- 
teur ne peut admettre qu’en pleine Restauration, en. pleine liberté de 
la presse, un jeune étudiant soit assez niais pour.coafondre les bri- 
gands de la Loire avec de véritables bandits. La réverte.de Marius est 
inerte, passive, propre 4 en faire un‘mannequin 4 la merci des pas- 
sions des autres plutét qu'un homme. aux prises avec les ‘siennes. Le 
moindre obstacle décourage son:amour : il se bat sur les barricades, 
sans savoirce qu'il fait, sans.s informer dela cause.qu il.défend. En- 
fin, au dénodment, Marius devient-un égoiste-et un ingrat de la plus 
vulgaire espéce. Ajoutons ‘que ce pauyre Marius:.a-vequde M. Hugo 
lui-méme une mission difficile.dont-dk:s‘est trés-mal:aequitté : celle 
d’exprimer ‘dans une’ trentaine'de: ces. petits fiacons dor ciselé qu’on 
appelle des pensées délachées ‘essence, la: quintessence de l amour 
pur, tel que les anges et les étoiles l’enseigment aux enfants des hom- 
mes. Prenons au hasard dans:cette gerbe d'or mirie par deux:soleils; 
l'amour et le genie : a eS 

« L'amour, c'est la salutation des.anges,aux:astres. . 

« La réduction de l'univers &.unseul dine, la dilatation d'un seul 
« étre jusqu’a Dieu, voila amour. i) ts 

« Dieu est derriére tout, mais tout cache Dieu; les choses sont noi- 
«res, les oréatures sont: ‘Opaques. Aimew: ‘un ..étne, cest le rendre 
« transparent. 

« Aimez! une sombre transfigueation dtoile.ess: malo’ ce supplies: 
«il yade l’extaso dans }'agome. 

« L'amour est une respiration eéleste:de:l'ain indy paradiss... » atc... 

Ainsi de suite.: remarquez que ce blyle:paradisiaque ast destiné 
4 subjuguer Cosette, Cosette: qui nous dira:pius-tard dans. un fran- 
cais moins éthéré : « Je bisque beaucoup: » Sérieusement, que tout 
cela est lourd, -prétentieux, tourmenté! e'est de:ja ‘pire maaniére 
de Victor Hugo, du Victor:Hugo de Liiténature et Philosophie mélées. 
Autre. bizarrerie! un lectaur attentif peurrait aisément détacher des 
Misérables un recueil de pensées, simon ‘trés-fines, au maims trés- 
fortes et souvent trés-profondes; et lorsque le gyand. écrivain se re- 
cueille, prend son temps, soulpte dans lerarbre une de ces phrases 
qui s’isolent du reste et vivent: delewr propne vie, il arrive presque 
constamment au galimatias:dans. un genre quia fourni a-notre litte 
rature tant de pages exquises et qui s’ajuste admirablement au génie 
méme de notre langue: serait-ce celle: langue qui-se venge d'un 
maitre qui, sous prétexte de l'enrichir, l'a opprimée? La pensée, chez 
M. Hugo, est tellement accoutumée a s'amplifier et 4 se répandre, 








LES MISERABLES. 709 


qu'elle ne peut plus se concentrer. En somme, nous le répétons, 
M. Hugo a échoué, ou & peu prés, dans la peinture de Marius et de 
Cosette, c’est-a-dire des représentants de l’humanité méme, suspen- 
due, sous la main de Dieu, entre les privilégiés et les misérables. 
Cette supériorité, tant de fois constatée chez M. Hugo, du lyrique 
sur le dramatique, nous suggére ume remarque qui pourrait, selon 
nous, résumer toute critique impartiale de son ouvrage. Les Miséra- 
bles ne sont ni une épopée, mi méme un roman, mais plutdt un 
poéme symphonique. On a comparé l'anteur a M. Eugéne Delacroix : 
cette comparaison n'est. pas parfaitement:juste. C'est dans un autre 
art qu'il faut chercher une analogie, aussi exacte que peuvent | étre 
de pareilles ressemblances. Beethoven, lui aussi, quoiqu’en disent ses 
fanatiques, a échoué dans |’opéra, qui est le. drame des passions hu- 
maines, s exprimant par des-notes au heu de s‘exprimer par des mots. 
Fidelio n’est qu'une symphonie déguisée ot trois ou quatre mor- 
ceaux magnifiques éclatent'sur un ensemble. dont rien n'égale la dif- 
fusion et l’ennui. L'immortel compositeur n’a pas su écrire pour les 
voix. Dans l’ordre musical, la voix humaine tient une place compara- 
ble 4 celle que |’Ame occupe dans |l’ordre poétique. C'est, pour ainsi 
parler, 1’élément dramatique par excellence, le foyer de vie et d'acti- 
vité autour duquel s'échelonnent les objets extérieurs, chargés de 
concourir 4l’action sans la dominer. Or c'est justement ce monde 
extérieur, ou, si l’on veut, c'est le dialogue entre Phomme et la na- 
ture dont s’empare Beethoven et dont il tire des merveilles. I! est le 
souverain de ce royaume dont le nom s’est assimilé au sien et qui 
Ss appelle la symphonie. Il y a plus : |’Ame, pour se révéler, n’a besoin 
que d’une voix qui parle ou qui chante. Pour interpréter, au con- 
traire, dans leurs profondeurs mystérieuses, dans leurs variétés infi- 
nies, les harmonies du monde extérieur, ce n'est pas trop de toutes 
les ressources d'un orchestre, agrandi et multiplié par le génie du 
maitre. I] faut des centaines d’instruments 4 Beethoven comme a Vic- 
tor Hugo. Seulement, il y a ici une légére différence a l’avantage du 
compositeur. Ces instruments dont il se sert existent déja; il ne leur 
demande que ce qu’ils peuvent rendre, et il trouve pour chacun d’eux 
des virtuoses qui en jouent avec une justesse admirable. M. Hugo, pour 
parvenir aux mémes effets, est obligé de demander 4 la langue fran- 
caise plus d’instruments qu’elle ne peut lui en fournir. En outre, il 
est seul a en jouer; il lui arrive parfois de jouer faux, et il suffit d'une 
fausse note pour gater tout un morceau. Si j’osais, si je ne craignais 
d'étre accusé de trop de raffinement et de paradoxe, j’indiquerais en- 
core un trait de ressemblance. L’oreille est pour les musiciens ce que 
le regard est pour les poétes tels que M. Victor Hugo. Beethoven, qui 
Vignore? finit par devenir sourd; mais je m’obstine a croire que ce 


110 LES MISERABLES. 


n était pas une surdité ordinaire, que le grand homme était devenu 
sourd aux bruits du dehor's pour avoir trop écouté.au dedans de lui- 
méme, pour s’étre absorbé dans l'inépwisable: symphonie dont i) était 
le merveilleux interpréte.: Nows-avens. pu dire, dans le méme sexs, 
que M. Hugo devenait aveugle;. aveugle pour s'étre trop. contempleé 
comme |c réflecteur de towtes les clartés; de toutes les merveilles du 
monde extérieur et du monde. invisible. Quoi qu'il .en soit, nous 
avons, non pas le poéme, le roman eu I’histoive des Misérables, mais 
la symphonte de l’ Onde et l’Ombre, celle de la Tempéte sous un créne, 
celle de Waterloo, celle de l’Argot, celle-des. Barricades, celle de Paris 
a@ val de hibou, etc., comme nous avons I'Hérotque et la Pastorale... 


WT | 
Nous voici ramené aux quatre derniers volumes: ils ont, eux 
aussi, leurs symphonies; plusieurs sont: fort:belles, et il en est ume 
qui, selon nous, dépasse tout le reste : c'est le chapitre que M. Hugo 
a intitulé la Cadéne (la Chatne). Jean Valjean et: Cosette se prome- 
nent, au point du jour, dans les environs.de Paris. ‘Le poéte fart unc 
description charmante de cette heure crépuscnlaire qui donne au ré- 
veur la solitude, avec le réveil-de la nature:pour dissiper les tristesses 
de Ja nuit. Tout 4 coup, dans |’ombre, 4 l'angle dy boulevard exté- 
-Fieur, on entend un bruit vague etiformidable; on apercoit des sal- 
houeltes étranges -qui s'’ébauchient : pews peu et se: dessinent dans 
ce mélange de clarté naissante et id’ omibre mocturne::c’est la chaine 
des galériens, le convoi‘sinistre qui les trattsportait; a cette.-dpoque 
(1831), de Paris’ Toulon ou & Rochefbrt.:A saesure: que.cette: masse 
de spectres, voiturésisur une’ claie avec: une chdine‘au dos et un car- 
can au cou, approche ef'se prébise dans! sa:réalité hideuse, M.- Hugo 
‘s'en empare et la décrit avec ume puistance: et~on :reliefiextraordimal- 
Tes. Figudez-vous une vision dantesque ilusérés par Goya. Onine peut 
lire.sans frisson: de.semblahbles pages, qui.font \ effetide tenailes rou- 
:gies au feu deila haine ef maniées pan-un génnt réevelté. Victor Bugo 
est la: tout éntier, avec: sesi coléres contre la société officieHe, sa com- 
passion insensée pour les malfziteurs, etisan.iacroyable..yvagneur. de 
-pinegas;) déewpl ce ypas une borteld‘assiniilation entre ld sujet eb av- 
tiste, entre laigle etiles yautdtirs.: 1] faut: atissa-recomnaitre ‘tout ce 
qu'il y.a de vivant et-de poighantdans le tableau ‘des basricades de 
‘juin, dans )’évasion des complices.de Thénardier; pour étre juste, 





LES MISERABLES. 141 


on ne doit pas oublier quelques détails charmants des réles d'Epo- 
nine et de Gavroche; -enfin, l’on.peut de nouveau mesurer la dis- 
tance de ces deux extrémes, ou réussit presque également l’auteur des 
Misérables; en rappelant:la jolie seéne des panuvres pelits enfants aban- 
donnés, trouvant, sous le: patronage de Gavroche, un gite dans le ven- 
tre del’ éléphant de la Bastille, et surtout le chhpitre qui nows montre 
ces deux orphelins .affamés, disputant aux cygnes du grand bassin du 
Luxembourg une: brioche jetée :par l'enfant d'un riche, trés-malhen- 
reux de n’avoir plus faim. Nous :donnesons tout a lheure notre avis 
sur la derniére: phase du long martyre de Jean Valjean, qui nous ser- 
vira & conclire. Restens -ericore'un,; moment:.dans le domaine de. la 
littérature, Ce | ! 
Les restrictions seraient:insombrables ; bornons-nous 4 quelques- 
unes : nous avons suffisamment démontré que, dans Jes Misérables, 
l’effet des plus belles scénes était. amoindri ou gaté, pour le lecteur 
attentif, parce. genre d'invraisemblance matérielle et morale, par 
cette complication violente de ressorts.grossiers et bruyants qui fai- 
saitdire.au comte Adexis'de Saint-Priest, de spirituelle, et regrettable 
mémetre :.« Le metheur, dans les productions modernes, c'est. que 
lon voit toujours que les.choses n’ont pas pu se passer.comme |’au- 
-teurnots.je dit. » A:cétéde ce-défaut capital, plagons-en un autre, le 
dédain absola:de:M. Victor Hugo pour cet ‘art des. valeurs relatives, 
aussi nécessaire 3 l'é¢orivain qu aw peintre. On a dit de je ne sais quel 
bel esprit qu'il avaible tort de vowloir faire un sort & ¢hacung deses 
phrases : on peut en dire.aatant du procédé habituel de M. Hugo : il 
est si sir de:sen pineeau, les objets matériels exercent-sur lui une ten- 
‘tation si permanente, qu'un buisson,. ume vieille toiture, un moellon, 
un tuyau de poéle, une guenille,: prennent sous ses doigts une saillie, 
“un grain mervetlleux, mais. qui diminwed’antant ja valeur et |’effet 
de:ce-qui devrait .concentrer.|‘attention at -le regnrd. Il. croif redou- 
bler; par ce moyen, ‘la vie, Y’ dnve de'ses: récits ou de-ses tableaux : il 
“se'trompe; il la-déplace;.il Uéparpille.: cé:qu'ilidonne de trop aux 
“choses; il ]’éte:axix honames;: ce ayuit ajoate de vitalitt.et d’accent aux 
objets‘inamimés, it lienléve:aux sentiments, ayx caractéres, aux per- 
sonnages. C’est.d’ ailleurs une infraction grave.aux'lois-de |’harmonie; 
canil.y asune harmionie httéraire! commie.il y:a une: harmonie wusi- 
caley at ies! serivains de borne. école nous fourniraiont, au besoin, 
mile prewves' de: tout segue Lonjpeut obtenir;iisans effort apparent 
et sans violetice;: ex sacvifiamt habilement I'acceséoire.au: principal; Ta 
Matiére inerte aq tre-vivant. M. Hugo; comme s'il craignait qu'on 
he s'aperetit ‘pas ‘assez de.co.défaul, te fait ressortir par des insistan- 
ces singuli¢res.: eo. papier, 4 Faentre les. mains; cette pierre, on Ja 
lui a montrée (el jour et:a-telle heure; -ce paté de maisons a disparu 


712 LES MISERABLES. 


en vertu d'un arrété dont il a la date dans sa mémoire et la copie 
dans sa poche : cette cloison était tapissée d’assignats dont il donne le 
fac-simile. L’enseigne de ce cabaret, il en connait, par le détail, l’ori- 
gine el l’orthographe primitive, etc., etc. Nous avons déja dit ce que 
nous pensons des prodiges de cette précision magistrale, qui consti- 
tuerait au profit de M. Victor Hugo un cumul accablant pour notre 
faiblesse, puisqu’aux richesses d'une imagination sans rivale il join- 
drait les mérites d'une exactitude sans réplique. Pour achever d’é- 
claircir nos doutes, nous nous sommes imposé un petit travail de ré- 
vision et de minutie, non pas, grand Dieu! sur le livre tout entier, 
mais sur une cinquantaine de pages, et voici le résultat de nos re- 
cherches : M. Hugo a placé le magasin de madame Gaucher rue du 
Figuier-Saint-Paul : lisez rue des Lions-Saint-Paul. Il nous présente, en 
octobre 1851, Jean Valjean regardant d'un ceil d'envie le général 
comte Coutard, commandant de Paris: or le comte Coutard avait 
donné sa démission en 1830. Dans le chapitre de la Gadéne, pour 
rendre les galériens plus intéressants et le gouvernement plus odieux, 
il nous dit qu’on faisait passer le convoi de ces malheureux par la 
route du Mans, au risque de prolonger de trois jours cet horrible 
voyage, afin d’éviter Fontainebleau et d’épargner a la personne royale 
cette mauvaise rencontre. Jean Valjean se souvient alors que trente- 
cing ans auparavant, pour ne pas s’exposer « aux rencontres royales, 
« toujours possibles sur la route de Fontainebleau, » on le fit égale- 
ment passer par le méme chemin. Or nous voudrions que M. Hugo 
nous dit quel était le roi de France et comment s'appelait Ja famille 
royale, en 1795, époque qu'il a fixée lui-méme pour les débuts de son 
héros au bagne. Nous pouvons lui affirmer, en échange, qu’en octo- 
bre 1834, sa seconde date, le roi Louis-Philippe et les princes n’a- 
vaient pas encore mis le pied 4 Fontainebleau. Dans ce méme chapi- 
tre, il fait chanter par les forcats « un pot-pourri de Désaugiers, alors 
« fameux, la Vestale. » Or la Vestale a été représentée le 15 décem- 
bre 1807; la parodie de Désaugiers suivit de prés, et il n'est pas. pro- 
bable que, vingt-six ans plus tard, en 1834, cette chanson, qui d’ail- 
leurs est bien douce pour des gosiers de galériens, fit dans toute la 
fraicheur de sa vogue. M. Hugo (cette remarque n’est pas de nous), 
conduit, le 25 décembre 1823, Jean Valjean devant l’affiche du théé- 
tre de la Porte-Saint-Martin, affiche qui annonce le mélodrame des 
Deux Foreats : on lui a rappelé que, sous la Restauration, tous les 
théatres, le jour de Noél, faisaient reldche. Nous dira-t-il qu'il ne s'est 
trompé que de vingt-quatre heures? Nous lui répondrons que, les 
25, 24, 26, 27 et 28 décembre 1823, le théAdtre de la Porte-Saint- 
Martin jouait le Gascon @ trois visages et les Invalides. Enfin, — ear 
cette énumération serait trop longue, — pour se donner le triste 








LES MISBRABLES. M5 


plaisir de faire commeltre une:puérile impicté par un de ses chers 
héros dea barricades, il nous montre, le 5 juin 1852, Bahorel, un 
des insurgés,: déqhirant sur: un ¢oin du mur un mandement de cu- 
réme, « une permission de manger des ceuls, adressée par |’arche- 
véque de Paris a:'ses ouaélies. .»:Geci a l’avantage de rappeler une des 
plus heureuses inspirations 'de-M. Edmond About; nous n’en de- 
manderons pas moins a'M. Victor Hugo : 1° s'il croit que le mot 
ouailles, qui seandalise.l’esprit fort Bahorel, ait jamais figuré en téte 
d'un mandement de Mgr de Quélen; 2° s'il est bien sdr qu’en juin un 
mandement de caréme, affiché depuis prés de quatre mois, put étre 
encore trés-intact et trés-listble; 3° si ces mandements, qui, méme 
en temps ordinaire, ne sont placardés que dans le tambour des égli- 
ses, 8 élalajent au dehors, sur les murs de Paris, entre deux émeutes, 
le 5 juin 4832, un an aprés le sac de |’archevéché ef au moment ot 
larchevéque, encore proscrit, était foreé.de se cacher. Total, sept 
bévues, relevées:en.quelques pages par uh homme qui est le contraire 
d'un savant :.A: septem.désce omnes. Jugér a quel chiffre l'on arrive- 
rait, sil’on avait assez de temps et de palience pour contréler en dé- 
tail les dix volumes. Chiicanes et vétilles, nous dira-t-on : De minimis 
non curat preter. Soit! Mais ici le préteur affecte d’étre aussi bien ren- 
seigné dans les petites choses que dans les grandes, et semble méme 
vouloir qu'on apprécie sa compétence dans les grandes choses par 
lexactitude qu’il met ‘dans les petites. Prenez garde! nous trouvons 
M. Hugo, en dépit de ses affirmations précises, trés-peu in faillible dans 
des questions secondaires qui se rectifient au moyen d'une date, d'un 
morceau de journal, d’an almanach ou d'un chapitre d'histoire : qui 
m’assure qu’il_ne sera pas en défaut,. qu'il ne commettra pas les mé- 
mes erreurs, # mesure que nous nous: éléverons avec lui vers des 
questions plus hautes, plus importantes, mais aussi plus difficiles 
a vérifier, offrant des solutions toutes différentes, suivant qu’on y 
apporte plus de..présomption ou de sagesse, plus de sophisme ou 
de bonne -foi? Qui sait si cet ‘aplomb dogmatique, cet échantillon dc 
science vniverselie nonchalamment exhibé 4 propos d'un mur, d'une 
affiche, d’une chanson.ou.d’un nom propre, ne sont pas destinés jus- 
tement 4 me faire croire que Jes grandes controverses philosophiques 
et historiques, les problémes de la misére, du droil au travail, de 
la souveraineté populaire, les statistiques du bien et du mal, les théo- 
ries du socialisme, la proportion des délits et des peines, ont été 
éludiés avee le méme soin, approfondis avec la méme patience, ré- 
solus avec-la méme certitude? On nous permetira donc de noter, 
comme trait caractérisligae, ce mélange de minuties et d’erreurs, 
cette manie de petits détails contrastant avec ces flagrants délits 
d‘inexactitude. 
Aovr 1862. 46 


714 LES MISE RABLES. 


lV 


Les digressions, nous l’avons dit, occupent une bonne moitié du 
livre de M. Victor Hugo; la plupart ne tiennent 4 son sujet que par un 
fil bien léger; quelques-unes sont d'inexplicables hors-d’ceuvre. 
Toutes se ratlachent pourtant 4 son systéme, 4 sa prétention évidente 
de donner 4 son ceuvre une grande portée philosophique et politique. 
Telle est sur ce point sa préoccupation, qu’il trouve moyen de faire 
servir et de mettre en ligne des morceaux épisodiques, séparés de la 
date de son récit par un intervalle de seize ans. Evidemment M. Hugo 
a regrelté de ne pas avoir a nous raconter les barricades de Juin 1848, 
ces terribles sceurs cadettes de juin 1852; mais il Jui edt fallu donner 
4 Marius quarante ans et 4 Cosette trente-sept : c’eut été exiger d’eux, 
ainsi que des lecteurs, un trop grand excés de patience. Qu’a fait 
M. Hugo? Il a imité ces conteurs bavards qui saisissent au vol un mot 
ou une anecdote; ils vous disent : « Vous parlez de tel individu ou de 
tel événement? Je me souviens, & ce propos, » etc., etc., et ils enta- 
ment une autre histoire. C'est ainsi que M. Victor Hugo, aprés avoir 
écrit pour l’acquit de sa conscience : « La ow le sujet n’est point perdu 
de vue, il n’y a pas de digression, » réussit 4 placer dix-huit pages 
sur la barricade du faubourg Saint-Antoine et la barricade du fau- 
bourg du Temple (24 juin 1848), en guise de prologue antidaté de la 
barricade Saint-Merry (6 juin 1832). N'ayant encore, en ce moment, 
a juger que le roman, l’ceuvre d' imagination, nous n’avons pas besoin 
d'insister sur le dommage irréparable que ces digressions, disserta- 
tions et divagations ont fait au livre, 4 sa valeur liltéraire, 4 son suc- 
cés réel auprés de la majorité des lecteurs. Nous savons que M. Hugo 
récuse Boileau : c'est un malheur pourtant, méme pour un grand 
poéte romautique, que les esprils légers, — souvent mieux inspi- 
rés qu'on ne pense, — lui appliquent trop fréquemment le vers : 


Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin. 


Nous savons aussi qu'on nous oppose Notre-Dame de Paris, ou abon- 
dent les chapitres descriptifs, les détails architectoniques, les temps 
d'arrét historiques et philosophiques, les pages inutiles a l’action, et 
qui n’en eut pas moins un grand succés. Mais d’abord on pourrait ré- 
pondre par un calcul d’arithmétique: Notre-Dame de Paris n'a que 








LES ¥ISERABLES. 715 


deux volumes : mettez six digressions par volumes, cela nous en fait 
douze. Les Misérables ont dix volumes; supposez pour chacun douze 
digressions; nous arrivons au chiffre de cent vingt. On voit de quel 
cdté serencontrent les circonstances atténuantes : et puis, quelle dif- 
férence! Dans Notre-Dame de Paris, \a véritable héroine, c’est Ia ca- 
thédrale. L’action, les personnages, le roman proprement dit, sont 
comme autant de figures sculptées sur ée vieux portail, sur ces som- 
bres tours que le poéte rendait 4 toutes les splendeurs de l’art au 
moment méme ou il substituait le dogme implacable de la fatalité aux 
clartés bienfaisantes de la foi. L’architeclure gothique 4 glorifier, le 
romantisme 4 incruster dans les pierres comme on I’avait déja in- 
stallé dans la poésie et au thédtre, le vieux Paris 4 disputer aux em- 
piétements de la truelle et de l’équerre (hélas! plus envahissants 
aujourd hui qu’alors), le moyen age 4 faire sortir de ces épaisses té- 
nébres ou de cette ombre blafarde ot l’avaient maintenu tour 4 tour 
le dédain de l'école philosophique et les miévrertes de l’école chevale- 
resque, tout un monde, tout un siécle a faire revivre avec ses types, 
ses costumes, sa langue, sa couleur, sa légende, ses beautés, ses lai- 
deurs, ses visages et ses grimaces, telle était le but de l’auteur, telle 
fut la pensée du livre. La Esméralda, la Sachette, Phoebus, Gringoire, 
Quasimodo, Jehan, Claude Frollo, ne pouvant vivre d'une autre vie 
que de celle que répandait le poéte & travers ces monuments et ces 
ruines, étaient chargés de tenir le lecteur en haleine, de le passion- 
ner pour ce siécle mort, pour ce monde disparu, pour ces choses in- 
animeées dont ils étaient les représentants et les interprétes. Et cepen- 
dant, comme l’humanité ne se laisse jamais impunément reléguer au 
second plan, Victor Hugo, malgré tout son génie, ne produisit, en 
définitive, qu'une chose pétrifiée, et la critique eut dés lors le droit 
de lui dire: « Dans cette ceuvre prodigieuse, ot est l'homme? » Mais 
le sujet des Misérables est tout différent; il est moderne, 1] est hu- 
main : c'est 'homme qui doit le dominer et le remplir; homme, 
c’est-a-dire le sentiment et l’action, ou, en d'autres termes, le roman 
et le drame : tout ce qui ne se relie pas étroitement au roman ou au 
drame, tout ce qui n'est pas analyse du sentiment ou développement 
de l’action, peut assurément trouver place dans une ceuvre d’aussi 
longue haleine, mais & titre de halte courte et rapide, dans des pro- 
portions sobres et discrétes, sans abuser de la patience du lecteur su- 
perficiel, et sans que le lecteur sérieux ait le droit de se demander si 
le roman a été écrit pour les digressions ou les digressions pour le 
roman. Ce qui aggrave encore les inconvénients de ce procédé de ral- 
longes élastiques, c'est que le style de M. Hugo, presque toujours 
magnifique quand il peint, trés-inégal mais encore trés-beau quand 
il raconte, devient absolument défectueux quand il disserte. Comment 


116 LES MISERABLES. 


sen étonner? D’abord il est trés-rare qu'un écrivain posséde tous les 
styles : ensuite M. Victor Hugo, moins que tout autre, peut prétendre 
4 faire exception, puisqu’il impose exaclement a la langue des affai- 
res, de la philosophie et de l'histoire cet abus de la figure et de l'image 
qui lui réussit dans la prose pittoresque et descriptive. Dans le genre 
piltoresque, l'image et la figure font, pour ainsi dire, parlie des ob- 
jets mémes: il suffit de les saisir avec justesse et de les rendre avec 
éclat. Dans la politique, la philosophie ou l'histoire, elles ne sont 
bonnes qu’é donner le change sur la fausseté, le vide ou la puérilité 
de l’'idée; que dis-je? Par une loi vengeresse du bon sens et du gout, 
Vidée semble d’autant plus creuse et plus fausse que la figure et 
l'image affectent plus de magnificence. On se souvient des discours 
de M. Hugo 41’Assemblée législative, discours qui mettaient au sup- 
plice ses admirateurs eux-mémes et dont l'insuccés contribua_ peut- 
étre 4 le jeter dans la voie ot il a persisté. Nous avons cru en trouver 
un écho dans bien des pages de son livre. Chose digne de remarque! 
Chateaubriand a eu 4 revenir de bien plus loin que M. Victor Hugo, 
quand il a voulu parler la langue politique; car Ja prose de M. Victor 
Hugo était primitivement plus savante et plus nette que ne l’avait 
été au début celle de l’auteur d’ Atala; et cependant Chateaubriand a 
su ne mettre dans son style de publiciste ou d’orateur que ce qu'il 
fallait de couleur pour que l'on reconnut le grand lettré. Ce n’est pas 
seulement parce que Chateaubriand, malgré ses hardiesses de pin- 
ceau, se rattachait encore aux traditions de l’esprit francais et de la 
vraie littérature; c'est aussi parce que, méme en se trompant, il ex- 
primait des idées pratiques, claires, acceptables, dignes d'intéresser 
l'homme d'Etat ou de passionner le polémiste. Chez M. Hugo, il ya 
scission compléte dans le fond et dans la forme avec tout ce qui n’est 
pas son utopie, son réve ou son role. Des lors il n’exisle pas de rai- 
son pour que son style politique ne soit pas le calque exact de son 
style littéraire, pour qu’il sacrifie aux esprits justes, simples et sen- 
sés le moindre de ses effets de cliquetis et de panache. Nous avons 
cité un passage de l’étrange chapitre /es Mines et les Mineurs. Mct- 
tons en regard, comme le nec plus ultra du genre, quelques lignes 
destinées 4 exprimer une pensée trés-paradoxale, mais assurément 
trés-intelligible, le tort que l’on a, selon M. Hugo, de vouloir arréler 
une révolution dans ses conséquences les plus extrémes : 

« Voici le grand art (des habiles) : faire un peu rendre a un succés 
« le son d'une catastrophe, afin que ceux quien profitent en tremblent 
« aussi; assaisonner de peur un pas de fait; augmenter Ja courbe de 
« la transition jusqu’au ralentissement du progres; affadir cette ceu- 
« vre; dénoncer et retrancher les Apretés de l’enthousiasme; couper 
« les angles et les ongles; ouater le triomphe, emmitoufler le droit, 


LES SISERABLES. 717 


« envelopper le géant-peuple de flanelle et le coucher bien vite; im- 
« poser la diéte a cet excés de santé; mettre Hercule en traitement de 
« convalescence; délayer l’événement dans 1’expédient; offrir aux es- 
« pris altérés d’idéal ce nectar étendu de tisane, prendre ses précau- 
«tions contre le trop de réussite, garnir la révolution d’un abat- 
« jour. » 

Voila, en raccourci, je style politique de M. Victor Hugo: c'est 
labus, rendu plus visible et plus irritant par le sujet méme qu'il 
traite, l’abus, élevé jusqu’au grotesque, d’un défaut dont il ne se dé- 
gage jamais et qui consiste a ne pas savoir s'arreter. Ce défaut repa- 
rait dans ses plus belles pages : au moment ow l'on admire, ot |’on 
est ému, un coup de pinceau superflu et excessif, une surcharge 
inutile, fait dire : « Ah! ceci est de trop! »— Voyez l’admirable scéne 
de Jean Valjean, forcat encore impénitent, entré dans la chambre de 
lévéque, pour voler les couverts d'argent. Tout 4 coup un rayon de 
lune éclaire le doux visage du vieillard endormi... « Cette lune dans 
a Je eiel, vette nature assoupie, ce jardin sans un frisson; cette mai- 
« son si calme, l'heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais 
« quoi de solennel et d’indicible au vénérable repos de cet homme, 
« et enveloppaient d'une sorte d'auréole majestueuse et sereine ces 
« cheveurx blancs ct ces yeux fermés, cette figure of tout était espé- 
« rance et ol tout était confiance, cette téte de vieillard et ce sommeil 
« d'enfant. » . 

Merveilleux! délicieux! — Mais l’auteur ajoute : « Il y avait pres- 
« que de la divinité dans cet homme auguste 4 son insu. » — Voila le 
coup de pinceau de trop; et remarquez que nous choisissons la page 
ou il n’y ena qu'un: que serait-ce de celles of il y ena dix? Nous 
n’aurions que l’embarras du choix : le livre en est plein. 

Ce sont 1a les intempérances du style de M. Hugo dans le genre 
grave, qui, aprés tout, est celui qui lui sied le mieux. Parlerons-nous 
de ses bizarreries dans le genre bouffe, familier, joyeux, gamin, trivial, 
excentrique? Au lieu de multiplier des citations qui seraient acca- 
blantes, des ironies qui seraient trop faciles, nous aimons mieux re- 
monter de l’effet 4 la cause. Il y a, chez M. Hugo, une prédisposition 
particuliére, un penchant 4 appliquer au cété extérieur et visible des 
mots le méme procédé qu’aux objets matériels. Ceux-ci comme ceux- 
la existent surtout pour lui par le dehors : sur les uns comme sur 
les autres, i] exerce une sorte d’incubation puissaute qui le rend 
maitre, non pas de leur dme, mais de leur forme, non pas de ce qu ils . 
contiennent, mais de ce qu’ils montrent. De méme que dans le 
monde moral il va sans cesse de la phrase 4 l'idée et non pas de 
lidée 4 1a phrase, de méme que dans le monde réel il subordonne 
la vie intérieure 4 la figure, de méme aussi, dans les mots de notre 


118 LES MISERABLES. 


langue, on dirait..qu’il.préfére la physionqmie au sens. De la cette 
quantité de concetti, de paillettes,. d’assonances, d¢ calembours, de 
quolibets de toute espéce et souvent dela pire, espéce; de la cette 
manie de jouer sur les syllabes, sur:J’orthographe, sur tel ou tel dé- 
placement de lettres, sur toutes ces puériles amulettes d'une imagi- 
nation oisive ou blasée, que l'on a trés-justement appelées jeux de 
mots, parce que l'idée n’y est pour rien. a Quailles, maniére polie 
de dire pies. » — Carpe ho gras, éerit sur l’enseigne d’un cabaret : 
le g s.efface,; les deux dernicrs mets se rapprochent, et l’on a carpe 
horas, : précepte latin. » — «. Lesgle (prononcez l'aigle), natif de 
Meaux, devient Bassuet, et cefte synonymie donne lieu a une foule de 
plaisanferies glaciales. Nous citons trois ou quatre de ces facéties;. 
naus pourrions en citer cinquante. Par ce trait comme par beau- 
coup d'autres, M. Hugo se rattache aux moines, aux érudits, aux phi- 
lologues, aux beaux esprits des quinziéme et seiziéme siécles. Il saute 
a pieds joints et 4 reculons sur nos deux grands siécles littéraires 
pour boire aux eaux troubles de ce moyen age, de cette Renaissance 
ou de doctes enfantillages se mélatent a de viriles audaces, ov l’astro- 
logie et l’alchimie cdtoyaient la vraie science, ot l’esprit et la hangue 
jouaient a Ja fois avec leurs premidres armes-et leurs derniers langes. 
C'est ag méme penchant et aux mémes analogies qu'il faut attribuer 
ces.recherches, ces afféteries, ces menues friandises de mots que 
M. Hugo aime tant a glisser dans ses titres et sous-titres; petit charla- 
tanisme qui met en gout, le lecteur,;: —.« Cosette aprés la lettre; — 
« Origine du mot : Ne pas perdre la carte. » — « Le numéro 9450 
« reparaif; et Cosette le gagne a la loterie. » — «-Buvard, bavard. » 
« + Comment Jean peut devenir Champ. — Rentrée de |’Enfant pro- 
« digue... de sa vie. » — Pour le sable comme pour la femme.ily a 
« une finesse qui, est perfidie, » etc., etc... — Toutes ces ingé- 
' miogilés hyzantines sont la fausse monnaie de l’esprit; quand une 
littérature et un homme de génie en sont la, ils ressemblent a ces 
magasins qui annoncent une liquidation et mettent tout a l’étalage 
pour dégniser leur faillite. D’autres fois, le maitre reprend aux disci- 
ples les défauts qu’il leur a donnés. M. Hugo imite M. Paul de Saint- 
Victor, ]l djt, par exemple, 4, propos des agents de police mfidéles : 
a«-IJs font danser l’anse du panier 4 salade. » De pareils traits, fort 
heareusement placés dans yn feuilleton, conviennent moins peut- 
étre 4 la gravité d'un livre-prophéte. 

Mais nous nous altardons. 4 des bagatelles, tant i] nous répugne 
d’arriver 4 la derniére variété du style de M. Victor Hugo; celle qu'il 
emprunte aux repris de justice, aux gamins de Paris, aux vétérans 
du bagne et de la gedle, — l’argot. Tout le livre septiéme de la qua- 
triéme partie (plus de cinquante pages!) traite del’argot ct est plein 





LES MISERABLES. 710 


de son sujet. Ce n’est pas la premiére fois, — M. Hugo s’en vante, — 
qu’il a introduit l’argot dans la langue littéraire. Il y a trente-quatre 
ans, le Dernier jour d’un condamné nous en donna la primeur. ( élait 
alors une nouveauté piquante, une arme de plus contre la fausse élé- 
gance, le genre guindé, distingué, les pruderies aristocratiques et 
académiques auxquelles’ le poéte déclarait la guerre. C’était aussi 
quelque chose comme un produit exotique, dont on rapporte l’échan- 
tillon d'un lointain voyage et que l'on montre aux curieux sans avoir 
la prétention de l’acclimater. Depuis, deux romanciers célébres, 
Balzac et surtout Eugéne Sue (l’intrépide ami du peuple, dit M. Victor 
Hugo), s’en servirent comme d’un élément de succés, 4 une époque 
ot le roman-feuilleton était obligé par sa vogue méme d aller tou- 
jours de plus fort en plus fort et de surenchérir le lendemain sur ses 
excés de la veille. Ils usérent de cet ingrédient pour réveiller l’ap- 
pétit de leurs lecteurs, et non pas du tout pour moraliser les classes 
populaires. Eugéne Sue, qui ne s‘était pas encore découvert philan- 
thrope, et qui avait, au contraire, pour idéal un dandysme de faux 
grand seigneur, mélangé de Byron et de Restif, voulait réussir et ga- 
gner beaucoup d'argent pour faire face & ses prodigalités fort peu pu- 
ritaines. Il placa trés-habilement l’argot sur une estrade, au seuil des 
Mystéres de Paris, et le chargea d’ameuter autour de son livre deux 
publics; l’un pour qui !’argot était une connaissance, l’aulre pour qui 
il était une curiosité; l'un qui aimait 4 retrouver ce vieil ami en 
passe de faire son chemin dans le beau monde, l’ autre qu'amusait et 
affriandait Ja présence de ce nouveau venu au milieu de ce péle-méle 
ou se heurtaient la soie et la guenille, le haillon taché de boue et Ic 
velours taché de sang, les héros de salon et de cour d'arsises, le 
prince et le galérien, la grande dame et la courtisane, toutes les fri- 
peries et toutes les épaves. En salissant ainsi ses gants jaunes pour 
mettre cette nouvelle amorce 4 ce nouvel hamecon, M. Sue ne se dou- 
fait pas d’abord qu’il serait pris au sérieux par quelques niais ou 
quelques esprits faux du genre grave (les pires de tous), et que lui- 
méme, piqué au jeu par ces adhésions imprévues, il arriverail a faire 
de la philanthropie rétrospective, du socialisme d’aprés coup, 4 trou- 
ver un role d’apétre dans son succés de conteur, a tailler une bourse 
de quéteur humanitaire dans le cornet qui avait amené un si heureux 
coup de dés. M. Victor Hugo, reprenant aujourd’hui son bien ow ille 
trouve, c’est-a-dire ot !’a laissé Eugéne Sue, approfondit l’argol avec 
cette majesté sacerdotale dont il lui est désormais difficile de se dé- 
partir et qui sied 4!’accomplissement d’un devoir; car c’est un devoir, 
une affaire de conscience, et il importe de ne pas sy tromper. La 
charité chrétienne, qui croit pouvoir soulager les miséres de ceux qui 
souffrent sans parler tout a fait la langue de ceux qui volent, en est a 


720 LES MISERABLES. 


l’enfance de l'art; elle s'arréte en chemin, faiblesse déplorable! — 
« S‘arréter est le fait de la sonde et non du sondeur. » — Pour étre 
digne de panser ces plaies, de résoudre ces problémes, d éclairer ces 
ténébres, d'assouvir cette faim, de guérir ces ulcéres, de convertir 
ces Ames, de changer cet enfer en paradis, de faire disparaitre, cn un 
mot, les misérables de ce monde, il est indispensable de savoir que 
dévisser le coco, veut dire tordrele cou, que le dob est sinve signifie le 
bourgeois est béte, et que, quand une maitresse de maison demande a 
ses convives s'ils trouvent le gigot bon, elle leur dit : « Vousziergue trou- 
vaille benorgue ce gigot muche. » Il n'est pas moins essentiel de re- 
monter aux origines, de faire a l‘argot les honneurs de la philologie, 
de distinguer l’argot des halles de celui du Temple, l’argot romanti- 
que de l’argot classique, de connaitre toutes les variélés grecque, la- 
une espagnole, celtique, anglaise, italienne, basque, allemande, de 
'argot. 

Pour mener cette étude a bien, il faut du courage : « Certes, aller 
« chercher dans les bas-fonds de l’ordre social, 1a ot la terre finit et 
« ol la boue commence, fouiller dans ces vagues épaisses, poursul- 
« vre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavé cet idiome abject qui 
« ruisselle de fange ainsi tiré au jour, ce vocabulaire pustuleux dont 
« chaque mot semble un anneau immonde d'un monstre de la vase 
« et des ténébres, ce n’est ni une tache attrayante, ni une tache ai- 
« sée. » Mais pourquoi vous imposez-vous cette corvée nauséabonde? 
Qui vous y oblige? Je vous l'ai déja dit, un devoir sacré: « La vraie 
« division humaine (écoulez! écoutez!) est celle-ci : les Jumineux et 
« les ténébreux. Diminuer Je nombre des ténébreux, augmenter le 
« nombre des lumineux, voila le but. C’est pourquoi nous crious : 
a Enseignement! science! apprendre a lire, c'est allumer du feu; 
« toute syllabe épelée élincelle. » Oui, mais prenez garde; il me sem- 
ble que vous plaidez la thése diamétralement contraire & la votre. En- 
seigner aux lumineux la langue des ténébreux, laisser croire aux té- 
nébreux que les lumineux prisent fort leur langue el qu'un grand 
poéte en a fait son étude particuliére, ce n'est pas le moyen de dimi- 
nuer le nombre des ténébreux et d'augmenter le nombre des lum)- 
neux; cest le moyen de choquer le gout, de corrompre le sens, de 
rabaisser l’esprit, de salir l’oreille et de souiller la bouche des lumi- 
neux sans aucune amélioration probable pour les ténébreux. Réunis- 
sez dans un méme lieu vingt professeurs d'argot et vingt parleurs de 
francais; avant un mois, l’argot aura déteint sur le frangais sans que 
ceux qui le parlent aient fait le moindre progrés dans le langage des 
honnétes gens. Pourquoi? par suite d'une infirmité de notre nature; 
parce que la mauvaise compagnie déprave plus souvent la bonne que 
la bonne ne purifie la mauvaise; parce que, sur celte échelle dont le 


LES MISERABLES. 721 


premier échelon s‘appelle lumiére et le dernier ténébres (style Hugo), 
il est bien moins nature] et bien moins facile de remonter que de 
descendre. Par étourderie, par curiosité, par genre, il nous plaira 
peut-étre de nous donner une représentalion d’argot, de méme 
qu'on voit d’honnétes femmes se permettre une soirée au théatre 
du Palais-Royal. Les habitués de Vargot, au contraire, se garde- 
ront bien de renoncer a ce patois du vice et du crime, qui est ad- 
_hérent au crime et au vice comme le masque est adhérent au visage 
et l'épiderme a la chair, qui protége et couvre, comme une ombre 
parlante, leurs pensées impures et leurs entreprises scélérates : ils 
s obstineront & repousser la langue des lumineux, comme on repousse 
un importun, un indiscret et un suspect. Une étude approfondic et 
presque sympathique de l’argot par un grand écrivain francais est 
donc toute au profit de l’argot et aux dépens du frangais. Et puis, 
pourquoi vous faire le Parent-Duchatelet de cette langue hideuse? Quelle 
que soit votre prédilection pour vos clients, vous avez bien la préten- 
tion légitime d’étre lu par d'autres, par les femmes, par les esprits 
délicats, par cette sociélé polie qui, tout en gémissant de vos déser- 
tions, vous amnistie et vous admire encore. En conscience, est-il bon 
et utile de faire défiler sous ces yeux, pendant des centaines de pages, 
des phrases comme celles-ci: « Il lansquine 4 ¢teindre le riffe du ra- 
« bouin; et puis les coqueurs vont passer, il y a la un grivier qui 
« porte gaffe, nous allons nous faire emballer icicaille. » Ou bien : 
« Boudiner sa limace et faucher ses compaffes pour maquiller une 
« tamlouse, caler des boulins aux lourdes, braser des faffes, maquiller 
« des caroubles, faucher les durs, se plancher, se camoufler, il faut 
« étre mariol. Le vieux ne sait pas goupiner. » Ou dans un genre 
peut-étre pire encore: « C’est trés-mauvais de ne pas dormir: ca 
« vous ferait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand 
« monde, puer de la gueule. » — (Oh! pardon! pardon!) 

Non, jamais vous ne nous prouverez que, jeter dans votre livre et 
dans nos Ames ces poignées d’ordure, ce soit assainir l’ordure et 
non pas salir nos ames et votre livre? Jamais vous ne nous prouverez 
que, donner un rang littéraire 4 ces vilenies, ce soit faire pénétrer le_ 
jour dans cette ombre infecte et non pas le forcer de subir tous les 
miasmes et toutes les asphyxies de cette ombre! Mais que disons-nous? 
M. Hugo, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, s’est volontaire- 
ment donné le change a lui-méme; il a élé sa propre dupe. Il a cru, 
il a voulu peut-étre étudier la plaie pour la guérir, apprendre et en- 
seigner l’argot pour éclairer et moraliser ceux qui le parlent. Au fond, 
il a cédé, en son honneur, a ce gout de réhabilitation qu'il a sans cesse 
appliqué a toutes les laideurs, 4 toutes les difformités physiques et 
morales. A cetendroit de son récit, l’argota élé pour lui ce qu’avaient 


722 LES MISERABLES. 


été le bandit, le bossu, le bouffon, le galérien, le laquais et la cour- 
tisane. Cela est si vrai, que M. Hugo, pour mieux satisfaire sa pas- 
sion, ne s'est pas apercu de deux choses : qu’il contredisait sa poéti- 
que, et qu'il manquait de respect & sa politique. En effet, si l'étrange 
littérature dont nous venons de ciler 4 regret un trés-petit échantil- 
lon pouvait avoir une excuse (elle n’en a pas), ce serait ce culte de la 
vérité littérale, article de foi du réalisme. On met en scéne des vo- 
leurs et des repris de justice; on les fait parler leur langue et on la 
parle soi-méme, probablement comme on perlerait grec, latin ou 
hébreu, si l’on avait & faire discourir dans un livre francais Thémis- 
tocle, Sylla ou Moise : soit! mais il ne faudrait pas du moins que ce sa- 
crifice 4 la vérité tourndt au détriment de la vérité. Or il suffit de lire 
une page de ces chapitres pour s’assurer que M. Hugon’a pas obéi a 
une nécessité de couleur locale en placant de ]’argot dans la bouche de 
Brujon, de Montparnasse ou de Thénardier; il s’est, au contraire, ar- 
tificiellement arrangé pour que ces messieurs eussent 4 débiter au- 
tant d’argot que possible; et dans quel moment? au moment d’une 
évasion nocturne, ol un mot de trop, une phrase trop longue peut 
leur couter a tous la liberté et la vie! Comme |’instant est bien choisi 
pour dérouler, par le plus long, les discours ok peuvent s’encadrer 
toutes les locutions saillantes du répertoire! Etcomme nous voudrions 
que l'on ett pitié de notre ignorance, que l'on nous dil en quoi ce 
pastiche, ce placage différe des tirades de cette pauvre tragédie clas- 
sique dont on s'est si justement moqué! Encore et toujours le sacri- 
fice de la vraisemblance, de la vérité vraie 4 la vérité brutale! 
M. Hugo fait exécuter par ces aimables scélérats des prodiges de gym- 
nastique et de voltige auprés desquels ceux de Léotard ne sont que 
jeux d’enfant, et il leur fait méconnaitre 4 cceur-joie cette simple loi 
de la prudence qui veut que des prisonniers qui s'é¢vadent ne parlent 
pas ou ne disent que le strict nécessaire. Est-ce tout? Pas encore. 
Comme si ce premier défi jeté a la vraisemblance ne lui suffisait pas, 
M. Hugo, dans la méme page (tome VII, 334), nous montre, d'une 
part, Thénardier n’osant pas parler de peur d’étre entendu des ged- 
liers et des sentinelles, — parce qu’il convient de prolonger le sup- 
plice de Thénardier et ]’anxiété du lecteur; — d’autre part, ses com- 
plices discourant le long du méme mur, a la méme distance de la 
prison, comme des conspirateurs de mélodrame, — parce qu'il sied 
de donner une lecon d'argot et de la donner en conscience. En second 
lieu (ceci est plus grave), l’auteur des Misérables ne veut pas s’aper- 
cevoir que Gavroche, son cher Gavroche, dont les espiégleries le ra- 
vissent et dont il prend constamment le parti contre les bourgeois et 
les sergents de ville, Gavroche, passé maitre en argot, a lair de ser- 
vir de trait d’union entre les malfaiteurs déja nommés et les chevale- 








LES MISERABLES. 14 


resques héros de l'insurrection et de la barricade. Brujon, Gueulemer 
et Montparnasse fraternisent avec. Gavroche, qui est le fils de Thénar- 
dier, et qui, 4 son tour, fraternise avec Courfeyrac, Combeferre et 
Bossuet: Il en résulte un singulier effet d’optique et de mirage, une 
confusion désobligeante entre ces deux groupes si distincts. Le: lee- 
teur distrait, préoccupé du voisinage de ce jeune fils de famille, de 
ce dignle garcon de tant d espérance et de tant d'argot, qui casse st 
gentiment les réverbéres, tire la langue aux mandements de |'arche- 
véque et se bat héroiquement pour la patrie, le lecteur, disons-nous, 
se demande parfois ot commence le Brujon et ot fimt le Courfeywac. 
Il reste alors une ressource que M. Hugo n’a pas prévue. On se sou- 
vient que Courfeyrac, Enjolras et Combeferre sont autant de Léoni: 
das, que les barricades de 1832 étaient des Thermopyles, que Léa- 
nidas et ses compagnons étatent Lacédémoniens, et que le vol, aprés 
tout, avait des autels 4 Lacédémone. Mais tréve de railleries sacri- 
léges! Il y a quelque chose de pire que de plaisanter sur un sujet sé- 
rieux; c’est de plaisanter sur un sujet triste. Or nous touchons 4 la 
politique professée par M. Victor Hugo dans les quatre. derniers vo- 
lumes des Misérables. 


Voici, réduite 4 sa plus simple expression, la politique de M. Hugo: 
il n’y q d’autre droit que le droit du peuple,,de sa souveraineté illi- 
mitée, Toute tentative pour le restreindre est un escamotage du re- 
latifou, pour parler plus clairement, de 1'4 peu prés, aux dépens de 
labsolu, ou, si vous aimez mieux, de l’intégrité du droit. Toute en- 
treprise tendant 4 triompher de cette restriction coupable, 4 rétablir 
cette intégrité souveraine, est non-seulement légitime, mais sacrée. 
De la une distinction assez subtile entre l'insurrection et |’émeute. 
L'émeute, c’est la révolte du relatif populaire conire l’absolu popu- 
laire, c’est-a-dire d’une fraction de cette souveraineté contre l’ensem- 
ble. M. Hugo — sachons-lui gré de cette concession — attribue ce 
Caractére aux journées de juin 1848. L’insurrection, c’est le mouve- 
Ment d'un peuple entier s'armant pour la défense du droit absolu, 
illimité, contre ceux qui veulent y apporter des infractions violentes, 
comme en juillet 1830, des habiletés restrictives, comme en 1831, ou 
des délais sans excuse, comme avant février 1848. Maintenant, qui in- 


794 LES MISBRABLES. 


terprétera ce droit, ces relations de l’absolu au relatif et réciproque- 
ment? Qu’est-ce que tout un peuple? qu’est-ce que le vrai peuple? Ou 
est-il? dans les campagnes? dans les ateliers? dans les clubs ou dans 
les rues? Peut-on et doit-on le faire juge de son droit, et qui sera ce 
juge? Ce droit peut-il étre cn opposition directe avec son intérét, son 
repos, son bien-étre? Peut-on appeler ses amis ceux qui, générale- 
ment incapables de le connaitre et indignes de l’aimer, sont cause 
qu’a un moment donné le cultivateur n’a pas de pain, l’ouvrier n‘a 
pas de travail et le boutiquier fait faillite? Ces insurrections, ces ré- 
volutions si chéres 4 M. Hugo, ne sont-elles pas presque toujours faites 
par une minorité (souvent imperceptible), et dés lors la majorité, 
l’immense majorité, n’a-t-elle pas le droit absolu de réagir contre le 
droit relatif, ainsi que cela est arrivé quelquefois, et d'une fagon qui 
n’a pas dad étre fort. agréable 4 M. Victor Hugo? L’anarchie, le désor- 
dre, la guerre civile, l’attentat aux propriétés, le meurtre des ser- 
gents de ville et des gardes municipaux, J’irruption d'une foule im- 
monde dans les palais et les édifices publics, est-ce le droit absolu? 
Le peuple, le vrai peuple doit-il une bien vive reconnaissance & ces 
amitiés utopistes qui consistent 4 lui enfiévrer le cerveau, & l’enivrer 
de chiméres, a atliser ses convoitises, 4 lui prometire la richesse et 
le bonheur, et 4lui préparer d’horribles mécomptes? Est-ce apres res 
quinze derniéres années, aprés tant d’expériences et des expérienves 
si diverses, qu’il est permis de recommencer ces hymnes 4 I'utopie, a 
la souveraineté populaire, a l’insurrection, 4 la révolution radicale, au 
droit au travail, 4 la jouissance, au progres indéfini, 4 tout ce quia été 
jugé, jaugeé, percé a jour, trainé aux gémonies, jeté au coin de la borne 
et finalement chatié par l’excés contraire? S'il est prouvé que la liberté 
véritable, la liberté que nous aimons, qu’ont aimée Necker et Males- 
herbes, Lainé et Royer-Collard, Chateaubriand et de Serres, M. Guizot 
et le duc de Broglie, M. Thiers et M. Berryer, qu’ont servi ou voulu ser- 
vir Louis XV{, Louis XVIII et Louis-Philippe, n’a pas eu de plus meur- 
triers ennemis que ces parleurs d’utopie humanitaire, de démocratie 
absolue et de bien-étre universel, qui relardent ses progrés, font mau- 
dire son nom, troublent son régne, hdtent saruine, déshonorent ses 
bienfaits et nous donnent parfois envie de douter d’elle; si cela est 
prouvé (et qui oserait le nier ?), que penser de toutes ces déclamations, 
renouvelées non pas des Grecs, mais des plus mauvais jours et des 
plus mauvais styles de 1848? M. Victor Hugo n’a pas daigné s’abaisser 
jusqu’a ces questions mesquines; i] a mieux aimé célébrer pour la 
vingtiéme ou la centiéme fois les grandes journées de la Révolution, 
le 14 juillet, le 10 aout (dont le 24 janvier fut l’envers inévitable), et 
tous les autres anniversaires du calendrier révolutionnaire. — « Et 
quand Je 14 juillet.cot\terait cent vingt millions? » s’écrie-t-il dans 








LES MISERABLES. 125 


son enthousiaste désintéressement des deniers publics. A ce propos, 
nous permettra-{-on une remarque? « Sont-ils assez ennuyeux, a-t-on 
dit de nous, avec leur éternelle Pucelle de Voltaire? » —Sont-ils assez 
ennuyeux, aurions-nous le droit de dire 4 notre tour, avec leurs éter- 
nelles journées de la Révolution, leur éternelle prise de la Bastille? 
Savez-vous ce qu’était la Bastille, la veille du jour ou on |'a prise? On 
n'y enfermait plus que quelques nobles, quelques privilégiés d'ancien 
régime, qui avaient été condamnés a mort pour meurtre, et dont, par 
privilége, la peine avait été commuée. Mais la question n’est pas 1a : 
il semble toujours, 4 entendre ces hosannah historiques, qu'il y ait eu 
une lutte ainsi posée; d'un cété, un tyran inflexible, dans le genre de 
Philippe II ou au moins de Louis XIV, se cramponnant a tous les abus, 
se refusant a toutes les réformes, sourd a toutes les doléances; de 
autre, un grand peuple se levant comme un seul homme et courant 
4 la conquéte de droits qu’on lui dispute et de réformes qu'on lui re- 
fuse. Dés lors la victoire du peuple, la grandeur des souvenirs, la lé- 
gitimilé, que dis-je? la sainteté de l'insurrection, tout va de suile, et 
le dithyrambe n'est pas de trop pour célébrer toutes ces magnificen- 
ces. Or c’est tout le contraire. Ces réformes que rendait urgentes la 
dissolution du vieux régime, que les salons avaient proclamées avant 
larue, que l'Evangile indiquait avant la philosophie, le roi les vou- 
lait, ses meilleurs ministres les voulaient, tous les bons esprits 
du temps en avaient fait l'objet de leurs méditations les plus chéres, 
et les témoins qui survécurent, M.de Talleyrand, par exemple, assu- 
raient n’avoir jamais rien vu de pareil au bouillonnement d’idées, a 
"enthousiasme intellectuel et libéral de ces années ardentes qui pré- 
cédérent 89. Tout pouvait donc s’arranger d'un commun accord; tout 
le monde, depuis Je souverain jusqu'au vrai peuple, pouvait s’unir 
pour triompher des difficultés inséparables de cette immense trans- 
formation politique et sociale. Mais ce n’était pas le compte de ces 
minorités factieuses, qui, 4 certaines heures de colére céleste, violen- 
tent a la fois le pouvoir et la nation, empéchent l'un de faire le bien 
et l'autre de l’'attendre, et embrouillent, enveniment, ensanglantent 
les questions, de maniére a forcer celui-ci de résister ou de périr, 
celle-la d’acheter Ja moindre de ses prétendues conquétes par des an- 
uées de souffrances, de déchirements et de sacrifices. Voila l'histoire 
de la Révolution depuis prés d'un siécle; voila, et par votre faute, 
pourquoi le proces est encore pendant entre ceux qui l’exaltent et 
ceux qui la maudissent; et voila aussi pourquoi ces minorités op- 
pressives, décorées du nom de peuple et toujours prétes a falsifier 
le véritable voeu populaire, ces personnifications toujours funestes, 
souvent hideuses, de toutes les anarchies sociales et morales, sont 
constamment glorifiées par les hommes qu'un fatal verlige pousse a 





726 LES MISERABLES. 


chercher en dehors de la vérité ct de la liberté l’'assouvissement de 
leur orgueil et la réalisation de leurs chiméres. 

Maintenant, peut-on se laisser désarmer par le beau et curieux por- 
trait de Louis-Philippe, qui ouvre cette partie du livre des Mtsérables? 
Quelques hommesd’ esprit se sont déclarés contents; nous ne voudrions 
pas étre dupes. Si l’on avait réfléchi, l'on aurait aisément reconnu 
que M. Victor Hugo, s’apprétant 4 planter son drapeau épique sur les 
barricades de juin 1832, ne pouvait pas ne pas commencer par un 
éloge éclatant du roi que ces barricades voulaient renverser. C’était 
pour lui, tout ensemble, affaire de convenance personnelle et combi- 
naison d’artiste. Comblé des faveurs de la monarchie de 1830, pair de 
France pendant les derniéres années du régne, particuli¢rement dis- 
tingué par un prince et une princesse dont les qualités brillantes, le 
libéralisme sincére et la destinée si prématurément brisée devaient 
trouver grice auprés de tous les partis, M. Victor Hugo, conduit par 
son sujet devant cette figure désormais acquise a l'histoire, s'est sou- 
venu qu'il avait une dette 4 lui payer, et il l’a noblement acquittée. 
Mais, en outre, cet acte de reconnaissance s accordait admirablement 
avec l’effet qu'il voulait produire. Plaider pour une insurrection 
contre un mauvais roi, la belle affaire! mais proclamer le droit ab- 
solu de l'insurrection en présence d’un roi qu‘on vient de montrer 
plein d’esprit, de bonté et de vertu, voila ce qui prouve un jugement 
appuyé sur des raisons bien plus fortes, une impartialité planant dans 
des régions bien plus hautes, une sérénité de convictions supérieure 
aux qualités ou aux défauts des clients ou de l’adversaire! A ce pomt 
de vue, l'éloge du roi Louis-Philippe par M. Hugo est moins une jus- 
tice politique qu'une habileté littéraire. 

Ce dernier mot va nous faire rentrer dans notre cadre. Aussi bien, 
la discussion politique proprement dite est, vis-a-vis de M. Hugo, 
trop difficile, trop périlleuse et trop douloureuse; trop difficile, car la 
nature méme de son génie déjoue, 4 chaque instant, les arguments 
par les métaphores; trop périlleuse, car il faut toucher sans cesse & 
des questions que nous interdit la plus élémentaire prudence; trop 
douloureuse enfin, car rien n'est plus triste que d’avoir constamment 
4 opposer aux rabachages du génie en délire les redites de la médio- 
crité sensée. N’y aurait-il pas moyen, pour tout accorder, de mener 
de front, de placer sur deux lignes paralléles la politique de M. Victor 
Hugo et sa littérature? S’il a voulu, en effet, que sa littérature fut en- 
core de la politique, nous disons, nous, que sa politique est encore de 
la littérature; c'est, des deux parts, le méme procédé, les mémes er- 
reurs d’optique, la méme facilité a s’enivrer de sa pensée ou a s¢é- 
blouir de ses images, le méme penchant a tout forcer, 4 tout grossrr, 
4 troubler continuellement cette harmonie et cette mesure, qui, dans 








LES MISERABLES. 127 


la politique, s’appellent Ja vérité, et, dans l'art, s'appellent le vrai. 
Son héros, Jean Valjean, nous servira, nous l’avons dit, de conclusion 
finale et d'exemple. | 

Au dixiéme volume, aprés le mariage de Marius et de Cosette, 
aprés la mort de Javert, quand tout le monde est heureux, quand 
le secret du forcat transfiguré ne peut plus étre surpris, quand sur- 
tout il ne peut plus étre utile 4 personne que ce secret soit révélé, 
Valjean n'est pas encore en paix avec sa conscience; il se dénonce a 
Marius, sans nécessité, sans utilité aucune, que dis-je? avec la cerli- 
tude de gater le bonheur de Marius et peut-étre de compromettre celui 
de Cosette; but absolument contraire a celui qu'il s'est proposé depuis 
sa rentrée dans le monde des honnétes gens. Pourquoi ce martyre sup- 
plémentaire? Encore une fois, parce qu’il fallait au poéte un anneau de 
plus dans cette chaine ascendante de la terre au ciel, un prétexte de plus 
pour comparer les immolations successives de Valjean a la Passion du 
divin Sauveur. Voila ot éclate, méme au point de vue humain, méme 
au point de vue de l’art et du gout, la supériorité pratique de cette 
religion que M. Victor Hugo dédaigne. Le moindre curé de village, si 
Valjean Vedt consulté, lui edt dit: « Taisez-vous! vous en avez fait 
assez, trop peut-¢tre. Vous vous étes racheté dix fois; non-seulement 
aux yeux de Dieu, mais aux yeux des hommes. Tout ce que vous ajou- 
teriez maintenant 4 cette somme de dévouement et d’actions méritot- 
res serait non-seulement superflu, mais coupable; vous méconnai- 
triez la bonté de Dieu; vous prolongeriez sans raison une expiation 
quia trop duré, et vous troubleriez les joies légitimes des heureux 
que vous avez faits. » Voila ce qu’aurait dit, non pas le casuiste le plus 
sublil, mais le plus humble prétre. C’est que la religion limite le de- 
voir, et, en le limitant, elle l’assure; elle le rend praticableet possible, 
parce qu’elle le rend ‘clair, positif, inaltérable. — Allez jusque-la; 
nallez pas plus loin. — Et voila justement pourquoi les hommes tels 
que M. Hugo la récusent et la repoussent. En bornant le devoir, elle 
borne l’orgueil; en assurant le nécessaire, elle dispense du superflu. 
Or on aime mieux se réserver au fond de sa conscience un coin mysté- 
rieux pour le superflu, afin de s’affranchir du nécessaire. C’est plus 
flatteur et plus commode, mieux en harmonie avec le pacte éternel de 
nos passions et de notre orgueil. Toute la politique et toute la poéti- 
que de M. Hugo sont I. On pouvait se contenter de faire de Jean 
Valjean réhabilité un honnéte homme et un chrétien : il aime mieux 
en faire un Christ, sauf a humaniser Jésus-Christ pour mieux combler 
les distances. Eh! n’a-t-il pas trahi toute sa pensée dés le second vo- 
lume? « Dix-huit cents ans avant cet homme infortuné, I étre mystérieux 
« en qui se résument toutes les saintetés et toutes les souffrances de 
« Vhumanité, avait, [ui aussi, pendant que les oliviers frémissaient 


128 LES MISERABLES. 


« au vent farouche de l’infini, longtemps écarté de Ia main |’effrayant 
« calice qui lui apparaissail ruisselant d’ombre et débordant de téne- 
« bres dans des profondeurs pleines d’étoiles. » 

Eh bien, pour ses héros politiques, le procédé de M. Viclor Hugo 
est le méme. Enjolras, lui aussi, est un Christ qui, avant de périr sur 
la barricade, annonce & ses amis |'Evangile socialiste et humanitaire, 

le réve de |’abbé de Saint-Pierre réalisé par les disciples et Jes émules 
de Blanqui et de Barbés. On aspire au bonheur de l‘humanité, et, en 
altendant, on sacrifie 4 un songe des milliers de victimes. On dit au 
peuple : « Vous serez tous riches, puissants, heureux, savants; » et, 
provisoirement, on ajoute un effroyable appoint & ses miséres. On 
crie : « Vive la liberté! » et on la tue. Ons’apitoie sur le sort de fac- 
lieux ou méme de scélérats méchamment opprimés; et l'on égorge, 
par centaines, des gardes nationaux et des gendarmes. M. Hugo nous 
intimide tellement avec ses airs de précision et de certitude que nous 
n’oserions pas dire si cette barricade de la Chanvrerie a existé, si En- 
jolras, Courfeyrac et Combeferre sont des produits de }’imagination 
de l’auteur ou des portraits de souvenir. Mais ce que nous savons, 
c'est que, s‘ils ont réellement vécu, ils sont bien réellement morts, 
qu’ils n’ont pas laissé d’héritiers, ou du moins que ceux que nous 
avons vus 4 I’ceuvre seize ans plus tard ne leur ressemblaient guére. 
Placer l'image des héros de 1848 en regard de ceux de M. Victor Hugo, 
ce sera notre seule réfutation et notre seule revanche. 

Ce qu'il y a de triste, ce qui serre le coeur, c'est de penser qu’ - 
l’heure oti nous écrivons, ces créations, ces réves d'un cerveau puis- 
sant et nostalgique sont pris au sérieux, et probablement au pied de 
la lettre, par des milliers de lecteurs, assez éclairés pour comprendre 
qu'il ya la une grande force de destruction et de désordre, assez 
aveuglés pour croire que les peuples pourront un jour trouver la terre 
promise dans ces fantastiques mirages, sur ces sables mouvants, 
pailletés de style. Nostalgique, avons-nous dit? nous ne voudrions pas 
que ce mot fat mal interprété. Dans la premiére partie de cette trop 
longue étude, nous nous sommes permis une allusion, déplacée peut- 
élre, a l'exil volontaire de M. Victor Hugo. Peut-étre eut-il mieux 
valu lui offrir Fhommage d'un respectueux silence : mais, en dehors 
de toute question de détail et de personne, dans le pur domaine mé- 
laphysique et poétique, nous croyons sincérement que |'éloignement 
est plus funeste a M. Hugo qu’a tout autre. Avec sa propension a faire 
de son cerveau le centre, l’ultima ratio, \’aboutissant universel du 
monde matériel et du monde moral, cette habitude de ne vivre qu’avec 
lui-méme, de n’écouter que sa propre voix dans |’éternel dialogue de 
la mer et du ciel, doit peu & peu changer en maladie morale ce qui 
n’était d’abord qu’une disposilion dangereuse. Toute image qu’il s’as- 


LES MISERABLES. 129 


simile par la puissance de son génie est bonne; toute idée qu’il fait 
sienne par sa contemplation solitaire est vraie. De la une poétique, 
un art, une politique, une morale, qui débordent de toutes parts, et, 
finalement, brisent toutes les lois de la raison et du gout, comme une 
liqueur corrosive brise un vase trop plein. Par malheur, chaque 
goutte de cette liqueur capiteuse s épanche au dehors, se multiplie en 
sépanchant, et va griser une foule d’intelligences trop bien prépa- 
rées, hélas! 4 en gouter la saveur excitante, 4 en exagérer l’ivresse. 
Voila, selon nous, le caractére définitif et supréme de ce Jivre des Mi- 
sérables, qu'on lit avet passion, qu’on admiré avec colére, qui préte a 
lenthousiasme, a la stupeur, au sarcasme, a |’épouvante, & |’éclat de 
rire, et dont les admirateurs déploient, sous une forme plus démo- 
cralique et plus rude, les mémes intolérances que les spectateurs de 
Hernani. Voila l’impression profonde et douloureuse qu'il nous laisse. 
C'est, nous dit-on, |’ceuvre coupable d'un génie fourvoyé; oui, mais 
c'est surtout l’ceuvre contagieuse d’un génie malade. Gardons-nous 
pourtant de tout ce qui ressemblerait a l’invective ou a l’anathéme |! 
Nous aussi, quand la passion nous égare, nous commettons, sans avoir 
la méme excuse, nos erreurs et nos fautes. Humilions-nous donc au 
lieu de maudire! Dieu, ce Dieu des chrétiens, que M. Victor Hugo mé- 
connait tout en l'invoquant, fera 4 chacun sa part. Nos 4mes sont 
moins remplies de miséres que ses mains ne sont pleines de pardons. 


ARMAND DE PonTwaRrTiN. 


30 juillet 1862. 


Aovr 1862. 41 


CONTRADICTIONS POLITIQUES 


eR 2 ee ee! Oe ea 


J 


Savoir modérer ses dépenses d’aprés ses revenus, avoir de l’ordre, 
c'est ce qui conserve les familles; c’est aussi, quoi qu’en dise une 
école de sophistes et de parties prenantes, ce qui conserve les Etats : 
le désordre des finances est presque toujours le prélude et souvent 
une des causes principales des désordres publics et des révolutions. 

Depuis déja longtemps des esprits clairvoyants et sages s‘inquié- 
taient de nos finances, de dépenses croissant plus vite que les re- 
cettes, qui cependant, par le cours naturel des choses et les progrés 
de l'activité et de la richesse privée, augmentaient, sans nouveaux 
impdts, de plus de trente millions par an en moyenne. Aux facheux 
qui signalaient les dangers, on fermait la bouche en les accusant de 
malveillance, on riait de leurs prédictlions en exaltant le succés inoui 
des emprunts et la confiance générale. 

Mais depuis un temps cette confiance est quelque peu ébranlée; 
dans le monde des affaires on devient craintif, on s’étonne et on s-ar- 
réte; enfin, depuis la lettre si remarquable de l’Empereur a M. Fould, 
aprés la publication dans le Moniteur du Mémoire de ce nouveau con- 
irdleur général des finances chargé de rétablir |’équilibre, toute la 
France, a l'exception de quelques optimistes imperturbables, a paru 
s‘effrayer d’une dépense annuelle qui, de quinze cents et quelques 





CONTRADICTIONS POLITIQUES. Tt 


millions en 1852, arrive 4 dépasser deux milliards en 1862, et me- 
nace encore de ne pas en rester la. Tout le monde voudrait donc un 
budget, ou plutét des comptes de recetles et de dépenses véritable- 
ment en équilibre, car les budgets n’étant que des prévisions, on 
peut faire de leurs chiffres ce que l'on veut et les aligner par un 
trait de plume; tout le monde applaudit donc a4 M. Fould, qui 
avertit du danger et signale une crise qu’tl faut conjurer avec promp- 
titude et décision, sans applaudir toutefois 4 la création de nouveaux 
impots. 

Mais, d'un autre cété, on veut que la France joue le réle prépondé- 
rant parmi les nations et réalise le mot de Frédéric: « Si j’étais roj 
de France, pas un coup decanon ne serait tiré en Europe sans ma per- 
mission.» Bien plus, ona la prétention de tirer soi-méme les plus beaux 
coups de canon non-seulement en Europe, mais dans toutes les parties 
du monde et de renouveler les grandes époques des gloires et des 
victoires. Et ici, il faut bien le dire, la nation elle-méme admire et 
partage cette noble prétention, elle a eu jusqu’a présent des applau- 
dissements et des enthousiasmes pour la politique qui fait ainsi 
glorieusement couler son sang le plus généreux et dépense les mil- 
liards pour payer ses nouveaux lauriers. 

Quant a l’intérieur, on ne veut pas, et ici j'entends parler plus en- 
core de la nation que du souverain, que le gouvernement se borne a 
gouverner, mais on veut qu'il soit de plus en plus l’administrateur 
universel, qu il donne l’impulsion a tout ou fasse 4 peu prés tout, 
par lui-méme ou par ses innombrables agents, dans toutes les par- 
ties de la France. On ne veut pas entrer dans la voie du self govern- 
ment, se donner la peine de participer 4 la chose publique, on préfére 
développer encore le systéme contraire, qui dispense les administrés 
de tout soin public, relégue {les particuliers dans leurs affaires pure- 
ment privées, et les rend tous plus ou moins, soit pour eux-mémes, 
soit pour leurs communes ou départements, solliciteurs acharnés des 
faveurs et de l’argent de I'Etat chargé du réle de Providence uni- 
verselle. 

La conséquence obligée de cette politique 4 l’extérieur et de ce sys- 
téme a l’intérieur, c'est une armée de soldats trés-nombreuse et trés- 
chére, c’est une autre armée non moins nombreuse de fonctionnaires 
de I'Etat et des dépenses excessives de toute nature, car l’Etat ne 
peut faire et donner largement qu’en prenant encore plus. Les vire- 
ments, Ia suppression des crédits supplémentaires, extraordinaires 
n'y feront rien. On continuera, si l’on ne change de systéme, a dé- 
penser beaucoup et de plus en plus, et il faudra bien que la France 
paye beaucoup et de plus en plus. L’accroissement des impdts serait 
dés lors une nécessité; qui veut la fin veut ics moyens. 


732 CONTRADICTIONS POLITIQUES. 


Vouloir d’un cdté des finances bien réglées, des dépenses modérées 
sans nouveaux impdts, et afficher de ]’autre la prétention de tout re- 
gler, décider et faire a l'extérieur et 4 l'intérieur : contradiction. 


IT 


M. Fould, dans son mémorable Mémoire, dit que tous les hommes d af- 
faires présagent une crise @autant plus grave qua exemple de Etat 
et dans un but d’amélioration et de progrés, peut-étre trop précipité. 
les départements, les villes et les compagnies particuliéres se sont lan- 
cés dans des dépenses trés-considérables. 

On ne peut pas mieux exprimer le sentiment de tous les hommes 
sensés; on oubliait que, pour les meilleures choses, il faut le temps 
et la mesure. 

Mais 4 qui la faute? Est-ce que les compagnies ont pu se former 
et agir sans l’autorisation du gouvernement? Est-ce que la moindre 
dépense a pu se faire dans une ville ou dans un département sans 
l'approbation de l’autorité préfectorale ou ministérielle? Est-ce que 
les conseillers municipaux et généraux n'ont pas été 4 peu prés tous 
les candidats de !’administration, et les électeurs bien dirigés n’ont- 
ils pas écarté les hommes qui avaient une prétention d'indépendance 
et des idées suramnées d’économie? 

Les villes de Paris et de Lyon, administrées par des préfets trés- 
habiles, par des commissions municipales nommées par le gouver- 
nement et dont les membres sont révocables 4 sa volonté, ont trans- 
formé ces grandes métropoles avec une rapidité inouie; c’est mer- 
veille de les voir. 

Dans toute la France, on a suivil’exemple de ces villes maitresses : 
regis ad exemplar. Partout les sous-préfets, les préfets, par leurs con- 
seils, leurs influences, les subventions de |'Etat, ont poussé dans 
cette voie les villes et les départements; le résultat pour les yeux est 
admirable, les vieilles maisons se changent en palais, les rues étroites 
du moyen age en larges boulevards; nous avons des monuments a 
profusion, mais le résultat économique, que ]’on ne voit pas, est 
moins beau. Ce n'est pas impunément pour la richesse et la tranquil- 
lité d'une nation qu’on enléve une masse énorme d’ouvriers et de 
capitaux aux travaux productifs pour les consacrer 4 des travaux 
improductifs. Démolir des maisons pour en reconstruire d’autres 
waugmente en rien la fortune publique et souvent la diminue. 





CONTRADICTIONS POLITIQUES. 133 


Un riche propriétaire ouun puissant manufacturier qui distrairaient une 
partie considérable de leurs capitaux et de leurs ouvriers destinés a la 
culture de la terre ou 4 l'exploitation de Ja manufacture pour batir 
des chateaux et des palais, s’appauvriraient bien vite et se ruineraient. 
Sans doute, s’ils avaient des bénéfices accumulés et des sommes im- 
portantes au dela de ce qui leur serait nécessaire, ils pourraient se 
permettre des dépenses de luxe; mais s’ils voulaient aller trop vite, 
dépasser une certaine mesure, ne pas se barner 4 dépenser leur su- 
perflu, la géne se ferait bientét sentir, la ruine serait proche. Ce qui 
est vrai pour les particuliers est plus vrai encore pour I’Etat. 

Un particulier qui par sa folie de luxe et de batiments se ruine, 
ne compromet que lui et sert d’exemple aux autres; mais la, nation, 
qui fait comme ce particulier, creuse un abime qui peut fout en- 
gloutir. 

Pousser les villes et les départements aux travaux improductifs, 
aux dépenses excessives et précipitées, et s ’élonner ensuite des ré- 
sultats : contradiction. 


lil. : : 
fo o' fe 

On a dit, avec une admirable raison, qu’un des dangers du, gouver- 
nement, c “était le défaut de controle. Parole profonde. , 

Mais, ‘de méme qu’on prétendait autrefois qu'il fallait des députés, 
plus royalistes que le roi, MM. les ministres et MM. les préfets n'ont: 
voulu, lors des électians au Corps législatif, que des candidats agréés, 
destinés & faire des députés agréables; on a écarté les esprits mal faits 
qui auraient eu Ja prétention de dire franchement leur avis, et qui, 
dans ]’occasion,duraient osé mettre une boule noire. Les paysans du 
Danube sont parfois fort utiles cependant, etj'ai connu bien des gens 
trés-agréables qui avaient été bien funestes. Aux renouyellements, 
electoraux, on a mis de cété tout député qui avait péché par indépen- 
dance; je ne rappellerai ici qu'un exemple fameux : un illustre ora- 
teur, qui n‘était d’aucun des anciens partis et qu'on avait vu naguére 
patroner le chef de ]’Etat, ne fut-il pas mis a ]'index parce qu’il avait. 
prélendu contréler? 

Reconnaitre |’utilité du contrdéle et se priver des contréleurs : con- 
tradiction. 


734 CONTRADICTIONS POLITIQUES. 


IV 


Beaucoup d'honnétes gens, d’hommes de talent regrettent le gou- 
vernement parlementaire tel que nous l’avonseu pendant trente-trois 
ans et espérent qu’il reviendra. Mais en méme temps ils admirentet 
veulent conserver ce systéme politique d'aprés lequel le gouvernement 
agit seul en France, et qui par cela méme empéche de se former ja- 
mais des hommes capables de faire marcher et de maintenir les in- 
stitutions libres qu’ils regrettent. Ils n'ont pas encore compris que la 
principale cause de la chute du gouvernement parlementaire, c'¢tail 
ce fonctionarisme général qui couvre et atrophie la nation. 

Un des hommes les plus éclairés 4 coup sur de notre époque, qui 
comprend cependant trés-bien une partie des inconvénients de notre 
excessive centralisation, disait au mois de novembre dernier dans 
le Correspondant en parlant de mes idées sur la décentralisation' : 


« Un illustre vétéran de la tribune francaise a récemment rappelé au 
pays avec l’autorité qu'il y conserve, que les libertés administratives sont 
la monnaie de la liberté politique, mais dans |’éloquent écrit de M. Odilon 
Barrot, les remédes sont moins indiqués que le mal, et si d'autres pu- 
blicistes appartenant 4 une école différente ont formulé des plans de 
réorganisation administrative, ces plans-la ont le tort de n’aller 4 rien 
moins qu’a renverser de fond en comble, non pas seulement l’ceuvre de la 
Révolution francaise, mais I'@uvre méme de la monarchie.... 

« La France résisterait avec énergie 4 la médecine héroique de lhono- 
rable M. Raudot, par exemple, qui dans ce recueil méme, a proposé de 
transformer les conseils généraux en administrations provinciales quasi 
permanentes, et de leur remettre l’élection de la presque totalité des fonc- 
tionnaires publics... 

« Ce n’est pas par une intempestive extension des attributions déférées 
aux corps électifs que l'on peut efficacement tempérer notre excessive cen- 
tralisation. La digue Ja plus sire 4 opposer a ses abus, jusqu’a ce que les 
meoeurs en comportent une autre, c'est encore a tout prendre la publicité 
de la tribune et celle de la presse... Laissons la les romans pour revenir a 
lhistoire... » 


La liberté de la tribune, la liberté de la presse existaient et n'ont 
pas empéché la ruine du gouvernement parlementaire, et )’expérience 
recommencée donnerait le méme résultat. Ces institutions libres n‘au- 
ront jamais qu'une existence précaire tant que le gouvernement tiendra 
dans sa main ses armées innombrables de fonctionnaires et la tourbe 


4 Article de M. le comte de Carné. 


CONTRADICTIONS POLITIQUES. 7355 


de ses administrés inertes, n’ayant le droit de rien faire et ne faisant 
rien que solliciter. 

M. le comte de Carné veut opposer une digue aux abus de notre ex- 
cessive centralisation, digue impuissante du reste; mais c'est cette cen- 
tralisation elle-méme qui est l’abus; pour moi, ce qu'il faut, c’est sa 
destruction, et on n’arrivera 4 rien sans cette destruction. Il faut que 
le gouvernement se borne a gouverner et que le pays s’administre 
lui-méme par ses propres agents. 

Pour les mesures d’exéculion, je n’ai rien proposé de nouveau, je 
n'ai proposé que ce qui existe dans des monarchies voisines ou ce qui 
a existé pendant des siécles dans une partie de notre France a l’avan- 
lage commun du souverain et des sujets; mes romans sont purement 
et simplement de l'histoire, mes utopies sont des expériences faites. 
Mon systéme, ce n’est point, comme l’honorable publiciste semble le 
croire, le renversement de la monarchie, c’est le retour 4 la monar- 
chie vraie. 

Les meilleurs esprits confondent maintenant deux choses essentiel- 
lement différentes, le souverain et la bureaucratie. ll y avait des rois 
avant qu'on eut imaginé de créer des intendants et des régiments de 
commis. 

Un souverain ne peut jamais s’occuper que des grandes affaires, 
de celles qui intéressent la généralité du pays. Qu'importent pour son 
pouvoir véritable et utile les infinis détails de l'administration locale 
dans toutes les parties de ]’Etat? Qu’importent la nomination de 
cette multitude innombrable de fonctionnaires subalternes répandus 
sur tout le territoire, l’accomplissement de ces formalités minutieuses 
et sans fin inventées par les gens qui en vivent? Mais pour les princi- 
paux commis des ministres et pour les bureaucrates, tout cela im- 
porte au contraire beaucoup; tout cela c’est pour eux l’arche sainte, 
tout cela accroit leur importance propre, non-seulement leur donne 
le pain quotidien, mais leur fait des adulateurs, des clients, des cour- 
tisans empressés. 

Quel bonheur pour eux d’avoir persuadé aux souverains que le 
pouvoir de tant de fonctionnaires est leur propre pouvoir, et que dé- 
tréner les bureaucrates, ce serait les détréner eux-mémes. Pauvres 
souverains! Tous ou a peu prés le croient et défendent avec plus 
d’acharnement les commis et agents de leurs ministres qu’ils ne dé- 
fendent leur tréne. Quelle bonne fortune pour ces derniers de se ré- 
fugier derriére le souverain pour leurs faits et gestes, de avoir pour 
éditeur responsable; mais quel malheur pour le souverain de sup- 
porter celte responsabilité universelle sous laquelle il succombe et 
d’avoir détruit tout ce qui pourrait avoir dans le pays une vie propre, 
une force & soi capable de contenir et de soutenir! 


7136 CONTRADICTIONS POLITIQUES. 


Ce systéme a-t-il consolidé les dynasties? Voyez plulét. C’est que ce 
systéme est la destruction dela monarchie véritable. . 

Mais revenons 4 nos prémisses. Espérer Je retour et la durée du 
gouvernement parlementaire avec le maintien de notre centralisation : 
contradiction. 


V 


Ce que l’on appelle l’'aristocratie en France, c'est-a- dire tout ce qui 
est élevé au-dessus de la foule par la naissance et la fortune, vou- 
drait bien avoir une influence véritable, s’étendant au dela de sa do- 
mesticité. 

Mais comment avoir une influence réelle et légitime lorsqu’on n’a 
presque jamais rien 4 faire pour la chose publique? Chasser, méme 
le loup et le sanglier, étaler un luxe plus ou moins grand, éblouir 
par de beaux attelages ou par des fétes, se parer de titres plus ou 
moins vrais, ce n’est pas la ce qui donne de l’influence. Avoir un peu 
de crédit & la sous-préfecture ou auprés du préfet, ce n’est pas étre 
quelque chose, au contraire, c'est étre un solliciteur. La seule fone- 
tion de conseiller général donne Je droit d'’étre un peu utile a son 
pays pendant quelques jours, et encore, pour arriver 1a avec notre sys- 
téme d’élection, il a fallu bien se baisser. 

En Angleterre, l’aristocratie se conserve et joue un grand role 
parce quelle remplit les fonctions et les devoirs d’une aristocratie. 
Elle est & la téte de toutes les affaires locales qui se font avec ellc ou 
par elle; elle rend Ja justice dans toutes les affaires qui ne sont pas 
d'une importance majeure, elle gouverne l’Angleterre par ses dépu- 

tés, elle est sans cesse sur la bréche, sans cesse ulile, aussi est-elle 
forte et populaire. 

Avec le systéme de centralisation qui’régne en France et qui met 
aux mains des fonctionnaires de |’Etat toute l’action, ce que l'on ap- 
pelle trés-faussement I'aristocratie n’a rien a faire qua manger, 
chasser, dépenser, s’amuser, dormir; quelques-uns sont un peu hon- 
teux de leur rdle, et ils comprennent dans un sens plus large cette 
vieille maxime : « Noblesse oblige. » Mais comment se fait-il que ta 
plupart trouvent si beau ce régime de centralisation qui les annule 
et les dégrade? Si vous leur parlez de le détruire comme une honte et 
un fléau, ils crieront haro sur le téméraire qui voudrait leur rendre 
la dignité avec le devuir social, la force d’dme et l’aptitude aux affai- 
res publiques avec les peines du dévouement et des nobles travaux; is 





CONTRADICTIONS POLITIQUES. TOT 


aimeront mieux que des salariés les dispensent de tout soin et les 
laissent 4 leur inertie et 4 leurs plaisirs futiles; ils resteront dans 
leur isolement et leur nullité, soulevant des jalousies et des répul- 
sions par des prétentions sans ceuvre, par des vanités mesquines sans 
noble orgueil d’étre utiles et indispensables a la chose publique. 

Défendre la centralisation et prétendre jouer le rdle d'une aristo- 
cratie; vouloir étre quelque chose et n’avoir rien & faire et ne rien 
faire : contradiction. 


VI 


Jentends partout’déplorer l’abaissement des caractéres. 

Mais chez une nation qui est partagée entre une multitude de fonc- 
tionnaires dépendants de |’Etat qui font tout et une tourbe d'admi- 
nistrés qui ont toujours quelque chose 4 leur demander ou quelque 
chose 4 en craindre, la dignité des caractéres ne peut exister. Il n’y 
a point de dignité sans indépendance. 

La Chine est le pays des mandarins de toutes sortes et tous nom- 
més aprés examen pour constater leur mérite; les mandarins sont 
tout; mais, devant le fils du Soleil, ils ne sont rien. Voyez la dignité 
des Chinois et des mandarins. | | 

Etre obligé de se courber sans cesse et conserver la téte haute : 
contradiction. 


Vil 


Beaucoup de catholiques érigent en espéce de dogme politique le 
pouvoir absolu du souverain, pourvu que le souverain soit bon catho- 
lique. Ils veulent en méme temps que le Pape et l'Eglise soient com- 
plétement libres. 

Mais le souverain absolu d’un grand Etat sera infailliblement amené 
par la force des choses 4. supporter impatiemment dans son empire 
une grande institution, une grande force libre et indépendante de lui 
contrairement & tout le systéme de |’Etat; il devra nécessairement 
finir par étre en désaccord avec le Pape et le clergé et leur faire sentir 
le poids d’un pouvoir qu'on s imaginait n’avoir contribué 4 rendre 
absolu que pour contenir le parti contraire. Patere legem quam 
fecisti. 


738 CONTRADICTIONS POLITIQUES. 


L’Eglise catholique libre sous un gouvernement absolu : contra- 
diction. ' 


VIII 

Je ne crois pas qu’il y ait un Francais sur mille osant soutenir que, 3 
tout prendre, les petits Etats valent bien les grands. Tout le mondeest 
en extase devant la puissance, le bonheur des grands Etats; je connais 
bien des légitimistes, des conservateurs, des orléanistes, des catholi- 
ques fervents qui ont en pilié la Suisse, la Belgique, la Hollande, les 
principautés et les principicules allemands et la Confédération germa- 
nique. En vain pourrait-on leur dire que, dans ces petits Etats, il 
pourrait bien y avoir pour les citoyens autant et plus de dignité, de 
richesse véritable, de prospérité réelle, de bonheur que dans maint 
grand Etat, et qu’en définitive, les meilleures institutions sont celles 
qui donnent le plus de bonheur aux peuples. 

Mais si j'ai tort de défendre les petits Etats, et si vous avez raison 
de n’estimer que les grands, pourquoi trouvez-vous alors mauvais 
que les révolutionnaires italiens veuillent former de l'Italie un grand 
Etat et jouir du bonheur et dela gloire des grandes armées, des bud- 
gets a milliards, des hauts dignitaires, des fonctionnaires innom- 
brables, des gros impdts et des canons rayés. 

Prendre en piltié les petits Etats, n’estimer que les grands et s'in- 
digner contre les révolutionnaires italiens : contradiction. 


IX 


M. Fould espére rassurer |’Europe en conseillant a l’Empereur de 
renoncer aux crédits extraordinaires. « Devant l'étranger, dit-il, si le 
pouvotr de disposer a un moment donné et sans intermédiaire de toutes 
les ressources d'une grande nation est une force, il est souvent un dan- 
ger. La crainte qu ilinspire a tous nos voisins les oblige d des armements 
timmenses. 

Mais j'ai quelque doute. Est-ce bien parce que |’Empereur pouvait 
décréter seul un crédit extraordinaire que les gouvernements de |'Eu- 
rope sont inquiets? Sous le régime parlementaire, le roi avait ce 
droit, et ils n’étaient nullement inquiets. Ce qui les fait trembler, et 





CONTRADICTIONS POLITIQUES. 739 


avec juste raison, c’est que l'armée francaise est la plus redoutable 
armée du monde; les guerres de Crimée et d'Italie l’ont bien prouvé; 
mais c'est encore autre chose, ils sdvent qu’ils ne peuvent toucher au 
gouvernement italien qui a détréné les souverains de Parme, de Mo- 
déne, de Toscane, des Deux-Siciles, et qui veut détréner le Pape, et 
ils tremblent de voir aussi leurs propres trénes renversés. 

Espérer que les rois de l'Europe seront rassurés et désarmeront 
tant qu'ils verront qu'on peut impunément détroner leurs fréres : 
contradiction. 


Xx 


Le gouvernement autrichien poursuit depuis Jongues années une 
tache laborieuse; il veut fondre en un seul peuple les peuples divers 
de son empire. Depuis surtout la répression de la révolte de la Hon- 
grie, il voulait atteindre ce but par l’absolutisme en ne reconnaissant 
de droits 4 aucune province, 4 aucun sujet, en légiférant seul, en dé- 
crétant seul les impdéts, en jugeant, administrant partout par ses 
agents responsables envers lui seul. C'est alors que lon vit pendant 
dix ans le beau idéal du systéme, tous les fonclionnaires quelconques, 
complétement élrangers aux pays ot on les envoyail, et la plupart du 
temps n’en connaissant pas méme la langue; pas un Hongrois en Hon- 
grie, mais des Allemands, des Polonais, des Italiens, des Bohémes, 
et réciproquement, dans chaque royaume, pas un indigéne parmi les 
fonctionnaires. Le résultat fut ce qu’il devait étre : le mécontente- 
ment partout chez tous les peuples trailés en pays conquis et méme 
chez tous les fonctionnaires sollicitant la faveur de quitter le pays ou 
ils étaient trés-mal vus et d’obtenir de l’avancement. 

En 4861, aprés la défaite de Magenta et de Solférino, ce systéme 
d'absolutisme complet étant sur le point d’amener une révolution, 
l’Empereur Frangois-Joseph y a renoncé et a créé le régime consti- 
tutionnel et parlementaire, une Chambre haute et une Chambre des 
députés pour tout l’empire; mais si les moyens sont changés, le 
but est toujours le méme; il s'agit toujours de fondre en un seul 
peuple tous les peuples de l'empire, et on espére que le parlement 
servira 4 réaliser celte grande entreprise des hommes d’Etat de !’Au- 
triche. 

L’exemple du royaume-uni et de l’empire frangais si puissants tous 
deux continue 4 tourner toutes les tétes autrichicnnes; les gouver-. 
nants voudraient qu'il n’y eut plus de Polonais, de Hongrois, d'lta- 


740 CONTRADICTIONS POLITIQUES. 


lians, de Bohémes, de Croates dans Vempire d’Autriche, mais seule.’ 
ment des Autrichiens. 

,. Je concois que les ministres soient ennuyés: avoir A compter avees 
des. peuples, des institutions différentes, queicet état de chwses les fa- 
tigue, leur danne des embarras, des soucis; il ‘leur parattrait ‘si doux' 
d’avoir la centralisation 4 la francaise, de towcher le grand 'ressort 
de la machine et.de voir 4 l'instaat méme tout obéir et se mouvoir 
sans résistance aucune et avec .uné facilité merveilleuse; mais que 
l’Empereur d’Autriche se passionne aussi pour cette ceuvre qui doit 
épargner des soins et des soucis 4 ses ministres, c’est ce qui me sem- 
ble bien étrange. 

Cette dynastie des Habsbourg, qui est censée représenter le droit et 
la tradition, qui régnait sur ses différents peuples 4 des conditions 
différentes, veut elle-méme briser toute la tradition historique, tous 
les serments qui la liaient & ses peuples et ses peuples a elle, et 
prétend régner sur une nation théoriquement unitaire et formée 
par un décret de peuples détruits. Jamais on n’aura vu un sou- 
verain de vieille race travailler avec plus d’ardeur et de ténaeité a 
créer un état de choses qui doit infailliblement d’abord affaiblir la 
force défensive de son empire qui était immense, puis ensuite préci- 
piter du tréne sa dynastie. 

En effet, l'empereur d’Autriche, soaverain a différents titres de 
divers pays ou royaumes habités par des peuples de race et de lan- 
gues différentes, ne pouvait jamais étre complétement vaincu;: aprés 
une, deux défaites, il trouvait toujours des cantres et des mioyens de 
résistance nouveaux. Il ne pouvait jamais étre détroné; une tévolte 
dans un de ses pays ne pouvait s‘étendre dans un autre différent; 
avec un peuple fidéle, il pouvait résister 4 un peuple rebelle. ‘En 41848, 
obligé de fuir la révolte triomphante 4 Vienne, |’ Empereur treute des 
Croates, des Bohémiens, des Polonais ct méme des Italiens- qui T’ai- 
dent 4 rentrer dans sa capitale, tandis que si l'Autriche avait été alors 
complétement unitaire, la dynastie des Habsbourg était :perdee. 

Quand !'Empereur sera parvenu, au grand mécontentement de la 
plus grande: partie de ses peuples, a réaliser son réve d’unité absolue 
les révolutions se feront a ta francaise; et il suffira d'une émeute 
triomphante a Wienne pour que la dynastie des Habsbourg soit 4 jamais 
détronée, 

. Mais passons sur ce point. 

- Les gouvernants autrichiens, fanatiques d'unite, n'ont pas meme 
reculé devant l’idée de la réaliser 4 l'aide du régime constitution- 
nel et parlementaire, et 'Empereur, qui ne voulait pas étre le roi 
constitutionnel de la Hongrie 4 la facon de ses péres, a consenti 4 
rompre avec toutes les anciennes pratiques de son gouvernement, et 


CONTRADICTIONS POLITIQUES. 741 


4 subir la révolution du régime parlementaire pour tout | empire. 
Mais alors comment les gouvernants autrichiens trouvent-ils si mau- 
vais que les gouvernants italiens veuillent aussi faire l’unité de I'Italie 
4 l'aide du régime parlementaire? Les Italiens sont au moins de la 
méme race, et il parait plus facile de les fondre dans une méme na- 
tion que de faire des Autrichiens avec des Hongrois, des Polonais, 
des Italiens. Dans le parlement italien, tous les députés parleront au 
moins la langue italienne, tandis que, dans le parlement autrichien, 
c'est la confusion des lanaues, Ja tour de Babel. 

Faire la guerre aux Italiens pour leur défendre d’ essayer ce que 
l'on fait soi-méme : contradiction. 

L’Autriche détruisant chez elle toute tradition historique, son Em- 
pereur ne voulant plus régner que sur une nation unitaire créée hier 
par décret, et, d’un autre cété, trouvant mauvais que Victor-Emma- 
nuel brise aussi les traditions et régne sur une Italie unitaire créée 
a peu prés de méme maniére : contradiction. 


Ravoor, 
Ancien représentant de I'Yonne. 





LES COMPLICES 


SUITS ET Fin !. 


XVII 


Or il arriva que, le lendemain matin, un paysan, le meunier de 
Mailly, Pierre Ortaillaud, vint frapper 4 la porte du percepteur pour 
lui emprunter de I’ argent. 

Ce meunier, a cause d'une concurrence qui s’était établie dans une 
commune voisine, faisait, depuis deux ans, d’assez tristes affaires. 
Déja il avait eu recours a Minot, et les lourds intéréts qu'il lui fallait 
payer, pour un premier emprunt, ne facilitaient pas son commerce. 
Il ne se dissimulait pas, qu’en demandant une nouvelle avance, il 
s exposait 4 des exigences croissantes de la part de son préteur. I] s’at- 
tendait & de dures conditions, et, tout en frappant, il maudissait 
l’usurier qu il venait implorer. 

Naturellement la porte ne s'ouvrit pas. 

Il attendit et frappa de nouveau; car souvent, comme nous |’avons 
vu, Minot faisait altendre ses visiteurs. Puis, voyant qu’il n’obtenait 
aucune réponse, il s‘assit devant la maison sur un vieux banc de 
pierre et se demanda s'il s’en retournerait, ou bien s'il attendrait la 
le retour du percepteur; ou bien encore, s'il irait jusqu’a Savignac, 
voir quelques amis et passer une heure ou deux. 


‘ Voir le Correspondant de juillet dernier. 





LES COMPLICES. Tk 


S’en retourner l’ennuyait, car Mailly était encore 4 deux lieues de 
Savignac, l’aller et le retour prenaient une demi-journée, et, s'il re- 
venait sans avoir vu le percepteur, 11 lui faudrait recommencer le len- 
demain la méme course. Il eit plus volontiers pris le parti d’aller a 
Savignac. Mais si le percepteur était en tournée? s'il ne devait pas ren- 
trer de tout le jour?... 

Il se dirigea vers le fond du jardin ov était l’écurie du percepteur. 

« Si Minot a pris son cheval, se dit-il, je ne l’attendrai pas; car ce 
sera la preuve qu’il ne rentrera pas de longtemps. » 

Le cheval hennit, aussitdt qu'il vit s’ouvrir la porte de l’écurie; et, 
au moment ot Je meunier allait repousser cette porte, la béte hennit 
une seconde fois, comme pour une sorte d'appel. 

Le meunier entra dans ]’écurie et s'approcha du cheval. 

Il vit le ratelier vide et comprit que l’anima] réclamait sa pro- 
vende... A neuf heures? — Oui, il était neuf heures, car le meunier 
tira de son gousset sa grosse montre d'argent. — A neuf heures! 
un cheval 4 jeun! Cela lui parut bizarre. I] jeta quelques poignées de 
foin dans le ratelier, fit le tour du jardin, et, ne voyant paraitre 
personne, retourna frapper a la porte de la maison. Méme il s’aven- 
tura jusqu’d secouer le loquet. La porte céda, et, en s’ouvrant, lui 
laissa voir la salle en désordre, les reliefs du souper sur lesquels 
tourbillonnaient en bourdonnant un essaim de mouches. 

— Hé! monsieur Minot, fit-1. 

Ne recevant pas de réponse, il entra et regarda ce logis, si hermeé- 
liquement clos d‘ordinaire, qui se trouvait tout 4 coup ouvert 4 tous 
venants. Puis, remarquant les verres 4 moitié pleins et les bouteilles 
vides. « Bon! pensa-t-il, Minot se sera grisé avec des amis! Sans 
doute il dort 4 présent. » 

Et, s'approchant de la table, il choqua un verre avec un couteau. 

Le vin qui remplissait a demi ce verre avait une belle couleur et 
gardait encore un reste de parfum. La bouteille voisine du verre 
était coiffée d’un vieux bouchon, fleuri de cette végétation poudreuse 
des caves, qui séduit les buveurs. 

Machinalement le meunier vida le verre et le remplit. 

Quelques fruits restaient a portée de ses mains... il y mordit. 

Puis entin: «Ii faut que Minot soit ivre-mort, pensa-t-il, voici dix 
heures. » 

— Eh! monsieur Minot! je vais tout boire et tout manger, si vous 
Narrivez pas ! 

Le meunier se dirigea vers la chambre 4 coucher du percepteur et 
vit que le lit n’avait pas été défait. Etonné, ne sachant plus que con- 
clure, il vint 4 la salle, cherchant du regard tous les indices qui pour- 
raient l’éclairer. 


144 LES COMPLICES. 


Alors seulement il apercut un autre désordre que celui des reliefs 
d’un joyeux souper. Un des tiroirs du bureau était entr’ouvert, Ia clef 
pendait 4 la serrure du secrétaire. 

-L’inquiétude le prit, et sa premiére pensée fut de s’en aller. Puis, 
par réflexion, il s ‘encouragea 4 continuer dans la maison les recher- 
ches qu'il avait commencées. 

Il explora les greniers, le chats, la fourniére, les hangars. La cave 
vint aprés tout le reste. Il y trouva le cadavre ‘de Minot renversé en 
travers d'une porte et tenant encore. d'une main un trousseau de 
clefs, de l'autre une bougie éteinte. 

Le meunier avait du sang-froid. fl s’assura d’abord de Ia mort du 
percepteur; puis, laissant toutes choses dans |’état ot il les trouvait, 
il remonta dans la salle, referma la trappe de la cave et se dirigea 
vers la porte dans Fintention d’aller avertir les magistrats. 

Mais pourquoi le dernier regard circulaire qu'il jeta sur la salle 
s arréta-t-il sur le bureau noir ou Minot serrait ses papiers et ses re- 
gistres de perception? Pourquoi demeura-t-il fixé une seconde sur le 
liroir entr’ouvert qui laissait échapper la corne d'un papier timbré? 

Il se souvint que c’était dans ce tiroir que Minot avait serré sa 
créance. 

Tout 4 coup cet homme, qui un moment auparavant appelait et 
cherchait le propriétaire de cette maison déserte, qui en ce moment 
méme levait le loquet de la porte pour appeler des témoins d'un 
crime ou d'un malheur, s'arréta, jeta un coup d’ceil furtif autour de 
lui, un autre dehors; puis, d’une main frémissante et avide, il chercha 
dans le tiroir, saisit le titre de sa dette, et s enfuit. 

Il ne ralentit le pas que lorsqu’il se sentit loin de la maison du per- 
cepteur et prés du moulin de Mailly. 

« Eh! que m'importe, aprés tout? se disait-il. Minot est mort de 
sa belle mort, ou bien on I'a tué... C’est un charancon de moins dans 
le blé du pauvre monde, voila tout! Quelqu'un passera bien par 1a 
aprés moi! On dénoncera ce qu’on voudra!... Quant & moi... ni vu 
connu... et... bonsoir! » : 


XVIT) 


Quinze jours s’écoulérent. 

Aristide Bernier était dans son cabinet, accoudé & son bureau, ré- 
veur, le front sillonné de plis mobiles qui trahissaient l’activité fié- 
vreuse de ses pensées, ]’ceil sombre et ardent, lorsque son pére entra 
précipitamment. 





LES COMPLICES. 745 

— Eh bien, lui dit-il, l'assassin est arrété! 

Aristide bondit, malgré l’attitude froide et indifférente qu’il s' était 
composée et imposée. II ne put non plus réprimer le frisson qui par- 
courut son étre tout entier, nile regard fou qui jaillit soudain de ses 
yeux. 

— Ah! répondit-il d'une voix étranglée qu’il s'efforcait de rendre 
calme; — ah! qui est-ce? 

— Le meunier de Mailly! Aurait-on jamais pu supposer chose 
semblable?... Le pére Ortaillaud!... Tu le connais bien? 

— Non. 

— Bah! il est venu assez souvent me consulter autrefois! Je l’au- 
rais cru honnéte homme ; — j’entends parler de cette honnéteté qui 
respecte la loi, et la prend pour unique critérium du juste et de l’in- 
juste, voila tout! car pour celle qui cherche son critérium au fond de 
la conscience, elle est rare... et Dieu seul la connait. 

— Pourquoi l’accuse-t-on? 

— Voici. D'abord: les médecins ont déclaré avant-hier, d’aprés 
l’examen du cadavre, que le crime remontait 4 douze jours au moins. 
Et puis Minot n'a été vu de personne depuis le 6 septembre. Or le 
7, au matin, on sait, par des indices certains, qu’Ortaillaud a du aller 
chez le percepteur de Savignac pour affaires. Ceci ne serait qu’une 
preuve contestable. Mais, ce qui accable le meunier, c’est qu'on a 
trouvé chez lui, dans la poche de l’habit qu'il portait le jour de sa 
course chez Minot, le titre d'une créance assez considérable. Ce titre 
n’est pas libéré. La position du meunier, bien connue, démontre suf- 
fisamment qu'il n’a pu payer le percepteur. Les livres de la victime 
consul tés font mention de la dette, et point de l’acquittement. Enfin, 
la culpabilité du meunier est évidente. [Seulement on pense qu'il 
avait un complice... La vaisselle de la table indique trois couverts... 
Donc, on cherche encore ; mais on trouvera. 

Aristide ne répondit rien. Il était pris d'un froid de glace qui le te- 
nait de la téte aux pieds. Ses yeux fixes questionnaient pour ainsi dire 
le fond del'ame du vieux républicain. 

Mais si cette 4me de M. Bernier pére était celle d'un homme pur 
et austére, elle était aussi celle d'un avocat. Il ajouta donc, aprés 
un silence : 

— Ce sera une belle cause! tu la défendras probablement... 

Alors Aristide se leva, tout d'une piéce, et s’écria : — Pourquoi 
cela) — avec une expression si étrange, si indéfinissable, si ef- 
frayante, que le vieillard recula de trois pas. 

— Mais tout simplement parce que tu es le premier avocat du dé- 
partement. Et puis, je plaidais pour Ortaillaud autrefois. Qui pren- 
drait-il, voyons, pour défendre une pareille cause? 

Aovr 1862. 48 


146 LES COMPLICES. 


— Eh! que sais-je?... | | 

— ]l ne peut prendre que toi. Seulement, il s'agit de savoir si tu 
accepteras. 

— Non, certes! 

— Tu crois la cause désespérée? Le fait est que, si elle est bril- 
Jante, je ne la vois pas trés-bonne. Mais tu l’étudieras! On trouve 
quelquefois dans les causes les plus compromises des ressources in- 
attendues. | 

Aristide se promenait avec agitation dans son cabinet. fl se deman- 
dait s’il n’était pas en proie 4 un cauchemar, et ce qu'il fallait penser 
de ce remplacant que lui amenait une ironie de la Providence, ou une 
ressource de l’enfer. Les paroles de son pére lui bourdonnaient aux 
oreilles comme un essaim de terreurs, mais, déji, aussi, comme un 
essaim de tentations. 

Depuis quinze jours, il vivait d’une vie machinale, pour ainsi dire. 
Effrayé de lui-méme, il n’osait se contempler en face. Il croyait 4 
peine 4 son crime. Il jetait parfois avec terreur un regard au butin 
qu’il avait rapporté et demeurait confondu. 

Quel abime était donc en lui-méme? Il ne pouvait regarder au 
fond. Sa conscience oblitérée avait perdu dés longtemps toute clair- 
voyance. Il demeurait en échec devant les profondeurs sombres de 
son Ame comme devant ces ténébres extérieures dont parle l’Ecriture, 
et que notre intelligence finie ne saurait concevoir. 

L’instinct de la défense et de la conservation lui avait composé un 
masque impassible et froid pour accueillir l’'annonce del'assassinat. La 
certitude que le soupcon ne pouvait l'atteindre, la résolution de ne 
pas lui laisser le temps de prendre corps s.il commencgait 4 poindre, 
et peut-éatre je ne sais quel défi porté a la destinée, l’avaient tenu face 
4a face avec le danger. 

Déja depuis quelque temps Rouvenac était parti pour Paris, oit 
l'appelait, dit-il, la mort d’un parent dont il devait hériter. 

A Vannonce de ce départ, Aristide avait senti comme une sorte de 
délivrance. Il était affranchi au moins de |’odieuse vue de son com- 
plice. Il restait seul et libre vis-a-vis de lui-méme. Et qui donc eit 
osé seulement rapprocher du crime son nom, & lui, Il’intégre? 

Tandis qu’Aristide, muet et sombre, marchait de long en large dans 
son cabinet, M. Bernier le pére le contemplait et se reprochait pres- 
que l’inflexibilité qu’il avait montrée quelques semaines auparavant. 
Il remarquait les ravages que faisaient le travail et la lutte sur ce vi- 
sage d’homme encore jeune et déja marqué par la fatigue comme ce- 
lui d'un vieillard; et il se demanda si, depuis quelque temps, des 
rides nouvelles ne s’étaient pas creusées sur le front de son fils; les 
rides sinistres de la désespérance, les rides qui se gravent aux vi- 


LES COMPLICES. 147 


sages de ceux qui s’abandonnent et renoncent {8 leur part de Ja vie. 

I! fit, peu & peu, un retour sur lui-méme, retour de vieillard et de 
pére. Il se demanda méme s'il devait, pour assurer la tranquillité de 
ses derniers jours, entraver la vie pleine de promesses de son fils... si 
son repos, celui méme de sa femme, devaient étre mis en balance avec 
les intéréts d’Aristide. Il se dit que, peut-étre, il retenait au rivage 
le Colomb d'une nouvelle Amérique; il s’accusa d’étouffer le génie 
prét & prendre son essor. Assurément, depuis quelques jours, — de- 
puis qu'il avait perdu l’espérance de convaincre son pére et cessé ses 
derniéres tentatives auprés de lui, — Aristide changeait 4 vue 
d’cell... 

— Aristide, dit le pére vaincu, je pense beaucoup 4 tes projets 
d'avenir, 4 tes Jégitimes ambitions; peut-étre finirons-nous par tom- 
ber d’accord. Aprés tout, les parents se doivent a leurs enfants... 

Un éclair traversa tout 4 coup les yeux fixes de l’ambitieux. II se 
redressa, rentra soudain dans son caractére et osa se mesurer avec la 
situation. 

Son pére consentait a lui livrer la fortune de la famille. H! pour- 
rail donc encore saisir l'occasion qui se présentait de monter au pou- 
voir? Car devant l’or qu'il avait rapporté la nuit, de la maison du per- 
cepteur, il restait misérable ct impuissant. Se servir de cet or, 
n'était-ce pas se dénoncer ? 

Il l’a-vait volé dans un paroxysme de passion et d’ivresse, mais ne 
savait qu’en faire 4 présent. 

Dés que les paroles indulgentes du vieux républicain eurent ouvert 
un horizon & sa vie, qui lui semblait arrétée court sur le bord d'un 
précipice, Aristide calcula ses garanties d’impunité, ses chances de 
suceés, et aussi ses moyens d'action. 

Son habileté reparut entrére. Prét & profiter de toutes les ressour- 
ces, il prit en main les cartes biseautées que lui tendait innocemment 
le brave pére, pour cette redoutable partie. 

— Sans doute, il y aurait pour Ortaillaud des moyens de défense, 
reprit-il, comme si sa pensée, depuis un instant, n’eut été occupée que 
d’un plaidoyer possible en faveur du meunier. D’abord, qui est-ce 
qui prouve que Minot est mort assassiné? Sur une table on voit chez 
lui Iles reliefs d’un joyeux souper fait & deux ou 4 trois.... n’im- 
porte! On trouve son cadavre au fond d'une cave, mais dans quelle 
situation? Coupé en morceaux, enterré? Non pas! Le percepteur 
tient en main les clefs de sa cave au vin vieux... 

— Ses mains sont crispées... son visage est bouleversé... 

— Eh! l’apoplexie défend-elle des grimaces 4 ceux qu'elle étran- 
gle? L’épanchement au cerveau, par quoi qu'il soit provoqué, peut 
produire un spasme nerveux... 


748 LES COMPLICES. 


— Les médecins... 

— Les médecins se contredisent... Ils se contrediront! s’écria l'am- 
bitieux avec véhémence. 

Le pére voyait son fils se reprendre tout 4 coup 4 la vie. « J’ai mis 
le baume sur la plaie, » se dit-il. Mais il se plut a réveiller tout a 
fait cet esprit plein de ressources qui venait de sortir de léthargie. 
Si honnéte qu'il soit, d’ailleurs, un avocat aime toujours son état 
en artiste. Et cela se congoit. Il y a de grandes jouissances d’esprit 
dans ce jeu dela logique qui parvient 4 rendre probables les choses les 
plusinvraisemblables, et douteuses les choses les plus claires. 

M. Bernier croyait 4 la culpabilité du meunier. Il était indigné 
contre le criminel, et pourtant il désirait que son fils plaidat, et, par 
conséquent, souhaitait d’obtenir un acquittement. 

— Mais, reprit-il, pour continuer en maniére d'exercice cel assaut 
4 fleurets boutonnés, comment expliquer les meubles ouverts et le 
titre de créance trouvé en la possession d’Ortaillaud? 

Un diabolique sourire eftleura les lévres d'Aristide. 

Ceci, lui-méme se l'expliquait mal; mais il se complaisait dans 
l'étude des voies mystérieuses de cette sorte de providence infernale 
qui venail 4 son secours. 

— Asupposer, reprit-il, qu’au milieu d'un repas oti les tétes s’é 
faient échauffées, Minot, & moitié ivre, soit descendu a sa_ cave, ou 
une attaque d’apoplexie l’a foudroyé, quoi d’étonnant que son ou ses 
convives profitent de la situation? Ce n’est pas honnéte, mais c’est 
naturel. 

— Tu supposes alors qu ils auraient volé tout simplement par oc- 
casion ? 

— Qui. Et d’ailleurs, ont-ils volé? Minot, je Je veux bien, avait recu 
une forte part des contributions échues... Mais la justice a retrouvé 
chez lui quelques valeurs... Lui-méme, qui trafiquait sur l’argent, ne 
peut-il pas avoir disposé du reste pour quelque spéculation en remet- 
tant d'une huitaine de jours son versement aux mains du receveur 
particulier? Qui sait quelle était la fortune de Minot, et comment elle 
était placée? On ne trouve, aprés tout, ni argent ni valeur en posses- 
sion du meunier. 

Aristide jouait avec le feu. Il le sentait et se laissait aller 4 ce jeu 
dangereux avec une Acre et perverse volupté. Jamais il n’avait connu 
ces vertiges moraux qui saisissent l’esprit au bord des gouffres et 
l'attirent comme des mirages. | 

— Qui, continua-t-il, si le meunier a volé, oa est l’argent?... 

fl tremblait de terreur et de plaisir en jetant un coup d’ceil obli- 
que sur une certaine armoire de son cabinet. 

Et celte nature ardente, qui avait jusqu’alors contenu toutes ses pa=- 


LES COMPLICES. 749 


sions, au point méme qu'elle en ignorait la puissance, s‘étonnait des 
frémissements inconnus que développaient en elle l’ivresse du dan- 
ger, et les ironies du destin. 

— Donc le meunier n’a pas volé. Non. Probablement ila repris 
seulement le titre de sa dette. La tentation était forte. Et puis Minot 
n’a pas d’héritier... Ce qu il laisse fera retour au domaine public. Si 
la fraude n’en existe pas moins, elle est plus indirecte... En France, 
on trouve malheureusement vite des excuses pour qui fait tort seule- 
ment 4 I'Etat. 

— Enfin, tu plaideras les circonstances atténuantes. Je te disais 
bien qu'il y avait toujours des ressources! Ah! si tu tires de la le meu- 
nier, ce sera un brillant succés ! 

—- On peut défendre de plus mauvaises causes, reprit Aristide. 


XIX 


L’instruction se poursuivit et n’amena pas la découverte du com- 
plice supposé du meunier. Celui-ci, qui d’abord avait tout nié, avouait 
maintenant étre allé le 7 septembre, au matin, chez le percepteur, 
avoir trouvé les choses en ]'état, et avoir cédé 4 la mauvaise pensée 
de reprendre sa créance; puis aprés, la conscience embarrassée de ce 
méfait, s ¢tre dispensé d’avertir la justice. 

Mais une nouvelle découverte venait aggraver les charges qui pe- 
saient sur lui. 

Dans une perquisition 4 son domicile, on avait retrouvé la chemise 
qu'il portait le jour de sa visite chez Minot. Cette chemise était tachée 
de vin. 

Or le vin fin, Je vin vieux, ne dépose pas sur le linge une marque 
de méme couleur que le gros vin de campagne. On avait comparé la 
tache de la chemise avec d'autres faites avec le vin restant chez le 
percepteur et la nuance se trouvait identique. Donc Je meunier avait 
bu a la table de Minot, — donc il était un des convives du joyeux re- 
pas terminé par un cri d agonie. 

Tandis que Ja mort mystérieuse du percepteur de Savignac occu- 
pait les esprits 4 Sarlat, et fournissait le théme des conversations, 
M. Bernier pére vendait ses métairies, aux messieurs de Chasseneuil, 
pour une soixantaine de mille francs. On ne s’en occupa guére. Le 
grand procés qui allait étre porté devant les assises accaparait tyran- 
niquement les curicsilés. 


7130 LES COMPLI CES. 


Pour tout le monde, Je meunier Ortaillaud était coupable, de vol 
pour le moins, dans le cas ot la mort du percepteur serait le résultat 
d'une attaque d'apoplexie. Les gens simples se trouvaient convaincus 
par la tache de vin, par l’ouverture des meubles, par le silence du 
meunier surtout, et par ses premiéres dénégations; les gens qui 
avaient la prétention de se connaitre en jurisprudence criminelle a- 
taient cet axiome du droit romain : « Cherchez 4 qui le crime pro- 
fite! » et montraient la créance accusatrice qui dénongait Ortaillaud. 

Une seule chose militait en faveur du meunier; on disait : « -\ris- 
tide Bernier le défend! Pour s’étre chargé de cette cause, il faut qu'il 
y ait trouvé un bon cété. » - 

Alors on discutait, non pas sur la culpabilité du meunier, qui pa- 
raissait hors de doute, mais sur |’étendue de cette culpabilité: pour 
les uns, Ortaillaud n’était qu’un voleur; pour les autres, il était un 
assassin. Les rapports des médecins transpiraient dans le public, les 
résultats de l’enquéte du juge d’instruction également. Il y eut bien- 
tét deux partis. 

Le jour des assises arriva. Elles se tenaient 4 Périgueux; mais mal- 
gré la distance, malgré surtout les moyens de locomotion, qui, a celte 
époque, n’étaient point encore faciles, les curieux s’y transportérent. 

Le meunier, devant Ja justice, montra plus de peur qu'il n’aurait 
du. Il se coupa dans ses réponses, il s’embarrassa dans ses explica- 
tions, parce qu'il était effrayé de la gravité de sa position, et puis 
parce qu’aprés tout, il se sentait la conscience chargée d’une mau- 
vaise action—troisiéme raison qui vaut bien Jes deux autres, parce 
qu'il n’était qu'un paysan, et qu'il répondait en patois a des juges 
qui parlaient francais. 

On n’augurait rien de bon en sa faveur. Son défenseur prit la pa- 
role. 

Aprés avoir repoussé un a un les griefs de l'accusation, apres avoir 
dispulé pied 4 pied le terrain a l’avocat général, avec la science pro- 
fonde du droit, avec I’habileté particuliére qu’on lui connaissait, il se 
résuma dans une péroraison victorieuse : 

« Mais, dit-il, si mon client est un assassin, il est un assassin bien 
adroit, un assassin bien actif! Comment! il part de chez lui a sept 
heures, il y rentre a dix et demie, et, dans cet intervalle, il a trouve 
moyen d'abord de faire quatre lieues 4 pied, pour l’aller et le retour; 
de boire avec le percepteur de Savignac cing bouteilles de vin que 
l’on a trouvées vides sur Ja table, de perpétrer son crime, de fouiller 
des meubles et d’y trier un certain papier? 

« S‘il est un voleur, par contre, il est un voleur bien maladroit! 
Il laisse de bonnes valeurs, et il prend le seul papier qui puisse le 
compromettre | 





LES CONPLICES. 75! 


« Pour un titre de trois mille francs qui le perd, i oublie sept mille 
francs de valeurs que Ja justice a retrouvées| 

a On dit : Ce sont des valeurs difficiles a négocier. Mais, messieurs, 
un malfaiteur sait toujours, dans un temps donné, négocier des va- 
leurs quelconques. Et celles-ci étaient au porteur! Qui donc pouvait 
savoir les numéros des actions de Minot? personne n’ avait sa confiance. 
Au lieu donc de prendre ces papiers sans nom et de courir les vendre 
avant que léveil fit donné, que prend Ortaillaud? une méchante 
créance 4 jui personnellc! ct quand il |’a prise, son premier soin 
nest pas de la détruire! 

« Que le ministére public soit donc conséquent avec lui-méme; 
et qu'il ne réunisse pas dans mon client tant de rapidité d’exécution 
et tant d’incurie, tant d’adresse et tant de naiveté. 

« Mais d’ailleurs, si Ortaillaud avait bu la moitié des bouteilles qui 
ont été vidées a ce repas aux suites funestes, u serait rentré chez 
lui en état d'ivresse; et l’instruction constate qu’il semblait inquiet 
et préoccupé ! L'inquictude, la préoccupation surtout, appartiennent 
essentiellement 4 l'homme en possession de sa raison. 

« Non, messieurs; non, mon client n‘a pas assassiné Minot, qui n'a 
dailleurs pas été assassiné. Il ne l'a pas volé davantage. Ce qui s'est 
passé, je le vois d'ici, et je vais vous le dire : 

« Le 6 spetembre, Minot a donné un repas & des amis ou 4 des 
gens d'affaires. J’inclinerais plutot vers cette derniére supposition, 
car, 4 Minot, nous ne connaissions pas d’amis intimes. En revanche, il 
passait pour avare, D'autre part, nous savons qu'il faisait en dessous 
de ces tripotages d’argent qui ne devraient jamais, saus un gouverne- 
ment pur, souiller les mains d’un fonctionnaire public! — Enfin! —- 
couvrons sa tombe a peine close, d'un manteau d’indulgence! — 
C’était le soir — on trouve une lampe sur la table!—~- Minot.aura fait 
boire, avec intention, ses hétes pour les rendre faciles a la transaction. 
ll a bu lui-méme, et sa constitution faible et débile s'est, trouvée 
cruellement attaqué par ces excés. Entrainé par livresse méme a de 
nouvelles libations, i] est descendu Asa cave pour y. prendre du vin. 
Minot, n’ayant pas de servante, devait bien se servir lui-méme. — Et 
la, un changement brusque de température, un air épais.et humide, 
ont saisi. IL est tombé foudroyé. Si, dans le spasme d’agonie que 
semble indiquer la crispation de ses membres, il a poussé un cri, ses 
convives n'ont rien entendu. Au bout d’un temps donné, ne:le. voyant 
pas reparaitre ils l’ont.appelé — ne l’entendant pas répondre ils ont 
été le chercher' — le trouvant mort,-ils ont fuil — Pourquoé fuir? 
me dira-t-on? Eh! sans doute, il eit été mieux.de courir chez un 
médecin, chez un juge de paix! Mais il élait tard probablement, le 
médecin et le magistrat demeuraient loin. Bien des embarras pou- 


152 LES COMPLICES. 


vaient surgir. Les convives du percepteur étaient étrangers au 
pays... mal notés peut-étre... les affaires d'usure ne se font pas avec 
des saints! — Ils ont craint pour eux l’accusation qui pése aujour- 
d’hui sur mon client!... On ne connaissait pas leurs rapports avec 
Minot. Ils étaient sirs den’étre pas recherchés... Tout naturellement 
ils ont pris le parti le plus commode et le plus sur. 

« Maintenant, Ortaillaud est venu le lendemain comme il vous I'a- 
voue, messieurs les jurés ; il a trouvé la maison ouverte, le cheval a 
jeun. En attendant le maitre du logis, il a gouté au vin; ne le voyant 
pas venir il l’a cherché, puis trouvé. Alors, comme il l’avoue encore 
avec regret, au moment de sortir, une funeste tentation l’a saisi. Et 
la faute contre la probité une fois commise, lui non plus n’a pas voulu 
aller éveiller la justice. 

« Voila tout, messieurs les jurés. Comme moi, vous avez j’en suis 
sir, maintenant la vision claire et nette de ce qui s'est passé. Et plus 
vous penserez 4 cette affaire, plus les preuves que ]’accusation tour- 
nait contre Ortaillaud viendront corroborer mon explication. 

« Ceux qui veulent voir en mon client un voleur, disent : Pourquoi 
le secrétaire et le bureau étaient-ils ouverts? — Précisément parce 
que Minot qui traitait une affaire, y aura pris ou remis de l’argent et 
des papiers! 

« Ceux qui veulent voir en mon client un assassin, parlent des em- 
preintes de ses pieds qu’on trouve 4 l’entour du cadavre dans la 
poussiére de lacave. Et bien oui! messieurs, sans doute, il reconnait 
avoir été dans la cave y avoirvu et touché le cadavre! Mais, ces emprein- 
tes, elles recouvrent d’autres traces... dont la justice a trouvé les 
vestiges... Ce sont ces traces, ces traces rendues méconnaissables part 
les sabots de mon client, qu'il faudrait reconnaitre et comparer! » 

Qui pourrait dire la chaleur intense qui montait au diaphragme d’A- 
ristide, tandis qu'il prononcait 4 haute voix ces terribles paroles? Qui 
pourrait décrire les sensations aigiies et verligineuses qui faisaient 
battre son pouls & cent dix pulsations par minute, lorsqu’il reprit : 

« Cherchez-les donc, les pieds qui ont laissé une premiére em- 
preinte sur la terre meuble de la cave. Cherchez-les, si vous voulez 
entendre un témoignage qui viendra confirmer mon dire, et achever 
de démontrer l'innocence de mon client | 

« Ou plutét ne cherchez rien! Il n’y a pas d’assassins! il n’y a pas 
de voleurs! il ya des hommes égoistes et indifférents, qui, 4 moitié 
ivres se sont effrayés d’une mort subite. Il y a un malheureux qui, jus- 
qu’alors d'une honnéteté sans reproches, d’une probité sincére, s'est 
laissé surprendre par la tentation de se soustraire & une lourde charge. 
Il venait chez le préteur d’argent pour aliéner entre ses mains une 
partie de son bien, il était poussé par la géne, par la ruine immi- 








LES COMPLICES. 753 


nente, une bien mauvaise conseillére; il se repent, messieurs, il es- 
pére en votre indulgence : moi, j’en appelle a votre justice!... » 

Chose étrange! jamais le savant avocat de Sarlat n’avait parlé avec 
cette abondance et cette facilité. On sait que, jusqu’alors, Aristide 
poursuivait infructueusement I’éloquence. D’avocat consultant il 
passait orateur. Le Démosthénes de la petite ville avait-il assoupli sa 
langue épaisse avec des sophismes comme celui de 1’Attique avec des 
cailloux? L’éloquence jaillit-elle de certaines pressions morales? 
obéit-elle forcément 4 l’appel de la nécessité? 

Quoi qu’ilen soit, lejury déchargea le meunier de I’accusation d’as- 
sassinat, faute de preuves. Mais dans l'incertitude, et pour faire une 
cote mal taillée, —ce qui, soit dit en passant, semble bien souvent étre 
la préoccupation des jurys quand ils ne voient pas trés-clair dans une 
affaire, — Ortaillaud fut déclaré coupable de vol avec effraction, et 
condamné & cing ans de travaux forcés. 


XX 


fi n'y eut dans tout Sarlat qu'un cri d’applaudissement pour I’ha- 
bile avocat qui venait de sauver une téte aussi compromise que celle 
d Ortaillaud. 

On compara la cause 4 des causes célébres défendues par les plus 
Ulustres avocats, et il fut décidé que M. Bernier fils pouvait prendre 
rang parmi les étoiles du barreau frangais. 

Quand, peu de temps aprés, le collége électoral de Sarlat fut appelé 
a élire un député en remplacement de M. Thévenot, nommé pair de 
France, nulne fut surpris de voir se présenter aux suffrages Aristide 
Bernier, qu'un acte sous seing privé faisait, depuis le temps légal, 
propriétaire du chateau de Pressenzac, et par conséquent éligible. 

Non-seulement on ne fut pas surpris, mais on chercha vainement 
dans l’arrondissement un homme aussi capable qu’ Aristide, de le re- 
présenter. 

L’opinion était si bien préparée que tous les partis le soutinrent 
plus ou moins directement. Comme il l’avait prévu d’abord, il eut 
franchement pour lui Ie parti avancé et le parti Jégitimiste, qui s’uni- 
rent a cette occasion. Le pouvoir, toujours si puissant en matiére d’é- 
lection, affecta la neutralité et ne suscita pas de compétiteur sérieux 
4 l'avocat. Au fond, il ne voyait pas en lui un ennemi dangereux et 
irréconciliable. 


754 LES COMPLICES. 


Aristide Bernier semblait représenter cetle opposition gouverne- 
mentale qui avait fait dire au roi Louis-Philippe : « On ne s'appuie 
que sur ce qui résiste. » 

Il devenait donc un des ¢léments nécessaires aux institutions re- 
présentatives. C’est ce que sentaient, en dehors de toule influence de 
la sous-préfecture, les hommes du juste-milien. 

Et puis Aristide avait, aux yeux de tout l’arrondissement, un 
grand prestige: c’était un homme de talent! Assurément il ne fe 
rait pas 4 la Chambre la figure effacée d'une machine a voter! On li- 
rait ses discours dans les journaux! Il attirerait l’attention sur le pays! 
Cen'était pas 4 un député de cette valeur que |’on refuserait un pont, 
une église, un musée |... 

Il fut nommé a 'unanimité. 

Un singulier phénoméne s’accomplissait dans l’ame d' Aristide Ber- 
nier, tandis que la fortune semblait ainsi le prendre par la main et 
le conduire dans des voies aplanies, tandis que, par un de ces jeux 
de la destinée, si étranges que l’on se demanderait volontiers quelle 
puissance la gouverne, il recevait la preuve la plus éclatante de la 
confiance et de l’estime de ses concitoyens. Ce fut d'abord comme une 
sorte de verlige. Les notions du juste et de l’injuste, du vrai et du 
faux, du réve et de la réalité se confondaient dans son dme. L’habi- 
tude du flegme extérieur, le tact de diplomate qu'un long exercice 
avait donné 4 l’ambitieux avocat, enfermaient son dme bouleversée 
comme en une sorte de gaine imperméable.a la curiosité ppblique, 
imperméable méme aux orages intérieurs. 

Jusqu’a quel point le physique influe-t-il sur le moral? Jusqu'a 
quel point "homme se prend-il 4 la propre comédie qu'il joue? Ques- 
tions profondes si l’on veut les creuser et les suivre dans tous les dé- 
veloppements qu’elles fournissent. 

Aristide, d’abord entrainé ala remorque par la fortune, pour ainsi 
dire, d’abord servi malgré lui par elle, et protégé par ce maintien 
compassé qui était devenu pour lui une seconde nature, Aristide en 
vint 4 prendre les rénes de la situation, a Ja dominer, a soumetire 
comme une cavale dompleée cette fortune capricieuse qui l’avail choisi 
pour favori, en une heure de folie. 

Et comme toute conscience, méme la plus facile 4 satisfaire, a he- 
soin de se donner des prétextes et des excuses, il s'en créa. 

Cette défense du meunier, qui lui avail été une ressource, il s’en 
fit un mérite. Il ne se dit pas qu'il était l’auteur du déshonneur d'un 
homme, des transes d’une famille qui avait vu son chef au pied de 
léchafaud; non! il se dit seulement que, sans son plaidoyer, le 
majheureux Ortaillaud edt été condamné 4 mort! 

Quant 4 l’assassinat de Minot, son ancien camarade, quant au vcl, 


LES COMNPLICES. 735 


il y pensait le moins possible. Y avait-il donc pensé avant l’action? 
Point du tout. Mais la colére et l'ivresse sont mauvaises conseilléres... 
Et puis, était-ce donc bien vrai, que lui, dans l’ombre, d une crispa- 
tion des mains... — Et Rouvenac? que faisait-il alors?... Oui! ce 
Rouvenac maudit, il avait été )’inspirateur assurément!... N'avait-il 
pas dd étre l’exécuteur aussi? 

Etl'or volé?... L’or volé!... fallait-il donc tout laisser 4 Rouvenac? 

Le résultat de ce travail intellectuel fut, chez le nouveau député, 
une horreur profonde pour Raoul de Rouvenac, son condisciple, son 
adversaire, puis son complice. 

D’ailleurs, 4 la Chambre, il alla s’asseoir au centre gauche, et fit 
un excellent discours qui fut reproduit par tous les journaux et allira 
fort l’attention du ministére. 

Il s'était logé rue de Bourgogne, au second, dans un petit apparle- 
ment bien simple. Pas de salon, un cabinet tendu de papier vert, 
meublé de chaises et de fauteuils en crin. Au milieu du cabinet un 
bureau chargé de journaux; au fond une bibliothéque; entre les fe- 
nétres, un buste de Sénéque. Enfin, que l'on se figure l’humble et 
sévére retraite d’un patriote. 


XX1 


La session 1846-47 ne trouva pas Aristide Bernier dans )’apparte- 
ment de la rue de Bourgogne. Sa position alors était bien changée. 

li habitait rue des Saints-Péres un pavillon, au fond d'un jardin. 
Sans étre luxueux, ce logis avait grand air. 

Un laquais en livrée attendait 4 la porte les visiteurs pour les dé- 
barrasser de leurs paletots. Une lampe suspendue éclairait l’anti- 
chambre, car c’était le soir. Les portes du salon hautes et battantes 
souvraient sans bruit. Les arrivants entraient sans étre annoncés et 
se mélaient 4 une réunion d’hommes, présidée par une seule femme. 
La réunion était animée; la femme était belle. 

Aristide Bernier avait ce visage serein et digne, cette prestance 
représentative toule particuliére qui appartiennent 4 l’orateur et a 
l'homme d'Etat. 

Il parlait du ton posé, mais péremploire, qui décéle un chef de 
parti. Et les autres l’écoutaient, attendaient pour se décider dans une 
question qu'il edt émis son avis. 

La femme préparait des tasses de thé et les offrait en silence. 


756 LES COMPLICES. 


Devenu le chef d’une des fractions les plus importantes de la 
Chambre, Aristide Bernier s’était marié a la fille d'un conseiller 
d'Etat. Sa fortune, sans étre citée parmi les plus brillantes, passait 
pour honnéte, comme on dit vulgairement par un de ces artifices de 
langage qui enlévent aux mots leur valeur propre, pour leur en donner 
une conventionnelle. 

Le chateau de Pressenzac était payé depuis longtemps; et plusieurs 
entreprises industrielles, qui s honoraient de faire figurer son nom 
parmi leurs patronages les plus respectés, lui avaient constitué une 
certaine fortune mobiliére. 

A l'heure présente il tenait 4 la Chambre une position si considé- 
rable qu'on ne doutait point qu’il ne devint ministre, si le roi, poussé 
par l’ébullition de ’opinion, prenait le parti d’accorder quelques sa- 
tisfactions au parti avancé. 

Aristide & la Chambre demeurait assis 4 gauche, mais point aux extré 
mités. I n’avait jamais donné de profession de foi d’ensemble, en sorte 
qu'il edt été difficile 4 ses amis de formuler nettement son idéal poli- 
tique. Mais dans toutes les questions de détail il se rangeait toujours 
du cété de la démocratie. Toutefois, dans cerlaines circonstances im- 
portantes, on !’avait vu tout 4 coup prendre un parti diamétralement 
opposé 4 celui qu’on altendait de lui. Aprés avoir laissé passer le 
premier étonnement, il donnait ses raisons, et on les trouvait bonnes. 

On disait: « 1] se réserve pour quand il sera ministre. » 

Chaque soir les députés de son parti se réunissaicnt chez lui, et y 
recevaient le mot d’ordre du lendemain. 

Au moral, le travail qui commengait en lui lors de son élection 
avait apaisé les remords, les doutes et les scrupules. I] en était venu 
a établir la paix dans son dme et 4 y réinstaller I’estime. La soirée du 
6 septembre, le petit percepteur et Rouvenac, il avait tout oublié 
comme un mauvais réve, comme un cauchemar. Rien dans sa vie ac- 
tuelle ne venait lui rappeler ce funeste souvenir. Depuis longtemps 
Rouvenac, qui avait fait des affaires de Bourse assez bonnes d’abord, 
puis trés-mauvaises, était parti pour l’étranger. 

Entouré d'estime, salué du titre d’honnéte homme par toutes les 
voix qui arrivaient 4 ses oreilles, Bernier s’enveloppait de ]’opinion 
comme d'un manteau ouaté qui Je tenait chaudement, qui le préser- 
vait des chocs extérieurs, qui lisolait du passé. 

Oui! chose étrange peut-étre, mais chose vraie, il avait fini par 
croire 4 sa réputation; il disait, sans entendre de révoltes dans s2 
conscience : « Nous autres, honnétes gens! » 

Et méme il méprisait volontiers autrui, car le mépris des autres est 
souvent comme un piédestal sur lequel on exhausse I'estime de soi- 
méme. 





LES COMPLICES. 757 


XX 


Donc lame d’Aristide Bernier, rassérénée, plane libre au-dessus 
des agitations de la conscience. Non! car s'il a terrassé la conscience, 
iln’a pu empécher les passions de naitre en son cceur, d’y faire un 
progres latent d’abord, puis rapide. 

A cété de ambition, qui demeure le pdle de sa vie, est venu 1’a- 
mour. Cet homme, qui jusque-la a tenu si bien son coeur fermé qu’au- 
cun sentiment tendre n'y est entré, a tout 4 coup senti ses résolutions 
balayées comme par un vent d’orage. Avec étonnement, avec stupé- 
faction, il s'est apergu que sans l'amour de sa femme, — de sa femme 
qu'il a épousée par ambition et par calcul, aucune des joies humaines 
ne lui est plus de rien. 

Dans les natures égoistes et froides, les passions de la jeunesse re- 
poussées ont de ces étranges retours. Elles se dressent comme le 
fouet d'une Némésis vengeresse, et frappent sans repos ni pilié leur 
victime. Elles réduisent en servage les fronts qui n’ont pas voulu 
porter de joug, et brisent les volontés que ni le respect ni le devoir 
n'ont pu dompter. 

Aristide avait quarante ans. Il était chauve; son visage fané, plissé 
par le travail; son corps, maigri et déjeté, ne pouvaient prétendre a 
plaire. 

Il portait les cheveux qui lui restaient plats et collés aux tempes, 
des faux-cols roides au-dessous des oreilles, des lunettes. Il avail 
aussi cet aspect particulier qui dénonce homme vieilli et racorni 
dans un bureau, sans que jamais l’air pur de la liberté, les exercices 
sains de la jeunesse, les adoucissements de ]’amour, aient traversé 
cette atmosphére comme des courants bienfaisants. 

En voyant cet extérieur froid, grave et sec, jamais personne n’eut 
imaginé que l'amour put y pénétrer. Mais ce n’était pas de l'amour 
non plus que ressentait le député de Sarlat, c’est-a-dire un sentiment 
de dévouement et de bonteé. C’était de la passion. 

Madame Bernier ne répondait pas a cette ardeur tumultueuse. 
Entre le mari et la femme la sympathie manquait. La premiére 
impression qu’avait recue madame Bernier, jeune fille, a la vue de 
son futur époux, ressemblait méme 4 de la répulsion. Il ne fallut rien 
moins que les insistances de sa famille, que la réputation parfaile qui 
accompagnait le député, pour la décider. 


758 LES CONPLICES. 


Elle écrivait 4 une amie quelques mois aprés son mariage : 

« Tu me félicites, ma chére, et sans doute avec raison. I] n’y a que 
mon Ame ingrate qui puisse ne pas apprécier mon lot dans la vie. Oui, 
mon mari est un homme d’un mérile incontestable et inconteste; 
oui, l’avenir qui ]’attend est immense, et, comme tu me le dis Juste- 
ment, il ne faut pas faire fi de cette position qu’apporte a sa femme 
un mari posé comme le mien dans le monde. 

« Sans doute il est agréable de voir son mari le premier presque 
partout, et le maitre de son parti. Quelquefois je pense a tout cela, et 
jessaye d’avoir de l’orgueil. 

« Et sais-tu qu’il m’aime, ce grand homme? Il m’aime, ma chére, 
comme un amoureux, non comme un mari. Eh bien! son amour me 
fait peur! 

« J'ai beau faire, mon mari-m’effraye. Je ne vois pas clair dans son 
Ame. Mon faible esprit, sans doute, ne peut s’élever vers les hauteurs 
ot le sien plane. | 

« Je me sens dans mon tort, je passe ma vie 4 me morigéner. Rien 
n’y fait. Quand mon mari me donne une preuve d’amour, je suis cha- 
grinée comme on l’est par une avance 4 laquelle on ne peut pas ré- 
pondre. Quand il me serre la main j'ai le frisson. 

« Plains-moi donc, ma chére amie, au lieu de m’envier, car je ne 
suis pas bien avec ma conscience, et ne puis cependant dompter mon 
ceur rebelle. 

« Veux-tu tout savoir? Eh bien! si mon mariage était encore a faire, 
et que l'on me donnat le choix entre ce mariage et le couvent, je choi- 
sirais le couvent. 

« Il me semble, — puisque j’en suis aux confidences, je veux les 
faire entiéres : cela me soulagera Je coeur, — il me semble donc que 
$i Mon mari n‘avait pas de passion pour mol, je supporterais le ma- 
riage plus volontiers. M. Bernier ne me rend pas la vie difficile, et 
sauf une propension a la jalousie, que j'ai grand soin de ne pas exci- 
ter, je ne saurais rien reprocher 4 son caractére. 

« Sil voulait donc vivre avec moi comme je le croyais en I’épou- 
sant, c est-a-dire dans ces relations affectueuses mais calmes, qui sont 
d’ordinaire le lot des mariages de raison, rien assurément ne viett 
drait troubler notre intérieur. Mais, plaise 4 Dieu, que tu ne saches 
jamais combien il est cruel de vivre en face d’un homme sincére- 
ment épris, sincérement malheureux de vos froideurs, que le devoir 
vous prescrit d'aimer, et pour lequel on ne peut ressentir que de I'é- 
loignement. » 

Belle, douée d'une 4me délicate, et de cette grace que la Fontaine 
dit, avec raison, étre plus belle encore que la beauté, madame Aristide 
Bernier était certes bien faite pour inspirer l'amour. Mais, encore une 





LES COMPLICES. 739 


fois, dans des cceurs en méme temps jeunes et usés comme celui du 
député, l'amour ne vient pas parce que mais quoigue, pour ainsi 
dire. 

D'abord Aristide s'étonna de sentir en lui quelque chose qui contre- 
balancait l’ambition. Il voulut se révolter, mais ses tentatives de ré- 
volte loin de le délivrer, lui firent plus rudement sentir son esclavage. 
ll sortit vaincu du combat. Et la froideur de sa femme augmentait en- 
core sa passion. Ii se surprit bien des fois, oubliant les affaires les 
plus graves pour réver & une interjection qu’elle avait laissé échapper 
en courant. 

La passion enfin le prit comme une maladie aigué, le posséda, le 
domina. | ‘ 

Au moment ot il touchait 4 laccomplissement de ses désirs, ot il 
réalisait ambition de toute sa vie, ou il jouait un rdle important 
dans les affaires de son pays, et élait sur le point de devenir ministre, 
il aurait peut-étre laissé Paris, et la députation, et le portefeuille, pour 
aller vivre dans un coin perdu, & la campagne, avec sa femme, st 
elle lui avait dit: « Je t’aimerai! » 

Sa jeunesse refoulée, étouffée dans un coin de son cceur, en sortait 
tout & coup incompressible. Elle réclamait ses droits, & un corps 
vieilli et défiguré. 

Notre siccle révolutionnaire, cette course au clocher des ambitions, 
a vu plus d'une de ces expiations terribles. La jeunesse trahie ne par- 
donne pas, elle se réveille sous les cheveux blancs. 

Autrefois on parlait des folies de la jeunesse. Aujourd’hui la jeu- 
nesse calculatrice ne fait plus de folies. Mais que l'on jette un re- 
card sur ces vingt derniéres années : ce sont les vieillards qui en 
font. 


NATH 


On discutait alors, dans les cercles politiques, la grande affaire de 
Buzancais. 

On sait comment, dans l'hiver 1846-47, quelques hommes du peu- 
ple, affamés par la cherté du pain et la rareté du blé, se portérent 
furieux chez des propriétaires de Buzangais qu ils accusaient d’acca- 
parer le grain, et les massacrérent, et comment lcs assassins furent 
condamnés 4 mort. 

L’opposition pouvait tirer un magnifique parti de ce funeste évé- 
nement. Elle pouvait ameuter contre le pouvoir une faction formida- 
ble et dicter peut-¢tre des conditions 4 ce méme pouvoir. 


760 LES COMPLICES. 


Mais les hommes que la passion n’emportait pas, et qui voyaient 
plus loin que le jour méme, ne s'abusaient point sur la portée d'une 
pareille arme. fis}savaient bien qu’en spéculant sur les coléres du pau- 
vre contre le riche, ils trouveraient tout & coup a leurs ordres une 
puissante armée. 

Mais que faire aprés de cette armée? 


— Prenez garde, disait Aristide. Si vous soulevez une fois les des- 
sous sociaux, vous engagerez une terrible partie. Sans doute vous 
allez trouver 4 vos ordres toute une population; mais, au lendemain 
de votre victoire, n’oubliez pas que cest vous qui serez aux siens. 
N’oubliez pas que vous deviendrez les esclaves de ces prétoriens, et 
qu’il vous faudra les satisfaire. Or vous ne les satisferez pas. Vous ne 
pouvez pas faire que tout le monde soit riche et contenter tous les 
appétits; donc, aprés vous avoir élevés, ils vous renverseront. Ce n'est 
pas toul que de monter, il faut resteren haut. Et pour cela il est bon de 

me pas fonder son piédestal sur le sable mouvant des foules, qui 
n’ont pour moteurs que des appétits, les appétits, messieurs! puis- 
sances redoutables et aveugles que des écoles sociales nouvelles aigui- 
sent ence moment, et qui nous menacent tous, car satisfaits ou libé- 
raux nous sommes la société, aprés tout! Voyez-vous, entre un pauvre 
et un riche en présence, 11 ne faut jamais laisser passer une doctrine 
qui permet l’examen des droits, qui justifie l’attentat, car alors... 

— Alors, oul, on ne sait pas ce qui peut en résulter! interrompit 
une voix qui fit tressaillir le député. 

Les paroles expirérent sur ses lévres, il leva les yeux et demeura 
aussi interdit que s'il edt été changé en statue de sel. 

Sa paleur, sa stupéfaction, sa terreur, car il y avait en lui de tous 
ces sentiments, furent si frappants que les assistants Jevérent aussi les 
yeux sur Je nouvel interlocuteur. 

Ils virent un homme dans la force de ]’Age, élégamment vétu, et 
porteur d’une physionomie avantageuse. Cheveux épais et noirs, sour- 
cils bien arqués, yeux vifs, moustaches retroussées, bien ganteé, bien 
chaussé, luisant, lustré, vernis. Peut-étre avait-il la quarantaine; 
mais il pouvait si bien jouer les jeunes-premiers qu’on n‘eut pas songé 
4 compter ses années. I] devait faire figure parmi les beaux du boule- 
vard; mais ce n’était point un bellatre. 

— Eh bien! mon cher Bernier, reprit-il en voyant l’étrange figure 
que lui faisait le député, ne me reconnaissez-vous pas? ou bien me 
prenez-vous pour un revenant? Vos domestiques ne m’ont pas at- 
noncé, je suis entré il y a un instant, je vous ai enlendu, je vous ai 
répondu... voila! 


— Ah! ah!... halbutia le député, qui n’en put pas dire davantage. 





LES COMPLICIS. 7TH 


— En vérité! on dirait que vous n’étes pas ravi de me yoir, Aris- 
tide! Et nos jeunes années! et nos bons souvenirs!... 

— Mais si... mais si... murmura d'une voix tremblante le malheu- 
reux député. 

-— Mais alors échangeons une poignée de main... Bien... Et main- 
tenant présentez-moi 4 madame Bernier pour laquelle je ne veux pas 
rester plus longtemps un intrus. 

Assurément, Bernier avait l’air d'un condamné 4 mort, et ses amis 
le remarquérent lorsqu’il se leva pour conduire & sa femme le brillant 
étranger, et lorsqu’il dit : 

— Ma chére Rosalie, je vous présente M. le chevalier Raoul de Rou- 
venac, un de mes compatriotes! 

— Merci! mon cher, s’écria Raoul avec une admirable désinvol- 
ture. A présent, je vous en conjure, ne vous dérangez pas pour moi; 
que je ne fasse pas événement dans votre salon! Vous causez avec ces 
messieurs de choses graves; continuez! Moi, je resterai prés de ma- 
dame, si elle le permet. Nous aurons une conversation moins sérieuse. 
Car, je vous l’avoue, je n’enlends plus grand’chose & la politique... 
Et puis, quant a ce que j’en sais encore, nous ne serions pas du méme 
avis! Et je ne viens pas ici pour faire de la controverse! 

Le chevalier s’assit sur un pouf aux pieds de madame Bernier 
laissant l’assemblée abasourdie de son aplomb, autant que le député 
terrifié de sa présence. 

Poutant il reprit la discussion avec ses collégues. Mais cette fois il 
n’en tint plus le dé, comme on dit. Il latssa parler les autres, répon- 
dit par des monosyllabes ou des signes de téte, et ne put s empécher 
de tourner deux ou trois fois les yeux du cdté ott s isolaient en un 
groupe sa femme et le chevalier. 


XXIV 


— Mon cher, a présent que vos amis sont partis, s’écria Rouvenac 
dés qu’il vit le salon vide, voulez-vous m’accorder un quart d'heuré 
@entretien particulier? Je voudrais vous parler d'affaires. — Madame, 
vous allez croire que ma visite est intéressée. A la vérilé, quand je 
suis entré chez vous, jen eusse pu yous dire le contraire... Actuelle- 
ment que j’ai eu le bonheur de causer avec vous quelques instants, 
vous saurez désormais quel attrait m’y raménera. 

Il était difficile de mettre plus courtoisement une femme 4 la portu 
de son salon. Rosalie salua et sortit. 7 

Aowr 1862. ” 


762 LES COMPLICES. 


Le député avait repris possession de lui-méme. Devant l’au- 
dace de Rouvenac, il mit sa froideur indéchiffrable comme un bov- 
clier. 

Il s‘assit, leva vers son interlocuteur son masque rigide et. lui dit : 

— Eh bien! monsieur, que me voulez-vous? 

— Monsieur? — Monsieur, si vous voulez! —— nous réserverons les 
termes d’infimité pour le public! — Donc, monsieur, voici ce qui 
m’améne : Tandis que vous preniez rang parmi nos honorables, moi 
jentreprenais des affaires de bourse. J’ai d’abord réussi... et puis la 
chance a tourné. Comme d'autres intéréts se trouyaient atlachés 
aux miens, ne pouvant remplir mes engagements, j'ai pris le partt 
de passer en Belgique. Vous le savez, d’ailleurs, je ne désirajs pas 
risquer un procés 4 Paris... dans notre intérét commun. 

Le dépulé fit un soubresaut vite réprimé. 

Rouvenac poursuivil : 

— ... Il valait mieux alors n’attirer sous aucun prétexte l’attention 
de la justice. — A propos! je vous fais mon compliment de votre plai- 
doyer en faveur du meunier Ortaillaud! — Je l’ai lu dans I’ Echo de 
Vésone... 

— Au fait, s'il vous plait, interrompit Bernier. 

— Eh bien! oui, au fait. Le voici, le fait. De Belgique j’ai passé en 
Angleterre, d’Angleterre en Amérique, et je suis revénu Gros-Jean 
comme devant. Pas méme tout 4 fait comme devant, car Jadis les 
perdrix et les liévres seuls auraient pu crier contre moi, et ce sont de 
bons animaux qui ne parlent pas; je les tuais d’ailleurs, et les morts 
¢a parle encore moins, comme vous savez. 

— Qui, aprés! 

— Mais les vivants!.. Oh! les vivants, ca crie en diable pour peu 
qu'on les écorche! Quand on est dans les affaires voyez-vous, on ne peut 
pas payer en paroles, il faut payer en argent, ce qui est bien plus dif- 
dicile. Etsi on ne paye pas, il ya des enchevétrements de conséquences 
incroyables! On vous poursuit, on vous rattrape pour vous dénoncer, 
vous couper les vivres, et méme pour vous coffrer. C’est fort en- 
nuyeux, je vous assure | 

Bref, tandis que le sort vous faisait grandir dans |’estime publique, 
tandis que vous devenicz l'homme inattaquable que I’on cite de toutes 
parts, moi, j’avais le malheur, au contraire, d’amasser, je ne sais 
pourquoi, sur ma téte un assez grand nombre de réelamations. Enfin, 
Je ne suis pas en possession de la confiance publique... 

— C'egt-a-dire, n’est-ce pas, que vous étes déshonoré? 

— Moi, Raoul de Rouvenac, déshonoré!.. jamais!.. Et mon pére!.. 
et mes ancetres! Oh! monsieur Bernier! quand on a un nom a dé- 
Jendre... 








LES COMPLICES. 163 


' — Passons! Alors qu’étes-vous, s'il vous plait? 

— Mais je suis... votre ami d’abord, et vous ne me traitez pas 
eomme tel, décidément. Moi, je ne vous veux pas de mal..: 

— Ni moi non plus. 

— Eh bien, croiriez-vous qu’un pays quelconque demande mon 
extradition? L’extradition de France, de moi, Frangais! 

— C'est étrangel Et qu’avez-vous donc fait, dans ce pays? 

— Rien!.. une faillite peut-étre... ils auront appelé cela banque- 

route... 

— Enfin, que puis-je a cette affaire? 

— Tout! Quand un homme de votre influence et de votre honora- 
hilité ira dire aux autorités : « Monsieur Rouvenac est mon ami, 
mon compatriote; je le connais depuis son enfance, il est incapable 
de quoi que ce soit de facheux, etc... » on ne me rendra pas... et, & 
vous parler franc, je tiens beaucoup 4 ne pas étre p... rendul... 

— Mais comment, vous-méme, n‘allez-vous pas trouver les gens que 
cela concerne, faire constater votre qualité de Francais, réclamer 
contre les abus de pouvoir? 


— Oh! pourquoi!.. on plaide toujours si mal sa propre cause! et 
vous plaidez si bien celle des autres! Et puis, moi, comme je vous le 
disais, j’ai des ennemis. On ne me croira pas sur parole, on s'infor- 
mera, etalors... =‘ 

— ‘Alors, les renseignements ne seront pas des plus favorables. 

— Peuh! c’est une chose si bizarre que la maniére dont s’établit 
une réputation! Voyez la vétre!... L’opinion s’étaye d'une foule de 
petits faits insignifiants; ici l’un parle d’une dette oubliée, l'autre 
montre une lettre de change... égarée! un troisiéme parle de quel- 
ques filles séduites, etc., etc., ef voila un homme taré. 

— Il serait bon que vous me précisiez ce qu’on pourra dire, car 
enfin il faudrait avoir réponse a tout. 

— Si vous prenez mon parti, st vous me réclamez comme votre 
ami, on ne s'informera pas. Ce sera toujours le meilleur. 

— Mais enfin... 

— Enfin! rien! des vétilles. Enfin, j’ai compté que sans plus de 
phrases, sans avoir besoin de faire ma confession, je pouvais venir 
vous demander un service, comme on le-demande & un camarade 
qui ne met pas tant de facons& vous le rendre. — Dois-je, oui ou non, 
compter sur vous, Bernier? 

Le ton du chevalier devenait précis, sec et tranchant. 

—~ Vous me direz ce que vous désirez que je fasse, répondit le 
député. 


— Eh bien! demain matin, vous recevrez une note avec Its noms 


764 LES COMPLICES. 


des personnes qu'il faudra voir et persuader. Et... n'est-ce pas, mon 
cher, faites bien les choses... 

— De mon mieux. 

— Réussissez, voila tout! 


XXV 


On comprendra ce que devint la vie de Bernier. Il dut faire mille 
démarches pour tirer son ancien complice d'une situation aussi 
fausse que compliquée. Tous les soirs, au milieu de sa réunion poli- 
tique, Rouvenac surgissait comme un spectre. Peu 4 peu il avait fini 
par prendre part aux discussions; il disait son mot; il se faisait 
présenter 4 celui-ci; puis 4 celui-la. Aprés avoir tenu sa place parmi 
les causeurs, il venait s’asseoir prés de madame Bernier. 

J'ai dit comment, a Sarlat, ses rapports avec la bonne compa- 
gnie l’avaient formé. A Paris, bien qu'il edt plus volontiers fréquenté 
les boudoirs que les salons, il s’était maintenu, quant a |’extérieur, 
dans son réle de gentilhomme. 

Madame Bernier I’écoutait donc volontiers, et lui répondait gra- 
cieusement. Elle se trouvait assez seule dans son salon politique, dont 
bien souvent elle avait voulu résigner la présidence entre les mains 
de son mari; mais Aristide, pour rien au monde, n’aurait consenti a 
ne pas voir sa femme le soir, lorsque déja dans la journée il devait 
la quitter pour aller & la Chambre. Et puis, qui sait? si madame 
Bernier n’eut pas été retenue chez elle le soir, elle serait sortie peut- 
tre... elle eit été se faire admirer ailleurs en toilette de bal! 

Mais maintenant il était partagé entre deux angoisses : quitter sa 
femme ou la laisser exposée aux attentions de Rouvenac. 

Ah! comme elle se renouvela plus aigué, plus intense, cette ja- 
lousie qu'il avait tant de fois ressentie enfant, sur les bancs du col- 
lége, jeune homme, dans les groupes politiques! 

Tandis qu’ se sentait vieux et défait, Rouvenac était encore dans 
tout l’éclat d'une brillante jeunesse. Et cette faconde d’autrefois ! elle 
semblait grandir de jour en jour. Le chevalier fit méme de l'effet 
parmi les députés de la gauche. Et, par un singulier phénoméne, 
plus Rouvenac s’établissait et grandissait dans le salon du député de 
Sarlat, moins celui-ci donnait de l’essor & son esprit judicieux et 
profond. 

On eut dit que par une sorte de vampirisme moral l'un absorbax 








LES COMPLICES. 165 


les facultés de l’autre. C'est que, comme autrefois et plus encore, la 
jelousie et la haine paralysaient Aristide. 

Il était passionné, cet hommefroid, ainsi qu’on a pu le voir, et pas- 
sionné comme la plupart des gens froids, c’est-a-dire plus profondé- 
ment que les gens dont les émotions sortent facilement a l’extérieur. 
Chaque impression recue aux places sensibles de son coeur le terras- 
sait. Cette apparition soudaine de Rouvenac au travers de sa vie était 
pour lui un coup de foudre. Tout |’échafaudage moral de sophis- 
mes qu’il avait lentement construit en son 4me tombait réduit en 
poudre. Cet homme intégre qui avait fini par croire lui-méme 4 son 
intégrité, qui s’était établi dans son honnéteté comme dans un bien 
légitimement acquis, il s'éveillait soudain, en sursaut, devant une hor- 
nble réalité. 

En revoyant Rouvenac il avait revu son crime. Le petit percepteur 
lui semblait frétiller entre eux deux dans ce grand salon aux épaisses 
tentures, plein de députés en habits noirs. 

« C'est donc vrai! je suis donc un meurtrier | » 

Voila horrible aveu que lui répétait sa conscience sortie de léthar- 
gie, 4 chaque fois que le chevalier reparaissait devant ses yeux. 
«J'ai cet étre inféme pour complice... Je le hais, je le méprise, sa 
vue révolte toutes les fibres de mon étre, et je suis obligé de le subir! 
Et toute ma puissance, toutes mes forces sociales sont 4 ses or- 
dres comme de bons chevaux que j’aurais élevés pour son service ! 
Je pourrais dire au premier prince du sang, s'il venait chez moi : 
Sortez! Je pourrais dire 4 la magistrature et 4 la force publique, si 
elles se présentaient & ma porte : Retirez-vous, je suis inviolable! 
Je pourrais donner le signal du renversement d’un ministére... Je 
pourrais... qu’importe ce que je pourrais!...Jene puis pas anéantir 
Rouvenac, ni méme lui défendre ma porte! Je suis sa chose... Je 
suis son bien... Heureux encore s'il n’use pas de moi davantage! 
Que lui refuserais-je?... » 

Un jour, il rentra chez lui inopinément vers deux heures pour 
prendre des papiers qu’il avait oubliés. Il voulut traverser l'apparte- 
ment de sa femme pour |’entrevoir un instant, pour saisir au moins 
au passage une émanation d’elle, s’il ne pouvait la voir. 

Au moment ot il soulevait la porti¢re du petit salon, il se trouva 
face 4 face avec Rouvenac qui sortait. 

I] palit et recula de trois pas. 

— Eh! bonjour, cher! s’écria le chevalier en lui tendant la main. 
aus comment revenez-vous 4 cette heure-ci? Seriez-vous souf- 

ant? 

— Non... merci... balbutia le malheureux, frémissant de rage et 
de jalousie. 





166 LES COMPLICES. 


— Ah! tant mieux! Eh bien! 4. ce soir! 

Ii disparut. Avant d’entrer, le député eat besoin de demeutrer quel- 
ques secondes appuyé.au mur, pourne pas défaillir. 

Enfin, il releva cette portiére de tapisserie qui lui semblait devoie- 
souvrir sur Je.clel, et qui lui avait montré le plus odieux des spec- 
tres de l'enfer. _ ; ye 

Madame Bernier Jigait, demi-couchée sur une causeuse. Un guéri- 
don se trouvait a portée de sa majn.. La chaise da chevalier était en-. 
core 1a, de }‘autre cdté du guéridon, en:facedielle. :: 

Tout frémissant encore et le visege ‘compost le-dapats marche 
vers cette chaise et s’yassit,.., , 

_ — Quoi!l. c'est vous? dit Rosalie, Déja? 

— Oui... beaucoup trop tét... n’est-ce pas? repartit Aristide tune 
voix qu il s‘efforcait dq rassurer, comme. s: a avail. pu réussir a la 
rendre froide et raiHeuse.. - . .; ry ctetece 

— Je ne m’en plains pas,: au contraire | je remarque seulement 
que la séance ne finit pas d’habitude de si bonne heure.. 

b — Kh! que me fait.Ja seance | qu’ elle aille comme hon lui sem- 
lera ! . Lad 

Madame Bernier leva sur son mari des yeux étonnés. J ek 

.—— Le chevalier de Rouvenac, est fort aimable! Qu’en. dites-vous, 
Rosalie? 

— Mais il est bien élevé; d'une politesse un peu exagérée pent- 
tre, mais qu'il ne faut pas proscrire par ce temps ou les moours an-. 
glaises nous envahissent,...Sa conversation ne manque ni de. variste, 
ni d'intérét. 

:— Qui! je sais, un homme charmant.. . quia beaucoup de snoeds 
pres. des.femmes. Aussi le rencontrai-je chez vous dés le.matin.. 

“Rosalie s apergut enfin de l'étrange visage de son mari, .de Yalté 
ration desa voix. . 

— Ne dois-je plus le recevoir? demanda-elle. vivement.. 

, — Obl, pourquoi !.,. je serais un marijaloux... un tyran..: | 

c-— Mon Dieu! monsieyr, je ne yous ai pas donné le droit deme 
supposer si revéche!; J'ai bien accyeilli M. de Rouvenac parce que: 
yous me !’avez présenté eomme votre ami .d’enfance. Sa conversation" 
ne me déplaisant pas, je n'ai pas mis dobstacles ¢ 4 sea visites du 
matin.. i 

— Ses visites !...I] est venu autres fois, alors!.. 

— Cinq ou six fois, peut-¢tre, depuis six semaines. 

— Bien! trés-bien | 

— Mais, je vous le répéte, il me suffit de savoir que ces visites ne 
vous sont pas agréables, je m'arrangerai pour les supprimer. 

— Toujours!... soumise comme une victime. 


LES COMPLICES. 167 


— Comme une femme doit l'étre 4 son mari; voila tout. Et du 
reste, pour vous rassurer la conscience, je m’empresse de vous dire 
que ce ne sera pas une bien grande privation pour moi que de ne 
pas recevoir M. de Rouvenac le matin. Quant a ses visites du soir, je 
suppose qu elles vous plaisent, puisque vous les accueillez. Alors, du 
moment ot vous désirez que je tienne votre salon, je ne saurais que 
lui faire gracieuse mine. Je vous fais observer cela pour que vous sa- 
chiez le mettre vous-méme sur le pied ow il vous convient qu'il reste 
dans la maison. | 

— Rosalie! vous étes un ange... Pardon! je ne vous vaux pas! je 
suis égoiste et méchant. Je vous tourmente!s’écria le malheureux en 
se jetant aux pieds de sa femme. Ah! si je ne vous aimais pas tant, 
Je ne serais pas jaloux. Mais je sais si bien que je suis laid, que je 
parais vieux, que je fais une triste figure 4 cété des autres... de 
Rouvenac surtout... 

— Allons! remettez-vous, dit avec bonté madame Bernier, je vois 
que c'est l’affection que vous avez pour moi qui vous rend jaloux. Je 
ne yous en veux pas. Et croyez-moi, faites absolument ce qui vous 
plaira quant 4 M. de Rouvenac. 

La figure du député redevint sombre. Que pouvait-il faire ?... Rien!.. 
i courba la téte, baisa les mains de sa femme, et se releva en di- 
sant : 

— Non, Rosalie, je serais injuste et cruel envers vous... envers 
lui... Je ne veux pas vous priver d’une société qui peut avoir quel- 
que agrément dans l'état d'isolement-ot je vous laisse trop sou- 
vent... 

fl détourna la téte pour cacher la contraction que l’hypocrisie et la 
colére mettaient sur son visage, et ajouta : 

— Je retourne au Palais-Bourbon. A ce soir, ma chére Rosalie. 

Il dit ces derniers mots en sortant du salon, et il se souvint tout a 
coup qu’un moment auparavant, 4 cette méme place, Rouvenac lui 
avait dit aussi: « A ce soir. » 

Oui, ce soir! ce méme soir, il allait le revoir, cet étre mille fois 
plus épouvantable 4 ses yeux qu'un fantéme! Il le reverrait, il lui ser- 
rerait la main, il le conduirait lui-méme.a sa femme!... 

Et si c’eat été ce soir-la seulement!... Mais non! Tous les sours 
autant qu'il en tient dans neuf longs mois de session! autant qu'il 
plairait 4 Rouvenac d’en prendre enfin! 

En s’en allant 4 la Chambre, le député se disait : « Si je donnais 
ma démission... si je me retirais en province avec ma femme? » 

Mais c’était une pensée volante qui n’avait point encore de racines 
dans son esprit. 


768 LES COMPLICES. 


XXVI 


— Mon cher Bernier, parlons peu et parlons bien, dit un soir Row- 
venac au député, comme celui-ci, venant de reconduire son dernier 
collégue, allait prendre le bras de madame Bernier et se retirer. 

— Ah! que voulez-vous encore? repartit Aristide avec un haut-le- 

corps. 
Madame Bernier n’avait pas entendu les paroles de Rouvenac qui 
les avait prononcées prés de Ja porte de sortie et 4 demi-voix. Mais 
elle entendit la réponse de son mari, et surprit le mouvement de ré- 
pulsion qui l’accompagnait. 

— Causons, mon cher, reprit Bernier dés qu'il eut repris posses 
sion de lui-méme et pensé a la présence de sa femme. 

— Messieurs, bonsoir, dit Rosalie en se levant. 

Elle tendit la main 4 son mari, et ne savait que faire a l’égard de 
Rouvenac, lorsque celui-ci tendit la sienne comme si légitimement il 
eut attendu son tour. | 

Par moment la peur d’indisposer son mari rendait madame Ber- 
nier timide et gauche. Elle hésitait donc, lorsque Rouvenac saisis- 
sant la main que venait de presser le mari, y déposa un baiser avec 
une galanterie respectueuse. 

Bernier palit, et reprit d’une voix émue : 

— Allons! causons, Rouvenac! 

La paleur d’Aristide n’avait pas plus échappé 4 I’attention de Ro- 
salie, désormais éveillée, que son mouvement de tout 4 l'heure. Elle 
se souvint en méme temps d’inconséquences qui la frappérent. Ainsi, 
pendant que Bernier paraissait caresser Rouvenac, il dissimulait évi- 
demment contre lui une haine violente. 

Rosalie, en quittant le salon, jeta un regard sur les deux interlocu- 
leurs, comme pour chercher dans leurs attitudes quelques lumiéres 
pour ses étonnements. 

Elle vit son mari le visage impassible, mais les mains un peu cris- 
pées, le pied frottant le tapis comme par un mouvement de rage 
contenue. 

Et Rouvenac, étendu dans un large fauteuil 4 la Voltaire, les jambes 
croisées négligemment, la main droite frisant sa moustache, la gau- 
che appuyée sur son stick de fin jonc. 








LES COMPLICES. 769 


Son coeur se serra, car elle ne put s’empécher de conclure que son 
mari ne semblait pas jouer le premier rdle. 

— Donc, mon bon, voici de quoi il s’agit, reprit Rouvenac, dés que 
la porte du salon fut fermée. Vous avez fait quelquefois des affaires 
industrielles? 

— Jamais. 

— Comment? Et les mines de ***? et Jes usines de X? et... 

— Des amis stirs m’ont prié de faire partie du conseil de surveil- 
jance de ces entreprises. J’ai consenti a laisser figurer mon nom parmi 
les leurs, 4 paraitre une fois l’'an dans une assembleée... 

— Moyennant de bonnes actions! 

— Ces messieurs ont bien voulu m’offrir une part dans leurs be- 
néfices. : 

— Naturellement! Eh bien! c’est aussi mon intention de vous offrir 
une part convenable dans l’affaire que je vais lancer, et pour laquelle 
je viens vous demander votre nom et votre patronage. 

— Amoi? 

— Sans doute, vous serez ma garantie morale, et comme je ne 
vous cache pas que cette garantie est fort utile a l’affaire, je veux que 
vous y ayiez un intérét convenable. Il s’agit d’une société en corn- 
mandite. 

— Mon cher Rouvenac, vous avez 1a une funeste idée de vous lan- 
cer de nouveau dans les affaires. Jusqu’é présent vous n’y réussissez 
guére... 

— Tout le monde ne peut pas étre député, propriétaire et rentier. 
Il faut bien faire quelque chose pour payer son groom, son tilbury, etc. 

— Mais vous finirez peut-ctre par vous altirer des désagréments 
graves. Ne vaudrait-il pas micux... 

— Qui, je sais ce que vous allez me dire : retourner au pigeonnier 
et reprendre mon cheptel de fusils, ou bien encore m’en aller au dia- 
ble! — Non, merci. Quant aux désagréments, j’espére précisément 
que votre nom nous les évitera. Moi, j’agirai sans paraitre. 

— Je vous comprends parfaitement, fit Aristide en se levant tout 
d’une pidce et en marchant dans le salon, pour dépenser au moins 
en mouvement extérieur un peu de la rage qu'il était forcé de con- 
tenir. 

— Je vous demande votre nom, comme ont fait les autres!... 

— Les autres! les autres... mais... c’était bien différent!... 

— Qui! les autres étaient d’honnétes gens, voila ce que vous allez 
me dire... Les honnétes gens! les honnétes gens!... Eh! vous les con- 
naissez bien, puisque vous en étes!... 

— Monsieur de Rouvenac, nos caractéres, vous le savez, n’ont ja- 
mais été sympathiques. Toutefois, je crois que nous ne nous voulons 


710 LES COMPLICES. 


pas de mal; mais nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. 
Vous parliez tout a l’heure de ma fortune. Elle est.modeste. Evalues- 
la, et si vous en désirez une partie... 

— Moi! | 

— Si vous avez besoin enfin de quelques capifaux pour fonder ung 
entreprise qui vous permette d’édifier une fortune 4 vous, parlez, ma 
bourse est 4 votre disposition. 

_ — Merci! je n’attendais pas moins de votre générosité. Eh bien 
donc, voila qui est entendu; vous mettrez dans l’affaire cinquante 
mille francs et votre patronage! 

— Ah! mais non, par exemple. Mon patronage, veuillez y renon- 
cer, ainsi qu’a la fréquentation de ma maison. Est-ce compris? mettez 
que je vous propose un marché. 

— Impossible, mon cher!... Un marché}... fil... pour rien. au 
monde je ne céderais le plaisir de vous voir souvent, celui de causer 
avec la charmante madame Bernier, dont chaque jour j’admire da- 
vantage les rares qualités. Non! en vérilé, jamais! Et puis, au point 
de vue des affaires, et sentiments réservés, je vous ferai observer que 
votre amilié, votre salon et votre patronage, valent 4 mon entreprise 
beaucoup plus de cinquante mille francs. . 

— Ah! 

— Valent tant méme qu’ils sont inappréciables. Et, je vouS pric, de 
ne pas chercher 4 m’offrir de compensation! 

Le député continuait 4 marcher avec une agitation qu'il ne parve- 
nait plus 4 dissimuler. Il ne répondit pas. « A quoi bon, pensait-il, 
mes misérables luttes? ne suis-je pas en son pouvoir? I me bafoue 
et pourrait me menacer... Nous sommes deux forgats attachés a la 
méme chaine. La ot il veut aller il faudra, bon gré, mal gré, que Je 
le suive... », 

Rouvenac semblait lire dans l’4me de Bernier; car il jeta un coup 
d’ceil du cété de la pendule, et se leva en disant : 

— Allons! il est une heure! bonsoir, cher. Je vous remercie des cin- 
quante mille francs que vous placez dans ma commandite; et quant & 
votre nom il figurera en téte de notre conseil de surveillance; je sais 
ici cing ou six de vos collégues qui seront flattés d’inscrire le leur 4 
la suite, ef quisans doute me donneront aussi des capitaux. Tout va 
bien. Vous verrez que c’est une belle chose que l’association! . 

Quand Aristide fut seul, )’énergie que lui donnait la colére tomba 
tout 4 coup. Il se jeta sur un fauteuil et y demeura dans une pros- 
tration qui, en un instant, fit de lui un vieillard, un homme yaincu, 
perdu, fini. | 

Ah! si ses collégues, si ses rivaux 4 la Chambre l’eussent vu 
ainsi! 


LES COMPLICES. TH 


.—- Souffrez-vous, Aristide, dit prés de lui une voix douce qui 
soudain le fit tressaillir et lui rendit la vie. Madame Bernier ne:s était 
pas couchée. Quand elle se fut assurée du'‘départ. de Rouvenac, elle 
rentra au salon et y vit son mari dans cet état d'accablement.: 

~— Quil.. la fatigue... répondit le malheureux.. Ah !:. Mais heurew- 
sement voivi les vacances! nous allons quitter Paris:.. "| 

{I se yeleva; marcha vers la porte en serrant convulsivement la 
main desa femme, puis, au moment de passer le seuil, s‘arréta, la 
regarda ‘avec une indescriptible expression d’ angoisse, et s écria : 
—> Jure-moi, au moins, que tu ne |’aimeras past. 

— Ah! mon pauvre.ami, mon’ pauvre ami, ‘repondit: Rosalie, a 
faites-vous du ‘chevalier par grace! je. ne vous reconnais plus! «.: 


fs, 


XX VII 


Ce fut avec un soulagement inexprimable qu’'apsés la session 
Aristide Bermer partit, avec sa femme, pour Pressengac. ll allait y 
retrouver son pére et sa'‘mére, vieillards croyants et purs, dont la 
tendresse et l'admiration allaient peut-étre lui rendre-J‘illusion de 
l’estime..Il allait fuir surtout cette odieuse et continuelle présence 
de Rouvenac, car Rouvenac depuis son départ n’avait pas reparu-a 
Sarlat; et rien n’y faisait pressentir sa Vertue. Au contraire, Aristide 
espérait que | organisation de la fameuse eommandite le retiendrait 
4 Paris. ° 

Le vieux républicain on habits de fataine, madame Bernier la 
mére en cornette, faisaient dans ce grand manoir une singuliére 
figure. En I'absence d’Aristide, les grands appartements restaient fer- 
més et les deux vieillards.se retiraient dans les communs, ot ils s’é- 
taient arrangé un asile qui ressemblait.4 leurs anciennes métairies.; 
Cette retraite se composait d’une maison propre et saine — celle de 
l'ancien régisseur peut-¢tre. Autour, ‘madame Bernier avait youlu un. 
poulailler, un jardin et une-chépeviere. Elle soignait elleméme. son 
chanvre, le filait et en faisait faire de grandes piéces dé teile,;-dont- elle; 
était fiére lorsqu’elle les arrosait étendues dans un pré,... . 

M. Bernier avait fait porter 4 Pressenzac tous les livres. et tous. les 
meubles de son cabinet de Sarlat. Il lisait aussi beaucoup ies. jour- 
naux, car, depuis que son fils était député, il suivait la politique avec 
le plus ardent intérét, et quand les journaux rapportaient un dis- 
cours d’Aristide, il fallait voir le vieux républicain devenir fier, ap- 


772 LES COMPLICES. 


peler sa femme, faire faire silence au rouet, et lire Je discours d'une 
voix qu'il ne pouvait retenir au diapason ordinaire, mais qui prenait 
peu 4 peu les inflexions de l’orateur. [1 nes‘interrompait que pour 
lire d’un ton différent, mais non moins passionné, les intercalations, 
en italique, que publiaient les journaux & cette époque: A gauche: 
« Bien! trés-bien! » A droite : « Al ordre! écoutez! assez! assez! » 

— Cette droite! toujours la méme! disait-il avec un soupir, en 
maniére de péroraison. 

Quand Aristide arrivait, les grandes portes s‘ouvraient. Un mois 
4 l’avance, la vieille madame Bernier commengait des préparatifs. 
Alors on la voyait trottiner dans les grandes salles aux solives brunes, 
frotter, polir, décorer elle-méme. M. Bernier aidait, en chantant d'une 
voix un peu chevrotante : 


Veillons au salut de l‘empire, 
Veillons au maintien de nos droits! 
Quand l’aristocrate conspire 
Conspirons la perte des rois!.. 


ou tout autre refrain patriotique 4 la mode pendant les beaux jours 
de la république. 

Et, 4 chaque fois que le vieillard redressait un tableau blasonné, 
relevait une tapisserie, tandis que le refrain expirait dans sa gorge, 
il se demandait comment ceci produisait cela, comment, a force d’ap- 
peler l’abolition du privilége et la ruine de la noblesse, 1! était de- 
venu, lui, chatelain? Et il ne comprenait pas plus aujourd hui qu'au 
temps ot Aristide lui dévoilait ses premiers plans. 

Rosalie Bernier aimait Pressenzac. Pour elle, rien n’y paraissail 
inusité, parce que, dés son enfance, elle avait vécu avec ]'aristocratie. 
Les vieux perses 4 ramages, les antiques faiences, les larges meubles 
du siécle de Louis XIII, lui étaient familiers. Puis, elle trouvait le pays 
beau : grandes prairies ombreuses dans un parc centenaire; ruisseaux 
frétillants sur les cailloux moussus; riches moissons dans les champs; 
Vignes empourprées grimpant le long des coteaux, grenadiers écla- 
tants de fleurs ou chargés de fruits au pied des vieux murs.— Elle se 
retrouvait jeune fille pour courir 4 travers la campagne, pour che- 
vaucher dans son parc, pour choyer les vieux parents qui |’idola- 
traient, la voyaient si jolie, si bonne, si adorée d ‘Aristide. 

Jusqu’alors le député se donnait davantage, pendant les vacances, 
au conseil général du département, dont il était membre, et 4 l’admi- 
nistration de ses métairies, qu’au doux far niente des champs. 

Rosalie ne se montrait pas plus tendre 4 la campagne qu’a Paris; 
ainsi la vie de chateau n’apportait guére ni changement ni bien-étre 
dans la vie d’ Aristide. 





LES COMPLICES. Tt 


Cette année, combien ne lui parut-il pas doux, ce séjour de paix 
qui semblait & l’abri des poursuites de l’ennemi! Il y découvrit des 
beautés qu'il n’avait jamais vues. 

Une fois, il trouva Rosalie dans le parc, un sécateur en mains, net- 
toyant des fleurs. Qu’elle était fraiche et jolie!... Il sapprocha d’elle, 
entama la conversation sur des objets indifférents, d’abord, pour ne 
pas lui faire peur; puis insensiblement lui prit le bras et la ramena 
vers la maison par une longue allée de platanes, bien ombreuse et 
bien touffue. 

— Rosalie, vous aimez ce pays? 

— Comment nel’aimerais-je pas! c'est un des plus beaux pays de 
France! et puis le chaéteau est si pittoresque! et puis nous y vivons 
si tranquilles! 

— Vous aimez la vie tranquille, ma chére Rosalie? notre existence 
mondaine et fiévreuse de Paris vous ennuie... Et pourtant, vous 
étes si jolie au bal! 

— Je vais au bal avec plaisir, quelquefois. Mais si nous devions 
habiter ce chateau dix mois de |’année, je m’y plairais. 

— Vrai!.. Ah! Rosalie, Rosalie, si vous m’aimiez!.. nous pour- 
rions encore étre heureux ! 

Il n’ajouta rien, mais l'idée de renoncer & l’ambition, de quitter 
Yinfernale partie qu'il jouait 4 Paris, lui vint alors pour la premiére 
fois assez sérieusement, pour qu'il l’‘envisageat d'une facgon pratique. 

Bras dessus, bras dessous, ils marchaient en silence; Rosalie ne 
s’enfuyait pas. Aristide était heureux. 

lis entrérent dans la grande salle du chateau, ot ils avaient laissé 
les deux vieillards. Mais, en entrant, tous deux éprouvérent une com- 
motion. 

Le chevalier de Rouvenac était installé entre M. et madame Ber- 
nier, el causait avec sa faconde ordinaire. 

Par un second mouvement, le mari.et la femme se regardérent, — 
Rosalie pour voir sur Aristide l'effet de la téte de Méduse, — Aristide 
pour surprendre les sentiments vrais de sa femme dans le premier 
moment de la surprise. 

Rosalie trouva son mari bien pale; Aristide remarqua que sa femme 
avait rougi. 

Elle avait rougi, la pauvre créature, sous la domination de ces 
deux pensées: D’abord qu’Aristide allait lui jeter ce coup d'ceil de 
jaloux; ensuite que son mari était donc bien l'esclave du chevalier, 
puisque, le haissant si fort, il se résignait 4 le subir. 


114 LES COMPLICES. 


XXVIII 


Depuis ce moment, la vie d’Aristide devint un perpétuel enfer. Il 
n’eut pas un jour d’oubli ni de repos. 

Le chevalier, revenu en brillant équipage, jetait de la poudre aux 
yeux des gens de province : — il éblouissait bien les gens de Paris! 
— Et puis son pére, le vieux propriétaire du pigeonnier, savait au 
mieux le faire valoir. Pendant l’absence de Raoul, il avait habile- 
ment semé dans le public les bruits les plus avantageux. D‘ailleurs, 
le chevalier se fit r’ouvrir les portes de toutes les maisons nobles de 
Sarlat. En méme temps, on sut vite que les anciens adversaires poli- 
tiques étaient devenus amis intimes, tout en conservant ehacun leurs 
convictions. ms 

‘Le chevalier se trouva donc, tout de suite, admirablement posé, 
dans sa ville natale. 

Il fut invité a toutes les fétes qui se donnent en province au mo- 
ment: des vacances : banquets patriotiques aux députés pour les félt- 
citer de leurs travaux législatifs ; banquets offerts aux conseillers gé- 
néraux pour les remercier de l'ardeur qu’ils ont mise 4 défendre les 
intéréts du gouvernement, réceptions particuliéres des autorités, 
distribution de prix du collége, etc. 

Partout, toujours, Bernier retrouvait en face de lui Rouvensc 

triomphant, railleur, tenant enfin le haut du pavé, et l’interpellant, 
le prenant 4 témoin, parlant de ses entreprises louches, et disant : 
« M. Bernier et moi, nous faisons telle chose! » 
.-- Sila ‘fol universelle en valeur morale de Bernier n’eut été si ro- 
buste, on aurait remarqué certainement combien baissaient tes facul- 
tés du député. ll semblait se dissoudre sous 1'ceil d’oiseau de proie de 
Rouvenac. : 

Cependant une nature aussi énergiquement trempée que celle d’A- 
ristide ne pouvait subir cette oppression morale sans que le désespo 
n'eit quelquefais ses alternatives de révolte. 

Aurait-il donc-lutté jusque-la, aurait«il donc réussi, pour demeurer 
en échec devant ce Rouvenac, qui avait juste l'étoffe et la valeur d'un 
chef de tlibustiers’? 

Comment! il n’y avait nul moyen de rejeter hors de sa route cette 


pierre d'achoppement qui se dressait & chaque pas et de tous cétes, 
comme une borne? 








LES COMPLICES. 715 


Parfois, des idées sombres, des tentations horribles traversaient 
‘Ame du député. Mais c’étaient de fauves tueurs d’enfer bien vite 
éteintes. | | 

En ce temps-la, temps d’effervescence intellectuelle, temps de fo- 
lie, ot l’on vit les imaginations déchainées oser inventer et répandre 
les réves les plus dangereux, il paraissait d’étranges livres; la ven- 
geance y était exaltée, les crimes les plus effroyables étaient mis en 
scéne et presque justifiés, car uncrime l’est 4 moitié dés qu’on le fait 
accessible 4 la conscience. 

Jamais lé grave député ne lisait de romans; mais un jour que, 
dans un cercle dont il faisait partie, on parla d'une certaine théorie 
des poisons, il préta tout 4 coup une oreille avide & la conversation. 
« St c’était vrai? » se dit-il, en entendant raconter et déduire com- 
ment on pouvait tuer son ennemi sans que jamais la justice duit con- 
naitre le crime. 

Avait-il donc le projet de tuer Rouvenac? — Non, il n’en concevait 
pas une pensée arrétée; mais il se disait malgré lui : « Ah! si un coup 
de la destinée débarrassait ma voie de cet étre!...» Et ce désir deve- 
nait idée fixe. 

D’ailleurs il était puissamment ébranlé, le ferme esprit d’ Aristide 
Bernier. Déja il avait des absences singuliéres, des défaillances qui 
frappaient Rosalie, laquelle, sans voir clair dans la situationde son 
mari, devinait un horrible drame. 

Un soir, Aristide revenait 4 pied de Sarlat 4 Pressenzac. La distance: 
était d'une lieue environ. 

Au sortir du faubourg, il fut accosté par un marchand d’allumet- 
tes qui lui offrit sa marchandise avec un salut tout particulier. Dans 
ce salut il y avait une humilité infinie, et en méme temps beaucoup 
de reconnaissance. 

It leva les yeux sur le marchand et vit un vieux homme en che- 
veux blancs, assez mal vétu. Il faisait sombre déja, et le vieillard 
avait le visage couvert de barbe. Aristide ne se souvint point de ce 
visage. | 

— Monsieur honorable député ne reconnaft pas son humble ger- 
viteur Ortaillaud? dit ’homme. — Je suis libéré, monsieur Bernier, 
ajouta-t-il en baissant les yeux. 

— Ah! enfin! Tant mieux, mon brave, dit Aristide; qui se sentait 
défaillir devant le respect de cet homme. 

Il fouilla sa poche et en tira ce qu'il y avait d’or. 

— Tenez, mon ami, ceci vous aidera dans votre commerce, dit-il. 

Et il fit un pas en avant. 

— Monsieur, reprit le vieillard, vous avez été déja si bon pour 
moi que cela m’encourage... car, grace 4 vous, je me suis tiré d'un 


726 LES COMPLICES. 


bien mauvais pas. Tous mes compagnons de prison me |’ont dit, 
allez! — Et pourtant, bien sur, j’étais innocent!.. Enfin! je n‘ai eu 
que ce que je méritais... le ciel est juste. 

— Que puis-je pour vous, Ortaillaud? 

— Ah! bien des choses. Dans le pays, voyez-vous, monsieur, a pré- 
sent, je suis mal yu. Vous savez ce que c est! Repris de justice, quoi!... 
Je voudrais bien quitter le pays, — avec l'autorisalion de la police, — 
et, par votre protection, je voudrais bien aller m‘établir honnéte 
homme ailleurs. 

— Soyez tranquille, mon brave, nous ferons quelque chose pour 
vous! s’écria Rouvenac, qui surgit entre le vieux solliciteur et le dé- 
puté. — Au besoin, s’il vous oubliait, je me charge de lui rappeler 
votre requéte. — Dites donc, Bernier, si vous preniez ce brave 
homme pour votre suisse, 4 Paris? 

Le député bondit. — Quel diabolique tourmenteur c'était que 
Rouvenac! 

Aristide ne trouva pas un mot de réponse; ses dents serrées, son 
gosier contracté laissaient a peine le passage de la respiration. Il 
passa et doubla le pas. 

Rouvenac le suivit. 

Iis marchérent en silence; d’abord sur une route assez correcte- 
ment tracée, puis dans un chemin creux, sombre, étroit, plein d’or- 
niéres. Ils trébuchaient 4 chaque instant. Rouvenac essayait de temps 
en temps un juron. Bernier, porté sans doute par une pensée absor- 
bante, mettait les pieds l'un devant l'autre au hasard, et, malgré les 
faux pas, ne laissait point échapper une interjection. 

— Comme vous entendez mal la plaisanterie, Bernier! dit enfin 
Rouvenac. — Eh hien! quoi? j'ai voulu voir votre figure devant cette 
perspective de vivre entre deux fantomes! C’est une petite vengeance 
pour la mine que vous me faites souvent. Eh! que diable! Entre amis 
sdrs l'un de l'autre... 

— Gardez donc ces phrases pour le public! grommela Bernier les 
dents encore serrées. 

— Comment, pour le public? mais le public est tout persuadé de 
notre confraternité et n'a pas besoin qu'on la lui vante! Du reste, vous 
avez raison, il est également inutile d’en parler, entre nous. — Com- 
ment ne seriez-vous pas sir de moi? — Je n'ai aucun intérét 4 votre 
ruine ou 4 votre mort; au contraire! — Supposez que dans ce che- 
min, vous tombiez de la xupture d’un anévrisme, par exemple... 
Me voila un ami trés-précieux de moins, et un trés-grand embarras 
de plus. — Oui trés-grand, je vous assure!.. je n’aurais absolu- 
meut qua prendre ma course vers l’horizon, et vite... — Ne 
me regardez pas, de grace, avec ces yeux que je yois briller de haine 


LES COMPLICES. 717 


malgré la nwt. — Si c’était moi, au contraire, qui me _ trou- 
vasse dans l’orniére, je sais bien que le dommage, pour vous, se- 
rait beaucoup moindre.... beaucoup moindre!.. et que l'on ne soup- 
conne guére un député... Mais heureusement, moi, j'ai des poings so- 
lides... Vous souvenez-vous du collége?.. Voila pourquoi nous sommes, 
comme je vous le disais tout 4 l’heure, deux amis sirs l'un de 
lautre! 


XX1X 


A la fin des vacances, le député, sa femme et Rouvenac retournc- 
rent 4 Paris. 

La situation s’était aggravée de jour en jour. Aristide avait main- 
tenant, pour un rien, des espéces de crises nerveuses, des boulever- 
sements intérieurs, dont sa femme ne se rendait maitresse qu’avec 
peine. Bien des lueurs sinistres passaient devant les yeux de Rosalie. 
Elle ne savait rien, mais on n’aurait pas pu dire non plus quelle 
ignorat tout. 

Certains mouvements, certains coups d’ceil, certains mots indiffé- 
rents en apparence mais chargés 4 mitraille, apportent quelquefois 
d’effroyables révélations 4 quelqu’un dont l’attention est éveillée. 

Aussi la pauvre jeune femme, que nous avons trouvée encore toute 
naive et presque enfant, s'est réveillée du beau réve de sa jeunesse. 
Désormais elle sent quel sort douloureux et austére lui est réservé. 
Son mari, qu'elle se reprochait de ne pouvoir aimer, elle le plaint 
désormais et ne l'estime plus. Elle le plaint, parce qu’elle le voit 
cruellement souffrir de la présence et des exigences de Rouvenac. 
Mais cette terreur vague qu'il lui inspirait autrefois a doublé. Quel- 
quefois il lui faut un courage d'héroine pour demeurer en tiers entre 
Rouvenac et Bernier. 

Les grandes douleurs développent, chez les femmes chrétienne- 
ment élevées, des trésors de force, d’adresse et de stoicisme. 

Rosalie ne laissa pas échapper un signe qui put trahir ses senti- 
ments secrels. Elle sut conserver les mémes dehors que par le passé, 
et jeter quelquefois un peu de baume rafraichissant sur les blessures, 
sans qu'on put deviner qu'elle les avait vues. 

Lorsqu’on eut repris la vie active de Paris et les réunions du soir, 
elle s’efforca surtout de couvrir son mari devant les étrangers. Cette 
femme, qui jadis faisait les honneurs de son salon avec tant d‘indil- 
férence, y portait maintenant une attention et une diplomatie d’an- 

Aoor 1862. 50 


778 LES COMPLICES. 


tant plus grandes, que nul ne devait les soupconner. On la vit quel- 
quefois méler un mot aux distussions politiques quand. Aristide 
abattu cessait trop longtemps de donner son-avis. 

Ce mot de sa femme était un choc qui tirait: le député de léthargie. 
Il secouait un instant ses douloureux cauchemars et semblait-rede- 
venir lui-méine. La foi de ses-.amis politiques en lui était toujours 
si forte, quils ne s’apercevaient de rien. 

Seulement, remarquant ]'a-propos discret avec lequel madame Ber- 
nier émettait un avis ou protégeait une opinion, ils disaient: « Eh 
bien! cette petite femme que l'on croyait insignifiante, comme elle 
est fine et judicieuse! Bernier a bien su ce qu'il faisait, en l’épousant! 
Ah! pour un homme politique, c'est un fameux auxiliaire qu'une 
femme de cette intelligence! » 

Précisément a cette époque, pendant l’hiver 1847-1848, lés esprits 
étaient fort échauffés 4 Paris. Les doctrines socialistes remuaient les 
masses et repandaient dans le peuple une fermentation menagante. 
A cété des émotions populaires se massaient aussi, comme des 
points orageux a l’horizon, des cabales parlementaires. 

On signalait des rassemblements dans les faubourgs, on organisait 
des banquets patriotiques présidés par les députés influents. Le pou- 
voir oscillait entre les concessions et la répression; ct le mot d’ordre 
général des agitateurs était: « Vive la réforme! » Cri vague qui re- 
présentait assez bien un vague besoin de bouleversement. 

La crise politique devenait méme si tendue, que chaque jour exi- 
geait une nouvelle attilude de la part des chefs de parti. Il s'agissait 
d’indiquer clairement si l’on voulait renverser le roi, ou seulement 
donner une lecon au gouvernement. 

Renverser le roi! personne n’y pensail, sau: peut-étre cette poignée 
de révolutionnaires qui subsistent sous tou~ les pouvoirs, et ne de- 
viennent dangereux qu’aces heures de fiévre ot les coups de main son 
possibles. Mais, en reyanche, beaucoup voulaient pécher en eau 
trouble un ministére ou une préfecture, et parmi ceux-la, il y en 
avait un certain nombre qui comptaient sur Aristide. 

On n’est pas impunément chef de parti. Les capitaines appartien- 
nent 4 leur compagnie. 

Chaque jour aussi éclatait quelque nouveau scandale dans les 
hautes sphéres sociales. On edt dit ces frémissements intérieurs qui 
annoncent les tremblements de terre. Aristide, devant chacun de ces 
scandales, pensait au role que lui faisait jouer Rouvenac dans ses 
affaires véreuses. Ah! combien il eit souhaité pouvoir fuir! Mais il 
n’était plus temps alors, pour le député, de prétexter une maladie, de 
quitter la partie et de prendre la poste avec sa femme. Il ne s appar- 
tenait plus : il appartenait non-seulement aux hommes de son parti, 





LES COMPLICES. 779 


mais encore, et surtout, aux actionnaires de Rouvenac. En senfuyant, 
il devenait banqueroutier. 

Enchevétré dans ces affaires tristes, menacé sans cesse par I'é- 
pée de Damociés du déshonneur suspendue sur sa téte dévoré de ja- 
lousie, car Rouvenac papillonnait sans cesse autour de Rosalie, 
Aristide Bernier se sentait chassé par une Némésis inflexible vers 
une catastrophe inconnue. En vain tentait-il encore parfois de s’ar- 
réter sur la pente, de remonter le courant. Rien, non rien ne pou- 
vait plus le retenir. Il glissait poussé par une force irrésistible, 
et voyait devant lui le gouffre béant et fascinateur qui, dans un 
temps donné, devait l’engloutir. 

Cet état mental ne faisait point du tout, en ce moment, les affaires 
de Rouvenac. Le chevalier avait outrepassé son but, qui étail de faire 
de Bernier son serf taillable et corvéable, ou plutét sa poule aux 
ceufs d’or. 

Précisément, les affaires politiques aplanissaient les voies devant 
le député libéral. Ii n’avait plus, pour ainsi dire, qu’a prendre 4 pro- 
pos la téte du mouvement, pour devenir, 4son tour, le pouvoir, Ber- 
nier ministre, c était la fortune de Rouvenac, — c’était le salut com- 
mun, il faut bien le dire, car le chevalier menait les affaires in- 
dustrielles d’une facon périlleuse. Il ne fallait rien moins qu'un coup 
d’éclat pour les sauver. — Bernier tombé ou anéanti par les souf- 
frances morales, c’était la ruine et la perte de Rouvenac. 


XXX 


Un soir de février, la discussion chez Bernier devint fiévreuse et 
bruyante. On parlait d’un banquet interdit par le pouvoir et de ras- 
semblements tumultueux qui se formaient dans les rues. 

Rouvenac arriva vers dix heures, en disant qu'il venait du quartier 
des Ecoles, et qu’il y avait vu des barricades. 

— Allons, messieurs, que faisons-nous! disaient quelques députés 
4 leurs collégues. Monsieur Bernier, quel est votre avis? Ne serait-il 
pas bonde nous montrer dans les groupes? de fraterniser avec la 
jeunesse des écoles? 

— Allons, Bernier, allons, moncher, marchez & la victoire! s’écriait 
Rouvenac. Savez-vous que cela chauffe! Je ne serais pas faché, moi, 


780 LES COMPLICES. 


de voir une petite révolution! Si je ne pense pas comme vous, quant 
aux doctrines, vous sayez que je n’aime guére le monarque re- 
gnant! 

— Demain, je porterai des interpellations 4 la tribune, répondit 
Bernier... Quant a vous, messieurs, peut-étre feriez-vous bien de 
de vous répandre dans la ville, de tater opinion de prés. 

Oui, ne découvrons pas notre chef, messieurs! Il ne doit pa- 
raitre que si le roi l’appelle. Et allons voir l’émeute qui commence! 

En un instant le salon fut vide. Rouvenac sortit aussi. 

— Eh bien! mon ami, dit Rosalie, qu’allez-vous faire? 

— Chut! s’écria impérativement Bernier. Je crois que j’entends des 
coups de fusil! 

Il baissa l’oreille contre terre. 

— Ce sont des coups de fusils! en vérité. 

Tout & coup, un éclair d’espoir traversa ses yeux depuis si 
longtemps éteints et mornes. 

L’ambiltion se réveillait-elle? — Non! mais Aristide se disait : 

« Si une de ces balles allait rencontrer Rouvenac! » 

Il n’eut pas le temps de la concevoir bien nette, cette pensée, que 
Rouvenac rentra tout en désordre. 

— Eh bien oui, on se bat! C’est sérieux! Allons donc, Bernier, a 
quoi pensez-vous? Que faites-vous? Du coeur, donc, mordieu! Il faut 
que vous soyez ministre! 

— Ah! oui! il le faut!.. Cela vous arrange, n’est-ce pas? Il faut 
que votre esclave soit puissant, pour mieux vous servir! s’écria Ber- 
nier hors de lui, et oubliant que sa femme n/avait pas quitté le 
salon. 

Il faisait sombre dans le salon, parce que les domestiques, voyant 
les visiteurs partis, étaient venus souffler les bougies et navaient 
laissé qu'une lampe avec son abat-jour. On pouvait ne pas voir Ro- 
salie, qui était assise dans l’embrasure d'une fenétre et qui pleurait 
en silence. 

Les forces atrophiées de Bernier se réveillérent une derniére fois 
sous la pression de la rage et du désespoir. 

Il sentait instinctivement que son heure venait de sonner. — Heure 
de triomphe, s'il edt été délivré du fantéme qui Je hantait, s’il avait 
pu réunir ses facultés dissoules. — Heure de ruine, puisqu’il voyait 
toujours Rouvenac devant lui, Rouvenac, ayant I'insolence .de lui 
dire : « Va donc étre ministre! nous fripponnerons plus en grand!.. 

— Eh bien, sije ne veux pas étre ministre, moi? si je veux ren- 
trer dans la vie privée, m'en aller bien loin d'ici, Iien loin de 
vous, qui donc m’en empéchera ? 

— Moi, d’abord, votre associé! que vous n’avez pas le droit de ruiner 





LES COMPLICES. 781 


en l’abandonnant. Et puis, et puis, si vous voulez tout savoir, M. le 
procureur du roi! 

D'un bond furieux, Bernier sauta 4 la gorge de Rouvenac. Rou- 
venac, en deux ou trois efforts, se dégagea. 

— Oh! non bis in idem! mon cher eamarade, s’écria-t-il. Je ne suis 
pas un petit percepteur valétudinaire, moi! on ne m’étrangle pas! 

Bernier tomba roide sur le parquet. 

— Allons! ne faites donc pas le méchant! reprit Rouvenac, effrayé 
a son tour. — Hé! Aristide? , 

— J’espére, monsieur, que vous allez sortir? dit madame Bernier 
qui parut soudain devant Rouvenac, pale et tremblante. 

Rouvenac palit 4 son tour. 

— Madame... balbutia-t-il. 

Rosalie marcha vers la sonnette; au moment de I’agiter elle se re- 
tourna : 

— Croyez-vous, monsieur, qu'il soit nécessaire d’appeler des té- 
moins’... 

Rouvenac sortit. 

Une fois seule, Rosalie alla chercher des scls et les fit respirer 4 son 
mart. Il revint 4 lui. Sitdt qu'elle lui vit les veux ouverts, elle se re- 
tira dans sa chambre et sonna pour demander une voilure. 

Elle mit un chale, un chapeau, écrivit un bout de lettre. Au mo- 
ment ou elle allait sortir, son mari, qui venait chez elle, la ren- 
contra. 

—Eh!... pour Dieu!... Rosalie... ot allez-vous, a cette heure et pen- 
dant la fusillade? murmura le malheureux qui pressentit un malheur. 

— Monsieur, cette lettre vous l’aurait dit. Mais puisque vous me 
mettez dans la nécessité de vous le dire de vive voix, j'en aurai le 
courage : je retourne chez ma mére. Adieu! 

— Rosalie... toi... tu me quittes?... Pour retourner chez ta mére?... 
tu mens... tu pars avec Rouvenac! tu l'aimes... 

— Monsieur, pas d’insulte!... Ne m’obligez{[pas 4 vous en dire da- 
vantage. 

— Rosalie! s’écria Bernier en tombant a genoux, Rosalie, par pi- 
tié... tout... je puis tout supporter, hormis cela! Tu ne me quitteras 
pas! Si tu savais... je te ferai un sort digne d’envie... Tu verras, mal- 
gré tout, je redeviendrai maitre de moi-méme... 

— Monsieur, tout a l'heure j’étais présente 4 la scéne que vous 
avez eue avec M. de Rouvenac. J’en savais déja beaucoup : j'en sais 
trop. — Laissez-moi passer. 

— Jamais! tu es ma femme... je t'aime, je te garderai! 

Et il se mit en travers du passage, et il la saisit dans ses bras. 

— Ah! pardon! monsieur, vous ne me garderez pas! notre chaine 


7182 LES COMPLICES. 


est moins indissoluble que celle qui vous lie 4 votre complicel... 
Mais laissez-moi donc! vous m’en ferez trop dire, vous me ferez des- 
cendre... — Que je reste, monsieur! que je m’expose 4 avoir des en- 
fants... qui vous ressembleraient... 

Cette fois, écrasé, vaincu, il n’eut plus la force de serrer les bras 
pour la retenir. Elle s’échappa. 

Quand il eut entendu la porte de la rue se refermer, une voiture 
s’ébranler et partir, il se traina jusqu’a son cabinet, s assit devant son 
bureau et prit sa téte 4 deux mains. 


XXXI 


Il était trois heures du matin quand de grands coups de marteau 
réveillérent le concierge, puis les domestiques de I’hdtel de la rue des 
Saints-Péres. Le concierge s habilla précipitamment; puis le valet de 
chambre courut a la sonnetle particuliére de l’appartement du député 
qui tintait comme secouée par une main pressée. 

- — Alles. au plus vite éveiller M. Bernier, s’écria le visiteur. Qu’ll 
s’habille! — Dites-lui que le général A. l’attend, et vient le chercher 
de la part du roi. 

Presque au méme instant Rouvenac parut. Ik arrivait sur les pas du 
général. 

— Qui, dit-il, je vais le réveiller, moi! 

Le valet de chambre frappait 4 la porte de la chambre de.son mai- 
tre, et ne recevait pas de réponse. Sans plus de facon, Rouvenac tourna 
le bouton et entra. 

- On ne trouva pas le député dans sa chambre; mais par la fente de la 
porte, on vit de la lumicre dans son cabinet. On y courut. 

Jl était toujours assis devant:son bureau; seulement, depuis deux 
heures, .il avait fabriqué avec se$ journaux ulre’ multitude de cocottes 
en papier. - 

— Bernier! on vient vous- .-chercher de. la part du roi pour former — 
un ministére, s’écria Rouvenac. 

Le député retourna la téte, regarda les. arrivants avec des yeux éga- 
rés, partit d'un éclat de rire, et puis chanta : 


Les petits hateaux qui vont sur l'eau 
Ont-ils des jambes?... 





LES COMPLICES. 785 


Il était fou. Aucun des efforts de Rouvenac désespéré ne put rap- 
peler une lueur de raison dans ce cerveau brisé. 

— Allez dire que votre maitre est souffrant et ne saurait se rendre 
aux ordres de Sa Majesté, dit Rouvenac au valet de chambre. 

Quelques instants aprés il sortait lui-méme de hotel. ll erra dans 
Paris, puis se dirigea résoliment vers l’endroit ov il entendait la ba- 
taille : 

~ Allons voir, se dit-il, si je puis gagner quelque chose a la rev 0- 
lution : bah! qui "sail? 

Il y gagna une balle venue ‘on ne sait d’ou. Et, quelle que soit sa 
provenance, on peut dire que jamais balle ne fut mieux placée. 


CLAUDE VIGNON. 


LES PRINCIPES DE 1789 


Sur les principes de 1789, Discours lu 4 Académie pontificale de la Religion catho- 
lique, le 12 juin 1861, par S. S. R. Mgr Nanni, auditeur de Rote, traduit par 
M. Pabbé Léon Godard. 


Le sujet, l’auteur et le traducteur de ce petit écrit ont également 
occupé, dans ces derniers temps, l’attention de la presse parisienne. 
Le sujet, toujours intéressant, bien qu'il n’ait pas le mérite de 
la nouveauté, c'est l'examen des principes de 1789, fait principa- 
lement au point de vue des dogmes catholiques; l'auteur, c'est un 
prélat distingué, parlant & l’'Académie romaine ou siégent plusieurs 
des princes de I’Eglise et les premiers théologiens de la Cour de 
Rome; le traducteur, enfin, c'est un ecclésiastique frangais distin- 
gué, qui, ayant traité l’an dernier la méme matiére dans une bro- 
chure publi¢e 4 Paris, a eu la douleur d’encourir, pour quelques 
erreurs que nous ignorons, la censure de la Congrégation de |'Index. 
Empressé de faire sa soumission, M.|’abbé Godard s'est rendu a Rome 
pour s’éclairer lui-méme sur les points qui lui avaient mérité cette 
improbalion. En attendant qu'il ait recu a cet égard une compléte 
information et qu’il nous la transmette par la voie d'une seconde 
édilion de son propre écrit, corrigée et autorisée, il a cru devoir, 
avec une loyaulé qui l’honore, mettre le lecteur francais en mesure 
de juger comment sont envisagées 4 Rome, par un esprit éclairé, les 
grandes questions sur lesquelles lui-méme avait appelé l'attention 
publique. 

Les commentaires n’ont pas fait défaut sur ces divers incidents, au 











LES PRINCIPES DE 1789. 7185 


moment ou ils se sont produits, et les journaux des couleurs les 
plus opposées les ont présentés chacun a leur point de yue. Suivant 
le correspondant romain de Ja Patrie, par exemple, la censure de 
l'écrit de M. l'abbé Godard, d’une part, le discours de Mgr Nardi, de 
autre, sont des preuves nouvelles et décisives qu’entre les dogmes 
catholiques, dont Rome est l’organe, et les bases fondamentales de 
la société frangaise actuelle, il y a incompatibilité radicale et exclu- 
sion réciproque. M. l’abbé Godard avait défendu les principes de 
1789, il est condamné; Mgr Nardi, que les cardinaux écoutent avec 
complaisance, a, au contraire, combattu ces mémes principes avec un 
acharnement hostile; la Patrie triomphe de ce résultat, et, pour com- 
pléter Ja démonstration, elle ajoute que Mgr Nardi a déclaré que tous 
les hommes naissent sans droits et dans la servitude, qu’iln’y a d' autre 
drott que le droit divin; justifié l’esclavage, etc. 

Au moment ou les journaux tiraient ces conclusions 4 perte de 
vue du discours de Mgr Nardi, nous possédions en original ce dis- 
cours, un de nos collaborateurs l'ayant tenu de premiére main de 
Mgr Nardi lui-méme, qu’il s’estime heureux de connailre personnelle- 
ment, et nous avions la surprise (mais non le regret) de n'y pas voir 
un mot de ce que la Patrie lui prétait. Tous les lecteurs francais peu- 
vent se convaincre aujourd'hui, comme nous, que le remarquable tra- 
vail de Mgr Nardi (qui n’est empreint d’aucun acharnement hostile contre 
quoi que ce soil) n’est pas non plus une réfutation des principes 
de 1789; c'est une simple discussion non point de ces principes 
pris dans leur acception véritable, mais des divers articles de la piéce 
fameuse connue sous le nom de Déclaration des droits de l' homme, 
dont l’Assemblée constituante fit précéder sa charte éphémére. Dis- 
tinction trés-importante 4 nos yeux et sur laquelle nous demanderons 
tout & l'heure 4 Mgr Nardi la permission de revenir. Parmi ces arti- 
cles, il en est que Mgr Nardi approuve complétement, et 4 tel point, 
que le grand et juste reproche qu'il fait 4 leurs rédacteurs, c'est de 
sétre borné a les proclamer et de les avoir presque tous violés en 
pratique. Il en est dont il ne critique que la forme abstraite et |’éten- 
due illimitée, et auxquels i] propose des exceptions plutét quil 
n oppose des objections. Parmi ceux qu'il croit devoir repousser 
complétement, le plus grand nombre est combattu par lui au nom de 
considérations purement politiques, puisées, dans un ordre d’idées 
auquel l'autorilé religieuse s'est toujours déclarée étrangére et que 
Dieu a livré aux disputes des hommes, sur lesquelles par conséquent 
Mer Nardi reconnaitra lui-méme que chacun est libre de faire telle 
réserve qu'il lui convient. Le nombre est trés-petit, au contraire, des 
questions qui, rattachées par lui 4 des points de haute morale, lui 
paraissent plonger leurs racines dans le domaine de la Foi. En un 





7186 LES PRINCIPES DE 1789. 


mot, Mgr Nardi discute avec courtoisié, critique avec mesure, con- 
clut avec modération, se montre sobre de généralités, dogmatise pen 
et anathématise encore ‘moins. " 

Ai-je besoin @’ajouter que Mgr Nardi n’a jamais songé & déclarer 
que les hommes naissent sans droits: et dans la servitude? ll est vrai 
qu’il reconnait dans Ja société un :droit divin, mais c'est celui du 
pouvoir en géréral, qui tient de Diew seul le droit de commander, 
tandis que les hommes, le fait humain, comme il dit, en déterminent 
diversement la constitution. A plusieurs: reprises, il ajoute que ce 
n'est point Dieu: qui-a choisi tel prince, telle dynastie; queia monar- 
chie pure, la monarchie tempérée et'‘la: république sont des formes de 
gouvernement toutes bonnes en elles-mémes, et il lui éehappe 
méme de dire que le vote vraiment libre et spontané est le mode !e 
plus heureux, mais le plus rare, & la vérit6, de fonder um gouver- 
nement. Contre tout pouvoir d’ailleurs, quelle que soit son origine, 
lorsqu’il abuse de ses droits et dégénére ainsi en tyrannie excessive ct 
insupportable, Mgr Nardi reconnait comme une extrémité redouta- 
ble, mais légilime, un droit de résistance 4 main armée, qui aurait 
surpris plus d’un théologien courtisan du grand siécle. Il est ‘vrai 
aussi que Mgr Nardi parle beaucoup aux hommes de leurs devoirs, 
et e’est ce qui a pu induire en erreur le.correspondant:de la Patrie. 
Comme si le devoir ne supposait pas la liberté chez celui qui le rem- 
plit et le droit chez celui envers qui il's’exerce! | : 

- Enun mot, il est une épreuve sommaire et de bonne foi & laquelle 
nows convierions volontiers méme des abonnés et des rédacteurs de 
la Patrie. Qu'ils prennentJa peine de lire int¢gralemenit ta disserta- 
tion de Mgr Nardi, qu’ils ne'se laigsent arréter ni par des ‘habitudes 
de langage théologique qui sarprennent toujours ‘des ‘leeteirs: laics 
et principalement des lecteurs frangais,-ni par Jas dowtes que peu- 
vent faire naitre certaimes assertions discutables, qu'‘ils s'en tiennent 
sar chaque point 41a conclusion 4 laquelle lauteur. arrive, et qu’ils 
se demandent: ensuite s'il. en-est:- une seule qui, vrate ou ‘fausse, me- 
nacé le moins du monde, dans ses bases essentielles, fa société au 
sem de laquelle nous vivons ; s'il en est une seule qui empéche un 
catholique de vivre en France, en plein 89, en y remplissant.tous ses 
devoirs de citoyen, en portant aux instilations diviles: de son pays une 
fidélité sincére, en les -acceptant sans arriére-pensée, et en travaillant 
a les perfectionrier sans prétendre les renverser de fond en comble. 

Céjte épreuve, 4 nos yeux, est décisive et nous suffit, et ce sera 
notre excuse auprés de Mgr Nardi pour ne pas soumettre son travail 
# une analyse plus étendue. Nous lui confesserons, en effet, notre fa1- 
blesse : nous avons une haute estime assurément pour la discussion 
des principes abstraits de gouvernement; mais, quoi que nous fassicns, 


LES PRINCIPES DE 1789. 787 


ce genre de discussion nous inspire une méfiance invélérée et passée 
a l’état incurable. On-en a tant abusé en France, depuis soixante ans, 
au nom de tous les partis, avec si peu de profit pour la solution des 
questions et moins eneore pour !' établissement des libertés véritables ! 
En téte d’une constitution, les déclarations de droit abstraites nous 
font peur; elles ont servi si souvent 4 dépouiller la liberié en Ja procla- 
manf! Nous nous sommes tant de fois laissé offrir cette monnaie de 
papier en échange de garanties effectives, que, d’expérience en expé- 
rience, nous en sommes venus 4 préférer 4 la proclamation du plus 
beau droit la réalité du plus modeste. Dans une dissertation sérieuse 
et désintéressée, les principes abstraits ont moins d'inconvénient 
sans doute. Livrée pourtant 4 la presse, au lieu d’étre renfermée dans 
les écoles, leur discussion en présente un’ pourtant qui est toujours 
grave, surtout dans les temps de crise comme ceux que nous tra- 
versons, cest de faire perdre de vue les faits réels, les périls sé- 
rieux, les questions vérifablement pendantes, pour égarer d’ordi- 
naire l’esprit du lecteur dans des régions ot il se perd; tandis que 
le moindre coup d’ceil jeté sur la réalité des faits suffit pour balayer 
les problémes imaginaires que posent et pour déchirer les toiles d'a- 
raignée que tissent les métaphysiciens politiques de cabinet. 

Dans le fameux débat, par exemple, qu’on met tant d’acharne- 
ment &- soulever et & entretenir entre 1789 et l’Eglise, quelle est, 
au fond, pour tout catholique, — non docteur ou théologien, — la 
question véritable, la seule pressante, la seule poignante, la seule 
par conséquent qu'il lui importe de voir discutée et résolue? C'est 
assurément de savoir si une société qui a subi influence de la révo- 
lution de 89 peut encore éfre catholique, et si les sociétés catholiques 
ou l’esprit de cette révolution se répand, peuvent garder leur foi en se 
pliant aux conditions de ce nouvel état social. Il n'y a que cela d’'im- 
portant : le reste n’a de valeur que par son application a ce résultat. 
Or, pours éclairer sur cette question, que tout Francais rencontre en 
naissant a la raison et 4 la vie politique, ot faut-il aller chercher les 
conditions de l'état social de 1789? Est-ce nécessairement, en vertu 
d’un rapport de date, dans le document abstrait qui porte le nom de 
Déclaration des droits de l'homme? Est-ce ka, comme I’ont pensé 
Mer Nardi et l’abbé Godard, \’exposition la plus authentique et la 
plus claire des principes de 1789? Nous ne pouvons, en vérité, réussir 
4 nous le persuader. 

La main sur la conscience, en effet, quel est Je Francais, méme 
parmi ceux qui font sonner Jé plus haut le nom des principes 
de 1789, qui sache par coeur ou qui lise assiddment la Declaration 
des droits de lV homme? Pour notre part, nous confesserons humble- 
ment que le souvenir en était assez complétement ‘eflacé de notre 


788 LES PRINCIPES DE 1789. 


mémoire, et que la discussion que nous venons de lire I'a trés-dés- 
agréablement rafraichi. Depuis longtemps !’opinion des esprits les 
plus libéraux et les plus sensés est faite sur cette pi¢ce d’éloquence 
émanée en ligne directe du Contrat social de Rousseau. Nous ne se- 
rons pas plus sévéres pour elle que Mgr Nardi, quien approuve beau- 
coup d’articles. Nous ne dirons pas avec le dédain de I’historien li- 
béral anglais, appuyésur les vieux monuments d’undroit traditionnel, 
que «ce fatras métaphysique est depuis longtemps livré 4 1a moquerie 
de tous les partis'; » mais nous dirons, comme madame de Staél 
(qu'on n’accusera pas d’avoir médiocrement gouté et compris 89), 
« qu'il y avait place pour bien des sophismes dans un champ aussi 
vaste, et que rien de stable ne pouvait sortir d’un travail dont la va- 
nité, frivole et factieuse tout ensemble, s'était trop vite emparée*. » 
Parlons vrai d’ailleurs : la date méme de 1789 est ici ce qui im- 
porte le moins; nous voulons bien nous servir de ce millésime fa- 
meux, comme tout le monde, pour simplifier le langage courant. Mais 
au fond combien d'idées, proclamées alors comme des découvertes, 
remontaient plus haut dans I’histoire de la civilisation, quelques-unes 
méme jusqu’au berceau du christianisme! Combien, en revanche, 
des illusions de nos premiers constituants sont aujourd hui, par leurs 
bons comme par leurs mauvais cétés, étrangéres a tous les esprits! On 
peut affirmer d’avance qu’une piéce quelconque, rédigée en 1789, ne 
peut plus représenter exactement aucun des besoins ou des senti- 
ments de la génération présente. 

Mais enfin, dira-t-on, ou donc les chercher, ces principes, ou, pour 
parler plus modestement, ces résultats de 1789? Dans les faits, 
dans les lois écrites et nulle part ailleurs. Prenez, par exemple, 
dans les huit ou dix constitutions qu’a eues la France depuis 
soixante ans, les idées communes que toutes ont consacrées, ou 
mieux encore les intéréts communs que toutes ont farantis. Ce sont 
la assurément les bases de notre état social, puisqu’elles ont persistéa 
travers toutes nos révolutions. Plus simplement encore : ouvrez les 
yeux et regardez autour de vous. Ces conditions nouvelles de la so- 
ciété n’ont besoin d’étre écrites nulle part, puisqu’elles sont passées 
dans notre sang et dans nos meeurs, et qu’elles éclatent partout a nos 
regards. En les étudiant ainsi dans les faits, dans leur réalité concréte 
etvivante, on trouve les principes de 1789, non pas cet état absolu qui 
rendrait absurdes toutes les institutions humaines, mais avec la raison 
d‘étre qui les motive, avec les tempéraments, les limites que leuront 
apportées le temps, le bon sens et |’expérience, et l'on s'apercoit égale- 


‘ Lord Macaulay, Etudes sur Mirabeau. 
2 Madame de Staél, Considérations sur la Révolution frangaitse. 


LES PRINCIPES DE 1789. 789 


ment que toutes les difficultés se dissipent, principalement sur les 
points ow I’on se plait davantage 4 les envenimer. 

S‘agit-il, en effet, de ce qu'on peut appeler le principe de 1789 
par excellence, del'égalité civile? Quel besoin pour l’apprécier d’agiter 
la question de savoir si les hommes sont égaux par nature, ou s’ils 
sont tels seulement devant Dieu, leur fin derniére? Quel besoin 
de réfuter la chimére d'une égalité absolue que jamais (sauf dans 
quelques jours d'ivresse) aucune société moderne n’‘a cherché 4 réa- 
liser? Nous pouvons trés-bien avoir un avis personnel sur ce point, 
et nous serions fort porté a penser, comme Mer Nardi, que I'égalité: 
naturelle des hommes a eu un grand besoin de |’égalité évangélique 
pour étre comprise, et ne saurait encore s’en passer pour se défendre. 
Mais en quoi cette métaphysique est-elle nécessaire pour appuyer la 
seule égalité a laquelle tienne la France de 1789, a savoir, l’égalité 
civile et pénale, celle en vertu de laquelle, 4 parilé de fortune, tous 
les citoyens sont sujets aux mémes impéts, 4 parité de mérite, aptes 
aux mémes emplois, 4 parité de culpabilité morale, passibles des 
mémes peines devant les mémes juges? sorte d’égalité, 4 laquelle Mgr 
Nardi déclare adhérer trés-formellement. Traite-t-on du plus délicat 
et du plus susceptible de ces principes, de la liberté de conscience? 
Pourquoi supposer qu'il s'agit, sous ce nom, d'une liberté de prosé- 
lylisme illimité qui permettrait aux Mormons de venir chez nous 
précher la polygamie, et aux musulmans d’y glorifier la débauche? 
ou d'une prétendue indifférence de !'Etat pour tout l’ordre moral 
et religieux, qui de la loi finirait par passer dans les cceurs? En 
quoi ces exagérations ressemblent-elles 4 ce que nous avons sous 
les yeux? En quoi sont-elles nécessaires pour que dans une Europe 
divisée en schismes héréditaires on fasse asseoir la charité chrétienne 
dans la loi, et qu'on garantisse aux citoyens que leurs droits politiques 
et civils ne dépendront pas de la nature de leurs opinions religieuses? 
Méme réflexion pour Ia liberté de la presse. Depuis quand, pour étre 
libre, faut-il que la presse soit sans frein et sans limites’ N'est-il pas 
trop évident d ailleurs, aprés une expérience récente faite chez nous 
et sous nos yeux, que les nations les plus attachées 4 1789 acceptent, 
en matiére de presse, une assez large mesure de restrictions? A la vé- 
rilé, cette méme expérience ne prouve pas aussi clairement que ces 
restrictions tournent au profit de la religion. Parle-t-on enfin, dela sou- 
veraineté nationale? On a grandement abusé, j’en conviens, de ce mot, 
et principalement dans ces derniers temps, pour en tirer la doctrine 
matérialiste qui fait consister toute la légitimité des gouvernements 
dans le caprice d’une majorité numérique. Mais pour combattre ces 
excés, faut-il donc les confondre avec le désir naturel qu eprouve 
une nation éclairée d’avoir part au contréle de ses propres intéréts 
et au choix de ses gouvernants? 


790) LES PRINCIPES DE 1789. 


Pris ainsi, dans l’expression modérée que les faits leur ont donnée, 
et qui est la seule intelligible, en quoi les résultats de 1789, seraient- 
ils incompatibles avec la religion catholique? Que devient la fameuse- 
question? En vérité, il n’y en a plus, ce quinest facheux que pour 
les gens qui aiment les querelles, et c’est ainsi, je pense, que les vé- 
nérables prélats qui siégent au Sénat n’ont eu 4 se poser aucune 
question, ni théologique ni autre, pour préter a une constitution qui 
porte le nom de 1789 & son frontispice un serment qu’ils n’ont ac- 
compagné, j’en suis sur, d’aucune restriction mentale. 

Suit-ilde la qu’ils aicnt été obligés, et nous aveceux, de considérer ces 
principes et l'état social qui en résulte comme l'idéal d'une perfection 
absolue? En vérité, on croit réver, quand on s‘entend adresser de 
pareilles questions. Depuis quand, lorsqu’ils‘agit d'affaires humaines, 
est-il question d’autre chose que de l’imparfait et du relatif? Sil y a 
des régions idéales en politique, nous n’y avons jamais voyagé. Les 
vices, les imperfections de l'état social issu de 1789 sont assez évi- 
dents, et comme tous les partis successivement en ont souffert, je ne 
sais, en vérité, ot l’on trouverait l’optimiste assez obstiné pour les nier 
Pour nous qui parlons, il est trop clair que la France de 1789 est su- 
jette 4 des accidents prolongés et chroniques qui ne sont pas faits pour 
nous plaire. Le danger d'une énorme centralisation, qui a passé son 
niveau sur toutes les tétes, brisé toutes les forces collectives et dé- 
sarmé toutes les résistances individuelles, —la prépotence de l'Etat, 
— l'arrogance de l’administration prise en masse qui n’a d’égale 
que la souplesse de chacun des fonctionnaires qui la composent, toutes 
ces faiblesses de notre état social sont presque devenues des lieux 
communs de discussion et ce recueil, en particulier, n’a jamais 
perdu une occasion de les signaler. Et si nous navions pour régle 
de ne jamais perdre le temps en regrets inutiles, croit-on qu'il n’y en 
a pas plus d'un, entre nous, qui envierait 4 la, libre Angleterre 
et sa grande aristocratie politique, et méme l’avantage de rendre 4 
Dieu, sans violenter la conscience, un culte national et collectif? 
Mais c’est, dit quelque part Royer-Collard, la misérable perfection des 
institutions humaines, de présenter, somme toute, 4 un moment 
donné, plus d’inconvénients que d’avantages. Or, pour reconnaitre 
a des institutions cette excellence relative, on ne peut les mettre en 
regard qu’avec trois termes de comparaison : celles qui les ont précé- 
dées, celles qui existent 4 cété d’elles dans le méme moment, et celles 
qui pourraient les, remplacer. Nous estimons que la France de 1789 
sort a son avantage de cette triple épreuve. 

Le régime qui a.précédé 1789, ce régime vermoulu depuis un 
siécle, ce despotisme de cour tempéré par les tracasseries des 
parlements, ne nous inspire aucun regret, ni pour la société ni 





LES PRINCIPES DE 4789, 701 


pour l'Eglise, qu’il avait amenées l'une et l'autre & deux doigts 
de leur perte. En regardant en.Euyope, autour de nous, nous ne 
trouvons pas grand’chose 4 envier, et quant 4 ce qui pourrait rem- 
placer |’état social actuel, s'il venait 4 périr, imagination méme ne 
peut pas se le figurer. 

Il y a quelque chose, en effet, d’ absolu dans le régime. nouveau 
de la France; ce n’est.pasisa perfection, mais c’est bien sa nécessité. 
Cette nécessité est invincible et courbe toutes les tétes. Depuis soixante- 
dix ans que ses adversaires l’accusent et que ses propres fautes le 
compromettent, ce régime ne fait que croitre et s'enraciner. Tout Ie 
sert également, les réactions comme les révolutions, et 1845 et 1854 
tout aussi bien que 1830 et 1848. Il est sans exemple que, l,ou il a 
pris une fois pied, i] ait jamais reculé. On appellera cette marche des 
choses comme on voudra; ce sera Je jour qui se répand ou l’ombre qui 
gagne, il n’importe,. le fait, est certain, et sil était démontré gu'il 
est accompagné.d’un retrait ou d’un déclin proportionnel de la foi - 
catholique, notre douleur serait sans mesure. N’¢spérant rien d'une 
lutte qui n’a pas eu’ méme un jour d’alternative, nous inclincrions 
hos tétes sous le chafiment divin avec uue résignalion qui avoisinerait 
le désespoir. 

Mais, heureusement pour nous, c'est le contraire qui est evident. 
En méme temps que ce progrés des idées de 1789 se poursuit, il y 
en aun autre qu'on peut mesurer de I'ceil, et qui marche, non pas du 
méme pas, par malheur, mais en suivant a peu prés le méme sentier : 
c'est une renaissance et un retour du sentiment chrétien et catholi- 
que. Un seul fait est venu mettre, pour nous, cette grande consola- 
tion en lumiére. Assurément, de 1807 a 1862, ni la France ni |’Eu- 
rope n’ont rétrogradé dans la voie de 1789. Elles sont aujourd’hui 
l'une et l'autre cent fois pius 89, si on ose parler ainsi, qu'il y a cin- 
quante-cing ans. Et cependant qui oserait dire que la chute consommée 
de Pie Vil, en 1807, ait causé 4 l'Europe et a la France d’alors, je ne 
dis pas la moitié, je ne dis pas le quart, je dis l’ombre des sentiments 
quelle éprouve aujourd’hui, 4 la seule pensée des dangers de Pie IX? 
Qui oserait dire qu'il edt suffi alors d'un appel, d’un voeu du doux 
pontife opprimé pour faire tomber la barriére qui fermait la route de 
Rome, et la couvrir de pélerins? Il est clair, pour nous, qu’il y a deux 
courants dans l'Europe moderne, non pas contraires mais paral.éles; 
que dans cet état nouveau, qui excuse de si légitimes inquiétudes, 
qui s'est inauguré sous des auspices si tristes pour la religion, Dieu, 
par un de ces artifices qui lui sont familiers, a ménagé des ressources 
cachées qui trompent la malice des ouvriers d’erreur comme les dé- 
faillances des hommes de peu de foi. Il est clair que si la lutte est 
impossible contre le cours méme de la société nouvelle, elle est pos- 


192 LES PRINCIPES DE 1789 


sible encore, dans le sein de cette société méme, contre le mal qu'elle 
renferme, avec les armes qu'elle fournit. 

C'est 18, pour nous, le terrain de la lutte actuelle: nous l'accep- 
tons et nous ne craignons pas que rien nous y ébranle. Laissant 4 
qui sy plait la discussion et a qui de droit la décision des questions 
purement théoriques, nous nous placons au centre des faits, c’est- 
a-dire au fort du péril et sous le feu de toutes les balles. Ce nest 
pas la sage autorité qui préside au gouvernement de Il'Eglise 
qui nous conseillera jamais de maudire les conditions of la Pro- 
vidence nous a fait naitre, et de rejeter loin de nous avec mé- 
pris les armes que nous prétent, pour la défense de la vérité, les 
institutions de notre pays. En un mot, des libertés que nous 
donne la France de 1789, nous dirons toujours ce que disaient hier 
les évéques américains de celles de leur patrie, bien plus radicales que 
les ndtres : « Si nous en parlons jamais, ce sera pour louer Dieu des fa- 
cilités qu’elles nous donnent pour le bien. » Et si nous désirons ces 
libertés plus larges encore, c’est que, trompés par tous les pouvoirs 
humains, lassés de l’instabilité de toutes les lois, ne comptant aprés 
Dieu que sur notre énergie personnelle, nous pensons que plus !es 
facilités d’agir seront grandes, plus elles deviendront, entre Jes mains 
des serviteurs de |’Eglise, efficaces aussi pour le bien. 


Le secrétaire de la Rédaction, 


P. Dounare. 


MELANGES 


UNE RELIGIEUSE RUSSE 


Le 6 mai 1840, dans une cabane située sur un versant de cette 
chaine de monts qui partagent du nord au sud les Etats actuellement 
désunis d’'Amérique, expirait un vieillard qui avait consacré sa vie a 
distribuer dans ces lointains parages la doctrine du Verbe. Une fou 
en pleurs entourait sa couche funébre, car, durant un demi-siécle, les 
malheurs publics, les chagrins des familles, les angoisses des 4mes, 
tout avait abouti 4 son coeur de prétre. Connu sous l’humble pseudo- 
nyme de Pére Smith, ce prétre n’était cependant pas né sur ta terre 
qui allait recevoir sa dépouille; il était Russe et avait nom Galitzin. 

Le 1* septembre de la méme année débarquaient 4 New-York huit 
femmes vétues de noir, ne portant pour tout ornement qu'une croix 
sur leurs poitrines. Elles venaient former de nouvelles générations 
dans le nouveau monde. La plus dgée d’entre elles n’était pas, comme 
ses sceurs, Francaise : le méme sang que celui du missionnaire a peine 
décédé coulait dans ses veines, et le méme amour faisait battre son 
coeur : elle était Russe et se nommait madame Elisabeth Galitzin. 

Néea Saint-Pétersbourg en 1795, la princesse Elisabeth avait eu pour 
mére une femme dont il suffira de faire |’éloge en rappelant qu'elle 
fut la plus digne et la plus intime amie de madame Svetchine; qui 
l’appelait sa seconde conscience’. Le jour ou elle atteignit sa quinziéme 


4 Voir les Lettres de madame Svetchine, 1, 321. 
Aovr 1862. 34 


794 MELANGES. 


année, sa mére lui confia qu'elle était catholique et lui exposa les 
motifs qui l’avaient déterminée, non, comme on le suppose encore 
en Russie, & abandonner la foi de ses péres, mais 4 la reprendre 
dans toute son intégrité. La future religieuse a naivement décrit 
elle-méme l’émo tion que lui a causée cette ouverture et les consé 
quences qu'elle eut surson avenir *. 


« La confidence que me fit m a mére me jeta dans le désespoir : je fondis 
en larmes, sans proférer une parole. Pendant plusieurs jours je pleurais 
amérement quand je me trouvais seule, ou pendant la nuit; je croyais que 
ma mére avait commis un trés-grand péché, puisque le gouvernement sé- 
vissait avec tant de rigueur contre ceux qui abandonnaient la religion du 
pays. Les raisons qu'elle m’allégua ne me firent nulle impression; je ne les 
compris méme pas. Le moment du fiat lux n’était pas venu. A dater de ce 
our je con cus une haine implacable contre la religion catholique et ses mi- 
nistres, surtout contre les Jésuites, que je supposais avoir travaillé & la con- 
version de ma mére. Une nuit que je pleurais sur mon sort, sur l'isolement 
ou je me trouvais par suite de cette division de sentiments entre ma mére 
et moi, il me vint tout & coup en pensée : « Mais si les Jésuites ont pu per- 
« suader une chose semblable 4 maman, qui est une personne si raisonna- 
« ble, si sage, si expérimentée, que feront-ils donc avec moi, qui suis si 
« jeune, sans expérience et sans nul appui ? Il faut que je me mette a l’abri 
« de leurs persécutions. Je suis fermement convaincue que la religion grec- 
« que est la vraie religion : je veux y étre fidéle jusqu’a la mort; et, pour 
« me dérober entiérement aux séductions des Jésuifes, je veux écrire le 
« serment de ne jamais changer de religion. » Aussité6t dit, aussildt fait : je 
ine levai précipitamment, et, malgré l’obscurité, j'écrivis ce serment en 
bonne et due forme, appelant sur moi la colére divine si j’y étais infidéle. 
Je me recouchai ensuite, bien plus tranquille, croyant avoir remporté une 
éclatante victoire contre le démon. Hélas! c’était lui qui avait guidé ma 
plume. Pendant quatre ans je répétai toujours ce serment en faisant mes 
priéres, et je ne l’omettais jamais. Je me faisais gloire de ma ténacité, et 

témoignais en toute rencontre mon aversion pour fa religion catholique, et 
surtout pour les Jésuites. J’'y étais encouragée par mon confesseur, qui me 
demandait si je penchais vers le catholicisme : 

« — Moi, mon pére, je déteste la religion catholique et les Jésuites! 

« — Bravo! bravo ! c’est ainsi qu'il faut. faire. 

« Je ne manquais pas l'occasion de dénigrer ces saints religieux : je me 
plaisais 4 répéter les absurdités qu ‘on me débitait sur leur compte; j’y 
croyais comme 4 des articles de foi. Cependant, vers le milieu de la qua- 
triéme année, mourut un respectable ecclésiastique italien qui me donnait 
des lecons. Ma mére m’engageait quelquefois & me rendre a l'église catho- 


1 Ce récit et les détails qui le suivent sont tirés ou confirmés par la Vie du P. Ro- 
zaven, du P. A. Guidée, et par la notice que le P. J. Gagarin a consacrée 4 ma- 
dame E. Galitzin, dans le tome {1 de ses Etudes de théologie, de philosopht et 
a histoire. 





MELANGES. 19% 


lique, quand il s’y faisait quelque grande cérémonie : je n’osais pas refu- 
ser; mais j’y allais la rage dans le coeur. Cette fois, m’ayant invitée & assis- 
ter 4 l'enterrement du pauvre abbé, je consentis bien volontiers 4 l'accom- 
pagner, par un sentiment de reconnaissance et de respect pour la mémoire 
du défunt. Dés que j‘entrai 4 l’église, j‘entendis comme une voix intérieure 
qui me dit : « Tu hais cette Eglise, tu en feras partie toi-méme. » Ce senti- 
ment entra si avant dans mon propre coeur que j'en fus toute pénétrée. Je 
versal d'abondantes larmes tout le temps que je restai a l'église, sans pou- 
voir m'expliquer le vrai sujet de mes larmes. Une pensée vint eneore me 
frapper : « Tu hais les Jésuites, me dis-je 4 moi-méme; la haine n'est-elle 
« pas un péché? Oa as-tu pris que ce sentiment fat vertueux ? Si donc c'est 
« un péché, je ne puis plus le commettre; je ne hairai donc plus les Jésuites, 
« je prieral pour eux. » En effet, dés ce moment, je le fis réguliérement 
tous les jours et conubatlis le sentiment que j’éprouvais contre eux. Sur ces. 
entrefaites, nous partimes pour passer l'été dans une terre éloignée. Dans 
cette solitude, le bon Dieu daigna me parler au coeur en me donnant une 
contrition si vive de mes péchés, que souvent je passais une partie des 
Duits 4 pleurer : je mouillais ma couche de larmes; et, me croyant indigne 
de coucher dans un lit, je me précipitais par terre, et j'y demeurais jusqu’a 
ce que la fatigue me forcat 4 me remettre au lit. Au bout de trois mois nous 
revinmes a Pétersbourg. J'y appris qu'une de mes cousines s était convertie': 
jen fus extrémement peinée; j’accusai encore les Jésuites de cette conver- 
sion, et j'eus bien 4 combaltre pour ne pas reprendre contre eux mes senti- 
ments de haine. J’évitai de parler seule 4 seule avec ma cousine, ne me sou- 
ciant pas de recevoir la confidence qu'elle voulait me faire; mais il me fal- 
lut, 4 mon grand regret , en passer par la. Quand elle m’eut dit ce que je 
désirais ignorer, je me mis a pleurer et lui répondis : 

« — Si vous croyez que la religion catholique est la vraie religion, vous 
« avez ecu raison de f’enibrasser; mais je ne comprends pas comment vous 
« pouvez vous le figurer. 

« — Oh! me dit-elle, si vous lisiez un petit écrit de ma mére? sur le 
« schisme et la vérité de l'Eglise catholique, vous en seriez persuadée 
« comme moi. 

« — Vous pouvez m’envoyer ce que vous voudrez, repris-je; mais tenez 
« pour certain que cela ne fera ni froid nichaud ; je suis trop sure que la 
« vérité se trouve dans I'Eghse grecque. 

« Je revins 4 la maison dans un trouble inexprimable. Pour la premiére 
fois depuis quatre ans, j'omis de réciter, avant de me coucher, mon serment; 
il me sembla téméraire. Je me mis au lit; mais Dieu ordonna au sommeil de 
fuir loin de moi, et m’envoya mille pensées salutaires. Je me dis: « Il est 
« pourtant essentiel que j’examine cette matiére ; elle en vaut assurément 


' Je présume ne pas commettre d'indiscrétion en notant ici que cette « cousine » 
est la mére de Mgr de Ségur, le plus touchant exemple du 2éle que nous offre 
aujourd'hui un clergé toujours au niveau de ce qu’en attend I'Eglise. 

* La comtesse Rostopchine, dont la baronne de Staél a fait l’éloge dans ses Dix 
années d'exil. 


756 MELANGES. 


« la peine : il importe trop de ne pas me tromper. » Je me rappelai tout ce 
que je savais de la religion catholique; et, dans ce moment, le bon Dieu 
m’ouvrit les yeux. Je vis clair comme le jour queje m’étais trompée jusque- 
la, et que la vérité ne pouvait se trouver que dans I'fglise catholique. « C'est 
« notre orgueil, m’écriai-je, qui nous empéche de reconnaitre la supréma- 
« tie du Pape; ainsi, dés demain, jembrasse la vérité. Mais comment fe- 
«rai-je, et ce serment qui me lie? Ce serment est nul, et ne peut assuré- 
« ment pas étre un obstacle 4 ma résolution. Si j’avais juré d'assassiner 
« quelqu’un, ce serment eit été un péché; le tenir en serait un second: 
« trés-certainement je n’irai pas commettre le second; et, pas plus tard que 
a demain, je me fais catholique. » J’attendis le jour avec impatience, dési- 
rant lire l’écrit de ma tante, non parce que j'avais encore besoin de raisons 
pour me convaincre, mais pour pouvoir dire que j'avais lu quelque chose. 
Jécrivis donc dés l'aube du jour 4 ma cousine ce peu de mots : « Envoyez- 
« moi le manuscrit; priez Dieu pour moi, et espérez. » Je le lus rapide- 
ment; ilne renfermait qu'une trentaine de pages : j'y trouvai tout ce que 
je m'étais dit 4 moi-méme pendant la nuit. Dés lors je ne balangai pas, et 
j allai déclarer 4 ma mére que j‘étais décidée 4 me faire catholique. Je la 
priai d’envoyer chercher le P. Rozaven, qui vint dans la méme matinée. Il 
fut fort surpris d'une nouvelle si inattendue, me demanda si j'étais préte a 
supporter la persécution, la mort méme, s'il le fallait, pour l'amour de la 
religion que j’allais embrasser. Mon sang se glaca dans mes veines, mais Je 
répondis : « J’espére tout de la grAce de Dieu. » Le bon pére ne douta plus 
alors de la sincérité de ma résolution, et promit de venir me confesser le 
surlendemain, 18 octobre : c’était donc dans la nuit du 15 au 46 octobre 
1845 que se fit pour moi le fiat lux. » 


Une fois catholique, le P. Rozaven lui dit: « Je veux étabjir dans 
votre ceur un grand amour de Dieu, qui se manifeste non par de 
beaux sentiments, mais par des effets, et qui vous fasse remplir avec 
zéle et courage tous vos devoirs sans exception. Je veux que vous tra- 
vailliez avec ardeur 4 acquérir les vertus solides, |’humilité, l'amour 
du prochain, la patience, la conformité 4 la volonté de Dieu. Je veux 
que vous ayez l’éme grande, élevée, ferme; que vous sachiez chercher 
et trouver votre consolation en Dieu. » 

La princesse Elisabeth devint telle que la voulait un aussi sage di- 
recteur, et fut bientét amenée par la pratique des premiéres vertus 
chrétiennes a prétendre 4 leur perfection. Sa mére elle-méme s'opposa 
longtemps a ce dessein. On la raillait de vouloir adopter une existence 
inutile. Sensible 4 ce reproche habituel aux gens qui-ne font précisé- 
ment rien, elle demanda au savant jésuite de lui fournir des armes 
pour fa détruire. Cette demande nous vaut cette réfutation péremptoire 
et bonne a relire aujourd'hui de la prétendue inulilité des religieuses : 


« Dites-moi, mon enfant, avez-vous lu quelque catéchisme? Une des pre- 





MELANGES. 191 


miéres questions est cclle-ci : Pourquoi Dieu nous a-t-il créés et mis au 
monde? Pour le connaitre, l'aimer, le servir, et par ce moyen obtenir la vie 
éternelle. I] n’est pas dit pour étre utile. Quand méme les religieuses se- 
raient inutiles aux autres, elles sont utiles a elles-mames, ct c’est 1a leur 
premier devoir; elles travaillent A se sanctifier et 4 sauver leurs Ames. N’est- 
ce pas ce motif qui a conduit les saint Paul, les saint Antoine et tant de 
milliers d'anachorétes dans le désert? Ces saints n’étaient assurément pas 
des insensés. De plus, est-il bien vrai que les religieuses soient inutiles ? 
N'est-ce point le récit des vertus de saint Antoine qui a déterminé la con- 
version de saint Augustin? et a coup sir cette conversion est un bien plus 
grand que tout ce que saint Antoine aurait pu faire en restant dans le monde. 
Mais sans faire valoir l’exemple des saints, les religieuses ne se_sont-elles pas 
mutuellement utiles? N’est-ce donc rien qu'une réunion de vingt, trente 
personnes, plus ou moins, quis’excitent mutuellement 4 l’acquisition des 
vertus et se prétent la main pour parvenir au méme but, qui est le salut de 
leurs Ames? Ensuite, beaucoup de communautés religieuses se consacrent 
4 l’éducation de la jeunesse ; et il est certainement peu d'occupations plus 
utiles que d‘élever dans la connaissance et la pratique de la religion les 
jeunes personnes qui doivent devenir des méres de famille et remplir tous 
les devoirs de la société qui conviennent a leur sexe. » 


Ce genre de dévouement séduisit particuli¢rement notre jeune 
convertie; elle choisit l’ordre naissant du Sacré-Cceur et parvint, aprés 
onze ans d’attente, 4 y entrer 4 Metz en 1826. En 1828, elle prononca 
ses vieux 4 Rome et y demeura jusqu’a ce qu'elle fut appelée en 
France, en 1834, pour l'emploi de secrétaire générale de la congréga- 
tion. Elue assistante en 1839, elle fut chargée de visiter les maisons 
du Sacré-Ceur en Amérique ct d'en fonder de nouvelles. La corres- 
pondance, — aujourd'hui entre mes mains, — qu'elle entretint a cette 
époque avec sa mére révélera mieux que mes souvenirs, en méme 
temps que sa piété, la sérénité de son ame et cette constante préoccu- 
pation de la patrie et de la famille que la religion, bien loind’amortir, 
a seule le secret d'épurer en lui faisant dépasser les bornes étroites de 
cetle vie. Comme ces austéres chréticnnes dont le comte de Monta- 
lembert a retracé la vie, elle conservait dans son coeur une veine 
abondante de tendresse, el se rattachait avec ardeur aux liens qu'elle 
avait cru pouvoir ne pas rompre en se donnant a Dieu. 

Je vais donc laisser encore parler madame Elisabeth. En le faisant, 
il me semble accomplir un veeu de madame Svetchine, qui écrivait au 
P. Gagarin (II, 360) : « Il y a bien des détails sur elle que l'on pour- 
« rait fournir et certifier; et je suis convaincue que ]’on trouverait 
« dans sa correspondance pendant ses deux voyages en Amérique, 
« les détails les plus intéressants. » 


798 MELANGES. 


« New-York, 1°" septembre 1840. 


« Trés-chére maman, me voici arrivée 4 New-York depuis quelques heu- 
res, aprés une traversée de quarante-cing jours. Grace a Dieu, notre tra- 
versée a été des plus heureuses, malgré trente-deux jours de vent contraire; 
nous n’avons eu ni gros temps ni orage; notre course a é{é plus lente, et 
voila tout. Comme nous avions deux ecclésiastiques avec nous , nous avons 
eu trés-souvent la messe ; jJugez d'aprés cela de la consolation que nous 
avons éprouvée. Je n'ai soulfert qu'une semaine du mal de mer, et j’en ai 
été parfaitement délivrée ensuite, si bien que j'ai passé une grande partie 
de mon temps a dessiner. Je suis ici pour quatre jours seulement ; j'espére 
du moins que les affaires que j'ai 4 traiter avec ’évéque ne me retiendront 
pas davantage; je me rendrai ensuite, avec mes sept compagnes et le digne 
ecclésiastique qui s'est chargé de nous conduire a Saint-Louis, dans | état 
de Missouri, qui est encore 4 2,000 verstes de New-York. On dit que nous 
y serons dans douze jours : 4 ce compte, nous arriverons dans notre pre- 
miére maison vers le 20 septembre. Je crois que je mourrai de joie en y 
alrivant, car je suis comme un poisson horsde l'eau depuis que je me trouve 
au milieu du monde, bien que je m’y,trouve avec de bien bonnes personnes, 
qui ont mille attentions pour nous. Je vous écrirai sitét que je serai arrivée 
4 Saint-Louis ; je ne pourrai rester dans cette famille du Sacré-Coeur qu'une 
quinzaine de jours, car il me faudra aller visiter les deux autres maisons 
qui en sont peu éloignées; je reviendrai a Saint-Louis et en partirai vers la 
mi-novembre pour me rendre 4 notre maison de Saint-Michel, prés la Nou- 
velle-Orléans, qui est encore 4 1,500 verstes de Saint-Louis; aprés quel- 
ques jours de repos, je me dirigerai sur notre maison du Grand-Coteau, 
également dans la Jouisiane ; aprés un séjour de trois semaines, je revien- 
drai passer l'hiver 4 Saint-Michel, et j’espére que je m’y porterai bien, car 
il y fait beaucoup plus chaud qu’é Rome. Au printemps, je ferai une nou- 
velle visite aux maisons du Missouri; puis je me rendrai 4 New-York pour 
y faire une foundation. D’aprés ce petit exposé, vous voyez que je ne resterai 
pas longtemps en place. Combien je serai consolée si je trouve une lettre de 
vous 4 Saint-Louis! Il me tarde d’avoir de vos nouvelles et de celles de mes 
fréres : comment ont-ils pris la nouvelle de mon départ pour |’ Aménque! 
Avec indifiérence, peut-étre; pour moi, ils sont loin de m’étre indifférents. 
Dieu sait les voeux que je forme pour eux et combien il m'est doux de pou- 
voir offrir 4 leur intention les fatigues et les petites souffrances que la divine 
Providence nous ménage. Quand vous écrirez & mes fréres, ne m’oubliez 
pas auprés d’eux, car ils me sont plus que jamais chers en N. S. 
« Jespérais trouver en Amérique notre parent; mais il est mort, et mort 
universellement regretté : tous le regardaient comme un saint; je tacheral 
de me procurer ses ouvrages et vous les enverrai. » 


MELANGES. 799 


« Saint-Louis, 9 novembre 1840. 


« J'ai cu la consolation de recevoir votre lettre datée du 15 juillet. Ecri~ 
vez-moi maintenant 4 Saint-Louis, a l’ Académie des Dames du Sacré-Coeur, 
car c’est ainsi qu’on appelle ici les maisons religieuses qui élévent des pen- 
sionnaires. Quant 4 moi, comme je crains que Paris ne soit sens-sus-dessous 
4 cause de la carcasse de Bonaparte, qui doit y étre apportée au mois de 
novembre, je prends le parti de vous envoyer cette lettre en droiture. 

« fl est bien vrai que notre oncle d’' Amérique est mort; vous comprenez 
que j'en ai eu bien du regret. Il n’était pas évéque, mais simple mission- 
naire : il a toujours refusé toutes les dignités; il a consacré plus de quarante 
ans aux Missions, ot il a exercé un zéle digne d'un apétre. Il est mort a 
soixante-douze ans, en saint, comme ila vécu, aprés s’étre donné a Dieu 
dés l'age de dix-sept ans. Tout le pays qu’il a évangélisé le pleure comme 
un pére : sa mémoire est en vénération en Amérique, tant parmi les protes- 
tants que les autres. On m’a donné a lire un passage de la Gazette qui le 
regarde : on y fait toute son histoire ; il est impossible de faire un éloge plus 
touchant ; j'ai quelques-uns de ses ouvrages, ils sont excellents. 

« Je m’attendais bien que mon départ pour l’Amérique ferait trés-peu d’ef- 
fet sur mes fréres. Le bon Dieu le permet ainsi; il faut vouloir ce qu'il veut. 
Un jour viendra, je Y espére, que leurs coeurs seront touchés : prions en at- 
tendant, et souffrons avec plus de ferveur que jamais. Ne m’oubliez pas au- 
prés d’eux, auprés de mes tantes. Demandez pour moi les lumiéres du Saint- 
Esprit ; j’en ai grand besoin, car mom poste est bien difficile. » 


« Saint-Michel, 6 décembre 1840. 


« Me voici prés de la Nouvelle-Orléans, mais d'ici 4 peu je serai de nou- 
veau en voyage et ne m’arréterai guére avant le mois de juin. Maintenant je 
suis dans le pays des cannes & sucre; elles sont bonnes 4 manger, ou plutét 
4 sucer. Comme j'améne le froid partout ou je vais, a peine arrivée ici il y 
eut des journées extrémement froides; la glace était bien d'un gros doigt 
d’épaisseur; le temps s'est un peu radouci depuis.: jen suis bien contente, 
car mon immortification ne s’'accommode pas du tout du froid. Je commence 
4 croire qu'iln’y a pas sous le soleil un seul pays chaud, et que la réputation 
de ceux qu'on appelle tels est bien mal fondée. Je ne vous dirai que ce mot 
pour vous tirer de peine sur mon compte, car je n'ai nul loisir. Veuillez ne 
pas m’oublier prés de mes fréres; bénissez-moi et croyez, ma chére maman, 
a mon tendre et respectueux attachement. » 


« Saint-Michel, 28 février 1841. 


« Je quitte ce pays-ci le 15 mars; j’arriverai 4 Saint-Louis pour la féte de 
l’Annonciation ; je resterai trois semaines dans nos trois maisons de Mis- 
souri, puis je me dirigerai sur Cincinnatti et Philadelphie, et j'espére, a ce 


$00 MELANGES. 


compte, étre rendue 4 New-York dans les premiers jours de mai. Ne crai- 
gnez pour moi ni les chemins de fer ni les bateaux 4 vapeur; les personnes 
envoyées en mission sont protégées par la divine Providence d'une maniére 
spéciale [I ne m’est jamais arrivé le moindre accident; ce trimballage m’a 
tout a fait débarrassé de ma fiévre : je me porte parfaitement bien. Je me 
léve toujours 4 4 heures 20 minutes ; je jedine et fais maigre, rien ne me fait 
mal : soyez donc bien tranquille sur mon compte. Je pense rester 4 New- 
York jusqu’en novembre, 4 moins que Dieu n'y mette obstacle ; je ferai en- 
suite une derniére visite 4 nos maisons de Louisiane et du Missouri, et je 
m’embarquerai pour I'Europe probablement dans le courant de 1’été 1842. 
Dans quinze mois je voguerai de nouveau sur le grand Océan; j’espére 
qu’Alexandre ne voyagera pas plus tét et que j'aurai la consolation de le voir 
encore une fois; c’est le seul de mes fréres que je naie plus revu, et c’était 
mon Benjamin. Dites-leur que je ne les oublie pas devant Dieu, que je vou- 
drais qu’ils se souvinssent aussi de moi devant lui, cela viendra un jour, je 
lespére. De grace, faites dire des messes pour moi; Jen ai le plus extréme 
besoin. Si vous saviez ce que c’est que la supériorité comme la mienne, c est 
une responsabilité qui fait trembler. » 


« Louisiane, 29 mars 1841. 


« Avant de me remettre en route, je viens encore vous donner de mes 
nouvelles : c’est un peu plus tét que de coutume; mais comme je serai 4 peu 
prés deux mois en route avant d’arriver & New-York, je crains de n'avoir 
pas le temps de vous écrire jJusqu’ad ce que je sois dans cette ville et que 
j'aie pu m’y retourner. Ainsi ne soyez pas inquiéte de mon silence futur; il 
ne signifiera rien de mauvais. Je me porte mieux que jamais; ne soyez pas 
en peine de ma santé : N. S. me donne des forces a m étonner ; les fatigues 
ne me font rien. » 


« New-York, 15 mai 184). 


« Jesuis heureusement arrivée ici, et je respire en pensant que j'y resf€rat 
4 poste fixe jusqu’en octobre. Depuis mon départ de Rome, je ne suis pas 
restée six semaines en place. Je vais fonder ici une maison : la besogne n'est 
pas aisée, sous aucun rapport. Les dépenses 4 faire sont énormes, et nos 
ressources plus que modiques : aussi j’ai demandé 4 notre Mére générale 
que les 200 francs que vous avez la bonté de nous envoyer pour les ports 
de lettres soient consacrés pour les premiéres dépenses & faire pour la cha- 
pelle. 

« Vous n’avez pas d’idée comme notre parent d'ici est regretté; il était 
unanimement aimé et respecté. Portant le méme nom, on me regarde de 
bien bon eil. » 


« New-York, 20 juin 1841. 


« Le climat de New-York est trés-désagréable; il faisait si froid hier que, 
malgré ma couverture de laine, je n’ai pu me réchauffer qu’avec peine cette 





MELANGES. 801 


nuit : il ne fait pas chaud deux jours de suite; ce sont des alternatives de 
temps du matin au soir, quand ce ne sont pas des pluies continuelles. Je 
crois, aprés tout, que le climat de Saint-Pétersbourg est le plus beau; du 
moius nos étés sont superbes et ont de grands jours : ici, & peine dans ce 
moment fait-il jour 4 quatre heures et demie, et 4 sept heures et demie du 
soir il faut apporter de Ia lumiére. Vivent les pays froids pour y avoir chaud 
et y voir clair! J’ai eu une agréable surprise ici; et jamais vous ne devine- 
riez ce que c'est : c est que Je mange presque tous les jours du klioukva'; 
je n’en avais pas vu depuis que j'ai quitté la Russie : c’est une bétise, mais 
jene puis vous dire le plaisir que cela m’a fait. 

New-York est une ville immense: prés de 400,000 habitants, et elle est 
presque aussi bruyante que Paris. ll y a 80,000 catholiques et seulement 
huit églises ; mais la religion y est en voie de progrés. La premiére fois que 
je vous écrirai, ce sera de notre maison du Sacré-Coeur ; je brile d'y étre, 
car bien que nous soyons parfaitement chez les bonnes Sceurs de charité, 
qui sont pour nous de véritables sceurs, pourtant nous désirons ardemment 
étre chez nous, et pouvoir nous conformer 4 nos régles et 4 nos usages. 

¢ Quelles nouvelles de mes fréres? Que Je serai heureuse quand vous pour- 
rez me dire qu’ils vont bien! je donnerais mille vies pour cela! Le temps et 
le moment de Dieu viendront; prenons patience et prions. Veuillez leur dire 
mille choses affectueuses de ma part. » 


« New-York, 2 aodt 1841. 


« Vous serez peut-étre bien aise de savoir, ma chére maman, que je viens 
d’ouvrir une petite Mission chez les sauvages indiens dans le Missouri, & 
300 milles au-dessus de Saint-Louis. Quatre des nétres y sont installées : la 
peuplade est composée de 900 Indiens, tous convertis par les Jésuites. Grace 
4 Dieu, son royaume s’étend, et ce qu'il perd d’un cété par les ruses de l’en- 
nemi de tout bien, il le regagne de l'autre. 

« Je ne passe pas de mois sans vous écrire, malgré ma presse, car je crains 
vos inquiétudes ; pourtant vous pouvez étre bien tranquille. Je ne suis que 
trop bien sous tous les rapports : nos maisons ici sont comme celles en Eu- 
rope; nous ne pouvons, dans notre intérieur, nous douter que nous sommes 
transplantées dans l’ex-nouveau monde. Ne redoutez pas les crocodiles : le 
pays en abonde, comme en serpents, mais personne n’y songe ; je ne suis 
jamais parvenu 4 en voir. On m’en a cependant montré plusieurs; mais 
comme j'ai la vue basse, je n’ai rien vu. » 


« New-York, 13 septembre 1841 


« Notre fondation est tout a fait en train; la maison est achevée, et nous 
avons déjd douze enfants; je crois que leur nombre ira a vingt pour le mois 
prochain et méme peut-étre davantage, car il y a bien une quarantaine de 
places de demandées. En outre, j'ai encore établi une mission chez les sau- 


‘ Canneberge, petit fruit dont on fait un grand usage en Russie. 


902 MELANGES. 


vages potowatomiens, dans le territoire indien. Il y a une population de trois 
mille sauvages dans l'endroit o& sont nos Méres, dont mille sont catholi- 
ques trés-fervents; les deux autres mille sont paiens, mais de mosurs.dou- 
ces. Nous y avong déja une école de cinquante petites filles, et un grand 
nombre de femmes viennent apprendre 4 travaillér. 

« Je quitte New-York pour passer l'hiver en Louisiane. Je me porte bien, 
mieux qu’en Europe; je suis cependant accablée de travail : vous le croirez 
sans peine quand je vous dirai qu’outre le gouvernement de cette maison 
et celui de ma province, composée de sept maisons, il m’a fallu peindre trois 
grands tableaux pour la chapelle, et que j'ai da les faire en six semaines. 
Enfin, Dieu merci, tout est fini, et notre chapelle est vraiment charmante. 
Quel dommage que vous ne puissiez pas y venir assister a la sainte messe! » 


« En route, entre la maison de Saint-Michelet celle duGrand-Coteau, 4 décembre 1841. 


« C'est d'une auberge sur le bord du Mississipi que je vous écris, et que 
Je viens vous souhaiter une bien bonne année, ainsi qu’a toute ma fannille. Je 
désire vivement qu'elle soit fertile en graces et en bénédictions divines; le 
reste est de surérogation, sans valeur et, par conséquent, pas nécessaire. J'ai 
fait bien du chemin depuis que je vous ai écrit de Harrisburg en Pensyltvanie. 
Maintenant je vais me rendre a notre maison du Grand-Colteau, ou je reste- 
rai environ cing semaines; jirai ensuite en passer autant 4 Saint-Michel, ce 
qui me conduira a la fin de février : pour lors je me remettrai en route pour 
Saint-Louis et visiterai nos autres maisons du Missouri, y compris notre 
nouvelle Mission aux sauvages Potowatomiens. Que ce nom de sauvages ne 
vous effraye pas; ils ne me mangeront pas, car ils sont plus que civilisés. Il y 
ena 4,000 de catholiques la ot j'ai envoyé nos Sceurs, qui y sont au nombre 
de quatre seulement, et qui y ont une école qui va 4 merveille. Nos bons 
sauvages sont tellement fervents qu’ils se rendent tous les jours 4 l'église a 
cing heures et demie du matin; ils y font leur priére et une méditation 
d’une demi-heure, ensuite ils entendent la messe, pendant laquelle ils chan- 
tent des cantiques en sauvage. Aprés la messe, un sauvage fait le catéchisme 
& une trentaine de petits garcons et a autant de petites filles : le catéchisme 
fini, ils se retirent pour faire leurs ouvrages, et reviennent vers six heures 
du soir a l’église, pour faire la priére en commun. Ce sont les Jésuites qui 
ont converti cette horde sauvage, et continuent a y faire un bien immense. 
J’irai la probablement en avril; ce sera uu voyage de trois semaines : aprés 
cela je me remettrai en route pour New-York, et, probablement au commen- 
cement de juin je ferai voile pour le Havre. Voila mon itinéraire : vous voyez 
que je vais plus que jamais mener la vie d'un vrai courrier; heureusement 
que quand on a le bonheur d’étre religieuse, tout est égal, pourvu qu’on soit 
dans l’ordre de l’obéissance. Je crains fort de l’aventure de perdre plusieurs 
de vos lettres, car il faudra qu’elles courent au grand galop aprés moi pour 
m’attraper. Rassurez-vous, ma chére maman, la Russie n'est pas le pays 
le plus froid; la soi-disant brdlante Louisiane est plus gelée qu'elle : nous 
avons eu, du 25 au 30 nevembre, des gelées & glace qui nous ont transis. Je 





MELANGES. 805 


ne sais si j'ai la berlue, mais j'ai douce souvenance qu’en novembre nous 
avons plus de pluies que de gelées 4 Pétersbourg. Enfin, maintenant que 
jai tAté, pour ainsi dire, de tous les climats, je suis dans l’intime convic- 
tion qu'il n'y a pas de pays chaud sous la calotte du ciel, et je me résigne & 
ne trouver que plus haut une éternelle et douce chaleur. Quelles nouvelles 
de mes fréres , de mes belles-sceurs? Sont-ils dussi vagabonds que moi? Si 
du moins leurs esprits et leurs coeurs pouvaient étre rassis , fixés en Dieu 
seul! Cela viendra un jour; espérons contre toute espérance. N.S. est le 
maitre des cceurs, et il veut d'une volonté éternelle que ces cceurs soient 
tout 4 lui. Une touche de sa grace amollira ceux de mes fréres : le temps 
des illusions passera, et nous chanterons éternellement avec eux que Dieu 
est bon, et que ses miséricordes sont inénarrables. Mille tendre amitiés, 
et bénissez, trés-chére maman, 


« Votre soumise et reconnaissante fille, 


« ELISABETH. » 


En 1842, madame Elisabeth vint 4 Rome rendre compte de sa fé- 
corde mission 4 ses supérieurs. J'ai une derniére lettre delle adressée 
4 sa mére qu'elle allait perdre a Saint-Pétersbourg presque a la méme 
heure que son frére ainé mourait a Paris dans le sein de I’Eglise ca- 
tholique. 


a Je vous avoue, y dit-elle, que, depuis quelques mois, je suis continuel- 
lement pressée de faire le sacrifice de ma vie 4 J‘intention de mes fréres. 
Comme vous trouverez peut-étre que c'est une présomption de ma part, il 
faut que je m’explique. Faisant ma préparation 4 la mort comme de cou- 
tume, il me vint en pensée de faire souvent le sacrifice de ma vie d’avance, 
et de prier N. S. de vouloir bien l’accepter, ainsi que toutes les douleurs 
que je pourrais souffrir, surtout au moment redoutable de la séparation de 
l'Ame et du cerps, pour obtenir la conversion de mes fréres; j'ai demandé 
de leur céder tout le mérite de la résignation et des souffrances que je pour- 
rais acquérir dans ce monde avec la grace de Dieu, non-seulement dans ma 
derniére maladie, mais encore durant tout le temps qui me reste 4 vivre, 
de sorte que, ne méritant plus pour la satisfaction de mes propres péchés, 
j'aie pour ma part le Purgatoire sans aucun allégement, puisque dans ce lieu 
de propitiation et de paix je ne pourrais plus leur étre d’aucune utilité. J’es- 
pére que N.S. aura accueilli ma demande : ce que je sais, c'est que depuis 
ce temps ma joie habituelle a centuplé, et que je pense 4 la mort avec une 
indicible consolation. » 


Ce sacrifice, qui rappelle un trait de la vie de saint Vincent de Paul ‘, 


1 Un jour, ému de compassion par l'état d'un malheureux prétre, docteur en théo- 
logie, qui perdait sa foi parce qu'il avait cessé d’étudier la grande science, saint 
Vincent de Paul pria Dieu de lui rendre la vivacité de sa foi, s’offrant de se soumettre 


804 MELANGES. 


semble avoir élé agréé par Dieu. Revenue en Amérique en 1843, ma- 
dame Elisabeth n’eut plus le temps de jouir de ses fondations. Atteinte 
4 Saint-Michel par une épidémie de fiévre jaune, elle s‘y endormit dans 
le Seigneur le jour de I'Immaculée Conception en disant : « Je ne 
crains pas la mort, je la désire si telle est la volonté de Dieu. » 

« Quel plus beau titre de noblesse, a dit quelque part Mgr le duc 
d'Aumale, que de compter parmi ses ancétres des sainls et des mar- 
tyrs? » Je prétends moins revendiquer ce titre que constater, pour 
l'honneur de mon pays, la part qu’ont prise quelques-uns de ses en- 
fants & la genése de la civilisation et du catholicisme en Amérique. 
Cette ambition sera peut-étre excusée par ceux qui admettent qu’il ne 
faut laisser tomber aucun don de Dieu sans le recueillir soigneuse- 
ment. 


Prince Avcustix GaLitzin. 


LE COURS D’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR 


DU PETIT SEMINAIRE D ORLEANS. 


Nous avons annoncé, il y a quatre ans, que Mgr l’évéque d'Orléans, dans 
sa sollicitude pour la jeunesse, dont il voulait poursuivre I’éducation au dela 
du terme ordinaire des études classiques, avait institué, dans son petit sé- 
minaire de la Chapelle-Saint-Mesmin, un cours d’enseignement supérieur 
destiné, comme il le dit lui-méme dans le dernier volume de son livre sur 
l'Education, « 4 donner aux jeunes gens qui ont terminé leurs études une 
« plus haute culture intellectuelle, une éducation plus achevée, laquelle 
« puisse ménager la transition de la vie de collége a la vie du monde. » 

C’était répondre 4 un besoin généralement senti. Aussi avons-nous ap- 
plaudi 4 cette nouvelle institution, la regardant comme le couronnement 
naturel et le complément des études classiques. Nous ne doutions pas que 
les péres de famille qui voient autre chose dans l'éducation de leurs fils 
que la préparation plus ou moins rapide aux examens et aux différentes 
carriéres dont ces examens ouvrent les portes, ne répondissent a l’appel de 
l'éminent prélat. Nos espérances ont été réalisées, presque dépassées. 


lui-méme, s'il le fallait, au fardeau que ce pauvre frére ne pouvait pas porter. 1] fut 
exaucé 4 lheure méme, et ce grand saint resta pendant quatre ans comme privé de 
cette foi, qui cependant était sa vie. « Savez-vous comment il sortit de cette épreuve? 
s'écrie un maitre admirable dans la conduite de l’esprit. Il en sortit en devenant 
saint Vincent de Paul, c’est-a-dire tout ce que signifie ce nom. » V_ Les Sources, rar 
le R. P. Gratry, p. 82. 








MELANGES. 805 


La premiére année, on devait nécessairement se résigner a de faibles 
commencements. Quelques jeunes gens, au nombre de quatre seulement, 
vinrent demander au petit séminaire !a petite cellule annoncée dans le pro- 
spectus, avec son calme, sa tranquillité, sa liberté naissante, son travail 
plus spontané, plus étendu et partant plus agréable et plus fécond. II est 
juste de dire que c’étaient des jeunes gens d’élite, et l’avenir est assuré quand 
il repose sur de pareils fondements. 

On put s'en convaincre l'année suivante. De tous les points de Ja France, 
des jeunes gens accoururent. L'Irlande méme y envoya un de ses plus gé- 
néreux enfants, et de la célébre abbaye d’Einssiedeln, en Suisse, vinrent 
deux jeunes Fréres choisis parmi les plus distingués de I'école, pour y ache- 
ver leurs études classiques en se perfectionnant dans celle de la langue 
francaise. Quatorze jeunes gens se répartirent ainsi dans les différents cours 
selon leurs gouts et le choix de leur famille, mais réunis tous, sans excep- 
tion, chaque samedi, autour de l’évéque, quis’est réservé le cours d’Ecriture 
sainte, et dont aucun ne voulait perdre les enseignements. 

Le programme était rempli et tous les cours en pleine vigueur. Les tra- 
vaux s’accomplissaient avec une émulation vraiment admirable et presque 
inespérée. Une séance littéraire offerte 4 l’élite de la société orléanaise, le 
10 mars 1861, en offrit la preuve. (Voir le compte rendu de cette séance 
dans l’Ami de la Religion du 25 mars). Ainsi, dés la seconde année le 
Cours supérieur avait donné de beaux fruits. Ce ne furent pas les seuls, 
et de nouvelles consolations devaient venir bientét encourager le fondateur 
a perfectionner son ceuvre naissante, qui, toute pleine d’espérance qu'elle 
fit, laissait nécessairement encore 4 désirer, soit dans son organisation 
définitive, soit dans les conditions matérielles de son établissement. 

Un discours prononcé par l'un des éléves de ce cours a la distribution 
des prix, 4 la fin de l'année, en avait en quelque sorte tracé l'idéal; il ne 
s'agissait plus que de le réaliser. De grandes améliorations furent donc entre- 
prises. La bibliothéque spéciale du cours se compléta. Les heures des lecons 
furent disposées de facon 4 donner aux jeunes gens de la ville la faculté de 
les suivre comme externes, et jusqu’A des moyens de délassements, tout 
fut prévu, régularisé, et le local lui-méme agrandi. 

Ii le fallait bien: dix-huit jeunes gens se présentaient pour la troisitme 
année, quatorze internes et quatre externes, parmi lesquels quelques-uns de 
année précédente, qui voulaient suivre les cours auxquels ils avaient dia 
précédemment renoncer. 

Une nouvelle séance, offerte encore 4 un auditoire aussi choisi et aussi 
nombreux que l'année précédente a prouvé que les nouveaux venus n étaient 
point indignes de leurs devanciers. Le programme de cette séance a été pu- 
blié par l’'Orléanais du 6 avril 1862. 

Quelques esprits trouveront peut-ttre, Ala vue de ce programme, que plu- 
Sieurs des sujets traités par les jeunes gens sont bien ambitieux, et que leurs 
auteurs n'ont pas dd s’élever au niveau des titres. Cela est vrai. Mais toute 
perfection est relative, et il ne faut pas {oublier non plus que les esprits ga- 
gnent toujours ade grandes et fortes aspirations, que les grands sujets 
passionnent plus facilement les jeunesintelligences et leur donnent un essor 


306 MELANGES. 


plus vigoureux. Et puis il faut observer que ces travaux sont accomplis 
sous la direction d’hommes aussi savants que dévoués, qui tracent la route 
4 suivre, soutiennent, encouragent, corngent, aident 4 la recherche des 
matériaux, procurent les livres et les renseignements nécessaires, ouvrent 
au besoin la grande bibliothéque de la maison et apprennent aux jeunes écri- 
vains le grand art de préparer un sujet, d’en coordonner les parties, et de 
Iui donner sa forme définilive. Nous savons d’ailleurs que dans des séances 
préparatoires 4 ces séances solennelles, Mgr l’évéque d’Orléans lui-méme 
daigne consacrer de longues heures 4 faire lire ces travaux et 4 aider leurs 
auteurs de ses conseils. On comprend tout ce qu’il peut y avoir de géné- 
reuses excitations pour des jeunes gens dans cette suite de communications 
avec des intelligences supérieures 4 la leur, et tout ce qu’ils peuvent y 
gagner. ‘ 

Voila ce qu’a produit déja au petit séminaire de la Chapelle le cours 
d'enseignement supérieur. Voila ce qu’il pourrait produire dans bien des 
établissements d’éducation publique. En attendant qu'il s’en forme ailleurs, 
nous recommandons 4 l’attention des péres de famille celui qu’a fondeé et 
que dirige avec tant de sollicitude et de succés Mgr |’évéque d'Orléans. 


Le Secrétaire de la Rédaction : 
P. Dovwatrs. 


REVUE CRITIQUE 


On a cru longtemps dans toute l'Europe 4 l’existence d’une grande la- 
cune dans le courant de l’esprit humain. Il semblait qu’a partir de la fin de 
empire romain, il se fat perdu comme certains fleuves au désert, pour ne 
reparaitre que dix siécles plus tard. L’intervalle, aux yeux des plus doctes et 
des moins prévenus, faisait tout au plus l’effet d'un bas-fond, ou des flaques 
isolées servaient de jalons entre les parties séparées, mais sans accuser de 
communications réguliéres. On n’en est plus 14 aujourd’hui; de nombreuses 
explorations en amont, au dela de cette limite supréme qu’on appelait la re- 
naissance du seiziéme siécle, ont dissipé l'erreur de cette prétendue inter- . 
ruption, et montré, dans une partie au moins de l'espace réputé aride, un 
flot de vie intellectuelle largé et profond. Plus on remonte, plus on se con- 
vainct que ce flot selie aux sources anciennes. Dans peu d’années sans doute 
il sera démontré que, des Grecs aux Romains, —pour ne pas remonter plus 
haut, — et des Romains 4 nous, la marche de !’esprit humain n’a pas été 
réellement coupée par la barbarie, et que, ce que l'on appelle les renais— 
sances de Charlemagne, de saint Louis, de Francois I°t, sont des efflores- 
cences et non des résurrections. C’est la conviction de quiconque a étudié 
d'un peu prés cette période si longtemps méconnue du moyen ge; c’est 
celle en particulier d'un homme de talent et de savoir qui vient de publier, 
sur eette époque, un volume d'études neuves et solides, dont le seul 


808 REVUE CRITIQUE. 


tort est de promettre une ceuvre d’ensemble et de n’étre en réalité composé 
que de chapitres incomplets et sans lien '. 

« Grace aux efforts de ces pionniers de ]'érudition parmi lesquels nous nous 
étions volontairement enrdélé, dit M.L. Moland, d'importantes découvertes 
ont eu lieu; une vaste résurrection s'est accomplie et s’étend depuis nos 
origines jusqu’é l’époque moderne. Avant la renaissance de Frangois Ie, 
seule admise il y a cinquante ans, on a révélé celle de saint Louis, et l'age 
qui porte le nom de ce dévot prince marque désormais parmi les plus illus- 
tres. De saint Louis on remonte 4 grands pas vers Charlemagne, qui repré- 
sente lui-méme une autre renaissance intellectuelle constatée par les histo- 
riens... si bien que, de renaissance en renaissance, on finira par découvrir 
que nous n’avons jamais été morts. » 

Nous ne |’étions pas du moins aux temps dont M. L. Moland s’occupe dans 
les études qu’il nous donne aujourd'hui, c’est-a-dire dans l’espace qui s’é- 
tend du dixiéme au quatorziéme siécle. M. Moland ne trace pas le tableau 
complet du mouvement littéraire 4 cette époque; il ne le suit que dans deux 
de ses directions seulement, dans le roman en prose et dans le drame reli- 
gieux, encore ens en tenant a leurs produits principaux. Et pourtant quelle 
abondance, quelle luxuriante fécondité! Le premicr caractére du moyen 
4ge, en littérature, était l'exubérance. Comme dans un terrain vierge, les 
semences poussaient gigantesques et touffues, mais faibles par Ja méme. « Le 
livre du Saint-Graal et de la Table-ronde, tel qu'il nous est parvenu, dit 
M. Moland, en parlant d’une des grandes ceuvres de cette période, est d’une 
étendue que personne, s'il n'a remué les manuscrits de ses propres bras, 
ne saurait se figurer... Les fictions de la littérature moderne, dont les 
proportions ont paru surprenantes et excessives, ne sont que des opus- 
cules en comparaison de la premiére et colossale création de la prose fran- 
caise. » 

Cette colossale épopée de la Table-ronde a été choisie par M. Moland comme 
une ceuvre-type propre a jeter de grandes lumiéres sur le génie littéraire du 
moyen age. Il n'est rien de tel en effet pour pénétrer au coeur d’une civilisa- 
tion que den étudier de prés l'un des principaux monuments. Or, par sa 
date, ses développements, ses transformations, sa popularité, iln'en est pas, 
dans le moyen age, qui égalent le cycle de la Table-ronde, sinon peut-étre 
dans l’ordre des productions dramatiques, le célébre Mystére de la Passion. 
Si les Chansons de geste du cycle carlovingien sont plus anciennes, elles 
ont été moins populaires et n’ont pas alimenté aussi longtemps la poésie na- 
tionale. Celles-ci furent toujours plus féodales et plus aristocratiques dans 
la forme. D’ailleurs, sauf dans les versions étriquées du quinziéme siécle, 
les poémes carlovingiens furent toujours écrits en vers; la prose fut, dés 
Vorigine, le langage des romans de la Table-ronde. 


; ‘ waigines littéraires de la France, par Louis Moland. 4 vol. in-8. Librairie académique 
e vidier. 


REVUE CRITIQUE. - 800 


Il y a ici d’ailleurs tout un cété du moyen 4ge qui nese montre guére 
dans les romans carlovingiens, le cété religieux; l’inspiration des romans 
de la Table-ronde, au moins dans le principe, est 4 demi sacerdolale. Et 
puis leurs racines plongent plus avant.dans le sol frangais; ils sont éyi. 
demment entés sur des souches celtiques fort anciennes. 

C’est donc un beau et large sujet que celui qu’a choisi M. Moland. Mais 
en l’abordant il n’a pas entendu I’étudier dans tous ses aspects : ce n’et; 
pas été assez pour cela du volume dont fait partie ]’essai qui nous occupe 
ici. M. Moland n’a fait que toucher a la question des origines et aux difficiles 
problémes qu'elle souléve; ce qu'il s'est attaché 4 montrer, c'est la gé- 
néalogie du cycle, la filiation, l’enchainement et le caractére moral des 
nombreux ouvrages dont il se compose. Comment, sous quelle influence et 
dans quel ordre sont sortis du roman 4 demi théologique du Saint-Graal, 
des romans aussi profanes, et parfois aussi immoraux que ceux de Mer- 
lin U'enchanteur, de Lancelot du lac, de Tristan de Léonais, de Giron 
le Courtois; quel est le fond, quel est l’esprit des aventures qui remplis- 
sent ces vastes compositions; dans quel rapport sont-elles avec les mceurs 
du temps ou elles se produisent? Voila ce qu’explique M. Moland dans d'in- - 
génieuses et fines analyses. 

Il aurait pu, selon nous, sans s’écarter du point de vue ou il s’est placé, 
suivre dans leurs transformations derniéres ces compositions d’abord si sé- 
rieuses et si grandes devenues avec le temps des contes bleus ; il n’est pas 
sans intérét d’observer comment, dans les lettres aussi, finissent les grandes 
conceptions. Toutefois, et bien qu'il ait passé trop légérement, a notre avis, 
sur l’origine et la décadence des romans de la Table-ronde, le travail que 
leur a consacré M. Moland n’en est pas moins trés-intéressant et trés- 
agréable. 

Nous aurions voulu en trouver dans son livre un pareil sur cet autre 
groupe de romans dont nous avons parlé en commengant, les romans 
carlovingiens que I’on connait peu, et qui auraient bien besoin aussi d'une 
exposition d'ensemble. Déjé M. Moland y a touché avec un sentiment fin de 
Vhistoire et de la poésie dans un article gracieux sur le roman de la croisade 
de Charlemagne. Ce devrait étre pour lui un engagement a continuer. 

Cette qualification d’article que nous venons d’appliquer a l'un des cha- 
pitre du volume de M. Moland est, au fond, celle qui leur convient 4 tous, 
parce que, publiés isolément dans les recueils littéraires, ils ont garde ici 
la forme sous laquelle ils avaient primitivement paru. Puisque, dans la 
pensée de l’auteur, ce sont les pierres d'un édifice qu'il se propose de 
poursuivre, — du moins est-ce ainsi que nous interprétons son titre qui, 
autrement serait peu justifié, — il aurait du, ce semble, aprés avoir écarté, 
le moellon (il y en a dans la quatriéme partie notamment), retailler chaque 
piéce en vue du nouveau plan. Les trois morceaux portés au chapitre du 


théatre sont rapprochés 4 tort comme se faisant suite, et offrant par 
Aovr 1862. 52 


810 REVUE CRITIQUE. 


leur réunion un tableau de la naissance ct du développement du drame en 
France, et ne sont en réalité que des vues rapides, des analyses plus ou moins 
complétes de quelques-uns de nos vieux monuments dramatiques. L’esquisse 
de lI’ Office de la Résurrection lui-méme a été tracée d’aprés des textes in- 
suffisants : nous en reparlerons tout 4 l'heure. Celle du Mystére de la Pas- 
sion n’en offre pas méme le canevas. Le Mystére d'Adam seul est bien 
résumé. Ce qui est excellent aussi, ce sont les apercus qui précédent et sui- 
vent ces analyses; tout cela est juste, vrai, mais trop superficiel, trop som- 
maire... trop article en un mot. 

Ce qui ne lest pas, ce qui av contraire a tous les caractéres d'un véritable 
travail historique, c'est le chapitre qui a pour titre: La prédication fran. 
gaise. Il y a la cent vingt pages du meilleur style et du plus saisissant intérét; 
mais sur ce nombre moins de vingt sont consacrées au sujet, — autant 
vaut dire qu'il n’en est pas question; le reste est histoire du grand schisme 
d‘Occident, ou plutét l'histoire du rdle que joua l'Université de Paris dans 
cette longue et fatale crise religieuse du monde chrétien, durant la- 
quelle la France s‘illustra par des luttes oratoires, égales en éclat et supé- 
rieures en puissance a celles qui ont rempli chez elle la fin du dix-huitiéme 
siécle et le commencement du dix-neuviéme. 

Bien qu’il sorte un peu du cadre, ce morceau ne nous semble point dé- 
placé dans les Origines littéraires de la France : la disproportion des tra. 
vaux dont se compose ce volume vient, en effet, autant du trop de briéveté 
des uns que du trop d’étendue des autres. 


Il 


Entre les travaux dont la littérature du moyen Age a été l'objet dans ces 
derniers temps, ceux qui concernent le théatre sont de beaucoup les 
plus nombreux. On a fouillé trés-avant les origines du drame moderne, on 
en a mis au jour les monuments les plus anciens, et c'est assurément l'un 
des points sur lesquels il reste le moins d’obscurités.‘Aprés MM. Magnin, 
Montmerqué, Fr. Michel, Jubinal, Edelestan du Méril, Luzarches, l'un des 
érudits & qui l’on devra le plus pour cette branche d'études est M. E. de 
Coussemaker, membre correspondant de I'Institut. 

Le drame moderne, ainsi que le drame ancien, a, de l’aveu de tout le 
monde, une origine religieuse; c’est non-seulement dans |’Eglise qu'il a pris 
naissance, mais ce sont ses offices qui en ont fournis les premiers sujets. 
il n’y a plus de contestation 4 cet égard, les représentations dramatiques 
ont commencé autour de |’autel et ont eu primitivement pour objet la célé- 
bration des saints mystéres. [I n'y a rien la qui doive blesser la piété chré- 
tienne : c’était le moven le plus naturel qui s‘offrit de parler & des popula- 


REVUE CRITIQUE. 811 


tions grossiéres et de graver dans leur esprit les faits sur lesquels repose 
l'histoire mystérieuse de notre chute et de notre régénération. Tout prouve 
que durant deux siécles au moins, du neaviéme au onziéme, cet usage de 
donner une forme dramatique aux cérémonies du culte fat générale en Occi- 
dent. Les prétres étaient alors les acteurs du drame. 

Il y avait dansces drames deux éléments, dont l'un a été négligé jusqu’ici : 
on s est occupé des paroles que prononcaient les personnages, mais on a gé- 
néralement laissé de cété la musique qui les accompagnait; car ces drames, 
il ne faut pas l’ignorer, étaient pour la plupart entiérement chantés. C’étaient 
des espéces d'opéras, et quand la musique n'y régnait pas d’un bout 4 l’au- 
tre, elle y tenait toujours une grande place. Les manuscrits l’attestent, car 
le plus grand nombre, et précisément les plus anciens, sont notés. Ce détail 
n’avait guére été observé jusqu’ici, et, & l'exception d’un seul, croyons- 
nous, les différents éditeurs de ces manuscrits n’en avaient pas tenu 
compte; imprimés ainsi sans musique, ces drames ressemblaient aux libretit 
de nos opéras, c’est-d-dire qu’ils perdaient au moins la moitié de leur 
valeur. ll appartenait au savant auteur de I'Histoire de la musique au 
moyen dge de ne pas laisser consommer ce vandalisme. M. de Coussemaker 
a donc donné une nouvelle édition, mais avec musique cette fois de nos 
plus anciens drames religieux. Cette édition, publiée sous le titre de Drames 
liturgiques du moyen dge', est, 4 tous les égards, une des plus remar- 
quables et des plus recommandables publications de ces derniers temps. 
Voici enfin les vieux spécimens de notre théAtre dans leur intégrité, tels 
que les tenaient dans leurs mains les prétres et les clercs qui y faisaient 
des rdéles au temps de Charles le Chauve et de Hugues Capet lesquels y ont 
peut-étre figuré; car on sait que le dernier portait chape a Saint-Denis et a 
Notre-Dame aux jours de grande solennité, c’est-4-dire précisément aux 
jours ou la liturgie déployait ses pompes les plus dramatiques. On ne se dé- 
fend pas d'une certaine émotion en face de ces vieux et authentiques té- 
moignages de la vie morale de nos péres! C’est 14 ce qui faisait le grand 
sujet de leur joie, ce qu’ils aimaient 4 voir et 4 entendre, ce 4 quoiils élaient 
fiers sans doute de prendre part. Et en vérité ce n’était pas un plaisir si bar- 
bare que celui que procurait la représentation de ces piéces; il y avait 1a 
pour l'esprit et pour le coeur quelque chose de plus distingué et de plus pur 
que les spectacles ou se précipite anjourd hui la foule. 

Pour apprécier ces piéces, — qu'on nous pardonne ce titre profane, — 
il ne suffit pas de les lire, il faudrait les entendre. Autant que nous pouvons 
en juger 4 la vue, la musique en était simple, mais ne manquait ni de ca- 
ractére ni d'expression. [1 ne nous appartient pas, et ce n’en est pas ici la 
place, de discuter le systéme de transcription musicale adopté par l'artiste 


{ Un vol. in-4* avec musique et un /fuc-simile des manuscrits. Paris, librairie archéo- 
ogique de Didron ainé. 


812 REVUE CRITIQUE. 


érudit 4 qui nous devons la publication des Drames liturgiques; mais il nous 
sera permis d’apprécier le travail du littérateur. 

M. de Coussemaker a fait une longue étude des origines de notre théatre 
et la préface qu'il a mise en téte de sa publication, contient sur ce sujet 
des apercus neufs et qui nous semblent fondés. ll remarque avec raison que 
non-seulement, comme on|'a dit, le drame du moyen Age, 4 son début, se 
partage en deux grandes divisions : le drame ecclésiastique et le drame laique, 
mais que le premier se subdivise encore en deux branches, le drame litur- 
gique proprement dit et le drame simplement religieux. On ne peut douter, 
en effet, que dans certaines circonstances, 4 certaines fétes, le drame ne fit 
partie intégrante de l'office, ou, si l’on veut, que l’office lui-méme ne fit un 
drame et n’admit dans les cérémonies qui le constituaient une représenta- 
tion quelconque, en action, de l’événement qu'il était destiné 4 célébrer. 
Ainsi, par exemple, le drame de la Résurrection, dont nous avons parlé plus 
haut, entrait, cela n’est pas contestable, dans l'office du jour de Paques, et 
se jouait, — si l’on ose se servir de ce terme profane, — dans l’intérieur 
méme de léglise et par le clergé, puisqu'il est remarqué 4 l'occasion des 
réles de femmes, qu’ils étaient faits par des enfants de cheeur. 

Cette distinction parfaitement juste est essentielle; mais il ne nous semble 
pas que M. de Coussemaker I'ait toujours exactement appliquée dans sa pu- 
blication. Il place, en effet, sous le méme titre de Drames liturgiques, les 
vingt-deux piéces de son recueil. Or, de ces piéces, il n'y en a qu'un petit 
nombre a qui puisse convenir la définition, c'est-d-dire qui aient pu, dans 
le temps, s'incorporer dans l'office ecclésiastique. Si les différents drames 
de la Résurrection, de l’Adoration des Mages, du Massacre des Innocents, 
sont dans ce cas, il ne peut en avoir été ainsi pour la piéce de Daniel, par 
exemple, attendu que ce prophéte n’a jamais eu d’office, au moins que nous 
sachions, ni pour toutes celles qui ont pour sujet les miracles de saint Ni- 
colas. Ces derniéres ont dd, selon toute vraisemblance, étre représentées 
dans |’église méme; mais elles n'ont jamais pu faire partie de I’office. La 
collection de M. de Coussemaker se compose donc, selon nous, de drames 
liturgiques proprement dits et de mystéres ou drames ecclésiastiques, car 
c'est encore une distinction 4 faire dans les drames religieux entre ceux ov 
les ecclésiastiques figuraient seuls et ceux ot ils jouaient de concert avec 
es laiques. Les premiers sont peu nombreux et tous de date trés-ancienne, 
mais ils ont existé, et l’ouvrage de M.de Coussemaker nous en offre lui. 
méme la preuve. Le plus remarquable ct le plus célébre est l'Office de la 
Resurrection. 

Nous avons dit plus haut, en parlant des Origines littéraires de la France 
de M. Moland, que le jeune savant n’en avait pas choisi le meilleur texte. 
C'est qu’en effet il en existe plusieurs mais presque tous incomplets. Le re- 
cucil de M. de Coussemaker en contient cing ou six, qui ne sont que les 
variantes d’un manuscrit primitif. Il est évident que chaque église en pre- 





REVUE CRITIQUE. 8135 


nait ou en dtait 4 sa convenance, et en modifiait 4 son gré les paroles. 
Pour avoir un texte entier de ce drame, il faudrait de tous les textes con- 
frontés en composer un seul, Cela serait nécessaire, non-seulement pour en 
bien apprécier la beauté, mais pour donner un sens plus suivi 4 ce qui en 
est resté dans notre liturgie actuelle, nous voulons dire a la prose Victimz 
paschali laudes, qui en est un débris. On lirait, par exemple, dans la ver- 
sion intitulée, dans le volume de M. de Coussemaker : Les trois Maries, avant 
cette strophe : 

Dic nobis, Maria, 

Quid vidisti in via, 
que rien n’améne dans Ja prose d’ aujourd'hui, cette précieuse indication scé- 
nique : 

a Et lé doi (lesdits?) apostre vienent devant les Maries, et prendent le 

manche li Magdelaine, un peu de lons, et dient: 


Dic nobis, Maria, » etc. 


Devant la strophe suivante on verrait: ‘+ 
« Et li apostre laissent le manche li Magdelainne, et li Magdelatne de- 
monstre au doit (doigt) le sépucre, et chante en haut en disant : 


Sepulchrum Christi viventis 
Et gloriam vidi resurgentis. 


« Les deux Maries dient, et Marie Magdelainne monstre le sépucre au 
doit : 


Angelicos testes 
Sudarium et vestes 
Surrexit Christus... 


« Et Magdelainne se maint a sen pis : 
ose. Opes nostra. 


« Et Marie Magdelainne trestournée s’en doit d’autre part et dict : 
Precedet vos in Galileam. » 


Ce manuscrit apprendrait enfin que la derniére strophe qui éclate avec 
ull si grand élan d’dme : 


Scimus Christum, etc. 


était chantée en choeur parles trois Maries, et que l’office se terminait, pour 
nous servir d’un terme moderne, par un magnifique tableau : 


REVUE CRITIQUE. 


« Li dot apostre, dit le texte, se drecent et chantent en haut; et mainte- 
nant (pendant ce temps-la) les trois Maries s agenouillent et baisent le suaire, 
tant que li apostre ont parchanté (jusqu’a ce que les apdétres aient achevé 
de chanter) : . 


Te Deum, » etc. 


Ces indications, souvent tras-détaillées, et portant sur la place, sur l’atti- 
tude, sur lemouvement des acteurs, sont d'un immense intérét pour ‘histoire 
de l'art en méme temps que pour celle de la liturgie. Avec la notation que le 
nouvel éditeur leur arendue, les drames liturgiques du moyen 4ge ont repris 
la vie. On peut les remettre sur pied et se donner le plaisir d'une représen- 
tation pieuse, telle qu’en voyait aux beaux jours le peuple chrétien des 
grandes villes et les familles établies dans le voisinage des grandes abbayes. 
Il nous semble que nos chefs d'institutions catholiques devraient s’en donner 
le religieux plaisir. Cela se pourrait faire sans préjudice des représentations 
de Térence, d’Aristophane ou d’Eschyle, dont nous sommes d‘ailleurs par- 
tisans trés-déclarés. Ce serait causer une grande joie sans doute a M. de 
Coussemaker. Et il mériterait bien cette recompense pour le zéle savant qu'il 
met depuis longtemps 4 restaurer et 4 interpréter les monuments du génie 
chrétien au moyen age. 


Il 


Au dix-huitiéme siécle, il y avait des Frangais dans toutes les cours, au- 
prés de tous les souverains; et, comme ils avaient presque tous de lesprit 
et prenaient gaiement leur exil plus ou moins volontaire, on jugeait de 
notre pays d’aprés eux. De 1d cette réputation de bonne humeur dont nous 
avons joui partout durant prés de deux siécles, et qui se soutient encore ¢a 
et 1a nonobstant le changement survenu dans le personnel de notre émigra- 
tion en Europe. 

En ce temps-la, c’était la ruche aristocratique qui essaimait et envoyait le 
trop-plein de sa population légére faire son miel a l'abri des trénes étran- 
gers. En effet, ces joyeux compagnons dont les souvenirs peuplent encore 
les résidences princiéres de l’Allemagne et de la Russie, étaient presque tous 
des cadets de familles nobles que des étourderies, des escapades de jeu- 
nesse, des coups de langue ou des coups d'épée indiscrets avaient réduits & 
chercher un refuge hors de leur pays. On s’attardait, malgré la consigne, a 
une table de brelan, on y perdait son équipage de guerre; on faisait des 
couplets contre la favorite du jour; on coupait les oreilles 4 un fat, cousin 
au vingtiéme degré du premier ministre. Que faire alors? La cour martiale 
atait inflexible et le lieutenant civil inexorable. Fallait-il pour cela se laisser 


REVUE CRITIQUE. 815 


fusiller en face de sa compagnie ou jeter clandestinement 4 la Bastille? Non 
vraiment; la vie est chose trop belle 4 vingt ans pour en faire si peu de cas! 
Ainsi pensaient ceux-la méme qui eussent été vos juges les plus impitoyables 
si vous fussiez arrivés devant leur tribunal. Ons’esquivait donc du camp un 
soir, et, sir de n’encourir aucun blame, on allait demander asile au général 
ennemi. 

C’est ce que fit, aprés bien d'autres, cet amusant chevalier de Chazot, dont 
M. Blaze de Bury vient de nous raconter l'histoire’. 

Francois-Edmond de Chazot, d'une bonne famille de Normandie, servait 
dans l’armée du Rhin, sous Berwick, en 1740. C’était un charmant garcon, 
d’humeur trés-pacifique, 4 l’en croire, qui ne demandait pas mieux que de 
vivre en paix avec tout le monde, et dont cependant la carriére fut toujours 
entravée ou dérangée par des duels. 

C'est a la suite d’un duel avec un jeune Parisien a talons rouges, parent 
éloigné du duc de Boufflers, qu'il dut passer chez les Impériaux. Il le 
fit, assure-t-il, dans l'unique intention de sauver sa téte, et bien décidé a 
ne pas tirer l’epée contre son pays. Cela est fort croyable et parfaitement 
dans les idées du temps. « Le patriotisme tel que nous l'entendons aujour- 
d'hui, dit fort bien M. de Bury, est une idée toute moderne, et qui ne re- 
monte pas au dela de la Révolution francaise. » 

Aussi la chose parut-elle toute simple dans les deux camps : les Allemands 
traitérent honorablement le transfuge, et son ancien chef, le marquis d’As- 
felds, commandant de l’armée francaise, lui fit, le lendemain, renvoyer ses 
chevaux par un trompette: « On l'edt assurément fait fusiller de la meil- 
leure grace du monde, remarque spirituellement M. de Bury; mais lui con- 
fisquer ses chevaux, quelle villenie! ..... On a beau médire de ce temps, 
ajoute l’auteur, c’était le siécle du savoir-vivre par excellence. « Messieurs 
a les Anglais, tirez les premiers... » Partout méme politesse, méme grand 
air. » 

L'étranger aussi se piquait de nobles procédés. Le prince Eugéne, qui se 
trouvait présent lors de la remise des chevaux, et qui était ce jour-la 
de bonne humeur, dit 4 Chazot: « Monsieur, il faut vendre ces chevaux-la 
qui ne parlent pas l’allemand. » Aussitét le prince de Lichtenstein mit un 
prix, et ses chevaux furent vendus trois fois plus qu’ils ne valaient, raconte 
Chazot, qui, par 1a, se trouva plus riche qu'il n’avait jamais été. 

Une autre bonne fortune |’altendait encore au camp allemand. Le prince 
de Prusse, qui devait tre plus tard Frédéric II, était alors 4 l'armée. Ii vou- 
lut voir ce « jeune Francais, » dont chacun parlait, et, du premier coup, 
Yentretint deux heures durant, lui fit cent questions, et lui ordonna de re- 
venir le voir souvent. 


Léy Le chevalier de Chazot, Mémoires du temps de Frédéric le Grand. Yn-i2. — Michel 
y- 


816 REVUE CRITIQUE. 


Chazot y retourna en effet, et l'amitié marcha si bon train, qu’avant la fin 
de la campagne le gentilhomme et le prince étaient inséparables. Quarante 
ans entiers dura cette liaison, c’est-a-dire tout le reste de la vie du souve- 
rain; car je n'appelle pas vie les trois ou quatre années que, vers la fin de son 
régne, le vieux Fritz passa dans son fauteuil loin de son ami avec qui il s’était 
brouillé. 

S’il ne fut la premiére, Chazot compta au moins parmi les premiéres re- 
crues de ce corps de beaux esprits et de libres penseurs dont Frédéric s’en- 
toura, autant peut-étre pour le plaisir de les mettre aux prises les uns avec 
les autres, que pour celui de jouir de leur entretien; car s'il y avait du lion dans 
le vainqueur de Rosbach, il y avait aussi du chat, et on ne saurait dire ce 
qu'il aimait le plus, de voir ses courtisans se chamailler ou ses troupes atta- 
quer. Ce qui lui plaisait dans Chazot, c'est qu'il excellait dans l'un et l'autre 
genre de combat. Qu’il falldt escarmoucher avec Jordan, Lametherie, Vol- 
taire, ou charger les Impériaux et les Russes, Chazot était toujours en selle. 
I] amusait le roi, et parfois le sauvait du sabre des dragons de Marie-Thé- 
rése, comine a Molwitz, par exemple, ou il se fit passer pour lui, ce qui 
nempécha pas qu’aprés l’avoir proclamé son sauveur et l'avoir fait chanter 
a ce litre par Voltaire, Frédéric ne le fit jeter un jour, pour manquement 4 
la discipline, dans la forteresse de Spandau, et ne le boudat maintes fois. 
Mais les sévérités royalesal’endroit de Chazotn étaient jamais delongue durée. 
Frédéric pouvait-il se passer longtemps d'un homme qui causait si bien, se 
battait si bravement, et était le premier, aprés lui bien entendu, sur la 
flute traversiére! De son cété Chazot était sans rancune. En somme donc on 
faisait bon ménage, et, soit aux soupers, soit aux champs de bataille ou 
dans le petit cercle académique, on ne trouvait pas trop Frédéric sans 
Chazot. 

Cependant le temps marchait, et, 14 comme ailleurs, faisait son travail de 
destruction et de ruines. Les compagnons de plaisir et de gloire avaient dis- 
paru peu 4 peu. De la colonie francaise pas un ne restait: ceux que Frédéric 
n'avait pas chassés l'avaient abandonné d'eux-mémes; Chazot lui-inéme un 
jour dut s'éloigner. Bornant,comme dit Boileau, le cours de ses galanteries, 
il avait épousé une belle Italienne, et, séduit par les pures joies du foyer, 
était devenu d’une assiduité chaque jour :noins exemplaire au chateav. 
Autre grief plus grave : Chazot avait conservé son robuste appétit d'autrefois. 
et le roi était devenu cacochyme. Plus moyen de vivre ensemble. On se sé- 
para, mais amicalement, sans rompre. Une fois méme, Frédéric accablé 
d’ennui, voulut revoir le héros des belles journées de son régne, pensant 
que sa vue égayerait un peu sa funébre solitude. Laissons M. de Bury conter 
cette derni¢re entrevue : 

« Depuis que les deux amis s’étaient séparés, les infirmités du roi avaient 
pris un caraclére de plus en plus alarmant... Chazot, tout au rebours, con- 
servait la plus triomphante apparence, et sa constitution robuste et inaltérée 





REVUE CRITIQUE. 8i7 


lui permettait de prolonger sur le tard certaines joviales accoutumances. 

« Aussi par ce cété ne tarda-t-il pas 4 déplaire. Fat-on trois fois lami d’un 
grand monarque, on doit bien se garder d'avoir l’estomac bon quand il I’a 
lui-méme trés-mauvais. 

« Et Chazot ne se contentait pas de l’avoir bon, il.l’avait généreux, com- 
mode, excellent, d'une puissance, d’une capacité A toute épreuve. C’en était 
insolent pour Frédéric, fort adonné de sa personne aux plaisirs de la table, 
et désormais condamné 4 la plus odieuse abstinence. « Chazot est venu ici 
« de Lubeck, écrivait-il au prince Henri; il ne parle que de mangeaille, de 
« vin de Champagne, du Rhin, de Madére, de Hongrie, etc. » Un roi peut 
pardonner a son meilleur ami bien des lachetés et des trahisons, mais il ne 
lui pardonnera jamais de se mieux porter que lui. » 

Cette fois la séparation fut. définitive. Elle précéda de peu la mort du roi. 
Chazot, rentré 4 Lubeck ow il vécut encore longtemps, se mit, pour char- 
mer sa retraite, & se raconter 4 lui-méime la vie qu’il avait menée en Prusse. 
Amoins que M. de Bury n‘ait mis beaucoup du sien dans la nolice qu’il vient 
de nous donner sur les Mémoires encore inédits de Chazot, il doit y avoir 
infiniment d'esprit. Espérons que l’aimable écrivain, qui a eu la fortune de 
découvrir ce manuscrit, ne s’en tiendra pas 4 cet échantillon, et, un jour 
ou l'autre, nous donnera la piéce entiére. 


lV 


Nos communications intellectuelles s’étendent comme les autres; la lec- 
ture des écrivains étrangers nous met en relation avec un nombre d’esprits 
chaque jour plus considérable. Est-ce un avantage? Nos jouissances s’en 
augmentent assurément, mais y gagnons-nous en force productive ? Jl fut 
un temps, chez nous, ot l’on cultivait un champ littéraire plus restreint : 
les produits en étaient-ils moins bons? On ne frayait guére, en littérature, 
avec ses voisins, au dix-septi¢me et au dix-huitiéme siécle : en écrivait-on 
moins et plus mal? Le commerce international, en matiére d'intelligence, 
est-il d’autant plus profitable qu'il s’étend davantage? Nous ne saurions le 
dire. Quoi qu’il en soit, ce commerce se développe de plus en plus, et voici 
un livre qui en est une preuve entre autres. 

ll y a cinquante ans, madame de Staél nous a initiés 4 la connaissance de 
la littérature allemande, et, depuis lors, d’habiles écrivains nous en ont fait 
suivre, de plus ou moins prés, le mouvement. Un de nos collaborateurs 
est remonté plus haut. Dans un magnifique volume qui vient de paraitre ', 
mais qui ne sera pas entiérement nouveau pour les lecteurs du Corres- 


{ Les Chevaliers-poétes de ' Allemagne, 1 vol in-8. Librairie académique de Didier 
et Cie, quai des Augustins. 


818 REVUE CRITIQUE. 


pondant', M. Octave d’Assailly a entrepris de nous faire connaitre les vieux 
monuments de la poésie d’outre-Rhin. Il a fait choix d’abord de ces chan- 
teurs d’amour tant vantés de nos voisins, de ces vieux Minnesinger, cou- 
temporains et rivaux de nos troubadours et que nous ne connaissons guére 
ici que de réputation. Cette réputation est grande, M. d’Assailly a voulu 
montrer qu'elle est méritée, et que le patriotisme allemand n’exagére pas le 
meérite de ces poétes en les placant bien au-dessus des poétes frangais de la 
méme époque. 

Il y avait pour cela un moyen simple: c’était de traduire ces poétes, sinon 
dans leur entier,—ce qui aurait pu conduire loin, attendu que les Minnestnger 
sont nombreux et leurs poésies considérables, —au moins dans ce qu’ils sont 
réputés avoir de mieux. Nous eussions volontiers prété l'oreille 4 ces hétes 
des vieux Burgs germaniques, et si, comme on le dit, leur parole est émue, 
elle nous eit trouvés pleins de sympathie. Cette voie était la plus naturelle 
et la plus sire. M. d’Assailly ena préféré une autre; au lieu de se borner a 
introduire les Minnesinger, et, une fois présentés, de leur donner la parole, 
leur ardent interpréte se substitue ‘presque toujours 4 eux, conte leurs 
amours, vante leur esprit et s'attendrit sur leur fin édifiante, mais sans pres- 
que jamais leur laisser dire un mot. A peine les entendons-nous pousser 
d’eux-mémes quelques strophes écourtées. Voici, par exemple, Walther de 
la Vogelweide, un des premiers de ce grand chceur des poétes germani- 
ques : M. d’Assailly dépense quarante pages a nous dire comme quoi I'il- 
lustre Minnesinger avait, « au degré le plus eminent, la grace et l’énergie, 
la vérité et la profondeur, le sentiment national et la ferveur religieuse, )’ori- 
ginalité du style et la hardiesse des conceptions ; » comme quoi « sa VOIX 
puissante fit de sublimes efforts pour conjurer la tempéte » qui agitait alors 
l’Allemagne (Walther vivait sous les Hohenstauffen); comme quoi « il se- 
conda {nnocent III, foudroya Frédéric II, et, ainsi qu'un autre Pierre l'Her- 
mite, précha la croisade et la fit de sa propre personne, » etc. Et d'un aussi 
grand poéte M. d’Assailly nous donne, quoi? six fragments, ou plutdt six par- 
celles, dont la plus considérable n'a pas deux pages, et qui, réunies, n’en 
font pas quatre. Nous ne mettons pas en doute la force, l'éclat, la gran- 
deur, etc., des chants des Minnesinger, mais c’est pour cela précisément 
que nous voudrions en jouir. 

De méme pour Wolfram d’Eschembach, un grand poéte, celui-la, et 
dont, moins que personne, nous contesterons les éminentes qualités, la 
grace unie a la force, l’éclat joint 4 la profondeur, ayant eu la bonne for- 
tune de le lire presque enentier, non dans l’original, hélas! mais dans une 
langue qui se moule admirablement sur I’allemand. Eh bien! M. d’Assailly 
ne nous donne pas trois pages de ce vainqueur aux joutes poétiques du 


* Quelques esquisses de ce travail ont paru dans le Correspondent. V. nouvelle série. 
t. VI, 493; t. X, 308 


REVUE CRITIQUE. 819 


congrés de la Wartbourg; ce grand tournoi, of se mesurérent les plus cé- 
lébres Minnesinger, et qui signala leur apogée, offrait 4 notre auteur une 
naturelle et excellente occasion de nous les faire connsitre. Le cadre était 
tout trouvé pour les montrer sous le meilleur jour. Au lieu d’en faire men- 
tion seulement comme d'un fait bien connu, il fallait raconter ces luttes pas- 

ionnées, bien que futiles au fond, et, mieux encore, rapporter ce que l'on 
a ou que l'on croit avoir des poésies qui jaillirent de ce concours, surtout 
cette réplique impétueuse de Wolfram 4 Henri d’Ofterdingen, ov il rudoie 
si bien son adversaire, taut en digressant, comme dit M. d’Assailly dans un 
francais un peu hasardé, sur les astres, le zodiaque, les enchantements et 
la magie. Or, nous n’avons pas ici dix lignes de cette improvisation et pas 
trois pages de ces grands romans de chevalerie que Wolfram emprunta a 
nos trouvéres et qu'il s'appropria, il faut le reconnaitre, avec un talent si 
supérieur. 

Moindres sont nos regrets au sujet de Godefroi de Strasbourg et d'Ulrich 
de Lichtenstein, que nous ne connaissons point et pour lesquels M. d’As- 
sailly, malgré ses éloges aussi superlatifs 4 leur endroit qu’a l’égard de Wol- 
fram et de Walther, ne nous a pas inspiré une curiosité bien vive; mais ce 
pauvre Tannhauser, dont la fortune a été si malheureuse 4 notre Opéra, 
pourquoi ne pas lui donner une plus ample revanche? Il fallait le relever de 
la chute que lui avait valu la fameuse musique de l'avenir. Le sujet prétait. 
C’est un type charmant que celui de ce bohéme de la poésie chevaleresque 
qui n'a pour toute fortune qu’une guitare, une verve facile, une joyeuse hu- 
meur et la plus parfaite absence de susceptibilité. Pourvu qu'il trouve par- 
tout la table mise et bien garnie et qu’on n’exige qu’en chansons le prix de 
son écot, la vie lui paraitra légére. Mais de son temps déja les tables se ré- 
trécissaient et les chansons n’étaient pas toujours tenues pour monnaie de 
bon aloi. De la, pour le Tannhauser, bien des tribulations. Vient par 1a- 
dessus la croisade (celle de Frédéric I); il y va. Le Tannhauser en re- 
vient plus vieux, plus pauvre et non moins ami des bons repas. De colére, 
il prend parti contre le pape; mais la chose lui réussit mal et le diable, 
croit-on, finit par l’emporter. Le chapitre de M. d’Assailly sur ce bizarre 
personnage est assurément un des meilleurs de son livre et il l’'a animé par 
quelques excellents morceaux du Tannhauser : une chanson entre autres, 
ou la gaieté se méle aux larmes de la fagon la plus touchante et la plus gra- 
cieuse. Mais ici encore les citations sont trop rares. 

M. d’Assailly n’est donc pas quitte envers ses lecteurs, et il leur doit sur 
beaucoup de points la preuve de ses admirations et de ses dédains. Il a trop 
d’esprit et de loyauté pour ne pas le reconnaitre lui-méme. Ce qu'il a fait 
est une brillante préface : l’ceuvre viendra, n’en doutons pas. 


$20 _ REVUE CRITIQUE. 


V 


Feu M. le comte de Marcellus, dont tout le monde a lu les Souvenirs 
diplomatiques et les récits de voyage, était non-seulement un écrivain plein 
de grace, mais un helléniste des plus distingués. ll appartenait 4 cette vieille 
diplomatie de l'Europe qui, depuis le seiziéme siécle, se distinguait par le 
gout des lettres et celui des affaires, et s’entendait aux choses de l'esprit 
aussi bien qu’a celles de la politique. Le grec n’avait pas de difficultés pour 
lui; il avait étudié a toutes ses époques, dans les poétes de Ja guerre de 
Troie comme dans ceux de la guerre de l’indépendance, dans les Gnomiques 
comme dans les Byzantins. 

Parmi ces derniers, il s’était attaché & l'un des plus obscurs, au gram- 
mairien Nonnos, Egyptien transplanté en Gréce, et qui semble avoir 
porté dans la langue d’'Homére les hiéroglyphes de celle des pharaons. 
M. de Marcellus en avait commenté et traduit l‘ceuvre principale, les Dio- 
nysiaques, aux applaudissements du monde savant, et la mort l’a surpris 
traduisant encore du méme poéte un ouvrage que personne, jusqu'ici, 
n’avait essayé de faire passer dans notre langue, la Métabole ou para- 
phrase de l'Evangile selon saint Jean. Une main amie vient de mettre au 
jour ce laborieux et ingrat travail’ que M. de Marcellus avait poursuivi avec 
un zéle d’autant plus méritoire, qu'il y avait peu de gloire a en attendre. 
En effet, si Nonnos, ou Nonus, comme on I'appelle plus souvent, jouit de 
quelque renommée, c’est auprés des savants qui vont chercher dans son 
poéme des fétes de Bacchus quelques renseignements sur les religions de 
’antiquité. Quant 4 sa traduction en vers de l’Evangile de saint Jean, on ne 
sen est guére occupé depuis Mélanchthon, sinon dans quelques coins de 
la Hollande et de l'Allemagne, terres privilégiées de l’exégése et de l'érudi- 
tion. Mais, de nos jours, l'exégése gagne du terrain, et le texte de saint Jean 
est, en particulier, l'objet de controverses nombreuses. L’ouvrage de Non- 
nos acquiert, par 14, une importance réelle, et il n’est pas impossible qu’on 
puisse en tirer parti pour l'interprétation de ce qui est resté obscur ou 
équivoque dans les paroles de l’apdétre; « car, dit M. de Marcellus, la phrase 
de notre poéte est toujours claire et correcte, méme quand elle reproduit 
des pensées dont le sens est caché, ct, sous ce rapport, elle peut parfois 
tenir lieu de commentaire. » Nous ne nous portons pas garant de son 
orthodoxie, ni méme de son authenticité, qui ont été contestées l'une et 
l'autre; mais qu'elle soit de l'écrivain 4 qui on l’attribue ou d’un autre; 


! Paraphrase de (Evangile selon saint Jean, par Nonnos de Panopolis, rétablie, corri- 
gée ct traduife pour la premiére fois en frangais par NM. le comte de Marcellus. ! vol. 
in-12, Firmin Didot. 


REVUE CRITIQUE. 821 


qu'elle soit fidéle ou erronée, cette paraphrase est un monument qui re- 
monte au quatriéme sidcle de l’Eglise et qui, a ce titre, mérite d’étre con- 
sulté dans les discussions que l'exégése a soulevées de nos jours autour 
de l’évangile de saint Jean. 

Au seiziéme siécle, ot l’on vit se produire en matiére d’enseignement, 
— il n'y arien de nouveau sous le soleil, — les belles théories qui ont 
brillé de nos jours dans le Ver rongeur, Nonnos était recommandé aux malt- 
tres catholiques comme un écrivain & susbtituer, dans les colléges, 4 Homére, 
a Lucien, & Anacréon et a leurs pareils, « détestables fléaux de la jeunesse, 
propres seulement 4 multiplier les ténébres et 4 égarer l'esprit, » disaient 
les auteurs d'une des éditions de la Paraphrase. Sans réclamer tant d'hon- 
neur pour Nonnos et se servir de lui pour exclure du Parnasse ses prédé- 
cesseurs, M. de Marcellus se contenterait de lui ménager une place a cété 
d’eux. « Je crois, dit-il, qu’é l'‘ombre d'Homére, dont il a tant imité le gé- 
nie, il peut donner de fructueuses lecons de langue et de poésie grecques a 
la jeunesse de nos écoles, qu’il édifiera en méme temps par ses sentiments 
chréticns. » C'est aussi notre avis. 


VI 


Tout savants, tout édifiants que fussent ses vers, Nonnos n’était pas un 
poéte chrétien; cétait un grammairien habile et rien de plus. Les vrais 
poétes chrétiens, a cette époque, étaient, dans l'Eglise grecque, saint Gré- 
goire de Nazianze, et, dans | Eglise d’Occident, Prudence. 

Depuis M. Villemain, qui révéla, en quelque sorte, le premier de ces 
poétes, il y a trente ans, dans son Tableau de l'éloquence chrétienne au 
quatriéme siécle, personne n’en a reparlé, bien que la magnifique édition de 
ses poésies, faite en 1847, en offrit naturellement l'occasion. Quant a Pru- 
dence, on ne I'a pas réédité depuis longtemps, du moins que nous sa- 
chions; seulement M. Villemain lui a réservé une des belles pages de ses 
Essais sur la poésie lyrique, ct M. l'abbé Bayle, aumédnier du lycée de 
Marseille, lui a consacré, il y a un an déja, une étude littéraire’ don 
nous ne nous pardonnons point de n’avoir pas encore parlé, De la part 
d’un prétre marseillais, cette étude sur le « prince des poétes chrétiens » 
était une sorte de dette patriotique, car, avant d’étre prétre, Prudence, 
selon Alde Manuce et Georges Fabricius, fut quelque temps consul de la 
cité phocéenne. Non-seulement, s'il faut en croire ces savants, le poéte aurait 
vécu longtemps dans le monde, mais sa vie n'y aurait pas méme été tou- 
jours chrétienne. On peut toutefois penser que, s'ils ont été réels, ses éga- 


' Etude sur Prudence, suivie du Cathemerinon, traduit et annoté par M. l’abbé Bayle 
aumdnier du lycée de Marseille. In-8, chez Bray, rue des Saints-Péres. 


822 REVUE CRITIQUE. 


rements ne furent jamais longs ni graves, et que c’eat l"humilité surtout qui 
l’a poussé a s’écrier : 
Tunc lasciva protervitas 


Et luxus petulans (heu pudet ac piget!) 
Fodavit juvenem sordibus ac luto. 


En effet, le sentiment pieux qui respire dans ses vers vient, chez lui, des 
profondeurs de I'ame et révéle une native et douce inclination pour la vertu. 
C’est bien de lui qu’on peut dire qu'il est « naturellement chrétien. » 

Il n’est pas moins naturellement poéte; le vers ne lui coite aucun effort; 
peut-étre méme ne sert-il |’émotion qu’avec une trop complaisante facilité. 
On ne peut s’empécher de le regretter, quand on compare avec celles de 
saint Ambroise les hymnes oa, nouvel Hésiode, Prudence a chanté les 
jours et les heures de la vie du chrétien (Ka@npsp.viv). Gombien la gra- 
cieuse sobriété des unes n’est-elle pas, littérairement aussi bien que reli- 
gieusement, préférable la molle abondance des autres! M. Bayle, qui a 
traduit celles-ci avec une fidélité élégante, les regarde comme les chefs- 
d’wuvre du poéte. Nous ne saurions étre de son avis; nous mettons au- 
dessus, quant 4 nous, les hymnes consacrées par Prudence 4 la gloire des 
martyrs (Iept Erspcaveov). L’inspiration y est plus male et le ton plus varié. 
Sans doute il y a des longueurs aussi, etle mouvement en est plus narratif 
que lyrique; mais il faut se rappeler que c'est de cette fagon que l'antiquité 
concevait l'hymne religieux. Que sont les hymnes orphiques, les hymnes 
homériques, dont la rédaction derniére est peut-étre contemporaine de 
Prudence, sinon des légendes d’unrhythme poétique plus ou moins animé? 
D'ailleurs, au point de vue historique, ces hymnes offrent plus d'intérét 
que les autres. M. Bayle, qui dans ses notes sur les hymnes du Kaduysprvav, 
a signalé les sources d’informations liturgiques, théologiques et autres 
que renferme ce recueil, ne dit rien, dans le chapitre 1 of il l’apprécie, 
de celles que contient, en plus grand nombre, le Msp Irspéxuv. Nous venons 
de relire, dans l’édition de G. Fabricius (Basiliz, per Joannem Oporinum 
1564), quelques-unes des piéces de ce recueil, et nous sommes frappé de 
ce quelles offrent de renseignements précieux sur la vie des premiers 
chrétiens. 

Fort riches aussi sont, sous ce rapport, les poésies didactiques, morales 
et polémiques de Prudence, la Psychomachia, I’ Apotheosis, \' Hamartige- 
nia, etc.; et il nous semble que, dans une thése de théologie (c'est ce qu’a 
été d’abord l'ouvrage de M. Bayle), une analyse plus détaillée de ces divers 
ouvrages n’edt point mal fait. Au lieu de montrer I'utilité d’une étude sé- 
rieuse de Prudence (pag. 153), il edt mieux valu la faire. C’était ici le lieu. 
Celle que nous a donnée M. l'abbé Bayle a le tort, selon nous, d’atre trop 
littéraire; les questions de poésie y occupent trop de place, tout en n'y 
étant point suffisamment approfondies. Nous doutons, par exemple, pour ne 


REVUE CRITIQUE. 825 


parler que d'un détail, que l'histoire dela poésie chrétienne soit envisagée 
sous son vrai jour dans le chapitre qui ouvre le livre. Ce qu’en dit M. Bayle 
peut étre vrai, 4 ne considérer que les écrivains dans lesquels il la cherche. 
Mais n’était-elle que la? Ne résidait-elle que dans les vers plus ou moins 
habiles et plus ou moins heureux de Venantius, du pseudo-Tertullianus, de 
Sedulius-Scotus, de Claudianus Mamertus, d’Arato Italus, etc.? M. Bayle sait 
mieux que nous quelles autres ceuvres elle animait de son souffle jeune et 
puissant. Quant al’appréciation particuliére de Prudence, prise en elle-méme 
et comme |’a congue l'auteur, elle est !'ceuvre d’un homme de godt possédant 
4 un haut degré ce qui devient rare, I'intelligence et le sentiment de la belle ~ 
latinite. 


VII 


Il y a trois ans, parut sous ce titre : Lysis, un roman qui fut remarqué. 
Il sortait de la donnée habituelle de ces sortes d’ouvrages, ou plutdt y intro- 
duisait un élément nouveau : tout en laissant au jeu des passions leur libre 
dévelopyement, l’auteur abordait de front plusieurs des questions politiques 
et sociales de ce temps. La tentative réussit. Le roman était signé : Charles 
Gouraud. 

Un nouveau roman, portant la méme signature et pris aussi dans le vif des 
preoccupations du jour, vient de paraitre; son titre est : Cornélie'; on aurait 
pu tout aussi bienlintituler : les Anglais en Italie, car c’est A Rome et 4 Naples 
que I’action se passe, et les acteurs sont des Anglais. La politique n’en fait pas 
la trame assurément, mais elle s’y croise avec les passions d'une nature 
plus tendre dont s’alimentent les fictions romanesques. Si le gout des arts et 
des grands tableaux de la nature améne en Italie la jeune et belle lady Sal- 
mére, c’est le secret des intrigues anglaises qui y conduit son mari. Une jo- 
lie femme & accompagnre est un des meilleurs passe-partout de la diplomatie 
occulte. Que ne peut-on pas apprendre avec une femme curieuse de tout 
voir et capable de tout comprendre? C'est le cas pour lord Saliére. Tandis 
que Milady, en compagnie d'un jeune peintre francais et d'un vieil érudit 
allemand, visite, en nouvelle Corinne, les ruines de Naples et de Rome, toute 
4 la poésie des souvenirs, milord noue des complots et travaille au triomphe 
de la politique odieuse de son pays. Le romancier nous semble avoir habi- 
des lement pénétréle secret decette politique, du moins al’endroit del'Italie, 
et d’en avoir bien montré le caractére plus haineux au fond qu’égoiste, et ou 
la satisfaction de l’esprit de secte a plus de part encore que le calcul de 
l’ambition. 

C’est en 1857 que l’action du roman commence; elle se méle, 4 Naples, 
aux événements qui préparérent la chute de la maison de Bourbon, et, a 


1 { vol. in-8. Chez Hachette. 


324 REVUE CRITIQUE. 


Rome, aux inquiétudes qui naquirent d'abord sur le sort de la papauteé. 
L'état des esprits dans la capitale du monde chrétien, a cette époque, est bien 
peint par M. Gouraud : il y ade l’émotion, mais celte émotion est calme; on 
discute, mais on ne s'agite point. Le salon de lady Salmére, mieux que tout 
autre, offre l'image de ces dispositions. Un prieur de couvent qui, avant 
d’entrer dans le cloitre, a eu une position élevée, entreprend lA une défense 
de lapapauté qui nous asemblé neuve et dont nous voulons reproduire quel- 
ques passages. Lemoine qui, d’aprésleroman, aurait eu jadis en Angleterre des 
rapports avec l’empereur des Frangais lui adresse cette défense, sous forme 
de lettre. Aprés avoir admis comme possible le triomphe complet de Iesprit 
révolutionnaire dans le monde et la ruine de la papauté, il continue ainsi : 

«Eh bien! soit, faisons comme les géométres, une hypothése. Supposons 
la papauté proscrite encore une fois et errante sur le globe : que va-t-il ar- 
river? Un docteur tout 4 fait classique en matiére de révolution, celui qui 
fut le collégue de Robespierre et de Marat, l'homme de septembre, Dan- 
ton, s'il faut l'appeler par son nom, Danton disait aux conventionnels : 
« Souvenez-vous qu'il n'y a de détruit que ce qui est remplacé. » Mot 
d'une rare justesse, et qu'on a plaisir 4 recueillir de la bouche d'un politi- 
que de si grande autorité. 

« Par qui donc, sire, remplacera-t-on le pape? par les philosophes? 
Pour ne parler que de ceux qui méritent leur nom, c’est-4-dire ceux qu’on 
ne craint pas d’embarrasser en leur demandant ce qu’ils entendent par le 
mot de philosophie; pour ne rien dire des réveurs, qui chaque jour usur- 
pent le titre de philosophe, mais dont la soi-disant métaphysique n’est 
bonne qu’a mettre le bon sens au désespoir; pour nous réduire 4 ces nobles 
esprits qui, 4 la grande affliction de l'Eglise, persistent, en dehors de sa 
discipline et de ses dogmes, & chercher dans l'étude seule de la loi naturelle 
l’explication de la destinée humaine, quel est celui d’entre eux dont on ne 
dérangerait pas la gravité en venant lui demander de vouloir bien se charger 
de Ja suite des affaires du christianisme? Iront-ils, ces disciples de Platon, 
de Descartes et de Leibnitz, précher sur la borne les Lois, les Méditations 
et la Théodicée, et, s'ils s’en avisaient, qui les comprendrait? Les masses de 
ce temps-ci, qui ont remplacé les marquis de Moliére, et qui, depuis la Ré- 
volution, se piquent de tout savoir sans avoir rien appris, suivraient-elles 
cing minutes une conversation religieuse sur les Monades? Les philosophes 
ne le croient pas. Ils ont arraché aux fureurs des persécutions religieuses le 
drapeau de la liberté de conscience; mais au dela ils ne prétendent rien. 

« Et si leur impuissance 4 agir sur la conduite des masses ne leur avait 
pas été depuis longtemps connue, elle leur aurait été révélée par le progrés 
toujours croissant du matérialisme depuis quarante ans, bien que durant 
tout ce temps-la ils n’aient cessé de tenir droite et ferme la banniére du de- 
voir et des droits de l’esprit. Aussi qu’est-il arrivé? Débusqués de proche 
en proche par le flot montant de la corruption publique des positions 


REVUE CRITIQUE. 825 


spiritualistes qu’ils occupaient, on les a vus se replicr sur l'Eglise. 
Ont-ils pour cela fait l'abandon de leurs principes? Pas le moins du monde : 
Vhypoerisie est le dernier de leurs vices. Ils tiennent toujours la croyance 
ala divinité de Notre-Seigneur pour une superstition. Avec cela cependant 
interrogez-les et demandez-leur si la papauté s‘écroutant ils pourront quel- 
que chose pour conjurer ce débordement d'Hérules du bien vivre ou de 
Huns de l’envie qui ont envahi la société? Thraséas de la pensée, ils s’enve- 
lopperont dans leur manteau, et le coeur sur les lévres, ils verront la nation 
s'endormir dans les délices d'une sensualité stupide ou périr saccagée, cette 
fois sans reméde, par une démagogie plus stupide encore; mais ils ne fe- 
ront rien, parce qu'ils ne pourront rien. 

« Et pourquoi? C’est que si on a toujours vu des philosophes au sein des 
nations, on n’a jamais vu des nations de philosophes. 

« Econduit par les philosophes, s’adressera-t-on aux protestants? 

« Je ne veux pas faire ici le théologien; je me réduis, sire, 4 ne parler 
qu’au point de vue purement humain. Eh bien! nous ne sommes guére in- 
quiets 4 Rome des progrés du protestantisme en Italie. Le Saint-Pére a per- 
mis aux Anglais d’élever hors de la Porte du Peuple une chapelle anglicane. 
Cela peut donner la mesure de l'effroi qu’inspire au Sacré-Sollége le prosé- 
lytisme des missionnaires de la réforme. Pour moi, vraiment, si j‘en étais le 
maitre, j'autoriserais ces missionnaires a établir dans Rome méme un tem- 
ple grand comme Saint-Pierre. Est-ce en France que le protestantisme au- 
jourd hui est en état de remplacer le catholicisme? Quelques-uns le croient 
et vont disant qu'il est bien malheureux que cela n’ait pas eu lieu dans le 
passé. Ges profonds penseurs ont plus d’esprit que les deux hommes qui 
ont eu le plus d'esprit en France, Henri IV et Napoléon. 

« Echappé a grand’ peinea {a Saint-Barthélemy, Henri IV, aprés quinze ans 
de guerre sous le drapeau de Ia réforme, s’est converti au catholicisme, 
comme on sait : l'edt-il fait si la France de son temps n'edt pas été catho- 
lique? Et au commencement de ce siécle quand Napoléon, votre oncle, 
trouva, sire, table rase, qui l’empéchait de jouer leréle de Henri VII1? pour- 
quoi aima-t-il mieux se faire sacrer par Pie VII?. os 

« Ainsi ce que demandait si pertinemment Danton ne put lui étre accordé : 
on peut proscrire le Pape, mais on ne peut détruire la Papauté, et on ne 
peut pas la détruire, parce qu'on ne peut pas la remplacer. Il reste, il est 
vrai, que s hébétant de plus en plus, oublieux de toutes les choses d’en haut 
dans l’agitation de la vie des affaires et des plaisirs, on vive sans religion, 
sicut equus et mulus quibus non est intellectus. C’est l'idéal que l'esprit de 
corruption qui souffle sur le siécle tend a réaliser; mais s'il devait l’atteindre, 
ce ne serait pas I'Eglise alors qui périrait, ce serait la civilisation. » 

En d'autres temps et dans un autre pays, ces discussions jetées parmi 
des aventures de sentiment et des scénes de coeur paraitraient chose 

Aovr 1862. 33 





836 REVUE CRITIQUE. 


étrange; mais 4 Rome et 4 f'époque oti nous vivons, il n’y a rien 1a qui blesse 
la vraisemblance. C'est de la vérité historique. 

La vérité morale existe-t-elle au méme degré dans les personnages du ro- 
man? Lord Salmére excepté, qui est un excellent type de grand seigneur an- 
glais, les autres sont-ils bien des étres vivants? No 1s ne parlons pas de I’Al- 
lemand Timothée, qui sait tant de choses et que lord Salmére a trouvé 4 
Tubingen faisant des mémoires pour prouver, d’aprés Hegel, que non-seule- 
mentle gouvernement wurtembergeois, mais toutes les choses de ce monde 
ne sont qu'un songe : c’est presque une charge. Mais le jeune peintre Wilfrid 
et lady Salmére, ne sont-ce pas des figures par trop incorporelies? et fa 
situation dans laquelle ils sont placés dés le début, leur caractére et leurs 
sentiments étant donnés, leur permet-elle de vivre seulement? L’action a 
peine nouée ne laisse donc apercevorr qu'un abime. Ou est alors la mora- 
lite? Mats si le cadre laisse & redire, le tableau est chaudement coloré. 
Nous avons prononcé plus haut le nom de Corine. C’est que le roman de 
M. Gouraud nous a plus d'une fois rappelé celui de madame de Staél. Nous 
n’eutendons pas étublir un paralléle entre ces deux ouvrages, bien qu'ils 
respirent le inéine enthousiasme pour I'ltalie; mais, 4 quelque distance que 
Corndlie doive atre placée de Corinne, reconnaissons dans la premiére un 
sens qui fait défaut dans la seconde, le sens catholique, sans lequel on ne 
saurait comprendre toute la poésie du sol italien. 


VI 


Un de ces jours, l esprit tout attristé des horreurs que la barbarie turque 
vient de commettre encore impunément & Belgrade, nous parcourrions ua 
élégant volume de vers qu’on venait de nous remettre' lorsque nos yeux 
toumbérent sur la strophe suivante : 

C’est du sang des chrétiens, c’est du sang de tes fréres, 
O peuple du roi saint Louis. 


Souviens-toi des combats que tu soutins naguéres 
Sous l’oriflamme et sous les lis. 


If s'agissait, dans la piéce de ces massacres de Syrie que nous étions allés 
arréter, il y a deux ans, et qu'on nous empécha de chatier comme lett 
demandé la justice. L’attention éveillée par cet appel 4 nos souvenirs histo- 
riques, nous poursuivimes. Le poéte ajoutait, appuyant sur les obligations 
que ses traditions de générosité imposent a la France : 


Souviens-toi que c’est la ton devoir séculaire 
Et ton droit dans histoire écrit, 


' Contes et poémes, par Ernest Gervais, in-8°, Michel Lévy. 





REVUE CRITIQUE. §27 


De tirer du fourreau ton glaive tutélaire 
Pour quit'implore au nom du Christ. 

Que ton antique honneur a ceux-la t’intéresse, 
Qui souffrent pour garder la foi; 

Et fais ce que tu fis au grand jour ot la Gréce, ° 
En se dressant cria vers toi, 

Ce que tu fis au jour ov d’insolents corsaires 
Osérent outrager ton nom... 


Le noble sentiment et la patriotique indignation qu’exprimaient ces vers 
nous remua. Nous achevames la piéce toute remplie de l’émotion du début 


et que termine un éloquent anathéme 4 la froideur i impie de la politique 
européenne. 


Honte aux cceurs sans vertu que rien n’indigne au monde, 
Chez qui l‘indiffdrence est 4 ce point profonde 
De rester sourde aux cris de tant de sang vers! 
Honte & qui n’a pas soif d’une juste vengeance, 
A qui, s’associant au mal par l’indulgence, 

Vient parler d’oubli du passé. 
Honte aux laches conseils d’un coupable égoisme, 
Qui du nom de folie appelle l’léroisme 
Et cherche & comprimer tout généreux essor! 
Honte au peuple mauvais dont l’esprit mercantile, 
Ne sachant rien vouloir au dela de l'utile, 

Pése le sang au poids de l’or! 


Quoique !’expression nous en parit faible parfois, ces vers nous plurent, 
parce qu’ils étaient le cri du patriotisme et de l'humanité. 

Tout a cdté, nous en lames d'autres ot, dans un langage plus contenu, 
mais non moins énergique, d'infémes trahisons sont livrées 4 d’éternels 
mépris. Ces vers ont pour titre : « Auroi de Gaéte. » Nousn’en citerons rien. 

Nous citerons, en revanche, le beau mouvement qui termine un poéme 
intitulé : la Seur de chartté, composition délicate, ot M. Gervais a su, 
aprés tant d'autres, étre neuf et touchant. Ayant tracé le tableau de la vie 
de sacrifice et d’abnégation a laquelle est appelée la fille de saint Vincent de 
Paul, le poéte s'écrie : 


O jeunesse, 6 splendeurs aimables de la vie, 

O fétes du printemps ou le ciel nous convie, 
Eclosion du jour, divin enchantement 

D’un ceeur ou retentit le premier battement, 
Vous en qui tout respire, en qui tout surabonde, 
N’étes-vous pas les dons les plus chers du monde ? 
O jeunesse, 6 splendeurs, 6 fétes du printemps! 
Eh bien! cette enfant-la n’a pas encore vingt ans, 
Elle ne compte pas d'illusions forcées, 

Elle est belle et jolie, elle a tout ce qui charme, 
Dans |’éclat du regard la douceur d'une larme! 
La grace et la fierté, le sourire vainqueur.... 





838 REVUE CRITIQUE. 


Son avenir est plein d’enivrantes promesses; 

Elle a droit aux succés, elle a droit aux tendresses; 
Comme tombe la gerbe aux mains du moissonneur, 
L'espérance, & son gré, deviendra le bonheur, 
Pourtant une aussi grande et si rare faveur 

Ne suffit pas encore & cet ange réveur; 

Il lui faut une part aux douleurs de la terre, 
L’étrange volupté du sacrifice austére, 

La lutte interminable et de tous les instants, 

Les travaux les plus durs et les plus rebutants; 

Ii lui faut tous les maux et toutes les miséres, 

Des soins 4 prodiguer, soins mélés de priéres, 
Pour ces pauvres mourants qu’elle suit jusqu’au bout, 
Et le contentement de s'immoler en tout, ete... 


ll ya plus de talent, sans doute, 4 ne les considérer qu’au point de vue 
de l'art, dans les contes qui ouvrent le volume. Le style en est vif et color; 
uiais on y sent trop malheureusement le sensualisme de la renaissance ita- 
lienne au souffle de laquelle ces récits sont éclos. 

Mais ce que nous préférons, a tous égards, dans le volume de M. Gervais, 
c'est le charmant proverbe intitulé : Contre trois. Congue dans le godt du 
vieux théatre italien, avec ses persounages consacrés, son docteur jaloux, sa 
pupile coquette, son matamore poltron et son amoureux sentimental, cette 
petite piéce est gaie, spirituelle et parfaitement conduite. Les caractéres, 
d’une exagéralion convenue, mais point grotesque, contrastent habilement. 
Jl y adans le dialogue de la vivacité, de la verve et le vers se préte avec 
souplesse aux interlocutions les plus variées. On dirait un crayon du 
dix-huitiéme siécle légérement teinté sur les conseils d’ Alfred de Musset. 

Pour un début, si c’en est un, comme nous le croyons, le volume de 
M. Gervais contient, en vérité, mieux que des promesses. 


P. Dounaire. 





LES EVENEMENTS DU MOIS 


Un de nos collaborateurs nous envoie, sur fe principal événement du 
mois, l’expédition de Garibaldi en Sicile, quelques pages qui nous permet- 
tent d’abréger les autres faits, bien ples auprés de celui-la. 

On sait dans quel nouveau journal M. de la Guéronniére vient de tracer 
un nouveau programme. Nous remercions la France de se montrer énergi- 
quement favorable au Saint-Siége, dans un moment ou les autres journaux 
V'attaquent ou l’abandonnent. Nons ne comprenons pas aussi bien le surplus 
de son programme. 

M. de ja Guéronniére veut un empire conservateur et libéral soustrait 4 
influence d’un parti révolutionnaire et belliqueux dont il nous révéle l’exis- 
tence ; ce programme nous parait un anachronisme bien intentionné. Aprés 
tant d'ébranlements, il est bien tard pour dire l'empire conservateur. En face 
de tant de restrictions, il est trop 16t pour le dire libéral. Mais ‘n’est-il pas 
instructif de voir des partis se démasquer et se déchirer au sein de la méme 
opinion; on nous avait tant dit que la lutte parlementaire était la lutte fati- 
gante des partis; qu'on n’en voulait plus; qu’‘on sacriflait la gloire 4 la paix, 
la liberté a la tranquillité, l’éloquence 4 un silence réparateur; on s'étail 
débarrassé de ce régime pour se débarrasser d'une tribune libre, et d'un 
cabinet responsable, pour se délivrer des partis et de ces luttes de porte- 
feuilles précédées de luttes de couloirs et servies par des luttes d’anti- 
chambres. Or te journal la France nous apprend qu'il ya encore, qu'il y a 
toujours des partis; une gauche qu'elle combat, une droite qu'elle repré- 
sente et les clameurs de la Patrie, du Constitutionnel et du Pays nous font 
voir qu'il y a aussi un centre qui se dit méconnu. Ce n'est pas assez. La 
Patrie nous révéle qu'elle a dans certains cabinets des entrées refusées 4 la 
France et les croix accordées 4 M. Grenier et 4 M. Grandguitlot pourraient 
bien avoir été obtenues dans les antichambres. En vérité, si nous n’avons 
perdu du régime parlementaire que ses avantages et si nous retrouvons ses 
petites miséres, pourquoi ne pas nous le rendre tout entier? 

Bornons-nous d ailleurs 4 ce soupir innocent, sans altacher plus d'impor- 
tance qu’elles ne méritent 4 ces guerres intimes. Elles nous rappellent l’a- 
venture de ces deux figurants d'un théatre de province, qui chargés de se 
revétir d'une peau d éléphant et d'en faire les quatre jambes, se disputaient 
avec jalousie a qui ferait les jambes de devant. Tous ces journaux, que nous 
ne félicitons pas de leurs querelles, nous confessons du moins que nous 
leur envions la facilité avec laquelle ils obtiennent la permission de naitre, 
de parler, de disputer a leur aise. fl y a d'autres conservateurs et d’autres 


850 LES EVENEMENTS DU MOIS. 


libéraux, comme M. Pelletan, qui ne seraient pas fachés d’avoir des jour- 
naux; quelle que soit la saveur de la prose de M. de la Guéronniére, iil y a - 
d'autres écrivains que le pays ne serait pas faché d’entendre; mais sous 
le régime actuel on ne donne pas la parole 4 qui la demande, on ne la re- 
tire pas & qui en abuse; nous convenons que cet inconvénient ou, comme 
on voudra, cet avantage, du régime parlementaire, nous est encore refusé. 

Pour ne parler que d'une seule question, si nous avions l’honneur de 
diriger un journal, nous préterions notre faible appui au Journal des Débats, 
et aux journaux qui continuent a soutenir dans la guerre des Etats-Unis la 
cause du droit et de l'avenir. La foule des journaux officieux demande qu'on 
reconnaisse le Sud, comme on a reconnu I'ltalie, comme oa reconnait les 
enfauts batards, ce qui ne rend pas leur naissance légitime. Ils alléguent les 
intéréts de \’humanité? non, de la justice? non, de la France? nen, mais 
ceux du coton. 

ll serait facile de répondre avec les hommes spéciaux que jusqu’a pré- 
sent (Voir les articles du Moniteur industriel), l'industrie du coton, qui 
souffre tant en Angleterre, n’a pas beaucoup souffert en France. Mais, sans 
entrer dans cette discussion technique, dont les journaux amis du Sud ne 
s'embarrassent pas, qu'ont-ils 4 répondre aux arguments concluants pré- 
sentés par M. Seward, en date du 28 mai? Ce document nous semble un 
modéle de bon sens et de calme. Pourquoi le Sud persévére-t-il dans la 
guerre? Parce qu'il compte sur une intervention de l'Europe, et, afin de la 
provoquer, on bridle le coton, on prend ses amis par la famine. S'il n’était 
pas soutenu par une partie de l’opinion, le Sud arréterait une guerre qui le 
ruine, Si la guerre dure, méme avec des succés dus au mérite de ses géné- 
raux, elle ne peut que tourner contre le Sud. Car 2,500,000 noirs sont mé- 
lés 4 4,500,000 blancs. Or tous ces noirs seront bientét fugitifs, rebelles on 
soldats; pas d’ouvriers. Les bras que le Sud perd, le Nord les gagne. Le 
travail que le Sud perd, l'Europe le paye en souflrances. La guerre ruine 
l'Europe, et elle ne dure que par l’obstination du Sud, entretenue par les 
faveurs de la presse et l’espoir d’une médiation. Que ces causes cessent, la 
guerre finira. Voila les conseils sensés de M. Seward. Comment supposer 
que le Nord renonce an Mississipi, grande voie de son commerce, et aux 
Etats qui entourent sa capitale, qu'il abaisse son drapeau au plus fort d'une 
lutte qui surexcite le patriotisme, et aprés des succés que la bataille de 
Richmond a trop tét fait oublier? La meédiation de l'Europe, comme I’a 
expliqué lord Palmerston, n’arréterait pas la guerre, et l'espoir de cette 
médiation la prolonge et rend plus menagante la menace d'une insurrec- 
lion servile, si heureusement évitée jusqu ici, mais qui ne le sera pas tou- 
jours. Nous demeurons fidéles au Nord précisément parce que nous souhai- 
tons [a fin d’une guerre horrible, qui fait couler tant de sang & Richmond, 
tant de larmes 4 Manchester et dans les districts manufacturiers de I'Eu- 
rope, 

Ne parlons pas de cette misére sans louer avec respect la résignation 
vraiment héroique des ouvriers anglais et des ndtres, dans les contrées 
ou ils souffrent. A-t-on eu tort de répandre l'instruction dans les classes 
ouvriéres? N’en recueille-t-on pas le fruit? N’est-il pas évident qu’ elles sont 





LES EVENEMENTS DU MOIS. 854 


devenues plus capables de se rendre compte, de raisonner les causes de 
leurs souffrances, et qu’elles n’en accusent plus le gouvernement ou les 
riches? C'est dans ces moments aussi que riches et pauvres ont 4 rendre 
grace au christianisme, qui enseigne aux uns et aux autres l’esprit de sacri- 
fice qui se nomme 4 la fois patience et charité. 

Encore un progrés de l'instruction et de la religion, un grand progrés, et 
la guerre, s'1] plait 4 Dieu, sera détestée, la guerre, fléau de l’humanité! On 
se bat aux Etats-Unis, on se bat au Mexique, on se bat en Chine, on se bat 
presque sur tous les puints du monde, sans parler de ces contrées misé- 
rables de l'Afrique et de l’Asie ot le sang coule comme de l'eau sans jatnais 
tarir. Quels résultats valent les maux d'une guerre? Nous ne sommes pas in- 
grats, nous n‘oublions pas que l'expédition de Cochinchme vient de se ter- 
miner par un heureux traité, dont le texte a été apporté jusqu’a Aden par 
le regrettable capitaine de vaisseau de Lavaissiére de Lavergne, mort avant 
de revoir sa patrie. La guerre offre ainsi de loin en loin 4 l’humanité quelque 
consolation aux maux qu'elle engendre; mais combien ces compensations 
sont rares et combien elles coutent! 

Veut-on se guérir 4 jamais de l'amour de la guerre? Qu’on lise l’incom- 
parable récit de la bataille de Waterloo, dans le vingtiéme volume, par le- 
quel M. Thiers vient d’achever, en se surpassant, l'Histotre du Consulat et 
de [' Empire. A chaque page, on croit étre au feu, on s’anime, on se pas- 
sionne, on sait la fin, mais on l’oublie, on croit qu’en tournant le feuillet on 
va rencontrer Grouchy; rien de plus pathétique et de plus terrible; il y a, 
qu'on me passe le mot, il y a de la cavalerie, de l'infanterie et de l'artillerie, 
dans ce récit qui marche, qui se presse, qui éclate. En arrivant au dénot- 
ment lugubre, on sent se réveiller en soi ce désir ardent d'une revanche 
que tout Frangais a tenu enfermé dans son 4me depuis cette fatale journée. 
Et pourtant ce désir sanglant est coupable! La rancune de la défaite doit 
céder a l'horreur de la guerre. Lorsqu’on entend le marteau des démolis- 
seurs tomber sur une vieille maison, involontairement on frissonne, on re- 
grette, et cependant ce n‘est qu'une pierre qui tombe. Si l'on voyait une 
bande noire de vandales démolir le Louvre, la Sainte-Chapelle, le Colisée ou 
l’Alhambra, faire tomber les pans de leurs grandes murailles, découronner 
les fléches, jeter en poussiére les statues et les vitraux, quelle fureur s'em- 
parerait de nous, avee quelle rage nous crierions au sacrilége et au crime! 
La guerre est une démolition d’ hommes, l'armée:est un monument qui vit; 
les pierres sont des hommes de vingt ans, l’orgueil d'une nation. Au pre- 
mier feu, mille hommes, au second, deux mille, a la fin, cinquante mille 
hommes sont morts, cinquante mille familles sont veuves. Qu'on se moque 
si l’on veut de nos soupirs et qu’on tourne en niaise sensibilité le lieu com- 
mun de nos regrets, Waterloo, méme expié par Sainte Héléne, méme pré- 
cédé de Wagram et de Marengo, nous brouille 4 jamais avec la guerre, 
et, n’en déplaise 4 M. Thiers, si passionné pour l'art militaire, nous pré- 
férons, pour le bien et la gloire de humanité, les hommes qui écrivent 
un livre comme le sien aux hommes qui gagnent la bataille de Wagram. 


Le Secrétatre de la Rédaction, P. Dounains. 


GARIBALDI 


C’est la troisiéme fois, depuis moins de quinze années, que le 
soldat Garibaldi, par un coup d’audace, se rend pour un instant 
homme le plus fameux de !'Europe. Triste vérité! La grande noto- 
riété ne se conquiert parmi les peuples que par ce qui leur fait le 
plus de mal, les batailles ou les révolutions. Parlez donc 4 un ouvrier 
ou 4 un paysan de Jacquart ou de Fulton, de Lavoisier ou de Parmen- 
tier, de Sully ou de Colbert, de Pascal ou de Bossuet, 4 peine vous 
comprendra-t-il, et il n’est pas bien sir qu'il connaisse Vincent de 
Paul. Mais Napoléon ! Et croyez-vous que Napoléon soit populaire par 
ses ceuvres immortelles, le Code civil, le Concordat et la paix d’ Amiens? 
Nullement; il est populaire par Moscou ct Waterloo, par Wagram et 
par Aboukir, parce qu’ila tiré le canon, tué des hommes, remué 
des bataillons, comme l'homme le plus populaire d'un village est ce- 
lui dont les poings sont redoutables. On en raconte des choses extraor- 
dinaires, on admire et on tremble, le merveilleux se méle au gros- 
sier, et la légende est faite. 

Ainsi s'est batie, gréce 4 la complicité de tous les manieurs de plume 
de l'Europe, !a popularité de Garibaldi, popularité si grande que les 
souverains sur leur tréne sont moins connus que lui et pourraient 
hien, s’il lui prenait fantaisie de se promener sur leur territoire, étre 
moins salués que lui. Quels sont donc les trois drames joués par ce 
soldat heureux? Le siége de Rome, la prise de Naples, et le souléve- 
ment actuel de la Sicile. 

En 1846, I'Italie avait yu monter sur le tréne des Grégoire et des 
Léon un pape admirable, saint, bon et juste, le pape des réformes, 
le pape de l’indépendance, le pape de |’amnistie. A son exemple, les 
rois d'Italie se faisaient libéraux; 4 sa parole, les esprits incrédules 








GARIBALDI. 833 


se sentaient chrétiens. Du fond de Ja Russie, le ministre du czar 
déclarait que l'Europe toute entire devenait constitutionnelle. Beau 
moment pour la liberté, jour de féte pour le milieu du siécle! Quel- 
que temps aprés, cette radieuse espérance était écrasée sous les pavés, 
sous les canons, sous les poignards; la pire ennemie de la liberté, 
qui est la révolution, |’avait une fois de plus chassée, ajournée, en- 
sanglantée; Pie IX était 4 Gaéte et Garibaldi était 4 Rome. 

La France républicaine et catholique a ramené le pape et mis en 
déroute la poignée d’étrangers qui avaient occupé tumultueusement 
la ville éternelle. Garibaldi a été jeté bas par un soulévement de 
Ja conscience chrétienne et un élan glorieux de la puissance fran- 
caise. 

Il semblait qu’aprés un tel événement, cet homme qui avait tiré sur 
nos soldats, pourrait reparaitre devant eux, jamais au milieu d’eux et 
dans leurs rangs. Il en fut autrement, lorsqu’en 1859 on permit a ses 
chasseurs, plus ou moins réguliers, de partager la gloire de nos zouaves 
et de nos grenadiers, et on laissa son nom se glisser dans nos bulletins 
a coté du nom de Niel, d'Espinasse, et de tant d’aulres lieutenants du 
général Qudinot, que Garibaldi aurait voulu fusiller et qui lui souhai- 
taient le méme sort, en 1849. Quelques mois plus tard, il nous re- 
merciait d’un si grand honneur, en vociférant contre la France, lors- 
que la Savoie fut annexée. On le vit bientdt faire de sa puissance 
quasi-royale un usage audacieux. 

Ce général des sociétés secrétes enrdle des bandes publiquement ; 
quelques honnétes consciences protestent; on voit le gouverneur 
de Milan, M. d’Azeglio, donner sa démission; les bandes s‘enré- 
lent, les bandes s‘embarquent, les bandes traversent la mer, non 
luin de Toulon, non loin de Gaéte, les bandes débarquent, et, vain - 
queur d'une troupe sans loyauté 4 Marsala, d’un gouvernement sans 
énergie 4 Naples, Garibaldi, désavoué 4 Turin, aidé 4 Caserte, fait 
roi des Deux-Siciles le méme Victor-Emmanuel que l'armée francaise 
a fait roi de Lombardie, et que la naissance a fail roi de Piémont. Le 
vaincu de Rome était un aventurier, il devient un héros; malfaiteur, 
quand il quitte Génes, rédempteur, quand il entre 4 Naples. 

Le rédempteur est en train de redescendre au malfaiteur, et ce- 
pendant il ne change pas de procédés. Ce qu'il a fait contre Naples, 
il veut le recommencer contre Rome. [I était seul contre mille; il est 
encore seul contre mille; il était désavoué, il est désavoué ; il n’était 
pas empéché, il n’est pas empéché'; on était prét a l’écraser, s'il 
échouait, a l'exalter, s'il réussissait ; on est encore prét 4l'écraser, s'il 
échoue, a |’exalter, s'il réussit. Pourquoi donc ses amis des journaux, 


‘ L’écrivain intelligent et sincére, M. W. de la Rive, qui vient de publier une 


834 GARIBALDI. 


choisissant selon leur nuance parmi les épithétes, appellent-ils son 
coup de téte facheux, regrettable, extravagant, douloureux, criminel? 
Crest M. Alloury, des Débats, qui s’écriait autrefois : « Oui! je suis 
pour Garibaldi! » C’est le méme M. Alloury qui senhardit jusqu’a 
proférer ce mot de crime, folie ! 

Qu’y a-t-il done de changé? Ce n’est pas Garibaldi ; i] est logique 
loyal, et persévérant. S’il est criminel aujourd’hui, il était criminel 
hter. 

Non! mais on a beau manier une plume souple et qui sait varier, 
la situation devient vraiment trop embarrassante, elle l’était déja 
beaucoup pour des écrivains conservateurs ou libéraux, elle devient 
intolérable pour des écrivains qui sont Frangais. 


oe ee ee Oh ! Diea, Pétrange peine! 
En cet affront, mon pére est loffensé, 
Et l’offenseur est pére de Chiméne! 


Garibaldi veut Rome, et la France le garde. La roue de la fortune 
a tourné de telle facon, et les fils de l’écheveau se sont tellement em- 
brouillés, que la France assiégeait Garibaldi dans Rome il y douze 
ans, et Garibaldi veut assiéger la France dans Rome 4 l'heure pré- 
sente! 

Le jeu des événements ne saurait plus complétement renverser les 
roles et crever les yeux & ceux quine veulent point voir. 

Nous nous inclinons avec respect devant cette logique inflexible 
des événements qui est la conduite de la Providence. Elle force les 
causes physiques 4 produire leurs effets, elle force les causes morales 
& engendrer leurs conséquences. Elle trouble, elle déconcerte, elle 
semble abandonner; il ne faut que l’attendre et croire en elle; au 
moment marqué, la vérité perce le mensonge, les situations fausses 
s’éclaircissent, et la loi d’en haut s’accomplit. Loin de nous la pensée 
de ne pas appliquer nos morales 4 nos amis et 4 nous-mémes. Dans 
tous les événements d’Italie, un seul nom est pleinement justifié, 
c'est le nom de Dieu. Nous n’ignorons pas les causes qui ont fait 
tomber ce qui est tombé. Nous ne les avons jamais dissimulées. 
Aussi nous sentons-nous en droit de signaler bien haut une fois de 
plus les causes de la crise présente. Vouloir remuer I'Italie sans 


si attachante histoire du comte de Cavour (Paris, chez Hetzel), s‘exprime ainsi, 
p. 411: 

« Il est évident que Cavour n’ignora ni n’ermpécha l'expédition de Garibaldi... 

« ... Les entraves mises par le gouvernement au recrutement des volontaires, a 
« leur armement, 4 leur départ et a leur navigation furent illusoires; les obstacles yue 
« Garibaldi et son armée eurent a vaincre pour s’embarquer ne furent, a vrai dire, 
« guére plus sérieux que ceux qu’ils devaient rencontrer une fois débarqués. » 


GARIBALDI. 855 


ébranler le pape, vouloir conduire la-révolution sans qu elle déborde, 
c’était aller a l’encontre de ce que l’on peut appeler les nécessités et 
les lois du monde moral. Méler ensemble deux ou trois questions 
inconciliables, puis attendre qu’elles se concilient, mettre dans le 
creusetles éléments les plus disparates, attendre que cela se combine 
n importe comment, regarder |’ébullition, et s’étonner de |’explosion, 
c'est chercher en politique la pierre philosophale. 

« Voila, s’écrie M. Yung des Débats (18 aout), voila le fruit de ces 
longues temporisations, de ces demi-mesures.dont aucune mr était dé- 
cisive et qui, éveillant sans cesse les espéranees des Italiens sans les 
réaliser, ont laissé trop de place a l'imprévu. » 

Il a bien raison, M. Yung, sauf dans la dérniére.phrase. Nous avons 
toujours regretté ces demi-mesures, nous leur avons trouvé les.mé- 
mes inconvénients qu'indique M. Yung, mais cen’est pas & l'imprévu 
qu’elles laissaient place, c’est au prévu, au trop prévu, et le voila qui 
se réalise. 

Le méme écrivain conclut en demandant qu'on en finisse. Les ca- 
tholiques aussi demandent qu'on en finissé, eux qui eussent désiré 
qu’on n’eit pas commencé, eux qui attachent 4 tous ces événements 
un intérét bien supérieur 4 ceux de la politique, étant chaque jour 
témoins des ravages qu une si douloureuse crise opére dans les ames. 
Ceux qui croient se serrent et s’aguerrissent; quelques généreux es- 
prits nous sont ramenés; mais, parmi les jeunes gens, parm! les 
ouvriers, en France, et surtout en Italie, que d’Aames égarées! 
comme Il'incrédulité se passionne! que de blessés et de morts sur 
cet invisible champ de bataille des idées et des croyances, terrain 
des combats les plus acharnés! Quelle joie amére en Angleterre et 
dans tous les pays dissidents! Quelles discussions funestes, attisées 
chaque matin par les journaux, dans les ateliers, les cabarets, jus- 
qu’au fond du dernier village et du dernier collége! Ah! oui, nous 
demandons, au nom du ciel et de la terre, qu’on en finisse! Mais 
comment ? 

Il faut cette fois, une solution définitive. 

ll n’y a plus de milieu, plus de terme moyen, la politique est au 
pied du mur, de ce mur invisible que la Providence éléve 4 un cer- 
tain moment devant les volontés humaines. 

On propose encore deux demi-solutions, l’occupation mizte et |'é- 
vacuation a terme. 

L’occupation mixte est impossible. On sait bien que le Pape quitte- 
rait Rome si les Piémontais y entraient, et comment en serait-il au- 
trement? Nous avons eu le spectacle de la défense mizte, lorsque le 
général Cialdini est entré dans les Marches pour nous aider 4 chasser 
Garibaldi, et l'on sait comment cette défense mixte s’est transformée 


836 GARIBALDI. 


en occupation pleine;,on connait l'histoire de cette expédition, que 
M. de la Rive appelle (p. 444) « une courte campagne, entamée sans 
« prétexte, poursuivie sans scrupule, partie terrible qu'il semblait 
« pour la monarchie italienne aussi nécessaire qu’impossible de 
« jouer. » Charger les Piémontais qui veulent Rome de le garder au 
Pape, ce serait charger les Russes de garder Constantinople au sultan, 
et les Anglais de garder Paris a I’ Empereur. Le mot garder changerait 
vite de sens entre leurs mains. 

Fixer un terme 4 l’occupation de Rome, donner congé six mois 
d’avance & un pouvoir vieux de dix siécles, ce serait uniquement in- 
diquer le jour ou ce pouvoir serait livré. Il vivrait 4 l'état de condamné 
qui a obtenu un sursis 4 ]’exécution de sa peine. 

Non, dit-on; d'ici la, le pape se résignera a accepter les propositions 
de \'Empereur. Quelles propositions? Que reste-t-il donc & Pie KX 
qu'il puisse céder? Rien que sa couronne. On veut qu’il l’dte lui-méme 
de sa téte. A-t-on oublié cette belle parole du président Frémyot a 
Henry IV : « Quand un roi tient 4 sa couronne plus qu’a sa téle, il ne 
les perdra que toutes deux ensemble. » Pie IX, qui ne tient pas a sa 
téte, ne cédera pas sa couronne. Or c'est la ce que Turin demande 
ni plus ni moins. 

Un mot en passant aux écrivains italiens ou francais qui nous ré- 
pétent que I’Eglise sera sauvée par la liberté. Nous ne repoussons pas 
cette solution, dans l'avenir nous entrevoyons cet idéal Jointain; cette 
Revue n’existe que pour professer l'accord de la religion et de la li- 
berté, mais cent fois nous avons répété que ceux qui veulent rem- 
placer l'indépendance du Saint-Siége par l’indépendance universelle 
de I'Eglise se trompent d'heure, et manquent ou de sincérité ou de 
puissance. Est-ce que le courant suit cette direction? Est-ce que les 
gouvernements s’apprétent 2 affranchir I'Eglise? Est-ce que I'Italie 
donne du moins |’exemple? Comment se fait-il que les journaux li- 
héraux taisent des actes comme ceux-ci : 

Tous ont cité l’adhésion singuliére et inopportune, écrite par l’abbé 
du mont Cassin 4 l'insu de ses religieux ; aucun n’a rappelé que ce 
prélat, pressé par le gouvernement de signer une adresse au Pape, 
pour lui demander de quitter le pouvoir temporel, s’y est refusé, et 
a écrit une longue lettre pour démontrer I’utilité de ce pouvoir. 

Tous les journaux ont raconté que Victor-Emmanuel a visité l'autel 
de Saint-Janvier 4 Naples, et lui a fait don d'un ornement. En est-il un 
seul qui ait annoncé que les chanoines de la cathédrale, ayant refusé 
d’aller au-devant du pieux visileur, ont été privés d'une année de trai- 
tement? 

Enfin, est-il un seul journal libéral, saufle Temps qui s'est honoré 
par sa logique consciencieuse, qui ait discuté la loi présentée en ce 


GARIBALDI. 837 


moment méme au parlement de Turin par le ministre Conforti, ef 
dont voici le texte : 


Art. 1. Ne seront pas reconnus les décrets de l’autorité ecclésiastique 
portant suspension et destitution des fonctions ecclésiastiques, s'ils ne sont 
pas écrits et motivés d'un autre motif que ez informatd conscientid. 

Art. 2. Les autorités ecclésiastiques devront communiquer par écrit les 
motifs de ces décrets au président du tribunal du ressort, qui prononcera 
si l'autorité ecclésiastique peut appliquer les peines de sa compétence. 

Art. 3. L’autorité ecclésiastique pourra priver seulement de la fonction; 
quant au traitement, le ministre des cultes prononcera. 


Art. 4. Les publications des évéques seront soumises 4 l’approbation 
préalable du garde des sceaux. 


Suivent les peines 4 appliquer par le conseil d’Etat. 

Voila l’Eglise italienne assimilée a l'Eglise russe. 

Nous ouvrons vainement les Débats, la Revue des Deux-Mondes, la 
Patrie, le Siécle, le Gonstitulionnel, ! Opinion nationale pour y cher- 
cher un mot de critique. Ils regardent cette loi comme une repré- 
saille. Pauvres libéraux, qui n’admettent pas la liberté de leurs 
adversaires! Pauvres législateurs, qui font entrer les passions d'un 
jour dans Je texte sacré d'une loi! 

Qu’on ne nous parle donc pas de l'Eglise libre dans I’ Etat libre. La 
formule est bonne, elle a paru pour la premiére fois dans ce recueil, 
elle est 4 nous. Ceux qui l’usurpent la démentent, et nous opposons 
4 leurs vaines paroles des faits monstrueux. Jusqu’a ce qu’ils soient 
plus sincéres ou plus puissants, la question n'est pas ou ils la posent. 
Elle est, d'abord, entre Garibaldi et Pie IX; entre les promesses 
faites 4 Pie IX et les menaces de Garibaldi, elle est entre Ja volonté de 
Ja France et son honneur. 

« Nous étions 4 Rome par devoir, nous y resterons par honneur. » 
' Ce cri arraché 4 M. de la Guéronnicére, fort érudit sur les origines de 
la situation, la résume, et Mgr l’évéque d'Orléans a bien fait d’en 
prendre acte hautement, exprimant une indignation et une confiance 
que nous partageons avec lui. 

Le Moniteur du 25 aodt, au moment méme ou nous écrivons, ré- 
pond a cette confiance par ces nobles paroles : 


« Les journaux se demandent depuis quelques jours quelle sera l’attitude 
du Gouvernement frangais en présence des agitations de I'Italie. La question 
est tellement claire que le doute semblait impossible. Devant d’insolentes 
menaces, devant les conséquences possibles d'une insurrection démagogi- 
que, le devoir du Gouvernement francais et son honneur militaire le forcent 


838 GARIBALDI. 


plus que jamais 4 défendre te Saint-Pére. Le monde doit bien savoir que la 


France n’abandonne pas dans le danger ceux sur lesquels s'étend sa pro- 
tection. » 


Entre Garibaldi et Pie IX, le choix était facile autant qu’obligé, le 
choix est fait. 

Mais, pour que la solution soit définitive, il faut un pas de plus, 
il faut choisir sans retour, sans réserve, entre Victor-Emmanuel et 
Pie IX. 

J’en conviens, le roi Victor-Emmanuel est dans un étrange embarras, 
Ne s'y est-il pas mis lui-méme? I veut Rame, et Garibaldi veut Rome 
également, mais l’un le veut lentement, et l’autre le veut prompte- 
ment. C’est sur cette nuance sublile que repose la fidélité de l’armée. 
Elle est chargée d'arréter et de combattre un homme qu'elle aime, 
parce qu'il est plus pressé que te roi 4 la poursuite d’un désir qui leur 
est commun. Comment soutenir cette armée et ses chefs? En leur per- 
suadant que l'on est en route pour obtenir par la voie diplomatique 
ce que Garibaldi veut enlever par force. En autres termes, M. Rattazzi 
fait entendre a I'Italie qu’il est au moment de persuader au gouver- 
nement francais que pour combattre le révolution, il faut la contenter, 
et, puisqu’elle veut Rome, la lui promettre. 

Te Sénat de Turin,a passé 2 l’ordre du jour dans la confiance que 
Rattazzi saurait contenir Garibaldi 4 Catane et persuader |'Empereur a 
Paris. 

Mais le Sériat de Paris n’avait-il pas passé 4 l’ordre du jour, i ya 
quelques mois, sur la promesse de M. Billault que I'Empereur ne 
céderait pas, et le méme ministre n’a-t-il pas lu au Corps législatif une 
lettre de | Empereur au roi Viclor-Emmanuel contenant cette décla- 
ration précise : 

« Je ne quitterai pas Rome tant que le Pape y sera menacé par une 
_ force réguliére ou irréguliére. » 

Notre parole et notre drapeau sont donc engagés depuis longtemps. 
Comment se fait-il donc que M. Rattazzi n’ait cessé de promettre Rome 
aux Italiens malgré cette parole? 

Puisque le gouvernement de Turin, depuis plusteurs années, agit 
comme s'il ne croyait pas 4 la parole de la- France, il importe d’ex- 
pliquer nettement et solennellement ce qu’elle veut, sa derniére et 
irrévocable volonté. Lorsqu’on entendra la France déctarer de nou- 
veau, non-seulement qu'elle protége, mais qu'elle garantit le pou- 
voir pontifical, alors on pourra mettre un terme a ]’occupation, en 
mettant un terme 4 l’nicertitude. La parole de la France gardera 
aussi bien le pape que son armée, parce que cette armée sera der- 


GARIBALDI. 839 


riére la parole, tandis qu’aujourd’ hui le cabinet de Turin a l’air de 
douter que la parole soit derriére l’armée. 

Cette certitude est nécessaire, quel que soit l’incident qu’améne le 
jour de demain. Si Garibaldi réussit, si l’armée le suit au lieu de le 
prendre, demain Rome est menacée par une force irréguliére. Si 
Gartbaldi échoue, s'il est pris, s'il est tué surteut, le roi, fort em- 
barrassé de ce succés, se hatera de demander qu'on en console le 
parti avaneé en ouvrant Rome 4 ses forces réguliéres. 

En deux mots, M. Ratazzi n’est qu’un Garibaldi politique, Gari- 
baldi n’est qu’un Ratazzi perdant patience. Ils veulent la méme chose. 
Que notre armée, ayant 4 sa téte le loyal général de Montebello, ne 
soit ‘pas préte 4 céder Rome & Garibaldi, cela va sans dire! Mais a 
quoi bon refuser Rome aujourd'hui 4 Garibaldi, si on céde-Rome de- 
main 4 M. Ratazzi? C’est 4 tous deux qu'il faut dire : Non! jamais! 

Mais si la France refuse Rome, dit-on, ]'Italie est défaite. 

Si la France céde Rome, le pouvoir temporel est livré. 

Or, voici les avantages et les incenvénients de l'un ou l'autre ré- 
sultat : 

La France est responsable de tout ce qui arrive au pape, puis- 
qu'elle a refusé les propositions d'autres puissances et déclaré qu‘elle 
voulait le défendre seule. 

La France n’est pas responsable de tout ce qui arrive 4 !''Italie, 
parce que I’Italie n’a pas cessé de se conduire en sens contraire de 
nos traités, de nos avis, de nos réserves et de nos protestations. 

Si le pouvoir temporel tombe, tient-on toute préte, 1magine-t-on 
une autre forme de l’indépendance du Saint-Siége? Non, aucune. 

Si lunité italienne échoue, concoit-on d'autres formes de l’indé- 
pendance de I'Italie? Oui, la fédération par exemple, 

Si Rome est enlevée au pape, que lui reste-t-il? Rien. 

Si Rome est refusée au roi Victor-Emmanuel, que lui reste-t-il? Un 
royaume double ou triple de celui qu’il a regu de son pére, un des 
plus beaux royaumes de la terre? 

Si Rome n’est plus la capitale du monde catholique, tous les ca- 
tholiques sont affligés et blessés, et, de bonne foi, qu’y gagnent les 
habitants de Rome? 

Si Rome n’est pas la capitale de I'Italie, est-ce que Naples, Flo- 
rence, Turin, ne sont pas de magnifiques capitales, plus salubres, 
plus vastes, mieux défendables? Ce n’est pas la raison, ce n’est pas 
la nécessilé, c'est encore moins la justice, qui pousse I'Italie 4 Rome; 
c'est une idée fixe, une passion, et je ne sais quelle envie d'une ré- 
volution qui enfante des chiméres. Quoi! on croit tout simple que 
le pape renonce & Rome qu'il posséde du droit le plus sacré, et l'on 


840 GARIBALDI. 


dit impossible que Victor-Emmanuel renonce a une ville qu'il n‘a 
jamais possédée! 

Que l’on consulte donc les antécédents ou Jes conséquences, a part 
de plus hautes raisons, tout incline a préférer ie IX 4 Victor-Em- 
manuel prey mel bt éfa fare aldi. ~ fou bj ited dgnc, dit-on, 
qu’un sou hous gans un appui ¢ ranger? Et 
qu’est-ce donc qu'un souverain qui laisse un général régner impu- 
nément sur une partie de son pouple i-Le trdne de Victor-Emmanuel 
n'est pas plus solide a l'heure qu'il est que celui de Pie IX; il s‘agit 
de savoir de quel gitg.est Ja justice. 1, oe 1 

La question ramenée 4 ses vérifables termes, tout nous rassure, 0u 
plutdt nous sommes rassurés méme en considérant ce qui peut arri- 
ver de plus mal... ...- ote gt aw 

Supposons que Garibaldi triomphe, ou bien que les instances du 
Piémont et de l’Angleterre réussissenta obtenir un délai fixe 4 l’occu- 
pation frangaise: ce jour arrive, la France quitte Rome, le Piémont y 
entre, le Saint-Pére descend les marches du Vatican et prend le che- 
min de l’exil. Vous appelez cela en finir ! Tout commence au contraire, 
tous les embarras que lexistance du pouvoir temporel a conjurés de- 
puis tant de siécles naissent et se compliquent, la responsabilité s'ap- 
pesantit sur les vainqueurs, l’infortune sur les innocents; ce sont les 
succés qui sont finis, les retours assurés de la justice commencent, 
et l'on peut affirmer que le plus grand malheur p’est.pas gelui de VE 
glise, 4 qui ces, épreuves ne sont ni, nowvelles.ni,wortelles. .. ., - 

Ces suprémes éprauves.cerpat épargnées, nous voulons le croire, a 
la vieillesse de:notre Pontite: Salisfaire 1 Keglive, ce i’ est pas nuire a 
I'ltatie : ellé est moins menacee dans’ Soni avenii: par le pouvoir | tem- 
porel de Pie IX, que par le pouvpir révolulionnaire de Garibaldi Ce 
que nous né;taléreyions pas. en France,| wous.ine |’aidenons' pas en 
Italie. Mais, encore une: fois, ‘a¢corderons-nous a la diplomatie. qui 
implore ce que nous refusons 4 la violence qui menacd’? Ce serait la 
méme “chose, ce serait toujours terminer. la ataille de Solferino 
par la dette du Pape: Elle’ nja|pas été gagnée pour cela. 

Soe Nog ett fe fe ce oh ob nT fa aeear ' 
Se wewat bath sa owed Cotte oa 
ry. oa Ws rr eet gh wy ail 


1 : ve 4 sty 
yer, lf ry abaty oe eS wit aU bofoertos 


Lian desiGérants : CHABLES DOONIOR 1 “>. * maria yy 
Ten ONT MORATOS iA oettige ob ba ok. or | a | 
’ ee woes bob tat’ 4 tts: 

oO AO Jao watts oad ’ _ 


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eee 


PARIS. a ‘RIL. SION BACON ET COMP., ROM LORNA; 15 


TABLE ANALYTIQUE 


BT aLPHABETIQUE 


DU TOME CINQUANTE-SIXIEME 


(vinerriwe DE La NOovELLE sfaix “) 


Nota— Les noms en capitales grasses sont ceux des collaborateurs du Recueil dont les travaux ont paru 
dans ce volume ; les autres, ceux des auteurs ou des objets dont i] est question dans Ics articles. 


Asréviations : —C, R., compte rendu; Art., article. 


Apniqur. Les derniéres découvertes dans 
rAfrique centrale. Art. de M. Lucien 
Dubois. 5. — Voyages et découvertes 
dans ' Afrique septentrionale et cen- 
trale, pendant les années 1849 a 1855, 
par le docteur Henry Barth, traduit de 
Yallemand parfM.!Paul Ithier. 5. 

Age (I') dor, poésie, par M. V. de Laprade. 
524. 


Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, 
par Philostrate, et ses lettres, ouvrages 
traduits du grec, par M. Chassang. C. R. 
381. 

Arc (Jeanng p'). La fate de Jeanne d’Arca 
Orléans. Art. de M. F. Lenormant. 167. 
— Panégyrique de Jeanne @ Arc, pro- 
noncé 4 Orléans par M. labbé Henri 
Perreyve. C. R. 387. 

Art () chrétien en Flandre, par M. Vabbé 
C. Dehaisne. 1™ partie: peintere. Art. 
de M. V. Fournel. 362. 

Assauzy (0. d’). 817. V. Chevaliers. 

Aupicansg. 425. V. Populations. 


Aurran (Joseph). 569. V. Poéme. 

Banta (le docteur Henry). 5. V. Afrique. 

BARTHELEMY (Anatole de). jHistoire de 
France, par M. Emile Keller. C. R. 191. 


“Bamug (I'abbé). 894. V. Prudence. 


Beetuoven. Notices sur Beethoven, par 
MM. Ries et Wegeler, traduit de lalle- 
mand par M. A. F. Legentil. C. R. 607. 

Béxin. 635 et suiv. V. Servie. 

Béranger et Lamennais, correspondance, 
entretiens, souvenirs, par M. N. Peyrat. 
C. R. 389. 

Besson (I'abbé). 378. V. Busson. 

Braze pe Bory. 814. V. Chazot. 

Bornov (le). 5. 

Bossusr. GEuvres complétes, purgées des 
interpolations et rendues @ leur inté- 
grité @aprés les manuserits, par M. F. 
Lachat. Art. de M. Foisset. 255. 

BOURBON DEL MONTE (marquis de) 
Joseph Montanelli. 689. 

BOURBOULON (G. de). Lethéatre elles re- 
présentations dramatiques en Chine. 69. 


* Cette teble et la suivante doivent se joindre au numéro d'acdt 1862. 


Sour 1863, 


o4 


842 


BOURGE (Gaston de). Les caractéres ou 
les moeurs de ce siécle. C. R. 194. 

Bruyére (la). 194. V. Caractéres. 

Budgets (les) de 1862 et de 41863, par 
M. Henry Moreau. 217. 

Bunar. 425. V. Etat. * | 

Busson (vie de V'abbé), par M. Vdbbé Bes- 
son. C.R. 378. . 

Caractéres (les) ou les maeurs de ce siécle, 
par la Bruyére. C. R. 194. ' 

Caciizr (F. du). 425. V. Histoire. 

Cuassanc. 381. V. Apollonius. 

Chazot \(le chevalier de), mémotres du 
temps de Frédéric le Grand, par M. Blaze 
de Bury. C. R. 814. . 

Chevaliers-poétes (les) de 0 Allemagne, par 
M. Octave d’Assailly. C. R. 817. 

Cuing. Le thédtre et les représentations 
dramatiques en Chine. Art. de M. de 
Bourboulon. 69. 

Classes (les) laborteuses, par M. Al. Com- 
pagnon. 425. C. R. 
COCHIN (Augustin). Rome, les martyrs du 
Japon et les évéques du dix-neyviéme 
siécle. 408. — De la condition des ou- 
vriers francais. 425. — Garibaldi. 832. 

Compacyon (Al.). 425. V. Classes... 

Complices (les), nouvelle par’ M. Claude 
Vignon. 4” partie. $93, 2° partie. 742. 

Contes et poémes, par Kxneat Gervais. C. 
k. 826. ,; ‘. ot 

Contradictions politiqges, par M. Randot. 
730. Hye 

Coppet et Weimay. Madame de Staél et la. 
grande-dechesse Louise, par l'auteur| 
des Souvenirs de madame Récamier. | 
C. R. 599. . 4 

Cornélie, per M. Charles Gouraud. (, R. 
823. ty ML trea tng 

Cocssemaxer (de). 810. V. Drames.,, 

DgHyAISNES (V'abbé). 368... Ar uw, ne 

Devocue (Maximin). 488. ¥. Nationalités. 

DOUMAIRE (P.). Revue de J'aunée. C. B. | 
201. Hegel etSchopenhauer.C. 8.203. 
Le poéme des beaux jours, C.R. 369, — 
Essais historiques et littéraires, C. R. 
371. — Histoire de ie Terrenx. .C, R. 
375. — Vie .decPabbé Busson. 6. R. 
378. — Apollonius de Tyate. C. R. — 
— L’Enchanteur Meslin. €. BR. 584. — 
Panégyrique de Jeanne d’Arc. 387. — 
Béranger et Lamennais. 389. — Notices 
sur Beethoven. C. R. 607. — La litté- 
rature indépendante et les écrivains ou- 


TABLE ANALYTIQUE 


bliés. C. R. 640. — (uvres choisies de 
Tchadaief. C. R. 643. — Origines litte 
raires de la France. C. R. 807. — Dra- 
mes liturgiques du moyen age. C. R. 
810. — Le chevalier de Chazot. C. R. 
814. — Les chevaliers—poétes de l’Alle- 
dmagne. €.- A. 817. — Paraphrase de 
l'Evangile selon saint Jean. C. R. 820. 
— Etude sur Prudence. C. R. 894. — 
. Cornélie, C. R. 823. — Contes et poémes. 
C. R. 826. 
Drames liturgiques du moyen dge, par 
M. de Coussemaker. C. R. 810. 
DUB (Lucien). Les derniéres décou- 
vertes de l’Afrique centrale. 5. 
Dusois pg Sauicry. 344.¥. Mexique 
Duitné pe Saint-Prover (I'abbé). 201. V 
Revue. 
Enseignement (la liberté de) au sénat. 


Enseignement (le cours d’) supérieur au 
petit séminaire d'Orléans, 804. 
Eschyle (les Perses d’). Art. de M. Frangois 
‘Lenormant. 167. no 
"Essais historijwes' et littéraires, par M. L. 
Vitet. C. R. 371. 
Etat de Cindustrie houillére, par M. Burat. 
C.R. 425. 
Etudes sur le régime des manufactures, 
= la soie, + le éotom, par Mi. Louis 
Reybaud. 425. . 4 
Evangile. V. Paraphrase. 
Kvénemenrs (ues) pu wots, —~ Jutn. Le bud- 
get de 1863. — Discours de MM. A. 
Lemercier, E. Picard, Magne. — La 
' situation financiére. — Rapport de 
M., Alfred Leroux. — M. Granier de Cas- 
sagnac et M. B, Olivier. — M..Blichon, 
les élections et les préfets. +1: La Société 
’ de Saint-Vineent de Paul et la Société 
du Prince-Impérial. — La Franc-Ma- 
connerie et ses deux grands maitres. — 
. Lesvolentaires porttificaux et la circulaire 
. de M. de Persigny. — Le Mexique. 395. 
<~ Judjlat. Reconnaissance du royaume 
d’Italie par la Russfe et par la Prusse. — 
La brochure deM. de Tebthatchef, — Ga- 
ribaidi, — La séance annwelle de l’Aca- 
démie francaise. — Rapports de M. Vil. 
lemain etdeM. le comte de Montalembert. 
— Le Constitutionnel, M. Sainte-Beuve 
et la princesse Mathilde. — Mort de M. le 
duc Pasquier. — M. de Morny eréé duc. 
— Un mot de Royer-Collard. — Extrait 


DU TOME CINQUANTE-SIXIEME. 


des qeuvres de Napoléon Ill. — L’ou- 
vraga de M. Batbie. — Assassinats 
politiques. — Discours de M. l'abbé 
Mermillod sur l’Irlande.— Affaires d‘A- 
mérique, par M. L. de Gaillard. '617 — 
Aoét, La France et le Constituttonnel, 
M. de la Guéronniére et M. Paulin Li- 
mayrac. — Les Etats-Pnis, —N. Seward. 
- s~ Le XX° Volume de I'Histoire du con- 
sulat et de Pémpire de’ M. Thiers. ‘829. 


Fas-Wesr. Six mois dans Je Far-West, par 


M. le baron de Wogan. 2° article. 132. 
3™* article. 490. 

Finances (les) de fa France, , par “Hebry 
Moreau. 4”° artjde. 41. 

FOISSET (Th.). La nouvelle édition des 
qeuvres de Bossuet. 255. — Mémoires 


pour servjr 4 histoire de mon temps, 


par M. Guizot. Tome V. 593. = 
Foucner. pe Capri (te comte}, V. Hegel... 
Fouiax (les). Peuplade africaing. 26, 
Fousp. 217 et suiy. Y. Finances, 
FOURNEL (Victor). Jésus ay milieu des 

Docteurs. 177. — L’art .chrétien .en 

Flandre. 562. — 610. V. Littérature. «' 


France, Les finances de la France. .44..— 


._ La liberté de lenseignement. au, sénat. 

. 185.— Les budgets de 1862 et de 1883. : 
217. — De la condition des ouvriers 
‘francais. 425. oat 

GAILLARD (Léopold de). ‘Rome at Naples 
au mois de mai 1862. 205. — Les évé- 
nements du mois (ain). 393. —. vu 
let). 617, 

GALITZIN (le prince Augustin), Une re-, 


ligieuse russe, 793. 
Gampatpi. Art. de M,.Aug. Cochin. 839... 


Gervais (Ernest). 896, ye Contes. i i 


Gopagp (l'abbé Léon). 784. V..Principes. 

Govravp (Charles). 82, V., Cornclie. ro! 

Guuor. 593... Mémoires. 

Goy-Parin. 660. F. Moliére. . 

Hegel et Schopenhauer ; études sunlaghte 
losophie allemande moderne, par M. le: 
comte Foucher de Careil. C.R,, 203. 

Héléne et Suzanne, nouyelle, par ;M. X. 
vermicr. am* partie, 100, — 57° partie. 

f | 

Histoire de France, par.M. Emile Keller. 

. G. Be Add. : , 

Histoire das classes laboricuses en France, 

: par MB. da Cellier. 425. ¢. R. 

Hsstoire.des classes ouvricres en France, 

. par M. Levassear. 425. C. A. 


845 
Huco (Victor), 527. — 701. V. Miséra- 
bles. 


Industrie (de r’) moderne, par M, Verdeil. 
425. C. R. 

Incres. 177. V. Jésus. 

Imtanok. Etudes sur l'Frlande contempo- 
raine, par le P. Ad, Perraud. C. R. 
200. 


_ Trsuig. Rome et Naples au mois de mai 


186%, 203. — Rome, les martyrs du 
Japon et les éyéques du dix-neuviéme 
siécle. 408. — Les projets de conféde- 
ration italienne de 1847 a 1849, par 
M. le baron de Reymont. 473. — Joseph 
Montanelli. 689. — Garibaldi. 832. 

Trae (Paul). b. V. Afrique. 

Jésys au milieu des docteurs, tableau de 
M, Ingres, art, de M. V. Fourgel. 177. 

loans. 341. V, Mexiqua,. 

Kano. 5, 


| “Ketupr (Emile). 494. V. Histoire de France 


Kousapva. §.- 

Lacuat (T.). 255..¥, Bossuat.. 
LAME-¥LEURY. Du principe des nationa- 
. lités. €. R188. 

Lawennais. 389. Vi, Béranger’ 

Maemane (Vi (¥ictor de). Vege d'or, poésie. 


Lecentin (F. A.). "607. y. Beethoven. 

LENORMANT (Francois). Les Perses d'Es- 
chyle, et la fete de Jeanne d’Arc a Or- 
léans, 167, -~ La’ question’ mexicaine. 

. Sh. — La Servie, son indépendance, 

_ 808 droits et les. derniers événements. 
633.. ; 

Lancox, 94 Teh auiv. V; Finances. 

Levasseur. 425. V. Histoire. des classes oue 
vriéres. 

LEYMARIE (Madame Clemence). Coppet 
_ et Weimar. O. BR. 999, 


: : Literature Ya) indépendante ek les écri- 


, vains oublids, essais decpitique et d éru- 
difion sur le dix-septiémé sigcle, par 
M. Victor Fournel. C. R. 640, 

Maacaiius (le tomte de), '820. ¥. Para~ 
phrase. 

MARMIER (Xavier). Hélane et Suzanne, 

" nouvellé. 4° partie. 100. -5™ et dem 
niére partie. 274, | 

Mauvittam (le docteur). 660. ¥. Moliére. 


Mémoires pour servir a Uhastoire de mor 


temps, par M. Guizot. Tome V. C. R. 
593. 


Merlin (enchanteur), Myrdhinn, son his- 


844 


TABLE ANALYTIOQUE 


toire, ses wuvres et son influence, par | Pots. L’age d'or, églogue par M. V. de 


M. le vicomte Hersart de la Villemarqué. 
C. R. 384. 

METZ-NOBLAT (A. de). Shakspearé, ses 
ceuvres et ses critiques. C, R. 197. ' 
Mexicur. La question mexicaine. Art. de 

M. Francois Lenormant. 34%. 

Mézréres (Alfred). 197. V. Shakspeare. ' 

Miottis (Mgr de). L’évéque de Digne én 
4815. Art. de M. Ch. de Ribbé. 309. | 

Mitosca. 633 et suiv. V. Servie. = 

Mirawon (Miguel). 341. V. Motiére. ° 

Misérables (les), par M. V. Hugo. Art. dé 
M. le comte de Pentmartin. 1% partie. 
527. — 2™° partie. 704.: =! 

Moxanp (Louis). 807. V. Origines: «. 

Moziire et les médecins. Art. de. M. Maw 
rice Raynaud. 660. __ 

Monrang.ui (Joseph). Art. de M. le marquis 
de Bourbon del Monte. 689. 

MOREAU (Henry). Les finances de la 
France. 4™* partie. 44. — Les budgets 
de 1862 et de 1863. 217. 

Montmen-Tennavx. 575. V. Terreur. 

Naples. 205. Y. Rome. 

Narot (Mgr). 785. V. Principes. 

Nationalités (du principe des), par M. Ma- 
ximin Deloche. C. R. 189. 

Nicgr (le). 5. 

Origines littéraires de la France, par 
Louis Moland. €. R. 807. 

Ouvriére (U'), par Jules Somon. 425. 

Ovvriens. De la condition des ouvriers 
frangais d’aprés les derniers travaux, 
art. de M. Augustin Cochin. 425. 

Ouvriers (les) des deux mondes, par M. Le- 
play. C. R. 425. 

Overwec. 5. V. Afrique. 

Pacneco. 344. V. Mexique. ° 

Paraphrase de U Evangile selon saint Jean 
par Nonnos de Panopolis, rétablie, cor~ 
rigée et traduite pour la premidre fois 
en francais par M. le comte de Marcel- 
lus. C. R. 820. 

Pentecdte (la) de 1862. Poésie par M. Re- 
boul. 337. 

Paraavn (le R. P. Ad.). 200. V. Irlande. 

PERREYVE (I'abbé Henri). Etudes sur 
l'Irlande contemporaine. C. R. 200. — 
387. V. Arc. 

Perrat (Napoléon). 389. V. Béranger. 

Pray (le). 425. V. Ouvriers. 

Poéme (le) des beaux jours, par M. Joseph 
Autran. C. R. 369. 


Laprade. 5324. — La Pentecéte de 1862, 
par M. Jean Reboul. 337. - 

Poirriqve. Les finances de‘ la France. 44. 
— La tiberté de Pénseignement au sé- 
nat. 183. — Rome et Naples. 205. — 

‘Les budgets de 1862 et dé4863. 217. — 
La question mexicaine. $44. — Les pro- 
jets de confédération italienne de 1847 
& 1849. 473. — La Servie. 6335. — 
€ontrddictions politiques. 734. — Les 
principes de 1789. 784. — Garibaldi. 

PONTMARTIN (le comte A. de). Les Mi- 
- serables de M..¥. Hugo. is art. 527. 

“ieee 3 art. FOU : 

Populations (les) ouvriéres de la France, 
par M. Audiganne. C. R: 425. 

Prin (le général). 344. 

Principes (les) de 1789. Discours lu 4 
l'Académie pontificale de la religion ca- 
tholique le 42 juin 1862, par Mgr Nardi, 
auditeur de rote. Traduit par M. l’abbé 
Léon Godard. C. R. 784. 

Prudence (étude sur), par M. Y’abbé Bayle. 
C.R. 824. 

RAUDOT. Contradictions politiques. 750. 

RAYNAUD (Maurice). Moliére et les méde- 
cins. 660. 

REBOUL (Jean). La Pentecbdte de 1862. 
Poésie. 337. 


{- Religieuse {ume} masse, par M. le prince 


Augustin Galitzin. 793. 

REUMONT (le baron de). Les projets de 
confédération italienne de 1847 4 1849. 
473. 

Revue de l'année, publiée sous la direc- 
tion de M. l'abbé Duilhé de Saint-Projet. 
-C. R. 204. 

Rersaup (Louis). 425. V. Etudes. 

RIBBE (Charles de). L’évéque de Digne en 
4815. Mgr. de Miollis. 309. 

Ricnanpson. 5. V. Afrique. 

Riss. 607. V. Beethoven. 

Roman. Héléne et Suzanne, par M. Xavier 

. Marmier. 4™ partie. 108. — 5"* partie. 
274. — Les complices, par M. Claude 
Vignon. 1" partie. 553. — 2™* partie 
742. 

Rome. Rome et Naples au mois de mai 
4862, par M. Léopold de Gaillard. 205. 
—_— Rome, les martyrs du Japon et les 
évéques du dix-neuviéme siécle, per 
M. Augustin Cochin. 408. — Les projet 











DU TOME CINQUANTE-SIXIEME. 845 


de confédération italienne de 1847 a 
1849. 473. — Garibaldi. 852. 

Scnopennaver. 203. V. Hegel. 

Seavie. La Servie, son indépendance, ses 
droits et les derniers événements, par 
M. Frangois Lenormant. 633. 

Shakspeare, seg ceuures ef ses critiq 
par M. Alfred Mézidres. C. R. 197. 

Snaow (Jules). 425. V. Ouwrigres. 

Soupax (le). 5. 

Tcnapaigry. OBuvres choise. CQ, R, G13. 

Tempocrov. .5. 

Terreur (Histoire de la), par M. Mortimer- 
Ternaux. C.R. 375. © wmibraam 40g 

Théatre (le) et tes représtintations drama- 
tiques en Chine, par M. G. de Bourbou- 
lon. 89. 

Tsan (lelac). 49. ©: , 


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Fit DE LA TABLE AMALITIQUR DU TOME ‘CINQUANTEO-GrxRheR. 


Tsgany-Gzoncgs. 635 et suiv. V. Servie. 

Vuna-Cauz (la). 541. 

Verve. 425. V. Industrie. 

VIGNON (Claude). Les complices, now- 
velle. 1° partie. 553. — 2™* partie. 

742, 

VitLemangué (le vicomte Hersart de la). 384 
V. Merlin. . 

Verert (L..). 371. V. Essais. 

Vovacns. Les demmiéres découvertes dans 
Afrique centrale. 5. — Six mois dans 
le Far-West. 432. —~ 494. 

Weceten. 607. V. Beethoven. 

WOGAN '(le. baron de). Six mois dans le 
Fart-West. a" partie. 432. — 3™ par- 
tie. 494... . 

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TABLE 


DU TOME: VINGTIEME DE LA NOUVELLE SERIE 


fenqvunee-ersibe DE DA @ORLWCESON.} 


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MAI 1862. 


‘Les derniéres décoyvertes dans P Afrique centrale, pa M. Lucun Dupo. . . 
1 &'s finances de la France (quatriéme article), par V. Henny Mopaar (es eee 
Le thédtre en Chine, par M. G. de Boprmouton. . . . sp ewe 
_ Héléne et Suzanne, nouvelle (Suite), par M. ‘X. Manuren. eae 
_Six mois dans le Far-West (Seconde partie), par ML, le baron pz Woon, . aa 
Méiances. — Les Perses d’Bechyle et la fete de Jeanne d'Arc, par M. Francois 
taro a ee ee 
M. Ingres : Jésus au ‘tailiew desidecteurs, par M: Vierox Founne.. 
. La liberté de Penseignement wu Sonat, rn 
BrBtiocRAPHIE : ve ’ " 
Du principe des Nationalités, de M. Maximin Deloche, par M. Lané-Frecry. 
Histoire de France, de M. Keller, par M. A. pg Bantaéuemy. ... . . 
Les Caractéres de la Bruyére, édition de M. ‘Destailfeur, par M.G. ve Bounce. 
Shakspeare, ses Euvres et ses Critiques, de M.  Mézieres, par M. pe Merz-No- 


Hegel et Schopenhauer, de M. Foucher de Careil, par MH. P. Dounarar. 
Rome et Naples dtu mois de mai 1862, par M. Léopoup DE Carian. oe 


JUIN. td ms 


Les budgets de 1862 et de 1863, par M. Hawny Montav. . ...9.:.  w - 
ka nouvelle édition de Bossuet, par M. Powser. . 2. 6 0 et ee 


Héléne et Suzanne, nouvelle (Fin), par M. X. Mammen, . 2... .. . 
L’évéque de Digne en 1815. — Mgr de Miollis, — par M. Caantes pe Risa . 
L’Age d'Or (Poésie), par M. V. pe Laprape, de I’Acad. frangaise. se ee . 
La Pentecdte de 1862 (Poésie), par M.J. Resour... .... a 
La question mexicaine, par M.Francows Lenonmanp. . 2... 2 2 ee 


Métaxces. — L'Art chrétien en Flandre, par M. VretonFournat. .... . . 


8458 TABLE DES MATIERES. 


Revug carnque. — Le poéme des beaux jours, de M.J.Autran. ...... 369 
Essais historiques et littéraires, de M. Vitet. .........2.. 374 
Histoire de la Terreur, de M. Mortimer-Ternaux. . .....2.2.. 375 
Vie de M. Busson, de M. l’abbé Besson. . . . . ... oe cee es 398 
Apollonius de Tyane, traduction de M. Chassang. . .....-.. 581 
Merlin Yenchanteur, de M. de la Villemarqué. . ..... 0+ 2 e S84 


Panégyrique de Jeanne d’Arc, de M. Pabbé Perreyve........ 387 
Béranger et Lamennais, de M. Peyrat, par M. P. Dooname. . .... 389 


Les Evénements du mois, par M. Léorotp px Gamuanp. . . 2... 2 ee 393 
Rome, les martyrs du Japon et les évéques du XIX* ede, par. M. Avcusrms Co- 
CHIN, 2. + 2 eee a rr . (pe ee ee 408 
JUILLET. 


De la condition des ouvriers francais, par M. Aveustm Cocam. . . 495 
Les projets de confédération italienne de 1847 & 1849, par M. A. px Reononr, 

de l’Académie de Berlin. . 2. 2 2 2 wwe ee ee ewe er we eww 473 

Six mois dans le Far- West (Troisiéme partie), par M. lebaron oz Wocan. . . 494 

Les Misérables, de M. Victor Hugo, par M. A. ne Powrmantm. » . 2... 597 

Les Complices (Nouvelle), par M. Cuaupe Vicnon. . . . . . 

Métances. — Mémoires de M. Guizot (Cinquiéme volume), par M. A. Fouser. . 3593 
Coppet et Weimar : Madame de Staél et la grande-duchesse Louise, par 

Mm Cuémence Lavwmahizg. . 2. 1 6 1 wee ee we et tw ws » 399 

Revoz caitique. — Notice sur Beethoven, trad. "de M. A. F. Legentil. . . . 607 
La littérature indépendante et les écrivains oubliés au XVII° siecle, de 


' M. Viceron Founng,. . 2. 1. 1 2 1 ew ee ee 610 
Guvres choisies de Pierre Tchadaieff (publiées par le P. ‘again, par 
’ M. P. Doumame. . 2 2 2 2 2 es woe wenn , - - 643 
Les Evénements du mois par M. Léoponp ne Gauuany. 2. 2... 1 ee 617 
. _ AOUT. 
La Servie. — Derniers événements, par M. Faanoois Laxowpanp. . . . ... . 633 
Moliére.et les médecins, par M. Maurice Reymaup. . . 2. 6 22 se ee - 660 
Joseph Montanelli, par M. le marquis Bounson peu Mowrs. eo. eee ~ 688 
Les Misérables, de M. Victor Hugo (Fin), par M. A. pg Ponrmanrin wee eee 701 
Contradictions politiques, par M. Raupot, ancien représentant. ..... . 730 
Les Complices. — Nouvelle (Fin), par M. Cuaupe Viewon. . . . 1... o « - 742 
Les principes de 89. . 2 2 2 2 1 we we et te oe ee o 788 
Méances. — Une religieuse russe, par M. le prince Auc. Gaurmzm. . . . . . 793 
Le cours d'études supérieures au séminaire d'Orléans. . .'. . . $04 
Revue carriqur. — Les origines littéraires de la France, de M. L. Moland. 807 
Les drames liturgiques du moyen age, de M. de Coussemaker. . 810 
Le Chevalier de Chazot, Mémoires du temps de Frédéric le Grand, ‘de 
M. Blaze de Bury. . . 2... 2-2 eee eee eee 8ié 


Paraphrase del’Evangile selon saint Jean, par Nonnosde Panopolis, tra- 
duite pour la premiére fois du grec, par le comte de Marcellus. . . 830 
Les Chevaliers-poétes de l’Allemagne, de M. Octave d’Assailly. . . . 817 
. Etude sur Prudence, de M. YabbéBayle. . 2... ....-208. 821 
Curnélie, de M. Ch. Gouraud. . . 2... 2. ee ee eee eae 823 
; Contes et Poémes, de M. Ernest Gervais, par M. P. Doouarae. ose. 826 — 
Les Evénements du mois... ....... cee www ee ee ee 829 
Garibaldi, par M. AvcusrsCocmm. . . . . . eee ee ww ee ee eo = 852 





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